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Copyright 2021 Dominique Tronc

Notes Anatomie

CHRONOLOGIE DE MYSTIQUES ET ASSOCIÉ










CHRONOLOGIE MYSTIQUE





Des origines à nos jours





Florilège établi par Dominique Tronc
























Présentation

Je propose une approche globale de témoignages « mystiques ». Elle rassemble des textes provenant de cultures diverses dans le temps et dans l’espace. Elle souligne l’universalité d’une vie intérieure unique proposée à tous lorsqu’ils accèdent aux fondamentaux de leur Source commune ; un « océan de textes » est accessible de nos jours grâce au réseau de communication mondiale devenu l’outil d’une noosphère. Il offre une même intelligence des vécus.

Un accord finalement large entre spécialistes quant aux figures mystiques propres à diverses traditions témoigne de l’unicité du fond. Les variations d’origines culturelles et religieuses ne voilent pas le vécu mystique pour ceux qui y ont été rendus sensibles une fois. Et l’unité sous-jacente n’enlève rien à chaque Tradition. Elle les conforte, alors même que certaines structures religieuses soulignent des différences pour tenter de maintenir des frontières évanescentes.

Un inventaire est présenté de manière originale ici pour la première fois, d’une façon qui peut apparaître provocatrice par sa diversité : une longue « page » déroulée chronologiquement. Le lecteur fera son choix dans ce florilège mystique. Il choisira et appréciera des textes de ses auteurs, du moins de quelques-uns. Il est inutile de les présenter en détail puisqu’il suffit de consulter immédiatement une encyclopédie en ligne telle que Wikipedia. Nous nous plaçons donc à l’opposé de dictionnaires biographiques sans citations. Un nom, un beau dit ou un seul extrait qui parle au cœur, et cela suffit à justifier ce travail. Un libre choix de noms constitue le fil d’Ariane nécessaire et suffisant de nos jours d’information surabondante. Nous ne retenons ici que des mystiques accomplis, sans considération des influences qu’ils exercèrent socialement ou religieusement.

§

Cette séquence s’inscrit comme l’une des Histoires globales qui rassemblent traditions et cultures comme composantes d’une unique évolution humaine. Dans quelques domaines j’ai apprécié de belles synthèses 1. Certaines sont conscientes d’une relativité de la notion même du temps au bénéfice de l’unité de leur sujet. Ici cette unité souligne l’intemporalité de l’expérience mystique.

Les liens électroniques instantanés soulignent aujourd’hui l’écart matériel croissant entre riches et pauvres, entre puissants et faibles, et les contradictions entre « systèmes » imperméables à la critique interne de par leur nature suggestionnaire plutôt que raisonnable. La résolution pacifique de ces contradictions dépend d’une possibilité d’ouverture à tous les rameaux de la gerbe humaine. Peut-on y contribuer sans exacerber les sensibilités ? Et sans tenter une « synthèse » qui se placerait indûment au-dessus de ces témoignages.

Il existait dans les cultures anciennes des formes littéraires laissant peu de place aux idées directement exprimées et délivrées ainsi de toute généralisation indue : choix de paraboles ou d’apologues, constituant des « colliers » aux pierres choisies qui traduisent la sensibilité de l’artisan joaillier. Notre culture d’Occident met en avant l’inventivité individuelle et « les idées », mais ces formes sont bien adaptées au vécu intérieur. Les perles seront ici des auteurs ou des œuvres. Elles sont enfilées en un collier selon l’ordre chronologique présumé.

Pour les auteurs célèbres, nous pouvons en rester au goût donné par quelques brèves citations en renvoyant à des éditions facilement accessibles. La lecture et relecture de certaines œuvres entières s’impose : c’est par exemple le cas du corpus réduit qui nous est parvenu de Jean de la Croix. Pour de nombreux mystiques difficilement accessibles, notre choix sera plus substantiel. Nous renverrons souvent à des extraits préparés à partir d’éditions originales ou de traductions érudites.

J’indique pour chaque auteur cité des sources en me limitant à des ouvrages personnellement consultés et en tâchant d’associer une édition de référence à une édition facilement accessible. Les extraits de ces sources sont souvent brefs, condition requise pour que le « rouleau textuel » ne soit pas désespérément long. J’alterne citation nue et notice plus longue, selon les entrées. Certaines seront très amples pour des figures aux grandes influences : Gazali, Ruusbroec…

Présentation chronologique

Si la mystique est une et intemporelle, ses formes d’expression humaine restent liées à un modèle lentement évolutif au cours du déroulement d’une culture. On observe des regroupements par grandes périodes qui voient telle culture prédominer par le nombre des entrées : en Occident, ces « vagues » couvrent successivement l’Antiquité, puis les terres de très anciennes civilisations recouvertes par l’Islam, enfin les terres d’une Europe naissante défrichée et convertie au christianisme (en orient la situation est moins claire : foyer antique indien dont la réforme bouddhique se propage en Chine fusionnant avec ses traditions propres avant d’atteindre le sauvage Tibet et le lointain Japon?). Plus précisément daté : l’abondance des mystiques en terres d’Islam entre le neuvième siècle et le douzième siècle précède celle en terres chrétiennes à partir du treizième jusqu’au dix-septième siècle. Cette dernière vague au fil de ses épanouissements  voit se succéder pays flamand et rhénan, Italie, Espagne, enfin la France particulièrement riche d’un « Grand siècle » que nous favoriserons.

L’ordre chronologique des textes, même s’il est parfois délicat à établir 2, présente les avantages suivants :

– Il évite les confrontations alors que les présentations mettant en avant des structures culturelles et des traditions religieuses peuvent facilement y glisser.

– Il tient compte des influences possibles au sein d’une culture sur un auteur en situant ce dernier parmi ses pairs, entre aînés proches et cadets. Des filiations par rencontre directes entre figures apparaissent ainsi possibles ou non.

– Un auteur ou une œuvre se retrouve aisément parce que son époque est généralement connue approximativement, ce qui évite de parcourir trop d’entrées du « grand défilé de l’évolution » culturelle.

– Le lecteur sera « réveillé » par des voisinages inattendus. Ainsi l’entrée pour Rûmi (-1273) est suivie de celle pour le Zohar (~1280) compilé par un Moïse de Leon contemporain de la seconde béguine Hadewijch (~1280). De même, plus tard, le très catholique monsieur de Bernières (-1659) est contemporain du fort libre sufi indien Sarmad (-1661).

– Le choix de privilégier des auteurs et quelques œuvres détache des trésors mystiques d’une gangue religieuse. Je partage une hiérarchie de valeur situant la mystique en premier. Elle et clairement exprimée par al-Ghazali (-1111) puis par Bergson (1941) 3

– Enfin une telle approche hors contrainte autre que la chronologie nous facilite l’inclusion de figures « exotiques » sans en avoir la légitimité érudite et linguistique requise.

Choix large

Les couleurs portées par les figures sont quelque peu bizarres, ouvrant l’accès à des poètes, à quelques « témoins » d’instants mystiques ou à des « avocats » défenseurs dans les temps plus récents lorsque la caution religieuse disparaît.

Il sera facile pour le lecteur d’orienter son regard dans la direction qui lui convient sur le vaste paysage que je propose. Les figures retenues sont toujours celles de « témoins » même s’il ne s’agit parfois que d’un contact ou « instant » vécu. On demeure donc dans le cercle expérimenté, évitant les nombreux penseurs au service d’une Cause. Enfin l’importance d’une entrée n’est pas proportionnée à sa taille.

On ne peut guère compenser une sous-représentation propre aux littératures commentariales « sans auteur signé » typiques des traditions de l’Extrême-Orient. Nous y avons pallié par l’introduction de quelques « textes fédérateurs » qui ont inspiré des générations de méditants dont des mystiques (le cas est particulièrement net dans le cas de la tradition bouddhique dont les sûtras sans auteur connu n’ont souvent survécu que sous forme d’adaptations par des traducteurs aux prises avec une grande diversité de sources et de langues, du sanscrit au chinois).

On note une apparente « absence » propre à l’époque la plus récente. Elle apparaît d’un relevé statistique effectué sur nos entrées. Mais comment élargir des œillères ? Il faut apprécier la disparition d’une langue mystique commune, la cause première de cette absence parmi les chrétiens affirmés, puis plus tard tenir compte de la non-perception de la nature mystique d’un vécu par son bénéficiaire (l’« ingénierie » psychologisante de l’âme y contribue aujourd’hui comme anciennement celle de l’absence d’une affiliation religieuse a pu faire disparaître toute trace).

Après un étoilement demeure le vécu mystique

À partir de 1700 environ se produit une sortie des cadres traditionnels : un « étoilement ». Certes le mystique n’a pas besoin d’adhérer à une orthodoxie, mais son œuvre ne survit que très exceptionnellement si elle n’est portée par un corps intermédiaire, par exemple religieux 4. Notre époque connaît de multiples chocs contribuant à cet étoilement : l’irruption des sciences soumet au contrôle expérimental et à la raison ; la rencontre sur un pied d’égalité entre civilisations ; le changement des cadres de représentation écarte toute synthèse collective typique d’un « âge classique ».

L’homme perd des repères, car la rencontre des modèles culturels lentement bâtis autour de croyances ancestrales les relativise. Pourtant le vécu mystique n’enlève rien à chaque Tradition : il la fonde.

Que proposer à la génération montante ? Avant elle beaucoup connaissaient des Écritures sacrées, certains fréquentaient les principaux auteurs mystiques reconnus, tels Jean de la Croix. Les nouveaux chercheurs se confrontent à l’immense richesse d’un réseau sans repères. D’où la nécessité de proposer un choix sous forme d’entrées choisies.

Ouvrons le vécu mystique sans croyance associée ni soutien autre que celui des compagnons de route. Le vécu doit répondre au test d’universalité. L’expérience mystique ne peut dépendre d’avant ou d’après, d’ici ou de là même si son expression en est colorée. Ce que le carme Honoré de Sainte-Marie avançait dès 1708, relevant siècle après siècle un grand courant des mystiques avant comme après Jésus-Christ 5.

Mystique

J’apporte quelque précision en ce qui ne peut être défini qu’en creux, comme un « ni ceci, ni cela ». Le terme « mystique » a été galvaudé : dérivé du grec mustes « initié », il en est arrivé à désigner toutes sortes de phénomènes incompréhensibles, bizarres, voire pathologiques (on parlera de « délire mystique »). On y mêle les transes chamaniques ou les expériences dues aux substances hallucinogènes. On le confond souvent avec le paranormal ou avec le miraculeux, domaine de tout ce qui contredit les lois habituelles de la matière ou du biologique. Rien de tout cela n’a intéressé nos auteurs.

La mystique n’est pas non plus le simple prolongement des expériences humaines les plus hautes comme l’amour, la beauté de la musique ou de la nature, les compréhensions fulgurantes, la ferveur religieuse… Elle n’est pas non plus vécue dans les méditations de « pleine conscience » qui font tant de bien par la paix qu’elles apportent, mais qui appartiennent au développement personnel, corporel et psychologique : il y a là un repos parfait de toutes les facultés, mais c’est en soi que l’on repose, dans sa propre nature.

Le domaine mystique fait partie de ce qu’on appelle le « spirituel », il en est même le cœur. La spiritualité est à la fois plus large et beaucoup plus vague : elle englobe tous les écrits où l’on s’oriente vers « Dieu ». L’intellect, l’imaginaire, le sentiment tournent autour du divin : on est souvent dans une rêverie autour de, une « réflexion sur ». Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un élan, d’une tension vers Dieu, qui prépare l’être à être attentif à l’évènement inouï qui peut se produire.

Face à l’immensité du champ spirituel, nous nous concentrons sur les témoignages d’expérience du divin. Des textes racontent l’irruption dans l’humain d’une dimension verticale, d’une autre nature, que les hommes sont forcés d’appeler « divine », car elle ne peut être fabriquée par les facultés humaines : l’Énergie impersonnelle qui sous-tend l’univers se manifeste à l’homme. C’est ce face à face entre l’humain minuscule et « Dieu », qui forme le domaine propre à la mystique : l’homme rencontre sa source et la source de toutes choses. Des hommes et des femmes ont vécu cette irruption du divin en eux depuis l’aube de l’humanité, et cette expérience est universelle. Ils attestent la présence au centre d’eux-mêmes d’une Réalité expérimentée au-delà du corps, du psychologique, de l’intellect ou de l’imaginaire, qui existe au-delà de l’humain, mais qui envahit l’humain.

Cette expérience est ressentie au centre, au « cœur » de l’être : c’est pourquoi elle est souvent appelée « intériorité ». Une fois vécue, on ne peut plus la nier, quelles que soient les contraintes extérieures. On ne peut que s’incliner devant elle, la vénérer et l’aimer. Cette Présence comble le vide de la nature humaine. En comparaison, tout ce qui a été vécu avant n’est rien que transitoire, illusoire, préoccupation d’enfants ou de fous : le capucin Benoît de Canfield parle du Tout de Dieu et du rien de la créature. Pour Pascal, cette expérience est si importante qu’il la transcrit sur un papier qu’il garde toujours sur sa poitrine : « Joie, pleurs de joie ».

Les manifestations du début sont diverses, mais universelles : vibration du cœur, coulées d’amour, de béatitude, de silence, de paix, qui envahissent la personne et l’émerveillent. Le mystique les recherche, les attend, les favorise ; il les pleure lors de sécheresses, de « nuits », lorsque la Présence semble disparaître. Même si elle est recherchée volontairement, cette Présence se manifeste librement : c’est pourquoi bien des textes l’appellent la « grâce ». Si les préparatifs qui veulent faire remonter vers Dieu par l’effort humain sont parfois récompensés, ils sont bien entendu sans commune mesure avec cette liberté : « L’Esprit souffle où il veut », dit l’apôtre Jean (Evangile 3, 8).

Cette présence peut au début recevoir des qualificatifs : paix, amour… Mais certains mystiques sont amenés à prendre conscience que ce ne sont que des effets de cette Présence et désirent davantage. Un double mouvement s’opère : par amour, dans un abandon total, le mystique se donne au divin pour qu’il fasse ce qu’il veut, en réponse le divin l’envahit de plus en plus et nettoie tout ce qui n’est pas lui. Le mystique perd toute projection vers l’objet Dieu. Un grand retournement s’opère où le divin prend la place au cœur de l’homme, où s’opère l’union entre Dieu et l’homme : [l’âme] « ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s’en trouve être heureusement absorbée et engloutie…6 » Ceci au prix d’un profond dénuement et d’une grande obscurité, car le divin est incompréhensible aux facultés humaines7 : c’est le « Nuage d’inconnaissance », titre d’un profond texte mystique8. La vie humaine parvient là à son accomplissement parfait où le mystique participe au grand courant de la Vie universelle. Saint Paul s’écrie : « Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi9. »

Il ne reste plus que le grand Rien, le grand Vide. Ce vécu s’exprime souvent en termes religieux, mais il n’est pas le produit de la religion : la mystique est première.  Les religions sont les expressions particulières à chaque civilisation d’une expérience universelle : à partir de l’expérience de Jésus, du Buddha, de François d’Assise s’organise une communauté qui espère recréer les conditions où elle peut se manifester (croyances, prières, règles, méditations, ascèse…). L’organisation nécessaire pour le grand nombre fossilise l’élan créateur, naissent les lois et la théologie. « La mystique » en tant que corpus textuel ne fait pas partie du champ intellectuel, n’élabore pas de champ conceptuel ou de problématique : elle tente péniblement d’exprimer l’indicible par des mots.

Florilège

Ses entrées par figures mystiques ou rarement par thèmes sont réparties chronologiquement en deux tomes :

I Origines à 1600

II 1600 à aujourd’hui 

 « L’objet » proposé n’a guère de modèle dans la littérature récente. L’idée serait-elle neuve10 ? Outre quelques poètes (généralement nous nous sommes limités à un seul poème par entrée), je dissémine quelques titres « hors norme »  évoquant des domaines d’expression autre que l’écrit, voies alternatives du témoignage mystique écrit : en peinture, Van der Weiden, fra Angelico, Rembrandt valident la tradition chrétienne ; les lavis de la période chinoise des Song valide le bouddhisme T’chan ; les Selva Morale e Spirituale de Monteverdi ou les Cantates de Jean-Sébastien Bach.




Avertissement

Je condense souvent des présentations distribuées dans mes nombreuses publications d’« auteurs mystiques ». Les entrées s’avèrent inégales selon divers critères : certaines ne couvrent qu’une demi-page, en moyenne trois pages, très rarement dix; le XVIIe siècle français est surdimensionné ce qui est partiellement justifié selon Bremond et Cognet et selon quelques protestants. J’ai équilibré par un choix très ouvert des entrées mais les traditions non chrétiennes sont peu présentes, sauf pour des mystiques ayant vécu en terres d’Islam. Certaines entrées sont collectives : par regroupement d’époque (mystiques des premiers siècles de l’Hégire…) et de sujet (« témoignages de l’extrême ».


