Les écrits mystiques de Monsieur BERTOT
Les écrits mystiques de Monsieur Bertot
Tome I
Traités et Lettres du Directeur mistique I à III
(1726)
Textes assemblés et présentation de leur auteur par Dominique Tronc
Édition en ligne, Lulu.com, v.3 - 2021
Après vingt années qui ont permis de faire mieux connaître Madame Guyon il est temps de mettre en valeur son propre maître. Ce directeur discret nous apparaît aujourd’hui comme souvent plus dense et par là il est le préféré de quelques-un(e)s.
On trouvera donc l’intégrale de ce qui nous en est parvenu, primitivement édité en sept volumes égrenés au cours du temps sans nom d’auteur. Le choix que nous avions établi il y a vingt ans ne serait plus le même aujourd’hui.
L’opus complet présenté ici en un volume comporte plus de quatre millions de caractères1. Nous avons été aidés en saisies par notre Ami canadien Benoît Emond : depuis des années il est tombé sous le charme du Directeur mystique.
Certes ce titre choisi par le premier éditeur Pierre Poiret me parut étrange lors de sa première rencontre, mais il s’avère parfaitement justifié pour le plus exigeant Directeur de son siècle. Tous ses écrits sont profondément intérieurs, mais font fi de toute mise en forme littéraire, compte tenu du « public » très particulier qu’il vise, le plus souvent un seul ou une seule correspondant(e).
La présente édition de grand format A4 regroupe en huit cents pages denses les tomes I II III précédemment édités en format A5. Profondément revue, elle les remplace. J’ai gardé la division tripartite.
Le tome I livre les douze Traités et le début des Lettres contenus dans les volumes I et II (sur quatre) publiés anonymement en 1726 comme « Directeur mistique ».
Le tome II achève de transmettre ce qui est directement sorti de la plume du Directeur : fin des lettres contenues dans les volumes III et IV de 1726 et Complément aux Retraites publié en 1682.
Le tome III contient l’intégrale de ces « Retraites » saisies en 1662 par des auditrices. Il contient aussi les textes de mystiques ami(e)s de Bertot par l’éditeur Pierre Poiret : il s’agit de Marie des Vallées, de Maur de l’Enfant-Jésus, de Madame Guyon qui va succéder à Bertot comme « Dame directrice ».
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Madame Guyon et Pierre Poiret ont ainsi préparé leur disparition en assemblant un « Compagnon mystique » destiné à leurs disciples et à leurs associé(e)s2. Il s’agit bien d’un Directoire à usage de disciples, à l’image du Directoire des Novices préparé par les disciples du Carme Jean de Saint-Samson3.
Tous ces textes sont d’utilité pérenne. Choisir nous paraîtrait aujourd’hui privilégier arbitrairement telle étape du parcours mystique au détriment d’une autre. Cela justifie la reprise intégrale du corpus reconstitué (deux mille pages A5 ou huit cents pages A4 succèdent ainsi au choix de cinq cents pages A5 publié en 2005) : tous textes de même inspiration mystique profonds, mais adaptés aux pèlerins sur Les secrets sentiers de l’Amour divin4 : des tempéraments divers sont en marche.
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Quelques précisions d’éditeur : outre « Monsieur Bertot, Directeur mystique » qui suit cet « Avant-propos », des notes inégalement réparties (elles ne sont fréquentes qu’au début de chaque tome du Directeur mistique pour ne pas alourdir la lecture) suggèrent une approche qui reste ponctuelle. Il s’agit d’un domaine spirituel dont on sait qu’il interdit toute théorie générale5.
Ces notes sont faciles à « sauter » ce qui permet des libertés et quelques excursus dans l’ouvrage qui succède aux rééditions de Guyon, aux Expériences en Occident, à La Vie mystique chez les Franciscains du XVIIe siècle, à l’École du Cœur.
Avec l’ami canadien Benoît-Michel, nous complétons les références de Poiret pour pallier à l’ignorance moderne de textes testamentaires. En ce qui concerne le texte courant, je le respecte en ne substituant aucun synonyme, mais je modifie la ponctuation, modernise l’orthographe, corrige les accords ainsi que de fréquentes erreurs grammaticales . J’ai tenu compte des errata donnés en fin de volumes6.
Notre but est de faire redécouvrir un texte essentiel, mais rude, car spontané et familier, « brut de fonderie », sans recherche et n’ayant subi aucune amélioration littéraire.
Amélioration ? Qui heureusement ne fut pas possible. Et pour quelle cause ? : par édition hors du royaume destinée à un lectorat choisi minoritaire. Évitant ainsi les manipulations par des écrivains en spiritualité le plus souvent religieux peu mystiques, ces circonstances rares et adverses du point de vue d’une bonne finition textuelle assurent véracité et haute densité intérieure7,8.
Comme rien n’interdit de se reporter aux sources imprimées aujourd’hui immédiatement lisibles en Google books9, j’ai récemment jugé qu’il était primordial d’en « fluidifier » la lecture. Ce qui a requis des centaines de corrections grammaticales permises10.
Elles ont montré comment le corpus Bertot dans ce qu’il a d’essentiel achevé, traités et lettres du Directeur mistique accompli, a tout à la fois pâti et bénéficié des circonstances exceptionnelles de son édition : mise à disposition aux seuls disciples ; sauvetage en dernière extrémité quand Poiret a disparu par ses proches âgés ; préparation par des hollandais (Poiret seul était d’origine francaise) ; corpus immense obligeant à faire vite sans le transformer.
Outre l’a priori négatif de textes rendus hétérodoxes suite à la condamnation du quiétisme, l’appréciation formelle a empêché une juste évaluation par des lecteurs sensibles aux injonctions d’Autorités dont la culture fut essentiellement littéraire du dix-septième au début du vingtième siècle. De nos jours la perfection dans l’expression n’est plus requise pour les témoignages où l’intensité prime. On veut par exemple comprendre des « conditions extrêmes » vécues en Allemagne nazie, en Union soviétique, ailleurs. Un nouveau champ « littéraire » s’est ouvert. Et de même en recherche de sens.
Le doute porté à priori quant à la valeur d’un « texte majeur resté mystérieusement ignoré » est levé pour des raisons secondaires de conditions éditoriales inattendues. Elles succèdent à la grande discrétion d’un Directeur mystique édité comme Anonyme.
Malgré une valeur mystique incomparable à nos yeux, nous ne disposons que de minces renseignements sur Jacques Bertot (1620-1681) : il semble avoir réussi à effacer toutes traces personnelles et il a été confondu avec des homonymes (son nom est commun en pays normand sous des orthographes diverses). Même l’année de sa mort fit l’objet de relations contradictoires. Il a été édité sans nom d’auteur et accusé de quiétisme ; en outre les éditions, étalées entre 1662 et 1726, dispersées dans des bibliothèques privées, donc le plus souvent perdues, sont devenues très rares et difficiles à situer (figurant dans les Anonymes)11.
Nous avons tenté de rassembler les œuvres et indices le concernant, car ses écrits sont parmi les plus profonds et les plus denses de toute sa lignée mystique12. C’était sûrement l’avis de Madame Guyon puisqu’elle a rassemblé les écrits de son maître13. Un bref résumé de sa vie ainsi qu’un témoignage sur la fidélité de disciples étaient inclus dans l’Avertissement du premier tome :
« Monsieur Bertot […] natif de Coutances 14 […] grand ami de […]Jean [5] de Bernières […] s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de Religieuses […][à diriger] plusieurs personnes […] engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre […]Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des Religieuses Bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans [6] jusqu’à sa mort […][au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur. […] [7] [Il fut] enterré dans l’Église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes […] ont toujours conservé un si grand respect [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières15.
Il naquit le 29 juillet 1622. On a quelques précisions sur sa famille :
… il s’appelait Jacques Bertot natif de St Sauveur de Caen, fils de Louis Bertot et de Judith Le Mière sa mère qui était sœur de Mr Le Mière père de celui qui est présentement Lieutenant particulier de Mr le vicomte de Caen. Le d [it] Sr Louis Bertot était m [archan] d drappier de profession à Caen. Il quitta le négoce environ l’année 1640 vivant de son bien qui est scis [situé] en la paroisse de Tracy proche [de] Villers. Mr l’abbé Bertot était fils unique qui étant dans les ordres sacrées [sic] se mist à l’Ermitage avec feu Mr de Bernières et plusieurs autres personnes pour y vivre saintement tous ensemble…16.
Issu d’une famille bourgeoise aisée, il sera généreux17.
Bertot vécut d’abord à Caen, puis à Paris ; mais on se gardera d’attribuer une trop grande importance à ces localisations : le suivi des religieuses de divers couvents l’a rendu itinérant.
De ce prêtre discret va peu à peu émerger un confesseur de grande réputation : devant lui vont s’incliner les caractères bien trempés de Jourdaine de Bernières puis de Jeanne-Marie Guyon. Sa profondeur et son expérience vont susciter de toutes parts respect et confiance absolue.
Devenu prêtre après des études au collège de Caen, il s’attacha à Jean de Bernières et à son groupe de l’Ermitage au point de devenir « l’ami intime de feu Mr de Bernières 18». Certains indices font penser que le jeune compagnon fut destinataire de la majorité des lettres adressées à l’ami intime19, remarquables par leur ton intime et leur profondeur spirituelle. On y sent l’autorité de l’aîné expérimenté, mais aussi la certitude d’être parfaitement compris d’un compagnon engagé dans le même chemin. Bernières se dévoile. Bien que son ami soit plus jeune, il lui parle à cœur ouvert de ses états les plus profonds vécus dans ses dernières années :
Dieu seul, et rien plus. Je n’ai manqué en commencement de cette année de vous offrir à Notre Seigneur, afin qu’Il perfectionne, et qu’Il achève Son œuvre en vous. Je conçois bien l’état où vous êtes : recevez dans le fond de votre âme cette possession de Dieu, qui vous est donnée, en toute passiveté, sans ajouter votre industrie et votre activité, pour la conserver et augmenter. C’est à Celui qui la donne à le faire, et à vous, mon cher Frère, à demeurer dans le plus parfait anéantissement que vous pourrez. Voilà tout ce que je vous puis dire, et c’est tout ce qu’il y a à faire. Plus une âme s’avance dans les voyes [voies] de Dieu, moins il y a de choses à lui dire… 20.
Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même […]
Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, Il nous continuera les miséricordes pour nous établir dans Sa parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien21.
À la mort de Bernières, Bertot lui succéda comme directeur spirituel. De 1655 à 1675, sa principale activité en Normandie fut d’être le confesseur du monastère des ursulines de Caen, où vivaient la sœur de Bernières, Jourdaine, et une figure discrète, mais importante, Michelle Mangon. Les Annales des ursulines22 témoigneront du rôle parfois délicat que doit assumer un confesseur, par exemple quand Jourdaine tenta d’échapper à sa troisième nomination :
Elle fut élue unanimement pour la dernière fois. Sa surprise la fit sortir du chœur et courir s’enfermer dans sa chambre pour empêcher sa confirmation et en appeler à l’évêque ; mais Monsieur Bertot, Supérieur qui présidait à l’élection et M. Postel son assistant, allèrent la trouver et lui faire un commandement exprès de consentir à ce que le chapitre venait de faire. À ces mots, vaincue par son respect pour l’obéissance, elle ouvre la porte et se laisse conduire à l’église pour y renouveler son sacrifice…23.
Il n’est pas facile de diriger les âmes. Si l’on en croit les Annales24 du monastère, Bertot a choqué par son inflexibilité, notamment lors de cet incident qui révolta les sœurs. Rappelons que Jourdaine de Bernières avait pour ancêtre un compagnon de Guillaume le Conquérant, qu’elle était la fille du fondateur du couvent et la sœur du vénéré Jean de Bernières : il est vraisemblable que Bertot ait perçu chez elle des vestiges d’orgueil. Or rien ne devait rester qui fit obstacle à la grâce : il la dirigeait donc avec la rigueur traditionnelle à l’Ermitage. Même si, pour la rédactrice des Annales et ses sœurs, ce directeur était abrupt, mal informé et commettait une erreur, Jourdaine s’inclina devant la Justice de cette colère :
1670 [le ms est daté en tête de page]. La mère de Sainte Ursule [Jourdaine] étant en charge, le supérieur reçut quelques avis sur quelques points qui lui semblèrent importants où il crut que la Supérieure ne s’était pas acquittée de son devoir. Poussé d’un zèle peu réfléchi de donner des ordres qu’il croyait nécessaires, et en même temps de faire voir que là où il y allait des devoirs de sa charge, et de l’intérêt prétendu de la communauté, il n’avait égard à personne, il fit assembler les religieuses au chœur, et en leur présence, blâma la conduite de leur Supérieure à qui il fit une ferme réprimande avec des termes si humiliants que plusieurs des religieuses qui connaissaient son innocence en furent sensiblement touchées (et même scandalisées biffé), mais l’humble Supérieure, sans rien perdre de sa tranquillité ordinaire, se mit à genoux et écouta avec une paix et une douceur inaltérable tout ce qu’on voulut lui dire, sans répliquer une parole, ni pour se plaindre, ni pour se justifier des choses [210] qui lui étaient imputées, ce qui lui aurait été facile. On la vit sortir de cette assemblée plus contente que si on lui eut donné des louanges, de sorte que cette humiliation publique qui fit verser des larmes à plusieurs n’eut point d’autre effet que de faire éclater son humilité et sa patience en nous laissant un rare exemple de sa vertu. […]
Une particulière qui avait intérêt dans l’affaire, la vint trouver, fort pénétrée de douleur, pour se plaindre de la manière dont on l’avait traitée. « Ma sœur, lui dit-elle, il nous faut regarder Dieu en tous événements, ne conserver non plus de ressentiment de ce qui vous touche que j’en ai de ce qui a été dit et fait à mon égard. » […]
Elle poussa encore plus loin les preuves de sa vertu, car le jour même elle fut trouver le Supérieur au parloir, non pas pour (se plaindre ou biffé) se justifier, mais pour lui parler des affaires de la maison comme à son ordinaire, dont il fut également surpris et édifié. Toutes choses bien éclaircies, il conçut une plus haute estime de la mère de saint Ursule qu’il n’avait eue et se reprocha fort de s’être laissé prévenir par les rapports [qu’on lui avait fait biffé]. Il dit en plusieurs occasions que cette sage Supérieure s’était beaucoup mieux justifiée par son silence et sa modération, qu’elle n’aurait fait par toutes les bonnes raisons25.
En réalité, le réseau et la renommée de Bertot s’étendaient bien au-delà du monastère de Caen. En témoigne par exemple une lettre écrite en 1667 par Mgr Pallu : ce missionnaire qui avait dressé un « projet de notre Congrégation apostolique », envoya sa rédaction aux Directeurs du Séminaire des Missions étrangères en demandant l’avis de quatre personnes, dont Bertot :
Sur la Méditerranée, en vue de Candie, 3 mars 1667 […] conférez-en avec Messieurs Bertot, du Plessis et quelques autres personnes de leur esprit et de leur grâce […] [Ces messieurs devront répondre en donnant leurs avis après 15 jours de réflexion :] Priez aussi Messieurs Bertot et du Plessis et les autres auxquels vous vous en ouvrirez de m’écrire ce qu’ils en pensent…26.
Comme tous ses amis normands, Bertot se passionna pour l’apostolat au Canada. En témoignent deux belles lettres écrites en 1673-1674 à un dirigé canadien27.
[Demande :] Mon très cher frère.
Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.
La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même […]
[Réponse de Bertot :] Mon très cher frère.
C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.
Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petits degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière, mais générale, elle n’est jamais multipliée, mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.
Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. […]
Bertot fut aussi en relation avec Marie des Vallées, qu’il cite. Voilà pourquoi certaines belles images furent transmises d’une génération à l’autre et se retrouveront dans les Torrents de Madame Guyon :
Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme très unie à sa Divine Majesté, savoir, que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles28.
Elle me disait que la Miséricorde [en note : c’est-à-dire l’âme chargée des richesses spirituelles de la Miséricorde] allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent ; mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargée de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler29.
D’après les correspondances entre religieuses, on sait aussi que, tout jeune, Bertot confessait le couvent de bénédictines et qu’il s’épuisait à la tâche30. Mectilde rapporte à Jean de Bernières les activités fructueuses du jeune prêtre en lui demandant de le protéger contre tout excès de zèle. Cette lettre montre combien il était déjà perçu comme un père spirituel répandant la grâce autour de lui. Sa présence pleine d’amour leur manquait :
De l’Ermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.
Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence [52] nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâce par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans [ici], parlant [sans] cesse [il a] fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne [53] vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […]
Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide, et si pauvre de Dieu même que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. […].
Dans une autre lettre, Mectilde transmet le témoignage de Bertot sur la mort de Bernières :
Mon très cher et bon frère, […] Dieu nous a ravi notre cher Monsieur de Bernières, autrement dit Jésus Pauvre, le 3 du mois de mai dernier. Voici ce que M. Bertost [Bertot] nous en a écrit, vous y verrez comme il est mort anéanti, sans aucune apparence de maladie31.
Le nom de Bertot apparaît aussi dans des lettres adressées à d’autres religieuses bénédictines. La mère Benoîte de la Passion, prieure de Rambervillers, écrit le 31 août 1659 :
Monsieur [Bertot] à dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne vie il ira. Il voudrait qu’en ce temps-là, la divine providence m’y fît faire un voyage afin d’y venir avec vous […] C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privé de la vie de Jésus-Christ […] il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal […] s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment32.
La mère Dorothée (Heurelle) souligne ici combien Bertot était efficace par sa seule présence :
M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection […] je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur33.
Bertot garda toujours un lien fort avec le groupe de l’Ermitage : c’est ainsi qu’en 1673 ou 1674, il fut chargé de régler l’affaire compliquée de Jean Eudes attaqué par ses anciens confrères oratoriens. Mais parallèlement à toutes ces occupations, dans la dernière partie de sa vie, il lui fut donné une charge importante : à partir de 1675, il fut nommé confesseur à la célèbre abbaye de Montmartre. L’intensité de sa présence attira des laïcs adonnés à l’oraison à qui il put transmettre les profondeurs spirituelles vécues à l’Ermitage.
Le lieu était à cette époque isolé de l’agglomération parisienne :
Montmartre : 223 feux, y compris ceux de Clignancourt. Ce village est sur une hauteur, au nord, près d’un faubourg de la ville Paris [sic] auquel il donne son nom […] La chapelle des martyrs […] [possède] une statue de St Denis en marbre blanc. C’est l’endroit où l’on croit qu’il fut enterré avec ses compagnons. On a beaucoup de vénération pour ce lieu, et l’on y voit presque toujours un grand concours de peuple ; le monastère est également vaste et beau, bien situé et accompagné de jardins d’une grande étendue. L’abbesse est à la nomination du roi. Dans le village est une église paroissiale dédiée à St Pierre34.
Bertot et Mme Guyon qui s’y rendait ont probablement aimé la vue qui s’offrait à leurs yeux :
En parcourant le tour de la montagne [sic], on jouit d’une vue très belle et très agréable ; on découvre en plein la ville de Paris, l’abbaye de St Denis et quantité de villages. Les environs sont remplis de moulins à vent. Il y a beaucoup de carrières, dont on tire continuellement le plâtre pour la consommation de Paris […] on trouve assez fréquemment au milieu de cette masse de gypse, des ossements et vertèbres de quadrupèdes qui ne sont point pétrifiés, mais qui sont déjà un peu détruits, et sont très étroitement enveloppés dans la pierre… 35.
Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine fondée en 1133 avait été central : sa réforme mouvementée avait eu lieu au début du siècle avec l’aide de Benoit de Canfield, et Bertot a dû souvent entendre évoquer les souvenirs de cette refondation haute en couleur36. Il a pu connaître la réformatrice, madame de Beauvilliers, morte en 165737, et il a certainement lu attentivement l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses, paraphrasant Benoît de Canfield38 pour en rendre la lecture plus facile.
À l’époque de Bertot, en ces temps moins troublés, Françoise-Renée de Lorraine en était l’abbesse39 très cultivée :
Madame de Guise dirigea l’abbaye pendant vingt-cinq ans. Douée d’une haute intelligence, elle était en relation avec les beaux esprits et les femmes élégantes du temps : le docteur Valant, le médecin de madame de Sablé et de toute la société précieuse en même temps que de l’abbaye, nous a conservé plusieurs billets d’elle fort galamment tournés40.
C’est lors d’un voyage à Paris que Bertot lui fut présenté :
Quand il fut prêtre, il devint directeur des dames ursulines et la communauté le députa pour aller à Paris à cause des affaires qu’elle avait avec feu Mr Du Four abbé d’Aunay. Ce voyage lui procura l’honneur de la connaissance de Madame l’Abesse [sic] de Montmartre et de Son Altesse Royale, Mademoiselle de Guise41.
Elles étaient très attirées par la mystique et furent touchées par la profondeur de Bertot, dont l’enseignement ne tarda pas à se répandre non seulement à l’intérieur du couvent, mais aussi chez les laïcs liés à l’abbaye. L’amitié des Guise le fit connaître du milieu « dévot » de la Cour :
Monseigneur le duc de Guise le considérait beaucoup, aussi bien que Mr de Noailles, Mr le duc de St Aignan et Mr le duc de Beauvilliers42.
Ce petit groupe de spirituels était d’ailleurs estimé de Louis XIV pour sa moralité et son honnêteté : Beauvilliers conserva des années la responsabilité des finances royales, Chevreuse sera conseiller particulier du roi, Fénelon sera nommé précepteur du Dauphin.
Bertot devint le « conférencier apprécié de l’aristocratie et, en particulier, de divers membres de la famille Colbert 43 ». Peu à peu se constitua autour de lui un cercle spirituel dont l’activité est attestée par la publication des deux volumes de schémas de retraites, probablement notés par des auditeurs et imprimés sous l’impulsion de l’abbesse. Ces témoignages furent suivis d’une intéressante mise au point par Bertot lui-même sous le titre Conclusion aux retraites, publiée en 1684 et également destinée à Madame de Guise.
Saint-Simon, toujours précisément informé par ses amis les ducs de Chevreuse et Beauvilliers, connaissait l’existence de ce groupe qu’il surnommait avec ironie le « petit troupeau » :
[On pouvait] entendre un M. Bertau [sic] à Montmartre, qui était le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait44.
Comme toute la Cour, il observait avec étonnement les relations qui régnaient entre les membres de ce groupe qui ne pensait qu’à la mystique (10 janvier 1694) tout en faisant partie de la Cour :
[Mme Guyon] ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [sic ], qui bien des années avant elle, faisait des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis Maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient, et presque toujours ensemble tête à tête, sans que toutefois on en ait mal parlé. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école45.
Saint-Simon note aussi le rôle important joué par la duchesse de Béthune, autre dirigée de Bertot, avant que Madame Guyon n’arrive et ne rassemble le groupe autour d’elle :
Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps [la duchesse de Béthune], formée par M. Bertau [sic] qui tenait des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle avait été instruite46.
Enfin, la vie de la Cour étant continuellement espionnée par la police, nous possédons le témoignage important d’un informateur à qui Mme de Maintenon, future grande ennemie de Mme Guyon, avait demandé un rapport de surveillance. Ce texte malveillant et moqueur date de 1695, mais mentionne Bertot : on y décrit l’engouement pour l’oraison chez les laïcs qui accouraient à Montmartre. Est mise aussi en lumière l’activité de Bertot chez les Nouvelles Catholiques, où l’on rééduquait les jeunes protestantes (Mme Guyon et Fénelon s’y intéresseront)47. Le lecteur appréciera le parfum d’enquête policière qui se dégage de ce document par ailleurs fort bien informé 48 :
[f° 2v°] Si cette doctrine [le quiétisme] a eu cours ou non, si elle fut étouffée alors, ou si elle s’est perpétuée par le dérèglement de quelques misérables prêtres ou religieux, c’est ce que je ne puis dire. Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti Mr Bertau [Bertot], directeur de feu Madame de Montmartre, qui mourut en 1679 ou [16] 80. […] Cet homme était fort consulté ; les dévots et les dévotes de la Cour avaient beaucoup de confiance en lui ; ils allaient le voir à Montmartre, et sans même garder toutes les mesures que la bienséance demandait, de jeunes dames de vingt ans partaient pour y aller à six heures du matin tête à tête avec de jeunes gens à peu près du même âge. On rendait compte publiquement de son intérieur, quelquefois l’intérieur par écrit courait la campagne.
Mr B [ertot] faisait aussi des conférences de spiritualité à Paris dans la maison des Nouvelles Catholiques, et auxquelles plusieurs dames de qualité assistaient et admiraient ce qu’elles n’entendaient pas. Les sœurs n’y assistaient pas, les supérieurs de cette maison ne voyant rien d’ouvertement mauvais ne les empêchèrent pas. Les ouvrages de cet homme tant imprimés que manuscrits sont en grand nombre, je ne sais pas précisément quels ils sont. Madame G [uyon] était, disait-il, sa fille aînée, et la plus avancée, et Madame de Charost était la seconde, aussi soutient-elle à présent ceux qui doutent. Elle paraît à la tête du parti, pendant que Madame Guyon est absente ou cachée. Quoique j’ai bien du respect pour Madame de Charost, je crois vous devoir avertir qu’il faut y prendre garde. […] [f° 39v°] On pourra tirer des lumières de la sœur Garnier et de la sœur Ansquelin des Nouvelles Catholiques, si on les ménage adroitement, et qu’on ne les commet point. Elles peuvent parler sur Madame Guyon, sur la sœur Malin et sur Monsieur Bertot. Il se faisait chez elles des conférences de spiritualité auxquelles présidait Monsieur Bertot. Les Nouvelles Catholiques n’y assistaient pas, elles pourront néanmoins en dire quelque chose. Madame la duchesse d’Aumont et Madame la marquise de Villars pourront dire des nouvelles de la spiritualité du sieur Bertaut avec qui Madame Guyon avait une liaison si étroite qu’il disait que c’était sa fille aînée. […]
Mais malgré la surveillance et le manque de liberté de conscience, le cercle mystique résistera à toutes les intimidations, à l’hostilité de Madame de Maintenon et de l’Église. Regroupé autour de Madame Guyon, il survivra après la mort de son fondateur.
Monsieur Bertot disparut prématurément à 59 ans à Paris le 28 avril 1681. Le duc de Beauvilliers fut son exécuteur testamentaire :
11e septembre 1684, Transaction devant les notaires de Caen au sujet du testament du sieur abbé Bertot : […] on célébrera tous les ans à perpétuité un service solennel le jour de son décès arrivé le 28 avril 1681 pour repos de son âme avec une basse messe de Requiem tous les premiers mardy de chaque mois où les pauvres dudit hopital assisteront… »49.
Ses écrits ont cheminé sous la sauvegarde de gens sûrs : après le duc de Beauvilliers, une religieuse de Montmartre, puis le franciscain Paulin d’Aumale, qui les remit à la duchesse de Charost50 :
7 juillet 1694. Il y a environ dix ans que Dieu m’ayant donné la connaissance de madame la duchesse de Charost, par une visite qu’elle me fit l’honneur de me rendre dans notre église, à l’occasion de quelques manuscrits de feu M. l’abbé Bertot, qu’une religieuse de Montmartre, nommée Madame de Saint-André, m’avait chargé à sa mort de lui remettre entre les mains […] je l’allais voir chez elle…51.
Ces manuscrits parvinrent finalement à Madame Guyon. On peut supposer qu’elle disposait également de ses lettres : quand elle sortira de la Bastille, tous ces écrits seront préparés pour édition. Le Directeur Mistique sera enfin édité en 1726 par les amis de Poiret : le titre témoigne de la grandeur de Bertot et de son exemplarité.
Bertot consacra sa vie à la direction spirituelle. Grâce aux confidences qui s’échappent au fil des lettres recueillies dans Le Directeur Mystiqueses, on sait que ce rôle ne fut pas assumé par volonté personnelle :
Les affaires sont un poison pour moi et une mort continuelle qui ne fait nul bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation ; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté52.
C’est ainsi qu’il confie à Mme Guyon :
Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée bien étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit rien ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de choses, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres53.
Bertot a enfanté de nombreux spirituels et son rôle fut immense : il succéda à Bernières et assura le passage de la mystique vécue par des ursulines et les visiteurs de l’Ermitage vers des bénédictines et les laïcs qui gravitaient autour du célèbre monastère de Montmartre.
Il avait demandé à Madame Guyon de prendre ses enfants spirituels en charge. La publication du Directeur Mystique avec son Avertissement, atteste sa reconnaissance envers ce père spirituel vénéré.
Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres […] Pour la voie de la foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien Intérieur et une infinité d’autres […]54.
Le livre de la Volonté de Dieu [la Règle de Perfection] de Benoît de Canfeld peut beaucoup servir55.
Remplis de ferveur, les écrits de Bertot ne parlent pas de théologie, mais témoignent d’une pratique purement mystique. Aucune sentimentalité ne s’y exprime, mais sous une apparence de maîtrise calme, se révèle un être brûlant d’amour pour Dieu, qui presse son interlocuteur d’abandonner tout ce qui est humain pour se tourner vers ce que Dieu est.
Ce qui l’intéresse, c’est Dieu même, où il n’aspire qu’à se perdre. Parlant des âmes englouties en Dieu, il s’écrit :
… une [telle] âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! Mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil56.
Le Directeur mystique nous mène de la découverte de l’intériorité à l’établissement dans l’unité, de la désappropriation de soi à la renaissance d’une vie nouvelle. L’âme lâche petit à petit tout ce qui n’est pas Dieu, se laisse couler dans l’abîme divin, non par son action, mais attirée par Dieu en son fond. Bertot ne s’intéresse pas aux extases ou aux « lumières » : il n’en méconnaît pas les joies, mais conseille de ne pas s’y attarder pour vivre dans la foi nue.
Ce passage du Directeur mystique résume le chemin, sa grande expérience lui permettant d’aller droit à l’essentiel de chaque étape :
Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.
Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs […] méditation […] oraison d’affection […] Leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme ; quoique véritablement il semble (347) à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au dedans et que c’est tout ce qu’elle peut faire de bon que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir […] aux affections grossières des créatures, de faire désirer et aimer Dieu […] beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet […]
Le second […] est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté […] L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend. […] Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas (348) encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir. […]
Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. […] Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur […] C’est une divine lumière obscure et inconnue qui est (349) donnée à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances et fait voir ainsi leur vie et malignité. […] Comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors […] celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. […] Comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération […] (350) Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu ; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. […]
Mais peut-être me direz-vous : « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge […] Après un long temps de mort et que l’âme y a été bien fidèle et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son (351) intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale, Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait […] Ce qui est bien plus, elle avait parfois recours […] à quelques applications intérieures par actes ; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse ; et de plus elle y découvre tant d’impuretés et que ce n’est point Dieu qui en est le principe et cela elle le sent. […] Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout : il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter […]
(353) L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie ; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue ; elle les voit si patientes et elle est si prompte […] Elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et de se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle. […]
[Quatrième degré :] (380) C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : « Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de votre visage ». Et un pauvre paysan57 […] vous dira des merveilles de l’unité de Dieu […] (381) Il voit dans son âme comme dans une glace cette unité divine et dans l’opération de ses puissances revivifiées…58
Ce chemin est universel et déjà décrit par Bernières. Bertot affirme avec simplicité et sans détour la réalité d’un état permanent en Dieu vers lequel il appelle ardemment à se diriger sans s’arrêter en route. Le Directeur mystique s’achève sur la description de ce dernier état où l’âme « ne désire rien plus que ce qu’elle a ». Voici en entier cette admirable lettre 8159, où Bertot arpente les sommets de la vie intérieure :
Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein. Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune.
Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même ; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature. Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.
Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage.
[Enfin] L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.
Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.
Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.
Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement.
D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état, ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.
Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.
Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir.
Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laissent pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.
Enfin l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.
Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternité ; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.
Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.
Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.
Dans le monde catholique, les noms de Bertot et Bernières furent engloutis dans la catastrophe de la condamnation du quiétisme. Par contre, leur importance mystique fut reconnue par des protestants. Bertot a été lu dans les cercles guyoniens dans toute l’Europe du XVIIIe siècle. Un choix d’extraits du Directeur mystique a été réédité en milieu piétiste60.
En Allemagne, on retrouve les noms de Mme Guyon et de Bertot associés dans une lettre de Fleischbein dont l’épouse Pétronille d’Eschweiller fut présente à Blois auprès de Madame Guyon61. Il y déclarait à son jeune disciple suédois, le comte de Klinckowström :
« Dévorez, consumez », écrivent madame Guyon et M. Bertot […] C’est ce que conseillent et attestent madame Guyon, M. Bertot, tous les mystiques…62.
En 1769, on trouvera le Directeur Mystique ainsi que le Chrétien intérieur de Bernières dans les rares livres possédés par le pasteur Dutoit63 saisis par la police bernoise, lorsque son activité jugée suspecte provoqua une descente chez lui :
« Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de Monsieur Dutoit, 1769 : […] la Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, Monsieur de Bernières, soit le Chrétien intérieur, la Théologie du Cœur, Le Directeur mystique de Monsieur Bertot, Œuvres de Ste Thérèse [en note : appartient à Mr Grenus], La Bible de Martin, l’Imitation d’A. Kempis. Déclarant de bonne foi…64. »
L’importance de Bertot et Bernières était donc reconnue à l’étranger, les lointains disciples de Madame Guyon étant majoritairement des étrangers protestants.
Chez les catholiques, la première moitié du XXe siècle resta méfiante vis-à-vis de tout abandon mystique à la grâce. Ce rejet concernait non seulement Bernières et Bertot (condamnés), mais le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus, Jean de Saint-Samson, et même Laurent de la Résurrection !
Le nom de « Berthod » [sic] réapparut à l’époque moderne dans l’Histoire du sentiment religieux de Bremond65. Il eut enfin droit, sous son vrai nom, à un article de Pourrat dans le Dictionnaire de Spiritualité où celui-ci réagit vivement : « J’ai peur de trop bien comprendre. Les actions de l’âme ne sont plus les siennes, mais celles de Dieu » 66
Les œuvres de Monsieur de Bernières ont été reçues avec tant d’estime de tous ceux qui goûtent les voies intérieures et la vie de l’esprit et de la foi, qu’on peut se promettre que les écrits et les lettres de Monsieur Bertot, son ami intime et son Fils spirituel, qu’on donne ici au public, ne pourront avoir de mauvais succès ; puisqu’ils enseignent la même doctrine, et ne marquent pas moins la solidité de ses lumières et de ses expériences dans les voies de l’oraison, surtout dans celle de l’oraison passive en pure et nue foi, avec les beaux talents qu’il avait reçus de Dieu, pour y bien acheminer les âmes capables de ces grâces (ii) pour y animer et affermir celles qui y sont déjà entrées, et pour préserver les une et les autres de toute illusion.
Ceux qui auront vu l’histoire de la Vie de Madame Guyon écrite par elle-même, y auront remarqué sans doute que notre auteur a été son directeur presque durant tout le temps que le divin Amour la conduisit par les voies les plus dures et les plus rigoureuses pour lui faire trouver la vie ressuscitée en Dieu par le moyen d’assurer de la croix et de la mort entière. On trouvera même entre ses Lettres (qui font le 2e et le 3e volume de cet ouvrage) plusieurs qui ont été écrites à cette Dame, et que ceux qui auront lu sa Vie avec quelque application, discerneront aisément. Il est vrai qu’elle reconnaît67 que par (iii) une providence toute particulière, et pour lui ôter tous les appuis qui auraient pu empêcher en elle la perte de toute vie propre, il ne l’aidait guère pour son intérieur. Cependant Monsieur Bertot étant mort dans les commencements de la vie nouvelle, ou la divine bonté la fit heureusement entrer après l’avoir délivrée de toutes ses peines, elle nous marque68 que non seulement elle eut quelques signes de sa mort, et même qu’elle fut la seule à qui il s’adressa, mais aussi qu’il lui a semblé qu’il lui fit part de son esprit pour aider ses enfants spirituels.
En effet on trouvera une entière conformité entre les principes et les avis de ce directeur éclairé et de cette grande âme si profondément instruite de Dieu par une longue expérience dans les secrets les plus intérieurs de son Amour, qu’elle (iv) éclaircit avec une netteté et une facilité qui semble même surpasser celle de son Directeur, qui cependant ne laisse pas d’expliquer les mêmes sujets avec onction et avec force d’une manière qui peut beaucoup servir à en aplanir les difficultés, et à rassurer et avancer les âmes appelées à ces sacrées voies, si cachées aux sages et aux justes propriétaires.
Comme les manuscrits qu’on nous avait confiés afin de les rendre publics contenaient encore plusieurs lettres de quelques autres personnes non moins éclairées qui vont au même but, et qui, aussi bien que les œuvres de Monsieur Bertot, n’avaient point encore vu le jour ; on a cru bien faire de les publier en même temps69 pour la consolation et l’utilité de ceux qui ont le bonheur d’être attirés à la grâce de poursuivre fidèlement la mort d’eux-mêmes, et à aspirer par elle à la pure union et (v) jouissance de Dieu même dès cette vie.
On jugera par là que ce n’est pas sans raison qu’on a donné le titre de Directeur Mistique à cet ouvrage, qu’on a divisé en 4 volumes, dont le premier contient plusieurs Éclaircissements et Traités de Monsieur Bertot sur la vie intérieure et l’oraison de foi ; le second et le troisième les Lettres spirituelles du même auteur sur les mêmes sujets ; et le quatrième un Recueil de Lettres spirituelles tant de plusieurs auteurs anonymes, que du R.P. Maur de l’Enfant Jésus, religieux Carme, assez connu par son excellent traité, L’Entrée à la divine Sagesse70 et de Madame (vi) Guyon si célèbre par un grand nombre d’ouvrages spirituels et intérieurs.
Toutes les pièces qui composent cet ouvrage ont été imprimées sur des copies très fidèles, collationnées sur les originaux avec tout le soin possible ; et une grande partie en a été revue par Madame Guyon elle-même.
Pour ceux qui souhaiteraient de savoir quelques particularités de la vie de Monsieur Bertot, ils en trouveront le précis dans un petit mémoire qui renferme tout ce que l’on a bien pu découvrir, et qu’on joint ici mot à mot comme il nous a été communiqué.
« Monsieur Bertot était natif du diocèse de Coutances en Normandie, où il fut fait prêtre. Il était grand ami de feu Messire (vii) Jean de Bernières Louvigny trésorier de France à Caen, si connu par ses œuvres spirituelles, qui mourut en odeur de grande piété le 13 mai 1659. Après la mort de ce cher ami, qu’il regardait comme son Père spirituel, il s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de religieuses. Plusieurs personnes de considération de l’un et de l’autre sexe [et même quelques-uns qui étaient engagés dans des charges importantes tant à la cour qu’à la guerre]71 le consultèrent pour apprendre de lui les voies du salut, et il tâcha de les aider par ses instructions et par ses lettres. Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des religieuses bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche Paris, où il est resté dans cet emploi environ 12. (viii) ans jusqu’à sa mort.
« C’était un homme de bon conseil et for intérieur, comme on verra par ses œuvres qu’on donne au public. Ces expériences, et fait connaître que pour servir Dieu en esprit et en vérité, il fallait beaucoup plus travailler à se rendre à Dieu par le cœur que par l’esprit, et s’efforcer davantage à vaincre ses humeurs et sa nature dans l’anéantissement et la pratique de la croix, qu’à se nourrir de spéculations stériles des sciences humainement acquises. Après avoir travaillé avec beaucoup de zèle dans la Communauté où il est mort, il y mourut [environ le commencement de mars 1681.72 Après une longue maladie de langueur, où il passa par toutes les épreuves des plus douloureuses (ix) ses croix. Son corps fut enterré dans l’église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes de considération qu’il avait dirigées ont toujours conservé un si grand respect pour sa mémoire qu’ils allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières. »
Vol. I Cant.174.
Ô Vaste immensité, trop favorable nuit !
Tu me caches bien à moi-même :
Ah ! Ce qui paraît, ce qui luit,
Est trop peu pour le cœur qui t’aime.
Charmante et douce voix, qui parle au fond du cœur,
Sans l’entremise des paroles,
Que ton discours est suborneur !
Les autres discours sont frivoles.
Celui qui t’a goûté, ne saurait rien souffrir
Que ta simple délicatesse.
Le Directeur mistique ou les œuvres spirituelles de Monsieur Bertot, ami intime de feu Monsieur de Bernières, et directeur de Madame Guyon, etc.
Premier volume contenant plusieurs Éclaircissements et Traités sur la Vie intérieure et l’Oraison de Foi.
[suivi d’une « Table des éclaicissements et traités qui composent ce premier volume » omise compte tenu de notre table des matières en fin de tome]
[photographie de la page de titre]
Dans cette réédition des œuvres de Bertot, les notes suivies du sigle « P. » sont reprises de l’édition préparée par Poiret, éditée en 1726. Ce sont généralement de simples références, mais utiles et bien choisies.
Je les accompagne d’extraits pour pallier à notre peu de familiarité de modernes envers les deux Testaments (ici traduction catholique révisée par Amelote, édition 1688, ou à défaut traduction œcuménique intégrale TOB). J’éclaire de même un vocabulaire parfois désuet ou d’origine normande par des sens premiers empruntés au Littré (Gallimard Hachette, 7 tomes, 1971).
J’ai ajouté des textes parallèles, sans trop me soucier de leur taille (on peut facilement sauter des notes mises en petit corps). Figurent aussi des parallèles empruntés à d’autres mystiques, Ruusbroec (Bizet 1947), Jean de la Croix (Cyprien, 1665), François de Sales (Ravier 1969), etc.
Enfin il m’a échappé quelques réactions et opinions personnelles livrées en notes « T. ».
Comme Dieu est un Dieu d’ordre74, aussi ordonne-t-Il tout ce qu’Il fait ; et jamais Il n’entreprend rien dans une âme que par une conduite et dans un ordre admirable. S’il y a et s’il s’y rencontre quelque chose de désordonné, c’est que Dieu n’y est pas ; ou que s’Il y est, l’âme y mélange son propre, et qu’ainsi elle désordonne et dérègle l’opération divine. [2]75
2. Cette vérité supposée, il faut savoir comme une maxime universelle et infaillible que toute la conduite des âmes se règle et roule sur trois grands principes, savoir :
Que Dieu ne fait ni n’opère jamais rien dans les âmes qu’en deux manières, ou immédiatement par Lui-même, ou médiatement par les créatures qui Lui sont subordonnées.
De plus, que ces deux manières sont égales en Sa main, Dieu faisant d’aussi beaux ouvrages par l’une que par l’autre selon qu’il Lui plaît76.
Enfin que la première manière est rare et qu’elle se trouve en peu d’âmes ; et que même Dieu ne S’en sert pour l’ordinaire sur ces âmes particulières qu’après un long travail77 et après avoir déjà beaucoup ébauché Son tableau par la seconde manière, qu’Il veut ensuite finir et perfectionner par Lui-même.
3. Je dis donc qu’il est général et certain que tout ce que Dieu opère dans les âmes, il le fait ou immédiatement ou médiatement. Sa bonté, qui ne pense et qui ne travaille sur nous et en nous que pour notre plus grand bien, et pour notre perfection plus particulière et plus ajustée à qu’il nous faut pour arriver à l’accomplissement de son dessein éternel sur nous, nous choisit toujours le moyen qui nous est le plus convenable pour cet effet. C’est pourquoi celui qu’il nous aura choisi nous sera toujours uniquement nécessaire. Ce choix de la Sagesse divine se fait et se règle par plusieurs motifs ; quelquefois uniquement par son conseil éternel qui juge qu’il est plus à propos, et qu’il nous est aussi plus avantageux de nous conduire où immédiatement ou [3] médiatement, choisissant l’une ou l’autre manière. Quelquefois aussi cette même Sagesse règle avec un ordre admirable les moyens médiats par les providences qui se rencontrent selon l’idée éternelle de perfection sur ces âmes. Il se trouve par exemple des âmes d’Oraison et de perfection en quelque lieu, ou bien la providence les y fera trouver pour des affaires : Dieu s’en servira pour travailler à telles et telles personnes ; et ainsi d’un million de moyens qui se trouvent dans le secret de la divine providence. Quelquefois aussi il ne s’y trouvera aucun de ces moyens, et la sage providence de Dieu cependant veut agir en certaines âmes et les acheminer à la perfection : ce manque de moyens le détermine à la première manière.
4. Enfin il y a des secrets infinis en la conduite de ces deux manières dont Dieu est toujours prêt de Se servir pour nous secourir incessamment et pour nous conduire et acheminer à la seule perfection. Ce qui nous rend infiniment inexcusables, d’autant que nous ne pouvons apporter pour raison valable de ce que nous ne travaillons pas à notre perfection et de ce que nous n’y arrivons pas, que nous n’avons pas les moyens propres pour cet effet, que nous voudrions être d’oraison, mais que nous n’avons pas des personnes pour nous s’y conduire. Soyons certains qu’au cas que ce second moyen médiat nous défaille absolument, le premier ne nous manquera nullement, si ce n’est par notre faute ; et que s’il nous manque, assurément nous devons rejeter la faute sur nous. D’autant que nous verrons un jour en Dieu la cause pourquoi ces moyens médiats [4] nous manquent et que nous manquant, nous ne pouvons nous joindre et ajuster aux moyens immédiats, c’est-à-dire faire usage de ce que Dieu fait et veut faire immédiatement en nous et par nous ; et cela parce que cette opération immédiate est trop pure et trop invisible et éloignée de nous et qu’ainsi il faudrait mourir et sortir de nous-mêmes plus que nous ne voulons ni ne pouvons en l’état où nous sommes.
5. Et voilà pourquoi quantité d’âmes n’arriveront jamais à la perfection, faute d’avoir et de trouver un moyen et un Directeur qui leur soit propre selon le dessein éternel de Dieu sur elles ; car il faut que ce moyen pour leur être propre soit ajusté et proportionné à ce dessein éternel : et cependant on verra à la suite que ce défaut de moyens et de Directeur, sans quoi ces âmes ne feront jamais rien, ne sera pas de la part de Dieu, qui veut incessamment notre salut et notre perfection ; mais bien de nous, qui nous aurons causé à nous-mêmes ce mal inconnu.
6. Il faut puiser de cette vérité une grande lumière, savoir que Dieu présente aux âmes tout ce qu’il leur faut pour leur perfection ; et au cas qu’elles n’aient pas tous les moyens qu’elles croient leur être propre, il faut que s’en imputant la faute elles aient recours à Dieu, s’assurant si elles le font avec un cœur sincère, et que vraiment par un secret qu’il faut adorer, les moyens médiats leur manque, que Dieu ne leur manquera pas. Que si elles voient que Dieu n’agisse pas immédiatement dans la suite, qu’elles soient certaines qu’il y a des moyens médiats dont [5] elles ne font pas l’usage qu’il faut. Car comme généralement tout moyen divin soit immédiats ou médiats n’opèrent et ne doivent opérer qu’en la mort et par la mort de nous-mêmes, il arrive souvent, que faute de mourir nous ne pouvons nous servir des moyens médiats que nous avons ; et qu’ainsi nous les jugerons ne nous être pas propre. Si donc, comme je viens de dire, se trouvent plusieurs âmes qui n’arriveront jamais à la perfection faute de moyens médiats, c’est-à-dire de Directeurs propres pour elles ; ce défaut vient d’elles : ou si elles croient qu’il n’en vient pas, elles doivent avoir recours à Dieu afin qu’il supplée aux fautes qu’elles ont faites ; car souvent ce défaut vient de ce que l’on n’a pas fait usage des moyens médiats au temps que Dieu les a présentés. Et comme chaque chose du temps présent passe, comme nous voyons que le soleil fait sa course sans revenir sur ses pas ; aussi le temps que Dieu voulait opérer par ces moyens présentés par la providence étant écoulé, il ne s’en trouve plus, et cependant ces âmes ne sont pas capables de l’opération du moyen immédiat, et ainsi elles passent une vie assez ennuyeuse. Elles veulent être Dieu78, et n’en trouvent pas de moyens ni immédiats ni médiats : elles n’en trouvent pas d’immédiats, d’autant que, comme j’ai dit, elles ne lui sont pas ajustées ; elles n’en trouvent pas de médiats, d’autant qu’elles ont laissé passer le temps, et que la providence peut-être ne leur en fournira plus.
7. Que feront-elles donc ces pauvres âmes ? Ne travailleront-elles point à leur perfection ? Je dis qu’elles le doivent, d’autant que la bonté [6] et miséricorde de Dieu, qui surpasse toutes nos misères, leur fera trouver encore un secours, si elles sont fidèles ; lequel assurément ne sera pas ni si facile ni si droit comme était celui que Dieu leur avait choisi, mais qui leur fera trouver la perfection dans la diversité de leurs moyens, en se tenant à Dieu, qui tantôt les secourra miséricordieusement par lui-même, tantôt leur fera donner de bons conseils par les personnes qui se trouveront communément ; et ainsi se soutenant dans le débris elles se sauveront, comme vous voyez qu’un vaisseau venant à se briser en mer un homme se sauve sur quelque planche79, et vient peu à peu à bord, mais avec bien plus de peine, et bien plus d’incertitude qu’il n’eut fait si le vaisseau fut demeuré en son entier. Ce qui est une véritable image d’une âme en paix et repos dans son ordre divin sur elle ; car une telle âme peut être comparée à une personne dans un vaisseau qui vogue à son aise. Au contraire quand l’âme perd son ordre ou s’égare de l’opération divine, demeurant en général dans sa bonne volonté d’être à Dieu, elle est comme cet homme qui se sauve sur le débris d’un navire, après que le navire a été brisé.
8. Et afin que de bien comprendre tout ceci et en quoi consiste ce principe ou ce moyen immédiat, il faut savoir qu’il y a des hommes que Dieu Se choisit spécialement, dont Il est l’unique maître. Ce n’est pas que telles personnes si immédiatement éclairées de Dieu ne soient dans la soumission quand le cas y échet ; au contraire il n’y en a pas de plus soumises, soit à l’Église en général, soit aussi [7] aux supérieurs s’ils sont en religion, ou aux égaux s’ils sont dans le monde avec quelques personnes. D’autant que la conduite de Dieu est toujours la même et toujours telle qu’elle a été en Jésus-Christ ; et comme Il a été le plus simple et le plus soumis de tous, étant si immédiatement uni à Son Père, aussi telle âme si immédiatement unie à Dieu et recevant Ses clartés divines, plus elle est telle, plus elle est humble et soumise.
Mais ce n’est pas de soumission dont il s’agit en parlant des personnes conduites immédiatement : il s’agit de l’union à Dieu et de la manière de recevoir les grâces et les lumières. Tout ce qu’elles [les âmes] reçoivent, elles le reçoivent de Dieu par Lui-même et si quelquefois elles paraissent être éclairées par un livre ou par quelques serviteurs de Dieu, elles voient par leurs expériences que ce ne sont que des miroirs par lesquels cette lumière passe, qui a cependant son effet immédiat en elles.
Et ce qui les convainc de cela est que les grâces et les lumières qui passent par autrui pour les éclairer, y passent tellement qu’il ne demeure aucun vestige de ces grâces dans les sujets [livre ou personne] par lesquels elles [les grâces] sont passées : si par exemple elles [les âmes] lisent un livre, ce qu’elles font souvent, elles le lisent par une manière d’application qui n’est pas en se convainquant de ce qui y est, ce qui serait permanent, mais en passant doucement et en recevant immédiatement l’infusion si elle coule ; ou si elle ne coule pas, elles passent outre. J’en dis autant de la grâce par autrui : ces âmes ne sont appliquées à aucune pratique ni à aucune personne, j’entends pour prendre un ordre [8] spécial d’autrui (supposée qu’elles ne soient en religion), comme vous voyez que sont saintement plusieurs âmes, qui prennent pour leur pratique chaque chose de leur directeur. Elles honorent tout le monde et cèdent saintement à tout le monde, sans cependant changer leur intérieur, d’autant qu’il est uni à Dieu et qu’il reçoit immédiatement de Lui et par Lui ; et ainsi si leur extérieur change selon les rencontres charitables et vertueuses du dehors, leur intérieur demeure toujours le même, quoique jamais le même. Il y aurait infiniment à dire là-dessus, mais ceci suffit pour voir plus à découvert ce que nous voulons dire dans la suite.
9. Il suffit de dire ici qu’il se rend compte de telles personnes, soit doctes ou ignorantes ; et c’est une marque quand la chose est telle que Dieu veut quelque chose de particulier de telles personnes. Et le moyen afin que telles âmes soient connues et qu’elles se connaissent elles-mêmes, est ce que j’ai dit, savoir que cette opération immédiate étant divine elle doit être fort et éminemment conforme à Jésus-Christ ; c’est-à-dire, quoique ce qui leur est donné comme les lumières, et le reste, ne soit pas si manifeste ni si brillant, il doit cependant toujours porter le véritable caractère de Jésus-Christ.
10. L’opération médiate est quand tout ce que Dieu donne aux âmes, Il le distribue par la main et par l’aide de la créature dont Il Se sert pour communiquer Ses dons, comme nous voyons que nous recevons souvent les eaux pures d’une source par des canaux qui nous les apportent. Ces canaux donc et ces [9] moyens sont tous divins ; ainsi les âmes qui reçoivent les dons de Dieu par ces moyens, en doivent faire une estime très particulière. Car il est certain que, supposé l’ordre divin sur telles âmes de les conduire médiatement, elles ne recevront et même n’entendront et ne goûteront le don de Dieu que passant par tels canaux ; si bien que comme les choses qui sont données aux âmes qui sont conduites par dessein de Dieu immédiatement, sont divines autant qu’elles les reçoivent en pureté immédiatement et en manière immédiate, de la même manière les grâces et les lumières que les âmes qui sont conduites médiatement reçoivent, sont autant divines qu’elles passent par ce canal et qu’elles sont reçues avec soumission et approbation. C’est donc une vérité qui doit être constante, que les âmes que Dieu conduit médiatement, sont autant conduites de Lui qu’elles reçoivent les grâces immédiatement par les canaux que Dieu leur a destinés.
11. Or il faut savoir une grande vérité que, selon le dessein éternel de Dieu sur une âme, Dieu aussi lui a choisi un aide et un directeur conforme, car, quoique passagèrement Dieu donne quelquefois des lumières par des personnes qui sont inférieures aux âmes qu’elles éclairent, ce n’est pas par état. Et ainsi supposé que Dieu veuille Se servir d’une personne pour conduire une autre dans l’état de la foi ou de la contemplation, il faut par nécessité qu’elle y soit, et même en un état supérieur pour influer sur elle ; de cette manière Dieu conforme la personne qui doit diriger et aider à Son dessein éternel, à celle qui [10] doit être aidée, éclairée et dirigée. Ici je parle de l’état spécial de l’intérieur des âmes et non de l’état commun de l’Église. Car il est très certain que ceci n’a pas de lieu pour les supérieurs, car quoiqu’ils soient souvent très inférieurs en lumière et en oraison à leurs sujets, cependant ceux-ci doivent obéir et s’ajuster à leurs ordres, et quoique parfois ils n’entendent pas ce qu’un supérieur pourrait dire, cependant Dieu, par une bénédiction particulière, ne laissera pas de les éclairer par eux, ou d’inspirer les supérieurs afin de les faire aider. Je parle donc seulement des âmes que Dieu veut conduire par autrui et par choix : il faut que le directeur soit dans l’état nécessaire pour influer sur elle, si bien que quand il s’aperçoit être surpassé par leur degré, ne pouvant y suffire, il doit adresser ces âmes à un autre pour y suppléer, car s’il est d’oraison et vrai serviteur de Dieu, il expérimentera facilement qu’il ne passe pas par lui les grâces nécessaires pour le soutien et la nourriture de telles âmes. Mais aussi quand il y a un ordre divin, les grâces découlent abondamment et c’est un moyen très divin qui fait avancer les âmes d’une manière admirable, d’autant qu’il suffit d’être soumis pour avancer et même pour voler dans le dessein éternel de Dieu.
12. Les âmes qui ne savent pas ce secret divin croient toujours que la conduite intérieure immédiate est la plus avantageuse et la plus facile. Elles se trompent parce qu’assurément la médiate est la plus assurée et la plus prompte. Elle est la plus assurée, car une âme n’a qu’à croire dans sa suite ; et [11] ainsi comme Dieu Se donne médiatement par ce canal, il n’y a qu’à demeurer ferme à ce qui est dit et réglé et c’est assez. Elle est la plus prompte, d’autant qu’on n’a pas besoin de réfléchir si les choses réglées sont de Dieu ou non, comme dans la foi immédiate, où il y a tant de ténèbres, d’incertitudes et de précipices, spécialement si l’âme est beaucoup avancée ; au lieu que dans l’autre, on n’a qu’à se tenir aux paroles et laisser couler et perdre l’intérieur dans l’inconnu que renferment les paroles du directeur, qui sont autant essentiel que l’ordre divin en cette subordination est essentiel. Car il faut remarquer que tous les directeurs qui conduisent les âmes par ordre de Dieu n’ont pas toujours un ordre éminent et essentiel : il y a des ordres divins communs sur les âmes communes du degré de méditation et d’autres ordres communs sur les états qui la suivent ; et l’ordre que j’appelle essentiel ne se trouve que lorsque Dieu désire de conduire des âmes en foi pour les faire trouver Dieu et être en Dieu.
13. Or il est très certain, quand tel ordre essentiel se trouve entre un directeur et une personne dirigée, que Dieu assiste spécialement le directeur pour cet effet et qu’Il Se donne et Se communique par son moyen éminemment à l’âme dirigée, comme une source d’eau vive toujours coulante, non toujours par des grâces sensibles et visibles, mais bien par une communication réelle et véritable à laquelle on est autant fidèle que l’on se soumet nuement et humblement et que l’on marche légèrement en ne voyant ni ne sentant, mais en croyant ce qu’on nous déclare de la [12] la part de Dieu. Ce qui est cause que, par cette voie médiate, l’âme en un instant peut faire des démarches infinies et aussi grandes que cette voie dans la suite, aussi bien que l’immédiate met vraiment en Dieu et Le fait trouver d’une manière très éminente, et autant éminente que l’ordre de subordination est essentiel et que l’âme dirigée s’y rend à l’aveugle, ou plutôt s’y perd sans réserve, pour se perdre à la fin en Dieu par ce moyen, sans plus se retrouver elle-même. L’âme dirigée ne doit pas regarder cette voie comme une chose créée, ni le directeur comme une créature ; mais bien comme Jésus-Christ et comme un canal divin qui souvent à son insu communique les choses dont elle ne s’aperçoit pas. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais je serais trop long.
14. Je ne m’étonne pas des paroles saintes et vraiment profondes de saint François de Sales, qui étant divinement éclairé de tout ceci, dit80 parlant du choix qu’une âme doit faire d’un directeur : un entre dix mille, c’est-à-dire : n’allez pas à la légère pour choisir un directeur, voyez et considérez bien si c’est votre fait, et si vraiment il y a ordre divin correspondant au dessein éternel de Dieu sur votre âme. Si cela est, assurez-vous qu’il vous sera une source divine, et autant divine que vous outrepassant vous-même et tout ce que vous avez, et tout ce que vous possédez, soit de lumières ou de grâces, vous vous perdrez vous-même dans l’étendue infinie des paroles qu’un tel directeur vous dira de la part de Dieu : car Dieu l’assistant d’une manière spéciale, non seulement est en lui pour lui inspirer ce qu’il doit dire ; mais encore il est en lui et en ses paroles pour se communiquer incessamment, conformément au dessein éternel et inconnu de Dieu sur votre âme, autant que vous entrez et vous perdez en Dieu par ce qu’il vous dit de sa part. De cette manière il n’est point nécessaire d’avoir d’autre assurance sinon les nues paroles de l’ordre divin marqué par ce qu’il dit : et par là immédiatement l’âme va en Dieu supposé tel ordre.
15. Mais vous me direz peut-être que ces paroles sont des images, et que souvent même elles sont fort éloignées de ce que l’on voudrait et de ce qu’on jugerait nous être nécessaire. Il n’importe ; mourez et vous perdez en croyant simplement et vous trouverez que ce que je vous dis est vrai, en faisant simplement et humblement ce qu’on vous marque, et en ne vous appuyant que sur ce dont on vous assure81. Il ne faut là ni suivre ce que l’on voit, ni aussi être assuré par ce que l’on sent, mais se tenir ferme à ce qu’on vous dit et parce qu’on vous le dit ; et en marchant de cette manière, l’on ira droit et l’on puisera purement l’eau de la source. Tout ceci est fondé en ce qui s’est passé en la venue de Jésus-Christ. Il a parlé longtemps par lui-même ; il a parlé ensuite par ses saints Apôtres, qui vraiment l’ont annoncé et ont fait des merveilles dans l’Église.
16. Je dis donc que toutes choses sont égales en la main de Dieu, et que pourvu que les âmes soient fidèles à l’exécution du dessein de Dieu sur elles, elles ne doivent pas se mettre en peine du moyen dont Dieu se sert : d’autant que, supposé cette fidélité, la main de Dieu, quoiqu’invisible à la créature, fera et parachèvera son ouvrage en elle ; étant très certain que non seulement le moyen médiat est aussi avantageux en la main de Dieu pour la perfection des âmes que l’immédiat, mais que même souvent il est plus avantageux, étant plus proportionné et ajusté à notre faiblesse ; comme nous voyons que les paroles de Jésus-Christ ont causé un effet non seulement égal, mais bien plus grand et plus magnifique lorsqu’il a parlé par ses apôtres que lorsqu’il a parlé par lui-même, comme on voit clairement dans le premier discours de saint Pierre82.
17. De plus il est très certain et d’expérience, lorsque les âmes sont fort fidèles à s’ajuster au moyen divin médiat, ainsi que j’ai déjà dit, par la soumission à un directeur que Dieu a donné et qui par conséquent a ordre divin sur l’âme, qu’après que le travail que tel moyen peut faire est parachevé, l’immédiat y est substitué ; et de cette manière le directeur ne fait plus qu’approuver les choses. Car l’âme étant par ce moyen en Dieu et vivant en Lui, a uniquement le mouvement de Lui et par Lui ; et ainsi que Dieu est pour lors l’Ouvrier qui finit et qui perfectionne cet ouvrage, comme nous voyons que les habiles peintres font travailler en leur présence leurs ouvriers et dans la suite finissent leur ouvrage et y mettent leur nom.
18. Il y a encore une infinité de raisons qui par l’expérience convainquent que le moyen médiat est plus avantageux que l’immédiat, non dans sa fin, mais dans son commencement et dans sa voie, car dans la fin l’un et l’autre [15] se réunissent comme toutes les lignes se réunissent en un point central. Je les laisse pour n’être pas trop diffus, voulant seulement vous dire le nécessaire83. Mais je ne puis finir sur ce sujet sans que je vous dise encore une raison, qui m’en convainc absolument et qui condamne beaucoup d’âmes, lesquelles s’admirent elle-même et sont fort aises qu’on les admire dans la pensée seulement qu’elles ont quelque chose d’extraordinaire et qu’elles marchent par l’extraordinaire, et qu’ainsi elles sont conduites immédiatement de Dieu, ces pauvres âmes étant bien aveugles, d’autant qu’elles estiment ce qui est fort peu à priser.
19. Cette raison est que dans la vérité très peu d’âmes sont dès le commencement et dans le milieu de leur course conduites immédiatement et qu’après une sérieuse application non seulement sur toutes les personnes que j’ai connues jusqu’ici, mais aussi sur tous les livres que j’ai lus, je n’en ai point encore trouvées qui aient été conduites immédiatement sinon dans la fin.
Vous les voyez toutes marcher et avancer dans leur voie et leur sentier et en s’avançant peu à peu se réunir à leur Centre où tout le particulier se perd en l’unité, comme vous voyez que quantité de lignes tirées vers un point central, plus elles en sont éloignées, plus aussi elles sont éloignées l’une de l’autre ; et plus vous les y approchez, plus elles s’approchent, jusqu’à ce qu’enfin toutes ces lignes se perdent, non de nom seulement, mais d’effet, devenant ce point indivisible. Ainsi je vois que Dieu conduit peu à peu les âmes sortant d’elles-mêmes, pour les attirer à Lui, et dehors de Lui qu’elles étaient, les fait [16] marcher et avancer pour les mettre en Lui, où elles commencent une course admirable. Or comme Dieu n’a rien tant à cœur sinon que nous L’aimions et que nous devenions capables de Lui, si le moyen immédiat dès le commencement était le plus avantageux, ne le prendrait-Il pas, poussé par cette forte inclination ? Dieu ne le faisant que très rarement, c’est une raison très convaincante qu’il ne nous est pas le plus avantageux.
20. Dieu le fait quelquefois en certaines âmes, mais très rarement84 : et même ce moyen en elles est avec une infinité de difficultés et de faux pas ; tellement que les âmes qui marchent par ce moyen voudraient de tout leur cœur que Dieu leur eût choisi une autre voie, tant il est pénible. Dieu a ses raisons ; c’est assez que Dieu le veuille faire de fois à autre, pour convaincre qu’il est possible : mais assurément toute âme qui sera conduite de cette manière, n’a garde de s’en élever ; au contraire, elle en est infiniment plus humiliée et plus pulvérisée. Et si vous me demandez la raison pourquoi Dieu agit de cette manière vers ces âmes, je vous dirai, selon ma pensée, que c’est qu’il veut faire plus mourir et écraser plutôt telles âmes ; et que les autres sont traitées de sa Majesté plus en enfants suavement et doucement : mais dans la vérité l’une et l’autre mourant également chacune en son moyen, elles se trouvent et rentrent dans la suite en Dieu.
21. Comme cette voie immédiate est si rare, (sinon ainsi que j’ai dit, quand l’âme est ramenée en sa fin,) il n’est pas nécessaire de beaucoup parler, comment l’âme qui est conduite immédiatement doit faire : il suffit de traiter de la fidélité de la voie médiate comme j’ai fait en cet écrit.
J’ai parlé en d’autres écrits de la manière de l’opération de l’âme quand le moyen médiat est réduit en sa fin, et cela en quantité d’endroits : vous pourrez y avoir recours au besoin85. Car en vérité c’est une chose merveilleuse comment Dieu est le centre et l’opérer de sa créature, laquelle peu à peu par le moyen divin qu’il lui a choisi meurt à soi-même ; car par ce moyen se quittant et sortant de toute la circonférence de soi-même, elle se réunit en un point, qui n’étant rien de toutes choses et généralement de tout le créé, est cependant toutes choses dans son unité.
22. Ainsi tout homme doit savoir qu’il ne peut jamais arriver à ce centre et à ce point où il doit trouver tout, que par le moyen que Dieu lui a choisi ; et que n’y marchant pas, il s’en éloigne toujours au lieu de s’en approcher : de plus, que le véritable secret pour découvrir et savoir si l’on marche par la voie et le moyen que Dieu nous a choisis, c’est de remarquer si l’on quitte la circonférence pour s’avancer vers le centre, c’est-à-dire si on laisse de grand cœur le créé pour l’incréé, la multiplicité pour l’unité ; et par conséquent si l’on abandonne les créatures pour trouver Dieu. Si cela est, on a le véritable et divin moyen ; si cela n’est pas, on est égaré assurément ; et on n’arrivera jamais, n’étant pas en la voie et dans le moyen que Dieu nous a choisi de toute éternité.
1. Comme tout le bonheur d’une âme consiste en la communication de l’esprit intérieur que Dieu désire de lui communiquer ; aussi doit-elle mettre toute son application et toute son industrie (sans industrie cependant)87 à s’y rendre fidèle et à s’y ajuster : d’autant que par là elle fait plus en un moment et elle avance plus en un clin d’œil qu’elle ne ferait sans cet ajustement en plusieurs années ; et même quand l’intérieur commence d’être avancé, elle peut faire en un moment ce qu’elle ne pourrait très souvent par ses efforts et par son opération propre, conduite par elle-même, en toute sa vie. Ce qui est fort remarquable ; d’autant que vous voyez plusieurs âmes se peiner88 beaucoup et cependant n’avancer aucunement soit leur intérieur, soit aussi dans les vertus : même vous en rencontrez beaucoup qui au lieu d’avancer, ou bien de demeurer en une situation égale, vont incessamment déchéant après avoir consumé le premier feu de leurs désirs et de leur emploi en Oraison.
2. Quand on voit et que l’on envisage telle chose dans ces âmes sans savoir cette vérité : que pour fonder de la bonne manière un intérieur et pour le faire aller incessamment, il faut qu’on prenne toujours pour principe premier et infaillible, qu’on n’y peut rien faire qu’autant qu’on s’ajuste à la conduite de Dieu, et que faisant de la sorte, c’est tout faire ; parce que Dieu qui ne cesse jamais de veiller et de travailler pour notre bien et pour notre perfection s’applique à tous moments à notre âme pour lui donner et dans la suite pour se donner, autant qu’elle est en capacité de recevoir, et qu’elle meurt à soi et se vide de son propre opération pour suivre Dieu et le faire régner sur elle. Quand donc, dis-je, on regarde telles âmes sans les mesurer sur ce principe, on est tout étonné de voir et de remarquer tant de travail sans fruit. Plusieurs personnes des mieux intentionnées portant jugement de ces âmes et ne pouvant comprendre cela, disent qu’il faut adorer les jugements de Dieu : mais qu’ils apprennent bien cette vérité susdite, et ils cesseront leur étonnement, et diront plutôt qu’il n’y a nullement de quoi s’étonner ; ces âmes ayant travaillé inutilement ou plutôt n’ayant rien fait quoiqu’elles se soient donné beaucoup de peine : parce qu’elles ne se sont pas jointes à l’opération divine et que l’on ne fait rien qu’autant qu’on le fait ; et qu’ainsi tout ce qu’elles ont fait sans cela durant toute leur vie, leur est presque compté à rien, pour ce qui touche leur avancement dans l’esprit intérieur et d’oraison.
3. Tout ceci supposé, il faut savoir que quand Dieu s’est servi un long temps de notre opération active pour nous instruire et pour nous purifier en quelque manière, il donne à plusieurs âmes qu’il destine spécialement pour l’intérieur ou pour lui servir en quelques grands ouvrages, une inclination au repos, les simplifiant et les déchargeant peu à peu de la multiplicité de leurs opérations propres : et par là insensiblement il prend possession d’elles, et il agit par elles ; faisant non en multiplicité, mais en unité, tout ce que l’opération multipliée de la créature faisait en elle par elle. Et afin de vous faire mieux comprendre comment cela s’effectue, et comment Dieu prend possession d’une âme pour la simplifier, la soulageant en repos de son opération propre ; l’expérience me donne en l’esprit comparaison par laquelle je vous expliquerai toutes choses89.
