CARMES I Jean de Saint-Samson – Dominique de Saint-Albert – Maur de l’Enfant-Jésus
CARMES I
Jean de Saint-Samson
Dominique de Saint-Albert
Maur de l’Enfant-Jésus
Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi.
Le Cabinet mystique (Première partie)
Textes choisis dans l’ensemble de l’œuvre
Direction de Dominique de Saint-Albert
« Autorité » pour Madame Guyon
La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples
Pour aller plus loin !
Lire Jean de Saint-Samson, un mode d’emploi
Le Cabinet mystique & extrait de l’Œuvre assemblée par le Père Donatien de Saint Nicolas. Sources manuscrites.
Textes choisis.
La direction de Dominique de Saint-Albert
Une autorité pour Madame GuyonTextes et études assemblés par Dominique Tronc
Cet ouvrage prend la suite du Vrai Esprit du Carmel réduit en forme d’exercice pour les âmes qui tendent à la Perfection... édité en 2012 dans la collection « Sources mystiques » du Centre Saint-Jean-de-la-Croix.
Il poursuit ma restitution de l’assemblage établi par le Père Donatien de Saint-Nicolas et paru en 1658. Le Vrai Esprit couvrait de la première page des œuvres 1 à la page 133, suivi d’un Cabinet mystique adressé aux âmes plus illuminées qui couvrait les pages suivantes jusqu’à 224. Donatien poursuit ensuite un assemblage qui couvrira plus d’un millier de grandes pages 2.
Je prolonge une restitution très partielle en me limitant à la première partie du Cabinet mystique, des pages 134 à 192, décrivant un « plateau mystique » atteint après une rude montée.
Comme pour le Vrai Esprit j’ai retrouvé en partie les sources manuscrites qui sont présentées et corrélées à la suite du texte de Donatien. Il revoit et simplifie au détriment d’un souffle qui traverse les dictées du grand carme aveugle. À la décharge de Donatien, il s’agissait de faire apprécier un maquis de dictées plus ou moins fidèles à l’exposé oral.
J’ai complété largement ce bref texte par un florilège privilégiant des lettres adressées surtout au disciple bien-aimé et autre mystique accompli, Dominique de Saint-Albert, disposant cette fois d’une édition établie par S. Bouchereau et parue dans une revue difficilement accessible.
Puis au-delà du présent travail, que faire ? Depuis 1950, l’année de parution du travail majeur de S. Bouchereaux, peu d’entre nous ont pris le relais. À ma connaissance trois ont commis des études fournies3 : mon ami Max de Longchamp, le grand carme Hein Blommestijn et moi-même. Une édition intégrale des meilleurs manuscrits, ceux du fond de Rennes, nous livre trois volumes totalisant déjà presque 800 pages (mais seulement un petit quart des 4000 pages manuscrites), mais n’a pu être poursuivie. Le fallait-il ? Qui entreprendrait la lecture d’un tel corpus inégal ?
Max de Longchamp propose une approche introduisant un choix de cinq traités abordant les « questions essentielles auxquelles se confrontent les âmes d’oraison ». Je reconnais son souci pastoral. Il présente lumineusement ces pages. Pour aller plus loin, on lira les études érudites de Bouchereaux suivi par Blommestijn.
J’ai photographié les manuscrits de Rennes en distribuant les milliers de photographies établies sur banc par doubles pages en suivant l’inventaire établi par les archives d’Ille-et-Vilaine avec contribution de S. Bouchereau qui recommande d’éviter tout mélange ! Ainsi de génération en génération un souci de préserver et de transmettre se transmet.
Je recommande donc d’oublier l’idée d’une reconstitution hasardeuse et déformante d’une œuvre qui ne fut que dictée à l’aventure d’un transcripteur souvent novice puis futur spirituel disciple de Jean. On a aujourd’hui tout ce qu’il faut pour ouvrir le dossier Saint-Samson. Dans ce but je propose un fil conducteur et je suggère une approche progressive.
Il s’agit certes d’un gros dossier requérant effort, mais il s’agit surtout de retrouver le plus grand des mystiques français. Je l’égale à l’autre Jean (de la Croix) dont l’œuvre fut mutilée. Notre second Jean n’a pu être reconnu comme nous venons d’en exposer les raisons concrètes : dictées au sort aventureux, imprimés infidèles.
Voici donc en ouverture à ce travail poursuivi de restitution partielle d’un couronnement au Vrai Esprit par la première partie du Cabinet mystique un mode d’emploi (ouvrant sur quelque rappel de que nous venons de souligner).
Il est bâti sur un état des lieux aujourd’hui devenu favorable : plusieurs ouvrages publiés depuis la grande thèse publiée chez Vrin en 1950 et leur mise à disposition en photos doubles pages sur notre base « JEAN DE SAINT-SAMSON » ; de même pour le principal fond manuscrit, œuvre d’un bon copiste qui ne requiert guère qu’une heure pour se familiariser avec ses rares abréviations.
Jean de Saint-Samson est l’auteur mystique français le plus important du dix-septième siècle, mais méconnu, car le plus problématique vu de ses sources textuelles.
L’aveugle a dicté aux novices qu’il a ainsi formé. On possède des sources manuscrites fiables à Rennes et des imprimés d’époque. La dernière édition par Donatien en deux volumes in-folio publiés à Rennes en 1658 s’est imposée.
II est préférable de recourir aux sources manuscrites, car Donatien a fortement adapté et protégé son maître. Cependant les quatre mille pages qui nous sont parvenues sont issues de nombreuses dictées de qualité variables, le sens mystique profond dépendant de la compréhension de tel auditeur-transcripteur. L’oralité du maître entraîne fréquentes répétitions et absence d’une organisation suivie dans l’exposé.
L’« Œuvre » de l’aveugle ne peut être reconstituée (et ne serait guère complète : certains manuscrits attestés ont disparu) tandis que la compilation de ce qui reste — les quatre mille pages pour Rennes seul -- serait indigeste. Ceci justifie partiellement le travail à la serpe commis par Donatien en conformité avec l’esprit du temps.
On dispose aujourd’hui de quoi ? Trois premiers tomes d’un projet d’édition intégrale en dix tomes des seuls manuscrits de Rennes. S’y ajoutent des textes bien choisis par Max de Longchamp. Puis notre édition du Vrai Esprit du Carmel associe l’ouverture construite par Donatien pour son grand œuvre publié en 1658 à une partie retrouvée de sources manuscrites. On y vérifie la liberté, l’adoucissement et certaines précautions prises par le disciple-éditeur4.
Je propose de préférence à toute entreprise éditoriale majeure le recours à un vaste dossier associant l’in-folio de 1658 aux archives de Rennes et aux éditions modernes, soit l’essentiel ici assemblé et harmonisé. Son fil conducteur est fourni par la table de 1658 associée au descriptif détaillé des archives de Rennes avec renvois aux éditions modernes. L’ensemble informatique est autonome. C’est probablement une direction inhabituelle, mais elle prépare le bon accord avec une évolution technique en cours où la linéarité du récit classique ou « livre » est sacrifiée par la facilité d’établir des liens entre sources images et textes voire sur un même écran.
L’ensemble informatique que je présente est autonome. C’est probablement la direction adaptée à une évolution qui menace à terme le support linéaire du livre tel qu’il s’est établi depuis cinq siècles.
Le fil conducteur reprend successivement les éditions modernes disponibles, la table de Donatien de 1658, le relevé des archives départementales d’Ille-et-Vilaine, lettre H boîtes 39 à 43, dossiers d’origine par boîte.
Éditions, table et relevé sont associés par soulignement des dossiers lorsqu’ils peuvent être remplacés au moins partiellement par une édition moderne.
La bibliographie récente comporte les principaux ouvrages qui suivent :
La Réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson par Suzanne-Marie Bouchereaux, Paris, Vrin, 1950. (490 pages)
O.E.I.L. :
Jean de Saint-Samson, Œuvres mystiques, Texte établi et présenté par Hein Blommestijn, O. Carm et Max Huot de Longchamp, « Sagesse chrétienne », O.E.I.L., Paris, 1984. (157 pages) [L’Aiguillon, les flammes... & L’Epithalame]
Jean de Saint-Samson (1571-1636) L’Eguillon, les flammes, les flèches et le miroir de l’Amour de Dieu, propres pour enamourer l’âme de Dieu et dieu mesme, Edition du manuscrit de Rennes, Introduction et commentaire, Auctore Hein Blommestijn, Pontificiae Universitatis Gregorianae, Romae, 1987. (397 pages)
F.A.C. (3 vol.) :
Jean de Saint-Samson, Œuvres complètes 1 L’aiguillon, L’éguillon, les flammes, les flèches, e tle miroir de l’amour de Dieu, propres pour enamourer l’âme de Dieu en Dieu mesme, Edition critique par Hein Blommestijn, O. Carm., Institutum Carmelitanum — Rome & FAC-éditions – Paris, 1992. (136 pages).
Jean de Saint-Samson, Œuvres complètes 2 Méditations et Soliloques 1, Edition critique par Hein Blommestijn, O. Carm., Institutum Carmelitanum — Rome & FAC-éditions – Paris, 1993. (371 pages)
Jean de Saint-Samson, Œuvres complètes 3 Méditations et Soliloques 2, Edition critique publiée par Hanneke Hooft, Edizioni Carmelitane — Rome & FAC-éditions — Paris, 1999. (289 pages).
S.C. :
Jean de Saint-Samson, La pratique essentielle de l’Amour, Textes établis et présentés par Max Huot de Longchamp et Hein Blommestijn, « Sagesses chrétiennes », Ed. du Cerf, 1989. (206 pages. Disponible) [cinq textes présentés individuellement : La pratique essentielle de l’amour, Exercices de l’Amour suprême, Le retour de l’épouse à son Epoux, Exercice de l’amour simple, Résumé de la vraie liberté]
VE :
Jean de Saint-Samson, Le Vrai Esprit du Carmel, Œuvre assemblée par le Père Donatien de Saint-Nicolas – Sources manuscrites, édition critique présentée par Dominique Tronc avec une étude par le Père Max Huot de Longchamp, « Sources mystiques », Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2012. (607 pages. Disponible).
CM:
Cabinet mystique associé à un florilège dont des lettres & Lire Jean de Saint-Samson, mode d’emploi, le présent volume, 2018.
On est reporté à certaines de ces éditions par soulignements dans la liste des Œuvres spirituelles et mystiques de 1658 ou dans le catalogue des manuscrits de Rennes (selon que l’édition privilégie la source imprimée de Donatien ou qu’elle est une transcription de manuscrits).
Je suggère l’approche du grand mystique suivant la progression suivante :
(1) S.C. pour ses lumineuses présentations et les textes adaptés à la lecture moderne,
(2) VE précédé d’une présentation de Jean de St-Samson ; permet de comparer pas à pas Donatien à quelques-unes de ses sources,
(3) CM élargi par l’adjonction d’un florilège et proposant une approche sur dossier qui met en relation les publications et les manuscrits sources,
(4) O.E.I.L. pour L’éguillon et l’épithalame,
(5) F.A.C. respectant rigoureusement les ms de Rennes,
[6) [ou mieux en (1) !] recours à ma base « JEAN DE SAINT-SAMSON » permettant le recours direct aux manuscrits de Rennes ainsi qu’aux études dont et depuis Bouchereaux. Ses photographies en haute résolution5 sont distribuées sous des répertoires respectant le catalogue détaillé infra. L’arborescence de ~160 dossiers soit ~7000 fichiers couvre ~6 Go.
On aura ainsi l’accès facilité au moins matériellement à Jean de Saint-Samson, le mystique cité le plus abondamment (en compagnie de l’autre Jean et de Catherine de Gênes) par madame Guyon, dernière très grande figure mystique du même siècle.
Jean de Saint-Samson a été occulté pour des raisons très matérielles, mais les saisies multiformes (parfois informes) de ses dictées n’ont pas été largement détruites comme ce fut malheureusement le cas d’écrits de Jean de la Croix6.
Voici en corps réduit la liste de l’édition 1658 suivie du catalogue des manuscrits de Rennes7. Elle n’est à ce jour que très partiellement soulignée...
Reprise de l’Introduction établie par Blommestijn, page 90 et suivantes :
... Je donne seulement cet advis aux mistiques consommez, affin que s’ils les desirent voir en leur pureté et vérité, ils aient recours aux originaux, lesquels ils trouveront bien plus amples en beaucoup d’endroits. Ledit père en aiant beaucoup retranché, et en plusieurs endroits des livres qu’il a faict imprimer, lesquels i'ay veüe et confrontez. C’est pourquoy les souverainement mystiques seront bien plus satisfaicts des originaux ou des coppies faictes sur iceux, pourveu qu’elles soient si bien corrigées qu’elles soient du tout semblables aux originaux. Le R.P. Boniface confenne bien mon sentiment sur cela dans la relation qu’il a faict.8
Malgré le désir du P. Joseph d’une édition plus adaptée au caractère propre de la mystique de Jean de Saint-Samson et aux mistiques consommez, rien n’en a été fait depuis lors. Jusqu’à nos jours, les impressions de 1651-1659 restent en fait l’unique voie d’accès praticable aux écrits de Jean de Saint-Samson.
C’est donc pour nous un devoir de donner un aperçu du contenu des Œuvres spirituelles et mystiques de 1658-1659, dont les titres sont généralement cités :
Liste de 1658.
L. 1 : Le Vray Esprit du Carmel, 23 chapitres, 1-133 = VE
L. 2 : Le Cabinet Mystique adressé aux âmes plus illuminées, 17 chapitres en deux parties, 134-224 = CM (première partie)
L.3 : Règles de Conscience et de Conversation extérieure.
Traité 1 : Miroir de Conscience pour les personnes spirituelles, 224-242.
Traité 2 : Un autre Miroir des Consciences, 242-280.
Traité 3 : Règles de Conversation pour les personnes spirituelles, 280-301.
L. 4 : Le Miroir et les Flammes de l’amour divine, disposant l’âme à aymer Dieu en luy-mesme, 8 chapitres, 302-336.
L. 5 : Soliloques ou Entretiens intérieurs, affectifs et familiers, de l’Ame avec Dieu, 9 soliloques, 337-384.
L. 6 : Les Contemplations sur les mystérieux effets de l’amour divin, 38 contemplations, 385-528.
L. 7 : Méditations pour les Retraites ou Exercices de dix iours, Première Partie. Des méditations appartenant à la Vie purgative, 30 méditations, 529-586.
L. 8 : Lumières et Règles de discrétion pour les supérieurs, 587-616.
L. 9 : Recueil de plusieurs lettres spirituelles, 80 lettres, 617-680 = CM partie lettres dont reprise Bouchereau pour Dominique de Saint-Albert
L. 10 : De la Simplicité divine, 5 traités, 681-744.
L. 11 : De l’Effusion de l’homme hors de Dieu, et de sa Refusion en Dieu par voye mystique, 3 traités, 745-781.
L. 12 : La Mort des saincts précieuse devant Dieu, ou les moyens de pâtir et mourir saintement, et dans l’esprit de Dieu, 9 chapitres, 782-846.
L. 13 : Observations sur la Règle des Carmes, 14 chapitres, 847-892.
L. 14 : La Conduite des Novices, 19 chapitres, 892-968.
L. 15 : Divers Traitez.
Traité 1 : De la perfection et décadence de la Vie Religieuse, 969-979.
Traité 2 : En quels cas on peut refuser, ou quitter la charge de Supérieur, 980-988.
Traité 3 : Lumières pour l’establissement et maintien des Réformes, 988-998.
Traité 4 : De la Sainte Communion, 998-1002.
Traité 5 : Des Possessions diaboliques, adressé à un Exorciste, 1002-1010.
Traité 6 : De l’Excellence et très-haute Dignité du Sacerdoce, 8 chapitres, 1010-1032.
Traité 7 : De la Force Chrestienne, 1032-1044.
Poésies Mystiques, 9 cantiques spirituels, annexe 1-16.
Les manuscrits originaux dont Joseph de Jésus parlait, 9 ne sont plus conservés, sauf un petit nombre de lettres. Les copies faites sur ces originaux sont conservées à Rennes, aux Archives Départementales d’Ille-et-Vilaine : les liasses 39 à 44 du fonds Grands Carmes de Rennes.
Catalogue des ms.
Le catalogue de ces manuscrits nous donne un aperçu plus précis des écrits spirituels et mystiques de Jean de Saint-Samson. Il est donc utile de le reproduire ici, à côté de la table des matières des Œuvres imprimées :
Liasse 9 h 39 :
n. 1 : Exercice d’elevation d’esprit à Dieu, ff. lr-3r.
n. 2 : Stances et Sonnets et autres Cantiques tres mistiques, sur divers suiets en forme de vifs aiguillons de l’amour de Dieu, du mes-pris de soy mesure, et autres suiets, 127 cantiques spirituels, ff. 5r-147r.
n. 3 : Lettres de f. Jean de S. Samson, 39 pièces de papier.
n. 4 : Vie de f. Jean de S. Samson, collection établie par le P. Joseph de Jésus, ff. lr-195r.
Liasse 9 h 40 :
n. 1 : De la douloureuse agonie de nostre Seigneur au jardin. Exercice 6mc, ff. I r-7v.
n. 2 : La vie de nostre Seigneur en general, ff. 9r-21r.
Comme nostre Seigneur lava les pieds de ses Apostres, ff. 21r-25v. L’Exercice 5me de l’institution du tres saint Sacrement, ff. 25v-28v.
n. 3 : Traité de la fréquente Communion, fi. 29r-37v.
n. 4 : Advis pour la direction d’un bon confesseur, If. 39r-48r.
n. 5 : Lumieres et verités mistiques dans le flux et l’ordre de la divine Sapience, plusieurs desquelles monstrent evidemment la plus perdüe misticité du total de son simple obiect. Ce flux est large, simple, haut, secret et perdu, sans art, passant d’une verite à l’autre en sa naifve simplicité. Le tout tiré et deduit en deux volumes pour supreme plaisir du perdu mistiques, ff. 49r-139v.
n. 6 : Sommaire de la vraie liberté des plus perduz en l’Esprit, ff. 141r-148r. = S.C.
n. 7 : Regle de discretion pour discerner les bons et mauvais esprits, ff. 149r-152r.
Des mouvements des Diables et des bons Espritz, ff. 152v-154r. Collections de l’autheur, quelqu’uns desquelles il a simplifiées : Lumieres et verités touchant la discretion des Espritz. Le plus haut Estat de Sapience. Poursuitte du titre premiere. Autres Regles touchant la discretion des Esprits. Annotation 9e sur la conferance septiesme. Il y a d’autres Regles que l’on appelle de discretion des Espris, comme de S. Ignace et du Pere Jan de Jesus-Maria. Règles pour discerner les Esprits du B.H.P. Ignace de Loyola de la Compagnie de Jesus, ff. 154r-164v.
n.8 : Difference de la vraie simplicité de la seule nature, ff. 164r-176v.
n.9 : Le Retour et arrestée fruition de l’Epousc en son Époux en la vie vitalle de la mesme Épouse en jcelui, ff. 177r-198v. = S.C.
n.10 : Exercice de l’amour simple, profond et unique, digere pour les vrais amoureux de Dieu en soi meme, tant pour y entrer, le commencer de l’acquerir, que pour le poursuivre et le finir heureusement à sa tres grande gloire, ff. 199r-228v. = S.C.
n. 11 : Des exercices de l’amour unique, de l’Espouse à son Espoux. = S.C.
Conversation familiere de lame amoureuse avec Dieu. Que c’est qu’aspiration et ses effets. Traité de l’estat de l’amour pur. De lame blessée, outrée, et languissante d’amour, If. 229r-252v. Comme on cognoist les divers amours, le vray et divin, et le naturel, 6 advis, ff. 253r-270v.
L’Epithalame de l’Époux divin et incarné et de l’Épouse divine, en l’union conjugalle de son Époux, ff. 271r-290r. = F.A.C. 2 (335-360fin) & O.E.I.L. (127-155)
Que c’est que Religion et religieux (cf. 9 h 41, n. 1), ff. 291r-298v.
n. 12 : L’Eguillon et le miroir des vrais Carmes de notre observance, vrais Enfans de S. Elie, contenant et montrant le vray Esprit de notre Regle et sa vive Pratique, Premiere Partie, 14 chapitres ; 2e Partie : Des œuvres de surerogation qui nous sont libres par notre Regle, Chap. quinziesme ; Supplement de cet œuvre conte. nant diverses verités touchant les matieres de l’ordre dicclui appartenant aux superieurs, chap. 16e ; Continuation de ce discours ; Autre discours deduit en faveur des superieurs, ff. 299r-457r.
Traité de la correction deduit dans les concepts des Su peres. En conséquence de mon traité sur la Reigle, ff. 457r-477v.
Autre genre de desordre appartenant aux superieurs majeurs, If. 478r-480v.
Autres verités et lumieres, ff. 481r-482r.
Autres verités concernantes les superieurs, ff. 482r-513r.
Autres verités, ff. 513r-518v.
Liasse 9 h 41 :
n.1 : Le cabinet mystique des directeurs plus illuminés, 58 reigles, ff. lr-65r.
Que c’est que Religion et que d’estre religieux (cf. 9 h 40, n. 11), ff. 65r-69v.
n.2 : Plusieurs belles sentences des Peres que de Seneque, dont il a parafrazé les unes, meslé de son esprit en d’autres, et tourné en trançois les autres, ff. 71r-158r.
Beau discours de la vraie solitude, ff. 158r-160r.
n. 3 : Du bien jnfinj de la tribulation dedans les hommes en la merveilleuse gloire de Dieu, et en l’extreme bien d’eux mesmes et specialement en ce quj doit estre sainct, ff. 161r-176v.
n. 4 : De l’jnfinie Excellence de Dieu, et de l’jnfinie estime que les hommes en doivent avoir, ff. 177r-185v.
n. 5 : Exercices ordonnés pour la Recolection des dix jours, 30 méditations, ff. 187r-282v. = F.A.C. 2 (15-186)
Liasse 9 h 42 :
n. 1 : La chaine de toutes verités simplement fluées et reflués de la divine sapience : L’extreme difference des esprits, tant selon science que selon simple, profonde et perdiie sapience, et mesme dans les commencens à servir Dieu ; Partie seconde : D’innombrables verités de sapience toutes enchaisnées les unes aux autres ; Autres diverses verités mistiques propres aux directeurs ; Autres verités mistiques tant pour les parfaits que pour ceux qui s’advancent ; Des faux oysifs et de l’eminent repos dedans le mesme suplement de cest exercice ; 3e Partie : De l’effusion des hommes hors de Dieu et la reffusion de certains d’eux en Dieu selon leur total ; Compendieuse conduitte propre pour adresser une âme judicieuse ; Que c’est que la discretion et de ces effets ; Les causes de la ruine des hommes et comme on peut connoitre le commancement de sa réformation, ff. lr-148r.
n. 2 : Exercice journalier pour un seculier commençant. « tout ou rien, Tout ou rien, tout ou rien. Deus meus et omnia, tout ou rien » ; Poursuitte de cet exercice ; Advis touchant cet exercice, ff. 149r-170v.
Que c’est que abstinence, fi. 171r-178r.
n. 3 : Traitté pour les Superieurs de la discretion des esprits, 179r-268v.
n. 4 : La difference des premiers Religieux d’avec ceux de ce temps, ff. 269r-283v.
n. 5 : Autre traité de la differance des deux voies, mistique et commune, ff. 285r-316r.
De l’excellence de la pauvreté religieuse et la maniere de l’exercer deument en bien questant et de son contraire en ceux qui l’exercent mal, tant en mal questant que par tout ailleurs, ff. 317r-332r.
Discours de la vieillesse, ses divers effets dedans les hommes et combien ils la doivent craindre, ff. 333r-338v.
n. 6 : L’eguillon, les flammes, les fleches, et le miroir de l’amour de Dieu, propres pour enamourer l’âme de Dieu en Dieu mesme, ff. 339r-405v. F. A.C. 1 complet & O.E.I.L. (31-125) & Thèse Blommestijn
n. 7 : Bref et compendieux Confessionnaire, montrant à ceux qui tendent vivement à la perfection les fautes et pechés dont ils se doivent accuser, au moins tous les huict jours une fois, ff. 407r-462r.
Liasse 9 h 43 :
n. 1 : L’exercice des esprits amoureux, solitaires en leurs solitudes, digeré en forme de soliloque, tant pour les plus parfaits, que pour les moins parfaits, montrant l’excellence de l’amour Essentiel aux Hommes amoureux, et l’excellence de l’amour aux Hommes moins parfaits et de moindre vol, tres utile tant aux uns qu’aux autres, 30 contemplations, fi. lr-192r. = F.A.C. 3 complet
n. 2 : Exercice monstrant le port de nostre Religion, en faveur de ses plus saints Enfans, 8 chapitres, ff. 193r-248v.
n. 3 : Exercice actuel pour darder aux mourans les dards plus propres et plus convenables, qui soit possible de rencontrer et digerer en ce temps ; Preparation actuelle a la mort accommodee au commun des hommes, ff. 249r-256v.
n. 4 : Pratique amoureuse deduite dans les plus profonds excèz de l’amour en l’obiect universel du mesme amour, dedans les profonds abysmes de sa passion, qui montre les Effets du mesme amour extatique, tant dehors que dedans, ft. 257r-289v. = F.A.C. 2 (263-384)
n. 5 : Pratique Essentielle de l’amour en soi mesme, dont la theorie est divine ; Récapitulation de tout ce fond, ff. 289v-300v. = S.C.
n. 6 : Contemplation des merveilles du tres sainct Sacrement, tant en soy qu’en ses Effets, ff. 301r-310r. = F.A.C. 2 (214-251)
n. 7 : Exercice merveilleux sur la passion du fils de Dieu en la crea-turc et de la creature en luj, ff. 311r-318r. = F.A.C. 2 (214-251)
n. 8 : Exercice pour entrer en la vie sureminente pour la commencer, pour s’y advancer et pour l’aschever, 10 chapitres, ff. 319r-326v.
n. 9 : Occupations tres mistiques et tres simples de l’âme avec Dieu tres propres pour la rendre souverainement amoureuse de luy, ff. 327r-330v.
n. 10 : Exercice servant d’adresse pour les âmes, qui commencent à passer de la vie active a la contemplative, ff. 331r-334v.
n. 11 : Directoire pour assister les malades et les consoler a la mort, 12 discours ; Sommaire et Suplément de ce petit traite de la tribulation, fl. 335r-432v.
n. 12 : L’Exercice des amoureux de Dieu, ordonné pour une personne sacrifiee a Dieu volontairement en la calamite publique, ff. 432v-438v.
n. 13 : Exposition sur le chap. 12 de l’Ecclesiaste. De panser a Dieu des la jeunesse et n’attandre le temps de l’affliction, ff. 438v-452v.
n. 14 : Exercice d’aspirations amoureuses, simple et unique en l’amour même, contenant les flammes amoureuses de l’amour en soi même, propre a estre tous fours fidellement pratiqué de rame veritablement devenüe amour à force d’aymer, et plus specia-lement dessus la Croix, tant en la vie qu’en la mort, ff. 453r-461r.
n. 15 : Advis d’importance aux Directeurs, ff. 461r-462v.
Liasse 9 h 44 :
n. 1 : Documents : 25 pièces, 1 registre (129 f).
n. 2 : Lettres originales (1624-1636), 10 pièces, adressées à : Valentin de Saint-Armel (6), M. Douet (3), et Donatien de Saint-Nicolas (1).
n. 3 : Diverses lettres qu’il a escrites a differentes personnes, tant religieux, religieuses, que seculiers et d’eminente condition, 93 lettres, ff. 1r-129r.
L’édition du texte.
J’adopte l’orthographe moderne, modifie la ponctuation (généralement surabondante à une époque où la lecture était souvent orale et communautaire), et introduis (rarement) des nouveaux paragraphes.
J’indique les paginations de l’in-folio entre parenthèses (laissant de côté le repérage secondaire imprécis utilisant des lettres placées entre les colonnes).
J’ajoute un repérage des manuscrits et de leurs folios, ce qui permet de comparer la mise en forme de Donatien au jet des dictées, ici reproduits à la suite de l’édition de Donatien — ou mieux : de lire directement le discours du mystique aveugle.
Un « mode d’emploi » est utile compte tenu de la complexité du fond ; des translocations et transformations opérées par Donatien. L’exemple est emprunté au début du Cabinet mystique. Le texte source se retrouve dans le fonds des Archives d’Ille-et-Vilaine à Rennes, boîte « 9 h 43 », dossier n° 10, f ° 331 et suivants. Soit le résumé placé en tête de la transcription : « 43n10 Exercice servant d’adresse.... f ° 331-334 (Cabinet ch. 1) »
Du bon usage d’une œuvre commune.
Donatien a découpé des dictées à sa disposition, puis les a classées pour composer les Œuvres du Vénérable. Il l’a fait le plus souvent en donnant un titre de chapitre à chaque bloc découpé.
Je suggère un usage doublé du volume : lecture de Donatien relecture par les dictées faisant ainsi bon usage d’une œuvre à deux auteurs, Jean le mystique et, s’efforçant d’être à son service, Donatien, infidèle disciple à l’esprit clair.
[43n10, 331 r °] L’âme qui est parvenue à Dieu, par la secrète et sensible onction du Saint Esprit, et qui se sent être par-dessus toutes choses créées, dont l’impression lui est si insipide, que l’esprit rebouche à cela, comme à ce qui est sous ses pieds ou pour mieux dire, comme à ce qui n’est rien du tout : cette âme est élevée et tirée en Dieu, d’une si simple et si vive manière, qu’elle est déjà en quelque façon au-delà des discours, qui expriment les grandeurs et les perfections divines. Son présent état et d’élévation en quelque simple unité d’esprit : ce qui fait en elle un repos et une quiétude, en simple et nue contemplation de Dieu, lequel l’entendement regarde de son œil simple, vivement pénétré par ses fréquentes lumières et par ses divins attouchements.
Ceci a fait diverses impressions au cœur et dans l’âme, en quelque unité d’esprit, par-dessus le discours sensible ; l’opération conforme à un tel état étant savoureuse et secrète, et beaucoup plus spirituelle et essentielle, que sensible : car elle est par-dessus les discours dont on se sert pour s’élever en Dieu par considérations et méditations, même de l’amour divin. Cet état dis-je, et sa simple opération consiste en un regard d’esprit nu et simple, qui tenant l’œil de l’entendement ouvert, n’a besoin que d’un peu d’effort très simple et très subtil, pour demeurer en vigueur.
Toute l’âme suit ainsi cet attrait d’une lumière très spirituelle, qui surpasse totalement le sensible ; et dans sa nudité, elle est plus attentive à regarder et contempler continuellement son objet, qu’à parler à lui ; d’autant qu’elle voit et sent bien que ses discours la distraient plutôt de lui, qu’ils ne l’en approchent. Car étant si subtilement tirée, pénétrée et agie, elle se sent être en une tout autre région, que celle du sens ; à savoir en la région des purs et simples esprits, sous laquelle est tout l’amour sensible, toutes ses considérations, méditations et directions. De sorte qu’elle n’a plus de nécessité de s’occuper de ces matières, ni même des vertus comme vertus ; n’ayant rien que l’amour [331v °] simple et nu, à qui elle doive satisfaire.
Tout cela se passe en certaines âmes, ainsi affectées et pénétrées, plus par les diverses irradiations et splendeurs des divins attraits, que par ordre de méditations, dirigées pour pouvoir se disposer le cœur et les puissances intérieures aux attouchements divins. C’est par ces attraits divins, que tant de splendeurs, et de si (135) subtiles et secrètes connaissances lui ont été montrées à tour et retour, qu’elles-mêmes n’en sauraient rien exprimer, cela excédant sa capacité. Ces âmes n’ont point d’autre terme pour cela que l’ineffable. En quoi on peut voir qu’elles sont élevées par-dessus toutes les similitudes que les hommes peuvent concevoir pour appréhender Dieu dans les premiers états de la science mystique.
De vrai, qui ne serait bien versé en cette science divine, ne comprendrait pas facilement leur état ; et certainement cette voie est bonne, sûre et excellente au-dessus des voies qui se trouvent dans le sens, et qui requièrent la fréquente occupation de l’homme dans son industrie, et dans son pouvoir actif. Il faut donc suivre Dieu, sans crainte de tromperie, et avec une humble assurance, dont le vrai et continuel témoignage est que l’amour ne répugne en rien à la vérité de son fond ; et qu’aux plus grandes difficultés, il n’a besoin que de soi-même, sans autre raisonnement qui lui soit inférieur, surpassant tout cela par la vue simple et nue de son infini objet.8
Lorsqu’une telle âme est contrariée à l’extérieur par le jugement des hommes, elle croit avoir rencontré ce qu’elle cherchait, c’est-à-dire de quoi exercer son amour au-dehors, à l’imitation de notre Sauveur, qui l’a ainsi exercé à l’extérieur, par un travail de plus de 30 ans. Elle regarde ainsi Dieu incessamment, et est en continuelle admiration sur sa bonté, sur sa miséricorde, et sur les merveilleux effets de son divin amour. Elle voit comme quoi il est sorti du sein paternel, est descendu ici-bas, se revêtant de notre humanité, pour nous faire Dieu par participation et par adoption, autant excellemment par manière de dire, que nous le voudrons. C’est de quoi éternellement ravir notre esprit en lui, en sorte que mille vies ne suffisent pas pour récompenser un si merveilleux amour, à l’endroit de si viles et si misérables créatures que nous sommes. Mais puisque nous sommes sa semblance, et lui la nôtre, il ne peut qu’il ne nous aime infiniment, nonobstant notre extrême faiblesse et indigence. Si bien que nous recevons de lui, et la première disposition nécessaire à l’amour, et l’exercice et la perfection du même amour, qui se fait par continuelles louanges que nous lui donnons.
C’est à cette perfection qu’il faut [332 r °] parvenir avec un ardent désir, et y étant parvenu, il y faut demeurer, pour conformer pleinement notre vie à la sienne. Or pour faire cela comme il faut, rien n’est tant à désirer que la tranquille souffrance. Car en cela consiste la pleine félicité des amoureux esprits, en cette présente vie, de souffrir cette amoureuse guerre, et la soutenir en pleine paix de cœur et d’esprit et en très grandes délices ; ce qui toutefois ne sera pas plus tôt, qu’on ne soit mort à toutes choses par dedans. Car pendant qu’on sent de la répugnance à quelque chose, c’est signe que le cœur n’est pas entièrement plein de Dieu ni l’esprit entièrement assujetti à sa Majesté.
Il faut donc toujours mourir à ses répugnances, et si elles durent toute la vie, il les faut supporter allègrement, et arrêter là. C’est en cela qu’est alors notre perfection ; et cela vaut mieux que d’avoir la jouissance des délices, des secrets, des lumières, et des ravissements mêmes que Dieu nous puisse donner en cette vie. Les ravissements de la volonté sont infiniment meilleurs pour nous que ceux de l’entendement, ceux-ci étant sujets à grandes illusions et tromperies.
En effet l’état que nous avons ici exprimé est une sorte de vrai ravissement, puisqu’il attache son sujet à Dieu continuellement vu, quoiqu’imparfaitement. Car il a ouvert l’œil simple de l’entendement médiocrement illuminé, pour la nue contemplation. En quoi le divin Esprit, qui ravit et tire en quelque façon tout l’homme inférieur à soi, se délecte plus qu’on ne le saurait penser. Il est vrai qu’en cet état, on ressent bien la pesanteur des croix par le dehors, mais n’importe ; l’âme ne court point là, non pas même pour voir, ni pour découvrir qui c’est qui lui donne les coups, ou de quelque part les choses lui arrivent. Car elle est très certaine que cela lui vient de la paternelle main de Dieu, et que telle croix lui est très nécessaire, pour la tenir en son devoir d’amour mutuel et réciproque envers Dieu.
Dans cette pratique, l’âme vraiment fidèle à Dieu, se ravit de plus en plus en son amour, ce qui l’enfonce et la perd en l’abîme de son objet, où elle ne voit ni fond ni rive, et où elle se repose en très grand plaisir, cependant que le corps est affligé ; et plus il est l’affliction, tant mieux il est à l’âme. Ainsi tout l’homme est illustré, soit en l’amour sensible, soit par-dessus le sens, d’une façon digne de Dieu, qui fait cela par ses opérations très (136) secrètes. En quoi certes l’âme est revêtue d’une singulière beauté et perfection, en tout sens et manière ; et elle est rendue de plus en plus digne de la jouissance infinie de Dieu, et qu’il jouisse d’elle pleinement à très grand plaisir. Les douceurs et contentements qui se goûtent ici, ne se peuvent comprendre ni concevoir de celui qui n’en a rien expérimenté ; et on voit assez que nous exprimons choses grandes, merveilleuses, et très secrètes ; aussi [332v °] est-ce de ce fond si merveilleux, que tout bien sort incessamment à son effet.
Or je dois dire ici que Dieu nous demande la sortie hors de nous aux œuvres extérieures, telles qu’elles puissent être, selon notre état et condition, et en l’ordre de l’obédience des supérieurs. Si la condition est de travailler manuellement il le faut faire divinement, comme chose ordonnée et voulue de Dieu ; n’appliquant que le corps à cela, tandis que l’esprit repose doucement dans le sein amoureux de Dieu. Il faut bien se donner de garde de travailler avec trop d’empressement, ce qui ne se pourra faire, si l’âme se trouve de longue main recueillie, et perdue en Dieu son objet ; car alors tout l’homme inférieur est sujet à l’esprit, et partant toutes les actions des sens sont esprit ; et tout cet ordre étant si unique et si un, a la force de le ravir au-dedans, en sorte qu’il ne sent plus de contrariété entre l’une et l’autre de ces parties.
Les exclamations d’une telle âme entièrement perdue au fond de son esprit, comme nous la supposons, s’y tant est qu’elle en puisse encore former, pourront être celles-ci : O Amour ! ô grandeur ! ô Majesté ! ô Beauté ! ô essence de toute essence ! Amour infini ! Miséricorde infinie ! ô mon tout ! ô le tout de l’amour créé ! ô mon cher époux ! ô ma chère vie ! ô ma satiété ! ô feu tout consommant ! ô mon bien infini, etc. Tels seront ces mots enflammés dont vous vous servirez pour exclamations fréquentes ; lorsque vous vous sentirez plein d’étonnement sur la beauté et les merveilles de Dieu. Entre ces exclamations il doit y avoir intervalle de temps, et une se pourra répéter plusieurs fois. De là suivront vos amoureuses extases, comme effets et regorgements d’amour, de douleur, et d’étonnement. Tout cela elle est faite un amour anagogique, et totalement perdu au fond de la créature en l’immensité de Dieu : où comme dans un abîme sans fond, l’âme est tombée de longue main, pour n’en jamais sortir.
Mais celui qui se persuadant être en cet état serait encore attaché à quelque exercice, comme beau et excellent, ceci ne lui conviendrait point : vue que ceci suppose l’entière mort, et perte d’un homme totalement divin, d’une façon très sur-mondaine et très mystique ; quoi que ce ne soit pas encore ici un état de sur-éminence en soi-même, mais seulement une très proche disposition à la vie suréminente. Ceux à qui on ne peut tirer assez au long des exercices spirituels ne sont qu’en eux-mêmes, et vivent plus à eux qu’à Dieu ; quoi qu’ils semblent ne respirer qu’esprit. Ils sont très éloignés de voir la merveilleuse éminence de tout ce raccourci, d’autant qu’il leur semble que plus un exercice est étendu, plus il est excellent. Cela peut bien être, et est en effet lorsqu’on le veut ainsi déduire pour soi-même ; mais c’est une déduction théorique, à laquelle ces hommes-là n’entendent et ne [333 r °] comprennent rien, quoiqu’il leur semble le contraire.
Or pour retourner à mon sujet, les personnes de cet exercice sont revêtues d’une souveraine discrétion et prudence ; toujours également composés en leurs mœurs, gestes, et paroles ; et tout plein de lumière et de sagesse. Leur modestie reluit merveilleusement à l’édification de tous. Enfin l’homme qui est arrivé à cet état, vivant par-dessus toutes choses en la vie de Dieu, n’a qu’à aller toujours son chemin, par la pratique quelque bonne voie d’esprit. Néanmoins il n’y doit ni tendre, ni penser de soi-même ; mais s’il s’y trouvait tiré, il le devrait dire à quelqu’un consommé en la science mystique des esprits ; de peur d’être trompé, prenant le chemin de soi-même, pour le chemin de Dieu. Que si le pouvant faire commodément, il ne se voulait découvrir à personne des maîtres de cette divine science, sans doute dès là même il serait trompé. Toutefois il faut bien regarder à qui d’entre eux on se découvre.
Ces hommes ici doivent donner suffisamment les nécessités à leurs corps, tant la nuit que le jour. Car comme la différence qui est entre les parfaits et les sensuels, consiste en ce que ceux-ci donnent le moins qu’ils peuvent, il faut que la discrétion soit toujours leur sûre guide partout. Il est vrai que bien peu se trouve ici parvenu, selon la perfection de cet état ; mais parce qu’ils s’y ont de la disposition, c’est assez qu’ils y tendent, s’ils n’y (137) sont arrivés. S’ils n’y sont qu’imparfaitement, ils doivent produire les actes d’un amour vigoureux, conformément à leur pouvoir actif ; car n’étant point passé, et moins encore arrêté ici, il leur faut ouvrir et élargir leurs cœurs, par actes d’amour et étendu et dilaté par colloques affectifs, qui réduisent et accommodent toutes les vertus à l’amour, pour les rendre une seule chose comme lui-même en son appétit et occupation vers Dieu.
Que si le regard intérieur de l’âme est si vif et pénétrant, il ne lui sera pas besoin de former des actes beaucoup étendus, auquel son appétit et son cœur répugnent ; d’autant qu’elle a mieux et plus que cela. Mais il faut bien être attentif à cet ordre, pour voir si on peut et quand on peut former des actes étendus et dilatés ; car sans cette attention et pratique, on serait plus oiseux d’esprit qu’actif.
Si comme j’ai dit, l’appétit rebouche trop à ses actes, c’est un signe évident qu’il n’en a pas besoin pour lors ; d’autant que la force de son regard le tient attentif et recueillir en esprit, en la contemplation de son objet, qui est Dieu. Mais si ce regard n’est acquis de longue main, il ne sera que passager et subit ; et n’élèvera l’âme à la contemplation de son objet, qu’autant qu’il durera. Il est vrai [333v °] qu’en ce cas, l’âme après s’être bien occupée aux colloques, se doit exciter en elle même par une vive et pure attention à soi, recueillant toutes ses forces en unité, et demeurant attentif à regarder l’objet qui l’attire. Quand elle sera tirée de là à elle-même, elle doit avoir recours à ses actes, ainsi faisant, elle évitera la fausse oisiveté d’esprit, qui est ici fort à craindre. Car il se trouve trop de fainéants, qui prennent l’apparent pour le vrai, et qui pour avoir quelquefois senti quelque douce et forte attraction, qui les a élevées par-dessus les choses sensibles, à la contemplation et jouissance de Dieu, il leur semble toujours être là placés et arrêtés ; ce qui n’est que pour quelque temps. Alors il ne faut que suivre le regard dont on est tiré tandis qu’il dure se servant des paroles enflammées que j’ai ci-devant spécifiées, ou de secrets et subtils gémissements amoureux au-dedans de soi ; ce qui est très facile à l’âme passée en esprit, à force de recevoir les divines infusions, qui de longue main l’ont toute pénétrée d’amour et de lumière. Mais quand on se sent pleinement à soi, il faut former ses actes avec étendue de cœur.
Pour s’étendre ainsi, on se pourra servir des considérations de l’infini amour de Dieu à l’endroit des hommes ; comme il l’a fait le monde, et nous a créés par amour, et pour son amour : chose très merveilleuse, et digne d’étonnement ! Cet amour nous paraît en tout ce que nous voyons, entendons, et possédons. Tout cela, ce sont autant de voix qui nous convient à l’aimer comme notre éternel principe, et notre dernière fin, par la jouissance de laquelle nous devenons pleinement rassasiés en toute la plénitude de Dieu. Mais nous ne participeront de sa déité, qu’à proportion que notre amour aura été grand et ardent en son endroit, et que nous aurons toujours tout fait en un temps, et en un autre, tout pâti selon l’esprit et le corps pour son amour. Selon aussi que nous aurons été fidèles à toujours mourir, à la vive et éternelle imitation de notre Seigneur, et que nous aurons profondément gravé sa seule image en notre cœur, pour mouler notre vie sur la sienne très sainte et très sacrée.
On se pourrait émerveiller de ce que certains, plus ou moins tirés de Dieu en esprit, et qui s’occupe par de simples exercices conformes à l’amour, néanmoins ne sont pas discrets. Ce qu’on peut dire à cela, c’est que l’amour dont on est vivement dominé ne veut point de discrétion. Il suffit à l’âme amoureuse de satisfaire de tout soi à l’amour, comme elle en est satisfaite et contente en sa suave réplétion. De sorte qu’alors les excès de cet amour sont merveilleux en la créature. Mais comme cela n’est pas nécessaire, il ne peut être ainsi quand plus personne ; et néanmoins il y a quelque ordre et disposition pour ceci au commencement de la conversion de la créature à Dieu.
Quand donc la créature est laissée à elle-même, elle doit recourir à son industrieuse occupation, selon les moyens et l’ordre que son amour lui en fournit. [334 r °] Elle n’aura pas toujours besoin de s’occuper d’une même sorte, selon l’ordre de quelque exercice digéré et ordonné pour cela ; mais elle doit suivre son amour qui est Dieu, selon la voie par laquelle il la tire à soi ; c’est-à-dire qu’elle doit accommoder son cœur à la sorte d’affection vers son objet, dont elle se sent touchée, tirée, et vivement enflammée de lui. Que si elle ne sent rien de cela, elle se doit occupée vers son objet, dans le plus pur amour qu’il lui sera possible.
Car c’est à la bonne âme désireuse de (138) suivre fidèlement son amour nu, d’aimer nullement et essentiellement, c’est-à-dire sans sentiment, et sans consolation d’amour sensible, autant qu’il faudra. Elle doit mourir dénué de tout, et aux dépens de tout ce qu’elle est, rendant ainsi sa vie totalement outrée plus de l’amour de son objet que de douleur ; et si d’aventure on se sent porté volontairement à chercher sa consolation en soi-même, et par les sens, qu’on sache que l’on ne vaut rien. Quoique quand on l’aurait fait, on ne doive pas perdre courage, mais seulement recommencer tout de nouveau à se convertir à Dieu, et reprendre son exercice accoutumé. C’est de quoi je ne veux point parler, non plus que de ce qui ne convient pas au vrai amoureux, dominé de longue main de l’amour divin, en la pure nudité de son simple fond ; auquel Dieu réside pour soi-même, et pour la créature qui y est réduite, pour y vivre nuement à très grand plaisir.
J’avertis aussi qu’il se faut ici abstenir de rien dire de ses sentiments, bons ou mauvais : cela ne peut être attribué qu’à puérilité et à légèreté ; d’autant que le vrai amoureux doit être inconnu, et doit cacher soigneusement ses secrets plus intimes. Mais ceux qui sont vains, légers et enfants, les produisent incontinent à tout le monde, ce qui les arguë (sic) tous de grande faiblesse, et on a très grande raison de s’en défier, comme de ce qui est dominé de soi-même en la fausse et déceptive douceur de l’amour de la nature, réfléchie sur elle-même. C’est son propre de publier son excellence à tout le monde voire beaucoup plus avantageusement qu’il n’y en a deux. Elle n’a qu’elle même pour fin, et ne veut contenter qu’elle, et non Dieu ; convertissant les touches et lumières de Dieu, à ses propres goûts et délices.
C’est la pratique de tous les infidèles mercenaires, qui ne serviraient Dieu, s’ils n’en espéraient la récompense. Telle est la différence entre l’amour de grâce et l’amour de nature, qui se ressemblent en sentiment de goût, mais leurs intentions sont infiniment contraires. Car les uns tendent incessamment à Dieu par un ardent amour ; et les autres regardent soi-même, ne servant Dieu que pour leur propre amour et repos.
À mesure donc que le vrai spirituel s’avance en ceci, il doit infiniment craindre et éviter ces propres recherches, et observer soigneusement les subtils appétits, et des inclinations de la nature spiritualisée, à se chercher partout, si on manque de mourir incessamment. C’est pourquoi tout ce qu’on désire beaucoup tant bon et saint puisse-t-il être, doit être rejeté : non que la chose soit mauvaise en soi, mais parce que la nature la voudrait pour sa proie et sa satisfaction. [334 v °]
Donnez-vous garde de tirer à vous ce que vous verrez et entendrez des créatures, afin de n’empêcher de la liberté de votre cœur par les formes et images dont il serait dépeint ; ce qui serait une grande faiblesse et défaut d’esprit, spécialement si vous cherchiez ces sujets-là de vous-même. Que si d’aventure vous vous y trouviez engagé par obédience, laissez tout cela au-dehors, comme chose qui est indigne de vous, et que vous abhorrez comme la mort. Néanmoins il faut laisser Dieu pour Dieu, et on n’y perd rien ; parce que l’âme peut lui être si attentive en son introversion, que tout ce qui frappera ses sens par le dehors, n’entrera nullement au-dedans. C’est pourquoi avec fort peu d’effort raisonnable, on leur ferme l’entrée, et cependant que telles choses dures, on ne demeure pas moins attentif à Dieu au dedans, que si rien ne se passait. Il est vrai que cela suppose qu’on s’est exercé l’esprit de longue main ; car ce désordre est la très grande peine des commençants, et c’est là qu’ils se ruinent par leur effort désordonné.
Il y a un temps indéterminé, auquel le bonheur de l’amour même, consiste en l’infélicité de la créature, quoiqu’en cela même elle soit très heureuse au total de l’amour. L’ordre de l’amour en l’amour même est tel ; et dès là la créature est si déiforme, qu’on ne saurait jamais la trouver au-dehors ni ailleurs. Que dis je ? Ce mot de Déiformité, est trop peu à notre concept très bas et très faible ; car elle est remplie de Dieu surcomblément, en toute son infinie étendue et plénitude. Là ne se trouve rien d’elle, et elle est engloutie par-dessus toute la fécondité du même amour, qui va sortant d’unité, et rentrant en sa même unité, où l’âme est totalement réfuse et refluée en l’effet et en l’effort du même amour. C’est sans (139) doute la merveille des merveilles que la félicité, en quelque façon pleine et consommée, puisse être avec la même misère, en même temps, et en même sujet. Mais si l’amour incréé est si près, et néanmoins si éloigné ; par ce que son infinie plénitude ne peut être atteinte que d’une infinie distance : cette vie si suréminente et si perdue, ne doit aussi être atteinte ni comprise de ce qui est sensible, quoique que d’ailleurs il semble être très spirituel.
Que si l’expression et la sortie de ces sublimes états est si noble et si excellente, à raison de la clarté, profondeur, et délices suprêmes de son flux ; combien sera ineffablement ineffable la réduction, plongement, la totale submersion, et transfusion en l’ordre et en la vue de tout ceci, à quiconque le verra, l’entendra, et le goûtera ? Mais cela ne sera jamais d’aucune créature, qu’elle ne soit cette même mer.
Il faut référer toutes ces vérités en profond étonnement et admiration. Les sages et bien sensés le feront facilement et sans peine, et plus ils seront avancés en la vie de l’esprit, plus aussi tout ceci et toutes choses semblables les raviront. C’est ici la vie de l’esprit très pur et très séparé ; dont on ne peut rien dire ni comprendre ; parce ce que ce négoce amoureux est d’autant plus éloigné du sensible, et de l’intelligible, que c’est Dieu qui le fait en la créature par-dessus elle, au total de soi-même. Je ne pensais pas passer si avant, ni parler de cette perdue mysticité, mais comme je m’y suis vu entrer, j’ai pensé de poursuivre mon entrée, afin que celui qui y est, se puisse voir et observer fidèlement par le moyen de ceci, et du reste de mes écrits. Celui qui n’y est pas, qu’il pleure la misère des pauvres hommes, qui ne se plaisent qu’à ramper, et qui à peine arrivent jamais seulement au lustre de l’être moral. Ce n’est pas que je désire ni que je crois que tous puissent toutes choses. Mais ceux-là y sont obligés, qui sont appelés à choses grandes et hautes, par la totale reformation des trois excellentes demeures de leur âme, le plein et le suprême lustre de laquelle ils verront par ceci, en ceux qui ont le bonheur d’être totalement transfus en toute la Déité, pour ne vivre jamais plus que de sa propre vie.
Au reste il se peut trouver des personnes tirées de Dieu d’abord, assez fortement, dans le brouillard mystique, qui dans leur suspension et obscurité, sont plutôt contemplant la divinité, par une opération mystique, que faisant purement oraison. Mais comme il se fait qu’en cette suspension ils se trouvent angoissés, et plus ou moins mourant au-dedans ; à peine leur saurait-on persuader où ils sont, ni ce qu’ils sont. La raison est que la nature veut toujours sentir, et savoir ; et ce n’est le propre que des saints consommés s’il faut ainsi dire, de se perdre entièrement par une totale indifférence d’avoir ou de n’avoir pas, d’être ou de n’être pas. Si bien que quand les directeurs rencontrent semblables sujets, cela ne leur est pas une petite peine ; parce qu’encore qu’ils les voient et les jugent très bien, il semble toujours à ces âmes qu’ils ne leur disent jamais ce qu’elles sont. Et s’ils ne se donnent de garde, ils les affligent plus qu’ils ne les consolent.
À cette conduite de Dieu si immédiate, succède l’exercice des créatures, qui frappant incessamment à tort et à travers, tiennent cette pauvre personne dedans des mortelles et infernales langueurs : si bien que c’est merveille comme une pauvre créature peut longuement résister à tant de mauvais effets. Aussi est-ce là que ceux qui sont amers, se dépitent, et quittent tout, abhorrant pour jamais la vie de l’esprit. Et qui leur commanderait la pratiquer toute leur vie, les mettrait en un enfer tous vivant.
Mais puis que nous avons déduit si amplement, réductivement, et sur-essentiellement ce traité, selon tout l’ordre et le fond de la suprême mysticité, depuis son premier état jusqu’au dernier, il faut que nous nous avancions de plus en plus en ses incompréhensibles et inaccessibles abîmes. Ces abîmes ne sont autres que la suressence de telles âmes, qui semblent être toutes pénétrées de cette suressence, dans le débord de tout son flux amoureux, qui les inonde et les pénètre totalement en tout leur fond et essence. Mais l’âme est infiniment au-delà une seule chose, au tout infini de toute l’étendue de sa suressence ; ou à mesure et proportion de l’abyssale et infinie profondeur de son flux unique et simple, perçu en ineffable saveur et plaisir, et à mesure que cet état s’améliore en l’ordre des divers succès convenables à une telle suréminence, l’âme qui en est là, vient peu à peu, et comme par degrés, a diminuer ces premiers embrasements, et toutes ces légères corruscations et splendeurs précédentes, (140) très mystiques, et très déiformes. De sorte qu’elle demeure peu à peu sans perception, discernement, ni distinction de tout cela.
Cependant l’âme continue toujours de suivre d’une course très rapide et subtile le feu de son amour suressentielle, très unique, très éternel, et très présent, ou enfin elle se trouve arrivée au suprême point de sa félicité en cette vie. Félicité qui est le repos très simple, unique, large et suréminent, lequel est l’effet de la totale et irrécupérable perte de tout son sujet au tout de sa suressence. Le sortir explicite de l’art, si simple, si unique, si large, et si suréminent qu’il puisse être, est vécu et senti comme rien, et est autant éloigné que le moyen, de sa fin. C’est alors que cette consommation béatifique se commence, laquelle s’accroît et s’augmente jusqu’à son suprême lustre et accomplissement, par le suréminent repos, et en l’abîme du même repos.
Alors l’âme se perd infiniment au-delà de ses premiers abîmes de transfusions et transformations, de splendeurs, et de sciences et notions mystiques, toutes très convenables à un état si suréminent. Si bien que désormais ainsi fondue en tout ce même feu, au-delà de tous ces effets, elle est devenue totalement ignorante de l’exercice si suavement amoureux de tout ce divin jeu, activement exercé de toute elle en tout Dieu. Ici son simple, unique et suprême repos lui suffit abondamment, par-dessus toute la connaissance et perception que jamais elle a eue, au flux débordé, et au très impétueux et très rapide effet du feu très actif de tout Dieu en tout elle, et de toute elle en tout Dieu. Enfin elle jouit de tout Dieu en tout lui-même, d’une manière incomparablement plus noble que jamais, en l’éminence de son regard, et de son repos fruitif, qui est simple, unique, et ineffablement ineffable, tant en vue qu’en saveur.
C’est là et ainsi que tous les saints et amoureux esprits se sont entièrement perdus, à vive force de fluer sans cesse en cette suressence infiniment infinie et spacieuse ; où tout le créé et toute fruition n’est et ne fait au-dehors qu’un très petit ruisseau, et au-dedans n’est que cette même suressence, et comme une seule chose dedans le tout de son abîme incréé, sans fond, sans rive, sans bornes, sans terme, sans nom, sans compréhension, ni pénétration d’autre que d’elle-même ; par-dessus toute opération active, jouissants de tout et en toute son étendue, en repos et délices totalement convenables à son infini félicité. C’est ce que j’ai déduit ailleurs, et pour cette heure je montre le dernier et suprême état de l’âme bienheureuse en cette vie, par le succès de tous les états consommés de cette si divine, perdue, et suréminente vie.
Ici donc l’âme est en pleine jouissance de Dieu, en toute manière qui se puisse expérimenter en ce corps mortel et passible : et tant plus ce divin repos se subtilise par le véritable progrès que l’âme fait en lui, tant plus il lui est délicieux, et remplit la jouissance qu’elle a de son objet. Comme c’est là que l’âme est toute, c’est là aussi qu’elle s’abîme toujours de plus en plus en sa suressence objective ; en laquelle elle est même chose, sans distinction ni différence perçue, en son infinité infinie, la vue égalant l’amour ; et la joie égalant la vue et l’amour ineffablement comme une seule chose ; mais plus on parle de ceci comme que ce soit, moins on en dit.
Il est vrai qu’avant que le repos soit arrivé à son éminence par la consommation du sujet, il y a une grande diversité de constitutions, au moyen de quoi le sujet est rendu fort de plus en plus, pour mourir fortement et sans cesse, pour la conservation de son véritable et pur repos ; duquel l’âme veut avoir la jouissance, comme de sa toujours présente éternelle félicité, en l’aspect et au regard de son divin objet. C’est de quoi nous avons amplement traité en l’éminence perdue de nos écrits, si bien que je ne veux pas autrement ici approfondir cette matière pour m’y perdre, attendu que ce n’est pas de quoi il est ici question.
Seulement veux-je dire ici, qu’il n’y a que le vrai mourant ou le vrai mort, qui puissent soutenir le vrai repos, (qui est l’effet du regard divin) en vraie et sainte oisiveté, à laquelle seul convient éternellement mourir en son objet. L’âme qui est en cet état de sainte oisiveté, peut seule, et non autrement que par sa fidélité à mourir, soutenir l’effort très douloureux et presque insupportable de ce repos hors de soi, où elle va suivant à tels frais le regard, qui secrètement l’attire à soi. Si bien qu’à mesure que l’âme se consomme par les morts mystiques, qui semblent devoir supprimer toute la vitalité de nature, le pur esprit, ou mieux dire, tout le fond où toute (141) l’âme est réduite, reçoit nouvelle constitution, et nouvelle force et vigueur. Si bien qu’en cet ordre de suréminence merveilleuse, toute l’âme est forte toujours de plus en plus, pour appéter, suivre et chérir son repos, en son éternel et indéficient regard : ce qui est toujours infailliblement suivi de toutes les vertus occurrences. Si bien que ce qui n’est plus n’a rien, et Dieu infini est et a tout là-dedans. Et à mesure que la consommation se fait, toute l’âme étant plus forte, par cela même ; le repos est aussi plus facile, et la jouissance de son divin objet est aussi plus grande et plus étendue.
D’autant que ce que nous disons ici, appartient à la vie suréminente, il faut remarquer que ceux-là seuls sont propres pour entrer en cette sorte de vie, qui ont épuisé toutes leurs forces, et leur pouvoir actif à force d’aimer, et de correspondre en bon ordre aux opérations, et aux attouchements de Dieu, qui en suite de ces opérations divines, se trouvent en un état d’amour pur, s’y étant disposé avec la grâce de Dieu, par un amour fidèle et réciproque aux siens ; qui après un long temps de travail, sont enfin devenu amoureux, dans un état plus passif qu’actif. Qui après avoir fait l’expérience de leurs forces à soutenir généreusement, en joie et patience de cœur et d’esprit, les diverses et pénibles morts de l’amour nu, ont le courage de continuer éternellement l’ordre et le plaisir de ce jeu actif, en leurs propres objets. Qui sentant leurs forces actives toutes épuisées par l’aspiration active, purement amoureuse, et unique, jusques là que tout acte ne leur est plus à rien en faveur, en vue et en impression, à cause du pénétrant aspect de l’immensité de Dieu ; le vont contemplant, et le voient déjà au dernier acte de ses actes infinis. C’est-à-dire, que ses divines perfections, et son essence très simple ne leur sont qu’une même chose ; d’où l’amour créé et actif n’approche aucunement par ses actes, ni l’entendement par sa connaissance, quoi que très lumineuse, sinon d’une distance infinie.
En effet, la vue et la science très certaine que ces âmes ont de leur divin objet, les rend déjà malades et langoureuses, elle se voit de l’union et unité divine, retire mieux, de la très haute et très perdue unité de Dieu, en laquelle toutes âmes mortes d’amour, et totalement passé et transfus. Cependant elles trouvent et sentent qu’il n’y a point de remède à la Plaie que l’amour leur a fait, dont les effets sont aussi grands et plus différents encore en elles, que ne l’écrivent les plus excellents mystiques.
Il est vrai que tout ceci est l’œuvre d’un grand temps. Mais aussi ces âmes en sont mieux expérimentées, versées et même arrêtées et établies en tous les très divers et différents effets de cet amour, voire en chaque degré d’amour acquis jusqu’à celui-ci. Car c’est ici le dernier, qui ôte et supprime tous les degrés qui ont été, tant selon l’amour que selon les vertus ; lesquelles ont servi de moyen à l’amour nu. Et il faut que l’âme ait été si fidèle à tout cela, que son esprit ne la remorde (sic) point d’infidélité sur aucun de ces différents, et si pénibles efforts, que l’amour pur et nu doit souffrir, jusqu’au dernier et suprême point du pouvoir de sa vie active.
Pour ce qui est de l’amour actif et réciproque entre Dieu et l’âme, quoique ce soit chose très grande, cela a précédé ces derniers et divers effets, qui sont pourtant en telle sorte derniers, qu’ils sont un long temps totalement changés, ou pour mieux dire, annulés ce, comme ce qui n’a jamais été ; à cause de certains plus vifs et plus grands attouchements d’amour en toutes les puissances de l’âme, qui produisent de tous autres effets en elle. C’est le feu divin, et ineffablement délicieux, coulé en la terre de l’homme, je veux dire en son esprit ; auquel toute l’âme étant convertie, on doit croire que tout l’homme est très divin, autant qu’il est possible selon le présent état.
En effet la déiformité est si excellente, que les anges mêmes s’en étonnent, à cause de ce qui est intervenu en ceci de la part de l’homme, qui est la très libre application de son franc arbitre, pour aimer infatigablement Dieu son divin objet, vers lequel amour l’a fait courir roidement en un temps, et voler en l’autre ; et enfin il a atteint son objet à force de courir après lui, tantôt à l’odeur de ses parfums, tantôt et beaucoup plus souvent, en morts et destitutions de sa présence sensible, et est parvenu à l’union inséparable d’avec lui. (142)
Mais quand l’objet touche l’âme par soi-même si vivement et si profondément qu’elle succombe à son pouvoir amoureux, sous l’effort impétueux qui la ravit au total de cet infini objet : alors elle ne voit en lui qu’immensité de feu, d’embrassement, d’excellence, de bonté, et de perfection, toutes essentielles à l’objet même. Car tout cela n’est que lui-même en lui-même ; et l’âme lui est déjà si étroitement et inséparablement unie, qu’elle a quelque sorte de communion à toutes ses perfections, en toute sa déité. Car elle est pleine de Dieu selon la capacité présente de son vaisseau, qui n’en peut davantage contenir en son présent état. La déiformité est déjà si grande et si haute en la créature, que Dieu se complaît déjà grandement en elle, en l’aspect, ou pour mieux dire, en la jouissance de sa beauté.
Mais comme ce n’est pas ici que se doit terminer le suprême accomplissement de l’épouse en son époux, Dieu redouble ses profonds attouchements en elle, afin de la pénétrer encore mieux des attraits vifs et enflammants de son feu amoureux, lequel dévore et consomme tout ce qu’il trouve et rencontre de fort et capable par sa grâce, de recevoir et souffrir telle touche, sans défaillir totalement à sa vie naturelle. C’est ici que Dieu déjà commence à illustrer et orner l’âme des richesses, autres que jamais il n’avait fait, en l’élevant par les attouchements et successifs opérations de son feu amoureux, en un trop plus haut état et constitution d’union, de vue, de plaisir, de transformation, de repos, et de fruition.
Ici l’âme meure et expire pour jamais, au désir de sa compréhension : tout son plaisir étant l’incompréhensibilité infinie de son amour, lequel on comprend infiniment milieu en mourant d’amour, qu’en languissant du même amour. J’exprime choses grandes en mes termes, il n’y a remède, me comprendra qui pourra, lesquels termes je désire laisser en leur énergie, sans m’étendre trop largement à les expliquer à la manière de plusieurs mystiques, qui s’étendent et sortent à plus de paroles et au dehors, que leur conception n’en peut porter.
Sur quoi je veux bien dire que ce qui est implicite, est d’abord vu, pénétré, et anticipé totalement par celui qui ne sort pas volontiers aux expressions : et qu’il voit, comprend, porte et endure toute vraie publicité de son semblable, sans souffrir la moindre altération. C’est un secret autant profond et mystique, que la science mystique est très secrète et cachée en elle-même, en l’ordre de ses contemplations, sentiments et notions, et en tout l’ordre de tant de différences si unique et si unies, au total de l’unité même de Dieu, lequel ravit puissamment l’âme en tout lui-même, pour être soutenue et jouir de tout lui selon son état possible par cet ineffable et délicieux exercice du divin amour. C’est déjà de là que l’âme ne peut jamais ressortir vivante, si toutefois elle est telle que je le suppose. Ces vues et ces notions contiennent infinie vérité, elles sont d’une telle étendue, que pour les voir et les comprendre, il sera nécessaire au lecteur d’avoir non seulement une vue très active, mais encore une très longue et entière expérience de tout ceci, en éternelle fruition de son infini objet.
Cependant je dirai sur ceci ce que j’ai encore écrit ailleurs, que ceux qui ont été ravis dans ce degré à la connaissance du divin objet, sans que l’amour réciproque et mutuel que la créature ait précédé (ce que j’entends en mon sens et comme il faut) sans doute quoiqu’ils soient élevés à une très haute contemplation, dans le caligineux et très lumineux brouillard que Dieu fait en eux, dans lequel ils sont élevés en lui-même hors du créé et du créable, néanmoins l’ignorance qu’ils ont eux-mêmes, et les défauts des vertus les tireront le plus souvent de leur jouissance et contemplation. Et il en sera ainsi autant de temps que l’âme acquiescera à sa nature et à ses passions, et manquera de vertu dans les rencontres ; surtout de la vraie humilité, et du parfait et accompli amour, tel qu’il doit être en la créature déiforme. C’est pourquoi il serait requis nécessairement et absolument que telles personnes vécussent en solitude entière et parfaite, autant de corps que d’esprit.
L’âme qui est vraiment parvenue à tout ceci, doit laisser ses actes, ses soupirs, ses regards, ses subtils mouvements, et sa très simple aspiration, pour se laisser désormais mouvoir et ravir passivement à Dieu, en l’enceinte de son immense et dévorant feu. C’est un état si nouveau à l’âme, à cause des ineffables effets qu’il produit en l’unité, en la vue, et en la fruition de son objet, que toute sa jouissance compréhensive précédente est du tout évanouie et effacée, par le succès de (143)
celle-ci. Car cet état la rend feu dedans le même feu de Dieu, qui l’engloutit et la dévore en soi, dont les délices ineffables sont proportionnés à la jouissance présente, voire dès la première et très rapide attraction, de tout le sujet en l’objet, s’il faut ainsi dire.
Ce que l’âme a ici à faire, c’est de jouir en ineffable largeur et saveur de son objet, qui de plus en plus la ravit en toute son immensité, pour désormais être et vivre tout seul en elle sans elle ; sans pourtant qu’elle désiste de sa vie naturelle. Mais comme cette ineffable perception et jouissance ne dure pas toujours en même largeur, et saveur abyssale, ce feu immense diminue peu à peu l’effet de son flux rapide, dans l’ensemble des hautes et basses puissances. Et même cela se fait et se sent diversement, ce feu agissant plus de temps aux uns qu’aux autres. Aussi est-il beaucoup plus vif et plus actif à embraser certaines âmes, et à les consommer : ce qui procède de la diverse disposition que Dieu a mise en la créature pour cela, tant pour répondre à toute cette immensité, que pour la soutenir plus ou moins de temps.
Alors la créature est rendue si simple, si large, et si ineffable, par la vive opération de ce feu très simple et très délicieux, qu’il lui semble vraiment être lui-même, sans distinction ni différence. Car il pénètre par sa vivacité très simple et très vive toute la substance de l’âme, si bien qu’elle se sent comme substantiée en la substance du même feu, qui l’embrasse, la consomme, et l’étend rapidement et suréminent âme en son total, pour n’être plus que lui-même. La créature semble être alors en jouissance de la gloire de Dieu, et quoi qu’elle vive encore dans un corps mortel, il lui semble néanmoins que ce n’est plus, tant ce feu la remplit de lumière, d’amour, et de délices. Elle est si une, si simple, si uniforme, qu’elle n’est plus qu’esprit très pur, séparé de la vie et de l’usage de ses sens, lesquels même participent souvent à cette fête si solennelle, qui se fait en plénitude de jubilation, l’âme jouissant alors, ainsi que j’ai dit, de la gloire des bienheureux selon son état présent, et à sa manière possible.
Tel est l’ordre et l’effet des plus prodigieuses opérations de Dieu en certaines créatures, qui vivent de là en avant, comme ce qui n’a jamais senti n’y savouré la terre. Car quoiqu’elles ne soient pas entièrement ravies hors de leur corps par l’immensité de ce feu amoureux, à la manière que le sont souvent ceux qui sont dans une ardente action d’amour en l’état actif ; elles sont néanmoins aussi loin hors d’elle-même, que ce feu qui les élève et les agite en tout soi, est grand et immense en lui-même, et capable d’engloutir et de perdre irrécupérablement tout ce qu’il touche très fortement par sa très suave, très simple, et très une opération, au tout de son immensité.
Là l’âme étant perdue entièrement à ses sens et à leurs opérations, demeure très esprit selon sa propre substance, laquelle étant très pénétrée de ce feu de gloire (s’il est permis de le dire ainsi) n’a plus d’autre vie que la vie du même feu qui la dévore, et qui la consommera bientôt par succession d’états et de degrés, si elle a ce bonheur que de le pouvoir soutenir, en la propre vie de lui-même. Là toutes les intellections et les formes créées sont aussi parfaitement anéanties, que si elles n’avaient jamais été. Vérité très assurée, vu la fruition et jouissance de cet état de profonde extase, dans laquelle on ne fait autre chose que soutenir et regarder son objet immense dans son infinie fruition. Et même s’il arrive qu’on fasse quelque chose de l’usage de ses membres par acte commandé de la raison, c’est par cela que toute l’âme se perd et s’extasie de plus en plus en l’abîme de son infini objet béatifique.
Or cet ordre et cet usage d’action n’est jamais choisi de l’âme pour cet effet ; car déjà elle vivrait en elle et pour elle-même, et non pas en Dieu. Son ordre et sa règle est la volonté de Dieu qui lui est manifeste, soit pour agir conformément au bon usage, et au bien-être de son corps, soit pour le bien-être et le bon exemple d’autrui : hors de là, la solitude de ce corps est le propre lieu de semblables créatures. Au reste, supposé que le feu qui brûle ici, n’embrase et ne brûle pas toujours d’une pareille manière, et qu’il diminue son ardeur et son action par degrés successifs : en cela même l’âme se sent moins violentée et agitée ; et cela se fait et se sent fort diversement, si bien que le feu par succession de temps, est tellement éloigné de l’âme, qu’il semble enfin être du tout éteint.
Nous ne disons point ici ce que le Père, le Fils et le Saint Esprit, ont fait distinctement et séparément en la violence de cet immense feu, dans l’entendement, la mémoire (144) et la volonté. Cela nous serait aussi facile, que d’exprimer les vérités suressentielles et uniques de la même unité, très une par-dessus toute fécondité ; dans laquelle l’esprit amoureux est totalement embrasé de l’immensité du feu de cette suressence, qui le dévore pour le consommer entièrement.
Néanmoins en tout ceci les paroles et les concepts n’ont point de force, ni de vérité, par manière de dire. Ici il n’y a ni terme ni nom, ni éternel ni éternité, tout est réduit en la très une, très simple, et très heureuse essence de Dieu, un en Trinité de personnes, ce que les mystiques plus excellents et plus perdus déduisent très éminemment, et moi sans comparaison d’eux, j’en ai écrit conformément à mon état. On ne me comprendra pas, mais n’importe ; ceux qui seront de mon état et de ma pratique, me verront et me comprendront assez. Enfin l’esprit suit toujours les attractions et les attouchements du feu d’amour, voire en ce qui lui en reste, pour l’attirer éternellement en sa très sainte, infinie et suressentielle immensité.
Je m’étonne beaucoup de ce que certains qui ne font état que de la doctrine, et d’une vie morale, nous attaquent sur nos termes ; je vois assez qu’ils n’ont pas lu les Pères de l’Église, ni les doctes et graves Expositeurs de saint Denys, à très bon droit qualifié théologien de l’église, non plus que les autres mystiques ni les scolastiques mêmes sur ces matières. Plusieurs sont assez doctes en tout autre sujet que celui-ci, et néanmoins ils en veulent parler dans les rencontres comme gens entendus, ne sachant pas que ces matières ne s’apprennent que par expérience savoureuse ; et que le sens et l’intellect humain n’en approchent non plus par la spéculation, que la terre du ciel ; et pour parler avec saint Paul, que ce qui est animal approche de Dieu.
Mais passons à d’autres choses, et disons que quelques-uns peuvent être tirés à cette vie suréminente sans de si grands effets et efforts de ce feu ardent et dévorant. Aussi sont-ils de moindre excellence que ceux dont nous avons parlé, qui ont ressenti en eux, et rapidement suivi l’activité de tout ce feu immense et dévorant, selon l’ordre successif de ses très actives opérations. Mais quoi que ce soit, celui qui est ici arrêté, ou dedans le brouillard, ou dedans le feu ; est en sa bienheureuse fin, pourvu que laissant sa vie et ses opérations naturelles comme telles, il suive l’opération divine, qui le tire toujours à soi en l’effet d’un subtil et continuel regard, qui touchant la suprême pointe de son entendement, y fait une impression ineffable, et y produit un regard dans son bienheureux et béatifique objet.
Ce regard est simple et retiré du sens, comme Dieu qui le fait, et comme l’âme qui le reçoit et le pâtit, y joignant le sien immédiatement et sans cesse, par une très mystique, très simple, et très savoureuse inclination. Cela fait repos et fruition à l’âme éternellement regardante, en suréminence d’amour mutuel et réciproque. Mais encore que cela soit ainsi arrêté et établi, tout à l’entrée de la voie, il se trouve pourtant ici grande variété d’effets des attouchements mystiques, et des manifestations que Dieu fait de soi à l’âme. J’en ai essentiellement exprimé et réduit tout ce que j’en désirais pour moi.
Il suffit de savoir en cet endroit, que depuis que l’âme a été vraiment touchée, tirée et ravie aux splendeurs mystiques, ce divin regard lui est désormais inséparable et indéficient ; si toutefois elle n’y met empêchement de son côté : choses qui lui est aussi aisées à faire (spécialement en temps de mort et de nudité extrême) qui lui est aisé de vivre à soi et pour soi, suivant la vie et le repos de pure nature. En ce cas le regard divin s’évanouit, et l’âme ne se souvient plus de Dieu. Au contraire, quand l’âme suit attentivement son divin regard, elle a continuellement souvenance de Dieu, et elle est incessamment provoquée à le suivre.
Parfois Dieu la frappe doucement au plus profond d’elle-même, et étant excitée par cet attouchement très bref et subit, elle est toute renouvelée au-dedans, et remplie de force et d’esprit, d’amour et de délices. Dieu semble lui dire par ce sien attouchement si fréquents : Me voici dedans toi, ne craint point de me perdre. Ce qui est si admirable, que la foi de l’objet et de son regard en l’âme, lui est continuellement renouvelée par cet aiguillonnant et excitant regard, et par cette touche très délicieuse, très vive, et très suave. Ainsi elle est de plus en plus assurée de son objet, et mourant toujours à sa propre vie, elle s’abîme et se perd irrécupérablement en lui ; afin qu’il soit et qu’il vive tout seul en elle, sans elle. (145) Alors l’amour n’a plus d’être, de vie, ni d’opération comme pour elle, mais désormais son infini objet qui est Dieu, vit, agit, et pâtit en elle en tout sens et manière, et en tous événements. L’âme dis-je, en cet état ne vie que de la vie, et en la propre vie de Dieu. Elle a atteint sa similitude avec Dieu par-dessus la même similitude ; elle a atteint son image et son exemplaire en son propre fond originaire, et elle est entièrement transfus en son immense amplitude, par-dessus toute démonstration possible, conformément à ce que j’en ai dit ailleurs avec les mystiques.
Il est à propos que nous voyons l’ordre que nous devons tenir en nos opérations extérieures, car il n’en faut point dans les intérieures, si faire se peut, et autant qu’il est en nous, au moins pour l’entendement agent et actif. Pour donc faire vivre Dieu en nous, il faut que nous mourions totalement ; et comme cela ne doit et ne peut être naturellement devant le temps de notre dissolution, il faut que nous mourions en la foi et en la créance du rien de toutes choses, et de nous-mêmes au respect de Dieu. Il est assez facile de le faire en spéculation ; mais l’abyssal amour qui nous a anéanti en lui volontairement et librement de notre part, est infiniment autre en foi et en nous, que cette pure, quoique véritable spéculation ; soit naturelle, soit surnaturelle en amour actif et mystique.
Cette foi est en nous une habitude surnaturelle, et un moyen mystique pour ceci, spécialement lorsqu’elle est précédée par des pratiques expérimentales que les mystiques ont réduites en certaine méthode, distinguant en nous l’anéantissement en actif et passif. L’anéantissement passif est quand, soit par dedans soit par dehors, il n’y a aucune autre opération de l’âme, que de regarder et contempler Dieu purement en repos ; et ils appellent très à propos telle action passive, par ce que nous ne faisons tout ce temps-là que endurer l’action divine, en force, joie, et repos d’esprit.
Au contraire, ils appellent anéantissement actif, lors qu’il nous faut faire raisonnablement tant intérieures qu’extérieures, quelque chose nécessaire à notre bien naturel ou moral, et que tout cela dans notre vue et sentiment n’est rien, comme s’il n’avait jamais été. Or pendant cette action nécessaire que Dieu fait plutôt en nous, que non pas nous-mêmes, si ce n’est instrumentalement ; Dieu ne désirant pas que nous perdions notre regard par infidélité, passe au-dedans de notre esprit à guise d’un foudre et d’un éclair pénétrant, et se manifeste à nous d’une manière admirable. Mais il s’en trouve peu qui ne soient longtemps douteux et chancelants sur tout ceci, ne se voulant pas entièrement perdre, ni se donner en proie à Dieu.
Souvent les Maîtres plus expérimentés en cette divine science, ne sont pas encore assez éclairés pour résoudre leurs disciples, qui cherchent et demandent doctrine, instruction, lumière et remède. Mais Dieu merci, il s’est trouvé des mystiques qui ont pris la peine d’écrire toutes ces raisons, et il est plus à propos d’y envoyer nos disciples, que de nous peiner à les leur fournir. Si la vive voix doit avoir plus d’effet, nous pourrons l’y ajouter d’une manière plus réduite, plus concise, plus unique, et plus essentielle.
J’ai brièvement et succinctement écrit de ces moyens purgatifs et illuminatifs, en mes exercices, comme choses très expérimentées, ou par moi-même, ou par ceux qu’il m’a fallu conduire en toute cette voie. Car il importe beaucoup d’écrire, puisque cela peut réussir au très grand bien et avancement de la postérité, et de ceux qui présentement en ont besoin. Ces écrits donc leur serviront de guide et de flambeau ; ce que je ne dis pas tant pour le regard des miens que de ceux des autres. Quelques-uns auront à suffire de ceci, pour cette heure, tant pour les adresser et illuminer, que pour les fortifier, affermir, maintenir, et rendre stablement immobiles en l’éternelle vue, souvenance, fruition et repos de Dieu leur infini objet. Que si on se sent activement porté à rechercher outre ceci, quelque chose de curiosité et de doctrine, c’est sans doute signe qu’on n’est pas vivement pénétré en son fond. Car celui qui jouit de ce bien, est autant éloigné de tout autre appétit, que l’homme purement humain et animal, attaché à soi-même, et à sa vie bestiale, est éloigné de Dieu infini.
