On trouve l’écho de son exigeante tendresse envers
ses dirigés dans des lettres :
C'est le propre des bonnes
âmes, plus elles
approchent du soleil, de se perdre de vue et de s'anéantir
tellement qu'elles ne voient pas seulement leur ombre, car elles n'en
ont point du tout tant elles sont dans l'anéantissement et
bas
estime d'elles-mêmes [...] Interrogez votre pauvre
cœur
pour savoir ce qu'il désire, et quand vous trouverez que ce
n'est pas Dieu ou ce qui vous peut aider à vous
élever
à lui, recourez-y promptement, et vous remettez en Dieu
seul.
Cette remise de votre esprit en Dieu souvent pratiquée vous
apportera un grand profit, et abondance de fruits, et s'ils n'ont
été si grands depuis mon départ, ce
n'est pas
faute que je n'ai prié Dieu pour vous, et si vous ne vous
avancez, c'est que mes prières ne sont exaucées
pour
n'être assez ferventes, priez qu'elles le soient [...]
Frère Martial, capucin inutile, et en parfaite
santé
grâce à Dieu [1].
Le Traité très facile pour apprendre à
faire
l’oraison mentale commence par rectifier certaines
représentations :
La dévotion n'est pas un
sentiment comme
plusieurs se persuadent, mais c'est un acte de la volonté
par
lequel on se porte promptement au service de Dieu[2].
Le ministère de Martial lui permet de donner quelques
conseils
pour passer de la méditation au « silence de
l’esprit » qui est la marque de
l’entrée dans
l’oraison dite passive :
Il faut passer au travers des images,
objets,
distractions, et diverses pensées qui se
présenteront
à notre pauvre esprit pour détourner notre vue de
Dieu,
et demeurer fixes en ce simple regard tant qu'il nous sera possible,
sans pourtant nous forcer, ni violenter la tête ni l'estomac
; et
pour pratiquer ceci plus facilement, il faut jeter les yeux de l'esprit
sur la grandeur de Dieu, sur sa majesté, sur sa
bonté,
puissance, sagesse, et autres perfections ; mais
particulièrement sur son amour, duquel Il s'aime
Lui-même,
nous en réjouissant et L'en congratulant, en comprenant
telles
perfections seulement en bloc, et sans aucune spéculation ou
distinction, les admirant et contemplant simplement au plus
intérieur de notre âme ; puis en un instant il
faut
retomber sur notre néant au plus intime de notre
âme. Ce
regard doit être accompagné d'une grande
révérence, qui causera une douceur en notre
intérieur et un silence en notre esprit, dans lequel nous
devons
demeurer tant qu'il durera[3] .
Il conseille un « acte de foi » qui consiste
à « plonger » en Dieu :
Quand nous voyons donc la complaisance,
le chagrin
ou le dégoût survenir, soit en
l'opération intime,
soit en l'oraison, qui est son propre lieu, ou parmi les hantises et
actions du prochain, sans que nous nous amusions à combattre
tels fantômes, il faut, par un acte de foi, croire fermement
que
toutes ces tentations, distractions, dégoûts,
inquiétudes, efforts, perturbations, et bref tout ce que les
démons nous peuvent susciter, ne sont pas capables de faire
que
Dieu nous soit moins présent ni qu'il soit moins digne
d'être notre unique objet, ni empêcher que nous ne
prenions
en Lui en ce temps-là même notre très
parfait
contentement ; et si les distractions nous ont
possédé
quelque temps, en telle sorte que durant leur violence nous n'ayons eu
le loisir de recourir à l'anéantissement actif,
comme il
arrive souvent en l'oraison et en d'autres rencontres, nous nous devons
au moins pour lors abîmer, plonger et jeter en Dieu comme des
poissons dans l'eau, sitôt que nous nous apercevons du
péril auquel nous sommes. C'est pourquoi il faut toujours
nous
tenir sur le bord du lac…[4]
Il recourt à la comparaison traditionnelle illustrant le dur
chemin de transformation, qui sera reprise entre autres par madame
Guyon :
…et qu'il faut que nous nous
considérions comme le blé qui sert tant
à
l'entretien et à la nourriture des hommes, et qui ne peut
être bon à manger s'il n'a pas passé
par beaucoup
de métiers, parmi lesquels il semble qu'il doive
être
plutôt consommé et anéanti, que pouvoir
servir
à aucun usage ; car le jetant premièrement en
terre, qui
ne dirait qu'on le veut perdre en le faisant pourrir ? Le mettant puis
[188] après sous un fléau, l'écrasant
entre deux
meules, le jetant dans un four embrasé, qui ne dirait qu'il
est
entièrement perdu ? Et cependant c'est pour lors qu'il est
plus
propre pour nos usages [5].