4. Une âme doit être en la main de la divine Sagesse comme un enfant conduit par sa mère. Or cet enfant tantôt est conduit de sa mère seulement par la main ; et ainsi il va de ses pieds et avance de sa force propre, mais soutenu par sa mère, si bien que s’il se laisse conduire, il est beaucoup soulagé et avance bien d’une autre manière étant tenu de sa mère que s’il était à soi ; car la force de sa mère le soutient : mais comme il n’a que des pas lents, aussi règle-t-il les pas de sa mère aux siens.
Il en arrive de même aux âmes qui quoique fidèles à marcher, vont encore par leurs opérations, appuyées et soutenues seulement par la main de Dieu qui est sa providence : il faut que Dieu s’ajuste à la faiblesse de la créature, et ainsi son marcher est lent et avance peu ; mais l’âme suivant et tenant la main de cette providence, elle avance toujours quoique petitement.
Mais quand cet enfant ne veut pas tenir la main de sa mère, et qu’il veut plutôt aller par sa force et par lui-même selon son imagination et son inclination, il tombe, et au lieu d’avancer il s’arrête et fait arrêter sa mère ; le même arrive à l’âme quand elle ne veut pas se laisser conduire par la main de Dieu et par sa providence.
5. Il faut remarquer que cet enfant pour être bien conduit selon ses petits pas doit se laisser conduire et aller par les desseins de sa mère et appuyé sur la main de sa mère. Ce qui marque le premier degré ou Dieu ne tire pas encore l’âme de son opération propre, mais soulage et fortifie par ses grâces son opération, comme cette mère soutient cet enfant ; mais cette manière est toujours basse, lente et petite, étant réglée par les pas de l’enfant, la mère y proportionnant ses démarches. Aussi Dieu ne faisant encore que soutenir une âme par sa providence, est contraint d’ajuster et de proportionner son opération et ses pas à l’opération et au pas de l’âme ; et ainsi ils ne font pas vite et ne le font qu’autant que l’âme se laisse conduire doucement et suavement.
6. Or quand une mère voit que son cher enfant la suivant agréablement et doucement se lasse et même qu’il la retarde d’arriver où elle prétend, elle met ce cher enfant et poupon sur ses bras ; et pour lors il marche par les grands pas de sa mère et va aussi vite qu’elle, son intention est la sienne ; car c’est la mère qui va où elle désire. Là cette enfant prend sa nourriture, car il prend le téton ; et ainsi en se reposant sur le sein de son aimable et aimante mère, il fait tout ; et en ne faisant qu’une chose, il en fait plusieurs : car là il se nourrit et ne laisse pas de marcher ; il a ses desseins et tout le reste.
7. Il en arrive autant en vérité à une âme qui tâche un long temps et autant que Dieu le veut, de suivre Dieu appuyé sur la providence, la tenant par sa main. Elle fait prendre tout par la conduite de la providence : mais comme elle fait cela par ses efforts et qu’elle marche de ses pieds pour suivre la providence, aussi arrête-t-elle cette divine providence à cause de ses faibles démarches. Mais quand l’âme est fidèle à faire ce qu’elle peut, quoiqu’elle aille à petits pas ; Dieu s’ajustant à sa faiblesse, elle ne laisse pas d’avancer peu à peu, si elle se laisse doucement et humblement conduire par ses vues, faisant comme ce doux enfant qui se laisse suavement conduire. Et quand Dieu voit qu’une âme fait bien comme cet enfant, c’est-à-dire qu’elle se laisse conduire ; pour lors Dieu, étant infiniment amoureux de l’âme et de sa perfection, fait comme cette mère. Il voit que cette âme retarde ses desseins, ses pas propres étant trop faibles et trop lents pour arriver où il désire : il prend cette âme sur son sein et ainsi il fait bien plus que lui aider, il la porte entièrement et cette âme n’a qu’à se laisser en repos, elle va et elle fait là tout ce qu’il faut. Elle va par les pas de Dieu même : ainsi son opération est toute dans la providence qui va aussi vite que son dessein est grand ; et là elle n’a qu’à se laisser en son sein.
8. D’abord l’âme qui était lasse de son opération propre goûte suavement ce repos comme cet enfant ; et pour tout elle n’a qu’à y demeurer non par acte, mais par son repos même. Que fait cet enfant pour demeurer dans le cher sein de sa mère ? Il y demeure, ou pour mieux dire, il n’en veut pas sortir : ainsi cette âme se laisse et jouit et demeure dans le sein de Dieu, sans remarquer qu’elle marche ; d’autant qu’elle va toujours par les pas de Dieu et avance incessamment selon son dessein éternel.
Qui pourrait exprimer ceci comme il est ! On en serait charmé et ravi. Car en vérité le repos de cette âme est les démarches mêmes de Dieu, et l’âme ne pense pas là à ses démarches, si elles sont justes ou non, d’une manière ou d’une autre ; mais plutôt elle est en repos comme un cher enfant sur le sein de sa mère, et là comme cet enfant, elle va par les desseins de Dieu, et elle perd son esprit en celui de Dieu qui a ses vues et ses desseins comme il lui plaît.
9. Cet enfant-là ne marche pas seulement par les pas de sa mère et n’avance pas seulement incessamment pour arriver où son dessein tend et bute ; mais encore il s’y nourrit et par cette nourriture il s’accroît et se fortifie. Voilà une expression admirable non seulement de ce que fait l’âme reposant dans le sein de Dieu, mais encore de la manière qu’elle le fait.
En ce repos l’âme cesse ses inquisitions, ses recherches et ses soins, pour vivre du repos simple où elle trouve sa nourriture, mais nourriture qui lui est si naturelle qu’elle donne la vie, et qui peu à peu lui accroît ses forces d’une manière admirable. Cet enfant reposant dans le sein de sa mère, sans adresse trouve par une inclination naturelle son téton et là il trouve sa nourriture : le repos dans le sein de sa mère lui fait chercher ce cher téton et la nourriture qu’il y trouve lui fait continuer et augmenter son repos.
10. Voyez cet enfant attaché sur cette chère mamelle. Jugeriez-vous qu’il se nourrit et qu’il attire le lait ? Il ne remue point et vous n’y voyez nulle action : cependant véritablement il tète et se nourrit plus délicatement que par tous les mets les plus délicieux.
Voyez aussi une âme simplement dans son cher repos : vous jugeriez qu’elle ne fait rien, qu’elle est oisive ; et en qu’en vérité faire ainsi c’est perdre le temps. Juger de la sorte, c’est se tromper ; d’autant qu’elle trouve là sa nourriture véritable et naturelle, et bien plus, toute autre manière lui ferait répandre ce sacré baume et cette salutaire nourriture. Si cet enfant se remuait et voulait agir et penser à autre chose, ou il répandrait sa nourriture et son lait, ou bien il cesserait de se nourrir : c’est donc par ce repos et par cette cessation de tout qu’il avance et qu’il se nourrit comme il faut.
11. Cet enfant attaché à la mamelle de sa mère pour tirer en repos sa nourriture ne pense pas à la distribution ni à la digestion de cette nourriture. Il pense, sans penser cependant, au plaisir, ou plutôt son palais goûte agréablement cette nourriture, dont la nature fait usage prudemment et comme il faut, la digérant et la distribuant à toutes les parties. Ainsi cette âme en son simple repos se nourrit de la mamelle divine sans penser à rien ni diriger en aucune manière cette nourriture : l’âme qui la reçoit est assez prudente par l’instinct divin gravé en elle pour en faire usage, et ainsi elle la reçoit seulement en repos ; et par là sans savoir le comment, elle se distribue et chaque partie de l’âme en prend et l’attire selon son besoin.
12. Voyez au nom de Dieu comment ce cher petit poupon se nourrissant de cette manière se fortifie dans tous ses membres, chacun en particulier : peu à peu il apprend à marcher, ses pieds se dénouent, ses mains s’approprient pour travailler ; et ce pauvre enfant qui était sans raison, sans adresse et sans se pouvoir secourir, devient en se fortifiant raisonnable, capable des affaires et de secours à lui-même. Il en arrive autant à une âme vivant en ce repos sacré : elle ne pense à rien ; et ne faisant qu’une seule chose, elle en fait un million. Là elle se nourrit, et cette divine nourriture en ce sacré repos lui vient si naturellement, que sans dessein ni direction pour chaque partie d’elle-même, chaque partie en devient fortifiée et accrue ; de manière que vous voyez cette âme devenir lumineuse et intelligente. Vous la voyez dans la suite capable d’agir ; et cette âme qui au commencement était comme une bestiole devient raisonnable et capable des grands emplois. Comment s’est fait ce grand ouvrage ? On ne le saurait dire, sinon que cette âme s’est tant et tant nourrie dans le sein de Dieu, comme un enfant, et que là elle a pris tant de nourriture, que tout s’est fortifié, et que tout est accru en elle. Pour lors elle devient capable des grands emplois et du règne éminent de Dieu ; pour lors l’âme entend profondément le sens de ces paroles sacrées90 : Si vous n’êtes faits comme des petits-enfants, je vous dis en vérité que vous n’entrerez point dans le royaume de Dieu.
13. Devenez donc au nom de Dieu comme un enfant, simple, petit et sans souci de votre âme, étant mis dans le repos : c’est alors que Dieu vous met comme un enfant en son sein. Là vous verrez que ce toute bonté vous tenant en ce repos fera envers vous tout de même, comme une bonne mère, et que vous serez la de la même manière que cet enfant est sur le sein de sa mère91. Je vous ai dit que là il marche par les pas de sa mère : là il a ses mêmes desseins, là il trouve son assurance, de là il tire sa nourriture ; et enfin dans ce saint, il devient une même chose en tout avec sa mère.
14. Que tout cela me semble admirable pour exprimer dans le détail tout ce qui se passe en une âme en ce sacré repos ! Car outre ce que je vous ai déjà dit, je dis de plus que cette âme enfantine trouve toute son assurance en ce lieu, comme cet enfant, et que là uniquement elle devient une même chose avec Dieu, de la même manière que cet enfant trouve son centre dans le sein de sa mère. Si enfin pour quelque dessein de sa mère, elle n’en tire ; il gémit, il est attristé : mais le retour le console. Il en arrive autant à une âme qui est assez heureuse d’expérimenter ce simple repos. Dieu la met quelquefois hors de cet aimable séjour : mais un peu de patience et le retour sera ; jusqu’à ce qu’enfin comme Dieu est partout et en toutes choses, cet aimable enfant est si fortifié dans son repos qu’il trouve le sein de Dieu partout.
15. N’est-il pas vrai que cette comparaison exprime admirablement bien l’état d’oraison d’une âme dans ce sacré repos, laquelle étant devenue simple, qu’en vérité elle est semblable à un enfant sur le sein de sa mère ? Et comme au fait d’Oraison les comparaisons sont admirables pour exprimer ce qui s’y passe, ayez souvent en votre esprit celle-ci tant pour récréer vos sens que pour vous exprimer ce que vous devez être et la manière comme vous devez être.
Figurez-vous un tout aimable enfant qui se laisse suavement et simplement conduire par son aimable mère. Elle le tient de sa main, et il suit de ses petits pas soulagés par sa mère. Si l’on demandait à cet aimable enfant : où allez-vous ? Ils répondraient : où ma mère me conduit. Et ainsi quoiqu’il aille par ses pas, comme il suit sa mère et est soutenu d’elle, il marche en quelque façon par les pas de sa mère : il n’a pas de dessein, sa chère mère en a pour lui ; si bien que ce n’est pas lui qui veut, mais sa mère.
16. Voilà l’expression du premier degré d’Oraison quand une âme est simplifiée pour se laisser en enfant à la divine providence, qui est cette mère aimable qui tient très fidèlement et toujours cet enfant, qui marche à la vérité, mais soutenu et fortifié par cette divine mère, et uniquement dans les lumières et la conduite de cette divine providence. Ce qui est cause que cet enfant laisse étouffer toutes ses lumières et ses vues, pour ne prétendre à rien, et pour laisser tout à la lumière et à la volonté de cette divine mère, afin d’être suavement, doucement et simplement conduit par elle comme un véritable enfant ; et cette aimable mère aimant chèrement ce cher enfant ajuste ses démarches à sa faiblesse, se faisant enfant avec lui.
17. Mais comme l’amour divin ne peut jamais dire c’est assez, si la créature ne le dit, en ne voulant pas suffisamment se simplifier et devenir un doux et aimable enfant, cette aimable mère ayant longtemps marché en s’accommodant à son cher enfant, et étant désireuse, ainsi que j’ai dit, de son plus parfait bien, et comme affamée, non seulement de son amour, mais encore que cet aimable et vraiment simple enfant l’aime encore plus véritablement et plus tendrement, elle le prend, le lève, et le colle sur son sein. Voyez donc au nom de Dieu une aimable mère laquelle charmée de l’amour de son unique Fils le prend et le colle sur son sein, comme elle le lève de terre, lui ôtant le moyen de marcher de ses pas, comme elle le met sur son sein par une tendresse d’amour, comme elle le sert là, et enfin comme il y trouve sa nourriture et le reste, propre à un cher enfant.
18. Voilà vraiment l’image d’une âme que Dieu élève et tire hors d’elle-même pour la mettre dans son repos. Cet enfant consent véritablement, et c’est tout ; car c’est l’opération de sa mère qui effectue ce divin ouvrage. Elle le met elle-même en son sein, le lieu de son cœur et de son amour : aussi l’âme élevée hors de soi est mise dans l’amour divin. Là elle lui donne sa nourriture ; ce qui comme j’ai déjà dit, exprime admirablement bien la nourriture que cette âme trouve en repos dans le sein de Dieu, et encore aussi merveilleusement la manière. Cet enfant dans le sein de sa mère y est sans crainte, y trouve tout sans que l’enfant ait besoin de rien dire à sa mère, sinon de correspondre à son amour ; d’autant qu’il est son enfant, c’est assez : la même chose se rencontre admirablement dans un cœur simplifié amoureusement et en repos dans le sein et entre les bras de Dieu.
19. Je ne finirai jamais en exprimant la ressemblance si parfaite qui se rencontre entre un enfant dans le sein de sa mère et une âme suavement en repos et simplifié dans le sein et les bras de Dieu. Je vous renvoie donc à l’expérience ; car elle est un million de fois plus féconde en expressions à l’âme qui en jouit que tout ce que l’on n’en saurait jamais dire. Ce sont des paroles mortes et sans relief : mais de savoir par le goût cet aimable repos, ces charmantes caresses, cette conversation d’amour, cette aimable application d’un Dieu sur un enfant qu’il aime comme lui-même, c’est toute autre chose. Mais comme ses expressions nous bégaient un je-ne-sais-quoi 92 qui est caché dans le plus intime de nous, elles nous sont à la vérité un très grand plaisir et nous disent souvent quelque chose de ce que nous ne pouvons exprimer.
20. Et ne croyez pas qu’il faille, afin que ces choses soient très vraies, qu’elles soient très sensibles. Non ; la foi non seulement est la lumière de telles âmes, mais encore elle est la vérité dans laquelle elles sont données : ainsi quoique ce sacré repos soit en une âme et qu’elle jouisse en lui de toutes ces choses susdites, ce sera pour l’ordinaire en foi très simple et très nue : et même plus elle sera telle, et plus tout ce qui sera donné là, le sera nuement par elle, plus aussi ces choses seront en substance et véritablement ; d’autant que la foi est la substance des choses que nous espérons en cette vie.
1. Il y a plusieurs choses de grande conséquence à observer pour l’intelligence mystique des Évangiles et pour la connaissance profonde de tous les Mystères de Jésus-Christ et de tout ce qui le concerne.
Lorsqu’il s’agit de Jésus-Christ ou de ses paroles, il n’en faut pas penser comme d’un seul et simple homme, mais bien comme d’un Homme-Dieu qui agissait et parlait en esprit d’éternité, c’est-à-dire devant lequel toutes choses étaient un point d’éternité, tout lui est en présence sans passé ni futur, si bien qu’il les voyait toutes sans aucune différence.
Quand Jésus-Christ a prononcé une vérité, il a eu en vue non seulement la chose qu’il dit et la personne pour laquelle il la dit, mais encore toute créature à qui elle pouvait appartenir ; les ayant toutes présente en sa lumière et en sa présence, aussi bien que tous les moments de leur vie, comme s’il n’y avait eu qu’une seule créature dans la terre et dans toute la durée du temps, sans que cela ait fatigué son soin, ou ait brouillé sa vue et son opération.
Dans cette lumière chaque personne se peut et doit appliquer ces vérités de l’Évangile, et ce que Jésus-Christ fait en particulier pour quelques personnes ; par exemple dans la rencontre de la Samaritaine93, ou des autres merveilles qu’il a opérées. Et comme il avait toutes choses présentes en moment d’éternité, il n’avait pas une personne plus présente que l’autre, toutes lui étant totalement présentes ; et ainsi chaque chose qu’il a faite et dite a été pour toutes et pour chacune comme s’il n’y avait qu’elle seule.
Ce qui est d’une consolation admirable à une âme qui vit en foi et de foi : d’autant qu’elle peut s’appliquer tout, en entrant dans la profondeur de chaque chose ; chaque parole ou vérité n’ayant pas moins de profondeur infinie que Dieu même, et étant le Verbe divin même. Car on peut faire quelque distinction entre le Verbe divin qui est dans le sein du Père, le Verbe incarné en la chair et le Verbe écrit en ses paroles dans le saint Évangile. Je dis quelque distinction ; car dans la vérité il n’y en a pas, étant le même Verbe, c’est-à-dire la même parole éternelle, aussi vraie, aussi éternelle, aussi infinie dans le sein du Père éternel, dans le sein de sa mère la très sainte Vierge et dans les saintes Écritures : ce qui dit des merveilles à une âme profondément éclairée de la foi et qui a des yeux assez forts pour voir et regarder ce divin Verbe et le Soleil éternel en ce qu’il est, c’est-à-dire, dans sa beauté et dans la grandeur de sa divine lumière sans que sa lumière réverbère.
2. Mais hélas ! Qu’il y a peu d’âmes qui soient capables de voir l’éclat infini des saintes lettres ! Car ce n’est pas assez d’avoir de la science : il faut encore que l’âme soit élevée au-dessus de sa capacité par une lumière divine très pure et très relevée, qui par sa ressemblance et analogie s’ajuste très suavement avec l’état de la lumière éternelle dans la sainte Écriture. Quand cela n’est pas, il faut modérer l’éclat de la divine lumière en la sainte Écriture par les écrits des saints, et faire proprement ce que l’on fait à l’égard du soleil matériel. Si vous le regardez fixement, au lieu de voir il vous crève les yeux et en brouille tellement la lumière que vous êtes un fort long temps sans pouvoir voir ; et même vous pouvez si bien vous opiniâtrer et en le voulant regarder fixement, que vos yeux pourraient entièrement perdre leur lumière. Il faut donc avec sagesse modérer par l’ombre son éclat ; et par ce moyen vous recevez par vos yeux, autant que vous en avez besoin, sa clarté ajustée et modérée.
L’âme en doit faire autant au fait de la sainte Écriture. Il faut jouir de sa lumière dans les livres des saints et des serviteurs de Dieu par lesquelles elle découle et s’est communiquée à nous ; et peu à peu par la modération de ces saints ombrages, elle devient ajustée à nos yeux pour voir à la suite cette divine lumière en elle-même dans les saintes Écritures.
3. De cette grande vérité l’on peut tirer un million d’instructions pour empêcher les âmes suffisantes de tomber dans les erreurs ou plusieurs sont tombés, croyant fermement avoir assez de lumière pour découvrir les grandes vérités évangéliques sans l’aide des saints Pères et serviteurs de Dieu profondément éclairés en leur humilité et petitesse ; d’autant qu’une âme ne se peut jamais dire capables de voir la lumière en la lumière de la sainte Écriture ou en Dieu qu’à proportion de la mort d’elle-même et ainsi que selon son humilité et petitesse.
Il y a des raisons infinies de cette vérité, mais je serai trop long pour les déduire. Il suffit qu’il soit très vrai que la sagesse n’éclaire jamais les montagnes, c’est-à-dire les âmes suffisantes ; mais bien le néant, duquel elle tire toutes les merveilles que les vérités éternelles marquent, comme au commencement du monde elle a tiré du néant toutes choses dans leur beauté et leur perfection.
4. C’est assez de ceci en passant. Poursuivons le reste et remarquons de plus que non seulement Jésus-Christ a vu et voit toutes choses en moment éternel ; mais encore qu’il a opéré et opère encore toute chose en ce même moment éternel : si bien qu’encore que Jésus-Christ n’ait été qu’un certain temps se fatiguant, lorsqu’il cherchait la pauvre Samaritaine, qu’il n’ait été aussi qu’un espace de temps en sa flagellation, son crucifiement et le reste qu’il a opérés pour les hommes, il a opéré toutes ces merveilles en esprit d’éternité ; et ainsi chaque moment a été un moment éternel en son esprit non seulement pour le mérite, mais aussi pour la durée. Ce qui dit des merveilles aux hommes : d’autant que non seulement ils doivent savoir que Jésus-Christ les a eu toujours comme uniquement présents en tout ce qu’il a fait, dit et souffert ; mais encore que chaque chose a été comme si Jésus-Christ avait été une éternité flagellé, crucifié et le reste dont la sainte Écriture nous exprime les merveilles.
Ô, si les hommes pouvaient approfondir chaque parole de ces grandes et infinies vérités, que diraient-ils de la naissance, des prédications, des travaux, de la passion et de la mort de Jésus-Christ ; cela étant uniquement pour chaque créature, et chaque chose étant pour une éternité !
5. Ce n’est pas encore assez pour pouvoir approfondir un peu ces merveilles divines en la divine lumière. Il faut savoir que chaque Mystère que Jésus-Christ a opéré, a été dans le même moment éternel ; et comme le Père éternel dit ces belles paroles94 du Verbe divin engendré en son sein : Ego hodie genui te : je vous ai engendré aujourd’hui ; c’est-à-dire que cette génération divine est toujours nouvelle, toujours la même, et n’est qu’un moment éternel : ainsi en est-il des Mystères de Jésus-Christ, mais différemment ; d’autant qu’il n’y a que les âmes qui sont arrivées à la foi nue et divine, (qui par conséquent est séparée du temps et doit et peut jouir des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes sans les rabaisser et les ravaler à la portée humaine,) qui puissent pénétrer ce sanctuaire et trouver cette vérité. Quand la foi d’une âme est telle, elle trouve à chaque clin d’œil et en moins d’un clin d’œil la vérité, c’est-à-dire les Mystères toujours présents ; toutes les expressions du passé n’étant à l’âme que des ombres en cette divine lumière hors du temps et éloigné du multiplié : et qui a cette foi, assurément voit la vérité, et peut jouir de la vérité telle qu’elle est en sa grandeur, en son excellence et en sa vérité.
6. Il est vrai qu’il faut que la foi soit dans un fort grand degré de simplicité et de nudité pour arriver à ce point de découverte et de jouissance ; mais toujours elle le peut assurément. Et c’est là le privilège de cette grande lumière de vérité éternelle, voyant les choses dans leur vérité ; et ainsi les Mystères de Jésus-Christ étant tels, elle les voit tels et en jouit.
Mais comme peu pénètrent cette sublime foi et que peu fendent la nue afin d’y découvrir et y trouver la vérité nue et nuement ; Jésus-Christ y a pourvu par un miracle de grâce, ayant donné à la sainte Église le pouvoir de communiquer chaque année ses divins Mystères dans la vérité, chaque âme pouvant en jouir et les avoir selon son degré de foi et selon qu’elle est nue et au-dessus des sens et de la raison. De telle manière qu’il est très certain qu’il y a des âmes dans l’Église de Dieu, et aussi qu’il y en peut avoir, dont la foi est si pure et si nue qu’elles jouissent des divins Mystères aux jours que l’Église les solemnise et les trouvent tels qu’ils sont, c’est-à-dire dans la vérité, et qu’ainsi elles en jouissent aussi véritablement que s’ils avaient été en Bethléem ou sur le Calvaire.
7. Ce degré de foi n’est pas si pur et si éminent que le premier, mais en se purifiant peu à peu on y arrive à la suite aidé des grâces et des miséricordes que Jésus-Christ communique par le ministère et l’aide de la sainte Église. Ceci est difficile à comprendre pour une âme humaine et non divinement éclairée : mais il n’est pas moins vrai ; et j’assure pour très certain que les âmes honorées du don de foi, comme j’ai dit, mourant peu à peu à elles-mêmes, arrivent aussi peu à peu à cette nudité et vérité de foi, qui leur fait quitter le temps et les transporte insensiblement au-dessus des nuages des sens et de l’esprit humain dans la vérité de la foi, où toute vérité se trouve.
8. Dire ceci est beaucoup dire en général ; mais encore descendre dans le détail en particulier est une vérité si charmante qu’elle emporte le cœur. Et il est vrai comme il n’y a ni haut, ni bas, ni passé, ni futur, en la foi, que tout s’y trouve ; et comme elle y trouve tout en moment, aussi chaque circonstance s’y rencontre. Et comme les saintes Écritures qui nous ont déclaré les Mystères en général et en substance ne nous ont pas dit tout le distinct soit l’extérieur ou l’intérieur ; la foi y trouve tout : car elle y pénètre tout, non en une manière sensible et intellectuelle (sinon quelquefois,) ce qui n’est pas nécessaire, mais divinement en la manière de la foi. Tout y est, tout s’y trouve tel qu’il est ; je ne dis pas, tel qu’il s’est passé dans le Mystère la première fois, mais bien je dis tel qu’il est parce qu’elle a tout présent et jouit de tout en moment présent ; car je parle présentement de ce degré de foi.
9. Quelles pertes font les âmes qui s’amusent aux créatures, s’embarrassant en leurs conceptions et en leurs pensées, au lieu de mourir peu à peu en toutes manières à elles-mêmes pour entrer en la foi, laquelle s’insinuant en elle, ces âmes en ce quittant elles-mêmes deviendraient insensiblement capable de trouver cette vérité, ou assurément elles trouveraient tout bien, trouvant Jésus-Christ en sa source de bonté, de miséricorde et d’amour pour ses pauvres créatures ; car il est tel en ses divins Mystères ! Souvent les hommes peu éclairés divinement s’étonnent en exprimant leur regret de ce que les divines Écritures, qui contiennent la vérité, ne nous ont point dit tout le détail de ces divins Mystères. Un homme divinement éclairé de la foi ne s’en étonne pas, d’autant qu’il voit en la lumière divine qu’elles contiennent tous ce qu’ils renferment ; et ainsi ce que la sainte Écriture nous en dit suffit, afin que devenant peu à peu éclairés de la foi, la lumière du Mystère commence à nous faire voir et à nous découvrir ce qui est caché en ces sacrées paroles aux hommes du commun et qui ne savent que le sensible ou la raison, quoiqu’aidés d’une foi commune.
10. Tout ceci n’est qu’effleurer des vérités infinies : car s’il fallait les poursuivre et les étendre selon qu’elles le méritent et qu’elles sont il faudrait des volumes entiers. J’en ai dit seulement quelque chose pour l’intelligence générale des vérités évangéliques ; d’autant que presque tout le monde voit et regarde les Mystères divins et la sainte Écriture seulement comme elle est exprimée, c’est-à-dire humainement, sans sortir de l’humain et de la manière humaine d’entendre, d’estimer et d’approfondir les vérités éternelles : ce qui leur est un dommage infini, d’autant que non seulement ils n’entrent pas dans la lumière divine infinie et infiniment divine des saintes Écritures, mais encore qu’ils ne reçoivent pas les fruits infinis de chaque vérité et de tout ce que Jésus-Christ nous a dit et qu’il a fait pour nous.
Il faut donc être plus sage que le commun et entrer dans l’application de chaque chose, voyant ce que Jésus-Christ a fait et dit conformément à ces principes, sans s’amuser à un million de raisonnements humains inutiles, qui ne font que consumer le temps et rendre sans fruit la venue et la vie d’un Dieu en la terre pour chaque créature et pour chaque moment de sa vie.
11. Si j’avais du loisir pour confirmer ces vérités par l’autorité des Pères divinement éclairés, je m’assure que l’on demeurerait d’accord qu’il n’y a rien de nouveau en ceci et que c’est une vérité générale qui a toujours été telle. Mais comme on ne la peut avoir ni découvrir qu’en la petitesse et la mort de soi-même, et que si peu de personnes y veulent travailler, ce n’est pas de quoi s’étonner si peu trouvent cette divine clarté, et se la rendent familière.
Cette mort, cette humilité, et cette petitesse ne se trouvent pas dans les écoles et dans les grands traités de Théologie. Ainsi quoique vous voyez quantité de savants vous en trouvez peu divinement éclairés de la Sagesse divine. Elle se trouve en la fuite du monde, en la solitude, en l’oraison et dans les autres petits exercices, qui nous cachent peu à peu à nous-mêmes et aux créatures ; et ainsi insensiblement en nous dérobant de la lumière humaine, nous trouvons la divine, et en nous enterrant en quelque façon tout vivant nous trouvons la mort qui nous perd aux créatures, à nous-mêmes et à l’humain (comme le tombeau nous dérobe nos amis,) pour nous trouver dans la vérité de la foi, qui a et renferme toute vérité ; et de cette manière ces pauvres mourants et morts sont entrés dans les vérités éternelles de Jésus-Christ et des saintes Écritures tout autrement que les savants. Ce n’est pas qu’ils en soient exclus ; au contraire quand ils sont humbles ils ont un secours admirable : car la science est une lumière excellente, étant relevée et divinement éclairée par la foi et ensuite par la lumière divine.
1. L’âme qui est assez heureuse d’être avancée dans la jouissance de la divine lumière trouve dans la suite qu’il n’y a rien d’admirable comme la sainte Écriture, toute divine lumière étant en elle. On trouve en elle par sa clarté des Mystères admirables, non seulement pour la vie commune du christianisme ; mais encore pour la vie la plus perdue, divine et mystique : de telle manière que les écrivains les plus éclairés n’ont rien de si admirable, ni de si clair, et si net que ce qu’elle contient en soi pour l’explication des états intérieurs.
Mais afin que l’âme trouve en elle cette [40] divine clarté, il faut qu’elle [l’âme] soit réduite en son unité ou plutôt en Dieu, où elle entend dans une unité admirable et dans une profonde paix cette divine parole des saints Évangiles. Il faut être de cette manière pour la bien entendre. Et quand cela est, on le fait très facilement et sans l’effort de la multiplicité première avec laquelle on s’occupait très fructueusement à considérer et à remarquer quantité de belles vérités dans le saint Évangile. Ici elles sortent du fond de l’âme, l’esprit s’ouvrant sur les paroles. Et cela se fait sans multiplicité et quoique l’âme entende quantité et diversité de choses, elle ne laisse pas de demeurer dans son unité. Ce qu’il est impossible de contrefaire, quand même on le voudrait. Mais l’âme en est bien éloignée, car, comme sa nourriture et son plaisir est dans l’unité, par cette unité elle aime mieux demeurer dans la paix et dans son rien créé par lequel elle possède sans posséder son Tout incréé, que de sortir et de se multiplier, même par les plus belles choses soit de la sainte Écriture ou autres.
2. Dans cette disposition, j’ai entendu l’explication du saint Évangile de la mort du Lazare, et j’ai compris comment il y a trois degrés à l’oraison. Le premier est actif représenté par sainte Marthe, laquelle avait pour emploi et pour occupation le ministère de la maison, réglant et conduisant toutes choses. C’était à elle de recevoir Jésus-Christ et de pourvoir à toutes les choses qui le touchaient. L’état actif, même surnaturel est admirablement figuré par cette bonne sainte dans son emploi. Car une âme en tel état soigne à tout, s’empresse, et a vigilance pour tout ; et de cette manière elle rend beaucoup de gloire à sa divine Majesté : car par cet état actif l’âme court au-devant de notre Seigneur par les désirs et les soins qu’elle a pour sa gloire, et aussi pour son propre salut, et sa perfection. Elle arrange par là tout chez elle par les diverses vertus. Et enfin il est tellement essentiel à cet état d’être actif, empressé et vigilant que l’âme tant qu’il dure ne saurait demeurer en place sans agir et sans travailler toujours. Je laisse une infinité de choses qui se passent dans cette disposition, pour renvoyer l’âme à sainte Marthe, afin de la considérer agissante ; et elle verra qu’il n’y a rien de mieux exprimé pour dire ce qui se passe dans cet état que ce que le saint Évangile nous dit d’elle.
3. Le second degré est contemplatif : aussi est-il représenté par sainte Marie dont toute la vie est en repos, entendant les discours de la Parole éternelle qui découlent avec grande suavité dans son âme. Tout son emploi est repos ; et si elle a quelque mouvement, c’est vers Jésus-Christ, excité par l’amour. Car pour ce qui est de la recherche et de l’empressement à le voir, pourvu que son amour soit intérieurement satisfait, elle demeure en paix, puisque par la paix elle possède tout. C’est pourquoi sainte Marie demeure assise dans la maison lorsque Marthe court au-devant du Seigneur, et il faut que Marthe lui vienne dire que le Maître la demandait. La pure Contemplation est si amie du repos (par lequel l’âme contemplative jouit de Jésus-Christ dans son âme) et de l’abandon de tout, que ce lui est tout perdre que de quitter même pour un moment le sacré repos de la contemplation. Ce sacré repos n’a de mouvement que pour se mettre au pied de Jésus-Christ, c’est-à-dire pour se perdre dans l’humilité et le néant, et aussi pour répandre les parfums qui sont proprement la plénitude dont les puissances sont pleines par l’infusion divine dans cet état contemplatif. Il y aurait infiniment à dire là-dessus pour remarquer comment cet état est admirablement dépeint par tout ce qui est en sainte Marie : mais cela serait trop long. L’âme qui a la lumière verra suffisamment en cette sainte contemplative comment elle se doit conformer à elle pour arriver à la pureté de la contemplation ; et comment elle doit préférer cet état au premier, puisque Jésus-Christ lui a donné la prééminence : de plus qu’en étant uniquement en repos par sa contemplation, elle a tout et fait tout ; car cette contemplation étant la meilleure part et lui étant donnée, elle la peut légitimement garder, et laisser la première c’est-à-dire Marthe, dans son soin et dans sa fatigue.
4. Lorsque l’âme a beaucoup travaillé par la vie active, et qu’elle est souverainement et uniquement mise en repos par la contemplation, elle ne doit pas croire que tout soit fait. Non, ce n’est proprement que commencer95. Car il y a un troisième degré très supérieur, qui est inconnu durant que Marthe et Marie travaillent chacune en sa manière, la première par son action, la seconde par son repos lumineux et fécond. Il arrive donc à l’âme ce qui est arrivé à ces deux sœurs, lors [43] qu’elles y pensaient le moins, au contraire chacune travaillant fructueusement en sa manière, l’une agissant, l’autre contemplant. Leur cher frère devient malade en l’absence de leur divin Maître. Qui est le cher frère de ses deux saintes sœurs ? Comme Lazare était le frère et comme le chef de ces deux sœurs, aussi le divin fond est le chef des puissances, où cette vie active et contemplative s’opère et est reçue. Il devient donc malade, ce cher frère et en l’absence de son Dieu. Et ce n’est pas sans providence que ce divin Maître est absent, puisque cette absence, comme nous allons le voir, causera sa mort ; car comme dirent ces saintes sœurs, s’Il avait été présent, il ne serait pas mort.
Ces deux saintes sœurs, Marthe et Marie, voyant leur cher frère malade, envoient des messagers à leur cher Maître, qui lui disent seulement que celui qu’Il aime est malade. Ils disent vrai, car c’est en vérité ce cher frère [Lazare] qu’Il aime, c’est-à-dire ce cher fond et centre de notre âme. Car quoique Jésus-Christ aime extrêmement la vie active et contemplative, son cœur est pourtant toujours au centre. Mais s’Il l’aime tant, pourquoi, ayant appris les nouvelles de son mal par les deux sœurs, ne vient-Il le secourir ? ô secret de la divine Sagesse ! C’est secourir admirablement ce divin centre que de se tenir éloigné de lui, afin que cet éloignement lui donne la mort et le laisse trois jours au sépulcre pour le ressusciter ensuite.
Tout cela exprime admirablement la mort du fond96, laquelle s’opère par cet éloignement — sans éloignement cependant — de Jésus-Christ [44], car l’âme ne trouvant rien où se prendre97 ni qui la soutienne, elle trouve peu à peu la mort par sa langueur. Ces deux sœurs secourent tant qu’elles peuvent ce cher frère en contemplant et agissant, mais il faut qu’il meure par nécessité, car [ni] la contemplation ni l’action [ne sont] sa vie : c’est Jésus-Christ Lui-même, et ne Le pouvant avoir, il meurt.
5. Les âmes qui sont en ce degré, ne peuvent presque jamais comprendre que ce silence de Jésus-Christ à ne pas répondre aux demandes que ces sœurs lui font pour secourir leur frère malade, soit son bien, et que même cet éloignement de sa présence par lequel Jésus-Christ demeure si longtemps éloigné de lui sans lui donner aucune nouvelle soit son bonheur. Elles croient au contraire que c’est son malheur. Car y avait-il vie plus heureuse que celle de ces trois personnes avant cette maladie, d’autant que ce frère agissait par sa sœur Marthe, et contemplait par Marie ! Mais la pauvre âme qui n’entend pas ce secret qui s’opère durant cette maladie par le silence et l’éloignement de Jésus-Christ est fort en peine et sa douleur augmente étrangement, parce qu’à la suite Marthe et Marie tombent dans la langueur aussi bien que le frère, étant abîmées en larmes le voyant mourir. Enfin il faut que l’âme sache que ce qui opère réellement sa mort, est ce silence et cet éloignement de Jésus-Christ ; de telle manière qu’encore que Dieu soit infiniment plus présent dans le fond de l’âme, plus Il lui paraît éloigné, et que Son éloignement soit Son approche, cependant cela par la peine et la faim de sa présence, lui cause peu à peu langueur de [45] mort. On ne peut presque jamais apprendre cette leçon, car si on le pouvait, cela empêcherait la mort. Il faut donc que, ô âme, vous laissez agoniser et mourir en cet état, n’ayant rien, Jésus-Christ Se tenant si éloigné de vous et Son éloignement vous donnera la mort.
Mais quoi ! Cette mort paraît en ce temps si affreux et si peu pour le bien de l’âme, qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour conserver l’activité et la contemplation à ses chères sœurs ; mais enfin malgré les répugnances de Marthe et de Marie et du Lazare, il faut mourir. Jésus-Christ est impitoyable et Il ne viendra pas qu’il ne soit pourri dans son sépulcre98. O, que cela explique admirablement bien cette mort mystique et comment Jésus-Christ est impitoyable pour une telle âme ! Puisqu’Il oublie l’amour qu’Il a pour les sœurs, l’Activité et la Contemplation, et par Son éloignement, amoureux pour le frère, Il le laisse mourir. Car il est très vrai que ce fond et centre de l’âme meurt véritablement, non par quelque chose de positif qu’il aperçoive en soi, car il s’accrocherait à cela, et ce quelque chose empêcherait sa mort ou l’éloignerait ; mais seulement Dieu le laisse mourir sans le secourir et sans paraître entendre ses sœurs. Quoique Jésus-Christ faisait autrefois tout ce qu’elles voulaient, ici Il ne les entend pas même.
6. On ne saurait croire combien l’âme a de peine à mourir à ses activités et à sa contemplation pour recevoir par cet éloignement de Jésus-Christ le coup de la mort, combien elle souffre d’agonies qui prennent la place de ce plaisir d’activité, et de cette suavité de contemplation. Car la différence qu’il y a entre les mourants et les morts corporellement, et les mourants et les morts spirituellement, est que les premiers sentent des douleurs, leur mal étant encore loin de la mort : mais qu’à mesure qu’ils en approchent ces douleurs cessent et enfin ils ne sentent plus rien étant morts ; puisqu’un corps que les vers rongent dans le tombeau ne sent et ne voit plus rien. Il n’en va pas de même des morts spirituellement : plus on approche de la mort, plus le sentiment vient et plus les yeux s’ouvrent pour voir sa mort, et plus la vue enfin s’étend pour découvrir et sentir sa pourriture ; car telle vue avance encore la mort, laquelle, non plus que la jouissance qui fuit, n’a pas de fin. L’âme en tout ce temps n’a les yeux ouverts que pour voir ce qui l’afflige, savoir l’éloignement de Jésus-Christ, qui lui cause la mort sans ressource : elle est sensible à la douleur, mais non à rien de consolant qui lui peut venir de Marthe ni de Marie.
7. Enfin quand ces deux bonnes sœurs ont enterré leur frère avec beaucoup de larmes et de tristesses, et que le frère est déjà pourri dans son tombeau, gisant dans l’ombre de la mort et dans la puanteur, et qu’elles ne songent plus à rien sinon à demeurer telles qu’elles sont pour jamais ; Jésus-Christ vient, trouvant ces sœurs dans la tristesse et presque dans la mort comme leur frère, qui lui font leur complainte de ce qu’il ne s’est pas rendu présent à la mort de leur frère. Mais Jésus-Christ leur apprend derechef une leçon qu’elles avaient oubliée durant tout ce désastre, savoir que qui vit en lui par la foi ne meurt point. D’où vient que l’âme, qui est dans cet état de mort et qui est assez heureuse de demeurer et de devenir paisible dans ses peines, ses troubles et ses agonies, demeurant par là en Dieu en foi, ne meurt pas ; c’est-à-dire, quoiqu’elle meure, c’est sa vie. Et voilà en peu le divin secret qui doit occuper en ce temps les sœurs et le frère, savoir de demeurer en Jésus-Christ par la foi. Et pour l’ordinaire, si telle âme est fidèle pour se posséder, elle remarquera que comme la foi a été sa lumière en la vie active par la ferveur et en la contemplation par le repos amoureux, la même foi s’augmente et devient infiniment plus abondante, non pour nourrir les sœurs, mais pour faire que ce divin fond et centre de l’âme demeure en Dieu. Mais comme cette foi est si obscure à moins de beaucoup de secours de Dieu, elle croit que tout se perd, quoiqu’au contraire tout s’établisse : d’où vient qu’il n’y a pour lors qu’à demeurer en Dieu par la foi qui lui est communiquée abondamment.
Les Sœurs, savoir l’Activité et la Contemplation, se soumettant à l’instruction de Jésus-Christ le mènent au lieu où était le mort ; mais les mêmes sœurs retombant dans leur incrédulité entendirent que qui croit verra la gloire de Dieu. Tout ceci se passe en cet état : car l’esprit est quelquefois si enfoncé dans la mort, et dans la puanteur de son sépulcre que l’âme a une peine infinie à faire un pur et simple usage de la foi, par laquelle seule doit venir tout bien à ce pauvre mourant et mort. O Si l’on pouvait apprendre ce secret, de se contenter de la simple foi, par laquelle l’âme possède et attend la gloire de Dieu, qui la ressuscitera de son tombeau et la rendra aussi heureuse par la joie solide, qu’elle a été appauvrie et pressée par cette mort !
8. L’âme donc après bien des essais vient une bonne fois à faire usage de la pure et nue foi dans laquelle elle entend la voix forte du Verbe éternel Jésus-Christ qui lui dit qu’elle se lève du tombeau. Elle se lève ressuscitée, mais encore liée par plusieurs choses qui lui ont été données dans son état de mort et dans le sépulcre. Quand Jésus-Christ fait cette résurrection, il ne l’opère pas tout d’un coup, c’est-à-dire lui donnant pleine liberté d’agir en esprit ressuscité : elle se fait peu à peu et il faut que l’âme ait patience afin qu’on la délie et lui ôte chaque chose l’une après l’autre. Ce qui lui est bien plus facile que lorsqu’il fallait se laisser mourir, faute de faire usage de la nue et pure foi, que l’âme oublie en ce temps devenant simple et obscure, mais dont elle eût reçu un secours infini si elle s’y était ajustée.
9. Mais on me pourra dire, à quoi bon ce troisième degré ? L’âme n’est-elle pas assez avantagée par le premier et le second, dont quantité d’âmes et de personnes éclairées parlent, sans être exposée à tant de maux, de peines et d’obscurités qu’il faut passer pour arriver au troisième ? L’âme qui est assez heureuse pour l’expérimenter, éprouve combien il est utile de faire cette troisième démarche, d’autant qu’elle expérimente qu’il y a une infinie différence de cet état aux deux autres et que le second même, qui est contemplation [49] surnaturelle et passive, est au-dessus d’une distance presque infinie ; c’est comme la différence de la terre au ciel, et de l’homme à l’ange. Mais toutes ces comparaisons ne sont rien et sont infiniment éloignées de la vérité de ce qui en est, puisque par la contemplation l’âme voit Jésus-Christ, mais par cet état de vie ressuscitée l’âme en jouit et est semblable à Jésus-Christ. Marie est au pied de Jésus-Christ avec son parfum, mais le Lazare ressuscité est assis avec Jésus-Christ. Et pour dire en peu, afin de finir, la différence qu’il y a de cet état à la contemplation c’est que, comme après la résurrection du Lazare, il avait une nouvelle vie, aussi le fond et le centre ressuscité jouit d’une vie ressuscitée, qui n’est autre que Jésus-Christ en Sa vie humainement divine, mais dans une stabilité qui participe de la résurrection.
10. De plus le Lazare causait par sa vie quantité de conversions, et plusieurs étaient éclairés de la foi par lui. Il en arrive autant à l’âme ressuscitée : elle est merveilleusement utile à plusieurs, et sans qu’elle le pense, Jésus-Christ exhale d’elle grâce et onction. D’où vient que très souvent Dieu ne donne cette grâce qu’aux âmes par lesquelles Jésus-Christ destine faire grande grâce aux autres. Et pour ce qui est de l’âme même, elle jouit en cet état d’une merveilleuse grâce qui glorifie beaucoup Notre Seigneur et qui lui fait bien comprendre qu’elle était bien ignorante de se mettre en peine de ne pas glorifier Dieu dans son état de mort, mais au contraire de quitter tout et de mourir à tout dit au lieu de rien faire pour Dieu ; et elle remarque que tout cela avait [50] un rapport à ce qu’elle possède en cet état et aux pouvoirs dont elle jouit pour glorifier Dieu par l’amour, par les vertus et même par la vie que les deux sœurs Marthe et Marie ont reçue dans sa résurrection. Car il est certain que ce même esprit ressuscité contemple et agit plus réellement et plus véritablement que jamais ; et ainsi Marthe et Marie et le Lazare sont derechef réunis par le véritable lien d’amour autant que cette mort les avait séparés. Il y aurait une infinité de choses à dire encore sur ce sujet, mais ceci n’étant qu’un faible crayon d’un éclair de lumière, il suffit que je mette cela ; car une âme éclairée comprendra facilement par sa lumière le reste que je tais.
1. Comme la chose la plus nécessaire pour être à Dieu en la manière qu’Il le veut, et pour y correspondre en perfection selon son degré, est de s’ajuster aux moyens que Dieu tient pour communiquer Ses dons et ensuite [51] soi-même, aussi faut-il bien entendre la manière que Dieu tient pour Se communiquer et comment il faut faire pour y correspondre, en sorte qu’on n’aille ni trop tard ni trop tôt, mais qu’on suive fidèlement Son opération. À moins de cette fidélité, l’âme est toujours en défaut et cependant elle ne fait rien, et n’avance jamais ; si elle n’est pas fervente, mais un peu lâche et inclinée à se regarder soi-même, elle est non seulement en défaut, mais encore elle tombe de faute en faute, de précipice en précipice comme une personne qui marche dans la nuit, laquelle ne suivant pas d’une approche juste le flambeau qui la devait éclairer, ce flambeau, au lieu de lui servir en l’éclairant, lui donne un faux jour, et ainsi en ne lui faisant voir les faux pas qu’à demi, il lui donne une fausse hardiesse, et de cette sorte elle choppe99 très souvent, et fréquemment elle tombe aussi lourdement, ce qu’elle ne ferait pas si tôt si elle n’avait pas ce flambeau : car, n’ayant nulle lumière, elle se précautionnerait davantage et prendrait plus garde à soi. Aussi une personne qui n’a nulle lumière ne s’y assure pas et a recours à tous moments au conseil, faute de lumière. Les personnes ferventes au contraire, s’avançant trop, se font ombre à elles-mêmes, comme nous voyons (demeurant à notre comparaison) qu’une personne devançant son flambeau s’en cache la clarté et la lumière. Tout de même par les précipitations trop avancées, par les désirs trop multipliés et non ajustés à ce que Dieu fait et au degré où l’on est, on fait vraiment ombre à soi-même, toutes ces bonnes productions cachant à l’âme la lumière [52] de son degré : ainsi que je vous vais faire voir en expliquant les degrés particuliers de la communication de Dieu en l’oraison et en l’intérieur.
2. Comme je viens de vous dire que pour correspondre à Dieu comme il faut, et ainsi pour beaucoup et bien avancer, tout consiste en l’ajustement fidèle à l’opération divine, aussi faut-il que je vous dise100 que l’opération divine tend toujours à deux choses spéciales : savoir à nous éloigner de nous-mêmes et des créatures, et à nous embellir et orner de la pureté requise pour pouvoir trouver Dieu et Son union, qui ne se trouve jamais que par ressemblance d’autant qu’elle ne s’opère jamais que par amour. Or l’amour ne s’unit qu’à son semblable, et l’union est telle qu’est la ressemblance.
Dieu nous a créés à Son image, et ainsi si nous étions demeurés en notre état primitif, non seulement nous serions unis à Lui comme à notre principe, mais nous agirions en Lui et par Lui, comme Lui, Le connaissant et L’aimant comme il Se connaît et S’aime incessamment. Mais comme nous sommes déchus de cette pureté et de cette ressemblance, nous avons aussi perdu cette union et cette unité, si bien qu’étant égarés dans une région de distance infinie, collés et identifiés en nous-mêmes et dans les créatures, où nous contractons un million d’impuretés et de dissemblances, ce que l’on appelle faute de vertus, il nous faut par nécessité acquérir tout de nouveau cette approche et cette ressemblance première.
Il faut donc que Dieu, en Sa bonté infinie [53] nous vienne chercher dans ce pays infiniment éloigné, et nous ramène peu à peu du cachot de nous-mêmes, du péché et des créatures, à Lui, par Ses dons et par les vertus, ce qu’Il ne fait que par degrés à moins d’un miracle extraordinaire.
3. Et comme les comparaisons dans les choses intérieures, spécialement quand Dieu les donne, sont fort fécondes en lumière et en expression même de Ses secrets cachés, je me servirai ici, pour me faire mieux entendre, de celle que plusieurs personnes, entre autres, le grand Ruysbroeck101 et la sainte mère Thérèse102, se sont servis pour faire entendre de la bonne manière comment il fallait correspondre à l’opération divine, qui tire l’âme de soi et la perfectionne peu à peu, savoir de la comparaison de l’eau qui sert pour l’arrosement d’un jardin afin de le faire fructifier.
4. Dieu donne donc Son opération aux âmes en quatre manières.
La première est toute dans la créature et exige son opération tout entière. Car comme l’âme est toute en elle-même, aussi faut-il qu’elle travaille de tout elle-même avec un grand et ennuyeux effort pour se détourner peu à peu de soi et de son soi-même tourné vers la créature et le péché. Ce qu’elle ne peut faire du premier abord que par de saintes intentions qu’elle puise dans de bonnes vérités, et elle ne peut se remplir de ces [54] vérités que par des considérations sur Jésus-Christ et Ses maximes ; et enfin elle ne les y peut puiser qu’en raisonnant et approfondissant ces sujets et ces lectures. Si bien que si une âme, durant ce premier degré, ne prenait le soin et le travail de se remplir de bonnes vérités pour former en elle de saintes intentions, elle n’aurait rien que ce dont elle est remplie, qui est le péché et la conversion à soi-même. Et si de plus cette âme se contentait d’envisager simplement les vérités sans raisonner sur elles, elle ne les approfondirait pas et n’en aurait au plus que de simples appréhensions et conceptions : ainsi elle serait toujours vide de Dieu, mais infiniment remplie du péché et de la créature.
5. La raison de tout cela est que Dieu ne donne Ses lumières et Son opération divines que par ordre ; de sorte que, comme j’ai dit, l’âme, étant toute remplie de soi et toute convertie vers soi, doit retourner de tout soi-même d’autant que l’opération divine pour lors n’est que pour cet effet et pour concourir à ce procédé. Et ainsi comme le concours commun de Dieu n’est que pour m’aider et non pour faire les choses : par exemple si je ne mange, Dieu ne m’aidera à faire cette action, et de cette manière je mourrai de faim ; et de plus si je n’apprête ou ne fais apprêter à manger Dieu n’y fournira pas Son concours, de même l’âme faisant tout ce qu’elle doit en ce premier degré d’oraison, Dieu y concourra surnaturellement : [l’âme] ne le faisant pas, Il ne fera rien.
On compare cette première manière à une personne qui puise de l’eau dans un puits : [55] c’est à force de bras et en travaillant beaucoup qu’elle a de l’eau ; et autant qu’elle puise, autant aussi en a-telle ; si elle cesse, elle n’a rien ; si son seau est petit, elle en a peu ; s’il est grand, elle en a beaucoup.
6. La Sagesse divine est admirable en ce commencement, prenant ce procédé pour se communiquer. D’autant que l’âme pour lors est beaucoup en soi-même, aussi faut-il un moyen où il se trouve une infinité de vertus à pratiquer et à acquérir afin d’en sortir, car il n’y a aucun temps où l’on rencontre plus à pratiquer qu’en ce premier degré. Combien de patience, d’humilité, de longanimité faut-il exercer jusqu’à ce que ce premier degré soit passé ? Et il ne se finit que par l’acquisition de telles vertus et le remplissement des lumières, comme un homme qui va en quelque lieu ne commence à se reposer qu’en y arrivant. Car il faut bien remarquer que jamais ce premier degré ne se diminuera, et que l’on ne commencera le second que lorsque l’âme est remplie de la pureté et des vertus que ce premier degré doit acquérir pour faire son retour de soi-même vers Dieu. La raison de cela est que jamais l’âme ne trouve de repos pour peu que ce soit que lors et autant qu’elle approche de Dieu et acquiert par conséquent sa ressemblance par les vertus. Et ainsi, comme le second degré ne commence que par quelque repos qui commence, aussi ne peut-il être ni commencer que le premier degré commençant à beaucoup finir. [57]
7. Comme en ce premier degré l’âme est toute en action, en soin et en vigilance, et nullement en repos, qui soit cessation diminution de son opération ; les personnes qui se simplifient en ce degré se trompent fort : et au lieu d’acquérir les vertus et de s’approcher de Dieu s’en éloignent incessamment, quoiqu’elles ne le voient pas pour le temps présent. C’est comme un jardin bien gras, où l’on n’arrache pas incessamment les mauvaises herbes, et qu’on ne cultive pas assidûment ; mais où plutôt le jardinier se tient sans rien faire en se reposant et même en dormant. Ce jardin devient inculte et rempli de mauvaises herbes, qui le perdent, et le rendent non un jardin, mais un désert hideux. Ainsi en est-il d’une âme en ce premier degré, où cesser seulement d’opérer, est tout perdre ; car la semence de tout mal est en nous, qui ne cesse de croître et ne se remédie que par le travail continu et par le soin et la diligence actuelle103.
En ce degré il n’y a nulle provision d’eau qui soit pour un long temps : Car l’eau tirée du puits se gâte et se pourrit, et ainsi elle n’est pas bonne pour les nécessités de la vie ; mais plutôt il faut toujours tirer l’eau du puits pour arroser ce jardin, si l’on veut qu’il fructifie et que le jardinier ne travaille inutilement : autrement les semences ne germeront ni les fleurs du jardin ne viendront pas ; et même celles qui commenceraient à venir se faneraient bientôt.
8. Ce premier degré est donc durant tout le temps de la Méditation, et ne cesse que lorsque notre Seigneur commence à faire un peu reposer le jardinier, le mettant au degré affectif ; ce qui se fait peu à peu comme j’ai dit autre part.
Oui, mais me direz-vous, faut-il être inquiet ou en trouble soit à cause de ses défauts en y tombant, ou si l’on n’avance pas comme on voudrait en la sainte oraison ? Non, il faut toujours demeurer en repos même dès ce premier degré ; d’autant que l’on sert un bon Maître et un Père très fidèle qui veut que nous ne soyons jamais en inquiétude, faisant humblement ce que nous pouvons.
Le repos donc dont nous parlons, que nous ne devons et ne pouvons pas avoir en ce degré, est un commencement de cessation d’opérer, ou pour mieux m’exprimer comme nous l’allons dire, une opération un peu plus facile, plus aisée et plus féconde.
9. Le second degré est comparé au travail pour avoir de l’eau par une pompe. Ce travail est assurément moindre que le premier et cependant on en tire plus d’eau d’autant qu’elle coule incessamment, pourvu que l’on [58] ne cesse pas son travail : ce qui ne se trouve pas lorsque l’on puise l’eau au puits. Je dis donc (1) que le travail de la pompe est moindre, c’est-à-dire plus facile que de puiser l’eau au puits, ce qui est évident par l’expérience (2) que l’on en a, par ce moyen, quoique plus facilement et avec moins de peine, sans comparaison, beaucoup plus d’eau.
La même chose se trouve dans le second degré d’oraison où l’opération de l’âme est plus facile et plus à l’aise, quoique l’âme y reçoive davantage. Dans le premier, l’âme a beaucoup agi et peu recueilli ; dans ce second, d’autant que Dieu y opère plus fortement, l’âme y opère moins et elle gagne davantage. Ce second degré est l’oraison d’affection où l’âme considère peu, et cependant elle affectionne beaucoup ; et plus elle affectionne, et plus elle le veut faire. Il semble qu’elle a peu de lumière, et il est vrai, spécialement de l’aperçue, et cependant elle en a toujours pour affectionner et aimer en envisageant quelques vérités, ou une vérité, sans beaucoup raisonner ; et souvent sans raisonner, elle voit assez pour affectionner par la volonté. Et ainsi son oraison est plus à l’aise sans comparaison, car cette puissance étant beaucoup plus à nous, d’autant que nous la remuons comme nous voulons, aussi agit-elle continuellement sans beaucoup de travail. Dans le premier degré, le travail est tout du côté de l’entendement pour puiser des lumières qu’il n’a pas en soi, en prenant les espèces et les convictions dans les vérités. Mais en ce second, il a sa conviction aussitôt qu’il les envisage : et ainsi la volonté n’a qu’à travailler [59] et à jouer de la pompe doucement et tranquillement, et assurément l’eau vient en abondance, non pas toujours sensiblement, mais suffisamment pour faire aller et marcher la volonté par affection, car en ce degré la foi commence à se découvrir davantage qu’au premier. L’âme commence donc à opérer plus facilement, son opération étant en la volonté et par la volonté, et l’entendement ne faisant qu’éclairer un peu la volonté ce qui se fait par un simple regard sur les vérités, lequel simple regard se simplifie à mesure que l’opération de la volonté augmente, et ainsi l’opération devient plus facile et plus à l’aise.
10. Mais il faut remarquer que bien que cette opération soit plus aisée et facile, cependant il faut qu’elle soit continuelle. Car, comme dans ce travail de la pompe, si l’on cessait de la mouvoir, l’eau cesserait, aussi cessant le mouvement et l’opération de la volonté en simple lumière qui la met en œuvre, l’opération divine cesses-en l’âme et rien ne s’y fait. Ce qui trompe beaucoup d’âmes qui, ayant goûté des fruits de l’opération facile de ce degré, veulent cesser d’opérer, même pour avoir davantage et par là elles n’ont rien. Car comme, la pompe cessant de travailler, l’eau ne vient pas, aussi la volonté en son simple regard ne travaillant pas, n’a rien, et l’âme devient un peu sèche, inculte et sans fruits.
Et souvent les pauvres âmes ne s’apercevant pas de ce défaut, se perdent encore davantage. Car au lieu d’aller promptement remédier au défaut qui cause ce mauvais effet, elles vont et courent à la recherche de leur [60] conscience, savoir si ce n’est point quelque péché qui les a taries et leur a ôté l’eau de la grâce, si ce ne sont pas les actions de leur vocation, et un million d’autres choses qu’elles prennent souvent pour la cause de tel mauvais effet ; et cependant, plus elles pensent remédier à ces causes non véritables, plus elles se tarissent. Mais quand elles sont assez heureuses d’en découvrir la cause soit par quelque lumière de Dieu, soit par l’instruction de quelque ami, elles sont bien fortunées. Si bien qu’il faut que l’âme sache qu’encore qu’en ce second degré l’opération de Dieu soit plus facile, plus douce et plus en repos, elle est et doit être continuelle et ainsi pour y correspondre, il faut agir conformément à cette divine opération, se proportionnant et s’ajustant à cette même opération et en sa manière.
11. Mon dessein n’est pas de vous dire ici tout le détail de ce qui se passe en ce degré, non plus qu’au premier, en ayant écrit autre part, mais bien de vous avertir des choses essentielles afin de vous bien ajuster à l’opération divine en chaque degré. En quoi je vous viens de dire que consiste tout le bien de chaque degré, car il n’y a que l’opération divine et notre correspondance juste qui fait quelque chose et qui puisse être la source de tout bien en nous. Notre opération seule ne peut jamais être la source que de tout péché et de toute misère, mais étant ajustée à l’opération divine, celle-ci fait des merveilles.
N’avez-vous jamais pris garde comment le soleil travaille sur la terre y produisant des fleurs, des fruits et le reste de ses productions ? [61] Le soleil seul ne fait rien, et la terre n’est qu’une masse sans vigueur : mais le soleil, par le concours de la terre produit un million de choses admirables, et ainsi, le soleil exigeant le concours de cet élément, fait selon les saisons, des fleurs, des fruits et le reste admirablement. Ainsi en va-t-il de l’opération divine en nous. Nous devons suivre ses inclinations et ses moments, et quand elle veut faire des fleurs, c’est-à-dire des vertus, il faut y correspondre et y correspondre en perfection, c’est-à-dire remplissant le moment du dessein de Dieu pour ce temps pour ce degré et pour ce moment ; et comme elle ne veut faire autre chose il faut s’y lier et s’y ajuster avec la même souplesse et perfection selon le modèle dont je vous viens de parler. Car quand le soleil veut faire pourrir un grain de blé dans la terre, la terre ne veut pas une autre chose, elle s’y ajuste ; quand ce même soleil fait épanouir une fleur, la terre s’unit à son dessein ; s’il s’agit d’un fruit, d’une poire ou d’une pomme, la terre y contribue aussi.
De la même manière que cet élément involontaire et irraisonnable agit par subordination à son soleil, il faut que notre volonté suive vitalement et volontairement ce divin soleil de l’opération divine, mettant son tout à s’y ajuster selon le degré où elle en est, ce qui se fait à merveille quand l’âme tâche de mourir à elle-même en faisant régner absolument l’opération divine selon le degré de cette même opération.
12. Il faut donc bien remarquer qu’il n’y a pas de cessation d’action en ce second degré non plus qu’au premier, et que toute [62] la différence est que, dans l’un, cette action est plus facile et plus en repos et opère plus abondamment que dans l’autre ; mais cependant que ce second degré aussi bien que le premier devient sans effet, cesse et se tarit, ne donnant pas d’eau pour arroser le jardin, et faire croître les fleurs et les fruits, si l’on cesse d’opérer. Car la divine opération correspond à l’opération paisible et affective de l’âme, et l’âme cessant, l’opération divine cesse. Si l’opération de l’âme cesse un moment, l’opération divine cesse pour ce moment : si un mois, elle cesse un mois ; et ainsi à proportion, comme nous voyons qu’autant que la pompe joue, l’eau vient aussi. Cessez, l’eau cesse : de la même manière selon que nous opérons, Dieu opère. L’âme doit donc bien apprendre ces vérités afin de ne faire ni plus ni moins. Car si elle ne fait assez, elle ne fait pas conformément à l’opération divine en ce degré, et ainsi il ne se donne pas d’eau et l’âme se dessèche. Si elle fait plus, elle retourne dans le premier degré, et ainsi, l’opération divine n’y étant plus, il ne se fera rien en l’âme par son moyen. Il ne faut donc que s’ajuster fidèlement au moment et justement au degré présent. Si cela est, on aura toujours de l’eau autant que l’on fera jouer la pompe, c’est-à-dire que la volonté opérera en simples vues, dans l’oraison et hors de l’oraison.
13. Et comme il n’est pas possible de travailler toujours à la pompe, mais seulement selon la nécessité du jardinier, aussi l’âme qui, par une avidité précipitée, goûtant son bonheur, voudrait toujours agir, quoiqu’en s’ajustant à l’opération de son degré, se [63] lasserait et fatiguerait son corps ; et même elle se tirerait de sa grâce en s’avançant trop, comme nous avons dit. Ainsi il faut autant d’eau en l’oraison que l’état présent le demande, ce qui s’ajuste à la nécessité de l’âme par le conseil.
Il faut donc remarquer que ni le premier ni le second degré, quoique l’on soit très fervent, ne peuvent être continuels, mais qu’ils sont réglés selon la nécessité de l’âme, comme vous voyez qu’un jardinier puise ou pompe de l’eau selon qu’il en a besoin. Tout ce qu’il y a au second est que, comme on y a plus facilement et plus abondamment de l’eau qu’au premier, Dieu le donnant, il augmente aussi le travail du jardin, car il augmente de quoi l’arroser et le faire fructifier : puisque, en ce second degré, le jardinier remarque que son jardin va mieux, c’est-à-dire [que] l’âme est plus en état de fructifier et d’être arrosée qu’elle n’était au premier ; et Dieu, étant une Sagesse infinie, proportionne Son don à la nécessité de la personne. Où il faut aussi remarquer que l’âme, dans le premier degré, étant peu capable de fleurs et de fruits, le jardinier étant presque tout occupé à défricher le jardin, c’est-à-dire l’âme des mauvaises habitudes et des inclinations fâcheuses, elle n’a pas tant besoin de l’eau, qui est pour faire croître et fructifier, ce qui est plus dans le second degré, où l’âme commence à être plus fertile et à plus fructifier. [64]
14. Comme dans le premier degré de l’état méditatif l’opération divine ne s’augmente, si l’âme n’y est fidèle en s’y ajustant par la mort et l’affranchissement de ses péchés, de ses impuretés et du reste qui la faisait entièrement courber vers soi-même, en la détournant de Dieu ; aussi celui-ci ne s’augmente et l’opération divine ne s’y avance fortement, qu’autant que l’âme se vide par son aide et par son moyen de ses inclinations malignes et naturelles : car ce n’est pas assez de mourir aux péchés et aux inclinations plus malignes. Celui-ci, c’est-à-dire l’opération divine au second degré exige de plus une pureté plus foncière, plus radicale et plus étendue : et à moins de cela, quoiqu’une personne ne tombe pas dans les gros péchés précédents, si ses inclinations naturelles, ses sens et son propre esprit vivent trop, elle ira toujours consumant et dévorant les grâces qui lui couleront et qu’elle recevra par cette divine opération, soit à l’oraison, ou hors l’oraison ; et aussi elle trouvera que son âme sera comme un crible qui ne peut tenir l’eau qu’il reçoit, mais la perd au même moment qu’elle lui est donnée. Ceci est fort à remarquer, d’autant que plusieurs âmes étant déjà dans ce degré d’oraison, où l’opération divine est plus facile et plus aisée et où elles reçoivent les grâces plus abondamment, faute de poursuivre assez leurs inclinations naturelles et leur sens par cette opération divine, cette même opération est toujours consumée par elles, et elles ne font proprement que recevoir sans rien avancer et sans que rien leur demeure. C’est un miracle quand ce défaut est aperçu et corrigé ; d’autant que la nature et l’esprit naturel est dévorant, et ainsi il s’appâte facilement de ce qu’il reçoit en cette manière d’opérer, sans se vouloir donner la peine de s’en servir pour mourir impitoyablement : ce qui seulement fait la capacité ou la disposition pour la suite et pour un autre degré, par un plus grand vide ; et même selon le vide et la mort la divine opération augmente et va croissant.
15. N’avez-vous jamais pris garde au soleil et comment il communique sa lumière pour éclairer une chambre ? Il est toujours attendant à la fenêtre et ne désire que se communiquer, n’étant que pour cet effet ; et à mesure que l’on fait l’ouverture, il se donne et se précipite dans la chambre : si peu, il se donne peu ; si beaucoup, beaucoup ; si entièrement, il se communiquait avec abondance jusqu’à incommoder. L’opération divine est de la même manière. Dès que Dieu a pris dessein de se donner, il est attaché à une âme fixement et stablement sans la laisser un moment : mais elle ne s’aperçoit de ce beau jour qu’à mesure qu’elle ouvre son intérieur, et que ce qui la tenait en soi-même s’ôte comme nous avons vu. Dans le premier degré, le soleil a commencé à se donner selon l’ouverture que l’âme lui a faite : insensiblement elle est passée au second, où d’autant qu’elle a encore fait en soi-même une plus grande ouverture, aussi s’est-il donné davantage ; et à mesure que l’âme s’ouvre encore davantage, ce Soleil éternel par son opération divine s’y accroît et s’y augmente : et ainsi selon l’ouverture il se donne peu à peu ; et selon qu’il se donne davantage, il exige aussi plus d’ouverture de mort et de séparation, qui doivent suivre selon que cette opération divine s’accroît et s’augmente : et quand l’âme n’a point de relâche à s’ouvrir, l’opération divine ne cesse jamais. De telle manière qu’en ce second degré l’âme s’aperçoit, si elle est fidèle, que ces deux choses, l’opération divine et la fidélité à mourir et à se vider, se suivent et s’accompagnent. À mesure que l’un avance, l’autre suit, et peu à peu s’augmente tellement, que l’âme poursuivant vigoureusement sa mort et son vide ouvre si bien la fenêtre de son intérieur et de tout son soi-même, que ce Soleil divin qui ne peut jamais se laisser vaincre, mais qui donne plutôt par surcroît, se précipite en cette âme et commence ainsi le troisième degré ; l’âme ne pouvant plus supporter ce Soleil éternel, comme elle ne pouvait au premier degré et ainsi au second, à cause qu’il y avait beaucoup de mélange de soi-même et de son opération propre, qui proportionnait la clarté et la chaleur de cette opération divine : comme l’on voit que quand le soleil naturel n’est pas beaucoup fort et que l’on s’aide de quelque ombre, il est plus ami de nos yeux ; mais quand il l’est beaucoup et qu’il n’y a rien qui lui fasse ombre, il cause beaucoup de mal à nos yeux à cause de leur faiblesse, et sa vue enfin au lieu de nous donner la lumière, la supprime.
