Le dernier état d’anéantissement de la
vie intérieure est pour l’ordinaire
précédé d’une paix et
d’un repos de l’âme dans son fond, qui
peu à peu se perd et s’anéantit, allant
toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il
ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en elle. Au
contraire elle reste et demeure
dans une grande nudité et pauvreté
intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne
sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu,
c’est-à-dire des témoignages sensibles
de Sa présence et de Ses divines opérations, et
ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant
dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très
simple, et jouit d’une très grande
tranquillité et sérénité
d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu
comme un ciel serein.
Et dans cet état il ne paraît plus à
l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune
distinction ni différence entre le fond et les puissances,
tout étant réduit dans
l’unité, simplicité et
uniformité, et comme une chose sans distinction ni
différence aucune. D’où vient que
quelques uns appellent aussi cet état, état
d’unité et de simplicité. Mais dans la
dernière consommation de cet état, il ne
paraît plus dans l’âme ni
unité ni simplicité, tout cela étant
comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a
plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a
plus d’intérieur, n’étant
plus retirée, ramassée, recueillie et
concentrée au-dedans d’elle-même; mais
elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et
pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme
si elle était dans la nature et dans le vide.
D’où vient qu’elle ne sait si elle est
en Dieu ou en sa nature.
Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide
réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de
Lui-même, mais d’une manière
très nue et très simple, et si simple que Sa
présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne
paraissant rien dans tout son intérieur
qu’une capacité très vaste et
très étendue.
Dans cet état, l’âme se trouve tellement
contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne
désire rien plus que ce qu’elle a, parce
qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et
possédée de lui dans son fond, quoique
d’une manière très simple et
très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut
souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si
elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte
de neige qui serait fondue dans la mer, de manière
qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec
Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni
sécheresses, ni aridités, ni goût, ni
sentiment, ni suavité, ni lumière, ni
ténèbres, et enfin ni consolation ni
désolation, mais une disposition très simple et
très égale.
Il est à remarquer que quand je dis qu’il
n’y a plus de lumière en cet état,
j’entends des lumières distinctes dans les
puissances. Car l’âme, étant en Dieu,
est dans la lumière essentielle, qui est Dieu
même, laquelle lumière est très nue,
très simple et très
pénétrante, et très
étendue, voyant et pénétrant toutes
choses à fond comme elles sont en elles-mêmes :
non d’une manière objective, mais d’une
manière où il semble que toute
l’âme voit, et par une lumière confuse,
générale, universelle et indistincte, comme si
elle était devenue un miroir où Dieu Se
représente et toutes choses en Lui.
L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans
une grande sérénité
d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif
dans les puissances, voyant, dis-je, tout d’un coup et
dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.
Cet état est appelé état
d’anéantissement premièrement parce que
toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts
des puissances sont anéantis, cessés et comme
évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues,
étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun
objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse
pas de se trouver souvent dépeinte de quelques
espèces qu’elle renvoie à ces autres
puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces
distractions sont si déliées, qu’elles
sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne
région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans
qu’on les puisse empêcher de voler.
Secondement cet état est aussi appelé
état d’anéantissement parce que toutes
les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont
cessées et comme évanouies. Et même
cette paix et ce repos sensible[s] qui restai[en]t en
l’âme après toutes les autres
opérations sensibles, tout cela, dis-je, est
anéanti. L’âme demeure nue et
dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de
sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état
toujours dans une grande égalité et dans une
disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de
l’oraison, dans une disposition intérieure
très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est
dans certains intervalles, mais rarement. D’où
vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne
font plus guère d’oraison parce qu’elles
ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je
viens de dire, toujours en même état, dans
l’oraison comme hors de l’oraison. Et comme
elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité
intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien
s’ennuyer dans l’oraison si le temps
était trop long. Mais il faut surmonter toutes les
difficultés et y donner un temps suffisant,
lorsqu’on est en état de le faire.
Il est à remarquer encore que, bien que ces
âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une
égale disposition intérieure,
c’est-à-dire toujours égales dans leur
fond et toujours dans cette disposition très nue et
très simple, il se passe néanmoins de temps en
temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs
sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois
émues et agitées par quelque sujet de peine.
Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de
demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une
paix nue, simple et solide.
Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et
le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de
peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et
la grâce de les porter en paix et tranquillité,
non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans
l’état précédent, mais en
leur donnant une force secrète et cachée pour
soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances,
peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces
âmes sont à Dieu, car si elles
n’étaient que dans la nature, elles
n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature
ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et
leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme
je viens de dire de demeurer durant quelque temps
dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les
soutient par une vertu et une force secrète en
nudité d’esprit et de foi, si bien
qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et
tranquillité d’esprit. Car quoique leurs
puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de
peine et que cela les émeut et agite, néanmoins
elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans
paix, c’est-à-dire dans une paix qui
n’est plus sensible, mais nue, simple et solide :
c’est comme un certain calme repos et tranquillité
de toute l’âme.
Enfin l’état et la constitution ordinaire[s] de
ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs
puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de
sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations,
écoulements, infusions, influences, goûts,
suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande
nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la
foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles
voient néanmoins toutes choses en Dieu et,
quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne
goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien
sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins
elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans
d’elles-mêmes.
Dans cet état ces âmes vivent toujours
à l’abandon et étant
abandonnées d’état et de
volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour
faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour
le temps et pour l’éternité; et bien
qu’elles ne soient plus en état d’en
faire des actes sensibles, elles ne laissent pas
d’être abandonnées, ne
désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni vie ni
mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni
à l’avenir, ni à salut ni à
perfection ni à sainteté, ni à paradis
ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce
qu’elles doivent faire et écrire dans les
occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela
à l’abandon. Et quand les occasions se
présentent d’écrire, de dire ou de
faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles
doivent dire et faire, et d’une manière plus
abondante, féconde et parfaite qu’elles
n’auraient jamais pu prévoir
d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.
Enfin dans cet état ces âmes jouissent
d’une grande liberté d’esprit, non
seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler
dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces
âmes parlent souvent sans réflexion et comme par
un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.
Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et
nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur
état, car Dieu qui est le principe de leurs
mouvements et actions, ne permet pas qu’elles
manquent à rien de leurs obligations.
[Cette lettre couvre les pages 290 à 294 de Jacques
Bertot, Directeur Mystique, Editions du Carmel, 2005].