Maur s'appuie surtout sur la grâce :
Mon fils, je connais dans
votre
disposition
intérieure que, par la miséricorde de Dieu et par
sa
grâce, vous vous êtes purifié des
attaches des sens
et du trouble de vos passions, et que votre âme, revenue
à
soi, après avoir été longtemps
égarée dans les régions du
péché,
est en état de se pouvoir donner librement toute
à Dieu,
sans laisser aucune part dans ses affections, ni à
soi-même ni à aucune autre créature. Ce
qui vous
reste pour achever ne doit pas tant tenir de votre industrie propre ni
de vos efforts que de la conduite de la grâce, qui fait
presque
tout l’ouvrage de notre sanctification. La grande
difficulté qui se rencontre ici est de se savoir si bien
accommoder à cette grâce qu’elle nous
trouve
toujours disposés à recevoir ses mouvements et
à
les recevoir de la manière qu’elle les donnera ;
il faut
s’arrêter avec elle et cheminer quand elle vous y
pousse,
prendre ses ombres comme ses lumières : Sicut tenebrae eius
ita
et lumen eius[1], être pleins quand elle veut et vides quand
il
lui plaît. Il faut être pauvres et riches,
élevés et abattus ainsi qu’elle le
voudra, et enfin
se résoudre à ne désirer rien par
avance et
à ne recevoir à chaque moment que ce que Dieu
opère en nous, et ne voir ni vouloir autre chose que ce qui
est
et se passe, tant en nous-mêmes qu’au-dehors.
La pratique de tout ceci est
beaucoup plus
difficile qu’on ne peut se l’imaginer en le lisant
sur ce
papier. Car il faut tellement s’abandonner à la
conduite
de Dieu que l’on n’y mette plus rien de soi
activement et
qu’on n’y mêle rien de son industrie : il
est
seulement nécessaire de se donner tout à la suite
de Ses
[45 du ms.] opérations, qui nous préviennent et
nous
attirent et emportent amoureusement avec elles si nous nous laissons
seulement aller et ne lui portons pas de résistance. De
sorte
que, dans cet état, quoique nous ne soyons que passifs aux
mouvements divins, il faut être actifs en ce que ces
sacrés mouvements remplissent nos puissances : elles sont
excitées à tendre avec eux vers l’objet
auquel
elles nous conduisent. Dieu, donc, voulant être le seul
auteur,
le principe et la fin de notre sanctification, met en nous tout ce qui
fait et qui forme l’état de Sa
sainteté, et la
créature n’a rien en elle-même ni
d’elle-même qui puisse atteindre au moindre
degré
d’être et de vie surnaturelle, quelque excellence
naturelle
qu’elle puisse avoir. Et comme la sainteté est une
participation de la nature divine, il n’y a que Dieu seul qui
la
puisse donner, et personne ne peut L’obliger à le
faire
que comme il Lui plaît et autant qu’Il veut.
Après des combats et purifications...
Après les avoir
élevés bien
haut et les avoir fait goûter les délices de Sa
divine
présence, Il les fait revenir au plus bas étage
de la
nature pour la purger encore davantage et la rendre capable
d’être plus profondément
pénétrée par la grâce et de
recevoir par
conséquent un être plus parfait et qui la fasse
davantage
approcher de Dieu. Et dans ces retours de bassesse il semble que la
nature, qui ne semblait plus avoir de vigueur, veuille reprendre de
nouvelles forces pour se remettre en son premier état. Elle
[49]
remue tout ce qui peut contribuer à ses desseins, elle
émeut les sens, elle excite les passions, elle rappelle ses
propres intérêts, elle souffle les
étincelles de la
propre volonté ; et le propre jugement vient au secours pour
lui
persuader que ce qui s’est passé en elle jusques
à
maintenant n’ont été que des illusions
de sa
fantaisie ; et enfin toute cette milice du péché
s’étant soulevée contre elle, et Dieu
d’autre
part qui a retiré ce concours sensible par lequel Il la
soutenait, elle se sent dans de terribles agonies et tellement
déchirée de toutes parts qu’elle ne
sait où
fuir ni de quel côté se tourner.