16. Et voilà où commence et comment commence le troisième degré, où l’âme a peu à opérer et ainsi elle chôme beaucoup ; d’autant que l’eau divine se donne plus abondamment, commençant d’être de source, et se donnant par un moyen bien facile qui donne beaucoup le repos au jardinier, comme nous allons voir en la description du troisième degré.
Mais avant que je quitte ce second degré d’opération divine qui est si fécond et l’ouverture à la source d’eau divine, il faut que j’avertisse encore que jamais l’âme ne pourra trouver la fin de ce second degré, et qu’ainsi elle ne pourra jamais trouver la fontaine, si elle ne continue avec une très grande fidélité et exactitude ce second degré. Et c’est ce qui fait que vous trouvez une infinité d’âmes qui sont par la miséricorde de Dieu en ce second degré, après avoir parcouru le premier ; qui cependant y meurt sans jamais s’en sortir, mettant là sans le vouloir leur tabernacle et se nourrissant en cette demeure des mets que l’opération divine leur donne : mais elles ne font qu’y vivre, et c’est encore beaucoup pour elle ; d’autant qu’avec la miséricorde de Dieu elles se sauveront. Mais de passer outre en perdant leur opération propre en l’opération divine, très peu le font : parce que cela ne consiste pas à cesser l’opération de ce second degré, mais bien à l’outrepasser par la mort d’elle-même, qui donne peu à peu une telle augmentation de cette opération divine en ce second degré qu’enfin l’âme se trouve engloutie et peu à peu dévorée par elle : et ainsi en remuant la pompe il vient tant et tant d’eau, que non seulement tout son jardin est abreuvé, mais encore qu’elle se noie elle-même.
17. Et remarquez bien que la perte de son opération, qui commence beaucoup au troisième degré, à cause de la source d’eau qui s’y découvre, ne vient pas en cessant l’opération du second degré, comme pensent plusieurs personnes, qui croient trouver la perte de leur opération en n’opérant pas : mais au contraire, elle se trouve en ce second degré avec douceur, patience et longanimité, et ainsi l’on puise tant d’eau et l’opération divine devient si féconde par ce moyen qu’elle vient en source. Afin de mieux comprendre ceci, il faut savoir que l’opération divine étant fidèlement reçue et suivie selon les divers degrés, se donnant peu à peu, nous attire insensiblement à soi en nous tirant de nous-mêmes et des créatures, en nous-mêmes vers notre centre où la source d’eau vive est et subsiste ; et ainsi, insensiblement et sans presque que nous nous en apercevions, en suivant cette divine opération par degrés, nous nous trouvons en la source même. Mais comme il y a une distance très grande de nous-mêmes à cette source, il ne faut pas nous étonner si l’opération est [69] si longtemps en son voyage avant qu’elle ait ramené notre âme en elle-même, et d’elle en sa source et en son origine : ce qui ne se fait que très peu à peu et avec une coopération fidèle de l’âme ajustée selon le degré de la divine opération où elle en est. Car quand cette divine opération peu à peu lui a fait trouver la source, elle commence le troisième degré, mais elle n’y finit pas pour cela les miséricordes de Dieu ni sa coopération à en faire usage en les renvoyant à leur source.
18. Tout ce que l’âme fait est de simplifier encore sa coopération, d’autant que là elle est plus proche de la source et que l’opération divine se communique par conséquent plus abondamment, qui exécute par soi bien des choses que l’âme était obligée d’attirer par son opération, quoique plus facile. Car dans son second degré, comme j’ai dit, elle n’a pu jamais avoir une goutte d’eau sans son travail et sans agiter la pompe, et ainsi elle devait toujours agir, quoique paisiblement et doucement ; mais ici en ce troisième degré, elle ne fait plus rien pour faire venir l’eau, et elle ne doit rien faire, à moins de tout gâter et d’empêcher l’eau de couler : car étant une source, il faut la laisser faire par elle-même, laquelle donne ses eaux aussi abondamment et comme elle veut sans que l’opération de la créature y soit nécessaire pour faire venir l’eau, ni aussi pour l’avoir plus abondamment, non plus que pour déterminer les effets qu’elle doit faire. Tout le travail de l’âme se doit terminer et se terminera durant tout ce degré à ajuster quelques canaux par lesquels cette [70] source se décharge et par lesquels l’adresse suave de l’âme la conduit et s’en sert pour arroser les fleurs de son jardin.
19. Les eaux précédentes, comme vous avez remarqué, ne venaient et ne pouvaient venir qu’autant et en la manière que l’âme en puisait à force de bras par les méditations et les lectures et les autres exercices de l’état méditatif dans le premier degré ; et dans le second, l’âme n’en pouvait avoir qu’autant qu’elle agissait en paix et en repos par la pompe, et cessant cette opération aussitôt l’eau de la grâce cessait.
Dans ce troisième degré, la chose ne va pas de même, d’autant que l’eau de la grâce et l’opération divine se donne et y est donnée par elle-même, si bien que la coopération qui est absolument nécessaire ne s’étend pas à faire venir l’eau, mais à diriger et conduire son effet et son usage ; et ainsi toute la coopération consiste dans l’usage pour faire venir les fleurs et pour arroser le jardin de l’âme. Où il faut extrêmement et fidèlement remarquer deux choses : la première, que l’eau de l’opération divine en l’âme dans ce degré n’est nullement aidée ni avancée par l’effort que l’âme voudrait faire pour faire donner plus d’eau que cette source n’en donne volontairement et qu’ainsi l’âme doit être dans un plein repos à cet égard, recevant l’écoulement continuel de la divine source coulant en elle. Et comme nous voyons que les sources d’eau ne se tarissent jamais, mais donnent toujours leurs eaux fort claires, aussi cette opération divine en ce degré, ayant commencé, ne cessera [71] jamais de donner également ses eaux très claires et autant claires qu’on les pourra avoir proches de la source.
20. La seconde que tous les efforts que l’on peut faire pour faire donner plus d’eau et plus promptement que la source ne le fait, sont inutiles et servent seulement à troubler l’eau pure et cristalline de la source. Ainsi en est-il de l’eau de l’opération divine en ce troisième degré. Il faut que l’âme peu à peu devienne et soit en un parfait repos sur cela, ne se troublant nullement pour agir afin d’avancer et de faire multiplier cette eau céleste dont elle est fort amoureuse en ce degré, mais plutôt il faut qu’elle demeure en un parfait repos qui égale le calme et la Majesté paisible avec laquelle une source donne ses eaux pures. Les prenant proches de la source, vous n’entendez nul bruit et vous ne vous apercevriez nullement de cette fécondité et de cet écoulement si le ruisseau qui est hors de la source, ne vous en donnait des marques : ainsi en doit-il être de l’âme. Il faut que peu à peu tout mouvement, tout désir, toute opération propre qui peut causer aucun bruit, cesse pour recevoir cette divine eau ou cette opération divine, laquelle venant du soin de Dieu, a ses desseins à elle, se donnant et ayant en soi tout ce qu’il faut selon les desseins éternels de Dieu sur l’âme où cette divine opération s’écoule et se donne.
21. Toute l’opération donc de l’âme doit consister en l’usage que l’âme en doit faire. Car cette divine opération est donnée pour faire fructifier l’âme et pour arroser les fleurs, c’est-à-dire les vertus par lesquelles l’âme [72] doit mourir à soi en s’éloignant de son soi-même afin que cette eau céleste ou cette opération divine qui dans la vérité est Jésus-Christ, forme le même Jésus-Christ en nous, ce qui dit une mort et un vide encore tout autre que celui des deux premiers degrés.
22. Et, comme ces choses intérieures, à moins d’une grande expérience, sont toujours assez difficiles à entendre, on ne saurait assez les expliquer : ce qui fait que Dieu prend plaisir à modifier les saintes idées qu’Il donne en l’âme par des comparaisons, comme des expressions fort naïves et fort parlantes des vérités nues et éternelles que Dieu donne nuement dans le centre de l’âme et en la source même.
Ressouvenez-vous donc, en demeurant dans notre comparaison des diverses sortes d’eaux pour arroser un jardin, qu’il y en a une troisième qui est une source au milieu du jardin et qu’ainsi le jardinier n’a pas besoin ni de puiser de l’eau pour arroser, ni de travailler à la pompe pour avoir de l’eau, car, ayant une fontaine au milieu de son jardin, il n’a besoin que de quelques canaux qui mènent cette eau aux lieux qu’il veut arroser, et ainsi tout son travail est dans cet ajustement des canaux et en l’usage qu’il en fait.
23. Vous avez déjà vu et remarqué comment cette source d’eau qui est au milieu du jardin, marque et désigne très bien la source de l’opération divine et de l’eau vive au centre de l’âme, laquelle est toujours pleine d’eau et en donne autant que l’âme en a besoin104. Il est vrai que si cette source ne s’écoulait pas par les canaux, elle demeurerait en soi cachée [73] et inconnue, comme elle l’a été tant d’années avant que l’âme fût assez heureuse de la découvrir par ce don d’oraison en ce troisième degré. Mais le jardinier, qui est l’âme, ajustant les canaux, conduit cette eau divine selon ses besoins.
Qui sont ces canaux ? Ce sont l’oraison, les lectures et la récollection intérieure, par lesquels l’âme fait couler cette divine source ou, pour mieux l’exprimer, par lesquels cette divine source s’écoule avec joie. Car en vérité, comme une fontaine, dans le monde, n’est que pour écouler ses eaux pour l’utilité publique, aussi toute l’inclination de cette divine source n’est que de se donner ; et autant que l’âme ajuste ses canaux, autant elle coule agréablement et abondamment, ayant un cri sourd, mais qui se fait bien entendre au jardinier, comme disant : « Plus on m’en ôte, plus j’en donne, et plus on se sert de moi, plus je suis féconde », ce qui sollicite extrêmement le jardinier d’ajuster, autant qu’il en a besoin et qu’il le peut, ces canaux pour avoir de cette eau divine. Et c’est ce que la Sagesse crie à haute voix105 : « Venez, hâtez-vous, achetez sans argent et sans échange ».
24. De plus, le jardinier, voyant l’effet admirable que cela cause en son jardin et comment tout y verdit et fleurit, il est encore plus encouragé ; si bien que la facilité qu’il a à avoir cette eau et le merveilleux effet qu’il expérimente, le sollicitent de conduire, autant que ses forces le lui permettent, cette divine eau à sa fin et pour l’effet que la bonté divine la lui a donnée avec tant de largesse. C’est pour lors que le [74] jardinier commence d’être dans un grand repos, voyant son jardin si fécond en y contribuant si peu par son travail, sinon pour soigner un peu ses canaux, c’est-à-dire pour veiller à son oraison, à la récollection, à la lecture et aux autres exercices de son état intérieur et extérieur, et il remarque qu’avec bien moins de peine, sans comparaison, que du passé, il fait plus en un jour qu’auparavant en plusieurs mois. Ce qui le sollicite beaucoup à l’usage fréquent de ce don pour mettre en œuvre tout son jardin, c’est-à-dire toute la capacité de son âme, laquelle, moyennant ces canaux, est toute arrosée et revit merveilleusement106.
25. Ici l’âme commence un peu à se connaître et à savoir ce qu’elle est107. Dans les autres degrés, où l’âme était chargée de son opération, quoique sur la fin elle fût beaucoup plus facile et à l’aise, elle ne laissait pas d’en être toute embarrassée et occupée ; et ainsi elle n’avait pas si abondamment de quoi arroser son jardin, mais ici, où l’eau vient d’elle-même, et où elle l’a abondamment et par des moyens si faciles comme ils sont ici, elle l’abreuve beaucoup, et il n’y a ni coin ni lieu qui ne soit mis en œuvre. Ce qui lui découvre admirablement la beauté de l’âme et comment en vérité elle est non seulement créée pour Dieu, mais encore une image admirable et beaucoup parfaite de tout Lui-même. Ceci qu’elle voit et qu’elle contemple par cette divine eau est admirable en général, mais en particulier et à mesure que chaque chose s’élève et s’épanouit, elle en est charmée. Car cette divine eau, coulant par ces divins canaux susdits et arrosant [75] la fait épanouir non seulement en tout ce qui est en Dieu, mais la fait devenir elle-même comme une admirable image de tout ce qu’Il est. Et de plus ce qui la ravit est de remarquer l’admirable manière avec laquelle cela s’opère en l’âme par cette eau divine.
26. Je ne puis mieux exprimer quelque chose de cette charmante merveille que de me servir de la suite de cette comparaison. Le soleil donnant sur un parterre tire de la terre qui contribue et s’ajuste admirablement à son dessein et à son opération, une fleur qu’il colore et à laquelle il donne l’odeur et la perfection de son être : aussi cette divine eau est ce soleil éternel donnant en l’âme où tout Dieu est semé selon le dessein éternel de Sa création et de Sa rédemption, et, arrosant cette semence, fait insensiblement germer de la terre de notre âme ces belles fleurs auxquelles Il donne le coloris, l’odeur et la perfection du dessein éternel, si bien que le jardinier voit avec grand plaisir qu’à mesure qu’il conduit par ses canaux cette divine eau, ces fleurs croissent, se colorent et se perfectionnent.
27. Pour lors, bien que la personne ne fût que quelque grossier paysan, il vient à apprendre le Mystère de la Trinité, non par les oreilles comme en l’école, mais par le dedans, et il voit comment ces divines Personnes sont toutes en action, comment l’unité divine est la source de tout, comment les perfections divines sont en Dieu, comment l’âme vit en Dieu et qu’elle est un assemblage de tout ce qui est en Son Unité, non comme quelque chose de distinct d’elle, mais comme l’image de l’original. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus [76] admirable que de voir comment cela se fait et s’opère en l’âme et de l’âme, mais non sur l’âme. Dans les autres degrés, à l’aide de la lumière et à l’eau divine qu’elle recevait, elle peignait sur elle, mais ici cette eau de source a la qualité et la force de donner la vie ; ce ne sont plus des fleurs en peinture, mais réelles et véritables, qui ne sortent pas sur la terre de notre âme comme les fleurs dans les parterres, mais de l’âme. Si bien que cette eau vivante, commençant à revivifier toute l’âme à mesure qu’elle en est abreuvée, fait sortir sans sortir d’elle, ou pour mieux dire, fait qu’elle soit ce qu’elle était en sa création et rédemption, à savoir tout ce que Dieu est, non par le dehors, comme j’ai dit, mais par le centre et le dedans.
28. De vous dire le contentement et la joie de l’âme et combien elle est en admiration de voir cette admirable œuvre qui commence à s’opérer par cette divine eau, cela ne se peut, il faut l’expérience. Et je m’assure que ceux qui l’auront en seront aussi charmés et en admiration que moi ; et cependant cet admirable ouvrage ne fait que commencer en ce degré, lequel va toujours se renouvelant et se perfectionnant de moment en moment, de jour en jour, et autant que l’âme se sert des divers canaux par lesquels elle conduit cette divine eau.
C’est pour lors vraiment qu’elle commence à voir et découvrir comme dans un miroir les beautés divines et ce qu’il y a de plus caché qu’elle n’approfondira qu’ensuite de l’usage de cette divine eau. Et ne croyez pas, comme j’ai dit, qu’elle voit cela extérieurement [77] et en peinture dans l’âme : elle devient ces choses, et ces choses mêmes sourdent et viennent d’elle admirablement. Comme l’autre degré qui suivra va bien plus avant et abondamment, perfectionnant cet admirable ouvrage que celui-ci ne fait qu’ébaucher, il suffit de dire ceci de cet admirable effet de cette eau divine.
29. Ici l’âme, voyant par expérience que cette divine eau est la seule source de ces merveilles avec cette coopération susdite de l’âme, elle n’a garde de se servir des aides extérieures, comme des idées, des raisonnements et d’autres choses. Ces choses ne peuvent donner ni la vie ni le coloris à ces divines fleurs : la seule eau du ciel a ce pouvoir, et ainsi tout autre moyen lui tombe beaucoup des mains et elle est, de plus, infiniment animée pour faire usage de ces canaux afin d’avoir sans cesse cette divine eau, si elle pouvait et si ses forces le lui permettaient.
30. Les sécheresses sont assez fréquentes ici, comme j’ai dit ailleurs en d’autres traités, et les tentations et les peines y sont ordinaires, mais cette divine eau les vivifie et les ajuste toutes au dessein divin, ce qui charme pour l’ordinaire l’âme sur la fin de ce degré. Car, quoique les sécheresses lui ôtent la vue sensible de ces merveilles, elles lui demeurent en son fond. Comme les fleurs sont bien cachées à nos yeux pendant la nuit, mais pour ne les pas voir, elles ne laissent pas d’y être : aussi ces choses, quoique souvent nous en perdions la vue, sont et s’augmentent incessamment, non en multiplicité, mais en unité. Dans les autres degrés, l’on pense quelquefois à une chose et l’on y applique son travail ; une autre [78] fois à une autre, d’autant que les choses s’effectuent par notre opération, l’opération divine s’y ajustant. Mais ici comme c’est l’opération divine en source, notre opération n’y fait plus rien, nous n’y faisons que quelque ajustement, mais pour opérer, nous ne faisons rien. Et ainsi comme Dieu opère en unité, son effet est en unité. Ce qui dit des merveilles, lesquelles, comme j’ai dit ne font que commencer en ce degré, et ainsi c’est unité non seulement d’opérer, mais d’effet, car il ne fait qu’unité, et il commence seulement et va de jour en jour croissant et s’augmentant selon l’usage que l’on fait de cette divine eau, comme nous verrons dans le quatrième degré qui suit.
31. Deux choses sont beaucoup à remarquer en ce degré, qui sont de la dernière conséquence et dans lesquelles gît toute la fidélité de l’âme ; c’est pourquoi il faut bien les observer et y bien réfléchir.
La première, qu’en ce troisième degré c’est tout perdre que d’opérer pour peu que ce soit, car cette divine eau s’écoule et se trouble par la moindre propre opération. Elle a en soi suffisamment d’inclination d’opérer sans y rien ajouter. Ce n’est pas le même dans les autres degrés comme vous avez vu, ce que vous devez beaucoup remarquer. Ainsi une partie du grand travail en ce degré est de s’ajuster à l’opération divine qui peu à peu doit consommer la nôtre que nous avons acquise étant sortis de Dieu : mais Dieu reprenant possession de nous par cette opération divine et par cette eau céleste, il faut que notre opération propre dérobée cesse, pour opérer par cette divine opération toute seule. Il y aura bien de la peine : car l’âme n’aura cette divine eau claire que selon que l’opération propre défaudra, et que l’opération divine prendra la place ; ce qui sera fort pénible. Mais aussi l’on verra couler cette eau cristalline autant pure qu’elle coulera seule paisiblement et à l’aise, jusqu’à ce qu’enfin peu à peu l’âme devienne si savante par son bien et par le moyen de cette eau à mesure qu’elle coule par elle-même, et au contraire par son mal, en la troublant et ne la laissant pas seul agir et se communiquer, qu’elle apprend à la laisser couler seule toujours et sans cesse. Heureuse l’âme qui se laisse peu à peu mourir pour n’opérer que par ce moyen sans moyen ! Car assurément elle expérimentera un commencement de bonheur qui ne finira jamais.
32. La seconde chose à remarquer est, que cette eau céleste n’est pas donnée seulement pour perdre notre opération ; (car cela n’est que pour la faire couler davantage et plus abondamment, la source divine s’élargissant à mesure que nous la laissons couler seule et à l’aise :), mais encore pour arroser et faire fructifier toute l’âme capable de tout-Dieu : car selon que cette eau divine est conduite en l’âme par les canaux, elle a fait germer, croître et fructifier comme j’ai commencé de dire.
Ainsi cette eau divine et cette féconde source n’est pas donnée à l’âme seulement pour être en elle et pour pouvoir couler en elle par la cessation de son opération ; mais pour être conduite du jardinier par ces tuyaux dans tout le jardin ; et de cette manière autant que le jardinier en fait usage par les canaux autant elle coule et non plus ; s’il cesse de la faire couler en la conduisant, elle demeure en soi et n’arrose pas le jardin : ce qui prive Dieu de l’effet qu’il en prétend et désire. Et ainsi ne continuer pas avec fidélité l’oraison et les autres exercices intérieurs qui sont les canaux, c’est perdre l’eau et n’en faire pas usage. Combien d’âmes ont été assez heureuses d’arriver à cette eau du ciel, qui cependant au plus sont demeurées là, s’en repaissant et s’en rassasiant, sans jamais arriver à cette fécondité divine de trouver Dieu en elles et d’elles, ce qui est l’effet et la fin que Dieu prétend par cette divine eau de source ? Ainsi au lieu de diminuer l’oraison et les autres exercices, au lieu de diminuer la fidélité à mourir à soi, c’est pour lors que l’on doit commencer à faire ces choses : car à la vérité l’on ne les a que désirées dans les autres degrés, mais en celui-ci elles commencent à germer. Il faut donc plus mourir à soi sans comparaison, que dans les autres degrés ; et c’est proprement ici où il faut commencer de le faire.
33. Si donc une âme ne veut pas s’amuser à se repaître de son degré, mais qu’elle veuille suivre fortement Dieu ; qu’elle prenne garde à ces choses : et qu’elle sache bien, que la nature est une harpie qui consume tout ce qu’elle peut, et attire tout à elle autant qu’elle peut, à moins de l’outrepasser fort généreusement, en suivant l’opération divine par la mort de soi-même, laquelle mort est ajustée à chaque degré ; car autre est la mort du premier degré, autre celle du second, autre celle du troisième, autre celle du quatrième. Et non seulement cela, mais encore tout autre est la manière de mourir, qui doit être proportionnée à la manière du degré, ne revenant jamais en la manière d’un degré inférieur au sien où l’on en est, à moins d’y retomber faute d’avoir été fidèle à poursuivre courageusement le degré où l’on en est.
Je ne dis pas un million de choses que j’ai écrites autrefois, parlant de la voie d’oraison108 ; car il ne faut faire que le moins de redites que l’on peut. Et pour peu qu’on aura d’intelligence et l’expérience on fera suffisamment le discernement pour placer chaque chose en son degré et ainsi ajouter ce que je ne répète pas ici.
34. Avant que de quitter ce troisième degré, où il se trouve encore de notre concours pour conduire et faire usage d’une grâce si grande, il faut que je vous dise encore qu’en vérité c’est une chose déplorable de n’être pas fidèle au don d’oraison quand l’âme en a reçu la semence ; et que faute de cette fidélité elle vit une vie bien pauvre, et autant pauvre et basse qu’elle a été avancé en ce don. Car c’est comme une personne qui tombe d’un lieu haut et éminent ; sa chute est autant périlleuse que le lieu est haut. Et ainsi si elle est arrivée à ces divers degrés, jugez de sa perte et de son degré de perte. Mais quand elle ne déchoit pas, et que seulement elle y vit des pâturages et de la nourriture que Dieu lui donne ; elle ne fait pour lors au plus que languir en vivant. C’est comme une personne qui ne meurt pas ; mais qui traîne sa vie sans nulle vigueur. Mais quand nous sommes fidèles à ces degrés par une perte sans fin ni bornes, Dieu nous possède, et ainsi étant à lui, et possédés de lui, nous sommes et faisons ce qu’il est et ce qu’il fait en l’éternité. Une âme d’expérience m’entend.
35. Et voilà la raison essentielle pourquoi il ne faut pas s’arrêter à ce que l’on a dans son degré présent, mais plutôt outrepasser tout par ce que l’on a même ; allant sans jamais s’arrêter, quoiqu’en repos selon le degré où l’on en est. Et de cette manière on trouve que tout se fait admirablement ; et que l’opération divine et cette eau céleste est vraiment un Soleil qui n’a jamais de cesse et n’est jamais un moment sans s’avancer sur notre horizon, faisant toujours ses admirables effets et effectuant les surprenantes productions dont notre âme est capable, et cela en sa manière.
Mais réservons cela pour le dernier degré où il n’y a que la seule main de Dieu qui agisse ; et où par conséquent sont les beaux et divins ouvrages : étant très vrai que les ouvrages de Dieu selon chaque degré sont aussi beaux et parfaits que notre opération et notre concours actif s’y trouve moins. Et ainsi selon qu’en chaque degré elle diminue, aussi les effets et les merveilles augmentaient ; de telle manière que le quatrième degré étant la seule opération de Dieu en l’âme et par l’âme qui y est en pure passiveté divine, les effets les ouvrages y sont tout-divins et dignes de Dieu ; d’autant que Dieu n’opère que pour lui-même. : Ce qui dit des merveilles d’une étendue infinie.
36. Ce qui reste et ce qui sera durant toute la vie sont que ce sera toujours de l’âme qu’il fera ces merveilles ; laquelle est purifiée de jour en jour et d’opération en opération tant que l’on vivra : et ainsi l’on ne verra sa parfaite pureté, ni l’on n’en jouira jamais en cette vie ; ce sera en l’autre vie, où Dieu jouira parfaitement et purement de nous.
On entendra ceci en comprenant comment cette eau céleste commence et finit par le troisième et quatrième degré la rencontre et la découverte de Dieu selon tout ce qu’il est en toutes manières en nous et de nous, bien entendu toujours comme créatures et l’ouvrage de Dieu qui nous a créés à son image et sur son modèle. Ce qui dit des merveilles, inconnues à tant d’hommes non éclairés par cette divine opération, ni revivifiés par cette eau céleste, quelque science, et quelque ouverture d’esprit qu’ils puissent avoir : ces choses pouvant bien nous donner quelques belles idées de ces merveilles, mais non les effectuer, par quoi seul on peut les voir et en jouir.
37. Heureux donc qui sait mourir pour vivre ! Heureux qui sait tout perdre pour trouver le tout ! Heureux qui ne voit et ne fait rien pour être capable de voir le tout en la manière de Dieu ! Heureux qui n’a rien, et qui n’est rien ; car il trouve tout en la manière de Dieu ! Heureux qui en ce degré a et par lui-même, tout et ne jouit de rien ; car infailliblement Dieu le possédera selon son dessein éternel en lui-même et par lui-même, ce qui exprime un bien qui est la chair vie de notre âme !
O. Que les hommes sont malheureux qui veulent toujours avoir, toujours voir, toujours être, et toujours jouir ; car tous ces biens leur sont déniés, et jamais ils ne les trouvent ! Et tout cela se trouve aussi vrai pour leur extérieur et pour les choses qu’elles doivent faire au-dehors que pour l’intérieur. Et ainsi l’on doit juger de l’idée de perfection à laquelle doit tendre une âme qui est assez heureuse de commencer d’être appelée à ses sentiers d’oraison, afin qu’elle s’anime par là à la poursuite de ces choses.
38. Et au cas qu’elle ne sente quelque commencement et quelques instincts de ces choses, qu’elle ne prenne pas son vol si haut ; mais qu’elles servent Dieu selon son petit pouvoir en esprit d’humilité et de soumission sous la conduite et l’obéissance de quelque bon serviteur de Dieu, qui la conduira par l’obéissance et lui donnera un emploi intérieur sans forme d’une conduite réglée et arrêtée. Car telles âmes n’ont rien de réglé ni d’assuré, mais seulement elles ont ce qu’un directeur leur donne et comme il leur donne ; ainsi elles n’ont pas de voie : ce qui fait qu’elles changent fort facilement de conduite, leur conduite les quittant ; comme l’on voit quantité de bonnes âmes qui s’ajustent à tout esprit et à toute conduite ou voie, pourvu que ces Pères soient de bonnes gens. Et de cette manière on remarqua assez qu’elles n’en ont pas ; d’autant que toute conduite leur est propre pourvu qu’on cherche Dieu et qu’on leur aide à le chercher, tantôt d’une manière tantôt d’une autre.
39. Ici je ne prétends pas parler de certains dévots et dévotes, qui par faiblesse de tête et par petitesse de cœur et d’esprit sont dans un perpétuel changement, allant tantôt un Père tantôt un autre, et qui n’ont proprement de conduite que leur caprice. Ce n’est pas de ces personnes que je parle, mais bien de celles qui cherchent Dieu vraiment avec un esprit d’humilité et de soumission, et qui n’ont point de semence pour la perfection dans une voie intérieure en foi. Quand on rencontre de telles âmes, ce qui est ordinaire, il ne faut pas les brouiller, mais les laisser dans leur bonne foi et leur conduite de soumission, comme je viens de dire ; ne s’étonnant pas de leur variété et de leur peu de solidité. Elles ne peuvent faire autrement. Car comme tous leur bâtiment et établissement n’est pas en terre ferme ; elles ne peuvent suivre solidement une entreprise forte et solide, comme est cette voie intérieure.
Mais quand vous trouvez des âmes où la semence et les instincts sont forts pour telles voies, avec un esprit naturel conforme et approprié à ces hauts desseins ; il faut les consoler et leur aider peu à peu à s’embarquer sur cette grande mer de l’intérieur, leur aidant à se soutenir fortement dans le degré où elles en sont, conformément à ce que j’en ai dit jusqu’ici.
40. Vous me direz peut-être : « Mais, quoi ! Croyez-vous que l’on remarque de fort loin les inclinations et les instincts de ces choses si hautes et de ces voies d’oraison si particulières ? » Oui, car assurément Dieu en a gravé en nos cœurs et en nos esprits les inclinations selon Ses desseins éternels, et si nous n’étions pas si opprimés par nos misères et nos péchés, nous sentirions incessamment ces inclinations admirables et les secrets mouvements de la main de Dieu pour ce dessein divin sur nous. C’est pourquoi à mesure qu’une âme se défait, se vide et s’outrepasse soi-même par ces divers degrés, elle remarque que ces instincts et ces saintes et divines inclinations se fortifient et se déterrent109 et qu’en vérité dans la suite, notre âme, notre esprit et tout nous-mêmes, purifiés, nous rendent de sincères témoignages de ce que nous sommes, comme nous allons voir dans le quatrième degré.
41. Mais, oh le malheur ! On ne travaille pas à ôter un monceau de pierre, de terre et de boue qui nous accablent sous les ruines du péché, et ainsi nous ignorons presque toujours ce que nous sommes, ou, au plus, nous nous voyons toujours pauvres, abjects et méprisables, ce qui est excellent après notre débris110, pour savoir un peu ce que nous sommes, afin de soutenir notre âme dans l’esprit [87] d’humilité, d’abaissement et d’humiliation. Mais si l’on voit un peu la tête de cette surcharge de misère pour pouvoir voir en vérité ce que l’on est et goûter un peu des véritables instincts des traces divines en nous, oh ! que nous en aurions bien du sentiment ! Non pour quitter l’esprit d’humilité et de dépendance de Dieu — d’autant que plus on voit et plus on jouit des dons magnifiques de Dieu, plus on est humble et plus l’on connaît qu’ils viennent uniquement de la main toute libérale de Dieu — autrement la lumière ne serait pas vraie, mais quelque idée de notre esprit naturel qui se repaît facilement des choses hautes et grandes. Mais si ce sont de vraies expériences de ce que nous sommes en la main de Dieu, et qu’ainsi nous goûtions de ces vrais instincts et des solides inclinations de notre origine, jamais telles vues ne nous porteront à la suffisance et à l’orgueil, mais bien à nous connaître comme un présent magnifique de Dieu, qui incessamment demande et exige de nous, par un cri de tout nous-mêmes, de recouler à la source d’où tout ce don est venu et de faire ce pour quoi Dieu nous a créés.
O grandeur admirable ! Une âme qui verrait ce qu’elle est, comme celle qui, par la quatrième eau, le découvre, et qui demeurerait cependant en elle-même, ce serait un enfer ; d’autant que, se connaissant elle-même et connaissant ce pour quoi l’on est créé, et cependant ne vivant pas de cette manière, on souffrirait incessamment jusqu’à ce que l’on tendît de la bonne manière à la réformation et à arriver à la fin pour laquelle on est créé.
42. Assurément, supposé la vocation, l’on [88] voit, c’est-à-dire les personnes à qui l’on parle sincèrement et bonnement de ces choses, expérimentent qu’ils ont des semences et des instincts de ces choses, ce qu’il faut beaucoup priser et estimer, leur assistant à vraiment mourir et à soutenir l’opération de Dieu avec ordre, tâchant de leur aider à ne pas courir vitement et passer à la légère chaque degré, mais plutôt à être fort fidèles pour se nourrir des grâces, des pratiques et des saints dons que Dieu y donne.
Mais le malheur est qu’il se trouve certaines âmes qui mésusent même de ces saints et divins instincts, lesquelles voudraient tout dévorer et passer trop promptement par chaque degré, ne consommant pas comme il faut son étendue ; et faute de cela, elles ne font rien, au contraire, elles font très mal pour elles. Car au lieu de nourrir et d’élever, comme nous disons, ces saints instincts et inclinations, elles les tournent vers la nature, pour la rendre superbe et gonflée en elle-même, parce que, ne se servant, par exemple, de l’état et du degré premier pour déraciner tous les mauvais instincts et pour remédier aux péchés et habitudes perverses jusqu’au point que ce degré le peut faire avec l’aide de la grâce, par le raisonnement et l’occupation et l’emploi des puissances en activité, l’on perd tout cet emploi qui est fort étendu. De même, dans le second degré l’on se nourrit souvent de la plus grande facilité pour faire vivre la nature et non pour la faire mourir ; et ainsi des degrés qui suivent, si bien que faute de fondements solides de degré en degré, car un degré est le fondement de l’autre, on bâtit des [89] ruines qui ne font, au plus, que des amas de ruines sans ordre.
43. Tout au contraire, quand une âme est fidèle à passer et poursuivre ces degrés solidement, c’est un ordre admirable, un degré étant le fondement de l’autre, et tous les dons, les lumières et les grâces que l’on reçoit n’étant jamais, en ces âmes, en confusion, mais dans un ordre si admirable que vous y remarquez assez la main de l’Ouvrier et que ça n’a pas été la créature qui a travaillé en cet ouvrage et en cet édifice, mais la main du Très-Haut, ce que l’âme reconnaît elle-même de tout son cœur, tout son plaisir étant de renvoyer à son [leur] origine ces eaux qui lui ont été données et à la suite, comme nous dirons, sont une eau céleste qui ne se plaît à rien tant qu’à être dans sa source. Comme vous voyez que ces rivières coulent et marchent agréablement et avec plaisir, portant les bateaux et les autres choses selon leur capacité jusqu’à ce qu’elles soient en leur source, où non seulement elles conduisent ce qu’elles portent, mais où elles se perdent, heureusement et avec joie, elles-mêmes pour ne plus se retrouver, mais pour faire en cette grande mer ce pour quoi elles sont créées, qui est de faire et d’être par participation ce que ce grand Océan est et fait : c’est ainsi des âmes arrivées en Dieu111. Et si ensuite vous recherchiez leur être et leur opération pour les distinguer d’avec celui de l’Océan même de la Divinité, ce serait en vain, puisque, s’y étant heureusement écoulées, elles se sont perdues dans ce qu’il est et participent à ce qu’il fait non par une participation [90], mais en jouissant autant que l’état de créature créée pour cet effet peut souffrir, d’une unité que la seule expérience peut concevoir et que les comparaisons peuvent en exprimer.
44. J’ai dit tout ceci en passant, voulant exprimer la différence que l’on rencontre entre les âmes qui ont vocation, quoique fort éloignées, pour telle grâce, d’avec celles qui ne l’ont pas. On voit toujours ces dernières marcher vers les choses créées et les désirer bassement, mais les premières, ayant en soi je ne sais quoi de noble qui marque bien le dessein éternel de Dieu sur elles, si elles s’en servent comme il faut et qu’elles prennent la route pour conduire ces grâces de la bonne manière, on les voit toujours élevées, outrepassant incessamment toutes choses jusqu’à ce qu’elles aient peu à peu consommé tous les degrés, et qu’ainsi elles arrivent au comble et à la perfection des véritables désirs qui animent leur cœur et qui sont le penchant solide de tout leur être, au commencement fort sensible, à la suite, et plus la chose avance, moins sensible ; enfin, quoique la chose ne soit pas si sensible, elle ne laisse pas d’être très efficace, puisque en vérité elle fait le meilleur de tout elle-même, étant la perfection et la fin de leur création à laquelle leur rédemption se termine ; toutes les choses du monde les plus grandes et les plus sensibles aux âmes de bas aloi et qui n’ont pas telles inclinations, n’étant rien à l’égard de ce que ces choses divines deviennent à celles qui sont assez heureuses d’y arriver.
45. Car il ne faut pas s’y tromper : les plaisirs [91] ne sont que selon la capacité de la puissance qui les reçoit. Un diamant à la main d’un grossier paysan ne passe que pour un beau morceau de verre, ainsi il est très certain qu’une âme qui est beaucoup relevée par la très excellente vocation de ce divin don de foi, reçoit une capacité très vive et très étendue pour recevoir des plaisirs comme infinis en la jouissance de la fin de ses désirs, d’autant que la puissance et le terme de telle puissance s’accordant, cela fait un plaisir admirable. Or, les personnes du monde dont la capacité et l’esprit sont enfouis dans la terre, puisqu’ils ne peuvent jamais être tirés de la masse que par l’union à leur principe et à leur bien ont toujours une capacité très basse et très ravalée ; et ainsi pour avoir du plaisir, il faut par nécessité qu’elle ait un terme égal, ce qui fait que la puissance et le terme étant très bas, le plaisir qui en résulte est très petit, très chétif et misérable ou, pour mieux dire, dans la vérité, ce n’est pas plaisir, mais affliction. C’est pourquoi vous voyez toujours que les personnes du monde qui passent pour les beaux génies, se convertissant vers les créatures pour y prendre leur pâture, terminent leur vol à la charogne, ce qui cause véritablement une chose que le monde ne remarque pas, faute d’une sérieuse réflexion, savoir que leur esprit, leurs désirs, et, généralement tout ce qu’elles font et ce qu’elles possèdent, est dans une vicissitude perpétuelle, allant incessamment de branche en branche, voulant tantôt une chose et tantôt une autre, désirant un moment passionnément une chose, et un moment après, une autre toute contraire ; ce qui fait [92] voir l’inconstance de la créature et la bassesse de la puissance de telles personnes pour désirer et appéter de solides plaisirs.
46. Les âmes, au contraire, qui ont la grâce de l’oraison et qui en font usage, découvrent en soi insensiblement et par la pratique, chacune à sa manière, une capacité qui est sortie des mains de Dieu et qui par conséquent est une merveille et un chef-d’œuvre accompli, et comme Dieu, étant une Sagesse infinie, fait toutes choses pour une fin très accomplie, aussi donne-t-Il à cette puissance si relevée une fin qui cause, par l’union de la puissance à l’objet, un plaisir qui n’est point de la terre, mais vraiment divin. Et voilà pourquoi l’on peut dire, et sans exagération, que les seuls serviteurs de Dieu qui sont assez heureux de remplir les desseins éternels de Dieu sur eux, sont les heureux et les fortunés de la terre, étant les seuls capables des véritables plaisirs et des solides satisfactions, tous les autres n’ayant que des plaisirs de boue et de fange qui s’évaporent en fumée et qui n’ont du solide qu’en idée et non en vérité.
Enfin, il faut finir et commencer le quatrième degré où doivent commencer tous les plaisirs solides de la vie, puisqu’ils nous donnent, dans un parfait repos, des commencements beaucoup accomplis des traces de Dieu gravées en nous par notre création et rédemption.
47.Le quatrième état112 est très bien comparé à la pluie du ciel qui arrose admirablement bien le jardin et qui met le jardinier dans un entier et parfait repos. Toutes les autres eaux de tous les degrés précédents sont des eaux de la terre, et quoique celle du troisième degré soit de source, cependant elle n’est pas totalement céleste ; et ainsi elle nous est en quelque manière appropriée : c’est pourquoi elle exige du concours de notre part et nous y pouvons beaucoup contribuer, non seulement pour nous la procurer, mais encore pour son usage ; ce qui est cause qu’autant que l’on en use actuellement bien, autant elle profite et est fructueuse.
Mais pour l’eau du quatrième degré, étant toute céleste, elle demande seulement la coopération active des autres degrés, mais pour un concours actuel, soit pour la recevoir ou pour l’usage, elle n’en a pas besoin, se donnant largement selon les desseins de Dieu et causant des effets d’une manière surprenante, sans l’aide de la créature, si ce n’est une aide purement passive par laquelle cette divine eau fait usage de tout notre nous-mêmes selon les desseins de Dieu.
48. Et pour approfondir cette vérité, il faut savoir que Dieu a mis plusieurs puissances en nous : une active, par laquelle, étant sortis de Dieu non seulement par la création, mais encore par le péché et par la désunion de notre premier Principe, il nous est demeuré, par la bonté de Dieu, un pouvoir actif et volontaire d’agir comme nous voulons, lequel est mis en acte naturellement selon le bon plaisir de Dieu avec notre franc arbitre. Dans tous les degrés précédents, cette puissance ou opération active est mise en œuvre par l’âme selon le degré où elle est, et par là elle fait usage de l’eau comme nous l’avons dit.
Il y a en l’homme une autre opération ou puissance passive par laquelle l’âme est capable d’être très volontairement élevée et mue de Dieu comme bon lui semble. Or, ce pouvoir passif est bien d’une autre énergie et dignité que l’actif, d’autant que l’âme est le principe du premier, aidée de la grâce qui le fortifie et l’élève selon sa capacité ; mais ce second a pour principe Dieu même qui Se sert et S’empare amoureusement et très suavement de l’âme pour la conduire peu à peu et la faire arriver à Son dessein éternel. C’est pourquoi il se sert si admirablement bien de l’âme et l’âme s’y trouve très bien ajustée comme à une chose qui lui est si propre que non seulement elle n’y peut pas résister, mais que plutôt elle s’y laisse et s’y donne entièrement, d’autant que comme c’est la même opération divine qui l’a faite ce qu’elle est et qui a gravé en elle les admirables traits de Sa Majesté et de Sa grandeur, l’âme sent divinement cette même main qui [95] l’a faite telle et qui amoureusement la veut refaire, de telle manière qu’elle commence la vie éternelle en l’attouchement de cette divine opération qui lui est vie, force et vertu, et qui par conséquent commence à la faire revivre.
49 Cette seule opération passive, qui est cette quatrième eau, est capable de commencer efficacement ce grand ouvrage, d’autant que, comme nous avons déjà dit, les autres eaux n’ont fait que comme l’ébaucher ; mais celle-ci a un principe de vie admirable, et qui, plus il exige, plus il opère et plus il est reçu amoureusement dans l’âme, qui s’y ajuste si bien qu’il semble en vérité que ce n’est qu’à présent que l’âme commence à goûter l’opération divine. Car, comme l’âme est toute du ciel et toute céleste, étant sortie des mains de Dieu, aussi reçoit-elle cette eau céleste avec une avidité qui ne sent pas l’empressement des sens, ce que l’âme avait souvent aux autres degrés, ces eaux étant de la terre, mais bien une paix qui peu à peu lui donne la vie en la réveillant.
50. À mesure donc que les gouttes de cette divine eau tombent, l’âme la reçoit ouvrant son sein, comme vous voyez qu’une terre bien desséchée reçoit une pluie douce qui s’imbibe en elle et commence à y faire tout revivre, si bien que l’âme a un plaisir, une joie et une satisfaction sans pareille à mesure qu’elle reçoit cette eau, d’autant que, comme je dis, elle y goûte sa vie et expérimente un bonheur que cette eau seule peut lui donner. Jusque-là, elle a su, comme en songeant, ce qu’elle était, savoir un ouvrage de Dieu et Sa véritable image. Mais ici, cette divine eau en [96] s’écoulant et en tombant sur elle, la faisant revivre, elle fait comme sortir du tombeau ce bel ouvrage de Dieu ; et de cette manière, l’âme commence à avoir une faim divine de cette même eau. Elle savait déjà bien qu’elle était capable de Dieu et de toute Sa grandeur, mais cette eau tombant lui fait expérimenter comment cette même grandeur est en elle.
51. Si vous voyiez ressusciter un homme mort d’un sombre sépulcre113 où il aurait été enterré depuis plusieurs années, je crois que vous seriez surpris pour la nouveauté du fait, car, voyant cet homme sortir et revivre de ses cendres sèches et pourries, ses os morts se remplir de chair, et ainsi du reste, vous ne sauriez comment revenir d’étonnement et d’admiration, mais le voyant parler et vous entretenir de l’autre vie, vous seriez encore bien plus surpris. Il en arrive de même, et encore plus, en cette rencontre, à la réserve que ce fait de la résurrection du mort vous met dans l’étonnement, mais [que] celui-ci, quoique très surprenant, ne surprend nullement une telle âme, d’autant que cette divine eau lui est si naturelle, c’est-à-dire que, en faisant et en exécutant ces merveilles en l’âme, l’âme remarque si bien que en vérité ce sont les mêmes traces de Dieu, et que cette divine eau, ou bien Dieu en Son opération divine, ne fait que mettre au jour de l’âme ce que Sa main avait fait en notre création ; et à mesure que cette divine eau tombe, ce divin ouvrage se développe, qui ne met nullement en l’âme l’étonnement, mais plutôt la certitude de ce que Dieu a fait par Sa toute-puissance en notre création et qu’Il a refait par Sa bonté en [97] notre rédemption, ce que cette divine eau va faire germer. En parlant de ceci, il me semble que je vois un beau parterre qu’un jardinier a pris plaisir de semer de diverses fleurs, quand une pluie tombant doucement à propos le fait germer et ensuite peu à peu fleurir, et donne le coloris admirablement à toutes ces fleurs, donnant à une chacune justement ce qu’il lui faut jusqu’à ce qu’elle arrive à toute sa perfection.
52. Tout ce qu’est notre âme est une semence divine de Dieu et de tout Lui-même. Cette eau dont nous parlons, venant à arroser cette semence, commence à faire germer et à faire sortir peu à peu ces divines fleurs selon la beauté qu’elles sont sorties de la main de Dieu, si bien que ces choses ne s’opèrent pas dans les sens et dans nos puissances et en sentiment et en pensée, mais en vérité. Et, comme, par tous les degrés précédents, l’âme est tombée peu à peu en unité de toute elle-même, ici elle opère en unité, et toute l’âme est une terre qui produit non plus en distinction des choses distinctes et divisées, mais plutôt une multitude de merveilles en unité. Car remarquez bien que [dans] les degrés précédents selon la différence des eaux, elle [l’eau] opérait tantôt dans l’entendement, tantôt dans la volonté, tantôt dans les sens ; mais ici comme toute l’âme est créée de Dieu en unité, cette divine eau opère en elle et d’elle ce divin ouvrage de telle manière que l’âme découvre l’unité divine et devient savante en cette unité autant qu’elle en jouit ; et ses puissances étant capables des Personnes divines et de la génération éternelle du Verbe et de la mission du Saint-Esprit, elle vient (98) à recevoir ces divins effets non comme quelque chose d’extérieur dans sa pensée et dans son affection, mais comme quelque chose, ou, pour mieux dire, comme un tout qu’elle est.
53. Comme les perfections divines sont en Dieu, aussi à mesure que cette divine eau s’écoule, elle les fait germer en l’âme chacune en sa beauté, ce qui cependant fait un tout sans division, dont chaque beauté est ravissante et cependant n’est qu’une seule beauté. Comme toutes les créatures sont en Dieu, aussi les trouve-t-elle en cette manière sans manière ce qui fait qu’à mesure que cette divine eau tombant en l’âme, elle devient féconde et devient ce qu’elle était, ce que toute autre eau ni toute autre manière n’aurait pu jamais effectuer.
Pour dire tout le total de cette merveille, il faudrait des volumes et décrire ce que Dieu est. C’est pour lors que l’âme entend très bien ces belles paroles : Signasti super nos lumen vultus tui Domine114.
54. Il ne faut pas croire que cet état passe en peu de temps, d’autant que ce n’est proprement qu’en lui que commence le chemin de la perfection. Tous les autres degrés n’ont été que des préambules et des préparatifs pour donner lieu à celui-ci. C’est pourquoi l’âme qui est assez heureuse de commencer à goûter de cette divine eau du ciel commence sa fidélité pour ne pas laisser perdre un moment de sa vie : d’autant qu’elle reçoit plus en un moment qu’elle ne recevait dans les autres états en plusieurs années, pour ne pas dire que c’est ici tout autre [99] chose, puisqu’il est vrai qu’un moment de ce degré vaut mieux que cinquante ans de tous les autres.
N’est-il pas vrai que toutes les fleurs ou tous les fruits peints par tous les peintres les plus admirables et les plus experts n’approchent jamais du moindre fruit ou de la moindre fleur d’un parterre ? L’art ne peut arriver jusqu’à la nature. Ainsi il est certain que tous les degrés où l’opération humaine est requise ne font que des fleurs ou des fruits en peinture : la seule eau du ciel fait les choses en vérité.
55. C’est pourquoi ce quatrième degré est très bien comparé à l’eau du ciel tombant et arrosant le jardin : le jardinier est vraiment en repos, puisqu’en vérité son travail ne peut servir de rien à la faire tomber, ni à mieux faire, ni à mieux arroser ce qu’elle arrose. Ce divin et entier repos du jardinier fait tout, et il n’y a qu’à se fier à celui qui a soin du jardin et tout se trouvera bien fait. Sur ceci, il me vient une comparaison qui explique très bien comme le jardinier, en se reposant, coopère et fait tout ce qu’il faut en ce temps de la divine pluie.
N’est-il pas vrai qu’un jardinier ou un laboureur ayant ainsi travaillé, c’est-à-dire cultivé et semé la terre, la laisse et se tient en repos, laissant à la Providence divine de faire germer la semence et de la faire croître, se perfectionner et venir à maturité ? Nous voyons cela par expérience. Mais si quelque laboureur inquiet et inexpérimenté remuait toujours sa terre de crainte que rien ne vienne, il déferait ce qu’il aurait fait et ruinerait tout, si bien qu’en se reposant après avoir fait ce qu’il a dû faire, il [100] fait pour lors toutes choses et il coopère admirablement bien avec Dieu, le laissant faire tout le reste, et pour sa coopération, il se tient seulement en repos.
56. C’est donc ce sacré repos en toute manière qui est la véritable coopération de l’âme en cet état ; et qui fait autrement, perd le tout, car il ruine le germe si la semence n’est encore qu’en cet état ; si elle est avancée, il la ruine aussi et avec plus de perte ; ainsi du reste. De manière que toute la perte de l’âme en ce degré est le moindre agir par elle-même : car c’est perdre non une chose particulière, mais un tout, non une chose créée, mais un Dieu, puisque c’est biffer dans l’âme, que Sa divine main fait revivre selon la magnificence de son origine, Son image qu’Il y avait gravée, et qu’Il repasse115 dans ce saint loisir par la divine pluie. Car assurément, on efface et on biffe ces merveilles quand on ajoute quelque chose à cette eau divine et qu’on met là sa main grossière.
Dites-moi, au nom de Dieu, y aurait-il de la conduite et de la raison à prendre un pinceau et à ajouter quelques couleurs à des tulipes dans un parterre ? Cela serait impertinent. Laissons faire à l’art ce qui est de l’art, car cela est de son ressort, et laissons faire à la nature ce qu’elle seule peut faire sans imitation. J’en dis autant de cet état. Laissons à l’opération active de l’homme ce qu’il doit faire, mais laissons à Dieu ce qu’Il doit faire dans le repos de l’âme en ce degré. Et ressouvenons-nous bien que Notre Seigneur donne deux sortes de paix à Ses saints Apôtres, une qui leur était propre, qui est celle où l’opération active se trouve ; mais il y en a une autre que Notre Seigneur [101] appelle Sa paix. C’est donc cette paix divine, où Dieu est le véritable agissant et où l’âme reçoit très agréablement et très volontairement Sa divine opération, que possède l’âme en ce quatrième degré. Ce qui dit de cessation d’opérer en manière de créature, mais cependant c’est une véritable opération.
57. Je sais bien que, à moins d’expérience, ceci est de difficile compréhension ; aussi ne l’écris-je que pour l’expérience, laquelle, très assurément, saura être très vrai ce que je dis. D’où vient que ce n’est pas la science qui fait ces savants, mais l’onction de cette eau du ciel ; et quand une personne sans lettres est arrivée ici, elle en sait assez pour donner de l’étonnement à tous les doctes.
Ce n’est pas que, quand la science et l’expérience conspirent dans un même sujet, les choses ne s’en trouvent encore mieux, à cause de la certitude que procure la science, mais je vous assure que quand ce quatrième degré est un peu avancé, il est si fécond en la découverte de Dieu en Lui, soit par les divines perfections ou par les saintes vertus, qu’Il Se manifeste de Soi-même sans autre preuve. Quand les fleurs sont encore en germe dans la terre, le seul jardinier qui les a semées le sait ; mais quand le temps est venu qu’elles germent et sortent en manifestation, vous ne pouvez empêcher qu’on ne sache et qu’on ne voie qu’il y a des fleurs, et même, si elles sont avancées, qu’on ne voie la beauté et la diversité du coloris, ces choses se manifestant par elles-mêmes. Il n’en va pas ainsi dans les autres degrés.
58. Les personnes de ce quatrième degré ne cherchent pas des assurances comme, pour [102] l’ordinaire, font celles des autres degrés, mais elles sont certifiées par la fécondité de cet état, d’autant que cette ressemblance divine sortant d’elles par la vertu de cette divine eau, toutes les perfections divines se manifestent ; et ainsi l’âme devient en unité divine très féconde par les Personnes divines, et de tout ce qui est en elles sans multiplicité.
D’abord on en est étonné, sans étonnement cependant, d’autant qu’on n’a ni ne voit que ce dont on a eu depuis très longtemps des instincts, qui se sont fortifiés à mesure que l’eau des divers degrés précédents s’est avancée, car chaque degré a renouvelé et a tiré de l’âme, comme du tombeau, ces désirs et ces instincts secrets ; mais celui-ci leur donne la vie, et une vie divine qui s’augmente autant que cette divine eau s’augmente aussi.
59. Quand la chose est beaucoup avancée, il ne reste plus d’étonnement, à cause de la certitude que ces choses divines donnent à telles âmes, qui plutôt va se découvrant par ce qui se voit en elles et en leur divine lumière ce qui est en Dieu et ce que Dieu est. Si bien que c’est là une révélation admirable de Dieu et que je crois être celle dont Jésus-Christ parle : Et revelasti ea parvulis116. Ce qui fait qu’elles ne sont pas tant en quête pour chercher de la certitude autre part, tout leur bonheur consistant à être en pleine solitude, oubliées de tout le monde, ne possédant rien, mais jouissant de leur rien dans lequel tout ce divin ouvrage se fait. Ainsi, n’ayant besoin que du rien, il leur est facile de l’avoir, car elles n’ont qu’à se [103] laisser aller, et elles y tombent aussi facilement que cette divine pluie leur est donnée heureusement.
Et il faut remarquer ici que tout se perd en telles âmes : désirs de salut, de perfection, d’excellence dans les voies de Dieu, jalousie, voyant les autres plus éminentes en sainteté ou faisant plus pour la gloire de Dieu, enfin, généralement tout ce qui marque quelque inclination pour être quelque chose, non seulement vers les créatures, mais encore devant Dieu. Et la raison de ceci est, comme nous avons commencé à en dire quelque chose, que cette divine pluie étant Dieu qui S’insinue et qui revivifie Son divin ouvrage, Il ne fera jamais rien qu’à mesure que l’âme tombe et est dans le néant, d’autant qu’ayant créé l’âme du néant jamais, Il ne la revivifie en cette manière que par le néant et dans le même néant. Ce qui est infiniment à observer parce qu’ici tout autre moyen actif est tellement ôté à l’âme qu’un très long temps elle en est fort peinée et a beaucoup de difficulté à se laisser doucement et suavement tomber en ce néant et cette cessation d’opérer. Cependant, à la suite, l’âme voit tant et si bien que toutes choses succèdent de cette manière en elle qu’elle découvre qu’il n’y a que sa seule opération propre qui les gâte et y met quelque empêchement et que, lorsque, franchement et hardiment, elle se laisse perdre en Dieu, tout s’y fait bien d’une autre manière et avec une beauté bien plus éminente, cet ouvrage ne tenant et ne devant plus tenir de la terre.
60. [104] Mais comme cette cessation d’opérer est ce qui donne plus de peine aux âmes inexpérimentées en ce quatrième degré, il faut savoir que l’âme n’y est pas comme un bois ou une chose inanimée qui reçoit le mouvement d’un autre, mais que vraiment, vitalement, raisonnablement et volontairement, elle y contribue, non activement, mais passivement. Et ainsi, quand on dit que la seule opération divine travaille, on n’entend pas que l’âme n’y soit point, car c’est de l’âme que ce divin ouvrage se fait, mais on exprime seulement qu’elle concourt à un premier Principe qui élève divinement, non activement, mais passivement, Son opération. Ainsi elle agit, non elle, mais Dieu en elle, y contribuant en passiveté117 divine.
Et afin d’entendre mieux ceci, il faut savoir qu’il y a deux sortes de passiveté, une qui est en nous et que l’on peut appeler passivité de lumière : elle est en nous durant que Dieu nous communique des espèces et des idées divines, soit selon l’entendement, soit aussi quelquefois conjointement avec la volonté ; [105] or cette passiveté est en nous d’autant qu’elle est en la manière de la créature.
Il y a une autre passiveté que l’on appelle divine d’autant que c’est la communication de Dieu en la manière de Dieu, dont l’âme n’est nullement capable qu’au-dessus d’elle-même, c’est-à-dire dans cette puissance obédientielle ou la passiveté divine qui est en nous par notre création : de telle sorte qu’il est très vrai que contribuer avec Dieu en cette manière est vraiment agir, mais divinement, non humainement, passivement, non activement, dont nous soyons le principe. Et par là, vous voyez la manière de la véritable coopération avec laquelle l’âme agit en ce quatrième degré.
61. Je sais très bien qu’à moins d’une profonde expérience, il est assez difficile d’être pleinement éclairé sur cette manière d’agir en ce degré ; mais un peu de patience et d’humilité, parcourant les trois autres degrés et consommant par votre véritable réformation toutes les grâces que vous y recevrez, et vous comprendrez sans aucune peine cette manière de coopération, laquelle est très véritable, très efficace et très entière, quoique l’âme y soit et y doive être toujours en grand repos, lequel s’augmentera à mesure que la révélation de Dieu se fera en l’âme par cette pluie divine.
Il est donc très vrai que ce repos et cette cessation d’opération propre pour recevoir cette divine pluie et en jouir, est le principal de ce degré et ce en quoi l’âme a aussi plus de peine, d’autant qu’elle y trouve infiniment à mourir en cédant son droit en cette rencontre, voulant toujours travailler et faire tout à sa mode et selon son vouloir et ses lumières. [106] Cependant il faut ici que toutes ses vues, ses lumières, ses efforts, ses adresses et ses vigilances succombent à la gloire de Dieu, d’autant que Dieu veut y être le principal et l’unique ouvrier d’un ouvrage que Son seul doigt peut refaire.
62. L’âme étant bien convaincue de cette vérité succombe peu à peu et meurt à son opération propre, et par là elle est élevée à l’opération divine qui s’insinue si suavement et si doucement qu’en vérité l’on ne saurait rendre de comparaison plus juste pour exprimer l’opération en ce quatrième degré que de se servir de celle de l’eau de pluie, laquelle tombe et est donnée sans bruit, et qui fait et contient toutes choses. Car qui dirait que ces fleurs, ces fruits, et tout le reste qui se produit dans la terre y est admirablement ? Cependant cela est vrai, comme l’expérience nous le découvre.
63. Où il faut remarquer que dans ce degré où l’opération de l’homme n’est nullement requise quant à l’actif, il ne se trouve plus rien de figuré à notre mode, les choses ne se donnant plus ni en amour ni en lumière, étant cependant amour et lumière ; car cette eau céleste contient et possède tout, mais en nudité pure qui possède tout selon ce degré et selon que l’on est en ce degré. Le soleil matériel qui est la cause de toutes choses en la terre, les y va formant d’autant qu’il les contient toutes d’une éminente manière : ainsi en est-il en ce quatrième degré, où Dieu n’a pas besoin de S’ajuster à la façon de la créature, qui ne peut rien faire si elle n’a des modèles, et ainsi si elle n’en a des idées. C’est pourquoi [107] où l’âme doit contribuer par son opération active, il faut par nécessité que Dieu y donne des lumières sur lesquelles et à l’aide desquelles l’âme travaille. Mais quand Dieu a mené l’âme jusqu’à l’état où Il opère Lui-même un ouvrage que Lui seul peut faire, ce procédé n’est plus requis et il y faut mourir, ce qui ne donne pas peu de peine, car cela suppose une mort continuelle de la nature en éminent degré, l’esprit expirant continuellement, d’autant qu’il veut toujours faire et toujours voir pour travailler, et, Dieu ne voulant pas contribuer en cette manière, lui donne incessamment la mort pour le vivifier.
64. Et quand, une bonne fois, il a bien appris cette manière et que, mourant généralement à tout, il se laisse en proie à l’opération divine sans la voir ni la goûter, pour lors elle fait des merveilles, mais d’une manière très longue, d’autant que ce divin ouvrage qu’elle prétend faire est très admirable. Ce que je vous en ai dit n’est que très peu de chose, ceci consistant plus en expérience qu’en discours.
C’est assez qu’une âme qui a vocation pour ceci, sache que l’effet véritable de cette divine eau céleste se termine à la génération véritable du Verbe en nous, ou, pour mieux m’exprimer, à nous faire retrouver Dieu selon tout ce qu’Il est en nous, non en idée ni en lumière, mais en vérité, Dieu nous ayant créés à Son image véritable selon tout ce que nous sommes. D’où vient qu’afin que ce quatrième degré de pluie divine ait son effet total, il faut que le total de notre âme en soit arrosé et abreuvé, ce qui la rend fertile et lui fait germer le germe de vie.
65. Ici, il faudrait écrire des volumes entiers [108], non seulement pour exprimer comment cela se fait, mais encore pour dire quelque chose de Dieu selon Son Unité et selon Ses Personnes divines avec leurs émanations éternelles ; ici il faudrait écrire les attributs divins et les divines perfections, comment tout est en Dieu, comment tout vit en ce divin exemplaire118. Car il faut savoir que cette divine eau se donnant et s’écoulant en une âme à son plaisir et en pleine liberté, y découvre Dieu d’une telle manière que tous les livres de théologie ne sauraient rien dire qui approche de cette divine expression en l’âme ; car c’est proprement ce parler divin en la génération du Verbe en cette âme qui exprime des merveilles et par une manière admirable. Il ne faut pas s’imaginer que ceci soit extraordinaire et paraisse à l’âme qui en jouit extraordinaire, comme les extases et les ravissements. C’est bien une extase, mais sans que les sens en sachent rien. Cette sorte d’extase tire l’âme de soi pour la faire mourir à soi et lui donner une vie inconnue aux créatures et très souvent à ses sens, ce grand et divin ouvrage s’opérant dans le plus pur d’elle-même et dans son centre, où tout peut se faire sans bruit, sans mouvement et en Dieu.
66. J’ai donc dit ce peu de ces divins effets dans l’âme afin que l’on sache ce que cette eau céleste doit faire ; et je laisse le principal à cette eau divine et à cette divine opération, qui se fera mieux entendre en l’âme bien tranquille et bien morte à soi, que je ne le puis exprimer, car en vérité ce langage de cette Parole éternelle est tout autre que ces faibles expressions. Et, si vous saviez comment elle pénètre et change toute l’âme, vous en seriez surpris — [109] cependant en ayant l’expérience, ce serait sans sujet, — d’autant qu’étant Dieu, elle a ce pouvoir d’entrer partout, tout étant sujet à Son domaine et à Son pouvoir. Et ainsi, faisant tout seul Son œuvre, Lui seul le peut connaître tel qu’il est, l’âme où cela se fait n’en ayant connaissance que selon que Dieu lui fait la miséricorde de le lui découvrir. Car je crois qu’il y a quantité d’âmes où cela s’opère sans qu’elles le sachent pour le pouvoir exprimer, et ainsi ces sortes d’écrits leur sont une très grande aide et secours.
67. Et il est bon de savoir que tout ce quatrième degré si fécond et si admirable se termine en la manifestation de Dieu en l’âme sans découvrir Jésus-Christ, Dieu-homme, d’autant que l’expérience fait voir que cette manifestation de Jésus-Christ en vérité et en Ses divins états est bien postérieure à celle-ci119. Les âmes non profondément expérimentées en cette divine élévation de Dieu en l’âme croiront que je me trompe ; mais, patience ! Qu’elles travaillent et qu’elles soient fidèles à mourir à elles-mêmes en telle manière qu’elles puissent être assez heureuses pour jouir de cette quatrième eau, et elles verront clairement que ce que je dis est très vrai et qu’il faut que Dieu Se soit écoulé dans le total de l’âme afin qu’elle devienne suffisamment forte pour soutenir l’état de Jésus-Christ Dieu-homme.
68. Quand la sainte Trinité créa l’homme à Son image et ressemblance, Elle dit simplement : Faisons l’homme à Notre image et ressemblance120, mais pour ce qui touche le Mystère de l’adorable Incarnation, la très sainte Trinité exprime Sa grandeur par ces paroles : Fecit [110] potentiam in bracchio suo121. Il S’est servi et a employé la puissance de Son bras. Ce qui nous marque que ce divin ouvrage de Jésus-Christ est la véritable consommation de tous Ses ouvrages et qu’ainsi il faut que celui de la manifestation de Dieu en l’âme précède celui-ci ; et l’âme voit fort clairement par son expérience qu’aussitôt que Dieu est écoulé en elle selon le dessein de Dieu de la perdre en Lui, l’âme se retrouve en Jésus-Christ peu à peu selon Ses divins états. Et, comme, durant le temps de la perte en Dieu, l’âme outrepassait les croix, les peines et même les faiblesses, pour plus promptement et plus nuement se perdre, au contraire, quand cette perte est opérée et que l’âme commence de se retrouver, elle s’arrête en ses peines, ses croix, etc., non comme ses peines propres, mais comme des participations aux états de Jésus-Christ ; si bien qu’elle voit et découvre un fond en elle qui lui paraît infini, savoir les souffrances, les misères, les faiblesses, tant spirituelles que corporelles, et généralement tout ce qui la peut faire souffrir, d’autant que Jésus-Christ, Dieu-homme, S’écoulant dans ce fond, le déifie et le rend capable d’un trésor qui ne peut s’expliquer. Il faudrait un volume entier pour cela et mon âme n’est pas en état de le faire. Et, comme vous venez de voir que l’âme avec toutes ses puissances et, généralement, tout ce qu’elle a en soi, est le fond où Dieu S’écoule et où Il renouvelle Son image selon qu’Il l’y a gravée lorsqu’elle sortit de Ses mains, aussi nos pauvretés, nos souffrances et nos misères sont cet autre fond dans lequel le Saint-Esprit fait cet admirable ouvrage par l’écoulement d’un Dieu-homme, qui prend et reçoit un signalé122 plaisir [111] de Se revêtir et de Se voir revêtu de nos misères et de paraître ainsi devant Son Père.
69. Je demeure en silence sur ceci jusqu’à ce qu’un Dieu-homme, Jésus-Christ, m’ait fait la miséricorde de Se révéler. Tout ce que je sais est que cela est très vrai. Et afin que l’on comprenne mieux ceci, il faut savoir que Jésus-Christ a dit qu’Il est : la voie, la vérité et la vie123. Ainsi Ses maximes, Ses lumières et Son amour sont les lumières, les saintes intentions et les saints désirs des autres degrés selon la grâce et la lumière qui se donne et communique en chaque degré ; et ainsi Jésus-Christ est la voie de l’état méditatif, de l’affectif et des autres degrés. Il est vérité du quatrième : car, en vérité, Il s’y trouve, quoique caché, Jésus-Christ n’étant jamais séparé des autres Personnes divines, l’âme Le trouvant en Dieu comme elle trouve les perfections divines, le Saint-Esprit, et le reste. Mais Il est finalement la vie, et cela est propre en l’état dont je parle, c’est-à-dire : Jésus-Christ, Homme-Dieu, S’écoule en l’âme comme une vie nouvelle. Si bien que quand je parle de Jésus-Christ en état de vie, je n’entends pas parler des pensées, des lumières et des affections de Jésus-Christ, mais bien de Lui, communiquant en vérité Ses divins états par état, ainsi que plusieurs saints et saintes les ont possédés comme en source de grâces infinies tant pour eux que pour toute l’Église.
Ceci doit suffire, nous contentant de demeurer en ce quatrième degré où notre âme est véritablement réformée en Dieu par Son écoulement, qui la perd à elle-même pour la faire [112] véritablement trouver en Dieu et la disposer pour l’état de Jésus-Christ qui doit suivre.
70. Quoiqu’en divers écrits j’ai dit plusieurs fois que tout ce divin ouvrage s’opère durant toute la vie présente en foi, je crois qu’il est bien à propos d’en faire encore ressouvenir, afin que l’âme sache que, bien que ces choses soient si grandes, c’est pourtant cette divine lumière qui les opère, et qu’ainsi elle n’aille pas se persuader que les personnes même beaucoup avancées en ce quatrième degré soient toujours en lumière aperçue. Non : elles sont toujours en lumière, car ici la foi est permanente et n’est jamais sans opérer, l’âme étant en cet état ; mais non toujours d’une manière manifeste, mais bien en foi, c’est-à-dire d’une manière réelle et efficace, quoique non toujours aperçue. Comme les âmes expérimentées et de ce quatrième degré savent fort bien qu’elles n’ont garde d’attendre aucune manifestation, car elles se rabaisseraient infiniment ; et ainsi supposant toujours également leur lumière, elles se laissent également et toujours perdues en la main de Dieu, qui opère incessamment, comme à la suite elles l’expérimentent très bien. Mais les âmes non assez expérimentées ou qui ne sont pas suffisamment instruites de cette [113] vérité, s’amusant aux manifestations, s’arrêtent, et ne vont pas toujours d’un pas égal, ce que font celles qui ont l’expérience et sont instruites de cette profonde vérité.