Dans ce très noble état, qui est déjà par-dessus tout ordre de moyen, c’est-à-dire très simple en la fruition de l’objet, en très simple repos ; les âmes jouissent de Dieu, et reposent en lui imperceptiblement, par une très secrète et très nue force passive, dont l’effet est plus excellent en elles, que la force du précédent état, qui faisait une simple et nue adhésion (146) du sujet à l’objet. Car ici cette force constitue et arrête l’âme en repos et fruition, très loin au-delà de toute intelligence, en simplicité très unique et très perdue.
C’est ici que le perpétuel expirer et mourir convient éternellement à l’âme, afin de suivre par ce moyen en ignorance et sans connaissance, ce qu’il lui semble ignorer et ne voir pas. Son inclination active et jouissante qui la met dans un très simple, très suréminent, et très perdu repos de fruition, est l’effet de son regard très unique, très simple, et très perdu. Si bien que l’un vient par infaillible conséquence de l’autre. En cet endroit tant plus la créature sent son être, tant moins il y en a pour elle, en la vérité de sa foi très stable et très arrêtée, qui la rend immobile et inaltérable en son infini objet éternel, auquel elle est entièrement et de tout point réfuse, et pour dire plus, totalement transfuse, comme ayant passé et repassé souvent d’abîme en abîme.
Tous ce qui se pense et qui s’explique de ce fond très concis et très réduit, si haut et si perdu qu’il puisse être, ne montrent que le large et l’étendue de la très éloignée circonférence de tout ce degré. Et quoi que ceci semble se terminer au rien par paroles ; il montre toutefois le suprême centre final, et l’éternel objet du bonheur et du plaisir de Dieu même, et par conséquent de tout ce qui a été éternellement en lui, comme dans son principe idéal ; où tout cela n’est qu’une seule chose, au tout de cette unité, laquelle surpasse toutes formes créées.
L’âme qui est ici établie, est perdue et fondue en l’immensité de ce feu consommant, qui meut tout, sans être mû ; et qui arrête tout rapidement en son ineffable contemplation, laquelle on peut dire totale, en attendant mieux. Et ce mieux ne sera que le succès du présent état, continué en la très simple et très présente éternité du moment très éternel où tous les vaisseaux seront surcomblés en toute la plénitude de l’objet, jusqu’à regorger admirablement le même bonheur, et la même gloire en très grande abondance ; ce qui comblera ineffablement la béatitude, tant essentielle qu’accidentelle de chacun. Comme donc le meilleur et le plus intime de tout ce bonheur, est possédé de l’âme dès ici-bas, en la manière que je l’ai amplement déduit ailleurs, c’est au maintenant de tout ceci qu’elle doit vivre, comme ce qui n’a jamais eu vie pour soi, et demeurer comme ce qui n’a jamais sorti. C’est à mon sens, voir et comprendre des déductions infinies de très suréminentes vérités : et qu’on ne dise pas que c’est trop voir et trop entendre ; car il est impossible d’être tout dans le Tout est pour le Tout, à moins de cela.
De cette perte si absolue du vrai mort, il est facile de voir qu’en cette sorte de science, de contemplation, de vue, et en quelque façon de pleine jouissance, le large des excès (sur ceci même) est infiniment autre que le haut. La raison et, que le haut n’est que l’atteinte du pouvoir de l’entendement actif ; à cause de quoi ses formes et conceptions, même les plus perdues, ne sont rien pour ceci ; non plus que la manifestation de tout ce fond et de cette mer infinie. Il est pourtant vrai qu’encore qu’on n’exprime rien de ceci en particulier, on exprime ce semble tout ce fond et cette mer, en faveur et en sentiment ineffable ; et cela est l’effet de l’ineffable fruition et jouissance qu’on a de cette même mer incompréhensiblement vue, et pénétrée ineffablement, sans bornes et sans limites. Là ne se trouve ni passé ni futur ; et toute cette jouissance nous remplit de tout bien, et d’indicible plaisir, comme il est convenable à la félicité des âmes totalement consommées en cette mer suressentielle, autant qu’il est possible dans l’état de viateur.
Il est donc vrai que le profond est ici excellent, et qu’il se conçoit et se produit en ces formes avec un goût et une saveur très exubérante. Néanmoins le large flux qui en l’exubérance du très Saint Esprit va s’écoulant du large infini de toute cette mer, semble être la même mer, et le même fond, pour sa simplicité ineffable. Aussi un tel flux ou écoulement ne fait autre chose que montrer à son Agent pâtissant, toute l’excellence de son infini objet au total de lui-même ; si bien qu’en fluant, on entre au fin fond d’iceluy d’une manière plus ineffable et mystique, que concevable.
C’est en semblables déductions que les hommes doctes et de pure nature sont (147) grandement trompés, lesquelles ne concevant que le haut, par leur intelligence et raison humaine, sont tous vides de cette science et connaissance. Leur connaissance n’est que naturelle et temporelle ; et quoi qu’ils en fassent grand cas, elle n’est qu’appréhension humaine. De sorte qu’en matière d’atteindre Dieu en lui-même, on la peut comparer aux bras d’un enfant d’un jour, pour atteindre le ciel empyrée. Voilà qu’elle est l’effet de la pure spéculation naturelle, dans les hommes qui ne vivent que de la raison humaine.
Néanmoins le haut est excellent dans les mystiques de très haute et très profonde action, et par le moyen du haut, ils aboutissent au large en la pénétration des manifestations et notions très intellectuelles et très amoureuses, et en toutes sortes d’effets très simples et très enflammés ; dont la très suave et très abondante vue fait que l’âme contemple son divin objet en lui-même ; ravie, ou totalement hors de ses sens, ou même demeurant dans ses sens comme sans y être. Ces opérations sont très excellentes, très élevées, et très subtiles de la part de l’objet en la créature, laquelle les reçoit, et les soutient avec ineffable plaisir ; et cela se peut mieux savourer que concevoir ni exprimer.
Tout ceci ne procède pas toujours de la haute et intellectuelle spéculation, mais pour l’ordinaire du large, convenable à la très excellente contemplation, qui tient presque toujours l’œil simple ouvert à fixement contempler son objet. Néanmoins tout l’ordre et toute la pénétration de cet état, ne fait point une mysticité suréminente ; et quoique parfois on en ressente des effets, cela ne dure pas pour toujours ; si bien qu’on n’est point en cet état sans quelques propres actes plus ou moins subtils ou éminents. Mais après ces rapides opérations mystiques, ces âmes reprennent leurs actes, ne pensant nullement à s’introduire d’elles-mêmes en la voie et vie suréminente, dont elles ont eu quelques attouchements, qui les ont ravis et étonnés durant leur effet. Elle se laisse mouvoir, tirer et conduire très expressément à Dieu, s’il lui plaît de les tirer à soi en cette vie si noble, si savoureuse, et si perdue, et il le fera par les moyens qu’il a pour cela. Quant à elles, il ne leur importe. Ce n’est pas l’excellence de cet exercice ni le perdu état de la vie suréminente qui fait leur bien et leur repos ; c’est le plaisir éternel de Dieu en pleine et éternelle conformité, et par-dessus toute distinction de ceci ni de cela. Voilà quel est le fond universel de la très excellente mysticité active des saints.
Quand est du haut purement naturel, et de toute son affirmation, tout cela est menteur à l’égard du large, perdu dans la mer suressentielle de l’objet, en laquelle il est si parfaitement pénétré de Dieu, qu’il est lui-même en son total ; comme aussi tout le flux du large n’est rien du tout aux hommes de pure nature ; et ils n’ont que les oreilles battues de cela. Mais laissant ces contrariétés si différentes d’action, d’appétits, et d’effets ; disons qu’encore que le large soit perdu, et que le haut mystique comme mystique soit très excellent, le bonheur de Dieu rend les saints et les autres heureux dès ici éternellement par-dessus tout cela. La simple impression qui pénètre vivement le sujet est infiniment meilleure et plus noble que son expression à l’extérieur ; d’autant qu’en l’exprimant, on détruit en quelque manière sa très savoureuse et très pénétrante impression.
Ne comprendra qui pourra, et me croira qui voudra ; je n’ai pas déduit ces termes de largeur et de hauteur sans profonde raison de science et d’intelligence mystique. Car il est vrai que celui qui ne goûte que le haut, voire même au meilleur sens, n’est aucunement mystique ; d’autant qu’être mystique, signament en notre manière perdue, c’est être totalement mort et perdu à tout l’appétit actif et sensible, et à tout le flux de sa mysticité telle qu’elle puisse être dedans le large perdu ; si ce n’est qu’il soit excellemment et souverainement mystique, en arrêt et constitution de très suréminente mysticité, en laquelle il n’y a que mer, et totalité de Dieu ; comme étant la même mer en elle-même, non seulement en la compréhension ou pénétration de la créature en elle, mais de son infinité infinie en son total.
Celui dont qui affecte seulement les formes et intelligences du haut et du profond, si mystique qu’il puisse être, n’est pas capable de notre présent flux et écoulement, et ne sait ce que nous disons. Sur ceci on conçoit un très mystique secret, qui est que pour l’ordinaire telles âmes n’ont été touchées, tirées ni ravies en leur objet qu’avec grand mélange de leur amour purement naturel ; ce qui fait qu’en vérité elles n’ont reçu aucune infusion ni impression mystique (148) comme mystique : chose profondément considérable pour les directeurs.
Ensuite de quoi je dis, que s’il se trouve quelqu’un pour lequel on ne puisse concevoir ni parler assez hautement des opérations, intelligence, et actions divines ; qu’on croie hardiment qu’il n’a rien de mystique au fond, pour n’avoir été touché assez profondément de Dieu pour cela. Car les attouchements de Dieu sont amour et lumière très savoureuse, en connaissance, science, et intelligence spirituelle très mystiques et très perdues en la science expérimentale de l’objet en lui-même. Quand donc on voit que cela n’est nullement en quelqu’un, on ne doit pas présumer de le tirer au centre et au repos des plus excellentes Aigles, qui est la théologie mystique en la fruition et la contemplation de son propre objet, selon le plus haut état de suréminence qui se puisse appréhender ; ni même selon l’état tout premier d’icelle.
De ceci le docte et lumineux directeur verra assez ce que je ne le lui exprime point autrement, que comme effet d’appétit de propre excellence. L’entendement qui est ému de sa propre excellence, ne s’humiliera jamais par raison, s’il ne se résout de mourir éternellement à la raison, tant sur l’ordre que sur le désordre, en tous événements. L’amour naturel, qui ne vit que pour soi-même et non pour Dieu, ne conduira jamais son sujet à la perfection, pour une infinité de raisons tirées tant de la part de l’objet, que de la part du sujet. C’est pourquoi les directeurs doivent avoir les yeux bien ouverts, tant pour connaître ceux qu’ils conduisent, que pour les garantir de semblables précipices. Je sais que lorsque cela est sans malice affectée, il y aura quelque remède qui consiste à concilier les extrêmement au juste milieu : ou pour dire comme il faut, en changeant le mensonger au vrai.
L’âme trompée ne désire rien tant que d’être désabusée, par l’entière créance et confiance qu’elle a en son directeur. Mais si elle est grandement touchée de propre excellence en son appétit, elle s’en servira même pour tirer Dieu à elle, et en faire sa proie et son gibier. C’est pourquoi il doit donner ordre que ces âmes vivent tellement sous sa conduite, qu’elles lui puissent rendre compte de tous leurs mouvements, intentions, affections et appréhensions ; autrement sans doute si elles ont la science de faire quelque chose d’elles-mêmes, ce sera plutôt en faveur de leur amour-propre, que du pur amour de Dieu. Ce qu’on ne doit trouver non plus étrange en telles créatures, que de les voir vivre.
Cet amour propre est très grossier en quelques-uns, et très subtil dans les autres. Dans les meilleurs de ceux-ci, il est fort semblable à une fontaine, qui va bouillonnant à gros bouillons ; leur désir ne leur donnant ni paix ni repos, tant il désire avidement et sensiblement la perfection, et comme leur cœur est instable et non rassis, cela est cause que Dieu n’y a pas d’accès pour les toucher, pénétrer, et dominer tout seul, entièrement et souverainement ; et pour les remplir des divins effets de son savoureux esprit, afin qu’ils puissent vivrent de sa vie propre, en quelque constitution qu’ils soient.
Ceci soit dit en passant au directeur de ces âmes, pour l’avertir de se tenir sur ses gardes en choses de si grande importance ; et qu’il se défie de soi, de sa lumière, et de ses forces ; se confiant en Dieu, dont il a les affaires en main, pour les conduire à sa seule gloire. Que s’il voit quelqu’un de ceux-là, bien désireux de se réformer, et de se changer s’il est besoin, autant et en la manière que voudra son conducteur vraiment illuminé de Dieu ; et si celui-là craint beaucoup d’être purement en nature en son présent état haut ou bas ; c’est un signe qu’il est et qu’il vit en Dieu, et non pas en nature ; pourvu qu’il sache et veuille réprimer l’ardeur de ses désirs désordonnés et naturels, pour se rendre comme une eau très calme et très reposée, et ainsi être éternellement dominé de Dieu seul. Mais qu’il avise bien qu’il en soit ainsi, sans qu’il retienne aussi gros de propriété de soi-même qu’un cheveu, autrement ce ne serait rien faire.
Pour ce qui est des vrais morts dont j’ai parlé ci-devant, notre Sauveur doit être leur objet, en sa Passion, en sa vie, et en ses œuvres très amoureusement opérées pour notre salut ; et cela comme Dieu même en son essence. Car nous devons être des éternels imitateurs selon notre total, de ses œuvres, douleurs, et vertus héroïques ; et cela en notre vue, science, et intelligence, d’une manière simple et suréminente, par laquelle nous voyons Dieu, et l’imitons, vivant de lui et en lui, morts et perdus à tout. Bref nous devons avoir une crainte extrême de manquer si peu que ce soit à cette pratique, nous conformant en tout et partout à son amour, à sa Passion, et à sa vie. (149) le reste des particularités de tout ce sujet sont choses superflues et à laisser. Moins on peut ici avoir d’art, on pratiquera cette vie plus purement ; et il n’est pas tant bon de faire lire à ceux qui commencent cette vie, des livres si dilatés et si pleins d’art, afin que leur esprit demeure plus simple. C’est la mort et la Croix qu’ils ont à suivre, pour y vivre et y mourir éternellement en diverses manières, spécialement jusqu’à ce qu’ils soient entièrement consommés en Dieu, de la propre vie duquel ils vivent comme lui-même, sans plus faire de distinction entre sentir, ou non ; vivre, ou mourir ; repos, ou action. Car tout leur est une seule chose en l’immensité infinie de leur objet, sans division, sans changement, sans divertissement quelconque de son éternelle contemplation en simple et éternel repos, ni de leur fruition éternelle et suressentielle, très mystique, unique, et ineffablement délicieuse.
Cependant il faut que l’âme demeure bien composée au-dedans et au-dehors, pour ne rien laisser sortir d’elle dans ses mouvements, qui contrarie et préjudicie à son état de si loin que ce soit. Et le tout à la très vive imitation de notre bienheureux Sauveur, contemplé comme un seul objet en sa divine humanité, et comme une seule vie, en la foi et véritable science de son Tout, et du rien de la créature. Elle doit choisir quant à soi, autant qu’il est en elle, le repos d’anéantissement, et du rien passif. Mais ce que la discrétion, charité, obédience, ou même le simple bien-être du prochain exigera d’elle, elle le doit faire sans la moindre réflexion, priant pour ce qui lui sera commandé, ou pour ce qu’elle voudra, un certain temps ; par quelque signe qui lui sera connu, et gagnant les indulgences quand elle en aura l’occasion.
Quant aux mauvaises pensées et sentiments, il est très difficile que l’âme en cet état n’en sente un infini regret, lors que cela s’émeut furieusement dans le sens ; et rien n’est à craindre de cette part non plus que d’autre chose que ce soit, comme seraient les efforts, suggestions, mouvements, tentations, et illusions des diables, en quelque façon que ce soit. Mais elle doit se garder d’elle-même, et d’être désordonnément libre. Car c’est ce que le diable prend pour effet de superbe ; en quoi on le doit juger infiniment aveugle au fait du vrai bien, et de la sapience divine. Néanmoins il est très facile à ces personnes ici de s’aveugler en leurs propres sorties, œuvres, et paroles, comme serait de mépriser des autres, présumer de soi-même, avaler tout, bien et mal, d’une même manière. Pour n’y pas tomber, et pour rencontrer heureusement par tout, il faut avoir recours à ce que j’ai écrit de la conversation, et à mes autres écrits.
À peine se trouve style aucun qui veuille passer à l’action comme il faut, pour crainte de perdre son repos sensible. C’est être aveugle et ignorant, car c’est infailliblement l’action qui perfectionne et approfondit la contemplation, la jouissance et le repos en son objet ; pourvu qu’on agisse avec entière circonspection de soi-même, tant au-dedans qu’au-dehors. Et en s’abandonnant toujours et partout, vous rendez votre repos simple, au-dedans de l’esprit, où vous jouissez simplement et tranquillement de Dieu par votre même repos, qui ne peut être autre que lui-même, nonobstant tous les efforts des espèces sensibles, qui semblent s’opposer à cela de la part du sens.
Je dis bien plus, que par tels combats de l’esprit et du sens, l’esprit s’enfonce et s’approfondit d’autant plus en Dieu son objet, en semblables abandonnements et guerres vous pensez être éloigné de lui, et qu’en cela même vous serez plus profondément absorbé et transformé en lui. Car Dieu étant ce qu’il est en sa nature, est infiniment éloigné de votre sentiment, et par conséquent la délectation que vous y pouvez prendre vous éloigne de Dieu, et vous tient d’autant plus en vous-même, que vous pensez être en Dieu, et lui satisfaire en cela. Au contraire les abandonnements de vous-même en Dieu, vous enfoncent infiniment en lui, quoique que cela vous soit imperceptible, et contraire à votre sens.
Cependant, rendez-vous tranquille, simple et attentif au-dedans, à la vue perpétuelle de votre objet divin, et ne vous empêchez point mal à propos des objets transitoires. Ils ne vous doivent point toucher, si vous êtes une personne vraiment morte comme vous le devez être, pour vivre en perpétuelle contemplation de Dieu hors du sens, par-dessus l’opération de l’entendement, et au-delà de l’admiration. Ne laissez aucune sortir vos pensées hors de vous-même, c’est-à-dire rendez-vous tellement simple et tranquille au-dedans, par une simple et raisonnable retenue d’esprit, que vous ne permettiez pas que votre esprit (autant [150] qu’il sera en vous) se divise si peu que ce soit, par aucune espèce produite imaginairement et à sont déçu.
Quand vous vous apercevrez de telles dissipations et divisions d’esprit, il faudra les rejeter, sans user d’actes formés ; vous servant de la retenue simple raisonnable, qui se fait par un très simple désir et appétit. Cela vous sera acte sans acte, en l’effet très simple de votre appétit raisonnable. Que s’il arrivait que quelque passion ou tentation s’émût désordonnément au-dedans de vous, c’est à Dieu à les dissiper quand il lui plaira ; puisqu’il est, et non à vous qui n’êtes pas. Et ce ne sera point mal à propos de dire que c’est Dieu qui les endure en votre être créé ; partant c’est à lui d’en faire ce qu’il lui plaira, sans qu’il soit besoin de vous en émouvoir autrement.
C’est en cet état qu’on jouit du haut et du large, du long et du profond dedans le total du simple infini, c’est-à-dire en tout Dieu. Et cela se fait mieux et tout autrement sans agir, que par le flux et action de la créature, qui doit être morte à elle-même. Si néanmoins on veut dire qu’il n’importe pas d’agir, je n’y contredis pas ; seulement dirai-je, que ce que j’avance ici est très véritable en mon sens, et que notre jouissance est si excellente en cela même, que c’est un tout autre état, faisant tout autre constitution et arrêt, conformément à ce que j’en ai déduit ailleurs. C’est pourquoi il nous faut mettre toute pleine de demeurer vraiment morts, sans que la moindre altération se trouve en notre vie.
Au surplus, celui qui voit et perçoit quelque moyen pour ceci, est affecté de ce moyen, et partant il est éloigné d’être en cet état, autant que le moyen tel qu’il soit, est éloigné de la dernière fin, laquelle excède infiniment tout moyen. Les très subtiles pénétrations d’ordre et de lumière, vue et pénétrée même dedans le dernier moyen, ne sont rien pour tout ceci, et ne servent que pour donner satisfaction à l’âme. Plusieurs y sont grandement trompés, qui voyant les hautes, profondes, et larges pénétrations, déduites selon toute la fécondité de ce fond, croient que c’est là la cime de la très perdue contemplation, et fruition de Dieu. Mais cette contemplation est par-dessus toute fécondité sortie, et n’est autre chose que le même objet très ravissant en lui-même, et qui est au-delà de toute forme sortie et sortante. De sorte qu’il y a une différence infinie entre la vraie contemplation, et ces pénétrations ou lumières dont j’ai parlé ci-devant.
C’est ce divin objet qui ravit éternellement toute l’âme, d’une très douce et presque imperceptible rapidité, par son très simple et très affectant regard, lequel arrête tout le sujet en éternelle fruition de son objet infiniment aimable et délicieux. Cette âme a toujours son très grand vaisseau, surcomblé et plein de l’infinie mer de ce divin objet, ou pour mieux dire, elle et son vaisseau sont totalement perdus en l’immensité infinie de cette mer, en toute plénitude de fruition, de plaisir, et d’ineffable repos ; qui est le plus pur, et le plus simple état de tout ce bienheureux ordre de fruition d’ineffables délices. Voilà ce que notre âme va suivant éternellement de mieux en mieux, et de plus en plus : c’est là qu’elle se perd sans ressource, et n’en sort jamais, ni n’en saurait sortir ; ce qui est être le même objet au total de lui-même : d’où les formes spécifiques sortantes sont menteuses, même au respect de sa fruition et jouissance, pour la félicité du sujet.
Cela étant ainsi, ce que l’on doit faire, c’est se perdre toujours là-dedans, ainsi que j’ai dit, autant qu’il sera possible, par plongement et pénétrations ineffables repos moyen duquel, au-delà de tout moyen ne se transformera de mieux en mieux en son même objet ; et on ira de plus en plus pénétrant sa profondeur et son immensité de dans le fin fond de son infinie substance suressentielle, au-delà de tout ce qu’elle fait pour se communiquer à sa créature, et la rendre totalement bien heureuse. Appréhendant ainsi sa Majesté infinie au fin fond d’elle-même, dedans son total, on voit à même temps tout ce qui est jamais sorti et peut sortir d’elle, totalement réfus en elle, en la félicité de l’objet et du sujet en soi-même. Mais d’autant que la circonférence de tout ceci est infinie, de là est que le sujet ici arrêté très stablement, demeure immobile en soi-même, pour l’arrêt de tout soi en cette constitution très suréminente, très perdue, et très simple ; en laquelle il a et possède tout, comme en la propre source et principe du Tout, et s’en va incessamment recoulant toutes ses forces à son éternel principe.
Ici donc on se délecte plus à se perdre irrécupérablement en cette mer infiniment spacieuse, qu’à parler de ses effets (151) sortants, et de ses ravissantes propriétés, qui toutes remplissent l’univers d’infinie perfection. Nous ne nous délectons même plus comme autrefois, à tirer toutes les émanations et propriétés distinctes de la Trinité, tant au-dehors, qu’en elle-même ; et dans notre constitution présente, nous sommes comme forcés (en amour et liberté infinie) de nous laisser ravir et emporter à la fruition de l’essence à nous très suressentielle, par-dessus toute la personnalité et sa distinction.
Notre paradis étant là, nous ne saurions désirer en détourner notre œil simple, dont le plaisir et la fruition ravit notre total très subtilement, d’une activité douce, très simple, et très continuelle. Aussi les âmes que ce flux ne ravit point sont-elles très éloignées de cet état, et même de ces derniers et plus proches moyens ; voire encore leur pourrais-je donner un lieu plus bas en cette circonférence d’infinie étendue, comme leur étant plus convenable. Mais quoi que cela soit ainsi, il faut trouver ici le propre lieu de tous, et laisser à chacun la fruition de son objet, en l’ordre et exigence de son propre lieu, et décret de suréminence.
Celui qui sort facilement et subtilement à la manifestation et déduction de ceci, même en ses moyens, est sans doute très excellent mystique comme mystique, et jouit de son objet en sentiment divin. Mais un tel flux n’est mystique que selon la violente activité du feu, qui agit et ravit ses sujets en fort grande différence de degré de sentiments et de goûts. Car le sujet se devant consommer dedans ce feu, il se fait que tant moins le feu est violent par l’agitation et effort du sens, tant plus le sujet est devenu le même objet en consommation, et en immense fruition et félicité très présente, très large, très une, très ineffable, très unique et très éternelle, de sorte que le sujet est là réduit (ce lui semble) à un très petit point, lequel néanmoins est cause de toute cette félicité si perdue et si ineffable. Ceci a ordre d’infinies vérités secrètes dedans la créature, lesquelles elle ne doit nullement communiquer. Il est vrai que quand elle le ferait, il n’importerait pas, mais ce ne serait que paroles non comprises, et de nulle impression, de sorte qu’on en ferait pas l’état que le mérite ce secret, vu sa perdue suréminence.
Tout ceci ne sera rien à celui qui n’est pas perdu ; mes termes et mes concepts lui seront comme chose de néant. Aussi comment serait-il possible que celui qui n’a jamais été même jusqu’à l’éminence de son être, par la perte et abandonnement de tout soi, peut avoir quelque impression de ce flux si simple et si perdu ? Car mes concepts si perdus et si mystiques, semblent infondre la mer ; comme de vrais ils le font à celui qui en a été plusieurs fois et de longtemps la propre enceinte, et qui pour cela est accoutumé à en recevoir le flux et le reflux en son infinie capacité ; lequel flux noie et perd en soi tout ce qui lui est contraire et étranger, ainsi que s’il n’avait jamais été. C’est ainsi que la mer invoque la mer, comme un abîme invoque un autre abîme, et comme la sphère du feu invoque la sphère du même feu. Arrêtez-vous là, ceux qui n’êtes pas capables de me surpasser ; et ne me jugez pas à l’aune de votre lumière, telle qu’elle soit.
Pour ce qui est du haut, élargi dans sa hauteur, quoiqu’il soit très excellent, cette même très perdue mysticité n’est point encore sous sa compréhension, ni de sa lumière, ni de la tendue de son fond, ni de sa pénétration.
Mais ce n’est pas tant de quoi il s’agit ici, que de nous plonger profondément en notre mer suressentielle, pour jouir là-dedans de notre félicité en la sienne infinie. Que si rien n’est jamais sorti, il ne faut pas aussi que cet ordre s’altère de si loin que ce soit de notre part, dont l’intelligence est aux vrais mystiques. Nous devons nous perdre en la plus haute manière possible, demeurant ici arrêtés par continuel plongement, selon la très simple activité et tendue de notre suréminence. Nous révérons tout ce qui s’écoule de ce fond par l’organe des mystiques, faisant la due et convenable distinction de leur flux en chacun d’eux, lequel affecte diversement l’esprit, selon l’éminence du moyen plus ou moins noble. Car chaque moyen a sa constitution, son ordre, et son flux compréhensible, qui affecte directement son sujet.
Quoi que ce soit, c’est assez dire en ce lieu, que la pénétration qui affecte profondément, est l’effet et l’écoulement du plus excellent moyen, lequel incorpore son sujet au total de sa fin, par la rapide activité de son flux ; ce qui contient en soi si grande plénitude de délices, que c’est grande merveille comme la créature les peut soutenir, sans défaillir à sa vie naturelle. Mais ce qui excède par trop ceci, comme nous l’avons déjà montré, c’est (152) être jouissant de l’objet en lui-même, infiniment loin de la créature.
Il faut savoir que la créature en cet état est encore grandement éloignée de sa consommation, tandis qu’elle est capable de recevoir quelque chose en la lumière divine, soit pour la simple spéculation, soit pour le goût, soit pour l’extase ; qui sont choses toutes différentes. Car sa consommation ne doit et ne peut être que la fin et le succès de tous ces moyens mystiques. De sorte que si le sujet a été trouvé fort, tout cet ordre de mysticité moyenne a eu son succès, par une abondance d’effets si prodigieux, si mystiques et si laborieux, que le seul souvenir en est très plaisant au vrai et perdu mystique. Mais ce qui est resté de ceci à l’âme perdue en Dieu, est toute autre chose ; et c’est ce qui la ravit imperceptiblement, et en quoi s’accroît et s’augmente de plus en plus sa très simple et ineffable jouissance. Bonheur qu’elle possède en son repos ineffable, très simple et très unique ; qui lui fait expérimenter qu’on ne peut aller ni passer outre. Car ici la compréhension de la créature, son goût, et toute sa jouissance et par-dessus toute expression.
Nous avons déduit et exprimé le plus éminent et le plus simple de tout cet état en notre Désert de la solitude, et ailleurs ; je n’en produirai pas davantage, sinon que nous jouissons en vérité de tout le simple fécond et unique, c’est-à-dire de tout Dieu en son unité et fécondité, en la source infinie de l’Amour qui flue également de la fécondité des deux personnes, comme de son simple, présent, et originaire principe. Là, toute la simple fécondité ravie en la force de son amour, elle jouit des ineffables embrassements et délices l’un de l’autre, et l’un en l’autre, pour leur mutuelle et réciproque complaisance ; et cette complaisance se fait et se possède également, en égalité de leur amour mutuel et complexif, je veux dire, par le réciproque embrassement savoureux, et par leur transfusion totale en leur simple unité. Dans cette unité toute la fécondité se possède incompréhensiblement en simple repos hors de l’être créée, par le même simple unique Esprit, lequel procède activement de cette infinie fécondité par voie de connaissance et d’amour très simple et vigoureux. Et cette fécondité est toujours également subsistante au-dedans, pour faire amour en soi égal à soi-même, ravissant son mutuel et unique objet comme par un total engloutissement d’amour et de joie.
Tout ceci n’appartient qu’au parfaitement mort, vivant d’une vie divine, tout ceci est en lui par-dessus toute distinction et différence, l’être créé demeurant toujours. Il soutient et endure toute cette unique action de suprême félicité, par-dessus la connaissance réflexe de tout cela même, et demeure en cette fruition stable et arrêtée au total de son objet, sans avoir égard à ceci ni à cela. Car il n’y a que l’être unique et absolu, infiniment éloigné du créé, qui soit et qui vive en cette fruition de son total ; et comme tout l’être créé a flué de là, il y reflue continuellement de tout son effort, et y trouve le rassasiement et la réplétion de son appétit.
Les diables n’y recoulent pas à cause de leur malice extrême ; ni les méchants hommes, à cause qu’ils préfèrent la pourriture et le rien à leur principe éternel, qui est l’objet final de tout être capable de jouir de ce souverain bien. Et encore qu’à la fin de la vie plusieurs d’entre eux le connaissent, le désirent et y coulent, et partant soient sauvés ; néanmoins d’autant qu’ils ne le font pas de toutes leurs forces et activité, en ardent et continuel amour, ils ne jouiront que d’une bien petite béatitude en son aspect.
Mais ceux qui se sont anéantis par amour infini en leur éternel objet, leur gloire et leur jouissance après cette vie, en toute plénitude d’accomplissement, et au surcomblé débordement de toute plénitude, sera d’autant plus noble et excellente en clarté, que la clarté du soleil surpasse la lueur d’une très petite chandelle. C’est à quoi tout cet état de très sublime et très perdue jouissance, et de l’éternelle contemplation de notre infini objet nous dispose de plus en plus ; par ce que son désir infini, est de nous faire ici et là, d’autres lui-même, sans diminution possible du sien.
Pourquoi le celer ? ce que nous n’osons dire est vrai. Ce qui est Tout ici-bas (en un sens) doit aussi après cette vie être Tout et totalement, en tout ordre, et en tout sens et manière. Que si toute notre vie avec ses dépendances ne peut être arrêtée ailleurs, il faut de nécessité qu’au jour très éternel et très, car, elle soit regorgeante de tous les biens et joies de la vitale vie de toute vie ; et cela avec un avantage infini, par-dessus de tout ce qui n’a vécu qu’en sa propre vie et pour soi. Croiront autrement ce serait chose du (153) tout éloignée de la vérité.
Il faut donc que sans empêchement de notre part, Dieu qui est éternellement vivant en soi-même, et sa bienheureuse vie, ne reçoivent jamais la moindre altération en nous ; et tout ce qui peut intervenir d’empêchement à notre imparfaite et non pleine fruition, ne doit nullement entrer, ni faire en nous la moindre impression. Je sais que se connaître ainsi ce n’est point agir en homme, mais en ange ; néanmoins il en doit être de la sorte en la vie de la vie, dans laquelle comme dans une mer infiniment spacieuse nous sommes totalement engloutis et submergés, pour sa propre vie, vivant d’elle en son total. J’ai fait cette digression pour les hommes de moindre amour et de moindre vol, que ne sont ceux de qui je décrivais ci-dessus l’état et le fond, afin de leur faire voir de quel bien ils sont et seront privés peut-être éternellement par leur faute. Quant aux hommes communs, quoique bons et bien vivants, tout ce langage leur est barbare, et totalement inconnu. Car il les bien même à des personnes plus excellentes et plus saintes.
Retournant donc à cette très simple suréminence et perdue constitution, de laquelle je parlais ci-devant ; je dis qu’elle n’a que les ineffables délices, en très simple, très étendu et très perdu repos. C’est cette fruition, qui pénétrant toujours de plus en plus l’Immense total, s’augmente et s’accroît par subtilité et simplicité de repos, lequel semble être le moyen et l’effet de ladite fruition, en divers sens et manière. Celui qui est ici placé et arrêté m’entend bien.
Tout ce qui se peut dire de toute cette fruition, c’est ce mot, repos ineffable, dont l’expression forte en demeurant, aussi bien que toutes les formes et espèces de tout ce discours. Mais l’objet infini qui est la cause de tout ce bonheur, demeure non exprimé en notre très large et très étendue fruition ; laquelle n’a que le simple et l’ineffable pour notre sortie. Ceci dis-je, n’exprime rien du tout, ni de soi, ni de notre fruition perçue toujours de mieux en mieux et de plus en plus. Car plus nous sommes éloignés de nous sentir de si loin que ce soit, plus aussi cela est, au suréminent ordre, et en la suréminente nature de notre divin objet. Si bien qu’en cela même nous semblons ne différer nullement de notre surcomblée béatitude et félicité. Néanmoins encore que nous en jouissions, en son acte, nous en sommes pourtant très éloignés quant à notre total.
Mais il est ici question de ne varier nullement de cet état, d’autant qu’à mesure et proportion de notre arrêt et stabilité en notre fruition objective (quoiqu’imparfaite selon l’ordre des vrais viateurs, qui sont aucunement compréhenseurs) notre plénitude sera excellente en l’infinie immensité de l’objet, et dedans son très dévorant feu, où nous demeurerons compris et compréhenseurs. Une telle fruition semble être due à l’amant de l’amour éternel, défailli et défaillant éternellement à soi.
De plus, notre éternel félicité sera encore souveraine en cela, qu’il nous semblera boire cet immense mer, et ses infinies délices ; et néanmoins nous n’en boirons que selon notre mesure et capacité. Car cette mer objective ne peut ni ne doit autrement donner, ni communiquer tout du sien. Cela néanmoins sera très distinct en chacun, et en tous, avec la joie et le plaisir de tout Dieu en leur enceinte et capacité. Il semble aux pauvres hommes atterrés, qu’ils disent choses grandes sur ceci, et néanmoins ce n’est qu’ombre et filière très grossière, et pour dire comme il faut, c’est le même rien dans le sentiment de saint Paul.
Il ne semble pas que cet état soit ce qu’il est, sinon à celui qui est totalement perdu en tout le simple de l’abîme, qui va ravissant et perdant de plus en plus toute âme qui lui a répondu en tout sens et manière. Là désormais et depuis longtemps ce qui n’était qu’en partie, est totalement évacué comme ce qui n’a jamais été. Le Tout a anéanti la partie en son total, et rien n’est ici qu’amour, que sapience, que clarté en simplicité immense, dedans le très dévorant feu du même Tout, comme une seule et même chose en son total. De sorte que Dieu demeurant Dieu tout bienheurant (sic), la créature demeure très déifiée et déiforme. Et tout cela en une telle suréminence de félicité, que nos vues et nos concepts n’y ont rien.
Ici on ne reçoit plus rien des splendeurs mystiques ni des excellentes notions qu’elles nous montrent, sous des formes très simples et très spirituelles. L’âme a outrepassé tout cela dedans la très forte et très suave violence du feu divin ; et la douce activité de ce feu a entièrement consommé tous les appétits, quant à l’amour sensible et raisonnable. Le repos (154) divin a succédé à tout cela, lequel a eu pour sa consommation tous ces degrés jusqu’à la fin. Ensuite donc de tout cela nous jouissons de notre suprême objet, et le même repos est encore l’effet de notre suprême jouissance. De sorte qu’il nous est effet et moyen sans moyen, puisque dans ce repos nous jouissons toujours de mieux en mieux de notre objet en son total. À quoi il faut que tout l’homme réponde en tous événements, anéanti comme ce qui n’est point.
Ce repos n’est rien de moins en sa perfection, que l’imparfaite et entière consommation du sujet en son objet. Alors toutes les opérations divines se font et s’exercent en l’unité de l’essence, par dessus et au-delà de toute la fécondité et personnalité. Nous ne faisons ici que montrer notre véritable arrêt et stabilité en l’ordre et en la constitution de notre jouissance. De là est que nous ne disons ici rien autre chose, car ce que nous en dirions, nous serait trop moins ; et cependant il semblerait être infiniment plus à la vue, connaissance et sentiment de ceux qui ne sont pas mystiques, ou même de ceux qui étant mystiques ne sont pas perdus entièrement. Il n’y a point de doute que la jouissance des mystiques en cette vie, ne soit de différents degrés, même selon cet état. C’est pourquoi après cette vie la pleine et entière jouissance de la gloire différera grandement en chacun d’eux : je dis même comme mystique. Et quoi que nous buvions tous, ce semble, la mer en la mer, ce sera pourtant en fort différent ordre et constitution.
On ne sait que dire sur ceci, parce que c’est un abîme insondable et impénétrable. Il est pourtant vrai que c’est un grand plaisir de pénétrer comme quoi cette gloire remplit et comble souverainement les saints, de bonheur en leur infini objet ; et comme plus on boit cette mer, on a plus de soif, en expérience de sa propre incapacité, comparée à la totalité de cet objet en lui-même. Mais quoi que l’on puisse concevoir de ceci, tout cela ne nous arrêtera jamais, et cela est autant éloigné de nous, que l’infinie essence est éloignée de son image et représentation ; ou pour mieux dire de la capacité possible de la créature.
Telle est notre fruition en elle-même ; et ce que nous possédons, nous le possédons en si haute, si profonde, et si perdue suréminence, que le concept et le simple flux de tout cela même ne nous est rien. Mais tant plus tout ce flux et toute cette expression ne nous est rien, tant plus et tant mieux nous sommes Tout et jouissons du Tout en tout lui-même. Car si le flux est si noble, à plus forte raison le sera la mer qui le produit. Cela supposé, tout ce que nous concevons de plus riche, de plus plein, de plus fécond, et de plus actif pour cela, nous le voyons plutôt en son entier reflux, qu’en son simple flux.
Puis donc que le devoir de la créature est de refluer de toutes ses forces en son éternel Principe, tant plus elle y sera consommée, et perdue en plus éminente manière, elle sera vue en son infinie suressence, et en son total, comme ce qui n’est jamais sorti ; ce qui est la merveille des merveilles. Et quoique ce qui est beaucoup moins perdu ici, soit admirable et bienheureux en cette infinie essence dont il jouit, laquelle contient tout bien comme une seule et unique chose ; il l’est beaucoup moins à proportion de l’autre.
On ne s’étonnera pas de pouvoir parler si brièvement et si concisément d’une si infinie et si réduite amplitude. Car si pour en exprimer quelque chose, nous sortions aux plausibles et communes similitudes, nous semblerions à la vérité dire choses grandes en notre abondance. Mais nous n’en dirons rien, c’est pourquoi dans notre très simple concision et ineffable déduction et réduction, nous voyons, concevons et pénétrons mystiquement. Et quoique que nous anticipions tout en notre vue et en notre goût, tout cela n’est pourtant rien, non pas même au respect de notre flux ; attendu que nous jouissons totalement de l’incompréhensible beauté, accompagnée de toutes ses perfections essentielles, comme d’une seule et unique chose en son total : ce qui nous fait et cause une ineffable suavité et plaisir en très simple et très unique repos.
La somme son en ceci bien trompés, qui ne sauraient sortir au plus haut de ceci que par voie de négation. Mais nous, nous sortons non seulement en niant et en nous taisant, mais nous sortons, comme j’ai dit, en demeurant, comme très perdus mystiques, dans notre rien, abîmés au même Tout, dedans le fond et la perception de tous nos semblables. (155)
Supposé que vous soyez passés et transfus en simplicité d’essence en l’abîme objectif de la charité, qui est l’essence divine même, vous vous trouverez comme sans sentiment, tant de vous que de Dieu même, et sans pouvoir ni vouloir agir par saintes aspirations, qui supposent action formée. Ni même par regards simples et subtils, qui supposent quelque pouvoir d’agir, et par conséquent quelque désunion et entre-deux de simple et subtil moyen, dont on se sert pour se transformer davantage et plus parfaitement dans l’essence même de l’époux..
L’on commence déjà ici à voir Dieu simplement, sans formes et sans images, par-dessus le sens et les formes actives. Tout cela est anéanti avec la propre vie de l’âme, en ce fond vigoureux et suressentiel, dans lequel elle est transfuse ; et son appétit actif étant entièrement supprimé par la force de son simple amour, elle commence à jouir de l’époux à pur et à plein en simple essence, par le moyen même de ses simples attouchements, qui la dilatent et l’étendent tout autrement en simplicité, que jamais elle n’avait sentie.
Là les simples délices sont si profondes, et simplifient tellement l’âme qui les ressent, qu’il lui semble être passé en l’étendue de l’essence de Dieu, qui est le fleuve d’où s’écoulent ces mêmes délices. Et Dieu se délecte singulièrement d’en inonder toute l’âme, pour l’unir à soi tout autrement que jamais, en l’union d’unité. En quoi on peut dire que l’âme est Dieu en Dieu même, non par nature, mais en amour et par amour ; d’autant qu’elle a et possède ce qu’il possède, d’une tout autre amplitude, largeur et profondeur, qu’elle ne faisait aux unions simples et profondes de son action précédente. Car celle-ci est union au-delà de l’union, en l’unité suressentielle de soi-même, comme on pourrait dire que l’unité de l’âme et du corps fait un même de deux parties unies et conjointes d’un lien et d’un amour inséparable.
Je crois que j’exprime naïvement par cette similitude, autant qu’il est possible, cette déification profonde et suressentielle de l’âme, déjà acquise en ce premier degré, dans lequel elle est si pleinement regorgeante des délicieuses et efficaces actions de Dieu, tant en dehors que dedans, qu’elle ne perçoit ni ne sent autre chose que cela en cela même. De là vient que sans son su et sans son action, elle s’enfonce et s’abîme de plus en plus dedans son fond abyssal, qui la ravit puissamment et efficacement, par la douce et rapide force du torrent de ses très efficaces et submergeantes délices, à quoi l’âme répond puissamment, au plus secret de son esprit. Et cela lui est manifeste et évident, en ce qui lui est comme impossible de vouloir fait résistance à l’effort et l’action vigoureuse de Dieu en elle.
C’est ici que se fait et se possède abondamment dès cette vie, la béatitude objective ; selon que l’amour a été vigoureux et impatient en son action sensible. Car à proportion de cela, Dieu prend plaisir de venir à l’âme par nouveau avènement, en distinction d’abîme et de profondeur de soi-même et de ces mêmes délices : de sorte que l’âme qui en est comblée, se voit étendue en la Déité même, par-dessus la différence et la distinction personnelle.
Là il n’y a point d’instant. Là l’amour spiré tire et ravit tout au lien d’unité suressentielle, où l’essence est oisive et en repos ; et cela se fait en amour, et en des délices infinis de toute la distinction tirée et réduite à l’unité, par la douce et infinie force de l’amour ; qui jouit de soi-même en soi-même, en l’unité unique du propre et égale distinct, hors de distinction et de différence. De la personnalité distincte sort à sa propre et béatifique action en la compréhension de tout elle-même et de tout le distinct ; entrant par la force du même amour spiré, en unité et repos d’amour jouissant, où la jouissance d’amour et de délices est au-dessus de la compréhension de l’unité, de ce qui est hors de cette même unité, c’est-à-dire de toute créature existante et possible.
Cet amour et ces délices consistent dans le suprême regard que cette même essence fait sur toute la simple étendue, d’où le créé n’approche que d’une distance infinie : c’est à savoir du créé à l’incréé. Ainsi l’étroite connexion des personnes est tirée uniquement, et faite unique en unité, et elle sort derechef (sans sortir) à la distinction et compréhension béatifique de tout elle-même nuement et (156) suffisamment, au-delà de la compréhension de toute créature.
Or les délices communiquées au créé, c’est-à-dire à l’âme, par cet être, éternel en soi-même et en sa simple étendue, sont si douces, si savoureuses et si profondes, par-dessus les délices de l’action, ou pour mieux dire, en comparaison des précédentes unions objectives, qu’elles tirent et ravissent tout leur sujet en admiration, causée non par l’ignorance, mais par la simple et suprême connaissance objective que l’âme a de l’abîme très profond de son béatifique Objet ; dont l’amour unique et les savoureuses délices la comblent et l’inondent entièrement, jusqu’à les regorger bien souvent aux autres.
Les secrets et les vérités là communiquées, sont profondes et assurées, et n’ont point de distinction ce semble, en leur douceur, essence et suavité perçue de cette essence suressentielle, qui les communique et les verse ; et cela souventefois en réelle abondance, que l’une n’attend pas l’autre, par manière de dire. Non que je veuille dire que ces vérités ne soient purs effets communiqués distinctement et en distinction, par cette même unique essence suressentielle ; mais elle les verse et les fait voir sous des formes spécifiques, très savoureuses et très simples.
En ce degré et en cette divine foi, l’âme jouit, contente, et repose, soit en profondeur de délices, soit en profondeur de simples vues ; qui est un degré beaucoup au-delà de celui-ci, et de plusieurs autres qui sont entre l’un et l’autre, pour faire arriver l’âme au dernier et suprême point de la consommation. Dès ici dis-je, et pour jamais elle est en fruition de tout cela, dans la jouissance objective de son unique objet, sans temps, sans éternité, sans admiration ; et possédant ainsi son bien objectif en la suprême plénitude suressentielle de lui-même, elle se va plongeant et étant dans le temps ni plus ni moins qu’une goutte d’eau jetée dans la mer, se perd et anéantit à elle-même, s’incorporant à ce corps élémentaire ; où elle est conservée, toute perdue à soi-même pour jamais, et sans jamais en pouvoir sortir telle, ou comme elle était, et en distinction.
Je ne veux pas dire qu’ici, ni même en la suprême consommation de l’esprit parvenu au dernier point et degrés des profondeurs consommées et consommantes, l’essence créée de l’âme ne lui demeure, pour simplement subsister et agir à toutes ses fonctions nécessaires. Mais elle est perdue à son appétit sensitif et actif, par lequel elle désirait impatiemment retourner à son souverain principe, et son bien unique et objectif, sans jamais avoir envie d’en sortir, pour retourner à son appétit actif. Car dans la profonde jouissance qu’elle a de ce bien objectif, et de ses divines délices, moyennant ses personnelless lumineuses et suressentielles caresses, elle sait très bien qu’il y a une distance infinie entre la commune possession, qui consiste dans la profonde union, et la très parfaite et entière possession du bien objectif possédé en lui-même, en la réplétion du Simple surpassif, où l’âme étant arrivée, opère d’une manière inconcevable, non par elle-même, mais par la très simple action de Dieu, qui l’agite, la tire, er la ravit hors d’elle-même et de tout le créé, en l’abîme incréé, de profondeur en profondeur, et de plénitude en plénitude.
Ceci se fait perceptiblement et distinctement en un temps ; et par succession de temps et de profonde possession de son objet béatifique, imperceptiblement, simplement et efficacement. Ce qui étant ainsi, l’âme jouit de son suprême bien dans un très simple et tranquille regard et repos, qui ne sait plus ce que c’est, par manière de dire, que les profondeurs abyssales, faites de Dieu en elle-même, en très simple et très profonde nudité, et étendue d’elle-même en Dieu ; où les faveurs et les délices goûtées et perçues pleinement sont du tout inexprimable ; car comment pourrait-on exprimer ce qui est par ce qui n’est pas ? Pour mieux dire, ce qui n’est pas parce qui est ?
Or encore que Dieu ne fasse rien ici que s’établir lui-même en la créature, cela se fait tout autrement en elle-même, je veux dire, par-dessus elle-même, par-dessus les sens, et par-dessus sa compréhension. C’est cette très nue et très simple action divine qui l’agite, l’attire, l’enfonce, et la perd totalement au plus profond de l’abîme de son compréhenseur non compris, dedans le fond interminable et sans fond, où elle est en éternelle fruition et possession de son dit compréhenseur, soit en délices et en vue, soit par-dessus les délices, en la très simple vue de iceluy, soit en perception ou imperception. Néanmoins dans ce sublime et souverain degré de plongement et approfondissement imperceptible, que l’âme fait (157) nuement en la suressence de son objet béatifique ; elle jouit d’une entière certitude, science, et assurance ce qu’elle voit, qu’elle est, et qu’elle possède en son simple suprême repos objectif, et de son degré suprême.
Or avant que d’arriver à la consommation, qui est le dernier et suprême état de cette foi, et qui comme les autres, contient plusieurs degrés de suréminence ; il faut que l’âme passe une infinité de détroits, tantôt de douleurs internes et indicibles, tantôt de pauvretés et misère, par les retraites que l’époux fait du sens, et non jamais de l’esprit ; tantôt d’abstraction d’elle-même et des choses créées, et tantôt d’indicible lumière extatique, qui extasie profondément l’âme en abstraction d’elle-même et du créé. Ceci se fait en distinction perceptible en divers temps, et en divers degrés : et puis ces extases cessant et se perdant, l’âme revient tout à soi pour librement agir et faire ses fonctions, et alors l’état de sa consommation se commence, en l’éminence de ce degré.
De là encore procèdent autres états, par l’entière destitution du plus simple et actif de Dieu ; qui ravissent ou extasient leur sujet par profonds et divers attouchements, par des embrassements très étroits, et du tout incompréhensible, et par des allées et venues de l’époux, très vites et très légères, très-unes, très simples, très délicieuses et très lumineuses, qui perdent toute l’âme en l’inondante étendue de l’essence suressentielle. Mais tout ceci est inexprimable et inconcevable, à celui qui ne l’a pas expérimenté ; et ceci se fait en moyen sans moyen : ce que les mystiques plus profonds appellent Modinescience.
Voilà comment la contemplation mutuelle de l’époux et de l’épouse se fait perpétuellement de l’un en l’autre ; par laquelle l’épouse est faite semblable à l’époux, et est le même époux en lui, par lui même, et par ses secrets inconnus, et simples moyens ; lequel époux excède en lui-même la profondeur abyssale et incompréhensible de ses profonds, simples, nus, et vigoureux attouchements et toutes les manifestations des vérités et des lumières suressentielles. Voilà dis-je, la jouissance et fruition de l’époux et de l’épouse toute perdue en son époux, en l’amour simple et réciproque l’un et l’autre, par-dessus le même amour flué et fluant de l’époux en l’épouse, et reflué et refluant de l’épouse en l’époux. Voilà comme quoi elle est ce qu’il est, et possède tout ce qu’il est et ce qu’il a, puisqu’elle le possède à pur et à plein en sa propre et unique unité, par-dessus la similitude de soi-même, qui suppose encore quelque distinction ou séparation : mais dessus tout cela elle est lui-même, sans altérité ni différence perceptible. [souligner la netteté de la déclaration]
Or ce fond est si admirable, si vigoureux, et si fécond, et le plus souvent si obscur, qu’il ne peut être atteint de l’entendement humain, que d’une infinie distance ; et pour lors l’entendement se voit et se sent totalement perdu là-dedans, sans en vouloir jamais sortir vivant ; nonobstant les détresses qui puissent arriver au commencement de ceci, par l’action de Dieu même. Les mystiques appellent cela : Pati divina in pace animae. En toutes ces choses, dis-je, consiste la vie suréminente de l’esprit, et la béatitude du même esprit, ravie en son compréhenseur non compris, et du tout incompréhensible.
Mais il y a divers moyens pour entrer ici, qui tous sont de Dieu immédiatement. L’un d’eux toutefois semble avoir quelque chose de l’humain, auquel l’âme semble agir en quelque manière secrète ; et l’autre est très obscur, qui ravit incontinent par son activité l’âme qui le souffre, en la caliginosité, brouillard, et obscurité de lumière, en la même divinité suressentielle. Cette obscurité se fait par la profonde abondance de lumière, qui éblouit l’entendement ; lequel ainsi ébloui regarde obscurément et comme de loin son béatifique objet.
Mais ce second moyen n’est pas toujours le plus sûr ni le meilleur (à mon avis) d’autant que l’âme qui est en cette obscurité hors d’elle-même demeure presque toujours sans connaissance de soi-même au fait des actions directes et ordonnées directement. Bien souvent aussi ce moyen est donné à ceux qui se sont exercés à vive pointe d’entendement, pour appréhender Dieu d’une manière haute et sublime et ayant ainsi atténué toutes leurs forces et leurs capacités, par le succombement des formes et images de leur activité, Dieu les fait entrer en lui par un très vif rayon de pénétrante lumière, qui en la force de sa pénétration éclatante, les introduit au secret de son repos ; là où étant rendus simples, ils ont toujours leur œil simple ouvert pour regarder Dieu fixement, par-dessus sa compréhension, et tout à fait hors d’eux-mêmes. Ces (158) personnes ont très grand besoin de bonne conduite toute leur vie, d’autant qu’à peine leur obscurité est-elle jamais illuminée.
Il faut savoir sur ceci, que le meilleur est d’être d’un naturel vraiment affectif et amoureux, et de s’exercer ainsi par profondes aspirations, jusqu’à ce que l’âme ait entièrement consommé et anéantit toutes ses forces actives en son objet, en la manière que je pense avoir dite ci-dessus. Ce moyen est la vraie et sûre entrée à son unique repos, pourvu que l’on se comporte fidèlement dans les diverses douleurs et assiègements, que Dieu fait longuement et souvent souffrir à ses épouses. Mais la plupart de ceci est souvent accompagnés de lumineuses et délicieuses vues ; et cela se passe vitement en l’âme à guise d’éclairs et de foudres très légers, qui montrent toujours manifestement leur bienheureux auteur comme en propre personne. Et quoique souvent ceci se passe en grandes douleurs et angoisses, qui se fait ressentir au plus profond de l’esprit ; néanmoins la délicieuse et lumineuse manifestation de l’époux en lui-même, tout à découvert, rendent les douleurs fréquentes de ce degré tolérables et acceptables.
Cela même a très grande force pour encourager de plus en plus l’épouse, à supporter les pénibles et langoureux efforts, qui procèdent des assiègements généraux et universels de son époux ; lequel en ce temps désastreux, paraît manifestement prendre ses délices à aller et venir ainsi légèrement de son épouse en lui-même, et de lui-même en son épouse. Toutefois il lui montre ici si amplement et à découvert sa naïve beauté, et ses subits et légers moments de divines, lumineuses et délicieuses coruscations, qui par de nouveaux dons, lumières, et délices la renouvellent toute au-dedans et au plus intérieur d’elle-même, que dans la souffrance et passion de tels effets, elle demeure suspendue entre l’admiration et le ravissement. Quoiqu’elle demeure libre, pour vouloir souffrir le concours actif qui se passe en elle, sans y vouloir nullement contrarier. Cependant elle demeure comme étranglée en ces abandonnements, ainsi que les pendards attachés à un gibet, où ils doivent mourir sans rémission. Il est vrai qu’elle se trouve quelquefois détachée et délivrée de ce gibet et abandonnement, par son même époux, sans l’avoir désiré. Et quand elle se voit et se sent jouissant d’un tel bienfait, moyennant la favorable manifestation de son époux, elle reprend nouvelles forces, nouveau courage, nouvelles consolations, et nouvelles joies. De sorte que cette présence personnelle, dont la nue et essentielle beauté la ravit éperdument en sa contemplation objective, lui fait perdre le souvenir de ses infernales langueurs passées. Or cependant qu’elle est ainsi pour un temps attentive de toutes ses forces, à la contemplation et fruition de son objet béatifique, vu pleinement et à découvert, pour sa propre félicité ; cet objet et ce sien repos ainsi possédé, s’écoulent d’elle, et il lui succède de plus pénibles et infernales langueurs, qui ne se sauraient imaginer. De sorte que l’épouse même à sujet de douter si son époux a quelque mémoire d’elle. Puis après pendant qu’elle se trouve ainsi chancelante et pantelante en ses pénibles sursauts, l’époux revient à elle, qui par sa soudaine et légère présence, fait évanouir tout le passé, faisant paraître à son épouse le paradis, au comble et au large des attrayantes, ravissantes, et lumineuses caresses personnelles, d’une plus ample manifestation, étendue, et plénitude. Laquelle surcomble toute son épouse de joie et d’amour, plus qu’il n’avait encore fait ; de sorte qu’il récompense au double et d’un plus que double effet, la longueur et le délai et de son absence, par sa présence et par ses manifestations délicieuses.
Il faut ici noter que l’épouse n’est jamais sans son époux, ni sans le voir ; mais pour la mieux exercer, et achevé de purger son amour, il se retire d’elle quant à son inondante manifestation, qui ravissait auparavant toutes ses puissances sensibles de sa douce et impétueuse impulsion. De sorte que ce bien lui manquant par la retraite et l’absence de son époux (comme il lui semble, si elle n’est bien instruite en amoureuse exercitation) ses douleurs et langueurs se renouvellent, et se font sentir pires que jamais : ainsi l’épouse est en danger, si elle ne demeure stable et constante en ses langueurs, à attendre en patience et force d’esprit le retour de son époux. Mais enfin après avoir bien vu les pénibles combats et langoureuses détresses de son épouse sur son absence, il retourne plus délicieux et plus lumineux que jamais. C’est ainsi que le paradis objectif s’augmente en l’épouse, à mesure des pénibles et mortelles absences qu’elle souffre de la part de son époux. (159)
Mais il faut être averti de ne pas sortir ni directement ni indirectement à la consolation sensible, si on veut être fidèle. Il faut que l’épouse rende preuve de sa fidélité, en mourant et expirant en son époux autant de temps qu’il lui plaira. Dans ce temps d’angoisse et de nudité d’esprit, l’âme est grandement crucifiée et tourmentée quand on l’afflige à tort, ou quand on offense Dieu. Elle a besoin alors d’une grande force et patience d’esprit, pour demeurer contente et généreuse sans sortir d’elle-même. Quoique le plus souvent elle appréhende beaucoup la durée des croix qu’on lui donne. Mais quand l’époux lui est favorable par sa ravissante manifestation, rien ne la peut atteindre. De tout ceci on peut colliger les divers effets état de l’épouse, et surtout sa délicatesse, et pour mieux dire, sa débilité en celui-ci, à cause de sa nudité, accompagnée le plus souvent de douleurs et de langueurs infernales, qui procèdent des divines actions de l’époux. Je ne désire point me dilater davantage sur cette dernière matière, la laissant à l’expérience de celui qui sera arrivé à ce degré.
[9 h 43, n.8, f ° 320r °]9 Présupposant qu’on soit bien fondé aux règles et maximes de sa voie très divine, très éminente, et très abstraite, qui consiste en une entière mort et annihilation de toutes choses, aussi bien que de soi-même ; et supposé qu’on soit très éloigné, et abstrait éminemment de tout ce qui est, et qui pourrait être ; je dirai seulement qu’au temps des très grandes désolations et langueurs intérieures que Dieu fait ressentir à l’âme, exerçant en elle et avec elle, l’œuvre divin de son amour ; elle se doit bien garder de se plaindre à personne, ou de chercher consolation au-dehors parmi les créatures, sous prétexte d’indifférence, ou autre que ce soit.
Il ne lui sera non plus permis de faire aucune lecture tout ce temps-là ; ce serait secrètement se délivré du gibet amoureux ; si ce n’est que l’obédience, charité, ou nécessité exprès, le demandassent autrement. Toutefois quand elle ne sera point ainsi attachée ni détenue au gibet d’amour, et dans la très douloureuse et langoureuse mort de l’esprit en Dieu, elle pourra sans danger dire quelque chose, pourvu que cela soit du tout affectif. Quant aux lectures spéculatives, elles lui sont défendues, d’autant que par ce moyen l’intellect tout assoupi et comme mort à son action, reprend vie, force et vigueur, afin de s’attacher par son inclination active, aux images et espèces créées. Ce qui fait que la puissance amative se ressent comme recourbée, et diminuée en la force de son inclination jouissante, élevée et suractive ; quoi qu’auparavant elle fût très éminemment élevée, épurée et abstraite par une continuelle et très divine action, regardant fixement avec un insensible surnaturel amour, son divin objet, son centre, son repos unique, et sa suprême félicité.
Cette puissance donc se trouvant ainsi diminué en sa force active, élevée et jouissante, cela pourrait tant continuer, qu’elle se trouverait entièrement supplanter, et comme du tout sans vie et sans forces, par la vivacité de l’intellect ranimé. Et comme on semblerait alors tout atterré (sic), on irait réfléchissant sur le plus haut acte que l’entendement ait pu, ou n’eût pu jamais former par son industrie, pour voir et regarder Dieu ; en quoi même on ne se trouverait pas moins plongé en soi-même, et parmi les choses créées.
On doit sur ceci admirer profondément la précédente élévation, action et union de son esprit en l’esprit incréé, voire au-delà de toute éminence d’être et non-être ; ce qui aura grand force pour confirmer et établir la foi de l’esprit ainsi simplifié, insensiblement et suréminemment uni à l’esprit suressentiel. Que si10 comme il a été dit, la volonté se trouve du tout sans forces, et l’entendement au contraire en vigueur, il faudra remédier à cela par des lectures purement affectives, et continuer autant de temps que la nécessité le requierera. Ce qui se fera sensiblement reconnaître.
Le gibet amoureux dont nous avons parlé, est de deux sortes. Le premier auquel âme se trouve comme pendue et étranglée, après les premières attractions et manifestations très nues, très simples, très divines et très efficaces de l’essence divine ; touchant, tirant, et mouvant l’âme au-dedans, les tendant et la dilatant dans son immense étendue11 et spatiosité, comme entièrement perdue à soi-même. Après, dis-je, le progrès de (160) telles caresses, ce même esprit souverain accoutumé d’exercer le divin ouvrage de son amour en l’âme, lui soustrayant et autant la satisfaction de sa divine présence, et de ses délices divines, au-dehors et quant au sens.
Cela lui fait souffrir de très grandes et angoisseuses douleurs, et même impatiences d’esprit, mais en amour. Elle demeure comme suspendue en son pouvoir d’agir, et si profondément tirée et absorbée, qu’il ne lui est pas quasi possible de parler à l’extérieur, ni désirer de le faire. Ainsi elle est contrainte d’endurer sans remède des angoisses et douleurs d’amour très intérieures ; d’autant que ce qui pourrait venir de sa propre industrie, ou de quelque autre créature, ne peut rien pour sa consolation. Aussi ne peut-elle désirer d’être consolé, ni recevoir consolation, ni d’elle-même, ni de tout ce qu’on puisse faire ou dire de plus haut et de plus divin.
Voilà le sujet de son angoisse heureuse et pénible mort. En effet, ses conceptions et celle des autres, tant élevées qu’elles puissent être, sont moins que rien, au respect de cet esprit très suréminent, qu’elle voit ineffablement, et duquel elle est regorgeante et surcomblée, par son immense et infinie étendue amoureuse, jouissant pour lors de très grande lumière, et de ses amours, quoi qu’en tristesse amoureuse d’esprit : infiniment joyeuse au plus profond de soi-même, de se voir ainsi détenue, attachée, et étranglée à ce gibet, sans en pouvoir ni vouloir sortir.
L’autre gibet de l’âme amoureuse est d’une tout autre sorte. Elle s’y trouve attachée et étranglée beaucoup plus langoureusement et angoisseusement en comparaison. Car après tous les degrés de manifestation, de vues très lumineuses et très délicieuses de l’essence divine, et après la fidèle pratique de toutes leurs familières, douces et délicieuses caresses essentielles et personnelles, le désir de l’âme est surcomblé en sa capacité répétitive et active, qui fait que l’âme est très profondément, et insensiblement unie et transformée en l’essence divine du suressentiel, et suréminent esprit, qui par son activité l’unit à lui-même, infiniment au-delà de tout être et non-être.
De là vient qu’après que l’âme se sent destituée du désir semblable d’action et d’affection, elle tombe peu à peu après en des tristesses, angoisses, douleurs et impatiences d’esprit ; et il lui semble, si elle n’est bien fondée et instruite, qu’elle n’a plus rien de Dieu, ni de sa divine connaissance ; s’étonnant de ce que si un coup, et sans s’en apercevoir, elle se voit tomber en telle extrémité de misères, de langueur et de morts, pour avoir perdue, comme elle craint, son objet infini, et ces infinies délices et caresses.
Elle se voit si ignorante [f ° 321r °] de Dieu, et des choses qui lui appartiennent, qu’elle croit qu’il n’y a aucun, si misérable puisse-t-il être, qui le soit autant qu’elle. D’où vient que ses douleurs, angoisses, et impatiences augmentant de plus en plus, sa pauvreté et d’isolation viennent à tel point, qu’elle voudrait pouvoir mourir mille fois. Néanmoins elle voudrait bien s’en délivrer, non pour son intérêt ce lui semble, mais pour recouvrer sa perte infinie, et par conséquent sa connaissance, sa vie, ses amours, et ses délices objectives. Toutefois si elle voit que les moyens, tant de la part de Dieu, que de la créature, lui manquent ; elle se résigne entièrement, pour être à jamais affligée et désolée de toutes parts, voire même étranglée en ce gibet. Ce que nous avons dit servira ici de règle infaillible.
Il faut néanmoins noter que quand on sortira aux lectures purement affectives, ou intellectives et affectives ensemble, on jugera et verra alors combien on était séparé et abstrait, non seulement du sens, mais encore du non-être par excellence de négation, au-delà de tout être, par le moyen du très simple, très intime et très éminent regard de Dieu par-dessus tout sentiment, perception, et intelligence épurée et séparée. Car on se sentira par telle lecture continuée quelque temps, sensiblement et manifestement approchée des sens, en quoi la nature se trouvera fâchée d’une part, et satisfaite de l’autre. Cela servira grandement à l’âme, pour ne plus jamais douter de la très réelle vérité de son perpétuel, très éminent, très simple, et très intime regard ; lequel par sa très subtile action et élévation, la jette, l’abîme, l’enfonce, l’attire, l’arrête, et l’établit plus profondément en essence divine, qu’on ne peut jamais exprimer ni entendre.
Il faut noter que les offenses commises contre Dieu, spécialement de ceux qui doivent être parfaits, font extrêmement augmenter leurs croix, douleurs et langueurs, s’impatientant de plus en plus là-dedans ; et ils aimeraient beaucoup mieux (161) pour lors mourir, que vivre ainsi détenus en telles détresses et mortelles angoisses ; et sur ce sujet ils meurent et expirent entièrement en Dieu, leur divin objet.
Que s’il arrive encore que la créature impute quelque chose à quelqu’une de ces âmes, ou lui donne quelque mortification contre toute raison ; comme son désir et sa fin sont infiniment éloignés du moindre vice ou imperfection, c’est merveille si telle âme ne sort pour lors à sa justification, et à montrer aux créatures qui l’affligent si mal à propos, combien elle est épurée de toute fin créée, et par conséquent de tous objets, désirs et affections sinistres. Voilà les causes du gibet amoureux de l’âme vivante seulement à Dieu et en Dieu, destituée d’elle-même, de ses sens, et de leur propre opération, et transformée au-delà de toute créaturalité, en unité suréminente et essentielle de Dieu.
Il faut encore savoir une autre cause des susdites morts et désolations, c’est que Dieu semble se retirer de l’âme pour n’être plus vu d’elle perceptiblement, au moins en sa parfaite clarté et beauté. Sa Majesté infinie prend plaisir à cela ; allant et venant en l’âme par ses divins élancements et attouchements très vifs, très suaves, très efficaces, et surétendus ; et se retirant sans se retirer. Or l’âme se voyant privée de son objet pleinement vu et perçu, tombe incontinente en angoisse et désolation d’esprit, et souffre quelquefois des secrètes douleurs et mouvements au plus profond [f ° 321v °] de l’esprit, qui la rendent si languide et angoisseuse, à cause de la retraite de son objet béatifique, qu’il lui semble plutôt devoir mourir, que vivre.
Mais cet esprit infini ne veut pas ni pour toujours, ni même longuement laisser ses épouses en cet mortelle angoisse : il retourne à elles de fois à autre pour la délivrer, et se montrer plus amplement que jamais ; leur communiquant des sciences, et des secrets de sa divinité, plus abondamment, et du tout autrement que jamais. Mais tout cela se fait et se passe si soudainement, qu’il est impossible à l’âme ainsi touchée et tirée de Dieu, de dire ce qu’elle goûte dans la manifestation présente de ce divin esprit : ne pouvant faire alors que souffrir la jouissance infiniment délicieuse, et du tout indicible de son époux, dans le sein suressentiel duquel elle est non seulement endormie, mais encore entièrement absorbé, ravie, et engloutie ; sans rien voir tout ce temps-là, de ce qui a être, ou le pourrait avoir ; ni rien de distinct et de séparé. Cela, dis-je, passe soudainement, et ce qui demeure de telles manifestations pour pouvoir être exprimé est en une très simple vue de raison12, ou en une très simple raison, hautement élevée. Mais cela se trouve fort court, au respect de ce qu’on a vu et senti en la pleine jouissance de ces manifestations indicibles et inexplicables.
Or il n’y a degré d’amour qui n’ait ses propres illuminations infuses par degrés ; et ces illuminations se surpassent les une des autres, à mesure que par vives exercitations d’esprit on parvient à l’amour acquis et infus par divers degrés. Si donc on ne cesse point son introversion amoureuse au fait de cette montée, on arrivera par succession d’amour et de temps, du plus bas degré au plus haut et plus éminent. Mais cette pratique amoureuse requiert des esprits vifs et vigoureux en amour, et qui ne se lassent jamais à l’action, ni même de partir et de mourir en ce pénible, mais agréable travail d’amour. Car les divers succès et événements, tantôt de jouissance, tantôt de privations, tantôt de douleurs et de passions, tantôt de languides et mortelles morts, sont en si grand nombre, qu’il est impossible de pouvoir exprimer ce qui en est.
Ce que je dirai seulement est qu’à mesure qu’on monte et parvient à ces degrés d’amour, les destitutions, privations et langueurs sont plus pénibles, et paraissent intolérables. Car comme les souverainement parfaits se voient privés de délices de la présence objective de l’amour tout lumineux et radieux, je veux dire de Dieu même accompagné de ses dons ; ils meurent et expirent en ces croix, de mortelles langueurs, et outrés de languides et angoisseuses souffrances plus cruelles qu’on peut penser.
La raison est qu’à proportion que l’âme a été remplie des lumières et des délices divines, et que par ce moyen elle a pleinement perçu et connu l’infinie amabilité et excellence de Dieu son objet. Cela dit, redouble de plus en plus la grièveté de ses mortelles croix, en la pauvreté et misère où elle se voit réduite par l’absence de son objet béatifique, délicieux et lumineux, ressenti, et perçu pleinement en la réplétion, ou plutôt en l’inondation de toutes ses puissances hautes et basses. Car le moindre intervalle de temps de la désunion et séparation sensible de ces (162) deux sujets également ravis de l’amour l’un de l’autre, est une mort cruelle à l’âme qui ne vit et ne respire qu’en la jouissance de son plus qu’aimable objet.
Néanmoins étant ce qu’elle est, toute consommée et perdue en amour, par-dessus toute perception et jouissance de son bien-aimé, elle sait bien se dépouiller de ce bien si délicieux, pour partir et mourir en ce gibet et séparation sensible, autant de temps qu’il voudra. Car la volonté de telles âmes est tellement transfuse en celle de Dieu, qu’on ne les peut plus dire être deux, mais une ; savoir est la volonté seule de Dieu, tant en l’action et jouissance, qu’en la destitution, pauvreté, passion, et mort, en temps et en éternité. [oui, avec moins de pathos, en sec ; et sans « Dieu »]
Quant aux moins parfaits, leurs pauvretés, misères et langueurs sont telles ; qu’est le degré de manifestations dont ils ont joui, et de l’amour infini acquis où ils sont parvenus. La suprême fidélité est également requise aux uns et aux autres, pour arriver au comble de tout bonheur, j’entends au suprême et dernier degré de l’amour, où l’âme par la continuelle pratique de tout ce que dessus, puisse demeurer fixement et immobilement par-dessus toutes choses, et soi-même, et sa propre unité, transformé en celui qui la tire et ravit à soi, par la force de ses illustres et attractives splendeurs, et de son infinie beauté, bonté et amour, comblé d’infinies délices. C’est ce que nous avons dit ailleurs ; que la lumière en la lumière luit en ténèbres, et les ténèbres ne la comprennent point ; mais la lumière comprend la lumière, par cela même que la lumière comprend la lumière, non autrement que la lumière en la lumière.
Pour ce qui est du regard divin13, lequel demeure pour jamais dans l’âme, l’agitant et la ravissant par son active impétuosité, très simple et très subtile ; ce n’est autre chose que Dieu même, au-delà de tout être et non-être, transformant l’âme par sa très spirituelle agitation, actuelle et en suressentielle unité ; qui fait que l’âme qui est tirée et agitée n’est plus en soi, et n’a plus rien de soi, ni des choses créées. Elle est Dieu même en quelque manière, vû qu’elle est entièrement anéantie, tant à elle qu’à toutes choses ; et transformée par l’acte continuel de Dieu même, en sa mêmeté suressentielle, et est comme impossible à une telle âme, d’en être distraite, ni tant soit peu séparée.
Ce regard ne peut être compris que de Dieu même qui le fait, tirant et élevant l’âme en lui-même. De sorte que l’on doit plutôt dire qu’il est entièrement de Dieu, qu’en partie de l’âme : sinon en tant que l’âme pâtit l’action de ce divin regard en la suprême pointe de son esprit, tirant, élevant, et transformant le sien en Dieu. On le doit dis-je, plutôt dire être Dieu même, que quelque autre effet particulier. Car comme Dieu infini se comprend lui-même tout et totalement, en sa suprême plénitude suréminemment distante de toute plénitude ; ainsi se comprend-il soi-même par soi-même en l’âme qu’il élève, ravit, et agit activement, tirant et ravissant le regard de l’âme au sien et par le sien, pour jamais n’être plus séparé de son être suréminent, qu’on peut appeler non-être, par excellence de négation.
Cela se trouve parfaitement véritable, en ce que l’âme ne connaît et ne discerne nullement ce regard, ou pour mieux dire, ne discerne point Dieu en ce regard. Que si elle ne l’ignorait pas, mais qu’elle le vit et le comprit dans le cercle de sa capacité intuitive, il serait autant éloigné de la nature de Dieu, comme la capacité de la nature intellective créée, est éloignée de celle qui est infiniment au-dessus de toute nature, telle qu’elle soit et puisse être, émanée et tirée en évidence à elle-même du sein de la suressentielle unité. Ainsi ladite âme qui est en Dieu par-dessus toute perception, serait autant éloignée de la suressentielle unité, que les sentiments et notions intellectuels créés en sont éloignés.
Cela étant ainsi, il faut donner à l’âme une règle expresse, pour l’assurer qu’elle est toujours en Dieu, non jamais distraite de ce regard ; et que par le moyen dudit regard elle est passée, séparée, et perdue à son être, et divinement plongée, absorbée, engloutie, et totalement transformée en être propre de Dieu. Cette règle sera que quand quelque mouvement, angoisse ou passion que ce soit, se fera ressentir en la nature, le simple désir d’agir et de se jeter en Dieu, sans acte formé, la devra assurer qu’elle a son regard aussi fixe, quoique très simple, que jamais elle n’eût. Partant, le désir d’agir, et l’acte formé, lui seront même chose ; et le temps auquel elle pourra ainsi désirer, sera celui que nous avons spécifié ; ou bien quand par assoupissement de la nature abattue en elle-même [f ° 322r °], elle craindrait être distraite, quoiqu’elle ne le soit (163) aucunement, comme nous avons dit, ce qui est très assuré et véritable14. Que si la nuit par la permission divine, et durant le sommeil, il était survenu quelque illusion au corps ou à l’imagination, on s’assurera à son réveil de son unité suressentielle, à la pratique de ladite règle ; c’est-à-dire en voyant si on a désir d’agir en Dieu ; ou si ce désir même est passé en acte.
[40n6, 141 r °] Il y a plusieurs états et degrés en l’humilité, les uns sont en l’action, et sont en grand nombre et en grande différence : car autres sont les humiliations des commençants, et autres celles des profitants. Et tous ceux qui s’y adonnent avec désir, affection, sentiment, et intention, se perdent eux-mêmes dans ces différents degrés, pour glorifier Dieu seul. Mais d’autant que j’en ai traité fort amplement au sujet de cette vertu, je ne le désire point répéter ici. Seulement dirai-je que la vraie liberté des saints et vrais spirituels, dans son action sortie, est prise de ceux qui ne le sont pas, pour la même superbe. Aussi est-il vrai qu’à cause des défauts qui s’y peuvent rencontrer, il n’est rien de plus difficile à connaître, que la vraie humilité en telles personnes : d’autant que la vraie liberté n’en fait rien paraître en ses actions ni paroles sorties. [141v °], Car cette même liberté outrepasse tout propre intérêt, tant en soi-même, qu’en d’autrui. Elle franchit librement toute crainte et respect humain, et n’envisage que la pure gloire de ce Dieu, que ces personnes-là désirent ardemment sur toutes choses ; mourant à tout ce qui est du dehors, et même à cette pratique.
Au contraire, ceux qui leur sont inférieurs en vertu, cherchent souvent leur repos et leur bien, en ce qu’ils tirent à eux-mêmes l’envisagement qu’ils font de Dieu, et les motifs de sa gloire. Ils le font fort inconnuement, et ne connaissent ce désordre en eux-mêmes, qu’à proportion qu’ils sont illuminés. Aussi est-il impossible que ce qui n’a rien de l’esprit, le voit et goûte l’esprit dans les actions et paroles sorties du vrai spirituel ; d’autant que les vues de l’esprit sont simples et uniques en leur élévation, pénétration, et étendue, et qu’elles pénètrent d’un clin d’œil des vérités infinies. Là où ceux qui leur sont contraires ne font état que des actions de vertu et de perfection, acquises et conservées à force de bras. C’est pourquoi ils jugent les parfaits par leurs propres imperfections et défauts ; et sont souvent si pleinement blessés d’amertume en leurs cœurs, et d’autres immortifications intérieures : par exemple, de défiance et d’aversion de ces personnes spirituelles, ne pouvant plus croire de bien d’elles qu’à très grande peine, et à force de persuasion.
Cependant ces personnes de si bas aloi, ne font en comparaison des spirituels totalement perdus, que terre, que sens, que tout désordre, qu’immortification de leurs mouvements et passions au-dedans ; spécialement au fait des actions [142 r °] d’autrui. Ce qui serait encore bien plus véritable, si elles étaient en autorité ; parce que cela même leur donnerait toute licence de faire ainsi15. Néanmoins il faut entendre ceci, non quant au vice, mais quant aux moyens, et à l’ordre de vraie perfection.
Au reste, il y a beaucoup de naturels, qui ne sauraient jamais concevoir les attouchements de Dieu. Moins encore rien y en a-t-il qui soient capables de mourir à eux-mêmes, en exercice de vertu nue. Car l’ombre n’est pas la vérité, et le vrai ne consiste pas en l’apparence. Et cela, dis-je, à cause qu’ils n’ont jamais défailli à eux-mêmes jusqu’à ce point. Je dis bien plus, j’estime qu’ils ne le sauraient faire, à cause de l’obstacle de leur naturel ; parce qu’il est trop vif aux exercices. Il me semble que les mystiques n’ont pas assez amplement montré cette vérité, afin de faire voir à ceux à qui ceci touche, qu’ils ne se doivent pas tromper, ni pour eux, ni pour les autres. Pour eux, dis-je, en ne s’estimant pas plus que ce qu’ils sont, que ce qu’ils font, et que ce qu’ils peuvent. Et au contraire, estimant les autres ce qu’ils sont, au-delà de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent ; d’autant que selon des esprits qu’il faut voir, sentir et juger par esprit, et les goûter d’un simple et éminent acte : ce qui est bien éloigné de s’offenser, et se navrer soi-même mortellement. Aussi n’est-ce pas merveille que la chair et le sang ne goûtent [142v °] que charnellement.