Un extrait ne respecte pas toujours l’intégrale de la phrase qui l’ouvre ou le ferme. L’indice du crime est signalé à l’ouverture par une première lettre minuscule. Pour alléger la lecture, les points de suspension sont généralement omis en début et en fin d’extrait, donnés sans crochets en son sein, séparés des mots. Pagination en tête d’extrait, référence en fin.









Chronologie des mystiques Origines à 1600




























0000 Pygmées

Complainte mortuaire à deux voix


L’animal court, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid.

C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.

L’oiseau vole, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid.

C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.

Le poisson fuit, il passe, il meurt. Et c’est le grand froid.

C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.

L’homme mange et dort. Il meurt. Et c’est le grand froid.

C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.

Et le ciel s’est éclairé, les yeux se sont éteints, l’étoile resplendit.

Le froid est en bas, la lumière en haut.

L’homme a passé, l’ombre a disparu, le prisonnier est libre.

Khmvum ! Vers toi notre appel ! 11.


AC ~1350 Hymne d’Akhnaton.

Égypte 



Tu rayonnes de beauté à l’horizon du ciel,

ô vivant soleil qui vécus le premier !

Tu te lèves, oriental,

et tu remplis chaque pays de ta beauté.

Tu es beau, tu es grand,

tu étincelles et tu es au-dessus de toute contrée.

Tes rayons embrasent les terres

et tout ce que tu créas.

Tu es Râ, tu atteins leur extrémité,

tu les enchaînes de ton amour pour ton fils.


Tu es au loin, tes rayons sont sur terre.

On te voit sans pourtant connaître ta marche.


Quand tu te couches à l’horizon occidental,

la terre est obscure, comme morte.

Ils dorment dans leur chambre, la tête enveloppée,

aucun œil ne voit l’autre.

Si l’on dérobait ce qu’ils ont sous leur tête,

ils ne le remarqueraient pas...

Chaque lion sort de sa tanière

et tous les reptiles mordent.

La terre est dans le silence

celui qui l’a créée repose dans son horizon.


Quand il fait jour, quand tu te lèves à l’horizon,

alors que tu brilles, Soleil, le jour durant,

tu fais présent de tes rayons.

Les deux pays en sont joyeux.

Les hommes s’éveillent et restent dressés,

car tu leur fais quitter leur couche.

Ils lavent leur corps et prennent des vêtements.

Leurs mains se lèvent, adorantes,

car tu resplendis ;

le pays tout entier se livre à son labeur.



Tu es le donateur de souffle aux créatures, et pour les animer,

Quand l’enfant sort du sein au jour de sa naissance,

tu ouvres sa bouche à la parole

et tu pourvois à ses besoins.


Le poussin de l’œuf piaule déjà dans la coquille

et là, tu lui donnes le souffle afin qu’il reste en vie.

Quand tu lui as donné force pour la briser,

il sort, il court alors qu’il est éclos.


Comme multiples sont tes œuvres !

O Toi, seul Dieu, à ton côté point n’en existe d’autre !

Tu as créé la terre selon ton désir,

toi seul, avec ses hommes, ses troupeaux !


Dans les territoires étrangers, la Syrie et la Nubie, et le pays d’Égypte,

tu établis chacun à sa place et fais le nécessaire,

chacun a sa nourriture, ses jours sont calculés.

Leur langue parlent diversement

comme est divers leur aspect.

Leur peau est différente,

car tu as distingué les peuples.


Tu créas le Nil dans les mondes inférieurs,

tu le fais surgir pour maintenir en vie les hommes,

toi, leur maître à tous !


Tu es leur maître à tous, qui peine pour eux,

le seigneur de tous les pays

le soleil puissant du jour.


Tous les pays éloignés, tu prends soin d’eux.

Tu as placé un Nil dans le ciel afin qu’il descendît vers eux,

et battît les monts de ses flots, à l’égal d’une mer,

et abreuvât leurs champs.

Que tes desseins sont excellents, ô seigneur de l’éternité !

Le Nil du ciel, tu le donnes

aux peuples étrangers, aux animaux de chaque désert.

Et le Nil, qui jaillit  du monde inférieur,

tu le donnes à l’Égypte.


.

Tu es seul et tu te lèves sous ton aspect de soleil vivant,

lorsque tu apparais et que tu luis,

que tu t’éloignes et que tu reviens.


Tu crées des millions d’êtres de toi seul.

Cités, villages et prairies, chemins et fleuves,

tous les yeux te voient

lorsque tu es le soleil du jour au-dessus de la terre...


Tu es dans mon cœur

et nul ne te connaît que ton fils, le Roi.

Tu l’as initié à tes desseins et à ta force.

Ce qui arrive dans le monde,

c’est sur ton signe : c’est toi qui l’as créé.

T’es-tu levé : ils vivent.

Te couches-tu : ils sont morts.

Toi-même es la durée de vie,

et tu donnes la vie.


Les yeux contemplent ta beauté jusqu’au soir

et tout travail cesse

quand tu te couches à droite.


Lorsque tu te lèves, tu fais croître,

pour ton fils sorti de tes membres,

pour son épouse bien-aimée,

la reine en vie heureuse pour jamais! 12.

AC ~ 575 Livre de Job

L’Écriture


30,16… En moi s’écoule ma vie et m’ont saisi des jours d’ennui.

17 Mes os sont perforés la nuit... et mon pouls ne s’en­dort jamais.

8 De toutes ses forces, il a saisi mon habit et comme le col de ma tunique il m’a étranglé.

19 Il m’a jeté dans la boue et j’ai paru poudre et gadoue.

20 Je crie vers Toi et tu ne réponds pas ; je suis debout et tu ne me remarques pas !

21 Tu es devenu cruel pour moi, la dureté de ta main s’acharne sur moi !

22 Tu m’arraches dans le vent comme un cavalier, dans la tempête tu me fais virevolter !

23 Je sais que tu m’emmènes à la mort, à la maison du rassemblement de tout vivant.

[…]

38,1 Iahvé répondit à Job du sein de la tempête et lui dit :

2 Quel est cet individu qui noircit la Providence avec des paroles insensées ?

3 Ceins tes reins comme un preux, je t’interrogerai et tu me renseigneras.

4 Où étais-tu quand je fondai la terre ? Dis-le, si ta science est si profonde ?

5 Qui en a fixé la masse ? Puisque tu le sais ! Qui tendit sur elle le cordeau ?

6 Sur quoi s’enfoncèrent ses socles ou qui a posé sa pierre angulaire,

7 Lors du chant harmonieux des étoiles du matin et de l’acclamation de tous les fils d’El ?

8 Qui a enfermé la Mer à deux battants, quand elle jaillissait sortant du sein,

9 Quand je fis d’une nuée son vêtement et des nuages ses langes,

10 Quand je  lui traçai sa limite et plaçai verrou et bat­tants,

11 Et lui dis : « Tu iras jusque-là,  ... ici se brisera l’orgueil de tes flots » ?

12 As-tu un jour commandé au matin, désigné sa place à Aurore,

13 Pour qu’elle saisisse la terre par les bords  ... et qu’elle la transforme comme de l’argile scellée ?

16 Es-tu parvenu jusqu’aux sources de la Mer, as-tu circulé au fond de l’Océan ?

17 Les Portes de la Mort te furent-elles montrées, as-tu vu les portes de l’Ombre ? … 13.


AC ~ 540 Isaïe

Le livre d’Isaïe est une bibliothèque prophétique couvrant plus de deux siècles. Le premier Isaïe est un personnage extraordinaire qui a prophétisé à un âge relativement jeune, vers -740, et son activité s’est étendue sur une période d’au moins quarante ans : il s’oppose aux injustices et annonce la colère divine. Le second Isaïe se situe deux siècles plus tard, vers -540, au milieu de ses frères exilés. Il est suivi d’un troisième Isaïe qui aurait exercé son ministère à Jérusalem dans les deux premières décennies qui suivirent le retour d’exil. Les versets 53, 3-5,7 constituent le sommet du second Isaïe. Ils sont ainsi traduits 14.



 « Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement. En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous, nous l’estimions touché, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités : la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait notre guérison.... Brutalisé, il subit ; il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l’abattoir... »

Le thème du serviteur souffrant, juste qui plaide pour son peuple, a aidé les chrétiens à comprendre la figure de Jésus et à se comprendre eux-mêmes, placés face à des promesses de renouveau qui ne se réalisaient pas concrètement.


AC ~ 500 Parménide

Grèce.


LA NUIT DE PARMÉNIDE

Il ne fut point jadis, il ne sera point, puisqu’il est, maintenant, tout entier à la fois

Un, continu. Quelle naissance, en effet, lui chercherais-tu ?

Par où, de quoi évolué ? Pas non plus de non-existant : je ne te laisserai

Ni le dire ni le penser. Car on ne peut ni dire ni penser       

Qu’il ne soit pas. Quelle nécessité, d’ailleurs, l’eût fait surgir

Plus tard de préférence à plus tôt, prendre son essor de rien et pousser ?

Ainsi ne peut-il être qu’absolument ou pas du tout.

Jamais, d’ailleurs, une foi vigoureuse n’acceptera que, de ce qui n’est point,

Quelque chose d’autre puisse naître ; aussi, ni de naître,

Ni de périr, la justice ne lui fit licence, relâchant ses liens.

 

Au contraire, elle les maintient. La décision, là-dessus, est en ceci :

Il est, ou il n’est pas. Or on a décidé, comme cela s’imposait,

De laisser une des routes impensée, innommée ; car elle n’est pas la vraie,

Cette route ; et de garder l’autre comme existante et réelle.

Comment, dans la suite du temps, pourrait venir à exister l’être ?

Comment, une fois, y être venu ?

Car s’il devint, il n’est pas, et, pas plus, si un jour doit venir où il sera.

Ainsi s’éteint la genèse ; ainsi disparaît la mort.

 

Il n’est point, non plus, divisible, puisqu’il est tout entier homogène.

Car il n’y a point, ici, un plus qui romprait sa continuité,

Ni, là, un moins : mais tout est plein d’être.

Ainsi tout est continu : être se presse contre être...

 

D’autre part, immobile dans les limites de grands liens,

Il est sans commencement et sans fin, puisque genèse et mort

Ont été dispersées bien loin, repoussées par la vraie foi.

Même dans le même demeurant, en soi-même il repose,

Et, de cette sorte, immuable, au même endroit demeure ; car la puissante Nécessité

Le maintient dans les liens de la limite, qui enserre tout son contour.

Aussi, d’être inachevé, l’être n’a point licence ;

Car il ne lui manque rien : autrement, il lui manquerait tout.15.


AC 399 Socrate (AC 470 — AC 399) & Platon (AC 427 — AC 348/7)

Socrate eut pour disciple Platon qui eut pour élève Aristote.

« La seule science que revendique Socrate, c’est de savoir qu’il ne sait rien… il amène à regarder en soi-même…16 »


AC ~350? Mundaka Upanishad

La vingtaine de textes connus sous le nom d’Upanisads sont constitués entre AC~600 et AC~200.

Voici un texte court et relativement récent visant à la reconnaissance de l’Un :

II.1.1. Voilà la vérité. De même qu’un feu flambant, jaillissent par milliers des étincelles de même nature, de même, mon cher, de l’Impérissable naissent les êtres divers, et c’est en Lui aussi qu’ils retournent.

III.2.8. Comme les rivières qui coulent disparaissent dans l’océan, perdant nom et forme, de même celui qui sait, affranchi du nom et de la forme, accède à l’Être divin, plus haut que ce qu’il y a de haut.

« Aux multiples connexions qui, dans les Brâhmana, unissaient les diverses parties de la personne à celles du cosmos par l’intermédiaire des rites » succèdent « l’intuition de l’identité entre le brâhman et l’âtman, le Soi… intuition intemporelle et mystique. » 17.


AC ~300 Lao Tseu/Laozi

Le saint n’accumule pas

Plus il fait pour les autres

Plus il a pour lui-même

Plus il donne aux autres

Plus il s’enrichit.18.


AC ~250 Hymne à Zeus

Stoïciens.

O toi qui es le plus glorieux des immortels, qui as des noms multiples, tout-puissant à jamais,

Principe et Maître de la Nature, qui gouverne tout conformément à la loi,

Je te salue, car c’est un droit pour tous les mortels de s’adresser à toi,

Puisqu’ils sont nés de toi, ceux qui participent à cette image des choses qu’est le son,

(5) Seuls parmi ceux qui vivent et se meuvent, mortels, sur cette terre.

Aussi je te chanterai et célébrerai ta puissance à jamais.

C’est à toi que tout cet univers, qui tourne autour de la terre,

Obéit où que tu le mènes, et de bon gré il se soumet à ta puissance,

Tant est redoutable l’auxiliaire que tu tiens en tes mains invincibles,

(10) Le foudre à double dard, fait de feu, vivant à jamais ;

Sous son choc frémit la Nature entière.

C’est par lui que tu diriges avec rectitude la raison com­mune, qui pénètre toutes choses

Et qui se mêle aux lumières célestes, grandes et petites...

C’est par lui que tu es devenu ce que tu es, Roi suprême de l’univers.

(15) Et aucune œuvre ne s’accomplit sans toi, ô Divinité, ni sur terre,

Ni dans la région éthérée de la voûte divine, ni sur mer,

Sauf ce qu’accomplissent les méchants dans leurs folies.

Mais toi, tu sais réduire ce qui est sans mesure,

Ordonner le désordre ; en toi 1a discorde est concorde.

(20) Ainsi tu as ajusté en un tout harmonieux les biens et les maux

Pour que soit une la raison de toutes choses, qui demeure à jamais

Cette raison que fuient et négligent ceux d’entre les mortels qui sont les méchants ;

Malheureux, qui désirent toujours l’acquisition des biens

Et ne discernent pas la loi commune des dieux, ni ne l’entendent,

(25) Cette loi qui, s’ils la suivaient intelligemment, les ferait vivre d’une noble vie.

Mais eux, dans leur folie, s’élancent chacun vers un autre mal :

Les uns, c’est pour la gloire qu’ils ont un zèle querelleur,

Les autres se tournent vers le gain sans la moindre élégance,

Les autres, vers le relâchement et les voluptés corporelles ;

(30)... ils se laissent poster d’un objet à l’autre

Et se donnent bien du mal pour atteindre des résultats opposés à leur but.

Mais toi, Zeus, de qui viennent tous les biens, dieu des noirs nuages et du foudre éclatant,

Sauve les hommes de la malfaisante ignorance,

Dissipe-la, ô Père, loin de notre âme ; laisse-nous participer

(35) A cette sagesse sur laquelle tu te fondes pour gouverner toutes choses avec justice,

Afin qu’honorés par toi, nous puissions t’honorer en retour

En chantant continuellement tes œuvres, comme il sied

À des mortels ; car il n’est point, pour des hommes ou des dieux,

De plus haut privilège que de chanter à jamais,

comme il se doit, la loi universelle.19.


AC ~ 250 Tchoang-tseu/Zuangzi

Chapitre I.

[A]. S’il faut en croire d’anciennes légendes, dans l’océan septentrional vit un poisson immense, qui peut prendre la forme d’un oiseau. Quand cet oiseau s’enlève, ses ailes s’étendent dans le ciel comme des nuages. Rasant les flots, dans la direction du Sud, il prend son élan sur une longueur de trois mille stades, puis s’élève sur le vent à la hauteur de quatre-vingt-dix mille stades, dans l’espace de six mois.

Ce qu’on voit là-haut, dans l’azur, sont-ce des troupes de chevaux sauvages qui courent ? Est-ce de la matière pulvérulente qui voltige ? Sont-ce les souffles qui donnent naissance aux êtres ? Et l’azur, est-il le Ciel lui-même ? Ou n’est-ce que la couleur du lointain infini, dans lequel le Ciel, l’être personnel des Annales et des Odes, se cache ? Et, de là-haut, voit-on cette terre ? Et sous quel aspect ? Mystères !

Quoi qu’il en soit, s’élevant du vaste océan, et porté par la grande masse de l’air, seuls supports capables de soutenir son immensité, le grand oiseau plane à une altitude prodigieuse.

Uhe cigale à peine éclose, et un tout jeune pi­geon, l’ayant vu, rirent du grand oiseau et dirent : À quoi bon s’élever si haut ? Pourquoi s’exposer ainsi ? Nous qui nous contentons de voler de bran­che en branche, sans sortir de la banlieue ; quand nous tombons par terre, nous ne nous faisons pas de mal ; chaque jour, sans fatigue, nous trouvons notre nécessaire. Pourquoi aller si loin ? Pourquoi monter si haut ? Les soucis n’augmentent-ils pas, en proportion de la distance et de l’élévation ?

Propos de deux petites bêtes, sur un sujet dépassant leur compétence. Un petit esprit ne comprend pas ce qu’un grand  esprit embrasse. Une courte expérience ne s’étend pas aux faits éloignés. Le champignon qui ne dure qu’un matin, ne sait pas ce que c’est qu’une lunaison. L’insecte qui ne vit qu’un été, n’entend rien à la succession des saisons. Ne demandez pas, à des êtres éphémères, des renseignements sur la grande tortue dont la période est de cinq siècles, sur le grand arbre dont le cycle est de huit mille années. […]

[G]. Maître Sang-hou, Mong-tzeu-fan, Maître K'inn-tchang, étaient amis. L’un d’entre eux demanda : qui est parfaitement indifférent à toute influence, à toute action ? Qui peut s’élever dans les cieux par l’abstraction, flâner dans les nuages par la spéculation, se jouer dans l’éther, oublier sa vie présente et la mort à venir ? Les trois hommes se regardèrent et rirent, car tous en étaient là, et ils furent plus amis que devant.