71. De plus, les âmes qui croient aux manifestations, je veux dire au sensible ou à l’aperçu de la foi, s’amusent et s’arrêtent incessamment, n’allant qu’autant qu’elles s’en aperçoivent ; et aussitôt qu’il y a du changement, elles changent. Les autres, mieux instruites sachant qu’en vérité Dieu Se donne en ce degré et qu’ainsi il n’y a point de changement, la foi se communiquant et opérant incessamment, mais que tout le changement qu’elles aperçoivent ou peuvent apercevoir, n’est qu’à leur égard, dont elles sont et seront toujours capables en cette vie : cela fait que s’outrepassant incessamment en se perdant, et par conséquent en perdant tout en Dieu en foi, elles ont toujours également à leur égard, mais à l’égard de Dieu non de la même manière : car assurément il y a jamais deux moments semblables, la foi agissant incessamment, et ainsi faisant avancer l’âme en sa perte continuelle.
72. Tout ceci est donc d’une telle importance que c’est la clef de ce divin ouvrage et, à moins que l’âme soit forte et agile pour tout outrepasser en se perdant ainsi en foi, il y a et il y aura toujours des vicissitudes, tantôt bien tantôt mal ; mais si l’âme va en foi nue de cette manière, son ouvrage se fera sans relâche et elle verra des progrès admirables.
Il ne faut donc pas en ce degré s’amuser au sentir ou non sentir, au voir ou non voir, avoir ou non avoir ; mais il faut supposer sa foi constante et perpétuelle, car étant arrivé ici, [114] la foi est par état, et l’âme en jouit par habitude et ainsi sans faire de réflexion sur l’acte. Supposé le soleil levé au matin, on ne le réfléchit pas en doutant s’il est couché plus tôt qu’à son heure ordinaire ; et quoique souvent, durant le jour, il soit caché et que l’on ne le voit pas, on fait cependant que ce jour, quoique ténébreux à l’égard de cette belle clarté qui brille quelquefois, est le véritable soleil ; et ainsi l’on agit, l’on travaille et l’on fait tout comme s’il était fort clair et brillant. Il en faut faire autant dès que l’âme est certifiée de quelque personne expérimentée qui nous a assurés du degré de notre oraison ; et au cas que nous soyons en celui-ci, soyons assurés que Dieu, comme un véritable soleil, ne manque jamais d’envoyer ce divin rayon de la foi en l’âme, qui fera en elle non seulement ce que je vous ai dit (ce qui n’est que grossièrement en bégayer), mais infiniment davantage dans le détail de l’essentiel que je vous ai décrit.
73. Comme Dieu fait Ses merveilles et opère Ses miséricordes en nos âmes par la foi, assurez-vous qu’il y aura bien des croix, des peines, des ennuis, et un million d’autres choses qui contribueront admirablement non seulement à la pureté de notre âme, mais encore à la purification de notre foi. C’est pourquoi il ne faut pas s’imaginer que ces croix, ces troubles passagers et le reste, qui nous crucifient selon la Providence de Dieu sur nous, brouille notre ouvrage et cause des empêchements à la divine opération de la foi en nous, pourvu que, souffrant par outrepassement dans ces choses, nous allions par leurs moyens plus promptement à Dieu. [115]
Où il faut observer que comme Dieu est plus à l’âme que jamais, aussi il y a une Providence plus spéciale à laquelle il n’échappe pas un moment de la vie de ces âmes. C’est pourquoi chaque moment, quel qu’il soit, leur est fort cher et peu à peu leur devient Dieu. Ainsi tout ce qui se rencontre en leur vie, et en leur condition, quelque crucifiant qu’il soit, est ce qu’il leur faut uniquement et ce qui est reçu avec un agrément admirable par ces âmes, d’autant que [de] tels moments ont uniquement le pouvoir de leur donner Dieu selon le dessein de Dieu sur elles.
74. Où en passant il faut remarquer que généralement toutes les âmes qui ne sont pas fidèles à cela, et ne sont pas amoureuses de souffrir et de se laisser à tous les moments, soit crucifiants ou autres, de leur état ou conditions pour en être dévorées, ne sont pas en ce degré et ne le seront jamais, si cela ne vient en elles. Et ainsi dès que vous voyez des défauts essentiels pour la vocation, comme, par exemple, si un religieux ou une religieuse ne sont pas amoureux de leur état et fidèles à ce qu’ils y doivent faire ou souffrir, ou si une personne mariée ne sera pas soigneuse à son ménage et ne portera pas avec fidélité lumineuse les croix et les peines de sa condition, c’est une marque qu’ils ne sont nullement en cet état ; et pour y pouvoir arriver, il faut qu’ils deviennent tels : et ainsi il est aisé de découvrir si une personne est arrivée en cet état.
75. Il ne faut pas qu’une âme de ce degré s’étonne si elle n’a pas de grands désirs d’austérité, de souffrance et du reste qui marque une sainte vie. En ces âmes où Dieu travaille par [116] ordre, Il réserve ces choses pour le degré de Jésus-Christ qui doit suivre. Ici Dieu ne veut que la perte de l’âme en Lui en plein et parfait repos ; et ainsi peu à peu Il lui fait perdre tous ses soins, tous ses désirs, et généralement toutes choses, afin que Dieu devienne en elle toutes choses. Et de cette sorte il [ne] lui reste que l’abandon sans abandon, pour être et pour faire tout ce que Dieu veut, chaque moment de sa vie remplissant tous ses désirs et toute sa capacité, ce qui met insensiblement un merveilleux calme en l’âme où Dieu fait des merveilles. In pace locus ejus124, la demeure de Dieu est vraiment dans la paix, où Il travaille et fait un ouvrage admirable : il faut bien s’empêcher de le brouiller par son opération propre et grossière, qui ne peut que l’amoindrir quoique sa fin nous paraisse sainte.
Ce petit traité qui a été fait par providence pour quelques âmes, est très utile afin de remarquer les démarches de Dieu dans une âme, fidèle à le suivre : ce qui peut beaucoup avancer l’ouvrage de Dieu et faciliter les peines que les âmes ont dans les divers états qu’elles doivent passer, et même prévenir plusieurs choses qui les peut faire retarder et souvent les arrêter non seulement pour un long temps, mais pour toujours.
L’auteur décrit trois états. Le premier des commençants : et comme celui-là est le plus difficile et où plusieurs font naufrage, plus que dans les autres ; aussi s’arrête-t-il beaucoup non seulement à le décrire, mais encore à précautionner contre les écueils et les défauts. Le second y est décrit assez au long, d’autant qu’il se trouve peu de livres qui parlent clairement de cette nudité et pureté de la divine opération, sans laquelle il est impossible qu’une âme devienne nue et propre pour entrer en son fond et jouir de son centre. Il faut s’arrêter à la description fidèle qu’il fait [118] de cet état, afin que l’âme qui est certifiée d’y être, aille plus promptement et plus vitement par son aide et son soutien. Il commence à décrire le troisième, et ne fait qu’en donner seulement un crayon, afin d’animer les âmes pour lesquelles il a été fait qui commencent d’être dans le premier et le second degré, de les encourager par là, faisant voir les fruits qu’elles doivent espérer en parcourant fidèlement et courageusement ces degrés. De plus il ne le décrit pas totalement, d’autant qu’il faudrait des volumes entiers pour en parler et en dire quelque chose selon la vérité. Ce sera dans son temps lorsque la providence le désirera.
1. Le temps n’est pas toujours présent pour écrire et répondre comme l’inclination naturelle le désirerait ; et ainsi je crois que vous aurez la bonté, quand les réponses vous manquent, de l’agréer et de vous servir des avis précédents125 ; autrement, ce serait la raison et la civilité humaine qui répondraient et qui vous rempliraient de choses dont il faudrait même vous vider. Vous cherchez des lumières de Dieu, et ce serait vous tromper de vous en donner de raisonnables et humaines, qui n’auraient en vous ni effet ni assurance non plus qu’elles n’en auraient pas en elles-mêmes. Une chose ne peut être plus excellente ni produire un effet plus relevé que son principe : ainsi toutes les réponses qui ne viennent pas immédiatement de Dieu et qui n’émanent pas de la source divine, ne peuvent être qu’humaines et, de cette manière, [119] ne peuvent causer l’effet que vous prétendez. Quand je n’ai rien à vous donner par écrit, je ne laisse pas de prier Dieu pour vous de mon mieux, et j’espère que Sa bonté, ne voulant pas se servir de ce misérable instrument, fait par un autre moyen, quoiqu’il vous soit inconnu, ce que vous désirez humblement et avec tant d’insistance, car Il ne laisse pas longtemps les désirs affamés et le vide ne demeure jamais sans se remplir.
2. Mais, souvent, il se remplit sans le savoir ni le comment. Et qui saurait ce secret, serait toujours, avec respect, content de tous les ordres divins, qui ne sont jamais un moment sans effet en toutes les dispositions de notre âme, pourvu qu’elle soit toujours ou petite ou tendant à la petitesse, se contentant de toutes choses, aussi bien de la privation que de la plénitude, du manque de lumière comme de la lumière, en ayant rien comme en ayant tout. Car toutes ces différences de tout ou de rien, de lumières ou de ténèbres, supposé notre fidélité à nous abandonner nuement, ne sont que des différences à notre égard ; mais c’est toujours un et le même pour Dieu, qui agit incessamment pour notre bien et notre perfection, ne laissant pas un moment de vide sans toujours travailler en nous et hors de nous. Mais comme nous jugeons selon ce que nous voyons par les sens, nous faisons ces différences. Et de plus, comme nous ne jugeons, par nos sens, les opérations et les choses que nous avons, être pour notre bien et pour notre perfection, que selon qu’ils les goûtent agréables, nous croyons qu’il n’y a rien, qu’il ne se fait rien, et qu’au contraire Dieu S’éloigne et que nous nous perdons [120] autant que nous n’avons pas les choses que notre âme désire et approuve selon ses idées.
3. C’est ce qui fait faire un furieux et long circuit aux âmes, faute d’être éclairées et aidées à connaître que tout ce que Dieu fait, dès le premier moment de notre conversion jusqu’à notre consommation totale, si Dieu la désire de nous, est toujours bien fait ; et que tout ce qui se fait, soit en nous ou hors de nous, c’est Dieu qui le fait et qui l’ordonne, pourvu que l’âme soit soumise, humble et abandonnée selon le degré de son opération. Si bien qu’une âme qui, de moment en moment, se laisserait entre les mains de Dieu, en faisant ou ne faisant pas selon qu’il lui arriverait et que la Providence en ordonnerait, trouverait que tout se ferait bien et qu’assurément il n’y aurait rien de vide, Dieu ayant autant dessein d’opérer en nous privant qu’en nous donnant, en nous aveuglant qu’en nous éclairant, en nous appauvrissant qu’en nous remplissant ; et ainsi nous trouverions que d’état en état Dieu ferait parfaitement toute chose : Bene omnia fecit126, soit pour notre purification, soit enfin pour notre plus grand avancement.
4. Mais le malheur est que l’on veut toujours que Dieu agisse selon nos idées et selon notre prétention ; et souvent les idées éternelles et divines font tout autre chose. Ce qui est cause que nous passons plus de la moitié de notre vie à faire et à défaire, et à ne jamais travailler avec Dieu, sinon quand il arrive qu’Il fait quelque chose selon que nous le voulons et que nous en avons l’idée. Il y a même des âmes qui non seulement passent une partie de [121] leur vie, mais qui souvent la passent toute, quoique sainte, sans apercevoir cette faute, ce qui est un très grand mal. Les autres qui n’en passent de la sorte qu’une partie et qui sont assez heureuses d’être enfin éclairées en sont si surprises qu’elles ne peuvent presque en revenir, voyant qu’elles ont tant travaillé et si peu fait ou plutôt presque rien fait. Car faute de s’être jointes à l’opération divine, d’être entrées à l’aveugle et en esprit d’abandon dans le dessein de Dieu, elles ont suivi leurs bonnes idées et sont allées contre le vent : au lieu que, si elles avaient agi de l’autre manière, il est certain qu’elles n’auraient eu besoin que de ramer très peu ou pas du tout, le vent heureux de l’opération divine les menant à l’aise au port du dessein éternel. Il est vrai qu’elles auraient pu voir en passant les écueils et les rochers, mais ce n’aurait été qu’en passant, ce vent heureux et toujours à point les guidant et les conduisant.
5. Sans y penser et par providence, je me trouve embarqué à me servir d’une comparaison fort juste pour expliquer l’opération divine sur chaque âme, laquelle exprime très bien tout ce qu’elle fait et la manière qu’elle le fait, pour conduire une âme dès le commencement de la conversion jusqu’à la fin.
Prenez donc garde qu’un nautonier, ayant pris le dessein de faire un long voyage, se sert d’abord de la rame pour aider à tirer le vaisseau du port ; mais ensuite qu’il est à la portée du vent, et que le vent se peut saisir des voiles, le vaisseau l’ayant en poupe, pour lors le travail des rames cesse et toute l’adresse du nautonier et du pilote consiste à ajuster leurs voiles, et à [122] se servir du vent pour aller d’heure en heure, de jour en jour, et d’année en année jusqu’à ce que le vent, qui est l’esprit, et le mouvement de ce vaisseau l’aient enfin conduit au port désiré.
Prenez garde à toutes ces circonstances et vous y trouverez admirablement exprimé tout ce que vous devez faire pour arriver promptement et à l’aise au port de votre vocation selon le dessein éternel de Dieu sur vous, conformément à ce que je vous viens de dire de l’opération divine en tout et par tout ce que vous avez, et ce qui vous arrive, de quelque manière que vous soyez et quelques dispositions que vous ayez, depuis le commencement jusqu’à la fin.
6. Je vous ai donc dit que les nautonniers se servent des rames pour détacher les navires du port d’où il part, afin de le mettre en état que le vent le puisse mouvoir et faire aller.
Ces rames et ce travail pour ramer marquent admirablement bien le commencement de la conversion, où l’âme ayant par la grâce conçu le dessein d’aller à la perfection et ainsi de sortir de soi-même, de son amour-propre et de ses inclinations, travaille fortement à se corriger, combattant en elle les péchés plus connus et découverts. L’âme rame à la vérité, car, comme elle est trop pleine de soi par ses péchés, ses mauvaises habitudes, et ses perverses [123] inclinations, aussi n’est-elle pas en état que le vent divin de la conduite de Dieu se saisisse encore d’elle. Il faut qu’elle rame, et qu’elle travaille pour se vider, et par ce travail laborieux et pénible elle se vide peu à peu d’elle-même : de sorte qu’elle devient humiliée, et cette humiliation la met en état de connaître qu’elle n’est rien, qu’elle doit attendre de Dieu tout son secours ; et imperceptiblement son humiliation est son illumination.
7. Cette illumination donc lui vient par son humiliation, laquelle s’augmente peu à peu, autant qu’elle rame en la méditation et dans les autres exercices qu’elle doit faire, qui sont en ce degré bien figurés par le travail de la rame. Car pour lors l’âme n’a rien dans l’oraison et dans les autres exercices qu’autant qu’elle rame et qu’elle travaille. Mais elle voit aussi que, travaillant, elle fait peu à peu quelque chose et se vide peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin elle a tant fait quelle ait démarré le vaisseau de son port propre127, ce qui est lorsque l’âme commence d’être vraiment humiliée et qu’elle confesse qu’elle n’est rien, qu’elle n’a rien, et qu’elle ne vaut rien128.
Pour lors l’âme est loin de soi-même et ainsi le vent commence à agiter ce vaisseau et à aider les rameurs, jusqu’à ce qu’enfin le vaisseau soit assez loin de son propre port, pour que le vent soit en état de se saisir tout à fait de lui et que les nautonniers puissent ajuster leur travail selon que le vent leur devient propre, ne le diminuant que peu à peu, selon que le vent s’approprie et s’augmente pour faire marcher le vaisseau seul. [124]
8. Remarquez bien que cette manière de travailler de la rame, figure et marque les premiers travaux pour sortir du péché, des grosses imperfections et de l’amour-propre ; où l’âme travaille à ce qu’il semble, toute elle-même, animée d’un certain désir de se sauver et de sortir d’elle-même et de son port propre. Car pour lors ce sont tous efforts pleins d’angoisse, et bouillants, désirant tantôt une chose en suite une autre, s’y prenant tantôt d’une manière tantôt d’une autre, et n’avançant proprement, si l’âme y est fidèle, qu’en connaissant qu’elle ne fait rien qui vaille : car ce travail est grand et fait peu, il est pénible et profite peu ; et bien souvent on abandonnerait tout là croyant ne rien faire, quoiqu’avec beaucoup de travail, si l’on n’était avisé que ce pénible travail doit se finir et terminer à connaître que l’on n’est rien et à découvrir son néant et son humiliation. Durant tout ce temps l’âme doit être fort animée, et les personnes qui l’aident doivent l’encourager à travailler fortement, tâchant adroitement d’aider l’âme à découvrir la fin de tel travail quoiqu’elle ne le prétende nullement : car elle prétend la destruction de ses péchés et défauts, elle prétend l’Oraison et les vertus ; et plus elle pense arriver là, plus il lui semble qu’elle s’en éloigne. Mais au milieu de ce grand travail et de ces angoisses c’est un grand bonheur quand l’on rencontre quelqu’un qui fait voir, qu’il faut avoir courage ; et que poursuivant la pureté et les vertus, la Sagesse de Dieu, qui a son dessein adroitement, fait trouver et rencontrer à l’âme sans qu’elle le sache, son humiliation et son rien : et ainsi en pensant à l’un elle ne le peut trouver ; et ne pensant nullement à l’autre elle le trouve heureusement.
9. Et quand l’âme est docile pour se contenter de son humiliation et de son rien, en se combattant et poursuivant l’oraison à la rame, elle poursuit son travail sans goût ni satisfaction ; et par là elle s’éloigne beaucoup de soi : de telle manière que le vent du secours divin se saisissant de son pauvre rien qu’elle ne croit propre à rien, elle trouve que sans y penser et sans savoir le comment elle est soulagée en ramant ce qui l’encourage encore davantage, jusqu’à ce qu’enfin peu à peu elle s’éloigne tant d’elle-même, comme ce vaisseau s’éloigne du port, qu’elle devient en état d’être mue et conduit par le vent. Et pour lors les nautonniers cessent bien le travail de la rame, mais ils en commencent un autre qui est d’ajuster les voiles au vent, et le pilote commence celui de conduire avec sa boussole le navire agité et poussé par le vent.
10. Ce second travail est bien différent de l’autre, d’autant que dans le premier l’on travaille beaucoup et l’on avance peu ; mais en celui-ci l’on fait peu et l’on avance beaucoup. Ce que l’on fait n’est proprement que s’ajuster au vent, et faire en sorte par l’accommodement des voiles de ramasser tout le vent, afin que d’avancer mieux, plus sûrement et plus promptement. Cette manière de travail marque admirablement ce que l’âme doit faire aussitôt qu’elle est un peu désembarrassée et éloignée de soi-même : savoir s’ajuster et mettre uniquement tout son travail pour faire usage de l’opération divine qui ne manque jamais un moment [126] de se présenter pour opérer et pour conduire l’âme au port du dessein éternel. Cette opération divine est si générale qu’elle renferme et contient tout : et il n’y a rien ni intérieurement ni extérieurement qui ne soit mû et animé par cette divine opération, laquelle comme un vent heureux conduit l’âme sans besoin d’autre travail, comme le vent conduit un vaisseau sur mer. Mais le malheur est qu’au lieu de se contenter de mettre seulement les voiles, on veut toujours ramer et travailler ; et par ce moyen on ne se sert presque point de son aide et de son secours.
11. Mettre les voiles et se servir des voiles est vivre véritablement en abandon en chaque chose et en chaque état que l’âme porte ou souffre. Car si une bonne fois l’âme pouvait se convaincre que jamais il ne lui arrive rien, ni au-dedans ni au-dehors, qui ne soit conduit par cette opération divine, elle serait heureuse pourvu qu’elle s’y laissât aller et conduire, quoiqu’elle ne voie ou discerne où cela la conduit, ni l’effet que telles choses peuvent opérer. Souvent même tout cela contrarie les desseins de piété, d’oraison et de mort que l’âme a ; en un très longtemps on ne découvre aucunement le but ni où se doivent terminer telles choses. Cependant se laissant au gré de la providence et de la conduite de Dieu en chaque moment, à la suite ce vent de la conduite divine ayant fortement éloigné l’âme d’elle-même et de ses desseins, quoique bons et saints, elle découvre peu à peu ce secret divin, et remarque combien il est avantageux de se laisser à cette divine conduite, comme à un heureux vent qui la fait voguer à son aise et très avantageusement. [127]
12. Avant que l’âme puisse découvrir cet avantage, il faut par nécessité que cette divine conduite, toujours présente et agissante dans l’âme et pour l’âme, l’ait fait mourir et l’ait séparée d’elle-même ; et par conséquent qu’elle ait renversé l’âme un million de fois dans ses desseins et prétentions saintes et vertueuses. Et ainsi comme durant tout ce temps, la conduite et l’opération divine ne fait que ruiner, renverser, et éloigner l’âme d’elle et de ce qu’elle prétend, qu’elle aime, et qu’elle recherche ; aussi l’âme durant tout ce temps ne peut juger que cette conduite soit divine, ni une opération de Dieu : au contraire elle croit que c’est une perte et un éloignement de Dieu. Ce qui est la cause que ne jugeant telle chose être conduite et opération divine en elle et hors d’elle, l’âme l’abandonne, l’oublie et ne s’en sert point, ne mettant pas les voiles, c’est-à-dire, ne s’abandonnant pas à corps perdu dans cette divine opération129.
13. Durant tout ce temps l’âme ne marche point : car ne se servant pas de cet heureux vent de la conduite de Dieu, elle prend la rame de ses aides, et par là rame contre le vent et l’opération divine ; tâchant de remédier à ce que Dieu renverse et perd et d’aller au contraire de ce où le vent de l’opération divine la conduit. Ainsi au lieu d’avancer, elle recule ; au lieu d’entrer dans le dessein divin, elle s’en éloigne. Ce qui est cause que souvent ne découvrant pas ce mal, l’âme passe toute sa vie, non seulement à ne pas se servir de l’opération et de la conduite divine, mais encore à la contrarier : en quoi la pauvre âme souffre des peines mortelles, qui vont quelquefois jusqu’à tel [128] excès que ces personnes portent une âme toujours souffrante et agonisante comme des personnes qui rament contre le fil d’une eau infiniment rapide.
14. Mais c’est tout le contraire quand ces âmes découvrent que dès le moment qu’elles ont été assez heureuses de se donner à Dieu et de se convertir à lui tout de bon, après avoir un peu ramé pour se détacher des péchés et des imperfections plus grossières qui les faisaient être vivantes en elles-mêmes, le soin et la protection divine se sont appliqués à elles pour les conduire et pour ordonner en elles jusqu’à la moindre chose qui les concerne ; et que pourvu qu’elles soient fidèles à s’abandonner et à se laisser à l’opération divine, elle ne leur manquera jamais un moment ; quoiqu’elles ne la voient et ne la discernent, comme opération divine, qu’après que cette même opération divine les aura beaucoup perdues en Dieu, où elles ne se peuvent jamais voir ni trouver en la manière de la créature.
15. Ce qui fait beaucoup de peine aux âmes au commencement et un long temps en cette opération divine est, comme je dis, qu’elles ne la voient ni ne la peuvent jamais voir comme une opération divine. Il faut qu’elles le croient sur la foi et la parole des âmes fortes avancées, lesquelles ont vu la lumière en la lumière, et qui enfin après avoir beaucoup et longtemps vogué sur cette mer, ont découvert le bien de cet heureux vent qui les a conduites, et que leur bonheur a été en quelque manière d’avoir aperçu que ces peines premières, ces sécheresses, ces abandons, ces croix étaient une conduite divine et amoureuse, qui les a [129] tellement fait marcher en s’abandonnant et en se perdant par leur moyen que le vent le meilleur, le plus fort, et le plus en poupe ne peut donner des ailes si vite et précipiter un excellent vaisseau en pleine mer que l’opération divine en ces choses fait dans une âme qui sait en elle mettre toutes ces voiles à l’air, c’est-à-dire, qui sait s’abandonner à pure et à plein et sans réserve de quoi que ce soit, bon ou saint, pour se laisser agiter et conduire par cet heureux vent de la conduite divine.
16. Je vous assure qu’une âme qui est bien éclairée de cette vérité est bienheureuse, quoique malheureuse selon les sens ; d’autant qu’elle abrège bien du chemin, et qu’il n’y a moment qu’elle n’ait vraiment le vent en poupe. Ceci semble paradoxe : il est pourtant très vrai ; et je le vois si certain que rien au monde ne me semble y être comparable. Cependant peu d’âmes ont le cœur assez fort et la vue assez assurée pour découvrir cette divine opération : ce qui est cause que vous les voyez toujours ramer, et se contenter au plus de voguer en basse eau. Mais quand vous trouvez des âmes généreuses et où la foi a pris de puissantes racines, elles font des démarches sans mesure. Car dès qu’elles découvrent que la conduite divine est la cause et le principe de tout ce qui leur arrive de moment en moment, soit intérieurement soit extérieurement, elles se rendent si fidèles, et tâchent de se rendre si exactes à s’en servir, qu’insensiblement par son moyen elles font du pays infini130. Avant que de découvrir ces choses comme conduite et opération divine en elles, elles en faisaient usage de vertu. Après avoir découvert le secret, elles [130] passent outre et se perdent par leur moyen, faisant ou souffrant tout ce que Dieu leur marque de moment en moment sans s’amuser un moment à discerner ni ceci ni cela, mais plutôt courant indifféremment par tout ce qu’elles ont ou ce qui leur arrive. Et par ce moyen la conduite divine les dégage du créé pour les mettre en pleine mer, ce qui fait que s’unissant de cette manière purement et nuement à la conduite divine, elles font plus de chemin en un jour qu’elles n’auraient fait en plusieurs années par leurs saints travaux.
17. Me soutenant dans ma comparaison, il me semble qu’en vérité qu’une âme qui se dégage peu à peu d’elle-même par le moyen de la conduite divine, est semblable à ces navires qui ont le vent plein et en poupe : toutes les voiles étant étendues, vous les voyez briser l’air et voler plutôt que de marcher. Quels pays ne font-ils point avec un repos admirable et une facilité qui ne se peut exprimer que par l’expérience ! Aussi une âme après avoir longtemps vogué par le vent de la conduite divine dans les croix, sécheresses, afflictions, soustractions et le reste, qui tiennent beaucoup de notre terre, arrive insensiblement en pleine mer où l’on découvre que, bien que ces croix, ces souffrances et le reste nous parussent au précédent état comme choses particulières, cependant c’était Dieu, caché par Sa divine conduite en ces choses, par lesquelles Il fait rentrer l’âme en Lui comme nous voyons que l’on entre par les rivières dans la mer. Et pour lors, quoique ces croix, ces sécheresses, ces souffrances demeurent, cependant l’âme commençant d’être en pleine mer, elles ne font plus l’embarras qu’elles [131] faisaient, l’âme découvrant trop bien la conduite divine en elle, et de cette manière s’y abandonnant facilement, de sorte qu’elle ne cause en la suite presque plus d’images en l’âme, l’âme passant par elles avec tant de vitesse (conduite par l’opération divine) qu’il n’y a point de navire agi par le meilleur vent qui lui puisse être comparé.
18. C’est une grande pitié qu’ayant à parler à des hommes, il faut par nécessité se servir de comparaisons pour exprimer de nues et simples vérités : mais comme nous ne sommes pas des Anges, nous ne connaissons pas, nous ne parlons pas à leur manière spécialement dans les commencements de l’opération de la foi. Ce n’est pas qu’à la suite ces divines lumières (que j’appelle ici conduite de Dieu et divine, d’autant que toute l’opération divine en cette vie est toujours en foi étant en lumière de vérité,) ne devienne si simple, si nue et si générale, qu’avec ses semblables on peut parler et se faire entendre par une manière qui n’a pas tant besoin d’expressions : mais pour le général où il se trouve des âmes encore dans les commencements de cette divine lumière, elles n’entendraient pas ces expressions si perdues, si nues et si générales. C’est pourquoi l’on se sert de ces comparaisons qui comprennent toujours infiniment plus qu’elles ne disent extérieurement. Car assurément ce serait ici un champ pour montrer, en poursuivant la comparaison, comment ce vent divin de la foi où cette conduite divine peu à peu nous ayant tiré de nous-mêmes par les peines, les obscurités et le reste, qui nous arrivent dans les commencements, insensiblement s’augmentant et notre âme s’y ajustant, la fait voguer en pleine mer de Dieu même. Et ainsi l’on pourrait décrire comment par cet heureux vent de la conduite divine en foi, l’âme va en Dieu et de Dieu en Dieu, perdant toutes images. Mais comme cela n’est pas propre à la personne pour qui l’on écrit ceci, c’est assez qu’elle voie comment cette conduite divine conduit assurément en Dieu, et comment les croix, les afflictions, les peines et le reste font cette conduite en soi en foi qui sera à la suite ce divin ouvrage.
19. Il faut donc savoir (afin de revenir sur mes pas pour dire méthodiquement ce que je viens de commencer) que la conduite de Dieu en foi commence tout ce divin ouvrage par les croix, les renversements, les pauvretés et le reste ; d’autant que par là Dieu purifie l’âme de ses souillures, et la défait et la déprend peu à peu d’un million de choses qu’elle a contractées par le péché, dont jamais elle ne se déferait. N’avez-vous jamais pris garde au travail d’un forgeron131 qui a dessein de travailler quelque morceau de fer ? Il le met au feu et excite le feu tellement et si longtemps qu’il l’ait pénétré ; puis il le prend, et il le frappe à coups de marteau et le retourne côté sur côté jusqu’à ce [133] qu’il l’ait amolli et qu’il lui ait fait perdre sa rouille et sa première figure ; ensuite il le remet au feu et dessous le marteau, enfin il le met et il le remet au feu tant de fois, il le frappe et le refrappe tant et tant jusqu’à ce qu’il l’ait ajusté à son dessein.
20. Voilà une image de ce que Dieu fait au commencement, voulant ajuster une âme pour Son dessein éternel. Il la met au feu, lui donnant quelque amour et la remplissant du désir de Lui plaire et d’être à Lui, et cela par un million de manières, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. Cet amour étant en quelque degré, Il la met en la fournaise de tribulations, permettant que des croix lui arrivent, soit par les créatures, soit de la part de Dieu, et très souvent d’elle-même par ses défauts. C’est là le fourneau où Dieu met l’âme. Au commencement, elle y demeure peu, ensuite un peu davantage et enfin un long temps, si bien que s’ajustant à souffrir ce feu, Dieu, par un million de manières (qui lui sont indifférentes, car Il se sert de toutes choses également), commence à frapper sur ce fer rouge par la tribulation. Je l’appelle fer d’autant qu’elle se sent endurcie comme du fer ; et ainsi elle reçoit d’étranges coups, qui sont au commencement moindres, ensuite plus forts, à la fin extrêmes, si bien que cette pauvre âme est étrangement embarrassée. Car d’un côté elle sent et voit son cœur dur comme le fer, sans pouvoir faire usage de ces coups qui tombent sur elle dru et menus comme la grêle, et de l’autre elle croit être perdue ; et plus son désir de Dieu s’augmente, plus les coups lui sont sensibles, pénibles, et insupportables. [134]
21. Quand quelque atteinte de coups ou quelque affliction lui est survenue, et qu’il semble ensuite que l’on commence à se reposer, il lui fait avis que c’en est fait et que cela va changer. Cette pauvre âme qui n’est pas encore habile ni savante en l’opération divine, ne sait pas que ce n’est encore qu’un commencement et un jeu. Elle est tout étonnée qu’un orage recommence et qu’on la remette en la fournaise de l’affliction, où on la bat et la frappe encore de meilleure grâce. Elle s’étonne encore plus, et souvent elle se perd dans ses idées ; car elle veut y remédier et se consoler, et plus elle y pense et s’efforce, plus les coups lui surviennent qui l’embarrassent ; et elle résiste autant qu’elle peut. Et de cette manière selon que Dieu a de dessein sur elle, on la met et remet à la fournaise, on la frappe et refrappe jusqu’à ce qu’enfin elle perde sa vieille rouille et qu’elle soit maniable et pliable au gré divin, portant avec plaisir la figure que Dieu veut selon Son dessein éternel.
22. Quand cela est, pour lors elle commence à découvrir tout ce qui s’est passé comme ordre divin infiniment précieux, ainsi que je l’ai dit, ce qui lui était caché durant tout le temps de l’épreuve. Et son cœur tombant au large et dans le calme lui fait remarquer que cet ordre divin, qui était caché dans les tribulations, est le même qui, dans ce calme si étendu et si infini, conduit la même âme avec une vitesse bien plus grande, à ce qu’il lui semble, qu’il ne faisait en ce temps de peine, quoiqu’à la vérité elle y allât très vitement et aussi vitement que l’âme se laissait en abandon pur et en perte totale dans la fournaise ou sous le [135] marteau, ce qu’elle ne découvrait pas en ce temps-là, mais qu’elle voit présentement. D’où vient que si, étant en Dieu, elle pouvait avoir de l’affliction du passé, elle en aurait de n’avoir pas connu et découvert cette vérité, afin de s’abandonner à nu et en pure perte sans réserve au bon plaisir divin de ces divines épreuves.
23. Prenez bien garde sur ceci de tomber dans un inconvénient très commun et fort périlleux, savoir que quantité d’âmes qui ont de la grâce et de la semence divine pour la foi et la conduite de Dieu, ne jugent jamais que les croix qui leur arrivent et le reste qu’elles ont, soient de la nature de Sa divine conduite, les croyant toujours naturelles et ordinaires, et ainsi s’y conduisant naturellement. Sauvez-vous de cet inconvénient ; n’attendez pas des épreuves extraordinaires ni des conduites surprenantes. Souvent, plus la foi et la conduite de Dieu est pure en une âme, plus elle fait usage pour l’âme des choses ordinaires, et elle s’en contente ; mais l’âme ne s’y rendant pas et ne s’y arrêtant pas perd insensiblement de vue cette divine conduite en ce qui lui arrive d’ordinaire et de moment en moment, qui est et devient autant relevé et suréminent que l’usage que l’âme en fait est pur, actuel et sans réserve. C’est une finesse de la nature qui ne veut jamais mourir et qui fuit les coups autant qu’elle le peut.
24. Sachez donc que dès le moment qu’une âme est à Dieu en foi, autant que toutes les choses qu’elle a et qui lui arrivent sans les chercher et qui lui viennent par son état, sont reçues en fidélité, autant l’ordre divin lui devient actuel et en état d’en faire des merveilles selon [136] l’usage que l’on en fera en foi, en abandon et perte dans l’opération divine. En marchant dans cette opération divine en foi, peu à peu, sans adresse et presque sans y penser, la conduite a une opération plus divine dans les mêmes choses, de moment en moment, jusqu’à ce qu’enfin l’âme perde les ruisseaux et se perde dans la mer même de cette divine opération ; et ainsi en suivant et se perdant, elle se trouve emportée dans la perte même132. C’est comme un homme qui, sans savoir le chemin de la mer, suivrait une rivière, insensiblement après bien le détour et détour il arriverait à la mer, et en marchant en elle il irait jusqu’à ce que, perdant fond, il tomberait en l’abîme de la mer.
25. J’ai tant de pitié de plusieurs âmes, lesquelles ont beaucoup de grâce et de semence divine, qui cependant perdent tout ou du moins demeurent fort loin, faute de suivre généreusement et hautement cette divine opération en ce qui leur arrive dans leur état et dans leurs exercices spirituels. Elles s’amusent toujours à se regarder et à éplucher cet ordre divin, croyant toujours s’assurer et se fortifier, et elles ne font jamais ni l’un ni l’autre ; et de cette manière elles se perdent et s’égarent. Car jamais elles ne peuvent découvrir cette divine opération positivement. Elle ne se voit, ne se trouve et ne se possède qu’autant que l’on se perd en l’outrepassant, allant vite par elle, c’est-à-dire par ce que l’on a et par ce que l’on est : et ainsi en ne l’ayant pas, on l’a et on est assuré dans son incertitude, et on la trouve en n’ayant rien. Mais, ô Dieu, Vous voyez presque toutes les âmes autour d’elles-mêmes et passer leur vie à s’assurer et à désirer [137] sans user de rien qu’elles ont, et cependant elles ont tout à tous moments : chaque moment, étant très plat, est autant plein qu’il le faut pour contenter pleinement Dieu selon Son dessein éternel et la capacité du moment où nous sommes.
26. Ceci est une vérité aussi certaine qu’il est certain que Dieu est Dieu : car nous ayant créés pour Lui, Il ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment selon Son dessein éternel. Cependant sans comprendre bien cette vérité, les âmes s’amusent au créé et laissent l’Incréé, ne pouvant jamais trouver la voie pour y aller, car ignorant ceci, la voie leur est fermée, et ainsi elles s’amusent à l’image, laissant l’Original et s’arrêtant au rien, elles perdent le Tout, où elles arriveraient sans peine et sans s’égarer. Car cette véritable guide de l’opération divine les ayant prises par la main dès le commencement, se laissant à cette main en tout ce qui est de moment en moment, sans savoir ni voir la voie, le terme se trouverait, d’autant qu’il n’y aurait à la suite que de simples voiles et images qui le cacheraient.
27. C’est ce qui étonne les âmes qui sont assez heureuses et fortunées pour s’être laissées conduire par cette opération divine. Lesquelles étant arrivés à la Vérité, cette Belle se dévoilant par intervalles, leur fait voir qu’elle était avec elles dès le commencement et que, bien qu’elle fût voilée de croix, de peines et du reste, c’était elle-même, quoiqu’inconnue ; et que l’âme ne s’étant pas amusée à la regarder, et à la vouloir reconnaître, mais plutôt ayant couru et à la suite vogué par le vent heureux de cette opération divine, elle a tant marché [138] et a été si loin hors d’elle-même qu’enfin toutes ces ombres et ces voiles de croix, d’incertitudes et le reste, sont tombés dans le néant et la Vérité même s’est dévoilée.
28. Ô, qu’heureuse est pour lors cette âme ! Elle ne marche plus, mais elle est portée par un vent si fort hors les images et les figures, que c’est une chose inexplicable à qui ne l’a pas expérimenté. O Beauté de Vérité, que vous êtes aimable et que vous payez bien en un moment ce que vous avez donné de peine afin de vous trouver dévoilée et dans votre beau jour éternel ! C’est là où l’opération divine fait faire en un moment ce qu’on paraissait autrefois ne faire qu’en plusieurs années, car comme l’âme peut présentement jouir de la Vérité sans images ni voiles, aussi va-t-elle comme à l’infini par elle. C’est pour lors que l’on commence à voir que Dieu est en tout et que tout est en Lui, ce qui fait que l’âme vit sans images des choses, les ayant et y passant sans que leurs sombres images cachent les beaux regards de cette charmante Vérité en toutes choses et par toutes choses. Tout est ici sans milieu et si l’âme en a encore de fois à autre par les ordres divins de chaque moment de sa condition, qu’elle chérit encore plus qu’au commencement, elle les dissipe en un moment par un regard sans regard de la Vérité pour ne pouvoir jamais se contenter que de la voir toute nue et d’en jouir sans voiles.
29. Mais qu’est-ce que de voir la Vérité et de jouir de la Vérité toute nue ? Est-ce se reposer ? Non : c’est se perdre dans la Vérité même, où le repos est l’opération et l’opération est le repos. Belle Vérité ! Admirable lumière ! C’est présentement, en vous voyant nue [139] que l’on est charmé de vous. Car en vérité l’on est charmé et ravi de joie, remarquant que dans la vérité l’on a la Vérité nue et qu’ainsi l’on a Dieu en Lui-même par la Vérité voilée des croix, sécheresses, misères et le reste, que cette même Vérité communique, et par lesquelles l’âme va et vole à la Vérité nue et dévoilée autant que l’âme s’abandonne et se perd par la pointe de ces mêmes choses. Il est vrai que cette vue est charmante, mais à la suite on est encore bien plus charmé de découvrir en la Vérité nue comment ces choses l’ont fait trouver, et comment par elle et en nudité l’on se perd de plus en plus, et tombe d’abîme en abîme. C’est pour lors que les moments sont remplis et que l’on va de plénitude en plénitude.
30. Durant que cette belle Vérité se donnait et se communiquait, non par elle-même, mais par les croix et les exercices, ses démarches étaient grandes et autant grandes que l’âme était fidèle ; mais aussitôt qu’elle se donne et paraît nue, il y n’a plus de plus ni de moins : c’est toujours un Tout. Durant que cette vérité se donnait par le particulier, elle se donnait beaucoup. Car chaque moment de sa part était toujours plein, mais non en plénitude comme on le sentait fort bien, restant toujours un vide, l’âme désirant secrètement la vue d’un je ne sais quoi133 qui charmait le fond de son être sans savoir ce que c’était, et qu’elle a appris aussitôt que cette belle Vérité nue lui a paru. Pour lors, tout son être l’a reconnue et embrassée comme son centre et la fin de tout soi-même ; pour lors, tous désirs cessent, et plus cette belle se communique sans images, plus aussi les désirs cessent, le cœur étant toujours [140] content, mais non rassasié, car il faudrait non seulement posséder cette belle inconnue, mais être pleinement possédé d’elle. Si bien que d’un côté nous allons peut-être remplis, et de l’autre, encore fidèle, notre capacité peut-être pleinement pleine et remplie de Dieu ; et Dieu peut n’être pas encore content de nous, car Il est insatiable d’une âme qui veut être fidèle à suivre cette divine Vérité dans toutes ses démarches depuis le commencement jusqu’à la fin, qui se termine en cette Vérité nue, où il y a des merveilles à jouir et à posséder jusqu’à ce qu’un cœur soit content. Et quand enfin un cœur dit : « je n’en puis plus », forcé de se perdre en jouissant en des abîmes infinis de jouissances de vérité nue, de nudité en nudité et de vérité en vérité, ce n’est encore rien pour l’amour insatiable que Dieu a de Sa créature ainsi capable et forte pour soutenir ce même amour.
31. Jusque-là, l’âme a cherché la Vérité, elle a couru après la Vérité, elle a trouvé la Vérité et s’est perdue dans la Vérité qui est Dieu même, où elle a trouvé des merveilles qui l’ont mise dans le repos et l’ont vraiment rassasiée, sans cependant la rassasier, se découvrant en elle une autre capacité non de posséder, mais d’être possédée, qui lui fait voir encore bien un autre pays. Dans toutes ces démarches, quoique l’âme soit conduite et élevée par l’opération divine (comme j’ai dit la comparant au vent qui agite un navire), l’âme y va et y est conduite selon la capacité qu’elle a et qu’elle a reçue de Dieu. Mais quand elle a consommé ce degré au plaisir de Dieu et à sa satisfaction, pour lors Dieu, qui nous aime plus infiniment que nous ne Le pouvons aimer en la plus surnaturelle [141] manière, commence à Se contenter en cette âme et de cette âme, et ainsi l’âme voit qu’elle n’a encore rien ni rien fait. Mais pour vous dire les plaisirs de Dieu en une âme et ses délices, je m’arrête là, car il faudrait encore plus écrire que je n’ai fait, en crayonnant seulement cette conduite mystérieuse de l’ordre divin pour mener l’âme par toutes ces démarches, jusqu’à ce qu’enfin cette aimable main se manifeste et qu’elle découvre la Vérité dévoilée de cette inconnue, qui fait toutes les démarches d’une âme pour la conduire en Dieu, où est son centre et d’où elle est sortie. D’où vient qu’il ne faut pas s’étonner si elle a tant de véritable joie et de solide contentement en possédant de plus en plus et dans sa perte totale, en toutes manières, cette Vérité nue qui est Dieu même en soi et en toutes choses, et soi et toutes choses en Dieu : cela vient de ce que son Dieu dont elle jouit, est son centre et sa fin.
32. Toute la plus grande peine en cette voie d’opération divine en foi, est en son commencement, quand elle purifie et ajuste l’âme à sa mode et à sa façon. Car comme l’âme a tant de dissimilitudes, il faut par nécessité que cette divine opération change tant de moyens, tantôt [142] d’une sorte, tantôt d’une autre, que cette variété et incertitude est incommode. Et de plus comme l’âme est encore en soi-même et si proche de soi, elle a tant de distinction, de variété et de multiplicité, qu’un esprit qui veut Dieu en est incommodé. Mais il faut souffrir patiemment et porter avec longanimité toutes ces vicissitudes et tous les défauts qui arrivent à l’âme : car comme j’ai dit, étant encore fort en elle et proche d’elle, elle tombe souvent en plusieurs défauts ; mais tout cela, soit les vicissitudes ou les défauts causent un grand bien à l’âme quand elle en porte l’humiliation et que par eux elle passe légèrement et promptement à Dieu qu’elle désire et recherche avidement.
La première est, de ne pas désirer Dieu de tout son cœur, ni aller à lui en outrepassant tout ; sans s’arrêter à rien, mais plutôt se servant de tout pour cela. C’est un certain état nonchalant et fainéant, l’âme demeurant comme habituellement en l’affection des créatures ou souffrant en soi quelques défauts habituels, et de cette manière se contentant d’un état médiocre. Outre ce défaut essentiel, il y en a deux autres qui en approchent beaucoup ; et à moins qu’une âme qui les a, ne les combatte en se perdant et en allant à Dieu au-dessus de tout, il n’est pas encore possible qu’elle puisse faire usage de cette divine opération, qu’elle anéantit en soi, se réduisant à une pureté médiocre sans s’outrepasser soi-même.
34. Le second défaut donc est d’avoir une âme réfléchissante et scrupuleuse, quoiqu’avec sainte intention de plaire à Dieu. Vous voyez [143] des naturels qui sont toujours entortillés et réfléchis sur soi et autour de soi, qui ne savent presque jamais lever la tête pour se perdre bonnement de vue ; mais qui sont toujours ou pour le plus ordinaire occupés de soi pour leur pureté ; et sous un prétexte de pureté et de netteté de conscience vous les voyez toujours désireux d’aller à confesse, ne pouvant supporter la peine et l’humiliation intérieure de la moindre faute. Telles âmes sont propres à mener une sainte vie, mais non à entreprendre le grand voyage de la perfection : les périls, les orages et les écueils y sont trop fréquents et trop absolument nécessaires pour qu’elles puissent y aller, hautement se perdant et se précipitant comme il faut. Il faut les laisser en terre ferme gagner double à double leur vie. Ce n’est pas que parfois vous ne trouviez des âmes qui au commencement et en ce premier degré susdit ont des scrupules et ont l’âme timorée ; mais vous y remarquez un fonds généreux et magnanime qui fait tout outrepasser sans pâlir, quand elles sont instruites et éclairées de quelqu’un qui soit expérimenté : et si elles y ont de la peine, ce n’est que pour rendre leur cœur encore plus généreux ; comme vous voyez que les grands courages pâlissent du premier abord, mais que tout aussitôt ils se reprennent et deviennent des lions. Ceci est de très grande conséquence ; et à moins de ce cœur généreux, on ne peut jamais suivre cette opération divine selon ses démarches qui sont fort vites, courant toujours au-dessus de tout pour conduire l’âme où Dieu la désire.
35. Le troisième défaut consiste en une certaine inclination naturelle à la multiplicité des [144] bonnes choses, ne pouvant souffrir l’unité, ou pour mieux l’exprimer, n’ayant pas au fond de l’âme une certaine inclination à l’unité, c’est-à-dire à travailler à se perfectionner au dedans sans tant aller au-dehors. Vous voyez des âmes qui aussitôt qu’elles commencent de vouloir être à Dieu, et qu’elles ressentent quelques touches de Dieu, et quelques petits commencements de penchants amoureux vers lui, se portent par inclination intérieure à servir les autres, à faire la charité et aux œuvres pieuses, sans sentir cette inclination à l’un nécessaire, et à travailler en secret et en cachette sur le bel ouvrage de leur intérieur. Quand telles âmes sont averties plusieurs fois, et que l’on remarque qu’elles ne comprennent pas ce travail en unité, il faut doucement les laisser faire ; car elles se sauveront en cette sainte multiplicité avec de bons désirs. Ce n’est pas qu’il ne faille donner et permettre aux âmes intérieures quelque travail extérieur pour s’aider et soulager ; mais cela doit être comme une aide pour les soulager dans le travail intérieur afin qu’il soit plus généreux et constant.
36. Il faut bien savoir sur cela que l’Esprit de Dieu qui est un esprit de vérité et d’ordre, commence toujours à travailler sur le nécessaire et non sur l’accessoire en la manière susdite. Or le nécessaire en ce commencement c’est de se purifier et travailler sur soi-même, et de faire ce que l’on doit dans l’état où l’on est. Par exemple. Si c’est une âme religieuse, il faut qu’elle travaille à mourir à soi-même intérieurement et à s’ajuster aux vertus et aux autres exercices que Dieu demande d’elle comme religieux ou religieuse. Et si on fait bien cela, [145] on remarquera l’admirable adresse de la Sagesse divine en ajustant, et en présentant actuellement et de moment en moment toutes les pratiques et les vertus à pratiquer qui sont absolument nécessaires pour combattre actuellement l’amour-propre dans son délicat134. C’est pourquoi il faut être extrêmement présent pour ne laisser échapper le moindre moment ni la moindre circonstance.
Si c’est une personne mariée elle doit observer ce qu’elle a à souffrir ou à faire en son état135, et ne cesser qu’elle ne se soit perfectionnée et purifiée selon les moments de son état : ce qui dit bien des choses. Et cela est si vrai qu’il est impossible que la pureté intérieure en l’opération divine puisse subsister qu’autant que cela est exactement ; et qu’à la suite il est également impossible que l’opération divine augmente et que l’on avance en elle qu’autant que l’âme entre en cette pureté. Et cependant quantité d’âmes faute de cette lumière de foi et de l’opération divine susdite, négligent ce travail, s’appliquant à toute autre chose ; comme à passer beaucoup de temps à des dévotions, à prier Dieu et à un million d’autres saintes pratiques, qui pour lors sont la pâture de l’amour-propre, et qui marquent assurément à une personne éclairée que telles âmes n’ont pas l’opération divine en elle. Car si cela était, il leur serait comme impossible de ne pas travailler incessamment et comme uniquement à s’ajuster et à s’embellir par les beautés de l’état où Dieu nous a appelés : et au contraire ces choses paraissent aux âmes, qui n’ont pas ce dont, comme choses si basses, si communes et si petites, qu’elles croient que ce n’est rien, et qu’il n’y a de grand [146] que ce qui porte le caractère extérieur de sainteté.
37. C’est pourquoi vous voyez tant de personnes dévotes de l’un et de l’autre sexe, soit entre les religieux ou religieuses soit entre les gens mariés et autres, si peu content dans leur état : qu’elles désirent toujours tout autre chose qu’elles n’ont, et ont toujours une amertume dans le cœur de ce qu’elles ont, comme leur étant une chose insupportable.
Mais les personnes qui sont assez heureuses d’avoir le don intérieur quoiqu’encore en ce premier degré, ne trouve le bonheur qu’à travailler à se perfectionner, et à s’ajuster à leur état, quoique très pénible et laborieux, et aux providences qui s’y rencontrent ; ayant toujours la main au pinceau pour se former selon les vertus et les pratiques que les croix et les circonstances de leur état demandent d’elles, ne pouvant jamais être contentes dans le fond de leurs âmes autant qu’elles y expérimentent de correspondance pour les pratiques de tel état ; ce qui est fort caché et inconnu : et il faut assurément avoir la semence et le commencement de cette divine opération pour travailler assidûment en cet ouvrage inconnu.
38. Et comme toutes choses pour être dans la vérité doivent être conformes aux procédés de Jésus-Christ, je ne m’étonne pas si ce que je dis de cette opération divine doit être tel. Ne remarquez-vous pas que Jésus-Christ, Vérité éternelle, a passé les trente-trois premières années de sa sainte et sacrée vie fort caché et inconnu ? Il a été un enfant dans une crèche et dans l’emploi d’un enfant autant que son Père le désirait, conformément aux autres enfants [147] étant le Fils d’un charpentier à ce qu’on croyait et d’une pauvre fille. Il a été avec eux en cet emploi portant tous les états et circonstances de cet état jusqu’au temps préfixé. Pensez-vous que tout cela soit sans un Mystère très profond ? Au contraire Jésus-Christ étant la Sagesse divine, c’est un Mystère qui doit être la source de la grâce qui doit découler en nos âmes par la conformité à ce divin original.
Enfin toutes les âmes animées de cette divine opération portent assurément ces saints et sacrés commencements, comme la source des merveilles qui doivent suivre. Car tous les états de cette opération divine en foi qui seront dans la suite prennent leurs racines en ce commencement ; et autant profondément qu’ils le font, autant hautement élèvent-ils aussi leurs branches dans le sein du Père éternel.
39. Quand vous remarquez donc des personnes ne pas faire état de ces défauts, et que leurs âmes ne se laissent pas facilement éclairées des lumières qu’on leur donne sur cela ; il faut doucement les laisser avec les pratiques les plus communes. Mais pour celles qui sont vraiment touchées de l’opération divine, elles en feront leur bonheur, quoique leur état soit humiliant, pauvre et abject, et qu’elles y trouvent un million de contrariétés selon les sens et l’esprit. Plus cela sera, plus le fond de leurs âmes sera animé à se former et à s’ajuster à l’ordre de Dieu sans avoir de cesse, ni extérieurement ni intérieurement, que l’on n’ait consommé l’ordre divin en son état selon le degré de pureté dont l’âme a les instincts, qui sont toujours conformes dès les commencements à la grandeur des états qui doivent suivre sa fidélité. [148] Je dis ceci de tous les états et de toutes les providences où Dieu nous attache : il faut les aimer et les honorer infiniment par la raison que je viens de dire. Ce qui est si vrai que jusqu’à la consommation de tel état intérieur que Dieu nous fera la grâce d’avoir, nous verrons que plus cette divine opération nous fera avancer, plus elle nous fera trouver la vérité et la substance de notre état extérieur, quel qu’il soit, n’en perdant jamais un moment.
40. D’où vient que je ne crois pas que ces âmes qui croient avoir un si profond intérieur que par là elles sont retirées des exercices de leur état, comme du chœur, du travail, des croix, ou d’autres, soient si élevées. Ce sont pour l’ordinaire quelque abreuvement des sens. Mais si c’est opération divine et foi avancée, cela ne sera pas : tout au contraire plus elles seront perdues en Dieu, plus assurément elles deviendront exactes jusqu’à la moindre chose. La raison solide est que cette opération divine en foi nue, unissant et perdant à la suite l’esprit en Dieu, laisse les sens dans leur emploi plus libres et plus capables sans comparaison, d’autant que plus nous arrivons à notre fin et à notre centre, plus nous sommes naturellement en notre repos et ainsi, l’esprit étant en son lieu, les sens sont aussi dans le leur, étant en l’exercice des vertus de leur état. Et comme l’esprit trouve sa perfection en Dieu où il est, aussi découle-t-il de Lui une participation de cette perfection pour approprier les sens à leur exercice. [149]
41. Supposé la fidélité à tout ce que dessus, l’âme portant l’effet de l’opération divine en ce degré, peu à peu cette même opération la dénue comme j’ai dit, et même bientôt, si elle peut avoir le cœur et d’esprit assez perçant pour pouvoir de bonne heure et promptement envisager les événements et les croix de son état comme opération divine en elle. Or cette envisagement ne doit pas être une intention seulement de les porter et d’y être fidèle par soumission à l’ordre de Dieu : ce doit être plus. Car ce doit être une vue nue et en foi de l’opération divine cachée sous ces choses pour purifier l’âme, la faire mourir et la dénuer de soi et des créatures. Or cette envisagement en foi étant poursuivi fixement et nuement au-dessus de ses sentiments et de ses inclinations, est extrêmement efficace. Car dans la vérité la chose est telle ; et il n’y a pas de moment que Dieu n’opère en une âme ; et cette opération est autant efficace que les croix, le dénuement, les sécheresses et le reste, qui remplissent le premier degré, sont pénibles et piquantes ; l’opération divine étant cachée en elle et effectuant par ce moyen le dessein éternel de Dieu pour la suite, rien n’échappant à cette divine opération qu’elle [150] n’y soit véritablement et réellement. Un cheveu de votre tête ne tombe pas sans mon Père dit notre Seigneur136.
42. Quand donc l’âme poursuit d’une vue forte et généreuse cette divine opération en cette manière, sans s’attendrir sur soi-même ni s’amuser à réfléchir, mais plutôt se perdant, s’aveuglant et s’abandonnant à Dieu inconnu qui a ses desseins en faisant et ordonnant ces choses ; elle avance et court sans le savoir par cette divine opération d’une manière surprenante : de telle sorte qu’elle est fort étonnée qu’après quelques années de tels travaux, les unes plus les autres moins, elle aperçoit que cette divine opération se dénue non pas en cessant de crucifier, mais en élevant l’âme par son vol et devenant plus dénuée et la foi plus simple et plus nue. Ce qui est cause que par la grande correspondance que l’âme a à cette divine opération en foi, la reconnaissant plus, étant plus nue, qu’elle ne le faisait, étant cachée et voilée des croix et du reste susdit, l’âme court plus généreusement après elle et en devient tellement amoureuse, qu’elle fend la presse et passe au travers des croix, des sécheresses et des pauvretés pour la poursuivre. Et plus l’âme la poursuit, plus elle se dénue ; et plus elle se dénue, plus l’âme court. Et ainsi sa nudité et sa simplicité est le charme qui tire l’âme de soi-même sans comparaison encore plus qu’elle ne faisait dans le premier degré.
43. Et c’est ici où se commence le second degré que j’ai comparé en le décrivant au vent qui se mettant en poupe soulage les nautonniers et leur ôte la nécessité de tant travailler, laissant [151] seulement celle d’accommoder les voiles à son secours pour n’avoir plus besoin que de son travail, qui fait plus de chemin en un moment et sans travail que leur travail précédent ne faisait en beaucoup de temps et avec une peine comme infinie.
De même aussi cette foi nue et cette divine opération en l’âme l’ayant prise en poupe, c’est-à-dire l’ayant éloignée par les états précédents de soi et des créatures, de manière que l’âme en est suffisamment vide pour que leurs espèces n’empêchent pas sa simplicité et sa nudité, cette divine opération étant simple et nue, parce que l’âme est nue, commence à la pousser et à la faire aller très vitement et sans qu’elle s’en aperçoive, si bien que, selon que cette opération divine en foi devient nue, aussi est sa course et fait-elle courir l’âme, qui n’a besoin que de s’accommoder doucement par abandon à cette opération qui devient tout le mouvement de cette âme. Et ainsi l’âme poursuivant sans relâche, cette opération se dénue, et plus elle est poursuivie, plus elle s’avance en se dénuant, jusqu’à ce qu’enfin elle devienne totalement le mouvement de l’âme, laquelle étant mue et agie si heureusement par cette foi et par cette divine opération, cesse peu à peu sans y penser à son travail d’ajuster les voiles.
44. Car comme le vent étant parfaitement en la poupe d’un navire, les nautonniers se mettent en repos et vont au gré du vent qui les porte, aussi telle âme agitée est conduite par la divine opération en foi nue, cesse son travail de simple abandon à mesure que la divine opération devient nue ; et ainsi devenant beaucoup nue, l’âme cesse même ses simples abandons [152] ses vues simples et le reste qui était son ajustement à cette divine opération, toutes ces choses lui tombant des mains ou, pour mieux m’exprimer, tombant dans le néant par un repos qui s’augmente autant que cette divine opération continue. Et comme il est certain qu’elle ne manque jamais, spécialement ayant amené l’âme en cet état, aussi l’âme continue son repos et jouit à son aise du moment divin de cette opération, qui lui fait faire à chaque moment des démarches inconcevables.
45. Quoi que je dise que l’opération divine ayant amené l’âme en cet état ne cesse jamais ; il est certain que pour cela l’âme n’est point impeccable et qu’elle tombe encore en plusieurs défauts, quelquefois même grossiers : mais étant secrètement et inconnuement relevée par cette divine opération, et poursuivant aussitôt sa même course en elle, cette même opération consume ses défauts, comme un grand feu consume une paille. Pour lors donc l’âme ne fait autre chose que s’en détourner, ou plutôt se remettre, sans remettre, dans la lumière divine ; comme une personne voyant un objet pour s’en défaire ne fait que ne le point regarder, et aussitôt son œil est pleinement éclairé de la lumière du soleil. Et comme cette opération divine en soi est un écoulement de Dieu, aussi participe-t-elle à son activité, laquelle est infinie et toujours agissante ; de telle manière qu’allant et agissant toujours, elle consume ces choses je ne dis pas en un moment (car c’est trop peu), mais d’une manière qui ne se peut dire, mais bien recevoir et expérimenter. Car ces divines opérations étant Dieu, comme elle est, opère infiniment en son unité ; et ainsi en marchant [153] toujours elle consume les défauts et les dissemblances de l’âme.
46. Il n’en est pas comme de notre opération propre, qui ne peut jamais faire qu’une chose à la fois. Dieu fait sans s’émouvoir ni multiplier une infinité de choses toutes contraires ; comme nous voyons dans le gouvernement et le soutien du monde. Il fait tout dans le monde et il se connaît et s’aime dans l’éternité, quoiqu’il ne soit qu’un simple acte en soi, renfermant tout en son unité et simplicité. Or cette divine opération ainsi simple et une, possédant l’âme, l’agit, la meut, et la conduit par son opération même, celle de l’âme y étant tellement ajustée qu’il ne s’en fait qu’une opération, qui, quoique très-une et en grand repos, est si naturelle et tellement l’opération de l’âme, qu’elle est cependant l’opération de Dieu. Et plus l’âme meurt ici à son opération propre, plus en trouve-t-elle une en l’opération divine si naturelle, comme j’ai dit, que l’âme y est peu à peu habituée, habilitée et ajustée ; de sorte que cette divine opération semble seule, étant et opérant si purement et librement en son activité, qu’un vaisseau n’est pas conduit plus à son aise par un bon vent qu’une âme est agie par cette divine opération.
47. Avant que d’en venir là, il faut que cette même opération ait par son efficace purifié et ajusté l’âme en infinie manière ; mais c’est toujours en marchant. C’est pourquoi une telle âme ne regarde jamais derrière soi, c’est-à-dire elle poursuit toujours avec agilité cette divine opération, et en la poursuivant elle purifie l’âme, plus cette opération avance, jusqu’à ce qu’enfin elle soit devenue si active en [154] son repos qu’elle est simplifié l’âme et l’ait rendu capable d’être en pareille nudité selon ce qu’elle connaît. Pour lors l’âme perdant tout son discernement passif et actif est mue et agie par cette divine opération sans façon ni mesure, et l’âme n’a qu’un repos permanent en perte. Pour lors l’âme ne cherche plus, car elle l’a toujours et jamais elle n’a rien ; car cette divine opération étant dans une activité infinie dont elle a peu à peu rendu l’âme capable, l’agite sans rien avoir, et elle a tout.
J’ai beaucoup fait de réflexion sur ces paroles du Cantique des cantiques137 par lesquelles l’épouse exprime la manière qu’elle possède son bien-aimé sans plus jamais le laisser ; Tenui eum nec dimittam, elle ne dit pas Teneo je le tiens ; mais Tenui, je l’ai tenu ; elle ne le possède jamais un moment en arrêt ; mais plutôt comme un époux toujours nouveau, qui ne s’arrête jamais un moment, quoique tout soit un moment éternel.
48. L’âme donc en cette divine opération ne donne jamais de cesse, car jamais Dieu n’est sans agir ; et plus cette opération agit, plus elle agit encore ; car plus elle agit, plus elle se dénue et devient l’opération même de Dieu. Enfin on ne finirait jamais en voulant exprimer cette divine opération en soi ; et comme l’âme n’est jamais un moment la même en cette opération, quoique toujours en repos et ayant en soi une nudité qui ne se peut exprimer non plus, elle ne la cherche plus jamais : car comme cette opération l’a tant dénuée et par conséquent éloignée de soi, elle l’a mise en Dieu ; et [155] comme Dieu est infiniment plus proche de nous que nous-mêmes, plus nous que nous-mêmes, l’âme ainsi éclairée de la Vérité n’a garde de la chercher : elle l’a et ne l’a jamais pour s’arrêter.
Et ainsi dès le moment qu’elle est éveillée, ses yeux sont dans cette divine lumière, qui ici et en ce degré de nudité n’a rien d’objectif, mais est en acte perpétuel, qui a et renferme tout ce que Dieu a et est. C’est là qu’elle a toutes choses, étant dans un simple et égal repos. Ainsi son oraison n’est rien d’objectif, ne regardant et ne formant rien de cette divine lumière ou de cette opération ; mais elle est incessamment emportée par son cours rapide, par lequel elle se perd et est perdue, ne se trouvant jamais un moment de semblable. Car comme cette opération est toujours en mouvement, aussi communique-t-elle ce qu’elle renferme ; et ainsi quelques lumières et quelques dons qui s’écoulent en l’âme, l’âme les laisse écouler par la rapidité même de cette divine opération qui l’agite sans mouvement et l’emporte avec elle, faisant toujours en son moment choses nouvelles. Ecce nova facio omnia138.
De cette manière l’âme, à chaque moment, demeure toujours comme elle est, sans s’amuser à regarder cette opération ; c’est assez que cette opération soit, et il suffit ; et l’âme se laisse perdre en cette inconnue, portant en son oraison et hors son oraison tout ce que ses sens et ses puissances ont qui ont ces choses non par vie qu’ils y prennent, l’âme n’étant mue ni animée que par cette opération divine tantôt [156] tout inconnue pour tantôt un peu connue, et cela n’y fait ni mieux ni pis.
49. Qui sait la capacité comme infinie de l’âme pour cette opération divine et pour être et subsister en Dieu, en est surpris au commencement ; mais à la suite cela lui devient commun et il voit fort bien que Dieu est le véritable centre de nos âmes aussi bien en la terre que pour l’éternité ; et que si nous ne jouissons de Lui comme il faut et selon que Dieu nous y a destinés, c’est notre faute, ne nous laissant conduire et emporter à cette infinie opération de Dieu en la créature et de Dieu pour la créature. Que l’on sera surpris un jour, voyant la terre être ce qu’elle est après la venue d’un Dieu en elle et après l’effusion de Son sang ! Si l’on savait l’amour infini de Dieu, l’on en mourrait d’étonnement. On comprend toujours cet amour comme faisant des présents extraordinaires, sans s’arrêter à voir son grand effet, qui consiste en sa communication et en sa jouissance réelle ; ce qui dit encore tout autre chose que je n’ai exprimée, ceci n’étant qu’un petit crayon pour découvrir cette opération en soi, afin de s’y pouvoir rendre et ainsi de ne perdre ces trésors infinis.
Je ne dis ici rien de ce que cette divine [155] opération en foi communique : j’en ai parlé et j’en parlerai, Dieu aidant. Car ce sont des merveilles infinies de voir comment Dieu Se communique en toutes choses, comment peu à peu par cette divine opération l’âme devient capable des Personnes divines et, en elles, de toutes choses, n’y ayant pour tout cela que de se laisser aller rapidement à cette divine opération : si bien qu’augmentant et allant de nudité en nudité, de pureté en pureté, tout se trouve, car rien n’est caché ni refusé à son pouvoir. L’âme n’a qu’à s’y laisser rapidement aller et à s’y perdre ; et elle trouve tout en perdant tout, ou plutôt, dans la suite, la perte s’écoule aussi bien que tout le reste pour n’avoir que cette nue-vérité divine dont j’ai parlé.
50. L’âme en cet état opère en repos, comme (pour demeurer en la comparaison que j’ai prise), le vent étant parfaitement en poupe, les nautonniers demeurent en repos, ou font les travaux dont ils ont besoin sans que cela empêche le mouvement perpétuel du vaisseau, mouvement qui ne s’aperçoit que des habiles et qui cependant est très vite. Dans les degrés où l’opération divine n’est pas en nudité grande, on fait toujours quelque chose soit en ramant étant au premier degré, soit en accommodant les voiles ; et durant ce temps assurément, l’opération divine ne va pas si fort et l’on est embarrassé de notre opération et des actions que l’on a à faire, chaque chose donnant des images. Mais quand l’opération divine en soi est devenue beaucoup nue, et qu’ainsi elle met le repos en l’âme, pour lors on peut faire tout ce que la même opération exige selon son état, sans que cela empêche en aucune manière l’opération divine [158] en sa course. On est là comme ces nautonniers qui font ce qu’ils ont à faire et Dieu cependant agit incessamment en l’âme et par l’âme ; l’âme n’a que son repos qui s’écoule doucement, quelquefois suavement, quelquefois aussi en perte des sens et des puissances. Ainsi il ne faut pas juger que cette opération divine estropie une âme : au contraire son propre étant de la remettre en Dieu d’où elle est sortie, c’est aussi à elle de la rajuster et de l’approprier pour toutes choses selon le dessein éternel de Dieu. Mais il est vrai que cette divine opération en foi s’appropriant une âme, est pour l’ordinaire longtemps dans la paix et le repos, où cette lumière divine s’augmente admirablement : in pace locus ejus139.
C’est donc dans ce sacré repos où cette divine opération fait des merveilles et où elle élève l’âme à tout ce qu’elle veut : l’âme est aussi appropriée pour opérer, si bien que non seulement l’opération divine la veut en repos, mais aussi agissante quand elle le trouve à propos, pour faire au dehors ce qu’elle veut et pour travailler aux vertus en sa manière. Car comme durant toute cette nudité et durant le temps que l’âme est emportée par le cours et la rapidité de l’opération divine, elle la fait outrepasser toutes choses, aussi n’est-ce que pour les faire retrouver à la suite en Dieu et en Sa manière.