Les personnes donc qui sont entièrement abstraites et perdues à soi-même, sont pur esprit en leurs affections et (164) sentiment ; et ne se laissent pas prendre comme oiseaux de nature, dedans les filets très subtils et déliés de semblables recherches ; demeurant ordonnés et vraiment attachés à Dieu sans la moindre détention d’eux-mêmes. Ceux au contraire qui ne sont qu’en la matière, gisant en l’ordre de la raison sensible, ne sont pour le plus qu’oiseaux de nature, de vol plus ou moins subtil, dont la différence est aussi grande, que la nature est diverse dans les divers esprits, et se délecte diversement en ses voies. Il faut ainsi concevoir et parler de la vie purement naturelle, et de la nature vivante en ses propres recherches.
Mais ceux qui sont perdus pour la vie de l’esprit le sont entièrement, pour vivre totalement de Dieu, en parfaite mort et abstraction. Tout leur est une seule chose en l’abîme de la vie, en laquelle ils se perdent et engloutissent toujours de plus en plus : et ainsi la liberté active et sortante des personnes saintement libres, voile et couvre l’humilité, la patience, la mortification, et la haine de soi-même dedans ces actes sortis. Et quant à ce que l’on dit, que le mouvement corporel et la foi de l’esprit, et que ses habitudes se connaissent par ses mouvements, cela est vrai, et s’entend de ceux qui n’ont que la vie de la nature, bonne ou mauvaise. Aussi ceux qui vivent davantage dans la nature, quoiqu’au plus haut des bonnes mœurs, et qui mettent en cela toute leur perfection, ne sont nullement capables de discerner l’esprit là où il est, ni ses procédures. Et encore qu’il soit vrai, que les plus perdus dont nous parlons [143 r °] ne soient pas exempts de recherches ; n’importe, ils sont totalement hors de la capacité de ceci.
L’esprit de Dieu fonde et pénètre toutes choses, voit les choses profondes de Dieu ; cependant que les meilleurs et les plus subtils de ceux-ci semblent pénétrer des cieux par l’activité de leur vol. Ce n’est pas sans raison, croyez-moi, que les personnes perdues, telles que nous le supposons ici, sont crues et dites spirituelles ; d’autant que la nature étant totalement morte et éteinte en elles, Dieu seul y vit et règne pleinement et absolument, sans le moindre empêchement de leur part.
Il est inconcevable combien cette doctrine a de conséquentes vérités dedans son étendue, lesquelles aboutissent les unes aux autres, en faveur du pur, simple, et unique esprit ; duquel ceci n’est que la seule entrée. C’est pourquoi il est à propos de n’en pas faire ici plus profonde déduction ; mais seulement dire aux hommes imparfaits, de quelque vie qu’ils soient en exercice, qu’ils se donnent diligemment de garde de se blesser et s’offenser eux-mêmes sur les actions, pratiques, et paroles des personnes plus spirituelles et plus perdues. Car leur voie leur est totalement inconnue, et en leur disant qu’elles sont libres, c’est tout leur dire.
La nature lorsqu’elle est seule, s’intéresse facilement sur la moindre raison amorcée et couverte de son propre intérêt : et elle tire désormais tout à elle, convertissant en boue et en fumier ce qui est fin or et perle précieuse. Au contraire le vrai mourant, et celui qui est entièrement mort, laisse aller les choses présentes leur train, après avoir simplement raisonné là-dessus en l’ordre de Dieu. [143v °] Ainsi ceux qui sont dans la vie de nature, ne veulent rien perdre de leurs droits sous prétexte de leur bonheur ; et quoiqu’ils n’en soit pas idolâtre, comme on dit, cela néanmoins les délecte et les arrête ; et quand il n’y aurait autre mal en cela, que de ne se vouloir pas renoncer à eux-mêmes, pour le meilleur et le plus grand bien du public, c’est un fort grand mal, et une fort grande dissimilitude d’avec Dieu. Mais qui changera l’esprit des hommes sinon Dieu, Père de tous les esprits ?
Quand donc les hommes de cette vraie vie spirituelle, se portent et passent au large, ou par excès, ou sans excès, il faut croire que le sujet le requiert et l’exige ainsi, dans l’être de Dieu, en toute l’étendue du vrai bien, considéré en sa substance, en ses circonstances, et en ses moyens. Car c’est tout cela que la liberté divine produit en l’éminente, simple, large et toute pénétrante vue de la divine sapience. Et l’importance en ceci est, que le libre agent n’excède pas son moyen, ni en soi ni en ceux auxquels il sort.
En ce point git la difficulté ; car ceux à qui on sort, sont pour l’ordinaire si éloigné de l’esprit, que ceux qui sont spirituels, sont obligés de s’exciter raisonnablement, pour leur faire voir la pureté et nécessité de leurs motifs, ordres et pratiques, en la vue de l’ordre de Dieu. Et comme il faut que cela se fasse plus ou moins activement, pour donner suffisant poids à leurs vérités, et par cela même arrêter et affecter la raison, l’esprit, et même le cœur de ceux avec lesquels on traite : cela fait que l’excitation des agents est plus ou moins vive, forte, et de longue (165) haleine, s’il est nécessaire ; afin que par le moyen d’une vive, forte, lumineuse et pénétrante [144 r °] impression, on grave fortement et profondément sa vue et son concept en autrui, et afin de faire voir combien les concepts présents sont importants.
Toutefois quand les esprits sont égaux, ils s’illuminent l’un l’autre, ils se pèsent et s’étendent lumineusement en impression savoureuse et délectable, sur leurs sorties, et pour mieux dire sur leurs manifestations : d’autant que d’égal à égal les concepts ne sont point appris sorties, mais manifestation de lumière et de vérités, laquelle touchant de soi le sujet qui la reçoit, entre au même instant en son entendement et en sa raison, et l’affecte par une vive, pénétrante, large, savoureuse et délicieuse impression. Que si quelqu’un ne reçoit pas sitôt l’esprit et l’intelligence du concept de l’autre, cela peut être pour avoir été trop cherché, raisonné, et tiré à vive pointe de spéculation. Cela fait qu’on n’est pas sitôt touché de telles manifestations, et qu’il faut s’y appliquer par spéculation. Ces vérités ne sont pas semblables à celles qui sont infuses, quoiqu’elles ne soient pas sans affecter et illuminer la raison, non plus que sans saveur et délices ; mais ce n’est pas en comparaison des manifestations internes purement infuses, qui fluent simplement et facilement d’un sujet en l’autre, telles qu’elles ont été reçues de Dieu, source de toute lumière et vérité16.
Néanmoins rien de ceci ne doit contrarier à la simplicité du fond, de si loin que ce soit ; car autrement on sentirait des obstacles et des empêchements pour la liberté du cœur, et pour la libre introversion du fond : ce qui serait être bien éloigné d’être attaché à Dieu, puisque semblables [144v °] entre eux sont séparation et obstacle. Aussi est-il vrai que celui qui durant son action se sent divisé et multiplié en soi-même, par l’attraction des espèces tirées à lui, et qui lui font impression, n’est pas simple, unique, pur, ni abstrait, pour n’avoir encore reçu les vives touches et opérations de Dieu en ses puissances hautes et basses.
Tout cela étant dit, le flux simple du vrai spirituel n’étant bien souvent déduit en sa sortie qu’en large explicité, ne peut entrer en la raison et en l’entendement de celui qui n’est pas esprit ; car n’ayant eu aucune expérience ni goût de l’esprit, il ne le peut recevoir pour en être affecté et touché : de sorte qu’il faut que le flux sorti du spirituel demeure sans effet au-dehors. Mais il affecte tout de nouveau l’esprit du sujet d’où il est sorti, en demeurant dedans ; si bien que sortir sans aucun effet, c’est perdre le temps.
Au reste, il y a grande différence entre comprendre l’esprit et le goûter ; le comprendre seulement est purement au dehors de la vie sensible, dedans la capacité de l’entendement et de la raison du sujet. Mais l’affecter et le goûter ne convient qu’à l’esprit, auquel le voir, le comprendre, et le goûter ne sont qu’une seule chose, en simplicité de lumière et de sentiment. J’entends par l’esprit, l’habitude, l’acte, et l’effet du don d’intelligence, qui fait simplicité de pensée, et pureté et netteté de cœur ; ce qui n’est point excellemment acquis que par l’entière mort des passions, et de tout [145 r °] l’homme tant intérieur qu’extérieur. Si bien que celui qui n’a point la mortification de ses passions, ou qui n’en a guères, n’est pas suffisamment disposé à recevoir le don d’entendement, sans l’infusion et l’excellence habitude duquel, il est impossible d’être passé ni changé en esprit.
Ceux donc qui gisent au-dehors sont sans vie d’esprit. Je dis bien plus, certains s’occupent aux profonds exercices plus intérieurs, et néanmoins, n’avancent rien pour ceci : la raison est, que sans doute ils n’ont pas le naturel propre pour recevoir les fréquents attouchements de Dieu, ni pour s’y exercer toujours et comme il faut. C’est pourquoi il ne se faut pas étonner de voir toujours ces personnes avec beaucoup de défauts et de manquements, vu que la vraie perfection consiste en éternelle abstraction, et mort continuelle de tout l’homme en tout Dieu.
Pour retourner à mon sujet, je dis que l’homme spirituel doit se donner de garde de se produire mal à propos, afin qu’il ne soit point empêché en sa nue et libre introversion et contemplation de Dieu ; en la fruition duquel il prend son repos, dans l’abîme de son propre fond. Aussi semblables hommes ne sortent que rarement, et fort à propos, pour sujet de très grande importance, et toujours en l’ordre et prévision de la raison illuminée. S’il faut dissimuler leurs croix, ou les manifester, il ne savent faire également. S’ils les dissimulent, cela est le meilleur, s’ils ne le font pas [145v °] cela est aussi le meilleur selon l’ordre et l’exigence des diverses personnes, et les différentes circonstances des sujets, des temps, et des lieux. (166)
Mais celui qui se verrait réduit à ne vouloir ni de pouvoir dissimuler, en ce qui le doit toucher d’office, spécialement sur la conduite qu’il aurait d’autrui ; celui-là serait très fort, très abstrait, et du tout mort à tout le créé, et à soi-même. Aussi est-ce l’ordre de ne rien dissimuler en choses de cette conséquence, dont les raisons sont infinies en la vue et en la science des vrais esprits. Toutefois ils pourraient être si mal associés, qu’ils seraient bien obligés de dissimuler, parce qu’on serait incapable de goûter leurs procédures.
Enfin ils savent distinguer et ordonner toutes choses en temps et lieu, en poids, en nombre et en mesure ; sans jamais excéder au moyen de leurs procédures ; en quoi la lumière et l’intelligence les précèdent et les préviennent. Encore donc qu’ils ne soient pas bien reçus, ni goûtés, ils ne doivent pas néanmoins être jugés et condamnés indiscrètement d’avoir mal agi, pour les causes susdites. Car si celui avec lequel ils ont traité a un bon désir et une bonne conscience, il aura pour le moins été excité à la crainte de Dieu, par la parole qu’on lui aura dite ; et ce qu’on lui aura proposé, objecté, ou refusé, lui servira de vif aiguillon pour se rendre à l’Esprit, qu’il ne voit, ne goûte, et ne comprend pas. Ainsi le vrai spirituel ne sort jamais sans bon effet.
Il ne doit pas exiger par trop ses propres droits ni en toute leur étendue ; ce qui pourrait bien arriver sans qu’il l’aperçût. Parfois néanmoins on peut faire comme si on les voulait exiger jusqu’à quelque extrémité, si on veut avoir à suffire ce qui est dû ; et cela se fait ainsi diversement, selon la vraie science expérience qu’on a des [146 r °] esprits, avec lesquels on a à traiter en une matière si délicate, et si secrète, que celle de la conduite des esprits, lesquelles on désire acheminer à Dieu en vrai ordre de commencement et de progrès, selon qu’ils se disposent, ou se trouvent disposés, par le succès des vrais exercices de piété et de vertu.
Enfin parlant ici des spirituels, tels que je les suppose, c’est d’eux bien plus expressément que de ceux d’un moindre état que le Saint Esprit prononce ces paroles : dites au Juste que tout ce qu’il fait, ce qu’il dit, ce qu’il pense volontairement et de propos délibéré, est bien fait ; d’autant que Dieu est hautement glorifié de lui en tout cela, et il mangera le fruit de ses inventions.
Au reste, autre chose est la liberté de cœur pour l’esprit, pour demeurer en Dieu ; et autre la liberté de l’esprit, pour fluer au-dehors esprit et vie. L’une est pour soi en Dieu même, l’autre sort de soi avec l’œil simple de son intention, en la très simple vue de Dieu. L’une est dans le progrès de la perfection de tout son sujet ; et l’autre produit en temps et lieu à ses semblables ou à ses contraires la même perfection acquise, pour la très haute gloire de Dieu en tout sens et manière. Or cette liberté sortie est très charitable, et n’offense personne ; au contraire, elle ne sortirait jamais si ce n’était pour tout édifier. Mais la liberté de la chair, et de la corruption du péché, qui domine incessamment les fols, détruit et ruine tout.
Pour ce qui est des spirituels non entièrement morts à eux-mêmes, et vivant à Dieu, l’indignation [146v °] leur est fort ordinaire ; à raison de quoi ils ressemblent fort aux fols desquels je viens de parler. Il est fort à craindre, qu’à cause de leur grande ignorance, aveuglement, et superbe, ils ne soient de pire condition devant Dieu, que ceux qui sont totalement fols, charnels et corrompus en leurs appétits. Si ces pauvres aveugles entendent ceci, ils auront très juste sujet de pleurer, et de mettre toute peine et diligence possible à se changer ; apprenant à mourir vraiment à eux-mêmes, à leurs jugements corrompus et à tout le reste des propriétés de leur amour-propre. Car ils fourmillent de ces monstrueux effets, et ne le croient pas. Choses si déplorables pour eux, que leur vie n’est que vil fumier devant Dieu, et tandis qu’ils y demeureront, Dieu s’éloignera toujours de de plus en plus, en sorte que leur mort sera fort à redouter.
Mais quoi que je dis, de l’indignation qui règne dans les fols, et dans les peu sages spirituels ; j’estime que la subite et presque inconnue indignation du spirituel, n’est pas une si mauvaise passion que la timidité. Parce que sans doute il faut que le spirituel soit parfaitement consommé, et très exact observateur de soi-même en ses sorties, spécialement en la répréhension et correction des fols, et même des spirituels qui tombent assez souvent. C’est pourquoi en ce cas, cette subtile indignation peut compatir avec l’esprit de Dieu et la perfection. Encore qu’on ne puisse nier que c’est un empêchement à leur avancement [147 r °] et progrès ; et (167) s’ils n’y remédient avec douleur et gémissements amoureux, en profonde humilité de cœur, ils ne passeront jamais totalement en Dieu, pour vivre comme un seul esprit en tout lui, quelques sublimes exercices qu’ils puissent avoir.
La timidité donc dans les vrais sages, est un plus grand désordre et d’un pire effet, que l’indignation. D’autant que craignant trop l’intérêt et le dommage des créatures, le leur s’y trouve compris. De sorte qu’ils sont pris et enlacés dans ce rets comme oiseaux de nature non assez forts, libres, et actifs pour rompre ce lacet ; et en le rompant comme ils devraient, s’envoler au même instant en Dieu, par-dessus tout respect et considération humaine. Le trop de prudence les fait dégénérer en la prudence de la chair ; et cela fait souvent qu’ils n’entreprennent pas le bien qui se présente, à cause qu’ils ne sont ni fort, ni perdus entièrement.
Au reste, celui qui soutient tout également au-dehors de soi, en impuissance et en ignorance de moyen, de lumière, et de vérité dedans soi, et sans réflexion ; est le plus saint entre les saints, pour ainsi dire. Mais cela est de l’impassibilité en l’Impassible. Et d’ordinaire si l’homme ne se sent, il ne laisse pas pour cela de se chercher aussi subtilement, que sa constitution est haute et perdue, ce que les saints n’ignorent pas.
[147v °] Il y a grande différence de constitution en tout ceci, touchant les actes réflexes ; les plus bas desquels, pris et vu dedans le vrai progrès, sont en différents degrés. Les autres encore dedans la perfection active, sont plus hauts, et plus purs, plus subtils, plus déliés et plus cachés. Ce que chacun pourra voir clairement en son avancement notable, et le verra toujours plus clairement, à mesure et à proportion qu’il s’avancera vers son principe éternel et originaire. Car commençant dès lors à le contempler par-dessus toute admiration, par une élévation et un transport rapide de son entendement arrêté en l’aspect de Dieu son objet, il lui fera très clairement voir combien il est important au suprême contemplatif, de ressembler parfaitement à son vif et éternel exemplaire ; en l’éternelle et infinie essence duquel toutes choses vivent, et plus merveilleusement les anges et les saints hommes. Car ils sont et se meuvent en Dieu comme une seule chose avec lui, en tout lui-même. Et pour parler des plus nobles et des meilleurs de ceux-ci, étant sortis de Dieu, ils y sont reflués et rendus heureux, presque au même instant.
Quant à nous qui n’avons pas en nous le feu d’amour si vivement et ardemment allumé, nous devons continuellement recouler en notre origine, qui est notre centre, et notre fin naturelle et très surnaturelle. C’est là qu’est tout notre bien, notre repos, et toute notre félicitée, infinie en intention et extension, mais très finie et bornée au [147v °] respect de l’objet tout le bien heureux de soi et en soi, considéré en la plénitude de tout son bonheur et de sa gloire. Cette félicité quoique très une en nous tous, quant à notre objet infini, sera distincte, quant à la participation que nous devons tous avoir de Dieu en toute plénitude.
Mais ce n’est pas tant de quoi il est ici question, que de montrer que le suprême contemplatif doit accompagner son image qui est en Dieu, de sa très parfaite similitude, tant selon l’amour éternel et temporel, que selon les vertus temporelles, faites éternelles en l’ordre de l’amour éternel, simple et unique ; de telle sorte que tout ne soit qu’un, ce qui est tout dire au mort et au perdu contemplatif qui m’entend bien. Le fond, l’essence, et la raison de tout ceci sont éternels en l’immensité infinie de tout leur abîme, qui ne reçoit ni augmentation ni diminution. Je sais que certains s’étonnent de me voir tellement perdre, et si perdu, que je le suis en mon vol. Et moi je m’étonne autant qu’ils ne quittent tout, et ne se perdent comme moi en la mer infiniment spacieuse de notre félicité.
Ce que nous avons dit jusqu’à présent de l’excellence des âmes plus hautement déifiées de Dieu en Dieu, présuppose qu’on a surpassé toute action, toute passion, et toutes les plus hautes élévations qui se puissent atteindre, tant en l’action qu’au-delà de l’action. Il faut maintenant que je dis quelque chose de ce qui se fait, et s’expérimente par ces âmes toutes perdues et consommées à elles-mêmes, et déifiquement déifiées, bien loin au-delà des plus hautes et plus excellentes déifications et transformations précédentes, qui se sont faites en l’action et suraction, et en la passion et surpassion. (168)
Je dis donc que ces âmes sont toutes perdues en l’unité jouissante, qui en tant qu’unité, n’opère point ; mais est oiseuse. De cette unité les personnes de la Trinité sortant chacune à sa propre action, se béatifient et se bien-heurent infiniment par un seul acte perpétuel, qui est au-delà de toute compréhension, et intelligence créée. Là il n’y a ni temps ni éternité, mais infiniment au-delà, cette essence suressentielle réside et demeure tout en soi et par soi ; se comprenant toute et totalement en sa suprême plénitude : et cela par un regard très fixe et immobile qu’elle fait sur toute son infinie étendue et plénitude, sans distinction de personnes.
C’est en cette plénitude et étendue que les âmes dont nous parlons sont transformées en Dieu, et très largement étendues, au-delà de toutes bornes et limites créées et créables. Elles sont, dis-je, Dieu même dans un sens véritable, soit en caliginosité, soit en lumière ; soit en passion, soit en surpassion, soit en ignorance, soit par-dessus l’ignorance. Et nous expérimentons que cela est ainsi par les perceptions sans connaissance, voire par-dessus cela même : ce qui nous porte bien loin au-delà de toute connaissance18.
Ce que j’ai dit est vrai, que chacune des trois personnes comprend et connaît cette essence infinie, au-delà de tout ce que nous avons spécifié de suréminent, et au-delà de toute personnalité. Non que la compréhension actuelle des personnes distinctes, soit au-dessous du vaste infiniment surétendue de leur commune essence : mais je parle ainsi à cause de l’étroite connexion qui les lie, entrelace, et unis en cette leur plus essentielle unité ; en laquelle les divines personnes jouissent de leur pleine félicité, repos et oisiveté, au-delà toute personnalité distincte. Or cela se fait ainsi en nous, dans toute manière exprimée ci-dessus.
On peut encore dire pour notre regard, que comme nous connaissons sans connaître, et percevons sans percevoir ; ainsi en ce même état, nous expirons sans expirer, mourrons sans mourir, et vivons sans vivre. Que nous sommes transformés en Dieu, et sommes lui-même au-delà de tout ce qui s’en peut dire ou concevoir ; vu que Dieu est infiniment au-delà de ce qui se peut nommer. Que dans cette science infiniment suressentielle unité, il jouit sans éternité, et sans temps, de tout soi, en soi et par soi-même. Qu’encore que nous soyons lui-même, nous différons pourtant infiniment de cette suressentialité suressentielle, d’autant qu’elle est et n’a rien de créé ni de créable, pour sa propre félicité surinfiniment étendue. [commenter cette libre vastitude]
Cependant nous sommes divinement transformés en elle par-dessus toute raison et appréhension ; notre être créé nous demeurant toujours : car croire autrement, ce serait chose étrange, et du tout absurde. Là, dis-je, bien loin au-delà de toute fruition perçue, nous sommes ce que Dieu est, nous avons ce qu’il a, nous possédons ce qu’il possède ; et cela en notre amour tout surpassé, ou plutôt en son amour activement actif, et continuellement enduré. C’est en cela même qu’il vit, qu’il agit, qui pâtit, qu’il entend et connaît, et qu’il se meut en nous. Bref, nous sommes lui-même, en nous-mêmes ; et pourtant sans nous-mêmes.19 Car comment serait-il possible que cette infiniment noble et divine substance peut très hautement béatifier tant de très excellentes substances créées, par une force active d’une plus qu’admirable bonté et amour, si en lui-même il n’était infiniment au-delà de toute béatitude et félicité, qu’il puisse communiquer en sa très haute, très étroite, et très parfaite union à toute excellence d’être créé et créable ?
Il n’y a donc que lui en lui, il y a que son être essentiel en sa suressentialité, et il n’y aura et il n’y eût jamais aucun être créable, qui nonobstant toute la jouissance compréhensive qu’il aie de lui, en lui, et par lui, lui puisse être uni et conjoint, sinon d’une infinie distance. Car s’il était et pouvait être autrement, cet être créé serait une substance divine et incréée. Que si par impossible, il pouvait arriver que quelque substance créée en approchât, par passion excessive d’union jouissante, au-delà du degré et des bornes et limites de sa capacité créée, je dis en excessive abondance d’influences, ou bien en excessive destitution, au plus profond de l’esprit ; cette substance créée serait au même instant réduit à rien.
Ainsi on peut facilement voir comme quoi Dieu, infiniment au-dessus de ce qu’on peut dire ou concevoir, est différent en lui-même de toute créaturalité, en sa substance infiniment abstraite ; en laquelle il est et réside ; ce comprenant tout et totalement soi-même en nous-mêmes, sans nous et au-delà de nous. Ce qu’il fait par la force active de son regard amoureux ; ou pour mieux dire, de son continuel amour actif, qui va ravissant et agitant (169) nos âmes, bien loin au-delà de leur propre essence, et de toute essence créée. Car c’est son unité jouissante et oisive qui la ravit ainsi en sa plénitude superessentielle ; en laquelle comme nous avons dit, il n’y a aucune distinction de personnes, mais seulement toute essence infiniment abstraite de tout ce qui est, de tout ce qui n’est pas, et de tout ce qui peut être.
En cet état l’âme se trouve tout autre qu’elle-même ; toute et totalement anticipée de chacune des personnes distinctes, qui (comme nous avons dit) sortent à leur propre action béatifique, sans sortir de leur commun repos et jouissance possédée, et de cette leur et nôtre noble commune unité suressentielle. Toutefois leur repos personnel excède le nôtre, d’autant plus et d’une infinie distance, que leur nature, leur personnalité, et leur substance divine excèdent la créaturalité, et capacité de nos âmes, tant active que suractive, tant passive que surpassive. Lesquelles néanmoins, parce qu’elles sont là consommées par une entière consommation de tout elles-mêmes, sont transformés en Dieu, bien loin au-delà de tout ce que les hommes peuvent concevoir par ce nom, je dis même en leurs perceptions perçues, et en leurs imperceptions perçues.
Voilà à mon avis en quoi la déiforme déification de la créature, qui a excédé toute créaturalité est différente de la totale déité, infiniment abstraite de tout ce qui est créé, non créé, ou créable. Si suressentiellement suressentielle, et suréminemment éminent qu’il puisse être ; se connaissant et se comprenant toute elle-même, en soi, par soi et pour soi.
Ce que je dirai encore des âmes déifiées par transformation, en toute la manière exprimée ci-dessus ; c’est que ce qui semble à présent procéder de leur vie propre, de leur propre action, et de leur passion, n’est que Dieu, qui vit, agit, et pâtit en elle [énergie] ; dans l’essence duquel étant entièrement consommés, perdues, et totalement transformées, elles sont Dieu même au-dessus de tout nominalité de Dieu, comme nous avons dit ci-dessus. [difficile expression de l’expérimental, témoignage qui fait la valeur, etc.] De sorte que l’on peut dire, et on le doit croire, que ce que l’on désire et demande de telles âmes, est au même instant sans instant, fait et ordonné, non tant par elles, que divinement et de Dieu même, soit en action ou suraction, soit en passion ou surpassion, soit en perception ou imperception, en l’ignorance ou par-dessus l’ignorance.
Cela s’expérimente ainsi en nos perceptions, et plus hautement et divinement encore en nos imperceptions perçues, et encore beaucoup mieux en notre ignorance, et infiniment mieux au-delà de notre ignorance. Car là il semble qu’il n’y a et qu’il n’y subsiste que cette infiniment simple essence en tout soi et pour soi-même, au-delà de tout, et sans nous. Ceux qui expérimentent ce que je dis m’entendent bien, et seuls savent si je dis vrai.
Je dis encore que tant en perception qu’en imperception, tant en notre connaissance qu’en notre ignorance, étant entièrement transformés, et étendus dans l’essence suressentielle de ce bien infini et incréé, nous n’avons et n’admettons ni différence, ni distinction, ni temps, ni éternité. Et que colloqués et surétendus au-delà, en cette même suressentielle unité, au plus haut degré de transformation, nous sommes tout ce qu’il est, non en partie, ni en inégalité. Bien moins encore en distinction ou différence, excepté la différence que nous avons donnée ci-dessus. Car il est ici ni tout ni parties, mais tout Tout, bien loin de toute partie ; et cela par excès d’action et de passion, et encore bien loin au-delà de la suraction et surpassion : sans différence, en différence, et bien loin de toute différence.
Là le vide est tout plein, mais par différence du plein, et sans différence du plein. Là le vide ou indigent, non vide ni indigent, et surcomblé du plein, du plus plein, du très plein, voire de la même plénitude, au-delà de la plénitude. Cela se fait par excès non d’action ni de passion, mais bien loin au-delà, par excès de passion et de surpassion : ce que je dis sans prétention de contrarier à tout ce que j’ai exprimé ci-dessus. [tout ce ch essentiel et inouï]
À la fidèle pratique de ce que nous avons donné ci-devant, succède un autre exercice ; et un autre encore à celui-ci. L’un est d’amour surpassant en simple moyen, l’autre est l’amour (170) passé, encore en très simples moyens. L’un achève de supprimer le pouvoir actif, et l’autre aboutit aux dernières fin du très simple actif ; et là commence le passif : ce qui se fait par divers moyens, diversement efficaces, et diversement aussi sentis en plusieurs sortes d’événements, que l’âme souffre dans l’état passif, ou actif.
Mais je ne désire point écrire de ceci selon les moyens et les effets des degrés déjà acquis en l’éminence de cet état ; je ne pense pas qu’on en puisse écrire plus pertinemment ni autre chose que les mystiques, dont les uns se trouvent théoriques et suréminents, et d’autres se trouvent pratiques et suréminents aussi. On peut dire que les uns sont en lumière pure et simple, écoulée en simples et lumineuses formes d’amour, non tellement quellement surpassée, mais d’amour totalement transfus et consommé dans le Simple, c’est-à-dire dans la très Sainte Trinité de l’essence divine, en l’abyssale profondeur de laquelle le Simple fécond est vu facilement sortir, conformément à l’abîme de son Simple unique fécond. Ainsi ils font assez voir la profondeur abyssale du Simple unique, par-dessus la suréminence même.
D’autres moyens se trouvent tirés en lumineuse pratique, écoulée aussi du même fond, non si vigoureux, ni si totalement consommé comme est le précédent ; mais qui monte encore comme par degrés de simples et efficaces moyens, aux divers étages de la suréminence de cet état, entièrement consommé et consommant. De sorte que pour laisser à chacun ce qui est le sien, je me servirai du mien seulement puisqu’il n’est pour autre que pour moi, et qu’à grande peine sera-t-il jamais entendu d’autre, en ce qu’il est selon moi. Il faut donc selon ceci, que nous parlions d’une suréminence totalement consommée, autant qu’elle le peut être en l’Incréé, en la substance du créé.
Cet état n’est autre chose que la très simple transfusion de tout le créé en l’incréé, lequel créé se dilatant par succession de temps là-dedans de plus en plus, jusqu’au dernier point de consommation de consommante consommation, se trouve entièrement perdu pour jamais en ces abîmes de profondeur. Alors il se trouve simple unique je dis qu’il se sent et se voit d’une très simple vue, simple dans la très simple unité de l’essence, divine par simplicité consommée, et qui consomment le Simple dans le simple. De sorte que le Simple fécond flue du simple unique, en distinction ni différence ; mais son reflux de fécondité en unité se perd tout là-dedans, et se fait sans distinction ni différence.
C’est ici la mysticité même, possédée en repos et en jouissance active du Simple, je veux dire de Dieu en lui-même ; et cela moyennant l’activité de ses simples écoulements, fluant rapidement au simple fond du simple créé, pour son entière consommation, et pour sa perpétuelle jouissance, en repos consommé, par-dessus la compréhension et la foi de cela même ; tout n’étant ici que jouissance expérimentale pour jamais, sans qu’il en puisse être autrement, par manière de dire.
Or Dieu, simple unique possédant ainsi son sujet par l’activité de son rapide flux, le rend en distinction sans distinction de soi-même. Il le fait fluer, sans sortir ni franchir son simple fond originaire, et refluer en son même simple unique fond, comme en son propre lieu et abîme ; là où il est jouissant par-dessus la jouissance, hors de tout le créé et le créable. C’est ainsi que le simple fonds du simple créé, s’enfonce et s’abîme en son simple fond originaire, sans cesser l’activité de sa pénétration, ou pour mieux dire, de son flux jusqu’à ce qu’il est franchi les dimensions de ce flux, qui va simplement pénétrants son simple fond originaire.21 La étant arrêté et établi, il est fait identité de son même fond vigoureux, simple, et originaire ; et cela se fait et se contient en éminence d’une double fécondité, fait unique en unité du simple fond vigoureux, qu’il a produit en la force active de sa simple éminence. Car le simple fond du simple créé, se dilate et se perd à même temps totalement au-dedans de l’abîme de son fond originaire, qui est Dieu, allant à cet effet, et s’enfonçant là-dedans comme de plénitude en plénitude, et d’abîme en abîme, jusqu’à ce qu’il soit arrivé, comme nous avons dit, au dernier point de mêmeté et d’identité possible. Ce que nous entendons toujours dire, sauf la distinction et la différence qui demeure toujours entre l’être incréé et le créé.
Suivant donc ce que nous avons dit, le simple créé est du tout rendu simple, par la force active et rapide de son simple objet, qui ensevelit en soi et avec soi les âmes qui le comblent de ses simples inondations de point de manière que la créature ainsi (171) faites simple, ne peut jamais désirer sortir de là, pour se faire autre, à cause du bonheur qu’elle a d’être rendue même esprit avec lui.22
Toutefois ce mort enseveli dedans le vaste de son simple fond, pourrait se ressusciter, et sortir de là à soi-même : mais à vrai dire, si cela était, il n’y aurait plus pour lui ni simple, ni simplicité ; et il serait dès là même, tout autre pendant tout ce temps-là. C’est pourquoi il lui faut une grande force d’esprit pour n’en revenir jamais à ce point. Cela est et se fait ainsi quelquefois, à cause de sa simple nudité, qui fait que tout ce qui procède du dehors l’atteint et le pénètre vivement, jusqu’à son fond ; et à cause que sa vie n’est pas supprimée ni supprimable en sa racine.
Mais l’esprit généreux se tient ferme, il s’attache pour lors à la science certaine et à ses maximes ; et de deux temps qu’il se figure, il prend le vrai et le certain, et laisse toujours l’autre, comme ne lui convenant pas. Il a ses moyens pour se maintenir en nudité, comme je l’ai dit, demeurant en cela et pour cela même, non pas insensible aux traits qui frappent par le dehors, mais également immobile et inaltérable dedans l’abîme de son simple fond, qu’il possède à pur et à plein, en simple et profonde jouissance de tout soi, tant en perception qu’en imperception. Néanmoins d’ordinaire, en cet état, cette possession et jouissance réciproque se fait presque toujours en imperception. De là vient que dans ce même état, et dans cette jouissance imperçue et imperceptible, Dieu n’inonde que rarement la créature de son flux divin. Mais quand cela se fait, elle est alors jouissante perceptiblement de son fond simple vigoureux ; avec des délices plus simples et plus efficaces, qu’on ne le peut exprimer.
Or tant en ceci, qu’en la simple nudité on se donne bien de garde de simplifier le simple, dedans la simplification du sens : ce qui est beaucoup comprendre. Car Dieu seul doit produire cet effet, et non autre que lui-même. C’est pourquoi parlant à cette heure de ce qui doit maintenir le saint immobile en son origine, je dis que c’est l’abstraction qu’il doit avoir en toutes choses, pour demeurer comme nous avons dit, ainsi que le mort en sa sépulture, ne désirant jamais ressusciter, que son simple vivant, qui est Jésus-Christ, ne lui apparaisse. Et alors il apparaîtra avec lui vivant et glorieux, en l’abîme de la vie et de la gloire d’iceluy même, quant au créé. Alors le simple créé aura pleine fruition du simple incréé ; et cette jouissance et fruition perçue, tant en naissance qua’en réflexion, abîmera le créé en l’incréé.
De ce que dessus on collige facilement que celui qui est vraiment simple, est supérieur à toutes choses, et à tout soi-même. C’est lui et non autre qui en tous événements, et en toutes choses, atteint puissamment d’une fin à l’autre : car la lumière luit en ténèbres, et les ténèbres ne la comprennent pas. Mais s’il arrive que les ténèbres disparaissent par la radieuse et éclatante lumière, qui a force de les dissiper, les ténèbres alors sont comprises, et totalement dissipées.
Quant au simple incréé, hypostatiquement uni à notre nature, il la rendue en un instant simple, en l’union et en l’unité de soi-même ; de sorte que quant à la fruition compréhensive, c’a toujours été même état d’éminente fruition objective, perçue toujours également : encore que la réflexion du simple flux de ce rapide simple, n’inondât pas jusqu’au débordement ses plus passes puissances. Mais pourtant il faut croire que cet étage plus bas n’a pas été totalement privé de cette abondante inondation, sinon au temps de son délaissement sur la croix ; encore le fond suprême et essentiel n’eut-il rien à ce pitoyable succès.
Mais retournons à notre premier sujet, et disons que le simple fécond incréé, émané en fécondité, tire et ravit tout le fécond, et cela par la force active et efficace de son amour actif et jouissant, lequel tire rapidement toute son égalité au nœud et lien de simple unité, par-dessus la différence et la distinction. De cette manière il sort activement à sa propre action pour sa pleine félicité, jouissant cependant en cette (sic) leur connexion et unité ineffable, d’amour, de joie, et de délices exubérantes, en excès de toute plénitude, et capable de combler et surcombler de bonheur et de félicité une telle nature, je dis tout le simple et unique fécond ; qui va sortant sans sortir et est unique en jouissant et reposant dans les simples embrassements de tout le second, en simple unité et jouissance de tout lui en lui même. Ceci est si éloigné de la créaturalité qu’il est de nécessité que par honneur et révérence profonde, toute créature s’en taise à jamais.
Il faut encore savoir que tous ceux qui (172) pensent avoir atteint ce degré de consommation simple dans le simple, n’y sont pas arrivés. Attendu que telle consommation n’est jamais entière et parfaite que par la totalité nudité de son sujet ; ce qui est dire et comprendre choses grandes. Au surplus, la mort de ces âmes ainsi consommées, sont très vive : mais pour n’user point de redites, nous passerons à d’autres morts simples en action, et qui se font en surpassion ; je ne dis point en quoi, ni comment, parce que cela n’est pas à présent nécessaire. Mais ce genre de mort est bien le plus subtil de cet exercitation, d’autant qu’il répond directement à l’éminence suprême de ce degré.
Je tiens encore très expressément que aucun docte ne saurait arriver à cette suprême voie, si ce n’est par un miracle de la grâce ; et moins encore ceux des doctes qui y aspirent, ou qui semblent y être, ne peuvent-ils jamais arriver à ce dernier degré. Les raisons en sont infinies et profondes ; dont la déduction serait de trop longue haleine. Cela fait que je ne m’étonne pas si l’esprit n’y conçoit point l’esprit ; mais je m’étonne bien que l’esprit inférieur, qui bien souvent est contraire à l’esprit, juge de l’esprit qui lui est supérieur, et du tout contraire.
Davantage les susdites âmes consommées, ont à se garder fort subtilement et sagement de soi-même, et des diables. Aussi observent-elles toujours la raison illuminée, et s’en servent fidèlement partout. Elles ne sont touchées des choses que par le dehors, et non jamais dans leur fond ; et étant simples comme elles sont toutes perdues et abîmées en Dieu, rien ne les peut atteindre ni toucher. Elles pratiquent perpétuellement la vertu dans l’objet de la simplification, agissant ainsi simplement, en la force divine, dans tout ce qu’elles ont à faire, comme si d’effet elles en étaient totalement inondées.
En la force du même objet, ces âmes ne laissent rien sortir du dedans de soi, demeurant ainsi pour jamais paisible et tranquille en Dieu, et jouissant de lui par-dessus la jouissance de lui-même ; infiniment au-delà de la simplification simplifiante, radieuse, savoureuse, et illuminante du même simple. Cela se fait en simple perception, et infiniment mieux et autrement en très simple imperception. Elles se servent aussi du dehors, pour s’instruire dans le besoin, et c’est un effet de la raison illuminée, qui ne leur manque point dans leur nécessité.
Que si les doctes en la scolastique, et qui sont mystiques (ce qui est bien rare) procédaient ainsi par une simple vue et appréhension de raison illuminée ; spéculant simplement et tout d’un coup par dehors, sans s’arrêter à discourir là-dessus avec l’entendement actif, ils ne désisteraient point d’être mystiques. Quelques-uns disent qu’il n’importe pas de spéculer les choses naturelles ou surnaturelles, comme surnaturellement, et en la simple et nue foi, par laquelle on est attachée en ce temps-là simplement à son divin objet. Mais ils ne remarquent pas assez que l’action de l’entendement lui donne vie peu à peu, pour d’essencié, simple et surpassé qu’il était totalement, le rendre peu à peu sensible et naturel. J’en ai donné la raison ailleurs ; et pour la même raison il ne faut pas dire que c’est la même chose de parler de la langue, et d’agir de l’entendement, nonobstant la doctrine contraire c’est assez de parler par expérience.
D’abondant telles âmes ne désirent point paraître, ni sortir en évidence à elles-mêmes, si elles n’y sont mises et tirées sans elles, et sans leur su : ou si ce n’est qu’elles jugeassent que cela fût pour leur très grande utilité ou nécessité. Comme par exemple, il s’est passé un certain temps, auquel le premier acte du simple fécond, je dis de la très Sainte Trinité, se communiquant à elles en temps ordonné, leur versait ses vérités en l’entendement, auquel temps, et durant lesquelles infusions simplement et divinement spéculées en contemplation simple, et sous très simples formes, ces âmes pouvaient se sentir obligées de les tirer de ce simple fond, pour leur future nécessité. Néanmoins ayant fait perte de tout cela, parce qu’elles se sont écoulées en ce fond originaire, d’où elles avaient très fécondement fluées, elles ne peuvent douter que cela n’ait été fait pour leur entière et totale consommation en ce même simple et vigoureux fond.
Il y a une différence presque infinie entre le simplifié au-dehors, et le simplifié au-dedans. La simplification du dehors procède toujours d’objets qui sont au-dehors. Au contraire, la vraie simplification du dedans procède toujours des objets intérieurs, qui montrent évidemment son simple et intime Objet, en l’éminence de soi-même, conformément à ce que l’on est, et à ce qu’on a en cela même.
Ces âmes se donnent bien garde de blesser ni offenser leur transcendance en (173) parlant trop servemment et activement ; d’autant que cela les atterrerait et les rabaisserait aux sens. Elles ne font rien au-dehors ni au-dedans, qui soit contraire à la vraie simplicité. Et quand ces âmes semblent admirer quelqu’une des choses divines, telles admirations ne sont au-dehors, pour la même raison que j’ai déduite en pareil sujet.
Finalement c’est ainsi que le simple fond du simple créé est agi de Dieu, et de son acte continuel, par-dessus soi, je dis hors de soi, non tellement quellement en l’unité de ses simples puissances, mais tiré et ravi par le rapide et simple flux de cette activité, en la très simple unité du Simple second et unique, d’une manière autant ineffable, qu’elle est divine de la part d’un tel Moteur. Ce qui se fait ainsi en la suprême pointe de l’esprit, en la puissance séraphique, par le moyen de la scintille imperceptible, qui n’est autre que le simple même ; lequel par elle et en elle, ou pour mieux dire par-dessus elle, ou du tout hors d’elle-même, et de tout le créé, tire et ravit tout le sujet à soi et en soi, l’éclairant et l’enflammant en simple amour, et d’une simple clarté, en toute la manière que nous avons exprimé à notre pouvoir, et du tout autrement qu’il ne nous est possible de l’atteindre.
C’est en cela même que nous sommes satisfaits, et totalement contents en l’incompréhensibilité de notre actif compréhenseur ; et ce notre repos jouissant est toujours désiré, quoiqu’on le possède. Que si nous le comprenions, il ne pourrait, ce me semble, jamais nous satisfaire, au contraire il nous serait tourné en continuelle inquiétude [recherche]. La raison aucunement illuminée touche facilement cela. Mais tout ceci est tout autre, tant en sentiment qu’en profondeur de lumière, en l’abîme du simple incréé, où le simple fond du simple créé est totalement englouti et perdu à soi-même, approfondissant son simple fond originaire de plus en plus, et par une plus simple action proportionnée à l’éminence son état, et de son pouvoir ; et toutes ses délices sont de ce qu’il sait et vois que ce simple fond objectif et fruitif ne doit et ne peut jamais être compris ni atteint du simple créé consommé en Dieu. En cela consiste sa suprême félicité.
On ne peut nier que la plupart de ce discours ne soit aussitôt rentré en son fond, qu’apparu au-dehors, à cause que le simplifier n’est pas le simple, qui est beaucoup comprendre. Et je veux bien que le lecteur sache que plus les formes de ces discours sont simples et basses, plus aussi la lumière qui les a tirées pour les manifester, est simple, subtile et suréminente ; et le sentiment d’icelle profond, efficace, savoureux et délicieux. De sorte qu’on peut dire que tout ceci est plus ineffable que concevable et exprimable.
Ici il n’y a ni passé ni présent, ni même encore le maintenant éternel ; qui à peine a été perceptible, même dès l’entrée de cette voie, à cause de la vie efficace des premières modinesciences. La raison est, parce que le simple ne connaît ni ne sait point le distinct ni l’instant. C’est ici que le simple fécond incréé réfléchissant sur soi produit un autre soi-même en distinction égale ; lequel par la même fécondité, et par un simple et rapide flux en sa seconde origine, produit avec elle un autre égal distinct dans les ineffables, simples et délicieux embrassements de leur commune jouissance ; qui se termine en la simple et commune unité de leur essence, totalement exempte d’actes.
C’est là que le simple fond du simple créé, est reçu par le simple unique incréé aux embrassements et à la jouissance de l’unité simple et unique, par-dessus toute fécondité, dedans laquelle toute l’âme vraiment simple flue secondement de simple unité, et reflue en la même simple unité, par-dessus toute fécondité ; où elle est toute étendue, perdue, et entièrement consommée au repos ineffable de son unique jouissance. Et ainsi se fait et se renouvelle sans cesse cette sortie de fécondité, sans sortir d’unité jouissante.
C’est encore ici que l’âme du simple voit et connaît toute la fécondité sortante au-dehors, laquelle opère diversement en toutes choses, sans diversité, tout d’un seul acte, et sans sortir d’elle-même : et ce en action et opération commune, en simplicité et uniformité absolue de tout soi ; conservant ainsi l’admirable fond de cette âme, et le comblant de sa perfection, par ses secrètes et invisibles opérations. Ici elle obtient et possède son image idéale en similitude, non toutefois si parfaitement au-dehors qu’au-dedans ; et qu’il ne se puisse davantage. Car cela est totalement dû à l’humanité Sainte de notre Seigneur. Mais nonobstant, cet état diffère grandement de la gloire que nous attendons, comme j’ai dit. (174)
Davantage, le cœur ou l’œil simple de l’esprit, qui est arrêté à fixement regarder et contempler pour toujours son objet, en profonde et totale attention, par la force de sa subtile et rapide action intuitive ; est toujours ouvert également, pour fixement contempler ce ravissant et béatifique objet, en repos et délectation ineffable, au-delà de la compréhension, et de la faveur délicieuse de cet ineffable repos, possédé en l’unité divine par-dessus toute fécondité et distinction. Et cette vue est si grande et si simple en l’éminence de cette totale transfusion de l’âme, en l’unité simple du simple unique fécond : qu’elle rejette bien loin toute division de la science acquise de ceci par l’opération et l’exercice des sens : car ces sciences-là ne sont aux âmes de ce degré, que ténèbres et obscures nuit, qui les atterre et recourbent presque du tout à elles-mêmes.
Un docte théologien parlant un jour à un certain, des effets de la gloire des bienheureux, lui dit que là les doctes apprendraient les sujets de la foi beaucoup plus parfaitement qu’on ne le pourrait faire ici. Sur quoi l’autre demeura grandement étonné, et sans lui répliquer en son admiration, conclut en lui-même que cela était vrai pour telles gens, et non pour lui : attendu que son simple Objet et la jouissance d’iceluy, lui sont un, par-dessus la foi, et par-dessus toute science. La raison de cela se prend de l’amour par-dessus l’amour, en amour totalement possédé, ou pour mieux dire totalement possédant, en surpassion et imperception perçue, et en perception imperceptible.
D’où il est facile de voir, que cette jouissance est toute science, et toutes délices ; en ce qu’elle est toute amour par-dessus amour, en l’amour même ; d’où flue tout amour, hors de l’amour : et que les délices effectifs de cette jouissance suffisent à leurs sujets par-dessus amour en l’amour même. Les sciences donc sorties et acquises, sont vues par le suprême contemplatif très inférieures, et du tout éloignées de sa simple et suréminente jouissante objective, où tout ce qui peut être acquis est suréminemment contenu et possédé. De sorte que telles personnes voient manifestement les fonds découverts par la vive, sensible, et intellectuelle spéculation des doctes, après quoi toutefois ils le désirent pas sortir, de peur de se diviser et multiplier, s’ils ne le sont d’office.
La cause de tout cela est leur simple jouissance objective, dont le repos actif en action surpassive, consommant son sujet, fait qu’il demeure totalement perdu à lui-même, et attentif à ce qu’il contemple nuement et fixement en sa fruition pleine et entière, laquelle le consomme de plus en plus en la simple unité de son simple et unique objet. Cela fait, dis-je, que ces personnes ici voient, connaissent et entendent clairement tout ce qui sort des doctes, sans admiration ; d’autant qu’ils sont supérieurs en éminence de toute science, intelligence, et connaissance spéculée. Non que je veuille dire que ces personnes ici puissent résoudre les difficultés qui naissent là-dessus ; mais cela leur est assez de voir et de posséder toutes ces lumières, en la pleine et entière possession de leur simple et unique objet.
Ces personnes ici agissent et pâtissent toujours tranquillement et de tout soi, soit aux actions passives, soit aux souffrances mortelles, avec une acceptation entière et totale, qu’elles en font à leur abord. Cependant elles demeurent toujours également tranquilles, paisibles, et immobiles en la suprême jouissance et contemplation de leur souverain bien objectif, qui se contient et se possède en l’unité simple du même Simple unique. Je n’entends pas dire que la vie de telles personnes soit supprimée en ses racines ; car cela ne peut être, et sans cela le sujet même ne subsisterait pas quant à soi. C’est assez qu’il se voit reformé, par son bienheureux retour en son simple et unique principe, auquel et avec lequel il est devenu un en identité et mêmeté, par amour consommé.
Ce qui est admirable en ceci, c’est que l’âme sainte du Sauveur convertie totalement, et d’un seul acte et instant en l’unité simple de son Simple unique incréé, ait voulu participer et convenir avec les communs hommes, quant aux communes dépendances du bien-être, conformément à la commune nature d’iceux, suspendant pour ce même effet tant et autant qu’il le voulait, et comme il a voulu en temps et lieu, les influences de sa grâce efficacement lumineuse, pour pâtir et mourir tout nu, totalement destitué de consolation, tant au-dedans qu’au-dehors.
Davantage il est tout manifeste que la connaissance de toutes choses, et de toutes les sciences prises en elle-même, ne peut bien heurer (sic) son sujet ; d’autant que l’appétit créé étant d’une capacité (175) infinie pour appéter ce qui concerne sa suprême félicité, et son souverain bien en lui-même ; il ne peut être rempli totalement qu’en la jouissance de son suprême et simple objet béatifique : moyennant son amour languide, défaillant, et totalement surpassé.
Au contraire, plus la connaissance et science des hommes est grande, moins semblent-ils capables d’aimer totalement et éperdument leur suprême et dernière fin. La raison de cela est que par la science naturelle, ils tirent Dieu à eux, l’accommodent et le conforment à leur sens, et le proportionne à leur intelligence, ce qui fait qu’ils sont toujours sensibles, et vagabonds parmi toutes sortes d’objets créés. La Sapience au contraire tire et ravit ses sujets par différents moyens, et puis par-dessus les moyens, et enfin par-dessus l’amour même ; les établissant ainsi en bon ordre, par succession de degré acquis au-dessus de tout moyen : ce qu’elle fait imperceptiblement en son sujet, dans sa jouissance et fruition, et dans son repos jouissant, totalement consommé, autant qu’il le peut être, en son final et béatifique objet.23.
Il sera facile de voir ensuite de tout ceci, combien l’homme est misérable, pris et laissé en lui-même, et tandis qu’il suit à bride abattue le train de sa corruption. Et combien au contraire l’homme est grand, qui rejetant ce misérable joug, s’élève autant qu’il lui est possible, vers son Rayon originaire, jusqu’à son identité, en fruition unique de sa simple unité. Tout ceci se possède et se contemple perpétuellement et infiniment au-delà de l’admiration ; laquelle ne peut ni ne doit avoir lieu, sinon dans les premiers traits et attraits, dont la vivacité et la simple efficace fait que l’âme commence à expérimenter les inondations rapides, et les savoureuses délices de la simplicité du Simple incréé en lui-même, tout à l’entrée de cette voie.
Il n’est pas toujours à propos de demander l’avis des choses plus importantes au fait de la souveraine discrétion, à ceux qui sont plus hautement illuminés ; et ce pour plusieurs raisons. La principale est, que les choses dont il les faudrait consulter, sont trop multipliées, soit par nécessité, soit autrement, dans la spéculation ou dans les choses extérieures, qui sont trop proches des sens, et qui abattent et éloignent trop l’esprit de la simple et abstraite lumière du discernement. Cela ferait qu’étant ainsi offusqué, abattus et ténébreux en eux-mêmes, et ne leur restant presque que l’effort du sens raisonnable, ils ne pourraient discerner les vérités plus intérieures, secrètes et lumineuses.
Mais quand on les pourra remarquer simplifiés et illuminés, tirés et étendus au-dedans, en tranquille et paisible jouissance de la lumière divine, par eux discernée et reconnue ; alors ils seront propres à juger des vérités plus intérieures et divines, dont on les pourra consulter. Cela se fera par une application suffisante des sens, en la perception de leur regard et de leur simple lumière sur la vérité dont il sera question : et telle approche ou application est nécessaire pour le bon discernement d’une vérité importante et secrète. Que si on ne concevait pas d’abord les lumières et les vérités découvertes des personnes illuminées, il faudrait les leur faire expliquer, en sorte qu’on les pût toucher et entendre.
Tout ce qui paraît lumière et vérité ne l’est pas toujours. Il faut que les vérités infuses soient clairement digérées s’il est possible, en sorte qu’on les puisse voir sans voile ni obscurité. Que si la vérité touche vivement la raison illuminée de celui qui la reçoit, en sorte qu’elle s’imprime en elle lumineusement et perceptiblement, en la manière qu’elle a été infuse à celui qui la communique ; il est probable que telles vérités sont divinement infuses, et de suprême discrétion, et grandement secrètes. Que si la raison illuminée n’en est pas touchée, et si elle ne voit cela que communément et de tout le moins, ou bien en sa superficie ; il est à présumer que telles choses ne sont qu’effort du sens naturel, ou de l’inclination raisonnable, et proportionnellement convenable à la nature spiritualisée ; à qui en semblables cas, ou pour ses ténèbres, ou pour ses efforts apéritifs, mouvements du sens, des passions, et de l’appétit raisonnable ; semblent être grandes lumières. Quant à ceux qui sont en de perpétuelles épaisses ténèbres, non jamais éclairées, et qui pour cette cause ne savent comment ils marchent ni ce qu’ils sont ; on ne les doit jamais consulter de telles ni d’autres choses.
De ce que j’ai dit touchant l’inhabilité des personnes plus hautement illuminées, au discernement des choses qui sont d’une souveraine discrétion (ce qui est infaillible) j’excepte ceux qui se trouvent tellement anticipés et regorgeants de lumière, qu’ils la font découler (176) au-dehors par abondance de paroles mystiques, par lesquelles ils s’efforcent de découvrir la vérité perçue en leur lumière. Mais comme leurs lumières se trouvent abondantes et simples au dedans poussant néanmoins ses effets lumineux au-dehors par abondance de simples et fluentes paroles, ils ne découvrent, ni ne font voir en leur abondance que le simple effet, et non l’esprit de ces vérités.
Cela se fait ainsi pour l’ordinaire, d’autant que leurs lumières et vérités sont si grandes, qu’elles en sont mêmes offusquées en certaine manière, ne pouvant les exprimer comme ils les voient et ressentent, sinon seulement en leurs effets. Ces lumières sont plus aux sens et au dehors, qu’au-dedans et au profond de l’esprit ; et ces exubérances montrent assez que ces lumières sont sensibles par les effets de leurs simplifications. Ceux qui jouissent de leur simple et abstraite lumière, voient d’infiniment loin toutes telles lumières, ainsi doucement écoulées aux autres, comme effets d’une bien plus grande lumière, dont ils jouissent en eux-mêmes : laquelle ils dilatent par paroles les plus significatives qu’ils peuvent, pour l’exprimer au-dehors en son fond et en sa source.
De plus, ce qui fait que telles gens, à mon avis, ne mettent rien de leur esprit ni de leur sentiment perçu au-dehors, que c’est que la simple lumière de raison simplement illuminée, est comme submergée et suffoquée par telles inondations de lumière sortie et écoulée ; qui est cause que telle lumière est autre que simple (je veux dire, simple en vue et en perception de simple intimité) et que telle lumière est plus propre à recréer, remplir, et simplifier les sens, que le pur esprit. De tout ce que dessus on jugera facilement que ceux-là sont très capables de juger des plus secrètes vérités infuses, et que si d’abord ils semblent n’en pas toucher l’esprit, c’est parce qu’ils sont bien loin au-delà de telles vérités ; attendu que la jouissance en imperception, est infiniment au-delà de toutes vérités perçues et imperçues.
Mais à ce propos je veux éclaircir plus au long la différence très vraie des illuminés, et de ceux qui ne le sont pas. Les noms illuminés sont très divisés, épars, et multipliés hors d’eux-mêmes, par la force de l’inclination naturelle de leurs sens intérieurs et extérieurs, qui leur fournit toutes ces diverses figures et images au-dedans. De sorte qu’on voit ces gens-là parler et discourir des choses les plus hautes. Mais parce que tout ce qu’ils ont, et tout ce qui sort d’eux, n’est entré que par l’effort de leurs sens et de leur appétit naturel, étant infiniment éloigné de l’unité surnaturelle de l’esprit ; et parce qu’ils ne sont nullement touchés de l’esprit de Dieu, et n’ont ni l’excellente charité ni les vertus infuses ; ils se montrent tels en tout le reste de leurs œuvres, qu’ils se sont faits connaître en leur discours ; et ne saurait jamais adresser, non pas même les moins illuminés, par leurs instructions à l’unité d’esprit. Cela fait que les illuminés les fuient comme le plus grand empêchement et détourbier de leur lumineuse unité.
Les illuminés sont au contraire ; car ils sont tirés, stable, arrêtés, et immobiles au-dedans de leur esprit, toujours également paisible, tranquilles et sereins ; simplifiés et étendus par la force lumineuse et active des rayons du soleil de justice ; et tirés à l’unité surnaturelle et suressentielle de l’esprit. Là ils sont doués des qualités infuses du même esprit divin ; là ils voient, contemplent, et jouissent de ce même esprit, qui les daigne si hautement qualifier, enrichir, et honorer de soi-même, accompagné de ses dons lumineux et délicieux ; surtout de cette vie de sapience, attribuée à la seconde personne de la sacrée et très Sainte Trinité.
Ces personnes sont si submergées de lumières et de délices, qu’elles versent à ceux qui les entendent un esprit simple et lumineux, adressant et tirant par sa subtile et lumineuse force infuse, ceux qui sont déjà illuminés davantage et plus profondément au-dedans, à l’unité surnaturelle. Et quant à ceux qui ne sont pas illuminés, le même esprit versé par ces divins canaux, dissipent en quelque manière quelque chose (sinon tout) des brouillards et des ténèbres dont ils sont environnés, en la force de tous leurs sens actifs. Nous parlons ici des parfaitement illuminés, qui le sont et pour eux et pour les autres ; et quant à ceux qui n’ont pas suffisante lumière pour eux, ils ne peuvent illuminer les autres par leurs instructions, aussi ne désirent-il pas sortirent au-dehors pour cela.
Ceux aussi qui sont arrivés au brouillard caligineux, après avoir passé tous les degrés qui précèdent celui-ci, des illuminations divines infuses, et qu’il vont regorgeant souvent d’eux-mêmes pour l’illumination des autres ; ceux-là ne peuvent en ce brouillard caligineux, ou en ce (177) degré de suréminente élimination, désirer sortir au-dehors ; d’autant qu’ils sont très doucement, simplement, et profondément tirés à l’unité surnaturelle de l’esprit, ou leur œil simple et toujours également ouvert, pour toujours également voir en oisiveté et cessation d’action, par-dessus toutes formes et images, la lumière de l’esprit lumineux, versant toute lumière par divers degrés d’amour et d’illumination divine. Ceux-là dis-je, ainsi profondément abstrait et ravis hors d’eux-mêmes au plus profond de l’esprit, ne désirent nullement sortir par extroversion, sous quelque prétexte que ce soit : car les délices objectifs de l’essence divine, incessamment reçues et versées en leur entendement par la sapience incréé du Fils, leur sont si douces et savoureuses, que les sortir hors de là, leur sont des morts.
Je ne veux pas dire que ceux qui sont arrivés à ce degré d’illumination, soient du tout destitué d’action, ni de moyens d’union, et de transformation : mais leur action et leurs moyens sont si simples, si subtils, et si éloignés des sens, qu’il semble n’y en point avoir. Car il y a des degrés d’amour et d’illumination en ce divin sabbat et repos, sans comparaison plus haut que celui-ci ; ou les moyens et les actions entre Dieu et nous sont entièrement supprimés. Ceux qui sont parvenus à ce degré, sont revêtus de Dieu même et de ses divines lumières, qui transforme toutes les puissances, l’esprit, et l’essence même de l’âme beaucoup mieux, que dans les précédents degrés d’illumination. Elles les transforment, dis-je, en Dieu, qui est le très pur centre, repos unique, et toute la félicitée de tous les esprits illuminés, tant en la grâce que dans la gloire.
Il fait bon converser avec cette sorte d’esprits, spécialement quand ils sont extraordinairement touchés, tirés et étendus par la lumineuse et divine influence, qui pour lors regorgent d’eux, sans quasi qu’ils s’en aperçoivent ; à cause de la grande facilité et simplification dont ils coulent à guise de flot, par leurs paroles très simples, très lumineuses, et illuminantes, lesquelles vont simplifiant ceux qui ont le bonheur de participer à ces divins torrents de délices.
Mais on se doit bien donner de garde de les faire sortir aux paroles de longue haleine, quand ils sont aux croix et mortelles angoisses des soustractions divines. Car alors ils sont indigents et pour eux et pour les autres ; de sorte qu’autant de paroles qu’on les contraint de mettre en avant, ce leur sont autant de pointures mortelles. Que s’il faut par nécessité qu’ils parlent, il faudra qu’ils lisent quelque lumineuse et simple matière, afin d’être aucunement animés et facilités à discourir. Mais il ne faut pas qu’ils attachent leur discours à une matière ; mais qu’ils se laissent emporter par diverses affections, à ce que l’esprit de Dieu leur dictera et où il les portera.
Disons encore qu’il y a certains illuminés, qui sont tellement enveloppés de caliginosités obscures et ténébreuses, par l’opération de Dieu, duquel ils jouissent sans distinction en eux-mêmes, en sorte qu’ils sont tous ignorants des choses divines ; soit pour n’en n’avoir guère entendu ni connu, soit pour les avoir oubliées et surpassées, par les efforts abstractifs de ce ravissant Esprit, sans qu’ils s’en soient presque aperçus. Ceux-ci n’ont rien qu’ils puissent communiquer à personne, et ne sauraient exprimer leur état.
Ce que leurs directeurs ont à faire, c’est de les faire travailler aux vertus extérieures, et de leur donner dextrement parfois quelque coup de vive mortification, qui atteigne leur fond. Ce moyen bien pratiqué pourra par succession de temps dissiper leurs épaisses ténèbres, et les illuminer en eux-mêmes, pour voir le degré de leur élévation.
Pour le regard de ceux qui se sont totalement excédés à force d’aimer, et qui par ce moyen sont rentrés au brouillard caligineux de la très simple obscurité, simplement et absolument lumineuse, à cause de l’abondance de la lumière versée en l’entendement, tant en moyens, que par-dessus le très simple moyen, et toutefois en moyen très simple, du tout exempt de science de moyen ; qui par cette surabondance s’est trouvé comme tout à coup et sans y penser, tout obscurci et obténébré. Telles âmes assises en ce brouillard caligineux, obscurément illuminées, ne sont nullement propres, non plus que celles dont nous avons parlé ci-devant, à discerner et juger des lumières et vérités de qui que ce soit ; d’autant qu’elles ne savent ce qu’elles font, ni où elles vont, ni ce qu’elles font en leurs propres œuvres et conduites.
Elles sont enveloppées en ce brouillard très obscur, et gisent en ténèbres, autant inaptes à juger, sentir et discerner des notions, vérités et illuminations (dont elles [178] ne sont touchées purement que par le dehors) comme elles sont inconnues à elle-même en cette leur (sic) simple obscurité. Et même en cet état elles agissent indiscrètement et inconnuement, en la force leur sens passionné, sans savoir où elles marchent, ni ce qu’elles font. Tandis qu’il en sera ainsi, elles n’auront autre joie ni satisfaction en elles-mêmes, et auront toujours assez d’afflictions sur leurs propres et ordinaires défauts. Elles auront même besoin tout ce temps-là, pour le moins, et peut-être toute leur vie, d’une très sûre et lumineuse guide, qui prennent un soin spécial d’elles.
Ce n’est pas mon dessein de me dilater plus amplement sur ce sujet. J’ai seulement voulu faire voir manifestement l’excellence de leur simple fond, et le bonheur de ces personnes, qui leur est inconnu. Lesquelles néanmoins ne doivent être consultées sur quoi que ce soit, à cause de leur propre indigence et impuissance à se connaître et se discerner elles-mêmes. Car pour l’ordinaire ces pauvres personnes sont dignes de très grande compassion.
Mais ceux qui se sont consommés, dans lesquelles toutes les plus hautes, plus profondes et plus simples lumières et manifestations sont tombées en un, par divers succès des illuminations : et en qui ces illuminations ont enfin dissipé et éclairci le brouillard ; à l’obscurité duquel a succédé la très claire, très simple et très consommante lumière. Ceux-là sont pour toujours amplement et profondément capables de tout voir, tout atteindre, tout juger ; et d’illuminer autrui par l’exubérance de leur très simple et très efficace lumière. Laquelle par sa simple fécondité, simplifie et dilate efficacement et simplement les fonds qui en sont touchés. Aussi leur est-elle versée par l’infusion pour ce même effet.
Or pour reprendre notre premier fil, il faut encore dire, que l’âme transfuse en l’unité suréminente de Dieu, selon que nous l’avons dit, est unique, et par-dessus la fécondité personnelle ; contemplant son objet béatifique ineffablement. Ceci se fait par plusieurs degrés, et en innombrables manières. Car comme ainsi soit que les manifestations essentielles et personnelles de Dieu en l’âme, se fassent de moment à autre, elles paraissent néanmoins et se font voir diversement, par des effets de différent goût et saveur, et par diverses lumières et vérités infuses au plus secret de l’esprit qui en est pénétré ; de sorte qu’il est en cela même très profondément tiré et extasié hors de soi et de tout le créé, par une attraction efficace, qui en même temps et par cette même action, l’enfonce et l’abîme de plus en plus en l’essence suressentielle de son simple objet.
Là repose doucement l’âme par son simple, fixe et indéficient regard, et elle est totalement, pour ainsi dire la mêmeté de son image et exemplaire, infiniment au-delà de sa similitude ; et cela se possède hors de l’être créé en l’Etre simple, contenant tout. Il y a longtemps que les négations de ceci ont succombé ; et les soustractions, les interceptions, et les ignorances mêmes sont présupposées à la plus haute et plus éminente élévation de cet état. Et comme dit saint Denys, suit la connaissance des êtres en la jouissance vraie et réelle de l’Être simple et unique, totalement abstrait et séparé de l’être et du non-être, par éminence de négation. Mais comme cette voie est du tout éminente en ses moyens, vues, et sentiments ; aussi a-t-elle selon cela plusieurs degrés et états, comme nous l’avons dit.
Il y a trois états pour l’accomplissement et perfection de cette voie. Le premier est purgatif, le second illuminatif, et le troisième consommant. Mais il ne faut pas entendre ces états comme en la voie précédente ; c’est tout autrement et selon l’éminence de toute cette voie. Le premier donc est lumineux et langoureux, ayant divers degrés pour sa perfection. Le second est lumineux et extatique, ayant aussi plusieurs divers degrés d’illumination ; par lesquels son sujet est profondément illuminé, et extasié hors de soi et du créé, en abondance de saveur et de délices. Et par succession de temps et de degrés d’illuminations abyssales, il est ravi en son objet, pleinement perçu, comme de profondeur en profondeur, et d’abîme en abîme, avec des délices et des faveurs inexprimables.
Quand donc telles perceptions sont refuses, et totalement fondues en unité par-dessus la fécondité ; alors l’état suprême et dernier de la consommation se commence, et arrive à sa perfection et accomplissement total, par les divers effets de Dieu, et par son action continuelle en l’âme, qui sont divers degrés de suréminente élévation. L’esprit étant arrivé à cet état, est totalement consommé en son objet béatifique, et jouissant de lui, (179) et de son suprême repos, par-dessus toute perception perçue et perceptible : ce qui est en effet et en vérité, être simple dans le Simple et le Simple même. Les expériences de ceci se font voir, sentir et goûter toutes autres que ce que nous en avons écrit ici. Mais pour dire tout ce qui en est, et tout ce qui se pourrait dire de cette voie, pour en manifester les secrets, il faudrait un assez gros volume.
Disons maintenant que ce que c’est que Théologie mystique. Ce n’est autre chose que Dieu ineffablement perçu, lequel ne peut qu’ineffablement sortir ; n’ayant autre entrée ni sortie de lui que lui-même, en ceux qui en simplicité d’essence sont un avec lui, en plénitude de consommation. Ici on voit la lumière illuminante sortie de la lumière, n’être pas la lumière, mais lumière de lumière : laquelle montre la lumière, non à ses possesseurs, mais à ses indigents. [communication ?] C’est en cela que la profonde et suprême mysticité en sa pure simplicité, n’admet rien hors du très-Simple. Et pour ce elle ne doit pas être jugée selon ses paroles, mais en sa simplicité tant sortie que non sortie, et en son infinie étendue lumineuse, en laquelle elle voit tout sans être vue, et juge tout sans être jugée.
Pour entrer en cette si haute et suprême vie d’esprit, il faut avoir surpassé presque innombrables degrés, qui consistent tous en une parfaite purgation, illumination et union : car ces choses sont comme les fondements de tous les sous-entendus degrés. Le premier est une vocation interne, ressentie d’en haut, animant et aiguillonnant l’âme qui la ressent, à avoir toutes choses créées en nulle estime, et surtout soi-même ; désirant pour jamais être la fable et le jouet de tout le monde. Ceux qui, quelques progrès qu’il leur semblât avoir fait en la vie de l’esprit, ne voudraient pas s’exposer même publiquement à telles pratiques ; se doivent croire autant éloignés de ce premier degré, que leurs sentiments et désirs y répugnent.
Le deuxième degré est une perpétuelle horreur du moindre péché véniel, voire de la moindre imperfection, continuellement ressentie en soi-même. Car ne s’anéantir qu’en spéculation, et en connaissance (à quoi on parvient facilement par la seule nature) est autant s’éloigner de Dieu, qu’on s’en pense approcher24.
De ce troisième degré fidèlement pratiqué procède l’indifférence, dont la continuelle pratique fait que l’on vit, et que l’on meurt en temps et en éternité, en la manière qu’il plaît à Dieu, par l’entière soumission de soi-même à ses supérieurs, et à toute humaine créature, pour se laisser mouvoir et tirer par eux comme ils voudront ; étant du tout mort et insensible à soi-même, et victorieux de tous les appétits, en continuel, pénible et très intérieur combat ; savoir est de la propre sagesse, du propre jugement, des propres complaisances, et de toutes autres propriétés, qui dominent pour l’ordinaire dans les personnes purement raisonnables.
Cette indifférence dont nous parlons présuppose la prompte et entière exécution de la volonté de Dieu, tant en agissant, qu’en pâtissant et mourant, avec une vraie et parfaite résignation, qui doit être acquise à force de violence faite à soi-même, avec une forte et roide activité. De l’indifférence procède l’exercice de toutes les vertus, tant au-dehors quand l’occasion s’en présente, qu’au-dedans par actes magnanimes et vigoureux, sans toutefois se persuader de les avoir acquises. Ce qui est fort facile à croire au fond vigoureux en amour, qui ne sait ce que c’est que réfléchir sur soi ni sur autrui : mais sans cesse vigoureusement agir et pâtir en Dieu, par actuelle renonciation de soi, jusqu’à consommé chair et sang. Si on n’est arrivée à ce point, on ne peut dire avoir acquis quelque chose de l’esprit.
La disposition à cela est d’être si profondément tiré au-dedans de soi-même, qu’on soit comme privé de l’usage de ses sens, et comme mort entièrement à iceux, se sentant autant éloigné de leurs objets, que si on en était à cent lieues loin. Mais avant d’y parvenir, il faut avoir passé l’activité naturelle des sens intérieurs à force d’amour pur ; et avoir uni à l’esprit le sens commun, la fantaisie, l’estimative, l’imagination, et l’intellective même ; tout cela étant destitué d’action, et changé en vrai et simple amour divin, toujours élevé par une vive activité en son Objet. Cela ainsi vigoureusement pratiqué, l’âme appuyée sur son Bien-aimé, arrivera jusqu’au dernier degré de son action, sans s’en apercevoir, pour là expirer en Dieu.
Au reste, qu’on ne pense point pouvoir parvenir à une si haute union et contemplation de Dieu par sa seule industrie. Mais ceux qui se sentiront ainsi vivement animés, touchés, tirés, dilatés, et étendus au-dedans d’eux-mêmes, par vraie simplification d’esprit, se remettront de (180) tout cela entièrement entre les mains de leurs supérieurs ; leur déclarant tout leur sentiment, mouvement, affection, pensées et désirs.
Cet état consiste en une élévation26 d’esprit, par-dessus tout objet sensible et créé ; par laquelle on est fixement arrêté au-dedans de soi, à regarder Dieu, qui tire l’âme en simple unité et nudité d’esprit. Cela s’appelle Oisiveté simple, par laquelle on est possédé passivement par-dessus toute espèce sensible en27 simplicité de repos : duquel repos on jouit toujours également, soit que l’on fasse28 quelque chose au-dedans de soi, ou bien au-dehors, par action ou discernement raisonnable.
La constitution de celui qui est en cet état, est simple, nue, obscure, et sans science de Dieu même. En cette nudité et obscurité, l’esprit est élevé par-dessus toute lumière intérieure à cet état29, en quoi il ne peut agir de ses puissances internes ; parce qu’elles sont toutes unanimement tirées et arrêtées, par l’efficace de leur unique et simple objet, qui est Dieu ; lequel les arrête nuement et simplement en suréminence de vue et d’essence, au plus haut de l’esprit par-dessus l’esprit. Tout cela dis-je, se fait en la nudité et obscurité du fond du tout incompréhensible ; et là tout ce qui est sensible, spécifique et créé, est fondu en unité d’esprit, ou plutôt en simplicité d’essence et d’esprit. Alors les puissances sont fixement arrêtées au-dedans, toutes attentives à fixement regarder Dieu : il les arrête toutes également à le contempler ; les ravissant et les occupant simplement par l’opération de son continuel regard qu’il fait en l’âme, et que l’âme fait mutuellement en lui.
Ceci est le continuel30 regard de l’esprit purement agi d’une manière passive, et qui ne fait rien qu’envisager son objet, et le contempler perpétuellement en sa nue, profonde et simple jouissance31. Et plus cela est ignoré du patient, tant mieux, pour la profondeur et l’excellence de cet état. Bref en cette constitution, il n’y a ni créé ni créature, ni science ni ignorance, ni tout ni rien, ni terme ni nom, ni espèce ni admiration, ni différence de temps passé ou futur, ni même présent ; non pas même le maintenant éternel. Tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait lui-même ; se complaisant ainsi dans les âmes, en qui il lui plaît de faire cette noble opération.
C’est à l’âme ainsi ennoblie, et transformée en fond et en lumière suressentielle, de répondre de tout soi à celui qu’elle voit, et qui l’attire en soi-même par cette simple extase32. Elle doit être continuellement attentive à ne se point laisser occuper des objets naturels qui naissent presque33 continuellement, quoique très simplement, de la puissance raisonnable : et à n’écouter point la nature qui la sollicite toujours à connaître et à sentir son état, et à réfléchir sur ce qu’elle voit et ce qu’elle est. Car la nature veut toujours secrètement avoir quelque objet à quoi elle s’attache ; ne pouvant se perdre continuellement comme il faut, hors du sens, et hors de ce qui est spécifique et créé. Ce qui néanmoins est nécessaire pour pouvoir aisément en profonde et simple paix de l’esprit, jouir de son Objet, en simple et unique repos, accompagné de très simples et très intimes lumières, amour et délices.
Or si cette âme est vraiment fidèle, quoiqu’elle souffre au-dehors, soit en l’agitation naturelle de ses puissances, soit en son corps ; ces agitations la rendent de plus en plus occupée profondément à son regard divin et simple à son repos ; jouissant en cela même du paradis en terre, en certaine manière. Mais34 beaucoup mieux et plus profondément, en la vérité de son entière attention et en la sérénité de ses puissances : supposé dis-je, qu’elle réponde uniquement et toujours à celui qu’elle voit et contemple. Voilà pourquoi c’est à l’âme qui a reçu cet infini bien, de se plonger incessamment par sa simple et totale attention, en l’essence abyssale de Dieu ; qu’il a ravi de lui et par lui en lui-même. Plus une telle âme se sent aggravée aux sens, tant plus elle se doit resserrer par son attention, afin que répondant par sa fidélité à son devoir réciproque, elle contemple toujours également, nuement et simplement son bienheureux objet ; autant qu’il est possible l’âme élevée par la bonté divine à cette haute dignité et suréminence d’état.
Mais les morts très diverses et innombrables (181) qu’il est nécessaire de souffrir en cette simple nudité, sont presque intolérables. Et si on ne possédait la simple force, et le reste des dons de Dieu simplement, on ne pourrait pas les supporter. Encore y en a-t-il beaucoup qui ne les supportait qu’avec de grandes impatiences : sortant aux créatures, et à la consolation des sens, ou même tâchant de retourner à leurs exercices actifs. Cela vient de ce qu’ils ne peuvent et ne veulent être sans quelques sentiment et attache, ni se résoudre à mourir toujours également au sentiment et non sentiment ; pour s’abandonner si véritablement, que tout cela leur soit une35 seule chose en la contemplation et jouissance perpétuelle de leur objet36. Dans lequel objet ils doivent être totalement refus et fondus, au-delà de même de la transfusion, si pénétrante, si profonde, et si abyssale qu’elles puissent être. Dans laquelle très simple, très subtile, et très profonde pénétration, l’âme consommée en Dieu est son objet même, sans distinction ni différence ; en la manière que je l’ai expliqué ailleurs. Et tant moins il y a de science, de perception, et de sentiment de ceci dans les puissances, tant plus excellemment et profondément cela est. [oui, difficile…]
C’est en cette très noble, simple et attrayante opération, que les forces de l’âme sont intimement tirées, et fixement arrêtées en cet abîme objectif qui est Dieu même ; lequel les tire et les ravit ainsi continuellement par sa très noble et pénétrante action. Là, l’âme profondément arrêtée à contempler fixement son simple, unique, et abyssal objet, le savourer et le goûter en très simple et unique repos, et en plénitude de fruition, s’il faut ainsi dire ; à cause des très simples et très efficaces délices de Dieu même, son objet ; qui est et qui fait ce même repos en lui-même, en l’abyssale et ravissante unité de toute sa fécondité. Bref, il n’y a là que vue, que science, en ignorance ; que clarté et lumière en obscurité ; qu’amour très simple, en très pure et très simple charité ; qu’ineffable expérience au-dessus de cela même que nous en pourrions exprimer.
Il n’y a aucun moyen humain, pour pouvoir véritablement concevoir, et encore infiniment moins pour exprimer la ravissante saveur, et la savoureuse joie que fait et contient ce très unique et simple repos, qui n’est autre que Dieu ; duquel l’âme jouit en cela même, autant qu’il est possible. Et cela s’expérimente et se possède d’autant mieux hors de soi, et par-dessus les puissances de l’âme en la totale et très Sainte ignorance, et nudité d’esprit ; que ce divin objet est lui-même pour lui-même souverainement le comble de son total bonheur, et son paradis, pour sa propre et totalement totale félicité.
C’est ce qui abîme l’âme en son propre fond, non tellement quellement, mais en l’essence totale de toute la divinité : pour n’être plus que lui-même, de lui, et en lui. Là où entièrement perdue par une totale refusion des puissances et d’appétit, elle jouit parfaitement de sa félicité selon qu’il est possible à une substance créée, en ce corps mortel. À laquelle félicité elle est totalement arrêtée et attentive ; pour de plus en plus, et de mieux en mieux la contempler, et en jouir à son aise, d’une manière ineffable.
À cette suressentielle contemplation, l’âme se sent très secrètement ravie par la très simple, très unique, et très secrète opération ; qui se fait du fond, au fin fond de la même unité et essence divine, pour elle, et pour son infini et total repos. Et ainsi l’âme qui est entièrement abîmée en sa divine fruition objective, jouit de ses mêmes délices objectives ; qui lui sont toutes présentes en expérience de goût et de saveur ineffable, au-dessus de cela même qui est exprimé par ce nom d’ineffable. D’où on voit qu’il faut et par nécessité, et par révérence due à ces divines opérations, que la créature se taise, et ne passe pas outre les termes de son propre rien, au fait de son imbécile et très inutile pouvoir, à vouloir comprendre et exprimer ces abîmes qui sont sans fond et sans rive.