L’in-action ou action divine en l’âme
assure une nouvelle naissance dans le silence de toutes nos puissances :
C'est là pareillement
l'exercice des
âmes avancées, qui sont tirés de Dieu
par un
mouvement particulier, ou par je ne sais quelle impuissance de ne
pouvoir faire autrement, ce qui arrive par un délaissement
intérieur qui les rend incapables d'une plus grande et plus
actuelle occupation d'esprit, ou par une disposition corporelle qui
leur donne le même empêchement ; et c'est
l'exercice de la
seule chose nécessaire que Notre Seigneur recommandait tant
à Marthe, et dont il louait si hautement Marie, qui
écoutait dans le plus intime et le plus [311] profond de son
cœur avec un profond silence ces divines paroles, au pied de
lesquelles était prosternée. Ainsi les
âmes
séraphiques n'ayant qu'une pensée, qu'une
volonté
et une action en l'objet de Dieu seul, si simplement, si nuement, si
paisiblement écouté, elles semblent
plutôt souffrir
la suave inaction de Dieu qu'agir d'elles-mêmes
[…] Ce
saint exercice nous a été enseigné de
Jésus
naissant aussi bien que de Jésus prêchant Marthe
et Marie
: naissant, parce qu'il naquit au temps de la minuit, que toutes choses
étaient en un très profond silence, comme dit le
Sage,
afin que cette sienne seconde naissance temporelle répondit
à l'éternelle, qui est grandement silencieuse ;
que la
troisième naissance qu'il prétend faire en nos
âmes, fût en quelque façon semblable aux
deux
susdites, par la pratique d'un silence universel de toutes nos
puissances, en l'objet de quoi que ce soit, excepté de Dieu
:
car autrement comme Dieu ne se manifesta pas à
Élie dans
le tourbillon ni dans la commotion, ni dans le feu, mais dans un doux
[314] respir d'un très agréable
zéphir…[6]
La garde du cœur est permanente, sans souci
d’accéder à quelque attribut distinct :
Une âme séraphique,
selon cet exercice,
depuis le lever du matin jusqu'au coucher du soir, ne fera donc autre
chose intérieurement, à quelque action qu'elle
vaque,
soit profane ou sainte, que de se recueillir toute en la simple vue de
Dieu seul ; à chaque [321] fois qu'elle y retourne, si elle
s'aperçoit en sortir par quelques distractions, elle y
rentre
aussi paisiblement et confidemment, comme si elle n'en eût
jamais
sorti, […][327] Se portant donc ainsi avec les ailes d'un
souvenir simple, et d'un amour pur vers Dieu leur unique objet, comme
si elles n'avaient que cela à faire et à voir,
elles y
découvrent tout ce qui se passe et
s'élève de
tumultueux en elles-mêmes, pour le calmer aussitôt,
ni plus
ni moins qu'en voyant dans un miroir les tâches et les
difformités de leur visage […] Cette voie de
l'âme
fait un bruit silencieux comme le murmure confus des eaux et le son de
Dieu sublime, parce que tout ce qu'elle voit par pensée et
qu'elle reçoit de l'amour de Dieu (qui sont les deux ailes
qui
l'élèvent) n'est rien de distinct par autre
attribut
particulier ; ainsi Dieu parlant de soi-même à
Moïse,
ne lui dit-il pas : « Je suis qui suis », sans dire
quel
qu'il était. C'est aussi le même langage de
l'Epouse
parlant de son Époux : « Mon Bien-aimé
est à
moi et moi à lui », sans spécifier quel
est le
Bien-aimé, ni quelle est la Bien-aimée,
pour donner
à entendre qu'il est tout son bien, toute sorte
[330] de
perfections…[7].