51. Il est certain que les âmes de cet état et qui voguent en cette mer de la nudité divine en foi nue, perdent toutes choses, non seulement les mauvaises, pour se purifier de l’impur ; mais encore les bonnes, pour avancer de plus en plus dans cette divine opération en foi nue ; et [159] autant que Dieu désire qu’elles y avancent, autant aussi les choses leur sont ôtées, non seulement extérieurement, mais très profondément selon le degré qu’elles les doivent retrouver. Et la cause de cela est que comme Dieu conduit les âmes par cette nudité en foi nue pour les faire courir promptement en leur centre, et qu’au temps que Dieu les veut avancer en cette course, et leur faire trouvait avantageusement leur centre ; autant aussi les débuts utiles et leur fait il portait longtemps cette nudité ; par la même raison, Dieu ôte les choses en cette foi nue pour les faire retrouver à la suite dans le centre ; et supposer que Dieu veuille beaucoup leur faire retrouver ces choses, ils les en privent longtemps et très profondément.
52. Les choses divines, dont les âmes, sont dénuées, sont les prières vocales non commandées par l’état où l’on est engagé par providence. Dieu les ôte, non seulement en nous ôtant la facilité et l’inclination, mais encore en nous retranchant peu à peu le moyen de les dire, par une sécheresse et vide que l’âme expérimente, à quoi elle ne se rend pas tout d’un coup, mais peu à peu. Dans le rang des prières vocales sont les actes extérieurs et intérieurs, qui sont peu à peu retranchés comme les prières, et qui tombent dans le néant en cette lumière nue, dans le même ordre et manière que les prières. Dans ces actes de piété sont compris les examens, les actes de contrition, et les autres pratiquent saintement exercées dans les degrés qui précèdent cette nudité. L’âme de plus est peu à peu dénuée des Mystères et des dévotions distinctes, si saintes et si fréquentes dans les autres degrés, dans et par le même ordre que dessus ; et peu à peu elle est si sèche, et porte un intérieur si nu, si sec, et si vide en ces saintes fêtes, que cela lui cause beaucoup de peine, étant un très longtemps avant que de s’y accommoder comme je vais dire.
53. L’âme peu à peu se dénuant par cette divine opération inconnue de toutes choses, va sans remarquer sa course, très vitement, et insensiblement elle est dénuée profondément, d’autant que toutes ces choses susdites faisaient en elle, par les états qui précèdent cette nudité, une grande et profonde plénitude. Mais comme cette divine lumière de foi et d’opération divine ne dit jamais : c’est assez (à moins que l’âme ne s’arrête, je ne dis pas seulement par la plénitude des péchés, mais encore par quelque plénitude de saintes choses), elle poursuit incessamment une telle âme déjà vide de ce que dessus, et peu à peu elle lui ôte et lui dérobe les plus nobles et saintes images dont l’âme était saintement et magnifiquement embellie, savoir quantité de lumières de la voie, des secrets pour aller à Dieu, d’idées des perfections de Dieu, des Personnes divines. Et une infinité d’autres choses, qui font le remplissement admirable d’une âme contemplative. Toutes ces choses peu à peu s’effacent et elle perd toute voie et sentier, devenant fort ignorante, sèche et pauvre140. D’abord ces choses lui font fort grande peine, d’autant que par là elle perd peu à peu tout objet ; et ainsi elle devient égarée. Car il faut savoir que notre âme ne peut rien avoir selon sa manière d’agir qu’en manière objective ; et par cette nudité profonde que [161] peu à peu on lui communique, on lui ôte cette manière et on lui retranche tout objet, ce qu’il admet dans une très grande nudité.
54. C’est là perdre une âme et lui ôter tout soutien ; car comme cela se perd peu à peu en elle, supposé sa fidélité à le supporter, elle tombe aussi dans l’abîme divin de la divine lumière. D’abord elle est fort surprise, mais comme cela s’opère par degré, supposé que Dieu seul le fasse, insensiblement elle y tombe ; et ainsi à mesure que cette opération divine s’augmente et que sa course devient plus vite, aussi l’âme est de plus dénuée de ces objets qui sont en cette lumière et en cette opération une perte continuelle en l’abîme divin.
De vous dire toutes les peines, toutes les morts et tous les sacrifices qu’il faut que telles âmes souffrent et fassent à tout moment, cela ne se peut exprimer. C’est assez que je dis qu’assurément cela est, et que les âmes qui portent tels effets, les souffrent. Mais elles ne le font pas facilement, la lumière divine les obligeant à ces pertes malgré elles ; à quoi cependant elles se rendent suavement après une longue expérience de telles choses. Et quand la Providence donne quelque personne d’expérience qui certifie et aide en ce passage, on court bien plus promptement, ne disputant pas contre la lumière et ne bouchant pas ses yeux en les retenant trop contre son gré.
55. Enfin l’âme étant assez forte pour porter la perte de tout objet continuellement, elle se perd ou plutôt elle est perdue en Dieu sans cesse, comme une pierre fort pesante dans une eau d’une profondeur infinie141 qui, n’étant [162] retenue par aucune chose, incessamment par son propre poids et par son inclination centrale, s’y précipiterait sans relâche. Aussi l’âme en cette divine opération nue, qui n’est arrêtée par rien, soit profane ou saint, se perd incessamment en Dieu par cette opération divine, qui [par laquelle] réveillant son inclination centrale pour Dieu et unissant à cette inclination son activité indéfinie, l’âme se porte, ou pour mieux l’exprimer, est portée sans ordre ni mesure, cependant avec un ordre admirable et une mesure très réglée en la Sagesse divine ; d’autant que l’âme étant là purement selon ce degré agi et mû par l’opération divine, et y correspondant avec le mouvement central qui est fort pur, étant de Dieu comme un sceau qu’Il a mis en nous, Signasti super nos lumen vultus tui Domine142, il ne peut se faire que tout cela ne soit très réglé et mesuré ; et s’il y a quelque défaut, comme cela peut arriver, ce sera toujours parce que nous y ajouterons, soit par effort ou interposant quelques objets et autres choses créées. Mais supposé que de la part de l’âme elle n’interpose rien, mais qu’elle se laisse incessamment sous cette divine opération, elle la portera toujours de pureté en pureté, de nudité en nudité, jusqu’à ce qu’enfin elle arrive en son centre, où elle retrouve peu à peu en la manière du centre tout ce dont cette opération divine où cette lumière de foi l’avait dégagée et dépouillée pour être appropriée à sa pureté afin de suivre ses démarches.
56. On me peut demander ici, si c’est une [163] chose absolument nécessaire, que cette opération divine dénue l’âme de la manière susdite pour l’approprier et l’emporter par sa rapidité ? Je crois que oui, et au cas qu’une âme ne l’eût expérimenté et qu’elle crût être en son centre, ce ne serait pas centre, mais quelque pays inférieur au centre, à moins que par un miracle de grâce Dieu n’ait opéré en peu, et presque sans que l’âme l’ait aperçu, ce même effet.
La raison générale de tout ce que dessus est que comme Dieu veut, et qu’il est même nécessaire, qu’une âme qui est et demeure en son Centre soit toute divine, autrement elle n’y pourrait arriver ni demeurer, il faut par nécessité pour cet effet que Dieu devienne et soit le principe unique de tout ce qu’elle a et de ce qu’elle fait. Or si elle ne perdait ces choses, Dieu n’en deviendrait pas le principe et ainsi elle ne pourrait jamais arriver à la pureté nécessaire au centre, et par conséquent elle n’y parviendrait jamais.
57. Vous voyez donc par tout ceci qu’une âme qui va et est heureusement emportée par cette divine opération en foi nue, mène une vie fort abstraite143, fort solitaire, fort nue, ce qui est cause, qu’étant avancée en cette nudité, l’oraison lui devient facile, n’ayant qu’à avoir son âme en cette divine lumière en laquelle elle est, et par laquelle elle est incessamment et toujours nouvellement emportée en son centre. Elle n’a plus besoin d’éplucher son cœur ni de mettre du temps à arranger les choses qui lui peuvent aider ou nuire en l’oraison, puisqu’un outrepassement de toutes choses et sa demeure en cette lumière, est le remède général à toutes choses en [164] elle, comme j’ai déjà dit : elle n’a qu’à aller par où elle est et perdre ce qui y peut être contraire en allant ; sans marcher cependant, mais plutôt se reposant, d’autant que cette divine lumière est repos et met le repos jusqu’à ce qu’elle ait fait trouver le repos central.
58. Vous pourriez me demander ici si toutes ces saintes choses et pratiques, dont cette divine lumière ou opération dénue l’âme, ne demeure point en quelque manière dans le fond de cette lumière nue. Je réponds que oui : car elles y demeurent véritablement et substantiellement. Et cette divine lumière ou cette opération divine n’en fait perdre que l’impur ou les images grossières qui nous étaient appropriées, et par conséquent la nourriture de notre propre opération, par laquelle nous en étions toujours et en aurions toujours été le principe. Mais pour le substantiel et le pur, il est certain qu’il demeure ; et l’âme s’en aperçoit si bien, que quand elle les retrouve dans ce centre, ce n’est proprement que revivifier ce qu’elle avait inconnument et d’une manière cachée dans le plus pur et le plus intime de soi-même.
Il en arrive là en quelque façon ce qui arrive en hiver aux fleurs, aux feuilles et aux fruits des arbres ; le froid les fait cesser d’être à nos yeux : et une personne qui n’aurait pas d’expérience, jugerait que les arbres sont sans vie ; et il ne pourrait jamais croire que les feuilles, les fleurs et les fruits sont durant tout ce temps pour un renouvellement tout nouveau cachés dans la sève et dans la racine et que par la chaleur du printemps ils reparaîtront agréablement. [165]
59. Ici l’on pourrait décrire l’état du centre où l’on trouve toutes choses et la manière qu’on les trouve ; mais il faut remettre cela en un autre temps. Il suffit de dire que l’âme que l’opération divine dénue tant et un si long temps, après avoir tant marché qu’elle est toute recoulée en son centre, retrouve tout ce qu’elle avait quitté en sa nudité, mais d’une manière comme infiniment différente. Là elle trouve tout, non en idée, mais en vérité et en vie de Dieu même. Là elle trouve Dieu comme vie et comme sa propre vie autant qu’elle s’est perdue et est morte à soi. Là elle trouve les saints autant qu’elle en a été privée, non en vision des sens, mais en vérité et en Dieu. Là elle trouve les Mystères conformément aux dispositions de la sainte Église, et toujours par une manière réelle et véritable et en vie de Dieu, c’est-à-dire en moment éternel. Là les actes lui sont redonnés et ses puissances revivifiées tout de nouveau jouissent d’une vie toujours nouvelle et infiniment féconde par les Personnes divines. Là les pratiques actuelles des vertus lui sont données autant en fécondité qu’elle a souffert la privation de leur exercice, dont la pratique en ce centre est admirable [166] substantielle, et en vie de Dieu. Là les prières, mêmes vocales, lui sont données non vides et sèches comme au commencement, mais substantielles ; d’où vient qu’un pater, une messe dite par un prêtre en cet état, est non seulement une grande plénitude, mais encore une satisfaction et un bonheur tels qu’un seul pater ou une autre prière seule est capable d’être la récompense de toute la privation et de toute la peine passée. Là est rendue une affluence de lumière qui redonne et fait revivre toute l’économie de l’âme selon tout ce qu’elle est, non seulement en ses puissances, mais en ses passions, appétit et le reste ; et cela, comme j’ai déjà dit, autant que cette pauvre âme a agonisé par les dénuements et les privations ; et tout cela en unité divine toujours vivante et toujours nouvelle.
60. C’est là où il faudrait commencer à écrire pour parler de chaque chose en son étendue, laquelle est différente selon que les âmes ayant passé par les états précédents, ont été assez heureuses de jouir de ce centre en activité divine ; d’autant que les âmes qui y arrivent, y sont toutes différemment. Là l’âme est revivifiée selon l’étendue de sa création ; et comme il est certain que Dieu est un acte pur et toujours agissant, aussi les âmes qui viennent à le posséder et à y être perdues en grande plénitude, y trouvent leur activité comme la perfection de leur être. Plusieurs y arrivent, mais seulement en perte, sans se retrouver sinon dans l’éternité en la gloire ; quelques-unes se retrouvent en partie ; les autres se retrouvent pleinement et en activité divine. Ainsi il ne faut pas s’imaginer ni croire que la passiveté en nudité et mort soit [167] la perfection : c’est un passage et une voie, mais non la fin, qui ne se trouve qu’en Dieu. Et pour lors l’activité étant redonnée, on commence à revivre et à voir fort clairement combien on est heureux d’être mort un million de fois à toutes choses et à tout lui-même, car on retrouve le centuple non en soi, mais en Dieu.
C’est pour lors que l’on commence à découvrir l’excellence, la beauté et la grandeur de la créature, et l’on comprend que bien qu’il n’y eût qu’une seule âme qui fît usage du sang précieux de Jésus-Christ, Il n’aurait pas laissé de le répandre.
C’est pour lors que l’on comprend très clairement comment les Mystères, aux fêtes que la sainte Église nous propose, sont véritablement présents, et aussi efficacement que la première fois qu’ils se sont passés ; et cela par cette foi très vive qui les rend présents en la manière de Dieu, c’est-à-dire en moment éternel. Christus heri et hodie : ipse et in secula144.
61. Durant que l’âme est dénuée en nue lumière de foi, elle a toutes ces choses en semence, en quelque manière comme la lumière du soleil contient les fleurs et les fruits : ce qui est cause que par intervalles de quelques éclairs de cette divine lumière, l’âme jouit soit des Mystères ou des saints, et du reste ; mais cela, comme j’ai dit, en nudité et en passant. Mais quand on en jouit dans le centre, c’est par état, et par habitude. Il semble par cette expression que c’est déjà le paradis en terre. On ne se trompe pas assurément [168] de le croire ; mais c’est conjointement avec les croix, les pertes et le reste, qui y sont encore plus par état qu’en la lumière nue, à cause de la force plus grande de l’âme ; par la raison que comme Jésus-Christ, vivant en terre, a uni l’état crucifié avec le bonheur de la gloire, aussi il n’y a rien qui répugne, au contraire la chose est très vraie que l’âme jouissante du centre soit en croix ; qu’au même temps qu’elle est très lumineuse, elle soit très obscure ; qu’au même temps qu’elle a une plénitude et fécondité merveilleuse, elle soit dans une pauvreté extrême ; et tout cela à cause que c’est en ce degré du fond et du centre de l’âme que commencent les états de Jésus-Christ, et que l’âme commence d’être capable de les porter d’une éminente manière, égale à son centre.
62. Je brise là sans parler de toutes ces choses distinctement et de chacune en particulier. Le bon Dieu donnera la lumière et le moyen de faire quand il Lui plaira. J’avoue qu’une âme qui est assez heureuse d’arriver là et d’expérimenter ces choses a une grande joie de les lire, quand Dieu les a communiquées à une âme qui les a en Dieu, et les communique spécialement par cette lumière de vérité ou lumière éternelle. Car comme toutes les choses qu’elles communiquent et dont j’ai crayonné quelques-unes sont en lumière de vérité, aussi elles sont et se passent toutes en l’âme en lumière éternelle. Il y a jamais de marques de ces choses dans les sens ; ces âmes-là pour l’ordinaire mènent une vie forte éloignée de ce qu’on appelle extraordinaire selon le commun. Il n’y a jamais d’extases des sens, jamais de visions ; au contraire [169] elles mènent une vie toujours pauvre, petite, abjecte, et inconnue, sinon à leurs semblables ; par la raison que comme ces choses s’effectuent en leurs âmes par la Vérité et la Sagesse éternelle, elle fait la même chose, même extérieurement que la Sagesse incarnée a eu durant Sa vie145. Et ainsi ces âmes ont une grande consolation de trouver quelque chose par écrit qui correspond à leur expérience secrète.
63. Revenons à l’opération nue et à la lumière de foi nue, puisque tout ce que je viens de dire du centre, n’est encore qu’en passant, afin d’animer les âmes qui sont dans les états premiers, de travailler courageusement ; car quoiqu’à présent elles ne voient rien et qu’elles n’aient rien que des pauvretés et des croix, elles doivent très assurément attendre la jouissance réelle de ces choses selon leur fidélité en parcourant les états qui conduisent l’âme en cet heureux centre.
J’ai déjà beaucoup parlé des degrés qui précèdent cette opération nue et j’ai dit comment il faut marcher par les souffrances et les providences de chaque état, et que ces démarches insensiblement acheminent l’âme à l’opération divine, que l’âme ne découvre pas du premier abord, comme j’ai dit, mais qu’elle doit croire nonobstant qu’elle ne la voie, s’assurant que tout ce qu’elle a à faire ou à souffrir dans son état est ordre de Dieu et opération divine pour la purifier selon Son bon plaisir.
Cette première conviction insensiblement la débrouille d’un million de nuages et de ténèbres, en l’affermissant dans la fidélité à faire ou à souffrir tout ce qui se présente ; ce qui la purifie [170] beaucoup ; et si elle est fort fidèle à porter toutes les croix de son état en cette disposition, elle est très assurée que Dieu ne manque jamais de lui donner son opération plus pure, et plus dégagée du particulier.
64. Et c’est là où commence la foi nue ou l’opération nue, qui ensuite dégage peu à peu l’âme des espèces, et des images des choses particulières, et la soulage de sa propre opération. Car elle prend sa place comme j’ai dit que fait le vent en un navire qui est mis en lieu propre pour cet effet. Pour lors commence le repos, et l’âme par cette divine opération fait bien tout un autre chemin et des démarches plus vite qu’elle ne faisait en son effort ; et plus cette opération se donne, plus l’opération de la créature diminue, et plus aussi ses démarches s’augmentent en vitesse, comme j’ai dit dans toutes les déductions de cette nudité en opération divine ou foi nue. Dont je n’ai dit que très peu en comparaison de ce qui en est et de ce que l’âme trouve en parcourant cet état, dans lequel elle a moins de travail que dans les autres pourvu qu’elle apprenne à se perdre facilement et avec docilité et à se laisser de précipice en précipice.
65. Car il y a un mal extrême en la créature, savoir que comme tout son être est créé pour agir, ainsi que j’ai déjà dit, elle sent un instinct général en elle pour l’action ; et la tirer de cette agir propre, c’est en vérité lui arracher la vie de l’esprit, qui est une participation et un écoulement de la vie de Dieu ; ainsi lui ôter cette vie qui est dans son opération propre [171] est l’étrangler en l’esprit un million de fois le jour. Cependant il faut qu’elle la perde absolument et entièrement par la nudité de cette opération divine en nue foi ; car sans cela, comme j’ai dit, elle ne se retrouverait jamais en Dieu et en sa source, où en la suite elle se retrouve autant divinement qu’elle a perdu en cette divine opération, et par conséquent qu’elle est devenue nue et dépouillée de toute l’opération humaine.
Pourvu donc que l’âme se laisse peu à peu dépouiller de son opération, se contentant à chaque moment du degré de lumière qu’elle a, et qu’elle se laisse doucement emporter à la rapidité de l’opération divine, sans qu’elle veuille le connaître ni discerner, ni aussi voir où elle la mène ; qu’elle s’assure, sans assurance, qu’elle ne lui manquera jamais et qu’il n’y aura moment qu’elle ne fasse en elle et par elle des démarches incompréhensibles, lesquelles seront aussi dégagées et aussi vîtes [sic] que l’âme aura d’occasions de se perdre par la raison qu’elle ne verra goutte, qu’elle tombera souvent en des défauts, qu’elle ne remarquera pas qu’elle avance comme elle voudrait, et par un million d’autres choses qui lui donneront de la peine, et qui cependant lui peuvent infiniment servir au cas qu’elle s’en serve pour se laisser perdre et précipiter.
66. Car comme tout l’avancement des degrés précédents consiste en la fidélité et le bon usage de ce qu’elle trouve de croix, et généralement de ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment, aussi tout l’avantage de celui-ci de nudité consiste en la plus grande perte et en l’outrepassement généreux [172] continuel et prompt de tout ce qui lui peut faire peine, doute, ou perte tant temporelle que spirituelle. Ici beaucoup gagner, c’est tout perdre ; ici être beaucoup éclairé, c’est avoir les yeux crevés ; ici avoir tout, c’est n’avoir rien et avoir tout perdu ; et de cette sorte avancer, c’est aller vite et se laisser précipiter en ces choses, se conduisant ou se laissant conduire uniquement par l’opération divine, qui est autant grande, avancée et réelle qu’elle est sèche, ne donnant rien, ténébreuse, ôtant toute lumière, inconnue, ne laissant aucune trace de soi. Et par ce moyen l’âme, par son inclination centrale, suivant et se laissant emporter aussi rapidement à cette divine opération qu’elle se donne, elle fait de cette manière d’égales démarches qui sont bien longtemps sans rien marquer de ce que c’est et où en est l’âme, ce qui est le meilleur pour elle. L’Épouse dans le Cantique entendait admirablement bien ce Mystère quand elle priait son Époux, dont elle était infiniment amoureuse : Fuge, Dilecte mi, mon Bien-aimé, fuyez ; car en fuyant vous m’attirez dans le sein de votre divin Père. Là nous jouirons de tout à l’aise, et cela, autant que vous m’aurez fait sortir de moi-même.
67. À la suite qu’une âme se laisser aller à cet attrait divin au long et au large, c’est-à-dire absolument, sans se mettre en peine ni où elle en est ni de ce qu’elle deviendra, et ainsi ayant perdu une certaine répugnance de la nature à se perdre, avec l’inclination que l’âme a d’être toujours quelque chose, l’âme, dis-je, étant bien purifiée de ses répugnances, qui la tenaient [173] toujours garrottée, elle se laisse perdre en grande paix et repos, vivant toujours en Dieu plus continuellement et infiniment plus facilement que nos yeux ne demeurent dans le soleil. Car, se plaisant et se contentant toujours de la nudité totale, des obscurités et du reste, l’âme demeure paisible en Dieu, comprenant fort bien que toutes les lumières qui surviennent et qu’elle reçoit humblement et paisiblement — et généralement tout ce qu’elle rencontre de distinct en sa lumière nue et simple — sont en vérité comme des atomes dans les rayons du soleil. C’est pourquoi elle les outrepasse incessamment non par actes distincts, mais en les laissant et perdant en Dieu, dans Lequel elle est par sa nudité et où elle ainsi demeure facilement et continuellement ; et à la suite l’âme, beaucoup dénuée et beaucoup allégée de soi-même, est très rapidement emportée en Dieu.
68. Ce qu’elle fait donc depuis le matin jusqu’au soir est d’être en Dieu146, dans Lequel elle sait fort exactement ce que Dieu demande d’elle. Car comme la fidélité exacte la porte en cet état de nudité, aussi cette nudité, étant Dieu, la rend encore beaucoup plus exacte qu’elle n’était auparavant. Et il ne faut pas penser que cette nudité et cette foi si simple et si nue soient une privation de lumière : c’est une plénitude de lumière qui tire l’âme de sa capacité propre et humaine, contractée par le péché, pour la mettre en Dieu, où elle trouve son propre lieu et où elle recouvre une nouvelle capacité selon Dieu. Ainsi l’âme acquiert de jour en jour une plus grande capacité pour toutes les choses que Dieu demande d’elle, cette divine lumière ôtant toute la capacité des puissances, mais [174] pour leur en faire retrouver une autre dans le Centre. Et je vous assure qu’une âme qui est un peu avancée en cette divine lumière n’a que faire des preuves de ces choses. Elle ne se plaît que dans la simple déduction de ces vérités, car elle voit dans son expérience plus clair que le jour.
69. Que fait donc une âme ainsi dénuée en l’oraison et durant le jour ? N’ayant et ne voulant avoir de lumière que cette divine lumière et foi nue, et n’ayant autre mouvement que cet inconnu de l’opération divine, elle est et demeure en Dieu en cette nudité de foi comme une éponge jetée en la mer demeure dans la mer. Vous voyez que par une certaine qualité ou disposition à s’abreuver de l’eau, elle se remplit peu à peu, et l’eau y contribuant, lui facilite cette inclination. Ainsi l’âme dès le matin qu’elle est éveillée jusqu’au soir, se laisse en sa nudité c’est-à-dire en Dieu, comme cette éponge est dans la mer ; et l’âme par son inclination centrale s’imbibe et se remplit de Dieu, qui, agissant incessamment, l’emporte autant rapidement qu’elle s’en remplit promptement. Et comme la capacité de l’âme pour jouir et pour se remplir de Dieu est comme infinie, aussi ce remplissement est-il longtemps à se faire. Et comme cette éponge en la mer et en son repos va toujours de plus en plus s’imbibant par sa propre nature et inclination, aussi cette âme dont toute inclination pour la jouissance de Dieu est toute réveillée par les états précédents, étant toujours en repos, se remplit secrètement et inconnuement, mais très avidement, de Dieu ; et Dieu y correspond incessamment par l’inclination qu’Il a pour Sa créature, Dieu ayant des [175] désirs infinis de Se communiquer ; et ainsi Se communiquant selon l’exigence de sa Créature, Il emporte par Son mouvement rapide et Son activité infinie, l’âme ne s’apercevant que de la jouissance qu’elle reçoit et dont elle se remplit et ne remarquant que par intervalles cette rapidité de l’opération divine ; d’autant que chaque état a son caractère particulier, celui-ci de nudité et d’opération divine en nudité n’étant que pour remplir l’âme de Dieu. Et quand une fois elle sera pleine, pour lors cet état changera parce que cette capacité de l’âme n’appétera plus, non plus que l’éponge, étant une fois pleine, ne s’imbibera plus.
70. Remarquez en passant la raison pourquoi il faut que Dieu dénue tant une âme comme nous l’avons remarqué en cet état ; et pourquoi aussi il faut que Dieu en ce degré, où Il Se donne selon la capacité de l’âme, Se donne en nudité et en si grande nudité. La raison est que l’âme, étant créée pour Dieu même, et non pour aucune créature, quelque sainte qu’elle soit, il faut premièrement la dé [sen] combrer et ôter les empêchements qui tiennent cette capacité en la créature, qui sont les créatures dont elle a été remplie par le péché ; et de plus il faut que Dieu en Son opération Se communique nuement ; d’autant que cette capacité ne peut se remplir que de cette nudité. Car y ayant autres choses, soit lumières ou autres choses qui ne sont pas Dieu, l’âme ne pourrait les appéter147 avidement et supporter avec force, n’y trouvant pas son centre. Et ainsi plus l’opération de Dieu est nue de toute chose, plus la capacité de l’âme en est centralement avide et s’y perd avec force, se remplissant de toute l’étendue de [176] sa capacité, laquelle est autant pure qu’elle est dénuée, et laquelle aussi appète, pour s’en remplir, Dieu et Son opération en tant qu’elle est nue et purement Dieu.
71. De cette manière l’âme demeurant toujours en Dieu, car elle L’a trouvé, fait toujours ce pour quoi elle est créée ; et quand quelque empêchement ou quelque défaut s’interpose, en continuant elle consume et outrepasse cet empêchement. Car il ne faut pas croire, pour tout ce que je viens de dire, qui est très vrai, qu’elle soit incapable de pécher et de se détourner : son fonds est trop impur par le péché qui n’est consommé que peu à peu par cette jouissance de Dieu. Là on apprend des merveilles, quoique on les laisse toujours écouler en Dieu : savoir, que les défauts étant outrepassés par la peine qu’ils causent, font beaucoup avancer ; que les croix, et tout le reste qui donne peine, augmentent beaucoup cette jouissance ; que Dieu ne Se retire jamais, et que si l’on expérimente quelque diminution, il ne faut que laisser tout consumer et que l’on retrouve tout, autant que l’on poursuit toujours, nonobstant ce que l’on a ou n’a pas ; que cette lumière étant Dieu, et étant partout et toute en tout lieu, sans jamais s’en retirer, étant toujours un moment éternel qui a et qui est toutes choses, il ne faut jamais hésiter pour l’avoir et le voir toujours ; et une infinité de merveilles qui remplissent sa jouissance, et qui convainquent l’âme qu’en vérité il n’y a que les commencements qui sont pénibles, et qu’il n’y a que les peu courageux qui ne rencontrent pas la béatitude dès cette vie. Cet état est très long avant que la capacité de l’âme soit pleine ; mais il [177] faut avoir courage, d’autant que cette capacité est fort différente en toutes les âmes : c’est assez que vous sachiez ceci pour vous aider.
72. Seulement je vous dirai encore un mot148, pour vous aviser et vous avertir que cette capacité de l’âme étant pleine de Dieu et ainsi étant contente, ce n’est encore qu’une disposition pour la suite ; laquelle sera autant grande et magnifique que l’âme sera remplie de Dieu et qu’ainsi elle aura été rapidement emportée en Lui par Sa rapide opération divine.
Jugez quelle perte font les hommes qui s’amusent aux créatures et aux bagatelles du monde et qui par ce moyen détruisent et renversent tous les desseins de Dieu et tout ce qu’Il nous a mérité par Son sang précieux, et qui étourdissent ainsi cette capacité divine qu’ils ont en eux pour jouir de Lui et pour être à la suite possédés de Lui dans Sa joie infinie ! Deliciae meae esse cum filiis hominum 149.
1. [178] Je remercie Notre Seigneur de tout mon cœur de ce qu’Il vous conserve en bonne santé150. Ce m’est une consolation dans ma solitude qui est assurément merveilleuse, car comme elle est le centre de ma grâce et de mon inclination, elle me sert beaucoup. Il me semble que mon cœur y est comme l’oiseau dans son nid où son Père et sa mère le nourrissent sans soin ni souci de rien151.
Peut-être ne vous ai-je pas dit une lumière que Notre Seigneur me donna il y a environ un mois : je vous la dirai ici.
2. Notre Seigneur me faisait voir toute la voie de l’Oraison sous cette figure ; savoir, que la grâce commençant à opérer surnaturellement dans une âme par la sa chaleur efficace, faisait éclore cette pauvre âme qui avait été longtemps cachée. On sait que les oiseaux prenant dessein de faire des petits, commencent à faire leurs nids ; et qu’ils travaillent et soignent fort pour cet effet : ce qui marque l’activité où l’âme travaille par la diversité des bonnes lumières et affections qui viennent non d’elle-même, mais de Dieu ; car c’est là que commence la grâce surnaturelle.
3. Le ni étant fait, pour lors ils font des œufs : ce qui est tout un autre état surnaturel, que je dis être le pépin ; car ces oiseaux dans le nid font le germe et la semence de la suite. Tout ce que Dieu fait en cet état conformément à cet oiseau est de couver ; c’est-à-dire que par sa chaleur secrète en solitude et dans l’inconnu il donne peu à peu une vie secrète à ces œufs : si bien qu’insensiblement ils viennent à éclore ; et d’une chose inanimée, et qui par conséquent n’avait nul mouvement, il en sort un oiseau, bien petit à la vérité, mais qui as vie et commence à avoir du mouvement.
Durant tout ce temps que l’âme en oraison n’est qu’un œuf, elle n’expérimente en soi que mort s’en mouvement ni vie intérieure : toute son inclination est seulement de demeurer solitaire et de faire son oraison, quoique sèchement et pauvrement : car là Dieu s’approchant d’elle l’échauffe sans qu’elle le sente, et ainsi elle est animée : et Dieu peu à peu, mais bien à la longue lui communique la vie.
4. Cette vie est un autre degré dont je ne puis vous écrire toutes choses ; car cela passe une lettre. C’est assez que Dieu par sa chaleur divine ait donné la vie à l’âme, et qu’elle soit un petit oiseau qui pour tout ne fait que vivre dans son nid ; car il n’a pas d’ailes pour voler dans l’air, ni de voix pour chanter : il vit ; c’est assez. Tout son emploi est de demeurer dans son nid, c’est-à-dire en solitude : et pour lors la solitude intérieure et extérieure est sa joie. Mais d’une autre part, il n’est pas satisfait ; car il lui faut des ailes pour voler, et de la force pour chanter son ramage : et si c’est de sa nature un rossignol, il y sent en soi plus d’inclination ; mais l’âge ni les forces n’y sont pas.
Que faut-il donc qu’il fasse ce pauvre oiselet ? Sinon demeurer paisible dans son nid où son père et sa mère lui apportent à manger : et de cette manière tout son soin et toute sa sollicitude, tant pour le spirituel que pour le temporel se perd ; ce qui est pénible, mais devient peu à peu doux par le soin du père et de la mère, car rien ne lui manque. Cependant il ne laisse pas de mourir à soi : car par son inclination il voudrait avoir des ailes pour faire comme son père et sa mère, c’est-à-dire pour voler en l’air et aller lui-même chercher sa nourriture ; il voudrait aussi chanter : mais il faut mourir et ces choses viendront peu à peu les unes après les autres.
5. Et sur cela il faut remarquer que dans tous ces états le cœur n’est pas content. Quand les oiseaux font leur nid, ils ont impatience qu’il soit fait. Est-il fait ? La même impatience leur fait désirer des œufs. Sont-ils fait ? Il désire les couver. Sont-ils couvés ? Il travaille à leur donner la vie. Ont-ils la vie ? L’inquiétude les prend d’avoir des ailes et de chanter. Oh, si je pouvais exprimer le détail et ce que fait l’âme étant devenue petit oiseau ; quelle oraison elle fait dans son nid sans ailes sans chant et ne vivant que d’abandon aux soins paternels de Dieu ! Si je pouvais exprimer quel effet cause la solitude en cet état ! Je crois qu’il vaut mieux laisser tout cela au Saint-Esprit qui en est l’ouvrier ; car assurément c’est sa bonté qui fait tout ceci et qui en donne les lumières, afin d’être fidèle à son opération.
6. En passant je vous dirai seulement que ces ailes dont le petit oiseau est privé sont les divines vertus : et si j’avais du temps, je vous ferais voir comment les plumes sont une figure admirable des vertus. Pour le chant du petit oiseau, c’est un ramage des diverses perfections et des grandeurs de Dieu ; et comme chaque oiseau a son ramage différent, aussi chaque âme chante en sa manière.
7. Quand les plumes et les forces sont venues à cet oiseau, pour lors il ne garde plus le nid ; car toute la terre est sa demeure. L’air est son élément et son plaisir ; il trouve sa nourriture lui-même ; et enfin il chante ce qui ravit le cœur de Dieu. Cette pauvre âme est bien étonnée ; car jusque-là elle ne chantait et n’osait se remuer, elle n’en avait pas l’inclination.
Ce n’est ici qu’un petit crayon ; car il faudrait un gros livre pour tout exprimer dans son étendue. Je le laisse au Saint-Esprit ; et ceci n’est que pour vous récréer.
1. Comme vous me demandez que je vous explique un peu plus au long plusieurs choses qui concernent l’oraison, conformément à cette figure du petit oiseau, je le ferai volontiers, d’autant qu’en vérité ce miracle naturel est une admirable figure de ce que le saint Esprit opère [182] et fait dans une âme lorsqu’il l’accommode à la foi et lui communique l’esprit d’oraison.
Vous remarquerez donc par ce que je vous ai dit, que l’âme ayant reçu l’esprit de foi, est un fort long temps dans les obscurités et solitudes intérieures, ou pour toute inclination elle n’a que celle d’être solitaire, mourant à soi et à toutes ses inclinations par le moyen de la foi ; et là elle devient inutile à tout, tant pour le dehors que pour le dedans.
2. Pour le dehors, à l’égard des autres, elle ne leur rend que très peu de services, tout devenant sèche ; et si elle leur cause quelque bien spirituel, c’est à son insu et sans en rien expérimenter. Elle fait pour l’extérieur et pour le matériel tout ce que Dieu demande d’elle selon l’état où Dieu l’appelle, sans goût et sans consolation ; et au cas qu’elle eût intendance et soin des âmes pour les conduire et les gouverner, elle est exacte à tout, mais comme une personne enchantée qui parle et agit par ressort, sans sentir de principe de vie et de mouvement vivifiant son opération. Et voilà à l’égard des autres à peu près ce qui arrive pour l’extérieur à une âme où la foi commence d’être forte dans son opération surnaturelle et passive. Mais pour les personnes qu’elle aide et conduit, elles n’expérimentent pas cette sécheresse et cette pauvreté, car comme c’est toujours foi surnaturelle, quoique, dans le sujet où elle est, elle opère cette pauvreté et cette sécheresse, les personnes sur qui elle travaille en reçoivent secrètement l’effet, non si lumineux, mais cependant efficace et communiquant vie152.
3. Pour ce qui touche le dedans, c’est-à-dire à l’égard de l’opération de cette foi qui constitue [183] l’intérieur de telle âme, il y a rien de plus pauvre, tout s’y perdant ; car à mesure qu’elle croit pouvoir ou devoir faire quelque chose, elle perd tout et oublie tout. Ceci augmente chaque jour, et plus elle est sollicitée à être fidèle à cette divine foi qui l’anime sans vie, mais plutôt en mort, plus elle devient mourante et perd toute chose et soi-même, ne pouvant s’aider de rien. Et insensiblement par là, et en mourant et perdant tout et même soi-même, elle tombe en la nudité, ou plutôt elle devient si simple et si nue qu’enfin elle n’est qu’un point ou point du tout.
4. Et la pauvre âme qui ne sait pas le secret et le Mystère admirable de la foi, croyant tout perdre, se remue incessamment et est toujours agitée de soins secrets et d’inquiétudes, qui sont toute sa peine ; car elle voudrait se calmer, s’abandonner, et se laisser perdre selon son désir secret, mais elle n’en peut venir à bout. C’est là encore ce qui contribue à la faire mourir continuellement. Elle met le holà à ses activités et mouvements, et la nature qui ne saurait entendre ni comprendre ce procédé de la foi, ne saurait se tenir en repos, jusqu’à ce qu’enfin, l’âme ayant tant combattu et s’étant tant remuée, elle est contrainte de céder et de s’abandonner quoiqu’elle ne voie où elle va et où la foi la conduit.
5. Et il faut remarquer que l’âme n’est pas non plus certifiée durant ce temps, qu’elle ait la foi, ni que ce soit elle qui cause et fasse tout ce ravage : elle le devine seulement par ses instincts et par les certitudes qu’on lui en donne ; mais d’en être certifiée, cela est impossible, son esprit insensiblement se dénuant tellement que rien ne demeure en lui qu’une inclination de mourir, et de n’être rien : la foi se sert secrètement de mille providences qui contribuent peu à peu à ce dénuement, et à sa perte ; et ainsi dans l’ennui de son cœur et dans la perte générale de tout, l’âme est réduite à une simplicité et nudité qui sont le principe de son bien.
6. Durant tout ce temps que la foi dénue l’âme et la simplifie, elle expérimente comme j’ai dit une agitation secrète et une inquiétude douce, qui ne cesse que lorsque l’âme est arrivée à l’unité, étant toute nue au-dehors et au dedans de soi-même. Et pour lors le calme commence et un certain repos la saisit peu à peu, qui lui vient de cette nudité dans laquelle elle est tombée comme par contrainte par l’opération de la foi. Alors l’âme commence à se simplifier encore davantage, et à mourir encore de plus en plus par la même foi en ce repos qui va peu à peu s’augmentant et se simplifiant de la même manière que l’âme a peu à peu quitté tout, et qu’elle est morte peu à peu à tout et à soi-même par cette première opération susdite de la foi.
7. Je vous viens de dire que le premier degré de foi est fort long et ennuyeux, à cause des peines que l’âme souffre à tout quitter et à mourir à tout, la nudité lui étant si difficile à supporter. Celui-ci en repos, ne le sera pas moins ; et quoiqu’elle n’ait les inquiétudes précédentes, cependant ce repos la simplifiant encore davantage et la faisant encore plus profondément mourir à tout et à elle-même, il lui sera encore fort pénible non en inquiétude et en agitation comme l’état précédent ; mais en nudité et simplicité, qui la perdront sans certitude qu’il assure. Elle ne veut que se reposer ; et ce repos est si simple, et devient peu à peu si simple qu’elle tombe insensiblement dans une peine qui lui causerait bien du souci si l’inclination qui prédomine n’était de toute oublier et de tout perdre pour être et demeurer en repos et en sa paix. Cependant elle ne laisse pas d’avoir une secrète et profonde inquiétude, savoir d’être fainéante et de n’avoir pas soin ni de son salut ni de sa perfection. Cette inquiétude la fait de fois à autre se remuer : mais plus elle le fait, plus elle sent et expérimente tout se terminer et vouloir se terminer dans le repos ; se perdant et se simplifiant ainsi sans relâche, jusqu’à ce qu’enfin elle se soit tant perdue et simplifiée en se tenant en paix et en repos, qu’elle soit devenue à rien en unité, où peu à peu elle se perd heureusement par l’opération secrète, mais admirable de la foi.
8. N’avez-vous jamais pris garde à l’empressement et au soins d’un petit oiseau pour faire son nid ? Il va et vient, et il n’a rien dans la tête que cet ouvrage. Il quitte tout autre soin, et n’a pas de relâche pour chercher et amasser de quoi le construire ; et ensuite il travaille sans intermission pour le faire, jusqu’à ce que ce merveilleux ouvrage soit achevé. Voilà en vérité la figure et la description du premier effet de la foi surnaturelle, que je viens de vous décrire, et dont je vous ai déjà parlé au commencement de cet écrit.
Quand ce nid est fait, que fait cet oiseau ? Car assurément il ne bâtit pas ce petit palais pour seulement y demeurer. Il y fait donc ses œufs. Et de quelle manière ? En se reposant dans ce petit ouvrage. Aussi l’âme ayant peu à peu bâti par la foi son nid dans la simplicité et nudité, en la mort de tout soi-même, où ce degré de foi l’a mise et l’a réduite ; pour lors la même foi la fait reposer en son nid : et là elle fait ses œufs, c’est-à-dire la foi peu à peu la mettant en repos, la met en état des opérations qui suivent.
9. Ce repos divin où la foi met l’âme est véritablement figuré par les œufs d’un petit oiseau ; et il n’y a rien de plus juste : d’autant que comme les œufs sont la source dont les petits oiseaux prennent et ont la vie ; aussi c’est en ce repos sacré que la vie est à la suite donnée à l’âme. De plus quel rapport et quelle similitude y a-t-il entre un petit oiseau vivant et entre les œufs ? Il n’en paraît rien : cependant on verra sortir un petit oiseau tout vivant de cet œuf par la chaleur du Père et de la mère qui l’ont produit. Aussi quoique ce repos en sa simplicité et nudité n’est nulle apparence qui certifie l’âme de la vie future, et que tout au contraire il n’est que la mort, il a et aura la vie pourtant, et ayant secrètement en soi ce germe de la vie, échauffé et vivifié par l’amour secret que la foi communique en ce degré à l’âme, arrivée au degré de simplicité, de nudité et de perte qui lui est nécessaire pour cet effet.
Que fait donc cette pauvre âme en vérité quand elle est arrivée en ce degré du repos, sinon faire ses œufs en son nid, et ensuite les couver par son même repos et en son même repos, et les échauffer par une chaleur secrète et vivifiante que la foi lui communique en ce degré. Que les âmes donc de ce degré ne croient pas être inutiles et ne rien faire, quoiqu’elles n’aperçoivent pas leur travail ; qu’elles se reposent en se simplifiant, et qu’elles se simplifient en se reposant : et assurément quoique le monde et aussi elles-mêmes les croient inutiles et perdre avec fainéantise leur temps, elles travaillent admirablement : elles font leurs œufs ; et à la suite en ce même repos, et de ce même repos, elles donneront la vie à ces œufs.
10. Je dis tout ceci seulement aux âmes à qui Dieu fait la grâce de leur donner le don de la foi surnaturelle pour cet admirable ouvrage surnaturel ; car pour les autres âmes qui n’ont pas ce don, elles n’y entendront rien. Qu’elles se contentent de leur voie et de leur grâce, et laissent les autres âmes simples, honorées de cette grâce, goûter ces merveilles et s’en nourrir ; lesquelles quoiqu’énoncées d’une manière simple et couverte d’écorces communes, sont remplis d’un mystère qui n’étonnera toute personne qui aura l’expérience de la suite.
En vérité ces deux degrés de la foi ont surpris l’âme qui en a été honorée ; et ils donnent aussi de l’étonnement aux personnes éclairées, qui entendant ces secrets en devinent en quelque manière une infinité de merveilles et de choses qui y sont sous-entendues : d’autant que tout ceci et ce que je dirais dans la suite sont des mystères de la vie intérieure dont le saint Esprit est l’ouvrier et le maître. Et ainsi quoique par sa lumière et par son aide l’on en dise plusieurs choses, cependant il en reste infiniment plus à dire que le même saint Esprit par sa bonté infinie donne aux âmes humbles et petites en lisant telles choses intérieures, quoique cela ne soit pas exprimé distinctement, mais sous-entendu par nécessité ; d’autant que pour chaque opération il faudrait des volumes sentiers. Et de plus Dieu veut que tels ouvrages divins et tels Mystères sacrés demeurent dans leur grandeur et leur excellence étant renfermées en la lumière divine ; le saint Esprit se réservant toujours une infinité de lumières divines à communiquer et à révéler aux âmes simples, quoiqu’il en ait déjà déclaré plusieurs par les serviteurs et servantes de Dieu dans divers écrits faits sur ces matières d’oraison.
11. Si donc l’expression des deux premières démarches de la foi a donné de l’étonnement, celles qui suivent feront bien un autre effet ; car ces premières n’ont pas fait une opération si extraordinaire que telles âmes paraissent une autre âme, et aient toute une autre manière d’être et d’opérer. Les premières ont seulement disposé l’âme, et lui ont retranché tout ce qui lui causait dissimilitude, en lui ôtant ce qu’elle avait contracté par le péché, et toutes les mauvaises habitudes et inclinations qui l’avaient porté à se multiplier, à se convertir vers soi et vers les créatures, à s’y attacher et à s’identifier en quelque façon avec elles et avec soi-même ; ce qui lui avait causé une telle dissimilitude qu’elle était hors de son centre et de la pureté de sa création. Or par la foi dans les deux premiers degrés, elle est réduite en quelque simplicité, étant désunie et retirée des créatures et de son malheureux soi-même, mais toujours paraissant créature en foi ; l’opération de la foi en tous ces premiers degrés n’étant que très secrète et inconnue. Mais dans les suivants elle fera tout d’une autre manière. Dans les deux premiers, l’âme y paraît morte et perdue à soi ; dans ceux qui suivent elle aura et acquerra par la même foi la vie, mais vie si surprenante qu’il faut avoir l’expérience pour l’exprimer et une soumission vraiment humble pour l’entendre. Car qui ne sera pas vraiment petit, et comme dit la Sagesse, qui n’aura pas un cœur docile n’entendra rien à ce langage de vie, où la vie est manifestée non en énigme et figure, mais dans la vérité ; vérité qui surprend autant que la chose paraît nouvelle et inusitée.
12. Car l’âme dans les deux premiers degrés de foi semblent marcher de ses pas, quoiqu’elle ne le comprenne et n’entende le moyen comment cela se fait, agissant pour lors sans agir et ayant tout, à ce qu’elle croit et à ce qu’on lui dit, sans avoir rien, elle est tout et a toutes choses sans rien avoir. Mais ici, où il s’agit de vie, elle commence non seulement d’être quelque chose qu’elle ne comprend pas, mais de se mouvoir et d’agir par vie divine. Son être et sa vie, qui lui semblaient morts et comme ensevelis dans le néant et dans le non-être, commencent à revivre non en leur manière basse et humaine, mais en une manière divine, qui la surprend de telle façon qu’elle est autant étonnée de se voir vivre de cette vie, qu’elle a été souffrante et qu’elle a agonisé longtemps et [190] péniblement en mourant, en se simplifiant et en tombant dans l’unité des deux premiers degrés153.
Les commencements et les abords de cet état de vie se passent en étonnement et en surprise de cette nouveauté non prévue ni prétendue. Cette pauvre âme si simple et dénuée en foi croyait être si perdue qu’elle ne pourrait jamais se relever de cet état, et elle faisait comme tacitement la résolution de demeurer toute sa vie entre les morts sans espérer de résurrection ni de vie. Son oraison en cet état était de se laisser doucement et autant paisiblement qu’elle le pouvait dans sa simplicité ou, pour m’exprimer mieux, en l’état où la simple foi la mettait, qui était toujours simple, fort nu et fort perdu en son unité, supposé sa fidélité à ne pas se multiplier et se remplir en activité propre et en se soutenant dans sa vie propre. Mais quand inopinément, et sans l’attendre, un principe de vie la ressuscite et la fait vivre, elle est dans l’étonnement et, comme j’ai dit, du premier abord toute son oraison et tout son intérieur est en étonnement et rempli d’étonnement. Elle vit sans savoir comment, et sans pouvoir comprendre le comment. Elle vit et c’est assez ; ce qui constitue son oraison est tout son emploi durant le jour.
13. Et afin que vous en compreniez quelque chose par la même figure dont je me suis servi, je veux la poursuivre afin qu’elle vous aide et que, dans son expression muette, elle vous dise des merveilles.
Une personne à laquelle on montrerait un œuf, sans qu’elle eût jamais su comment de cet œuf il vient un oiseau vivant et agissant, n’en serait-elle pas dans la dernière surprise, ce [191] petit oiseau n’ayant nulle figure ni rapport à un œuf inanimé ? Aussi l’âme voyant son intérieur en l’état des deux premiers degrés de la foi, n’ayant nulle vie qui l’anime ni vivifie à ce qu’il paraît, étonnée qu’elle est de se voir ensuite vivante après avoir vu ce qu’elle était, devient sans expression ni rien qui la contente.
Ce même étonnement surprit sainte Thérèse dans le même degré d’oraison se servant de sa comparaison du ver à soie dans sa coque, vivant ensuite et devenu papillon154. Ce sont ici diverses expressions du même degré d’oraison, lequel étonna aussi bien que moi cette grande sainte, d’autant qu’il y a une si grande différence de la constitution et de l’état de l’âme avant que d’être devenu papillon, de celui où elle est devenue papillon, que quiconque ne l’a pas expérimenté ne le croira jamais, à moins d’une docilité d’esprit admirable qui est une disposition très grande pour y arriver. Mais demeurons en notre comparaison et en la lumière que la divine bonté m’a donnée pour vous exprimer ces choses si consolantes par la figure d’un oiseau.
14. La foi ayant opéré par la fidélité et la constance de l’âme les états et les dispositions susdites et nécessaires pour le troisième degré, ce degré par lequel l’âme a la vie, est donc exprimé par cet oiseau qui vient. Cet œuf étant éclos, il perd la première figure et en prend une vivante, devenant vraiment un petit oiseau. Comme la foi opérant en l’âme lui a donné les inclinations précédentes et a opéré en elle les premiers états, aussi la même foi opère celui-ci en l’âme, et l’âme qui contribue selon que ce degré le demande. [192]
Car il faut remarquer que la foi étant une lumière divine et une participation du soleil éternel opère conformément au soleil matériel. Le soleil opère selon la disposition de chaque chose : d’un oignon de tulipes, il en fait une tulipe, d’une tige d’œillets il en fait des œillets. Et de plus son opération s’ajuste au temps : au commencement il fait germer l’oignon, étant levé il le fait croître et enfin étant formé et la tulipe étant en état, il la colore et la peint de diverses couleurs selon la capacité du sujet. Autant en fait la divine lumière de foi : l’âme n’étant encore que dans les dispositions de mort, de perte et de simplicité, la foi n’opère en l’âme que solitude, mort et silence pour la réduire en nudité et unité ; ce qui ne cessera jusqu’à ce que l’âme, ayant acquis toutes les dispositions selon le dessein éternel sur elle, n’ait plus rien à achever par l’opération de la foi en ce degré.
J’en dis autant de l’état de vie. Les dispositions y étant, la foi qui a communiqué et donné les inclinations à l’âme d’être solitaire en faisant son nid en solitude et à l’écart des créatures et de soi-même, l’a ensuite obligée et contrainte amoureusement, quoique secrètement, d’y faire des œufs, c’est-à-dire d’y pratiquer les vertus de mort à soi-même, de vie inconnue, de perte d’intérieur, de sacrifice infiniment répété à n’être rien, à ne vouloir rien, et enfin à tout perdre soit temporellement ou spirituellement, afin que tombant peu à peu dans le non-être, en n’étant rien elle soit tout, non en elle, mais en Dieu et dans l’inconnu de Dieu, où elle tombe peu à peu en se perdant et se simplifiant jusqu’à ce qu’elle demeure [193] paisible et sans se remuer dans l’unité où toutes choses trouvent leur centre, et où l’on trouve toutes choses, mais d’une manière inconnue et centrale, jusqu’à ce que dans cette même unité elle revive après y être morte non corporellement, mais en esprit, et que sans perdre cette unité même et par cette unité même elle trouve la vie, laquelle devient multipliée en unité et active en très grand et profond repos, toute chose étant Dieu en unité même.
15. L’âme donc, comme vous voyez, ne change pas de moyens pour changer d’état. C’est toujours la même foi en la Sagesse divine, laquelle présentement opère cette vie, ou bien vivifie l’âme non par un principe extérieur, mais par le centre même et par le plus intime d’elle-même, et cela autant intimement et hautement que la mort, la simplicité et l’unité que la foi a fait précéder à cette vie, a été grande. Car non seulement il est nécessaire que l’unité par la mort précède pour avoir cette vie, mais encore il faut qu’elle soit autant profonde que l’on désire que la vie soit grande. Et ainsi si la mort, la simplicité et enfin l’unité ont été petites et communes, la vie qui suivra par l’opération de la foi en Sagesse divine sera commune ; si elles ont été plus grandes, la vie sera aussi plus étendue ; si enfin l’unité est très parfaite, la vie qui lui correspondra sera telle aussi.
Jugez donc, je vous prie en passant, combien il est nécessaire que l’âme soit constante et fidèle pour souffrir en agonisant un million de fois dans la perte qu’elle fait les créatures, de soi, et enfin de tout ; afin d’être réduite en une souveraine unité : où l’âme n’a plus d’inclination que pour n’être rien, et où véritablement elle trouve le germe et la semence des vertus divines de Jésus-Christ, savoir de la pauvreté, de l’abjection, du mépris, et enfin du néant. Car non seulement la vie lui sera donnée selon l’unité ou l’âme sera réduite : mais encore comme en cette unité elle trouve en l’unité des vertus de Jésus-Christ qui sont ses inclinations ; aussi sa vie, comme je vais dire, sera une vie de Jésus-Christ en la même manière qu’il a vécu. Si bien qu’à la suite la vie de Jésus-Christ étant son mouvement et sa vie, chaque inclination de Jésus-Christ, chaque vertu et chaque chose qui a été en Jésus-Christ, est en elle et sort d’en unité de vie : de telle manière qu’autant que l’âme s’est perdue et tombée dans le rien ; où elle a trouvé ses vertus et ses inclinations de Jésus-Christ en perte et nudité pour être son fond sans fond, et son remplissement dans le rien ; autant elle trouve en vie ces vertus ; ou plutôt ces vertus, et le reste, de Jésus-Christ sont sa vie et deviennent sa vie en unité vivifiante.
16. Comme la foi a peu à peu simplifié et fait mourir l’âme, ainsi que nous venons de le remarquer ; aussi la même foi la vivifie peu à peu. Car il ne faut pas croire que cette vie vienne aussi vite et aussi promptement que la vie est donnée à cet oiseau sortant de sa coquille : non ; l’opération de la foi étant en ce degré l’opération de Dieu même, et Dieu faisant tout ce qu’il fait avec poids et mesure ; aussi fait-il ceci avec grand ordre et peu à peu selon la fidélité de l’âme. Car il ne faut pas penser qu’elle ne soit ici très nécessaire : au contraire quoique cette grâce soit un don exquis et rare de sa divine Majesté, elle ne laissera pas d’exiger jusqu’à la fin une fidélité qui doit autant s’avancer et se fortifier que la foi augmente, et que son opération est avancée en sa communication pour donner Dieu à l’âme. Quand donc le moment heureux est venu que l’âme gisant en son tombeau (qui est l’unité où toutes choses meurent et sont à la suite mortes,) et se perdant en la manière de la créature, entend la voix de Dieu, qui est une secrète touche de sa divine Majesté, c’est-à-dire de Jésus-Christ Parole et Verbe divin, elle commence à se remuer dans son sépulcre, et celle qui était morte sans espérance commence peu à peu à avoir des désirs de vivre et d’aimer. Ceci l’étonne : mais enfin elle s’assure, d’autant qu’elle sent ou plutôt expérimente cette parole qui la revivifie si profondément, et tellement par le centre de soi-même que cela lui ôte tout doute ; puisqu’il n’y a que Dieu seul qui puisse aller en ce lieu et opérer de cette manière. Cette voix secrète est en son centre qui la réveille insensiblement et la revivifie peu à peu par un secret amour, la foi devenant amoureuse par la divine sagesse : et comme l’obscurité et l’insensibilité de la foi l’on fait mourir et ont contribué à son unité et à sa perte, aussi cette divine foi devenant éclairée et amoureuse en sagesse revivifie l’âme.
17. [195] Or cette lumière et amour de foi en Sagesse divine n’est pas en images et espèces : c’est une certaine réalité et vérité qui se découvre, laquelle donnant Dieu, fait trouver ce que l’âme désire. Et comme par l’état précédent de pauvreté dans son fond et dans ses sens, l’âme a expiré peu à peu ; aussi par cet amour en foi [196] l’âme revient et se revivifie, ou plutôt est revivifiée.
Dans son état de mort en unité précédente, l’âme ne peut vivre que dans son nid, ne pouvant sortir à rien que son cœur agrée et que le fond de son âme aime. Au contraire plus ses affaires s’avancent, plus aussi meurt-elle à toutes choses et à soi, tombant dans le rien, toute son inclination étant dans le rien et de n’être rien.
Au contraire cette opération de la foi amoureuse en Sagesse commençant, elle devient insensiblement au large, ayant et expérimentant une vie qu’elle ne comprend pas d’abord. Cependant ce que j’ai déjà dit et l’aise qu’elle expérimente avec un certain élargissement et commencement de liberté l’assurent peu à peu et lui font agréer cet état et demeurer en fidélité dans cet état. Son cœur et son esprit s’élargit, et elle ne sait comment, car ce n’est pas en elle, mais bien en Dieu, sa vie, dans Lequel insensiblement elle commence de vivre.
18. Et comme Dieu est un pays infini, aussi perd-elle peu à peu ce cœur rétréci et cet esprit resserré en son unité sans perdre son unité, au contraire l’établissant. Toute la différence qu’elle expérimente peu à peu est que la première unité était avec quelque contrainte, étant en perte et en mort et qu’au contraire l’unité qu’elle trouve en Dieu par la vie la met au large. C’est pour lors qu’elle commence d’expérimenter la grandeur infinie de Dieu et cela s’augmente à chaque moment de fidélité qui la fait vivre en Dieu, ce qui lui est une grande joie. Quand elle était dans les états précédents, elle voyait et goûtait des merveilles de la [197] foi, trouvant par elle son unité dans laquelle il y a assurément de grands secrets et des merveilles très grandes, l’âme découvrant des choses infinies en soi par cette unité en lumière de foi. Mais cela est toujours fort rétréci et, quoiqu’en vérité l’âme soit là dans un pays admirable et que là elle trouve en cette unité des merveilles secrètes et profondes par lesquelles elle jouit de Dieu en nue foi, c’est toujours par un moyen limité et par quelque chose d’elle, quoique sortant d’elle, dont elle ne s’aperçoit pas, sinon quand cet état de vie commence.
19. Et pour vous exprimer ceci autant qu’il me sera possible, afin que vous voyiez en quelle manière l’âme est en Dieu par l’unité en mort, et celle par laquelle elle y est en unité par la vie, je vous dirai que ces deux divers degrés par lesquels la foi donne Dieu, se peuvent comparer, le premier à une personne qui puise de l’eau de mer dans un vase et qui en prend autant que son vase contient et l’autre à celui qui est dans la mer même. Ainsi l’âme éclairée de la foi, en se perdant, se simplifiant et tombant par conséquent en unité, jouit de Dieu autant qu’elle est fidèle à se dénuer et à mourir, mais toujours dans la capacité de la créature. Mais dans le second état et lorsque la foi vivifie l’âme en unité, l’âme entre en Dieu et ainsi sortant d’elle, elle ne jouit pas de Dieu selon sa capacité propre, mais en Dieu même ; et autant qu’en se quittant elle se laisse écouler ainsi, sa manière est tout à fait sans manière, laquelle se va augmentant non chaque jour ni chaque heure, mais [à] chaque moment.
20. Dans les premiers états, l’âme fait [198] quelque chose, se simplifiant et mourant, car elle est toujours tendant au rien de l’unité, quoique cela soit très simple et même très passif et ainsi non aperçu quand l’état est bien avancé, sinon d’une âme supérieure à ce degré. Mais dans l’autre état où la foi est en vie, l’âme n’y agit plus. Elle a en elle un principe agissant par elle et ce principe est Dieu opérant en foi amoureuse, de telle manière que l’opération de l’âme est sans comparaison plus spirituelle, plus passive ou sur-passive, et ainsi moins aperçue que dans les autres degrés. Aux premiers états, l’âme y opère, sans opérer, en se simplifiant ou demeurant en unité, et cela avec quelque soin. En l’autre l’âme vit, et sa vie est son opération et vie en Dieu. Par conséquent l’âme étant en cet Être infini, est sans rien apercevoir et sans rien avoir, cependant en faisant et opérant plus sans comparaison que dans les autres degrés. Je dis qu’elle est sans rien avoir, ni unité ni rien dont elle jouisse, car ayant Dieu en vie, elle a tout et n’a rien, ce tout n’étant rien de ce que l’on peut concevoir ni désirer.
21. Dans les premiers degrés, l’âme a toujours pour l’ordinaire quelque soin de se conserver en la solitude et unité, mourant peu à peu avec fidélité à tout, et cela principalement et spécialement quand elle se recueille pour l’oraison, ou après des actions qui l’ont dissipée, en se réunissant et en retournant en son unité. Et quoique l’âme lorsqu’elle commence d’y être beaucoup avancée, ne remarque pas son opération, il y en a cependant une véritable, quoique simple, et cela ne peut jamais être autrement, telle action se simplifiant [199] toujours et se dénuant à mesure que l’unité s’avance, et par conséquent que l’âme est séparée de tout par la mort de soi.
Dans l’autre degré l’action, qui est en l’âme pour être en Dieu et jouir de Dieu en vie, ne doit pas être appelée action, mais sur-action, car c’est une action de Dieu en vie et vie de l’âme, laquelle quoique réelle et véritable n’est nullement remarquée comme action de la créature, quoique dans la vérité elle en ait toujours une, étant toujours créature, en quelque degré de vie qu’elle soit en Dieu et qu’elle jouisse de Dieu. Mais comme Dieu est le véritable centre de l’âme et qu’ainsi Dieu lui est infiniment plus naturel et plus propre qu’elle ne l’est à soi-même, il est certain que l’opération de l’âme, venant à se trouver et à être en Dieu et l’âme s’y trouvant, elle est en Lui de manière comme si elle n’était plus du tout, l’être de Dieu et Son opération en elle lui devenant naturel. Quand je me sers de ce terme « naturel », c’est pour exprimer l’aise et l’ajustement de Dieu à la créature ou plutôt de la créature à Dieu.
Je sais bien qu’il faut expérimenter ceci pour le comprendre, mais je vous en parle pour vous en donner seulement quelque idée et afin que vous parlant de ceci, vous entendiez à demi-mot ce que Dieu vous en communiquera, au cas que Sa bonté vous en donne quelque chose.
22. Ne tombez pas dans l’erreur de certaines personnes qui, pour imiter secrètement et finement ces choses, croient qu’il n’y a qu’à se retrancher toute opération et qu’ainsi, en demeurant oisives ou en repos, elles ont la vie divine [200] et par conséquent tout. Cette vie est une véritable opération et, quoique l’on exprime autant que l’on peut la non-opération de la créature, c’est pour exprimer l’opération divine qui par sa vie divine fait vivre et opérer si véritablement telle créature que vraiment elle vit et opère, non en elle, mais en Dieu, et jamais elle n’a été si opérante qu’elle est. Bien plus, plus la foi lui donne cette vie et ainsi plus elle vit en Dieu et de Dieu, plus cette unité augmente, car plus Dieu Se communique, plus Il perd l’âme et plus elle est et vit en Lui, et ainsi il n’y a pas de moment que cette vie ne se fortifie.
23. C’est ici où commence le moment éternel qui ne connaît ni de passé ni de futur et auquel le maintenant est toujours présent, si bien que plus Dieu Se donne et plus l’âme vit, plus ce maintenant est présent, par lequel l’âme remédie plus à ses péchés passés et à ses fautes journalières que par quantité d’actes distincts, ou même en l’unité précédente. Ainsi comme Dieu est toujours présent, et tout présent à telle âme, c’est une manière avantageuse de remédier à ses défauts. Car il faut remarquer que selon le degré intérieur de l’âme, les défauts, les péchés et tout ce qu’il y a de dissimilitude en l’âme se remédie. Dans le degré précédent d’unité en mort, elle y remédie en mourant et en se simplifiant en unité ; en celui-ci, elle trouve le remède de ses péchés, les pratiques de vertus et la jouissance du même Dieu, en continuant de vivre en Lui. Dans les degrés d’unité en mort, il lui restait toujours quelques images de mort, de simplicité ou d’unité ; en celui-ci, il y a [201] que Dieu qui lui devient tout. S’il y survient des images, l’âme les laisse telles qu’elles sont, vivant et étant en Dieu.
24. Enfin une personne vivante pense peu à sa vie, elle va et agit selon ce qu’elle a à faire, supposant ce principe, et cependant c’est cette vie qui la fait marcher, qui la fait parler, qui la fait voir, qui la fait raisonner, et tout le reste qui fait la vie ; ainsi en va-t-il en une personne qui commence de vivre en Dieu par la foi. Sitôt qu’elle est éveillée, elle n’a qu’à ouvrir les yeux de son âme et elle est en Dieu, elle y subsiste sans adresse et sans réflexion et son oraison est en Lui sans adresse ; et ainsi ce procédé est bien plus simple, plus facile et plus naturel en degré surnaturel que n’était l’unité précédente. En Dieu elle trouve tout sans garder aucunes espèces ni images des choses. Car comme tout est en Dieu, ainsi ayant le moyen d’être et de vivre en Lui, aussi a-t-elle la facilité d’y trouver tout. C’est pourquoi elle y trouve les saints, la sainte Vierge et tout le reste qui vit en Lui. C’est là qu’elle a les Mystères et qu’elle les trouve dans leur vérité. Il faut avoir ce même Dieu en ce degré pour comprendre ceci, car ce n’est pas par des images des choses, mais bien dans la vérité. Si elle a à se préparer pour la sainte communion ou pour faire son action de grâce, elle se met sans se mettre en Dieu, car elle y est et là elle fait en sa manière, c’est-à-dire en Dieu, ce qu’il faut, et tout se trouve très bien fait. Si elle a commis quelques défauts, cette même remise, sans se remettre en Dieu, y remédie très avantageusement, l’âme faisant les choses par une manière infiniment plus parfaite [202] qu’elle ne faisait n’étant pas encore arrivée en cet état de vie en Dieu, car tous les actes distincts que l’âme fait, étant encore en elle, sont infiniment inférieurs aux actes sans actes que l’âme a en Dieu, vivant en Lui de cette manière.
25. Je dis qu’il faut se remettre sans se remettre pour exprimer de mon mieux ce qui ne peut bien s’exprimer, mais que les personnes expérimentées entendront bien, car on ne peut bien dire comment on se remet en Dieu où l’on est par cet état présent. Quand le soleil est levé et que pour quelque nécessité l’on a les yeux clos, on ne fait que les ouvrir et ils sont dans la lumière. Ainsi en est-il d’une âme diverti par faiblesse, après quelque péché ou dissipation : on se remet de cette manière en Dieu et là on y remédie en Dieu même.
C’est de cette même manière que l’on pratique les vertus selon les providences, Dieu devenant toute vertu en l’âme et ajustant peu à peu l’âme en toutes choses. Si bien que l’âme voit et remarque la différence de l’état précédent de mort en unité, par lequel elle était comme ce petit oiseau dans son nid, où il avait besoin du soin, de l’inclination et de la prévoyance de son Père et de sa mère pour le couver étant encore œuf, et pour le nourrir, sa vie étant encore trop faible ; car pour lors tout lui est donné secrètement, sans qu’il s’en aperçoive et sans peine. Mais quand la vie commence d’être forte et que les ailes lui viennent, il prend lui-même tout ce dont il a besoin.
Il est vrai qu’au commencement de la vie en Dieu, il semble que tout lui manque et que tout lui est donné secrètement dans le même [203] Dieu. Mais à la suite que cette vie s’augmente, l’âme va et vient en Dieu comme dans son élément, et en vérité c’est pour lors que toute la terre et même dix mille mondes, comme celui qui est créé, semblent petits en comparaison de l’amplitude qui se découvre et dont elle jouit en Dieu. Cette amplitude donc n’est autre chose que Dieu même, car comme Dieu est la vie, aussi est-Il la vie de cette âme.
Je vous ai dit que je ne le voulais que vous donner un crayon, c’est pourquoi je me tais, car ceci suffit pour en donner quelque connaissance grossière, que Dieu parachèvera en donnant l’expérience.
26. Il faut remarquer que supposé la vocation de Dieu pour ces états, l’âme sent et expérimente de degré en degré, d’état en état, un instinct dans son fond qui la fait toujours aller de plus en plus et outrepasser ce qu’elle a, ne pouvant s’arrêter qu’au terme du dessein de Dieu sur elle.
Vous avez vu comment l’oiseau fait son nid, comment ensuite il couve, comment après l’oiselet est éclos et vit, comment il croît et prend la vie parfaite ; mais enfin il faut voir comment il chante selon l’instinct qu’il a de poursuivre toutes ces choses à sa perfection et qui ne s’arrêtera qu’il ne soit donné à ce petit oiseau un chant pour remplir les airs, et cela pour la consolation des créatures.
Quand une âme commence de vivre en Dieu, elle n’a pas sitôt achevé sa course. Cet état est fort long et assurément si les états précédents ont besoin d’un long espace de temps et d’une grande fidélité pour les parcourir, celui-ci aurait besoin d’une éternité, d’autant que c’est un [204] abîme infini à parcourir ; plus on jouit de Dieu, et plus on dit « on veut jouir », plus on a nécessité d’en jouir, car ce n’est proprement que dans ce degré et dans cet état que l’âme commence à Le trouver. Auparavant elle devait toujours se contrarier et aller contre le fil de l’eau et contre ses inclinations ; ici l’on va avec l’eau même, car on est emporté très agréablement du torrent divin ; et comme j’ai déjà dit que Dieu en cette manière est admirablement selon l’inclination et le naturel de l’âme, aussi cette course est suave.