Or l’un des trois, Maître Sang-hou, étant mort, Confucius envoya son disciple Tzeu-koung à la maison mortuaire, pour s’informer s’il ne faudrait pas aider aux funérailles. Quand Tzeu-koung arriva, les deux amis survivants chantaient devant le ca­davre, avec accompagnement de cithare, le refrain suivant : O Sang-hou ! O Sang-hou ! Te voilà uni à la transcendance, tandis que nous sommes encore des hommes, hélas ! Tzeu-koung les ayant abordés, leur demanda : est-il conforme aux rits, de chanter ainsi, en présence d’un cadavre ? Les deux hommes s’entre-regardèrent, éclatèrent de rire, et se dirent : Qu’est-ce que celui-ci peut comprendre à nos rits à nous ? 20.


~70 Paul l’Apôtre

Le premier siècle appelle une redéfinition du judaïsme au regard de la domination gréco-romaine qui ne permet plus l’isolement culturel. Jésus parfait le message prophétique ; il n’a plus besoin de la médiation externe des prêtres, mais enseigne avec autorité et monte à grand risque au Temple de Jérusalem pour la Pâque. Ensuite :


« Paul et la première génération chrétienne, à la suite même de Jésus, opèrent un singulier retournement des valeurs, où ce qu’il y a de plus faible et méprisable l’emporte désormais... Ce retournement historique est à la base de la pensée et de la pratique chrétiennes, ou du moins devrait l’être. Il s’exprime, entre autres, dans une ancienne hymne judéo-chrétienne, reprise et aménagée par Paul : «Lui (Jésus) qui appartient à la réalité divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être à l’égal de Dieu; au contraire, il s’est lui-même vidé, assumant (en lui) la réalité de l’esclave en devenant semblable aux hommes ; puis... il s’abaissa lui-même, en devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix»... singulier retournement des valeurs, où ce qu’il y a de plus faible et méprisable l’emporte désormais sur les gloires apparentes de ce monde.21 .

Paul comprendra que le judaïsme doit être vécu de l’intérieur; ce qui ôte dès lors de l’importance aux prescriptions minutieuses de la Loi juive. À ses yeux le comportement éthique ne trouve plus son fondement dans la Loi, mais procède spontanément de la foi vive, d’une expérience intime. Les mystiques reprendront très souvent des versets de saint Jean et des Épîtres de Paul, que l’on peut considérer comme un des leurs. Ainsi du verset :

«… et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi22 ».

~80 L’Évangile selon Matthieu

Les Béatitudes


3 Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux.        

4 Heureux les doux : ils auront la terre en partage.  

5 Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.

6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés.

7 Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.

8 Heureux les cœurs purs : ils verront Dieu.

9 Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu.

10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux.

11 Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous  toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux.



Le lavement des pieds 23


Jésus se lève de table, dépose son vêtement et prend un linge dont il se ceint. Il verse ensuite de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint.


~170 Textes bouddhiques dont L’enseignement de Vimalakîrti

Le texte de la Concentration de la Marche héroïque 24 dont l’original sanscrit est perdu, fut l’un des premiers textes bouddhiques traduits en chinois dès 186 (puis par Kumârajîva entre 402 et 409) :


« Et les Buddha, où vont-ils ?

nulle part.

Ne vont-ils pas au Nirvâna ?

Tous les dharmas sont [déjà] absolument nirvanés… De par la nature même du Nirvâna, on ne va pas au Nirvâna.


Dans le passé, des Buddha aussi nombreux que les sables du Gange ne sont-ils pas allés au Nirvâna ?

Tous ces Buddha aussi nombreux que les sables du Gange sont-ils nés ? (185).


L’homme au vase intact, c’est le Bodhisattva qui, tout en assurant son propre bien, peut encore donner à tous les êtres (254).


La Prajnâpâramita expose ainsi sa «carrière» idéale  :

Le Bodhisattva se fixe dans la perfection de sagesse en ne s’y fixant pas. Il doit remplir la perfection du don… en ne voyant ni donateur, ni bénéficiaire, ni chose donnée. Il doit remplir la perfection de la moralité en ne concevant plus ni péché ni acte méritoire… (30).


L’enseignement de Vimalakirti25 est le grand texte destiné aux laïcs « maîtres de maisons », débordant largement le cadre de la congrégation des moines ou samgha :


[La maladie de Vimalakirti]


Maître de maison, ta maladie, d’où provient-elle ? Combien de temps durera-t-elle ? sur quoi repose-t-elle ? Après combien de temps s ’apaisera-t-elle ?

– Mañjušri, ma maladie durera ce que dureront chez les êtres l’ignorance et la soif de l’existence. Ma maladie vient de loin, de la transmigration à son début. Tant que les êtres seront malades, moi aussi je serai malade ; quand les êtres guériront, moi aussi je serai guéri. Pourquoi ? Mañjusri, pour les Bodhisattva, la sphère de la transmigration, ce sont les êtres, et la maladie repose sur cette transmigration. Lorsque tous les êtres échapperont aux douleurs de cette maladie, alors les Bodhisattva, eux aussi, seront sans maladie. (224).


[Comment consoler un bodhisattva malade... de façon à le réjouir ?]


Il lui dit que le corps est impermanent, mais ne l’invite pas à éprouver à son endroit dégoût ou répugnance. Il lui dit que le corps est douloureux, mais ne l’exhorte pas à se complaire dans le Nirvãna. Il lui dit que le corps est impersonnel, mais l’invite à faire mûrir les êtres. Il lui dit que le corps est calme, mais ne l’exhorte pas à cultiver le calme définitif.

Il l’exhorte à se repentir de ses fautes antérieures, mais ne dit pas que ces fautes sont passées. Il l’exhorte à utiliser sa propre maladie pour avoir pitié des êtres malades et chasser leurs maladies. (227).


270 Les Ennéades de Plotin (205-270)

Plotin, philosophe platonicien, est probablement éclairé par une expérience mystique, mais dont il ne parle pas directement : « La fin et le but, c’était pour lui l’union intime avec le Dieu qui est au-dessus de toutes choses. Pendant que je fus avec lui, il atteignit quatre fois ce but, grâce à un acte ineffable26 »

Le philosophe Emile Bréhier signale «l’extrême rareté des états d’extase chez Plotin et dans son école ; c’est un trait par où la mystique néoplatonicienne s’oppose à celle du moyen âge». Ceci peut simplement indiquer qu’il s’agit d’états profonds. L’influence de Plotin sera considérable sur les mystiques qui adoptent le schéma dit «  des émanations », en terres d’Islam comme en terres chrétiennes, à la suite de Denys lui-même éclairé des derniers feux de l’école néoplatonicienne d’Athènes.

Le site «  cheminsmystiques.fr» propose des extraits de l’un des cinquante-quatre traités des Ennéades. Il s’agit du traité intitulé «De la Providence I» accompagné d’une synthèse 27.


~390 La Vie de Moïse de Grégoire de Nysse (~331 apr. 394).

Parmi les écrits des Pères grecs, La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière de vertu de Grégoire de Nysse 28 présente « une doctrine toute centrée sur la perfection conçue comme progrès indéfini », selon J. Danielou, qui résume ainsi la doctrine :


« Le but de la vie spirituelle est de rendre l’âme à sa vraie nature. C’est l’idée commune à toute la pensée antique... idée platonicienne, d’une divinité immanente à l’âme que l’âme retrouve par un retour en elle-même. Mais cette idée paraît difficilement conciliable avec la conception chrétienne de la gratuité de la communication que Dieu fait de lui-même. ... L’essence de l’âme est... une “participation” toujours croissante, mais jamais achevée, à Dieu29.»


Grégoire de Nysse présente le sens spirituel du récit de l’Exode.  Il souligne la transcendance divine :


« Ce que Moïse, à la lumière de la théophanie, me paraît avoir compris alors, c’est précisément qu’aucune des choses qui tombent sous les sens ou qui sont contemplées par l’intelligence ne subsiste réellement, mais seulement l’être transcendant et créateur de l’univers à qui tout est suspendu. Quels que soient en effet, en dehors de lui, les êtres vers lesquels l’intelligence se tourne, elle ne trouve pas en eux cette suffisance qui leur permettrait d’exister en dehors de la participation à l’être30. » 



La «nuée» de la grâce est notre guide dans la quête du bien :


« Chaque fois que quelqu’un fuit l’Égyptien et que, parvenu hors des frontières, il s’effraie des attaques des tentations, son guide lui apprend à attendre d’en haut le secours inespéré, lorsque l’ennemi, cernant les fuyards avec son armée, l’oblige à se frayer un chemin dans la mer ; dans cette traversée il a pour guider la “nuée” : ce mot, qui désigne le guide, a été interprété à juste titre, par nos devanciers [comme] de la grâce du Saint-Esprit, qui dirige les justes vers le bien31. » 



Entretenir sans cesse la disposition amoureuse est la condition requise pour contempler une beauté sans limite :


« Il [Moïse] fait disparaître l’idole. Il apaise Dieu. Il rétablit la loi... Il rayonne de gloire — et s’étant élevé par de telles élévations, il brûle encore de désir... Ressentir cela me semble d’une âme animée d’une disposition amoureuse à l’égard de la beauté essentielle, que l’espérance ne cesse d’entraîner de la beauté qu’il a vue à celle qui est au-delà et qui enflamme continuellement son désir de ce qui reste encore caché par ce qu’elle découvre sans cesse.  ... Car c’est en cela que consiste la véritable vision de Dieu, dans le fait que celui qui lève les yeux vers lui ne cesse jamais de le désirer. C’est pourquoi Il [Dieu] dit : “Tu ne pourras voir mon visage. En effet nul homme ne verra mon visage sans mourir”... Car la Vie véritable c’est celui qui est par essence. Or cet être est inaccessible à la connaissance... Il [Moïse] apprend en effet par les paroles qui lui sont dites que le divin, selon sa propre nature, est illimité, n’étant circonscrit par aucune limite32.» 


~430 Cassien (~360 ~430)

Moine d’Orient qui résida en Égypte à Scété au moins sept ans, puis à Rome dix ans où il défend saint Jean Chrysostome qui l’avait remarqué et ordonné diacre, il fonde deux monastères à Marseille. Ses attachantes Conférences auront une influence déterminante sur tout le monachisme d’Occident. Peu favorable à saint Augustin, il partage l’optimisme des Orientaux.


« Celui qui en est encore au stade du progrès s’élèvera de cette contemplation pour parvenir à cet unique dont il est parlé, c’est-à-dire à la vue de Dieu seul, avec l’aide de sa grâce. Dépassant alors les actes et les ministères merveilleux des saints eux-mêmes, l’âme n’aura désormais d’autre aliment que la connaissance de Dieu et la joie de sa beauté33. »


430 Augustin (~354 - 430)

Les Confessions34

Qu’ai-je  à demander que tu viennes en moi,

moi qui ne serais pas si tu n’étais en moi?  ...

Où te fait venir mon appel, puisque je suis en toi ?

Ou bien, d’où peux-tu venir en moi ? ...

Et quand tu te répands sur nous,

ce n’est pas toi qui es renversé, mais nous que tu relèves,

ce n’est pas toi qui t’éparpilles, mais nous que tu rassembles.

(Confession I, 277).


J’étais devenu moi-même pour moi une immense question, et j’interrogeais mon âme : pourquoi était-elle triste, et pourquoi me troublait-elle si fort ? Et elle ne savait rien me répondre. Et si je lui disais : « Espère en Dieu », elle avait raison de ne pas obéir, parce qu’il était plus vrai et meilleur, l’homme si cher qu’elle avait perdu (l’ami qui vient de mourir), que le fantôme en qui on lui ordonnait d’espérer.

(Conf. IV, 423).


Or quoi de plus superbe que d’affirmer, dans une étrange folie, que j’étais, moi, par nature ce que tu es, toi?  Bien sûr, moi j’étais un être changeant, et c’était l’évidence pour moi du fait que je désirais précisément être sage afin de devenir de moins bon, meilleur ; et malgré cela j’aimais mieux te croire changeant toi aussi, que de croire ne pas  être ce que tu es. C’est pourquoi j’étais repoussé, et tu résistais à mon entêtement gonflé de vent ; et j’imaginais des formes corporelles ; et, chair, j’accusais la chair ; et « souffle qui s’en va », je ne revenais pas vers toi ; et m’en allant, j’allais vers des choses qui ne sont pas, ni en toi, ni en moi, ni dans les corps ; et elles n’étaient pas pour moi des créations de ta vérité, mais des fictions de ma vanité à partir des corps. Et je disais à tes petits enfants, tes fidèles, mes concitoyens, du milieu desquels j’étais banni sans le savoir, je leur disais, hâbleur inepte : « Pourquoi donc l’âme s’égare-t-elle, si Dieu l’a faite ?»

(Conf. IV, 453).


Que j’étais donc malheureux, et comme tu as su t’y prendre pour me faire sentir mon malheur, ce jour-là ! Je me préparais à déclamer l’éloge de l’Empereur, où j’allais dire bien des mensonges qui vaudraient au menteur la faveur des gens bien informés ; et ces soucis faisaient haleter mon cœur, brûlé par la fièvre de pensées dissolvantes, lorsque, en traversant un quartier de Milan, je remarquai un pauvre, un mendiant déjà saoul, je crois, qui folâtrait joyeusement. Et je gémis, et j’entretins les amis qui m’accompagnaient, des multiples souffrances causées par nos folies : tous nos efforts, tels ceux qui me faisaient peiner en ce moment où, sous l’aiguillon des convoitises, je traînais le fardeau de mon infortune et l’aggravais en le traînant, n’avaient pas d’autre but que de nous faire parvenir à une joie tranquille ; et voilà où ce mendiant déjà nous avait précédés, nous qui jamais peut-être n’y accéderions. Car ce que lui déjà, avec quelques piécettes mendiées, avait obtenu, c’était ce que moi, par des biais et des détours si épuisants, j’ambitionnais d’atteindre, à savoir la joie d’un bonheur temporel.

Il n’avait pas bien sûr la joie véritable, mais moi de mon côté, par ces menées ambitieuses, j’en cherchais une bien plus fausse. En tout cas, lui était joyeux, moi j’étais anxieux, lui tranquille, moi tremblant. Et si l’on m’eût demandé ce que j’aimais mieux, être dans l’allégresse ou dans la crainte, j’aurais répondu : dans l’allégresse ; si l’on m’eût encore demandé ce que je préférais, être tel que lui ou tel que j’étais alors, c’est moi-même, accablé de soucis et de craintes, que j’aurais choisi, mais par un jugement pervers. Eût-il pu être vrai ? Non, en fait je ne devais pas me préférer à lui en tant que plus savant, puisque de là je ne tirais aucune joie, mais que par là je cherchais à plaire aux hommes, non pas pour les instruire, mais seulement pour plaire.

(Conf. VI, 535-537).


... d’une part, ce que je sais de moi, c’est quand tu fais la lumière sur moi que je le sais ; de l’autre, ce que j’ignore de moi, je l’ignore toujours, jusqu’à ce que mes « ténèbres » deviennent « comme un plein midi devant ta face. » (...)

Et pourtant, j’aime certaine lumière et certaine voix, certain parfum et certain aliment et certaine étreinte quand j’aime mon Dieu :

lumière, voix, parfum, étreinte

de l’homme intérieur qui est en moi,

où brille pour mon âme ce que l’espace ne saisit pas,

où résonne ce que le temps rapace ne prend pas,

où s’exhale un parfum que le vent ne disperse pas,

où se savoure un mets que la voracité ne réduit pas,

où se noue une étreinte que la satiété ne desserre pas.

C’est cela que j’aime quand j’aime mon Dieu.

Et qu’est-ce que cela ? J’ai interrogé la terre et elle m’a dit : « Ce n’est pas moi. »  Et tout ce qui est en elle a fait le même aveu. (...) Et j’ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de ma chair : « Dites-moi sur mon Dieu, puisque vous ne l’êtes pas, dites-moi sur lui quelque chose ; » Ils se sont écriés d’une voix puissante : « C’est lui-même qui nous a faites. » Mon interrogation, c’était mon attention ; et leur réponse, leur beauté.

(Conf. X, 153-157).