C’est ici que le paradis s’écoule quelquefois en l’âme : qui la noie de délices divines, de simple amour, et de lumière en toutes ses puissances, plus suavement, plus intensivement, et plus uniquement qu’on ne peut concevoir. Il s’en trouve néanmoins à qui cela n’est jamais arrivé, et n’arrivera jamais, si ce n’est à l’article de la mort ; lesquels cependant sont ici placés et arrêtés, à fixement regarder Dieu en lui-même, par leur simple et nue foi, et en toute la manière susdite ; vivant de foi sur la terre comme justes qu’ils sont, voire même au milieu de leurs pénibles morts.
Mais il y en a d’autres, de plus excellentes lumière et perfection, à qui le paradis se (182) manifestent plus souvent ; et à d’autres très souvent. Dont ils demeurent tellement illustrés par toutes sortes de bonheur, et de perfection : qu’on les en voit entièrement comblés, jusqu’à facilement le regorger aux autres par le dehors. Néanmoins le plus haut et le plus intime état en ceci, consiste en dans la très simple et très intime opération de Dieu, et de l’esprit ; à laquelle il contemple Dieu incessamment, en imperception, par manière de dire, de ce qu’il voit et qu’il sent. Et toutefois il sait et voit bien qu’il contemple en arrêt et stabilité ferme et immobile, son divin objet en lui et par lui-même ; duquel il est ainsi secrètement satisfait en esprit : et il n’en peut être autrement, au moins pendant que l’âme demeure fidèle à son introversion, et attention très simple et très unique.
Tout ce qui se pourrait dire de plus que tout ceci, serait beaucoup moins que ce qui en est. C’est pourquoi il le faut taire, puisque c’est l’effet des divines splendeurs en elles-mêmes, ou pour mieux dire en leur propre sujet ; et que ceci se passe en un très secret silence ; où Dieu est contemplé, et tout ce qui est en lui, et de lui. De vrai, cette simple jouissance et cette étincelle de très pure, très simple, et continuelle contemplation, est du reste de la gloire précédente, reçue en la pure et totale substance de l’âme ; lors qu’elle a été totalement fondue et consommée au feu vif et tout dévorant de la même Déité, qui a allumé et fait ce feu en toute sa propre substance.
C’est là que l’âme a été toute consommée et anéantie à soi-même, et rien ne lui reste maintenant que cette très simple jouissance, qu’elle a plus et éminemment qu’on ne peut dire ni concevoir. Car c’est Dieu même qui fait cette jouissance par sa très simple action, laquelle ravit très secrètement l’âme à soi et en soi, la comblant de très simples délices, de lumières et de charité ; pour jouir en délicieux repos de tout ce que le créé ne peut comprendre. Aussi est-ce ici la même Déité en tout elle-même, où tous les esprits perdus à soi, sont renouvelés incessamment au total de cet abîme, en leur éternelle et totale consommation.
Comme la fin de quelque chose que ce soit, est plus noble en soi-même et en son entier accomplissement, que tous les moyens qui y sont ordonnés : de même ce dernier état, dont nous parlions à la fin de l’article précédent, surpasse de beaucoup en soi-même toutes les manifestations, vues, et notions illuminantes, purgeantes, enflammantes, et consommantes des traits, attraits, et opérations diverses des personnes de la très Sainte Trinité. Car ces opérations des divines personnes se font après ceci pour un certain temps successivement en amour, dans l’âme toute substantiée au total et immense abîme de toute l’unique fécondité. Comme aussi cela s’accomplit en un autre temps, par succès, au-delà de tout cet effet là : en l’étendue infinie des abîmes simples et imperceptibles de la divinité, infiniment au-delà de toute la créaturalité présente et possible.
Or toute cette jouissance objective au temps de son total flux et reflux successif, est ainsi que j’ai dit, un paradis écoulé en terre ; c’est-à-dire dans l’âme unie au corps. [oui] Lequel paradis en la force de ses opérations très fort efficaces, et de ce divin de ce jeu actif, opère dans l’âme une immensité d’amour, de lumière, de science, de connaissance, et délices. Ne faut-il donc pas dire et croire ensuite de cela, que l’âme est toute fondue, liquéfiée, et totalement consommée en Dieu son objet béatifique : et que l’effort amoureux des ardeurs toutes consommantes de ses infinies et continuelles opérations, à guise d’un feu dévorant, ou de foudres et d’éclairs très pénétrants, l’anéantissent à elle-même, et la rendent totalement réduite et transformée en toute sa substance divine, jusqu’à l’entière consommation d’amour.
L’âme donc étant parvenue à cette heureuse consommation, par sa fidélité à répondre selon son total au divin amour consommant ; ne fait plus de distinction ni de ceci ni de cela, ni même de ces éternelles, foudroyantes, et très pénétrantes splendeurs, qu’elle a ci-devant soufferts, en l’effort du feu d’amour vivement allumé, qui l’a infiniment mieux substantiée, fondue, et convertie en soi, que le feu matériel ne convertit en soi les métaux qu’on lui suppose.
Et lorsque tous ces embrassements sont entièrement passés, tous moyens sont réduits à un, en cet abîme unique et fécond par-dessus la fécondité, tant en unité qu’en fécondité ; où la fruition et la contemplation sont éternelles, et également égales, tant en fécondité qu’en unité. (183)
Tandis qu’il reste quelque force en la créature à consommer, ce divin feu agit toujours selon son total, pour la réduire et la transformer totalement en toute l’étendue infinie de sa substance divine ; d’où il est impossible de vouloir jamais sortir : d’autant que cela est la totale félicitée de l’âme, et son souverain accomplissement en cette vie. Que si elle eût toujours eu des forces naturelles à consommer, ce feu tout consommant d’amour immense, eût aussi toujours duré et agit par sa noble action, qui transforme tout en soi. Mais comme il est de nécessité que tout ce qui est de la créature cède à la consommante action de l’amour, cela est cause que cette jouissance et cette contemplation éternelle est si pure, si simple, et si intime en simplicité de repos et de délices, comme elle est en cet état de parfaite consommation.
Toute la théorie de ceci est exprimée par les mystiques, avec des similitudes prises des effets de la nature. Par ces déductions il s’élargissent et se répandent très lumineusement et simplement, faisant assez voir et sentir la force qu’assure le feu d’amour éternel, qui les embrase jusqu’à leur entière consommation. Si bien qu’étant ainsi consommée, ce feu vit en eux : et ils jouissent de la félicité infiniment abyssale qui lui appartient, très pleinement et totalement en toute l’étendue de son actuelle, éternelle et totale compréhension. Par même moyen tout ce que ce feu a transformé et consommé en soi et par soi, est lui-même sans différence ni distinction, autant que cela peut être vrai dans une créature.
En effet il n’est plus possible l’âme ainsi consommée, de se divertir de cette très simple fruition, par intention et volonté ; d’autant que ses forces sont entièrement consommées, pour n’avoir jamais d’appétits contraires ; je dis de volonté et d’attention ; parce que la vie dont on vit ici, est éternel, simple, et suressentielle, en repos et fruition de l’essence divine. Car l’âme dans sa consommation est totalement refuse et perdue en cette divine essence, avec tous les bienheureux esprits, qui se sont amoureusement perdus par leur amoureux, perpétuel, et très vigoureux plongement en laquelle s’étant totalement surpassés, et rien ne se trouvant plus d’eux ; cette union intime fait qu’il n’y a plus qu’une infiniment simple, amoureuse, et amiable essence et substance ; de laquelle et en laquelle ils vivent tous de pareil vie et plaisir qu’elle même. [!]
Au reste tout ce qui vit éternellement au Père, vit même éternellement au Fils. Et tout ce qui vit au Fils et au Père, vit pareillement au Saint Esprit ; qui embrasse et ravit à soi et en soi toute la fécondité, et nous avec elle en toute l’étendue de cette sûre suressentielle essence, dont les personnes sortent incessamment à leurs béatifiques actions, et nous avec elles, en rentrant incessamment avec nous en ce (sic) leur repos ineffable et infini.
Tous les états qui précèdent celui-ci en quelque voie que ce soit sont déduits chez les mystiques. Mais celui-ci les contient toutes d’une assez divine manière ; par laquelle on se voit et on se sent fondu et réduit en un très petit point, qui est le centre unique, d’où sont tirées toutes les lignes qui se peuvent concevoir. Ce qui tombe sous le sentiment, et sous la simple et spécifique perception, semble plutôt montrer ce qui est créé, en une excellente manière, que l’incréé où nous sommes arrêtés : lequel nous tient purement rattaché par-dessus tout amour, en nudité et simplicité unique et du tout suressentielle : par-dessus tous les effets susdits du feu divin, qui embrasait et consommait toute l’âme en soi au temps de son action. De sorte que l’âme étant ici arrivée, ne trouve rien que dire, ni que penser ; non pas même pour exprimer ce qu’elle a vu ou senti dans les états précédents, et encore beaucoup moins en celui-ci.
Quiconque donc penserait que les formes, ou les discours intellectuellement tirés, fussent propres à en exprimer quelque chose, se tromperait grandement, vu que si simplement qu’on se puisse déduire, ou réduire sur cela, ce n’est encore rien exprimer, en comparaison de ce qu’on a vu et senti : et encore infiniment moins de ce qu’on voit et consent à présent. C’est pourquoi au même temps que le feu divin embrase tout l’homme par son action, c’est lui qui le sent opérer si vivement et si suavement en toutes ses puissances, en est de plus en plus embrasé, et entièrement consommé en toute son infinie amplitude.
L’esprit ainsi rempli d’une indicible et inconcevable volupté, s’efforce d’en faire paraître quelque chose au-dehors pour (184) son propre soulagement ; tirant et réduisant comme il peut ce qu’il en exprime, afin de renforcer par cela même sa vie mourante par les effets de ces attractions si suaves et si délicieuses. Mais il sent assez par expérience, qu’il n’en exprime rien en vérité, attendu que telles opérations divines, qui embrasent et consomment ainsi tout l’homme, ne tombent point sous le sens, non plus que Dieu même qui les fait. Car Dieu est ineffable non seulement en lui-même, mais encore en ce qu’il est et ce qu’il fait par ses fortes et embrasantes manifestations en la créature, qui est ici élevée ; laquelle le soutient non seulement pour être toute tirée et unie, mais encore pour être toute transformée en cette suressentielle suressence, comme elle est selon toute soi-même, en sa totale perte et chute en ce feu suressentiel et divin.
Il y a grande différence entre ce présent état, et le précédent, qui consistait en toutes ces opérations divines, lesquelles allaient toujours augmentant dans la créature ce feu divin, qui de moment à autre la transformait de plus en plus en toute son étendue en lui-même. Car Dieu pour lors était selon toute sa substance au total de la créature ; laquelle en cela même qu’il était et qu’il faisait en elles, et qu’il lui faisait voir, était aussi toute tirée, et toute pleine de Dieu jusqu’à regorger d’amour et de délices à l’infini, s’il faut ainsi dire.
Dans ce premier état, l’âme heureuse est infiniment étendue et élargie en toute cette divine vastité, qui va l’inondant d’amour, de lumière et de gloire, comme si jamais elle n’avait vu ni senti les choses créées, ni été tirée de Dieu à elle-même. Ce qui la va consommant de plus en plus selon son total ; et la perdant et fondant toujours en cette mer d’amour infini et éternel. Par conséquent elle est aussi de plus en plus déifiée par ces si nobles effets divins. En sorte que Dieu ne cesse point ce divin jeu tout consommant qui n’ait réduit jusqu’à la totale consommation son épouse, qui pâtit ces continuelles opérations très diverses, et qui succèdent l’une à l’autre, tant pour le plaisir et la félicité de Dieu qui les fait, que d’elle qui les endure, et les doit toujours endurer à ses très agréables dépens.
Étant donc ici heureusement arrivée, elle se trouve en l’état présent qui consiste en ce que nous avons dit ci-dessus. Et maintenant elle ne voit, et n’a rien de soi-même, quoiqu’elle soit en puissance d’être, de voir les créatures, et de sortir à icelles ; si elle voulait s’oublier jusque-là par son extrême folie. Mais étant réduite et fondue comme elle est totalement selon ses puissances et son essence, elle est là arrêtée et établie infiniment au-dessus de tout le passé en Dieu. Arrêtée dis-je, fixement selon la plus haute cime de ses puissances, à contempler en jouissance et en repos l’infinie immensité de Dieu en lui-même, en l’amour continuel du très Saint Esprit, et de la très Sainte Trinité. Où et en laquelle elle est entièrement retirée, par cette éternelle et infinie production, avec les Personnes divines ; et mise en repos jouissant en l’amour infini et éternel du Saint Esprit, qui tire toute la personnalité en soi. Et d’autant plus que la créature se trouve nue et destituée de tout sentiment de ceci, tant mieux. Et tant plus elle est là, tant plus aussi elle est telle que nous la disons en cette suressentielle essence. En laquelle son repos et sa jouissance excèdent infiniment toute compréhension, d’une manière très subtile, que Dieu même opère en elle par son amour continuellement agissant et continuellement pâtissant.
Il y aurait une infinité de choses à dire touchant ce sublime état. J’en ai exprimé quelque chose ici et ailleurs ; et tout cela n’est rien que bégaiement et que ténèbres, au respect de ce qui en est. Les auteurs mystiques pleins de ce divin amour ont disertement décrit et établi plusieurs états et manières dont Dieu se sert pour allumer son amour infini en sa pauvre créature, et pour la consommer en lui. Partout lesquels moyens et l’état qui procède l’un de l’autre à guise d’une montée, ils ont conclu et exprimé des choses très grandes, et du tout incroyable à celui qui ne les a point éprouvées. Mais tout cela même n’a été et n’est autre chose que de très excellents moyens ordonnés à leur ineffable et suréminente fin à laquelle l’âme étant heureusement parvenue par sa totale consommation, elle est en quelque de cette manière en son paradis : soit en amour pratique, soit en amour jouissant et fruitif.
Mais comme j’ai dit ci-dessus, lorsque l’on est atteint de cet amour, et qu’on y est élevé, on en digère et écrit pour soi ce que l’on peut. Cependant comme on voit qu’on n’a ni esprit ni parole pour (185) exprimer ce qu’on sent et ce qu’on voit en cet abîme infini de toutes richesses et délices ; on fait souvent des excès pour s’exprimer. Comme serait de dire en quelques rencontres : plus que Dieu, au-delà de Dieu, etc. Ce qui paraît grandement rude. Mais parce qu’on ne voit ni terme ni nom, pour répondre à ce dont on se sent tout embrasé, comme d’un feu très dévorant, en cet immense abîme d’amour éternel ; on s’exprime comme on peut. Ce qu’on fait, non par ignorance, mais en profondeur de science expérimentale, que l’on a de ce que Dieu est en soi-même autant qu’on le voit, qu’on le goûte et qu’on le possède en lui-même, en toute son infinie étendue. Il ne se faut donc pas arrêter à semblables paroles, qui sont de vrais hors du langage de la science commune, mais bien au sentiment et à l’esprit qu’ils contiennent ; ou pour mieux dire, aux mouvements embrasés qui les poussent au-dehors, et qui nous font voir à nous-mêmes ce que nous sentons de Dieu, et ce que nous sommes en Dieu.
Or il est vrai que plus les formes et les façons de parler sont simples, d’autant mieux et plus conformément à ce que Dieu est, et à ce qu’il fait en nous, nous nous répandons et exprimons nos mouvements, nos vues, et nos sentiments très simples, embrasés et uniques. Lesquels étant les effets des opérations divines en nous, nous montrent cet abîme infini d’amour et de lumière, vivement et efficacement opérante, en faisant et produisant soi-même, lorsqu’il remplit totalement nos puissances de lui-même, selon l’acte continuel et total de son infinie félicité. Selon lequel nous sommes tous fondus, étendus, et entièrement perdus en son unité infiniment surétendue et suressentielle. Là nous demeurons en un amour très pur, très paisible, et très éternel, s’il faut ainsi dire. Car nous sommes là éternels, même par-dessus l’éternité ; en tant que nous sommes totalement perdus, même à ces sentiments et vues-là, si peu que ce soit distinctes du même objet qui nous abîme et nous perd de plus en plus en lui-même.
De là vient que nous sommes sans aucun désir de sortir de là, pour réfléchir en aucune façon sur nous-mêmes, pour voir où nous sommes, et ce que nous sommes. Car nous avons une science très certaine de l’état présent, par lequel nous sommes morts et anéantis à nous-mêmes et à toute être, par l’opération de Dieu, mais particulièrement à nous-mêmes, qui est tout dire. Et là nous demeurons ainsi fondus et perdus en celui, par l’opération duquel nous vivons de l’aspect fruitif et jouissant de son infinie essence divine ; selon la mesure et la façon que Dieu tient pour cela, en l’arrêt et constitution de nos puissances.
C’est la vérité, que les déductions et réductions pratiques de tout cet état, sont incomparablement plus nobles, que les sentiments et les vues théoriques sur le même sujet. Car celles-ci tirent entièrement au-dehors, par voie d’art et de science. Au contraire les déductions pratiques tirent et réduisent en Dieu même (qui les fait et qui les réduit) tout ce qu’elles semblent mettre au-dehors. Et cela sous formes et expressions très simples, conformément au très simple et vigoureux fond, qui les a produits en son simple et suréminent aspect, pour son suprême bien : et comme pour servir de miroir à l’âme, qui voit là-dedans Dieu reluire en son immense et ineffable clarté.
Il y a néanmoins une théorie qui est autant pratique que théorique : laquelle sort à sa déduction d’une manière très simple, très réduite et très concise, évitant toutes l’explicité contenue sous ces très simples formes ou façons de parler ; ce qui est en somme tout ce que les auteurs mystiques ont mis en évidence. Cette sorte de théorie tire au-dehors par le dedans, au-dedans même : rentrant toute au lieu, je veux dire, au plus intime fond d’où elle est coulée, et qui l’a débondée comme par regorgement d’amour, de lumière, de goût, et des délices très simples et très divines. Cette théorie montre et tire à l’âme tout Dieu, selon toute sa divinité, toute sa clarté, tout son amour, toute sa beauté, et tout le comble de sa félicité, autant qu’elle en est capable en cette vie mortelle. De sorte que l’âme qui est embrasée du feu de cette divine et suressentielle unité possède un plein paradis de délices, en cela même que ces simples formes et manifestations lui font savourer à l’infini de la Déité même, qui semble les verser.
Néanmoins quoiqu’il en soit ainsi, il ne faut aucunement s’appuyer sur cela, pour son repos : ce serait tirer Dieu à ses sens, et tomber en un très grand erreur : vue que l’âme serait tout tirée et réduite (186) au créé et non à l’Incréé. Au contraire, il faut qu’elle demeure tout attentive et arrêtée à suivre le trait amoureux de Dieu, qui l’attire, la fond et l’abîme très simplement, nuement, et imperceptiblement en sa totalité très simple et très unique. Néanmoins elle pourra quelquefois en venir aux actes, pour sa nécessité.
Puisque Dieu a bien daigné prendre plaisir à nous anéantir en lui, et à nous-mêmes ; et que par ce moyen qu’il a satisfait à son amour, il faut que pour satisfaire aussi bien en tout de lui-même, nous demeurions anéantis selon lui, et en lui, et selon nous en notre total : sans faire cas de nos réflexions et de nos effusions naturelles, qui ne sont et ne sont rien de nous, à cause de notre parfaite et entière transfusion en toute l’étendue de Dieu ; dans lequel nous sommes, nous nous mouvons, et vivons de sa même vie divine, et qui est la cause de notre paradis ici-bas.
L’âme néanmoins, autant qu’il est en elle, doit toujours demeurer en fruition, tant selon le plus subtil effet de ses puissances nues au-dedans, qu’en ses sens et en son corps, et par le dehors ; demeurant vraiment morte, non seulement par foi, mais aussi par action, tant au-dehors qu’au-dedans. Et quoiqu’elle doive être très résolue à l’amour pratique de pure obédience, les directeurs de telles personnes doivent soigneusement regarder à les laisser en leur repos, si faire se peut. À tout le moins prendre garde à quelles actions ils les emploient, afin de n’empêcher l’œuvre de Dieu en eux. Mais les hommes ne sont point en cette peine, vu que difficilement se trouve-t-il personne qui soient en cet état, ni même au chemin d’y parvenir.
Faisant abstraction de ceci, je dis qu’il importe beaucoup d’être vraiment mort ; voire par manière de dire, sans agir mystiquement, et de vivre au-dessus de la même mysticité en son objet éternel et infini : selon que j’ai écrit ailleurs en la règle des plus subtiles propriétés de l’esprit. Quoi que sauf tout meilleur jugement, il n’importe pas beaucoup dans la nécessité, d’agir mystiquement. Pourvu que cela se fasse impérativement, par le signe le plus léger et par la moindre action qu’on puisse faire, afin de connaître et de savoir son désir. Si on dit que ceci même peut être une attache, je n’y contredis pas, vu que ma règle est encore plus subtile. Il faut user de lumière et de discrétion, pour cette pratique, et se souvenir toujours que moins on aura de discernement au-dehors, ou à soi-même, tant mieux on sera mort, et perdu en son éternel abîme. C’est ce que j’entends exprimer en la simple, profonde, et large unité de mes écrits.
Or c’est choses fort déplorables, qu’il ait fallu que des personnes d’une telle pratique, et d’un tel état, aient fait de si longues et si mauvaises expériences, sans en découvrir les causes, quoique cela se soit fait à bonne foi. Partant il faut qu’on se règle à ceci ou pour se réformer, ou pour se maintenir : rejetant la licence, que je semble avoir donné ici et là (de l’image même de notre Sauveur) pourquoi et sur quoi que ce soit. Et qu’on s’établisse en son repos central, unique et objectif, selon le très pur et simple fond, très large et très profond, soit de mes écrits, soit d’autres semblables ou meilleurs. Car ceux de cette nature sont très perdus, et contiennent très suréminemment tout ce qu’ont les auteurs tels qu’ils puissent être. D’autant qu’ils sont faits en théorie et pratique très une et très perdue, très large et très profonde, très longue et très sublime.
Si quelque chose était capable de nous affliger, ce serait entre autres, le pouvoir que nous avons de réfléchir sur nous-mêmes : en quoi il semble que nous soyons pas en la très pure charité. Cela est vrai en effet, à la prendre selon nous, selon nos sentiments, et selon le propre de nos puissances, qui se trouvent toujours en nous en pouvoir d’agir naturellement. Mais en tant que par foi et par vérité selon cela nous sommes morts à nous, et vivant à Dieu et en Dieu, pour lui donner pleine et totale jouissance de notre vie, à son infini et éternel plaisir et satisfaction. Ainsi, dis-je, et en cette vérité infaillible, nous sommes en la très pure charité ; parce que tout ce qui est naturel en nous, est et se fait sans nous. Et cela est de l’effet de notre anéantissement pratique.
Cependant il faut que tout cela se trouve ainsi vrai en l’acceptation des difficultés innombrables, telles que Dieu nous puisse présenter, même à l’infini. Tellement que pour accomplir toute cette vérité en leur suprême comble, il nous faut armer de force et de foi ; qui n’est et ne doivent être en nous, autre chose que Dieu même, tant en sa vie divine, qu’en ces divins effets. (187)
Or quoi que nous ayons dit, qu’il fallait se donner de garde de se tirer aux sens : on pourra néanmoins quelquefois le faire, pour voir ses manquements et son ordre. Surtout, pour y voir ce qu’on doit être, faire, et endurer. Et pour y découvrir que continuellement on doit mourir, et expirer en cette infinie essence ; pour y demeurer vraiment et parfaitement et pour observer toutes les circonstances, que la raison illuminée fera voir devoir être observées au-dehors, et au-dedans, conformément à cette voie.
L’âme donc se donnera diligemment garde des créatures, et surtout d’elle-même ; en considération des malins et très subtils instincts naturels, qu’elle ne voit pas en elle, nonobstant toutes considérations ; afin d’être si pur en son introversion, qu’elle ne s’usurpe jamais, de si loin que ce soit, l’être de Dieu (car c’est ainsi qu’il faut dire) pour la vie et pour le plaisir de son propre être, qui n’est que mensonge et misère. Enfin qu’elle demeure attentive à s’observer soi-même, pour ne rien faire d’elle-même en quelque sorte que ce soit. [!]
Nous avons dit ci-dessus, qu’il ne faut point se chercher soi-même selon la nature. Et comme il est très difficile de la voir, si elle est spiritualisée en elle-même, et par les exercices extérieurs, à cause de la très grande ressemblance qu’elle a avec l’esprit, il faut donner ici quelques règles pour la découvrir. Ce qu’il faut faire par voie d’esprit. Car les exercices extérieurs étant plaisants à la nature comme ils sont, elle s’en appâte, et les pratique avec plus ou moins d’avidité. C’est ce qu’ont fort bien montré tous les plus excellents mystiques ; et moi sans comparaison d’eux, je n’eusse presque pas pensé qu’elle eût tellement tiré à elle ses propres exercices, comme elle fait en vérité. Car en tout ce qu’elle fait, ou ce qu’elle laisse à faire ; elle n’a égard qu’à son propre bien, et à la récompense qu’elle en prétend.
Cela se voit manifestement, quand il est question de l’ôter et la divertir, pour la réduire à sens contraire d’elle-même ; et lorsqu’on la prive, ce lui semble, des moyens plus propres et plus efficaces de son salut, qu’elle regarde comme son souverain bien, pour s’y reposer et délecter éternellement (car elle ne sait et ne sent rien de meilleur, ni plus désirable que cela) elle s’excite là-dessus par dehors, en l’effort du sens, aux pleurs, aux regrets, et aux gémissements ; se répandant et se manifestant à tous par ses sentiments passionnés, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. Ainsi elle se fait voir comme forcenée en elle-même, excitant la raison à s’inquiéter, et à se dépiter de plus en plus, et l’importance est qu’elle croit qu’il faut faire ainsi. Ainsi la plupart des personnes qui se gouvernent de la sorte, se forcent grandement à cela ; et excitent tous ces efforts et ces mouvements, par eux-mêmes et de propos délibéré. [oui]
D’ici on peut voir combien c’est une chose misérable de ne se pas tirer en Dieu par les exercices intérieurs ; par le moyen desquels on le connaît, on le sent, et on le goûte en lui-même par son vrai amour. Lequel amour détache la créature du dehors, la tirant simplement au-dedans ; pour l’établir, l’affermir, et l’arrêter par vrai repos en Dieu seul, à quelque prix que ce soit, d’action ou de souffrance. C’est pourquoi les hommes ne sont point tant trompés, qu’à juger des Esprits ; et de ce qui se manifeste par l’esprit et par le goût, excédant toute la vue et la spéculation de la raison morale. Car l’amour et la dévotion de ces pauvres personnes ne sont quasi qu’intérêt et concupiscence. Au contraire, l’amour et la dévotion des hommes vraiment intérieurs sont de charité pure à l’endroit de Dieu ; sans considération de ceci ni de cela. Ils savent bien conformer toujours et partout leur volonté à la volonté divine, encore que Dieu ne leur dût rien donner de ses goûts, ni ici-bas, ni au ciel en sa gloire ; attendu la distinction, qu’ils savent très bien, de chacune de ces choses.
Selon toutes ces vérités, tout ce qui reluit n’est pas or. C’est par l’esprit qu’il faut juger de l’esprit, non par le sens, qui contrefait l’esprit ; et moins encore par le corps, qui le plus souvent à presque tout en cette action. C’est dis-je, en vrai esprit, par le vrai esprit, et par le solide intérieur, qu’il faut asseoir son jugement, tant pour les vrais commençants, que pour les vrais profitants. Il est vrai que beaucoup sont enlacés pour jamais là-dedans ; et d’autres rompent ces lacets par l’abondante faveur de Dieu. Mais tout cela est du fait, et de la science des bons et expérimentés directeurs, auxquels quiconque s’abandonnera parfaitement, il sera adressé et tiré au vrai ordre, par les moyens et les exercices de la solide vertu ; fondé qu’il sera même en la profonde (188) humilité de cœur, selon le total anéantissement et mépris de soi-même.
On ne peut nier que le repos suressentiel de notre âme en Dieu, ne nous soit grandement délectable et satisfactoire, comme infiniment élevé au-dessus de l’appétit, qui est entièrement supprimé en nous. Car par ce repos nous sommes en quelque façon compréhenseurs, quoique ce soit d’une très grande distance, en comparaison de ce que nous attendons et espérons de l’être un jour, en la totale réplétion de toutes nos puissances créées. Néanmoins avec le présent état qui est en nous hors de nous, et partant si éloigné de notre total, ne laissons pas de porter et ressentir de continuelles misères en leur cause, qui sont toutes vivantes en nous ; c’est-à-dire la subtile inclination naturelle. Cela dit, nous fait bien ressentir que nous ne sommes pas bienheureux, non pas même d’une infinie distance. Car nous ressentons à l’infini au-dedans et au-dehors de nous, la guerre et la douleur. Quand au-dehors spécialement, nous devons être dans tous ses efforts si pénibles et si angoisseux, stables comme des rochers au milieu d’une mer agitée de la furie des vagues, sans être aucunement ébranlés.
Ainsi quoiqu’il nous puisse arriver en la voie en laquelle nous vivons (étant néanmoins morts) ne nous doit aucunement atteindre le cœur, ni la puissance suprême, ni même les sensitives. Par ce que Dieu qui vit en nous, qui nous meut, qui agit, et qui endure en nous, accepte le tout par notre ministère, sans altération de lui-même. Que s’il se trouve quelque altération volontaire de notre part, cela ne convient point à son être, ni à sa vie divine et très heureuse ; mais à notre infidélité, par laquelle nous vivons à nous-mêmes en cela, ainsi que j’ai exprimé ailleurs.
Partant il est besoin que nous demeurions grandement attentif à nous observer, pour ne rien faire de nous-mêmes, en quelque sorte que ce soit. Que si être mort, c’est être tout perdu à soi et à toutes choses, il faut que comme tels, nous demeurions en notre sépulture, qui est l’abîme infini et éternel de Dieu. C’est de cet abîme que nous ne voulons jamais sortir vivants ; c’est pourquoi nous allons toujours nous étendant aux choses qui sont au-devant de nous, sans nous empêcher de ce qui est en arrière ; et nous poursuivons à bon escient et à tout reste le prix, dont nous avons déjà de si divines arrhes dès cet exil. C’est-à-dire ce que Dieu a, et ce qu’il est en lui-même, qui sera notre continuel objet, et notre continuelle et éternelle fruition.
Il est certain nonobstant que nous sommes plus pauvres en la voie qu’aucune créature ; à raison des dissemblances de notre vie extérieure, d’avec celles de notre bien heureux Sauveur. Je dis quant à ce que nous sommes obligés de sentir de contraire à lui au-dedans et au-dehors de nous, à raison de notre simple nudité d’esprit ; et que nous ne représentant pas si vivement selon notre total sa divine et humaine vie, en notre humanité, que nous désirerions bien, et ainsi qu’il serait requis. Mais nous nous résignons à l’infini, tant en ce défaut là, qu’en toute autre occurrence. Ainsi notre résignation est infinie et sans fin : et n’a pas même le présent ni l’éternité ; quoiqu’il soit vrai qu’elle doit prendre fin avec nous. Au reste nous ne pensons point toutes ces distinctions et réflexions ; d’autant que nous ne sommes point, étant parfaitement anéantis à nous-mêmes.
Dieu nonobstant une infinité de misères qui nous environnent, est la cause de notre paradis ici-bas ; en ce qu’il est, en ce qu’il possède, et en ce qu’il fait en soi-même et pour soi-même, qui est sa totale et infinie félicité. Quand il voudrait que jamais nous ne le possédassions autrement, que nous le possédons à présent dans notre totale transfusion en toute son étendue divine, nous serions par cela même en notre paradis en tous événements, fut-ce dans les enfers. Car la félicité des bienheureux ne consiste pas seulement dans la gloire et félicité dont ils jouissent, le voyant et le comprenant en tout lui-même ; leur félicité souveraine et principale, est l’infinie félicitée de Dieu, dont ils jouissent en inondations et dégorgements de son amour consommé envers eux. Par ce moyen il les élève, et les revêt de sa même gloire et félicité ; par laquelle ils le comprennent en très grande faim, et en très pleine satiété, sans contrariété quelconque. De leur amour, de leur science, et de leur joie, résultent toutes les raisons de l’amour essentiel et glorieux, en plénitude de clarté et de joie accidentelle, en eux. Et tout cela prend sa source interminable de Dieu même, et de toute influence éternelle de ses (189) finies communications glorieuses, consommant par cela même qu’il opère amoureusement et glorieusement en eux, la gloire de chacun d’eux, de moment à l’autre, et à l’infini. D’où se fait que chaque bienheureux possède la joie et la gloire de tous les autres, et en jouit comme de la sienne propre, en très divers et différents degrés, conformément à la charité qu’il aura eue envers Dieu ici-bas.
Or l’acte de charité dont nous aimons à présent notre objet infini en lui-même, c’est l’acte même de notre gloire essentielle, lequel lorsque nous serons clarifiés de la lumière de gloire, sera tout plein, tout parfait, tout accompli en l’immense amour, clarté, ardeur, joie, et largeur de toute notre âme. Laquelle ensuite de l’éternelle réplétion d’elle-même, inondera son propre corps de tout cela, et que tout ce qu’elle est. Si bien que l’homme ainsi plein de Dieu, sera Dieu même en effet de totale participation de la gloire immense et infinie : comme créature néanmoins, et non comme Dieu. Ce que je ne me veux point approfondir pour cette heure.
C’est chose étrange, que l’homme ne veut point connaître ni Dieu, ni soi-même, par la sapience divine, mais bien par la seule science naturelle. Il considère et spécule, non ce qu’il est ; mais ce qu’il peut, et ce qu’il fait naturellement de ses puissances naturellement reformées ou non reformées ; et s’applique activement à cela plutôt qu’à désirer Dieu affectueusement, et par amour actuel, pour le connaître et le goûter par sa sapience divine, en se convertissant à lui par vrai exercitation d’amour et de vertu. Car l’effet de cette sapience est de faire entièrement divorce entre nous et la chair, pour vivre à Dieu, et nous unir à lui en la vive force du rayon vif et amoureux ; duquel nous touchant le fond du cœur, il attire fortement toutes nos puissances à lui quand nous nous appliquons amoureusement à le suivre. Alors l’homme voit de quel état d’excellence et de hauteur il est déchu, et en quelle misère il est réduit, ne pouvant de soi-même aborder le souverain bien, et infiniment moins s’unir à lui, si Dieu même ne fait cela en lui, par les écoulements fréquents de son très fort et vif rayon.
Or les uns usent bien de ce divin rayon, et les autres le négligent (même après l’avoir reçu, suivi, et respecté quelque temps) comme une chose de néant, qu’ils ne reçurent, ne virent et ne sentirent jamais. Mais les mieux avisés, et les vrais fidèles ont toujours suivi ce Rayon perfectif, et y ont en sorte coopéré par leur vigoureux et indéficient amour, qu’il les a totalement réduits et transformés en lui. Ensuite de quoi totalement anéantis, ils sont en lui parfaitement perdus et fondus, flottant au long et au large de son essence, en sa similitude par-dessus toute similitude et distinction d’action et de vue, par-dessus leurs puissances. Ils vivent désormais en sa propre vie, hors de distinction et de différence (en la manière que les vrais mystiques le conçoivent) afin de reposer simples et uniques, en cette jouissance : de sorte que par une attentive et continuelle mort à eux-mêmes, ils pratiquent une vie toute divine en cet ineffable repos, qui ne tombe sous aucune forme, et vont se plongeant de plus en plus en leur fond originaire. C’est ce qui les fait abhorrer toute créaturalité, gémissant comme aggravés sous le faix pénible de ce corps, de ce qu’ils ne jouissent à pur et à plein de l’essence divine.
On monte ainsi l’escalier d’Amour divin, par amour et par vertu, joints inséparablement ensemble, qui conduit enfin jusqu’à l’amour consommé de l’objet final. Là, par les divers succès des opérations de Dieu, on est de plus en plus rempli des divines productions de son Esprit, qui contiennent diverses simples vérités de la sapience éternelle. Ainsi après s’être totalement perdu, on se trouve anéanti et consommé là-dedans ; par une entière refusion de tout soi, de tout désir, de tout don, de toute science et connaissance : jouissant de Dieu en lui-même, par-dessus tout moyen perçu et perceptible.
Tout ceci est possédé et contenu en cette suressentielle unité ; en laquelle nous le possédons entièrement, et d’une manière inconcevable, par-dessus tout ceci et tout ce qui s’en peut exprimer. Et ce ferme arrêt, cette immobilité, cette science infinie, cette double fécondité, cette simple unité, cette effusion, et cette refusion, ce goût très subtil, cette ignorance et cette connaissance, cette vie et ce repos, sont les propres effets de la Sapience inconcevable, qui fait et contient en tout soi à cet infini, notre objet éternel. En la vie, et de la vie duquel nous sommes perdus, et du tout absorbés, et enfin entièrement consommés en elle, d’elle, et pour elle sans aucune ressource. (190)
Il faut que l’âme se tienne très attentive à la contemplation de son objet, selon le plus nu et le plus pur de cet exercice. C’est-à-dire, conformément à son regard très pur, très simple, très nu et très unique ; suivant attentivement son inclination très simple, très active, et très jouissante, laquelle nous tire en l’abîme incréé de notre infini objet. Mais disons plutôt que nous y ayant tirés quelquefois, il nous y tient très fixement et immobilement arrêté ; pour le contempler en lui-même, très étendus et perdus en sa totalité par-dessus toute distinction et différence. Que s’il reste quelque moyen de cela en la créature, il n’est comme point distingué, ni distinguable de l’opération même de Dieu en ce sien ouvrage très simple et très perdu. Si bien qu’il se faut bien garder de ne jamais varier de là, sur quoi ni pour quoi que ce soit.
Il faut vivre ici inconnu en ignorance, et en pureté, empêchant la nature de s’attacher subtilement aux espèces procédant du désir naturel de savoir, de connaître, de sentir. Car ceci ne se passe pas à présent comme il faisait au commencement ni comme en l’avancement, mais tout autrement et d’une manière infiniment plus subtile. Par ce que l’âme est ici forte et arrêtée, ayant pouvoir sur ses subtiles inclinations, pour arrêter par une simple façon, la très subtile action de ses puissances. Mais il faut y être attentif et arrêté, et bien éviter ici la multiplicité, faisant état de mourir et d’expirer en esprit, pour demeurer entièrement arrêté en notre jouissance et contemplation divine.
Ce qui est plus pénible en ceci, c’est l’assoupissement de ses puissances, fort ordinaire est facile aux âmes qui sont en cet état, à cause de leur totale destitution. On y remédiera, en tenant cette puissance libre et allègre par sa propre et expresse industrie, les détournant dextrement et simplement, tant ici qu’ailleurs, de tous objets imaginaires, curieux, et délectables à la nature ; et les tenants perdus à toutes choses créées, tel qu’elles puissent être. Or comme la pesanteur du corps contribue souvent à cet assoupissement, il faut y prendre garde, et changer souvent de posture, si besoin est. [question]
Il faut aussi diligemment se donner garde d’empêcher l’âme en sa paix et en son arrêt, par les excessives et indiscrètes souffrances du corps. Quand elles nous viennent de la part de Dieu, sans les avoir procuré de nous-mêmes, il en faut faire gloire et estime. Mais si par indiscrétion l’âme s’en va, et se répand par les souffrances du corps, tirant toutes sortes d’images créées, quoique très spirituelles et très simples, en cela même elle n’en jouit pas parfaitement ni comme il faut de son repos ; selon la totale activité de sa très simple et très unique inclination et transcendance. Cela, dis-je, nous empêche de suivre le très saint et très unique trait de Dieu même ; qui nous constitue et nous arrête en lui d’une manière imperceptiblement perceptible, et pour l’ordinaire du tout imperceptible.
De vrai tant plus cela est, et se fait imperceptiblement, tant plus et tant mieux nous sommes simples, uniques, étendus, et perdus au total de notre infini objet. Et ce d’une science et notion qui excède toute science et notion de tout ce qui se puisse secondement tirer et fluer d’ici, pour exprimer et manifester cette constitution perdue et unique.
Nonobstant tout ce que je puis avoir dit ailleurs de l’exercice, que les plus parfaits reçoivent des diables, il est fort à craindre qu’eux-mêmes n’en soient la cause, par la subtile recherche qu’ils font d’eux-mêmes, retenant quelque chose de l’actif, soit mental, soit vocal, et vivant selon cela ; ou quelque autre chose que ce soit, sous prétexte de craindre de s’aveugler, et d’obténébrer leur conscience. De sorte qu’ils ne vivent pas comme morts, mais comme vivants à eux-mêmes. Il leur semble que tels actes et procédures soient acte de mort, sous prétexte d’annihilation active ; et ainsi ils vivent souvent en quelque subtile propriété d’eux-mêmes, en quoi ils sont cause que les diables les travaillent de nuit diversement : outre les autres subtiles recherches qui peuvent être en leur vie. Car il y en aura toujours jusqu’à ce qu’ils soient totalement et parfaitement perdus. Que si étant vraiment morts, ils se trouvaient encore travaillés ; n’importe, ils doivent avoir recours à la mort même, leur unique remède.
Or ce que les diables prétendent ceci, c’est qu’ils nous croient superbes, en ce que nous jugeons assez souvent leurs illusions de nulle importance, et ne le disons pas à nos confesseurs ou supérieurs. Mais ils se trompent grandement (191) vu que ces choses sont si peu importantes, qu’elles ne méritent pas qu’on les dise. Néanmoins il est bon de les dire une fois pour toutes, si on en a la commodité et liberté : sur quoi est requise une très grande discrétion. D’ici on voit que les personnes dont nous parlons ne laissent pas d’avoir plusieurs choses à craindre en cette vie en elles-mêmes ; de sorte qu’il faut qu’elles demeurent vraiment et entièrement abstraites, et sans empêchement quelconque.
Au reste, qui reçoit en cet état quelque empêchement, montre ou faiblesse, ou indiscrétion, ou défaut de vraie humilité et de défiance de soi-même, ou pour mieux dire, d’anéantissement total. Ce qui se trouvant en quelqu’un, il peut dire qu’il y a en lui beaucoup à réformer. Il faut donc bien prendre garde à soi, et rendre tout le dehors conforme à son état intérieur, par l’étroit règlement des sens et de tout le corps, sans faire différence de ceci ou de cela. Mais à cause de quelques circonstances qui sont hors de nous, et qui sont l’effet et la pratique de notre très simple et unique liberté d’esprit : il nous les faut toutes réduire à rien, pour la perfection et le complément de notre unique essentielle pratique. On ne sait peut-être ce que je dis ici. Mais n’importe, je m’entends bien, me comprendra qui pourra.
J’ai parlé ailleurs, de l’environnante et pressante obscurité de Dieu ; de laquelle, et en laquelle il tire certaines âmes en plus ou moins grande pressure et angoisse : serrant vivement les puissances par sa suspension, quelquefois jusqu’à leur ôter même le pouvoir réflexe ; sans toutefois leur ôter l’acte élicite et commandé qui se fait par dehors. Cette divine obscurité est la Divinité même, qui se rend ainsi obscure à l’âme, et surtout à l’entendement, qui en est environné, et ébloui par abondance de sa très grande lumière. Là, dis-je, il est divinement élevé et suspendu en admiration, en la très ravissante beauté de l’Objet qui le remplit de soi-même ; et le ravit de plus en plus à le contempler suressentiellement en abondance, et même en plénitude de délices. Ce qui se fait d’une manière totalement nue, abstraite, et simple en l’unité suressentielle de Dieu même ; où l’homme est élevé, sans bien souvent qu’il en sache rien ni où il est.
Les mystiques ont divinement écrit de cet état, mais ce que je prétends dire ici de ceux qui sont ravis à ces nobles spectacles éternels, où ils sont environnés de la divine obscurité qui est Dieu même, et dans lesquels Dieu fait cette obscurité pour sa suprême gloire, et pour la perfection de sa créature ; c’est que si ces personnes sont prises et élevées à cet état, étant encore imparfaites et sans les habitudes des vertus, je les estime perdues, quoique ce ne soit nullement l’intention de Dieu, mais seulement leur propre faute. Et cela pour causes que je ne veux point ici autrement déduire. Il me suffit qu’il soit vrai que cet état ne leur convient nullement, supposé leurs défauts et leurs désordres. Néanmoins il n’y a pas de doute que s’ils voulaient, il ne leur tournerait point à ruine, comme il fait à plusieurs. Au reste, entre ces personnes, sa Majesté a pitié de qui il lui plaît, pour ne la laisser pas périr de mort éternelle, en leurs spirituels péchés, comme sont aveuglement, superbe, précipitation et toutes autres misères.
Mais celui qui est bien exercé, et qui a acquis l’habitude des vertus et la mort de soi-même ; plus encore l’union amoureuse, en la savoureuse contemplation du même amour ; cette divine obscurité ne lui nuit pas. Car étant humble et mort comme il est, il est disposé à la soutenir en la force de l’esprit divin, avec sagesse et discrétion. Néanmoins ne désirant pas s’appuyer sur sa sagesse, il communique ses sentiments à qui il doit ; comme à celui qu’il sait être accompli en toute telle théorie et pratique, pour sa seule conduite.
La demeure du désert spirituel est infiniment meilleure et tout autre que la libre sortie du dehors (quoi que l’un et l’autre, à le bien prendre, doivent être même chose en cet état) si ce n’est que la pure nécessité, et la profonde discrétion de charité nous en tire pour un peu de temps. C’est à quoi ceux qui sont vraiment constitués, doivent avoir soigneusement égard ; laissant là toutes choses, qui ne les doivent toucher ni empêcher, non plus que ce qui n’est point ; attendu que rien n’est comparable à la vraie essentielle solitude de ce très profond désert. À cela il faut rapporter tout ce que j’en ai dit en ce traité, le tout n’étant qu’une seule chose : c’est-à-dire le fond très suressentiel, et la vie même, suressentielle, en l’infini abîme objectif (192) de tout le créé, et de tout le créable. Duquel fond tout ce qui sort selon quelque distinction et notion, si suréminente qu’elle puisse être, n’est rien de ce que nous sommes, et de ce que nous voyons là-dedans.
Que si quelques sorties et notions expriment quelque chose de ceci à nos semblables, c’est en cela même que nous tous ne sommes point autre, ni ailleurs que dans cet état. Si bien que l’intelligence de nos formes nous demeure en notre jouissance et fruition objective, suressentielle et unique. L’explication, déduction, et expression de quoi serait plutôt imputée à témérité, qu’à vrai et juste raison. Aussi ne le faisons-nous pas : et nous nous donnerons bien de garde de sortir à moins que ceci, qui n’est nullement dehors, mais dedans l’abîme même, en lui et comme lui. Que s’il y a quelque distinction en ceci comme sorti, c’est pour nous découvrir et manifester au long et au large cet abîme, comme il est en lui-même et en nous, hors de nous : et tout autrement hors de nous qu’en nous. C’est là qu’il nous faut demeurer, pour le complément total de notre vie, de notre voie, et de notre fruition. Sauf ce qui au même abîme nous en fait sortir, sans en sortir, y demeurant sans distinction de sortie ni de demeure.
Quelques mystiques très saints, et très pleins de cet amour infini, dont nous avons parlé en tout ce traité, en ont dit des merveilles ; et l’ont déduit et tiré en pure et enflammée théorie. De sorte qu’ils semblent devoir embraser et faire fondre tous les esprits qui les livrent dans le feu immense de cet amour infini. Ils disent, et il est vrai, qu’une seule goutte de cet amour répandue en enfer, l’anéantirait et le changerait en un paradis. Enfin cet amour a été si fort, si vif, et si ardemment embrasé, et a produit tant de prodigieux effets en leur total ; que c’étaient grandes merveilles, qu’ils n’expiraient de moment à autre.
Or il n’ont tous osé, à cause de leur profonde humilité, réduire ce très vif et très ardent amour, et tous ses infinis effets en pure pratique ; ils se sont contentés de le faire voir théoriquement, comme nous avons dit ; montrant néanmoins quand et quand, quelque chose de ses effets. Admirant leur profonde humilité, nous prenons d’eux et de leur doctrine, ce qui nous sert ; conformément à ce qui est nôtre, selon ce que Dieu a fait en nous, et y fait continuellement par son infini amour et bonté. Ce que nous déduisons et réduisons expressément, pour nous servir d’exemple et de miroir, dans lequel nous voyons reluire Dieu en son infinie clarté, et en tout ce qu’il est et ce qu’il a, comme nous avons déjà dit.
Que si même les excellentes personnes de propre exercice, ne comprennent et n’entendent pas ceci, ils le pourront laisser à ceux lesquels étant constitués en vie et voient consommée selon la voie, m’entendront et me comprendront très bien : sinon possible au tout, au moins en la plupart de mes écrits ; si dis-je, elles sont telles que je les suppose. Car pour ne comprendre pas les vérités qu’on lit, il n’est pas permis pour cela de les blâmer : ce serait légèreté et témérité, et plutôt un effet d’ignorance, que de bon sens et de sagesse. C’est pourquoi ces personnes-là ne s’en empêcheront point autrement, s’il leur plaît. Se souvenant au reste que la vie de l’esprit doit être totalement inconnue à ceux qui l’ont en moindre degré. Cela doit arrêter tout court un chacun, pour admirer ce qu’il ne peut concevoir ni comprendre.
[Fin de la première partie. La Seconde partie du cabinet mystique, contenant plusieurs règles de discrétion pour les esprits plus illuminés est omise]
Manuscrits de Rennes > > > Edition Cabinet mystique |
||
Boite n° liasse |
n° folios |
Chapitres Cabinet |
|
|
|
|
|
|
39n1 |
1 r ° -3 v ° |
10 § 1-2 |
40n6 |
141 r°-148 r ° |
7 |
40n9 & Max p90 |
|
3 |
40n9 & Max p90 |
|
4 |
43n8 |
320 r°-322 r ° |
6 |
43n8 |
326 r ° -326 v ° |
8 |
43n10 |
complet |
1 |
Manuscrits de Rennes < < < Edition Cabinet mystique |
||
Boite n° liasse |
n° folios |
Chapitres Cabinet |
43n10 |
complet |
1 |
|
|
2 |
40n9 & Max p90 |
|
3 |
40n9 & Max p90 |
|
4 |
|
|
5 |
43n8 |
320 r°-322 r ° |
6 |
40n6 |
141 r°-148 r ° |
7 |
43n8 |
326 r ° -326 v ° |
8 |
|
|
9 |
39n1 |
1 r ° -3 v ° |
10 § 1-2 |
|
|
§3 |
|
|
… |
|
|
§21 |
Nous éditons les sources manuscrites relevées sur le corpus de Rennes dans l’ordre de classement de ce dernier (décrit au début de ce volume). Entre parenthèses leurs titres sont suivis du ou des numéros de chapitre(s) du Cabinet mystique par Donatien. Parfois on indique une reprise modernisée dans l’édition de la Pratique essentielle de l’amour (S.C.)
n 10 : Exercice servant d’adresse pour les âmes, qui commencent à passer de la vie active a la contemplative, ff. 331 r ‑334 v. /
Exercice servant d’adresse pour les âmes qui commencent à passer de la vie active à la contemplative.
L’âme qui est parvenue à Dieu, plutôt par la secrète et sensible onction du très saint esprit, en telle sorte qu’elle se sent être par-dessus toutes choses créées, l’impression desquelles lui est insipide l’esprit débouchant à cela comme à ce il est sous ses pieds, et plutôt disant comme il faut rien du tout, alors une telle âme est en quelque sorte élevée en Dieu, qui l’attire d’une simple et vive manière en soi-même déjà en quelque sorte au-delà des discours qui exprimant en eux-mêmes la grandeur de Dieu en la déduction de sa perfection. Car le présent état de l’âme est la simple élevé en quelque unité simple d’esprit, ce qui fait reporter quiétude en la simple et nue contemplation de Dieu, que l’entendement regarde de son œil simple et vivement pénétré des fréquentes lumières par ses divins attouchements. Ce qui a fait diverses impressions au cœur et dedans l’âme en quelque unité d’esprit par-dessus le discours sensible, l’opération de quoi conforme à un tel état est savoureuse et secrète et déjà beaucoup spirituelle et essentielle que sensible, ce qui est par-dessus les discours dont on se sert pour s’élever par degrés de considérations et méditations mêmes de l’amour divin en Dieu même. Ce simple état qui par sa simple opération est en un regard d’esprit nu, simple et élevé par-dessus le discours étendu, d’autant que ce simple regard qui tient l’œil simple de l’entendement n’a à affaire que d’un peu d’effort, très subtile et très simple pour demeurer en vigueur, ce que toute l’âme ? suit d’une manière très simple et totalement surpassée du sensible.
Ainsi l’âme qui est en cet état simple et nu, est plus attentive à regarder et contempler presque continuellement son objet, que parler à lui, d’autant qu’elle voit et sent bien que ses discours la distraient plutôt de son objet qu’ils ne l’en approchent. Car l’âme qui est ainsi subtilement tirée, pénétrée et agitée, se sent être en une tout autre région des purs et simples esprits, dessous laquelle est tout l’amour sensible, toutes ces méditations, considérations et digestions, n’ayant pas de nécessité de s’occuper autour de ces matières-là, ni même des vertus comme vertus, n’ayant rien qu’amour [331v °] simple et nu à qui elle doive satisfaire par soi-même. Tout cela est, se fait et se passe ainsi en certaines âmes ainsi affectées et pénétrées, plus par les divines irradiations et splendeurs des divines attractions, que non pas par ordre de méditations digérées pour pouvoir se disposer le cœur et les puissances intérieures aux attouchements divins. C’est là que tant de divines splendeurs et de si utiles et secrètes connaissances lui ont été montrées à tour et retour par succession de temps et d’ordre qu’eux-mêmes n’en sauraient rien exprimer, d’autant que cela est vu excéder leur capacité. Si qu’ils n’ont d’autres termes en eux-mêmes pour l’expression de cela que l’ineffable, en quoi ils se voient être élevés par-dessus toutes les similitudes que les hommes peuvent concevoir pour appréhender Dieu dans les premiers états de la science mystique. Et de vrai qui ne serait bien versé en cette science divine, il ne comprendrait pas facilement les états, si bien que toutes choses bien déduites, cette voie est bonne et sûre et assez excellente, voire par-dessus les voies qui se trouvent dans le sens qui requiert la fréquente occupation de l’homme, conformément à son industrie et à sa possibilité.
Il faut suivre en ce chemin Dieu, sans crainte de tromperie, mais avec toute humble assurance. Le vrai témoignage continuel de tout quoi est qu’un tel amour ne répugne à rien à la vérité de son fond, et qu’aux plus grandes difficultés il n’a besoin que de foi même rend la simple et nue vue de son infini objet qui est Dieu. Si bien que quand un tel homme est contrarié à l’extérieur par le jugement des hommes, il croit pour lors avoir fait rencontre de ce qu’il cherchait. Ce qu’étant ainsi, il trouve de quoi exercer son amour par dehors à l’imitation de notre Sauveur qu’il l’a ainsi exercé dehors par le travail de ses divines mains, voire par l’espace de trois ans. Aussi est-ce Sa Majesté qu’une telle âme regarde incessamment tant par dedans que par dehors, par dedans c’est-à-dire qu’elle est en continuelle admiration sur sa bonté, sur son amour, et sur sa miséricorde en l’aspect qu’elle a des merveilleux effets de tout cela. Pour tout quoi exécuter pleinement, tant en soi-même qu’en nous, il est sorti du sein Paternel et est descendu ici-bas en nous, pour en restant notre humanité nous faire Dieu par participation et par adoption en sa divinité, autant excellemment par manière de dire que nous le voudrons, ce qui est de quoi ravir notre amour de lui et en lui en telle sorte que mille vies toutes données en gros de chacun de nous ne suffisent pas pour récompenser un tel et si merveilleux amour à l’endroit des viles et misérables créatures que nous étions et nous sommes encore. Si bien qu’étant sa semblance et lui la nôtre, il ne peut qu’il ne nous aime infiniment, nonobstant notre extrême faiblesse et indigence. Si bien que nous recevons tout de lui, tant depuis les premières dispositions nécessaires à notre amour, qu’en l’exercice et la perfection des mêmes exercices tant par continuelles louanges de l’aimer en nous. Si bien que c’est là qu’il faut [332 r °] parvenir par ardent désir, et y étant parvenu il y faut demeurer pour reformer en pleine conformité notre vie à la sienne, pourquoi bien et dûment faire rien n’étant à appéter que la tranquille souffrance en laquelle consiste la pleine félicité des amoureux esprits en cette présente vie d’amoureuse guerre soufferte et soutenue en pleine paix de cœur et d’esprit en très grands délices, non toutefois plutôt qu’on ne soit mort à toutes choses par dedans.
Or cependant que l’on sent de la répugnance à quelque chose, c’est signe que le cœur n’est pas entièrement plein de Dieu, ni l’esprit entièrement assujetti à sa maîtrise. C’est à ces répugnances mêmes qu’il faut toujours mourir, que si elles durent toujours, je dis toute la vie, il les faut supporter allègrement et arrêter là et en cela notre perfection. Ce qui est meilleur en cette vie que d’avoir la jouissance des délices, des secrets et de toutes les lumières dans les ravissements mêmes que Dieu nous puisse donner en cette vie, attendu que les ravissements de la volonté sont infiniment meilleurs pour nous que ceux de l’entendement qui sont sujets à grandes illusions et tromperies. Au reste l’état que nous avons ici exprimé est une sorte de ravissement puisqu’il attache son sujet à ce qui est continuellement vu quoiqu’imparfaitement, qui est Dieu en soi-même qui a ouvert l’œil simple de l’entendement médiocrement illuminé pour la contemplation nue, en quoi et de quoi l’esprit qui ravit et tire en quelque façon tout l’homme intérieur à soi, se délecte plus que l’on ne saurait penser. Et encore qu’en cet état on dit ressente bien la pesanteur des croix par dehors, c’est tout un, l’âme ne court point là, non pas même pour voir et appréhender qui lui donne les coups, ni de quelle part les choses lui arrivent, très certaine qu’elle est que cela lui arrive de la paternelle main de Dieu. Telles croix lui étant si nécessaire pour la tenir en son devoir d’amour mutuel et réciproque à l’endroit de son objet qui est Dieu infini, en l’ordre et exercice et pratiques de quoi, une telle âme vraiment à Dieu, se ravit de plus en plus en son amour, qui l’enfonce et la perd en l’abîme de son objet, auquel elle ne voit ni fond ni rive, où elle se repose à très grand plaisir cependant que le corps est affligé, de quoi tant plus que l’un a c’est-à-dire le corps, tant mieux il est à l’âme, ainsi tout l’homme est illustré, soit en amour sensible, ou par-dessus le sens d’une façon digne de Dieu qui fait cela par opération secrète. En quoi certes l’âme est revêtue d’une singulière beauté en tout sens et manière de perfection, en quoi elle est rendue de plus en plus digne de la jouissance infinie de Dieu, de laquelle Dieu jouit ainsi pleinement à très grand plaisir. Ces états du jeu amoureux qui se passent ici et le délicieux esprit ne se peuvent comprendre ni concevoir de ce qui n’en a rien expérimenté. Si bien qu’on voie partout ceci que nous exprimons choses grandes, hautes et merveilleuses, très secrètes et cachées à tous ceux que nous disons [332v °] c’est de ce fond si merveilleux que tout bien sort incessamment son effet.
Or Dieu nous demande la sortie hors de nous aux œuvres extérieures telles qu’elles puissent être selon notre état et condition et en l’ordre de l’obédience des supérieurs, que si la condition est de travailler manuellement il faut qu’il le fasse divinement comme chose ordonnée et voulue de Dieu, n’appliquant que le corps à cela, et que l’esprit repose cependant doucement au sein amoureux de Dieu, se donnant expressément de garde de procéder activement à sa besogne, ce qui se pourra faire si l’âme se trouve de longue main recueillie et perdue en son objet. Car alors tout est sujet à l’esprit, et tout étant sujet à l’esprit, toutes les actions des sens pour lors sont esprit, d’autant que tout l’homme pour lors est esprit. Ce qui est si merveilleux qu’il ne se saurait penser, tout cet ordre étant si unique et si un à la force de l’esprit qui ravit au-dedans, qu’il ne sent plus de contrariété entre l’un et l’autre. Au reste, les exclamations d’une telle âme entièrement perdue au fond de son esprit, comme nous la supposons ici, si tant est qu’elle en puisse encore former, doivent être celles-ci « O amour », et c’est assez pour un grand temps, et puis après faire encore la même exclamation, et un autre intervalle celle-ci : O grandeur, O majesté, O beauté, O essence de toute essence, O amour infini, O miséricorde infinie, O tout, O le tout de l’amour créé, O mon cher époux, O ma chère vie, O ma satiété, O feu consommant, O ma perte, O mon infini bien, tels seront les mots enflammés dont vous vous servirez pour exclamations fréquentes, quand vous vous sentirez plein d’étonnement sur la beauté et merveille de votre époux. Ce qui sera les secrets effets de vos amoureux (sic) extases comme les effets de vos regorgements d’amour, de douceur et d’étonnement, tout ce qui est l’effet d’un amour anagogique et totalement perdu au fond là de la créature en l’immensité de Dieu, en l’abîme sans fond duquel âme est tombée de plus ou moins longue main pour ne jamais sortir de là.
Au reste, celui qui pense être ici et se sent encore attaché à quelque exercice que ce soit pour les appéter beaux et bons, il n’y a encore rien en cet exercice pour lui, lequel exercice montre l’entière mort et l’entière perte d’un homme entièrement divin d’une façon très surmondaine et très mystique aussi n’entends-je pas dire, que cet état soit de suréminence en soi-même, mais bien que ce même état est très proche et très convenable disposition pour entrer en la vie suréminente. Au reste les hommes qui semblent revêtus d’esprit et ne respirer qu’esprit à qui on ne peut tirer et déduire ceci en assez long fil et en assez longues déductions, qu’ils croient hardiment et tout le monde aussi, qu’ils ne sont qu’en eux-mêmes et n’ont qu’eux-mêmes pour fin, et qu’ils vivent plus à eux qu’à Dieu. Ils sont tous très éloignés de voir la merveilleuse éminence de tout ce raccourci, leur semblant que plus un exercice est déduit, plus il est excellent, ce qui peut bien être, et est de fait en celui qui le veut ainsi déduire à soi-même et pour soi, à la déduction théorique de quoi ces hommes-là n’entendent et ne [333 r °] comprennent rien quoi qu’il leur semble bien ? avis le contraire, ce qui n’est rien moins en eux que le sentiment de l’auteur.
Or comme les personnes de cet exercice sont revêtues, par conséquence nécessaire, d’une souveraine discrétion et prudence, ce qui les fait voir toujours également composés en toutes leurs mœurs et paroles, en tout quoi il paraisse partout plein de lumière et sagesse. La modestie desquels reluit merveilleusement l’édification de tous. Si bien que l’homme qui est arrivé à cet état vivant par-dessus toutes choses en la vie de Dieu, auquel il est très semblable, n’a qu’a aller toujours son chemin, tant par ceci que par autre voie et chemin d’esprit, auquel elle la pourra peut-être introduire, à quoi elle ne pourra ni tendre ni penser de soi-même, s’il s’y trouverait davantage tiré, il le devrait dire à quelqu’un consommé en la science mystique des esprits, de peur d’être trompé en prenant le chemin de soi-même pour le chemin de Dieu, au moins si faire se peut commodément. Que si quelqu’un se trouvait en quelque état que ce soit ne se voulait découvrir à personne des maîtres de cette divine science, sans doute ce serait en cela même qu’il serait trompé, et néanmoins se faut-il bien garder à qui d’entre eux on se découvre. Enfin c’est ainsi que l’homme est fait et rendu divin pour vivre divinement par le dedans et par dehors.
Ces hommes ici doivent donner suffisamment la nécessité à leur corps tant la nuit que le jour. Il est vrai que la différence qui est entre les parfaits et la sensuelle et que comme la sensuelle donne moins qu’ils doivent du cœur à Dieu, les parfaits au contraire ne retiennent du leur pour eux que le moins qu’ils peuvent, et néanmoins leur discrétion est toujours leur seul guide partout. Or nonobstant toute considération, bien peu se trouvent ici être parvenus selon la perfection de cet état, mais pour ce qu’ayant de la disposition à cela, c’est assez qu’ils y tendent s’ils n’y sont arrivés, de sorte que s’ils y sont moins parfaitement, ils doivent produire les actes d’un amour vigoureux, conformément au pouvoir qu’ils en ont. Car n’étant point passé, et moins encore arrêté ici, il faut ouvrir et élargir son cœur par actes d’amour étendu et dilaté par colloques du même amour, qui réduisent accommodent toutes les vertus à soi-même pour les rendre une seule chose comme lui-même à son appétit et son occupation autour de Dieu, que si le regard intérieur est si vif et si pénétrant, l’âme qui l’a, qui le revoit et le fait, il ne lui sera pas besoin de former des actes beaucoup étendus, auquel son appétit et son cœur répugnent, d’autant qu’ils sont mieux et plus. Mais il faut bien être attentif à cet ordre pour voir si on peut et quand on peut former des actes étendus et dilatés. Car sans l’attention à cet ordre et la pratique, on serait plus oiseux d’esprit qu’actif. Que si, comme j’ai dit, l’appétit rebouche trop à ces actes, c’est indice manifeste qu’il n’en a pas pour l’heure de besoin. Car la force son regard sera telle que de le tenir attentif et recueilli en esprit en la contemplation de son objet. Mais si le regard n’est acquis de longue main, il ne sera que passager et subit et n’élèvera l’âme la contemplation de son objet qui est Dieu, qu’autant qu’il durera. Il est vrai que [333v °] l’âme en cet endroit après cette bien occupée aux colloques se doit exciter par elle-même, recueillant toutes ses forces en unité, demeurant attentive à regarder l’objet qui la tire plus ou moins. Et quand elle sera tirée de là à elle-même, elle doit avoir recours à ses actes, ainsi faisant elle évitera la fausse oisiveté d’esprit, qui est fort à craindre en cet endroit. Car il se trouve trop de fainéants qui prennent l’apparent pour le vrai, qui pour avoir quelquefois senti quelque forte et suave attraction qui les a vivement recueillis et élevés par-dessus les choses sensibles à la contemplation et jouissance de Dieu, il leur semble toujours être là placés et arrêtés, ce qui n’est pas et ne peut être ainsi que pour quelque temps de plus ou de moins. Et lors il ne faut que suivre le regard dont on est tiré tandis qu’il dure, se servant des paroles enflammées que j’ai ci-devant spécifiées, ou des secrets et subtils gémissements amoureux au-dedans du fond. Ce qui est très facile au cœur et à l’âme plus ou moins passée en esprit et devenu esprit à force de recevoir les divines infusions qui l’ont toute pénétrée d’amour et de lumière de longue main.
Enfin, quand on se sent pleinement à soi, il faut former ses actes avec étendue de cœur, se servant à cet effet de l’infini amour de Dieu à l’endroit de ses créatures, pour l’amour desquelles il a fait le monde et tout ce qu’il contient, et nous aussi pour l’amour de soi, chose si merveilleuse à voir et sentir et si pleine d’étonnement qu’il ne se peut penser. Ainsi est-ce cet amour que tout ce que nous voyons, entendons, pénétrons, jouissons, nous montre et publie fortement qui avec innombrables voies nous convie à l’aimer comme notre éternel principe en soi-même et comme notre dernière fin, en la jouissance de laquelle nous demeurons pleinement, rassasiés en toute la plénitude de Dieu, de la déité duquel nous participons, autant merveilleusement et difficilement que notre amour sera grand gardant toute notre vie en son endroit, pour toujours tout faire en un temps, pour tout pâtir selon l’esprit et le corps en un autre temps, et pour toujours mourir en cela même, tant en éternité qu’en temps, à la vive et éternelle imitation de notre seigneur la seule image duquel nous devons graver profondément en notre cœur pour mouler notre vie sur la sienne très sainte et très sacrée. Au reste on se pourrait émerveiller sur ce qu’on ne voie pas ici en certains tirées de Dieu plus ou moins en esprit, qui s’occupent par simples exercices conformes à l’amour, et néanmoins on voit qu’elles ne sont pas discrètes. Ce qu’on peut dire à cela est, que l’amour vivement senti et dont on est vivement dominé, ne sait point de discrétion de laquelle il ne veut point croyant qu’il lui suffit, pourvu que comme il est satisfait et content en la réflection de son amour qui le remplit suavement, qu’il lui satisfasse de tout soi ; si bien que tout ce temps les excès de l’amour sont merveilleux en la créature qui les fait et les souffre en la vive activité de son agitation et occupation, mais comme cela n’est pas nécessaire cela ne peut être ainsi qu’en peu de personnes. Et néanmoins il y a quelque ordre et disposition pareille à ceci de plus ou du moins, au commencement de la conversion de la créature à Dieu, les raisons de quoi sont infinies de la part de Dieu, et de la nécessité de la créature, de quoi il ne nous est de besoin de parler autrement.
Comme donc la créature est laissée à elle-même pour recourir à son industrieuse occupation, il faut qu’elle fasse selon les moyens et l’ordre que son amour lui en fournit [334 r °] n’ayant pas toujours besoin de s’occuper de même sorte, selon l’ordre de quelque exercice digéré et ordonné pour cela, mais elle doit suivre son amour qui est Dieu, par et selon le trait et la voie par laquelle il la tire à soi, c’est-à-dire qu’elle doit accommoder son cœur à la sorte d’affections vers son objet dont elle sent touchée, tirée et vivement enflammée de lui, et quand elle ne sent rien de cela, elle se doit occuper par le plus pur amour au tout de son objet qu’il lui sera possible. Or c’est à la bonne âme désireuse de suivre fidèlement son amour nu, d’aimer nuement et essentiellement, c’est-à-dire sans sentiment et sans consolation d’amour sensible, tant et comme il faudra, comme nous l’avons dit, mourant icelle toujours toute nue aux dépens de tout le sien, rendant ainsi la vie totalement outrée plus de l’amour de son objet, que de douleur des effets, de quoi nous ne parlons ici autrement. C’est assez que l’on sache que c’est un faire le faut, et si d’aventure on se se sent désireux de chercher sa consolation en soi-même et par les sens tout ce temps-là et qui pis est si on le fait, qu’on sache et qu’on voie hardiment ne rien valoir, néanmoins quand on l’aurait fait ne faudrait perdre courage, il faudrait recommencer tout de nouveau à se convertir à Dieu, et reprendre son exercice accoutumé, de quoi je ne veux non plus aussi parler. Non plus que de ce qui ne convient pas au vrai amoureux dominé de longue main de son amour en la pure nudité de son simple fond, auquel Dieu réside pour soi-même et pour la créature qui y est réduite pour y vivre nuement à très grand plaisir.
Or il est vrai qu’il se faut ici abstenir de ne rien dire de ses sentiments bons ou mauvais, ce qui ne peut être attribué qu’à puérilité et légèreté, est et doit être caché et inconnu de tout le monde, réservant soigneusement ses secrets plus intimes pour soi, mais ceux qui sont vains, légers et enfants, les produisent incontinent à tout le monde, ce qui les argue (sic) tous de très grande faiblesse, et on a très grande raison de s’en défier, comme de ce qui est dominé de soi-même, et la fausse et déceptive douceur de l’amour de la nature réfléchie à elle-même, le propre de laquelle est de publier son excellence propre tout le monde, voire beaucoup plus avantageusement qu’il n’y en a. Cette méchante nature ne veut et ne désire qu’elle pour fin, c’est-à-dire qu’elle ne veut contenter qu’elle et non Dieu, convertissant pour elle-même les touches et lumières de Dieu, ses propres goûts et délices, pour se délecter en sa propre excellence, en cela même ce que font tous les infidèles mercenaires, qui ne suivraient point à Dieu d’amour perfectif s’ils n’en espéraient infinie récompense. Tel est la discrétion de l’amour de grâce, et l’amour de nature, qui se ressemblent de sentiment de goût, mais les intentions sont infiniment contraires. Car les uns regardent incessamment en Dieu, qu’ils appellent d’ardent amour, et les autres regardent incessamment eux-mêmes pour l’amour et le repos de qui ils servent à Dieu. Si qu’à mesure que le vrai spirituel s’avance en ceci, il doit infiniment craindre et éviter les recherches de soi-même et observer soigneusement et subtilement les subtils appétits et les subtiles inclinations de la nature spiritualisée en eux à se chercher partout, si on cesse de mourir incessamment à tout cela. C’est pourquoi tout ce qu’on désire beaucoup, tant bon et saint puisse-il être, doit être rejeté, non que la chose soit mauvaise en soi, mais pour ce que nature le voudrait pour en fait sa proie à sa satisfaction. [334 v °]
Vous voyez donc ici le plus et le moins et la différence qui est en cela même, si que vous y voyez tout ce qui vous est nécessaire de connaître et de savoir pour demeurer bien ordonné au dedans et dehors aussi. Vous donnant de garde de tirer ce que vous serrez et entendrez des créatures, afin de n’empêcher la liberté de votre cœur par les formes et images dont il serait de peine. Ce qui vous ? taxerait à vous-même de grande faiblesse et défaut d’esprit et vous ferait voir grandement imparfait, spécialement si vous cherchez ses sujets de vous-même. Que si d’aventure vous vous y trouviez engager par obédience, laissez tout cela dehors comme chose qui est indigne de vous et que vous abhorrez comme la mort. Néanmoins il faut délaisser Dieu pour Dieu, en quoi on ne peut rien, pour ce que l’âme peut être attentive à Dieu en son introversion que tout ce qui frappera ses sens par le dehors n’entrera nullement au-dedans. Et c’est pourquoi avec fort peu d’effort raisonnable on leur ferme l’entrée, et cependant que telle chose dure on ne demeure pas moins attentivement en Dieu au-dedans que si rien ne se passait. Il est vrai que cela suppose être exercé à l’esprit de longue main. Car ce désordre est la très grande peine des commençants. Et c’est là qu’ils se minent par leur effort désordonné. Au reste il est à propos que vous vous attachiez tellement à cet exercice, le lisant attentivement et soigneusement, que vous laissiez les livres, d’autant qu’il contient amplement et très excellemment pour vous, tout ce qui se traite appartenant à diverses matières, de tout quoi n’avez point affaire en ayant cet exercice, cependant donc et autant de temps que vous appetirés (sic) quelque chose, croyez que vous n’êtes pas capable de cet exercice, et que vous êtes infiniment loin dessous lui, duquel si vous n’êtes plein vous lui serez très inférieur et très loin de lui. Car il est impossible que la créature qui se sent affectée selon ce qu’il contient puisse vouloir appéter chose moindre dehors ni dedans, tous les jours lui sont une même chose.
n. 9 : Le Retour et arrestée fruition de l’Épouse en son Époux en la vie vitalle de la mesme Épouse en jcelui, ff. 177 r ‑198 v.
Le retour et arrêtée fruition de l’épouse en son époux en la vie vitale de la même épouse en iceluy.
Puisqu’il me faut écrire de ce que je ne pensais pas davantage, ni autrement que ce que j’en avais écrit, il faut voir qui sont ceux qui sont propres pour entrer en la vie suréminente. Il faut donc savoir que ceux qui ont épuisé toutes leurs forces actif pour aimer en l’ordre des successives opérations et degrés des attouchements de Dieu en eux, qui ont fait et constitué l’âme en état de pur amour par le moyen de l’amour réciproque et fidèle de sa part, en telle sorte que telles âmes aient été véritablement amoureuses plutôt en état passif qu’actif, et cela par le moyen du long temps, au moyen de quoi l’âme puisse avoir quelque expérience de sa force à soutenir en joie et patience d’esprit et cœur, généreusement les diverses et pénibles morts de l’amour nu. Que si telle âme a tant de courage, que de continuer éternellement l’ordre [177v °] et le plaisir de ce jeu actif en son propre objet, en la dite sentence ses forces actives toutes épuisées par l’aspiration active purement amoureuse et unique, si que tout acte à cette occasion ne lui soit plus rien, en saveur, en vue, et en impression au pénétrant aspect de l’immensité de son objet lequel elle voit et contemple déjà au dernier acte de ses actes infinis, en telle que ses perfections et son essence très simple, ne sont que lui-même, duquel l’amour créé et actif, n’approche non plus en ses actes, ni l’entendement en sa connaissance très lumineuse, que d’une distance totalement infinie. Cette vue et cette science si certaine rendent les âmes malades et langoureuses pour la grande distance dont elles se voient éloignées de l’union d’unité divine. Mais pour dire mieux, pour se voir et se sentir encore éloignées de la très haute et très perdue unité de Dieu, en laquelle toute âme morte d’amour, est totalement passée et transférée ; et cependant une telle âme se sent et se trouve sans remède à la plaie que lui a fait amour, dont les effets sont aussi grands et plus différents encore en elle que ne l’écrivent les plus excellents mystiques. Que si tout ceci est de l’ordre des successifs effets d’un long temps, une telle âme est en tout cela même mieux expérimentée, versée, voire arrêtée et stabilisée, en tous les très divers et très différents effets de tout ceci, voire en chacun degré d’amour acquis jusqu’à celui-ci qui est le dernier qui ôte et supprime tout, qui ont tous été, tant selon l’amour que selon les vertus vivement occurrentes en moyens à l’amour nu, à tout quoi il faut que l’âme aie été si fidèle que son esprit ne la remorde point d’infidélité sur aucun de si différent, divers et si pénibles efforts qu’il convient à l’amour pur et nu de souffrir jusques au dernier [178 r °] et suprême point du pouvoir de sa vie active. Quant est du jeu actif de Dieu et de l’âme en l’amour réciproque l’un de l’autre, tout cela, dis-je, qui est chose très grande et inconcevable a précédé ces derniers effets, qu’ils sont pourtant en telle sorte désunis, qu’ils sont un long temps totalement changé, ou pour mieux dire, annulés comme ce qui n’a jamais été, par les succès des plus vifs et plus grands attouchements d’amour en toutes les puissances de l’âme que jamais, produisant de tous autres effets en elle que les précédents, ce qui est le feu divin et ineffablement délicieux coulé en la terre de l’homme, non pas comme en la terre, mais en l’esprit de l’homme, auquel toute l’âme est convertie. On doit dire et croire, que tout l’homme est très divin en sa manière possible selon le puissant état auquel la déiformité de l’homme est si excellente, que les anges mêmes s’en étonnent à cause de ce qui est intervenu en ceci de la part de la part de l’homme, en la très libre application et son franc arbitre, pour aimer infatigablement et à perte d’haleine à vive et roide course, Dieu, son infini objet, après lequel amour la fait courir en un temps et voler en l’autre, ayant atteint son objet à force de courir après lui ; tantôt en l’odeur de ses onguents et parfums, en un autre temps, et plus souvent qu’autrement en mort et destitution de sa puissance sensible, son union, ou pour mieux dire, l’union de lui et d’elle inséparablement en leur conjugale union. Mais quand l’objet, en l’effort impétueux de sa grandeur et de son amour, touche l’âme par soi-même si vivement et si profondément, qu’il faut que l’âme succombe à son pouvoir amoureux, à l’effort impétueux qui la ravit au total de son infini objet, en qui elle ne voit, et ne sent qu’immensité de feu, d’embrasement, d’excellence, de beauté et de perfection toutes essentielles à l’objet même, pour notre tout cela que lui-même [178v °] en lui-même, et l’âme déjà étroitement et inséparablement à cette nature surdivine à communion à tout cela en toute la déité, où elle pleine de Dieu à la capacité puissante de son vase, qui n’en peut davantage contenir en son présent état en quoi la déiformité est déjà si grande et si haute en la créature, que Dieu se complaît déjà grandement en elle en l’aspect, mais en la jouissance de sa beauté. Mais comme ce n’est pas ici que se doit terminer le suprême accomplissement de l’épouse en son époux, ou si vous voulez, de la créature en Dieu. Dieu redouble tout ceci, je dis ses profonds attouchements en sa créature afin de la pénétrer encore mieux des très vifs et enflammés traits et attraits de son feu amoureux tout dévorant et consommant, tout ce qu’il trouve à rencontrer fort et capable pour recevoir, soutenir et endurer, sans défaillir totalement à sa vie naturelle en telle touche. C’est ici que déjà Dieu commence à illustrer et couvrir l’âme de toutes autres richesses que jamais il l’avait fait, en l’élevant par successifs attouchements et opérations de son feu amoureux en un trop plus haut état et constitution d’union de vue, de plaisirs, de transformation, de repos et de fruition que tout le précédent.
Or c’est ici que l’âme meurt et expire pour jamais au désir et sa compréhension, tout son plaisir étant dans l’incompréhensibilité de son amour, lequel on comprend infiniment mieux et tout autrement en mourant d’amour, qu’en languissant du même amour. J’exprime choses grandes en mes termes. Il n’y a remède, me comprendra qui pourra. Lesquels termes dis-je, je désire laisser en leur énergie [179 r °] sans me défendre trop largement.
[...]
[La plus grande partie de la transcription reste à établir. Je renvoie à l’adaptation qui s’avère excellente éditée dans La pratique essentielle de l’amour, section « Le retour de l’épouse à son Époux », 89-137]
43 n.8 : Exercice pour entrer en la vie sureminente pour la commencer, pour s’y advancer et pour l’aschever, 10 chapitres, ff. 319 r ‑326 v. /
[319 r °] Exercice pour entrer en la vie suréminente pour la commencer, pour s’y advancer et pour l’aschever,/ Chap. Premier.