27. Ce n’est pas que dans cette sorte de communication de foi, l’âme regorge en communications sensibles, car il s’en rencontre peu en ces degrés, l’âme étant capable de beaucoup plus par la grâce de la foi, qui fait toute la suite de ce divin ouvrage ; mais je veux dire que, dans ce degré, la foi qui se communique et qui communique Dieu paraît en sa manière de foi si suave, si ample, si féconde et si infinie que tout cela, tel que je le dis, est reçu de l’âme et en l’âme comme quelque chose qui est elle-même, ou plutôt qu’elle est emportée dans Dieu comme un torrent qui la met vraiment dans son pays1. Avant cette jouissance de Dieu, tout ce que l’âme recevait de Dieu la contrariait : ici Il la vivifie, et plus elle en reçoit et avance en cette communication, plus elle reçoit sa propre vie, ce qui est cause qu’elle ne dit jamais : « c’est assez. »
Les vertus pratiquées lui deviennent vie ; et si l’âme a quelque péché ou imperfection à combattre ou à corriger, c’est par ce principe de vie, et qui plus est, lui causant vie. Les croix et les afflictions qui sont très ordinaires en la vie, lui [205] deviennent fécondes ; et quoiqu’elles causent peine à la chair, elles sont agréables à l’esprit, trouvant vie par leur moyen. Et ainsi insensiblement tout lui devient vie ; et par là elle devient féconde, ce qui donne lieu à la dernière chose dont j’ai à vous parler, savoir du chant de l’oiseau, lequel ne vient que par la plénitude de la vie.
28. Il ne reste donc plus à cet oiseau du ciel sinon qu’il chante et qu’il remplisse l’air de son ramage ; et de cette manière il aura sa perfection en terre et ainsi il arrivera au point du dessein de Dieu sur lui. Cet oiseau, vivant en Dieu de Dieu, va peu à peu se fortifiant et se nourrissant de Dieu et de Ses divines Providences de telle manière que les ailes lui viennent et s’augmentent tellement chaque jour qu’il ne peut demeurer en place : la terre n’étant pas son élément, le ciel est sa demeure ; et c’est pour lors qu’il prend un grand plaisir à chanter selon son instinct.
La foi dans tous les états précédents a rempli l’âme de ce dont elle était capable ; et ici la même foi la fait dégorger et donner de sa plénitude. N’avez-vous jamais pris garde à ces bassins qui contiennent des jets d’eau ? Ils se remplissent et étant pleins, ils arrosent de leur plénitude tous leurs circuits, mais sans donner ce qu’il leur faut : c’est toujours du trop. Ainsi ces âmes pleines de Dieu et qui toujours s’en remplissent de nouveau, sortent hors d’elles par certains écoulements qui sont et deviennent encore leur plénitude même ; d’autant que les âmes étant créées de Dieu de telle manière qu’étant réveillées par ce don spécial, elles sont capables à l’infini, jamais en cette vie la grâce et les dons ne remplissent leur capacité absolument [210]. C’est pourquoi il y a plénitude à la vérité, mais ce qui sort par conduit de cette plénitude de Dieu, retournant en elle, fait une nouvelle plénitude et un cercle qui n’a jamais de fin qu’en l’éternité, où tout est un, le commencement et la fin.
29. Cette sortie et rentrée qui commence la plénitude fait qu’autant que l’âme a été pauvre et qu’elle a senti et expérimenté sa disette et son vide, autant cette plénitude de Dieu la remplissant, elle commence de se nourrir et de vivre de la vie même de Dieu. Et comme Dieu par Son Unité est renfermé en Soi-même, aussi ensuite par les Personnes divines vient-Il Se connaître et S’aimer, ce qui a toujours été et sera toujours : ainsi l’âme sortie de soi-même par son unité devient féconde par la vie de Dieu.
Pendant que l’âme est éclairée de la foi dans les degrés d’unité et lorsque peu à peu cette foi réduit cette âme en cette unité, tout ce qu’elle est et tout ce qu’elle reçoit tombe comme dans un abîme sans fond, si bien que cette foi et tout ce qu’elle reçoit par son moyen ne fait ni ne cause que ce rien dans le rien infini de la créature, n’expérimentant qu’un vide où tout s’y perd, s’y abîme et s’y fond. Mais quand une fois la plénitude de Dieu — qui seul est capable de remplir cette capacité et ce vide infini de la créature — a rempli cette âme, non seulement elle est par là remise en son propre être, étant remise en Dieu, mais encore tout ce qui est en elle conformément à la plénitude de Dieu devient tout en acte de Dieu vers Dieu même ; et autant que cette âme, étant dans ce vide infini précédent, expérimentait son vide infini et son rien, ce qui la faisait [207] toujours être sans subsistance aucune que dans un véritable rien, aussi ce pauvre rien, étant une bonne fois rempli de la plénitude de Dieu, devient autant actif sans actes qu’il a été vide et néant devant cette plénitude, et ses actes sont comme substantiels. Car comme Dieu est tout acte et un acte simple, aussi en cette âme Il est tout acte et toutes Ses divines perfections et les Personnes divines deviennent toutes louanges. Et comme Dieu est tout occupé vers Lui-même, Se donnant une louange infinie, Se connaissant et S’aimant selon Son mérite, aussi étant dans ce pauvre rien et la plénitude de ce pauvre rien, Il devient tout [e] louange, tout [e] connaissance, tout amour par cette créature, ce qui est une occupation autant agréable et féconde que l’âme a expérimenté son rien et son vide infini tombant en unité, comme j’ai déjà dit.
30. C’est ici ou le chant de l’oiseau commence. De vous dire comment cela se fait et ce qu’il est en vérité, il ne se peut. Il suffit de vous dire que dans la vérité ce que je viens de dire arrive au pauvre rien de la créature ; et ainsi c’est assez d’en être certifié, afin que durant tout le temps que la perte et le rien vident cette créature et la font un million de fois agoniser en l’expérience de son rien et de sa misère, elle sache qu’un jour ce pauvre rien pourra être déifié et qu’autant que le vide lui aura donné de fâcheux jours et de mauvaises heures, autant cette heureuse plénitude de Dieu la remplira avec fécondité, si bien que tout ce qu’elle est, et tout ce qu’elle peut être par la plénitude de Dieu doit être tout en action vers Dieu, ce qui fera son bonheur. Pour lors elle [208] saura que cette pauvre vie abjecte, inconnue et inutile selon le monde, se change en plénitude, dont un moment vaut mieux que quantité d’années d’une autre grâce, quoiqu’elle parût très grande et très sainte.
31. Et comme on remarque que les oiseaux aiment et recherchent la solitude pour chanter mieux et plus à leur aise, aussi cette âme a inclination de se retirer pour s’écouler tout en louange de Dieu, où toute l’âme devient tout chant, toute louange, toute connaissance et tout amour, et sans qu’elle ait à remuer ses lèvres, son cœur est en acte, et sans qu’elle s’en aperçoive elle dit des prières non par foi, mais dont le principe est ce fond susdit, qui est et devient tout vivant et tout en acte par cette plénitude et ce fond même. Comme quand vous remuez quelques cassettes, où il y a des parfums exquis, en remuant seulement les hardes du dedans, il s’exhale une odeur qui charme et embaume tout, aussi il se fait dans toute la capacité de l’âme un certain épanchement de tout Dieu, remplissant et vivifiant l’âme ; ce qui charme l’âme sans réflexion, car cela étant Dieu, Il n’a de mouvement que pour Lui et ne s’occupe que de Lui. Ceci s’opère par certains réveils, ce qui est fort charmant et agréable à l’âme ; mais comme il est par état en l’âme, aussi n’est-il pas toujours en acte de ces réveils, mais seulement passager, l’âme se contentant de ce qu’elle possède par la foi en son fond.
Quand je parle d’acte et que je me sers de ce terme, j’entends et veux exprimer ces actes sans actes qui sont comme substantiels, toute l’âme étant cela même par la plénitude qui la vivifie. Et comme cela est par état [209] et toujours en foi éclairée et amoureuse en don de sagesse, il ne faut pas s’imaginer que les choses soient toujours sensibles : elles sont et subsistent incessamment, à moins que de déchoir de l’état, mais par la foi et en la manière de la foi. Enfin il faut l’expérience et je n’écris ceci que pour l’exprimer ; et quand elle sera donnée, pour lors une parole de cet écrit sera un festin et une fête admirable, ouvrant l’esprit aux expériences que l’âme aura secrètement et inconnuement.
32. Cette sorte de chant, charmant l’âme et la remplissant de plus en plus, la sollicite insensiblement à un autre qui a rapport aux créatures et qui met sa capacité sensible en acte par unité à son esprit.
Par tous ces dons et par la communication et jouissance de Dieu, l’âme se remplit de telle manière qu’elle n’a jamais d’inclination réglée (c’est-à-dire qui vienne de Dieu), qui la porte à la communication et à l’action au-dehors, si le dedans et la capacité intérieure n’est remplie. C’est pourquoi jusqu’à ce que cela soit, l’âme n’a d’inclination qu’à la solitude, à la vie cachée, et au secret de l’intérieur. Mais quand une fois cela est, pour lors la force du dedans se porte au dehors, non par le dehors, mais toujours par le dedans ; car tout ce que cette âme produit au-dehors vient et est donné premièrement au-dedans ; et c’est proprement ce que l’on dit être le chant de l’oiseau pour récréer les créatures.
33. Presque tout le temps que l’âme se remplit du torrent divin, elle s’applique peu aux prières vocales : son intérieur est autrement appliqué et cela suffit. Mais aussitôt que cet intérieur [210] se rassasie, vous remarquez une inclination aux louanges de Dieu qui lui fait prononcer quantité de prières vocales. Avant cet état elle disait de son mieux les prières vocales d’obligation, et le peu dont elle avait inclination de la part de Dieu. Mais présentement elle a non seulement inclination d’en dire, mais sa plénitude l’y oblige ; et sa plénitude même en est renouvelée. C’est pour lors que si cette personne est prêtre, religieux ou religieuse, chaque parole de l’office divin lui est et devient une plénitude divine autant plaisante et agréable aux oreilles de la sainte Trinité et de tout le corps céleste, que son fond est plein : si bien que ce chant a tous les airs distincts de toute la plénitude qui est en cette âme. Ce qui est cause qu’elle prend grand plaisir à prier Dieu vocalement, à chanter, et le reste en quoi elle peut donner des louanges à Dieu.
Avant ce degré l’on disait parfois quelques prières soit par obligation ou par dévotion ; mais telles prières n’avaient pour plénitude que celle qui leur venait des saintes intentions. Ici tout au contraire elles ont la plénitude de Dieu et autant que l’âme la possède, ce qui est cause qu’elles sont d’un grand profit à l’âme et donnent un grand plaisir à Dieu.
34. C’est pour lors que l’extérieur est uni ou plutôt qu’il est un avec l’extérieur, et ainsi non seulement ces oiseaux du ciel ont le chant des prières vocales, mais encore ils ont celui des bonnes œuvres, leur cœur s’inclinant avec grande joie aux œuvres de charité et à faire du bien aux autres ; et autant que dans les états précédents l’âme avait inclination d’être solitaire, retirée et comme sauvage, ici quand la [211] charité se présente ou que la nécessité l’exige, le cœur est ouvert et prêt, ce qui est encore un chant admirable.
Enfin autant que le silence a été leur inclination, leur âme se remplissant, autant prennent-ils de plaisir à parler de Dieu et répandre avec humilité et charité ce dont leur âme est pleine ; et c’est pour lors que leurs paroles sont fructueuses et efficaces aux autres. Enfin selon le naturel de chaque oiseau il a son ramage différent, c’est-à-dire que toutes les âmes qui chantent et sortent au-dehors aux louanges de Dieu, ne font pas de la même manière : elles sont toutes différentes et ainsi elles chantent différemment. Ici il n’y a pas de règle pour chanter, car c’est selon la plénitude et elle est la règle de ce chant, de telle manière que c’est contre l’ordre de telle grâce de chanter et de sortir sinon par ce moyen et autant que le dedans le donne et y sollicite.
35. Par là on voit l’abus de plusieurs âmes qui croient qu’il suffit d’avoir de la science ou de la facilité naturelle à parler pour sortir au-dehors ; et que pourvu que l’intention soit droite, tout est fait. C’est une tromperie et du moins une marque que telles âmes qui se contentent de tels procédés ne sont pas appelées aux dons de la foi surnaturelle, comme j’en parle ici. Il faut assurément être avant que d’opérer ; et il faut non seulement avoir la vie, mais encore être en état fort avancé, avant que de pouvoir communiquer ce que l’on a : autrement vous remplirez les personnes auxquels vous parlerez, de paroles saintes, mais sans effet. Et si vous sortez pour les bonnes œuvres, vous en ferez ; mais qui seront fort vides, et qui pourront vous évaporer si vous n’y prenez garde de près : et je vous défie qu’elles aient grande fécondité, si elles ne sont dans l’ordre susdit.
36. Pour ce qui est des prières vocales et du chant, il faut en faire soit par obligation ou par inspiration : car souvent, quoique l’on ne soit pas arrivé à ce dernier degré, l’âme a de fois à autre mouvement d’en faire ; mais ce doit être avec grand ordre, afin de ne pas brouiller la grâce précédente. Dans beaucoup d’autres papiers, nous avons parlé assez distinctement de toutes ces choses ; c’est pourquoi je ne les répéterai pas. Je vous dirai seulement que pour garder l’ordre que je dis, en ce chant et aux prières vocales, il faut que l’âme soit certifiée d’avoir le don surnaturel de la foi pour l’économie de cet ouvrage : d’autant qu’il y a une infinité d’âmes qui ne l’ont pas, et qui sont assez heureuses de s’occuper sans ordre intérieur en prière vocale, en bonnes actions, et en instructions ou sermons ; comme font quantités de personnes qui n’ont nulle inclination pour tel intérieur, mais seulement pour se sauver et pour faire tellement quellement quelque bien, tant pour glorifier Dieu que pour le salut des hommes.
37. Voilà grossièrement quelque crayon des opérations de Dieu expliquant cette figure du petit oiseau dont je vous ai parlé. Il reste, afin de faire les choses avec beaucoup d’ordre, ce [213] que j’aime grandement, que je vous dise l’oraison de chaque degré en pratique ; et comment les âmes de chaque degré doivent passer le jour saintement, pratiquer les vertus et travailler à la correction de leur faute conformément à chaque degré. J’avertis encore toute personne qui lira ceci, comme je le fais incessamment en tout ce que j’écris des choses surnaturelles, qu’il s’agit ici d’une voie purement surnaturelle et par conséquent où le travail de l’âme et toute son adresse ne consistent pas à opérer, mais à ajuster son opération selon le degré de foi ou l’âme en est, soignant [sic] peu à peu de la laisser distribuer en la perdant dans l’opération de Dieu par la foi. Car à mesure et selon qu’elle augmente, elle approche l’âme de Dieu ; et ainsi au temps que l’âme est plus proche de Dieu, il faut aussi que l’âme défaille et que son opération soit subordonnée à celle de Dieu. Quand cela n’est pas bien juste, et justement selon le degré de l’opération de Dieu, l’opération de la créature défait ce que l’opération de Dieu fait ; et ainsi l’une va et l’autre recule, l’âme passant souvent une bonne partie de la vie à faire et défaire. Il faut donc être exact à remarquer le degré de foi qui constitue l’intérieur, et selon le degré où l’âme en est, il faut aussi ajuster ce que l’on a à faire, et la manière avec laquelle on le doit faire. [214]
38. Ce degré commence quand la foi commence à simplifier l’âme, ce qu’elle aperçoit bien, ou au moins la personne qui la conduit si elle est d’expérience (car si elle n’a pas d’expérience des voies de la foi surnaturelle, elle doit laisser la conduite de telle personne aussitôt qu’elle s’aperçoit que la foi surnaturelle en foi commence, autrement elle les égarera infailliblement), car le feu de ses opérations diminue sans savoir comment, cette fécondité d’entendement et de volonté s’évanouit, et elle commence de se simplifier, et son esprit et son cœur peu à peu s’en contentent et l’on voit le reste des marques dont j’ai parlé en plusieurs autres écrits.
Pour lors il faut aider l’âme à ne pas se multiplier tant en l’oraison ni aux autres exercices. Pour cet effet il faut faire remarquer la lumière de la foi qui commence, et cela dans les obscurités qui lui surviennent, dans les sécheresses d’esprit et de cœur qui lui commence d’être assez fréquentes, et enfin dans une certaine inclination, qu’elle a sans la discerner, à ne faire pas tant comme au passé, s’apercevant peu à peu que, sans y penser, en faisant oraison, elle est surprise qu’elle demeure là sans agir, en pensant et aimant [215] tout ensemble sans faire de distinction, l’un étant dans l’autre, ou l’un étant l’autre.
Alors il faut faire découvrir à l’âme que cela est causé par la foi et que c’est lumière de foi qui peu à peu interdit cette opération en l’âme ; d’autant que la foi, quoique simple, est cependant lumière et amour, et qu’étant obscure à l’esprit, elle l’obscurcit nécessairement et le dessèche. D’abord l’âme a peine à croire cela et à découvrir la foi, parce qu’elle ne voit et ne sent que privation de lumière au lieu d’en avoir ; de plus elle n’y voit nul effet de lumière. Et comment donc la foi qui est une lumière serait-elle présente ? Tout cela, comme je dis, lui cause de la peine, et le directeur en aura aussi pour lui faire voir sans voir et remarquer sans expérimenter, que cela est causé par la foi, qui étant une véritable lumière, doit présentement elle seule éclairer l’âme et la conduire, et qu’ayant tout en elle sans aucune autre aide, il faut présentement se servir de son seul secours.
39. Elle est comme la lumière du soleil, laquelle, quoique simple et fort pure, a tout en soi : elle a le coloris des fleurs, le goût des fruits et généralement il n’y a rien sans le soleil et dont cette lumière ne soit la cause et dont elle n’ait en soi toutes les perfections particulières ; et cela d’une manière que Dieu seul connaît et que nous remarquons par ces beaux et merveilleux effets durant toute la vie. Ainsi en est-il de la lumière de la foi. Mais toute la difficulté est de s’en contenter et de s’y ajuster, à cause qu’elle ne peut jamais s’accommoder aux sens, aux puissances, ni à l’esprit. Il faut par nécessité tout au contraire qu’au cas [216] qu’elle opère dans une âme, elle les ajuste à soi et à sa manière d’opérer, et cela en les faisant mourir et sortir de leur opération et de leur manière pour passer peu à peu à la sienne. Et ceci est d’autant plus difficile que l’opération de la foi et sa nature est éloignée de la compréhension et de la manière des sens, des puissances et de l’esprit, qui ne peuvent concevoir comme lumière que ce qu’ils voient en clarté ; et la foi est obscure : ils ne peuvent se contenter d’effets que de ceux dont ils jouissent ni en remarquer d’autres ; et ceux de la foi sont toujours au-dessus d’eux, et jamais ils ne les pourront remarquer ni expérimenter que lorsqu’en se laissant peu à peu perdre, ils soient laissés et oubliés.
Une personne qui n’aurait jamais vu par expérience comment le soleil fait cet admirable coloris et émail des fleurs, pourrait-il, en regardant la lumière du soleil en elle-même, y remarquer ces belles couleurs et tout le reste des admirables effets dont il est la cause ? Il ne pourrait jamais le comprendre : cependant cela est et il ne vient à en être convaincu que par les effets de tout ce qu’il y a dans le monde. Ainsi en est-il de la foi. Il faut donc, pour y être fidèle, que l’âme peu à peu ajuste son opération en l’oraison et en toutes les autres pratiques du jour conformément au degré de foi qui l’éclaire et qui opère en elle, et elle verra à la suite que la foi fera des merveilles, quoique un très long temps elle ne voit rien, ni n’en expérimente rien, son esprit et toute sa foi même n’ayant qu’une simple soumission à Dieu et à la personne qui la conduit de la part de Dieu. [217]
40. Vous avez donc remarqué que le premier degré de foi dont je parle présentement constitue l’âme en simplicité et la fait peu à peu mourir. Il est figuré par cet oiseau qui fait peu à peu son nid. Ainsi il laisse tout autre soin pour travailler à cet ouvrage qui lui est si cher. L’oraison donc de ce degré est de se mettre simplement en la présence de Dieu et de recevoir doucement et simplement ce qui lui est donné. Si l’âme est en sécheresse, elle la souffre en simplicité auprès de Dieu ; si elle a des lumières, elle en fait usage, non en sa manière comme dans le degré précédent où son industrie était mise en œuvre, mais par la foi, qui assurément recevant doucement ces lumières, lui donnera un moyen de cette sorte d’en faire usage. Elle y aide non en émotion et par effort, mais d’une certaine manière que la foi lui donne ; et elle remarque qu’insensiblement en faisant usage de telles lumières, il s’opère et il naît en elle un certain repos et une paix qui peu à peu lui fait remarquer que la foi secrètement opère en elle par les sécheresses ou par les lumières, ou enfin par toutes les autres dispositions qu’elle a selon le moment de la Providence en l’oraison. Si bien que si elle est en sécheresse en l’oraison, elle ne se multiplie pas pour cela ni ne s’inquiète : elle demeure simple auprès de Dieu et quelquefois elle a certains petits retours vers Dieu, soit en connaissant soit en aimant. Et quand elle se voit trop abattue, elle se relève non tant par activité que par fidélité à la foi secrète qui l’anime et l’occupe.
41. Comme tout le dessein de Dieu durant ce degré d’oraison est de simplifier l’âme et de [218] la faire travailler doucement non par elle, mais par la foi à faire son nid, c’est-à-dire à mourir et à se simplifier pour arriver à son unité où elle peut seulement trouver Dieu, elle remarque que Dieu ne la remplit pas de beaucoup de choses, mais que la foi va plutôt peu à peu la dénuant, simplifiant et faisant mourir ; et ainsi en lui ôtant, elle se trouve insensiblement dénuée et simple. Et comme Dieu, en la présence duquel elle est et dont elle reçoit ce qu’Il lui donne et s’en nourrit doucement, est et habite réellement dans le centre et l’essentiel de l’âme, aussi peu à peu la foi la dénuant et la nourrissant de ce simple objet, Dieu, et de ce qui en découle en lumière et en amour, elle tombe imperceptiblement en son centre et par conséquent en unité qui est vraiment son nid.
Voilà donc l’oraison de ce premier degré de foi simplifiant l’âme peu à peu en son centre, où elle trouve Dieu véritablement. L’âme doit continuer ses oraisons toujours de cette manière durant tout le temps que la foi la simplifiera et ne pas vaciller, mais tâcher d’être constante quoiqu’il lui arrive. Car il faut que la foi opère un autre degré d’oraison avant que de changer ce procédé.
42. Comme l’âme n’a qu’une manière d’oraison dans chaque degré, quoiqu’elle y expérimente diverses choses dont elle fait toujours usage en la manière susdite de son degré ; aussi doit-elle ajuster son procédé pour toutes les autres pratiques de la piété et les actions du jour, sans changer de méthode sous prétexte de quoi que ce soit : autrement elle brouillera tout, comme je l’ai déjà dit. Durant le jour elle se tient en sa simple constitution autant qu’elle peut, travaillant et faisant ce à quoi elle doit s’occuper dans sa vocation, conservant en son cœur ce que Dieu lui aura donné en l’oraison : et au cas qu’elle n’ait qu’une simple inclination de retour vers Dieu, qu’elle s’en contente ; et enfin qu’elle fasse usage de ce qu’elle aura par ce simple retour, où la foi l’a conduite, et où elle lui donne instinct de retourner.
43. Ses examens soit pour la confession ou pour les fautes du jour, se doivent faire en la même manière, se mettant en sa constitution simple auprès de Dieu : et là son cœur aura assurément une simple inclination de retour vers Dieu, par laquelle elle lui demandera d’une manière intime et paisible la lumière de ses fautes. Et l’âme étant simplement paisible devant Dieu, verra assurément et sentira certainement les entre-deux qui la séparent de Dieu, discernant suffisamment ce pour quoi elle offensait Dieu pour son confesser, pour s’en corriger si ce n’est pas pour la confession qu’elle s’examine, mais pour l’examen du jour.
44. L’acte de contrition ne sera pas d’en former un distinctement, soit de paroles ou d’esprit, à moins que par un écoulement de foi l’âme ne s’y sente porter : mais en se réunissant doucement, autant qu’elle a vu de fautes, à son Dieu, non par elle et par ses actes, mais étant paisible et simple, la foi ne manque jamais d’incliner son cœur à ce regret et de lui faire faire en sa manière ce qu’il faut.
N’avez-vous jamais pris garde que la lumière du soleil, qui est toujours présente en état de travailler selon le besoin présent, non seulement quand elle est claire et aperçue, mais encore quand elle est plus cachée et obscure, comme durant la nuit et l’hiver, est présente à point nommé et travaille dès le moment qu’une chose exige son travail, et aussi en la manière que la chose l’exige ? Qu’un laboureur sème du froment ; aussitôt le soleil travaille sur lui et il fait tout ce qu’il faut pour le faire germer, croître et le reste. Si un jardinier met en terre un oignon de tulipe, si une anémone, et ainsi une infinité d’autres choses différentes, le soleil multipliera son opération et l’ajustera à la nécessité de la chose sans y manquer d’un moment. Ainsi en va-t-il de Dieu en telle âme en ce degré et en la suite des autres, faisant pour son examen et pour la correction de ses fautes ce qu’il doit faire selon le degré présent.
Et ainsi il faut que l’âme se contente de ce qu’elle voit et du regret qu’elle en a, s’assurant que faisant ce qui est en elle selon son degré, tout se trouve très bien fait, la foi se chargeant de tous les efforts, de toutes les diligences et généralement de tout ce qu’elle faisait étant saintement en son industrie dans les états précédents. Ceci est à remarquer pour les examens des degrés qui suivent, ne faisant qu’ajouter ce qu’il faudra faire de plus simple et de plus perdu, et tout cela sur ce fondement que je dis ; Dieu s’ajustant toujours de plus en plus aux états où se trouve l’âme, jusqu’à ce que la foi l’ait conduite dans sa fin, et dans son centre en pureté selon le dessein sur chaque âme.
45. Pour ce qui est des défauts où l’âme tombe actuellement chaque jour, il faut qu’elle garde le même procédé, savoir de souffrir en simplicité et en retour à Dieu, la peine du défaut ; et l’âme retournant doucement et simplement à Dieu, non seulement a le regret de tels défauts, mais y remédie très avantageusement, non en se multipliant comme autrefois, mais en se simplifiant et en retournant à Dieu dans lequel elle perd et consume ces défauts comme une paille dans un grand brasier. Et ainsi en fait-elle de tous les défauts actuels et de toutes les découvertes que la lumière de la foi lui fait de sa corruption et de ses péchés.
46. Pour ce qui est de la pratique des vertus en ce degré, comme Dieu prend un spécial soin de cette âme en ce degré, aussi doit-elle cesser peu à peu ses diligences pour leur pratique, prenant de moment en moment à pratiquer celles qui s’offrent ; et y étant fidèle en la manière de son degré, c’est-à-dire non par l’effort, mais par simple retour à Dieu en foi. Et comme il est impossible d’aller à Dieu que par l’aide des vertus, de même qu’il est impossible d’aller à lui que par la pureté ; ainsi aller à Dieu c’est se purifier de ses péchés, et c’est aussi pratiquer les vertus : ce qui se fait ici non en la manière active, mais par la foi. Tout ceci ne se peut comprendre que par expérience ; mais l’âme étant en ce degré le trouvera assurément vrai, et verra que cette manière de pratiquer la vertu est infiniment plus en acte que n’a été l’active, infiniment plus clairvoyante pour les découvrir et infiniment plus efficace pour en venir à bout ; d’autant que non seulement on en pratique l’écorce, mais on en prend l’esprit et le fond, tout étant en Dieu, et toute vertu se trouvant dans le véritable retour à lui.
47. La communion doit être faite dans cette même disposition de simple retour paisible et fidèle ; et pour s’y préparer, il faut se mettre en sa simple disposition comme à l’oraison, n’ayant pas de peine de ce que l’on n’y prend point de dispositions distinctes et différentes comme aux autres degrés précédents.
Mais vous me direz, je suis fort sec, je n’ai rien : est-ce là une disposition pour recevoir Jésus-Christ ? Comme vous devez être certifié que faisant ce que je vous dis en ce degré, la foi ne vous manque en aucun moment ; vous devez aussi être assuré que c’est ce dont vous avez besoin pour votre simple retour : et ainsi cela étant de Dieu, que vous allez recevoir, qu’avez-vous à faire d’autre chose que de votre simple état ? Puisque même vous ne communiez que pour le trouver encore plus facilement en cette manière simple ; et ainsi plus vous serez vides de tout et plus vous serez en cela paisible et morte ; plus vous trouverez Dieu en la communion. Si vous avez lumières et amour, allez aussi simplement par là afin de trouver Dieu en unité.
Votre action de grâces doit être de la même manière simple, ayant encore plus Dieu que vous ne l’aviez devant la communion. Il n’y a donc qu’à demeurer simplement et paisiblement avec lui durant le temps que vous prendrez pour action de grâce. Et croyez et vous convainquez que quand vous quittez ce procédé en aucun exercice du jour quel qu’il soit, vous faites plus de mal que si vous faisiez un défaut inopiné qui vous paraît plus de conséquence. Cependant très peu de personnes pensent à cela sous bon prétexte soit de salut ou même de perfection, et pensant plus avancer, elles en reculent très fort.
48. Quand l’âme peu à peu a été tant simplifiée et vidée de soi par la foi, qu’elle est reconduite en une grande unité en toutes choses, pour lors que commence le repos, car qui dit une âme réduite en unité, la met dans le commencement de l’autre état qui consiste à commencer de trouver Dieu en son fonds. Le premier état a peu à peu retiré l’âme de la multiplicité des créatures et de soi-même, pour la réduire à la simplicité et puis à l’unité. Ensuite cette unité commence de trouver Dieu, si bien que le commencement de la découverte de Dieu dans son fonds est aussi le commencement de ce second degré. Le premier en mourant et se séparant de ses activités arrive à sa perfection. Le second se perfectionne en se reposant et en se perfectionnant peu à peu dans la paix et dans le repos de l’âme, car Dieu trouvé dans le centre donne infailliblement le repos, comme une personne qui arrive où elle allait, s’y repose. Mais comme Dieu peut être trouvé et qu’on en peut jouir dans le centre de notre âme à l’infini, aussi y a-t-il des degrés de repos à l’infini. Ainsi si le premier état a été long et difficile par la peine que l’âme a eue à se simplifier et à mourir à tout pour arriver à l’unité, celui-ci ne [224] sera pas moins long pour se perdre dans le repos et dans la paix où vraiment Dieu Se trouve. Le premier état commence de goûter un peu du second, d’autant que l’âme s’y simplifiant, elle approche de Dieu et ainsi approche du repos ; le second, commençant de jouir de Dieu, jouit aussi du repos. Dans le premier on cherche le repos, dans le second on jouit du repos, non d’abord parfaitement, mais peu à peu se perfectionnant ainsi, car plus l’âme jouit du repos, plus elle tombe en unité et son unité se perfectionne dans son repos.
49. Tout le dessein de Dieu donc dans ce degré en cet état est de se donner et s’écouler dans le fond et le centre de l’âme par le moyen de la foi qu’Il fait écouler en elle et de lui communiquer par là le repos. De telle manière qu’il faut que l’âme soit fidèle à s’ajuster à ce dessein de Dieu en y ajustant son oraison et les autres exercices, non seulement du jour et de l’année, mais encore de tout le temps que cet état de repos durera, afin de s’y purifier, de s’y perdre et de s’y consommer. L’âme en cet état a donc trouvé Dieu dans son fonds ; ainsi elle n’a plus besoin de chercher et par conséquent elle ne se doit donner aucun objet où elle tende, et après lequel elle aille comme dans le premier état susdit. Son état donc est de jouir de ce qu’elle a trouvé et ainsi de ne le plus chercher, au moins comme une chose qu’elle cherche. Elle cherchera toujours, non comme une chose qu’elle n’a pas, mais bien qu’elle a et qu’elle peut encore avoir par une manière encore infiniment plus parfaite, son repos et sa paix pouvant à chaque moment se perfectionner et se purifier. Il est vrai que [225] cela se peut bien nommer recherche et désir, mais en la manière des anges qui désirent toujours ce qu’ils ont ; avec cette différence que leur béatitude n’augmente pas et que ce dont l’âme jouit en repos, se peut à chaque moment perfectionner, son repos se perfectionnant.
50. Le premier pas donc de cette âme se mettant en oraison est de se mettre en repos. Quand je dis se mettre, c’est pour m’expliquer, afin de faire entendre à l’âme qu’elle n’a rien à chercher et que si quelque chose lui manque pour faire bien oraison, y ayant en elle quelque chose qui trouble sa paix, il ne faut pas y remédier par quelque chose qu’elle prenne soit selon l’entendement ou selon la volonté, mais qu’elle n’a qu’à jouir en soi de sa paix et de son repos et que cela même non seulement lui fera écarter ce qui pourrait empêcher son repos et ainsi son oraison, mais encore sera son oraison même. N’avez-vous jamais pris garde à la manière que l’on clarifie de l’eau ? On n’a qu’à la laisser reposer et aussitôt elle devient transparente. C’est là le procédé que doit tenir l’âme en ce degré. Elle n’a qu’à se mettre en jouissance de son repos et ce repos [à] chaque moment de son oraison se purifiera, et enfin peu à peu l’âme se clarifiera et verra ce cher diamant que renferme le centre de son âme.
Le moyen donc de chercher le repos en ce temps, c’est de se reposer et de cesser tout et de ne pas craindre que ce procédé soit oisif. Non : la foi animée de la charité en ce degré de jouissance de Dieu, travaille et opère autant en l’âme qu’elle se repose ; et autant que ce repos [226] soit intensivement devenant plus profond, soit extensivement se continuant davantage, aussi plus la foi y est opérante, car c’est la même foi qui opère ce sacré repos. D’où vient que l’on comprend la vérité de ces sacrées paroles : Ego dormio, et cor meum vigilat155, où peu à peu il est purifié en unité de ce sacré repos.
51. Ce repos de l’oraison étant en foi et par l’opération de la foi, n’est pas toujours sensible : au contraire plus il se perfectionne et s’augmente, plus par là il se donne, car plus l’âme par son moyen jouit de Dieu, plus elle est perfectionnée et rendue capable de la foi simple et nue, par quoi ce repos se perfectionne encore davantage.
Que l’âme donc en ce degré ne se mette pas en peine si elle a des sécheresses et si ses sens et son imagination divaguent. Que le fond de sa volonté et de son esprit, où se passe cette fête, demeure constant à percer la nue et qu’au milieu des orages et des tonnerres, des craintes et des frayeurs, elle demeure fortement en repos ; et elle verra que tel repos agité se purifie comme l’or dans la fournaise, et qu’en vérité il jouit sans comparaison plus de Dieu que le sensible qui lui donne plus d’assurance palpable.
Quand donc l’âme a commencé son oraison de la manière susdite sans rien prendre pour soi, mais se mettant ou se conservant en repos, si les divagations et les tentations l’attaquent si fort qu’elles semblent la submerger, pour la faire [227] périr comme un petit vaisseau en mer, qu’elle se soutienne et qu’elle prenne bien garde de ne pas multiplier ses actes pour se réunir, et pour témoigner à Dieu que l’on veut être à Lui en se détournant de telles choses : il suffit seulement, au lieu de tout cela, de souffrir paisiblement en abandon et en perdant tout, et de remédier à tout par le repos et la cessation de tout.
52. De ce repos qui fait le principe de son oraison en ce degré, il sort quelquefois des lumières et de l’amour qu’il faut recevoir avec esprit d’humilité. Je dis avec esprit d’humilité, car telles choses ne sont pas le principal ; au contraire plus ce repos s’augmente, se simplifie et purifie, plus il est excellent et aussi plus elle jouit de Dieu.
Quand, dans ce repos où Dieu réside, Il fait montre de quelque chose de Sa grandeur, il faut, pour être fort fidèle à son état, laisser écouler tout ce qui vient de Dieu dans ce repos même afin de jouir encore davantage de Dieu. Tout ce degré de repos n’est pas le temps de la manifestation, et ainsi tout ce qui s’y donne est toujours moindre que Dieu, qui Se donne en repos et par ce repos, étant seulement quelque chose de Dieu et non pas Dieu Lui-même. Ainsi l’avantage et l’augmentation de l’oraison en cet état est que ce repos s’augmente et que l’âme laisse tout écouler en lui, car c’est le temps de la jouissance secrète de Dieu, qui s’augmente et se perfectionne plus l’âme se défait de soi-même pour tomber dans la vastitude et l’amplitude infinie de Dieu en repos. Et par là l’âme, insensiblement, en ce sacré repos s’établit et se perfectionne en une unité sans comparaison plus [228] parfaite, celle du précédent degré et état n’étant qu’une disposition à celle-ci.
53. Il y aurait infiniment à dire sur l’oraison de ce degré, mais ceci suffit pour assurer l’âme qu’il n’est nullement nécessaire, mais au contraire très dommageable de rien garder en cette oraison et qu’il faut que le commencement de l’oraison soit en repos, le milieu le repos et qu’elle se finisse en repos, sans rien chercher hors de là, car tout y est, Dieu y étant ; et elle y trouvera tout, en ayant Dieu, qu’elle aura assurément si elle demeure nuement et absolument en repos, perdant tout et y laissant tout écouler par une jouissance autant parfaite que son degré présent lui donnera. Sa présence de Dieu durant le jour sera le repos dans lequel elle se laissera perdre peu à peu pour jamais afin de ne plus se retirer pour quoi que ce soit.
L’oraison de ce degré est fort longue et profonde commençant d’être en très pure et nue foi, d’où vient qu’il y a repos et repos. Il y a repos au commencement que l’on commence de cesser les actes discursifs et que les affections aussi peu à peu cessent, ce repos réunissant tout cela et le simplifiant comme vous avez vu en plusieurs écrits, et aussi en quantité de livres. Mais ce repos dont je parle en ce degré est plus avancé et plus surnaturel, étant, comme vous voyez, opéré par une foi fort divine et nue, et ainsi étant le commencement de la jouissance de Dieu dans le centre, et par conséquent de la perte véritable de la créature en unité forte avancée, si bien que ce degré est fort long et fort ample, y ayant des dons infinis [229] à recevoir, non en la créature, mais en Dieu, dans lequel l’âme s’écoule par ce repos.
54. En cet état, l’on fait son examen soit pour le jour ou pour la confession en ce repos, laissant calmer son âme : et là s’il y a assurément des défauts, elle les expérimentera ; tout de même que laissant calmer l’eau, comme je l’ai déjà dit, on voit ce qu’il y a en l’eau. Aussi l’âme en ce repos voit jusqu’aux moindres atomes de défauts que Dieu veut manifester : et je défie une âme jouissante de ce sacré repos et y étant avec esprit d’humilité d’avoir ou de souffrir un défaut sans le sentir bien douloureusement. Quand je dis esprit d’humilité je l’entends en la manière que je vais dire, parlant de la manière de pratiquer les vertus en cet état.
55. Elle fait l’acte de contrition et de regret en cette manière et en cette disposition : car la foi en ce repos communique le regret nécessaire ; et quoique l’âme ne se forme pas distinctement, elle le fait en Dieu par ce repos. Ainsi ce véritable écoulement non en distinction, mais en repos, est tout acte et devient toute chose en une manière sans comparaison encore plus parfaite que dans l’état précédent : les choses se font bien en quelque manière comment celui-ci ; mais en celui-ci encore bien plus nuement par un état encore plus perdu et en une unité plus parfaite sans comparaison, ce qui se va perfectionnant, plus le repos se perfectionne et que l’âme se laisse écouler par son moyen en Dieu.
56. Voilà aussi la manière de remédier aux défauts actuels du jour se laissant écouler comme j’ai dit dans ce repos, où le défaut est consumé et l’âme purifiée plus avantageusement sans comparaison que par les actes distincts des états précédents.
Les vertus se pratiquent de la même manière, non par actes directs, mais par ce repos même ; y trouvant non l’écorce de la vertu, ou les actes seulement, mais l’essence et le fond de toutes les vertus : car en Dieu sont toutes choses d’une très excellente manière, et selon les besoins de chaque moment de la créature. Ainsi l’âme jouissant de son repos pratique la vertu selon le moment présent de la Providence qui lui présente telle vertu, se laissant écouler par elle en son repos et par son repos en Dieu.
Mais on dira que dans les examens et dans la pratique des vertus qui se présentent, si on ne prend les saintes idées et lumières de telles choses, insensiblement on tombera, étant sans perfection et sans vertu ? Je réponds que cela est impossible supposé la vérité de l’état de foi, et que l’on ne s’y soit mis soi-même en le forgeant ; d’autant que plus l’âme est dénuée de ses idées particulières par tel repos opéré par cette foi nue en ce degré, plus elle trouve ces choses non en idées, mais en Dieu, où toutes choses vivent et sont en perfection divine, ou pour mieux dire, où toutes choses sont Dieu. Et de cette sorte il ne faut pas craindre de quitter la manière ordinaire de pratiquer les vertus pour les pratiquer en jouissant de son repos.
Je dis plus, que les péchés remédiés et les vertus pratiquées de cette manière causent plus de bien à telle âme en un jour, que les pratiques distinctes, soit pour les péchés ou pour les vertus, ne l’on fait en une année et quelquefois en plusieurs.
57. Les actions du jour, soit en aidant au prochain ou en faisant les choses nécessaires à la vie humaine de sa vocation, se font dans la même disposition de repos, laissant doucement consumer toutes les espèces particulières et les images que telles choses causent dans ce repos et par ce repos, et par ce moyen s’approfondissant de plus en plus en ce repos pour toutes choses.
Quand il arrive quelque chose de bien divertissant ou distrayant, soit en quelque emploi difficile ou par quelque défaut, il faut aussitôt tout laisser écouler en ce repos, soit émotion ou défaut quels qu’ils soient ; et ainsi en les perdant en Dieu ils sont consumés admirablement. Et surtout il ne faut pas se divertir de là pour aucun ressouvenir qui vienne de son défaut, laissant tout consumer à Dieu en son repos et par son repos : ce qui se fera mieux et plus promptement en continuant, sans retour et sans hésiter, ce procédé, quelque peine et frayeur que l’âme y ait, que par tout autre acte et moyen.
58. Les âmes qui sont en ce troisième degré doivent avoir un grand courage afin de ne perdre pas cœur dans les précipices qui leur paraîtront, y en ayant à chaque moment et à chaque rencontre, à ce qui leur paraîtra ; précipices mêmes qui ne menacent pas moins que d’une ruine totale, non seulement pour la perfection [232], mais encore pour le salut, ce degré s’éloignant tant de la manière connue d’opérer des âmes de sainteté, et de tout ce que l’on trouve écrit chez les plus graves auteurs. Mais il n’importe : plus il y aura de précipices selon sa pensée, plus, si l’âme est fidèle, elle avancera en se perdant et précipitant, car ici se perdre est se gagner et ne plus se voir en quelque manière que ce soit, c’est être avantageusement en Dieu.
Cet état donc, comme vous avez vu, consiste à être et subsister sans moyen en Dieu, n’ayant que Lui en Lui. Les autres états précédents consistent en moyens, d’autant qu’ils ne sont encore en Dieu, mais bien conduisent à Dieu. Et ainsi comme en Dieu jamais aucun moyen ne peut subsister, aussi étant hors de Dieu, il faut toujours absolument un moyen, lequel à la vérité doit être autant simple, dénué et en unité, que l’état approche de Dieu ; et ainsi il faut qu’y arrivant, tout moyen se perde. Tout ceci est une vérité dont l’expérience demeure absolument et unanimement d’accord, et que l’on pourrait même prouver non seulement par l’autorité des Pères et des Docteurs, mais aussi par raisonnement théologique. Mais comme je n’ai jamais eu ni n’aurai jamais, Dieu m’aidant, la pensée d’être auteur en faisant rien d’imprimé, je vous dis simplement mes pauvres lumières pour vous aider et peut-être encore pour aider à d’autres.
59. Toute la difficulté n’est pas dans la spéculation, mais bien dans la pratique de cet état. D’où vient que quantité de saintes âmes fort expérimentées conviennent spéculativement de ces vérités, mais en venant à la pratique, soit [233] pour elles, ou pour les autres, elles s’en éloignent infiniment, n’ayant pas par pratique ce qu’elles approuvent par parole. Et cela vient de ce que c’est une chose qui paraît surprenante à l’esprit humain, de subsister sans moyen, non seulement un moment, mais durant plusieurs heures d’oraison, et non seulement à l’oraison, mais encore durant le jour, et ainsi durant tous les exercices soit de la confession ou de la communion. Cela leur semble si miraculeux (comme dans la vérité il est), que le cœur leur manque dans la pratique. Et ainsi elles font au contraire tout autre chose dans l’actuelle oraison, demeurant d’accord de la vérité de l’état quand l’âme est et subsiste en Dieu, mais étant actuellement en quelque exercice elles conseillent les moyens très simples à la vérité, mais qui sont toujours moyens et par conséquent qui mettent et font subsister l’âme hors de Dieu ; et ainsi elles croient que l’âme par état est en Dieu, et quand elles lui donnent conseil sur l’oraison, elles lui conseillent de sortir et d’être hors de Dieu. Jugez si cela se peut accommoder.
Comme très assurément l’état est vrai, il faut aussi que la pratique soit assurée, et elle l’est sans aucun doute. Mais comme l’esprit naturel n’y trouve pas moyen de subsister, il est dans les abois ; et c’est proprement l’effet de cette oraison, car l’âme y commence d’être et de subsister en Dieu purement et à trouver que Dieu est un abîme infini. Dieu ne met cette âme par miséricorde sur le bord de cet abîme que pour l’y perdre sans fin ni mesure ; autrement Il se contenterait de la laisser hors de Lui, pour la glorifier par des moyens [234] créés. Et ainsi comme une personne n’agirait pas avec raison, qui voulant perdre un homme dans un abîme et précipice, le mettrait sur le bord, mais avec un soutien qui l’empêcherait de tomber, tout de même Dieu, ne mettant l’âme en Lui en cet état que pour la perdre, comme je dis, sans fin, la doit mettre sans moyen : autrement la fin de Dieu ne serait pas ce qu’Il prétend, et dont on convient, par cet état.
60. Enfin par toutes ces raisons, il faut que l’âme en cet état commence, continue et finisse sans fin à son oraison sans aucun moyen ; et par conséquent il faut que le commencement et le premier pas soit Dieu, que la suite et ce qu’elle trouve soit Dieu, et qu’en fin Dieu soit la fin, que j’appelle sans fin, d’autant qu’il faudrait que telle âme quittant l’oraison prît un moyen et ainsi sortît de Dieu ; si bien que c’est finir sans finir ne prenant pas de fin, et par conséquent ne quittant pas Dieu dans lequel elle se perd.
Elle commence donc son oraison en Dieu et se mettant en Lui par le centre. Car comme cette présence dont elle jouit ici n’est pas objective, mais par le fond et le centre de l’âme, il faut bien s’expliquer comme on parle selon le commun, mais il faut entendre que par ces paroles « se mettre en Dieu », s’entend non pas aucun acte quelque simple qui soit, comme dans les états précédents où l’on avait Dieu objectivement, mais qu’ici où l’on a seulement par le fond, « se mettre en Dieu » est proprement un écoulement de Dieu par le centre.
Quand au matin vous ouvrez les yeux, le [235] soleil étant levé, c’est mal exprimer la chose que de dire que vous mettez vos yeux dans la lumière du soleil, car elle vous prévient et perd votre capacité de voir en elle. Or Dieu, qui est Lui-même selon toute Sa grandeur et Majesté dans le centre de l’âme, S’y communique d’une manière que l’expérience sait ; et ainsi il suffit de vous dire que l’âme, sans rien chercher, ni avoir besoin de quoi que ce soit, se met de cette manière en Dieu où elle est et demeure, non par un moyen, mais par Dieu même, écoulé et communiqué par le centre.
61. Dans les degrés précédents, étant en oraison, elle subsiste ou en simplicité ou en repos comme vous avez vu ; mais ici comme l’âme se met en Dieu sans moyen pour toute chose, aussi y demeure-t-elle sans moyen ; et ainsi si elle est obscure dans les sens, s’ils sont distraits, si elle est peinée, si elle est consolée, et le reste qui peut s’exprimer, tout est indifférent en cet état. Dieu qu’elle a trouvé et dont elle jouit en la manière du centre, lui suffit ; et ainsi tout ce qui lui arrive par le dehors ne lui sert que pour la perdre de plus en plus.
Il arrive à cette âme qui est ainsi en Dieu en actuelle oraison, ce qui arriverait à une personne tombant dans un abîme d’eau, et qui se tient à quelques glaïeuls : ces glaïeuls se rompent ou elle les quitte. Que lui arrive-t-il donc sinon que, perdant ces moyens qui la retenaient, non d’être en l’eau, mais de s’y perdre, elle s’y abîme. Ainsi l’âme en cet état, étant de cette manière en Dieu, est beaucoup secourue par les distractions, par les peines, les sécheresses et le reste, qui lui causent des peines et des frayeurs, d’autant que telles choses, ôtant [236] les moyens d’assurance, contribuent à sa perte et à son écoulement dans l’abîme divin.
Que fait-elle donc actuellement en ces choses qui lui arrivent et qui la peinent selon les sens ? Elle ne fait aucun retour, ni aucune réunion, sinon de se laisser couler et se perdre dans l’abîme où elle est et où elle se perd non par son action et son aide propre, mais par l’abîme même, où elle coule par une inclination centrale que Dieu a gravée en son âme pour ce centre dont elle commence de jouir et qui est à cette âme ainsi se perdant comme un aimant qui attire le fer dont le naturel est de suivre et d’être attiré par l’aimant ; et comme ce centre est dans le pur fond de la volonté, aussi est-ce par son véritable concours et moyen que cela se fait.
Voilà en peu de paroles le fond de cette oraison dans lequel il se passe des choses infinies en Dieu. Mais comme c’est pur don de Dieu, il suffit de dire l’essentiel pour y être fidèle, sans lequel tout cet état serait perdu.
62. Ne prenez pas cette oraison comme j’ai vu certaines personnes qui la comparent à une âme attachée à Dieu comme un tronc immobile et insensible. Dieu tout Lui-même est notre centre, et le centre de notre âme est le véritable lieu des opérations de Sa Majesté. Ainsi il ne faut pas croire qu’il n’y ait en cette oraison un million de miséricordes et un don infini, car Dieu Se donnant, Il donne toute chose et S’y communiquant Il fait une effusion de Ses grandeurs incompréhensibles.
Mais comme cela est dans le seul centre, Son opération est uniquement centrale, quoiqu’il ne laisse pas de donner dans les sens et dans les puissances des [237] miettes qui font admirer les personnes non expérimentées au secret de ce commerce : ce qui fait souvent, si l’on n’y prend bien garde, que l’on quitte le principal pour l’accessoire. C’est pourquoi quand, dans l’actuelle oraison ou hors l’oraison, il s’écoule quelque chose, pour grand et divin qu’il soit, il faut bien prendre garde de s’y arrêter, mais le laisser au même temps écouler en Dieu. Car tout ce que Dieu donne à une telle âme n’est jamais pour en faire compte ni registre, mais pour se plonger et se perdre davantage en Dieu : quittant et méprisant ces belles merveilles, on quitte l’effet pour aller à la cause, et le ruisseau pour se contenter de la source où l’on boit bien plus à son aise et une eau bien plus pure.
63. Apprenez encore en deux paroles que Dieu est l’oraison de cet état et qu’il ne faut que Dieu pour telle âme, à moins que de déchoir de cette grâce, ce qui est faire une perte inestimable. L’âme donc en cet état, soit en voulant faire oraison, ou durant le jour, ou en quelque exercice qu’elle soit, n’a besoin de rien, ni pour se préparer ni pour se disposer. Si elle a commis des fautes (car elle n’est pas impeccable), si elle est distraite par les embarras des affaires, elle n’a pour tout et en tout que de se remettre en Dieu ou plutôt se laisser, et elle est remise en Dieu par le centre, ou au moment qu’elle se laisse en cet état, Dieu la reprend par le centre. Comme on voit que les fenêtres d’une chambre étant fermées, et ainsi le soleil n’y étant pas, il n’y a qu’à faire ouvrir les fenêtres et le soleil se précipite, de même l’âme, cessant d’être le principe de ces défauts ou distractions, ou de quelque autre chose qui [238] nous sépare de Dieu, en cette manière n’a qu’à cesser, et ce même Dieu S’écoule derechef par le centre ; et ainsi non seulement Il Se donne, mais Il purifie les choses qui ont été empêchement ; et c’est ainsi que se purifient les défauts. Car l’âme ne les purifie plus, ni n’y remédie plus par aucun moyen, mais en les perdant en Dieu : comme une personne aurait bien plutôt fait, pour consumer une paille, de la mettre dans un grand brasier que de la vouloir rompre en morceaux, ainsi sont consumés et anéantis en Dieu nos défauts et péchés.
64. Cette oraison qui n’a pas de fin et qui ne peut être empêchée ni divertie par rien, doit être continuée incessamment. C’est pourquoi ces âmes sont beaucoup solitaires et amoureuses de la solitude, où elles ont toujours le soleil éternel, non sensiblement, mais en lumière de foi, fortifiée et relevée du don de sagesse : car ici le don de sagesse commence d’informer et de relever la foi pour la jouissance et la pratique continuelle de cet état.
Là une sainte liberté pour être et subsister continuellement en Dieu est donnée. D’où vient que l’âme n’a besoin ni de lumières, ni de goûts, ni de touches ; car cette foi lui suffit. Cette foi lui donne une merveilleuse agilité pour outrepasser tous les pièges, et toutes les pierres de distractions et de défauts qui lui arrivent ; étant plutôt en Dieu qu’elle n’y a pensé, et consumant ainsi tous ces obstacles qui lui causaient autrefois et du détourbier et bien de la peine.
65. Son examen de conscience, soit pour le jour ou pour la confession, se fait en Dieu : où elle voit assurément ce qui déplaît à Dieu, et cela sans aucune réflexion ; son regard direct étant toujours en Dieu dans lequel non seulement elle a tout, mais elle voit tout, par la lumière de la foi éclairée de Sagesse. Quand je dis qu’elle voit tout, comprenez bien que c’est en manière du centre par la foi, et non par les sens et les puissances auxquels il faut des espèces distinctes.
La contrition est faite de la même manière, qui est très efficace. Car comme Dieu est la pureté et la sainteté de même, aussi donne-t-il à cette âme en telle disposition une puissante contrition, qui consiste en une nouvelle perte en lui, la détournant du créé. Et ainsi telle contrition en toute manière est sans comparaison toute autre qu’au temps passé par ses actes et efforts quoiqu’aidée par la grâce ; car ici le Dieu de la grâce s’y donne, et c’est en lui et par lui que telle âme l’a. Ce que je vous dis est très assuré, quoique fort au-dessus de la compréhension humaine.
La sainte communion et l’action de grâce se font en pareille manière. Un Dieu ne peut être mieux reçu que par un Dieu et en Dieu où l’âme est. Pourquoi en sortir pour faire de pauvres et chétifs actes de ses puissances, et quitter un Dieu, dans lequel tout est et qui est toutes choses ?
66. Toute la difficulté est à comprendre la correspondance du fond à cette opération centrale de Dieu. Mais faites comme ceci, Dieu vous donnant ce degré ; et l’expérience vous fera voir cette vérité. Et vous verrez que les hommes sont bien trompés de croire qu’il n’y a rien de réel, de certain et d’efficace que ce qu’il font par leurs puissances, et par leur sens ; et dans la vérité ce n’est pas un atome comparé à toute la terre, en comparant cela à la réalité, à la vérité et à l’efficace de l’opération centrale de Dieu.
Mais je pardonne aux âmes qui ne l’ont pas expérimenté d’honorer en silence ces choses sans s’y porter. Au contraire elles se perdraient, si elles quittaient leurs actes pour se mettre en ces choses quelque sainte et relevées qu’elles les concevraient, sans une forte et assurée vocation : d’autant qu’elles quitteraient ce qu’elles auraient de réel, pour prendre l’imaginaire. Car ceci sans une telle vocation et sans don ne peut jamais être que visionnaire et chimérique, qui ferait tourner la tête aux mieux censés ; comme il déifie et remplit divinement les âmes appelées à cette grande et éminente faveur.
67. Pour ce qui est des prières vocales, ces âmes durant tout ce degré en disent peu, sinon quand elles viennent sur la fin, où Dieu les y pousse, comme je vous ai dit, par certains mouvements intérieurs ; et pour lors telles prières sont fort utiles et fort fécondes. L’âme aussi doit doucement s’y laisser conduire aussi bien qu’aux actions extérieures et aux mouvements intérieurs, soit d’actions de grâce, ou de désirs de la gloire de Dieu, et à un million d’autres mouvements, qui s’exhalent doucement de la fournaise qui est dans l’intime de l’âme. Et alors ces actes extérieurs sont autant et plus intérieurs qu’extérieurs : car ils sont en vie émanante de Dieu vivifiant le centre, et donnant aussi la vie ; chaque parole de prière vocale, chaque désir, chaque action au-dehors étant fort féconde pour communiquer la vie à l’âme, aussi bien que la grâce au prochain.
Pour lors autant que l’âme à une inclination dans les états précédents et dans ce dernier en tout son commencement, de se laisser aller en Dieu pour s’y perdre sans pouvoir plus se retrouver ; autant sent-elle insensiblement que ce Dieu dans lequel elle s’est perdue, et dans lequel elle ne se voit plus est vivant et agissant.
68. Je me ressouviens qu’un prophète156 parlant sur des os tout desséchés et arides, ces os, entendant par un miracle la voix de Dieu, commencèrent à se remplir de chair, de nerfs, de vie, et que peu à peu s’étant tous réunis, ils reprirent leur première vie, commencèrent à voir, à parler, à marcher, à raisonner et finalement à faire tout ce qu’ils avaient fait autrefois. La même chose arrive à l’âme perdue, comme j’ai dit, en Dieu. Elle est toute surprise qu’entendant la voix de Dieu par le centre d’elle-même, elle qui était toute morte et toute desséchée, ayant perdu son opération propre, ses mouvements, ses vues de Dieu, ses œuvres pour le prochain, la liberté des pensées, ses affections, ses raisonnements, et enfin toutes [242] choses propres et qui constituent sa personne, toutes ces choses s’étant peu à peu perdues par tous les états précédents, qu’entendant, dis-je, ici une voix secrète de Dieu, voix efficace et vraiment féconde, insensiblement et peu à peu elle change d’opération. Car comme, ainsi que j’ai dit, au commencement de ce degré dans lequel l’âme se perd en Dieu, elle achève de perdre ce peu qui lui restait d’elle-même en cet abîme divin, aussi à la suite de cet état quand, du profond de cet abîme divin, Dieu, Parole éternelle, revivifie ces cendres et ces poudres, et leur redonne la vie, en les réunissant non en leur propre vie, mais en Lui et de Lui, la parole leur est redonnée : ils commencent à voir ; leur entendement, leur volonté et toutes leurs puissances sont revivifiés et enfin le raisonnement, de telle manière que ce qui était si resserré dans les états précédents devient vraiment fécond en liberté divine.
Tout ceci apprend à cette âme que si elle a souffert de la peine, se voyant peu à peu dénué de l’opération de ses pensées et de ses affections, et de tout le reste, par lequel on loue et aime Dieu, devenant comme une bête qui perd son raisonnement, ce n’a pas été pour la perdre et pour la faire devenir folle, mais pour la rendre heureuse et sage, la faisant vivre d’une vie divine et ainsi lui donnant une liberté si souveraine que par là non seulement elle devient maîtresse de tout le monde en le méprisant, mais encore admirablement jouissante de Dieu.
69. Pour lors, Dieu dans l’oraison lui donne un autre mouvement et ces inclinations prennent une autre route. Au commencement de ce degré, quand elle se mettait en l’oraison [243] comme j’ai dit, son cœur et tout son soi-même n’avait d’inclination et de mouvement que pour se laisser perdre et précipiter de plus en plus en Dieu dans Lequel elle était ; son action en l’oraison était en quelque manière conforme à une pierre, laquelle étant mise dans un abîme d’eau, par son propre poids va se perdant et précipitant, autant qu’elle ne trouve point de fond à cet abîme. Quand l’âme est arrivée jusqu’à un certain point de l’ordre de Dieu, alors cette inclination change ; et aussitôt que cette personne se met en oraison, elle sent son âme se relever et avoir autant de mouvement vers Dieu qu’elle en a eu pour se perdre, et peu à peu ce mouvement s’accroît et tout son soi-même se revivifie et devient tout acte. Ainsi son oraison se fait par un mouvement tout différent : tout ce que Dieu est, est l’objet de cette âme qui peu à peu se revivifie en Dieu. Les divines perfections, les sacrées personnes de la sainte Trinité, et généralement tout ce qui est en Dieu, devient le terme de cette âme. De vous dire comment cela se fait, cela est assez difficile, d’autant que l’âme ne s’y porte pas comme à quelque chose de distinct, ni par un mouvement différent de Dieu et de la chose à laquelle elle se porte ; et il n’est pas tant nécessaire de déduire bien en détail tout ce qui s’y passe ni comment cela se fait, car pourvu que l’on en dise assez pour certifier l’âme de la vérité de cet état et de ce qu’elle doit faire, cela suffit.
Pour lors donc l’âme commençant son oraison n’a qu’à se mettre en Dieu et se laisser mouvoir en pleine liberté à ce Dieu qui est devenu le principe de sa vie et de ses mouvements [244] et pourvu qu’elle se laisse aller librement et entièrement au gré divin, il suffit, car Il la porte où Il veut, et ses mouvements sont selon Son bon plaisir. Pour lors l’âme connaît et aime divinement sans savoir le comment ni où se termine une telle action, car le principe est Dieu et le terme est aussi Dieu ; mais l’âme se laisse humblement, paisiblement et très librement au pouvoir divin et demeure telle qu’elle est. Elle est et a une plénitude qu’elle ne connaît ni ne veut connaître. Et ainsi tout le secret de cette oraison (toutes les fois et quantes que l’âme y est), est d’être aussi pleinement en liberté pour être mue et portée selon le bon plaisir divin, que nous avons dit qu’elle y devait être pour tomber et se laisser précipiter dans l’abîme divin où elle s’y perdait à l’aveugle.
70. Ici elle jouit, et on lui communique incessamment ; mais comme ce qu’on lui donne est Dieu même, aussi ne peut-elle le comprendre, cet objet divin étant un abîme divin qui peut être possédé et connu de Dieu seul selon ce qui est. Cette âme en sa jouissance, en sa connaissance et en son amour est satisfaite, mais sans savoir le comment, son bonheur pour lors étant cette sorte de jouissance qui lui laisse incessamment un désir de davantage, ne pouvant jamais dire : « c’est assez ».
Elle s’occupe donc en l’oraison selon que Dieu l’occupe ; et peu à peu toutes les parties de l’âme, c’est-à-dire ses puissances sont mises en actes, chacune en sa manière. Son raisonnement devient fécond : et il se découvre en elle une capacité dont elle n’avait que les impressions dans les états précédents ; ce qui la rend capable de ce à quoi Dieu l’appelle, les uns à l’étude, les autres à la prédication, et ainsi un chacun selon sa vocation. Ce qui cependant ne sera jamais dans sa perfection que par l’état dernier de communication, qui doit suivre après la consommation de tout ceci, savoir de Jésus-Christ par état, comme nous dirons peut-être quelque jour, Dieu aidant.
71. La présence de Dieu durant le jour et la fidélité de l’âme à être comme on la fait être et à jouir de ce qui l’anime, tantôt d’une chose, après d’une autre, et ainsi généralement de ce que Dieu lui donne, qui a sans le bien comprendre un ordre admirable pour former l’âme selon le bon plaisir divin.
Les examens de conscience se font avec bien plus de lumière : car Dieu vivant ainsi dans l’âme, est un miroir dans lequel on se voit en vérité telle que l’on est ; et ainsi l’âme a une inclination grande de se purifier, d’autant qu’elle expérimente une grande inclination pour la sainteté de Dieu, chaque attribut travaillant à qui mieux mieux en cette âme.
Les actes de contrition sont formés pour l’ordinaire fort distinctement ; d’autant que l’âme ayant perdu son opération propre dans les états précédents, l’opération divine lui est donnée en celui-ci.
L’inclination pour les actions de charité commence et l’âme devient féconde pour le dehors, non en sortant, mais en demeurant en Dieu ; d’autant que Dieu devient le principe de tout en cette âme, ce qui la fait être féconde en saintes intentions pour agir en la manière de Dieu.
72. Enfin autant qu’elle était resserrée, dénuée et anéantie dans les autres états [246] s’approchant de Dieu et tombant en Dieu, autant devient-elle féconde et multipliée en unité sans comparaison plus parfaite que dans les autres états, par la raison qu’étant beaucoup perdue et vivante en Dieu, Il l’a ajustée pour Lui. Une goutte d’eau tombée dans la mer, par la capacité qu’elle a de se perdre dans la mer, s’y perd de telle manière qu’elle devient la mer, faisant les mêmes choses que la mer fait. Elle a en soi les poissons de la mer, elle porte des navires, et généralement elle est et fait ce que la mer est et fait. Ainsi l’âme, ayant perdu son soi-même en Dieu, et par conséquent Dieu étant son principe divin, s’y perd de telle manière qu’étant créée pour Dieu, cette capacité se remplit admirablement de sa fin ; et ainsi elle est et fait ce que Dieu est et fait, et ce que généralement Dieu veut faire d’elle et par elle.
Ici l’âme comprend ce qu’elle n’avait jamais pu comprendre, savoir comment son dénuement, sa perte et son rien n’est pas son mal, mais son grand bien et sa grande richesse. Il est vrai qu’elle ne voit et ne comprend cela parfaitement que quand elle a trouvé Dieu en cette plénitude de vie, car durant son humilité et son rien, elle sent et expérimente tellement son extrême misère et les ressentiments de sa nature, que durant ce temps elle ne peut jamais se persuader que ce qu’elle a et ce qu’elle est, puisse jamais être quelque chose de bien et de bon. Il n’y a que la lumière d’autrui qui puisse assurer et servir à consoler une telle âme ; et la certitude par elle-même ne lui peut venir que par la plénitude présente.
73. Sur toute chose une âme en cette plénitude doit incessamment être et vivre en Dieu, [247] tâchant de ne pas laisser écouler un moment sans y être. Ni les misères de la nature, ni les distractions des affaires, ni les péchés actuels, ni enfin aucune obscurité ni sécheresse ne doivent empêcher ni faire hésiter l’âme un moment pour ne pas vivre incessamment en Dieu, ne s’arrêtant jamais un moment hors de Dieu pour remédier à de telles choses, mais plutôt se mettant directement en Dieu, outrepassant tout. Et là en Dieu, tout est remédié sans que l’âme même fasse rien en Dieu pour y remédier. Telle âme fait infiniment mieux toute chose de cette manière qu’en aucune autre, toute autre n’étant pas celle que Dieu désire alors de cette âme. Car l’âme expérimente qu’elle trouve en Dieu le remède tout conjointement avec sa propre vie, Dieu lui devenant vertu, vie et généralement toutes choses.
74. Ici la paix et le repos sont grands, la solitude et le silence sont chers, et enfin l’âme trouve que Dieu est son propre lieu, où demeurant continuellement, elle est appropriée pour toutes choses, infiniment mieux que par les adresses humaines quoique saintes. Là elle trouve les divines perfections qui l’éclairent à point nommé et il semble que Dieu ne pense qu’à cette âme, Sa Providence soignant pour elle en tout et partout ; et l’âme expérimente véritablement qu’en perdant sa lumière, elle trouve Dieu comme lumière ; qu’en se perdant elle-même, Dieu Se donne en jouissance comme chose propre ; qu’en perdant le soin de ce qui la touche, Sa divine Providence soigne d’elle [sic], n’y ayant pas un moment de sa vie qui ne soit réglé par cette divine Providence, ce qu’elle [248] voit à chaque moment et dont elle jouit totalement autant qu’elle est et vit en Dieu.
Pour lors, elle entend une chose que tout le monde dit fort communément sans le comprendre, savoir que la terre est un lieu d’exil et de bannissement. Les hommes entendent cela des croix de la vie présente, mais dans la vérité il se doit entendre de cette manière : savoir que Dieu étant le véritable lieu de la créature créée pour Lui, tout le temps qu’elle n’y est pas et qu’elle ne vit pas de Lui et par Lui comme principe de ses opérations, elle est vraiment en exil, ne pouvant posséder rien ni soi-même aussi.
75. La foi est la seule lumière qui conduit ici, et qui opère toutes ces merveilles en l’âme ; et autant qu’elle est pure et relevée des autres dons du saint Esprit, autant profondément l’âme entre en ces états et possède ces états. Et cette divine foi est assurément la seule guide dans ces aimables déserts, pour y disposer l’âme peu à peu en la perdant et en la faisant se retrouver en Dieu de la manière que je viens de dire et pour finalement lui communiquer Jésus-Christ par état.
Ou il faut remarquer seulement en passant, qu’il y a plusieurs sortes de communications de Jésus-Christ, conformément à ce qu’il nous en a dit lui-même157, Je suis la voie, la vérité et la vie ; et de cette manière Jésus-Christ est donnée différemment. Au commencement était donnée comme voie, l’âme allant par lui au Père des lumières : car c’est véritablement par son exemple et en se formant sur Jésus-Christ qu’elles courent à grands pas dans les premiers sentiers de la piété, comme je l’ai dit en plusieurs rencontres. Quand les exemples de Jésus-Christ ont acheminé l’âme à Dieu, la vérité qui est la fois-ci donne pour se perdre en Dieu ; durant lequel temps on a Jésus-Christ, mais passagèrement, en la manière que nous avons aussi dit. Mais quand par la véritable perte de soi-même, elle a obtenu Dieu, dans lequel et par lequel elle vit ensuite d’une très longue jouissance de Dieu qui la remplit ; pour lors commence la jouissance de Jésus-Christ par état ce qui est un don admirable et dont, Dieu aidant, nous pourrons parler quelque jour.