485 Proclus (412 - 485).

La permanence de l’école néo-platonicienne malgré la montée en puissance du christianisme et une vie « en famille » probablement de nature spirituelle, propre au milieu de l’École d’Athènes, est heureusement évoquée en introduction à la Théologie platonicienne de Proclus (412-485)35 : « La tradition de la philosophie platonicienne, devenue le dernier rempart de la religion païenne [...] s’est conservée à l’intérieur de “familles d’universitaires” comme une foi que l’on se transmettait de père en fils»

L’apport des païens a été sous-estimé par suite de la destruction systématique des sources écrites, combiné au désir d’attribuer une valeur incomparable à une fraction des écrits chrétiens. Parmi les rares textes antiques qui nous sont parvenus, à l’Hymne à Zeus stoïcien36 répond sept siècles plus tard l’Hymne à la transcendance de Dieu de Proclus, attribué à Denys, qui témoigne de la piété personnelle des derniers philosophes païens 37 :


« Toi qui es au-delà de tout, est-il permis de Te chanter autrement ?

Une parole peut-elle Te célébrer ? Non, car Tu ne peux être dit par aucune.

Seul, Tu es indicible puisque tout ce qui est dit vient de Toi.

Un esprit peut-il Te connaître ? Non, car Tu ne peux être saisi par aucun.

Seul, Tu es inconnaissable puisque tout ce qui est connu vient de Toi.

Tout ce qui parle et qui ne parle pas Te proclame d’une voix claire,

Tout ce qui connaît et qui ne connaît pas Te rend des hon­neurs,

Car tous les désirs et toutes les nostalgies de toutes choses

Se portent vers Toi ; tous les êtres T’adressent une prière,

Et tout ce qui connaît Ton chiffre Te dit un hymne silencieux.

En Toi seul tout demeure ; vers Toi tout ensemble s’élance,

Tu es la fin de tout, Tu es l’unique, le tout, le rien,

Tu es non-un, non-tout. Innommé, comment Te nommerait-on,

Toi, le seul innommable ? Quel esprit céleste pourrait

S’insinuer dans les ténèbres plus que lumineuses ?

Sois favorable.

Toi qui es au-delà de tout, est-il permis de Te chanter autrement ? » 38.

Plotin aurait touché quatre fois mystiquement «le Premier». Rappelons l’universalité de sa voie «apophatique». Damascius d’Alexandrie, le dernier des maîtres «païens», célèbre l’Ineffable, «inaccessible à tous», peu avant la fermeture en 529 de l’école d’Athènes 39. Elle semble moins vivante chez les intermédiaires Porphyre (-305) et Jamblique. Mais on la retrouve chez Proclus (-484) comme nous venons de le lire.


~ 500? Sutra on Perfect Wisdom (Abhisamayâlankâra).

Grand ouvrage par sa taille mais surtout par une profondeur spirituelle et psychologique exceptionnelle. Il bénéficie d’une belle traduction 40. Le cadeau de reconstitution offert par Edward Conze constitue un précieux «manuel» auquel je retourne parfois pour en goûter la grande Paix. Quelques fragments détachées du flux textuel ne peuvent ici en rendre compte (même précisé et éclairé par des notes) :

[For the Boddhisattva :]

. . . attitude of mind to all beings 41 consists in his aspiring for the four unlimited 42, i.e. friendliness, compassion, sympathetic joy and impartiality . . . (p.166)

. . . does not aspire for any fruit of his giving which he could enjoy in Samsara [in the world] and it is only for the purpose of protecting beings, of liberating them that he courses in the perfection of giving. (534)

. . . does not develop the notion that “form, etc. is existence” . . . And why? Because when he is attached to existence 43 he forms an attachment to giving, morality, patience, vigour, meditation, and wisdom. And one who is thus attached can have no emancipation. (546)

~500 Denys l’Aréopagite

Denys l’Aréopagite qui fut considéré comme un disciple de saint Paul -- d’où l’appellation à l’effet pervers de «pseudo-Denys» -- est la plus influente des sources de l’antiquité tardive reconnue par les mystiques chrétiens. Il faut attendre le XIXe siècle pour établir la date approximative d’apparition du corpus dionysien, postérieur à 482, antérieur aux auteurs qui le citent au début du VIe siècle 44. L’auteur est probablement un moine d’origine syrienne, au confluent du courant chrétien et du courant néo-platonicien ; il aurait suivi les cours de Damascius  45 à Athènes peu avant que l’Académie ne soit fermée. Son œuvre complète est d’accès facile, vu sa relative brièveté 46. On y retrouve le thème, partagé avec Proclus, du beau qui attire à lui l’âme dans le recueillement :

« C’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres... [L’âme] se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau et Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin» 47.

La puissance créatrice divine est la cause agissante cachée qui demeure hors du domaine parcouru par le mouvement circulaire (parfait) de l’âme, en quelque sorte un attracteur de l’âme 48 :

« C’est par surabondance de bonté que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Être bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de Bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement 49.

En conférant la ressemblance divine aux créatures, Elle les ordonne selon une hiérarchie qui répand la lumière céleste :

« Et il convient... que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres et capables par elles-mêmes tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes 50.

Cette vision hiérarchique est reprise chez des mystiques pour rendre compte de la communication dans la prière. Le modèle néo-platonicien des processions ou émanations s’accorde assez bien à l’expérience intime propre aux grandes religions monothéistes. Elles l’adoptent sous la condition que soit préservé le dynamisme d’une circulation de la grâce ou énergie issue d’un Centre divin. Le modèle peut être présenté analogiquement à l’aide de belles images empruntées à l’optique, telle celle d’un cercle de miroirs reflétant les uns aux autres la lumière unique issue d’une flamme (divine) située en son centre. L’analogie « par réflexion » est proposée par un disciple d’Ibn Arabi 51.

L’influence de Denys est immense jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; madame Guyon, sensible à cette vision hiérarchique du monde, empruntant l’analogie « par transmission », déclare :

« Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte... consumés par la Divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux... sont comme ces miroirs ardents [lentilles] qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux. » 52.


~529 Damascius

Le dernier feu antique est résumé chez Damascius, auteur d’un « livre immense… d’une profondeur et d’une nouveauté admirable 53». Nous attachons à cette entrée et sortie de l’âge antique l’année fatidique 529 où Justinien interdit l’enseignement de la philosophie à Athènes et confisque les biens de l’École. Les sept derniers philosophes «païens» se rendent à la cour de Perse, emportant le rêve de Platon : qu’un roi devint philosophe. Déçus ils quittent cette cour orientale en 532 puis leurs traces se perdent.

« Pourrions-nous le pressentir s’il n’y avait en nous aucune trace de lui, si rien ne nous poussait vers lui ? 54.

« Nous essayons d’abord de voir le soleil, et de loin du moins nous le voyons ; mais plus nous allons à lui, moins nous le voyons et à la fin nous ne voyons plus ni lui ni les autres choses. Au lieu d’être œil qui reçoit la lumière nous sommes devenus la lumière elle-même.» 55.


632 Le Coran de Muhammad (~570 - 632)

Al-Qor’ân, Sourate 1 dite Al-Fatiha 56

« Grâce au nom de Dieu

Le Tout Miséricordieux et Très Miséricordieux,

La louange est à Dieu, Seigneur de [tous] les mondes,

Tout Miséricordieux, Très Miséricordieux,

Souverain du Jour du Jugement.

C’est Toi que nous servons

et c’est de Toi

que nous recherchons l’aide.

Guide-nous dans la droite Voie

La Voie de ceux que Tu as comblés de [Tes] grâces,

non pas de ceux qui sont l’objet de [Ta] colère

ni des égarés. »



Al-Qor’ân, Sourate 2 57

« Nous croyons en Dieu

À ce qui nous a été révélé

À ce qui a été révélé

À Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus

À ce qui a été donné à Moïse et à Jésus

À ce qui a été donné aux prophètes

de la part de leur Seigneur.

Nous n’avons de préférence pour aucun d’entre eux

nous sommes soumis à Dieu. »


Al-Qor’ân, Sourate 112 58.

« Dis ;

Lui, Dieu, est UN !

Dieu ! …

L’Impénétrable !

Il n’engendre pas ;

Il n’est pas engendré ;

Nul n’est égal à Lui ! »

713 Houei-neng (638-713), Soûtra de l’Estrade

Voici une entrée assez vaste compte tenu du rôle central tenu par un texte chinois fondateur. Il rend compte de l’expérience du «Sixième Patriarche» du T’chan, certainement un mystique accompli.

Comme l’introduit un traducteur 59 «le Soûtra de l’Estrade est probablement le texte fondateur du Tch'an du Sud, école bouddhiste de l’Illumination subite, de ce qu’en Occident, depuis quelques décennies, on appelle le zen. Il s’agit d’un texte bref, simple, humain, provocateur et décisif : le mode d’emploi, si l’on peut dire, de l’ouverture infinie reconnue par l’homme comme son essence et son site originaires; un manuel de philosophie pratique à l’usage de ceux que dégoûtent enfin leur propre ignorance et leur propre égoïsme, et qui ont pressenti la nécessité de se tenir présents dans l’essentiel.»

Les extraits résument le thème mystique en suivant le fil de ce «Manifeste de l’Eveil». Ils s’ouvrent par la présentation du futur maître, pour l’instant pauvre visiteur «trapu, loqueteux et noiraud comme un barbare du Vaste Sud 60 » :

3.

[...] — Je viens du Ling-nan; je vis à Sin-tcheou. Et je suis venu d’aussi loin vous saluer parce que je ne cherche rien d’autre qu’à devenir Bouddha.

Le maître se renfrogna :

– Vous, un gars de l’extrême Sud, autant dire un macaque : comment pourriez-vous «devenir Bouddha»?

– Nord et Sud, c’est bon pour les hommes, pas pour la bouddhéité! Mon apparence de macaque ne vaut certainement pas votre apparence d’abbé, et pourtant, en quoi sommes-nous différents dans notre bouddhéité? [...]61.

6.

[...] Il était minuit et le supérieur Chen-sieou se tenait devant le mur de la section centrale de la galerie; à la lueur d’une bougie, et à l’insu de tous, il écrivit alors sa stance :

Mon corps est l’arbre de l’Éveil;

Mon esprit ressemble à un clair miroir.

De tout temps, je m’efforce de le faire briller

Sans le laisser se couvrir de poussière. (22) [...]

8.

[...] Voici ma stance :

Il n’y a jamais eu d’arbre de l’Éveil;

Guère plus que de clair miroir.

La bouddhéité est toujours immaculée :

Où y trouverait-on de la poussière? [...]62Cette stance qui différencie les deux écoles — dont chacune remplit une fonction nécessaire — fait l’objet d’un autre commentaire du même traducteur 63 & 64.

12.

[... ] Maître Houei-neng s’écria :

Amis dans le bien, l’homme est naturellement, tout au fond de lui-même, riche de la sagesse de la bodhi et de la prajñâ. Cependant, son esprit erre au gré des circonstances et il ne peut s’en rendre vraiment compte par lui-même. C’est pourquoi il doit recourir à un grand ami dans le bien qui lui montrera la Voie et lui fera voir son essence. [...]

14.

Le «samâdhi de l’unique», c’est la constante pratique de la droiture. Dans le Soûtra de Vimalakîrti, il est dit que «la droiture est le lieu de la pratique; la droiture est une terre pure».

Le samâdhi de l’unique en paroles seulement n’est guère la pratique de la droiture et ne convient pas aux disciples de l’Eveillé. C’est le seul exercice de la droiture à l’égard de tous les phénomènes, sans attachement ni croyance à leur existence réelle, qu’on appelle samâdhi de l’unique.

Les égarés s’attachent à l’apparence des choses et croient qu’il existe réellement quelque «samâdhi de l’unique». Ils redressent leur esprit et restent assis sans bouger, chassent les illusions sans plus produire de pensées — telle est leur «absorption unifiante». Mais alors, ils s’adonnent à une méthode qui les assimile à des objets inanimés et, par surcroît, dresse maints obstacles sur la Voie.

La Voie n’est que communication et fluidité : à quoi bon ces figements? Quand la pensée s’arrête, fluidité et communication s’arrêtent aussi, et l’on se trouve enchaîné. [...]

18.

Amis dans le bien, dans notre méthode, la méditation assise n’a en principe pas recours à l’esprit, ni à la pureté, et il n’y est pas question d’immobilité. [...]

20.

[...] Le corps de chair, reprit-il, est une auberge, non un refuge, mais les trois corps du Bouddha peuplent l’état naturel du voyageur qui y descend. Tous les hommes en sont pourvus; c’est par méprise qu’ils ne les voient pas. Ils cherchent hors d’eux-mêmes le Tathâgata en trois corps et ne voient pas le Bouddha en trois corps qu’ils portent au cœur de leur propre chair. [...]

Le soleil et la lune brillent toujours. C’est seulement parce que les nuages s’interposent qu’il fait clair au-dessus et sombre au-dessous, et qu’il n’est même plus possible de voir le soleil, la lune, ni l’étoile du couchant. Que soudain se lève le vent de la connaissance transcendante : son souffle concentre et dissout les nuées et les brumes, et, bientôt, l’apparence multiple resurgit dans sa totalité. [...]

24.

[...] Je vais vous enseigner, mes amis, la méthode de la Mahâprajñâpâramitâ [...]

Mahâ signifie «grand» et grand désigne l’immensité de l’esprit, vaste comme l’espace vide. Mais ne restez pas assis l’esprit vide : vous assimileriez le vide à une chute dans le néant. Le vide des espaces peut contenir le soleil, la lune et les étoiles, la grande terre, ses montagnes et ses fleuves, toutes les espèces d’arbres et de plantes, les hommes bons et les mauvais, les bonnes et les mauvaises choses, les paradis et les enfers : tout cela se trouve dans le vide.

L’essence de l’homme est vide en ce sens également.

Notre essence est à même d’embrasser tous les phénomènes : telle est sa grandeur. [...]

26.

Qu’appelle-t-on prajñâ? La connaissance. [...]

Pâramitâ peut se traduire par «transcendant» et signifie «libre de la production et de la destruction», car production et destruction n’existent que lorsqu’il y a attachement à l’existence réelle des objets.

Ces derniers sont comme des vagues sur l’eau; la conscience se tient sur la rive. Si elle se détache des objets, il n’est plus pour ceux-ci de production ni de destruction. C’est comme si l’eau s’étirait en un seul flux... [...]

30.

[...] L’égaré questionne le sage et le sage l’instruit de manière à tout lui faire comprendre au cours d’une profonde ouverture. Dès que l’égaré s’ouvre et comprend directement ce qu’est l’esprit, il ne diffère en rien du sage. Sachez donc que, sans cette compréhension parfaite, le Bouddha lui-même est un être ordinaire, mais qu’il suffit d’un instant d’illumination pour que l’être ordinaire soit un Bouddha.

Sachez encore que, de la sorte, les dharmas se trouvent tous rassemblés dans votre corps et votre esprit : alors, pourquoi votre essence originaire, l’évidence du réel, n’apparaîtrait-elle pas subitement dans votre esprit? [...]

31.

[...] L’«absence de pensée» consiste à ne s’attacher à aucun phénomène bien qu’en les percevant tous, à se trouver partout sans s’attacher à aucun lieu : rien d’autre que notre essence à jamais pure... [...]

34.

[...] Il n’y a aucun mérite à mépriser le monde entier dans un moi-moi-moi ininterrompu. Notre essence est une creuse illusion et il n’y a pas de mérites dans le corps absolu.

Pratiquez la vertu à chaque instant, restez égal et droit, et votre mérite, dégagé du mépris, consistera à toujours respecter autrui. [...]

35.

[...] Seigneur préfet, contentez-vous de faire le bien : à quoi bon vouloir, en plus, renaître où que ce soit? Si vous ne mettez pas un terme à vos états d’âme liés aux dix actes négatifs, quel Bouddha viendra vous accueillir sur le seuil de sa terre pure? Si vous compreniez parfaitement la subite méthode du sans-naissance, il ne vous faudrait qu’un bref instant pour voir la terre pure d’Occident. Si vous ne comprenez pas la méthode subite, le Grand Véhicule, la route sera longue, où vous réciterez le nom du Bouddha en pensant à votre vie future : comment en atteindrez-vous jamais le terme?

Seigneur préfet, poursuivit le Sixième Patriarche, le temps d’un clin d’œil, je vais me transporter en Occident avec vous. Nous aurons la terre pure devant les yeux. Vous ne voudriez pas la voir? [...]

Quand l’essence est présente, le corps et l’esprit perdurent; quand l’essence est partie, le corps et l’esprit se détériorent. Le Bouddha est le fait de notre essence : n’allons donc pas le chercher ailleurs qu’en nous-mêmes. Égaré quant à son essence, le Bouddha est un être ordinaire; illuminé dans son essence, l’être ordinaire est un Bouddha. La grande compassion, c’est Avalokita; la joie du détachement n’est autre que Mahâsthâmaprâpta; les maîtres de la pureté sont des Çâkyamounis; la droiture égale est Maitreya; le soi de l’homme s’érige en mont Mérou; les vues fausses forment l’océan; les passions ressemblent aux vagues... [...]

42.