Pour entrer en cette si haute et suprême vie de l’esprit il faut avoir surpassé presque innombrables degrés, qui consistent toutes en une parfaite purgation, illumination et union. Ces choses étant comme les fondements de toutes les sous-entendus degrés, dont les premiers sont une vocation ressentie d’en haut, animant et aiguillonnant l’âme qui la ressent, à avoir toutes choses créées en nulle estime et surtout soi-même, désirant pour jamais être la fable et le jouet de tout le monde. De façon que ceux qui quelque progrès qu’il leur semblât avoir fait en la vie de l’esprit, ne voudraient s’exposer à telle pratique, faite d’eux et en eux publiquement, doivent croira être autant éloignés de ce premier degré de la vie spirituelle, que leurs sentiments et désirs répugnent en eux-mêmes à cela.
Le deuxième degré est un perpétuelle horreur du moindre péché véniel, voire de la moindre imperfection, continuellement ressentie en soi-même ; car ne s’anéantir qu’en spéculation et connaissance, à quoi on parvient facilement par la seule nature, est autant s’éloigner de Dieu qu’on s’en pense approcher.
De tout ce que dessus fidèlement pratiqué procède l’indifférence, par la continuelle pratique de laquelle, on vit, on meut en éternité et en temps, en la manière qu’il plaît à Dieu, par l’entière et volontaire soumission de soi-même à ses supérieurs, et à toute humaine créature, tant vile qu’elle soit sans aucune réserve d’appétit naturel tant secret qu’il soit, pour se laisser mouvoir et tirer par iceux comme ils voudront, étant du tout morts et insensibles à eux-mêmes par la pleine victoire obtenue de tous leurs appétits, en continuel, pénible, et très intérieur combat. Savoir est de la propre sagesse, propre jugement, propre complaisance et de toutes autres semblables propriétés, qui dominent pour l’ordinaire les purement raisonnables. Nous ne parlons point ici des gens si grossiers que ceux qui manifestent pensant couvrir leurs inclinations animales et sensuelles du prétexte de la volonté de Dieu, de laquelle ils se disent seulement être ému à vouloir diverses choses selon la diversité des natures et inclinations diverses qui se retrouvent en eux. [319 v °]
Car telles personnes doivent croire n’être nullement susceptibles ni capables de l’esprit de Dieu, mais souvent très proche du péché mortel.
Or cette indifférence dont nous parlons, présuppose la prompte et entière exécution de la volonté de Dieu conçu et manifesté pour à quelque prix que ce soit la pratiquer, tant en agissant, pâtissant et mouvant ; tout cela ne pouvant être en parfaite pratique, que par la vraie et parfaite résignation acquise par continuelle violence faite à soi-même, par une forte et roide activité qui jamais ne se lasse.
Or de l’indifférence procède l’exercitation active et nécessaire de toutes les vertus, qui doivent être l’ornement de l’âme, comme d’humilité, obédience, pauvreté d’esprit, et de toutes les autres vertus, lesquelles il convient diligemment acquérir en pratiquant fidèlement les actes à l’extérieur quand l’occasion s’en présente, et au-dedans par actes magnanimes et vigoureux. Sans toutefois se persuader de les avoir acquises, ce qui est fort facile à croire au fond vigoureux en amour, qui ne sait que c’est que réfléchir ni sur soi ni sur autrui, mais sans cesse vigoureusement agir et pâtir en celui et pour celui qu’il anime, de l’ardent amour duquel, on le doit voir incessamment brûler par actuelle renonciation de tout soi, jusques à consommer chair et sang. Car si on est arrivé à ce point, on ne se peut dire avoir acquis quelque chose de l’esprit.
Or on remarquera plus ou moins de disposition à cela, en celui qui plus profondément tiré au-dedans de soi-même, sera comme privé de l’usage de ses sens et comme mort entièrement à iceux, se sentira autant éloigné de leurs objets que s’il en était cent lieues loin, ce qui est la plus proche disposition à l’union divine qui se puisse voir. Mais auparavant que d’y pouvoir parvenir, il faut avoir passé l’activité naturelle des sens intérieurs à force d’amour pur et nu ; savoir est le sens commun, la fantaisie, l’estimative, l’imagination et l’intellect même, étant tout cela destitué d’action en eux et changé en simple et vrai amour divin toujours activement élevé par vive impétuosité en son objet, lequel étant ainsi vigoureusement pratiqué arrivera par soi-même appuyé sur son bien-aimé, jusqu’au dernier degré de son action possible sans s’en apercevoir pour là expirer en Dieu. Au reste, qu’on ne pense point pouvoir parvenir à si haute union et contemplation de Dieu, dont on jouit parfaitement par la consommation de cette pratique, par sa seule industrie, mais ceux qui se sentiront ainsi vivement animés et touchés du profond amour de Dieu, et profondément tirés, dilatés et étendus au-dedans d’eux-mêmes par vraie simplification d’esprit, se remettront de tout cela entièrement entre les mains de leurs supérieurs, leur déclarant tous leurs sentiments, mouvements, affections, pensées et désirs, leur étant plus apertes [ouverts] qu’à eux-mêmes ; ne leur étant même permis de désirer que ce que lesdits supérieurs voudront. Ce point est totalement nécessaire. Ceci soit dit seulement pour voir ce qu’on est, ou ce qu’on n’est pas, ce qu’on a, ou ce qu’on n’a pas.
(320) Les pénibles morts d’amour consommant, chapitre second.
Présupposant qu’on soit bien fondé aux règles très éloignées et abstraites de la plus que divine et éminente voie de l’espoir lesquelles consistent comme l’on sait, en une entière mort et annihilation de toutes choses créées aussi bien que de soi-même, il ne sera pas besoin d’en parler davantage. Je dirai seulement qu’au temps des très grandes désolations que Dieu fait ressentir aux amis, exerçant en icelles le plus que divin jeu de son amour, qu’elles se doivent donner de borne de se plaindre à personne, ni de chercher consolation dehors, parmi les créatures sous prétexte d’indifférence ; n’étant non plus permis de faire aucune lecture tout ce temps-là, attendu que faire ainsi, ce serait secrètement se délivrer du gibet, si ce n’est que l’obédience, charité ou nécessité le requiert autrement. On pourra néanmoins lire sans danger, quand on ne sera point détenu par la très douloureuse mort de son esprit en Dieu, pourvu que ce qu’on lira soit du tout affectif. Quant aux lectures purement spéculatives et intellectuelles, elles sont défendues, si l’obédience et étude ne le requiert autrement. La raison de cela est, que par telles spéculations non nécessaires, l’intellect tout assoupi et comme mort, à son action reprend force et vigueur pour par son inclination active s’attacher aux images et aspects créés nécessaires à son action. Ce qui fait que la puissance amative de très éminemment élevée qu’elle était par une plus que divine action continuelle, regardant fixement par un insensible et surnature amour son divin objet, centre et repos de sa suprême félicitée. Cette puissance, dis-je, se retrouve au même temps par ce moyen dominée et sa force active élevée et jouissante, ce qui pourrait tant continuer que ladite puissance amative, se retrouverait entièrement supplantée, voire comme du tout sans vie et force, par la vivacité de l’intellect animé en inclination, et on semblerait lors être du tout atténué. Et voyant le plus haut qu’eut jamais pu former l’entendement pour voir et appréhender Dieu, on se verrait en l’aspect de ce même acte, comme du tout abattu en soi-même et parmi les choses créées ; sur quoi on remarquera la différence du pouvoir fini de l’intellect en son action, d’avec la volonté élevée par amour au-dessus de tout intellect créé : et cela dis-je, se verra le fini et l’infini. La raison de cela est [f ° 320v °] que ce que l’un achève à force d’action, l’autre pour l’avoir surpassé à force d’amour actif le possède en passif et lors se voit la suréminente élévation de son esprit en l’esprit incréé, voire au-delà de toute éminence d’être et. non-être. Ce qui aura grande force pour confirmer et stabiliser la foi de l’esprit ainsi insensiblement transformé en son objet. Que si, comme j’ai dit, la volonté se retrouvait du tout sans force, et l’entendement au contraire sans vigueur, il faudra remédier à cela par lectures purement affectives, continuées autant de temps que la nécessité le requerra, ce qui se fera sensiblement reconnaître.
Le gibet amoureux dont nous parlons est de deux sortes. Le premier auquel l’âme se retrouve pendue et comme étranglée après les premières attractions et manifestations très nues, très simples et très efficientes de l’Essence divine, touchant, tirant, et mouvant l’âme au dedans, la dilatant dans l’immense vacuité et spaciosité de la même divine essence, où elle est entièrement perdue à soi-même. Après dis-je le progrès de telles et très délicieuses caresses et manifestations, ce même esprit suprême a de coutume d’exercer le jeu de son divin amour en telles âmes, leur soustrayant la satisfaction de soi-même quant aux fins, la dénuant et appauvrissant de cette jouissance, souffrant pour lors la susdite âme de très grandes angoisses, douleurs et impatiences d’esprit, mais en amour, demeurant comme suspendue entièrement en son pouvoir et désir d’agir, ne lui étant même presque possible de pouvoir ni désirer ni parler. Ainsi elle est contrainte d’endurer ces angoisses et douleurs d’amour très intérieures, sans qu’il lui soit possible d’y remédier ; d’autant que aucune chose en elle ni hors d’elle, de la peut consoler, mais elle demeure étranglée en ce gibet sans en pouvoir vouloir sortir.
L’autre gibet est d’une tout autre sorte que le premier, auquel l’âme se trouve détenue et étranglée beaucoup plus péniblement qu’au premier, car après tous les degrés de manifestations et vues très lumineuses et délicieuses caresses de l’Essence divine, le désir de l’âme est surcomblé de sa capacité appétitive et active, qui fait qu’elle est très profondément et insensiblement unie et totalement transformée en Dieu qui la ravit jusque soi-même, au-delà de tout être et non-être, et de là vient qu’après qu’une telle âme se sent destituée du désir d’action et affection au sens, elle tombe peu à peu derechef en d’autres tristesses, douleurs et impatiences d’esprit que les premières, lui semblant (si elle n’est bien fondée et instruite en ce fait) qu’elle n’a plus Dieu, ni rien de sa connaissance, s’étonnant comme si à coup et sans s’en apercevoir, elle se voit être tombée en telle extrémité de misères, de langueurs et de morts, pour avoir perdu, comme elle craint, son objet infini, et se voyant plus ignorante [321 r °] de Dieu que puisse être aucun chrétien ni si misérable aussi qu’elle est, d’où vient que ses douleurs et impatiences s’augmentent de plus en plus en sa pauvreté et désolation et vient à tel terme qu’elle voudrait pouvoir mille fois mourir, toutefois elle désirerait bien s’en délivrer, non pour son propre intérêt ce lui semble, mais pour recouvrer sa perte et par conséquent sa vie, ses amours ; ses délices objectives, néanmoins si elle voit que les moyens ou de sa part ou des créatures lui manquent à son effet, elle se résigne entièrement d’être pour jamais désolé de toutes parts, voire étranglée sans fin en ce gibet.
Ce que nous avons dit au commencement servira ici pour règle infaillible : il faut ignorer, que quand par nécessité on sortira aux lectures purement affectives, ou intellectuelles et affectives, on verra alors combien on était abstrait non seulement des sens, mais aussi de tout être, de non-être par excellence de négation, ce qui se fait par le très simple regard en Dieu, se sentant la susdite âme par telle lecture continuée quelque temps approcher insensiblement des sens. En quoi la nature se trouvera comme fâchée d’une part et consolée de l’autre, ce qui servira grandement pour ne plus jamais douter de la plus que réelle vérité de son perpétuel et très simple regard, lequel par sa très subtile action, l’abîme, l’enfonce et la stabilise en l’esprit de Dieu, si profondément qu’on ne le peut comprendre.
Je dirai encore sur ce sujet des morts de l’esprit, que les imperfections de ceux qui devant être parfaits ne le sont pas, augmentent grandement leur croix de l’esprit, lequel ainsi agité et détenu en de telles détresses, meurt et expire en son plus que divin objet. Que s’il arrive que les hommes ennemis de la perfection religieuse lui imputent mal à propos quelque chose, ou l’attristent en quelque manière que ce soit, par mortification ou autrement, ne le devant faire de sa part son désir et sa fin étant infiniment éloignée du moindre vice ou imperfection. C’est merveille comme pour lors telle âme ne sort à sa justification pour montrer à ceux qui l’affligent ainsi mal à propos, combien elle est éloignée de toute fin créée, et par conséquent de toute affection sinistre. Si toutefois elle le fait indiscrètement, ce lui est une faute.
Une autre chose encore des plus morts est que Dieu présentement vu et goûté se retire d’elle quant aux sens. Mais Sa Majesté infinie qui prend ses délices en allant et venant en l’âme par ses divins élancements et attouchements savoureux et surétendus ; de sorte que se retirant sans se retirer, l’âme pour être privée de son objet pleinement vu et perçu, tombe incontinent en angoisse et désolation, souffrant quelquefois de si secrètes douleurs au profond [321v °] de l’esprit à cause de ladite retraite, qu’elle meurt et expire autrement que jamais et hors de toutes morts. Mais cet infini esprit qui ne peut ni ne veut longuement laisser ses très chères épouses en ces mortelles angoisses retourne souvent, voire de moment en moment, se montrant à elles plus plantureusement et amplement que jamais, et est impossible à l’âme de dire ce qu’elle goûte, voit et entend ; ne pouvant que jouir la jouissance du tout indicible de son chaste époux, dedans le sein duquel elle est, non seulement gisante et endormie, mais aussi entièrement absorbée et engloutie sans défense ni distinction. Ce qui demeure de telles manifestations est une très simple vue de raison, hautement illuminée, mais cela est bien peu ou rien au respect de ce qu’on a vu en plénitude.
Parlons maintenant du regard divin lequel jusqu’ici a sorti ses plus hauts effets, purgeant, illuminant, et consommant. Ce regard n’est autre que Dieu très simplement agent en consommation, et insensiblement transformant l’âme en sa suressentielle unité, qui fait que l’âme n’est plus elle-même, n’ayant rien de soi ni des choses créées, mais est Dieu même, en l’acte continuel d’iceluy (mais est transformée en l’acte continuel du même Dieu) qui la transforme du tout en soi. Ce regard ne peut être compris que Dieu qui le fait, tirant et élevant le regard patient de l’âme en soi-même, de sorte qu’on peut dire qu’il est plutôt entièrement de Dieu, qu’une partie de l’âme. Car en cela que l’âme pâtie la très simple action de cet infini regard qui la transforme du tout en soi. Dieu la consommant vit seulement en elle. [[très important : il faut affirmer la déification à ceux qui ne connaissent que la nature... qui est néant ! et donc ils se trompent affectant quelque réalité à ce qui n’en a aucune !]] Car comme Dieu infiniment infini se comprend soi-même en soi-même par soi-même, ainsi se comprend-il soi-même par soi-même en l’âme insensiblement transformée en soi-même faisant des deux son regard. La vérité de cela est en ce que l’âme ne connaît ni discerne nullement. Le regard, ou pour mieux dire, Dieu en ce regard, que si elle le comprenait dedans le cercle de sa capacité intellective, elle serait autant éloignée de Dieu, comme la capacité intellective de la nature créée est éloignée de lui. Ainsi l’âme laquelle ne pouvant être Dieu à ce qu’il a et qu’il est, serait autant éloigné de sa suressence, que les notions intellectuelles et intelligibles du créé ou créable en sont éloignées. Ce qu’étant ainsi, l’âme doit assurément croire qu’elle est en ce regard, ce que nous avons dit, savoir entièrement perdu de son être en l’être propre de Dieu. Laquelle vérité expérimentale lui servira quand quelque désolation extraordinaire s’élèvera en la nature, le simple désir d’agir sans action formée lui fera croire qu’elle n’est distraite, mais qu’elle a son regard aussi fixe, quoique que très simple, qu’elle aie jamais eu. Et pourtant le désir d’agir et l’acte formé lui seront tout un. Le temps auquel elle puisse désirer d’agir sera celui que nous avons spécifié, ou bien encore, quand par assoupissement et endormissement de nature tout abattue en elle-même [322 r °] elle craindra d’être distraite, sans toutefois le pouvoir être, comme nous avons dit. Ce qui est aussi vrai, comme il est vrai que Dieu est. Tout ceci est autrement senti que sorti, et étant sentiment ineffable, ne peut ineffablement sortir.
Chapitre troisième. Moyens pour discerner ceux qui exercent cette pratique.
Quand est de ceux qu’on conduit en la voie si éminente de l’esprit, on saura de certaine science s’ils sont en Dieu ou en pure nature. Si on les voit se négliger au fait de l’observance régulière, voire aux choses les plus petites ; car il est impossible que l’âme active et attachée par ce fixe et immobile regard en Dieu, et qu’étant rendue toute divine et comme entièrement convertie en la nature infinie de son objet, il est, dis-je, impossible qu’elle puisse rien négliger. Ainsi le moindre signe extérieur qu’on remarquera en eux d’attention à soi-même, on croira véritablement que telles personnes sont en Dieu, et non en eux, leur intention et attention étant même chose. Car quant à ce que je parle de négligence aux choses d’obligation, je présuppose qu’elles fussent faites sciemment, car la soumission et les manquements aux œuvres de devoir, arrivées par les attractions hors des gens, ne sont pas comprises en cette règle, bien que ce soit imperfection ou plus petite ou plus grande, selon ceux avec qui on converse, à quoi il se faut rendre attentifs pour ne point faillir en telles occurrences, usant d’une fidèle circonspection en toutes ses œuvres, paroles, et actions, quand il faudra comparoir en public. Quand on remarquera n’être tant abstrait et éloigné des gens, on se servira à cet effet de sa très simple vue de raison illuminée, par laquelle on ordonnera prudemment, voir parfaitement toutes choses, mais surtout on aura égard à l’infirmité est faiblesse des plus infirmes avec lesquels on serait, craignant de les offenser.
Il est aussi de nécessité, qu’en désolations et morts très pénibles on s’excite à se réjouir, tant en privé qu’en public, disant quelques paroles joyeuses et [322v °] récréatives, pourvu que cela se fasse selon la règle que nous avons donné pour cet effet au premier chapitre. Je sais bien qu’on y ressentira de grandes peines et pointures intérieures, sentant autant de vives et pénétrantes douleurs qu’on mettra de paroles en avant, et qu’il faudra souffrir généreusement de peur de n’être jugé singulier des autres, ou pour ne paraît triste et désolé comme on est pour lors.
Chapitre quatre. Moyen de discerner le péché d’avec l’imperfection.
Encore que Dieu se soit communiqué soi-même aux âmes dont nous parlons, en toutes ces admirables manières que nous avons spécifiées ci-dessus, elles ne sont pas pour cela rendues du tout impeccables, et bien qu’étant les choses ce qu’elles sont entre Dieu et elles, de sorte que Dieu soit, et qu’elles ne soient plus, si est ce néanmoins qu’elles peuvent sortir à l’excès pour n’être assez attentives et circonspectes à leurs œuvres, mouvements et passions nécessaires, spécialement en la conversation avec le prochain. Partant, elles doivent prendre garde de près à ne sortir dehors par actions, paroles, mouvements et gestes sans la vue et la raison illuminée...
[...]
n. 6 : Sommaire de la vraie liberté des plus perduz en l’Esprit, ff. 141 r ‑148 r.
(145) [Pratique essentielle... p195] L’homme spirituel donc doit se donner de garde de se produire mal à propos, afin qu’il ne soit point empêché en sa nue et libre introversion et consolation de Dieu en la fruition duquel il prend son repos dans l’abîme de son propre fond. Au reste semblables hommes ne sortent que rarement et fort à propos dans l’ordre et prévision de la raison illuminée... Que s’il faut dissimuler sur les sujets de leurs croix, ou s’il faut tout dire, elles le savent faire également, si bien que si elles dissimulent, cela est le meilleur si elles ne le font pas, (145v) cela est aussi le meilleur selon l’ordre et l’exigence de diverses personnes, sujets, temps, lieux et circonstances, mais celui qui se voit réduit à ne rien vouloir ni pouvoir dissimuler en ce qui le doit toucher...
[...]
[transcription omise]
[326 r °] De l’essence de la vraie vie en union sans différence. Chap. dixième.
Puis que tout ce que nous avons dit jusqu’ici de l’excellence de telles âmes plus hautement et plus excellemment déifiées de Dieu, Dieu présuppose avoir surpassé toute action et passion et toutes les plus hautes montées créées et non créées qui se puissent atteindre, tant à l’action qu’en delà de l’action. Il faut maintenant dire quelque chose de ce qu’il se fait et expérimente aux dites âmes très hautement déifiées de Dieu en Dieu, toutes perdues consommées à elles-mêmes, et déifiquement déifiées, bien loin au-delà des plus hautes déifications procédantes de l’action de la passion et surpassion, en l’unité jouissante, qui en tant qu’unité n’opère point ; mais est oisive, en laquelle les personnes prises en essence, sont unité oisive, de laquelle sortant chacune d’elles à leur propre action se béatifient infiniment au-delà de toute compréhension ou intelligence créée, par un seul acte perpétuel où ne se voit ni temps ni éternité perçue ni perceptible, mais infiniment loin de là. Cette essence suressentielle réside toute en soi, pour soi et par soi, se comprenant toute et totalement en sa suprême plénitude par regard [f ° 326v °] très fixe et immobile qu’elle fait sur toute son infinie étendue sans distinction des personnes, en laquelle plénitude et étendue, les âmes dont nous parlons, sont Dieu même, puis que très largement étendues au-delà de toutes bornes et limites créées et créables sont lui-même, soit en caliginosité, en lumière, en passion ou surpassion, ou en ignorance ou par dessus l’ignorance. Ce qu’on expérimentera être ainsi par les perceptions sans perceptions, par la connaissance, voire par-dessus la connaissance.
n. 1 : Exercice d’élévation d’esprit à Dieu, ff. lr ‑3 r. /
Exercice d’élévation d’esprit à Dieu.
[texte court, repris assez fidèlement dans le Cabinet mystique, édité en continu et en minuscules ; j’introduis paragraphes et majuscules ; ponctuation revue.]
Mon exercice consiste en une entière élévation d’esprit par-dessus tout objet sensible, et par-dessus tout objet créé, par lequel je suis fixement arrêté au dedans regardant stablement Dieu, qui me tire simplement en simple unité et nudité d’esprit ce qui s’appelle oisiveté simple par laquelle je suis possédé passivement par dessus toutes espèces qui se puisse sentir en simplicité de repos duquel je jouis en cela même toujours également, (1v) soit que je sois à moi à ne rien faire, soit que je fasse quelque chose dedans ou dehors, d’action ou de discernement raisonnable.
C’est ce que je puis dire de mon intérieur. Ma constitution est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même en nudité et obscurité d’espoir ; élevée par-dessus toute lumière inférieure à cet état. En quoi je ne le puis opérer de mes puissances internes, qui sont toutes unanimement tirées et arrêtées en la force de l’unique et simple espèce qui les arrête nuement en simplicité, en suréminence de vue et d’essence au plus haut de l’espoir, par-dessus espoir, en la nudité et à [en] est obscurité du fond, du tout incompréhensible à cause de son obscurité, où tout le sensible, le spécifique et le créé étant fondu en unité d’espoir, ou plutôt en simplicité d’essence ou espoir, elles sont, dis-je, fixement arrêtées au-dedans, toutes attentives à fixement regarder Dieu, qui les arrête toutes également à le contempler, les ravissant et occupant simplement en... de son continuel regard, qui est fait de lui et en lui par mutualité de regard.
Le continuel regard de l’espoir qui patient et (2) sans rien faire que regarder son Objet, qui le tient immobilement arrêté en profonde simplicité ; il le contemple perpétuellement en sa nue et simple jouissance. Et tant plus cela est ignoré du patient contemplant, tant mieux, et tant plus profondément cela est.
En cet état ou constitution ni à [il n’y a de] créé ni créature, ni ignorance, ni science, ni tout ; ni rien, ni terme ni nom, ni espèce ni admiration, ni différence de temps, ni passé, ni futur, ni même présent ; ni même le Maintenant éternel ; tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu faisant lui-même, Il se complaît ainsi hautement aux amis, en qui Il lui plaît de faire cette noble opération.
Et c’est à l’âme, ainsi hautement ennoblie et transformée en fond et lumière suressentielle, de répondre de tout d’elle à ce qu’elle voit, et qui l’attire ; je dis à Celui qu’elle voit qui l’attire en simple extase en soi-même, et là, l’âme doit être continuellement attentive à ne se laisser occuper des objets naturels et spirituels, qui sourdants [surgissant] presque continuellement très simplement de la puissance raisonnable, l’âme est toujours sollicitée de la nature à connaître et sentir son (2v) état, ce qu’elle voit et ce qu’elle est, voulant toujours s’estimer avoir quelque objet à quoi elle s’attache pour ne se pouvoir perdre continuellement comme il lui convient, hors du sens, du spécifique et du créé, afin de pouvoir aisément en profondeur et simple paix de tout l’espoir jouir à son aise en contentement de son objet et de son repos, en simple et unique repos, accompagnée de très simples et très intimes lumières, amour et délices.
Et quoi qu’une telle âme souffre au-dehors, soit en agitation naturelle de ses puissances, ou en son cours, supposé, dis-je, qu’une telle âme réponde uniquement et toujours à Celui qu’elle voit et qui l’occupe par son entière et fidèle attention de tout elle, cela, je dis ces agitations même, la rendant de plus en plus profondément occupée à son regard et à son repos simple, elle jouit, dis-je, en cela même en certaine manière, du Paradis en terre. Mais beaucoup mieux et plus profondément en la vérité de son entière attention, et en la sérénité de ses puissances.
Voilà pourquoi c’est à l’âme qui a reçu cet infini bien de se plonger incessamment par cela même, j’entends par sa (3) simple et totale attention en l’essence abyssale de Dieu, qui la ravit de Lui et par Lui en Lui-même. Et tant plus une telle âme se sent aggravée aux sens, tant plus elle se doit réserver par son attention, pour par sa fidélité répondre à son devoir mutuel, pour toujours également contempler nuement et simplement son bienheureux Objet, autant qu’il est possible à l’âme créée et élevée de Dieu à cette haute dignité et suréminence d’état.
Mais les morts qu’il convient ici souffrir en cette simple nudité, très diverses et innombrables, sont presque intolérables, et si l’on ne possédait la simple force, et le reste des dons de Dieu, simplement on ne les supporterait pas, et encore beaucoup ne les supportent-ils pas, ou sans de grandes impatiences et dépits très subtils d’espoir, ou sans de grandes infidélités, en sortant avec les créatures à la consolation des sens, ou bien même en tâchant à retourner à leurs exercices actifs, ne pouvant ni ne voulant être sans quelque sentiment et attache, et également et toujours mourir aux sentiments et non-sentiments pour s’abandonner si véritablement et de telle sorte que tout cela lui soit un, et une seule chose, en la contemplation et jouissance perpétuelle de son objet.
68
[transcription d’une source manuscrite]
La connaissance de soi-même est une si haute et si nécessaire science que rien ne peut profiter aux hommes sans elle. Or le propre effet de la sapience infuse en cette noble science, étant de nécessité que, selon toute raison et tout ordre, l’homme qui voit et goûte Dieu par son flux lumineux, voit aussi, par mêmes moyen et sens, quant et quant la vérité de son rien. Si qu’il ne peut assez s’étonner de voir un amour si excessif et démesuré de la majesté de Dieu en son endroit. En la vue et sentiment de quoi, il s’étonne infiniment de se voir si abondamment et si libéralement prévenu de l’amour merveilleux de Sa Majesté, lui qui voyant en cette immense lumière la laideur du péché : il a ceux de toute sa vie en bloc présent. Ce qui le pénètre tellement au vif que c’est merveille comme il puisse subsister en ce prodigieux et monstrueux aspect, ou pour mieux dire en l’aspect et l’impression ressentie de tant d’horribles monstres. Et de vrai, si Sa Majesté ne le préservait de mourir en cette vue, il mourrait à l’instant. Et quoique la mort en fût douce et bien heureuse, Sa Majesté néanmoins ne désire pas qu’il meure encore, mais qu’il vive et qu’il aille en la vue et l’expérience très parfaite et très certaine de cette vérité de son rien, selon toute sorte de raisons et de vérités, toutes essentiellement vues en infinité de l’Être de Dieu, au respect duquel tout l’être créé n’a rien de soi ni par soi. Cette vue et ces impressions abîment la bonne âme jusques au fin fond de l’enfer, d’où elle se voit miséricordieusement délivrée par la forte prévention de l’immense bonté et amour de Dieu en son endroit, se voyant, sentant et croyant la pire créature de tout le monde. Sachant très bien que, sans le secours actuel de la forte grâce de Dieu, de laquelle il prévient fortement et accompagne abondamment ses élus, elle ne saurait qu’incessamment tomber au profond du même enfer. Ce qui fait qu’elle emploie sa raison et tout son effort à s’étonner, s’humilier et se confondre au respect de toute créature et en leur présence, non seulement en considération du rien de son être, mais en la vue présente et au vif sentiment qu’elle a des innombrables torts et injures atroces qu’elle a faites à Sa Majesté infinie. Ce qui l’a tout autant de fois réduite au non-être, si Sa Majesté n’eût voulu, aux abîmes de son infinie miséricorde [200v °] même, servir à ses péchés par son réel et actuel concours. Ce que si elle n’eût fait ainsi, sa créature n’eut été réduite à rien dès son premier péché actuel.
Vérité si abyssale et si perdue au respect de la pauvre créature que ce lui est de quoi la confondre éternellement. C’est cela aussi qu’elle ne perd jamais de vue ni de sentiment. C’est là que les abîmes s’invoquent les uns les autres37, voyant les mers, tant d’elle que de tous les hommes, réduites au non-être comme ce qui n’a jamais été, dedans l’infiniment spacieuse mer de la bonté et miséricorde de Dieu. Vue tant abyssale que rien ne peut être conçu ni exprimé. Ainsi est-ce là que la créature se résout d’elle-même en l’ordre de toute vue, de toute connaissance, de toute science et de tout don, tant naturel que surnaturel reçu de Sa Majesté, pour ne jamais contrarier par raison à sa très juste et très équitable Justice à l’encontre d’elle. Que s’il plaît à Sa Majesté que tout l’univers s’arme contre elle, c’est la même justice et équité, pourvu qu’en souffrant infinies peines et la mort même, voire en l’éternité, elle évite la coulpe, voire vénielle, et la moindre imperfection sciemment faite et de propos délibéré. Sur tout ceci, elle se défie en se voyant et sentant en expérimentant et croyant, vu qu’elle n’a rien qui soit à elle que la chute et le malheur et l’éternel non-être, d’où elle est incessamment tirée de nouveau à son être pour vivre et refluer en son éternel Principe idéal, par une vie entièrement rangée à son pouvoir, et puis par la même vie la plus étroite, parfaite et divine qu’il lui est possible.
Or c’est d’ici et par ceci que Sa Majesté l’attire à soi par une seconde attraction, tout autrement vive, forte et pénétrante que la première. Car c’est en cet état que la créature est tellement passée en Dieu et si plaisamment pénétrée qu’elle est là éternelle, voire passée en l’éternité, où elle souffre les diverses impressions et notions d’Amour éternel, en la propre région d’Amour, en laquelle vivent et demeurent tous les bienheureux esprits, tant anges que hommes, ici tirés. Mais comme cela n’est pas pour beaucoup de temps, qui est de plus ou de moins, il faut retourner en la région de dissimilitude pour batailler en aimant, je dis, en aimant infiniment. Car ce qui à son retour ne procède point ainsi ne vaut rien. Les raisons de quoi sont infinies, au tout de Dieu et au rien de la créature, mais encore aux raisons d’être mille et mille fois anéantie, si Dieu eût exercé sa justice ; si bien que la créature est très méchante qui fait ce tout à Dieu, et surtout en voulant être quelque chose, voire au respect de qui que ce soit. Ou nous [espace] donc haut ou bas, loin ou près, en l’honneur, en l’infamie, au bien, au mal, que nous ne soyons également contenus, sans bassement réfléchir, ni raisonner sur nous-mêmes, mais en Dieu duquel et auquel nous vivons, pour le posséder tout seul pleinement, et pour être mutuellement et réciproquement possédés de lui, comme étant notre éternel et bienheureux centre. Auquel étant parvenus transfus et perdus par la totale transformation de notre volonté et de tout notre appétit en soi, nous jouissons dès ici de la plénitude des saints, en laquelle nous demeurons en grand plaisir et repos d’esprit et de cœur, même au plus fort de nos batailles et de nos croix.
Ce qui est chose si merveilleuse que Dieu prend un singulier plaisir à polir de plus en plus par toutes sortes d’exercices, quoique fort diversement et en diverses voies, tout ce qu’il aime. Que si on veut savoir de certaine science ceux qui lui sont plus agréables en cette vie, qu’on sache et croie assurément que c’est à qui marche entièrement anéanti en sa présence, je dis en la présence de Dieu. Si bien qu’où il n’y a rien, l’humilité par son effet continuel, s’il est de besoin, est dans son centre. Car le vrai rien ne peut apparaître aux hommes en soi-même. Mais au lieu du rien qui ne leur peut apparaître, la mort leur apparaît. De sorte que les hommes voient les mourants et la mort, cependant que le rien leur demeure inconnu, voire même en son possesseur, tant il est profondément abîmé en Dieu. Mais bon Dieu, de qui et de quoi parlons-nous ? Pour mon regard je n’en sais rien. Car ce qui semble parfaitement anéanti veut sentir et entendre, savoir et connaître ; si bien que la voie royale de la volonté, ou pour mieux dire, de l’amour perdu, qui est assez connue et prisée des plus excellents, mais croyez-moi qu’on ne veut pas y vivre perdus, sans se savoir et connaître, s’il est de besoin, je dis sans réfléchir dessus l’excellence de sa voie. Pour mon regard, les choses étant ce qu’elles sont, j’estime que l’humilité ne convient point aux plus excellents saints. D’autant que c’est l’épouvantable [excessive] vertu d’un Dieu fait homme pour l’anéantissement de ses saints à sa suite amoureuse. C’est un excès que je fais en mon abyssale vue, laissant et voyant néanmoins l’ordre d’amour perceptif dedans les hommes tel qu’il est et doit être.
C’est chose étrange qu’il faille que les hommes occupent la sapience en eux de la persuasion éternelle, s’il faut ainsi dire, ne s’employant qu’à persuader les hommes à l’ordre de leur souverain Bien et ce en la circonférence d’infinie ratiocination. Ô pauvres hommes ! Pleurons hardiment notre faible condition, puisque la Sapience même, par le ministère des hommes, ne nous peut approcher de son moteur qu’en se conformant à notre faiblesse. Ce qu’elle fait en l’ordre et la masse de toute la ratiocination qui nous est plaisante et délectable, autant en l’aspect de notre propre bien, qu’au bien de Dieu infini. Et ainsi Dieu se sert de ce moyen dedans les hommes pour, par diverses ascensions et montées, les attirer et élever à soi. Eh bien soit, puisqu’il en doit être ainsi. Mais croyez-moi, c’est indice et argument très certain que le pauvre homme n’est que terre, ne sachant et faisant que ramper, encore qu’il lui semble être oiseau très subtil, en l’éminence et ordre des dons de nature : tout ce qui est moins que rien au respect du moindre degré de grâce faisant agréable, et infiniment plus que la Sapience sensiblement infuse faisant excellemment amour et vertu par les succès de sa continuelle exercitation. Mais quiconque ne saura ce que je dis sache que je ne parle pas à lui. Que si ce vol est trop haut et trop perdu pour nos enfants, mon dessein n’est ici autre que de leur montrer non ce qu’ils sont, mais ce qu’ils peuvent bien être en l’infini amour de Dieu, et le leur réciproque au sien, et que tant peu élevés qu’ils puissent être, qu’ils soient très contents en faisant leur mieux, et en attendant de toutes leurs forces discrètement à tout sans considération ni de plus ni de moins pour eux, mais que le désir de Dieu ne les tienne point arrêtés en un état, à fin qu’il n’y ait rien en eux que Dieu non seulement n’accepte, mais qu’il ne consomme plus ou moins vivement, plus ou moins tôt ou tard au feu de son Amour infini pour être perdu totalement en sa mer infinie.
La gradation des voies de la Sapience en son ordre universel et particulier est infinie. Si bien que chacun de ces amoureux guerriers ne doit jamais monter du dernier lieu, que son ardent amour ne l’en sollicite importunément, ce qu’il continuera de faire sûrement en cet ordre et moyen, donnant ordre toujours que son amour demeure ordonné, tant en la vue de son Objet amoureux que de soi-même, lequel ne sait ni ne veut le désordre. C’est pourquoi, aussitôt qu’il est pleinement possesseur de l’âme et du cœur, le même désordre en est banni. Les raisons de quoi sont infinies de la part d’amour mutuel.
Vous autres donc, ô saints enfants, à qui je m’adresse, ne vous étonnez pas si par ceci je vous dis et je vous montre beaucoup. Commencez dedans l’ordre des pratiques puis bonnes voies auxquelles vos saints maîtres vous introduisent, et si vous avez mieux de Dieu au-dedans par ses infusions sensibles, ils vous doivent conduire selon ces attractions, se donnant bien de garde de vous faire tort aux voies de Dieu en telle occurrence par leur enseignement, inventions et industries. Se souvenant que, quoiqu’ils suent et peinent après vous pour travailler à votre édification, leur travail sera totalement inutile si la même Sapience ne s’infond et ne s’écoule en vous par son rayon vivifique, fort et lumineux, et n’édifie votre maison, non plus vôtre comme vôtre, mais la sienne et comme sienne, et jusques à ce que vous n’ayez mérité de Sa Majesté de passer plus ou moins excellemment en elle, par l’amoureuse ardeur de vos enflammés et continuels désirs.
Tirez la circonférence non de loin, mais essentiellement, attendu que tant plus vous procéderez ainsi, plus tôt aussi vous passerez en son amoureuse région, et cela d’une façon et constitution merveilleuse, de laquelle ayant vu et savouré la beauté en vous-même, ou pour mieux dire en elle, vous saurez pourquoi les exercices extérieurs doivent être hors de vous, lesquelles vous exercerez intérieurement sans jamais plus les prendre comme tels pour matière d’exercice ni appliquant nullement votre esprit. D’autant que cela serait vous détourner et vous divertir d’unité, en laquelle vous êtes plus ou moins stablement arrêté par les exercices intérieurs, qui ne sont autre en eux-mêmes qu’amour en soi-même, comme vous expérimenterez dès lors. Cet avis est de telle importance que, si vous ne procédez ainsi, voire dès les premières caresses, par manière de dire, que l’amour vous fera sensiblement, ou pour le moins aussitôt que vous les sentirez plus fortes et plus grandes, que sans cela, je dis en vous exerçant dehors aux matières des vertus comme vertus, vous ne demeureriez toute votre vie que dehors. Et ce pour ce défaut, que personne n’entre en l’intérieur et n’est en effet intérieur. Ce qui est ainsi pour s’en être du tout détournés sur ce que les exercices de dehors leur ont semblé plus beaux, plus excellents et plus méritoires. Ce qui ne convient qu’aux mercenaires et infidèles.
Dieu éternel et infini ayant résolu de toute éternité de sortir hors de soi, sans toutefois sortir, a produit par cet écoulement et par cette seconde sortie une infinité d’effets en la bonté et en l’amour de soi-même et de son incompréhensible excellence, créant selon ses divines et éternelles idées tout ce grand monde, tant visible et inférieur que supérieur et invisible. C’est cet univers qui manifeste évidemment l’incompréhensible bonté, amour et perfection de son Auteur, de son origine et de son principe, spécialement les anges et les hommes qui accomplissent et perfectionnent cet ouvrage ou, pour mieux dire, qui en sont l’accomplissement et la perfection. Car si tout ce qui est du monde inférieur est si admirable qu’il montre évidemment par ses propriétés visibles et par ses effets l’excellence de son Auteur, combien le même Créateur de ce grand Tout s’est-il montré plus admirable dans ces invisibles substances, dans leur existence, conservation et perfection, en l’état de grâce et de nature ? Ce sentiment présupposé, il est facile d’admirer par amour profond, voire excessivement profond, l’amour et la bonté de l’amour et de la bonté même, en sa propre source, qui est Dieu éternel et infini.
Or cet amour, étant vu en son essence éternelle, est multiplié en ses effets de création, de conservation et de rédemption, et tout autrement en ceux-ci, tant à l’égard des élus qu’à l’égard des purement appelés. Effets qu’il produit par son exubérante grâce, qui va sortant de la vive source de sa divine bonté désireuse de se communiquer, mais qui paraissent bien plus amplement dans la consommation de son ouvrage, joignant par participation l’effet à sa propre cause, c’est-à-dire la créature intelligente à son divin et amoureux Objet. Cela étant ainsi, cet amour et cette infinie bonté ne peut et ne se veut récompenser que par une bonté et amour réciproque, et par une imitation vive, ardente et continuelle, qui ne s’alentisse38 jamais dans son action vigoureuse en son désir et en son appétit, même dans ses plus langoureuses, pénibles et angoisseuses détresses.
On prendra donc à tâche cet exercice d’amour, y réduisant le corps et l’essence en sorte qu’ils soient incessamment tirés, si faire se peut, au plus pur et profond de l’esprit. Il faut s’enflammer incessamment à cette pratique d’amour, et imiter au plus près de notre pouvoir l’amour et la bonté excessive de notre Auteur qui est Dieu, lequel, par de si plantureuses communications de soi-même, nous a hautement déifiés en sa similitude, et qui ne peut désirer moins pour nous que cette ressemblance et la déification.
L’amour encore, quoiqu’un en essence, a plusieurs noms et degrés en l’homme reformé, à cause des divers effets qu’il lui fait ressentir, et qui font monter l’âme à son inaccessible principe, comme par un escalier à divers étages et degrés. Entre ces degrés l’amour intense et profond est un des principaux par l’exercice duquel on mérite de monter les autres étages plus sublimes, auxquels étant parvenu par ses labeurs affectifs et par l’entière consommation de soi-même, on peut alors se reposer et cesser de toute opération laborieuse et difficile. Car à mesure du progrès que l’âme fait en la vie de l’esprit, moyennant les influences, soit sensibles soit secrètes, de Dieu illuminateur de ses fidèles amants, l’amour se subtilise et se simplifie, de sorte qu’on s’exerce facilement et sans labeur. De plus, il est tout manifeste que Dieu opère en nous selon la qualité de nos exercices : s’ils sont vifs, ardents et continuels, il se communique à nous à proportion de notre ardeur et de notre activité ; et alors ses influences divines sont si fréquentes et si abondantes que l’âme, conformément à son activité, se trouve entièrement ornée de toutes les vertus et des sept dons du Saint-Esprit, sans qu’elle s’en aperçoive, par manière de dire.
La manière de cet amour ardent et vigoureux est courte et facile. Sa matière est l’aspiration continuelle et amoureuse, qui, pour être parfaite, demande d’être si continuellement et si vivement exercée qu’elle devienne aussi facile que le respir. Elle a plusieurs degrés, qui sont tous réduits et distingués en quatre principaux, c’est-à-dire quatre principales industries. La première est d’offrir à Dieu soi-même et tout le créé, et plus, si faire se peut, en abstraction. La seconde est de demander ses dons en lui et pour lui-même. La troisième est se conformer à lui par une pleine et entière conformité de tout soi, très haute, très parfaite et très amoureuse, et le désirer pour toutes les créatures capables de ce si haut amour. La quatrième est s’unir, ou amour unitif, qui est un degré de transcendance contenant les précédents en souveraine éminence. Non que les précédents degrés ne soient faits en union profonde et parfaite, selon le progrès de l’âme en cet exercice ; mais en ce dernier degré, l’âme n’a aucun sujet ni matière que l’union même, pour aller à son Bien-Aimé.
Voilà les quatre degrés ou principales matières de l’amour actif de l’épouse, qui va par cet amour vigoureux à son Époux : j’en pourrais dire quelque chose ci-après ; mais pour maintenant, je m’arrêterai à montrer selon mon pouvoir les effets des divins états et succès de ce très noble exercice de l’âme fidèle, afin de lui persuader d’entreprendre cet exercice dès le commencement jusques à la fin, et que, par la consommation active des moyens d’icelui, elle arrive à une autre consommation plus parfaite de soi-même en Dieu. Ce sera alors entrer d’un abîme de profonde jouissance en un autre abîme de jouissance qui est d’une infinie profondeur. Je veux dire en l’abîme final et objectif, où tout le sujet sera entièrement perdu et abîmé d’infinies délices en son abyssal et éternel Principe.
En effet, par la vive et continuelle pratique de cet amour, l’âme montant par ces susdits degrés reçoit (selon le progrès qu’elle y fait) des caresses de Dieu, des in-tractions39 et des écoulements si vifs et si efficaces de son amour très simple, très délicieux et enflammé, que son appétit est de plus en plus excité à la perpétuelle jouissance de son savoureux Objet. Duquel se trouvant très étroitement embrasée, elle ne sait que faire pour aucunement répondre à ce torrent débordé d’amour, qui la tient étendue et dilatée dedans le fleuve des délices objectifs de son Objet infini. En cet état de délicieuse et très simple ébriété, sa capacité apéritive, qui est son inclination jouissante et active, s’ouvre et s’anime de plus en plus à la jouissance de ces divins amours en son cher et unique Époux. Et lorsqu’elle voit tout son pouvoir annulé au feu de la compréhension incompréhensible de son bienheureux Objet, elle succombe sous l’état de cette attrayante beauté, qui s’efforce toujours de plus en plus de la combler de son exubérance divine, redoublant à cet effet l’activité de son trait lumineux.
Mais comme ceci ne dure pas toujours, Dieu se retirant (quant à son influence sensible et jouissante) de son Royaume déjà sanctifié par la jouissance de ce délicieux et divin Objet, l’âme est contrainte de retourner de nouveau frapper à la porte, et ne cesse cette douce et amoureuse impulsion jusques à ce qu’elle soit une autre fois reçue dans le sein amoureux de son très aimé et très chaste Époux. Alors le succès40 lui est beaucoup plus favorable que le passé, et elle est plus tirée, plus étendue et plus capable de la jouissance de ses amours en l’essence même de Dieu, en qui elle est totalement transfuse et transformée. Ainsi les avènements de l’Époux succédant les uns aux autres approfondissent l’âme, et la tirent à plus grande jouissance et simplification et à de plus grandes délices en son amoureux Objet ; et dans cette divine opération, les puissances de tout l’homme reçoivent leur lustre et embellissement souverain par le succès de ces profonds attouchements, accomplis de tous points, pour l’entier et singulier plaisir de l’Époux.
[...].]
Pendant cet effet d’amour et de délices, elle agit si simplement, si intimement et si secrètement en ses opérations que, dans ce jeu d’amour simple et simplement actif, elle semble être sans action ; et à peine saurait-on exprimer cette expérience, sinon grossièrement et bassement, et d’une manière très éloignée de la perception de cette jouissance objective, affective et effective, de l’un et de l’autre amant. Car d’en écrire comme les mystiques plus diserts que moi ont écrit, ce serait user de redites, et faire en quelque façon éclater sa lumière aux dépens d’autrui : ce que je me suis dès le commencement résolu d’éviter autant qu’il me serait possible ; d’autant que ces écrits ne sont ordonnés à autre sujet que pour une pure et simple méthode du vrai et parfait amour, laquelle pratiquée d’un excellent esprit, sera beaucoup efficace pour porter l’âme à l’usage de ces moyens, et fera voir naïvement le bien qui lui en doit arriver. Ce que j’ai fait à dessein de l’animer à la jouissance de l’Époux très cher et très unique de nos âmes.
Il y a encore, outre ceci, d’autres degrés d’union auxquels l’âme pourra parvenir par le moyen de nos soliloques, et pratiques d’aspirations vigoureusement et amoureusement exercées. Pour cela, elle aura plus besoin d’un amour grand et enflammé, spécialement au commencement de cet état, que de beaucoup de science et de connaissance de Dieu et de ses divines perfections. Il suffit, et même il est ici comme nécessaire, d’être totalement ignorant, pour faire progrès en l’abîme de l’amour transformant de l’essence divine. Car en vérité les profondes considérations et les hautes conceptions et spéculations théologiques ne font qu’appâter la puissance intellectuelle. Par conséquent, il y a une infinie distance entre l’aspiration entière et profonde et la considération telle qu’elle soit, même des choses plus internes et appartenantes à Dieu.
Il est vrai que ce chemin et cette voie d’amour est pénible et laborieuse en son commencement, mais elle est douce et facile après quelque temps, et puis par succession, très douce et très facile, vu qu’elle se fait par simple et enflammé regard, et par des conversions courtes, essentielles et muettes, signamment41 au temps de la totale soustraction que Dieu fait de soi, et du concours efficace des puissances actives en l’âme. Et cet exercice a cela d’excellent que, ni dans son action dilatée, ni dans l’activité de ses amoureux et simples regards, il ne permet aucun entre-deux entre l’âme et son bienheureux et divin Objet, la tenant toujours fixement attachée, unie et collée à lui en quelque temps que ce soit, et ne lui permettant pas de s’en séparer pour un seul moment.
[...]
Puisque l’âme doit être unique et une dans sa totale réfusion en la mer sans fond ni rive de son origine éternelle, elle doit par conséquent vaquer uniquement à (88) Dieu, être attentif à lui, et ne cesser jusques à ce qu’elle soit entièrement perdue et écoulée en lui. Lors donc qu’il lui faudra psalmodier en public, l’amour, ou pour mieux dire son Époux, lui apprendra facilement à soupirer et à s’écouler en lui ; le sens de tous les versets l’animera à cette pratique, et lui fera jeter des regards et des soupirs suréminents en Dieu. Cette façon d’agir si enflammée contient en soi éminemment et essentiellement tout ce qui ne saurait jamais être dit et écrit des louanges et grandeurs de son Époux. Et cela semble quasi le dernier terme de l’action appétitive, ou de l’appétit agent, en son unique Objet. Cette manière de tendre à Dieu par aspiration ne peut admettre aucune distinction entre un temps et un autre, entre un jour et un autre jour, ni entre le bon et le meilleur ; elle est aussi sans multiplicité d’exercice, procédant toujours également à son action enflammée, qui tire et ravit l’âme totalement hors de soi-même en son Objet éternel, infini et incréé.
Or, quoique nous ayons dit que l’humanité et la divinité ensemble du Sauveur doive [nt] servir d’objet et d’exemplaire à l’âme son épouse, pour être de tout point perpétuellement imité en son image extérieure et intérieure, néanmoins elle pourra souvent, et quand il lui plaira, prendre son Époux pour objet selon sa seule divinité. Le regardant comme un Dieu seul, incirconscrit et infini, contenant en unité de nature toute la très sainte et sacrée Trinité en distinction, toute tirée, engloutie et absorbée en sa même unité, en l’amour et par l’amour de la troisième Personne42, produite par la fécondité de son principe naturel, éternel et unique.
Mais il faut savoir qu’encore que je semble donner une méthode déterminée à cet exercice, cela n’a lieu que pour ceux qui le commencent ; et les mystiques n’ont entendu d’y établir cet ordre qu’afin de le rendre plus méthodique et plus facile. Car il est permis à quiconque s’en sert d’agir selon le degré de son amour actif sans qu’il importe comment, combien ni en quoi, pourvu que son activité soit vigoureuse, enflammée et détachée des sens, et sur quelque sujet et matière que ce soit, pourvu qu’elle soit d’amour unitif.
Néanmoins il faut se donner de garde de violenter et altérer ses forces naturelles, en exerçant cette action trop aux sens ou par le sens, d’autant que l’âme mettrait grand obstacle et entre-deux entre l’Époux et elle, et se rendrait par ce moyen inapte et inhabile à son entière, prompte et parfaite union, outre d’autres grands inconvénients qui lui arriveraient. Il faut que les élévations soient plutôt du plus intérieur que du pur sens animal, car vouloir enfermer et emprisonner Dieu dans le pourpris43 du sentiment animal, c’est grandement se tromper. Ce n’est pas là que consiste le suprême bien de l’épouse : c’est en l’action vigoureuse séparée et abstraite du sens, unissant par sa force l’esprit et le sens à son suprême et déifique Objet.
Néanmoins au commencement de cette exercitation et lorsque les objets contraires s’efforcent d’occuper le siège de l’Époux, il est bon de se faire un peu de violence, jusques à ce que l’on ait surpassé le sens et ses imaginations ; et même de ne point cesser d’agir ainsi amoureusement, jusques à ce qu’on se sente surpassé et immédiatement uni à Dieu. Que si ces sentiments bestiaux étaient trop importuns et trop forts à surmonter pour un coup ou pour quelque temps, on pourra différer ce violent combat jusques à ce que l’on ait un peu repris nouvelles forces, pour les affaiblir de nouveau avec même vigueur qu’auparavant, ne cessant de se comporter ainsi en cette seconde ou troisième action, jusques à ce que l’on en ait le dessus. Ô contentement insigne ! Ô délices incompréhensibles de l’Époux et de l’épouse animée à ce combat par sa divine présence ! Il semble à la vérité quelquefois bien éloigné d’elle, mais elle jouit toujours du bien de sa victoire et de sa secrète présence, qui la meut à cette action par un secret contentement, et par une force cachée en lui et pour lui-même.
Quand on aura fait quelque bon progrès en cette exercitation d’esprit, par aspiration formée et vigoureusement dilatée, on pourra se plonger et s’écouler en Dieu par un simple et vigoureux regard, contemplant la beauté de l’Époux comme en lui-même, par-dessus toutes formes et similitudes. Pendant cette action intuitive et jouissante, on sera totalement perdu et fondu en l’unité divine ; et cependant (qui est fort peu de temps) l’âme se renouvelle totalement et reprend nouvelles forces pour s’employer derechef à son action intérieure.
Or le temps de cette intuitive et simple (89) introversion est fini quand l’âme se retrouve du tout revenue aux sens et aux objets sensibles dont elle se voit environnée ; alors elle commence son action active formée et dilatée selon la mesure et proportion de son degré. Toutefois, à cause de la distance de ces deux extrémités, elle se sent avoir grande force pour agir, mais avec peu d’efforts ; et par ce moyen, elle se reguinde44 au même état et degré dont elle est déchue. Heureuse et infiniment heureuse l’âme attentive à cet exercice d’amour ! Car elle mérite de goûter et de savourer au plein de son vaisseau les savoureuses délices du même amour, qui va s’écoulant de son Bien-Aimé en elle, par diverses saillies, communications et effets.
J’ai dit ci-devant qu’il semble à l’amante que son Époux ne s’absentera jamais d’elle ; et cela est vrai, vu l’éminence de ses ravissantes et divines délices par-dessus celles des précédents états. Car il faut bien croire que l’âme, aux précédents degrés et états de sa conversion, a passé toutes les soustractions et suspensions occurrentes, tant pour la preuve de sa fidélité que pour apprendre combien elle doit être éloignée d’elle-même et de son propre intérêt, en l’amour simple et nu de son Époux.
Or, quoique je me sois dilaté sur ces plaintes et lamentations, il faut que je dise encore que souvent en faisant ainsi, elle se sent et se trouve suspendue tout d’un coup à son action plaintive, et toute obténébrée45 et réduite au sens, n’ayant non plus de pouvoir qu’une statue de s’élever par plaintes. Alors elle est comme en un enfer, aimant mieux, s’il était à son choix, mourir que de vivre ainsi misérablement destituée de tout pouvoir de manifester à son Époux comme elle voudrait les infinis regrets qu’elle ressent pour son absence. Mais elle se laisse patiemment tirer et conduire par une très secrète résignation qui réside au profond de l’esprit, moyennant les habitudes infuses et acquises de toutes les vertus, lesquelles y sont résidantes comme en leur source fontale, et embellissent et ornent l’esprit des effets de ce simple, nu et patient amour, destitué de toutes actions quant aux puissances actives.
Ici le rien, l’indifférence, la désappropriation, la conformité, l’humilité et la transformation déifique de l’épouse reluisent, en ce qu’elle est résolue de suivre perpétuellement toute nue son Époux tout nu sur la croix. Tout nu, dis-je, au-dedans de lui-même, et tout dénué du pouvoir actif de ses sacrées puissances. De sorte qu’il était tout autrement crucifié en esprit que son corps ne l’était sur la croix. En cet enfer, dis-je, et partout ailleurs, l’amante, pour le comble de sa totale perfection et pour se consommer entièrement, se sait bien servir de la suprême résignation interne de l’esprit. On l’appelle ainsi parce qu’elle a son action et sa fruition au plus profond de l’esprit, et qu’elle n’use d’aucun instrument séparé de son sujet ; mais l’éclairant par-dessus le sens et par-dessus le temps en l’éternité, elle se perd totalement au Tout incréé où succombe le rien créé. Et cela par le non-vivre, le nonvouloir, le non-pouvoir, le non-agir, le non-pâtir, étant, dis-je, l’épouse comme au milieu de ces extrémités sans aucune satisfaction d’elle-même, l’acte réflexe lui étant ôté, pour ne pouvoir discerner pour lors son état, ni comprendre l’éminence de son élévation. Cet état ou cette exercitation est inférieure pour l’ordinaire aux derniers états exprimés ci-dessus.
Telle âme est aussi abstraite de la vie et de tout ce qui se fait à l’extérieur, comme si elle ne vivait point en un corps mortel. J’entends pour elle et quant à elle, et non pas pour autrui, signamment si elle est chargée de la conduite de quelqu’un. Elle voudrait bien ne parler jamais, sinon de ce qu’elle voit, sent et goûte au-dedans, et comme elle voit ne le pouvoir commodément faire, ce lui est une mort. Néanmoins, si elle voit parler de choses joyeuses et indifférentes, elle les approuve pour la récréation d’autrui, se faisant toutes choses à tous46. Comme elle est souvent nue, destituée et pauvre des dons de son Époux selon les sens, elle ressent fort bien les incommodités de la vie ; mais sachant qu’il ne se peut faire autrement, puisque son Époux même les a ressenties et supportées jusques à la mort de la croix, elle surmonte facilement à l’activité de son amour, et se guide par le vol subtil de son trait pénétrant, amoureux et enflammé, dedans le sein suressentiel de son Époux.
Là elle se tient à couvert, et elle se plonge et s’abîme en l’efficace et melliflue47 faveur qui, quelquefois interrompant ce temps d’affliction, la noie et la submerge toute de délices divines, dans les étroits et amoureux embrassements de son très divin, très cher et très unique Époux. (90) Telles âmes s’exercent toujours et partout en leur unique Objet, clairement et fervemment, c’est-à-dire en raison amoureuse, et en amour par-dessus la raison, l’appréhension et la discrétion. Et tout cela en très simple ou plutôt en déiforme intention, qui en la force actuelle de son degré éminent, ne fait point de distinction entre le sujet et l’objet.
J’ai encore dit que l’âme s’émeut au commencement de cette exercitation, en amour intense. Je l’appelle ainsi à son égard, parce qu’elle brûle efficacement, en tout son appétit actif, de l’amour suprême et parfait de son Époux. Il est aussi dit profond, non de la part de l’âme, mais de la part de Dieu, qui nous a ainsi profondément aimés d’une profondeur très profonde, nous autres qui sommes, quoiqu’indignement, ses très chères et très désirées épouses. Il est appelé profond en son objet originaire et essentiel pour nous et envers nous, voire aux anges et autres esprit célestes ; d’autant que le créé, ni par son action active, ni par son appréhension conceptive, ni par sa simple contemplation jouissante et intuitive, soit en la gloire, soit en l’état de la grâce consommée, n’en peut atteindre le fond que d’une infinie distance.
Il faut remarquer qu’en certains degrés de ces exercitations amoureuses, les mains de l’épouse se trouvent distiller la myrrhe48, non telle quelle, mais la triple myrrhe, ainsi dite parce qu’elle est très précieuse, très fine et très odorante. Ce qui est véritable de tout point, en ce que l’âme est tellement abandonnée des créatures, et ce semble de Dieu même, que les diables et les hommes lui courent sus à même temps, par toutes sortes de tentations et d’afflictions possibles. Et ce qui est le pis, c’est, comme j’ai dit ailleurs, que Dieu son Époux s’enfuit d’elle et lui dit : « Je ne te connais point, je ne sais qui tu es, toute ta vie m’est inconnue, et tu ne mérites pas les biens de simple nature que je donne libéralement à tous. » Alors l’épouse se trouve entièrement attachée au gibet langoureux d’amour nu, privée de tout secours, et comme suspendue entre le temps et l’éternité. L’âme qui a expérimenté ces angoisses infernales sait ce que c’est, et s’il est possible de l’exprimer par raisons et similitudes.
Cependant ces amoureuses exercitations font de la totale, entière et inséparable union de l’âme avec Dieu son Époux [une] union qui est par-dessus l’union commune, laquelle unit par sa force active deux sujets en un. Car par-dessus cela infiniment l’âme est unie en unité suressentielle, par une entière transformation d’amour en son Amant. C’est pourquoi on ne parle point ici, sinon en passant et comme de loin, de la vie profitante et de la vie parfaite appartenantes aux précédentes exercitations, laquelle a eu ses degrés d’aspiration propre, et qui a orné de perfection l’unité plus basse du cœur de l’épouse. D’où on peut voir combien l’exercitation d’union ou d’unité transformante est abstraite et épurée des formes basses et matérielles des créatures ; et combien au contraire elle doit être simple en ses sentiments spécifiques et en ses formes dilatées.
Il n’est pas possible que celui qui s’exercera fidèlement dans ces pratiques ne voie et ne sente l’effet de cette vérité en expérience. Voire, s’il est fidèle en cette exercitation, il se sentira souvent tiré et comme extasié par aspirations transcendantes et anagogiques, du tout hors de lui-même ; là où il sentira combien le plaisir est excessif de se fondre et se liquéfier, de se plaire et se complaire en la douce et regorgeante affluence des délices du sein suressentiel de l’Époux, lequel est son paradis total et qui semble avoir résolu de se fondre et verser totalement en elle, pour l’abîmer d’amour et de délices divines en lui-même, qui est son propre Objet originaire et éternel, au-delà du temps et de l’éternité.
Ceci néanmoins n’est ni la profondeur ni la hauteur des suréminences qui se pourraient atteindre par ceci même. Mais pour cette heure il n’est requis autre chose que de bien et fidèlement s’adonner à cette pratique, ni trop lâchement ni trop sensiblement, comme nous l’avons dit, se servant pour un temps de tout sujet inflammatif qui se pourra rencontrer, durant quelque temps, jusques à ce qu’on y soit habitué ; et par après il faudra commencer cet exercice selon la méthode des quatre genres d’aspirations que nous avons spécifiés et établis pour en être la base et le fondement. Que si on se comporte fidèlement en cela, on pourra sans beaucoup de secours humain arriver à l’ornement et jouissance de la vie suressentielle de l’Esprit, en perpétuelle jouissance et contemplation de Dieu infini, hors du créé et pardessus l’action, en sa jouissance même, en suraction et en surpassion. (91)
Or comme j’ai dit ci-devant, encore qu’ici nous semblions déterminer quelques genres et matières d’aspirations, cela néanmoins n’aura pas lieu, quand on sera bien exercé et instruit en cette divine pratique au degré susdit de suprême illumination. Alors l’âme se pourra laisser emporter et transporter au mouvement et désir de son amour impétueux, et sur tout sujet qu’il lui plaira. Mais son sujet ne sera jamais autre qu’en son même Objet infiniment désiré, faisant voir à son divin Époux qu’elle est infiniment animée, passionnée et agitée de son unique et simple amour. Je dis bien plus : qu’en l’éminence ce degré, l’épouse est perdue et abîmée entièrement en son Époux, où elle est un avec lui-même, en sa charité très infinie et très simple, par-dessus son simple amour, en quelque simple moyen.
Les âmes qui tendent par leur vigoureuse et amoureuse action à ce degré, et qui par leur fidélité y parviennent, sont déjà grandement illuminées, et leur est impossible de sortir à l’action, sans le su, l’ordre et le fait de raison illuminée. Elles sortent comme, quand et autant qu’il est nécessaire aux vertus communes et qui concernent le bien du prochain. Elles vont par ciel, par mer et par terre sans danger, et avec une très grande lumière et utilité, éclairant ceux avec qui elles ont à traiter. Elles tiennent en toutes choses et toujours le milieu, tant en elles-mêmes qu’aux autres, qui est beaucoup dire, car cela présuppose une grande lumière acquise. Davantage, elles jugent tout et ne sont jugées de personne, pour la même raison que j’ai alléguée, et ne peuvent être vraiment connues que de leurs semblables, c’est-à-dire de ceux qui ont et qui font même exercice qu’elles. Car toute la gloire de la fille du roi, c’est-à-dire de l’épouse déifiée par l’Époux divin en lui-même, procède du plus intérieur fond de son esprit ; et ceux qui gisent au-dehors pour s’y reposer, cherchant repos hors de l’Époux, par les choses sensibles qui lui appartiennent, n’atteindront et n’arriveront jamais au propre fond de leur âme, où l’Époux fait sa résidence. Outre qu’ils ne savent ce que c’est que le fond intérieur ni les simples et confidents exercices, qui n’ont source, vie ni vigueur que d’amour en amour.
Au surplus, ces personnes adorent les jugements inscrutables de Dieu, ès choses tant prospères qu’adverses, qui arrivent tant à elles qu’à autrui, par sa Providence divine. Elles les adorent, dis-je, comme lui-même, sans distinction ni différence, ce qui est être immobile en l’Époux comme l’Époux même. Bref, elles sont tellement plongées et perdues en la divinité de leur Époux, soit en l’abondance, soit en la disette et destitution de son concours sensible, qu’il est impossible aux créatures de les trouver. Qui les voudrait toucher toucherait aussitôt Dieu même leur Époux, infiniment jaloux de la pureté et du bonheur de cette très chère et très pure épouse. Voilà comme quoi l’épouse fait paraître sa lumière acquise dans les rencontres, en sagesse et en ces paroles, agissant, pâtissant et se comportant à guise d’un flambeau lumineux enfermé en un corps transparent, pour l’illumination d’autrui ; ou bien comme le soleil, qui darde ses rayons au travers d’une vitre bien claire et transparente.
Ceux qui ont la connaissance de Dieu à suffire et qui sont simples en leur exercice, autant qu’ils peuvent, devant Sa Majesté, se doivent médiocrement49 forcer à former des aspirations essentielles, tantôt sur ses bienfaits universellement, tantôt sur quelqu’un d’iceux, tantôt sur l’Amour et sur ses effets. Faute de cela, on demeure oisif, ne sachant50 à quoi s’attacher, à cause de sa nudité et impuissance d’agir. Mais ce n’est pas tant impuissance que manque à la volonté de se bien appliquer aux sujets et aux matières propres à l’enflammer. Car elle ne doit pas demeurer sans attache à quelque moyen, faute d’action convenable pour se bien occuper de Dieu au-dedans de soi.
L’exercice d’aspiration n’est pénible qu’au commencement, et à mesure qu’on en acquiert l’habitude, on la trouve facile et sans peine. Mais ce qui ne coûte rien est peu estimé : c’est être amplement récompensé de sa peine que d’avoir la noble habitude d’amour en lui-même et une très grande facilité d’aimer. Au commencement, on prend sujet de toutes choses visibles d’aspirer à Dieu ; et puis après, l’aspiration se va étrécissant peu à peu, et contenant la vérité réduite d’une manière plus essentielle, conformément à l’appétit de la volonté. Si bien qu’à mesure qu’on reçoit les splendeurs et les profonds attouchements de Dieu, qui sont et contiennent diverses manifestations de sa grandeur et beauté, et de sa longueur et profondeur, avec la science et connaissance expérimentale du rien de la créature, l’âme se trouve plus que jamais désireuse, intérieure et active, mais sans labeur, se sentant et se voyant perdue, fondue et réduite dans l’immensité de ce feu dévorant ; et là, surpassée et perdue d’elle-même en son éminente élévation et constitution, elle ne vit plus d’autre vie que de la vie de Dieu, qui l’anime et l’agite de son Esprit.
Ceux donc qui ont disposition pour cet exercice d’aspiration se doivent forcer médiocrement, jusques à ce que leur aspiration, plus étroite que large, leur soit douce, sensible et savoureuse ; et s’accoutumant ainsi à ce laborieux exercice, ils pourront prendre le large de toutes matières propres à enflammer la volonté, et particulièrement celles des bénéfices divins, afin de se rendre plus féconds à aspirer par colloques enflammés.
La manière de produire ces aspirations consiste en certaines exclamations, interrogations et demandes de l’amour, de l’union, de la perfection, et de choses semblables. Ce que l’on continuera de faire en l’ardeur de son appétit enflammé, selon l’exigence des sujets sur lesquels on s’exerce. Les livres mystiques sont pleins de ces dards amoureux, et il n’est pas besoin d’en former ici : c’est assez que vous sachiez que la bonne aspiration ne compatit point avec l’imperfection volontaire. Ces dards vivement enflammés pénètrent le cœur amoureux de Dieu, et l’obligent à s’écouler en nous. Ils nous ravissent de lui et en lui d’une ardeur et impétuosité indiciblement douce et [287 r °] savoureuse ; et par cette expérience on apprend comme quoi l’amour suffit à soi-même, et qu’étant une fois acquis, il n’a plus besoin d’art ni de préceptes. Car étant vif et lumineux, il est aussi très fécond et très instruit par l’onction vivifique du Saint-Esprit, qui le verse abondamment avec soi-même51.
Encore qu’au commencement de cet exercice, on ne sente pas son cœur excité ni enflammé des dards qu’on élance vers Dieu, l’occupation n’en est pas moins bonne et sainte, et si on s’y applique vivement, on se sentira enfin tiré au-dedans, et ému de l’Amour divin. Cette occupation ne bande point la tête : elle affecte le cœur selon l’état de celui qui s’exerce. Mais il faut en ceci, surtout au commencement, manger son [287v °] pain à la sueur de son visage, se souvenant que l’Amour n’a ni paix ni repos, s’il ne voit son Objet, s’il ne lui parle, et s’il ne se sent pas parfaitement uni à lui. Il abhorre le dehors et la dissemblance avec lui comme la mort. Bref, tout son plaisir et toute sa vie sont en lui seul et il lui dit souvent : mon cœur et ma chair se sont réjouis au Dieu vivant52 ; ils s’y réjouissent et s’y réjouiront à jamais.
Il est donc très à propos que l’on épanche son cœur, plutôt en l’effet d’un véritable et fidèle amour que par aspiration recherchée et apprise dans les livres. C’est le moyen d’acquérir plus facilement l’Amour en lui-même. Néanmoins, plutôt que de demeurer oisif et stérile, on pourra recourir à celles qui sont couchées dans les livres mystiques, les digérant comme si on les avait formées pour soi-même.
Or c’est par l’Amour en lui-même que l’âme vivement touchée désire se joindre étroitement à Dieu53 ; et c’est ce que nous entendons par la concision et réduction de l’aspiration enflammée sous peu de paroles et de formes, qui n’est quasi que le mot d’Amour. Cet Amour pousse ses ardentes et vives flammes de tout soi. Et par ce moyen s’allume vivement en l’âme un feu divin, en suite du flux amoureux, enflammé et embrasé dont Dieu l’anime et la tire vivement au-dedans.
Le dessein de Dieu en cela est de la perdre, la fondre, liquéfier et résoudre en toute cette immense fournaise d’Amour, afin qu’elle y vive désormais de sa très douce et très délicieuse vie. Aussi n’a-t-elle point de repos qu’elle n’ait acquis ce noble et divin Amour, et reçu la grâce qui le produit efficacement ; et Dieu le lui verse, pour ainsi dire, à gros bouillons, pour entièrement dévorer et consommer son intime amante. Laquelle répond de toute son action et de tout son effort à l’Amour qui l’attire et la ravit en lui pour l’unir et la transformer pleinement et parfaitement en lui-même.
C’est là que l’âme jouit des ineffables embrassements, de la grandeur, de la bonté et des secrets ineffables de ce Dieu d’Amour, qui l’entraîne en son abîme ensuite de sa fidèle activité à lui répondre selon son total. En ce degré d’illumination et de jouissance, l’âme est vraiment plongée et baptisée au fleuve du feu très délicieux du Saint-Esprit, où elle est remplie de secrètes et délicieuses notions de tout ce qui touche et appartient à son suprême lustre, et à la beauté, splendeur et immensité de Dieu. Ainsi cet exercice d’aspiration devient par succession de temps très puissant, très fort, très noble et très subtil en son opération ; et la créature s’en sert convenablement pour s’élever et se fondre au feu d’amour.
Cette voie est bien appelée voie mystique, parce qu’elle est inconnue et cachée à ceux qui gisent un long temps dedans les sens, et s’élèvent à Dieu comme ils peuvent par la connaissance des choses (124) sensibles, moyennant l’opération active de leur entendement. Encore serait-ce beaucoup si, sans se rechercher eux-mêmes, ils s’appliquaient à le connaître autant qu’il est possible en cette commune voie, joignant à cela des affections enflammées, sans s’arrêter à leur intellectuelle connaissance et à leur subtile spéculation, qu’ils appellent contemplation, laquelle les satisfaisant beaucoup, les appâte et les délecte de Dieu à la vérité, mais le plus souvent en eux-mêmes, et non en lui ni pour lui. Aussi ne sont-ils élevés ailleurs qu’en leur nature, qui, leur donnant certains goûts dont ils sont grandement satisfaits, leur persuade qu’ils sont contemplatifs et qu’ils ont accès à Dieu, quoiqu’ils en soient aussi éloignés qu’ils sont vifs en eux-mêmes. Bref, ces hommes, quoique curieux contemplateurs de toutes les vertus, sont animaux immortifiés, adorant leurs subtiles idoles, et eux-mêmes, qui en sont les inventeurs.
Il faut avoir pratiqué au moins une bonne année de toutes ses forces cette première voie de contemplation de sorte qu’on se sente grandement lumineux et enflammé d’amour. Après cela, on entrera plus facilement et plus utilement en celle qui est secrète et mystique. C’est une sapience qui remplit l’âme d’infinies splendeurs et délices, et une science divine que les hommes charnels et animaux ne sauraient entendre ni concevoir, parce qu’elle est divinement infuse par amour gratuit. Elle est réputée folie par l’homme animal, d’autant que l’effet de cette voie est d’anéantir bientôt les sens et les puissances de l’homme, en sorte qu’il devient simple et unique au feu de l’amour, qui le consomme en tout soi, en une tendue profonde, lumineuse et savoureuse pardessus toute expression. Il est simple là-dedans, et totalement devenu esprit en l’Esprit divin, duquel il est plus agi qu’il n’est agissant, et dont il est plus jouissant que pratique, quoiqu’il soit l’un et l’autre. Il est pratique quand il le faut pour les œuvres extérieures auxquelles il lui faut nécessairement sortir ; pratique encore de tout soi selon le plus subtil de son exercice amoureux, quand il n’est pas si fortement tiré de Dieu. Mais quand il est vivement ravi et entraîné au fleuve, ou plutôt en l’immense mer de la très simple divinité, cela est si délicieux que c’est un paradis écoulé de Dieu en terre, qui fait en l’âme diverses élévations et divers état de pureté, de lustre et d’excellence en son total, avec autres différents effets et simples délices ; de sorte que cela est ineffable, et du tout hors de l’expression de celui qui en a l’expérience.
Mais les voies, sentiments et notions pratiques de ces mêmes effets sont trop plus utiles à l’âme amoureuse que toute la théorie qu’elle en puisse avoir, quoiqu’elle soit accompagnée de pratique. Car il n’est pas de nécessité ni le meilleur de s’exercer doctement, ni d’être docte mystique en pure doctrine théorique, qui explique les admirables effets et opérations de Dieu et chaque degré d’élévation spirituelle, déduisant par le menu les divins écoulements de l’Esprit divin et humain. Cela a été déduit en science théorique, très subtilement, purement et clairement par les plus doctes et plus éclairés mystiques, lesquels, élevés suréminemment par-dessus toutes ces expériences, se sont écoulés aux hommes à guise de fleuves impétueux, versant dans les âmes par la vue et la compréhension de cette divine science mystique la connaissance expérimentale de tout ce qu’elles n’ont jamais senti, vue et connue en toutes leurs diverses pratiques intérieures. De sorte qu’elles ne se peuvent étonner de se voir si subtilement et si clairement manifestées à elles-mêmes, en un ordre de si pure et si excellente science.
Mais quoique ces âmes transfuses en la Déité, par les effets successifs de son feu très rapide, voient et sentent bien qu’une telle théorie est plus utile que leur pure et seule pratique, elles n’ignorent pas aussi que cette même pratique est beaucoup meilleure, plus noble et plus utile que toute la théorie qu’on puisse avoir de la science de la vie plus mystique ; d’autant qu’en la théorie, la subtilité n’est qu’en vue, et on la sent comme au-dehors. Au contraire, la très haute pratique de la même théorie réduit toutes choses en un par son très simple flux amoureux et par son unique simplicité. De sorte que toute son expression est réduite en suprême unité, et s’il se trouve que toute l’âme soit perdue à elle-même, son flux est aussi perdu dans toute l’étendue du fond du dernier degré de suréminence.
J’ai bien voulu déduire ceci à dessein de faire voir à l’âme non peut-être assez expérimentée en ce qui est du divin Amour, que ce qui est plus théorique et plus subtil, naïvement et clairement expliqué, n’est pas le meilleur ; afin qu’elle ne s’en empêche pas mal à propos, puis (125) que l’âme qui jouit de Dieu très profondément, hautement et largement, abhorre toute expression comme chose qui la tire au-dehors et qui la divise subtilement, et même manifestement et sensiblement.
Ce n’est pas que la théorie ne soit fort à souhaiter, spécialement pour les directeurs. Mais pour ceux de qui Dieu prend un soin spécial, les conduisant par soi-même, il n’est pas besoin de théorie explicite : ils ont toutes ces vérités par ordre dans leurs exercices, et les sentent dans les manifestations et sentiments, qui leur sont infus de Dieu très largement et abondamment. Sur quoi j’ai dit en passant que certains docteurs mystiques font plus de cas de la théorie de quelques-uns qu’il ne faudrait, parce seulement qu’ils voient que telle théorie montre cette voie en ses moyens ordonnés. Toutes choses bien vues et bien examinées, si le plus contient le moins, à quel propos faire état de ce qui est beaucoup moins que n’est la chose en elle-même
?
Or certains doctes lumineux et savoureux théoriques répandent et écoulent leurs lumières tout ainsi que le lait et le miel, comme dit l’Écriture sainte ; et ayant digéré cela en soi et pour soi, ils le servent très savoureusement aux autres, qui, d’un appétit très simple et très avide de telles vérités, mangent ce divin miel et boivent ce divin lait avec un plaisir et contentement indicibles. Cette saveur si doucement et si savoureusement attrayante tire au suprême Esprit, Père de tous les esprits, les cœurs et les âmes de ceux qui, enrichis de ses perfections, reçoivent ces divines lumières sous formes très simples, compendieuses54, essentielles et perdues.
On ne doit pas moins donner à ce qui est devenu pur esprit en l’Esprit divin. Car l’esprit humain est en lui totalement renouvelé par une nouvelle saveur et étendue d’esprit, en toute l’immensité de l’Amour divin duquel il est fortement mû et agi, pour nous faire une totale transfusion de soi en lui. Et certes cet amour mutuel et réciproque n’a ni terme ni nom pour être exprimé ni entendu. Voilà quels sont (et encore tous autres) les effets de cette très noble voie mystique à ceux qui s’en servent non pour eux et en eux, mais au bien et au plaisir de Dieu seul.
Cette voie aussi bien que l’autre requièrent également la pratique de toutes les vertus. C’est pourquoi les mystiques disent bien à propos qu’en cette voie l’aspiration comme telle et les vertus font le corps, et l’amour unitif, très vif et très fort, en est l’esprit. Cet amour devient discret55 à mesure qu’il est fait divin pour pouvoir soutenir toutes les opérations de son divin feu en elle sans en recevoir lésion, faiblesse ou empêchement quant à sa nature corporelle au-dehors ; encore qu’il soit vrai qu’il soit parfaitement navré de la plaie d’amour au-dedans d’elle-même.
Quant à ceux qui ne sont que sensiblement et naturellement affectifs, cette voie ne leur convient pas, encore qu’ils semblassent se rompre le cœur et les entrailles à force de s’y exercer, parce qu’ils sont trop dans la satisfaction de la nature, qui leur fournit abondance de sensibilité sous prétexte de plaire à Dieu. Cependant ils sont si contraires à Dieu qu’ils n’ont et n’auront jamais peut-être rien en eux qui soit propre à cette pure influence. Je ne veux point en déduire les raisons : il suffit de savoir que ces personnes sont dans la voie de la seule nature, et fort souvent autant pleins et comblés de tous péchés d’esprit renversé, que leurs contraires sont ornés de toutes les vertus, compagnes du véritable Amour.