Les trois clous sont « conformité,
uniformité, et déiformité [8]
», non quelque
dévotion imaginative comme pouvait le faire croire le titre
de
l’œuvre dont nous indiquons dans la note
bibliographique
l’origine fortuite, mais une expérience bien
concrète d’une transformation vécue :
[195] Nous
expérimenterons en
nous-mêmes de si grands changements intérieurs et
extérieurs, que nous ne les croirions pas, si nous ne les
voyons de nos propres yeux, mais par des effets quasi inconcevables de
la sainte opération de l'Esprit de Dieu en nous, comme de
paix
sans plus d'inquiétudes…
On retrouve la fonte de la volonté en Dieu,
conformité qui donne la paix si recherchée :
Notre volonté
étant fondue par le feu
du divin amour, elle s'écoulera tout en Dieu, pour n'avoir
plus
et ne ressentir plus qu'un seul vouloir, semblable à celui
de
Dieu et par ce moyen plus divin ; que tous nos désirs et
souhaits seront accomplis, d'où nécessairement
s'ensuivra
la paix ; car le plus grand ennemi d'icelle, qui est notre propre
volonté, étant surmonté, et lui ayant
fait jeter
les armes par terre, toutes les guerres viendront à cesser,
tant
les inquiétudes d'esprit que les perturbations de
cœur,
causées [214] par les dérèglements de
la propre
volonté en soi...
Renoncez aussi à tous les
choix et
élections de vos raisons humaines et propre
jugement,
encore que très bonnes et très saintes, qui ne
font que
tyranniser votre pauvre cœur et le désunir de Dieu
: c'est
pourquoi anéantissez toutes les vues et lumières
de votre
esprit, encore que très justes et raisonnables, qui vous
troublent et inquiètent, et divisent votre cœur de
l'unité, pour vous rendre en tout [225] uniformes par la
lumière de la foi, afin de dissiper toutes les
multiplicités et de vous faire reposer non plus en votre
plaisir, mais seulement en celui de Dieu en l'état
où
vous êtes.
Puis l’abandon conduit à « voir toutes
choses en Dieu » en nous déiformant :
... Ne faisant quasi plus rien de
nous-mêmes,
comme si nous étions [253] dans l'impuissance, nous devons
voir
Dieu en toutes choses, ou plutôt toutes choses en Dieu
[…]
Cette fidèle pratique nous rendra toujours
déiformes,
c'est-à-dire qu'elle transformera nos actions humaines en
divines…
Ici notre conversion doit [317]
être ferme,
notre récollection stable, notre introversion continuelle,
notre
paix très grande, et notre tranquillité
très
simple pour ce que nous commençons à entrer dans
la
région déiforme, sur le haut de la montagne de
l'Esprit,
au lieu du calvaire, d'où elle ne doit plus rien respirer
que
l'air du Paradis , et aspirer, et soupirer de vivre dans la
pureté de l'Esprit, en paix et silence, au-dessus de tous
les
troubles et inquiétudes de la nature, et là aimer
Dieu
sans moyen.
Il affirme nettement la possibilité d’une union
divine en utilisant subtilement l’image classique du miroir :
L'union est toute spirituelle [...] lui
fait trouver
Dieu partout, même dans les plus grandes souffrances : avec
l'épouse, elle en jouit comme d'un beau lys entre les ronces
des
tribulations,
C'est la pratique de la
déiformité,
où Dieu par l'abondance de ses grâces, dissipe
tous les
empêchements et anéantit tous les milieux et
entre-deux de
l'union de notre esprit pour nous unir à Lui : car par cette
pratique, ne voulant rien, ne désirant rien, ayant tout
quitté, n'ayant plus nulle propriété,
notre
âme sera comme un très beau miroir, dans laquelle
se
pourra former l'image des vertus de Jésus-Christ
crucifié, et surtout de la charité. Or prenez
garde que
pour former l'image dans le miroir, il doit être
éloigné de l'objet pour la représenter
au vrai, et
voilà ce que l'âme fidèle fait par
l'anéantissement sous les pieds de toutes les
créatures ;
et c'est en ce temps que ce grand [465] Dieu par un amour de
bienveillance, forme en cette âme l'image de sa
toute-puissance,
de sa bonté et de son amour...
L’œuvre se termine par quelques conseils pratiques
et par un encouragement :
[626]... Servez-vous des vertus et
jamais ne servez les vertus...
Notes:
[1] P. Raoul de Sceaux, “Lettres
inédites…”, op. cit., Lettre 8.
[2] Traité facile…, « Traité
second de l’oraison mentale », Paris, Coignard,
1722, 68.
[3] Traité facile…, « Traité
sixième
de l’oraison mentale », Paris, Coignard, 1722,
176-177.
[4] Ibid., 183-184.
[5] Ibid., 187.
[6] Traité facile…, « Traité
onzième
de l’exercice du Silence”, Paris, Coignard, 1722,
310 sv.
[7] Ibid., 320 sv.
[8] Exercice des trois clous…, 641. - Les paginations sont
indiquées entre crochets pour les citations qui suivent
extraites du même exercice.
[9] Toutes les citations sont extraites de l’Exercice des
trois clous.