[...] L’esprit humain n’est pas la pensée, mais le vide et la paix qui forment le fond et la source de la pensée. Se détacher des vues fausses, voilà donc «l’unique cause de cette seule grande chose». C’est en ne se méprenant ni à l’intérieur de soi ni à l’extérieur qu’on se détache des extrêmes opposés. La méprise extérieure consiste à croire à l’existence réelle des apparences; la méprise intérieure consiste à croire à leur insubstantialité. En se détachant des apparences au sein des apparences et de l’insubstantialité au sein de l’insubstantialité, on ne se méprend ni dedans ni dehors. Si, un seul instant, votre esprit s’ouvre à cette méthode, vous vous manifesterez, vous aussi, dans les mondes. À quoi votre esprit s’ouvrira-t-il alors? A la connaissance et à la vision d’un Bouddha, d’un être parfaitement éveillé. [...]

52.

[...] Si nous n’avions un esprit de Bouddha,

Où irions-nous chercher le Bouddha? (106)





761 Wang Wei (701-761) & 762 Li po (701-762)

Wang Wei Peintre-poète, adepte du bouddhisme Ch’an :

Montagne vide ne percevoir personne

Seulement entendre voix humaine résonner

Soleil couchant pénétrer forêt profonde

Un instant encore illuminer mousse verte.65.


Li-po :

Avec un ami, passant la nuit :

pour chasser la tristesse de mille années,

nous nous attardons à boire cent pichets

cette belle nuit est propice aux propos purs

la lune lumineuse ne nous laisse pas dormir

ivres nous nous allongeons sur la montagne vide,

le  ciel pour couverture, la  terre pour oreiller.66.


~780 Jean de Dalyatha (~690 ~780)

Originaire d’un village du nord de l’Iraq, au pied des montagnes du Kurdistan, Jean entra dans un monastère du sud de la Turquie actuelle puis s’établit dans la solitude au sein des montagnes de Dalyatha avant que des moines ne se groupent autour de lui. Il est le grand ermite nestorien, condamné puis réhabilité par son Église, dont les homélies et les lettres, joyaux de la mystique syriaque, révèlent une vie mystique conçue comme une «résurrection anticipée» fondée directement sur l’expérience. Il a été redécouvert par un carme missionnaire enseignant en 1956 au Séminaire chaldéen de Bagdad. Nous partageons son éblouissement qui situe Jean «au niveau d’un Jean de la Croix». Par quelque secrète symbiose, Robert Beulay sait rendre compte précisément des étapes de la voie  proposée par purification, sanctification et illumination, union…67 :


Il n’y a pour moi en dehors de lui [le Créateur] ni stabilité, ni mouvement, ni vie, ni perception. Et lorsque je suis absorbé par l’émerveillement, je les vois [la Trinité] (comme) une lampe unique, et comme celle-ci je resplendis. Aussi je m’émerveille de moi-même et me réjouis spirituellement : en moi se trouve la Source de la Vie, cette Source qui est la fin du monde incorporel. Il n’est possible à aucun sage de fournir à ceci une explication : gloire à Celui qui rend sages les siens par ce qui est sien et révèle sa beauté pour la délectation de ceux qui l’aiment !


~800? Le cycle de La grande libération attribué à Padmasambhava.

Le Livre des morts tibétains s’est lentement constitué au cours des siècles par des mises à jour successives de «trésors spirituels» cachés. On fait remonter l’origine de ce cycle à Padmasambhava qui vivait à la fin du VIIIe siècle. La découverte fondatrice aurait eu lieu à la fin du XIVe siècle par Karma Lingpa au pied d’une montagne ; la forme définitive est atteinte au XVIIe siècle ; d’où provient l’intérêt d’un témoignage élaboré lentement en parallèle à l’évolution de la civilisation tibétaine, combinant religion Bon et bouddhisme 68. Cet ensemble polymorphe a fait l’objet d’éditions partielles fortement marquées par l’esprit syncrétiste de traducteurs et d’interprètes 69.

On dispose depuis peu d’une traduction dont les explications attachées aux sections rétablissent l’intention profonde de textes facilitant une pratique méditative restée vivante 70. En ce sens il s’agit d’un Livre pour les vivants qui privilégie le détachement de nature mystique comme préparation au grand passage :

Extrait de la section intitulée La libération naturelle par la vision nue :


9. Si, contemplant, au loin, le ciel extérieur,

II ne jaillit de votre esprit aucune projection,

Et si, observant à l’intérieur votre esprit au plus intime,

Il ne s’y trouve aucun projecteur émettant des pensées discursives,

Votre esprit, pure clarté sans aucune projection chaotique,

Est la Présence intrinsèque, le Corps de réalité [unissant] luminosité et vacuité,

Semblable au lever du soleil dans un ciel limpide sans nuages. (148)

Bien qu’on ne puisse lui attribuer de forme particulière, on le connaît clairement.

Entre comprendre et ne pas comprendre ce point, la différence est immense !

Non créée depuis le tout-commencement, cette claire lumière surgie d’elle-même

Est le petit enfant de la Présence sans parents : étonnant !

Elle n’est produite par personne, car elle est la sagesse surgie d’elle-même : étonnant !

Jamais née, elle ne saurait mourir : étonnant !

Claire à l’évidence, elle n’a pas d’observateur : étonnant ! […]

 

Les apparences ne sont pas l’illusion, c’est l’attachement qui fait l’illusion.

Si vous comprenez que les pensées d’attachement sont

du domaine de l’esprit, elles se libéreront d’elles-mêmes. (158)

 

En réalisant simplement que votre esprit est une sagesse vide,

Les vertus comme les vices ne produiront plus leurs résultats (161)

 

Signification du Chant du vajra cité en présentation de la section de la Libération naturelle :

Sans naissance ni cessation,

Sans allées ni venues, il embrasse toutes choses.

Grande félicité, suprême doctrine immuable,

Semblable au ciel, liberté absolue sans oripeaux,

Sans origine ni support,

Sans lieu ni prise, grand phénomène

Libre depuis l’origine, immensité s’étendant à l’infini,

Sans entraves, il n’a pas à être libéré ;

Omniprésent, il existe depuis toujours,

Embrassant toutes choses dans l’égalité, transcendant les actes variés,

Immensité de l’espace céleste… (452)

 

Extrait de la Clarification de l’état intermédiaire, premier texte central du BardoThödröl :


essence limpide de la conscience, cet état présent, est une pure vacuité où n’existe en essence aucune substance, aucune caractéristique ni aucune couleur. Cela même est Samantabhadri, la Réalité absolue. C’est l’essence vide de ta propre conscience. Or, sans sombrer dans le non-sens et un vide d’anéantissement, ta propre conscience est manifestement claire et sans entraves, limpide et vive, et cela même est le Bouddha Samantabhadra. (541)

 

Le traducteur conclut : « Loin d’être un néant, la vacuité est l’Ouvert. Ce qui en jaillit est la vie dans sa spontanéité naturelle, c’est-à-dire l’énergie même de l’amour inconditionné que nous avons tous au plus profond de nous-mêmes. Mais, par une tragique méprise, nous ne comprenons pas cette réalité généreuse (973) ».


801 Râbi’a (~713-801)

« Quatrième (= Râb’ia) fille d’une famille très pauvre, s’il faut en croire Attar, elle se serait très tôt retrouvée orpheline. La tradition rapporte que vendue comme esclave, elle fut remise en liberté par son maître qui la découvrit un jour absorbée dans la prière et enveloppée dans la lumière. D’autres sources affirment qu’elle aurait été joueuse de flûte. 71


Mon Dieu, je prends refuge en Toi contre tout ce qui me détourne de Toi. 72 .

Où vas-tu ainsi, Maîtresse ? Que cherches-tu ? — Je vais porter le feu au Paradis et verser l’eau dans l’Enfer. Ainsi le Paradis disparaîtra, et l’Enfer disparaîtra, et seul apparaîtra Celui qui est le but.

D’où tu es venue ? — De l’autre monde. — Et où vas-tu ? — Vers l’autre monde. — Et que fais-tu en ce monde-ci ? — Je m’en moque. — Et de quelle façon ? — Je mange son pain et je fais les œuvres de l’autre monde.

En vérité, comment peux-tu décrire une chose quand, en sa présence tu es absent, en son existence tu es dissous, en sa contemplation tu es défait ?







Poèmes (I …VIII) suivis de prose (XV… LVI)73

I

Le choix prescrit : Paradis de l’Union perpétuelle

Ou flammes sans fin de la séparation des cœurs

II

Dis-toi ceci : tant que te réclame l’ici-bas

L’attrait de Dieu ne viendra pas t’obséder

 

L’attrait d’amour pour Dieu

Il faut, pour l’obtenir, l’estimer à son juste étalon.

VI

Nul amant n’est de mon Amant l’égal

Et dans mon cœur il n’est place que pour Lui

 

Mon Amoureux se dérobe à ma vue, se cache

Mais au profond de ma conscience Il surgit !

VIII

Je n’ai d’autre que Toi, qui du désert fais fleur

O Fête en moi, fermement établie !


Prose :

XV

Tout porte fruit. Le fruit de la connaissance et du savoir est d’avancer vers la proximité de Dieu.

XVI

Quelle est pour le serviteur la meilleure façon de se rapprocher de Dieu ? — Qu’il n’ait que Lui en ce monde et dans l’autre.

XX

Hassan al-Basrî… jeta son tapis de prière sur le fleuve et… invita la mystique à venir prier avec lui sur l’eau. … Puis elle lança son tapis en l’air… Rejoins-moi… Elle ajouta : Ce que tu as fait, un poisson peut le faire et ce que je fais une mouche le peut… le véritable travail est bien au-delà de tout cela… nous consacrer, toi, moi, et les autres serviteurs d’Allah, au vrai travail.

XXV

Râbi’a… face à la Ka’aba, dit : « Voici donc l’idole que l’on adore sur terre. Soyez-en sûrs : Dieu n’en a jamais franchi la porte et n’y a jamais séjourné. »

XXVII

Comment as-tu atteint un tel degré de réalisation spirituelle ? — Je n’ai fait que répéter : « Mon Seigneur, c’est en Toi que je me réfugie contre tout ce qui pourrait me distraire de Toi et viendrait s’interposer entre nous. »

XLVII

Si le monde était la propriété d’un seul homme, il ne serait pas riche, quoi qu’on en pense. — Comment cela ? — Parce qu’il n’aurait été que le possesseur de rien.

XLIX

Le chant du muezzin, disait-elle, évoque pour moi l’appel du héraut qui annoncera le Jour du Jugement ; le papillonnement de la neige rappelle le tourbillon des feuilles sur lesquelles seront inscrites les actions des hommes en ce même jour ; un vol de sauterelles, c’est pour moi comme la cohue des humains au Jour de la Résurrection.

LVI

« Abda la servante vit Râb’ia habillée d’une splendide robe verte brodée d’or… Et c’est pour cela que tu as tant peiné sur terre ? — Non, ceci n’est rien : j’attends, ainsi vêtue, ce qui va venir, ce qui m’est inconnu et que Dieu réserve à ceux qui L’aiment et qu’Il aime.

§

« Entre l’amant et l’aimé, dit-elle, il n’y a pas de distance. Il n’y a de parole que par la force du désir et de description que par le goût. Qui a goûté a connu et qui a décrit ne s’est pas décrit. En vérité, comment peux-tu décrire quelque chose quand, en sa présence, tu es absent, en son existence tu es dissous, en sa contemplation tu es défait, en sa pureté tu es ivre, en ton abandon tu es comblé, en ta joie tu te quittes ? 74 .»

§

« Le chant du Muezzin a toujours évoqué pour moi l’appel du héraut le jour du Jugement et la vue des flocons de neige, la voltige des feuilles sur lesquelles seront inscrites les actions des hommes ; et je n’ai guère vu de sauterelles sans penser au rassemblement des hommes le jour de la résurrection».

« Écoutant, un jour, ses visiteurs critiquer le monde, elle leur fit remarquer : « Le Prophète, que la prière et le salut de Dieu soient sur lui, disait : Celui qui aime une chose, en parle abondamment. L’intérêt que vous portez à ce monde prouve la fausseté de votre repentir, car si vous étiez absorbés en autre chose, vous ne l’évoqueriez même pas 75.»


Femmes soufies des premiers siècles de l’Hégire

Ukht al Fudayl, sœur (« ukht ») de Al Fudayl ibn « Iyâz, du Khurasân, m. 187 H.

« L’au-delà est plus proche de l’homme que ce bas monde. Dans sa course aux biens terrestres, l’homme peut être appelé à voyager, à consumer ses forces et à dilapider sa richesse, et risque fort de n’être point satisfait. Dans sa quête de l’autre monde, nul besoin pour lui de voyager, de fatiguer son corps, ni de dépenser son argent; seule lui est demandée une intention droite, où qu’il se trouve; il lui suffit pour cela d’obéir à Dieu en toute chose. 76»

Râyi’a bint Ismâ-îl, de Damas

« Si l’homme obéit en toute chose à Dieu, Il lui dévoilera ses méfaits ; aussi, au lieu de critiquer ceux des autres, l’homme œuvrera-t-il à corriger les siens propres. »

« Atika al Ghanawîya

«Implore ton Seigneur de toutes tes forces, en prévision des épreuves ; ce jour-là, ton Seigneur en tiendra compte ; remets-toi à Lui en toute chose. Il subviendra à tes besoins sans que tu aies à fournir ni peine ni effort.»

Muwaffaqa, de Mossoul

«Muwaffaqa tomba un jour et se mutila l’orteil : la voyant sourire, les gens, surpris, lui en demandèrent la raison : [elle répondit :] La douceur de Son invocation a banni de mon cœur toute douleur.»

Maymûna al sawdâ al majnûna al `’âqila

`Abd al Wâhid ibn Zayd raconte : « Trois nuits durant, j’implorai Dieu afin qu’Il me montrât mon compagnon au paradis ; j’eus alors une vision où il me fut dit : “Ton compagnon au paradis sera Maymûna al Sawdâ”. »

« Où se trouve-t-elle ? » demandai-je.

« À Kûfa », me répondit-on ;

Je m’y rendis aussitôt et me mis à sa recherche. J’appris qu’elle faisait paître des moutons ; je la suivis et la surpris en train de prier, vêtue d’une jibba [robe longue] en laine sur laquelle on pouvait lire : « N’est ni à vendre ni à acheter » [comme esclave appartenant à son maître et gardant son troupeau] ; non loin d’elle, les moutons paissaient tranquillement et sans crainte au milieu des loups sans que ceux-ci ne dévorent ceux-là. S’étant aperçue de ma présence, Maymûna me dit :

– « Retourne-t’en, ô Ibn Zayd, notre rendez-vous n’est pas en ce monde, mais dans l’autre ! »

Surpris, je lui demandai :

– « Comment sais-tu que je suis Ibn Zayd ? »

- « Ne sais-tu pas, me répondit-elle, que les esprits sont semblables à des soldats enrôlés dans le même régiment, il suffit qu’ils se reconnaissent pour devenir familiers ? »

La sœur d’al-Foudayl (8e siècle)

« Le chemin pour l’acquisition des biens éternels est plus court que celui qui conduit aux biens terrestres. Celui qui se met à la recherche de ces derniers se dépense en d’incessants déplacements, fatigue son corps et perd ses richesses. En déployant tous ses efforts, très souvent il manque le but qu’il poursuit. Tandis que celui qui cherche les biens de l’autre monde, le succès de ses démarches est lié à son intention droite, en quelque lieu où il se trouve, sans qu’il soit obligé de se déplacer, de dépenser sa fortune, de fatiguer son corps et de s’exposer à des alarmes continuelles. Il amasse les fruits de l’obéissance à la Loi divine, et le voici qui atteint son but! » 77.

Rouqayya de Mossoul (8e siècle)

« Il n’est pas permis à un cœur où réside la crainte des créatures de goûter la saveur exquise de la Foi.

Ils ont distrait en Dieu leurs cœurs des affaires de ce monde. S’ils libéraient vraiment ces cœurs des préoccupations terrestres, ils auraient vite fait de parcourir le Royaume céleste et de revenir à ceux-ci, en apportant comme butin les avantages les plus rares. »

Abida al-Ma’nawiyya (8e siècle)

« Cherche un accès auprès de Dieu par tous les moyens qu’il te sera possible d’employer. Tu trouveras bientôt que cette conduite te permet d’accroître en intensité tous les états spirituels élevés qui te sont accordés d’En-Haut. Compte sur Dieu pour te munir du nécessaire : cela te sera donné sans aucune fatigue de ta part, sans aucune peine. »

Fatima de Nichapour (9e siècle)

« L’homme juste et l’homme qui bénéficie de l’approche divine se trouvent tous les deux au milieu d’un océan secoué par la tempête, où les vagues déferlent sur eux de toutes leurs forces. Ils ne peuvent échapper à la fureur des flots qu’en invoquant le secours du Seigneur qui commande à l’Océan, et en lui adressant les supplications du naufragé sur le point de périr, afin d’obtenir de Lui le salut et la délivrance. »

Hommes soufis des premiers siècles de l’Hégire

Bichr al-Hafi (841)

Bichr al-Hafi naquit dans le Khorasân et mourut à Bagdad, où il donnait un enseignement à des ascètes qui vivaient autour de lui.

« Un jour que le froid était rigoureux, des amis le rencontrèrent presque nu. Il grelottait.

« Pourquoi es-tu ainsi, ô Abou-Nasr ?