Les jeunes enfants sont aussi naturellement sensibles, et quoiqu’ils n’aient fait aucun exercice de la commune et première voie d’oraison, ils se trouvent enflammés d’amour pour celle-ci. Mais on voit ordinairement que cela n’est que de nature, et il est à craindre, ainsi qu’on a expérimenté, qu’ils n’entrent jamais en
Dieu, parce qu’ils sont autant dépourvus de son Amour que des vraies vertus. Car il ne leur faut point parler de mortification : ils sont trop délicats et sensuels, et ne veulent être touchés de si loin que ce soit. Et encore qu’il puisse arriver que Dieu s’écoule quelquefois abondamment en eux, ils n’en seront guère meilleurs ; d’autant que tout au plus ils ont les dons de Dieu pour fin et pour but, lesquels ils souillent de l’infection de leur subtile sensualité. Ils jouissent de ce dont ils désiraient seulement user, et méprisent dès là la jouissance du vrai bien, vivant ainsi dans un esprit renversé, et à sens tout contraire de ce qu’ils doivent.
Au contraire, ceux qui s’exercent comme il faut en cette voie, avec continuelle mortification, arriveront bientôt au comble de tous biens, et monteront heureusement tous ces états et degrés sans (126) aucun dommage. Je sais que cette voie, à la prendre largement, peut compatir avec quelques légères imperfections, mais elles ne doivent être aucunement volontaires ; ainsi de toute pure infirmité et faiblesse humaine. Il ne faut pas s’étonner de l’éminence de ces voies ni craindre de n’y pas réussir ; car comme il y a divers degrés et états, Dieu y tirera et élèvera l’âme selon sa constance et fidélité à cet exercice. Celui qui donne moins doit moins recevoir, celui qui donne beaucoup, reçoit beaucoup ; et celui qui donne tout et toujours, doit tout recevoir.
Or nous ne considérons ici l’Amour qu’en ses effets, et comme opérant très noblement en la créature. Nous supposons même tous les effets de l’Amour mutuel et réciproque entre l’amante fidèle et son Amant, celle-là ayant connu par expérience l’infinité de l’Amour et son rapide flux en elle, et encore tout autre hors d’elle, sans changement ni altération possible de la part de l’Objet. Elle l’a, dis-je, connu d’une autre manière dans la jouissance qu’elle a eu de ce divin Objet, autant qu’il est possible d’en pouvoir jouir en son degré, ou peut-être en suprême degré de jouissance, le tout selon l’ordre et l’exigence de deux intimes amants qui vivent l’un de l’autre, et l’un pour l’autre. Ceci est tout voir, tout comprendre et tout dire. Car là où il est question de Tout, cela se doit trouver vrai de toutes parts, autrement il y aurait grand manquement de la part de la créature infidèle.
Or personne n’est suffisamment disposé ni propre pour entrer en la vie suréminente s’il n’est entièrement destitué de son pouvoir actif, dans le plus pur et le plus simple de cette voie mystique. Mais quand on ne peut plus tendre activement en Dieu, on a quelque aptitude à l’entrée de la suprême mysticité, pourvu que cela soit vrai de tous points et en tous sujets d’actes possibles, parce que, tandis qu’il reste ici un point de vie possible pour le poussement amoureux, l’âme n’a point la disposition requise pour se donner et se livrer à pur et à plein en proie à Dieu, pour faire les premières approches de la voie mystique et suréminente par l’entière perte et abandonnement de tout soi.
Plusieurs semblent ignorer ceci, qui même sont doctes mystiques, et qui par leurs écrits requièrent que les âmes (qui ont encore trop de vie et d’action possibles) entrent éperdument, se perdant et s’abandonnant entre les bras de Dieu infini, pour être mus de là en avant de lui seul. Mais comme il y a encore tant de vie en elles, et par conséquent de grandes unions et splendeurs à acquérir et surpasser par l’aspect mutuel de l’Amour réciproque, cela ne se doit pas faire ainsi. Il est de nécessité qu’une telle âme souffre souvent à cette occasion des mortelles et infernales langueurs, n’étant alors ni dehors ni dedans, attendu qu’elle n’a point encore été ravie des douces, fortes et impulsives attractions mystiques. Je dis expressément : mystiques, à cause de l’éminence de leur élévation et constitution, et de la nouvelle communication des délicieuses, secrètes, lumineuses et embrasées notions que l’âme qui est là élevée reçoit immédiatement de son Objet amoureux en son total. Cela, dis-je, n’étant pas et n’ayant jamais été en cette âme, il s’en faut beaucoup qu’elle n’ait la disposition pour cette si suréminente attraction. Agir donc ainsi, c’est exposer trop manifestement ces âmes à des cruelles langueurs et sans beaucoup de fruits. Car il n’importe pas tant de ne passer pas si tôt à ceci ; mais il importerait bien plus de poursuivre l’activité d’amour en toute exercitation et degrés, pour mourir et expirer au même amour, par l’entière suppression de l’appétit actif.
Il ne faut pas se faire trop de violence en cet exercice d’aspiration : l’effort trop violent et trop continu ruine la tête et le cœur ; et procéder trop vivement à ses actes dans l’abondance des influences divines, spécialement si c’est avec continuation, c’est détruire insensiblement sa nature, pour bientôt, par faiblesse d’esprit et de corps, n’être plus propre pour ce qui concerne l’esprit, ni peut-être pour l’exercice du corps. Quand donc on se sent profondément tiré en toutes ses puissances, en sorte que le cœur est comme bouillant en la très vive ardeur de ce divin feu, il faut alors purement souffrir cette divine action, et plutôt soustraire en quelque manière de son impétueux effort, par quelques exercices extérieurs, que de produire des actes qui sont alors plus dommageables qu’utiles, et seront accompagnés de propre recherche de la part de la créature. Et qu’est-il besoin de se rendre sensible en ce qui est déjà assez sensible de soi par l’effort du trait amoureux de Dieu qui ravit fortement la créature à lui-même ?
Cette voie, en la manière que nous l’avons déduite, comme mystique, tient le large : son dernier et plus noble effet est celui qui s’exerce, se reçoit et se pratique aux puissances inférieures et sensitives, hautement élevées et largement dilatées : alors elles pâtissent en leur union les merveilleux effets de l’ébriété divine, que les mystiques expriment sous les termes de vin et d’ébriété, à cause des prodigieux effets semblables à ceux du vin et de l’ébriété naturelle. Mais le tout est senti et opéré au-dedans et au-dehors en l’excessive jubilation d’amour, qui n’a ni terme ni nom pour pouvoir être exprimée, vu la douceur et l’abondance de sa rapide action. Car elle agit tout l’homme non seulement pardessus lui, mais totalement hors de lui, comme ne sachant ce qu’il fait, à cause de la fruition excessive de sapience qu’il y a en ce degré amoureux.
Mais cet amour passe à d’autres effets incomparablement plus nobles et, touchant fortement de son trait rapide les puissances supérieures, il y opère des effets plus excellents sans comparaison, à cause de sa subtile, profonde et simple efficace. Car ceci est merveilleusement subtil, doux et délicieux dedans le fleuve du même amour, dans lequel tout l’homme est perdu d’une manière très profonde, très large et très simple. On y ressent un si simple, si pénétrant et si divin Amour que ce n’est plus que lui-même en son étendue ; et on y est devenu et fait esprit en tout son esprit, par-dessus toutes les démonstrations et similitudes. La sérénité qui est là est si grande que c’est une tout autre région, où l’âme jouit abondamment de tous les biens et richesses des très hauts esprits, au total de l’Amour incréé ; et où étant perdue, elle ne réfléchit point dessus les choses humaines et basses, non pas même sur les effets qui ont précédé celui-ci.
C’est ici que le Soleil divin, étant au plus fort de son action et en son plein midi56, ravit tout l’homme incessamment et continuellement, de sorte que la partie supérieure est ravie et transfuse en l’unité de son esprit, et l’inférieure, la suivant d’un cours impétueux, est unie aux puissances supérieures. Alors il n’y a plus rien de l’homme en l’homme : il est tout là où il doit être, sans que, par manière de dire, il soit en puissance de réfléchir au-dehors. Là les effets de l’amour des deux amants sont totalement ineffables, pour la grande subtilité d’agir et de pâtir qui se trouve en l’un et en l’autre. Cela est ainsi arrivé à l’amante pour sa véritable fidélité à soutenir tous les effets successifs de son Amant en elle. Tout son homme sensitif est mort et perdu, et totalement changé en esprit ; et à mesure que cet état se perfectionne et s’accomplit, cet esprit vient à être fondu en la simplicité même : tout esprit se perd heureusement, au-delà de toute transfusion, en amour très fruitif, au total de son béatifique Objet.
Tout cela est si simple et si unique que la dernière atteinte de cette suprême fruition est très éloignée du créé, par-dessus soi, en l’Incréé. Et il n’y a rien là, ce semble, à consommer de la créature. Il n’en est pas pourtant ainsi, et l’Amant en ses nouveaux efforts trouve encore bien de quoi y consommer en temps et lieu, afin de faire de tout autres élévations et plusieurs autres constitutions, qui contiennent divers degrés d’un très fort amour, et de très fortes illuminations et notions qui succèdent à tour et retour les unes aux autres. Ce qui ne cesse point d’ordinaire que l’entière consommation du sujet ne soit fait au total du même amour. Si bien que le total de cette suréminente constitution est possédé par-dessus l’Ineffable même, en intelligence, discernement, perception et sentiment.
De là vient le très simple et très unique repos, qui est la vie vitale, s’il faut ainsi dire, de tout cet état, consommé en l’ordre successif des très ravissantes influences, de tous les divers moyens et des délicieuses notions qu’Amour a suffisamment opérés, réduits, et fondus en unité d’être, d’entendre et d’opérer par-dessus l’être, l’intelligence et l’opération, conformément au très suréminent regard de Dieu et de l’âme, lequel fait ce très distinct négoce dedans l’Incréé, totalement hors de la créature. Ici donc il n’y a jamais plus rien d’elle pour discerner ni pour élire, mais purement pour tout faire par ses actes purement impératifs.
Cette âme si heureuse vit de la vie de Dieu, et Dieu vit en elle comme en soi-même (s’il faut ainsi dire) sans aucune résistance de la créature. Elle est comme ce qui n’a jamais été, au moins si elle n’est menteuse, contrariant en quelque chose à son juste devoir, comme en effet elle pourrait bien vivre de plus près ou de plus loin à soi-même. Car il est facile aux uns de sortir et de vivre s’ils voulaient, voire même aux plus accomplis et consommés de ce suprême état ; ce qui n’est pas tant (128) aux autres, qui sont fortement dominés du feu d’amour consommant, lesquels sont en cela même si suspendus en leurs puissances et si fortement agités qu’ils ne sauraient jamais sortir de l’activité de cet état amoureux.
Or celui qui est entré au repos de Dieu repose de ses œuvres, comme Dieu reposa des siennes après la création de toutes choses. Cet Esprit éternel dans le repos de sa simple jouissance est totalement incompréhensible et inattingible à tout esprit inférieur. C’est en ce suprême point de consommation que toute la mysticité est réduite, faisant esprit très simple et très perdu au-delà du fond, en la suressence qui l’engloutit et l’absorbe dedans son Tout. En cette suprême unité rien n’est vu, appréhendé ni entendu de distinct ni de séparé, de distinguable ni de séparable. Là n’est rien que le maintenant éternel57 ; et là Dieu seul est et vit en soi en la créature devenue lui-même par un amoureux reflux, laquelle, quoique refuse en son éternel Principe, demeure néanmoins et demeurera créature, même en la gloire, son être créé lui demeurant totalement pénétré de l’Être incréé, fondu et tout perdu là-dedans. De sorte qu’encore que, dans toute la plénitude de Dieu, elle ait toute la propriété et qualité de son être fait divin, si ne désiste-telle pourtant pas de sa créaturalité.
Au reste, nous n’écrivons pas pour être crus ni entendus, si ce n’était peut-être de quelques-uns qui, pour être arrivés pleinement ici, le doivent recevoir avec très grand plaisir, pour se voir par tout ceci parfaitement eux-mêmes, tant en l’ordre de toutes leurs expériences que très loin par-dessus cela, en l’éternelle mer de l’Amour éternel qui, en l’effort de sa rapidité amoureuse, n’a point de cesse qu’il n’ait tout abîmé et tout perdu en soi, pour heureusement et glorieusement vivre au total de sa propre vie.
Encore qu’il soit vrai que l’Amour puisse être en tous exercices spirituels, toutefois il n’y est du commencement que comme Objet mouvant l’âme à agir pour sa fin, c’est-à-dire pour lui-même, ce qui fait l’intention droite par un regard actuel vers son Objet final. Après qu’on a acquis cette facilité à force de continuer ses désirs et ses élévations d’esprit pour la satisfaction de ce divin Objet, on se trouve porté à tout faire, à tout laisser et à tout endurer dans cette rectitude, c’est-à-dire pour le seul amour de Dieu. On se sent animé et de plus en plus enflammé à plaire à lui seul en toutes choses ; en quoi le cœur se sent non seulement facilité, mais encore comme nécessité, s’il faut ainsi dire, de vaquer à cet exercice d’amour actif. Et il le fait avec discrétion, le plus fréquemment qu’il lui est possible, sur les sujets et des matières plus propres à le toucher.
Quand donc il vient à être exercé de longue main et qu’il se sent vivement touché des efficaces splendeurs de son Bien-Aimé, ce cœur se trouve attendri et dilaté d’amour et dévotion sensible, et puis il se sent doucement convié et tiré à suivre amoureusement son Époux. Cela l’anime si vivement à se donner activement à lui que tout son appétit, ses mouvements, ses pensées, ses paroles et ses œuvres n’ont jamais plus autre fin ni autre objet que lui, sa douceur et sa suavité l’ayant amoureusement navré et blessé pour jamais.
Il est vrai qu’il y a plusieurs degrés pour parvenir ici ; mais en cet état Sa divine Majesté est vue et sentie telle en elle-même que l’âme a fait résolution mille et mille fois de quitter toutes choses et soi-même pour vaquer désormais fidèlement à la vive recherche et poursuite de ce très amoureux et très désirable Époux. Elle ne sait que faire ni qu’endurer pour lui satisfaire ; et ce désir s’enflammant toujours de plus en plus, elle s’adonne à la continuelle mortification de soi-même, en tous sens, et manière. Car elle voit que Sa Majesté infinie désire cela d’elle pour jamais, et bien davantage s’il était possible. Et recevant de plus en plus force, lumière et amour, pour l’éternelle exécution de son devoir, elle voit et croit fermement que tout son amour actuel et toute l’étendue de sa plus vive et continuelle exercitation n’est rien en comparaison de ce qu’elle doit à ce Dieu infini, lequel l’a bien daigné regarder et la choisir pour l’aimer d’amour perfectif, profondément et vivement efficace, et la rendre éternellement et incessamment amoureuse de lui, selon l’exigence de l’amour qui doit être réciproque et mutuel entre deux amants.
Ici les noces amoureuses se célèbrent déjà au mutuel plaisir de Dieu et de l’âme divinement pénétrée des traits et attraits vifs, enflammés et délicieux de son cher Époux ; et c’est ce qu’ils expriment tous deux en leur étroite et divine union, sous innombrables similitudes. Dans cet amour réciproque, l’âme brûle de plus en plus de manifester, s’il lui était permis, à tout le monde, la grandeur et la beauté éternelle de son très cher Époux ; et elle voit qu’on ne le peut dignement louer, sinon d’une infinie distance de ses infinis mérites. Se voyant pénétrée en fond d’amour, de lumière et des notions des excellences de cet Objet infini, elle ne peut assez s’étonner de voir l’ingratitude des hommes, qui louent si peu et même déshonorent une si haute et si aimable Majesté. [17] Cela l’anéantit de douleur et la réduit à rien à force d’étonnement. Néanmoins comme elle voit l’ordre merveilleux de la secrète Providence de son cher Époux envers toutes les créatures, elle laisse aller toutes choses leur train, et les laisse agir et mouvoir au soin paternel dont il les conduit d’une merveilleuse manière. Car il ne veut forcer personne, et quoique ce soit l’infini devoir de la créature, n’importe, elle se repose de tout cela sur son ordre paternel, et pour son particulier, elle pense à faire son devoir éternellement, sans cesse et de tout son pouvoir.
Dans cet état, elle ne peut plus se défier de la fidélité de son cher Époux, se voyant tirer de la masse de perdition et choisie entre plusieurs milliers de personnes pour connaître son infinie beauté, pour en jouir et pour l’aimer d’un amour perfectif. C’est pourquoi elle sent toujours un très doux effort d’amour, qui la ravit et la pousse à réciproquer éternellement son amour à Sa Majesté, comme elle y est toujours résolue. Elle ne peut faire moins, étant si élevée en lui et si pénétrée de lui, dont l’action vive et le feu ardent l’agitent et l’occupent selon diverses voies et manières, en unité et simplicité mystique, qui tient toutes ses puissances recueillies et fondues en un, et où tout l’homme est déjà esprit, pour le moins en unité de cœur.
Désormais ses sens sont morts à leurs opérations : ils n’agissent plus, sinon divinement en l’ordre de l’Esprit, lequel est devenu simple en ce nouveau changement et en cet amour fruitif et pratique. Je l’appelle fruitif quand l’âme est vivement agie de son Époux, et si vivement pénétrée, si hautement élevée et tellement perdue qu’il lui semble alors ne point agir. Je le nomme pratique quand elle est laissée à elle-même, afin que, par toutes sortes d’affections possibles, spécialement d’amour unique et ardent, elle s’occupe vers son Époux, s’unissant étroitement à lui en l’ardeur de son amour très affamé. Car comme il la convie toujours au plus secret d’elle-même à lui satisfaire ainsi selon son total, tant à l’agir qu’au souffrir et au mourir, aussi elle s’y occupe et s’y emploie en toutes occasions, sans faire de distinction du facile et du difficile, de l’adverse et du prospère, du peu et du beaucoup. Il ne lui importe que faire ou qu’endurer.
Elle aime le mépris, les humiliations, le renoncement à tout intérêt, la résignation, les suspensions de ses puissances à opérer par amour sensible ; et là-dedans elle se trouve toujours forte en son Époux en la vue et science duquel elle ne manque jamais à son effet, et ne pense à autre chose qu’à se rendre de plus en plus véritable et fidèle. S’il lui arrive de chanceler si peu que ce soit, en ses suspensions et en ces délaissements, elle le ressent aussitôt et en fait conscience comme de grand péché et d’un désordre contraire à son exercice.
Enfin la continuelle mortification est son plus grand plaisir. Elle abhorre l’applaudissement et la louange des créatures ; elle voit et sait par expérience qu’elle n’est rien et n’a rien de bon en elle, qu’il n’y a que Dieu à qui soit dû tout honneur et toute louange, et à la créature, surtout à elle, éternelle confusion. C’est pourquoi elle se hait soi-même autant qu’un démon, sachant la malice de son propre instinct à se cacher et à se satisfaire partout, voire dans les sentiments, lumières et autres dons de Dieu, lesquels pour ce sujet Dieu lui cache souvent, afin de la faire éviter ce larcin, vu la nécessité qu’elle a d’aller toujours à sens contraire d’elle-même. Car elle n’ignore pas que la vérité de son amour ne consiste pas à se sentir toujours enflammée et enivrée d’un indicible amour vers son cher Époux, mais qu’elle consiste en la résidence que lui-même fait au fond du cœur de son épouse, qu’il a souventes fois pénétrée par ses écoulements amoureux.
C’est de là qu’il la convie autant qu’il peut à se perdre à elle-même et à toute créature, et à vivre ainsi perdue en lui, spécialement au temps de son délaissement plus interne, et de celui qui est extérieur de la part des créatures. En cette pratique et fidélité consiste la sainteté de la fidèle épouse, et c’est en cette constitution et état que la plaie du vrai Amour est sentie très douce au-dedans et très douloureuse au-dehors ; ce qu’on ne peut assez vivement représenter à celui qui n’en a point l’expérience.
Il est vrai que cette sorte d’aigles sont59 très rares, vu qu’aujourd’hui les hommes ne cherchent Dieu que pour eux-mêmes, et nullement pour lui. Ils ne sont amis de Sa Majesté qu’à la table et aux noces. Partout ailleurs, ils sont idolâtres d’eux-mêmes, dans la jouissance des excellents dons de Dieu60.
Lesquels ils ont tellement tirés et convertis à eux, qu’ils en ont fait leur Dieu et leur final objet, chose très déplorable. Plus les fidèles épouses sont actives à se cacher et tenir secret ce qu’elles ont reçu de Dieu, plus celles-ci [les âmes idolâtres] y sont actives à le montrer et à le produire à tous, jactant ainsi leur apparente sainteté, qui leur causera d’autant plus grand châtiment (voire peut-être un enfer) qu’elles ont cru être élevées hautement par-dessus le reste des hommes, lesquels elles ont méprisés comme délaissés de Dieu, ce leur semble, pour croupir en terre et s’occuper dans les choses extérieures. Voilà qu’elle est la misérable ruine de ces âmes ingrates et mercenaires.
Mais les âmes fidèles à Sa Majesté vont à sens tout contraire : elles font tout, endurent tout, avalent tous les opprobres et les confusions comme chose qui leur est due, et se rendent toujours plus fortes en esprit. Bref, elles s’efforcent toujours de plus en plus de se conformer à leur Époux, afin qu’il les transforme parfaitement en soi, et qu’ensuite en cette entière conformité de leur vie toute semblable à la sienne, rien ne se trouve jamais d’elles en elles, mais que leur cher Époux y soit tout seul vu et senti au-dedans et au-dehors, sans la moindre dissimilitude d’avec lui. Tel est la distinction des fidèles et véritables épouses d’avec les infidèles.
Ceux qui s’occupent dans les moyens plus éloignés de ceci ne savent ce que nous disons, et ne le sauront peut-être jamais, non pour autre raison que parce que ces choses qui les occupent leur plaisent plus que Dieu même. Car on ne voit pas tant Dieu dans la circonférence comme au centre de la créature raisonnable, où il opère toutes ces merveilles en soi-même, et d’où il fait tant et tant de merveilleuses opérations en toutes ses facultés, la changeant totalement soi, et la faisant autant divine qu’elle était charnelle et animale lorsqu’elle vivait à elle-même.
Mais tout cet ouvrage amoureux est totalement en la disposition de Dieu qui en est l’Objet et le Maître ; et c’est l’œuvre non d’un jour, mais de plusieurs années. Aussi l’épouse fidèle demeure éternellement contente autant du peu que du beaucoup : les raisons d’amour et d’aimer lui suffisent, lesquelles consistent en l’infinie nature de son Objet. Et elle fait toujours en sorte qu’elle ne recule jamais : elle avance toujours chemin en se perdant de plus en plus, sachant très bien qu’aucun, si parfait qu’il soit, ne saurait atteindre le dernier degré de perfection possible, et que ce n’est pas à elle qu’une telle perfection est due. Elle marche directement en la vue et en la science de son cher Époux, sans réfléchir sur soi-même, n’ayant autre soin que de le contenter et de lui satisfaire à son possible, en temps et en éternité, en tous événements. En cela se voit la plus haute perfection à laquelle une âme puisse arriver, ou au moins en son appétit actif ; de sorte qu’elle vole désormais à guise d’aigle, et ne repose ailleurs à très grand plaisir que dans le cœur amoureux de son cher Époux, notre bienheureux Sauveur.
Au reste, il ne faut pas penser d’entrer en cet état si on n’est premièrement résolu à l’exercice des vertus, et de consommer chair et sang en éternel holocauste d’amour, car cette œuvre demande tout l’homme. Que si on se sent imparfait dans les vertus, qu’on ne présume pas d’entrer ici et de s’appliquer cette matière si perduement digérée. Ce serait infiniment se tromper soi-même et travailler en vain, par l’effort de sa sensualité ; de quoi il se faut bien donner de garde, comme du plus subtil et plus cruel piège pour la créature qui se puisse penser. Car c’est ici le terme et la fin à laquelle aboutissent tous les moyens ; et ces moyens qui sont les vertus doivent acheminer ici l’âme par degrés et comme par la main. Supposé donc qu’elle ait la connaissance suffisante de tout ce qui lui faut passer pour arriver à ceci, je dis même par goût et vue de la sapience, elle doit s’appliquer à cela par ordre, se résolvant de suivre Dieu par les voies qu’il lui plaira tenir pour l’attirer à soi.
Elle se servira au commencement de l’aspiration large et prise de loin, et ne cessera point de faire ainsi, autant qu’il lui sera possible, unissant de discrétion pour ne point excéder par trop d’effort et de violence en ses poussements amoureux. Quand elle y sera accoutumée, cela lui sera aussi facile que le respir. Ensuite on peut se porter à la simple et savoureuse spéculation des perfections divines, qui est à la vérité une chose excellente. La perte de soi-même succède à cela. Mais la voie purement mystique, qui est le flux même de la Sapience, est infiniment plus noble, plus excellente et plus courte. Cette simple Sapience se réduit toute en elle-même, c’est-à-dire en Dieu, lequel elle voit et savoure en goût éternel ; et à son respect, toute la circonférence scolastique, laquelle médite et spécule les choses saintes à pointe de jugement, n’est que pur mensonge et comme de la terre totalement insipide au goût de l’âme, déjà excellemment préparé par les simples, savoureux, larges et profonds attouchements du flux de la divine Sapience.
Les opérations de cette Sapience sont si multipliques, si simples, si uniques61, et rendent l’esprit si agile à voler en son fond, et de son fond en son Objet, qu’on ne le saurait suffisamment exprimer. Elle est plus mobile en l’unique multiplicité de ses opérations que tout ce qui est plus mobile dans les choses créées ; et cela fait qu’on n’est pas longtemps agi d’une même sorte. Tel est l’ordre du flux actif et effectif de Dieu en la créature choisie pour son amour perfectif, et pour le suprême repos et les indicibles délices de Sa divine Majesté. Si bien que c’est merveille de voir sortir tant de lustre et de splendeur d’un fond totalement pénétré et largement ouvert aux divines irradiations qui sont des diverses et inconcevables délices.
Mais avant que d’entrer ici, toute la purgation et illumination doivent62 précéder, et on y doit expérimenter tant de pauvreté, de misères et de fâcheux et mauvais sentiments, qu’à peine les peut-on souffrir et soutenir sans tout quitter, à cause de la vie mourante de la créature, qui doit traverser à ses dépens et souvent pour un très long temps cette laborieuse et très difficile région, et rendre la vie à Dieu en très douloureuse et amère agonie d’esprit, dont les mortelles transes ne se peuvent suffisamment exprimer.
C’est ainsi que tout l’homme doit retourner à Dieu, et que l’âme devient son Époux à ses éternels dépens, Sa divine Majesté lui donnant très amoureusement sa grâce abondante pour cet effet. Le moins qu’on y peut tenir de méthode, c’est le meilleur ; et néanmoins il faut ordonner son cœur et son esprit à quelque méthode sans méthode. Car il faut ici marcher, voire doucement, avant que de pouvoir avancer ; il faut avancer avant que de pouvoir courir ; et il faut être très actif et très agile à la course avant que de pouvoir voler à guise des plus subtils et légers oiseaux, et d’être devenu aigle pour ceci. De sorte que tout cet ordre a ses degrés et constitutions en l’homme.
Mais quand l’homme est arrivé à son centre, alors comme un aigle amoureux, il se repose en Dieu à très grand plaisir. La jouissance divine l’occupe en plénitude de délices, d’une manière très subtile, très simple et très spirituelle, et le plus souvent par-dessus soi-même, par-dessus tout sens et toute perception. Tandis qu’il demeure en sa seule industrie, il est très éloigné de son entière perte et résolution, et son occupation vers Dieu est très éloignée de ce centre.
Car la méditation a ses degrés, dont la facilité s’appelle oraison. La suspension du discours fertile, vif, compendieux et affectueux, est un autre degré. Suit par après l’affection volontaire de la part de l’âme qui est encore à soi. Après vient la forte attraction de son entendement, de sa volonté et de sa mémoire de la part de Dieu, pendant laquelle douce impulsion et agitation, l’âme regarde celui qui l’attire et la tient suspendue en lui ; et elle est avec toutes ses puissances totalement recueillie d’un très vif effort, qui la remplit de délices, de lumières et de connaissances très secrètes, que Dieu lui fait sentir et voir plutôt en lui qu’en elle-même. Toutes ses occupations sont exercices d’une contemplation très noble et très excellente en soi-même.
C’est là que Dieu se manifeste si largement et avec tant de merveilleux secrets que la créature ne peut exprimer ce qu’elle a vu et senti, demeurant toute liquéfiée d’une ineffable manière en l’amour de son cher Époux. Tout le dehors et les honnêtes plaisirs lui sont insipides et ne lui sont que mensonge, et, pour dire comme il faut, que très cruelle mort en comparaison de ceci, vu qu’elle est apprise et stylée à se plonger et s’abîmer éperdument en la mer immense et spacieuse de son cher Époux. Mais comme elle n’est pas longtemps arrêtée en cette rapide attraction, à son retour de là, son action consiste à admirer les excellentes notions et représentations intellectuelles, simples et éternelles, qu’elle a vues et senties ineffablement ; et alors elle s’en revole de tout son effort là-dedans comme au lieu de son repos.
Mais cet état étant très mystique et très perdu, nous ferons mieux de redescendre dans l’industrie humaine, appâtée purement de l’amour sensible de Dieu, auquel il faut aller conformément à sa nécessité présente. Il faut donc premièrement entrer en exercice par l’aspiration large, si on est trop loin de l’Esprit. Que si on est plus près et si on a une sensible facilité d’aspirer, on le fera par aspiration plus courte et plus concise, qui affecte le cœur et qui soit propre à le pénétrer et l’ouvrir pour pouvoir être touché de Dieu et se dilater et reposer en lui à plaisir, pendant sa vive et sensible attraction, non pas en réfléchissant sur soi-même, mais sur l’œuvre de Dieu qui tire l’homme à ce divin repos. Il apprendra là en très peu de temps, par la vive onction du Saint-Esprit, et à proportion qu’il avancera dans cet amour perfectif, tout ce qu’il doit faire et savoir, et deviendra docte en la science du divin Amour.
Étant devenu parfait amoureux, on pourra réduire sa science théorique en art, pour être communiqué aux hommes, dont le goût les touchera et allumera leur appétit à se rendre amoureux de Dieu. Car tout ce qui sort de ces hommes ici est tellement esprit qu’il semble plutôt déiforme que simplement divin, leur fond étant si largement pénétré et ouvert qu’ils ne reçoivent plus rien des choses du dehors qui leur nuise. Il y a longtemps qu’ils sont morts aux formes et images naturelles comme effets de la propre vie, duquel désordre ils sont autant éloignés que la nature animale est éloignée du pur esprit. Car elle est totalement changée en Esprit, non pour se chercher et se reposer en elle-même spirituellement, mais pour mourir partout à soi, voire dans les plus excellents dons de Dieu, et se reposer en lui par-dessus tout cela et tout sentiment.
Ici la raison est tellement lumineuse qu’elle voit et anticipe éminemment tout ce qui se voit et se présente à elle, pour être vu et jugé par pur esprit, tel qu’il est en soi. Enfin tout est esprit dans ces hommes, autant que tout y a été chair et sang.
À la première découverte de ce noble fond, et à l’aspect de ses abondantes richesses et inondantes délices, l’âme, déjà vivement pénétrée de Dieu, ne se donne ni paix ni repos : elle emploie tout son effort pour parvenir à cette demeure où Dieu vit et se bienheure en soi-même, et toutes les créatures qui sont retournées et refuses en lui par le moyen de leur propre fond ouvert et pénétré, lequel elles habitent à très grand plaisir en toutes occurrences. Mais ceci n’est connu qu’à soi-même et à ses semblables : tout le reste n’est que circonférence63 ; ce ne sont que préceptes et manifestations de l’ordre, et des désordres qui sont innombrables et qui remplissent des volumes entiers pour l’instruction des hommes. Par ce moyen, ils apprennent à mourir à eux-mêmes comme il faut, afin de retourner en Dieu qui vit en eux et qui ne désire rien tant que de les changer et convertir en soi ; et tout cela étant digéré en diverses manières, chacun y trouve beaucoup selon qu’il en est naturellement affecté.
Ainsi voit-on le soin merveilleux de notre bon Dieu à verser les écoulements de son divin Esprit dedans les hommes : comme il les affecte aussi diversement qu’il y a de diverses personnes, comme il les excite à chercher avec des dispositions propres et convenables pour s’en pouvoir approcher avec ardent désir de l’aimer éternellement. Et cela étant divinement commencé en la créature, Sa divine Majesté le perfectionne au plus tôt, s’il ne tient à elle, car elle n’est que trop souvent infidèle à son devoir, qui est d’exciter toutes ses facultés à s’écouler en Dieu. Mais tout ce qui est fidèle à Dieu est bientôt plein de lui et de l’abondance de ses divines générations, qui sont Amour, Lumière et Esprit en tout ce qui en est vivement touché et abondamment rempli.
Enfin ici se montre et se découvre l’infinie beauté de l’Objet à l’âme hautement déifiée en lui, comme étant arrivée à son centre désiré, plus contente là-dedans qu’on ne peut concevoir. Dieu y est goûté et savouré en lui-même, en ineffable sentiment et goût de sa propre éternité toute présente, qui n’admet ni le temps ni la sortie. C’est là que tout est fondu et perdu64, et cependant tout ce qui reste de l’homme à remplir demeure pleinement et totalement assujetti à l’esprit, qui le tire toujours secrètement à soi et opère au-dehors amoureusement selon l’ordre et exigence de son devoir.
Mais bon Dieu ! De qui et de quoi parlons-nous ? À peine connaît-on personne qui veuille, en se perdant incessamment, se laisser polir et façonner par les attouchements fréquents de Sa divine Majesté. Cette digestion est plus agréable aux oreilles de plusieurs qu’au cœur ; mais posé que quelqu’un sache ce que nous disons, même par expérience, pour avoir fait quelque progrès en ce chemin, si est-ce qu’il est infiniment éloigné de ceci par son infidélité à la poursuite de cet œuvre [ce travail] amoureux, ou parce que le temps de la consommation d’une telle perfection n’est pas encore arrivé. Je sens bien que je ne dis rien à ma digestion parce que la sortie, la distinction et l’effusion aux divers ordres de matières m’est une très cruelle mort : il ne se peut faire que le fond ne produise65 soi-même à soi-même.
Pour ce qui est de ceux que la circonférence de ceci ravit, selon que j’ai dit ailleurs, on ne leur peut fournir assez d’art ni assez de préceptes. Aussi sont-ils autant distants et éloignés de ceci qu’ils vivent à eux-mêmes dans les premiers appâts nécessaires pour les rendre désireux du vrai Bien. Cependant certains d’entre eux pensent entendre tout ceci, et même en avoir quelque chose ; mais ils sont bien trompés en leur sensualité spirituelle ; car ils se trouvent ravis dans la circonférence des préceptes digérés, qui enseignent à faire, à laisser, à mourir à soi-même, et se font voir tout vides et nus du vrai amour perfectif. Ce qui les trompe en ceci est un peu d’amour sensible qu’ils ont pour le plus, qui est totalement conforme à leur nature, laquelle se délecte d’aimer ce qu’elle sait et croit être infiniment bon et saint. Et néanmoins pour y arriver, elle donne du sien si écharsement que cela est tenu de Dieu plutôt pour rien que pour quelque chose ; c’est pourquoi telles gens ne moissonnent que selon le très peu de leur semence, je dis de leurs œuvres.
Ils ne surpasseront jamais la persuasion et n’arriveront jamais à la réduction d’icelle. Ils ne savent pas seulement ce que c’est que cela, et cependant on ne leur peut assez fournir des plus excellents écrits qui se puissent penser, ce qui n’est autre que se faire des fouets et des bâtons pour être flagellés épouvantablement, au plus tard, quand ils partiront de cette vie. Il serait donc plus à propos que tous ceux-là prissent un bon auteur à tâche, afin qu’en s’exerçant selon ses écrits, ils fissent leur devoir, qui est d’acquérir solidement la vertu, et puis l’amour en conséquence de la vertu. Si bien que cette disposition plus éloignée est ce à quoi se doit occuper tout esprit qui est plein de soi et de sa propre vie, laissant ces exercices ici aux excellentes aigles et aux vrais contemplatifs66.
Encore que l’amour puisse être présent en tous les exercices, il n’y est toutefois que comme objet mouvant l’âme et la poussant à agir pour sa fin propre, c’est-à-dire pour lui-même. C’est lui qui rend l’intention droite par un regard dont l’acte porte sur son Objet final. Lorsque cela est devenu facile grâce à des désirs continus et des poussées spirituelles propres à satisfaire cet Objet, on trouve de la facilité à tout faire, tout abandonner et tout endurer en fonction de cette rectitude d’intention, c’est-à-dire pour le seul amour de Dieu ; en effet, on se sent alors animé à ne plaire qu’à lui seul en toutes choses, et l’on s’y sent même enflammé de plus en plus. Par là, le cœur sent de la facilité et comme une nécessité à cet ensemble d’exercice actif, et l’âme y vaque avec discernement le plus souvent possible, par les sujets et les matières qui la touchent le plus et le mieux. Et si elle s’y est longtemps exercée, elle a plus ou moins vivement ressenti en son cœur et en son âme l’attouchement des splendeurs puissantes de Notre-Seigneur, qui auront attendri et dilaté son cœur d’amour et de dévotion sensible. Et quand cela s’est produit à plusieurs reprises, l’âme se sent et se trouve invitée et attirée doucement à suivre amoureusement son Époux, ce qui l’encourage vivement à se donner activement, purement et pleinement à Sa Majesté, si bien que tout son désir, tous ses mouvements, toutes ses pensées, ses affections, ses paroles et ses œuvres n’ont et n’auront jamais plus d’autre fin ni d’autre objet que son Époux, dont la douceur et la suavité l’auront amoureusement blessée pour toujours.
Il est vrai qu’il y a bien des degrés en cela, mais en ce jeu si doux, Sa Majesté aura été vue et ressentie en elle-même de telle façon que l’âme aura pris la résolution, mille et mille fois, de tout quitter et de se quitter elle-même pour désormais vaquer fidèlement à ce commerce amoureux, pour rechercher et poursuivre avec force son Seigneur et son Époux très cher, tout désirable et plein d’amour. Cela fait que l’âme ne sait que faire ni qu’endurer pour continuellement le satisfaire, et son désir en cela s’enflammant toujours plus, la mortification s’opère continuellement en elle dans tous les sens et de toutes les manières possibles : elle voit et sent que Sa Majesté infinie l’exige d’elle, et exigerait infiniment plus s’il lui était possible. Recevant en cela toujours plus de force, de lumière et d’amour pour éternellement exécuter son devoir, l’âme juge, voit et croit que ce devoir même d’aimer Dieu par ses actes, en toute l’étendue de son exercice le plus vif et le plus continu, n’est rien à côté de ce qu’elle doit au Dieu infini qui a bien voulu la regarder pour la chérir et l’aimer d’un amour parfait, profondément efficace et fort pour la rendre amoureuse de lui, éternellement et sans relâche, conformément à ce qu’exige l’amour réciproque et mutuel de deux amants. Ici, déjà, se célèbrent les noces d’amour, pour le mutuel et conjugal bon plaisir de Dieu et de l’âme pénétrée des traits et des attraits vifs, enflammés et délicieux de son cher Époux. C’est cela qu’expérimentent l’Époux et l’épouse en leur étroite et divine conjonction, au-delà des innombrables images propres à manifester cet effet.
Dans le développement de ce jeu réciproque, l’âme brûle toujours plus de manifester à tous, pour autant que cela soit possible, la grandeur et la beauté essentielle de son très cher Époux ; et c’est pourquoi elle voit et sent qu’on ne peut dignement le louer, si ce n’est d’infiniment loin par rapport à ses mérites infinis, et elle ne peut assez s’étonner, en cette condition et à ce degré où son fond est pénétré d’amour et de lumière dans la connaissance des perfections souveraines de son objet infini — non, elle ne peut assez s’étonner de voir l’ingratitude des hommes qui déshonorent une Majesté si haute, si grande, si douce et si aimable, et qui chantent bien peu ses louanges. Oui, c’est là ce qui l’anéantit de douleur et la réduit à rien en la violence de son étonnement. Cependant, voyant l’ordre merveilleux de la providence secrète de son cher Époux envers toutes ses créatures, elle laisse toutes choses aller leur train, elle les laisse sous l’action et la motion de son cher Époux qui les conduit toutes avec un soin paternel et de manière merveilleuse : il ne veut forcer personne, quoique cette louange soit le devoir infini de la créature. Peu lui importe, elle se repose de tout cela en cette disposition paternelle ; et pour ce qui est d’elle, elle ne pense qu’à accomplir son devoir éternellement et sans cesse, employant pour cela sans relâche toutes ses forces supérieures et inférieures, ne pouvant jamais plus se défier de la fidélité de son cher Époux envers elle : en effet, elle voit qu’elle a été tirée de la masse de ceux qui se perdent, et choisie entre des milliers pour connaître l’amour parfait de sa beauté infinie et en jouir.
C’est pourquoi l’âme est invitée, stimulée et librement contrainte par une très douce étreinte de l’amour infini, cette douceur la ravissant de plus en plus pour qu’elle réponde éternellement par son amour à Sa Majesté : elle s’y résout par suite des différentes pénétrations par lesquelles elle trouve et sait qu’elle est élevée, et dont l’action vive et le feu ardent l’agitent et l’occupent de diverses manières, selon des voies toutes différentes et distinctes à l’intérieur de l’unité et de la simplicité mystiques ; celle-ci maintient toutes les puissances recueillies et englouties en unité, là où tout l’homme est déjà esprit, que ce soit au moins en l’unité du cœur69, ou qu’il soit [18] même entièrement ramené et englouti en un. Aussi les sens sont-ils désormais morts en leurs opérations ; ils n’agissent plus de façon animale, mais divine, conformément à l’esprit qui est devenu simple en ce renouvellement et en ce jeu d’amour conjugal, amour de fruition70 et amour pratique. Il est amour de fruition lorsque l’âme est mue par son Époux, lorsqu’elle l’est si fortement, lorsqu’elle est si pénétrée, si élevée et si abandonnée, qu’il lui semble alors ne point agir ; il est amour pratique lorsqu’elle est plus ou moins, voire totalement, laissée à elle-même pour ne s’occuper que de son Époux par toutes les affections possibles, spécialement par celles de l’amour suprême et ardent ; et cela dans l’union la plus étroite possible en l’ardeur de son amour très affamé, qui l’invite continuellement au plus secret d’elle-même pour qu’elle le satisfasse ainsi en tout ce qu’elle est, que ce soit en agissant, en pâtissant ou en mourant. Elle s’y occupe et s’y emploie en toute occasion favorable, sans distinguer entre le facile et le difficile, entre la prospérité et l’adversité, le peu et le beaucoup. Aussi ne lui importe-t-il pas de faire ou de supporter ceci ou cela dans le mépris et dans les humiliations, dans le renoncement à tout intérêt propre et la résignation, ses puissances étant suspendues quant à l’opération de l’amour sensible : elle se trouve forte en son Époux et ne manque jamais d’exécuter ce qu’elle doit, ne pensant qu’à se rendre toujours plus véritablement fidèle envers Sa Majesté. Et s’il lui arrive de chanceler aussi peu que ce soit en ses suspensions, en sa pauvreté et en ses délaissements, elle le ressent aussitôt et s’en fait grande conscience, comme d’un grand péché et d’un désordre contraire à son exercice. La mortification continuelle de toutes les manières possibles est son plus grand plaisir ; et en cela elle abhorre les applaudissements et les louanges des créatures, voyant et sachant bien par expérience qu’elle n’est rien et n’a rien de bon en elle ; elle voit que louanges et honneurs ne sont dus qu’à Dieu seul, alors que toute la confusion éternelle est pour la créature et pour elle surtout, et cela pour des causes infinies qu’elle sait et voit très clairement. Si bien qu’à cette occasion, elle se hait elle-même plus qu’elle ne hait le diable, sachant très bien la malice de son propre instinct qui se recherche lui-même et veut partout la satisfaire, même dans les choses et les sentiments de Dieu, en ses lumières et en ses connaissances, bref, en tous ses dons ; et Sa Majesté est souvent contrainte de les lui cacher afin de lui éviter ce larcin, sachant très bien qu’il lui est nécessaire d’aller toujours en sens contraire d’elle-même. Elle sait aussi que la vérité de son amour ne réside pas dans la sensation continuelle du feu enivrant de l’amour indicible de son cher Époux, mais en lui-même et au plus profond de son épouse qu’il a souvent pénétrée de ses écoulements amoureux ; c’est de là qu’il l’invite tant qu’il peut, particulièrement au temps de son aridité et des délaissements les plus intérieurs ou les plus extérieurs de la part des créatures, à se retirer sans cesse en abandonnant toutes créatures et elle-même, afin de vivre abandonnée en son Époux. En effet, c’est dans cette situation et dans cette pratique que réside la sainteté de l’épouse fidèle, et pas ailleurs ni autrement. Et c’est dans cette situation et dans cet état que la plaie véritable du véritable amour est ressentie à la fois très douce et très douloureuse très douce au-dedans et très douloureuse au-dehors. Et l’on ne peut assez vivement montrer cela à celui qui n’en a point l’expérience.
Il est vrai que ce genre d’aigle est très rare, attendu qu’aujourd’hui les hommes ne cherchent Dieu que pour eux et nullement pour lui-même ; ils ne sont amis de Sa Majesté qu’à sa table et pour ses noces, mais partout ailleurs, ils sont amis d’eux-mêmes et s’idolâtrent en la jouissance des dons excellents de Dieu ; et ils les ont tellement changés et convertis à eux-mêmes, qu’ils en ont fait leur Dieu et leur objet final, ce qui est la chose la plus déplorable qui se puisse penser. Alors que les épouses fidèles s’efforcent de se cacher les dons de Dieu en elles, ces personnes-là s’efforcent d’autant plus de se montrer et de se produire devant tous, vantant ainsi leur sainteté apparente qui leur causera des châtiments en proportion ; et peut-être leur causera-t-elle même l’enfer, si elles sont si malheureuses que de se croire hautement élevées au-dessus des autres hommes, les méprisant secrètement et sans discernement, parce qu’il leur semble qu’à côté d’elles, Dieu les a délaissés, et que Sa Majesté les laisse croupir en terre pour qu’ils ne s’occupent que des choses extérieures : telle est la ruine de ces misérables ingrats qui ne sont que des mercenaires infidèles. Mais ceux qui sont fidèles à Sa Majesté vont en un sens tout contraire à celui-ci : ils font tout et endurent tout, ils avalent tous les opprobres et les confusions comme leur étant dus ; ils soutiennent tout, ils supportent tout et se rendent toujours plus forts en esprit. En tout cela, ils s’efforcent de plus en plus de se conformer à leur Époux afin qu’il les transforme parfaitement en lui ; ainsi, par l’entière conformité de leur vie toute semblable à la sienne, rien ne se trouvera jamais en eux qui leur serait propre, mais leur cher Époux sera vu et ressenti en eux et hors d’eux comme vivant si parfaitement en chacun d’eux, que l’on n’y trouvera jamais plus la moindre dissimilitude d’avec lui. Telle est la distinction entre les épouses fidèles et les infidèles, entre les vraies et les fausses.
Par ailleurs, celui qui évolue dans les faubourgs de tout ceci ne sait pas ce que nous sommes en train de dire, et ne le saura peut-être jamais ; la seule cause en est celle-ci : ces choses lui plaisent plus que Dieu lui-même ; et Dieu ne se cachant pas ici, mais au plus profond de la créature raisonnable, c’est là qu’il doit être trouvé, et pas ailleurs, c’est là qu’il opère toutes ses merveilles en lui-même et c’est de là qu’il ne cesse d’opérer merveilleusement en toutes les facultés de la créature, la changeant totalement en lui par ses actions merveilleuses ; et en cela, elle est devenue aussi divine qu’elle était charnelle et animale alors qu’elle vivait pour elle-même.
Mais tout ce commerce amoureux dépend tellement de Dieu qui en est l’objet et le maître, qu’il n’est pas l’œuvre d’un jour, comme l’on dit, mais de plusieurs années ; et en cela l’épouse fidèle demeure éternellement contente du peu comme du beaucoup, les raisons de l’amour et les raisons d’aimer lui suffisant pour tout, telles qu’elles sont en la nature infinie de son Objet. Elle fait toujours en sorte de ne jamais reculer, mais de toujours avancer sur le chemin en s’abandonnant de plus en plus et de mieux en mieux ; et elle sait très bien que personne, pour parfait qu’il soit, ne peut atteindre le dernier degré possible de l’abandon. Et comme ce n’est pas à elle qu’est due cette perfection, elle fait par là son chemin et s’avance autant qu’il lui est possible, son cher Époux le voyant et le sachant ; et elle n’y réfléchit même pas, n’ayant d’autre soin que de le contenter et de le satisfaire de son mieux dans tous les événements, dans l’éternité comme dans le temps. En tout cela, on voit la perfection la plus haute à laquelle une âme puisse arriver, au moins en son appétit actif71, de telle sorte qu’en volant désormais comme l’aigle, elle ne repose plus, pour son plus grand plaisir, qu’au cœur plein d’amour de son cher Époux, notre Sauveur béni.
Par ailleurs, il ne faut pas penser entrer ici avant d’avoir résolu de consommer chair et sang en éternel holocauste d’amour pour Sa Majesté : cette affaire réclame en effet la totalité de l’homme ; cette résolution doit se prendre alors que l’on en est aux préambules, c’est-à-dire en train d’exercer et d’acquérir les vertus, et si, à ce stade, on ressent quelque chose de moins parfait, qu’on ne présume pas d’entrer ici, mais que l’on prenne pour tâche et pour exercice cette matière exposée si prudemment, d’autant que ce serait se tromper infiniment soi-même et agir pour rien par l’effort de la sensualité. Il faut infiniment s’en méfier, comme du piège le plus subtil et le plus cruel qui se puisse penser pour la créature. Voilà pourquoi cette résolution est la fin et le terme à l’intérieur des moyens que cette même fin requiert pour qu’on l’aborde, et, comme je l’ai dit, ces moyens sont en ses préambules ; ils doivent acheminer l’âme par degrés et comme par la main, en supposant qu’elle ait la connaissance suffisante de tout ce qu’il lui convient de traverser pour arriver là, même si c’est par goût et par une vue de sagesse : c’est à cela qu’il lui convient de procéder par ordre, se résolvant à suivre Sa Majesté par les voies qu’il lui plaira pour l’attirer à soi.
A cet effet l’âme se servira pour commencer de l’aspiration large et profonde, et elle ne cessera point de le faire tant que ce lui sera possible, l’utilisant avec discernement pour ne point s’épuiser par trop d’effort et de violence en de telles poussées. Mais comme j’ai parlé de cela ailleurs, je n’en dirai rien ici ; une fois accoutumée, l’âme trouvera bientôt cela aussi facile que d’inspirer et d’expirer son haleine. Maintenant, si la spéculation des perfections et des personnes divines faites en simplicité dans la Sagesse de Dieu est une chose excellente, et si l’abandon de soi-même la suit, néanmoins, l’aspiration purement mystique, et qui est l’épanchement même de cette Sagesse, est infiniment plus noble, plus excellente et plus courte. Cette Sagesse simple transforme tout en elle-même, c’est-à-dire en Dieu. L’âme le voit et le savoure en des goûts éternels, et à côté de cela, tout le domaine de la scolastique72, à l’intérieur duquel on médite et spécule fortement en rigueur de jugement73, est un pur mensonge et une terre totalement insipide pour le palais déjà restauré plus ou moins parfaitement par les attouchements simples et savoureux, larges ou profonds, du flux tout ravissant de la Sagesse divine elle-même. Ses effets et ses opérations sont si merveilleux, ainsi que nous l’avons dit, ils sont si différents, si nombreux, si simples et si uniques, qu’on ne saurait assez l’exprimer ; et cela rend l’esprit très agile pour voler vers son fond, et de son fond vers son Objet divin. Et c’est pourquoi la Sagesse est plus mobile en la multiplicité souveraine de ses opérations74, que tout ce qu’il y a de plus mobile dans les choses créées ; ce qui fait que l’on n’est guère longtemps mû d’une même façon.
Tel est l’ordre du flux affectif et effectif de Dieu en la créature qu’il chérit hautement d’un amour qui la rend parfaite, pour le repos suprême et les délices indicibles de Sa Majesté. Aussi est-ce merveille que de voir sortir tant de lustre et d’éclat d’un fond largement ouvert aux divines splendeurs qui le pénètrent totalement, et qui sont et produisent cibles notions et d’inconcevables délices. Mais avant d’entrer là, il faut passer par toute la purgation et toute l’illumination selon leur ordre et leurs distinctions ; et en leurs pauvretés et misères, elles produisent tant de sentiments si fâcheux et si mauvais, qu’on peut à peine les souffrir et les supporter sans tout quitter. Il y a d’infinies raisons à cela en la vie mortelle de la créature ; elle doit pour l’ordinaire, et bien souvent durant un temps très long, traverser à ses dépens cette première région pleine de labeurs et de difficultés. Par cet exercice, il faut rendre sa vie à Dieu en une agonie spirituelle très douloureuse et très amère, et l’on ne peut assez en exprimer les affres mortelles. C’est ainsi qu’il faut que, par le dedans et par le dehors, l’homme tout entier retourne à Dieu, qu’il doit épouser à ses frais éternels, et Sa Majesté lui donne très amoureusement sa grâce abondante à cet effet.
D’une certaine façon, moins on aura de méthode pour entrer ici, mieux ce sera ; néanmoins, il faut ordonner son cœur et son esprit à une certaine méthode qui ne semblera pas en être une. En effet, il faut ici marcher très doucement avant de pouvoir avancer, et il faut pouvoir avancer avant de pouvoir courir, et il faut être très actif et agile à la course avant de pouvoir voler ; et il faut longtemps s’activer à voler comme les oiseaux les plus mobiles et les plus légers, avant de devenir ici un aigle ; et tout cela connaît du plus et du moins selon chacun. Et puis, arrivé en son centre comme un aigle plein d’amour, l’homme se repose en Dieu en très grand plaisir, et cette jouissance divine l’absorbe en une plénitude de délices : elle l’envahit en lui-même, c’est-à-dire selon la sensibilité et la perception, d’une manière très subtile, très simple et très spirituelle ; mais le plus souvent, elle l’envahit au-dessus de lui-même par-dessus tout sens et toute perception. Ainsi voit-on que l’homme est très éloigné de son abandon complet et de sa résolution tant qu’il demeure en sa seule industrie, et son occupation en est alors très éloignée dans les choses extérieures, voire même dans celles de l’intérieur.
Il y a d’innombrables voies à cette occupation : elle consiste d’abord en la méditation selon différents degrés ; lorsque celle-ci est devenue facile, on l’appelle oraison ; quant à la suspension du discours et de ses subtilités, discours rapide et bref excitant l’affection par la considération [de l’intellect]75 ou par [26] l’attachement volontaire, elle vient de l’âme tant qu’elle s’appartient ; mais elle peut aussi avoir lieu par la forte attraction de son entendement, de sa volonté et de sa mémoire de la part de Dieu : l’âme le regarde tant que dure cette douce impulsion et cette motion, et elle regarde alors celui qui l’attire et la tient tout entière suspendue en lui avec ses puissances, et qui la remplit de délices, de lumières et de connaissances très secrètes qu’il lui fait alors voir et sentir en lui-même et hors d’elle, plutôt qu’en elle-même.
Toutes les occupations de ce genre exercent l’excellente contemplation, et cela est en soi si noble, qu’on ne saurait assez le dire. Et c’est là que Dieu se manifeste quelquefois si abondamment et avec tant de merveilleux secrets, que la créature ne peut exprimer ce qu’elle a vu et senti, demeurant toute liquéfiée de façon ineffable en l’amour de son cher Époux ; et à côté de cela, tout ce qu’elle a vu et senti à l’extérieur, tout ce qu’elle y a entendu ou pourrait y entendre, tous ses plaisirs même honnêtes, ne sont que pure insipidité et pur mensonge ; à vrai dire, tout cela est une mort très cruelle pour l’âme dressée et formée à se plonger et à s’abîmer éperdument en la mer infinie et immensément spacieuse de son cher Époux.
Mais l’âme ne reste pas longtemps arrêtée en cette forte attraction ; aussi son action devient-elle alors d’admirer les notions excellentes et les représentations intellectuelles simples et éternelles qu’elle a vues et senties ineffablement ; si bien qu’elle reprend son vol de toutes ses forces vers elles comme vers le lieu de son repos, et cet état est très mystique et très abandonné.
Mais nous ferons mieux de laisser cette poursuite pour descendre à l’industrie de l’homme que séduit le seul amour sensible de Dieu. Il faut en parler comme il convient à sa nécessité présente, c’est-à-dire à la nécessité d’entrer en exercice par l’aspiration large, s’il est trop loin de l’esprit ; et s’il en est plus près et sent de la facilité à cela, ses poussées seront en des aspirations plus courtes et plus concises, de telle sorte qu’elles produisent beaucoup d’affection dans le cœur, et qu’elles soient très propres à le pénétrer et à l’ouvrir pour qu’il puisse être touché par Dieu. Il pourra alors se dilater en son attraction vive et sensible, s’y réjouir et s’y reposer à plaisir, non pas en revenant sur lui-même, mais en l’amour de Dieu qui l’y attire pour cela. Et là, il apprendra en très peu de temps, par la vivante onction du très Saint-Esprit, tout ce qu’il doit faire et savoir ; ainsi, à force d’avancer en cette disposition et en ce jeu de l’amour qui le perfectionne, il apprendra la science d’amour. Et une fois devenu parfait en amour, il pourra rédiger ce qu’il sait en théorie, et en faire une méthode pour que les hommes l’apprennent, le goût de cette science devant les toucher d’amour et enflammer leur désir de se rendre amoureux du Dieu infini. D’ailleurs, tout ce qui sort ici de cet homme est tellement spirituel, que cela semble plutôt déiforme que simplement divin, son fond étant si largement pénétré et ouvert, qu’il ne reçoit plus rien de nuisible des choses extérieures ; il y a longtemps qu’il est mort aux formes et aux images naturelles qui sont les effets de la vie propre à la nature. Cet homme est aussi éloigné de ce désordre que la nature animale prise en elle-même l’est de l’esprit pur auquel elle est maintenant totalement changée ; elle l’est non pas pour se rechercher et se reposer spirituellement en elle-même, mais pour se reposer en lui par-dessus tout cela et par-dessus toute sensation, en mourant partout à elle-même et aux dons de Dieu, même les plus excellents. La raison est ici tellement lumineuse, qu’elle voit et prévient éminemment tout ce qui se présente à elle, pour qu’elle le voie et le juge selon le pur esprit tel qu’il est en lui-même. Bref, tout est esprit en cet homme autant que tout y fut auparavant de chair et de sang. Cette réduction si brève et si abandonnée se fait et s’accomplit au fin fond de l’amour même, et ses formes simples semblent son essence même en la très simple unité de ce fonde, mais aussi en Dieu dont provient et où demeure tout fond.
Or, il est vrai qu’à la première découverte de ce noble fond en présence de ses richesses si abondantes et de ses délices si inondantes, l’âme déjà pénétrée de Dieu ne trouve plus ailleurs ni paix, ni patience, ni repos. Elle emploie tout son effort à l’acquisition de cette demeure où Dieu vit, et trouve son bonheur en lui-même et en toutes les créatures qui sont retournées et plongées en lui, grâce à leur propre fond qu’il a ouvert et pénétré ; c’est là qu’elle habite en très grand plaisir en toutes circonstances. Mais comme rien de cela ne se révèle à d’autre qu’à elle et à ses semblables, tout ce qui s’en écarte n’en est que le domaine extérieur, avec ses préceptes qui manifestent son ordre et ses désordres dans ses innombrables matières : cela remplit de grands et gros livres pour l’instruction des hommes, et par là ils apprennent à mourir à eux-mêmes comme il se doit, afin de retourner à Dieu qui vit en eux et ne désire rien tant que les changer et convertir en lui.
Tout cela étant accompli de diverses manières, chacun y trouve goût selon sa nature. Voilà pourquoi ce qui est propre à l’un ne convient nullement à l’autre. On voit ainsi le soin merveilleux de notre Dieu bon qui répand son Esprit divin de façons aussi différentes qu’il doit y avoir d’individus à le rechercher, affectant chacun selon des dispositions telles, qu’il puisse s’approcher de lui avec d’ardents désirs et l’aimer éternellement. Cela étant divinement commencé en la créature conformément à ses divines voies, Sa Majesté la porte au plus tôt à sa perfection, n’était-ce que cette créature est trop souvent infidèle de bien des manières à lui répondre comme elle le doit en excitant toutes ses forces et toutes ses facultés à s’écouler en Dieu. Aussi, tout ce qui est fidèle à Dieu est bientôt plein de lui en l’abondance de ses fructifications divines, qui transforme en amour, en lumière et en esprit, tout ce qui en est vivement touché et abondamment rempli. Enfin, tout ceci montre et découvre l’infinie beauté de l’Objet divin et du sujet hautement déifié en lui, beauté de celui qui est arrivé au centre qu’il désirait et qui s’y trouve infiniment content, au-dessus même de l’appréhension qu’il en a, attendu que Dieu y est goûté et savouré en lui-même dans d’ineffables sentiments et dans le goût de sa propre éternité absolument présente, sans qu’elle admette le temps ni quoi que ce soit d’extérieur à elle. C’est là que tout est englouti et abandonné, et ce qui reste à remplir en l’homme demeurant pleinement et totalement assujetti à l’esprit qui le tire toujours secrètement à soi, opère au-dehors amoureusement selon l’ordre et l’exigence de son devoir.
Mais, ô Dieu très bon, de qui et de quoi parlons-nous ici, vu que l’on connaîtra à peine une personne qui veuille, en s’abandonnant continuellement elle-même, se laisser polir et façonner par les attouchements répétés de Sa Majesté divine ? Il y en a beaucoup pour qui cet exposé agit plus sur les oreilles que sur le cœur ; et si quelqu’un sait ce que nous disons, peut-être même par expérience pour avoir fait quelque progrès en ce chemin, il en sera pourtant à une distance infinie à cause de son infidélité dans la poursuite de ce commerce amoureux, ou bien parce que le temps passé en cette perfection n’est pas encore suffisant pour sa totale consommation.
D’ailleurs, je sens bien que je ne dis rien en mon exposé, parce que ce m’est une mort très cruelle que de rendre compte des distinctions et des développements propres aux différents [30] ordres de cette matière : je ne peux nullement le faire sans que mon fond ne se produise lui-même pour lui-même.
Pour ce qui est de ceux que les considérations extérieures entraînent ailleurs, on ne peut leur fournir assez de méthode ni de préceptes ; et ils sont aussi distants et éloignés de ce dont nous parlons ici, qu’ils vivent pour eux-mêmes dans les premières séductions nécessaires pour les rendre désireux du vrai bien. Cependant, certains d’entre eux pensent comprendre tout cela, et même en posséder quelque chose ; mais ils sont bien trompés en leur sensualité spirituelle, car, en se trouvant entraînés à la périphérie des préceptes de perfection qui enseignent ce qu’il faut faire et ne pas faire et comment mourir à soi-même, ils se montrent et se font voir tout nus et tout vides du véritable amour parfait. Ce qui les trompe ici est un peu d’amour sensible qu’ils ont si tout va bien, et qui est totalement conforme à leur nature qui se délecte d’aimer ce qu’elle sait et croit être infiniment bon et saint. Et pour y arriver, elle donne ce qui lui appartient si parcimonieusement, que cela est tenu par Dieu pour rien plutôt que pour quelque chose. Et voilà pourquoi ces gens ne moissonnent ici que selon le très peu de leur semence, c’est-à-dire de leurs œuvres.
Ces gens-là ne dépassent jamais le stade des arguments, et n’arriveront jamais à s’en passer ; ils ne savent même pas ce que c’est. Et cependant, on ne pourra leur fournir assez de livres parmi les meilleurs qui se puissent penser, ce qui n’est pas autre chose que leur faire des fouets et des bâtons dont ils seront plus tard épouvantablement flagellés lorsqu’ils partiront de cette vie. Il serait donc plus à propos que ceux-là s’en tiennent à un bon auteur et le suivent en s’exerçant à faire leur devoir, qui est d’acquérir solidement la vertu et puis l’amour qui en sera la conséquence. C’est à cette disposition lointaine que doit s’occuper celui qui est plein de lui-même et de sa vie propre, laissant les exercices dont il est ici question aux aigles excellents à qui seulement ils conviennent.
L’homme juste étant un arbre planté en l’Église, les actes intérieurs continuels et fervents et la pratique des vertus sont ses fruits et les feuilles qui les conservent, ce sont tous les labeurs extérieurs de sa vocation. Juger autrement de ces labeurs tels et si saint qu’ils soient, et croire que les moyens plus éloignés de la fin sont la fin même et la sainteté, c’est être du tout éloigné de raison et de toute connaissance lumineuse. Car ces pénibles labeurs extérieurs ne sont que les moyens des moyens plus proches de la fin de sainteté ; je veux dire des continuelles, roides et ferventes exercitations 218 de l’esprit, par lesquelles on se surpasse activement soi-même s’unissant étroitement à Dieu.
Voilà la raison pourquoi ceux qui par l’expresse et du tout extraordinaire assistance de Dieu jointe à leur fidèle coopération par amour pratique sont arrivés au-delà du désir de l’action, de la passion, de l’amour, et de la mort même, unis et transformés en leur suprême et divine fin objective et béatifique. Ceux-là ne doivent plus être séparés si peu que ce soit de cette fin. Ce serait un acte de grande ignorance et indiscrétion de les penser tirer hors de leur fin, pour les remettre aux moyens, si nobles et excellents qu’ils puissent être, car il y a une distance infinie de l’un à l’autre.
Cet union superessentielle ne procède pas de l’industrie ou disposition humaine elle vient immédiatement de Dieu seul, par surabondance du concours tout à fait extraordinaire de sa rapide action, laquelle agite ces âmes-là d’une manière très excellente et très vive par ses divers attouchements très suaves et très efficaces, par la douce force desquels elles viennent à mourir et expirer du tout hors d’elles-mêmes, et être entièrement surpassées en Dieu. Là elles ne savent ce que c’est que multiplicité ni distinction, étant étendues et dilatées en l’océan de la divinité, sa même extension et simplicité, comme une goutte d’eau ou de vin le serait dans le grand Océan du monde, laquelle est faite le même Océan, par la dilatation et extension, en l’amplitude de son étendue et profondeur sans fond.
Les directeurs donc considérant que cela est hors du pouvoir des hommes doivent faire estime de ces âmes comme du plus précieux et riche trésor qui se puisse jamais imaginer en ce monde ; et cela étant ainsi, il leur sera facile de supporter leurs défauts et saillies extérieures qui sembleraient être aucunement désordonnés et devoir scandaliser les infirmes. Car ils savent bien que ces défauts ne procèdent que de l’entière et continuelle attention de tout eux-mêmes en Dieu, qui fait qu’ils ne sont pas toujours attentifs à leur parfait règlement extérieur, j’entends pour se manifestement distraire et se multiplier hors de leur objet, ne sachant, par manière de dire, s’ils sont morts ou vifs.
Ils doivent néanmoins mettre peine de se rendre attentifs pour sortir en bon ordre, quand, et où il le faut ; et les directeurs doivent par leur dextérité et discrétion rendre les personnes infirmes capables des défauts et manquements et des saillies extérieures de ces âmes dissimulant le mieux que faire se pourra tous leurs défauts et les portants avec douceur et bénignité à prendre garde. Quant à eux, ils doivent attendre que cet état abstractif qui se fait par une vive touche, lumière, action et jouissance, se change en un plus noble, et plus relevé en suréminence, auquel ces âmes étant arrivées elles seront plus propres pour sortir à l’extérieur en bon ordre, et avec édification du prochain. Bref pour résoudre le point susdit, les directeurs ne sauraient tirer telles âmes hors de leur suprême fin aux moyens sans saillir : et cela pour innombrables circonstances, qu’ils doivent expressément savoir, et qui seraient de trop longue déduction en ce lieu.
Plusieurs se trompent grandement qui pensent que toute la sainteté consiste à être toujours en croix, ce qui fait qu’au temps qu’ils devraient être joyeux, ils sont tristes et désolés, se persuadant qu’en cela ils imitent notre Seigneur, lequel néanmoins encore qu’il ait toujours eu sa Passion en objet, en divertissait son esprit quand il n’était pas temps d’y penser, montrant un visage joyeux et allègre. Ce serait bien assez qu’ils ne les rejetassent pas de dessus leurs épaules quand Dieu les en a chargés, et qu’il ne descendissent pas de la croix mal à propos, quand ils y doivent être crucifiés, pour aller chercher consolation parmi les créatures.
Je ne veux pas dire que ce ne sois une bonne chose, et qu’il n’y ait quelque sorte d’obligation de se délivrer des croix, qui contrarient à la santé, pourvu que cela se fasse en la volonté de Dieu. Je dis seulement qu’on ne doit pas descendre en esprit des croix extérieures ou intérieures (spécialement de celles-ci) qui ne préjudicient en rien à la santé, et desquelles nous ne pouvons pas délivrer. Il faut donc les endurer, et demeurer attacher et cloués, autant de temps que Dieu le voudra, attendant qu’il nous en délivre.
Mais il faut savoir que le désir et l’appréhension des croix peuvent procéder de la nature du diable ; de la nature, en ce que l’âme voyant le grand bien qui procède des croix les désire par un subtil appétit de propre intérêt, d’excellence, et de propre satisfaction. Cela se discerne 219 en ce que la nature est tout attristée et pleine de sursaut et d’appréhension dans ses désirs. Du diable aussi en ce qu’il les représente subtilement à l’âme afin de l’abattre en elle-même et au sens, et de l’empêcher de s’unir à Dieu en paix et en repos d’esprit, et se plaisant à la troubler, pour la rendre inepte à entendre uniquement à son souverain bien qui est Dieu. Or tout désir si saint et si amoureux qu’il soit, s’il est accompagné d’inquiétude, il est infailliblement de la nature, ou du diable, selon que nous l’avons dit en nos premières règles.
Ces gens-là sont et constituent la fin de toute sainteté et perfection aux moyens ; à cause qu’ils ne savent pas ce que c’est que se dépouiller et renoncer entièrement au bien qu’ils n’ont pas fait au passé, et qu’ils ne feront pas : pour ne le pouvoir faire, tant en action qu’en passion ; ce qu’ils n’expérimenteront jamais en pratique, que par la renonciation et entier dépouillement d’eux-mêmes. Cela se dit facilement, mais il ne se pratique qu’en mourant réellement et en effet, comme le font toujours ceux qui sont doués de vraie et parfaite sainteté, en son plus haut et éminent degré.
La discrétion dans les personnes qui sont plus profondément illuminées est une simple lumière et appréhension qui se fait ressentir par son infusion et action dans la simple raison, l’illuminant subtilement sur le sujet intérieur ou extérieur, qui se présente pour être discerné. Cette lumière montre les causes et circonstances plus occultes, qui dépendent de ce sujet pour sa perfection ; et cela se fait quelquefois ainsi tout d’un coup et en un moment ; autre fois par diverses vues qui succèdent l’une à l’autre là-dessus, dont la seconde et la troisième sont plus parfaites pour bien ordonner et déterminer ce dont il est question, que la première. [...]
Il ne faut pas tirer à soi les choses extérieures que l’on fait ni s’en dépeindre trop l’esprit. C’est pourquoi il les faut faire vitement y appliquant autant 236 d’attention et non plus que les choses mêmes le requièrent, pour être faites comme il faut ; afin qu’après cela on ne demeure pas dépeints de leurs images et figures, et que la liberté du cœur à se convertir librement et incessamment ne soit nullement empêchée. Mais comme il est fort difficile de tirer nullement à soi ces choses-là à cause de la grande ignorance et faiblesse de notre esprit, quand on s’en sentira empêché, faut s’appliquer à lire quelque matière simple et fort spirituelle, laquelle soit d’assez longue suite ; faisant en sorte que l’on se retrouve simple sans aucunes figures et images propres pour rentrer en sa voie, selon l’ordre de ses exercices.
Touchant ce que j’ai souvent dit qu’il faut vivre inconnu ; je ne pense pas que ceux qui se cachent trop fassent le mieux. Il faut se cacher à ses inégaux, et non pas à ses égaux. Que si par notre discours on peut concevoir ce que nous avons et ce que nous pouvons, bien fait. Mais autrement, il n’est pas permis de dire ce qu’on est ni ce qu’on a, comme semble le vouloir certains, qui veulent que ceux avec lesquels ils conversent comme spirituels leurs disent plus qu’ils n’ont et qu’ils ne sont. Cela suppose de grands défauts et une grande ignorance en ces gens-là touchant la vie de l’esprit. Ils ne sont sectateurs que de la mysticité sensible, et conforme à la nature de certains, dont les préceptes et maximes fluent en cet esprit-là. Mais il n’y a rien de surpassé là-dedans ; ce n’est qu’une sapience fort doucement coulante, qui ne sait ce que c’est qu’excéder le sens, dedans les croix et les morts de l’esprit, lesquelles Dieu opère en ses plus intimes amis ; les rendant ainsi par dedans très semblable et très conforme à lui.
Les personnes dont il est question ne sont pas moins fort saintes ; mais je dis qu’elles ne savent, à cause de ce défaut, rien de la même mysticité ; d’autant que d’être mystique que selon le sens et la vie sensible, douce, facile et active, c’est n’avoir que les dispositions requises à la parfaite et totale mysticité du mystique entièrement mort, et perdu en la mer infinie de Dieu. Car cette mer l’engloutit totalement en elle, en obscurité et ténèbres, sans qu’il sache où il est, ni ce qu’il fait ; Dieu le tirant à soi par des voies admirables, lesquelles il lui fait toutes outrepasser en totale ignorance, sans qu’il fasse autre chose que suivre en pâtissant le trait amoureux de Dieu, qui lui est totalement inconnu. Ce n’est pas qu’il soit sans le ressentir, mais il ne sait ce que c’est, à cause de la grande clarté et vivacité de cet attrait à le toucher, pénétrer, et ravir en Dieu.
C’est en cette sorte de Mourants par continuelle mort, que Dieu a son Paradis en la terre, et de qui il reçoit le plus grand bien, honneur et délices entre les hommes, comme étant ses plus intimes amis. [...]
[...]
Pour faire le discernement duquel nous parlons ici, il faut savoir qu’il y a deux sortes d’humilité. L’une par laquelle on s’humilie à force de pures raisons qu’on appelle humilité claire. L’autre par laquelle on s’humilie par un fort et pur amour, ou même en amour nu, et en raison par-dessus la raison. La première naît et procède des grandes et fortes raisons qu’on a de s’humilier. L’autre ne veut pas de raison pour celà : mais les annulant toutes, elle ne se sert d’autre motif que du pur amour, qui en tout sujet et rencontre l’abaisse, en élevant en Dieu son amoureux et bienheureux objet. Cette doctrine est de très grande importance et de très grand poids.
Or toute la science des écoles ne peut rien donner de ceci par elle-même, à qui que ce soit. Elle n’est propre qu’à faire spéculer la nature par l’ordre et le moyen de la pure doctrine, pleine de vivacité et de raisons naturelles ; déduisant par l’effort des sens et naturellement tout 306 ce qu’elle veut persuader. Cela, dis-je, n’est propre qu’à ordonner et constituer l’homme moral qui par ce moyen peut être élevé au seul sommet de la nature où est le plus haut degré de la vie morale. La seule science et vie naturelle ne saurait moyenner un seul de l’esprit. Au contraire, ces spéculations sont autant opposées à l’esprit qu’elles sont puisées et acquises par une étude et par un effort naturel ; ou par une doctrine et connaissance purement raisonnable, fondée seulement sur la nature, par ses industries-là ne saurait jamais se surpasser soi-même. Bref, tous ses raisonnements ne sont propres qu’à l’enlacer et l’embarrasser toute de soi-même.
Ceux donc qui vivent ainsi sont aussi éloignés d’être spirituels et de la vraie simplicité qu’ils sont pleins de raisonnement et resserrés dans l’enceinte de la seule nature et par conséquent vides de la sagesse et lumière divine qui fait amour sensible, élévation et joie, en très simple recueillement d’esprit. [...]
Deux choses sont requises à l’âme qui désire incessamment se convertir à Dieu. La première est la très basse et vile estime de soi-même ; et l’autre, une très haute et infinie estime de Dieu. Par celle-là l’âme se voit et se tient pour ce qu’elle est, c’est-à-dire le rien même. Et par celle-ci elle voit Dieu infiniment infini et admirable en toutes ses créatures qui composent cet univers, lequel néanmoins n’est rien au respect de Dieu.
[...]
Au reste notre perfection ne consiste pas en la science des spéculations de tout ceci, mais en la vraie pratique de l’amour et dans l’exercice des vertus qui se 307 présentent à nous à tout rencontre, pour être pratiqué en ardent et indéficient amour. [...]
En ces distinctions d’abandonnements et renonciations sont comprises toutes les pauvretés de l’esprit, et par conséquent les divers sujets des morts intérieures que l’âme doit ressentir et pratiquer continuellement, et avec un courage, une constance, et un désir mâle et généreux si elle veut jamais arriver au secret Cabinet du pur et simple Amour de Dieu. Où étant parvenue, elle l’entendra prononcer ces familières et douces paroles : « Jusques ici je t’ai appelé mon serviteur, mais maintenant et pour toujours je te dirai mon intime et mon Ami. Car le serviteur ne sait ce que traite son maître au secret de son cœur, mais l’ami tel que tu es et seras désormais, sait et saura à jamais ce que j’ordonne et décrète en mon plus intime secret. » Ce qui ne se fera et ne se possédera de toi, ni en toi, qu’au plus profond de moi-même, pour notre mutuelle et intime plaisir.
[...]
D’ici vous voyez facilement que la sainteté ne consiste pas à sentir Dieu fluer en l’âme, ou la touchant de ses inondations et irradiations divines, mais en un vrai et essentiel amour pratique qui fait opérer en Dieu sans lumière ni dévotion sensible au temps 309 des plus fâcheuses et pénibles aridités. [...]
Il faut donc à la vérité que l’âme se laisse doucement forcer et comporter aux écoulements d’un si profond amour de Dieu envers elle. [...]
Il faut vous résoudre non seulement de ne laisser pas éteindre le feu d’amour en votre cœur, mais encore de tenir ce cœur ardemment et continuellement brûlant au feu du même amour, afin que là-dedans tous vos manquements et défauts, qui sont de pures infirmités, soient en un moment consommés et réduits à rien. Ainsi le seul amour demeurera maître de la place, c’est-à-dire de votre âme, et de tout votre cœur ; et en pratiquant comme vous devez, l’amour au tout de lui-même, au fond de votre esprit très séparé de tout ce qui est sensible et intellectuel ; vous jouirez là des délices d’une paix et d’un repos digne d’un tel amour et d’un tel époux que le vôtre.
[...]
316 [...]
La Sapience que Dieu répand avec l’Amour du très Saint Esprit dans les âmes qu’il a éternellement choisies pour l’aimer hautement et excellemment est admirable et inconcevable en la diversité de ses effets ; car elle les produit si diversement en une infinité de voies et de chemins que c’est en considération de cet ordre admirable que le Sage dit, comme par admiration : « qui est-ce qui entendra la multiplique entrée de la Sapience ? Eccl. 1. [...]
317 [...]
Il y a donc pour aborder ceci des voies plus éloignées et d’autres plus proches. La voie plus conforme aux doctes et à la nature, c’est la spéculation faite scientifiquement avec douceur et plaisir de l’appétit, pour connaître Dieu par la montée qu’ils font comme ils peuvent, des choses visibles aux intellectuels et invisibles, et à Dieu même pour en avoir connaissance, afin de le pouvoir aimer par le moyen de ces lumières.
D’ordinaire ceux qui tiennent cette voie qu’on appelle Scolastique, ne parviennent jamais, si ce n’est miraculeusement à la voie mystique, ni à l’excellence de ses divines unions, transformation, notion, simplicité, et plusieurs autres effets qui sont infinis amours, joies et les délices au total de la créature. Cela, dit, pour l’ordinaire ne savent et ne seront jamais ce que c’est qu’esprit, ni combien Dieu est doux et amoureux à ceux qui sont fondus totalement en son feu immense. Que s’ils ont parfois quelque petit rayon de la clarté divine, cela est merveilleux ; mais c’est encore plus grande merveille qu’ils ne se rendent pas par cela amoureux de Dieu, qui les visite de son amoureuse clarté. Car comme ce rayon ne touche que la superficie de leur cœur et de leur sens, ils lui sont véritablement attentifs tout ce temps-là avec révérence ; mais cela étant évanoui ils retournent à leur première façon de vivre, d’entendre et d’agir dans l’effort de leur vie raisonnable et sensible en l’ordre et action de spéculation scientifique. De sorte qu’ils ne sauront jamais en cette vie ce que c’est que se perdre en Dieu, et demeurerons toujours dans leur propre effort et industrie, sans pouvoir jamais passer la vie purement morale, au sommet de laquelle ce sera merveille s’ils peuvent jamais parvenir.