76. Si je ne parle pas beaucoup de croix dans la description de cet état d’oraison, je le fais pour plusieurs raisons, et afin de ne pas redire ce que j’ai déjà dit en d’autres rencontres, où j’ai fait voir que les états d’oraison sont assurément tous parsemés des croix comme dispositions aux croix par état. Car comme je viens de dire que durant ce degré et états dont j’ai parlé, l’âme y rencontre Jésus-Christ, et y possède Jésus-Christ passagèrement pour être des dispositions à recevoir Jésus-Christ par état, comme la consommation de miséricorde de Dieu sur l’âme et le véritable complément de la créature ; aussi les croix passagères sont les dispositions aux croix de Jésus-Christ qui seront données par état, Jésus-Christ étant donné par état. Car jamais Jésus-Christ ne sera autrement en l’âme qu’il n’a été étant en la terre : il sera toujours crucifié, abject, et pauvre, et le plus misérable des hommes. Mais comme cet état est le dernier de tous, je m’en tais présentement, ne voulant qu’en donner une simple idée, afin de solliciter l’âme à la véritable poursuite de ces états, et qu’ainsi peu à peu elle soit en état d’arriver à Jésus-Christ, ou pour mieux exprimer, d’être et de devenir Jésus-Christ.
Que si ces états susdits de perte de jouissance de Dieu vous semblent surprenants, spécialement étant par état, je vous surprendrais bien plus parlant de Jésus-Christ par état ; et ainsi il suffit d’avoir l’idée et l’économie des opérations de Dieu en la sanctification de l’homme.
Vous m’avouerez, supposé tout ceci, qui est très véritable, selon que l’expérience vous apprendra, que les hommes sont bien trompés qui jugent que les solitaires et les contemplatifs sont vraiment des fainéants et inutiles, et qu’il n’y a que les hommes actifs au-dehors qui méritent de vivre et d’être estimés dévots.
1. Il est de la dernière conséquence pour les âmes qui sont assez heureuses de recevoir de Dieu le don d’oraison, de bien savoir combien la mort intérieure est nécessaire pour le faire fructifier ; sans quoi il est impossible que le surnaturel augmente et avance selon le dessein de Dieu.
On croit toujours (et l’on y est trompé,) que la mort à soi-même n’est que pour les commencements et pour la vie purgative et ainsi, dès que la lumière divine commence à poindre en l’âme, on croit aussitôt et on juge que c’en est fait, que l’on n’aura la mort et les occasions de mourir à soi que fort passagèrement. C’est une tromperie qui donne bien de la peine et du soin d’autant que, voyant arriver tout le contraire, on se verra souvent en doute. Et ainsi l’on ne fait pas le fruit que l’on devrait faire des croix et des occasions de mourir à soi-même : On les regarde même comme des empêchements à la lumière divine, et des marques de son peu de grâce. Si bien que l’âme demeure bien en passiveté et en fidélité à prier durant la lumière et durant le calme : mais pour le temps de la mort à soi-même, on y commence à revivre à soi pour se soutenir et se retirer des mains de l’ennemi qui fait mourir et fait perdre l’intérieur, regardant ainsi ce qui nous fait mourir quel qu’il soit ; spécialement quand les occasions de mort nous viennent par nos défauts ou par quelque chose qui nous rabaisse intérieurement. Et généralement, il se trouve peu d’âmes qui se laissent en la disposition divine dans toutes les occasions de mort, quelles qu’elles soient ; car selon la vérité l’on ne doit point faire de distinction des morts pour en approuver quelques-unes et rejeter les autres, sous quelque bon prétexte que ce soit. Car il est très certain que tout est égal en la main de la divine Sagesse, et qu’elle se sert de toutes choses pour nous exercer et pour nous faire mourir. Elle se sert quelquefois des créatures du dehors, quelquefois de nous-mêmes, c’est-à-dire de nos péchés et de nos faiblesses ; et enfin il n’y a rien que Dieu ne tente et dont il ne se serve pour faire mourir par degrés une âme, où il met son don et où il le veut faire fructifier.
2. Il est aussi à observer que la Sagesse divine se sert de la mort et des moyens de mourir selon le degré où l’âme est. Au commencement, les morts ne sont pas si fréquentes et sont plus communes et ordinaires, Dieu Se servant de choses visibles et assez apparentes conformément au degré de l’âme, de sorte que comme la lumière de Dieu est encore beaucoup dans les sens et grossière, les moyens de mort et les morts y sont proportionnés. Quand la lumière se purifie en s’augmentant, aussi les moyens de mort s’augmentent et deviennent plus pénibles. La lumière divine enfin s’avançant beaucoup, la mort et les moyens de mourir en font autant, jusqu’à ce qu’enfin la divine Sagesse s’écoulant dans le total de l’âme, elle devient par son moyen [253] non seulement toute en croix, mais encore toute croix pour faire mourir l’âme selon le degré de sa communication. Où il faut remarquer qu’il n’y a aucun état de jouissance de Dieu en cette vie et qu’il n’y en aura jamais qui ne soit donné de Dieu par la croix et par la mort qui l’accompagne ; et de plus, que la mort est toujours inséparable de chaque don de grâce.
3. On pourrait former ici un doute, savoir s’il ne se trouve point ou s’il ne se peut point trouver de degré de communication de Dieu, qui n’ait point son principe de communication par la mort de soi-même ; et aussi s’il ne s’en trouve point qui soit dans l’accompagnement de la mort de soi-même.
Je réponds que non et qu’en quelque degré que l’âme soit ou puisse être en cette vie, le changement de bien en mieux vient toujours de la mort de soi-même par les croix et les morts du degré de grâce où l’âme est, et que jamais il ne se trouvera de communication de Dieu qui n’ait au même temps sa mort, de manière que l’essentiel de la communication de Dieu en cette vie, c’est la mort à soi-même, et que la jouissance n’est proprement que passagère et que comme par accident, ainsi que savent fort bien les âmes qui sont assez heureuses d’arriver à la jouissance de Dieu même dans le centre de leur âme, non seulement passagèrement, mais par état autant que la vie présente le peut permettre.
4. Telles âmes, dis-je, savent fort bien que la mort de soi-même et la croix qui la cause subsistent admirablement bien avec la jouissance de Dieu et qu’en vérité elles sont la [254] nourriture d’un tel état. Si cela est vrai, comme il l’est, de la jouissance de Dieu même, il le sera encore plus facilement de la lumière divine en quelque état qu’elle puisse être. Mais afin que l’âme n’en puisse jamais douter, qu’elle remarque que Jésus-Christ, Dieu-homme, quoiqu’uni hypostatiquement, c’est-à-dire substantiellement à la divinité, et ainsi jouissant continuellement des personnes divines, a été cependant toute sa vie dans une mort sans exemple ; et qu’en sa personne subsistait au même temps une mort extrême et continuelle et une jouissance dont la créature n’est pas capable, n’étant que pour jouir de Dieu par grâce et non substantiellement comme Jésus-Christ. Ainsi il est sans difficulté que la chose est faisable dans la créature, s’étant trouvée en Jésus-Christ, Dieu homme.
5. Mais quelqu’un me pourra dire qu’il est vrai que Jésus-Christ a été continuellement mourant par toutes ses croix continuelles soit intérieures soit extérieures, et continuellement jouissant ; mais que c’était un miracle en sa personne ; et qu’ainsi cela ne prouve pas que la créature doive et puisse porter le même effet. Je réponds que cela le prouve : d’autant qu’il est aussi bien notre exemple en ceci qu’en tout autre chose ; et qu’assurément il veut faire ce miracle de grâce dans les âmes humbles et petites, qui savent faire usage de mort de toutes choses selon que Dieu leur en donne et fournit les occasions.
6. Où il est bon pour l’âme de remarquer qu’il n’y a eu aucun état ni moment en la vie de Jésus-Christ qui n’ait eu sa croix et sa mort ; et que jusqu’au dernier soupir de sa vie il a été non seulement souffrant, mais mourant à soi158 : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé. (b) 159Mon âme est triste jusqu’à la mort.
Quantité de bonnes âmes sont convaincues de ces vérités pour porter leur croix extérieure ; mais peu le font pratiquement pour porter généralement toutes croix passivement selon le degré de passiveté où elles en sont. Elles reçoivent et font passivement usage des lumières et des dons de Dieu : mais quand les croix les accablent, elles perdent au même temps pour l’ordinaire la passiveté et tombent dans la pratique, faisant usage des morts et des croix comme des vertus qu’elles pratiquent ; et ainsi elles déchoient et descendent par là de leur état sublime de passiveté.
7. Je dis bien plus, que souvent même les âmes qui arrivent jusqu’à la jouissance de Dieu même dans leur centre, le quittent pour retourner à la pratique par la croix ; ne comprenant pas bien que les croix et les morts sont de la même nature qu’est le degré de grâce où elles en sont, et que comme elles doivent être passives en la communication des lumières divines et même passives en la jouissance de Dieu, elles doivent également l’être en la croix et en la mort qui accompagne tel degré. Et comme selon chaque degré la passiveté est différente, car autre est la passiveté des lumières divines, autre celle de Dieu même ; aussi leur passiveté à mourir doit être différent selon le degré de mort et des croix qui font mourir.
8. Ceci est de la dernière conséquence pour demeurer uniforme dans l’état et à la suite dans sa grâce ; autrement combien de moment, combien de jours, combien de mois et combien d’années les âmes perdent t-elles à faire et défaire, et à faire peu de fruit dans tous les états crucifiés ! Et quand bien elles porteraient les croix et les morts saintement, si elles ne les portaient selon le degré de leur jouissance, ce serait très peu de chose ; d’autant qu’elles perdraient le principal et comme l’essentiel de leur degré. Je dis l’essentiel, non seulement pour glorifier Dieu par ces croix et par ces morts ; mais encore pour augmenter à l’infini leur jouissance : car comme un Dieu-homme non seulement a glorifié infiniment Dieu son Père ; mais que de plus il nous a mérité des trésors infinis de grâce en ses croix et en ses morts : ainsi en arrive-t-il autant à une âme crucifiée et jouissant de Dieu en croix par sa mort en son degré et par son degré.
9. Où il faut remarquer que les croix de chaque degré purifient admirablement les fautes que l’on commet, autant qu’on les porte en fidélité de passiveté en son degré ; et qu’ainsi une mort donne vie à une nouvelle lumière et communication de Dieu.
Et afin que l’âme puisse avoir entièrement ce bonheur, et qu’elle ne s’amuse pas à discerner ce qui la crucifie ou la peine, et d’où il vient ; qu’elle le souffre en son degré et par son état, telle qu’il sera : et assurément non seulement elle remédiera par là à ses défauts, mais encore à tout ce qui est inconnu en elle. Les croix et les morts comme j’ai dit venant de toutes parts et de toutes choses, aussi bien de nos péchés et faiblesses que d’autres choses ; plus l’âme avance, plus elle se doit abandonner au secret de la divine Sagesse, qui s’est admirablement servie de toutes choses généralement pour crucifier un Dieu-homme. Aussi la même Sagesse divine ajuste si bien tout, que selon le degré de l’âme, elle lui fournit de moment en moment toutes les croix qui lui sont nécessaires, et selon ce qu’elle a à mourir. Où l’âme doit beaucoup prendre garde de ne pas perdre un moment de croix quelle qu’elle soit, et de quelque part qu’elle vienne, étant très assurée que c’est ce qu’il faut à l’âme au moment présent. Heureuse donc l’âme qui sait mourir comme il faut ! Car elle vivra en mourant et dans la suite sa mort sera sa vie.
10. Il est d’une conséquence infinie pour faire fruit de tout ceci de s’habituer peu à peu à la fidélité aux morts et aux croix dès le commencement. Car comme l’usage que l’on en fait est en pratique de vertu et actif, peu à peu continuant cette fidélité, à mesure que la lumière augmentée et que la passiveté vient insensiblement, l’on s’ajuste à son état ; et l’on fait par ce moyen des démarches infinies, allant toujours de pas égal à son degré de lumière et de jouissance de Dieu.
11. Cette grande lumière dont je parle ne paraît pas si difficile ni même si incompréhensible dans les premiers degrés, et même dans les degrés plus avancés de lumière divine : mais pour les degrés où Dieu se donne en jouissance et sa lumière divine se communiquait abondamment, cela est à plusieurs comme incompréhensible de croire que la mort et la croix aillent de pas égal à ces hauts états ; et que même elles augmentent selon qu’ils deviennent plus divins et que Dieu se communique plus lui-même. Cependant la chose est très vraie ; et je ne pourrai jamais croire que Dieu fût en communication dans le centre d’une âme, si elle n’était actuellement mourante et crucifiée : et c’est même par là et par le moyen et la manière dont elle porte ses morts et ses croix que l’on juge non seulement que Dieu y est, mais qu’il y est lui-même, et même que l’on juge du degré de sa présence et de sa jouissance.
12. Et afin que l’âme qui est assez heureuse d’arriver en cette vie à la jouissance de Dieu même, soit entièrement convaincu de ceci ; qu’elle voie que Jésus-Christ, Homme-Dieu, non seulement a été crucifié et est mort à soi, comme j’ai déjà dit, dans tous les états de sa vie voyagère, mais qu’encore (pour nous confirmer ces vérités, que plus sa présence devient sublime, plus la mort croît,) nous quittant quant à sa présence corporelle, et demeurant avec nous sacramentellement, qui est assurément une présence plus éminente sans comparaison que l’autre, il a voulu que sa présence sacramentelle fut dans une mort perpétuelle : il est là en état de sacrifice ; et qui considère bien par les yeux de la foi ce divin Mystère n’y voit que mort en tout et partout. Dans sa vie voyagère il y était comme un homme qui avait quelque éclat, et où la raison paraissait avec quantité de merveilles qu’il allait opérant au milieu de ses croix ; mais dans son état sacramentel, il y est comme un véritable rien, ne paraissant qu’un petit morceau de pain dont les hommes font ce qu’ils veulent : il ne contredit à personne160. Et généralement toute personne éclairée divinement conçoit sans aucune difficulté que cette présence et cet état de Jésus-Christ avec les hommes est le plus anéanti et le plus mort de tous les états de Jésus-Christ : ce qui durera jusqu’à la consommation des siècles. Or que cet état et cette divine présence de Jésus-Christ soit plus éminente sans comparaison que sa présence voyagère et corporelle, il y a des raisons à l’infini très consolantes et très convaincantes pour le persuader ; mais je les passe sous silence pour abréger.
13. Ainsi l’on voit par là que plus les états de Jésus-Christ, (si l’on peut ainsi parler) ont avancé et plus ils ont été relevés en sa communication, plus la mort, l’anéantissement et les croix se sont augmentés. Et je suis certain qu’une âme beaucoup en Dieu même, jouit assurément de ces vérités dans une très grande certitude, et voit avec une consolation très grande, la sublimité de la présence de Jésus-Christ au très saint-Sacrement conjointement avec l’état de mort et d’anéantissement.
14. Ces lumières générales auraient besoin d’une déduction infinie pour parler en particulier des morts et des croix de chaque degré, et pour dire quelque chose des secrets de la Sagesse divine selon le degré de chaque âme ; et spécialement dès que l’état passif et surnaturel commence : mais on ne finirait jamais, et il faudrait des volumes entiers. Je n’écris ceci que pour précautionner les âmes fidèles et désireuses non seulement de la jouissance de Dieu en cette vie, mais de la perfection de chaque degré en particulier.
1. Notre Seigneur m’a miséricordieusement éclairé et m’a fait voir comment la très sainte Trinité opère dans les âmes selon le degré où elles en sont.
2. Si elles sont dans les puissances, elle y opère des effets divins et distincts selon le degré qu’elles y sont. Car si elles y sont éminemment, les effets sont grands et admirables ; si elles y sont en un degré moindre, aussi les effets sont-ils moindres et d’un plus bas aloi : cette admirable Majesté proportionnant l’excellence et la différence de ses effets selon la différence de degré où elles sont, et s’ajustant à leur capacité et à l’exigence du degré où elles en sont ; mais toujours en effets beaux à la vérité, mais moindres que lui-même.
3. Si elles sont dans le fond et dans le centre de l’âme, comme Dieu seul peut y peut entrer, aussi n’y fait-il, et n’y opère-t-il que lui-même et non ses effets, qui sont très distincts et très différents de lui-même. Toute son opération en cette divine partie se termine toujours à lui-même, d’autant qu’elle n’est propre que pour recevoir ses divins ouvrages. Et comme les personnes de la très sainte Trinité ont une mutuelle complaisance qui les tient en une opération perpétuelle ; aussi cette admirable Trinité, se regardant perpétuellement en ce fond et en ce centre de l’âme, y opère incessamment soi-même : et comme l’âme étant dans son fond est éloignée de ses puissances, aussi n’a-t-elle que cette divine opération sans aucuns effets distincts ; sinon quelquefois quand Dieu prend plaisir de faire découler quelques effets dans les puissances pour le plaisir réciproque de Dieu et de l’âme. L’âme étant là en son fond ne doit s’attendre à tels effets ; il suffit qu’elle demeure en son fond ; et Dieu y habitera continuellement, y étant toujours en opération ou l’opération même : car il s’y contemple incessamment, et incessamment il y engendre son Verbe. Il est donc en cette âme se voyant et s’opérant, ce qui se peut dire et nommer une Génération perpétuelle, dont l’âme ne doute nullement : ce qui fait et doit faire son bonheur, son plaisir et son tout sans aucune réflexion [peut-être restriction] ; d’autant que comme la Génération éternelle ce termine au Verbe divin, et que le Père et le Fils s’aimant incessamment le saint Esprit en procède ; aussi ces personnes divines opérant en ce fond s’y voient et s’y produisent pour leur plaisir éternel.
4. Sa bonté infinie m’a fait voir miséricordieusement cette grande et et étendue vérité de l’opération divine de la très sainte Trinité, et aussi sa différence soit dans les puissances soit dans le centre, par une comparaison qui m’a beaucoup éclairé, et qui m’a fait voir en un moment et en un clin d’œil des choses infinies. Je voyais que l’opération divine de la très adorable Trinité pouvait être comparée à l’opération du soleil, lequel travaille selon le sujet ou il est reçu. S’il agit sur une fleur il y fait une fleur ; si sur un œillet un œillet : mais si l’opération de ce même soleil est reçue dans un bassin plein d’une eau-forte claire et transparente, comme ce sujet est capable de recevoir son image, elle l’y produit parfaitement ; et si vous pouvez remarquer en ce bassin toute la figure de ce beau soleil, cet astre prenant plaisir en un beau jour de se former et de se produire en ce sujet capable de le représenter.
5. Ainsi en est-il de Dieu. Dans un animal capable de la vie, il fait tout ce qu’il faut pour le faire vivre et lui donner l’être ; dans une fleur, il y fait est produit une fleur : et ainsi généralement en tous les effets de sa magnificence. Mais pour ce qui touche l’homme et l’ayant créé à son image et à sa ressemblance, il n’y fait que lui-même, l’homme étant capable de Dieu même, non comme ce bassin d’eau qui représente au raccourci le soleil ; mais d’une manière bien plus admirable étant capable de toutes ses grandeurs : faisons l’homme à notre image et ressemblance, dit Dieu (Genèse I verset 26) en la création. Et ici les personnes divines régénèrent tout de nouveau cette âme par une opération et un regard mutuel, se voyant en elle comme en leur très parfait image. Et cette même opération divine, qui ne peut faire autre chose que Dieu même en ce centre et en ce fond de l’âme qui la reçoit d’autant qu’il y correspond selon sa capacité, opérant dans les puissances distinctes de ce fond, qui ne sont pas de cette capacité, n’y correspond et n’y opère que par des effets divins ; de la même manière, comme je viens de dire, qu’un oignon de tulipe recevant l’opération du soleil, il ne s’y fait qu’une tulipe et non l’image du soleil comme il se fait dans le bassin.
6. Cette lumière momentanée pourrait remplir un volume si on la voulait expliquer selon son étendue. Il suffit à mon âme d’en exprimer ici le précis, et de laisser à la divine lumière toujours opérante et rayonnante, l’étendue de sa clarté pour éclairer jusqu’où elle voudra ; les lumières de Dieu contenant des choses infinies, dont l’expression doit beaucoup demeurer en Dieu où leur source est et vit toujours.
7. J’ai vu de plus dans cette même lumière que Dieu ayant commencée d’opérer en ce centre, continue incessamment, ainsi que j’ai dit, c’est-à-dire en manière de Génération éternelle : et comme nous voyons que la nature donne une inclination d’amour pour les enfants que les Pères ont engendrés, aussi dès le moment que cette divine Majesté commence cette divine Génération en l’âme, dès ce moment un amour égal à son effet et à son opération survient qui ne lui permet de cesser jamais un moment de se voir toujours, et ainsi d’engendrer toujours son Verbe en cette âme. Ceci dit des merveilles non imaginaires, mais réelles, par lesquelles une divine clarté éclairant ce centre fait voir et découvrir cette divine Trinité toujours opérante, dans laquelle lumière en unité les divines merveilles de l’adorable Trinité se développent, non en image, mais en vérité : ce qui découvre les miséricordes d’un Dieu-homme qui nous a mérité ce bonheur.
8. Toutes ces choses se voient en unité, et sans succession, voyant des choses infinies au moment et en un clin d’œil ; et c’est là la manière de voir par le centre. Les puissances voient successivement ; mais le fond voit tout par ce moment et sans aucune succession : cependant voulant l’exprimer, il faut se servir des puissances et ainsi descendre la succession, comme si les choses se donnaient les unes après les autres.
9. Dans cette vue de l’adorable Trinité opérante en l’âme, je voyais la vérité et la manière de ses divines opérations en vérité, et comment Dieu seul était le tout véritable de toutes choses créées, de leurs puissances, leur savoir, leurs conduites, leurs adresses ; et que généralement tout ce qui est de créé n’est rien. Si bien que ce même clin d’œil qui nous découvre et fait voir Dieu en vérité vous fait voir en lui le néant créé ; et comme cette vue nous donne Dieu, aussi nous donne-t-elle le néant créé, non en distinction, mais en unité. Ce qui est différent des puissances, qui voyant une chose excluent l’autre : mais cette vue du centre et du moment voit des choses infinies toutes différentes en cette unité divine. Par là on commence un peu à voir ce que c’est que la vie bienheureuse, qui verra toujours toutes choses nouvelles, et cela dans un moment éternel.
10. Par cette manière de voir en peut faire la différence de la vue du centre ; ou de celle des puissances, spécialement quand celle du centre est déjà beaucoup plus avancée ; d’autant que plus elle avance et se perfectionne, plus elle devient nue du moment et du clin d’œil, quoi qu’elle voit des choses infinies sans presque rien voir. Car plus elle devient momentanée, plus elle devient étendue sans succession ; et plus cependant elle voit sans voir : et néanmoins vous voyez très clairement ; et plus vous voyez, plus vous désirez de voir, non par un désir formé, mais par le centre même. Plus vous voyez de choses, plus elles sont unes : car plus vous voyez en ce moment, plus vous voyez une chose ; et cependant vous voyez toutes choses, et tout n’est qu’un clin d’œil et moins qu’un clin d’œil. Cette manière centrale met beaucoup le calme, plutôt devient le calme même ; car étant Dieu et vue de Dieu, tout devient en repos et est en repos. Ce qui se purifie de plus en plus, plus l’âme avance et meurt par la davantage à elle-même, non par aucune chose qui soit son opération, mais par cela même et en cela même.
11. Son oraison n’est donc plus aucune succession ; mais c’est ou ténèbres en unité, ou cette vue en cette unité ; ce qui ne se peut perdre : car comme ce n’est que Dieu, qui ne quitte jamais ce centre ; aussi quoique cette vue momentanée n’éclaire pas, elle ne laisse pas d’être, et revenant elle reparaît comme si elle n’avait pas disparu. Tout le passé s’efface enfin afin que ce nouveau se perfectionne et le commencement de l’un est la perte de l’autre. Ce qui se perfectionne sans relâche, l’âme n’ayant qu’à se laisser mourir.
12. Comme là l’âme voit Dieu, toute image, toute similitude et autres choses créées, et des puissances lui sont ôtées : à mesure que cette vue devient momentanée toute lecture pour l’ordinaire lui devient inutile ; car voyant Dieu elle voit tout, et ainsi elle n’a que faire de lecture, étant en l’immensité de Dieu, ni de lumières, étant dans la lumière même : et ainsi elle a tout ce que Dieu est, dont elle jouit.
1. Il faut savoir que plus l’âme avance en simplicité et nudité, plus elle meurt à soi, et plus elle meurt, plus elle découvre de choses à mourir, jusqu’à ce qu’enfin se trouvant beaucoup en Dieu, elle en découvre tant et tant qu’elle n’avait jamais découvertes et auxquelles elle n’avait jamais pensé. Ce qui met un grand fond d’humilité en cette âme et au lieu que sa demeure en Dieu et ses démarches si avancées l’enorgueillissent, elles l’humilient étrangement, lui découvrant toujours tout de nouveau un pays si surprenant et auquel elle n’avait jamais songé si Dieu ne lui avait donné la grâce de se simplifier, car elle n’aurait jamais eu ni pu avoir l’ample lumière pour découvrir l’amplitude de sa misère, ce qui ne se peut faire que par Dieu et en Dieu.
Où il faut remarquer que notre âme étant créée à l’image et à la ressemblance de Dieu et pour Dieu, nous sommes d’une capacité qui Lui [267] correspond, et par conséquent qui est comme infinie. Ainsi à moins que d’avoir une lumière infinie qui peut être seulement Dieu, cette capacité ne peut être éclairée que de lumières moindres et au-dessous de Dieu, il reste toujours comme un pays infini à éclairer où il peut se trouver quantité de choses que nous ne pouvons pas voir.
2. Afin de mieux entendre cette importante vérité, je m’explique par une comparaison familière. Une personne entre dans un lieu fort obscur avec un flambeau : ce flambeau a sa capacité d’éclairer et n’éclaire que ce qu’il peut. Si l’on ajoute encore un autre flambeau, l’on découvre encore davantage ; et ainsi de plus en plus en multipliant les flambeaux. Mais si cette étendue du lieu à éclairer était toute la terre, comme par exemple dans une nuit obscure, tous les flambeaux possibles ne pourraient suffire et suppléer à la lumière du soleil, qui seul est capable d’éclairer la rondeur de la terre. Ainsi sans cet astre il y aurait toujours une infinité de choses non éclairées et cachées dans l’obscurité et l’oubli, que l’on ne verrait jamais : mais ce soleil matériel venant en son beau jour, tout devient éclairé et rien n’est caché à nos yeux.
3. Il en est de même de notre âme. Toutes les lumières, quelque belles et grandes qu’elles soient, n’étant pas le Soleil éternel, ne peuvent éclairer toute l’âme : elle demeure obscure en un million de coins et recoins, de manière que l’on est toujours dans l’obscurité et les ténèbres, à moins que le Soleil éternel ne l’éclaire. Mais comme en cette vie ce Soleil éternel se lève peu à peu, aussi ne tire-t-Il pas [268] l’âme tout d’un coup de ses ténèbres ; de même plus Il s’avance et plus Il l’éclaire, plus elle découvre ce qu’elle est, savoir toute misère, impureté et défaut.
Par cette comparaison on voit que l’âme ne commence vraiment d’être éclairée que lorsque Dieu l’éclaire par Lui-même, et que jusque-là elle n’a pas été éclairée ; de plus qu’elle ne commence vraiment de se voir et connaître que lorsque Dieu, cette lumière infinie, commence de l’éclairer. Et que c’est pour lors qu’elle commence à découvrir ce qu’elle est.
4. Jusqu’à ce que l’âme soit arrivée en Dieu, et qu’ainsi elle soit capable d’être peu à peu éclairée par lui, toutes les lumières qu’elle en a, n’ont pas été capables de l’éclairer ; mais seulement elles lui ont pu faire voir quelque partie de ses misères : si bien que ce n’est proprement qu’en ce temps qu’elle commence à se connaître et à être en état de se combattre. Tout n’est donc pas fait quand on arrive là ; mais plutôt les choses commencent en vérité, n’y ayant encore rien eu en l’âme de véritable et de solide.
De tout ceci vous voyez que toutes choses ne deviennent pas purement Dieu facilement, et qu’il se trouve bien des milieux à passer, au commencement de bonne intention, ensuite d’intention plus pure, et ainsi de suite en suite, se purifiant et simplifiant jusqu’à ce que l’âme ait par fidélité et pureté consumé les milieux et les entre-deux qui la séparent de Dieu. [269]
1. La lumière du fond et du centre, ce qui est la même chose, commence d’éclairer quand, par fidélité, l’âme s’est surmontée par la lumière de la foi et qu’ainsi elle a perdu par son aide la multiplicité des opérations de ses sens et de ses puissances, d’autant que la lumière du fond n’éclaire qu’en unité. Et par conséquent durant que l’âme est multipliée par ses sens et ses puissances, elle ne peut en être éclairée.
La foi tire, perd et consume peu à peu la multiplicité et insensiblement cette foi conduit en Dieu, ce qui est proprement ce que l’on appelle la lumière du fond, d’autant qu’il n’y a que Dieu qui puisse éclairer le fond et demeurer dans le fond de notre âme. Cette lumière n’est point sensible, ni ne peut se voir ni toucher ; elle est au-dessus des sens et de toutes choses et quelquefois elle se fait apercevoir non par elle, mais par quelque chose qui découle d’elle. Elle n’est donc rien de ce qui est en nous, ni de ce qui y peut être ; mais elle a en soi éminemment tout ce qui y peut être : c’est pourquoi qui la possède a tout, quoiqu’il n’ait rien de tout ce qui est et peut être en la créature.
2. Comment donc savoir qu’on l’a et qu’on est assez heureux de la posséder ? Nous ne le [270] pouvons savoir, ni avoir aucune nouvelle d’elle que par la mort et en la mort de nous-mêmes ; et le degré de l’une est la mesure de l’autre. Ceci est extrêmement bien exprimé en Job qui parlant de la divine sagesse dit161 Mors et perditio audierunt famam ejus. La mort et la perte actuelle de soi ont entendu parler d’elle, et le reste, qui exprime admirablement cette divine lumière. D’où vient que les âmes qui l’’ont, ne la cherchent jamais qu’en mourant à elles-mêmes : et dès qu’une âme a beaucoup de désir d’en savoir d’autres nouvelles, ou elle ne l’a pas, ou si elle en a quelque chose, il est bien petit. On l’obtient par la mort, on la possède en mourant, et on en jouit à chaque moment en se perdant, et ainsi en la perdant même : car la penser posséder sans perdre et sans se perdre ce n’est rien avoir ; et dans la vérité on n’a rien. Le secret donc est de mourir pour se certifier, et de se perdre et de la perdre pour en jouir.
Par là on voit qu’il n’y a qu’à mourir à soi-même et à toutes choses ; et la lumière du fond viendra et éclairera : et dès que cela cesse, elle n’éclaire plus ; car il y a quelque chose et l’âme est quelque chose et ainsi la lumière du fond n’est plus.
3. Quoi faire afin qu’elle éclaire de nouveau sans pourtant recommencer sinon à notre égard ? C’est de mourir et de commencer en mourant : et aussitôt elle est comme si elle avait toujours été ; puisque tout le changement est de nous, et qu’il n’est qu’en nous et à notre égard, et non de la lumière du fond qui est perpétuelle, et qui serait toujours perpétuelle [271], si la mort l’était : et dès qu’elle est, la lumière du fond est comme si elle avait toujours été, et si elle était toujours. Mourir est toutes choses.
4. Et en vérité quand une âme en lumière divine voit ce mystère, elle découvre la raison pourquoi Jésus-Christ, venant en terre, n’a fait que mourir ; ou plutôt pourquoi la vie de Jésus-Christ depuis le premier moment jusqu’au dernier moment de sa vie n’a été qu’un moment de mort qui s’est augmenté selon le cours de ses jours. Et c’est aussi la raison pourquoi Jésus-Christ parlant de la vie intérieure, n’a parlé que de mort à soi-même et de renoncement, sans rien dire de ce qui suivait ; car la vie qui suit la mort, est cette divine lumière du fond, qui est inaccessible et sans nom : inaccessible ; puisqu’elle surpasse les sens et l’esprit et l’on n’en jouit qu’en mourant et se perdant ; sans nom : d’autant que tout ce que l’on en peut dire n’est rien et qu’elle surpasse infiniment toute expression.
Tout ce qui arrive à une âme qui est dans la lumière du fond près du centre, n’est pas toujours de Dieu quelque bon et quelque saint qu’il soit. On le reçoit s’il est bon, et ensuite on le laisse écouler d’autant plus que l’on tend à mieux que cela. S’il n’est pas bon, on le laisse tel qu’il est : car c’est un grand aveuglement aux âmes de ce degré de s’amuser à toutes ces choses, et de croire qu’il ne leur peut rien arriver en l’esprit qui ne soit de Dieu. Les âmes du centre recoulent incessamment en Dieu, sans s’amuser à ce qu’elles ont ou n’ont pas. Il ne faut pas s’arrêter à tous ces discernements, qui sont des obstacles à la lumière du fond. Les âmes qui sont fort avancées s’arrêtent aux ordres de Dieu marqués par l’extérieur des règles si ce sont des religieux ; si ce sont des séculiers par les providences de leur état : et il faut bien remarquer cela ; d’autant que dans le commencement de cette lumière on s’amuse à un million de discernements et de jugements par sa lumière, ce qui peut arrêter. Le meilleur est de laisser tout écouler en Dieu et s’arrêter stablement à l’obéissance et aux maximes fidèles soit de la religion ou du christianisme.
L’âme dans la lumière du fond n’a pas d’actes par soi-même, et n’en fait pas par soi-même ; d’autant que Dieu ne manque pas de la secourir pour toutes ses nécessités où les choses communes manquent, mais aussi l’âme faisant les actes et les actions qui sont de son état et de nécessité, elle ne les fait pas par elle-même. Où il faut savoir que la lumière du fond mettant l’âme en unité, rend toute chose une ; et ainsi tout ce que Dieu et la providence demande de nous extérieurement et intérieurement, est Dieu : si bien que de les vouloir et de les faire n’est pas un acte propre.
Il ne faut donc pas s’amuser à attendre des mouvements pour toutes choses, mais les faire selon la raison et selon ce que nous voyons, ou que les autres voient qu’il les faut faire. Ainsi il faut faire tous les actes extérieurs qu’il faut. Pour les intérieurs il faut s’y conduire selon le mouvement ou la nécessité ; cela étant, c’est Dieu qui les fait : et à la suite que la lumière se fait grande en l’âme, elle ne peut s’amuser aux discernements intérieurs ; l’extérieur seul demeurant et l’intérieur étant perdu. Vous vous servez de la lumière du soleil pour faire tout ce que vous avez de besoin dans le monde sans penser à elle. Ce sont les philosophes qui s’arrêtent à ces discernement ; mais la pratique et l’expérience en usent seulement. [274]
Je sais bien qu’au commencement de la lumière tous ces discernements occupent, mais assez bassement ; dans la suite il faut perdre tout cela, et se conduire pour faire ce qu’il faut en son état par les préceptes et les conseils de chaque état : et de cette manière la lumière devient sans milieu, et sans terme ni rien qui la finisse.
L’âme n’y vit pas, c’est Dieu qui vit en elle et ainsi il n’est pas nécessaire de s’amuser à savoir ce que c’est : quand cela sera, vous devez être sûre que votre âme sera contente. Il suffit pour vous et pour nous que nous sachions qu’il faut mourir et que la mort est la vie. Pour la vie qui est en suite de la mort, ce n’est point du tout l’âme qui vit en elle et d’elle dans sa mort : ainsi de dire ce que c’est, c’est dire ce que c’est que Dieu, et comment les Personnes divines jouissent en unité féconde de ce qu’Elles sont. C’est proprement à Dieu de le savoir, comme c’est à Lui de vivre de nous en Lui, ainsi qu’Il vit en Lui de Lui-même et pour nous. Notre tout est de mourir et d’être en la mort. Qui en a et en veut avoir davantage, n’a rien sinon des expressions qu’il faut laisser perdre, autrement il expérimentera sa vie et non la vie de Dieu en la mort de soi-même. [275]
Il est infaillible que toute âme qui a la lumière du fond a la paix et le repos, autant dans ses misères que dans ses vertus. Comme c’est une lumière de vérité, elle ôte tout étonnement de ses chutes et de ce que l’on est et met ainsi le calme en tout en se perdant en toutes choses, aussi bien par ces pauvretés, péchés, et sottises que par les actes de vertus ; et cette paix est féconde en pureté.
La nudité est le partage des âmes destinées pour la lumière du fond : mais cette nudité n’est pas seulement à ne rien avoir, mais aussi à être nue lorsque l’âme a par ordre de Dieu et par conséquent de son état. Il faut donc être nue intérieurement autant que Dieu le veut, et être rempli aussi quand Dieu le permet et par là être fidèle à la nudité intérieure, c’est-à-dire à ne pas s’arrêter à ces choses pour recouler en Dieu.
Souvent l’âme qui n’est pas beaucoup arrivée à l’unité a certains mouvements intérieurs qui ne sont pas mauvais : il faut suavement se laisser désirer, et tendre à son centre, d’autant que par sa possession les désirs se perdent et consument ; il ne faut faire perte que de ce qui est trop actif et inquiétant.
Le multiplié et ce qui multiplie incommode ; mais il faut souffrir cette peine en se simplifiant peu à peu, ou en se laissant simplifier : car on n’arrive pas à l’unité en se pressant et avançant trop ; il faut que Dieu, qui est un feu consumant, nous dévore peu à peu et nous réduise en unité par son unité même.
La peine du dénuement en la vertu est fort grande à un esprit vraiment humble qui découvre en vérité sa pauvreté et sa misère. Il est de grande importance de souffrir la pointe de ce dénuement de Dieu, des vertus et de tout le reste qui peut être un soutien véritable ; et par là l’âme meurt beaucoup à elle-même intérieurement, et extérieurement devant les hommes.
Qui dit la lumière du fond en une âme, dit Jésus-Christ, lumière éternelle, laquelle assurément doit être dans la suite toute vertu en l’âme. Au commencement la vertu découle de lui comme de son principe autant que l’âme devient rien en sa lumière du fond : et à la suite Jésus-Christ devient les vertus mêmes ; car il est très certain qu’il nous est et devient toute chose selon les saintes Écritures. Qui dans la suite ne trouverait pas Jésus-Christ en la lumière du fond, pourrait et devrait douter de sa lumière.
Il suffit que l’âme garde sa paix en mourant à tout ; et il est très bon que tout lui devienne indifférent ; car par là tout lui devient un et tombe en unité, et l’âme tombe par tout en Dieu indifféremment. [279]
Qui dit paix du centre, n’entend pas un calme aperçu et sensible, mais une constante indifférence et un repos en tout ce que l’âme est et qui lui arrive : c’est pourquoi toute paix sensible est souvent perdue, afin d’avoir le vrai rien qui a tout et où l’on trouve tout.
L’anéantissement est le rendez-vous ; et ayant vocation pour la lumière du fond, il est certain que votre cœur doit tendre à l’anéantissement et y trouver son contentement.
Quand je vous ai dit, soit de vive voix, soit par écrit qu’il y avait de la lumière du fond en vous, et par conséquent que vous étiez arrivée à cette lumière, il faut entendre cela selon l’explication de la première difficulté, savoir que l’on ne commence à mourir qu’étant arrivé là, et l’on est arrivé à la lumière dès que la simplicité et unité commence [nt]. Mais il y a infiniment à parcourir en ce pays et en cette lumière ; et quand on dit que la lumière du fond est donnée, c’est ce que je vous viens de dire, savoir que la lumière est donnée pour vous dénuer en vérité, et ainsi pour vous conduire peu à peu, supposé la fidélité, en l’unité où tout se perd et de cette manière il est vrai que vous êtes arrivés dans le fond, non pour vous reposer, mais pour vous y perdre en repos en mourant incessamment à vous. Il y a donc des degrés infinis d’arriver dans le centre, d’autant que c’est un pays infini ; et souvent on prend le commencement pour la fin. Vous n’êtes pas seule ; presque tout le monde par un principe secret d’excellence va toujours au plus grand, sans s’arrêter suavement et humblement au milieu. Vous dites vrai toutes deux, vous y êtes, mais vous n’y êtes pas comme l’entend Me…163.
Plus la lumière se dénue en l’âme et plus l’âme lui correspond ; plus aussi les souffrances deviennent pures et rudes sans secours des sens et des puissances : et plus elles sont telles, plus elles font mourir et expirer l’âme et la font sortir d’elle-même.
Il ne faut pas se mettre en peine si le fond se dénue tant de consolation : il faut tout laisser perdre ; d’autant que la perte de soi-même est la vraie certitude, et non le sensible, quelque excellent qu’il soit : et ainsi pourvu que l’âme soit fidèle à mourir, mourant à toutes choses, cela suffit pour tout. Quand vous serez plus en Dieu et par conséquent plus dans le centre de l’âme, vous trouverez en la même mort une tout autre certitude que vous n’avez, d’autant qu’elle sera plus pleine de vie divine.
Quand on dit que Dieu est dans le centre d’une âme et qu’Il y fait toutes choses, l’âme ne faisant plus rien, cela ne s’entend pas qu’elle [283] demeure comme un tronc sans rien faire, mais bien qu’elle n’est plus le principe de ce qu’elle fait, soit intérieurement ou extérieurement, car par cette lumière du fond elle est tant et tant morte à soi en toutes manières que dans la vérité Dieu S’y est écoulé comme principe. Cela s’opère, non en ne faisant rien, mais en faisant tout ce qu’il faut faire intérieurement et extérieurement par dépendance, et ainsi ce qui lui arrive en l’intérieur ou en l’extérieur, lui devient Dieu par sa mort où tout ce qui est raisonnable et de son état lui est Dieu de cette manière, plus éminemment sans comparaison que tous ces actes ou mouvements intérieurs, que tant de personnes estiment faute d’expérience : comme on voit aussi que faute de la même expérience on juge que les visions et telles autres choses extraordinaires sont fort relevées dans la voie de l’esprit. Cependant cette jouissance de Dieu en tout par cette mort, excède ces choses plus que toute la masse de la terre n’excède un grain de sable. Vous devez donc faire en sorte selon votre vocation, d’avoir Dieu en toutes choses de cette manière, et assurément vous trouverez toutes choses ainsi en Dieu ; ce qui sera capable de vous faire trouver un bonheur commencé.
(note P.) comme ces Avis, quoique seulement donnés de bouche, semblent avoir du rapport à l’état dont on vient de parler, on a cru que le Lecteur serait bien aise de les trouver ici.
(note T.) Je donne en italiques ce qui fut rédigé certainement par Madame Guyon.
Voir mon édition de La Vie par elle-même, pages 1056-1057, pour une chronologie de son vécu (« je croyais être perdue… il n’y avait plus qu’un juge rigoureux… ») avant et après janvier 1676 (date donnée au §10 infra :)
1. [284] M. Bertot m’a dit que si je suis fidèle, j’irai très loin, que j’en ai la vocation et les qualités nécessaires. Il dit que le dénuement doit aller si loin, et que je dois me tellement perdre en Dieu par le centre, qu’en effet mon intérieur soit si absolument perdu qu’une goutte d’eau ne le soit pas plus quand elle est dans la mer. Et que quand cela sera, je ne trouverai plus d’intérieur quel qu’il puisse être, ni selon les sens ni selon la raison et les puissances, sans pouvoir avoir rien sans exception sur quoi m’appuyer : en sorte que je ne posséderai plus ni paix ni calme, et ne verrai que passions, inutilités et perte entière de temps sans pouvoir seulement me recueillir, et que mon âme, par son propre poids, tombera dans ce néant comme une pierre tombe dans son centre.
Sur ce que je lui ai dit que j’étais dans un grand dénuement et que je ne voyais point d’intérieur en moi, il m’a fait connaître que cela n’était pas au point que je crois, puisqu’il y a des moments que je suis convaincue que j’en ai et que Dieu est le principe de mes actions, enfin que je possède mon esprit ; mais qu’en ce temps je ne le posséderai plus. Il entend par [285] cet esprit le fond et la pointe de l’âme. Cette perte a encore des degrés et dure longtemps. Et de cette perte et mort commence à naître dans les puissances quelque chose de Jésus-Christ, qui vient de ce fond où Dieu produit Son Verbe ; et cela en quelque façon comme Dieu a fait à l’égard de Jésus-Christ, qu’Il n’a produit aux yeux du monde comme homme que dans la plénitude des temps avant laquelle Il n’en avait rien manifesté : Il tient dans nos âmes la même conduite qu’Il a tenue à l’égard de Jésus-Christ et avec le même ordre.
2. Il dit que nos âmes sont si semblables à Dieu, que si par impossible nous les pouvions voir, nous croirions voir Dieu même ; et que quand notre visage paraît dans une glace bien claire elle ne nous représente pas si bien que l’âme représente la Divinité.
3. De plus, après avoir parlé à fond de l’état où était mon âme et de la facilité que j’avais à me tenir continuellement en Dieu par un regard fixe et de pure foi ; et que nonobstant ce dénuement universel, je sentais une faim continuelle de Dieu en général sans pouvoir expliquer comment ; je craignais que cela ne fût dans les sens : il m’a assuré que non ; et que tout cela était véritable et venait purement du fond et du centre qui était tout touché, et que cela augmenterait toujours, supposé ma fidélité à tenir mes yeux ouverts : ce qui est tout ce que j’ai à faire pour me tenir dans cette lumière de la foi, et pour m’y remettre quand j’en sors. Que je dois prendre plus de temps de solitude que je n’ai encore fait, et profiter de tous les petits moments dans lesquels je puis être en repos et seule, sans crainte d’être oisive ; que je dois être assurée que la lumière est toujours présente, et qu’il n’y a moment que je n’en puisse jouir ; que les obstacles ne viennent que de notre côté : mais qu’il faut être fort fidèle à y être attentive, et à demeurer comme Dieu nous met, sans rien ajouter.
4. M. B [ertot] m’a dit qu’il était de la dernière conséquence de ne point ruiner sa santé par sa faute, et par indiscrétion, ni sous quelque bon prétexte que ce puisse être ; non seulement parce que nous ne devons point agir par nous-mêmes, mais parce que c’était un obstacle entier à cette oraison-ci, puisqu’il est certain que quand le corps est dans un grand abattement et la tête lasse, l’oraison n’était plus actuelle et que la maladie nous tirait de Dieu en nous tenant tout en nous-mêmes, que c’était tout au plus un état de résignation et d’abandon dans lequel nous étions, ce qui est bien inférieur. Pour les autres croix qui viennent purement de la Providence, qu’elles font un effet tout contraire, car elles réunissent ; et que plus une âme en a, plus elle avance, pourvu qu’elle ne se les procure point.
5. Monsieur B [ertot] dit que plus la lumière du fond s’augmente, plus on voit clairement de misères et de défauts que l’on ne connaissait point, et dans quel abîme de péché on est capable de tomber. Il dit qu’autant qu’on se connaît soi-même, autant l’on connaît Dieu et non plus : et que quand une personne ne voit point de défauts en elle, ou elle n’a pas le don de la foi, ou si elle l’a, sa lumière n’est guère avancée ; que quand elle l’est, elle les voit dans sa lumière, c’est-à-dire en Dieu sans y réfléchir, et [287] les consume de la même manière en les perdant en Dieu ; que c’est proprement ce commencement de lumière divine où l’âme commence à se connaître à fond.
6. Que les temps où l’Église nous propose les Mystères, sont des jours véritablement pleins de grâces, et où Dieu les communique plus abondamment qu’en un autre temps, conformément à chaque Mystère, supposé la fidélité de l’âme à marcher dans sa voie ainsi qu’il lui est marqué. Que ceux qui sont éclairés divinement, en jouissant aussi réellement par la foi, et plus, que ne faisaient ceux qui étaient présents dans les temps que ces Mystères-là se sont opérés ; mais que cela n’est point découvert dans tout le temps de la nudité et durant que l’âme se perd, quoiqu’effectivement tout cela soit : qu’ils les ont par la foi, mais qu’ils n’en jouissent que quand ils sont arrivés en Dieu et que la lumière est déjà bien grande ; que dans le temps de la simplicité et nudité, les images des Mystères leur nuiraient, parce qu’il faut qu’ils perdent tout pour le retrouver ensuite divinement, et que cela commence à leur être donné par écoulement du fond sur les puissances qui sont comme les yeux de l’âme.
7. Que l’on ne peut voir ses défauts ni les rectifier que conformément au degré où l’on est. Si la lumière n’est que dans les sens, on ne voit que le dehors et ce qui est de plus grossier ; si elle va dans les puissances, on les découvre plus avant : mais jamais on ne va dans le fond et le centre, quelque surnaturelle que soit la lumière, si elle ne passe pas les puissances ; parce qu’on ne voit pas leur le fond qui depuis le péché du premier homme est le lieu où est la source de notre propre corruption. Mais dès que la lumière du fond commence à apparaître, elle va jusqu’au fond, à la source et à l’origine ; et plus elle augmente, plus elle nous fait voir tels que nous sommes, et ne nous donne point de relâche que nous ne travaillons conformément à notre degré à nous défaire de tout jusqu’aux plus petites choses : ce qui est un martyre continuel. Car plus on va avançant ; plus on découvre de corruption ; et plus on a peine à se souffrir, et plus on se trouve accablé et écrasé sans moyens à ce qu’il paraît de s’en pouvoir défaire ; parce que l’usage de nos sens et de nos puissances nous est ôté.
8. M. B. dit que quand on nous a fait connaître que nous sommes dans la vocation où Dieu nous veut, et par conséquent dans l’ordre et la volonté de Dieu, et que nous en avons de plus été certifié par la paix et la tranquillité, qui sont les marques que nous sommes dans son ordre, nous ne devons jamais changer de conduite à moins d’un miracle manifeste, sous quelque bon prétexte qu’il soit. Il dit que dès que le don de foi commence dans une âme, il doit y mettre l’inclination de s’ajuster à toutes les choses qui regardent notre état, sans en négliger la plus petite ; et cela doit toujours aller en augmentant : que si cette marque n’y est pas, qu’assurément on est trompé et qu’on n’est pas dans l’ordre de Dieu. Que dès que cette foi est dans une âme, elle mène une vie toute commune à l’extérieur ; que plus elle augmente et plus les choses deviennent surnaturelles et principe divin, plus elles paraissent communes et naturelles : que telle a été l’âme de la sainte Vierge où l’on n’a jamais rien vu d’extraordinaire, et encore celle de notre Seigneur trente ans durant et même dans les trois dernières années de sa vie, mangeant comme les autres.
9. Demandant une fois, si une âme qui est arrivée en Dieu, n’est pas toujours en paix dans son fond, quelque peine intérieure qu’elle puisse avoir ; il me dit que oui, quand elle vient de Dieu : parce qu’en quelque lieu que Dieu nous mettre, soit de tentations ou d’autres sortes de peines, il ne peut nous jeter hors de lui ; et ainsi étant en lui, et où il nous met, le fond et le très intime de l’âme est toujours en paix, quoique les puissances et les sens soient crucifiés, bouleversés et en trouble : mais que cette paix est si cachée et si délicate que souvent nous ne l’apercevons pas, et qu’ainsi la peine est de nous en contenter ; que tout le secret est de nous laisser comme Dieu nous met sans nous en ôter.
10. Mr. B. assure que Dieu m’a fait de plus grandes grâces dans ma petite retraite de janvier 1676 qu’il ne m’avait encore fait, qu’il a dessein de me communiquer très abondamment le don d’oraison, et que je serais très passive ; qu’il ne peut y avoir d’obstacle que de mon côté, parce que c’est assurément le dessein de Dieu de se donner abondamment à mon âme en la perdant en lui : c’est pourquoi il veut que je sois bien réjouie, et tienne mon âme libre et gaie, ne la laissant jamais abattre. Il dit qu’une des choses que j’ai le plus à craindre est la tristesse et la mélancolie ; parce que j’y ai du penchant à cause de mon tempérament : qu’aussitôt que je m’en apercevrai, je dois passivement me remettre dans ma lumière générale, et en user de même dans les petits chagrins, ne laissant jamais mon âme en trouble. Que je dois aussi prendre garde à mon humeur sèche, à l’inclination que j’ai à l’ajustement, à ma petite suffisance, à une espèce de rebut et de mépris que j’ai pour le prochain quand il tombe dans quelque défaut, quelque bêtise ou sottise ; je dois prendre garde à calmer de petits empressements qui mettent mon âme toute en activité, enfin à me tenir bien petite devant Dieu, et à mes yeux : par ce que mon oraison ne s’avancera qu’autant que j’entrerai dans les inclinations de Jésus-Christ c’est-à-dire de pauvreté, petitesse, soumission, douceur et humilité.
11. Il dit que mes sens me donneront de la peine jusqu’à ce qu’ils soient tout à fait séparés de mon centre, et que je les dois regarder comme des enfants qui ne sont pas capables de grandes affaires ; que je les dois amuser et laisser la liberté à mes yeux à l’oraison de regarder et s’amuser, afin de me soulager et ne pas bander ma tête, présentement que je tombe de plus en plus dans le rien, jusqu’à ce que je sois comme naturellement en Dieu. Il dit que si j’ai du courage je dois tomber d’abîme en abîme de moment en moment, pourvu que je me laisse dans ma lumière et dans ma généralité de la foi, sans vouloir aucun appui.
12. Il dit que le don de la foi est toujours agissant dans notre âme, sans que jamais Dieu le retire, et sans qu’il soit un moment sans agir si ce n’est par notre infidélité. Il dit que le don de foi est bien différent de celui de simplicité (ou d’oraison simplifiée mêlée de silence et d’affection,) en quelque degré qu’il puisse aller ; parce que l’un sort de soi pour se perdre en Dieu à l’infini ; et que l’autre ne sort jamais de soi, en sorte que l’âme y est elle-même le principe de son dénuement quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas : mais que dans le don de foi, l’âme, quand elle y est avancée, n’a d’autre mouvement que le mouvement du centre, c’est-à-dire de Dieu même ; ainsi qu’une goutte d’eau qui serait dans la mer n’aurait plus de mouvement que celui de la mer. Qu’en ce degré les vertus sont d’une autre nature qu’en toutes les autres voies ; que même à dire la vérité, il n’y a plus de vertus : car c’est Jésus-Christ qui souffre, qui est pauvre, doux, simple, enfin qui est seul agissant dans l’âme ; et cela comme naturellement ; et même plus il est naturel, plus il est divin : et que plus l’âme a été pauvre dans le temps de la perte, plus elle devient dans la suite féconde sur les Mystères et sur Jésus-Christ ; mais cela toujours en unité, et par écoulement du centre sur les puissances, et même sur les sens, et jamais autrement.
Il dit que le commencement de la foi surnaturelle dans une âme est le commencement de la Génération de Jésus-Christ ; et qu’à mesure qu’elle augmente, Jésus-Christ augmente dans une âme : qu’au commencement il est voie ; que dans la suite il est goûté et trouvé comme vérité ; mais qu’enfin il devient la vie et donne vie à tout.
13. Il dit que tout cet ouvrage ne se perfectionne que par la mort et par la pointe de la croix ; et que plus l’âme avance, plus les croix sont grandes et sensibles, de même qu’elles devinrent plus sensibles à notre Seigneur au temps de sa passion, et à la fin de sa vie : et cela parce que les sens sont plus séparés et abandonnés à eux-mêmes, et que Dieu permet qu’ils sont quelquefois accablés pour des bagatelles ; ce qui est très pénible à supporter. Il m’a donné sur cela la comparaison d’un Roi qui se verrait jouer d’un fou ou d’un enfant : sans doute que cela lui serait plus sensible que si c’était d’une personne qui lui serait égale. Que de même le fond et le centre de notre âme, cette partie si noble, qu’il n’y a que Dieu qui y puisse résider, est pénétrée de douleur de sentir ce qui se passe dans les sens, sans qu’elle y puisse remédier, à cause que Dieu ne lui donne pas la liberté d’agir et de réfléchir par elle-même.
1. Comme vous m’avez marqué votre désir touchant l’éclaircissement de plusieurs doutes que vous avez, je ne peux m’empêcher d’y satisfaire selon la lumière que le Bon Dieu me donnera. Je commence donc par votre premier et second article. Je réponds à ces deux articles par une seule réponse, savoir :
Que Dieu conduit fort diversement les âmes en les acheminant à Lui. Les unes sont beaucoup lumineuses, les autres le sont très peu et souvent fort obscures ; vous en voyez vous-même qui sont comme au milieu des unes et des autres : elles n’ont ni beaucoup de lumière ni ne sont pas fort obscures ; mais elles sont tantôt d’une manière et tantôt d’une autre, ayant une oraison diversifiée de lumière et d’obscurité, de facilité et de tentations. De sorte que par la seule oraison vous ne pouvez former un jugement assuré si Dieu veut les conduire à Lui pour Se les unir et pour les perdre ensuite dans Son essence divine.
2. Ce en quoi on les connaîtra est lorsque vous remarquez un certain principe vivifiant qui les anime, les excite et les fortifie, soit en [294] leur oraison ou hors de leur oraison, lequel principe est et se trouve aussi bien dans la lumière que dans les ténèbres, dans la facilité que dans les tentations, de manière que vous remarquez les âmes où ce principe de vie est, généreuses et fortes, toujours cherchant Dieu, ayant un je ne sais quoi qu’elles trouvent secrètement en l’oraison qu’elles pratiquent. Sans ce principe qui est une certaine touche secrète de Dieu, jamais l’oraison, quelle qu’elle soit ne peut arriver jusqu’à Dieu ; mais seulement à l’acquisition de plusieurs saintes vertus selon le degré de leur fidélité. C’est pourquoi il ne faut pas juger par la lumière ou la facilité ni par l’obscurité d’une âme pour l’acheminer à la simple présence et à se simplifier en foi, mais bien par le discernement de ce principe vivifiant qui se peut trouver indifféremment en l’une ou l’autre constitution d’oraison, ce principe étant comme une pierre d’aimant, laquelle a touché le fond de l’âme et ainsi par là elle marche et va à Dieu qu’elle désire puissamment par la voie de l’oraison que Dieu lui a donnée.
3. Si bien que si elle est conduite par les lumières, par l’amour lumineux et par la facilité, tel amour, telles lumières et telle facilité sont animées de ce principe de vie tendant incessamment à arriver à un je ne sais quoi de Dieu, que ces lumières et cet amour découvrent, en sorte que l’âme ne peut s’arrêter à ces lumières, mais sans savoir le comment, elle marche toujours par ces lumières, comme un voyageur marche vers les divers villages et autres passages sans s’y arrêter plus que la nécessité ne le demande, d’autant que son dessein final n’est pas en [295] ces passages, mais au terme qu’il prétend et où ces passages l’acheminent ; aussi ces lumières et cet amour sont secrètement les mêmes, imprimant le dépouillement et la simplicité en l’âme. Si au contraire l’âme est conduite par une oraison ténébreuse, sèche et pénible, vous remarquez, si ce principe de vie y est, que nonobstant ces ténèbres, ces peines et ces privations une certaine secrète touche de Dieu anime le cœur ; et quoique l’âme soit fort accablée, cependant elle sent une vie qui lui fait prétendre et poursuivre un je ne sais quoi qu’elle ne voit ni ne goûte sinon par un secret désir, qui la fait poursuivre son objet nonobstant ses peines, ses chaînes et ses obstacles. Et comme les premières âmes lumineuses sont animées par ce qu’elles voient et découvrent, celles-ci sont insensiblement portées par ce désir secret, sans savoir comment, vers Dieu qu’elles voudraient avoir et qu’elles ne peuvent trouver. Les âmes qui sont en un état moyen participent tantôt de l’un et tantôt de l’autre.
4. Le moyen donc de discerner les âmes pour remarquer ce germe de vie qui doit se terminer à l’union divine ? Ce n’est pas, comme je dis, par leur oraison, soit de lumière ou de sécheresse, mais bien lorsque l’on peut découvrir en leur oraison, quelle qu’elle soit, ce germe, ce principe et cette semence ; car quand elle n’y est pas, il faut bien se donner de garde de les conduire et de les adresser à la simplicité, ce serait tout perdre. Mais quand on a remarqué en une âme telle semence ou tel principe, pour lors il lui faut aider et l’acheminer doucement à la simple présence et [296] nudité de foi selon la voie que Dieu tient sur elle. Si l’âme est conduite en lumière, il faut lui aider à se simplifier par ces mêmes lumières ; si par l’obscurité et les ténèbres, il faut lui aider aussi par cette voie et manière d’oraison et la simplifier peu à peu et l’ajuster à la simple et nue foi ; et ainsi du reste des autres voies et oraisons.
5. Et pour mieux comprendre ceci, il faut savoir que comme Dieu est la simplicité même en tout ce qu’Il est, soit en Son être ou en Son opération, aussi faut-il par nécessité que les âmes que Dieu destine et qu’Il achemine vers Sa divine présence, pour en jouir et se perdre en Lui, soient peu à peu simplifiées et défaites de leur opération.
Tout au contraire celles qu’Il ne destine que pour la sainteté vertueuse et qu’Il ne prépare pas pour Lui-même mais pour L’honorer et Le glorifier par leurs bonnes et saintes pratiques, doivent être multipliées ; et même autant qu’elles le sont saintement, autant arrivent-elles à la fin de leur vocation. C’est donc la multiplicité et la diversité des saintes vertus et des bonnes pratiques qui remplissent et sanctifient les âmes non destinées à l’union divine. Car tout ce qui est hors de Dieu est multiplié, et en sa multiplication est sa grandeur ; au contraire, ce qui est en Dieu, et destiné pour y arriver, est autant grand qu’il est simple, autant multiplié qu’il est en unité, d’autant que Dieu est toutes choses et contient toutes choses.
6. Mais qu’est-ce qui peut découvrir ce principe et certifier qu’elles aient cette semence de vie, nécessaire pour les acheminer sûrement à Dieu en simplicité de présence et de foi ? [297] Deux choses le peuvent faire. La première et la très ordinaire est un directeur ou quelque personne fort éclairée qui, étant beaucoup en Dieu, voit et goûte un tel principe ; je dis fort éclairée d’autant qu’à moins d’une lumière fort divine, il est très difficile de faire ce discernement, d’où vient que c’est assurément un grand don de Dieu quand Il en donne quelqu’un pour faire ce discernement.
La seconde (faute de ce premier moyen) est de se servir des marques qu’ont données plusieurs personnes fort éclairées pour faire ce discernement, comme est principalement entre tous le bienheureux Jean de la Croix. Et voilà le moyen dont se servent les directeurs et ceux qui sont obligés de donner leur avis aux autres en agissant par la manière plus ordinaire ; et, quoiqu’ils ne soient pas fort divinement éclairés, il faut s’en servir du mieux que l’on peut. Mais ces directeurs doivent beaucoup demander lumière au Bon Dieu afin qu’Il supplée à leur lumière. Car ils peuvent causer grand dommage aux âmes, soit en les certifiant trop facilement, ou bien en les empêchant, n’étant pas assez éclairées pour discerner leur vocation à la simplicité. Cependant il faut aller bonnement et abandonner tout au Bon Dieu, Lui demandant lumière afin que l’on ne soit pas trompé.
7. Mais quand une fois on est certifié, il faut être fort fidèle et aider peu à peu telles âmes à marcher incessamment par telle voie que Dieu leur a choisie, en mourant, en se dépouillant d’elles-mêmes, et en souffrant un million de croix, de peines, et d’ennuis, remarquant bien que ces âmes où est la semence pour la simplicité, étant fidèles, sont toujours reprises de [298] Dieu, lorsqu’elles s’occupent, pour peu que ce soit autour de soi, ayant un certain instinct d’outrepasser tout, les créatures, soi-même et les peines mêmes qu’elles souffrent, ne s’entortillant et ne s’embarrassant jamais l’esprit d’incertitudes, de scrupules et d’autres telles peines qui sont des empêchements essentiels en cette voie. Telles âmes ont besoin d’être fort fidèles à ce que Dieu demande d’elles pour l’intérieur et pour l’extérieur, et elles doivent marcher en grand dénuement de leur propre volonté et de leur propre jugement afin que de se laisser conduire de bonne foi. Car un très long temps elles ne voient goutte pour mettre leurs pieds, si bien qu’elles doivent marcher, comme l’on dit, sur la bonne foi de leurs parents, c’est-à-dire, se laissant conduire suavement et humblement par le discernement des personnes que la divine Providence leur donne. Et, quoique parfois elles soient fort lumineuses, elles sont cependant très obscures au fait de se poursuivre incessamment, pour se faire écraser et pour sortir de soi afin de s’approcher de Dieu.
8. Il faut bien remarquer que les âmes qui sont destinées pour se simplifier et pour se dépouiller ensuite d’elles-mêmes afin de trouver Dieu et d’en jouir finalement ont incessamment un certain instinct de ces choses, ce qui aide à les discerner. Et quand le discernement en est fait, pour lors il faut les aider peu à peu à mourir à soi-même en se simplifiant selon les démarches que Dieu fait en elles. Car quoique constamment elles soient fidèles à chercher Dieu et à ne pas se démentir au désir de Lui plaire et de Le pouvoir trouver, cependant très souvent elles ne sont pas moins pauvres par les sécheresses et [299] les tentations que les autres, ni moins pauvrettes par leurs défauts et souvent encore bien plus, découvrant davantage et plus véritablement leurs pauvretés, leurs misères et le reste, qui les humilient incessamment.
Au contraire, les autres qui ne sont pas destinées pour la simplicité, spécialement quand elles sont déjà avancées, se raffinent à couvrir leurs défauts et à les cacher spirituellement sous de beaux prétextes, se flattant et mettant toujours leur avancement en quelque chose de grand et qui paraît, soit visions ou révélations, etc. Mais ces âmes pauvrettes qui n’ont des yeux que pour se regarder de travers afin de se détruire incessamment, sont toujours humiliées, tant de leur part que de celle de Dieu qui, au lieu de les élever en les enrichissant, les appauvrit et fait souvent tout réussir de travers afin de les enrichir non en elles, mais en mourant à elles-mêmes : et par là, Il Se donne secrètement, ce qui est la vraie richesse.
9. Voilà assez parlé sur ces deux difficultés, ayant déjà tant écrit de la simplicité. Ceci étant seulement pour discerner les vrais simples d’avec ceux qui se veulent mettre d’eux-mêmes dans la simplicité, étant impossible de la contrefaire ni d’en donner des leçons, comme je remarque que plusieurs personnes prétendent ; d’autant que telle simplicité sans vocation surnaturelle se termine infailliblement en oisiveté et fainéantise, qui est la mère de tous les vices. C’est pourquoi ils foisonnent en défauts continuels dont ils ne voient jamais la fin ; au contraire plus ils se simplifient et dénuent, plus ils tombent lourdement, étant comme un homme qui serait dans la boue bien profondément [300] auquel on couperait les mains et les pieds ; comment donc s’en retirer ? Aussi en est-il de même des âmes où ce principe susdit n’est pas et auxquelles on retranche les saintes lumières et les saintes affections et pratiques, qui sont les mains et les pieds des âmes que Dieu destine pour les faire elles-mêmes avec le secours de sa grâce le tableau de leur perfection. Ce n’est pas la même chose des autres âmes : Dieu les estropie pour devenir Lui-même leur marcher, Il leur coupe les bras pour travailler Lui-même et Il les appauvrit pour être leur richesse.
10. Je finis l’éclaircissement de ces deux premiers doutes que j’ai mis ensemble d’autant qu’ils sont sur une même matière, en vous disant que les âmes qui ont le don de simplicité et qui sont destinées par conséquent pour cette grâce en doivent avoir une grande reconnaissance comme d’un don très spécial, et pourtant elles se doivent ressouvenir que tel don leur impose une obligation très grande à la fidélité. On croit, pour l’ordinaire, que les seuls péchés sont matière d’obligation et on ne compte être redevable à Dieu que quand on est tombé dans quelque péché d’importance. Mais pour moi, je crois que ce don est d’une si grande conséquence qu’il est plus facile, sans comparaison, de satisfaire à plusieurs péchés mortels dans une grâce commune que de réparer la perte ou la diminution de ce don en une âme qui l’a reçu. La raison est qu’avec le regret véritable de sa faute, après l’avoir véritablement confessée, Dieu ne manque jamais de donner Sa grâce et de remettre telles âmes communes en leur degré. Mais, pour les âmes du don surnaturel, il n’en va pas de même : il faut bien d’autres dispositions [301] que les communes pour recevoir tel don, et ainsi, il en faut bien d’autres que les communes pour le ravoir et le mériter derechef, étant perdu ou diminué. Il n’y a que la seule disposition immédiate au surnaturel qui puisse exciter et toucher le cœur de Dieu pour cela.
11. Quelle est cette disposition immédiate ? C’est le véritable néant de soi et l’humiliation parfaite en toute manière, c’est-à-dire devant Dieu et devant les hommes. Mais comme peu d’âmes peuvent souffrir cette humiliation de la part de Dieu pour ouvrir derechef leur yeux et recevoir la divine lumière, la plupart crevant de se voir et de se sentir dans leur corruption sans être regardées et considérées de Dieu, aussi peu d’âmes après la diminution ou la perte de leur vocation, la recouvrent. Car afin que Dieu Se donne et Se fasse voir, il faut que l’âme meure et qu’elle pourrisse un million de fois dans sa mort et dans son sépulcre : ainsi, afin que ce beau jour et cette divine lumière revienne dans son aurore, il faut être humilié, apetissé et ainsi il faut par nécessité que Dieu par Sa Providence traîne une telle âme dans la boue de soi-même. Il nous a donné un exemple de ceci en la personne du pauvre aveugle-né : il prend de sa salive et la mêle avec de la boue et par ce mélange il donne la vue à ce pauvre homme. Tout le monde sait que cette salive est la sagesse et que la boue est la misère de nous-mêmes : et ainsi cette divine Sagesse étant mêlée dans notre humiliation fait le miracle de nous faire revoir. Les hommes peu éclairés dans les Mystères divins, envisageant ce remède dont Jésus-Christ se servit, jugeraient que c’était plutôt pour l’aveugler, s’il avait eu de bons yeux, que pour le faire voir. Cependant c’est le procédé de Jésus-Christ. Et heureuses les âmes qui souffrent et sont fidèles à leur véritable humiliation, car la divine lumière leur sera donnée et incessamment leurs fautes sont remédié par ce procédé !