« – Le souvenir des indigents m’est venu à l’esprit, leur dit-il. Comme ils n’ont pas de quoi se couvrir et que je n’ai rien qui puisse être partagé avec eux, j’ai aimé leur donner en partage ma propre personne, en souffrant avec eux les mêmes tourments, à cause du froid.78 (p. 26)»

Dhou’l-noun l’égyptien (860)

Un homme écrivit à Dhou’l-Noûn :

– « Que Dieu t’accorde l’agrément de sa proximité... »

Il répondit par ce billet :

- « Que Dieu t’accorde la nostalgie de sa proximité. Car l’agrément que tu souhaites est donné en fonction de l’état de la personne elle-même. Tandis que la nostalgie est proportionnelle à la puissance du Très-Haut. Or à celle-ci, il n’y a point de limite, jusqu’à ce qu’Il te laisse altéré de soif de Lui (38). »

Sari al-Saqati (870)

« Je connais une route plus courte que les autres pour aller au Paradis : rie demande rien à personne ; ne prends rien de personne ; ne garde rien qui puisse être donné (49). »

Abou’l-Hasan al-Nouri (907)

Il m’a visité,

et puis Il m’a quitté,

alors que j’essayais

de lui rendre sa visite.

Il m’a déclaré, lorsqu’Il m’a délaissé

Désormais, tu ne verras plus ce que tu regarderas

à moins que Tu me voies

dans tout ce que tu regardes (109).

§

Pour celui qui rend visite

à son Bien-Aimé,

les meilleurs habits,

sont ceux que le Bien-Aimé

lui a lui-même donnés. (114)



Ibn al-A'rabi qui vécut près de La Mekke (951)

Ibn al-A'râbi fréquenta quelque temps les disciples d’al-Djounayd et vécut dans le voisinage immédiat du sanctuaire de La Mekke. On lit dans le « Livre de l’extase » d’Ibn Al-A'rabi les remarques suivantes, recueillies par Abou-Nasr al-Sarradj (172) :


L’extase (wajd) est un état d’âme provoqué par un souvenir troublant, une crainte vivement ressentie, un blâme à propos d’une faute commise, un trait émouvant cité au cours d’une conversation. Il peut naître aussi lorsqu’on découvre, grâce à la bienveillance d’un bon conseiller, un avantage précieux dont on est en mesure de bénéficier. Il peut accompagner le désir ardent de voir une personne absente, le regret d’avoir laissé passer une occasion favorable, le repentir sur sa conduite dans le temps écoulé, la (122) mise en œuvre de tous les moyens afin de parvenir à un état nouveau, un appel urgent pour l’accomplissement d’un devoir nécessaire, ou la participation à un secret au cours d’une conversation confidentielle.

C’est donc la confrontation d’un événement extérieur avec un autre événement extérieur, d’un fait caché avec un autre fait caché, d’une réalité invisible avec une autre réalité invisible, d’un mystère avec un autre mystère. C’est l’action d’isoler ce qui t’appartient par comparaison avec ce qui a exercé une action sur toi, dans l’ensemble des faits du passé auxquels tu as été mêlé. Tout cela, afin que tu prennes cette part personnelle comme objet de tes recherches et qu’elle soit inscrite à ton compte lorsque tu l’auras de nouveau posée. C’est alors qu’une place dans la hiérarchie du mérite te sera dévolue, sans qu’il y ait eu pour toi de mention préétablie. Du moment que c’est Dieu qui prend l’initiative des bienfaits qu’Il accorde et que c’est Lui qui se charge de les distribuer, qui inspire les remerciements auxquels ces grâces donnent lieu et t’en attribue les mérites. Il te fixera donc, au moyen de ces grâces, un rang susceptible de changer, et c’est à Lui que revient le pouvoir absolu de le faire. Voilà en quoi consiste, d’une manière générale, la science des états d’extase.

L’extase se présente extérieurement comme la manifestation d’un sentiment de joie. En termes de connaissance intellectuelle, c’est une augmentation, dont le niveau le plus bas dépasse l’endurance de l’homme, et dont l’intensité la plus grande dépasse la capacité de celui-ci à la contenir. L’activité de l’imagination y est perceptible. L’excitation y est discontinue, soit que cet état la fait naître, soit qu’il subit son influence en retour. C’est pour cette raison que l’état d’extase produit dans l’individu une tristesse profonde, précédée probablement d’un sentiment de désespérance. Quant aux pleurs et aux sanglots, ils n’augmentent pas d’intensité (123) à l’approche du phénomène. Car on ne le connaît point avant qu’il n’ait eu lieu, et l’on n’y est pas encore accoutumé lorsqu’il disparaît, tant il vient et part avec rapidité, comme si son arrivée et sa disparition se faisaient dans le même instant. À peine s’aperçoit-on qu’il est là, qu’un sentiment de regret suit sa disparition, puis un tremblement convulsif, l’évanouissement, l’affaiblissement des membres et la défaite de l’intelligence. Tous ces faits, à cause justement du pouvoir considérable de Celui qui survient ainsi et à cause de la force de son élan.

Ainsi tout ce qui surgit de cette manière est senti, de prime abord, comme étrange ou terrible, effroyable. Dans la rapidité de sa venue comme dans celle de son départ, il y a une sagesse évidente et un bienfait manifeste. Si Dieu n’avait pas soutenu ses amis, et n’avait pas jeté sur chacun des cœurs la quantité de ces choses à la mesure de ce que ce cœur est capable de supporter, certes leur intelligence en aurait été frappée de stupeur et leur âme épouvantée.

Cet état échappe à toute connaissance intellectuelle, et les étapes n’en sont pas fixées par avance. De même, ce phénomène ne dure pas le temps d’un seul regard, d’un seul clin d’œil. Tout cela, parce que Dieu prend en pitié ses compagnons fidèles et veut leur éviter d’en être éprouvés à l’excès, afin de leur donner à boire le lait qu’Il veut et de la manière qu’Il veut.

L’extase, telle qu’elle se produit ici-bas, n’est pas un dévoilement, mais une contemplation du cœur, une perception vraie de l’imagination, une saisie conjecturale de la Foi. L’individu contemple à travers une atmosphère de joie que la Foi a produite en lui, et aussi à travers une limpidité qu’a fait naître en lui la méditation, car il se trouve, grâce à celle-ci, dans un état d’attention soutenue. Lorsqu’il se réveille de son engloutissement, il perd aussitôt ce qu’il y a trouvé, et conserve les connaissances acquises précédemment.

911 Junayd (830-911)

«Le Seigneur de la Tribu spirituelle»79.

39 L’une des paroles les plus salutaires de Junayd est peut-être celle-ci : « Sache que tu es voilé à toi-même par toi-même, et que tu ne parviendras pas à Lui par toi-même, mais que c’est par Lui-même que tu pourras L’atteindre ! ».

Et il a fait d’eux des hommes qui (p. 52) repoussent toute prétention à Le connaître à partir d’une définition (tahdid). Des hommes qu’Il a choisis pour Lui-même, à qui Il a accordé tous Ses soins, et sur qui, pour Lui-méme, Il a répandu Son Amour : « Et Je t’ai choisi pour Moi-même », « ... et pour que tu sois l’objet de tous Mes soins », « ... et J’ai répandu sur toi Mon Amour » (expressions coraniques concernant Moïse, citées ici dans l’ordre inverse des versets ; XX, 41 et 39).

L’une des caractéristiques de ceux que Dieu a choisis pour Lui-même, à qui Il a accordé tous Ses soins et sur qui Il a répandu Son Amour, est la suivante : ce n’est jamais à eux que revient l’initiative, qu’il s’agisse de savoir ou de comprendre d’une façon définitive avec l’accord de l’intelligence, ou encore de réfléchir à une décision à prendre pour un dessein à exécuter, car ils sont ceux que la Connaissance transporte vers l’infini, là où la science ne saurait les amener.

(p. 63) « C’est là une question qui ne correspond à aucune vérité définissable ni à aucune notion intelligible susceptible d’apporter un surcroît de connaissance. Il ne s’agit que de la foi nue en Dieu et de sa réalité toute pure dans les cœurs. Il ne s’agit que de cette connaissance de Dieu qui se fixe dans le cœur, et de la croyance en les informations qu’Il a données sur tout ce qui Le concerne dans Ses cieux et sur Sa terre, et qui font partie de ce qui s’établit fermement dans la conviction, même si je ne le constate pas de visu. Comment se pourrait-il qu’il y ait une sincérité (sidq) pour la sincérité, et une conviction à l’égard de la conviction ! La sincérité n’est qu’un acte à l’intérieur du cœur, et la conviction est la connaissance qui s’est fixée en moi ; comment se pourrait-il donc que mon action agisse, alors que c’est moi qui agis, ou que ma connaissance connaisse, alors que c’est moi qui connais ! La question concernant le commencement (de la foi) est inadéquate. S’il était possible d’avoir foi en la foi et de croire en la croyance, l’on admettrait alors la succession et la récurrence d’une série de termes indéfiniment multiples; et il faudrait admettre que, de même que ma foi et ma croyance entraîneront une récompense, cela aboutirait à une récompense pour la foi en ma foi et à une rétribution pour la croyance en ma croyance ! »

(p. 189 n° 9). Le tasawwuf, c’est que l’Être divin te fasse mourir à toi-même, et qu’Il te fasse vivre par Lui. (G, 138-9; M, I, 287).

(190 n° 18). Le soufi est semblable à une terre sur laquelle on jette toutes sortes de choses laides et dont il ne sort que des choses belles (G, 139; M, I, 290; T3, folio 42a).

(191 n° 25). La pauvreté spirituelle (faqr), c’est que le cœur soit vide des formes (H, 27).

(92) Sois mon compagnon en n’importe quel état où je me trouverai et incline-Toi vers moi80.

Je me trouve dans une prison qu’ont bâtie les obstacles qui proviennent de mes défauts et de mes péchés d’omission. Je T’en supplie, enlève de mon souvenir ces rebuts mauvais, empêche-les d’envahir mon cœur. Fais que tous mes instants, de jour comme de nuit, soient bâtis avec la méditation constante de tes attributs, et cimentés avec les actes que je poserai pour Te servir et T’adorer. Tout cela, afin que mon approche soit continue et mon état unique, sans qu’il y ait en lui ni dégoût spirituel, ni tiédeur, ni ennui, ni négligence.

Tu as Toi-même conduit vers Toi les desseins qu’ils ont nourris afin de Te trouver. Tu as isolé leur volonté devant Toi. Leurs cœurs, Tu les as amenés par Toi vers Toi. Tu as fait disparaître leur chance de bonheur terrestre en cette vie, pour tout ce qui n’est pas Toi-même. Tu as tout rassemblé pour Toi seul. Le jour et la nuit, ils se sont tournés vers Toi. Ils se dirigent vers Toi en toutes circonstances et Te préfèrent à tous les états spirituels auxquels ils pouvaient accéder.

(123) On lui demanda : – Que dis-tu de l’Amour ?

– C’est, répondit-il, l’insertion des qualités du Bien-Aimé à la place de celles de l’Amant. Ceci, d’après le sens de la parole de Dieu : «... afin que je l’aime. Lorsque je serai l’œil par lequel il verra, l’oreille par laquelle il entendra, la main avec laquelle il saisira.»


922 Hallaj (857-922) présenté par Hamadani

Hallâj est célèbre en occident depuis le grand œuvre de Massignon 81.

Hamadani — autre grand martyr, entrée «1131 Hamadani» — présente ainsi Hallaj 82 et le cite :


« 329. Kâmil al-dawla wa al-din a écrit que la rumeur circule en ville que «Ayn al-Quzât se prend pour Dieu et que l’on a prononcé la sentence de ma mort. O Mon ami ! si l’on te demande de prononcer cette sentence, prononce-la, toi aussi. Je demande à tout le monde d’appliquer la sentence de ce verset : « à Dieu appartiennent les plus beaux noms, invoquez-Le par eux et éloignez-vous de ceux qui en détournent le sens. Ils recevront le salaire de leurs œuvres » (7, 180). Moi-même, je demande cette mise à mort dans mes prières, mais le jour n’est pas encore arrivé, quand donc viendra-t-il ? « Cela n’est pas difficile pour Dieu » (14, 20). Je sais que tu voudrais bien savoir quelle est la prière qu’il faut réciter pendant les concerts spirituels (samâ»). Ce sont ces vers que Mansur Hallâj avait l’habitude de dire :

« Est-ce Toi, est-ce moi ? Cela ferait deux dieux,

loin de moi, loin de moi, la pensée d’affirmer deux ;

Il y a une Ipséité tienne, au fond de mon néant pour toujours

c’est le Tout par-devant toute chose, équivoque au double visage.

Où donc est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair,

mais déjà mon essence s’élucide, au point qu’elle n’a plus de lieu.

Et où retrouver Ton visage, objet de mon double attrait

au nadir de mon cour ou au nadir de mon œil ?

Entre Toi et moi, il y a un “c’est moi” qui me tourmente,

enlève par Ton “c’est Moi” mon “c’est moi” d’entre

nous-deux83 ».

Comprendre le sens de ces vers n’est pas donné à tout le monde. Qui peut le mériter et qui peut en avoir l’intelligence ? Mais si malgré tout, tu voulais en saisir quelque effluve en persan, écoute :

Emplis la coupe et ravis mon âme,

enivre-moi et enlève-moi à ces deux mondes.

Dans la lucidité existent le chagrin, le profit et la perte ;

ravis-moi à l’emprise du chagrin, du profit et de la perte.

Il faut vivre avec l’impiété et l’islam,

montre-Toi et soustrais-moi à celle-ci et à celui-là84. »


849 Bistami/Bayazid (777-848/9)

Né en 777 à Bistam (nord de l’Iran, près de Shahrud, entre Tehran et Mashhad) où il a mené une vie sédentaire et indépendante à l’exception de courtes périodes pendant lesquelles il fut obligé de vivre loin de son foyer à cause de l’hostilité des théologiens orthodoxes85, initié par son ami Abû «Alî Sindi. Il préférait fréquenter une toute petite mosquée plutôt que la mosquée cathédrale toute voisine, puis il construisit un réduit pour ses retraites. Mort en 848 ou 849. Schimmel reprend et loue Ritter86; Dermenghem fait un portrait très vivant87.

Ses dits furent collectés par Junayd par l’intermédiaire de son neveu et disciple favori Abû Mûsa. Hujwiri séjourna près de sa tombe fréquentée de tout temps.

À l’intoxication mystique succède la sobriété selon Hujwiri88 :

Abû Yazîd . . . prefer intoxication to sobriety. They say that sobriety involves the fixity and equilibrium of human attributes, which are the greatest veil between God and Man, whereas intoxication involves the destruction of human attributes. 

Le sentiment d’échec est le signe de l’usure du moi, il n’est pas nécessaire de le contourner, mais d’aller jusqu’à son fond pour le traverser : alors on est libéré dans l’absence apparente de tout appui, c’est la voie de l’anéantissement, effacement au bénéfice du divin89 :

Je vis le Seigneur de Gloire en rêve. Je lui dis : comment aller vers Toi ? — Il répondit : laisse ton moi et viens. (Dit 16). 

Par quoi ont-ils obtenu… ? — Par la perte de ce qu’ils ont et le constat de ce qu’Il a. (Dit 32). 

Ils ont parlé des états limpides ; et moi je parle de la mer de la pure grâce ; aussi leur discours est-il composite et le mien net. Il y a loin entre celui qui dit : « Moi et Toi » et celui qui dit : « Toi c’est Toi ». (Dit 92).

L’ayant connu par moi-même, je fus anéanti. Le connaissant par lui, je survis. (Dit 112).

Qu’est-ce que le renoncement ? — Le renoncement est sans importance… j’avais renoncé à ce monde… à l’au-delà… à ce qui n’est pas Dieu ; quand fut venu le quatrième jour, je n’avais plus rien sinon Dieu. Je compris. Et j’entendis une voix dire : — Abû Yazid, ne te mesure pas à Nous. Je répondis : C’est la parole que j’attendais. … — Tu as trouvé ! (Dit 298).

Mon Dieu, qu’est-ce qui n’est pas à Toi et permet de T’approcher ? — le dénuement et la pauvreté… Il me les montra. C’était une bande disséminée… (Dit 331)

Les êtres ont des états, l’initié n’en a pas. Les vestiges de son moi se sont effacés. Il ne contemple que Dieu très haut, dans le sommeil, dans la veille. (Dit 432).

« Une nuit, je me levai pour prier. Je ressentis une grande lassitude. Je m’assis et j’étendis le pied. J’entendis alors une voix qui me disait : « celui qui se tient en présence d’un Roi doit se conduire avec la plus grande politesse...90.»

965 Niffari (879-965)

41. STATION DE L’ÉRUDITION ET DU RETOURNEMENT DE SOI 91.

Il m’arrêta et me dit :

Tu n’es ni proche ni lointain, ni absent ni présent, ni vivant ni mort. Écoute donc mon testament : si je te nomme, ne te nomme pas ; et si je te pare, ne t’embellis pas. Et ne m’évoque pas, car si tu m’évoques, je te ferai oublier mon évocation.