La voie mystique en elle-même est du tout contraire à celle-ci ; car si elle se sert de considérations en son commencement, elle fait en sorte qu’elles soient toutes propres à la volonté. Et ainsi laissant telles considérations, elle enflamme la volonté de toutes sortes d’affections, conformément à celles qui lui sont plus présentes, comme produites par sa considération. Si bien que ces personnes-là excitent leurs affections qui se succèdent l’une à l’autre tout ainsi que les boucles d’une chaîne ; et la première affection s’étend et se dilate en elle-même, conformément à l’ordre et à l’effet de vraie pratique, et de là en procède une autre d’une autre sorte, et puis encore une autre, et ainsi du reste selon l’ardeur du désir de celui qui agit. Et ces affections ainsi enchaînées sont ou des vertus nécessaires, ou bien de l’Amour, qui est l’aiguillon, le nourrisson, le fomentateur, le maître, le sanctificateur, et le tout des vertus morales, nécessaires au lustre et à l’ornement de l’esprit.
Or quoi que cette voie mystique convienne vraiment aux simples, si est-ce que les doctes de bon naturel, qui ne veulent pas se chercher, et qui ne font aucun cas de la science naturelle, comme de chose plus nuisible incomparablement qu’utile et avantageuse pour l’amour simple, pur et unique ; ne sont pas entièrement incapable de tenir cette voie. Car ils ne se soucient non plus de leurs sciences que de ce qui n’est pas, et n’en usent qu’en temps et lieu, pour enseigner, disputer ou prêcher, vacant hors de là à la simple contemplation des œuvres divines, de l’infinie Essence de Dieu en son unité, en la fécondité de la nature des personnes produites et émanées de cette fécondité, l’une par voie de génération divine et éternelle, et l’autre par éternelle émanation des deux premières. Ce qui convient à l’éminente et aucunement extatique contemplation ; par laquelle on est plus agi qu’agent, si l’élévation est telle que je la suppose.
Encore que la spéculation autant spirituelle que naturelle des perfections et de l’Essence divine, soit estimée et 318 tenue pour contemplation ; ainsi que je viens de dire : si est-ce que nous disons que la contemplation se fait en arrêt d’esprit hautement élevé, profondément pénétré, transporté et attaché entièrement et d’un fixe regard en Dieu. La beauté et la douceur duquel ravissent l’âme au moins par-dessus soi et sur toute chose créée. Ce qui continue autant de temps que cet effort dure. C’est ainsi que les doctes mystiques la définissent à peu près.
[...]
Mais les simples ne manquent pas de contemplation, ni en Dieu, ni en son Amour sorti, ni en tous ses effets, tant selon la grâce que selon la nature. Ce qui les ravit tellement hors d’eux-mêmes qu’ils sont entièrement plongés perdus là-dedans : d’où certains d’entre eux retournent fort rarement à eux ; et les communs de cet état s’en sentant divertis, se plongent et se perdent incontinent en ce divin Océan où est la vraie joie et la vraie vie, les vues et sentiments du dehors leur étant plus cruels que la mort.
Or posé que ces personnes soient à elles, n’étant pas actuellement ravies de l’attrait puissant et très extraordinaire de Dieu. Leur exercice ordinaire est d’aspirer en Dieu le plus amoureusement, ardemment et essentiellement qu’il leur est possible. Ce qui leur est aussi facile et presque aussi ordinaire que de pousser et retirer leur haleine, à cause de leur très grande habitude à cela.
Ces personnes-là sont déjà passées en toute l’étendue de Dieu, n’ayant plus autre vie que sa vie, ni autre esprit que le sien ; et leur éminente excellence ne se peut concevoir telle qu’elle est.
[...]
C’est donc l’occupation en ardent amour, qui est la voie et l’exercice de ces personnes, par laquelle Dieu leur vient au rencontre, comme elles vont très agilement au rencontre de Dieu. Et c’est là que se font les étroits et ineffables embrassements de l’amant et de sa bien-aimée, en l’ineffable amour et suavité de tout Dieu. Cela en certain temps se fait si souvent et si fréquemment, que c’est grande merveille comme telles âmes peuvent subsister en vie dans ses efforts si doux et si amoureux et souvent très rapide et impétueux.
Cette voie mystique ainsi, et tout autrement encore que nous l’avons montré, devrait être à bon droit la voie de tous les hommes choisis pour connaître Dieu et pour l’aimer excellemment... [...]
La perfection et la vraie réformation de l’homme présuppose trois choses. La première est un très ferme et résolu désir de l’acquérir par amour et d’y employer toutes ses forces, afin qu’à quelque prix que ce soit, on détruise avec bon ordre sa propre corruption, et qu’on établisse en son lieu les habitudes des vertus 330 désirées de l’esprit. La seconde est d’avoir une très haute estime de Dieu, croyant toujours que sa Majesté nous est plus présente que nous-mêmes, tant au-dehors au dedans, nous remplissant et toutes choses créées, de son divin Esprit, d’une manière entièrement incompréhensible, et qu’en comparaison de Dieu, tout le créé, même le monde invisible, ne doit être estimé non plus que rien, puisque sa Majesté est toute en chaque chose créée, et totalement en soi-même.
La troisième est de croire très fermement le véritable rien de toutes les créatures, et par très juste et raisonnable conséquence, le nôtre. [...]
[...]
Car comme vous êtes Dieu très connu aussi êtes-vous Dieu très caché et secret. Je dis en ce dernier genre d’excessives opérations d’une si haute et prodigieuse suréminence, que vous faites dans les spéciales épouses, lesquels vous avez choisi de toute éternité pour exercer en elles ce négoce sur-ineffable. De sorte que votre Majesté est leur centre infini, et elles sont le vôtre au moyen des continuels effets 393 de votre amour, ou plutôt de votre feu tout consommant.
Au reste, on peut dire et fort à propos, que ce désert a des demeures différentes, et qu’il est triple en lui-même. Le premier sensitif, le second raisonnable, le troisième est purement spirituel dedans le fond central où vous habitez naturellement ; vous y bien-heurant vous-même en toute l’activité de votre infini regard et amour. Mais laissant à part les deux premiers, et parlant ici seulement de notre désert inaccessible et suressentiel, c’est là qu’il faut que nous demeurions stablement arrêtés, puis que nous y sommes parvenus, pour nous y délecter heureusement de votre ineffable et très ravissante beauté. Car c’est d’elle que nous sommes éternellement spectateurs au tout infini de son immensité, au-delà de ce notre désert essentiel, très simple et très esprit. C’est dit-je, là que nous sommes immobilement arrêtés à vous contempler, uniquement abîmés au fin fond de vous-même : où nous jouissons de vous et de toutes vos perfections avec un infini amour. Et cela dans l’immobilité et très stable arrêt de notre éternel regard, lequel vous faites en nous, et que nous souffrons : et lequel nous faisons aussi d’une vive activité réciproquement amoureuse. Au reste, tant plus cela se fait en nous hors de nous, tant plus nous sommes suréminents en la très simple constitution, que votre amoureux et éternel regard fait en nous : selon lequel nous sommes ineffablement simples et uniques en vous-même.
[...] 399 [...]
Ainsi, ma chère Vie et mon cher Amour, nous devons mettre toute peine à demeurer véritable en votre Sagesse, en éminence de vue, et de flux ou de communication, s’il est besoin. Afin de demeurer toujours uniques dans l’unique, simples dans le simple, sans aucune altération ni variété : votre Majesté faisant tout en nous, et nous réciproquement toutes choses en elle, comme ses vifs instruments, ordonnés pour faire toutes les œuvres de son bon plaisir.
[...] Il faut donc faire en sorte, ô mon Amour, d’être fidèle et véritable jusqu’à ce point, afin que comme nous ne sommes plus et ne vivons plus pour nous et en nous, vous soyez et viviez seul en notre être, fait vôtre, et demeurant toutefois nôtre, sans altération ni changement. Ce qui est encore un secret de notre suressence, lequel n’est connu qu’à vous.
Toutes choses ô mon cher Amour, sont pleines de vous, et vous êtes tellement plein de vous-même, que vous vous communiquez et vous écoulez comme par dégorgement et surabondance sur tout le créé, pour déifier vos créatures à proportion de leur capacité. En ce dégorgement et en ce flux amoureux, consiste tout votre plaisir au-dehors : voyant que la créature reflue de tout son appétit en sa cause originelle que vous êtes, elle trouve son vrai bonheur, conformément à l’ordre de son appétit.
[...]
715.
Le Seigneur est esprit, dit saint Paul, là où est l’esprit du Seigneur, là est la liberté. Par ce même Esprit, nous spéculons la gloire de Dieu à face découverte, de clarté en clarté. Tout ceci est des paroles de l’Apôtre. Je dis donc que la souveraine liberté de l’homme est en Dieu ; mais elle a plusieurs degrés qui précèdent sa consommation, et lors que tout l’homme est consommé en l’état passif et fruitif, sa liberté alors est divine, en quelque façon semblable à celle des bienheureux. Il demeure néanmoins toujours en puissance d’opérer, par l’application de son franc arbitre ; ce qui n’empêche pas que cette liberté n’aie du rapport à la liberté des bienheureux, souverainement libres à aimer leur Objet, auquel ils sont en cela même très immobilement et très fixement attachés, le mal étant aussi éloigné d’eux et contraire à leur appétit que les ténèbres sont contraires à la lumière. C’est ainsi que nous opérons en notre liberté passive, en l’immensité de notre Objet, auquel nous sommes passés et transfus : ce qui fait que le mal est autant éloigné de nous que notre amour est fort et véritable en notre objet.
Au reste le franc arbitre qu’ont les hommes pour dire et faire le bien ou le mal n’est que demi-liberté à l’égard du vrai bien, vu qu’il a été si affaibli en Adam et en nous, que nous ne pouvons rien faire de surnaturel ni surnaturellement, qu’avec très grand travail et avec le secours de la pure grâce de Dieu. C’est pourquoi nous sommes plus captifs que libres ; et cependant nous allons sans peine et librement au péché, auquel Adam nous a asservis, et auquel nous nous sommes assujettis. Ainsi nous sommes d’une part libre pour le mal et languissants pour le bien ; quoique notre liberté soit entière en cela même en chacun de ses actes, pour consentir ou ne consentir pas. Liberté malheureuse qui fait que les trois parts des hommes ne craignent aucunement de consentir au mal (spécialement s’ils ne doivent pas encourir de peine corporelle présentement) et de commettre toutes sortes de péchés ; ce qu’ils font avec plus grande avidité, que les hydropiques n’appètent incessamment l’eau pour étancher leur soif.
Encore donc que cela soit l’effet du franc arbitre, si est-ce que cela doit plutôt être appelé tyrannique liberté, puisque c’est être esclave d’innombrables tyrans, je veux dire de ces plaisirs passagers qui ne durent qu’un seul moment, et la coulpe et les maux en sont éternels, pour la mort et la ruine de l’âme. Voilà la liberté dont la créature peut user d’elle-même pour faire le mal ; comme au contraire il faut une liberté divine pour vouloir et faire le bien, à la gloire de Dieu infini. Comme ces malins estiment que le mal est leur vrai bien, ils ne cherchent qu’à jouir en abondance et en pleine paix des délices bestiales qui sont le fruit de leur propre liberté, souhaitant de pouvoir conserver et augmenter les 716 biens et les joies qu’il possèdent très illicitement et malheureusement.
[...]
Parlant maintenant de la refusions de l’homme en Dieu par voie mystique, je dis que l’homme, quoique le plus misérable entre les animaux, est néanmoins né pour connaître Dieu et pour l’aimer ; et Dieu ajoutant à cela en certains les infusions extraordinaires de sa grâce et de ses riches dons les touche et les remplit suavement, les tirant à soi par un doux et délicieux effort, qu’on ne saurait concevoir si on ne l’a ressenti. Par la douceur de ce feu, les cœurs et les esprits sont nettoyés, purgés et garantis de la rouille et de la tache de leur amour-propre, qui est l’exterminateur du genre humain. C’est ce feu qui occupe au-dedans les hommes disposés à recevoir les divines influences ; et par ces moyens ils se trouvent tirés et entièrement soumis à Dieu de corps et d’esprit. Ils se fondent dans ce feu amoureux, ni plus ni moins que la cire se fonde au feu matériel ; et Dieu grave profondément en eux sa vive image et sa ressemblance ; ensuite de quoi dans la vive ardeur de leurs désirs, ils n’ont ni joie ni repos qu’à le contempler, tant en lui-même qu’en notre nature élevée à l’union hypostatique, qui est notre amoureux Sauveur. Aussi opère-t-il en eux tant de merveilles secrètes et cachées, qu’ils demeurent tous étonnés et confus pour jamais, de se voir si libéralement caresser de sa divine Majesté ; laquelle a résolu de toute éternité de les choisir et de les séparer des pécheurs, de 752 tout ce qui est visible et d’eux-mêmes, pour prendre en outre son repos et ses délices. C’est pourquoi il les associe, les lie et les unit à soi en mille manières et par diverses opérations qui sont des profondes impressions d’amour, des connaissances et une science merveilleuse en ceux qui ont le bonheur d’être les très chers sujets des opérations de son amour.
Or tant plus ces âmes expérimentent ceci, tant plus elles se sentent simples et perdues à elles-mêmes. [...] C’est en Dieu qu’ils vivent avec pareille avidité, que le poisson se nourrit dans l’eau, son propre élément. L’action qu’ils sont obligés de faire, ni même l’occupation manuelle s’ils en ont de nécessité ne les tire pas au-dehors, de les rempli pas d’espèces et d’images, ni n’empêche pas le repos intérieur. Ils ont toujours l’œil simple de l’entendement ouvert à regarder avec admiration et plaisir ce qui les tire à soi. Leur cœur ouvert semblablement par le subtil effort de cette inclination intellectuelle et cordiale, et par un simple mouvement presque continuel, va s’unissant à Dieu par l’effet et un effort très subtil, et par acte et mouvements d’amour, d’admiration et d’étonnement sur l’infinie nature de Dieu en elle-même, lequel ils voient et appréhendent en sa propre unité d’une ineffable manière, comme un abîme inscrutable et impénétrable, comme une mer qui n’a ni fond ni rive. Ils le contemplent dis-je, en leur éminente élévation par-dessus toutes ses perfections, lesquelles ils voient n’être que lui-même, et dans toutes les créatures de l’univers montrent quelque chose à leur manière possible ; publiant par leur être et par leurs opérations les merveilles de Dieu, qui ne les a créés à autre dessein qu’afin que chaque chose recoulât en lui à la mesure et proportion de son désir.
[...]
[...]
Il faut que nous laissions tellement toutes choses être ce qu’elles sont, que nous n’y réfléchissions pas seulement ; attendu que tout cela est hors de nous et nos voies doivent être si perdues que personne n’en voit ni trace du sentier, sinon nous et nos semblables. Il faut bien nous donner de garde d’en faire paraître quelque chose au-dehors ; car combien que cela se pourrait faire par les meilleurs motifs du monde 756, eu égard à nous et qu’en ce sens nous façon d’agir semble être ordonnée et conforme à la commune portée des hommes, cela n’est pas néanmoins ainsi selon eux ; c’est pourquoi nos sentiments ne sont pas suivis pour l’ordinaire, et ceux des personnes d’autorité conformes à leurs voies sont toujours crus et estimés préférables aux nôtres, tant il est vrai qu’on préfère ses voies à celle d’autrui. La raison est qu’on se délecte dedans les siennes par ce qu’on les connaît, et non à celle des autres auxquelles on ne connaît rien. C’est ainsi que chacun abonde en son sens selon une innombrable diversité de voies conformes aux diverses humeurs, appétits, et inclinations des hommes.
Il ne faut donc pas que l’âme qui est simple en la région des esprits pense tirer à ce sentiment ceux qui ne sont pas simples ; d’autant que ce qu’elle propose, étant si tiré et si esprit, comme il est, ne peut entrer en l’esprit en la vue de ceux qui vivent en la seule nature, encore que leurs voies fussent dans le plus excellent état moral. Car la distance entre ces deux états est aussi grande que d’une région à l’autre, à savoir de la région des esprits plus purs et plus éloignés de la voie morale à celle qui n’est que dans le subtil raisonnement. [...]
[suite de la transcription d’intérêt : 762 (sommeil mystique), 773 (sur les douleurs de nature)...]
621 [...] Mais il y a un piège plus subtil que je n’ai pas encore touché, qui est la perte du repos sensible, à laquelle personne ne veut passer, c’est la votre barrière laquelle vous ne voulez pas franchir, en vous abandonnant à pur et à plein à perdre votre repos sensible, quoi que ce serait le perdre sans le perdre. Car vous abandonnant à cela toujours et partout, vous rendriez votre repos simple, et au-dedans de l’esprit ; et vous jouiriez simplement et tranquillement de Dieu, qui est lui-même votre repos, nonobstant les efforts des espèces sensibles, qui semblent s’opposer à cela de la part du sens. Je dirais plus, que par ces combats de l’esprit et du sens, l’esprit s’enfonce et s’approfondit davantage en Dieu son objet, étant plus qu’en semblables guerres et abandonnements vous penserez être éloigné de lui, par cela même vous y serez plus profondément absorbé et transformé. Car Dieu étant ce qu’il est en sa nature, est infiniment éloigné du sentiment ; et partant la délectation de votre sentiment 622 vous éloigne infiniment de Dieu. Voire je dis qu’elle vous tient d’autant plus en vous-même que vous pensez être en Dieu et lui satisfaire en cela.
Vous ne devez pas craindre de vous abandonner même à être damné, pourvu que vous ne passiez pas sciemment au péché ; puisque cet abandon fait en Dieu vous enfonce infiniment en lui, quoi que cela vous soit imperceptible et contraire à vos sens. [...]
624 Votre Révérence sait assez comme les cœurs se parlent mutuellement, et comme quoi tant plus ils sont éloignés, tant plus ils s’unissent, et parlent ensemble. Ce qui est d’autant plus vrai entre nous que notre affection est simple et unique en Dieu, dans lequel nous vivons. Nous conversons ainsi mutuellement en simplicité d’esprit, par-dessus tout ce qui se peut dire des présents et divers événements ; d’autant que ce que nous proférons l’un à l’autre est vie en la même vie de Dieu, l’amour duquel nous ravit sans cesse à l’aimer et à nous perdre en lui jusqu’au dernier point possible. Encore que nous apercevions du désordre dans ce siècle, c’est néanmoins à quoi nous ne pensons pas ; laissant les événements tels qu’ils puissent être à la Providence divine. [...]
[...]
Il faut que nous soyons par-dessus toutes choses, entièrement morts et perdus en l’abîme de la vraie vie qui est Dieu ; et cela en nudité très parfaite d’esprit, par laquelle nous adhérons à Dieu en sa très simple unité, au-delà de notre propre fond. C’est à quoi il faut aspirer. Personne n’arrivera jamais là tandis qu’il y aura en lui un point de propre vie. Je vous parle librement ainsi, et vous dis toutes ces vérités, parce qu’elles vous sont fort conformes en raison, et par-dessus toute raison et discrétion. Celles qui sont au-dessous de ceci appartiennent à la vie, qui est encore une grande étendue de pays. Mais passant à autre chose, je vous recommande de vous plaire aux œuvres auxquelles vous êtes présentement appliqué, telles qu’elles soient ; attendu que Dieu en doit être grandement honoré. Au reste vous n’avez rien que vous n’ayez reçu, partant de tout cela même la gloire en soit à Dieu qui vous l’a donné. Ce vous est beaucoup d’honneur d’être un instrument ordonné de Dieu pour cela de toute éternité.
Laissez donc Dieu opérer en vous et par vous sans résistance, afin que sa Majesté infinie est son plein et entier paradis en vous et en nous. C’est ce que je vous souhaite infiniment, voire autant et plus qu’à moi-même. Croyez-moi, je m’étonne comme il est possible que les hommes rampent sur la terre à guise de serpents [...]
[...[…]
Cela est si vrai pour vous et pour moi, que tous événements, tant intérieurs qu’extérieurs, par exemple toute infusion, tout esprit, toute lumière, et toute élévation 630 sont hors de nous, avec l’infinie circonférence, dont ceci est le centre. Ce que je vous dis ici, vous ne l’ignorez pas, vous êtes en possession actuelle de ce bien infini, et bien plus encore, par expérience pratique. Par ceci nous pénétrons une infinité de secrets au fond de nous-mêmes, et infiniment au-delà de notre propre fond en Dieu. Votre présent état est double, vu qu’il faut vous perdre tant au-dehors qu’au-dedans en celui qui n’a ni fond ni rive ; et le mien et simple, parce que je n’ai pas tant de sujets au-dehors de m’approfondir, et me perdre en Dieu, au moyen de l’action extérieure, qui ne me convient pas. Mais n’importe, tout est un, et nous ne sommes qu’un en celui qui nous meut, nous agit, nous arrête, et nous approfondit de plus en plus en lui par adhésion simple, ineffable, et ineffablement savoureuse, et d’une manière très simple et très éloignée du sens.
C’est pourquoi sans autre réflexion, il faut que vous pénétriez de plus en plus le désert, dans lequel réside votre vie ; faisant néanmoins partout votre mieux au-dehors, afin de vous acquitter toujours heureusement et en perfection de votre charge. Dieu vous y sera toujours pleinement favorable puisque c’est lui qui vous y a mis. Souvenez-vous s’il vous plaît de moi devant sa divine Majesté, ou pour mieux dire voyons-nous toujours mutuellement là où nous sommes, et où nous vivons, selon le simple unique d’un seul esprit, dedans l’abîme infini du même Simple.
L’abondance des riches dons de Dieu qui accompagne en nous son ardente charité nous anime d’une vie divine qui nous fait opérer toujours divinement. C’est pourquoi sa divine Majesté prend un singulier plaisir en nous, car en user ainsi, c’est faire recouler ses dons infinis avec nous-mêmes en leur propre source et en leur éternel principe. Ce sont ces grandes âmes qui ont banni de soi toute ingratitude, la haïssant comme le diable et l’enfer : et en cela certes elles sont bien-heureuses en ce que, soit qu’elles vivent soit qu’elles meurent, qu’elles agissent ou qu’elles souffrent, tout contribue à leur unique plaisir. Car Dieu qui mérite infiniment cet amour toujours mouvant en sa créature, se plaît en cet aspect à se communiquer toujours 631 plus amplement à elle, d’autant qu’elle est fidèle dans l’usage de ses dons et d’elle-même. Je sais que la voie est pleine d’écueils et d’embûches, mais Dieu qui se plaît à illustrer notre esprit d’amour et de lumière, nous les fait généreusement franchir et nous éloigne toujours de plus en plus quant à l’occupation de cœur et d’esprit, de cette région des mourants ; en laquelle nous n’avons que le corps. De sorte que si grande qu’en soient les difficultés, sa divine Majesté nous les fait et les fera toujours facilement surpasser, quoi que peu à peu. Que si la nature en est ennuyée (pourvu qu’elle ne soit pas vaincue) la créature satisfait à son amour et à son devoir comme sans la nature et hors d’elle, quoi que ce soit par elle. Telle est le jeu d’amour réciproque entre Dieu et sa créature, le plaisir de celle-ci étant de sacrifier sa vie mille et mille fois en ce feu tout dévorant, qui la veut ainsi consommer, afin de la transformer excellemment en lui. [...]
[...] Celui-là lui donnera toujours tout, qui croyant ne rien donner voudrait se pouvoir donner en détail en bloc, mille et mille fois, voire à chaque moment. Tel est le continuel effet de la bonne volonté, laquelle tient toujours l’âme vivement brûlante dedans le propre feu de Dieu, bien plus passivement qu’activement. Il faut que vous tendiez à cela, dans la croyance que Dieu ne demandera jamais moins de votre fidélité...
[...] Aussi ai-je toujours remarqué que de vous-même et de votre naturel appétit, vous êtes trop avidement porté à la spéculation et à chercher la grande et profonde doctrine : si bien que pour cela même vous n’avez pas un goût si simple de la pure et simple mysticité des excellents mystiques, comme vous l’auriez sans ce défaut naturel. [...]
Le manuscrit du P. Donatien qu’on vient de lire, complété par quelques données empruntées à celui du P. Isaac de Sainte-Thérèse, ne présente pas un tableau complet de la vie de Dominique de Saint-Albert. Malgré tout, il fournit le climat qui rendra plus aisée la lecture de sa correspondance avec Jean de Saint-Samson. Les lettres qu’il lui écrivit ne sont pas les seules qui aient été conservées. Celles qui eurent d’autres destinataires seront publiées prochainement. Ici, dans les lettres que nous avons pu réunir, on trouvera le témoignage de l’amitié dont nous recherchons les traces.
Pour établir le texte de cette correspondance, nous avons utilisé :
I. Pour Dominique de Saint-Albert dont les lettres sont toutes inédites : 1) un petit recueil de copies faisant partie de la liasse 9 h 46 du fonds Grands Carmes des Archives départementales d’Ille-de-Vilaine, comprenant 42 ff., et que nous désignerons par Rennes 9 h 46. Les premières lettres seules ont reçu une numérotation ; le texte présente de nombreuses surcharges, corrections de style, traductions, comme si on avait préparé ce texte en vue d’une publication. 2) Le ms. 566 de la Bibliothèque du Musée Calvet, à. Avignon. Il renferme des copies postérieures et moins bonnes que celles de Rennes. Ce ms. ne contient que 14 lettres adressées à Jean de Saint-Samson, alors que le recueil de Rennes en renferme 15. 3) une copie de la 15e lettre qui nous a été obligeamment fournie par les Grands 97 Carmes de Rome, copie que renfermait le ms. 488 de la Bibliothèque municipale de Tours et détruit en 1940.
II. Pour Jean de Saint-Samson : 1) la liasse 9 h 44 des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine que nous désignerons par Rennes 9 h 44, contenant des lettres originales, dont beaucoup sont de la main du P. Joseph de Jésus, le secrétaire habituel de Jean de Saint-Samson, et quelques copies. 2) le recueil de la liasse 9 h 46 cité déjà pour Dominique de Saint-Albert. 3) la liasse 9 h 39 des mêmes Archives qui contient avec quelques originaux des copies dont beaucoup sont datées et un certain nombre portent les noms des destinataires. 4) dans la liasse 9 h 44, un gros cahier broché sans couverture ; c’est un recueil de copies assez fidèles, corrigées de la main du P. Joseph, mais auxquelles on a supprimé, sauf exception, les noms des destinataires, les dates, souvent les formules finales et quelquefois même certains passages ; les personnages nommés dans le corps des lettres ne sont plus désignés que par des initiales. 5) le ms. 566 du Musée Calvet. Nous avons en outre indiqué la référence à l’édition des Œuvres de Jean de Saint-Samson par le P. Donatien de Saint-Nicolas, pour toutes les lettres publiées.
Pour toutes les lettres, la ponctuation a été restituée, ainsi que les apostrophes, mais non les accents.
R. Rennes, g H 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon cher Frere, mais tres honoré Pere en nostre Seigneur.
Je ne scaurais vous explicquer la joye que j’ay receu de la vostre ; je croyois a la vérité que ne recevant point de lettres de vostre part, cela m’apprenoit plus (1) à me denuer de touttes choses sensibles ; mais puis, qu’il a pieu a nostre Seigneur me consoler d’un mot de vostre part, j’ay creu qu’il me desiroit (2) 76 donner quelque consolation au plus profond de mes derelictions. De vous dire ce que je fais, ce que je suis, Dieu le scayt. L’estude auquel je suis applicqué ne me sert que de creuset pour m’espurer (1) et affiner d’avantage mon regard ; car soyés asseuré que rien de tout ce que je scay par speculation n’entre en mon œil. Il me semble que je suis un home double, tout a la speculation et tout hors d’ycelle, tout hors quant a l’affection, et tout dedans quant a l’ohediance qui m’y applicque. Je ne scay quelque foys si jamais j’ay faict oraison, d’autant que je me trouve tout absorbé en questions et speculations ; mais la dessoubs je demeure stable et tranquille, faisant qu’au fond tout cela ne m’est rien. (2) Je ne puis quasi retourner a moy rnesme, car je suis tellement hors de moy que je ne scay, quant au sens, s’il y a un Dieu, ny mesme a la raison. Touttefois, je croys estre ou (3) je ne me voys pas : ce m’est asséz si mon Dieu est ; je ne suis mary que quand je me trouve estre. Le flux et le reflux (4) que nous avons en nostre Ocean faict que nous ne scavons cognoistre hors de luy ; ses mesmes qualités dont nous sommes imbus et penetrés (5) faict que nous ne nous voyons tels que nous sommes, sinon en luy. Pour moy, je pense estre lors que je ne suis plus ; mesme (6) souvent, quand je me retrouve encore avoir de l’existence, je me sens crier a nostre Seigneur : hé quoy, mon Dieu, suis-je encore ? Je recognois que nous ne jouyssons pas encore a plein (7) voyle de ceste divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je desirerois me manifester a vous tout tel que je suis. Vous scavés que jamais je ne vous ay rien celé de ce qui se passoit en moy ; je croys que nostre Seigneur, si c’est pour mon bien, vous fera plus clairement cognoistre ce qui est de l’estat de mon interieur et de ma pauvre misere. Mon frere, je suis delaissé (8) pour maintenant, quoy que quelquefoys nostre Seigneur me donne des asseurances de ma stabilité en luy, par dessus touttes mes speculations et occupations. Pour ma santé corporelle. puisque vous desirés tout (9) scavoir tout ce qui touche vostre pauvre nourrisson, je vous diray ce que je vous ay tousjours quasi dict, que je ne scay presque comme je puis subsister, veu l’indisposition de mon corps ; je suis tout gasté et corrompu au-dedans ; je ne mange que par contrainte, jettant en l’esthomach quasi comme en (10) 77 un pot de terre. Mais aveq tout cela me resous, (1) disant aveq tout cela (2) a nostre Seigneur : tirés moy quand il vous plaira, pourveu que vous me pardonniéz auparavant mes pechés. Mais voyant qu’il y a desja (3) tant de temps que je suis quasi tousjours en mesme estat, je prens courage et ne m’attere point. Mon frere, je vous prie de me reccommander a nostre Seigneur, et le priés qu’il me pardonne mes pechéz, car je trouve que c’est ce qui m’aggravante d’avantage.
Je vous prie de ne faire lire ceste lettre qu’a personne de confiance, en attendant que nous nous entrevoyions tous deux en paradis, s’il plaist a ce bon Seigneur nous faire la grace d’y aller. Je suis,
Vostre fils en nostre Seigneur,
frere Dominicque.
Ce 15. mars 1624. d’Angers. (4)
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon cher Frere, salut.
Le besoyn que j’ay de vos prieres et l’obligation que j’ay a Votre charité me faict vous escrire ce mot pour vous remercier de la peine que vous avés prise (5) de m’instruire en la vie (6) de nostre Seigneur. Vous m’avés engendré en Jesus Christ ; pleust a sa Majesté que j’eusse fidellement correspondu aux instructions qu’il m’a donné par vostre moyen. Croyes, mon frere, que la vie interieure a laquelle vous m’avéz conduit est tout (7) mon bien et mon contentement en ce monde. Je vous escrirois plus amplement (8) 78 de mon interieur, mais vous me cognoissés bien. La religion m’employe encore au bien de mes freres ; je vous prie de recommander a nostre Seigneur nostre obediance. J’enseigne deux traités tous d’amour, de Gratia et de Incarnatione ; je fais infiniment plus d’estat de la cognoissance que Dieu m’en a donné en mon interieur que de celle que j’apprens dans les livres. Celle cy est mienne, l’autre est pour autruy haec est sapientia, illa scientia : mon frere, vous goustés que c’est que la vraye theologie, et moy, quoy qu’indigne, en gouste quelque chose, non par mes livres, ains par la communication que nostre Seigneur m’en faict. Plaise a sa Majesté qui nous a liés d’un si estroit lien de charité de nous consommer tous deux en la gloire. (1) C’est ce que vous desire,
Votre pauvre frere Dominicque
Le 5. novemb. 1624. d’Angers. (2)
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon cher Frere, humble salut.
Encore faut il quelquefoys se consoler par lettres, principallement au temps d’affliction. Vous avés estés jusques a present menacés de contagion l’ayant eüe a vos portes ; nous en voicy aussi menacés, car quoy qu’elle ne soit pas encore de certain en ceste ville, touttefoys, au jugement des medecins, elle est inevitable a (3) ceste ville, a cause de la communication des villes d’alentour et des villaiges qui en sont infectés. Pour vous parler sincerement, je n’apprehende pas pour mon particulier ; vous scavés que mihi vivere Christus est et mori lucrum, (4) quotidie morior, (5) en la facon que vous scavés. Au reste, la misericorde de Dieu est si grande que je croys qu’il aura pitié de moy, mais je crains pour mes freres ; car quoy que je les voye plus religieux (6) que moy, neantmoins, je ne pourrois souffrir les voyr patyr sans rien endurer avec eux. Pleust a nostre Seigneur decharger sur moy touttes les pestes et charbons, si tant est qu’il puisse (7) en arriver a mes freres, et qu’ilz soient seins et sauves. Pour moy, il y a long temps que je deusse estre en l’autre monde, ut quid enim terrain occupo ? (8) 79. Ce sera quand il plaira a sa divine Majesté. Au reste, mon frere, de vous declarer l’estat de mon interieur, je croys que vous le cognoissés ; je marche tousjours en la facon que vous scavés, et nostre Seigneur me delaisse quelque foys en de telles tristesses (1) que je suis infidelle en une chose, qui est de ne pas m’evertuer de n’en faire (2) rien paroistre au dehors ; d’ou vient que quelquefoys au dehors j’apparois fort triste, et les peres et freres s’en apperçoivent ; ce n’est pas que je ne sois resigné, mais vous scavés quelles sont ces mortz. Je tascheray dors en avant de me rendre d’autant plus joyeux a l’exterieur que je seray desolé a l’interieur, car je croys que c’est la un (3) point de fidelité. Au reste, mon frere, vous estes engravé en ma memoire et en mon cœur, et ut omnia mea tua sint, et tua omnia mea sint, (4) demeurant toujours,
Vostre pauvre religieux et filz en nostre Seigneur,
frere Dominicque.
Ce 3 o. aoust 1625. d’Angers. (5)
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon cher Frere, salut.
Quoy que nous nous entrevoyons (6) en l’eternité ou le temps est sans temps, sans vicissitudes ny changement, si est-ce touttefoys que ce grand Dieu veut que quelquefoys a propos du temps on se visite par lettres et par visitations (7) plus frequentes. Sainct Jan mesme remarquoit bien le jour qu’il avoit esté ravy en esprit, et dict que ce fust un jour de dimanche. (9) Mon cher frere, au commencement de ceste année, je reclame l’assistance de vos prieres ; je ne scay si j’en vairray la fin, mais n’importe, mihi vivere Christus est et mori lucrum (9) 80 ; touttefoys, quid eligam ignoro, (1), car je ne trouve plus en moy d’election, et me semble que je ne scay ce que je veux ou ne veux pas. De vous dire les graces que nostre Seigneur me faict et la façon dont il me traitte, les paroles n’en peuvent rien exprimer ; une (2) chose me faict trembler, c’est le peu de fidelité que j’apporte a y correspondre ; car nostre Seigneur vient a moy, ce me semble, avec toutte sa divinité ; mais je luy dis : ne magni, tudinis tuae mole me premas. (3) Je le (4) laisse se recoudre en luy mesme par luy mesme, et mon âme ne desire estre sinon (3) un miroir transparent par lequel le soleil eternel passe de part en part, se retrouvant tousjours dedans soy mesme. Te ne veux que rien de luy demeure en moy, et qu’il aye son perpetuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frere, vous goustés ce que c’est. Infidelle que je suis, si nostre Seigneur n’a pitié de moy ! Je vous prie (6) de prier sa divine Majesté ou de ne me plus venir si fort, ou (7) qu’il me donne la grace de le suyvre, ou (8) pour le moins de me laisser traverser de part en part a luy. Helas ! en ceste divine lumiere, je voys dans (9) moy tant d’ordures ! J’experimente tous les jours que omnis homo mendax, (10) non respondet Deo unum pro mille, (11) je ne vais pas (12) de mon total et de toute mon estendue. Mon frere, courage, aspirons. Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cest abysme d’amour ; mais moy je vay tardivement (13) 81 et petitement ; encore faut il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem. Dieu nous en face la grace. C’est ce que je desire.
Vostre pauvre frere Dominicque.
Ce 31 decembre 1625. d’Angers (14)
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon cher Frere, salut.
Que vous diray je ? appropinquavimus (1) usque ad portas mortis, (2), mais tousjours ce vieil corps ne se veut point dissoudre, peregrinari a corpore et presentes esse ad Dominum multo magis melius, (3) permanere autem in carne (4) hic mihi est fructus operis, et quid eligam ignoro, (5) enfin, sive vivimus, Domino vivimus. (6) Nous nous cognoissons mieux l’un l’autre en l’unité d’esprit (7) en laquelle nous nous rencontrons a l’embouchure de cest ocean infiny d’amour que non pas quand nous sommes separés de la source d’ou nous fluons et ou nous refluons. Je ne scay ce que c’est de (8) mon faict, puto quod Deus nos novissimos ostendit tanquam morti destinatos, (9), car quotidie morior (10), a la facon (il) que vous scavés ; et ou je suis, il n’y a ny ciel ny terre, absorpti sumus in miseria, de telle sorte (12) ad nihilum redactus sum et nescivi. (13) Je vous escris d’autant plus librement que le P. Prieur est capable de nos sentimens ; lequel prendra, comme je croys de sa charité, la peine de vous lire les nostres. N’oubliés pas en vos prieres celluy qui ne (14) merite pas.
Vostre pauvre frere Dominicque.
Ce 24. juin 1626. de Ploermel. (15) 82
A. Rennes, 9 h 46, 10. Copie. B. Rennes, 9 h 39, 10. Copie postérieure. C. Rennes, 9 h 44. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 48), D. Donatien, lettre LVIII, fin.
Mon tres cher Pere.
Puisque nous sommes morts et ensepulturez, vous scavez ou et comment, il faut que ce qui doit vivre vive, puisqu’il vit en toute la comprehension de soy mesme au dela de la mort et de la vie, si qu’il est toutte vie mesme dedans les morts, en qui les mesmes (1) morts vivent non en eux, mais en la vraie vie. Cela estant, c’est assez : c’est du fait de la vraie vie d’absorber plus profondement la mort elle mesme, comme le mort (2) qu’on (3) ensepulture de profondeur en profondeur. Ce qu’estant ainsi, la vie est vivante a elle mesme et pour elle, comme la mort vit de la vie en toute la mesme vie. Priez Dieu pour moy comme je fais (4) pour vous (5).
[J’ay fait rencontre d’une certaine lettre appartenante a ce fond, je ne scay si elle est de vous ou de moy ; je scay bien que je vous en ay envoyé une de pareil sujet ; il y a pourtant quelques paroles qui me font juger qu’elle n’est pas de moy, et neantmoins il me semble que c’est mon stile ; je vous supplie, si vous l’avez (6) encor, de me l’envoyer, et je vous la renvoyrai fidelement. (7)] Je fais soigneusement reserve de toutes vos lettres, pour ce que Dieu le veut ainsi. Faittes votre mieux avec bon courage, puis qu’il ne se trouve plus ni changement ni vicissitude. Scienti legem loquor. (8)
À Rennes, le [] octob. 162 g. (9) 83.
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon cher Frere, humble salut.
Il est vray que l’exercice de speculation ou je suis occupé est la plus profonde mort que l’esprit amoureux puisse souffrir ; je l’ay experimenté nouvellement, car ayant eu treves (1) pour quinze jours que le R. P. Provincial (2) m’a mené a Nazareth pour voyr les religieuses et les entretenir de l’amour de Dieu, tout ce temps la me sembloit un paradis, pour ce que je n’avois autre sentiment que de Dieu tel que nous l’avons, c’est a dire par dessus touttes formes. Mais estant arrivé a mon estude et ayant embrassé ma speculation aveq vivacité d’esprit, car il le faut faire, je suis devenu tout hebetté et comme hors du sens, si que je pensois mourir (3) de tristesse ; et si je ne me fusse forcé de cacher ma douleur, les religieux eussent pensé que j’estois fort malade. Touttefoys, je me plais en ceste mort, laquelle je croys estre tousjours meilleure que la vie ou que la mort appetée, vous m’entendés bien. Quand je vis en Dieu, mon desir est de mort, mais je ne trouve (4) meilleure mort que celle ou il n’y a point de resource, mais ou l’on n’est vif ny mort, puisqu’il semble qu’on n’est point du tout. Je vous ay dict autrefoys que je ne pensois pas (5) que nostre Seigneur me pûst donner un exercice de mort plus profonde que celluy ou je suis. Je l’experimente de plus en plus ; car comme ce grand Dieu faict en moy ses operations, par ma speculation, je semble les contrarier, et en cela je meurs a tout. Je vous envoye une de vos lettres, de par cils sentimens que la derniere, il y a plus de deux mois que je la garde ; je vous prie de me la renvoyer, car il me semble me mirer en ycelle (6). Mon cher frere, mourir, mourir, mourir, haec requies mea in saeculum saeculi (7) 84 et ose dire que ma vie eternelle gist en une mort, puisque je vis de ce que je ne suis plus, et que ma vie est un perpetuel deffaut en la mesme vie de Dieu. Ma consolation est de ne scavoir pas par reflexion, si je suis chretien tant je suis absorbé és (1) speculations de theologie, et cui bono ? tout cela n’est que pour me fere mourir, et in hoc gaudeo sed et gaudebo (2) quia ad nihilum redactus sun], et nescivi ? (3) Mon frere, regardés si mes sentimens respondent aux vostres, ce sont sentimens de
vostre fr. Dominicque.
Ce 28. octobre 1629.
A. Rennes, g H 46. Copie. B. Rennes, g H 39,12. Copie. C. Rennes, g H 46. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre jo), D. Avignon, ms. 566. Copie. E. Donatien, lettre XXII.
Mon tres cher Pere.
J’ay grande pitié (4) de vous, vostre science vous couste cher ; mais Dieu en qui vous mourés d’une mort si vifve et si mortelle l’a preveu sans vous, et l’ordonne et le fait en luy et en vous, comme (5) sans vous. Les douleurs en sont cruelles, (6) les circonstances en estans (7) de toutes parts telles qu’elles sont ; mais il n’y a remede, il faut vous resouldre a (8) ce tres angoisseux martyre. Que si (9) les hommes cognoissoient ce qui est de vous et de vostre estat, ils auroient plus de compassion de vous qu’ils n’ont, mais c’est en cela (10) que vous estes exposé par condition encore pire, comme un blanc ou butte, contre laquelle (1i) les raisonnables occasions descochent leurs mortelles fleches, sans le penser ny scavoir. De vray, la totale dissolution et la mort (12) 85 vous seroit moins penible de beaucoup que la vie si langoureuse et si angoisseuse (1). Quant est de moy, qui (2) scay vostre mort par experience, je ne scay comment vous pouvez si longuement (3) resister a si cruels et si continuels efforts. Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croyre, il le faut soustenir avec allegresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en (4) dispose autrement par (5) quelque autre evenement. Ce pendant, je vous supplie de faire vostre mieux moyennant tout l’ordre et la (6) discretion a vous possible pour vous soulager (7) en quelque maniere. Je vous renvoye (8) vostre lettre : la lettre que je vous mandois avoir rencontrée est de vous, je l’ay trouvé aux petits recueils de P. Louis (9). Elle traicte de l’excellence du regard divin et de son effect sureminent ; elle est tres subtile, et je ne scavoys a qui l’attribuer, a vous ou a moy : elle est vostre ; vous pouvez vous en servir et des nostres au moins pour vostre consolation. Priés Dieu pour moy, qui suys,
vostre frère Jan
De Rennes, le 20 novembre 1629 (10),
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon ; ms. 566. Copie.
Mon cher Frere (11).
Que vous scaurois je dire de bon, fors mourir et vivre (12). J’apprens tous les jours a mourir, et me pensant mort, je me trouve encore (131 tout plein de vie. Que (14) 86 pourrois je dire en vérité ? ad nihilum redactus sum et nescivi (1) ; que je ne desire que mourir en la facon que vous scavés. Toute abondance me semble vie, et toutte perfection me semble impureté ; et nostre Seigneur le scachant, me daigne faire part de ses derelictions, ita ut taedeat etiam nos vivere (2), n’est que ma vraye vie est une mort continuelle. Scienti legem loquor (3) ; nos espritz se rencontrent l’un l’autre en ceste eternelle unité ou ilz succombent indeficiemment et reposent en agissant. C’est la qu’elles (4) commencent a jouyr du repos fruitif de leurs objetz (5) ; lequel plus ils savourent, plus en demeurent ils (6) sitibonds. L’amour eternel allume (7) en eux un incendie sempiternel d’amour. Non, je vous l’ay dict (8) souvent, je croys que nostre Seigneur m’a mis en l’occupation ou je suis pour me faire mourir plus profondement, et partant je (9) suis content d’y passer nia vie, si tel est son bon plaisir. Comment prenderois je plaisir aux speculations, moy (10) qui refuse toutes les notions et infusions qu’il plaist a nostre Seigneur me faire ? je ne desire pas cognoistre et (11) scavoir, mais aymer a l’infiny, L’attendüe (12) de nostre esprit est d’atteindre (13) et correspondre tant que nous pouvons a l’amour incréé qui nous engloustit continuellement sans jamais nous consommer, mais tousjours nous augmentant la soiff et la desir de soy, qui me bibunt, adhuc sitient (14). Mon frere, a vostre loysir, un petit mot de vostre part me consolera. Je suis vostre pauvre disciple, vostre pauvre confrere (15).
Free Dominique.
Ce 6. fevrier 1630.
R. Rennes, g H 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon cher Frere, humble salut.
Me voyla dechargé (16) de la regence, chose que je n’ay point (17) 87 demandée, quoy qu’il (1) me soit un bonheur, s’il faut regarder le repos interieur que j’espere avoir plus grand, estant depetré de tant d’especes ; je ne vacqueray plus qu’a la theologie mystique. Vray est que j’eusse eu du contentement a demeurer icy au seminaire, avec nos jeunes freres profes, mais l’obedience m’appelle a aller deca et dela par les conventz : plaise a nostre Seigneur nous ramener a nostre interieur. Je tascheray de pousser le plus que je pourray, mais neque qui plantat est aliquid neque qui rigat, sed qui incrementum dat Deus (2). Je vous prie aveq confiance me mander ce que jugeres estre (3) a propos que je face en mes visites pour advancer le plus l’interieur que nous pourrons (4) : c’est mon desir. Je m’acquitteray mieux en mourant profonde-ment a moy mesme que beaucoup faisant a l’exterieur. Je me recommande a vos sainctes prieres, qui suis,
vostre pauvre religieux (5), fr. Dominicque.
Ce 2. mars 1630.
A. Rennes, 9 h 46. Copie.
B. Rennes, 9 11 39,8. Copie postérieure.
C. Rennes, g H 44. Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 3r).
D. Donatien, XXI.
Mon cher (6) 88 Pere.
Quand je lis vos escrits et les miens, je suis totalement confus, quand je vois ce qu’il faut que nous soyons pour ne nullement contrarier a Dieu par nous mesmes, de si loing que ce soit ; pour quoy faire deuement, nostre pureté devroit estre angelique, tant dedans que dehors ; dedans, dis je, pour demeurer simples, uniques, esgallement, et tousjours esgallement, tendus sans la moindre effusion d’esprit que ce soit. Mais nostre nature ne se trouvant si parfaictement morte que cela, c’est aussy ce qui nous afflige justement d’une douleur tres raisonnable, et qui faict en nous tres humble et tres profonde renonciation ; mais voyant que c’est un faire le faut, et qu’il n’en doit et ne peut estre autrement de nostre part, nous sommes tres contents soubs le pesant poids de ce penible fardeau encore qu’il soit vray que, pour mon regard, je ne suis guere molesté de pareils effects ; mais c’est tout un. Nature se cherche tousjours secrettement et finement, si son sujet manque a se rend, : deuement et uniquement attentif a son object. Il est pourtant vray que nature est tres esloignée de moy et moy d’elle, si tant est que subtilement par moy mesme je ne l’appelle et la face vivre ; c’est de quoy j’ay expresse. ment a me donner de garde, faisant en sorte qu’elle demeure vrayment morte et aneantie, non tant en sa vie vitale qu’a ses subtils et deliés actes de ma part et de la sienne. Mais quoy, il faut que tout homme en tel estat en (I) passe par la, jusques a son entiere dissolution, si que c’est ainsi (2) que les hommes sont au dernier terme de la vie comme viateurs, et par mesme moyen tres proches du terme de la fruition et comprehension. Pour vostre regard, qui est (3) tousjours en action dedans les matieres vitales en la speculation purement naturelle de toutes choses, je vous deplore grandement la dessus, par ce que vous estes par necessité autant dedans le sens que ceux qui vous sont contraires en sont esloignés : aussi est-ce le sujet perpetuel de vostre profonde mort ; mais il n’y a remede. Puisque ce vous est un faire le fuit, il faut que Dieu le face et que vous croyés aussi qu’il (5) le fait. C’est cela qui vous aprofondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la tres simple et tres nüe foy qui, vous estant une tres simple lumiere, vous monstre et vous dit par elle mesme que cela est ainsi. C’est cela qui me fait vous porter tres grande compassion, en consideration de l’expe. riance que j’ay de vos morts et de vos miseres, lesquelles croissent plustost en vous que de recevoir quelque diminution pour vostre soulagement. Mais s’il faut vous consommer ainsi en l’ordre eternel de Dieu, il n’y a remede, il faut le faire. Neantmoins, ce que j’ay tousjours apprehendé sur cela, c’est que vous mesme (6) et par vostre naturel appetit, vous estes trop porté et trop avidement a la speculation et a rechercher (7) la grande et profonde doctrine, si que pour cela mesme vous ne sentez pas si simplement de la pure et simple mysticité des excellents et purs mystiques, comme vous feriez sans ce naturel defaut. C’est ce que souvent je vous ey inculqué (8) 89 et ce que je vous dis de rechef, affin que si vous voyez et sentez que cela soit, de vous moderer en cela, sans prejudice toutes fois personne, vous m’entendez bien. Voicy les saincts jours, auxquels vous : urés quelque repos quand a cela, durant lesquels vous jouyres du paradis en terre en cela mesme, comme nouvellement.
De Rennes, ce 26. (1) mars 1630.
A. Rennes, g H 46. Copie. B. Rennes, g H 39,8. Copie postérieure. C. Rennes, 9 h 44. Recueil où l’orthographe a été rajeunie (lettre 32). D. Donatien XXIII.
Mon tres cher Pere.
Je me resjouis grandement en Nostre Seigneur theologischies plus speculativement ny scholastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformement a la simplicité et a la sureminence de vostre simple fond. Quant a ce que vous feriés autrement, cela mesme sera du flux de son unique fecondité, tant au sujet agent que patient. Ceste distance d’extreme est infinie, et nature ne devant plus avoir d’appasts pour heureusement vivre, Dieu seul y aura tout, tant pour vivre que pour mourir, selon vostre total, quoy qu’il y ait tout eu en l’ordre de vostre action, de laquelle il a esté plustot (2) l’esprit et le moteur que vous mesme de luy et en luy mesme. C’est estre volé de la terre au plus essentiel et plus pur du paradis dont Dieu jouist en sa totale contemplation en vous, dehors de vous, mais en vous, en l’eminence de vostre sureminent fond, le quel ayant tres actifvement outrepassé, vous estes en jouissance ineffablement de Dieu, qui ravit en luy mesme de sa tres simple action continuelle le plus pur de vos puissances superieures, au moyen de quoy vous jouissez sureminemment en constitution et amour eternel de cet ineffable et incommuable (3) bien, conformement a ce que je vous desirois de tout temps, lequel estant si eloigné (4) 90 de la partie sensitive comme il est en la creature et dehors d’elle, les exercices de mediocre action du corps ne le pouvant atteindre d’une infinie distance, ne luy peuvent aussi nulle. ment nuire, mais pour ce que le trop de ces exercices vous pourroit notable. ment incommoder en luy mesme, il les vous conviendra moderer, selon l’ordre et l’exigeance de vostre divine prudence et discretion, afin de demeurer le mieux et le plus de temps que vous pourrez comme estant purement a vous, en repos et fruition de vostre divin object. Que si la mort est la felicité de Dieu en nous, nostre mesme mort a sens contraire est nostre felicité dedans nostre propre sepulture, selon nostre vie crée, je dis de nostre appetit de vie et de mort, si bien que toute la deduction explicite de cecy n’est rien ; cela fait qu’il nous est impossible d’y vouloir sortir, pour ce qu’il n’y a forme ny similitude si simple de cecy qui ne nous tire et ne nous monstre dehors, et qui par consequent ne nous afflige, comme nous sentans infiniment eloignez de nostre jouissance objective. C’est cela que vous scavez tres bien, comment et pourquoy cela doit estre. Faittes donc vostre mieux en tout sens et maniere, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l’instrument vif de Dieu, pour eternellement faire de vous et en vous a son bon plaisir, tant en vous que dans les creatures. On remarque fort visiblement que le pouvoir des hommes est fort court et limité, voire mesme au fait de leur bonne volonté ; que si leur prudence differe et dissimule leur coup a meilleure occasion, on voira ce qui en sera. Quant est de nous, tout nous est un, dedans la mort eternelle de la mesme vie en soy, pour eternellement estre contens au plaisir et felicité de nostre mesme vie en tous evenementz. Je suis a vous ce que vous scavez en cela mesme en tout sens et maniere.
À Rennes, ce 14. may 1630. (1)
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon frere, salut.
Nostre Seigneur continuant (2) 91 a me donner des occasions de mourir, quotidie morior, (1) sed haec est mihi gloria ; Christo confixus sum cruci; absit mihi gloriari, nisi in cruce Dornini nostri Jesu Christi; (2) mihi vivere Christus est et mort lucrum. (3) Qui ne desire que mourir est heureux en ce monde, parce (4) que il trouve souvent (5) l’object de ceste sienne beatitude, et principalement en la charge et office, (6) ou tant plus grand est le zele qu’on a de promouvoir le bien, plus grande est la douleur quand on voyt ne le pouvoir effectuer. Quis scandalizatur et ego non uror ? (7) Si festois tel que je debvois estre, je ressentirois les maux qui se font contre Dieu plus que mon âme ne ressent les maux de mon corps, ce (8) seroit estre vrayment transformé en Dieu, et Dieu viveroit en luy. Mon frere, que c’est craymer, je ne sçay que c’est et ne desire (9) autre chose. Nous nous voyons en (10) nostre centre, ou nous nous reposons (11) et agissons en des manieres (12) que nous ne pouvons explicquer par paroles. Le P. Provincial (13) me meine aveq luy a Paris (14) pour faire la volonté de Dieu et travailler au bien commun de l’Observance (16). Mon frere, si j’avois quelque desir en ce monde, ce (16) seroit de la solitude, mais je trouve aussy bien la mort en l’occupation que dans le silence (17). Nous sommes a Dieu qui est (18) en nous et nous en luy, par dessus les vicissitudes. Je vous suis tousjours ce que vous scavés et m’estes ce que je scay, ut ipsi in nobis unum sint (19), disoit nostre Seigneur, un en luy et pour luy, tenés moy comme tel tousjours.
Vostre pauvre frere Dominicque.
Ce 26. mars (20) 92 1631.
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon cher Frere.
Je croy que nostre Seigneur veut que je roule encore (1) certain temps ceste vie miserable. Je n’ay plus de fiebvre et commence a me mieux porter. Je suis icy avecq le Reverend P. Provincial ; nous n’avons pas encore eu le loysir de conferer ensemble. Mon cher frere, nous nous entrevoyons tous les jours en nostre Seigneur. Vous m’avéz encore mieux cogneu, comme je croys (2), à ceste derniere veue l’un de l’autre a Rennes (3). Mihi vivere Christus est et mori lucrum (4). C’est pitié de tendre a l’infini et ne pouvoir comprendre, nostrum deficere est, nostrum comprehendere, autant insatiable a desirer que Dieu est infiny a se communicquer. Sed quid dicam arcana verba quae non licet homini Ioqui (5). Mon frere, je me recommande a vos prieres (6), vous scavés quomodo unum sumus : (7) ceste unité peust estre goustée mais non pas explicquée. C’est a (8) l’embouchure de l’ocean ou nous nous rencontrons tous les jours et nous nous (9) perdons, et nostre bien gist (10) a estre engloutis de test amour abyssal qui perpetuellement nous devore sans nous consommer, car vous sçavés comment nous sommes ceux desquels (11) il est dict : mors depascet eos (12) 93. Enfin, amare amorem nos aeternaliter amantem. C’est tout le desir de
Vostre pauvre frère Dominicque.
Ce 26. avrill 1631.
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon frere. (1)
Je n’ay receu qu’une de vos lettres depuis que je vous (2) ay vu, il y a quatre ou cinq moys. Vous me parliez de nos devises (3) : mourir ; mais comment ? en la facon que celuy qui nous mortifie et vivifie (ibis) le veut. Mon frere, je n’ay point d’autres exercices. Au reste, je scay qu’on meurt partout, aussy bien en faisant bonne chere comme en jeusnant ; sortyr du convent, voyque tres angustié, ce m’est une gehenne. Je ne voyr la ville de Paris que du haut d’un petit pavillon que nous avons, et si l’envye ne me prend de voyr ny (4) les lieux ny les personnes qu’on estime sainctes. L’air est bon, et me porte autant bien icy, estant present tousjours au chœur et en (5) la cellule que je ferois en aucun autre convent. Je travaille a ce que scavés ; j’ose bien dire que la matiere est bonne, et les reigles de tres bonne praticque, le dessein encore et l’ouvrage, mais mon stile est peut estre trop simple : quod meum erat feci. J’ay creu estre de (8) la volonté de Dieu que je m’applicquasse a cela ; il en sera demeshuit comme il luy plaira ; l’affaire ne me touchera plus : qu’on couppe, tranche, face ce qu’on voudra (7). Je vous diray, mon frere, que je me sens desireux de mourir, non de la mort corporelle, elle m’est indifferente, mais morte angelorum (8), vous scavéz ce (9) que c’est. Dictes moy pourquoy ne correspondrons (10) nous a l’amour infiny, puisqu’il nous y semond, il nous tire a l’infiny et nous n’y allons pas. Nostrum operari est deficere in idipsum. Je ne pense pas que nous puissions vivre sans mourir. Jouyr, c’est vivre ; mourir, c’est appeter aveq anxieté, haec est vita (11) amantium Deum. Pour ce que me mandés des occupations du dehors, vous scavés combien peu j’y suis porté ; je desirerois, s’il plaisoit a mon Dieu (12), voyr florir l’esprit interieur parmi nous (13) 94 ; croyés moy mon frere, devant les bien sensés, il n’y a que la saincteté a emporter credit et la gloire, mais la vraye saincteté est cogneue de Dieu (1) le Ce nous est une consolation de nous, voyr tousjours l’un l’autre in centro ou nous reposons, mais sans oysiveté. Je me reccommande a vos prieres. J’auray soin de ma santé, comme vous me mandés, quoy que nuntium remisi huic miserabili corpori ut descendat in corruptionem, ego auteur in Domino gaudebo (2) contemplans non quæ videntur sed quæ non videntur (3). Pourtant, les vostres me consolent, utinam te fruar in Domino, non paenitentiam (4) corporalem sed aeternam ante conspectum Domini Dei nostri, qui est super omnia benedictus in saecula. Amen.
Ego Dominicus, frater vester particeps in tribulatione.
Ce 26. (5) febvrier 1632.
R. Rennes, 9 h 46. Copie.
Mon cher Frere.
Fidelis Deus (6) qui semper triumphat nos in Christo Jesu. Les offices ou j’avois passé au precedent me sembloint fournyr d’occupations suffisantes de mourir, mais celluy ou je suis m’est une croix continuelle ; ma devise est de faire a tous ce que je pourray en une pure charité, et pour cela estre sindiqué, calomnié et le reste, mais ce n’est rien en comparaison des mortz interieures qui sont telles que si je n’estais mort en desir, taederet me vivere (7). Vous me demandiés en la vostre derniere qui estoit le plus grand sainct de paradis ; me semble scavoir en quoy consiste la saincteté, qui n’est pas en ce que le commun pense ; et partant, je croys que c’est celluy qui est le plus caché en ce monde, et plus profondement mort en amour et par amour. J’estime grandement St Job, et aymerois mieux passer ma vie aveq luy sur un fumier qu’a convertir le monde aveq St Paul. Mais spirituum ponderator est Dominus (8) 95 ; il n’y a que Dieu qui paise le merite des saincts. Quotidie morior (1), ad nihilum redactus sum et nescivi (2). Mon frere, vous me cognoissés ; je vous prie de me presenter a N. S. en vos sainctes prieres.
Vostre pauvre frere Dominicque.
Ce 15. septembre 1632.
R. Rennes, 9 h 46. Copie. T. Tours, ms. 488. Copie.
Mon cher Frere, salut.
Il est vray, quotidie morior (3), quis infirmatur et ego non infirmor ? quis scandalisatur et ego non uror ? (4) tout autant que je voy de desordres auxquels je ne puis remedier sont autant de poinctures mortelles qui me percent de part en part et me font expirer en celuy que je soustiens immobilement. Me semble l’imiter en son gouvernement, qui voit et tolere les desordres des hommes sans en estre esmeu, quoy qu’ils luy deplaisent infiniment : quasi rupto muro et aperta janua irruerunt super me (5) quotidianae sollicitudines fratrum meorum quos gesto in visceribus, et quotidie parturio donec (6) formetur Christus in illis, observatio mea ad Deum sit pro illis donec resipiscant. Mon frere, une des grandes peines que je trouve à gouverner est que je ne scay quand je dois me zeler : vous scavez que nous sommes si accoutumez à mourir que nous aimons tousjours mieux patir qu’agir ; et ce m’est une peine de m’esmouvoir et faire le passionné. Et pourtant (7), il faut de l’acrimonie en un superieur, ne regendi frangatur authoritas (8) 96. Le bon Dieu scait bien nous trouver : je croiois es autres charges ou j’estois, avoir autant d’occasions de mourir qu’on pouvoit en avoir, et je trouve qu’elles estoient peu au pris de celles que j’ay maintenant. Fidelis Deus qui semper triumphat nos in Christo jesu. Je ne luy demande ni la delivrance ni la continuation de cette charge, quod bonum est in oculis suis faciat (1). Si mon desir n’est que de mourir, pourquoy en fuir l’occasion ? Mon cher frere, les vostres me consolent (2). Je ne manqueray de recommander a mon fr. Benjamin pour cette toile. Vostre santé despend presque du tout de vostre ulcere ; tandis qu’il rendra bien, vous vous porterez bien ; quand il se fermiera, l’experience fait voir que les vieillards ne meurent pas longtemps apres, d’autant que les humeurs peccantes qui avoient pris leur cours par la tombent sur les parties inte. rieures, lesquelles pour leur debilité ils ne peuvent expulser. Nostre Seigneur veut que nous conservions nostre vie pour mourir de plus en plus. Semper enim in mortem tradimur propter Jesum (3), ut sive vivimus, sive morimur, Domini simus (4). Je salue mon pere Valentin, je luy escriray au prochain. Mon cher frere, n’oubliez pas
vostre pauvre fr. Dominique.
De Nantes, ce 12. janvier 1633.
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566 Copie.
Mon cher Frere, salut.
Je vous remercie des bons conseils que vous m’avés donné (5) ; je ne scaurois dire combien la charge ou je suis m’est dure, apres avoir gousté quelques jours les douceurs (6) de la solitude en laquelle, quoy qu’il y aye des croix, elles sont comme prevenues (7), et on les attend comme (8) de pied coy ; mais en charge on est en continuelle (9) tempeste et bourrasque, et ne trouve on point ubi requiescat pes noster (10) ; ce neantmoins nostre devise estant de mourir, faut dire ad nihilum redactus sum et nescivi (11), En ma solitude, j’ay conferé les (12) deux livres, celluy du pere Benoist (13)97.
Et (1) Barbancon (2). Je ne trouve point de comparaison ; Benoist (3) ne me semble le que speculatif au respect de l’autre qui a l’usage et l’experience (4) des secretz mystiques. Je passerois fort (5) volontiers ma vie pour maistre (6) d’un seminaire. Mais un superieur dans une grande maison n’y peut suffisamment vacquer. Ce qui m’afflige, c’est de voyr quelques-uns de nos freres (7) animo infrunito et irreverenti (8), sans sentiment de Dieu ; crier apres ces gens (9), ce semble les endurcir ; il faudroit une charité infinie pour operer leur salut, quasi ex opere operato. Mais ce qui me console, c’est que Dieu, luy qui est la charité essentielle, ne les ammolit pas, et partant, je n’ay pas plus d’obligation de les (10) convertir que luy ; quis scandalizatur et ego non uror (11) ? Instantia mea quotidiana, sollicitudo omnium fratrum (12) ; enfin, il faut que l’esprit de ceux qui desirent promouvoir leurs tfreres a la perfection sentiant dolores ut parturientis (13), quand ils les voyent faillir. Tenes moy (14) pour
vostre pauvre fr. Dominicque.
Ce 6. apvrill 1633.
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon frere Jan (15) ; salut.
Il y a si (16) long temps que je me proposois de vous escrire hien au long, mais faut que je vous dise que quotidie morior (17). J’aymerois mieux, s’il estoit en (18) 98 mon option, espouser une prison perpetuelle que d’estre superieur (1). Si nous n’avons (2) point de charité, nous ne ressentirons point les fautes contre Dieu comme nous faisons ; mais aymant Dieu, tout ce qui le touche nous touche, et a mesme proportion (3) que nous l’aymons. Qu’est-ce a dire, que je suis mangé et rongé du soin des affaires (4) temporelles qui ne me sont rien ? Car d’endurer faim et soif, c’est ce que je desire, et neantmoins il faut que je sois traversé de pensées d’ou je pourray nourri ; nos freres, payer les architectes et liberer nos debtes. Je ne demande point que Dieu face des miracles pour me liberer (5) de ces inquietudes, pourveu que je souffre (6) comme il faut, et face en bonne prudence ce que demande la vigilance de celluy a qui une si grande famille est commise. je suis souvent attacqué de ces pensées : or ça, qui m’a mis icy ? que pretendes ne serois-je pas mieux simple religieux ? quelle obligation ay je de de. meurer en ceste charge ou je profitte si peu ? seroit ce (7) contre la perfection de m’en defaire ? on croyt que je l’ay desiré. Soubz tout cela, je demeure comme l’enclume soubz le marteau, non sans grande angoisse. Mon frere, qui a quelque degré d’amour meurt miserablement dans (8) une charge, Car, comme vous scavés, il ne luy est pas permis de se courber (9) hors de Dieu sur (10) quelque consideration estrangere ; allons encore (11) demander delivrance. Au reste, si (12) je ne suis pas bien convaincu qu’au cas qu’on me voulust une autre foys relire (13) je fisse contre la perfection m’en excuser (14) absolument. Car quoy que je scache fort bien que je souffre plus que je ne ferois en autre (15) office de la religion, neantmoins, voyant le peu de fruict, ce me semble, que j’en fays (16), n’ayant pas l’habileté exterieure pour l’oeconomie, cela semble suffisant pour m’en exempter. Mon frere, je vous prie, a vostre loysir m’en escrire (17) 99 vostre sentiment,
comme (1) nous debvons nous laisser conduire en telles occasions ; vous abligerés
votre frere Dominicque.
ce 5. aoust 1633.
A. Rennes, g H 39,32. Original. B. Rennes, g H 44 — Recueil où l’orthographe est rajeunie (lettre 57). C. Donatien II.
Mon tres cher Pere.
Il faut que je vous dise que j’ay tousjours bien porté et senty la pesanteur de vostre faix, voyant et sachant combien vostre homme purement raisonnable repugne a cela dedans l’unité d’esprit, ou pour mieux dire dedans l’unité de Dieu, en laquelle vous estes par desus tout le sensible ; mais quoy que vous soiez si esloigne de tout cela, si faut il vous y applicquer en la mort et la, perte de vous mesme la desus, et ce que vous avez a faire en cela est d’emploier toute d’tigence humaine a vous delivrer par bons moyens, vous confiant quand en la meileure partie sur cela en nostre Seigneur qui vous voit peiner si anxieusement a son service. Sans point de doubte, vostre faix est gros et grand, mais nonobstant il ne faut pas abandonner le timon de la charüe par impatience et deffiance, esperant que Dieu vous soulagera en temps opportun, mesme lors que vous y panserez le moins, joinct que puisque vous avez trouvé tant d’œuvre commancee a quoy vous ne pouvez humainement satisfaire ny par legitime exercice, ny par bonne prudence, le tout ex-cedant trop vostre present pouvoir : j’estime que ce sera fort bien faict d’endepter la maison, quov qu’elle le soit peut estre deja, d’une somme plus ou moins notable, suffisante pour vous delivrer des langueurs presentes qui vous arachent rame desus l’impossible present ; vostre grief est fort grand sur ce que les seculiers, et mesme les plus judicieux d’entre eux, ne vous croyent peut estre pas reluit a telle extremité, quoy qu’ilz en voient assez les divers subjects abonder a mesme temps, lesquels s’il eschet qu’ils entendent vos raisons et vos plaintes la desus, vous leur pouvez dire que ce n’a pas esté vous qui en a faict les projects, mais que les aiant trouvez si commancez, il vous a esté force de les parachever sur peine de vous e courir grand dommage ; et puis, qu’ils en croyent ce qu’ils voudront Enfin, quand le secours divin nous manque pour infinies bonnes raisons de nostre part, il faut recourir a l’humain, selon toute l’estendue de bonne prudence : et c’est a quoy il faut que vostre communauté concure et fie. chisse, a quoy il ne faut pas proceder per nefas (comme on dit), les raisons de quoy sont infinies. Que si on dit qu’il est question de mandier fort et ferme pour pouvoir reparer vostre ruyne, faictes le honnestement, vous et les vostres, tant que faire ce poura, faisant en sorte que vostre service accoustumé ne manque point ; que si les seculiers n’en sont satisfaicts, a la coustume, vous leur en pouvez represanter la cause universelle, qui est vostre extreme pauvretté. Esperez pourtant soulagement de nostre Seigneur, Il est vray que les hommes, pour leur maleur, ne le meritent pas, c’est cela qui vous greve doublement. C’est chose estrange quand un superieur est tout seul en action perfective, apres lequel tous les autres sont incessamment a abayer qui, par leurs effrenez debordemens, de par leurs licences brutales, luy arachent l’âme, voire a chaque moment ; mais puisqu’il semble que les superieurs soient blancs et buttes exposez a tant de mortelles fleches, il faut qu’ils ayent force en patience d’esprit, en attendant que nostre Seigneur les soulage en quelque maniere sur ceste mortelle et continuelle agonie. Peut estre que la publication de nos nouveaux statuz reprimera, ou au moins moderera en quelque maniere, la brutalle insolence des indomptez. La voye est de guere et de mort, et la paix est de gloire, en laquelle voie, dis je, les peres des esprits ont a soufrir et mourir tous vivants, en plusieurs et diverses manieres, et plusieurs fois chaque jour. Nous parlons a qui scait et experimente la loy (1), a qui il semble en cela mesme estre passe au dela de toute circonference. O Dieu etternel, qu’est-ce dire et comprandre que cela ? celuy seul qui l’esprouve en fin fond d’esprit n’y voit ny bornes ny rive. Mais la resignation etternelle de telles personnes donne infinie gloire a Dieu en cela mesme, luy recommandant incessamment le plus et le mieux en l’ordre et aux affaires dont il s’agist de sa part a sa tres haute gloire. Au surplus, arguez, priez, tancez, en toute patience et doctrine (2) 100, non pas sans juste zele et indignation sur la malice. Pour le regard des talens exterieurs, il est a propos de vous randre accort et affable, tant envers vos enfans qu’envers les seculiers ; donnez vous de garde d’affliger les bons en leur foiblesse ; je vous dy cela pour ce que j’ay ouy quelque chose de pareil sur ce que semblables personnes vous disant privement leur interieur, et vous leur donnant remede convenable : ristoire fausse on vraye dit que, nonobstant leur confiance privee envers vous, vous les confondez en chapitre irremissiblement. Je scay bien qu’autres fois vous avez veu cette procedure praticquée de qui nous scavons bien (1), laquelle ne vaut rien en soy ; nous scavons assurement comment et pourquoy, y, Faictes donc vostre mieux, je vous en suplie, et ne faictes rien — : s bon conseil, et mesme des premiers et plus anciens de la communauté. respere par ce moyen, je dis par toute ceste praticque, que vous recevrez quelque soulagarnent en vos peynes, moyennant l’ayde de Dieu. Quant a l’election future, le temps nous donnera lumiere et cognoissance la dessus, a quoy il ne faut point que vous pansiez, vous resolvant d’avaler la medecine amoureusement de la main de Dieu qui la vous donne pour cest effect. Je vous remercie tres affectueusement de vostre thoile, de laquelle je ne me sers point encore ; si elle m’est favorable, je le manderay a nostre frere Benjamin. Ainsy, mon cher pere, estes vous en continuel acte de vostre devise ; n’en variez pas pour quoy ny sur quoy que ce soit, de vous ny par vous mesme, a quelque que prix que ce soit, n’importe ; ny vous ny nous ne voyons et ne savons pas tout. Expecta Dominum ; viriliter age ; confortetur cor tuum et sustine Dominum (2), usque in tempus sustinebit patiens, et postea reditio jucunditatis (3), gemma gratissima expectatio praestolantium (4), et infinis autres passages dont vous abondez. Voyons nous incessamment en nostre origine. Je suis, mon tres cher pere,
vostre tres humble et tres affectionné
f. Jean de S. Samson.
À Rennes, ce 6. aoust 1633. (5)
R. Rennes, 9 h 46. Copie. A. Avignon, ms. 566. Copie.
Mon (6) Frere, salut.
Scavez vous a quoy nous servent les douleurs corporelles ? a nous faire expirer (7) 101 ; en ceste verité, il me semble estre superieur a touttes choses, fors aux grandes douleurs. La mort corporelle n’est rien, mais la continuation des poignantes douleurs demande une tendüe (1) d’esprit indeficiente pour demeurer en une egalité aveq serenité de visage. C’est estre superieur aux douleurs que les souffrir aveq joye, et sentant un enfer au dedans, vivre au dehors plein d’allegresse ; cela faict qu’on croit nos douleurs estre moira. dres, ce qui augmente nostre merite. Si j’avois quelque chose a demander (2) a nostre Seigneur, seroit qu’il me consommast de douleurs ; je ne croys point que la volonté de souffrir puisse ésgaler (3) la souffrance réelle ; un acte d’amour ne contient pas la perfection de ceux qu’on faict toutte la vie, ny la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d’autant d’actes qu’il y a de momentz en la durée des grandes douleurs, Je vous laisse a penser ce (4) que c’est de souffrir nud comme sans refle. chir (5) sur chose aucune ; de sorte (6) que si l’amour prevaut en nous, pour nous faire soustenir (7) patiamment, voyre joyeusement, cela ne diminue point la douleur. C’est une joye semblable a celle qu’avoit nostre Seigneur en (8) sa passion, qui estant souveraine a son âme procedant de la vision de Dieu, ne dimminuoit rien de (9) sa tristesse qui estoit in summo. Nostre Seigneur ne m’en trouve pas capable ; mais douleurs ont cessé, mais non pas le (10) desir de souffrir, car je croys autant advancer que je souffre. Souffrir en l’esprit, c’est peu, mais la douleur corporelle saisissant l’esprit ja rongé de chagrin et (11) tristesse, et mourant, c’est a dire Christo con. fixus sum cruci (12). Mon frere, je n’ay rien escrit de nouveau depuis que j’envoiay au Pere Valentin copie d’un exercice que je fis l’autre caresme ; je croys qu’a Rennes il y en a quelque copie (13).
Vostre pauvre frere Dominicque.
Ce 9. novembre 1633. de Nantes. (14)102.
J’ai préparé une édition complète de cet ensemble dont aucun équivalent de même valeur mystique n’a vu le jour depuis trois siècles103 :
Les « Justifications » établies en 1694 constituent un Florilège mystique qui s’avérera plus utile aux disciples de Guyon et de Fénelon qu’aux examinateurs du procès d’Issy dont en premier Bossuet. On peut douter de leur lecture approfondie d’un document aussi vaste.
L’édition réalisée plus de vingt ans plus tard par Poiret en trois volumes comporte plus de mille pages. Elle a été certainement conduite en plein accord avec la « dame directrice » âgée qui prépara ainsi sa relève mystique.
Voici les pourcentages établis en masses de leurs textes cités comme « Autorités » :
Jean de la Croix 20 %
Jean de Saint Samson 12 %
Nicolas de Jésus Maria 8 %
Catherine de Gênes 6 %
François de Sales 4 %
Denis 4 %
L’auteur du Jour mystique 3 %
Teresa 3 %
Olier 3 %
Suivent Climaque + Augustin 2,5 %, Benoît de Canfield 2 %, L’Imitation 2 %, Constantin de Barbanson 1,5 %, Suso + Rusbroche + Harphius + Tauler 1 % [...]
Ces relevés montrent deux niveaux nettement distincts en quantité et en qualité mystique. Se détachent une trinité : Jean de la Croix, Jean de Saint Samson, Catherine de Gênes. Ces auteurs ne sont pas seulement les premiers en volume couvrant à eux trois 40 % d’un total comportant plus de soixante noms appelés en soutien pour constituer, tel le Chœur d’une tragédie, la foule des approbateurs.
Parmi un « deuxième choix » : François de Sales et Denis, les deux autorités reconnues par tous, celle qui apparaissait à l’époque comme la plus ancienne suivie de la moderne du début du XVIIe siècle. Puis viennent l’auteur du Jour mystique Pierre de Poitiers, Teresa, l’Imitation. Canfield et Constantin de Barbanson, deux mystiques de grande qualité, apparaissent peu présents : leurs écrits ne sont pas étendus. De même pour les « anciens », Climaque, Augustin, Rhéno-flamands.
Nicolas de Jésus Maria est une source couvrant de nombreux auteurs, d’où son importance quantitative : le défenseur de Jean de la Croix a fait du bon travail et devient ainsi le juste défenseur de madame Guyon. Car l’accord est complet entre la perception mystique des deux mystiques que l’on vient de citer (tandis que Teresa n’occupe qu’une place plus affective).
Focalisons-nous sur la « Trinité mystique ».
Jean de la Croix est le plus présent et fort largement si l’on ajoute une partie de la contribution de son défenseur-commentateur Nicolas de Jésus Maria. L’œuvre incontournable du plus grand des mystiques d’Occident est aussi celle, fort utile, qui sait justifier la mystique par la théologie d’époque.
En relevant tous les textes de Justifications, le cadeau inattendu fut de découvrir le second Jean. Il est devenu à mes yeux l’égal du plus célèbre et l’allège de développements théologiques rapportés pour défense. Car la « dame directrice » découvre l’or caché de Jean de Saint-Samson : le Carme convers aveugle n’a pas étudié à l’université d’où une gangue à laver.
Enfin le meilleur résumé et très direct est offert par Catherine de Gênes. Madame Guyon a largement fait appel à une œuvre réduite. Les flèches de la dame du pur amour atteignent droitement et directement au blanc de la cible, mieux même que ne le pouvaient faire l’un ou l’autre Jean.
I
23. L’homme n’a rien à faire de meilleur que de se laisser et abandonner à chaque moment à Dieu, avec ordre et raison, et au-dessus de tout ordre et raison, se donnant en éternelle proie à Dieu, par l’entière perte de sa volonté. Perte heureuse qui rend l’homme très riche, pour se donner soi-même et toutes ses richesses à Dieu ; soit dans le feu de la profonde tribulation accompagnée de la suprême pauvreté en tous sens et manières possibles ; ou encore dans le double feu de l’amoureuse résignation qui supprime tout sentiment tant dedans que dehors, et même jusqu’aux moelles de l’âme et au plus intime de son fond ! Esprit du Carmel, Ch. 9.
24. Enfin 22 nos exercices et nos voies ne désignent qu’abandon, perte, résignation, mais perte éternelle d’esprit et de sens, mort sans consolation ni rafraîchissement, ni selon l’esprit, ni selon le sens, ni selon le corps. De sorte que nous nous croyions et sentions comme réprouvés et inconnus de Dieu ni plus ni moins que ce qu’il n’a jamais connu ; sans néanmoins désister pour cela ni nous défendre d’un seul point d’esprit et de cœur de son éternelle fuite. Jésus-Christ notre cher Époux a ainsi vécu pour nous. Ch. 12.
25. Ici donc il faut s’armer de force, de patience et de confiance pour ne varier jamais ni à droite ni à gauche, sans faire autre chose que pâtir si on ne peut autrement, et attendre en pleine et amoureuse confiance le bienheureux et agréable retour de l’Époux. Il faut dis-je que l’Épouse toute dépouillée de soi-même et de toute satisfaction soit totalement résignée et renoncée, se conformant à la volonté divine, pour souffrir en temps et en éternité les rigueurs d’un tel hiver, je veux dire, de l’absence de son Époux. Esprit du Carmel, Ch. 16.
26. Tandis qu’il (a) reste ici à l’âme un point de vie possible pour l’aspiration amoureuse, (il y a poussement amoureux) l’âme n’a point la disposition requise pour se donner et se livrer à pur et à plein en proie à Dieu, pour faire les premières approches de la voie mystique et suréminente, par l’entière perte et abandonnement de tout soi-même — se perdant et s’abandonnant entre les bras de Dieu infini pour être mue de là en avant de lui seul. Ch. 22.
(a) Pour être parfaitement abandonné, il faut être mort aux propres opérations.