12. Vous me pourriez demander : au cas qu’une âme, laquelle est déjà avancée dans la simplicité, vint à négliger la grâce et tomber même en quelque péché notable, et je dis même à abandonner après tels péchés pour quelque temps son oraison et à faire perte de son don, que doit-on faire ? Faut-il remettre une telle âme dans son commencement, et lui faire reprendre des sujets de méditation, des examens, comme au commencement, et tout le reste du premier état ? Non. Car, comme je viens de dire que la lumière surnaturelle ne vient dans l’âme que par l’humiliation, telles premières pratiques que l’âme a déjà pratiquées ne feraient que dessécher et lasser.
Il faut remettre l’âme où elle était, mais avec un regard humble et amoureux, l’aidant à porter en cette disposition toutes les humiliations qui lui arriveront de sa chute, soit devant Dieu ou devant les créatures, et à se nourrir et marcher par l’humiliation au lieu de cacher sa faute, et d’en être confuse avec chagrin et ennuis : par là la lumière insensiblement et imperceptiblement renaîtra et reviendra.
13. Les degrés de telle humiliation sont :
La résignation : souffrant avec résignation toutes les peines, les ennuis et les incertitudes si la lumière reviendra, en se résignant soi-même par humiliation à cause de sa faute et pour la réparer de les porter sans jamais s’ennuyer [303] quoique même la lumière ne dût jamais revenir.
Être bien aise quand lui viennent des sujets d’humiliation de sa chute, soit devant Dieu ou devant les hommes qui s’en aperçoivent ; et, au lieu de les cacher et de porter une peine ennuyeuse dans le ressouvenir et les occasions que l’on a d’en expérimenter quelque chose, se plonger amoureusement dans cette humiliation, remédiant par ce moyen à tous les chagrins, ennuis et peines.
Si l’âme est courageuse de monter ces deux degrés de l’escalier pour ouvrir la fenêtre au Soleil éternel, qui ne demande qu’à se communiquer et se précipiter en elle, au cas que la fenêtre de son intérieur ne s’ouvre, qu’elle soit fidèle à entrer dans une autre disposition, à savoir dans une complaisance de se voir dans l’humiliation et dans la perte de son don, d’autant que la justice divine demande que le péché soit châtié et que le pécheur soit humilié ; de sorte que quand, tout le reste de sa vie, elle en porterait la privation, elle en aurait une grande joie, Dieu prenant par là une juste vengeance de son infidélité, et l’âme aussi méritant que tous les hommes l’humilient et aient d’elles des pensées de mépris en toutes manières. Ce dernier degré, étant le pur amour de la justice divine, consume tous les défauts et ouvre admirablement l’âme pour recevoir la lumière divine.
14. Mais que fera-t-elle donc cette pauvre âme ? Elle sera paisiblement humiliée et contente sur son fumier, remédiant comme elle pourra à ses plaies, vivant sans récompense ni solde de sa pauvre oraison et des pratiques de vertu que la Providence lui fournit. Ne [304] m’avouerez-vous pas que peu d’âmes, après bien des défauts entrent dans ces dispositions ? C’est ce qui fait aussi que peu d’âmes sont dans le surnaturel pur ; il y paraît quelque bluette de lumière, mais il y a peu de lumière pure surnaturelle.
15. Ce que je dis d’une chute notable doit être aussi entendu des chutes que les âmes de cette grâce font journellement, d’autant que l’humiliation étant la véritable ouverture par laquelle la divine lumière vient en l’âme, c’est le seul moyen de remédier efficacement aux défauts de telles personnes. Cependant vous en voyez tant qui, après leurs chutes, remplissent malheureusement leurs âmes de chagrin, de retour sur eux-mêmes, de scrupules et d’embarras ; et comme les fautes sont assez ordinaires à cause de la corruption de la créature, leur pauvre âme n’est nourrie et remplie que d’épines qui la dessèchent au lieu de lui donner de l’onction, l’aveuglent au lieu de la faire voir, la retardent au lieu de la faire courir. Et cependant il est très vrai qu’au cas que les âmes fussent fidèles à ces dispositions susdites, selon le degré où elles en sont, leurs défauts leur deviendraient utiles et qu’elles n’en recevraient aucun dommage.
J’avoue que comme ces âmes sont infiniment pleines d’elles-mêmes, et qu’ainsi elles s’aiment éperdument, dès que l’humiliation les approche et qu’elles ne sont pas dans l’approbation des hommes, qu’elles ne sont pas louées et adorées, elles crèvent un million de fois : cependant c’est un « faire le faut » [sic]. Jamais la lumière divine n’approchera d’une âme qu’autant qu’elle sera petite et humiliée, comme jamais Dieu ne viendra Lui-même en une âme divinement éclairée que par la mort réelle d’elle-même et selon son degré de vraie mort.
Si vous avez encore quelque doute sur ces deux difficultés, consultez les autres écrits, spécialement le traité de la simplicité et vous y trouverez les réponses164.
16. Les personnes destinées à la grâce de simplicité et de simple présence ont un certain fond de stabilité et d’inclination à la paix, qui, à moins d’être infidèles, s’augmente incessamment selon l’augmentation de leur don. Ce qui fait qu’elles n’abondent point en quantité de desseins, étant fort facilement contentes, s’appliquant uniquement pour l’extérieur à ce qu’elles ont selon la vocation où elles sont, et trouvant là par l’instinct de leur âme de quoi se satisfaire pour la vertu et la sainteté en pratique. S’ils sont religieux, ils aiment leur règle et les façons de faire qui se trouvent aux lieux où ils sont ; et même quoiqu’il y eût des défauts, ils savent, par le secret de leur intérieur, tirer la quintessence de tout en faisant usage et se contentant de ce qu’ils trouvent et peuvent rencontrer, ne se repaissant jamais de desseins creux et de pensées et désirs. S’ils sont dans le monde, leur état, quel qu’il soit, les satisfait, faisant usage de ce qu’ils y rencontrent sans d’autres désirs ; et plus leur intérieur et leur don s’augmentent, plus ceci se trouve vrai et s’augmente aussi.
17. Vous remarquez en telles âmes où ce don est, un certain discernement pour trouver et remarquer si bien les vertus que Dieu demande d’elles en leur état que cela est tout particulier, car les âmes, quoique saintes, qui n’ont [306] pas ce don, se multiplient sans comparaison davantage, ne pouvant se contenter de l’état de providence où elles sont, voltigeant toujours en pratiques et en désirs tout autres, et étant souvent fort imparfaites en ce qu’elles doivent faire. Cependant il est impossible de rajuster165 telles âmes comme l’on fait les autres, pour découvrir la beauté de l’état où la Providence les a mises et pour se contenter du moment et de la perfection de ce qui leur arrive. Les croix non seulement intérieures, mais aussi extérieures de leur vocation les accablent, et elles n’ont pour l’ordinaire de la dévotion qu’autant qu’elles en sont libres et qu’elles en délivrent leur esprit.
Les premiers, c’est-à-dire ceux qui ont le don de simplicité, comme ils ont, par leur vocation intérieure, l’inclination pour mourir incessamment en eux-mêmes et à eux-mêmes, aussi ont-ils pour l’extérieur une certaine facilité et grâce pour se perfectionner et trouver leur totale perfection dans leur état et dans les rencontres de providence de leur condition et de leur vocation. Ceci va incessamment s’augmentant à mesure que leur don et leur intérieur s’accroît, s’établissant de plus en plus jusques à ce que leur âme trouve Dieu pour s’y perdre, dans lequel ils découvrent infiniment mieux ces divines vérités, voyant que les divines et secrètes lumières qui les ont conduits peu à peu par ce sentier secret, leur ont fait trouver la vérité ; si bien que tout le changement qu’ils remarquent est qu’étant en Dieu, ils trouvent en repos permanent la fidélité à leur vocation, et que dans la voie pour aller à Dieu, ils ont marché obscurément par cette même fidélité ; en l’un, ils [307] en jouissent jouissant de Dieu, et en l’autre ils marchent vers Dieu par les croix et providences du même état.
Je dis ceci pour faire discerner les âmes qui ont cette vocation intérieure d’avec celles qui ne l’ont pas : ceci étant infaillible et la voie pour trouver infailliblement Dieu Lui-même.
18. Les âmes qui n’ont pas cette vocation de simplicité ou ce principe de vie sont toujours alertes et en quête de nouveaux moyens pour aller à Dieu et pour Le contenter, n’en trouvant jamais qui le fasse assez. Au contraire les âmes simples, par ce secret principe, ne sauraient tant se multiplier, trouvant toujours toutes choses en ce qu’elles ont, supposé leur fidélité. De plus ces sortes d’âmes marchent à petit bruit, ne faisant pas fort parler d’elle, d’autant qu’elles sont peu portées au-dehors, même à faire des charités éclatantes, trouvant en soi et dans leur condition, bien que petites et obscures, de quoi infiniment rassasier leurs cœurs, quoiqu’animés d’un instinct divin pour n’ambitionner pas moins que de trouver Dieu et se perdre à la suite en Lui sans plus se retrouver.
19. Mais, me direz-vous, telles âmes sont-elles impeccables ou bien tombent-elles très peu souvent dans des défauts ? Elles ne sont pas impeccables, et même, à moins que d’être déjà beaucoup avancées, elles font souvent des fautes, mais elles en sont, par leur secret intérieur, très humiliées avec paix et repos, leurs fautes mêmes leur servant comme d’un fumier pour les faire pourrir, mourir et fructifier.
Les autres, au contraire, sont pour l’ordinaire chagrines de leurs défauts : elles en font quelquefois au-dehors et en apparence moins que les [308] premières, mais dans la vérité leur cœur est plus infidèle. Et comme ces âmes n’ont pas tant d’application intérieure que les premières, qui ne soient de conséquence, Dieu les occupe presque toutes et toujours de leurs défauts, soit par des scrupules et épines intérieures ou par l’occupation du sacrement de pénitence, car ces âmes voudraient toujours être pendues à l’oreille de leur confesseurs soit pour leur parler et les remplir, soit pour se confesser, aimant ardemment la multitude et la multiplication des confessions. Les premières s’en servent humblement selon leur besoin, mais la mort d’elles-mêmes incessamment pratiquée leur est une manière de savon pour les blanchir, que les autres ignorent toujours jusqu’à la fin de leur vie.
Mais quoi enfin ? Les âmes non appelées à ce don ne peuvent-elles pas acquérir une grande sainteté ? Oui assurément, mais non telle et à la même manière que les autres, supposé la fidélité de chacune.
Doivent-elles être pleinement contentes chacune dans sa vocation ? Oui, car c’est à Dieu à marquer Son ordre et à l’âme à s’en contenter, et c’est assez.
20. Quoique j’aie déjà parlé de l’oraison de simplicité et de ses degrés, et même de la lumière de foi dont Dieu Se sert pour [309] la communiquer aux âmes, cependant comme cette divine lumière est le seul moyen par lequel ces âmes marchent et s’avancent vers Dieu, et aussi qu’elle fait la distinction et la différence de ces âmes d’avec les autres qui ne marchent pas par la simplicité, il est à propos ici de dire quelque chose de cette foi, répondant à quelques doutes que l’on peut avoir là-dessus. Ce qui pourra aussi servir pour faire la distinction assurée de ces âmes d’avec celles qui marchent saintement par les lumières, ferveurs et saintes pratiques, celles-ci ayant souvent les mêmes expressions, et des idées quelquefois surnaturelles des mêmes démarches que font les âmes par la lumière de foi : (1) en se simplifiant ; (2) en se dénuant ; et (3) en se perdant en Dieu ; si bien que quand on n’a pas suffisamment de la lumière pour voir en Dieu l’état de ces âmes, les jugeant seulement par leurs expressions, vous les prendriez pour telles et jugeriez assurément qu’elles marchent le sentier de la foi, et de cette manière vous leur donneriez les mêmes avis.
21. Ce qui serait les perdre sans ressource et les étrangler sans remède, d’autant que n’ayant pas ce principe qui opère l’oraison de simplicité qui est la foi, vous leur conseilleriez les règles et les maximes de l’état de foi, qui sont de se simplifier, de se dénuer et de se perdre ; et, n’ayant pas le remplissement de ce qu’ils quitteraient, à la fin au lieu de les acheminer pour les perdre véritablement en Dieu, comme fait la foi par ces démarches, vous les dénueriez et les perdriez non en Dieu, mais en elles-mêmes par un malheur qui ne se peut comprendre que par l’expérience. Parce que les âmes qui ont le don de la foi marchent, s’avancent et subsistent [310] d’autant plus en Dieu qu’elles se simplifient et dénuent, à cause que la foi qui est le principe de telles démarches, insinue et communique insensiblement et imperceptiblement Dieu, qui devient le remplissement de telles simplicité, nudité et perte ; et au contraire, les âmes qui n’ont pas ce don de foi, n’avancent, ne se remplissent et n’approchent de Dieu qu’en se remplissant de ferveurs et de lumières saintes et en augmentant les pratiques multipliées. Si bien que les unes nient et les autres affirment ; les unes se dépouillent pour se revêtir ; et les autres, pour être pleines de Dieu, se remplissent et deviennent fécondes de saintes choses par lesquelles ce Dieu de miséricorde Se communique à elles et sans lesquelles elles seraient toujours vides en tout point et en toute manière. Jugez quelles perte et tromperie ! Cependant les unes et les autres sont souvent si semblables qu’à moins de beaucoup de discernement vous donneriez facilement le prix à celles qui sont le plus éloignées, d’autant que les hommes, pour l’ordinaire, ne jugent que par ce qu’ils voient par les sens, ou, au plus, par le discernement de leur entendement : et comme telles lumières, soit des sens ou des puissances, ne peuvent découvrir que ce qui est sensible ou palpable, aussi donnent-ils souvent l’assurance selon qu’ils voient plus de plénitude et qu’ils remarquent une âme plus fleurie de saintes choses. Ce n’est nullement cela qui peut faire assurément le discernement des âmes qui sont appelées à la simplicité, ou de celles qui ne le sont pas : la seule lumière de foi qui cause ce principe de vie susdit en fait la distinction, et l’on ne peut les discerner assurément que par là.
22. [311] Cette lumière de foi donc est une certaine intuition de grâce, laquelle ayant touché l’âme, la fait marcher et courir à Dieu par une lumière secrète et obscure qui lui suffit et lui sert de tout. Si bien que cette divine foi ayant touché l’âme lui donne un certain instinct d’un je ne sais quoi dans son fond, qu’elle va toujours cherchant, non par les lumières palpables et manifestes, d’autant qu’elles ne lui découvrent pas assez à son goût et selon que l’instinct qu’elle sent gravé en elle le demande ; mais elle désire une lumière par laquelle elle regarde et pénètre plus avant, qui n’est proprement que cette lumière secrète de la foi, laquelle, quoique obscure et ténébreuse lui donne un je ne sais quoi pour voir et goûter Dieu, les Mystères et le reste selon son degré. Cette lumière étant donnée touche le plus profond de l’âme pour lui faire goûter Dieu et ainsi pour le porter incessamment vers Lui : et à mesure qu’elle croît, cet instinct et cette touche augmentent.
23. Ce qui est cause que, dans les vérités que l’âme considère au commencement de la voie, sa foi dont elle les envisage et les pénètre ne peut se contenter de voir l’écorce comme les autres lumières surnaturelles, mais il faut qu’elle pénètre le fond. Et ainsi l’âme est comme impatiente pour le pénétrer par sa foi obscure : et, comme elle ne le peut de la manière qu’elle voudrait, elle sent une impatience qui est cause que jamais elle n’est satisfaite, mais qu’elle désire toujours de plus en plus goûter et jouir de ce que la lumière de foi lui fait secrètement et inconnuement trouver dans les vérités. Et comme chaque vérité a une profondeur infinie [312] cela fait que l’âme, touchée et éclairée de la foi ne peut être satisfaite, ne pouvant pénétrer jusques où son fond voudrait pénétrer ; mais elle est instruite qu’il suffise que, marchant en foi et regardant et pénétrant les vérités en cette obscurité, un jour elle sera satisfaite, mais que présentement, et durant que la foi est encore dans les vérités et en voie, elle la fait courir et désirer, et quand elle aura fait trouver, elle donnera le repos. Enfin cette foi est une lumière divine obscure et ténébreuse par laquelle nous voyons et possédons les choses en vérité et réalité, telles qu’elles sont.
24. Ceci suffit à des âmes déjà beaucoup pénétrées et éclairées de la foi. Mais pour celles qui commencent à y entrer, cela ne laisse en elles que certains instincts pour la foi, dont elles ne peuvent jouir à cause de son obscurité et de son infinie pureté, étant une véritable participation de la divine Majesté, ainsi quand elles en trouvent quelque chose de déduit et d’éclairci, cela leur fait un plaisir infini. Mais de vouloir parler de la foi pour la faire voir palpablement aux hommes, ce serait folie : elle est trop pure et au-dessus de la compréhension grossière de nos pauvres sens et entendement pour y pouvoir arriver. Tout ce que les âmes les plus éclairées en ont dit n’est proprement que pour l’admirer et en exprimer quelques effets. C’est une lumière admirable, dit un Apôtre166 et saint Paul, la définissant, l’appelle la substance des choses que nous espérons167 : c’est-à-dire qu’elle est si admirable, si incompréhensible et par conséquent tellement sans expression qui puisse [313] véritablement nous découvrir sa beauté telle qu’elle est que, comme nous ne voyons jamais les substances que par les accidents qui les couvrent et qui voilent leurs Mystères, de même tout ce que les créatures disent de cette divine lumière de foi n’en sont que les accidents et le sens mystérieux en est réservé à l’expérience. Goûtez et vous verrez 168: travaillez fidèlement, supposé le don, et vous verrez que cette divine inconnue, voilée des ténèbres et des obscurités, est cependant en soi infiniment lumineuse et que ses nuages, ses obscurités et ses privations ne sont qu’à notre égard, et non en elle : puisqu’en elle-même, elle est la lumière de Dieu, et que voir les choses en lumière de foi, c’est les voir telles qu’elles sont et comme Dieu les voit, quoique, à l’égard des sens et des puissances, on n’y découvre qu’obscurités, ténèbres et pauvretés.
25. Mais, me direz-vous, supposé la vérité de tout cela, qu’il me semble que je goûte dans le centre de mon âme, pourquoi, étant une lumière si vraie, si efficace et si infinie, étant la lumière de Dieu, at-elle tant de ténèbres et est-elle si obscure à notre esprit que, même pour se communiquer encore et avec plus d’avantage et d’abondance, elle obscurcit et rend ténébreux les entendements les plus féconds et lumineux ? Il semble donc qu’elle n’ait et qu’elle ne nous communique ses beautés que pour nous les cacher.
Je réponds 1. Que la foi étant infiniment au-dessus de la capacité de notre entendement, il ne peut ni la voir ni la comprendre, et [314] qu’ainsi, si elle donnait quelque notion d’elle dans la capacité de l’âme, ce ne serait pas elle, mais quelque chose d’elle ; et ainsi au lieu que cela fût avantageux, cela serait désavantageux. C’est donc par sa grandeur et à cause de la faiblesse et de l’incapacité de notre âme que l’on ne peut voir la foi qu’en nuage et en obscur.
26. La seconde raison est que, comme c’est la lumière de la vie présente, et que Dieu n’a pas de plus grand désir et de plus grand dessein que de la communiquer abondamment, il faut par nécessité qu’elle fasse toujours des nuages, des obscurités et des pauvretés, car par là seulement elle se communique et rend notre âme capable d’elle. Ce n’est donc point en voyant que l’on voit par la foi, c’est en nous obscurcissant et en nous privant de notre propre lumière, qui ne voit et qui ne juge des choses que par la capacité naturelle, et ainsi il faut par nécessité, que la foi étant purement et entièrement surnaturelle, elle aille toujours obscurcissant l’âme et la privant de sa lumière et capacité naturelle de voir pour rendre l’âme capable de voir par elle en manière divine et surnaturelle. De sorte que ce n’est pas par le défaut de la foi qu’elle est obscure, pauvre et ténébreuse, mais à cause de notre misère et incapacité qu’elle veut et peut relever de telle manière qu’on voie en manière divine et par une lumière toute divine.
27. Tout ceci me fait naître un autre doute, savoir si cette foi, dans son commencement et dès qu’elle touche l’âme pour la faire courir après Dieu, est aussi surnaturelle que dès lors qu’elle est [315] fort avancée et en un degré très parfait.
Cette foi divine, et qui est l’origine et la lumière du don de simplicité et de ceux qui la suivent, est surnaturelle dès son commencement, et elle ne devient pas plus surnaturelle, quoiqu’elle s’accroisse et s’augmente. C’est là sa différence de la lumière de gloire que celle-ci se donne toute et totalement et en un clin d’œil ; mais la lumière de foi étant de cette vie où nous sommes dans le temps et non dans l’éternité, elle a son accroissement à notre égard, lequel se fait et s’augmente à mesure que l’âme est fidèle à mourir et à sortir de sa propre lumière et de soi-même : si bien que le Soleil éternel demeurant toujours dans le centre de notre âme et commençant de se manifester et d’éclairer l’âme par la foi est toujours prêt de l’éclairer entièrement et de se précipiter en l’âme si la disposition à cette lumière y était.
N’avez-vous jamais pris garde comment le soleil éclaire une chambre obscure et dont les fenêtres sont fermées ? Vous ne faites qu’ouvrir la fenêtre et vous remarquez qu’à mesure que l’ouverture se fait, la lumière se donne, et qu’elle s’augmente selon que vous faites une grande ouverture et que la fenêtre étant entièrement ouverte, la lumière se donne entièrement : ce n’est donc pas de la part de la lumière et faute de la lumière qu’elle y est moins, mais bien faute de ce que l’on n’ouvre pas suffisamment la fenêtre. Ainsi en est-il des âmes où ce don de foi se donne : c’est la même au commencement et en la fin, en l’un moindre, et à [316] la fin plus grande ; mais ce plus et ce moins vien [nen] t du plus et du moins de notre part, parce que nous avons tant de peine de quitter nos propres lumières et notre nous-même que c’est nous faire marcher dans des précipices que de nous en tirer ; cela fait que, ne nous quittant et ne mourant à nous que très peu à peu, aussi cette divine foi ne prend la place de notre nous-mêmes et de nos lumières que très peu à peu. Mais qui serait assez heureux que de se perdre et de se précipiter à corps perdu dans l’heureux abîme de la foi, s’y trouverait, après sa perte, non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu, tout renouvelé et vivant en Dieu, comme le commun des créatures vit en soi-même. Le juste vit de la foi169, dit une âme qui avait expérimenté ces divines vérités.
Mais quoi ! Est-il possible que ces obscurités, ces nuages de la foi, quoiqu’elles nous tirent de nos propres lumières et conceptions soient aussi surnaturelles et divines que tant de visions saintes et de communications très relevées qui se sont faites et qui se font à de saintes âmes ?
Pour répondre à ce doute, je vous dirais volontiers que vous attendiez l’expérience, et que vous éprouverez qu’il n’y a non plus de comparaison entre l’obscurité divine de la foi et les visions et communications surnaturelles qu’il y a entre une goutte d’eau de la mer et la mer même ; car, quelque vision que vous me pourriez donner et quelques communications [317] que vous pourriez avoir, si elles ne sont de celles que je viens de dire, elles sont toujours dans la capacité et conformément à la capacité de la créature, laquelle étant toujours très petite quoique relevée à l’égard du commun des hommes, ne peut jamais être plus relevée que la capacité humaine ornée de la grâce. Mais pour la foi, c’est toute autre chose : elle n’agit jamais en nous que hors de nous et nous tirant de notre propre capacité et de notre être limité ; et ainsi ces obscurités nous tirant hors de nous-mêmes, selon le degré que nous y participons, nous font être au-dessus de la capacité et du moyen humain[s], plus sans comparaison que toute vision et communication surnaturelle dans la capacité et selon la capacité de la créature.
29. Je vois que vous poursuivez et me demandez sur cela s’il y a d’autres communications surnaturelles que les visions par lesquelles Jésus-Christ, la sainte Vierge ou quelques saints, ou enfin d’autres choses, sont manifestées surnaturellement ?
Je réponds que oui ; et pour éclaircir cela, il faut savoir que dans cette vie, Dieu Se communique en deux manières.
(1) Par la manière conforme à la capacité de notre âme, modifiant les choses et les faisant voir en la manière de la créature, et de cela tant de personnes ont écrit. Car c’est la plus commune façon dont Dieu Se sert, je crois, très souvent, d’autant qu’il faut beaucoup mourir à soi et se perdre pour être capable de l’autre manière, infiniment plus relevée, mais qui demande un état fort avancé et perdu à soi-même ; ce que ne demande pas celle-ci, car une âme du commun peut avoir [318] telles visions de la première manière dès son commencement sans que cela l’établisse dans un état surnaturel ; mais pour les autres, il faut être dans l’état surnaturel même, telles vues et telles communications étant cet état même.
(2) Il y a d’autres visions et communications qui se font en la foi même et par une foi fort pure et relevée, de telle manière que les âmes qui sont assez heureuses de les avoir à cause de leur foi si pure, voient par ce moyen les choses en Dieu. Ce sont comme des vues substantielles et des touches divines, lesquelles en un moment, et sans expression ni temps, parlent infiniment à l’âme et font entendre tant de choses et si diverses qu’il faut les avoir vues et les avoir éprouvées pour les comprendre. Or, telles visions, étant l’état même de la foi, ne se donnent que par un avancement merveilleux de l’âme, et au lieu de retarder et embarrasser comme font souvent les autres, elles avancent et font faire en un moment ce qu’on ne ferait par la grâce ordinaire de la foi en vingt et trente années, et tout cela en rien qui soit en la manière de la créature.
Vous verrez tantôt, quand je répondrai à votre troisième demande, l’usage qu’il faut faire des premières visions et communications, d’autant que parfois les âmes de ce degré de foi en ont, non pas celles qui sont fort avancées en ce degré, si ce n’est pour quelque raison du public et de charité ; mais celles qui ne sont pas beaucoup avancées en la foi et qui ne sont pas encore en état d’entendre les choses par la manière de la foi.
30. Vous savez que j’ai déjà tant écrit de la foi et de ses degrés et démarches en l’âme [319] qu’il vous suffit ; vous n’avez qu’à y avoir recours pour votre consolation ; autrement la foi étant une lumière infinie, l’on ne tarirait jamais d’en parler et l’on ne finirait aussi jamais. Allez à l’expérience, et il suffit que vous ayez ces faibles crayons170 pour vous solliciter de perdre vos yeux et à la fin tout vous-même dans ce Soleil éternel. Et pour lors vous me direz qu’en vérité je n’ai fait que bégayer pour donner de l’appétit d’une chose que l’œil de l’homme n’a point vue et qui n’est jamais montée dans aucun cœur171, tout ce que l’on en peut dire n’étant point ni ce qu’elle est ni ce qu’elle communique. Aussi ne prétends-je pas que vous vous ressouveniez toujours de ces choses : elles vous serviront durant que votre âme va à tâtons au fait de la foi [sic] ; mais quand elle aura paru de manière que votre âme soit heureusement perdue en Dieu par son moyen, quittez ces faibles lumières pour voir par la lumière même. Vous le ferez bien malgré vous, car en vérité ce n’est rien dire, quoi que l’on dise, et bien que Dieu prenne plaisir d’exprimer par Sa pauvre créature quelque chose de Son admirable lumière.
31. Après tout ce que vous dites de la foi, que je goûte admirablement, une chose me surprend, et je n’en puis jamais revenir, étant la seule que je puisse expérimenter ; car pour celles que vous venez de dire, je les goûte par instinct sans y être, n’étant qu’au commencement de la foi, où je ne puis encore goûter ni expérimenter que pauvreté, vide, et une petitesse que je ne pourrais jamais regarder [320] comme lumière de foi et comme son effet en moi, si je ne me soumettais. Je sens une telle petitesse et un tel appauvrissement de moi et de toutes choses que je ne puis accommoder cela par mon esprit avec la grandeur de la foi et son opération toute merveilleuse172.
Je vous entends et vois bien que vous ne savez pas encore le secret divin de la foi, car comme elle est très admirable et féconde dans sa fin, et quand elle a rendu l’âme capable d’être en Dieu et de jouir des choses en Dieu, aussi est-elle très divine en son commencement par sa petitesse, étant cachée et inconnue. C’est ce que Jésus-Christ nous a exprimé par cette semence et ce grain de sénevé, qui dans son commencement est très petit, imperceptible et très inconnu, mais qui dans sa fin, croît et devient un arbre très grand, ainsi que marque le saint Évangile173. Cette semence est la foi, comme chacun sait.
32. La raison pourquoi, c’est comme le dessein de Dieu par la foi, en son commencement, tend uniquement à faire sortir l’âme de soi-même, Il ne peut prendre un meilleur moyen, car, par cette petitesse, elle appauvrit et avilit tellement l’âme fidèle qu’elle vient à se mépriser d’une telle manière qu’elle ne fait nul état de soi ni de sa grâce. L’âme est si corrompue que si la foi faisait voir sa beauté dès le commencement, ce qui n’est pas même possible par les raisons susdites, elle s’y attacherait et s’y arrêterait et, même étant si ennoblie et relevée, elle s’en estimerait beaucoup ; si bien [321] qu’elle ne sortirait jamais de soi-même, au contraire elle serait toujours autour de soi-même. Ce que n’a garde de faire une pauvre âme où la foi est, devenant si vile à ses yeux, et quelquefois même aux yeux des spirituels non éclairés de cette divine lumière, que c’est tout ce qu’elle peut faire que de se souffrir soi-même et d’avoir patience avec soi-même, sa pauvre nature crevant très souvent sous le poids extrême de sa misère. Et ce qui est admirable, sans que l’âme le sache, cette divine foi, cachée sous sa petitesse, marche et avance toujours, insinuant à l’insu de l’âme, mais non des personnes qui ont des yeux pour le découvrir, les divines vertus, non par le dehors, comme font les autres lumières inférieures à la foi, mais par le dedans et par le fond et le secret de l’âme, si bien que par un miracle de la divine grâce, la lumière de la foi étant, comme dit Jésus-Christ, une semence, elle fait secrètement les mêmes effets.
33. Prenez garde que la semence, en pourrissant, prend vie. Aussi la foi, étant cachée et petite en l’âme, prend et communique à l’âme un principe de vie qui est, comme en la semence, l’origine de tout le reste. Cette vie en la semence est cachée en la terre, et les hommes n’en voient rien, aussi en la foi, ce principe est dans le fond de l’âme où Dieu seul le voit, et les hommes, par sa divine lumière. Cette semence, vivant par la pourriture, répand ses racines çà et là par lesquelles elle tire sa nourriture de la terre, aussi cette foi inconnue, petite et pauvrette, vivant par la pourriture de l’âme, répand ses racines dans la même âme, car, comme la semence vit de la terre où elle est, la foi vit et s’étend [322] par les vertus prises et puisées dans l’âme. C’est pourquoi vous ne voyez durant tous ces premiers temps que pauvretés et misères, et par là, la foi jette çà et là ses racines, qui sont la patience, l’humilité et le reste. Y a-t-il temps et moyen de pratiquer une plus grande patience, une plus grande et surnaturelle longanimité, une plus profonde humilité, une plus admirable vie inconnue et abjecte que par ce moyen ? Si bien que l’âme ne faisant que se laisser mener à l’aveugle par la foi, sa chère maîtresse, sans qu’elle le sache, elle la met en état de pratiquer en mourant toutes ces vertus et une infinité d’autres qui s’y trouvent admirablement, en sorte que si la foi est admirable en faisant jouir de Dieu, quand l’âme L’a trouvé par son moyen, la même foi ne l’est pas assurément moins en son commencement, étant si petite et paraissant si petite pour communiquer et donner moyen à l’âme d’avoir toutes les divines vertus, comme étant les racines par lesquelles la vie cachée de la foi s’augmente et s’accroît admirablement jusqu’à ce qu’elle soit selon le dessein de Dieu.
34. Je vous prie de vous arrêter sérieusement sur ce Mystère admirable de la foi, et comment Jésus-Christ trompe amoureusement l’âme par son moyen pour lui communiquer une infinité de vertus, comme vous pourrez remarquer dans le détail. Et ainsi ce n’est pas sans un grand amour de la part de Dieu, ni sans un grand Mystère du côté de la foi, que la foi paraisse si petite et l’âme si pauvrette. Ne m’avouerez-vous pas que peu d’âmes voient ce Mystère, toutes leurs plaintes étant de ce qu’elles ont de plus grand, de plus fécond et de plus avantageux ? Ne m’en croyez pas tout à fait ; [323] expérimentez-le et vous verrez la chose encore plus vraie que je ne vous l’exprime ; et vous connaîtrez que voilà la cause pourquoi plusieurs âmes étant si heureuses que de recevoir le don de foi en font cependant peu de fruit, cette divine semence ne prenant pas vie en elles, ni ne s’y étendant pas, parce qu’elles lui ôtent le moyen de prendre et d’étendre ses racines.
35. Pour vous aider à ceci, corrigez-vous d’un abus fâcheux qui consiste en ce que les âmes, et même les directeurs, à moins d’une profonde lumière, croient toujours que la vie et l’augmentation de la vie des âmes plus divines consiste au dehors. Non, cela n’est pas : c’est dans l’âme, dans une vie inconnue, abjecte et petite ; il faut que Dieu fasse un miracle pour les tirer de là, mais pour l’effet de la foi il s’étend toujours de soi, de ce côté-là. Ceux qui n’auront pas le goût de la foi auront de la peine à comprendre ceci, mais je m’assure que toute âme clairvoyante en soi souscrira à cette vérité. Et cependant, dans cette petitesse, pauvreté et vie inconnue, telles âmes font plus, même pour le bien des autres, que les âmes qui paraissent et se manifestent tant.
Prenez garde que les arbres et semences qui n’ont pas de profondes racines, mais qui se nourrissent à fleur de terre, se dessèchent facilement et portent très peu de fruit ; les autres au contraire sont à l’abri et à l’épreuve des orages, des chaleurs, du froid et du reste qui peut les intéresser en leur vie ou en leurs productions : ainsi en est-il de ces âmes pauvrettes dont les racines sont profondes, selon que j’ai dit. [324)
36. Avant que de finir l’éclaircissement de ces deux difficultés, il faut encore vous avertir d’une chose de grande conséquence dont j’ai déjà beaucoup parlé en d’autres lieux, mais il me semble que l’on ne saurait trop le répéter à cause de sa conséquence, à savoir que cette lumière de foi, qui fait cette oraison de simplicité dont nous avons parlé, est une grâce spéciale, et non un don commun à tous les chrétiens, comme il paraît que plusieurs jugent. Car dès que l’on parle de lumière de foi, comme les termes sont communs avec la foi dont nous pouvons faire usage quand nous voulons dans le Christianisme, l’ayant reçue au baptême, l’on ne fait pas une grande distinction et l’on ne met pas une grande différence entre cette foi commune et générale pour tout le monde, et celle qui constitue ce don d’oraison.
Cependant il y en a une infinie, l’une étant donnée de Dieu pour ennoblir et élever notre âme à une opération sainte et vertueuse afin de vivre saintement et chrétiennement, mais l’autre est un don spécial et particulier à quelques personnes non pour que l’âme en fasse usage dans sa capacité et pour ennoblir ses puissances, mais pour la faire sortir d’elle-même et de sa capacité propre, afin de trouver le centre de l’âme où elle se perd heureusement pour ne plus se trouver elle-même. La première suppose toujours l’opération de l’âme par ses puissances en quelque degré d’élévation qu’elle soit, l’autre fait peu à peu perdre l’opération des puissances de l’âme jusqu’à ce qu’insensiblement et imperceptiblement l’âme soit réduite en son centre et en unité parfaite, c’est-à-dire qu’elle soit vraiment perdue en Dieu.
37. Et ainsi il faut remarquer deux choses. La première, qu’aucune âme ne peut jamais cesser utilement et véritablement l’opération de ses puissances si elle n’est assurée et certifiée qu’elle ait le don de la foi extraordinaire, et que de cette manière, comme ce don ne dépend pas d’elle, il n’est pas libre de se simplifier et de se dénuer quand l’âme le veut, mais qu’il faut que l’âme attende la semence de Dieu qui lui dise : Amice, ascende superius174. Ce qui est cause que je ne comprends pas plusieurs serviteurs de Dieu qui assurent qu’il y a une contemplation active en foi, c’est-à-dire dans laquelle l’âme se peut mettre de soi-même, sans être certifiée qu’elle ait ce don de la foi par lequel, seul, je crois que l’on peut être simplifié et dépouillé de son opération, cette foi étant substituée en sa place. S’ils entendent que, dans la foi commune et par la foi commune, on peut cesser les actes et se retrancher l’étendue de l’opération des puissances, soit de l’entendement, de la mémoire ou de la volonté, ou que des trois puissances ensemble, j’avoue que je ne l’entends pas, d’autant que, quelque degré de grâce qui soit renfermé dans [326] la foi commune, fût-ce même la grâce de lumière passive, jamais elle n’est donnée à l’âme pour ôter l’opération de l’âme, mais pour l’élever et la perfectionner en la manière qui lui est propre, et ainsi non en cessant, mais en voyant davantage et en aimant plus excellemment ; et de cette façon, ce n’est pas en cessant son opération, mais en la perfectionnant et en l’élevant.
38. Et pour mieux entendre ceci, il faut remarquer que la foi générale a plusieurs degrés par lesquels la capacité de l’âme est employée à connaître et à aimer Dieu. Les premiers sont tous communs, comme les bonnes méditations et réflexions par l’emploi des trois puissances de l’âme, dont chaque âme est capable, voulant s’occuper de Dieu par un bon et saint raisonnement sur les Mystères et les vérités de la sainte Écriture.
Dans ce degré de méditation, il y a plusieurs degrés subalternes selon la capacité naturelle de chacun, sa fidélité et l’abondance du concours de Dieu. Les uns ont un entendement plus fécond, les autres moins, mais ils sont plus affectifs ; et ainsi ils font différemment leur méditation : les uns la faisant plus raisonnée et plus lumineuse, et les autres moins lumineuse et moins étendue, mais plus affective. D’autres encore n’ont ni l’un ni l’autre, comme souvent vous en trouvez parmi les femmes et les filles, et cela pour plusieurs raisons, soit à cause de l’activité et la précipitation de leur esprit, et de la grandeur et l’étendue de leur imagination qui absorbe ces deux puissances par son babil, ou bien faute d’avoir été exercées au [327] raisonnement et à l’usage de leur esprit comme les hommes. Enfin, quoique ce puisse être qui cause cela, il y en a même aussi parmi les hommes qui ne peuvent être ni beaucoup affectifs ni beaucoup raisonnant, mais qui semblent pénétrer tous leurs sujets tout d’un coup ; et il faut bien remarquer que ce n’est pas par abondance ni anticipation de lumière, mais manque de capacité. Or ces âmes sont malheureuses quand elles rencontrent des demi-éclairés, soit par les lectures ou autrement, qui les mettent dans une certaine contemplation active, disent-ils, n’ayant pour tout qu’un simple regard de la présence de Dieu, d’une manière active où tout se passe dans l’esprit. Car, si on le remarque bien, après quinze ou vingt ans de telle oraison, on est aussi avancé en lumière divine et en vertu que le premier jour. Et pourquoi cela ? Faute de nourriture que l’on a ôtée à ces âmes. Car, comme elles n’étaient pas capables d’un grand et long raisonnement, ni de ferventes affections, il ne leur fallait pas donner de grands sujets, mais bien des sujets proportionnés à leur capacité simple, et ainsi les nourrir doucement, soutenant leur activité et l’emploi de leur âme vers Dieu.
39. Quand les âmes, selon l’emploi de leur capacité et l’usage de la grâce, sont fidèles, souvent plusieurs reçoivent des lumières et des touches amoureuses, et cela toujours pour élever la capacité des puissances. Il y en a, encore dans ce degré, quantité de plus avancées en lumière et en amour. Enfin, Dieu donne dans l’emploi de la même âme, et en élevant sa capacité, la contemplation, qui consiste en une lumière amoureuse, fort simple et informant [328] conjointement l’entendement et la volonté, lesquels, étant unis en simplicité fort grande, sont aussi fort capables de recevoir une lumière plus forte et plus profonde, mais toujours supposant l’opération de ces deux puissances élevées surnaturellement par une lumière surnaturelle.
Tout cela me fait conclure et remarquer la seconde chose, à savoir qu’il n’y a pas de contemplation active ; mais dès qu’il y a contemplation, c’est-à-dire, regard simple amoureux et fécond, qui soit à la continue, il faut une lumière surnaturelle qui informe conjointement l’entendement et la volonté.
Mais je crois que ce que ces bonnes personnes entendent par la contemplation active, est cette méditation simple dont nous avons parlé et qui peut par la fidélité et patience de ces âmes arriver, aussi bien que les fécondes en lumières et affections, à la contemplation surnaturelle, qui a plusieurs degrés, toujours dans la capacité de l’âme jusqu’à ce qu’elle arrive à l’union amoureuse et divine.
Je ne dis qu’un mot de tous ces degrés, afin de faire voir la différence de cette foi et grâce, même surnaturelle dans la capacité de l’âme, d’avec la foi surnaturelle extraordinaire et divine qui conduit à la simplicité au dénuement et à l’anéantissement de soi en Dieu même, mais tout cela hors de l’âme, et dans la perte et par la perte d’elle-même.
40. Quoique je nomme cette foi qui opère la simplicité, extraordinaire, je ne prétends pas la réserver à peu de personnes. Car ma pensée est que Jésus-Christ qui nous l’a méritée par Son sang précieux, est disposé de la donner à quantité de personnes si l’on faisait ce qu’il faut, [329] et que l’on y apportât, avec la grâce et la foi commune, les dispositions nécessaires, lesquelles ne consistent pas, comme plusieurs croient, à contrefaire une simplicité et nudité, n’ayant que la grâce commune, mais à faire usage de cette même grâce par la purification de leurs passions et appétits mal réglés, par la mort de leurs inclinations, et par la pratique des vertus que cette grâce leur découvre, et leur donne moyen de pratiquer. Et, de cette manière, faisant un saint usage de leurs puissances en la méditation ou autres degrés d’oraison, comme nous venons de dire, puisant des lumières et de saintes affections sur les vérités divines, et en la présence de Dieu pour se connaître, et, en se connaissant, se mépriser, se purifier et peu à peu mourir à soi, de cette manière, dis-je, l’âme imperceptiblement en s’approchant de Dieu se disposerait et se rendrait capable d’une lumière plus pure.
41. Les âmes qui n’ont pas facilité, mais qui, comme nous avons dit, faute de capacité, sont peu éclairées et peu capables de lumières et d’amour se disposeront à la même grâce si elles poursuivent fidèlement et humblement leurs petits exercices, au lieu de se simplifier encore davantage et se réduire à une nudité qui leur est très souvent fort pénible et toujours infructueuse, comme elles peuvent fort bien remarquer par leur peu d’avancement, demeurant très ordinairement des vingt et trente ans, sans rien avoir, comme dans un cachot les pieds et les mains liés. Tout au contraire les âmes qui marchent par le vrai don de la foi et de l’obscurité, ainsi que nous avons dit, sont remplies secrètement et après du temps, elles sont et deviennent obscurément lumineuses ; elles sont [330] sèches, mais divinement amoureuses et le reste, comme nous dirons en son lieu.
Il ne faut donc pas encore dénuer ces âmes sèches et arides d’elles-mêmes, mais leur aider à avoir patience, dans leur simple et petite occupation, vers un sujet ou quelque vérité dont elles tirent leur nourriture. Et par là elles trouveront que par là, comme les autres âmes lumineuses et affectives, ou amoureuses, puisent les vertus par les lumières divines sur les vérités, celles-ci puisent les vertus en pâtissant et en souffrant leur pauvreté et disette ; et ainsi les unes et les autres, par une pratique sainte et constante sont disposées afin qu’on leur dise : Ami, montez plus haut, c’est-à-dire : recevez la foi divine qui vous va enseigner une autre route. Et, comme celle que l’âme a pratiquée avec fidélité a été de parcourir l’étendue de ses puissances, les ennoblissant de saintes vertus et de grâces selon leur capacité et étendue, la foi maintenant, vous prenant par la main, vous va conduire en vous perdant et dépouillant même de ces premiers et saints vêtements, par le pays et la route du néant. Et pour lors les avis de simplicité et de dénuement sont de saison, les premiers avis étant tout contraires à ce qu’il faut ici, donnant même la mort, comme présentement ceux de dépouillement et de néant donnent la vie.
42. Il se trouve des âmes privilégiées auxquelles Dieu donne dès le commencement des semences de la foi divine, mais cela est rare. On les connaît bien par la fidélité à ce principe de vie qui est en elles quoique commençantes. Comme Dieu est maître de Ses dons, Il fait comme Il le trouve bon. Il y en a même à qui [331] Dieu les donne pour certaines raisons, Dieu les destinant à des emplois pour lesquels Il les fait hâter afin de les y approprier. Et ainsi il en est d’un million d’autres rencontres que les directeurs éclairés connaissent par la miséricorde de Dieu. Et quand les âmes sont humbles et liées à Dieu par leur voie et non à leur voie par amour de leur propre excellence, jamais Dieu ne manque de donner le discernement qui est nécessaire.
43. De plus, c’est assez que nous soyons dans le dessein éternel de Dieu, et dans la voie qu’Il nous a choisie pour être très bien et pour pouvoir très saintement Le glorifier et faire usage de tout ce que nous pouvons et que nous sommes pour Sa gloire. Tout au contraire quand nous ne sommes pas tels, quoique nous nous mettions, ou soyons mis dans un état plus excellent et plus relevé en soi que celui que Dieu nous a destiné, nous ferons toujours et à jamais très mal, car nous ne serons et n’arriverons jamais dans notre centre. Mettez-moi un ver de terre sur la soie, ou sur l’or ou parmi les perles et pierres précieuses : il n’est pas dans son élément ni en sa place ; laissez-le en terre, il y trouvera sa vie et son plaisir. Ainsi en est-il de chaque âme dans la voie que Dieu lui a choisie et qui est pour elle une production amoureuse du cœur divin. Il faut donc vivre gai, content et satisfait dans l’intérieur et dans l’état où la divine Providence nous a mis, et nous porterons des fruits de bénédiction, car ils auront leur vie en Dieu par le dessein éternel de Sa divine Majesté, différemment à la vérité selon la différence du dessein éternel ; mais [332] il n’importe, Dieu étant content et satisfait. Mais souvent le malheur est que nous cherchons et dans notre intérieur et dans notre état extérieur, non le contentement divin, mais le nôtre, qui ne peut jamais se rencontrer, d’autant que la nature est insatiable à moins qu’elle soit repue de Dieu et de Son ordre, car, cela étant, tout se trouve tellement bien réglé et ordonné que l’on expérimente la vérité de ces divines paroles : Bene omnia fecit175, Dieu a fait et ordonné toutes choses admirablement.
44. Après toutes les marques que j’ai données dans cette première réponse pour faire le discernement de la simplicité en foi, celle-ci me vient encore en l’esprit qui est très particulière.
On peut donc encore connaître la lumière de la foi, et si elle est dans une âme, y opérant la simplicité par un effet qui lui est très particulier, savoir que comme elle est fort efficacement opérante, dès qu’elle est dans une âme, elle s’attache à voir les défauts qui y sont dans toutes ses parties, recherchant jusqu’aux coins les plus secrets. Et comme Dieu est très intime, pénétrant toute l’âme, aussi la foi est présente et agit en toute l’âme, faisant voir, mais obscurément et d’une manière secrète, les défauts, et cela avec gêne. Ce qui ne diminue point, mais au contraire augmente, plus l’âme y correspond en se défaisant de ces défauts. Cette opération dure longtemps et tant qu’il se trouve de défauts plus particuliers, la foi allant deçà delà en l’âme, épluchant et recherchant des choses infinies où l’on n’aurait jamais pensé ; et cette gêne même croît à mesure de la [333] fidélité de l’âme et de l’augmentation de la foi.
45. Ce degré de foi, faisant voir les défauts et purifiant secrètement l’âme, commence spécialement quand l’âme commence à se simplifier par son moyen. Car, comme pour lors les autres lumières des sens et des puissances commencent à diminuer et qu’elle demeure plus seule, aussi opère-t-elle plus vivement et plus fortement. Cette foi a une activité étrange, non seulement pour faire voir, mais encore pour purifier les défauts et impuretés des sens, des puissances et généralement tout ce qui est d’impur, afin de séparer l’âme de soi et de la faire mourir à elle-même. C’est comme une eau-forte qui pénètre jusqu’où va son activité. Et comme l’activité de la foi est comme infinie, on ne saurait exprimer combien elle est forte et étendue en une âme.
46. Il n’en est pas de même des autres lumières qui ne sont pas cette foi. Elles font voir les défauts, mais non pas avec cette pénétration et cette gêne ; elles découvrent seulement les extérieurs et les plus superficiels, c’est pourquoi elles ne causent pas tant de peine ni de gêne ; et de plus comme elles éclairent en les découvrant, il y a aussi quelque consolation. Mais la foi se cache en les faisant voir, et cache aussi la main qui purifie impitoyablement et fait sortir le pus et les défauts qui sont en l’âme, s’attachant toujours aux plus délicats et à ceux où il y a plus d’amour-propre. Cette foi est encore comme un feu secret et sans lumière qui ôte la rouille de l’âme de la même manière que le feu matériel le fait du fer, ce qui est fort pénible et gênant jusqu’à ce que l’amour propre plus délicat soit purifié. Et à mesure que tel [334] amour-propre et impur se purifie par le ministère de la foi et par la fidélité de l’âme, cette foi devient suave et amoureuse, ce qui ne se fait jamais qu’à mesure que l’impureté est ôtée par son moyen. Et cela dure parfois longtemps dans les âmes, faute de fidélité, ou bien quand le sujet est faible, qui s’inquiète ou qui s’entortille dans ces gênes et ces vues sourdes, quoique pénétrantes, de ses défauts. Il y en a même où ce premier degré de purification dure toujours faute de fidélité ; ou bien faute de force dans le sujet, cela se termine en scrupules et en retours sur eux-mêmes. Mais quand l’âme est fidèle, la foi l’est aussi et ne cesse point qu’elle n’ait purifié toutes les parties de l’âme et qu’elle ne l’ait simplifiée et dénuée.
47. Voilà la première démarche de la foi, et par quoi même vous découvrez s’il y en a ou non : car toutes les obscurités ne sont pas foi ni ainsi propres à simplifier ; mais bien les obscurités qui causent cette vue des défauts avec des découvertes très secrètes et intimes qui durent du temps, mais aussi qui fortifient. Car il y a certaines âmes timorées qui voient trop leurs défauts, mais non avec la force pour les corriger et pour fortifier l’âme, ce que fait la foi.
Voilà donc encore une marque pour découvrir s’il y a de la foi ou non, et par conséquent si la simplicité est vraie ou non, d’autant que la simplicité qui n’est pas foi, et ainsi qui a de l’obscurité naturelle sans lumière de Dieu n’a pas cette application efficace pour se poursuivre et pour opérer la simplification intérieure et extérieure. Que si les âmes qui ont quelque commencement de simplicité, ont application avec quelque fidélité à leurs défauts et qu’ainsi elles fassent [335] douter si ce n’est pas lumière de foi qui cause cela, et par conséquent si telle simplicité est vraie ou fausse, remarquez que souvent la grâce commence, et que même, par quelque tendresse de conscience, on fait application aux défauts, mais non en s’appliquant toujours aux plus délicats et à ce qui est le plus dans l’inclination de la créature, ce que fait la foi. Car elle va recherchant, malgré l’âme, les défauts les plus cachés et qui sont plus délicatement dans l’amour-propre, pour les mettre toujours devant les yeux de l’âme, ce qu’elle ne peut empêcher jusqu’à ce qu’elle se soit défaite. Au contraire, quand ce n’est pas la foi, l’âme a scrupule de certaines choses et non d’autres, mais toujours de ce qui n’est pas si délicat. Il ne faut pas s’imaginer que l’âme, pour être obscure, soit moins clairvoyante, ou, pour être sèche, soit moins vigoureuse, ou, pour être pauvre soit moins féconde : c’est tout le contraire quand telles choses sont en foi, mais bien cela est vrai quand l’âme est telle sans lumière de foi. [336]
1. Il est de très grande conséquence dans les choses que l’on appelle extraordinaires de s’y bien conduire et de savoir la manière avec laquelle on doit les recevoir. Car faute de cela, on fait une infinité de fautes et souvent on se met en état de perdre la voie d’oraison, non seulement par les communications mauvaises et contrefaites, mais même par les bonnes et qui viennent de Dieu, en n’en faisant pas usage selon le dessein de Dieu.
2. Il faut donc remarquer que l’on doit considérer la voie d’oraison en deux manières. Premièrement vous remarquerez que je vous ai déjà dit dans les précédents éclaircissements que Dieu a diverses manières de conduite sur les âmes. Les unes sont conduites de Dieu par la voie des méditations, ou des contemplations, dans la capacité de l’âme, afin d’en faire un saint usage dont la fin est l’union à Dieu en Le connaissant, en L’honorant, se sacrifiant à Lui et L’aimant comme sa dernière fin.
3. Dans le premier degré, savoir de méditation, Dieu donne quelquefois des choses extraordinaires pour instruire l’âme elle-même ou, d’autres fois Il les donne en vue du prochain, soit pour le reprendre ou pour l’instruire, ce qui est rare et très souvent très suspect en ces âmes qui sont encore dans le degré de méditation, quelque avancé qu’il soit. Pour les autres visions ou paroles intérieures, comme il est certain que Dieu ne les donne que pour [337] l’instruction de l’âme même, et qu’ainsi la fin de telles choses surnaturelles est autre chose que la vision ou les paroles, il est d’infinie conséquence pour ces âmes de ne pas faire la fin de ce qui n’est qu’un moyen.
Et voilà pourquoi il est très certain qu’à plusieurs âmes dans ce degré et même dans le suivant, comme je vais dire, ces choses surnaturelles causent par accident la perte totale, ou du moins un fort grand retardement. Je dis par accident d’autant que dans le dessein de Dieu, cela n’est pas tel ; mais faute d’en faire usage comme il faut, on s’en sert mal. Et c’est ce qui fait que telles choses extraordinaires servent souvent à l’orgueil, à la vanité, à la complaisance et à un amusement infini, au lieu de voir la vérité de ces choses, et ce à quoi elles portent et pourquoi elles sont données, et de faire l’usage de la grâce qu’elles contiennent, les oubliant aussitôt, c’est-à-dire, quittant le moyen pour prendre et passer à la fin qu’elles signifient et marquent. Faute de cet usage, j’ai vu des âmes, qui avaient de beaux commencements de grâce dans ces commencements d’oraison, déchoir malheureusement par les dons mêmes de Dieu, tombant en orgueil, en suffisance et en amusement autour d’elles-mêmes, autant que la grâce était grande176. À quoi contribuent beaucoup certains Pères spirituels, qui, ne connaissant quelquefois tout au plus qu’une sainteté apparente et voyant quelque chose de Dieu, l’admirent et contribuent à un amusement extrême, donnant occasion, ou plutôt, étant souvent la cause que ces âmes en demeurent là, croyant que c’est la fin de la perfection, et cependant ce n’est qu’un bien petit [338] commencement, et des messages d’une vertu ou perfection à acquérir et non acquise.
4. Pour faire donc ce que Dieu veut en ce degré à l’égard de ces dons :
(1) Il faut, comme je dis, ne pas beaucoup estimer ces choses, mais s’aider d’elles pour passer dans la fin pour laquelle elles vous sont données et ainsi en les oubliant, il faut les laisser écouler et seulement vous en ressouvenir par pratique.
Il ne faut point passer de temps à discerner si elles sont de Dieu ou non. Faites ce qu’elles vous marquent de vertu et ne vous mettez pas en peine si elles sont bonnes ou mauvaises. Par ce moyen, elles ne vous feront jamais que du bien, et s’il y en a qui soient de votre imagination ou du diable, elles ne vous feront aucun mal, car la fin en sera toujours sainte.
Toute communication qui n’a pas pour fin votre sanctification et qui, en un mot, ne signifie rien, comme tant d’apparitions, de paroles, et le reste, ne doit être nullement regardée. Dieu étant une Majesté infinie ne S’amuse pas à des bagatelles ; tout ce qui est de Lui est avec poids et mesure, et quand, par Sa bonté, Il Se familiarise avec quelques âmes, c’est toujours en marquant quelque fin de conséquence, de manière que tout [ce qui est] extraordinaire dont la fin n’est pas de conséquence, doit être mis à quartier en l’oubliant sans s’amuser à l’examiner.
5. Quand ces communications sont trop fréquente en ce premier degré d’oraison, elles doivent être suspectes du premier aspect, et ainsi il ne faut point mettre de temps à les examiner, ni en faire cas pour en faire [339] usage, d’autant que tel procédé des choses extraordinaires fréquentes vous fera perdre la voie et le sentier et vous mettra insensiblement dans l’amusement. Si ces choses fréquentes marquent des fins de conséquence pour la perfection, faites ce que vous pourrez pour vous en divertir, nonobstant leur bonne fin, à cause que la fréquence est forte à craindre et suspecte, tâchant pour en faire usage de doubler le pas en humilité, en renoncement de vous-même et en fidélité à vous cacher sans en parler, et tâchant toujours de vous en divertir, d’autant que Dieu a tenu ce procédé sur plusieurs saintes personnes pour tenter et exercer leur fidélité à les oublier, afin de pratiquer hautement et souverainement les vertus qui consistent plus à tendre courageusement à la fin que de s’arrêter un moment aux moyens.
On doit tenir pour très suspectes, en tout le premier degré d’oraison, les choses extraordinaires qui ne marquent pas une fin de conséquence pour la propre perfection de la personne à laquelle elles sont données, d’autant que, pour l’ordinaire, ce n’est pas le procédé de Dieu de faire avertir par des personnes qui Lui sont encore si peu acquises. Et de cette manière il faut les négliger et les rejeter autant que l’on peut, rebutant les âmes qui vous disent et content leurs visions et révélations pour autrui. Car pour l’ordinaire il y a quelque chose de caché sous cette communication et elle n’est pas de Dieu.
6. Ceux qui ont à aider les âmes qui ont de ces choses extraordinaires doivent faire en sorte qu’il ne paraisse jamais à telles âmes qu’ils [340] estiment tel procédé et qu’ils croient que c’est quelque chose qui marque une grande sainteté. Ils doivent au contraire entrer eux-mêmes dans le dessein de Dieu sans perdre beaucoup de temps à examiner telles choses, sinon sur ces marques susdites, s’ils les jugent bonnes, et pour faire pratiquer avec fidélité ce qu’elles marquent.
Pour le discernement de ces choses extraordinaires, il est fort à remarquer si elles ne sont point selon les inclinations propres, comme quand la personne a inclination à aimer l’austérité, si elle reçoit des communications qui lui marquent quelque excès en austérité, que le directeur y prenne garde. Car quand l’imagination est affectée de quelques désirs ou inclinations, on ne saurait croire, sinon par l’expérience, combien finement elle se parle à soi-même, et combien délicatement elle voit aussi des choses conformes à ses inclinations, sans qu’elle s’en aperçoive et sans que l’âme veuille se tromper aucunement, l’âme étant souvent trompée elle-même sans le savoir. Ce qui n’est pas de conséquence quand elle est bien aidée à se conduire, comme je viens de dire ; mais quand cela n’est pas, il en arrive de grands maux, ces choses se terminant pour l’ordinaire à quelque chose de funeste.
7. Il faut généralement avoir pour fort suspectes les choses extraordinaires qui arrivent dans le commencement de l’oraison, c’est-à-dire durant le temps de la méditation et des affections, que je mets encore de ce premier temps. Ce qui doit y faire prendre garde de fort près afin d’en faire l’usage qu’il faut : [341] autrement l’âme elle-même, ni le directeur n’en auront pas le contentement qu’ils pourraient désirer.
Et quand on a bien observé ce qu’il faut pour faire bien recouler ces moyens divins dans leur fin, après l’examen exact pour lors il faut être en repos et ne pas tourmenter une âme humble qui tend tout de bon à sa fin, qui est d’être à Dieu, de se corriger de ses défauts et de ne prétendre que la gloire de Dieu et la destruction de soi-même.
8. Je compte pour le second degré d’oraison lorsque la grâce devient plus surnaturelle, soit en lumière ou en amour et en degré contemplatif. Pour lors les âmes ayant plus de grâces, quelquefois aussi ont-elles des communications plus ordinairement ; mais pour cela il ne faut pas moins en faire usage selon leur fin. Et, comme j’ai dit que la fin du premier degré d’oraison que j’ai fait consister durant l’activité soit en méditation ou affection, est la pratique des vertus et la correction de ses propres défauts, aussi la fin des communications comme celles-ci du degré surnaturel de lumière, d’amour et de contemplation, est l’union avec Dieu en lumière et en amour. On doit donc discerner par ces fins la vérité des choses extraordinaires qui y arrivent, observant tout ce que j’ai dit dans tous les articles et notes précédentes ; si bien que quand on ne voit pas la fin de l’union en quelque chose extraordinaire, elle doit être fort suspecte. Comme l’état de l’âme est plus sublime en ce degré que dans le premier, aussi telles choses doivent être des choses de plus de conséquences, étant pour lors une [342] très mauvaise marque s’il s’y rencontre quelque chose d’indifférent.
9. Pour ce qui est de ce qui touche le prochain en ce degré, il n’est pas si suspect que dans le premier : cependant il faut être fort exact à en faire usage. Car le diable embarrasse souvent quantité d’excellentes âmes par cela, et le meilleur est de les laisser généralement écouler en l’union de Dieu, comme je vais dire ; mais quand la chose est vraisemblablement de Dieu, et qu’elle a été réitérée quelques fois, pour lors je crois qu’il en faut faire usage fort discrètement et avec grande charité. Généralement après les observations susdites du premier état d’oraison, le moyen pour faire usage des choses extraordinaires dans le degré surnaturel d’oraison est de s’en servir comme de moyens sans s’en occuper quelque excellentes et grandes qu’elles soient, n’étant que des moyens et non la fin, et par conséquent qu’il faut oublier pour tendre à la fin, comme nous passons en passant par une hôtellerie, n’y demeurant que le temps nécessaire pour poursuivre notre chemin et d’arriver à son terme. Et, comme le terme de tous les dons de Dieu, quelque excellents et relevés qu’ils soient, est l’union à Dieu, aussi faut-il que les moyens disparaissent afin que la jouissance de la fin arrive. De plus, que toutes les communications surnaturelles, quelles qu’elles soient, ne sont que moyen et non la fin, cela est évident, d’autant que tels dons, soit visions, paroles ou révélations, etc., sont formés et ont des espèces, en quelque partie de l’âme qu’ils soient, car ils sont reçus dans les puissances. Or telles [343] formes et images, quelques excellentes et relevées qu’elles puissent être, et tels dons, quelque grands qu’ils soient, ne peuvent être ni les uns ni les autres que quelque chose de Dieu et non pas Dieu même. Et ainsi ce serait s’arrêter à quelque chose moindre que Dieu, ce serait préférer un atome et une petite partie au Tout, que de s’arrêter à ces dons sans les écouler par l’oubli et en les outrepassant pour arriver à l’union avec Dieu qui est plus que tout et au-dessus de tout.
10. Cette raison bien considérée est d’un poids infini et doit obliger les âmes à ne pas croire qu’une idée ou une expérience qu’elles ont dans leurs puissances, quelque relevée qu’elle puisse être, soit égale à Dieu. Et ainsi étant assurément moindre que Dieu et un moyen pour y arriver, il faut s’en servir en l’écoulant dans l’union, la perdant heureusement pour Dieu, et de cette manière c’est la faire fructifier au centuple, tous les dons n’ayant vie que dans la fin pour laquelle ils sont donnés, et ainsi valant infiniment plus, plus on les oublie et les perd pour s’unir au Souverain Bien qui est leur source et leur origine.
11. Faute de cela, vous trouvez tant d’âmes qui non seulement perdent leurs dons surnaturels, mais encore qui, par tels dons, quoiqu’excellents, se perdent elles-mêmes en perdant l’union à Dieu pour laquelle ils ont été donnés, et cela par des complaisances fâcheuses et par des inutilités criminelles à telles âmes. Mais, quand ce désastre n’arriverait pas, et que l’on ne décherrait pas en semblables inconvénients, le malheur de demeurer dans le moyen est un malheur [344] très commun. Car vous voyez peu de personnes à qui Dieu donne tels dons sans en avoir de déchet dans leur union, et cela par accident à la vérité : car de la part de Dieu, c’est contre Son intention, qui ne donne ces dons que pour être d’excellents moyens à une grande union. Et cependant, souvent par la corruption de l’âme, ces dons étant plus proches de l’âme même à cause qu’elle les a, qu’elle les voit et qu’elle les goûte, et que l’union divine est au-dessus de sa vue et de son savoir et de son goûter, elle s’attache à ce qu’elle a, et oublie l’union qui lui est inconnue. Et voilà pourquoi le diable, sachant le faible des âmes (même si élevées comme celles dont nous parlons) à l’égard des vrais dons de Dieu, tente d’en causer autant par des dons supposés, afin qu’il puisse arrêter ces âmes et les empêcher d’arriver à l’union, et, s’il ne peut les arrêter, ayant trop de grâce, pour les amuser du moins au discernement de ces choses. Ce qui doit obliger les âmes où il y a de la grâce d’oraison et de contemplation encore plus que les premières, de se convaincre fortement que ces dons ne sont que moyens, et qu’ainsi, sans s’arrêter au discernement, c’est toujours le mieux de les perdre dans leur fin, les oubliant pour s’unir passivement à Dieu.
12. Mais, me direz-vous, s’ils sont fort véritables et contiennent quelque chose de fort grand, ce n’est pas sans raison que Dieu les a donnés, et ainsi c’est les perdre que de les oublier et de les négliger. Je réponds que Dieu n’a jamais donné le don pour le don même, mais pour une fin qui est l’union, et ainsi ce n’est pas le perdre que de l’oublier et de le [345] perdre en Dieu : au contraire il n’a véritablement de vie que dans sa fin qui est l’union.
Peut-être que vous poursuivrez en me disant que ce don est union. Je vous réponds que non et qu’il ne le peut être. C’est le degré de contemplation des puissances, comme je vais faire voir dans la suite. Et ainsi telle lumière, tel goût, telle onction ou tel effet qu’il cause, tout cela n’étant que moyen, c’est l’avoir et le trouver plus heureusement et plus excellemment que de le perdre et l’oublier pour avoir la fin qui est l’union, car c’est sacrifier le particulier pour le total.
13. Pour ce qui est de certains goûts intérieurs, certaines vues et ligatures des puissances, toutes ces choses étant infiniment moins que ce que je viens de dire, on en doit plus facilement faire cet usage. Et il faut remarquer que telles choses arrivant dans tout le premier degré d’oraison, doivent absolument être méprisées, étant souvent une faiblesse d’imagination par quelque impression de lecture ou autre chose basse. Et pour ce qui est du second degré, il faut y remédier par l’obéissance ; et au cas que le commandement d’un supérieur ou du directeur ne puisse rien sur ces ligatures et absorbements savoureux qui souvent font perdre bien du temps, on doit croire qu’ils ne sont pas de Dieu. Car, étant de Dieu, aussitôt l’esprit obéit au commandement que l’on reçoit de négliger telles choses, qui souvent ne font qu’amuser, comme j’ai remarqué en plusieurs âmes lesquelles se croient être quelque chose pour telles bagatelles. Et, ce qui est plus déplorable, même les directeurs aident à juger telles choses être quelque chose de grand, et par là ils font beaucoup de mal aux âmes, [346] contribuant à les enfler d’orgueil et à un amusement surprenant. Car, comme ces choses sont très ordinairement naturelles, quand il ne s’y rencontre pas de volonté du côté des âmes qui sont simples, cela pour l’ordinaire vient de quelque incommodité naturelle, tant aux filles qu’aux hommes ; et quand telles choses deviennent excessives, il faut faire quelque remède pour les rafraîchir et cela servira, remarquant bien que, faute d’y remédier de bonne heure, comme ces choses sont dans la nature et qu’elle est excessive en toutes ses productions, ainsi vont-elles s’augmentant.
14. Il en arrive autant à certaines âmes qui ont des anxiétés de pureté intérieure, ayant et voyant incessamment des choses à remédier qui souvent ne sont pas de conséquence, mais pour celles qui le sont [de conséquence] elles n’en voient rien. Il faut divertir cela, car l’excès de la nature s’y rencontre aussi souvent, et par là on tombe peu à peu dans le trouble, on s’échauffe des soins en se poursuivant avec excès de nature, ce qui ne peut que mal réussir. C’est pourquoi il faut savoir pour un principe général que jamais Dieu n’est précipité en Son opération ni en ce qu’Il désire des âmes ; mais Il marche avec ordre et suavité et avec une raison admirablement réglée, et s’il y a de l’excès, il est toujours causé par la nature.
Il faut encore remarquer qu’il se trouve plusieurs âmes dans le premier degré d’oraison, lesquelles, étant affectives, sont excitées avec excès à aimer et à désirer Dieu dès les premières touches qui pénètrent un peu leur volonté, et souvent, faute d’y faire une application sérieuse comme il faut, on juge ces âmes être [347] divinement amoureuses. Si bien qu’on les pousse, et elles se poussent aussi de leur part et, de cette manière, elles vont à l’excès comme si cet amour était surnaturel, de telle façon que sans y prendre suffisamment garde, on épuise peu à peu l’affection de telles âmes. Car tout ce qu’elles produisent n’étant pas par un principe surnaturel, mais par quelque simple touche dans une nature fort affective, elles consument facilement leur vaillant [vaillance] et s’épuisent peu à peu, et viennent dans une sécheresse et un vide qui n’est que naturel, qu’elles qualifient dans la suite un vide surnaturel. Et c’est un miracle si l’on remédie à cela, d’autant qu’elles ont cru que cette affection était une inflammation d’amour divin.