Il me dévoila la face de toute chose et je la vis attachée à sa face ; et le dos de toute chose et je le vis attaché à son commandement et à sa prohibition.

Il me dit : regarde ma face.

Je regardai et il dit : « Elle n’est autre que moi » ; je répondis : « Elle n’est autre que toi ».

Il me dit : « Regarde ta face ». Je regardai. Il dit : « Elle n’est autre que toi ? » je répondis : « Elle n’est autre que moi ». II me dit : « Retire-toi, car tu es l’érudit ». Et je m’en allais quêter dans l’érudition. Et par l’instruction je réussis le retournement de soi ; je le lui rapportai, alors il répondit : « Je ne regarde pas une chose qui est artificielle ».


995 Traité de soufisme de Kalâbâdhi (? – 995)

Il s’agit d’un recueil de « dits » provenant de cinquante-six soufis. Hallâj tient la première place. Ils définissent le soufi, fournissent une profession de foi conforme à l’enseignement de l’Islam majoritaire, définissent des stations ascétiques et mystiques, un vocabulaire, le comportement soufi et les charismes donnés par Dieu : traité certes sévère et orthodoxe (hambalite) souvent traduit: « Livre de l’information sur la doctrine des hommes du soufisme ».92.


« Ils sont unanimes à professer que Dieu est le créateur de tous les actes de Ses serviteurs… (46).

« Ils sont unanimes à professer que la preuve qui montre Dieu est Dieu… « Nul ne Le connaît, sinon celui à qui Il se fait connaître. Nul ne proclame son Unité, sinon celui pour qui Il S’est fait unique. Nul ne croit en Lui, sinon celui à qui Il en accorde la grâce. » [Hallâj]. (64).

« J’ai été uni et j’ai été séparé de moi-même, par Lui ; et quand il y a la réunion, celui qui est seul est compté deux ! » (136).


Le plus ancien traité sur le soufisme rédigé non plus en arabe, mais en persan sera le célèbre Kasf Al-Mahjûb achevé à Lahore par Hujwiri (-1074)93. Il présente avec ordre et clarté les Compagnons, les sûfîs éminents, les doctrines des « sectes » auxquelles ils appartiennent,  les « voiles » à découvrir. Ne se prête guère ici à quelque choix mais à lire sans restriction!

1021 Sulami (937–1021)

Son grand-père maternel était un malâmatî [« homme du blâme »] disciple d’Abû «Uthmân. Il eut d’autres informateurs malâmatiyya formés par le fondateur Hamdûn al-Qassar et d’autres. Il vécut et mourut à Nîchâpûr. Historien auteur de la Tabaqât as-sûfiyyaLes classes des soufis»), repris par Ansârî puis par Jâmî. Mais aussi maître spirituel (ses autres ouvrages ne sont pas traduits). Il dirigeait à la fin de sa vie un couvent et lieu de retraite temporaire (khânqâh). Influences : Sulamî > Nasrâbâdî > Abû Sa'id ; Sulamî > Abû Alî ad'Daqqâq > al-Qushayrî ; Sulamî > al-Bayhaqî 94.



44 D’où vient-il, où est-il, comment est-il, à qui appartient-il, de qui est-il issu, et où va-t-il. Quand il aura une véritable connaissance de ces diverses situations, sa propre personne ne comptera plus à ses yeux… il cessera de penser au passé et à l’avenir, il vivra le moment présent en conformité avec la volonté de celui à qui il appartient.

66… pour le malamati, ne pas se faire remarquer par quoi que ce soit qui pourrait le distinguer des autres hommes  … respecter les préceptes de la vie extérieure quand il est en leur compagnie, tout en gardant une parfaite vigilance qui le maintiendra dans un isolement intime… rien ainsi ne le distinguera d’autrui, mais sa réalité intérieure ne se pliera pas à cette conformité.

84… parole de “Alî ibn Hârûn al-Husrî : ‘Quand il y a une correspondance heureuse entre un samâ' véritable et le cœur d’un mystique confirmé… sa crainte révérencielle se manifeste aux autres participants et elle est à ce point parfaite que plus personne ne bouge en sa présence, ni ne crie, ni ne perd son calme… l’expérience intérieure qu’il vit dans cet instant privilégié l’emporte sur celle des autres participants… elle s’impose à eux’.

87 moi je distribue et c’est Dieu qui donne.

89 Avec quoi te présenteras-tu devant ton Seigneur ? — Qu’est-ce que le pauvre peut bien offrir au Riche sinon son dénuement envers Lui !

92… pour ses frères un flambeau pendant le nuit et une canne pendant le jour.

100 Le malamati : c’est un homme qui intérieurement est dépourvu de toute prétention et qui extérieurement est dépourvu de toute affectation et de toute ostentation et pour qui le secret qui existe entre Dieu et lui échappe aux regards indiscrets de sa propre âme, à plus forte raison aux autres créatures.

113 note :  le repentir n’est en rien le fait du serviteur, car c’est un retour de Dieu vers lui et non pas un retour qui provient de lui.

§

Commentant à la fin de l’ouvrage un verset du Coran, Sulami revient sur le rôle ‘vivificateur’ des saints, en des termes dont le lyrisme mérite d’être souligné, car, sous sa plume, le fait est plutôt rare 95 :

283 « Cela signifie qu’Il vous a fait vivre afin d’insuffler la vie par votre entremise, puis Il vous fait mourir à votre être afin que vous viviez par Moi, et que vos attributs disparaissent. Celui qui vous verra alors Me verra en vous et celui qui vivra par vous vivra sans vous, car en réalité vous êtes par Moi et pour Moi. Vos attributs s’éteindront tandis qu’apparaîtra la baraka de l’empreinte de Mes Attributs. Quant à vous, vous serez sans vous, mais par Moi, non ! Rien de vous (ne subsistera), (seulement) Moi, Moi le Vivant, le Permanent, Détenteur de la Magnificence et de la Générosité.”

312 Ayant parcouru toutes les stations, il demeure avec Dieu, sans station, ni lieu, ni nom, ni forme, ni attribut, ni prétention [ni exigence,] ni vision, ni contemplation [ni mouvement,] ni requête. Il est tel qu’on l’a décrit : “Le serviteur sera comme s’il n’avait jamais existé et Dieu (demeure) comme il n’a jamais cessé d’être” [citation attribuée par Sulami à Junaid]. »

365 « Si le serviteur parvient au lieu de la connaissance (maball al-ma`rifa)... il est dépourvu de forme particulière ou d’attribut, il contemple le monde et ses créatures avec l’œil de l’extinction, il les observe avec un regard compatissant et bienveillant, les excusant pour ce qu’ils font, car c’est par Dieu qu’il les regarde et non par lui-même, par Lui qu’il est compatissant et non du fait de sa propre nature. Malgré l’élévation de son état, tu le vois toujours occupé à aider le faible, à secourir l’opprimé, à consoler l’accablé, il ne reste en lui ni grossièreté ni rudesse ni reproche envers quiconque. Parmi Ses Attributs, Dieu l’a revêtu de l’habit de la compassion et de la miséricorde. Il est alors plus miséricordieux envers les créatures qu’il ne l’est envers lui-même : il honore le pauvre, est bienveillant envers le riche, invoque pour le pécheur et intercède en faveur de celui qui obéit. »

442 « Dans cet état spirituel [station de la compassion], il sera indulgent envers le pécheur et priera pour lui ; il magnifiera la dignité de celui qui obéit à Dieu ; il s’apitoiera sur celui qui est éprouvé, comme s’il était lui-même la victime... Il sera un refuge pour les hommes, un abri pour les âmes en peine, le compagnon des affligés, un asile pour les opprimés. Quiconque le verra recherchera son intimité à cause de celle que lui accorde son Seigneur ; celui qui le prendra pour compagnon se reposera sur lui, car lui-même s ’en remet à son Maître. »


1022 Symeon le Nouveau Théologien (949 - 1022)

Encore jeune, Syméon fut envoyé à Constantinople chez son oncle paternel pour y achever son instruction et pour être introduit à la cour impériale. Après la mort inattendue de l’oncle, il se proposa d’entrer au monastère de Studios, auprès de son père spirituel, Siméon le pieux ; le projet n’eut pas de suite et il mena un temps « une vie dissipée ». Enfin à vingt-huit ans, il entra au Studios et fut confié à son vénéré maître. En 980, il devint l’higoumène du monastère, travailla à le réformer et devint le père spirituel rayonnant au dehors de sa communauté. Après de nombreuses épreuves, dont une révolte de moines et deux condamnations à l’exil, il s’installa dans un oratoire en ruine, dédié à sainte Marine, sur la rive asiatique du Bosphore, près du moderne Scutari (Usküdar). C’est là qu’il écrivit nombre de ses œuvres. Une filiation mystique passe de Siméon le Pieux, à Syméon le Nouveau Théologien, puis à Nicétas Stétathos.

Une grande joie émane de ses écrits. Ils célèbrent une rencontre jamais achevée, dans la lumière sans limites. À l’influence néo-platonicienne transmise par Denys, il ajoute le dynamisme de sa vie mystique et une relation d’amour. Les thèmes qui reviennent le plus souvent portent sur sa connaissance acquise personnellement dans sa vie contemplative96. Il traduit son expérience dans des hymnes97 :

Il [le moine] Le voit et en est vu, L’aime et en est aimé,

Et deviens lumière, parce qu’éclairé de manière ineffable ;

Glorifié, il se voit toujours plus pauvre :

Intime, Il est comme un étranger

– ô merveille totalement étrange et inexprimable !

À cause de ma richesse infinie, je suis un indigent

Et pense ne rien avoir, quand je possède tellement

Et je dis : « J’ai soif », par surabondance des eaux...98.

L’action vertueuse, mais intéressée ne donne pas « la lumière [incréée] » :

... Les femmes qui tissent, les fondeurs d’or et les orfèvres

Veillent plus que la plupart des moines

Et voilà pourquoi nous disons que rien

De toutes ces actions vertueuses ne s’appelle la lumière99.

Mais tout est donné gratuitement, dont la lumière divine resplendissante. « L’indigne » ne peut aimer les hommes, mais « Il se découvre Lui-même en moi » :

... Et qui donc s’approcherait de Lui ? ...

Tandis que j’y réfléchis, Il se découvre Lui-même en moi,

Resplendissant à l’intérieur de mon misérable cœur...

Il se donne tout entier à moi, l’indigne,

Et je suis rempli de Son amour et de Sa beauté...100.

Le terme est la déification, chère aux Orthodoxes, thème qui deviendra souvent suspect (peut-être l’était-il déjà à son époque, mais les indices manquent). Il provoquera l’amendement de certains écrits trop explicites lorsque l’auteur quitte le mode lyrique en commentant son poème. Dieu est célébré ainsi par Syméon :

 ... Tu es tout entier immobile et tout entier toujours en mouvement,

Tout entier en dehors de la création et tout entier en toute créature,

Tu emplis entièrement tout, Toi qui est tout entier en dehors de tout,

Au-dessus de tout.

... Tu es la simplicité, et Tu es toute variété,

Et notre esprit est totalement incapable de sonder

La variété de Ta gloire et la splendeur de Ta beauté

...

Demeurant ce que nous sommes, nous devenons par Ta grâce

Fils, semblable à toi, et dieux, voyant Dieu.101.  

Syméon souligne la nécessité d’être guidé par un père spirituel. Sa biographie montre les difficultés auxquelles il se heurta par sa fidélité à son vénéré maître Siméon le pieux. Le problème de la validité de la hiérarchie ecclésiale se pose et un passage autobiographique témoigne d’attaques violentes 102:

Arrête, disent-ils, dévoyé et orgueilleux que tu es ! Qui donc actuellement est devenu tel que furent les saints Pères ? Qui donc a vu Dieu ou est capable de le voir si peu que ce soit ? ... Arrête si tu ne veux pas que nous te fassions accabler de pierres.

Il y répond par l’expérience de la « vie en Esprit » :

Si c’était par les lettres et les études que la découverte de la vraie sagesse et de la connaissance de Dieu devait nous être donnée... quel besoin avions-nous de la foi... Aucun certainement103.» En effet, « Tout homme insensible à l’Un est insensible à tout, et de même celui qui a la sensation de l’Un est en état de tout sentir104.» 



Élaborant un thème classique depuis Augustin, il évoque par une belle analogie la « plongée » mystique :

Debout sur le rivage de la mer, l’homme voit l’océan infini des eaux ; il n’en peut cependant saisir la fin et n’en aperçoit qu’une partie. Ainsi celui qui a été jugé digne de fixer son regard par la contemplation sur l’océan infini de la gloire de Dieu et de Le voir intérieurement ne Le voit pas aussi grand qu’Il est, mais aussi grand que cela est possible aux yeux intérieurs de son âme... Dès qu’il commence à entrer dans l’eau et qu’il s’y enfonce... il perd aussi la vue de ce qui est au-dehors105.

Il affirme nettement la réalité d’un état déifié vécu dès ici-bas : « Avant la mort se produit une mort et avant la résurrection des corps une résurrection des âmes en œuvre, en puissance, en expérience et en vérité 106.

L’influence de Syméon se fera sentir d’abord sur son disciple et biographe Nicétas Stétathos, puis après un long oubli, sur Grégoire Palamas (?-1359). Nicodème l’Hagiorite (1749-1809), qui   collabora avec Macaire de Corinthe pour l’édition de la Philocalie (Venise, 1782), l’appelle “le troisième théologien, après l’apôtre Jean et Grégoire de Naziance (?-390). En occident, le grand historien carme Honoré de Sainte-Marie ne l’ignore pas : il lui consacre sa plus longue notice relative aux spirituels du XIe siècle, dans sa Tradition des Pères et des Auteurs ecclésiastiques sur la Contemplation… parue en 1708.

~1030 Abhinavagupta (~955 - ~1030) et le Sivaïsme du Cachemire.

Toute une tradition mystique a été restaurée et rendue vivante dans les traductions commentées et par les présentations de Lilian Silburn 107. Le Sivaïsme du Cachemire est l’aboutissement d’une longue évolution indienne conduite depuis les origines 108 jusqu’à la réforme du Bouddha et ses suites dont l’efflorescence propre au bouddhisme dit du grand Véhicule.109 Des éléments furent préservés des destructions musulmanes  au Cachemire ; ils contribuèrent à l’épanouissement local d’une mystique dite Sivaïte sous-tendue par une transmission qui dura plusieurs siècles. Abhinavagupta 110 reste le maître célèbre au sein de plusieurs lignées parce que son génie propre s’exerça également dans le domaine esthétique. Nous rattachons ici cette tradition égale aux plus grandes.

QUINZE STANCES SUR LA CONSCIENCE 111

1-2. Cet Un dont l’essence est l’immuable Lumière de toutes les clartés et de toutes les ténèbres, en qui clartés et ténèbres résident, c’est le Souverain même, nature innée de tous les êtres ; la multitude des choses n’est rien d’autre que son énergie souveraine.

3. Et l’énergie ne se pose pas comme séparée de l’essence de celui qui la possède. I1 y a éternellement identité des deux comme du feu et de son pouvoir de brûler.

4. Lui, le Dieu Bhairava, a pour caractéristique de maintenir l’univers tout entier reflété, grâce à cette énergie, dans le miroir de son propre Soi.

5. Elle, la suprême Déesse, s’adonne à la prise de conscience de l’essence de celui même dont la plénitude en tout ce qui existe n’augmente ni ne diminue.

Ce Dieu s’adonne éternellement au plaisir de jouer avec cette Déesse ; omniscient, il suscite de façon simultanée les diverses émissions et résorptions.

7. Telle est son incomparable activité, éminemment difficile à accomplir ; telles, sa liberté, sa souveraineté, son Essence consciente de soi. [...]

12-13. Inclination de Sa grâce, tradition du maître ou traités religieux, que par l’une ou l’autre de ces approches s’éveille la Connaissance parfaite de la Réalité — le Seigneur suprême — voilà la délivrance, la plus haute souveraineté, la plénitude des êtres illuminés, voilà encore ce que l’on nomme libération en cette vie.

14. En réalité aucune différenciation  n’existant en Paramevara, ces deux, lien et libération,  ne sont nullement séparés de l’Essence du Seigneur suprême.

15. Ainsi entre-t-on en Contact de façon répétée avec Bhairava nature innée de toute chose, qui repose sur le lotus du trident formé par les énergies : connaissance, activité subtile et volonté. (25-26).

COMMENTAIRE

Abhinavagupta commence par poser la non-dualité telle que l’entend le système Trika à savoir Paramašiva-le-Tout, Lumière immuable, source des clartés et des ténèbres de ce monde, image à laquelle il accorde une valeur métaphorique... Si Paramasiva n’était pas la lumière éclairant d’une manière ineffable les ténèbres de l’ignorance, comment prendrait-on conscience de ces ténèbres? Ainsi tout sujet conscient, en quelque état qu’il se trouve, maître ou disciple, ou bien engagé dans les affaires temporelles, toujours et en tout ce qu’il fait, participe à ces activités à l’intérieur de cette suprême Conscience; mais comme il n’en a pas une appréhension distincte, il l’ignore. (27).