Il n’y a point
d’autre refuge pour elle
durant cette furieuse tempête que de se perdre en Dieu et de
s’abandonner à Lui à travers ces
troubles,
quoiqu’elle Le sente éloigné
d’elle
d’une infinie distance. Mais n’importe, si elle est
assez
généreuse pour se jeter dans cet abîme
d’abandon à Dieu, elle est sauvée. Car
c’est
pour cela qu’Il a permis que la tempête se soit
élevée : Il la fait descendre peu à
peu de cette
montagne de bonheur où elle jouissait de Lui si pleinement
pour
la réduire à une grande pauvreté et
privation de
biens desquels Il l’avait fait jouir. Après la
pauvreté qui l’a déjà
beaucoup affaiblie, Il
la jette dans cette désolation où sa plus grande
peine
n’est pas ce qu’elle souffre dans ces privations,
mais
c’est qu’elle ne sait plus si dans ces attaques
elle ne
s’est point écartée de Dieu par le
péché, qui est le seul mal qu’elle
craint, ne
comptant tout le reste pour rien.
Ce temps qui dure autant
qu’il
plaît à Dieu, sert merveilleusement aux
âmes que
Dieu juge dignes de ces combats. Et, à vrai dire, il faut
plus
ou moins passer par ces détresses pour arriver au sommet de
la
perfection.
...qui traduisent la rigueur de la voie mystique...
Le dessein de Dieu par tout ce
qu’Il a fait
dans les âmes est de les tirer de l’imperfection et
de la
servitude du péché pour les disposer à
l’union avec Lui et à la jouissance de
Lui-même, qui
est la fin qu’Il prétend et à laquelle
nous devons
aspirer. C’est pourquoi par tout ce qu’Il
opère en
nos âmes, Il veut toujours détruire le
péché, et soit qu’Il le fasse
intérieurement
et par soi-même dans le fond de l’âme et
dans ses
puissances, soit qu’Il le fasse au-dehors par les
tribulations et
les souffrances, Son dessein en l’un et en l’autre
est de
nous faire mourir à nous-mêmes et à
tout ce qui est
créé. De sorte que les âmes qui ne
profitent point
en cela, quand elles seraient ravies cent fois le jour, il ne leur sert
de rien, car il n’y a que la sainteté qui soit
regardée de Dieu, et Il nous la donne lorsqu’avec
Sa
même grâce, nous mourons aux corruptions de la
nature. La
sainteté, qui est une participation de la nature divine,
élève toutes nos affections et toutes nos
inclinations
au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu et fait que nous ne
désirons et que nous ne voulons rien que Lui ; elle nous met
en
un état surnaturel qui a de la ressemblance avec
l’être de Dieu, d’où doit
procéder une
manière d’agir et de vivre semblable à
celle de
Dieu. Je dis ceci afin de faire voir la vérité de
ce que
j’ai déjà avancé,
à savoir
qu’il ne sert de rien à l’homme qui
croit vivre
intérieurement et être toujours dans la
présence de
Dieu, et même qui goûte, il lui semble, les
douceurs du
paradis, s’il ne s’avance, par les voies de
l’abnégation et de la mort de soi-même
vers cette
vie divine, qui est détachée de tout et
élevée au-dessus de toutes les passions humaines
et de
tout ce qui se peut penser ou désirer qui n’est
pas Dieu.
...est atteinte la Plénitude de Dieu :
C’est à cet état
qu’aspirent
toutes les personnes qui tendent et qui travaillent à la
perfection, c’est-à-dire à
être tellement
possédées de Dieu, tant dans la substance que
dans les
puissances de leurs âmes, qu’Il soit le principe et
l’origine de leur vie surnaturelle, aussi bien
qu’Il
l’est de la naturelle, que ce soit Lui qui
prévienne et
qui conduise tous leurs mouvements, soit qu’ils tendent
à
Lui ou aux choses qu’il faut faire pour Lui. Il faut que la
créature vienne à ce point de ne voir plus rien
pour soi,
ni dans le ciel ni dans la terre, que ce Bien qui la possède
;
il faut aussi que rien n’ait plus ni part ni pouvoir sur elle
sur
ses inclinations et sur ses affections, dans ses désirs ni
dans
ses desseins, que Dieu qui a établi en elle son royaume, et,
en
un mot, que, si elle est, elle ne soit plus qu’en Dieu et
pour
Dieu. Tout ceci vous fait voir à peu près
l’état auquel doit arriver l’homme pour
pouvoir
produire ces opérations merveilleuses dans lesquelles se
trouve
la consommation du bonheur en cette vie et le dernier point de la
perfection.
Ces citations sont extraites du dernier Traité
rédigé par Maur de l'Enfant-Jésus,
demeuré
sous forme manuscrite jusqu'à maintenant (ms. B.N.F. f.fr.
19
345), correspondant aux pages 275 à 333 de Maur de
l'Enfant-Jésus, Les écrits de la
maturité
(1664-1689),
Editions du Carmel,
2007.
[1] Ps., 138,11 [139, 12] : …ses
ténèbres sont
à votre égard comme la lumière du jour
même.
(S).