27. Notre résignation est infinie et sans fin, et n’a pas même le présent ni l’éternité ; quoiqu’il soit vrai qu’elle doit prendre fin avec nous. Au reste nous ne pensons point à toutes ces distinctions et réflexions, d’autant que nous ne sommes point, étant parfaitement anéantis. Cabinet mystique, Partie I, Ch. 10.
28. Quand quelqu’un qui tend à la perfection sera venu au dernier point de la mort, son père spirituel se doit bien donner de garde de l’exhorter à se confesser immédiatement avant que de mourir, pourvu qu’il se soit auparavant confessé de tout ce qu’il pensait lui gêner la conscience. La raison est que les parfaits se doivent résigner en ce temps-là à la justice de Dieu très hautement et très parfaitement en temps et en éternité, et être autant désireux d’être soumis par entière résignation et renonciation d’eux-mêmes au bon plaisir de Dieu et de sa justice divine, que de recevoir miséricorde. Mais ce très-haut secret requiert une très-vraie perfection acquise par la pratique de toutes les vertus et par amour fervent et continuel. Partie II, Ch. 4.
29. Ces âmes sont toujours satisfaites et contentes, s’abandonnant à pur et à plein entre les mains de votre infinie Majesté, afin qu’elle fasse d’elles et en elles selon son bon plaisir. Et quoiqu’il soit vrai que le temps et les succès soient fort divers en elle à cause de vos différentes opérations, n’importe ; il en est toujours ainsi de la part de ces Épouses, d’autant que ce n’est ni votre flux, ni tout le vôtre qu’elles désirent, mais vous seul en votre flux. Vous êtes donc leur tout, ô ma chère vie, et leur paradis, parce que vraiment elles sont le vôtre. Contemplation, 3.
30. Il 24 y a un piège bien plus subtil que je n’ai point encore touché, qui est la perte du repos sensible à laquelle personne ne veut passer ; c’est là votre barrière, laquelle vous ne voulez point franchir, en vous abandonnant à pur et à plein à perdre votre repos sensible, quoique ce serait le perdre sans le perdre. Car en vous abandonnant à cela toujours et partout, vous rendriez (a) votre repos simple et au-dedans de l’esprit, et vous jouiriez simplement et tranquillement de Dieu, qui est lui-même votre repos, nonobstant les efforts des espèces sensibles. Lettre, 6.
(a) Paix qui surpasse tout sentiment ; c’est cette paix dont parle Saint Paul (Phil. 4, vs. 7) et que Jean de la Croix appelle trois fois paix : Voyez obscure nuit, Livre II, chap. 9.
31. Mon but est de vous représenter concisement l’essentielle sainteté de ce grand homme dans sa voie très-perdue et très-suréminente ; d’où on peut juger pieusement quelle est son immense gloire essentielle en la patrie, et la gloire accidentelle qui suit indivisiblement toutes ses vertus, lesquelles ont été très exemplaires et très éminente jusqu’au point de la mort. Il ne s’est point recommandé aux prières de personne (a) en mourant ; il en savait la raison infinie. Pour mon regard, cette vue et cette représentation me sont si délectables que je voudrais toujours y être occupé. Lettre 35 sur la mort du Père Dominique de Saint Albert.
(a) Par excès de désappropriation qui fait qu’on ne prend plus d’intérêt pour soi.
32. Souvenez-vous que la sainteté de Dieu devant les hommes gît et consiste dans l’entière perte, abandon et renoncement d’eux-mêmes ; de sorte que se perdre à soi et aux hommes en Dieu, 25 par bon et licite moyen, c’est toute la sainteté d’ici-bas dont je ne saurais figurer l’excellence. Lettre 39.
33. Le gain et l’abondance doivent céder à la perte et à l’abandon. Lettre 63.
II
15. Quoi que nous parlions ainsi ici et ailleurs, si est-ce que dans ce noble et profond plongement actif l’âme n’est pas sans (a) action, ni sans espèces formées de sa part. Mais on dit que son action en cet endroit est faite si subtilement et sous des formes si subtiles, qu’à peine elle-même les aperçoit-elle par manière de dire. Néanmoins est-il vrai qu’elle n’est point ignorante de son action qui est toujours faite avec un désir simple, avide et toujours également affamé de posséder son Époux sans dissimilitude, non pour la satisfaction d’elle-même, mais pour celle de Dieu. Esprit de Carmel, Ch. 19.
(a) Il parle ici d’un reste d’activité.
16. Or personne n’est suffisamment disposé ni propre pour entrer en la voie suréminente, s’il n’est entièrement destitué de son pouvoir actif, dans le plus pur et le plus simple de cette voie mystique. Là même, Ch. 22.
17. Pour 44 ce qui est de l’amour actif et réciproque entre Dieu et l’âme, quoi que ce soit chose très grande, et cela a précédé ces derniers et divers effets, qui sont pourtant en telle sorte derniers qu’ils sont un long temps totalement changés, ou pour mieux dire, annulés comme ce qui n’a jamais été, à cause de certains plus vifs et plus grands attouchements d’amour en toutes les puissances de l’âme qui produisent de tout autres effets en elle. Cabinet mystique, Partie I, Ch. 2.
18. Tout ceci n’appartient qu’au parfaitement mort, vivant d’une vie divine ; tout ceci est en lui par-dessus toute distinction et différence. Il soutient et endure toute cette unique action de suprême félicité par-dessus la connaissance réflexe de tout cela même. Là même, chap. 4.
19. Voyez Foi nue, n. 46.
20. Sur ceci, mon cher Amour, je dirai qu’il est infiniment plus noble d’agir en vous que d’agir pour vous ; car dans le premier l’intention est simple, qui n’a pas tant d’égard aux œuvres qu’à vous en qui elle les fait. Contemplation, 38.
21. Dieu désormais (a) agit et pâtit en eux comme il lui plaît. Ils sont à bon droit et très volontiers les vifs instruments de Notre Seigneur qui se plaît à consommer son ouvrage en eux, les rendant par ce moyen dignes d’habiter en tout lui au-dedans de leur fond par-dessus toute éminence et toute pénétration possible. Lettre, 19.
(a) Âme qui porte Jésus-Christ en ses états.
III
28. Pour ceux qui sont véritablement morts, je dis que c’est infiniment davantage d’être entièrement anéanti que d’être entièrement morts : car la mort est l’entrée à l’anéantissement. Mais bon Dieu ! Que disons-nous, de quoi et de qui parlons-nous puisque si peu se trouvent entièrement morts ? N’importe, disons que ceux qui sont vraiment anéantis selon le dernier et suprême état, demeurent de-là même d’autant plus inconnus et ignorés qu’ils sont différents des autres 55 saints mystiques. Esprit du carmel, ch. 9.
29. L’anéantissement passif est quand, soit par dedans, soit par dehors, il n’y a aucune autre opération de l’âme que de regarder et contempler Dieu purement en repos. Et ils appellent très à propos telle action passive, parce que nous ne faisons tout ce temps-là qu’endurer l’action divine en force, joie, et repos d’esprit.
Au contraire ils appellent anéantissement actif lorsque tout ce que nous faisons d’œuvres nécessaires nous paraissent n’être rien, et comme s’ils n’avaient jamais été. Cabinet mystique, partie I, ch. 3.
30. Mais ceux qui se sont anéantis par amour infini en leur éternel Objet, leur gloire et leur jouissance après cette vie en toute plénitude d’accomplissement et au surcomblé débordement de toute plénitude, sera d’autant plus noble et excellente en clarté, que la clarté du soleil surpasse la lueur d’une très petite chandelle. Là même, ch. 4.
31. Puisque Dieu a bien daigné prendre plaisir à nous anéantir en lui et à nous-mêmes, et que par ce moyen il a satisfait à son amour, il faut que pour satisfaire au sien en tout lui-même nous demeurions anéantis selon lui et en lui, et selon nous en notre total : sans faire cas de nos réflexions qui ne font et ne sont rien de nous, à cause de notre entière et parfaite transfusion en toute l’étendue de Dieu, dans lequel nous sommes, nous nous mouvons, et vivons de la même vie divine, et qui est la cause de notre paradis ici-bas. Là même, ch. 10.
IV
5. C’est une chose étrange, que les hommes ignorent le point et les propres exercices de leur infini bonheur, et qu’ils ne sachent nullement ce que c’est que leur fond, et le culte amoureux d’icelui. Esprit du carmel, ch. 14.
6. Mais quand l’homme est arrivé à son centre, alors comme un aigle amoureux il se repose en Dieu à très grand plaisir. La jouissance divine l’occupe en plénitude de délices d’une manière très subtile, très simple et très spirituelle, et le plus souvent par-dessus (a) soi-même, par-dessus tous sens et toute perception. Tandis qu’il demeure en sa seule industrie il est très éloigné de son entière perte et résolution, et son occupation vers Dieu est très éloignée de ce centre. Là même, ch. 23.
(a) S’outrepasser soi-même, ce qui s’appelle sortir de soi.
7. Tous les états qui précèdent celui-ci sont déduits chez les mystiques : mais celui-ci les contient tous d’une assez divine manière, par laquelle on se voit et on se sent fondu et réduit en un très petit point, qui est le centre unique d’où sont tirées toutes les lignes qui se peuvent concevoir. Ce qui tombe sous le sentiment et sous la simple et spécifique perception, semble plutôt montrer ce qui est créé, en une excellente manière, que ce qui l’Incréé où nous sommes arrêtés : lequel nous tient purement attachés par-dessus tout amour, en nudité et simplicité unique et du tout suressentielle, par-dessus tous les effets susdits du feu divin, qui embrasait et consommait toute l’âme en soi au temps de son action. De sorte que l’âme étant ici arrivée, ne trouve rien que dire ni que penser, non pas même pour exprimer ce qu’elle a vu ou senti dans les états précédents, et encore beaucoup moins en celui-ci. Cabinet mystique, parte I, ch. 10, § 7.
V
2. Le seul et unique amour anime toutes les vertus occurrentes, et le plus court et le plus affairé chemin pour vous introduire et vous avancer en esprit dans ce pur et unique fond, où Dieu réside pour soi et pour vous. Lettre 50.
VII
2. Ceux qui sont en cet état, soit commençants, 80 soit profitants, voire même parfaits, ne sont pas impeccables. Au contraire, je dis que l’Époux prend un extrême plaisir d’exercer différemment les âmes ses Épouses par des chutes (non pas grèves, mais de toute commune infirmité) de peur de les voir s’élever et s’enfler en superbe et d’amour propre, de ce qu’elles ont reçu de lui, et de ce qu’elles sont en lui. Il aime mieux leur chute, non comme chutes, mais à raison de ce qu’elles produisent, qui est la profonde humilité, l’abnégation, la rectitude, la fiabilité en l’union simple et amoureuse avec lui : et il faut bien croire qu’il ne permettrait jamais qu’elles tombassent, si ce n’était pour ce sujet. Car sa Majesté qui ne désire en cela même que sa gloire, veut être pleinement satisfaite en toutes ces rencontres par la renonciation et l’abnégation de ces Épouses — qui se relèvent de ces chutes avec le même amour que si elles n’étaient point tombées. — Encore qu’il nous arrivât de tomber plusieurs fois le jour, il faut toujours vous délaisser avec la même confiance en ce divin Époux.
Cette pratique est si importante, et la renonciation qu’il faut pratiquer ici est profonde et subtile, car cette renonciation doit être telle qu’elle agisse et produise toujours son effet aux occasions, dans la plus pure, abstraite et séparée partie de l’âme, qui est le pur esprit : et cette renonciation pure, simple et subtile consiste à être entièrement perdu à soi-même en un non-pouvoir, en un non-vouloir, au non-vivre, au non-mourir, sans qu’il soit permis de se rechercher de si loin que ce soit. Cela est bientôt dit ; mais la pratique de ce point semble inaccessible. Se pourrait-il bien trouver des âmes assez fidèles à leur Époux, que de demeurer quant à elles, pour jamais inconnues aux hommes, quand il est question de leur justification et de leurs souffrances dans les occasions qui touchent leur bien-être ordinaire ? Esprit du Carmel, ch. 18, n. 3.
3. C’est en ce sens que les chutes humaines sont plus utiles et plus fructueuses aux enfants de l’esprit, non comme telles, mais comme excellemment et totalement éteintes par un vigoureux exercice d’amour : de sorte qu’ils ne perdent rien de leur précédent lustre. Au contraire ils l’augmentent de plus en plus au très grand plaisir de Dieu, par leur fidélité active qui fait qu’ils aiment mieux mille fois mourir que de croupir en terre, c’est-à-dire, dans le sens et les créatures, si excellentes qu’elles soient. Mais fluans et coulans activement et ardemment de tout soi en lui par appétit amoureux, ils s’y perdent irrécupérablement en l’abondance de la joie ineffable de Dieu dans lequel ils sont totalement engloutis. Miroirs et flammes de l’Amour, ch. 3.
VIII
§. II. Communications avec les âmes d’esprit à l’esprit
8. Il fait bon converser avec ces sortes d’esprit, spécialement quand ils sont extraordinairement 96 touchés, - tirés et étendus par les lumineuses et divines influences, qui pour lors regorgent d’eux sans quasi qu’ils s’en aperçoivent, à cause de la grande facilité et simplification dont il coule à guise de flot, par leurs paroles très simples, très lumineuses et illuminantes, lesquelles vont simplifiant ceux qui ont le bonheur de participer à ces divins torrents de délices. --
Mais ceux qui sont consommés dans lesquelles toutes les plus hautes, plus profondes et plus simples lumières et manifestations sont tombées en un, par divers succès des illuminations, et en qui ces illuminations ont enfin dissipé et éclairci le brouillard, à l’obscurité duquel a succédé la très claire, très simple et très consommante lumière, ceux-là sont pour toujours amplement et profondément capables de tout voir, tout atteindre, tout juger, et d’illuminer autrui par l’exubérance de leur très simple et très efficace lumière ; laquelle, par sa simple fécondité simplifie et dilate efficacement les fonds qui en sont touchés. Aussi leur est-elle versée par intuition pour ce même effet. Cabinet mystique, Partie I, ch.9.
9. Voyez Fécondité spirituelle, n. 3.
10. On ne doit nullement douter que les âmes toutes consommées en Dieu même, dont nous avons ici et ailleurs exprimé le très-divin état, tant en leur jouissance qu’en leur saillie, ne soient toujours également et parfaitement supérieures à tous les sentiments et appréhensions de leurs morts, signamment entre leurs égaux. Il ne peut être autrement, et ces âmes préviennent toujours également par leur souveraine lumière toutes les sorties et expressions qu’elles font de cela en cela même. Là-même, P. II, ch.6, n. 15.
11. Voyez Perte, n. 47.
12. Votre Révérence sait assez comme les cœurs se parlent mutuellement, et comme quoi tant plus ils sont éloignés dans plus ils s’unissent et parlent ensemble. Ce qui est d’autant plus vrai entre nous, que notre affection est simple et unique en Dieu dans lequel nous vivons. Nous conversons ainsi mutuellement en simplicité d’esprit, par-dessus tout ce qui se peut dire des présents et divers événements ; d’autant que ce que nous transférons l’un à l’autre est vie en la même vie de Dieu, l’amour duquel nous ravit sans cesse à l’aimer et à nous perdre en lui jusqu’au dernier point possible. Encore que nous apercevions du désordre dans ce siècle, c’est néanmoins à quoi nous ne pensons point, laissant les événements tels qu’ils puissent être à la providence divine. Lettre 8.
IX
9. Là où est le vrai amour là est le vrai sentiment de douleur d’avoir offensé Dieu, que j’appellerais plutôt componction que contrition. Il est, dis-je, impossible qu’une telle âme, incontinent après le péché commis, ne soit affectée d’une telle douleur par l’acte que produit son excellente habitude : et c’est ce qui se renouvelle en l’âme vraiment amoureuse au temps de son examen et revue de ses péchés. De sorte que lorsqu’elle s’accuse actuellement, c’est avec la même douleur et componction : et dans ce sentiment elle découvre aux médecins les petites plaies de son cœur. -- Plusieurs personnes dans leur simplicité et ignorance de leurs voie sont en cette noble habitude, et en l’exercice de ses actes, autant que la nécessité le requiert, sans qu’elles sachent que cela soit ainsi. Cela vient en conséquence de leurs propres exercices. -- Cette excellente ignorance rend son sujet simple et inconnu à lui-même pour le discernement non nécessaire de ses mouvements. Car son occupation actuelle et amoureuse en Dieu ne lui permet aucune réflexion, moins encore pour cela que pour autre chose, dont les raisons se doivent tirer de l’excellence du fonds déjà plus ou moins excellemment 106 ouvert et pénétré de la divine sapience. Miroir de conscience dans l’Avant-propos.
10. Nous ne parlons point ici de contrition au vrai amoureux de Dieu, vu que tout son désir n’est qu’amour. Tous ce qui l’afflige, c’est lorsqu’il a manqué à lui rendre amour pour amour ardemment, incessamment, infatigablement, et selon son total. C’est cela seul qui l’afflige, mais d’une amoureuse, douce et cordiale affliction, totalement confidente en son Bien-aimé. Là même. Traité I, n. 15.
11. Le vrai spirituel discerne les moindres dérèglements et des ordres de ses passions et mouvements. Et en cela paraît la totale perfection d’une âme vraiment illuminée que de voir son ordre et son désordre. Tant plus elle a de lumière, tant plus et tant mieux elle est ordonnée, tranquille et paisible au-dedans. La même, n. 20.
X
36. C’est ce qui les rend inaltérables dans leur arrêt et fermeté, et très stables en la vue et en la contemplation de Dieu, lequel a fait cela en eux, et le continuera toujours de plus en plus jusqu’au point de leur suprême accomplissement, selon l’ordre de son éternelle prescience. Esprit du Carmel. Chap. 9. §. 12.
37. Touchant ce que je dis, que les plus parfaits qui se puissent concevoir en cette vie, sont inattingibles, impénétrables, immobiles, et inaltérables en leur fond, et que là-même ils vivent bien loin au-delà de leur propre fond ; j’ajoute encore que cela soit très vrai, néanmoins on les peut excéder, non pas eux : mais en ce qui paraît d’eux. Là même. §. 22.
38. Ce n’est pas sans cause qu’on dit que ceux-ci sont Esprit ; car ils sont tellement revêtus et remplis des qualités de l’Esprit, que leurs puissances et leur fond ne sont qu’une seule chose, où rien 133 n’entre au104 dehors pour les atteindre et leur donner empêchement. On atteindrait, par manière de dire, aussitôt Dieu qu’eux, d’autant que leur *âme est moins dans le corps qu’elle anime, qu’en Dieu, c’est-à-dire, par appétit, non seulement en tant que Dieu est en leur fond où ils se sont pleinement transformés à vive force de plongement105 amoureux en son infinie mer ; mais encore au-delà de tout cela, ils sont perdus là-dedans sans ressource, en l’essence de Dieu sans réflexion sur eux-mêmes ni sur le créé. Là même. Chap. 14.
39. Or celui (a) qui est entré au repos de Dieu, repose de ses œuvres, comme Dieu reposa des siennes après la création de toutes choses. Cet Esprit éternel dans le repos (b) de sa simple jouissance est totalement incompréhensible et inattingible à tout esprit inférieur. C’est en ce suprême point de consommation que toute la mysticité est réduite, faisant esprit très simple et très perdu au-delà du fond, en la suressence qui l’engloutit et l’absorbe dedans son tout. En cette suprême unité (c) rien n’est vu, appréhendé, ni entendu de distinct, ni de séparé, de distinguable ni de séparable. Là n’est rien que le maintenant éternel, et là Dieu seul est et vit en soi en la créature, devenue lui-même par un amoureux reflux ; laquelle quoique refuse106 en son éternel principe
(a) Hebr. 4. Vs. 10.
(b) Ceci se rapporte à ce qui est écrit dans les Explications sur Genès. 3. Vs. 6. Exod. 20. Vs. 10. et sur Hebr. 4. vs. 10. Etc.
(c) Endroit admirable.
* Perte. n. 38.
demeure néanmoins, et demeurera (a) créature, même en la gloire, son être créé lui demeurant totalement pénétré de l’Être incréé, fondu et tout perdu là-dedans. De sorte qu’encore que dans toute la plénitude de Dieu, elle ait toutes les propriétés et qualités de son être fait divin, si ne désiste-t-elle pourtant pas de sa créaturalité107. Au reste, nous n’écrivons pas pour être crus et entendus, si ce n’était peut-être de quelques-uns, qui pour être arrivés pleinement ici le doivent recevoir avec très grand plaisir pour se voir par tout ceci parfaitement eux-mêmes, tant en l’ordre de leurs expériences, que très loin par-dessus cela en l’éternelle mer de l’amour éternel, qui en l’effort de sa rapidité amoureuse n’a point de cesse qu’il n’ait tout abîmé et tout perdu en soi pour heureusement et glorieusement vivre au total de sa propre vie. Là même. Ch. 22.
(a) Explic. Du Cantique. Ch. I. vs. I. Ch.7. vs. 11. Etc.
40. Par même moyen tout ce que ce feu a consommé et transformé en soi et par soi, est lui-même sans différence ni distinction, autant que cela peut être vrai d’une créature. En effet il n’est pas possible à l’âme ainsi consommée de se divertir de cette très simple fruition par intention et volonté, d’autant que ses forces sont entièrement consommées pour n’avoir jamais d’appétits contraires. Je dis de volonté et d’intention ; parce que la vie dont on vit ici, est éternelle, simple et suressentielle, en repos et fruition de l’essence divine. Car l’âme dans sa consommation est totalement refuse et perdue en cette divine essence avec (b) tous les Bienheureux. Cab. Myst. P. I. Ch. 10. §. 6.
(b) Raison pour laquelle elle ne peut prier les Saints ; c’est qu’ils sont tous consommés en unité.
41. L’âme 135 étant réduite et fondue, comme elle est, totalement selon ses puissances et son essence, elle est là arrêtée et établie infiniment au-dessus de tout le passé en Dieu. Là même. §. 8.
42. Il faut encore savoir, que Dieu seul et non autre peut agir et pâtir, soit à l’ordinaire, soit à l’extraordinaire, dans les âmes vives et mortes en lui par lui-même sans qu’aucun esprit touche leurs puissances. Là même. P. I. Ch. 1. n. 3.
43. Mais quoi ? Ne semble-t-il point, ô mon Amour, qu’en mon abondance je craigne de me voir frustré de votre jouissance, ainsi que je l’ai été par le passé ? Non mon Époux ; quoi que je dise, je ne crains point cela ; car vous êtes mien, et je suis vôtre. Vous me possédez, et je vous possède parfaitement. Nous ne sommes qu’un en l’un et en l’unique de nous deux. Soliloque 6.
44. Afin de demeurer toujours uniques dans l’unique, simples dans le simple, sans aucune altération ni variété. Contemplat. 2.
45. Mais ce que nous avons à faire en cette occupation, qui est si importante et pour laquelle nous vivons, parce que c’est votre propre bien et repos en chacun de nous ; c’est de demeurer toujours égaux à nous-mêmes, inaltérables et immuables en tous évènements, comme fermes rochers en votre mer infinie, que les flots ne battent que par dehors sans toucher aucunement au fond. Contemplat. 10.
46. Dieu est toujours lui-même, et ne peut changer ; et nous, tandis que nous ne sommes point passés en lui, demeurons par tout muables et changeants. Il faut tâcher selon notre pouvoir de demeurer stables, et sans changement en lui. Cela est le fond, l’essence et l’éminence des esprits 136 plus purs, plus profonds et plus perdus. Cela tient toujours tout le sens ravi et attaché au-dedans, en très pure nudité ; et lorsque tout est réduit en la suprême unité de l’esprit, comme l’esprit est simple et unique en l’unité de Dieu, il n’y a plus de distinction entre le haut et le bas. Dans cet éminent état, il faut faire en sorte qu’on ne sorte jamais de cette divine unité, pour quelque sujet que ce soit. Lettre 19.
47. Voyez Simplicité. n. 32.
XII
14. Nous sommes donc créés pour retourner et refluer en notre infini Amour activement, ardemment, incomparablement, purement et sans cesse ; par le moyen de son amour actif et fortement efficace en nous, et non autrement : et tout cela selon l’ordre et l’effet de son amour en nous, et du nôtre respectivement en lui. Pour cet effet il faut frayer108 et dépenser tout le nôtre amoureusement : Car nous ne pourrions jamais avoir rien fait ni donné, qui puisse ou doive récompenser et satisfaire à notre Amour infini, devant lequel toute créature est menteuse, et en comparaison duquel l’homme n’est rien du tout. Miroir et flammes de l’amour divin. Ch. 5.
15. Je suis arrivé en toi jusques ici, ma fille et mon Epouse, au dernier point de suprême satisfaction. J’étais avidement désireux de te consommer en moi, jusqu’à te faire mourir si doucement entre mes bras dans l’étendue infinie de mon Essence et de mon Amour. C’est pour cela que je te tiens si doucement serrée en la douce et amoureuse violence de mes embrassements, afin que par cet amour également actif entre nous deux, tu sois enfin rendue pleine et jouissante de moi en moi, et de tout ce que je suis. Tu es donc totalement transformée en moi par-dessus tout degré d’amour transformant, puisque tu as atteint ton essence originaire que je suis, en qui tu vivras et résideras comme moi-même, sans distinction (a) ni différence, autant qu’il est possible : car je suis ton repos, ton entière félicité et ton total Paradis. Soliloque. Vs. 6.
(a) Union sans distinction : c’est la transformation parfaite.
16. Quoique dans la première création, si nous 153 n’eussions point péché, nous eussions toujours été saints, justes et innocents ; ce que nous ne sommes pas maintenant, ainsi que la foi et l’expérience nous le font connaître ; néanmoins notre présent état est meilleur s’il nous est permis d’envisager notre intérêt. —
Comment les Anges ne défaillent-ils pas sur l’aspect d’un si prodigieux amour que le vôtre, ô mon Dieu, à l’endroit des pauvres hommes tombés en la puissance des Diables ? C’est, ô Dieu éternel, ce que nous étions devenus, et ce que nous sommes à présent en vous, notre amoureux Réparateur109 ; mais à vos propres coûts et infinis dépens, et par des moyens très surnaturels et ineffables. Contemplat. 5.
17. Il nous faut tendre par un continuel reflux en notre mer éternelle et originelle, sans que le créé nous en puisse empêcher pour peu que ce soit. — C’est pour cela que nous sommes nés ; c’est de quoi nous vivons ; c’est par cet exercice que nous nous perdons en l’abîme de notre vie totale (a), auquel nous désirons toujours nous plonger de plus en plus sans aucun retour. Lettres 20.
(a) Perte totale sans retour.
18. Nous avons perdu un de nos plus intimes amis : mais il faut que nous préférions son bien infini au nôtre. — Étant replongé comme il était dans son origine, il savait combien tout emploi d’ici-bas est peu de chose : c’est pourquoi il désirait passionnément et en profonde résignation la dissolution de son corps. — Sa sainteté ne se peut concevoir ni exprimer : elle consistait en sa totale refusion110 et perte inconnue dedans le vaste infini de son origine, d’où le flux et le reflux était émerveillable111 en notions et manifestations mystiques et très intellectuelles, qui recoulaient incessamment en guise d’un gros fleuve en toute sa mer. Lette 35.
XIII
13. Il n’est pas besoin de parler de ceci à l’homme, qui n’a que le seul esprit d’un bon naturel, et qui ne demeure et n’agit que dans le sens. Car il ne saura jamais rien de meilleur que les bonnes œuvres, et ne se renoncera jamais comme il faut, s’il se voit impuissant et sans moyen de les faire. C’est pourquoi la vie active qui est plus dans le sens 171
* Résurrection. n. 12. Vertu. n. 18.
que dans la raison, est grandement délicieuse à ces personnes ; et ils112 y souffrent volontiers plusieurs peines à cause des grands mérites qu’ils en espèrent : mais ils sont en cela même tous113 pleins de leurs propres voies, appétits, recherches et propriétés, totalement ignorants d’eux-mêmes et du vrai bien en lui-même. Ils ne se veulent jamais perdre de si loin que ce soit, et s’ils se perdent quelquefois à force de persuasions, ce n’est qu’avec une extrême crainte de perdre leurs sentiments et leurs goûts de Dieu. * Cela fait qu’ils ne se perdent et ne donnent le leur114 en vrai abandonnement que peu à peu et le moins qu’ils peuvent, ne pouvant croire que la vie renoncée, indifférente et résignée soit la vraie sainteté. Erreurs, ténèbres et misère, qui procèdent de ce que l’homme prend pour soi-même le don et le goût de Dieu, qui ne lui est donné de Dieu, sinon pour le disposer à la sainteté ; ce goût est un moyen pour acquérir l’habitude de sainteté et cette habitude en est la fin, dont les vrais actes sont la vraie vie renoncée. Car à le bien prendre, qu’est-ce que telle vie, sinon les actes de toutes les saintes habitudes, pratiquées non tant en soi que par-dessus de soi-même, étant perdu totalement en Dieu à la Majesté duquel on désire toujours satisfaire et nullement à soi. Esprit du Carmel. Ch. 11.
14. Il arrive parfois que les personnes spirituelles se peuvent rencontrer parmi des objets sensibles, capables de toucher extraordinairement leurs sens, et d’émouvoir leurs passions. Par exemple, ils seront parfois tellement excités à rire, que cela paraîtra notablement, sans qu’elles s’en puissent empêcher. Cela ne laisse pas d’étonner certains faibles et infirmes, lesquels voyant que 172
* Habitude, n. 7.
ces objets ne les divertissent point du dedans d’eux-mêmes, admirent comme quoi nous sommes tirés de nous-mêmes si facilement à rire, sans savoir quelle en est la cause : Et en effet ils l’ignorent toujours, jusqu’à ce qu’eux-mêmes soient arrivés par leur fidèle activité au même degré d’amour et de vie consommée. Ils ne voient pas que cela ne nous touche qu’en superficie (a) et par le dehors. —
Or la raison pourquoi les personnes communes qui ont une bonne action intérieure, semblent avoir plus de force pour résister à ces objets folâtres que nous autres, c’est que nous sommes tous115 nus et désarmés de nos forces actives dans les sens, et que nous ne pouvons faire quasi autre chose qu’attendre les coups, sans y pouvoir parer. Il n’est pas ainsi des autres, parce que leur force active, tandis qu’ils l’ont, leur sert comme de rempart contre tous semblables mouvements. Mais aussi quand ils sont en aridité, et qu’ils n’ont rien d’eux-mêmes pour la défense des sens, ils se trouvent tout accablés116 par les efforts de telles folies. Car leur manière de souffrir en leur aridité, et de combattre ces folâtreries, n’est pas semblable à nos façons et manières de combattre. C’est toute autre chose d’eux et de nous. Miroir de Conscience. Traité II. n. 54.
(a) Voyez ce qui est dit de la purification de l’or. Moy. Court. Ch. 24. n. 4.
15. Néanmoins c’est une chose étrange qu’il se puisse trouver des hommes parvenus et même consommés en cet état, qui sortent de là pour raisonner et spéculer dans la circonférence et selon la vive activité de leurs sens, en sorte qu’ils viennent à être enfin presque continuellement agités de tourbillons et mouvements d’inquiétude 173 sur toutes choses, dont ils s’empêchent et se ferment l’entrée à leur cœur, rodant incessamment partout au dehors. —
Quelques-uns voient bien en eux-mêmes ce désordre, se croyant impurs et du tout ineptes pour la vraie introversion ; et néanmoins ils ne désistent pas de cette sorte de pratiques ordinaires pour embrasser les exercices qui leur seraient plus conformes et plus utiles pour leur bien et leur intérieur. Ils auraient sans doute besoin d’être poussés sans compassion, — et devraient prier Dieu très instamment qu’il les mît aux labeurs et exercices des hommes sans ordre ni discrétion : mais comme ce n’est pas ce qu’ils désirent, et qu’au contraire ils craignent cela comme la mort ; ils demeureront à jamais immortifiés par le dedans, totalement indomptés, captifs et fortement dominés de leur propre excellence. De la simplicité. Traité II. n. 34.
16. La charité dans les parfaits fait bien s’irriter patiemment, et s’indigner humblement. Cela étant inconnu aux hommes de médiocre vertu, ils nous jugent transportés et vaincus de passion toutes les fois que cela nous arrive ; néanmoins, si nous manquions à ce saint zèle de la charité, nous croirions être dans le désordre et offenser Dieu. Voilà pourquoi lorsque nous conversons avec eux, nous ne contrarions point par cette pratique à la vraie perfection ; puisqu’à ceux que nous supposons ici omnia licent, et souvent il leur est expédient de faire des choses de cette nature. Là même. n. 38.
XIV
5. Pour notre regard, puisque nous ne saurions disposer les hommes à cela, ni les rendre meilleurs, c’est à nous de rendre notre vol de plus en plus actif et léger pour venir à la pénétration du tout de notre amour, au fin fond de lui-même que vous êtes, o mon Amour et ma Vie. Car vous avez plus de désir et d’avidité de vous communiquer, que vous n’avez de pouvoir de le faire, s’il est permis de parler ainsi ; parce qu’il n’y a point de vaisseau entre les mortels qui puisse tant contenir de votre grâce et de votre amour que vous désirez y mettre. En effet je crois dans cette vérité, qu’il y a eu un grand nombre de Saints qui l’eussent pu être davantage. Contempl. 8. 176
XV
39. Voyez Perte. n. 39.
40. C’est pourquoi tout ce que ces personnes désirent beaucoup et sans une parfaite indifférence, quand ce serait avec la meilleure intention du monde, sans doute cela est un effet de la superbe.
41. Là nous demeurons en un amour très pur, très paisible et très éternel, s’il faut ainsi dire. Car nous sommes là éternels, même par-dessus l’éternité, en tant que nous sommes totalement perdus, même à ces sentiments et vues-là, si peu que ce soit distinctes du même Objet, qui nous abîme et nous perd de plus en plus en lui-même. De là vient que nous sommes sans aucun désir de sortir de là, pour réfléchir en aucune façon sur nous-mêmes, pour voir où nous sommes et ce que nous sommes. Cab. Myst. P. I. Ch. 10. §. 9.
42. La suprême et perdue contemplation est la plus vive imitation de Dieu en terre ; et la vérité est que les hommes ne sont pas dignes de semblables personnes. Ceux qui habitent la région de leur fond sont très merveilleux ici-bas. Il ne faut plus leur parler de la circonférence, non 201 plus que de ce qui n’est point ; mais bien de la plus vive et plus excellente pénétration de leur même fond, et il ne seront point contents, jusqu’à ce qu’ils aient pénétré cet abîme sans fond et sans rive, où Dieu est vivant à lui seul et pour lui seul, et où la créature est tellement anéantie en Dieu, qu’elle ne désire ni ne saurait parler ni entendre parler d’autre chose. Car tandis qu’on désire quelque chose, on n’est pas essentiellement perdu (au moins entièrement,) en la sur-essence, en laquelle il n’y a point de vertu, sinon exemplairement, point d’essence sinon sur-essentiellement, sans distinction ni différence perceptible. De l’effusion de l’homme hors de Dieu et de la refusion117 en Dieu. Traité 3. N. 14.
XVI
11. La Contemplation en ce degré est une science sans science et qui ne sait point de moyen ; laquelle est vue et possédée sans admiration, dont le retour est admiration. Miroir et flames de l’Amour divin. Chap. 7.
12. La très dévote ignorance nous convient bien, ô mon amour, puisque nous sommes infiniment amoureux par-dessus l’amour en vous-même, heureusement transformés en vous. Pour ce sujet nous abhorrons la science naturelle, qui n’est le pain que des hommes purement moraux. Je dis infiniment plus, que nous ne voulons point même de la science de l’amour intime. Et toutes fois ce même amour fait que tant moins nous la désirons et y pensons, plus nous l’avons excellemment au-dessus de tout ce qui nous est inférieur en état d’amour. Que s’il se pouvait faire, ô ma chère vie, que le seul mot d’amour nous pût suffire, pour comprendre et exprimer ce que nous croyons ignorer, lors même que nous le digérons nous nous ; ce nous serait un indicible plaisir. Mais comme cela même n’est que forme (quoique très expressive et délicieuse) que sortie, et que productions que vous faites de vous-même en nous et pour nous ; cette production mise en évidence ne nous est rien en comparaison de vous. Contemplations 1.
13. La Sapience naturelle infuse suffit toute seule pour rendre l’homme bienheureux dedans la nature, ainsi que le Sage (a) et toute l’Écriture avec les Pères de l’Église, nous font foi, et
(a) Sag. 8. Vs. 3-8.
211 même avec eux les sages Philosophes de l’antiquité. Cette Sapience par son habitude, par sa science, et par sa lumière savoureuse, fait un acte continuel, dont l’effet est une parfaite rectitude d’âme et de corps dans la très étroite honnêteté morale. — En quoi certes l’amoureux de la Sapience est si content en cette vie, qu’il est autant éloigné de désirer quelque chose avec elle, que le ciel est éloigné de la terre, car elle suffit très pleinement à son possesseur.
A bien plus forte raison la Sapience divine remplit l’âme et le cœur de ses Amoureux d’indicibles délices : et certainement pour lors la Déité et son Paradis sont écoulés en la tere et en la chair, qui par ce moyen est fait esprit et déifiée de Dieu selon que les infusions divines ont été grandes et profondes ; de sorte que celui qui est ravi de Dieu à son aspect et à sa contemplation, (a) goûte à sa manière possible quelque chose de la béatitude future et éternelle dont les habitudes sont si nobles qu’il est presque impossible, comme j’ai dit, qu’il se délecte désormais dans les créatures. De la simplicité. Tr. III. n. 10.
(a) Goûts de la béatitude éternelle. Paradis sur terre.
XVIII
37. Ce que je viens de te dire, ô ma Fille, et mon Epouse, c’est pour te tirer de moi (a) en évidence à toi-même. C’est tout te dire et te faire tout entendre : car mon action et mon opération essentielle en toi c’est mon parler et mon colloque amoureux avec toi, non seulement en tout ceci, mais encore infiniment au-delà. C’est ce qui fait notre commune réjouissance et notre commun repos. —
Voilà ma Fille mon Épouse, ce que je suis en toi, et ce que tu es en moi. Car comme mon Humanité et ma Divinité subsistent également l’une de l’autre, l’une en l’autre ; de même à proportion et en quelque manière, ton humanité rendue aucunement divine, subsiste de moi, en moi et pour moi. Et comme je possède à pur et à plein toujours également pour moi, toutes la félicité due à ma nature, de là te résulte, par amoureuse redondance de mon excessif amour, le flux simple et abondant de ma félicité, à proportion de ce que tu es et de ce que possèdes en moi pour ta pleine et entière satiété. Soliloq. 6. Ch. 7.118
(a) Dieu montre quelquefois à l’âme pour un moment le haut état où il l’a mise par sa bonté ; mais cela se fait sans réflexion, et passivement, comme elle ne peut se donner ces vues ni aussi se les ôter.
38. Tu me conçois bien sur tout ceci : et tous ces secrets sont à toi et à moi les excès plus profonds, plus amoureux et plus intimes de nos amours réciproques, et signamment119 du mien envers toi et en toi. Je le répète encore, nous nous 246 possédons l’un l’autre par un égal et réciproque amour en notre félicité égale, en la manière que tu sais. — Ainsi quelque part que tu ailles et que tu sortes, tu ne seras jamais sans moi et sans ma gloire, et sortant sans sortir, tu rentreras en moi en la même jouissance de moi-même et de ma gloire, d’où tu n’auras jamais sorti. Là même. Chap. 8.
XIX
17. Je m’étonne beaucoup de ce que certains qui ne font état que de la doctrine et d’une vie morale, nous attaquent sur nos termes. — Plusieurs sont assez doctes en tout autre sujet que celui-ci, et néanmoins ils en veulent parler comme gens entendus, ne sachant pas que ces matières ne s’apprennent que par expérience savoureuse, et que le sens et l’intellect humain n’en approchent non plus par la spéculation que la terre du ciel120. Cab. Myst. P. I. Ch. 3. 252
XX
17. Il faut savoir que la créature en cet état est encore grandement éloignée de sa conformation, tandis qu’elle est capable de recevoir quelque chose en la lumière divine soit pour la simple spéculation, soit pour le goût, soit pour l’extase, qui sont choses toutes différentes. Car sa consommation ne doit et ne peut être que la fin et le succès de tous ces moyens mystiques.
Mais ce qui est resté de ceci à l’âme perdue en Dieu, est toute autre chose : et c’est ce qui la ravit imperceptiblement et en quoi s’accroît et s’augmente le plus sa très simple et ineffable jouissance. Bonheur qu’elle possède en son repos ineffable, très-simple et très-unique qui lui fait expérimenter qu’on ne peut aller ni passer outre. Car ici la compréhension de la créature, son goût, et toute sa jouissance est par-dessus toute expression. Cabinet Mystique P. I. Ch. 4.
XXI
1. Quand les esprits sont égaux, ils s’illuminent l’un l’autre, ils se pèsent et s’entendent lumineusement en impression savoureuse et délectable sur leurs sorties et, pour mieux dire, sur leurs manifestations ; d’autant que d’égal à égal les concepts ne sont pas appelés sorties, mais manifestations de lumières et de vérités ; laquelle touchant de soi le sujet qui la reçoit, entre au même instant en son entendement et en sa raison, et l’affecte par une vive, pénétrante, large, savoureuse et délicieuse impression. -- Ces vérités ne sont pas semblables à celles qui sont infuses, quoiqu’elles ne soient pas sans affecter et illuminer la raison, non plus que sans saveur et délices ; mais il ne se n’est pas en comparaison les manifestations internes purement infuses qui fluent simplement d’un sujet en l’autre, telle qu’elles ont été reçues de Dieu, source de toute lumière et vérité. Néanmoins rien de ceci (a) ne doit contrarier à la simplicité du fond, de si loin que ce soit ; car autrement on sentirait des obstacles et des empêchements pour la liberté du cœur et pour la libre introversion du fond : ce qui serait bien éloigné d’être attaché à Dieu, puisque semblables entre-deux sont séparation et obstacle. Aussi est-il vrai que celui qui durant son action se sent divisé et multiplié en soi-même par l’attraction des espèces tirées à lui et qui lui font impression, n’est pas simple, unique, pur, ni abstrait, pour n’avoir encore reçu les vives touches et opérations de Dieu en ses puissances hautes et basses. Tout cela étant ainsi, le flux simple du vrai spirituel n’étant bien souvent déduit qu’en large explicité, il ne peut entrer en la raison ni l’entendement de celui qui n’est pas esprit ; car n’ayant eu aucune expérience ni goût de l’esprit, il ne le peut recevoir pour en être affecté et touché : de sorte qu’il faut que le flux sorti du spirituel demeure sans effet au-dehors : mais il affecte tout de nouveau l’esprit du sujet d’où il est sorti, en demeurant dedans. --
Pour retourner à mon sujet, je dis que l’homme spirituel se doit donner de garde de se produire mal à propos, afin qu’il ne soit pas empêché en sa nue et libre introversion et contemplation de Dieu, en la fruition duquel il prend son repos dans l’abîme même de son propre fond. Cabinet mystique partie I chapitre sept.
(a) Il veut dire que quand le cœur n’est pas disposé, l’on sent quelque empêchement à cette infusion, soit mutuelle d’égal à égal, soit de supérieur à inférieur.
On écrit que saint François d’Assise et sainte Claire se communiquaient de la sorte dans leur contemplation mutuelle. Ces communications sont d’une si grande pureté que la moindre chose les ternit et les arrête. Il est difficile d’être entendu lorsqu’on parle et explique ces choses, à moins que de n’avoir l’expérience. C’est ce que notre Seigneur dit à ses Apôtres (Luc 10 verset 6) ; s’il n’y a pas de fils de paix, votre paix retournera sur vous : et en parlant de l’hémoroïsse (Luc 8 verset 45,46) : qui est-ce qui m’a touché ; j’ai senti une vertu secrète qui est sortie de moi.
2. La discrétion (a) suprême et la renonciation marchent de pas égal l’une à l’autre, et font le comble de toute sainteté, soit en morts, soit hors de morts. Cette discrétion est propre et différente à un chacun de ceux qui sont souverainement illuminés, soit qu’ils soient dissemblables entre eux, soit qu’ils soient (b) égaux en unité et simplicité, non autrement que personnellement distincte d’unité et simplicité également égale, sans distinction jusqu’à ce qu’elle (c) sorte en évidence d’unité et en distinction unique, pour tirer, ravir et supprimer tout le propre distinct en soi, ce qui est aussitôt parfaitement accompli qu’aperçu.
(a) Il parle de discrétion des esprits.
(b) Toutes les âmes d’un même degré ne se distinguent plus en Dieu.
(c) Il l’appelle sortir en évidence d’unité, parce que les personnes de même grâce, sans s’être jamais vues ont les mêmes sentiments et lumières ; ce qui paraît par la conformité de leurs expressions. Ceux qui surpassent les autres en degrés les surpassent en expressions, et dans le fond tout est réduit au même ; parce que c’est la même expérience en tous, quoique conduits par de différents moyens jusqu’au terme : mais quand ils y sont arrivés et perdus en Dieu, ils ont une unité d’expérience et l’unité d’expression, quoiqu’avec une différente variété : parce que l’expérience de Dieu en nous est aussi différente que les visages ; mais l’expérience de Dieu en Dieu est toujours et partout la même.
Cette discrétion suprême juge de tout hors de son sujet : mais (a) elle ne juge pas toujours et partout des choses qui touchent son propre sujet. Elle (b) voit toujours tout, elle discerne tout en son fond. Elle considère autant les plus petites choses que les grandes, et elle n’estime rien de petit. Tout lui est presque égal, et elle a une égale profondeur partout et en tout ce qui se présente à elle, pour le voir et le juger tant en son fond qu’en ces circonstances. Mais pour le regard des choses qui importent à son propre sujet, petites ou médiocres, cette discrétion n’en doit pas juger. Selon cette vérité, moins les choses qui se présentent importent à son propre sujet, moins en doit-elle juger. Mais il n’est pas ainsi des choses de grande importance ; car plus elles sont importantes à son propre sujet, plus elle est capable de les voir, discerner d’en juger parfaitement. La raison est que pour lors elle est en excès de simple lumière et sans passion, excédant du tout en elle les sentiments communs, ou pour mieux dire, les vues et perceptions qui semblent n’être qu’un sentiment mélangé. D’où vient que comme alors elle est élevée en excès de simple lumière, nullement recourbée ni mélangée du sens, comme nous avons dit, elle juge déterminé je mens des choses plus importantes ; son sujet, insistant même en cela à l’encontre de tous ses égaux, qui pour lors sont ineptes à juger au contraire. Cela se fait ainsi parce qu’ils sont dans le pur sentiment de la chose dont il est question ; lequel sentiment il faut de nécessité avoir excédé ; ce qui n’étant pas, ses égaux simples en matière de telle discrétion, doivent céder au jugement de celui qu’ils voient insister contre eux.
(a) Ce qu’il veut dire c’est que ces âmes si propres à conseiller les autres et les décider ne peuvent se décider elles-mêmes dans les petites choses. Dieu voulant par là que leur extérieur, comme celui de Jésus-Christ, dont il est écrit (Luc 2 verset 51) qu’il était soumis, soit assujetti à l’obéissance. Lorsque Dieu leur ôte tout secours humain, elles n’en sont pas plus décidées d’une manière anticipée, mais le moment divin des occurrences et rencontres nécessaires les détermine sans qu’il leur soit possible de le faire par anticipation. Je crois que ce qui fait cela est, que comme ces âmes se sont habituées au-dedans à une dépendance continuelle de la grâce, et au-dehors à une obéissance aveugle pour ceux qui les conduisent, elles ont perdu toute conduite propre ; l’esprit d’ailleurs destitué de tout raisonnement et réflexion y contribue. Il n’en est pas de même des choses de conséquence, ou lorsqu’il s’agit de décider les autres, parce que ce qu’on leur propose avec simplicité est reçu du Seigneur sans rien de leur part ; et alors Dieu incline le cœur pour répondre : la première chose qui leur met dans la pensée, elles la disent simplement ; si Dieu ne leur donne rien, elles le disent de même, n’ajoutant rien du leur, quoique souvent le bon sens naturel peut faire rendre une réponse fort juste. C’est ce qui fait qu’elles ne prennent plus comme autrefois du temps pour prier pour cela, ni comme font les âmes d’un autre degré : parce que comme Dieu les tient toujours vides d’elles-mêmes et de toutes choses, il leur donne dans le moment actuel ce qu’il veut qu’elles répondent ; après quoi elles n’y pensent plus : et si elles voulaient s’en rafraîchir la mémoire pour prier pour cela, à moins que Dieu lui-même leur remette la chose dans l’esprit, elles ne trouveraient aucune correspondance à leur prière, qui serait comme hors-d’œuvre ; de sorte qu’elles sont contraintes de tout laisser : mais lorsque Dieu présente lui-même la chose, cela se fait avec une grande correspondance intérieure.
(b) C’est ce que j’ai appelé en bien des endroits vrais sagesse, parce que par la perte que l’âme a bien voulu faire de sa propre sagesse, elle a été revêtue de la sagesse Jésus-Christ : car lorsque le vieil homme est mort, et que nous sommes renouvelés en nouveauté de vie en Jésus-Christ, il est notre vie par dedans et notre vêtement par dehors. Mais comme il a fallu que par l’évacuation de notre vie propre nous ayons fait place à la vie de Jésus-Christ en nous, il faut aussi que par la perte de tous nos vêtements propriétaires nous donnions lieu à Jésus-Christ de nous revêtir de lui-même. Alors c’est la Sagesse Jésus-Christ qui agit au-dehors, parce que le même Jésus-Christ vit au-dedans.
J’ajoute encore une autre circonstance à cette règle, savoir que si quelqu’un semblait requérir l’avis et le jugement des souverainement illuminés et qu’il ne fit simplement que leur proposer la chose comme à demi et par manière d’acquit, ne demandant pas déterminément et expressément d’avis là-dessus. Je dis que le proposant ne peut ni ne doit asseoir son jugement sur la résolution qu’il a reçue de ces illuminés sur ce qu’il leur a proposé. Aussi ne peuvent-ils donner de résolutions, d’autant qu’ils savent et connaissent bien qu’on ne requiert pas cela déterminément. --
Le très simple fond de cette très étendue, très consommée, très simple et lumineuse discrétion n’appartient qu’aux âmes toutes perdues et consommées en l’essence de Dieu. Il n’y a qu’elles qui en égalité de consommation très simple, la puissent voir, posséder et pratiquer, soit en vue stable et arrêtée au-dedans d’elles-mêmes, soit en saillies des mêmes vues ou sentiments du tout ineffables.
Or la consommation dont nous parlons, a plusieurs degrés pour arriver à la suprême plénitude de simplicité très simple en suréminence d’élévation surétendue ; dans laquelle l’âme étant entièrement abîmée, ne sait presque plus rien des degrés consommants, sinon en les remarquant et jugeant aux âmes qui se consomment par eux. Cabinet mystique partie 2 chapitre 6 n. 11.- 14.
3. Il y a de deux sortes de fécondité, à savoir une qui est en pur sentiment lumineux fécondément dilatés par sa facile action, et cette fécondité se rencontre souvent aux degrés consommants.
(* Communications §. II. n.9) L’autre est une fécondité de lumière, qui est en consommation de plénitude consommée ; et cette fécondité fort féconde à tout, versant de en ses égaux sa lumière très simple, autant qu’elle veut, par manière de dire. Sur quoi il faut savoir que la consommation de plénitude n’est pas parfaite qu’on ne soit parvenue à cette fécondité : car on ne peut dire qu’à l’entrée de cette consommation, cette fécondité soit assez puissante pour sortir ; attendu que l’âme se voyant et se sentant plus simple et plus étendue au-dedans en Dieu que jamais, elle voudrait bien ne jamais sortir ; outre qu’elle n’en a pas le pouvoir, pour sa grande simplicité simplifiant toute fécondité.
On doit donc croire que la consommation de cette susdite unité en sa suprême plénitude, doit être la fécondité de la même unité.
Car ainsi que l’unité de la Nature divine n’est 288 pas sans fécondité, aussi ne peut-on être entièrement consommé en cette unité, qui n’est autre que la divine, qu’en fécondité de la même unité. Or comme la fécondité en la Nature Divine n’est autre que la connaissance et compréhension qu’elle a de soi ; ainsi en cette même unité, la fécondité n’est autre chose que la compréhension ineffable de l’immense sortie de cette unité. C’est ici que fécondité et unité ne font qu’un, et qui n’y ait pas arrivé, ne peut avoir que le seul sens touché de tout ceci, n’y ayant rien qui tombe sous la compréhension purement humaine. Cabinet mystique partie II chapitre 6 n. 15.
4. Or la grande et la suprême ressemblance que tu as de ma nature divine font que ce contentement ne semble pas s’écouler de deux sujets l’un dans l’autre par redondance active et réflexe ; à cause, dis-je, de la suprême union qui est entre nous deux tout essentielle et singulière : Union qui est faite unique de nous deux en l’unité (a) même de la très sainte et très simple fécondité active, pour d’icelle retourner en la totale jouissance de tout le simple, fécond et unique.
Laquelle par le même effet de réaction amoureuse et complexive, reflue de tout soi en l’amour (b) du très simple unique ; ce qui fait simple 289 unité, simple amour, simples délices et simple repos : ce qui suffit pour être bienheureux l’un et l’autre par leur mutuelle contemplation et par leurs mutuels embrassements uniquement ressentis et également possédés. Soliloque 6 chapitre 6.
(a) Il veut dire qu’on est un et multiplié sans sortir de l’unité, fécond sans s’écarter de la simplicité, puisque c’est dans la simplicité même.
(b) Pour entendre ceci il faut concevoir que Dieu fait l’amour de la créature égal à soi lors qu’ayant détruit en elle son amour-propre, il lui communique son amour même, afin qu’elle aime par son même amour ; et comme Dieu aime l’âme du même 289 amour dont il s’aime, soi-même, rapportant à lui seul ; il s’aime en cette créature de ce même amour et lui donne de l’aimer par ce même amour, rapportant à lui seul comme objet et fin. Et c’est dans cette consommation d’amour unique qu’il la rend féconde en lui de sa fécondité ; car cette fécondité est amour. C’est proprement un écoulement de ce même amour au-dehors ; car comme l’amour veut toujours se communiquer, il se communique également par lui-même et par les sujets consommés en lui par un amour consommé, et l’amour est consommé en tant que retourné dans sa fin. Mais il n’est pas consommé quant à son étendue, parce qu’il croit chaque moment jusqu’à la fin de la vie. C’est ce que j’ai appelé participer au commerce de la très Sainte Trinité : parce que Dieu est fécond au dedans de lui-même et au-dehors dans ses créatures, il communique à l’âme cette double fécondité. L’âme arrivée en sa fin cesse tout marcher ou avancement propre ; mais il y a un avancement en Dieu à l’infini.
5. Là où la foi, l’espérance et la charité ne sont plus en acte sensiblement formé, tout l’homme est perdu en la très pure région de tout le simple. Là la lumière est ineffablement ineffable, et toutes les puissances sont une même chose ; de sorte que n’ayant là ni fond ni autre chose c’est là que la jouissance mutuelle et contemplative se fait en la fécondité et au-delà de la fécondité, dans le simple unique suressentiel, qui va tout ravissant en soi, au repos fruitif convenable à l’unique essence ; là où par cet acte éternel toute la fécondité personnelle est 290 réfuse [refus]. Quiconque est profondément perdu dans cet abîme, s’enfonce toujours plus là dedans ; ce qui ravit continuellement tout l’homme en soi, et fait qu’il ne saurait plus jamais se résoudre de se tourner tant soit peu vers la créature, allant toujours se submergeant et s’abîmant de plus en plus au Bien Infini de sa sur-essence. Ici rien n’est plus, ni ne se fait plus humainement ; le seul Simple y est vivant par lui et pour lui-même, en tout l’ordre du succès de la vie présente. Je ne m’explique pas davantage sur ceci d’autant que l’explicite m’est à dégoût. De l’effusion de l’homme hors de Dieu. Traité 3 n.5.
XXIII
44. Il y a un temps indéterminé que le bonheur de l’amour même consiste en la félicité de la créature, laquelle en cela même vit très heureuse au total de l’amour. L’ordre de l’amour en l’amour même est tel : et dès là la créature est si déiforme qu’on ne saurait jamais la trouver au-dehors ni ailleurs. Que dis-je ? Ce mot de déiformité est trop peu à notre concept très bas et très faible : car étant pleine de Dieu elle en est remplie surcomblement en toute son infinie étendue et plénitude. Là il ne se trouve rien d’elle, et elle est engloutie par-dessus toute la fécondité du même amour, qui va sortant d’unité et rentrant en sa même unité, ou l’âme est totalement refuse et refluée en l’effet et en l’effort du même amour. C’est sans doute la merveille des merveilles que la félicité (a) en quelque façon pleine et consommée, puisse être avec la même misère en même temps et dans le même sujet. Mais si l’Amour 329 incréé est si près et néanmoins si éloigné, parce que son infinie plénitude ne peut être atteinte que d’une infinie distance ; cette vie si suréminente et si perdue ne doit aussi être atteinte ni comprise de ce qui est sensible, quoique d’ailleurs il semble être très spirituel. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 2.
(a. L’âme est heureuse et malheureuse tout en même temps ; c’est une participation de l’état de Jésus-Christ jouissant de la béatitude et accablé de douleur. J’en ai beaucoup écrit. On ne peut être en même temps et plus heureux et plus misérable, plus jouissant et plus accablé de douleur, sans que la jouissance diminue la douleur, ni la douleur la jouissance.
45. Ce fonds est si admirable, si vigoureux et si fécond, et le plus souvent si obscur qu’il ne peut être atteint de l’entendement humain que d’une infinie distance ; et pour lors l’entendement humain ce sent et se voit totalement perdu là dedans sans en vouloir jamais sortir vivant ; nonobstant les détresses qui puisse arriver au commencement de ceci par l’action de Dieu même. Les mystiques appellent cela, pati divina in pace animae (a. Peut-être in apice). En toutes ces choses consiste la vie suréminente de l’esprit, et la béatitude du même esprit ravi en son Compréhenseur non compris et du tout incompréhensible.
Mais il y a divers moyens pour entrer ici, qui tous sont de Dieu immédiatement. L’un de toutefois semble avoir quelque chose de l’humain, auquel l’âme semble agir en quelque manière secrète ; et l’autre est très obscur, qui ravit incontinent par son activité l’âme, qui le souffre, en la caliginosité, brouillard et obscurité de lumière, en la même Divinité suressentielle. Cette obscurité se fait par la profonde abondance de lumière, qui éblouit l’entendement ; lequel ainsi ébloui regarde obscurément et comme de loin sont béatifique Objet. Là même. Chapitre 5.
46. Il faut savoir sur ceci, que le meilleur est d’être d’un naturel vraiment affectif et amoureux, et de s’exercer ainsi par profondes aspirations 330 (a) jusqu’à ce que l’âme ait entièrement consommée et anéantie toutes ses forces actives en son objet, en la manière que je pense avoir dit ci-dessus. Ce moyen est la vraie et sûre entrée à son unique repos, pourvu qu’on se comporte fidèlement dans les diverses douleurs et assiégements de l’âme et de toute la nature au dedans et au plus profond d’elle-même, que Dieu fait longuement et souvent souffrir à ses épouses. Mais la plupart de ceci est souvent accompagné de lumineuses et délicieuses vues, et cela se passe vitement en l’âme à guise d’éclairs et de foudres très légers, qui montrent toujours manifestement leur Auteur bienheureux comme en propre personne. Et quoique ceci (b) se passe souvent en grande douleur et angoisse, qui se fait ressentir au plus profond de l’esprit, néanmoins les délicieuses et lumineuses manifestations de l’époux en lui-même tout à découvert, rendent les douleurs fréquentes de ce degré tolérables et acceptables. Là même.
(a) Ceci est le même que ce qui est dit au Moyen court (chapitre 3 n.3, 4. Chapitre 24, n.8) touchant de faire céder son opération à celle de Dieu par voie d’affection.
(b) Premières épreuves.
47. Un docte Théologien, parlant un jour à un certain des effets de la gloire des Bienheureux, lui dit, que là les Doctes apprendraient les sujets de leur foi bien plus parfaitement qu’on ne le pourrait faire ici. Sur quoi l’autre demeura fort étonné, et sans lui rien répondre dans son admiration, conclut en lui-même, que cela était vrai pour telles personnes et non pour lui ; attendu que son simple Objet et la jouissance de cet Objet, 331 lui sont un, par-dessus la foi et par-dessus toute science. La raison de cela se prend de l’amour par-dessus l’amour (a) en amour totalement possédé, ou pour mieux dire, totalement possédant en perception (b) imperceptible. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 9.
(a) C’est-à-dire l’amour compris et hors de Dieu. L’amour en Dieu est Dieu. Celui qui demeure en charité demeure en Dieu ; demeurer en Dieu c’est aimer Dieu en Dieu de son amour même.
(b) Perception imperceptible est un certain goût au-dessus de tous goûts sentis, qui ne se peut expliquer à cause de sa délicatesse, et qui est propre à la volonté purifiée et morte aux sentiments. Ce moyen sans moyen n’est autre que la foi.
XXVI
6. Voyez Humilité n. 15.
7. Voyez Défauts n.13. 346
XXVII
12. L’humilité ne convient pas aux hommes, mais à Dieu seul, qui s’en est voulu revêtir, afin que ceux qui ne devaient jamais passer à l’amour perfectif, s’humiliassent au moins et confondissent leur arrogante superbe, par la vue de cette 354 abyssale humilité du verbe éternel fait homme.
Quant à ceux qui sont vivement touchés et remplis de la sapience divine, et pénétrés en toutes leurs puissances intérieures et extérieures par la vivifiante abondance son flux amoureux, ils sont si pleins de Dieu, et voient si parfaitement le rien de toutes choses et leur propre néant, qu’ils n’admettent pas d’humilité pour eux, ni en deux, comme telle : d’autant que l’humilité en elle-même n’est que l’ordre et la voie pour arriver au rien. Pendant qu’on voit et qu’on sent en soi quelque chose que ce soit, on est bien loin d’être anéanti. Le rien donc est leur terme, à quoi ils ne manquent pas de faire servir l’humilité et les humiliations, sans (a) penser à humilité ni à humiliations ; mais seulement à la vérité de leur rien. Esprit du Carmel. Chapitre 8.
(a) Ce sentiment si profond ne devrait être si facilement communiqué de peur de cabrer ceux qui n’en sont pas capables.
13. C’est ainsi que la Sapience édifie sa maison, et que la créature faite hôtesse de cette divine sagesse, la loge avec un mutuel et réciproque plaisir. -- L’amour et la vertu bâtissent cette maison, ce vaisseau, cette capacité, ou pour mieux dire, ce temple où la Sapience doit loger. Ce n’est pas le grand nombre d’œuvres qui compose cette divine fabrique ; c’est l’infini Amour qui ne fait pas de relâche de son objet en tout sens et manière possible, et l’humilité l’accompagne en pareil degré d’éminence et de force pour la production de toutes les vertus. --
L’humilité accompagnant ici inséparablement l’amour, ils sont tous deux ensemble l’excellence des serviteurs de Dieu. Or comme il peut arriver qu’un homme soit devenu si parfaitement 355 humble, qu’il ne sache plus ce que c’est qu’humilité, ni autre vertuscomme telle en sa pratique ; de même on peut ignorer ce que c’est qu’amour, à force de l’avoir surpassé en Dieu d’une manière du tout ineffable. De vrai, tout aussitôt qu’il n’y a plus rien en l’homme de l’homme, il est dès lors le vif instrument de Dieu pour faire sans réflexion, incessamment et éternellement sa très sainte volonté.
Je rentre donc au rien tant des créatures que de moi-même, pour être passivement et éternellement agi de Dieu sans amour, sans humilité, et sans autre vertu ; d’autant qu’amour et vertus sont hors de moi, ou pour mieux dire, ils ne sont plus quant à moi ; et là où je suis et où je vis, il n’y a ni différence ni distinction. --
L’humilité dans les hommes qui la chérissent, ne doit jamais manquer à son effet : mais elle est comme dans son centre en notre seul Sauveur, encore qu’il lui plaît bien nous en faire part et nous la communiquer amoureusement par infusion. Ne la croyons donc jamais ailleurs, et ne l’exerçons qu’en lui ; et dans cette vue objective et très ravissante l’amour infini animera notre humilité, et ne fera des deux qu’une seule chose. --
Quand ils reçoivent un affront, ils l’acceptent de tout leur cœur ; d’autant qu’ils ne réfléchissent pas sur eux par la moindre relâche de leur divin Objet. Je ne veux pas dire qu’on doive être insensible, ce qui n’arrive que fort tard. Mais je dis qu’alors la force de l’appétit divin est si grande en l’âme, que les souffrances qui pourraient la violenter, la blesser et lui faire quelque impression, demeurent au-dehors sans entrer de si loin que ce soit. Esprit du Carmel. Chapitre 8.
14. Je dis qu’il faut être souverainement humble, 356 fort et patient, pour vivre inconnu entre les meilleurs hommes et n’être connu que de Dieu seul : et le nombre de ces âmes vraiment humbles est si petit qu’à peine en peut-on rencontrer une seule.
C’est pourquoi le meilleur est d’être parfaitement solitaire tant de corps que l’esprit, autant qu’il est possible ; mort entièrement à soi et à toutes choses créées, pour n’être connu en ses voies, en son esprit, en l’ordre de ses intentions et motifs, en ses œuvres, paroles et procédures que de Dieu seul. Il vaut mieux être jugé indiscret et imprudent, que de se justifier et s’excuser là dessus, si ce n’était par rapport aux esprits grandement faibles. Mais par rapport à ceux qui sont grandement sages à leurs propres yeux, et qui pour cela sont curieux et subtils examinateurs, scrutateurs des esprits, il ne le faut pas faire. Là même. Chapitre 9. § 9.
15. Davantage le vrai humble en parfaite habitude, ne pense quant à soi aucunement à l’humilité ni à sainteté. Il a un sentiment très vil de soi-même et (a) attend incessamment qu’on le traite conformément à cela, selon l’ordre éternel de Dieu, auquel et duquel il vit, et en qui il meurt, très content en tous événements. Il ne réfléchit jamais au-dehors sur soi pour se rechercher, ni sur les créatures, et reçoit d’elles a très grand plaisir tout mauvais traitement, en désirant toujours recevoir et endurer davantage : et il faut cela en l’amour infini de son amoureux 357 Objet, son très vif exemplaire. --
Les humiliations de ces personnes telles que je les suppose sont passives et actives entre Dieu et elles au-dedans. Mais pour l’ordinaire sont plus passives qu’actives, comme étant l’effet du très fort amour parfaitement acquis, qui est très humble et très patient à tout soutenir comme j’ai dit. Mais leurs humiliations sont actives au dehors, quand et autant qu’il en est besoin. Esprit du Carmel, chapitre 9. § 9.
(a) La marque sûre de la vraie humilité, c’est d’aimer l’humiliation. Il y en a bien qui se croient humbles et semblent s’humilier beaucoup, qui ne sauraient souffrir le moindre mépris et la moindre calomnie. Celui qui reste en paix dans les humiliations, est véritablement humble.
16. Les humbles de cœur et d’esprit sont outre cela très joyeux, de sorte que ceux qui les maltraitent, croient assurément que ces humbles personnes dont ils font leurs jouets et leur plaisir, n’endurent pas ; ou qu’ils souffrent leurs cruels efforts et leur mortelles pointes avec un extrême regret et crève-cœur de ne se pouvoir promptement venger, et qu’ils ne s’en abstiennent que par vraie hypocrisie.
C’est ici une vraie marque et un vrai effet des hommes souverainement humbles ; et l’Apôtre l’a manifestement montré par ces paroles : (2 Corinthiens 6 versets 8, 9, 10) Nous sommes, dit-il, estimés de ceux qui nous maltraitent comme des séducteurs, quoique nous soyons véritables ; comme inconnus et néanmoins, on nous connaît bien ; comme châtiés et non mortifiés ; comme tristes, et toujours joyeux : comme mourants, encore que nous vivions ; comme indigents, quoique nous enrichissions plusieurs ; comme n’ayant rien quoique nous possédions toutes choses. De ces paroles on infère facilement la souveraine humilité, tel que la pratiquaient les Apôtres. Mais on ne peut davantage montrer ni comprendre dans le parfait humble, que par le terme de mort : attendu que s’il est totalement mort à tout le créé 358 et à lui-même, rien ne se voit ni ne se trouve plus de lui, pour des raisons qui sont autant perdues pour un tel homme que lui-même est perdu en Dieu. Là même.
17. L’humilité des parfaits qui vivent en exercice par-dessus tout exercice, est souvent couverte de la liberté divine, si bien qu’en l’ordre et en l’effet de cette liberté, on semble souvent juger des choses dont il s’agit, et même contester, quoiqu’on ne fasse ni l’un ni l’autre. --
Car l’homme spirituel voit et appréhende autant subtilement par esprit les vérités morales, qu’il vit en esprit, très abstrait du sentiment et du sens. Si bien qu’il n’y a personne qui le puisse discerner ni le connaître à cause de son éminente élévation, sinon ceux qui sont de pareille vie et de même esprit. Néanmoins ces personnes sont assez connaissables par leur égalité, stabilité et immobilité ; et en ce qu’elles ne sont touchées et émues au-dedans pour peu que ce soit, encore qu’il puisse sembler le contraire à l’extérieur. Mais ils se doivent donner diligemment de garde, que leur sainte liberté ne couvre à eux-mêmes et aux autres, la superbe fine et l’humilité vraie sous un même voile. On les reconnaîtra aussi à leur totale démission par dedans, quand on ne jugera pas leur opinion équitable, ni meilleure que le jugement de quelqu’un, ou de plusieurs, sur ce qui se présente. Esprit du Carmel, chapitre 9. § 9.
18. J’ai dit ci-dessus, que l’humilité des souverainement parfaits est irraisonnable, et néanmoins elle n’est ni contraire à la raison, ni sans raison : mais à cause que son habitude est telle que son même fond, infiniment au-delà de toute raison ; elle est d’autant plus simple, lumineuse et unique, que l’esprit est élevé au-dessus du 359 raisonnement : ce que nous rendons assez notoire et assez clair par le terme de non-réfléchir. Car c’est le devoir des vraiment saints, de laisser toutes choses être ce qu’elles sont en elles-mêmes. Que si cela est le fait de ceux qui sont entièrement morts, combien à plus forte raison les doit-il être du Rien ? Esprit du Carmel. Chapitre 9. § 22.
19. Il y a plusieurs états et degrés en l’humilité : -- Car autres sont les humiliations des commençants, et autres celle des profitants. -- Mais d’autant que j’en ai traité fort amplement au sujet de cette vertu, je ne le désire pas répéter ici. Seulement dirai-je, que la vraie liberté des saints et vraie spirituels, etc. (Voyez Scandale n.8) Cabinet mystique. Partie 1. Chapitre 7.
XXXI
20. Voyez Humilité. n.17.
21. Afin que l’homme intérieur demeure en paisible jouissance de son cœur et de toutes ses puissances, et élevé par-dessus les choses sensibles en ordre de toute rectitude et justice. Par ce moyen il sera maître et seigneur absolu de sa passion, et jouissant d’une vraie liberté. Esprit du Carmel. Chapitre 9. §16.
22. Il faut un peu parler de la vraie et perpétuelle joie des amoureux, qui s’éjouissent continuellement en l’unité de leur époux par cette fidèle pratique. Le sujet de leur joie perpétuelle est l’être total et infiniment infini de Dieu. C’est lui qui produit et fait fluer toute joie en ses épouses par le flux fécond et abondant de ses divines 376 visites, lesquelles les remplissent et les noient totalement de divines délices. Là même. Chapitre 18. § 14.
23. La vraie liberté des saints et vrais spirituels dans son action sortie, est prise de ceux qui ne le font pas pour la même superbe. Cabinet mystique. Partie I. Chapitre 7.
24. Les personnes donc qui sont entièrement abstraites et perdues à soi-même, sont pur esprit en leurs affections et sentiments, et ne se laissent pas prendre comme oiseaux de la nature. – Tout leur est une seule chose en l’abîme de la vie, en laquelle il se perdent et engloutissent de plus en plus : et ainsi la liberté active et sortante des personnes saintement libres, voile et couvre l’humilité, la patience, la mortification, et la haine de soi-même dedans ces actes sortis. —
Pour les hommes imparfaits de quelque vie qu’ils soient en exercice, qu’ils se donnent bien de garde de se blesser et s’offenser eux-mêmes sur les actions, pratiques et paroles des personnes plus spirituelles et plus perdues : car leur voie leur est totalement inconnue ; et en leur disant qu’elles sont libres, c’est tout leur dire. – Quand donc les hommes de cette vraie vie spirituelle, se portent et passent au large ou par excès, ou sans excès, il faut croire que le sujet le requiert ; – car c’est tout cela que la liberté divine produit en l’éminente, simple, large et toute permanente vue de la divine sagesse. Là même. 377
XXXII
8. Une telle âme ne se plaît à rien tant qu’à délecter infiniment Dieu en son total à ses éternels dépens. Esprit du Carmel. Chapitre 11.
9. Les raisons de cela consistent en la vie mourante de la créature, qui d’ordinaire doit traverser à ses dépens, et souvent pour un très long temps, cette première laborieuse et très difficile région, et rendre la vie à Dieu, en très douloureuse et amère agonie d’esprit, dont les mortelles transes ne se peuvent suffisamment exprimer. C’est ainsi que l’homme par dedans et par dehors doit retourner à Dieu, et que l’âme devient son épouse à ses éternels dépens. Là même. Chapitre 23.
10. Au reste il est très vrai, mon Dieu, que vos intimes amis ne pensent ni à juste ni à justice, ni à saint ni à sainteté, quant à eux. Ils ne craignent nullement votre justice : car comme vous êtes tout être, toute grandeur, tout amour, toute bonté, toute sagesse, toute puissance et toute miséricorde, vous êtes aussi toute justice. -- Et comme le propre de votre justice est de récompenser l’amour par votre jouissance, c’est elle qui condamne les réprouvés qui sont cause de leur propre damnation. Contemplation 38.
XXXIII
2. On dit, ô mon amour, que (psaume 113. Verset 17) les morts ne vous l’auront pas ; cela est vrai. Il est pas moins vrai en un autre sens, que les morts vous louaient éternellement et continuellement. On dit que ce qui descendent en enfer, ne vous l’auront pas ; et moi je dis en un autre sens 386 très véritable et ineffable que ceux qui vivent en enfer vous louent éternellement.
Mais qui le concevra, sinon celui en qui cela est véritablement ? Si c’est faire allusion à tout l’enfer, n’importe ; telles sont des Anges terrestres. Car étant tels que je les suppose, ils sont la force même, non tant pour faire que pour endurer, et pour endurer en nue et éternelle mort. Enfin ils ont si parfaitement vôtres, qu’il sont un en vous, et qu’on vous (a) atteindrait et toucherais aussitôt qu’eux. Ils ne sont pas grands parleurs et ne montrent rien aux hommes de ce qu’ils sont, que le moins qu’ils peuvent. Toutes les vicissitudes ne leur sont que vous. Rien ne les altère ni change. Ils n’ont égard pour eux ni a bien ni à mal ; et ils vivent immobilement contents, ou plutôt bienheureux en tout événement, ce que je ne puis trop répéter, ô mon cher Amour, en profonde adoration ; aussi leur vie est-elle esprit très pur. Contemplation 38.
(a) Cela veut dire que comme ils sont environnés et pénétrés de Dieu comme une éponge dans la mer, [l’est de la même mer] ; il faut atteindre le même Dieu, pour ainsi parler, pour les toucher.
XXXIV
13. Ah, qui est l’épouse qui n’est ravie pour jamais en l’amour de son époux, ayant été amoureusement reçu au plus secret, au plus profond, au plus étroit, et au plus délicieux de ses embrassements ! Ah, qu’est-ce à l’épouse d’avoir reçu le baiser de la bouche de son époux ! Quel submergement (a) de délices peut-on concevoir plus admirable, que celles qui procèdent de l’acte réciproque d’un amour si unique ? Démentez-moi si vous voulez et si vous pouvez, épouse bien-aimée qui avait expérience d’un tel effet. Dites ardemment hardiment s’il y a des délices efficaces, des refusions, des transfusions, des transports, des extases et ravissements, des jouissances, des embrassements, et des amours semblables à ceci. Soliloque 3.
(a) Puisqu’il y a même des délices infinis autant que secrets à souffrir pour Dieu, comment n’y en aurait-il pas à jouir de Dieu : je dis de Dieu même ; car [il y a bien de la différence] entre la possession de quelque don ou celle du donateur ; c’est comme entre un éclair et la lumière du soleil.
XXXV
3. Quand vous serez tiré et pénétré de la 408 douceur de l’amour en l’amour même, vous expérimenterez ce que c’est que l’empêchement des images, et combien les choses créées nuisent à l’introduction de l’âme en Dieu. Par cet amoureux exercice d’aspiration vous deviendrez libre de cet empêchement, et demeurerez nu, simple, paisible, très recueilli et libre au dedans de vous, où vous serez comme un miroir bien poli, représentant naïvement l’excellence et la beauté de Dieu au dedans, et de l’humanité sacrée de notre très cher et bien-aimé Sauveur et époux au-dehors. Ainsi vous serez composé intérieurement et extérieurement comme la fidèle Amante, qui assiste toujours en la présence de Dieu son Bien-aimé. Miroir et flammes d’amour. Chapitre 7.
4. Pour les âmes qui ont franchi et surpassé toutes peines par l’amour et les vertus, et puis par les vertus en l’amour ; lorsque telles âmes sont arrivées à l’essence et au plus profond du même amour, soit en votre seule Divinité, soit en votre Divinité et Humanité sans distinction comme une seule chose ; et cela (a) par une très simple, très éminente et très pénétrante vue ; telles personnes, dis-je, sont là fondues, et très fermement arrêtées et établies en leur Tout, qui est tout dire. Là elles ne vivent plus d’autre vie que de la vôtre, ô mon Amour, et elles jouissent de vous en leur intime amour. Contemplation 13.
(a) Le Fr. Jean de Saint Samson ne parle que de cette manière de tous les Mystères dans ses Soliloques et dans ses Contemplations.
XXXVII
13. Voyez Souffrance n.7.
14. Il y a grande différence entre mourir et être mort. Mourant en détail, et peu à peu, on acquiert les habitudes des vertus, spécialement de l’humilité, comme dame et motrice de toutes les autres, ses inséparables compagnes. Mais quand on est mort en vérité, on n’est en jouissance de toutes les mêmes habitudes parfaitement acquises et parfaitement pratiquée en temps et lieu. C’est ce que montrent évidemment les plus excellents Mystiques en termes équivalents. Ils disent que trois (a) choses conviennent à l’homme mort, à savoir être inhumé, qu’on marche sur lui jusqu’au jour du jugement, et qu’il soit réduit en cendres. Ce sont ces vraies morts qui sont véritablement en possession et jouissance de tout le vrai bien du parfait Viateur. Quant au mourant, 430 comme il y a pour eux une haute ascension à faire, avant que d’arriver à la jouissance de tout bien, et à leur mort sensible et spirituelle en Dieu, lequel est leur propre sépulcre ; cela fait qu’il nous faut toujours plus parler à ces vivants, non encore totalement morts, qu’à ceux qui sont morts en vérité. Esprit du Carmel. Chapitre 9. Paragraphe 20.
(a) Je crois avoir écrit quelque part la même chose couve ou à peu près. (Voyez les Torrens. Partie 1. Chapitre 8, n.4, 5. Etc.)
15. Voyez Anéantissement. n.28.
16. Or poursuivant ce que j’ai dit que le très bas lieu convient aux morts, en son estime et en son sentiment ; je dis qu’être enterré comme mort, c’est encore un tout autre état ; et puis être (a) pourri et corrompu, et de la pourriture être réduit en cendres, ce sont encore d’autres états plus proches du rien. Mais le même rien n’est rien. Là même. § 22.
(a) On sait bien, parlant en rigueur, que l’âme demeure ni ne pourrit pas. On ne peut pas se servir de comparaison qui cadre en tout : cependant il est certain qu’on éprouve dans la mort et l’anéantissement mystique tous les degrés qui s’appliquent à la mort naturelle, et à la destruction totale et des parties de notre corps. (Voyez dans le Traité des Torrents. Partie 1. Chapitre 8.)
17. Les mystiques nous disent que trois choses conviennent à l’homme mort ; qu’on l’ensevelit, qu’on l’enterre, et puis qu’on marche sur lui jusqu’au jour du jugement. On ne saurait mieux exprimer la sensibilité des morts ; et à cette marque on verra si nous sommes morts entièrement à la nature, si toutes ces choses se trouvent en nous pleinement et de tout véritables. Cela sera ainsi, quand les hommes feront de nous, soit par l’instigation des diables, soit 431 de la part de Dieu, tout ce qu’ils voudront, sans que nous fassions la moindre réflexion sur nous-mêmes, et cela en temps et en éternité. C’est donc aux hommes de bien voir s’ils sont morts ou mourants, d’autant qu’il y a entre ces deux choses une très grande distance. Il est vrai que ceux qui sont en perpétuelle agonie sont très proches de la mort, comme aussi cette agonie dure plus ou moins longtemps sans mourir du tout ; mais je ne pense pas qu’il se trouve beaucoup d’hommes en ce