1033 Abû’l-Hasan Kharaqânî (960-1033)

Abû’l-Hasan ne savait ni lire ni écrire et dit n’avoir eu ni maître ni disciples. Cependant il hérita de la direction spirituelle de Qassâb “le boucher” d’Amul et fut reconnu comme le pôle ou maître suprême de son époque, recevant la visite d’Abî’l-Khayr (-1049) et d’Ansârî (-1088). Sédentaire il n’aurait quitté Kharaqan que pour Amul afin de rendre visite à Qassâb.

Filiation : Quasâb > Kharaqânî > Ansârî (v. Tortel p.53 ; formé aussi par Quassâb, v. Tortel p.33-35) >… > Naqshbandiyya (voie pneumatique : v. Tortel 62-65).112.

Citation de “dits” précédés de leur numéro :

9  entrons plutôt dans notre inexister.

39 on me rassembla comme une poignée de terre, puis un vent violent me dispersa…

44 un emprunt à l’immensité de Dieu 

119 je ne suis ni un dévot ni un ascète ni un savant ni un soufi. Mon Dieu est unique et de par ton unicité je suis unique

181 ne me laisse pas là où je devrais dire… “toi et moi”. Accueille-moi quelque part où je n’existerai plus… où tout sera toi

243 Certains ont compris que Dieu était présent du début à la fin… ce que tu cherches n’existe pas a priori, alors comment pourrais-tu le trouver à postériori ?

317 le vrai commerce est celui que l’homme pratique avec le capital de Dieu… tu as Dieu au départ, tu as Dieu à l’arrivée et tu l’as aussi dans l’intervalle

341 tout le monde parle de celui qui est absent, mais on ne peut pas parler de celui qui est présent

357 si tu lui donnes ton inexister, il te donnera son exister

535 le bon disciple est celui qui est là et dont le maître n’a pas à s’occuper… toujours content… même s’il s’agit de ranger les chaussures

546 fana anéantissement baqa surexistence : c’est celui qui se trouve suspendu dans le vide par un fil et qui ne décroche pas, même si un vent se met à souffler… qui déracine les arbres. 578 celui qui cherche vraiment c’est moi qu’il trouve, celui qui fait semblant c’est lui-même qu’il trouve

592 contempler signifie qu’il soit et que tu ne sois pas, qu’il efface tout ce qui est de l’homme et mette en lui tout ce qui est de lui. Ainsi tout ce qui sortira de lui sera digne de lui.

629 Il me demanda de donner un conseil aux hommes qui se trouvaient là. Une inspiration subite me fit dire : “si un navire fait naufrage, l’océan aura-t-il perdu quelque chose ?”

224 les savants et les dévots sont innombrables sur cette terre, il faut que tu fasses partie de ceux qui vivent du matin au soir et du soir au matin comme Dieu le veut. Le cœur le plus pur est celui dans lequel il n’y a plus personne ; les œuvres les meilleures sont celles qui sont vides de toute ingérence du créé

229 si quelqu’un cherchait Dieu, en plus de Dieu il y aurait un autre Dieu. C’est Dieu qui cherche Dieu, c’est Dieu qui trouve Dieu

230 un homme rêva à la résurrection. Il chercha le Shaykh dans tous les coins, mais ne le trouva nulle part… comme je n’ai pas existé, comment pourrait-on me trouver ? et je me réfugie en Dieu contre celui qui me trouvera demain

Effacement pour que ne demeure que le divin.

1049 Abu Sa’id (? – 1049)

Premier grand mystique d’expression persane.113.

 “Il était contemporain du sultan Mahmud, le Ghaznavide, dont le long règne de trente-quatre ans (depuis 387/997) fut marqué par des campagnes, entreprises aux Indes et dont les conquêtes successives facilitèrent l’avènement de l’immense empire Ghaznavide. Le seul résultat des guerres religieuses de Mahmud pour les gens, surtout pour la paysannerie, était la misère. À l’intérieur de cet empire, la confiscation des biens de ceux que l’on taxait d’hérésie était une pratique courante et cela avec la complicité des autorités religieuses qui se prêtaient docilement aux caprices de ce pouvoir avide et tyrannique. Aussi, les institutions religieuses ne laissèrent pas d’être influencées par leur alliance avec ce pouvoir; elles devinrent des moyens pour accéder à la puissance. D’où les batailles rangées entre les adeptes des différents rites dominants de l’époque. Nishâpur où résida quelque temps notre shaykh était le vaste champ de ces batailles. Les adversaires auxquels notre shaykh extorquait de l’argent pour le distribuer aux pauvres étaient précisément ces hommes-là.” (11)

Connais-tu Dieu? ne dis pas : Je Le connais, car ce serait Lui donner un associé ; ne dis pas non plus : Je ne Le connais pas, car ce serait impiété, mais dis : Dieu, par sa grâce, nous a fait connaître Son Essence et sa Divinité. (67)

Au début de la séance, quelqu’un posa cette question à notre shaykh : Il y a, dans cette ville, un grand homme nommé Bu'l Qâsim Qoshayri et qui affirme que, en faisant deux pas, le fidèle peut parvenir à Dieu. Qu’en dit le Shaykh? Il répondit : Moi, je dis que le serviteur peut parvenir à Dieu en faisant un seul pas!... Le lendemain, les disciples du Maître Bu'l Qâsim Qoskayri posèrent cette question au Shaykh « Hier, tu as dit que le serviteur peut parvenir à Dieu en faisant seulement un pas. — Aujourd’hui, je dis la même chose. — Mais, comment cela ? — Entre Dieu et son serviteur, il n’y a qu’un seul pas, ce qui consiste à faire un pas hors de soi, afin de parvenir à Dieu. » Le Shaykh venait de prononcer ces paroles, lorsqu’un marchand ambulant cria, à la porte du khânegâh : « Viens avec peu de choses et tu seras comblé! » (79-80).

De nombreux guides spirituels ont parlé du soufisme. Le premier d’entre eux a dit la même chose que le dernier. Les paroles ont été différentes, mais l’idée est demeurée toujours la même : « Le soufisme est l’abandon du superflu. Il n’y a rien de plus superflu que ton moi. Dès l’instant où tu es préoccupé de toi-même, tu t’éloignes de Lui.» (206).


LE VÉRITABLE HOMME Anecdote :

On dit à notre shaykh « Telle personne marche sur l’eau. » Il répondit : « C’est bien facile, la grenouille et le hochequeue aussi vont sur l’eau. » On lui dit « Telle personne vole dans l’air. — Le moineau et la mouche volent aussi. » ... De telles choses n’ont pas de valeur réelle. L’homme véritable est celui qui vit parmi les hommes, qui se conduit, qui se repose comme tous les autres hommes, qui fréquente les hommes et qui observe une bonne conduite envers eux, tout en ne s’écartant pas de Dieu, même un seul instant». (204).


LES LITANIES NOCTURNES DU SHAYKH Anecdote :

On a rapporté qu’un jour, à Nishâpur, un groupe de personnalités telles que Mohammad Djoveyni, Maître Ismaïl Sâbuni et Abu'l Qosharyri était réuni chez le Shaykh. Chacun disait ce qu’il récitait comme litanies nocturnes. Lorsque ce fut le tour du Shaykh, ils lui demandèrent « Shaykh, quelles sont tes litanies de nuit? » Le Shaykh répondit : « Chaque nuit, nous disons Seigneur! demain donne quelque chose de bon à manger aux soufis! » Ils se regardèrent pendant un moment, puis dirent « Shaykh! que signifie cette prière? Le Shaykh répondit : «Le Prophète, l’Élu a dit : Dieu aide son adorateur aussi longtemps que celui-ci aide son frère croyant.» Et tous avouèrent que la prière du Shaykh était la plus parfaite. Le point subtil de cette anecdote est que le Shaykh leur fit observer que les litanies qu’ils récitaient et la prière qu’ils accomplissaient avaient pour seul but la récompense qu’ils en attendent pour la vie future — et le degré qu’ils en recherchaient — ce qui est toujours la recherche d’un avantage pour soi-même. Donc, s’ils implorent la grâce de Dieu, ce n’est que pour eux-mêmes. Mais le principe de la prière est d’implorer la grâce de Dieu pour les autres. (230).


PAROLE SACRAMENTELLE

Le Shaykh a dit ceci : Shibli disait souvent : «Allâh! Allâh!», on lui demanda : «Pourquoi ne dis-tu pas il n’y a de divinité qu’Allâh?» Il répondit «J’ai peur de Le rappeler en des termes de négation et je crains que dans la partie de la phrase “Il n’y a point de divinité”, la mort survienne et que je ne puisse parvenir à l’autre partie de la phrase “que Dieu”.» (244).

On demanda à notre Shaykh : «Qu’est le soufisme?» Il répondit : «Ce soufisme [de la connaissance] n’est qu’impiété. On demanda : «Mais, pourquoi, Shaykh?» Il répondit : «Parce que le soufisme consiste à renoncer à tout autre que Lui; or il n’y a pas autre que Lui.» (245).

Sariyy-e-Saqati s’était installé dans le bazar de Bagdad où il possédait une boutique dans laquelle il n’y avait rien à vendre ; un rideau était suspendu à la porte de la boutique ; il s’asseyait derrière ce rideau ex il priait. Une fois quelqu’un des monts Al-Lokâm vint, dans le bazar, lui rendre une visite; il entra dans la boutique, souleva le rideau, salua et dit «Tel maître spirituel des monts Al-Lokâm m’a chargé de te saluer.» Sariyy-e-Saqati répondit : «Ce maître était ici, c’est d’ici même qu’il s’est retiré dans la montagne; mais se retirer dans la montagne n’est pas un acte de courage; c’est au milieu du bazar et parmi les hommes que l’homme doit s’absorber en Dieu et ne pas laisser sans cœur vide de Lui, même un seul instant.» (253).

Le Shaykh a dit ce qui suit :J’entendis Bu’l-Abbâs-e-Qassâb, parler dans la ville d’Amol, où on lui avait posé une question sur la signification de ce verset du Coran : «Dis : Dieu, Il est Un.» Il répondit : «Dis» est une occupation, «Lui »est une désignation, «Dieu »est une parole et le sens de l’unité divine est exempt de désignation et d’expression. (267).


POURQUOI LA CRÉATION Anecdote :

On a rapporté qu’une fois quelqu’un vint de Bagdad à Meyhana pour rencontrer le Shaykh. Il lui posa cette question : «Shaykh, pourquoi Dieu a-t-Il créé ces créatures? Avait-Il besoin d’elles? Le Shaykh répondit : “Non. Il n’avait pas besoin d’elles; mais, Il les a créées pour trois raisons : d’abord, Il avait tant de puissance qu’il Lui fallait des spectateurs; ensuite, Il avait tant de biens qu’il fallait des consommateurs; enfin, Il avait tant de bonté qu’il fallait des pécheurs.” (277).

La piété, c’est craindre son moi. En fuyant ton moi, tu parviens à Lui. Voilà la voie de ton Seigneur, voie qui est droite. Il n’y a que cette voie. Toute autre voie n’est qu’aveuglement. Ce n’est ni la voie de ceux qui jeûnent, ni la voie de ceux qui prient, ni celle des ascètes, ni celle des bigots, ni la voie de ceux qui se prosternent continuellement. C’est la voie au long de laquelle on se libère de son moi et c’est le droit chemin vers le Seigneur, si tu Le cherches. Notre Shaykh a dit “Le soufisme est un mot, mais lorsqu’il parvient à la perfection il n’y reste que Dieu. Cela veut dire que lorsque le soufisme atteint la perfection, il n’y a plus que Dieu et tout ce qui est en dehors de Dieu n’existe plus.” (290).

...de ce combat spirituel contre ses désirs charnels il tire pendant quelque temps, grand orgueil : il a l’illusion que pendant quelque temps c’est lui qui accomplit ces œuvres de piété, qu’il est d’un autre monde ou qu’il est l’auteur d’un grand acte authentique. Après cela il se trouve à bout de forces et il ne trouve pas la quiétude. En effet, étant homme, il est un être souillé. À ce moment, il s’aperçoit que toutes les œuvres de dévotion qu’il a accomplies n’ont été faites que dans l’illusion. Alors il fait acte de contrition et reconnaît que tout ce qu’il a accompli n’a été fait que par l’aide et par la grâce de Dieu et non point par son effort propre. Considérer son propre effet n’a été qu’impiété. Ayant reconnu cela, il trouve une certaine quiétude en son cœur. Ensuite la porte de la certitude s’ouvre devant lui; pendant quelque temps il suit ce chemin en faisant la quête et demandant à chacun quelque chose; ainsi il s’expose aux humiliations, mais il sait de Qui tout cela lui arrive. Alors le doute disparaît de son cœur. Ensuite, c’est la porte de l’amitié divine qui s’ouvre devant lui de façon qu’il se comporte, pendant quelque temps, en ne comptant que sur cette Amitié; et c’est durant le temps de cette Amitié que le moi se manifeste dans l’esprit de l’homme; cependant, il supporte le blâme, c’est-à-dire qu’il accepte pour l’amour de Dieu tout ce qui lui advient sans se soucier des blâmes. À ce moment, une illusion apparaît dans son esprit qui lui fait dire : “C’est moi le fidèle de l’Amour” et il court pendant quelque temps après cette illusion; puis il s’en libère, sans jamais trouver de repos; et il ne se lasse pas, sachant que s’il aime, Dieu lui accorde la grâce et que tout cela vient de Son Amitié et de Sa bonté et non de son propre effort. Après avoir pris conscience de tout cela, il trouve de la quiétude et alors la porte de l’union à Dieu s’ouvre devant lui, afin qu’il puisse voir et connaître; ainsi Dieu lui accorde la lucidité pour qu’il reconnaisse que tout dépend du Seigneur. En effet, « toutes les choses dépendent de la miséricorde divine», c’est ainsi que le serviteur de Dieu découvre que tout est Lui et que tout vient de Lui.. (292).

Le Shaykh a dit : «Pendant longtemps nous errions partout et le besoin de cette tradition soufie nous suivait; nous cherchions Dieu dans les montagnes et dans les déserts; parfois nous Le trouvions et parfois nous ne Le trouvions pas. Or maintenant nous sommes arrivés au point où nous ne nous retrouvons plus; car de nous il ne reste que Lui; nous sommes complètement Lui. Nous n’avons jamais existé; c’est Lui Qui existera alors que nous ne serons plus. Maintenant, nous ne pouvons plus exister, même pour le temps d’un souffle; alors comment pouvons — nous prétendre posséder la perception intuitive et comment pouvons-nous prétendre au soufisme ou à la piété; à celui qui n’a rien et qui ne porte pas de nom peut-on donner un nom ? Cela est impossible et inconcevable.» (304).

 «Qu’est-ce que le principe du service de Dieu?» Le Shaykh répondit «Dieu t’a créé libre. Donc sois libre comme il t’a créé.» Le derviche reprit : Shaykh! Ma question porte sur le principe du service de Dieu. » Le Shaykh répondit : « Ne sais-tu pas que tant que tu n’es pas libéré de ce monde et de l’autre tu n’es pas un serviteur de Dieu? » Puis il récita ces vers :

Comme la liberté et l’amour n’étaient pas compatibles

Je me suis adonné à Son service et le fond de mon être en a été déterminé.

Désormais je serai comme le désirait l’Etre aimé,

Entre nous il n’y aura plus ni discussion ni querelle ! (321).


~1050 Milarepa

Sa vie est un exemple de détermination farouche surmontant les difficultés propres à un XIe siècle tibétain primitif. Se détache l’endurance légendaire au service du terrible Marpa 114. Le sorcier assassin deviendra à son tour maître — après bien des épreuves. Les chants appartiennent à un beau genre lyrique illustré plus tard par ‘Brug-pa 115. Ces deux yogis poètes bénéficient de belles traductions françaises.


CHANT DE L’ERMITE COURANT A CHEVAL116.

Je me prosterne aux pieds de Marpa plein de grâces.

Dans le monastère de montagne qu’est mon corps,

Dans le temple de ma poitrine.

Au sommet du triangle de mon cœur,

le cheval qu’est mon âme vole comme le vent.

Si je l’arrête, avec quel lasso l'arrêterais-je ?

Si je l’attache, à quel piquet l’attacherais-je ?

S’il a faim, quelle pâture lui donnerais-je ?

S’il a soif, à quelle rivière l’abreuver ?

S’il a froid, dans quelle enceinte l’enfermer ?

Si je l’arrête, je l’arrêterai avec le lasso de l’Absolu.

Si je l’attache, ce sera au pieu de la méditation profonde.

S’il a faim, je le nourrirai des préceptes du lama.

S’il a soif, je l’abreuverai au courant perpétuel du souvenir.

S’il a froid, je l’enfermerai dans l’enceinte du néant.

Comme selle et mors, je le doterai de moyens et de science.

Je le garnirai de la solide martingale de l’Immutabilité.

Je disposerai la bride de l’énergie puisée dans l’inspiration profonde.

L’enfant de la science le montera.

Pour casque il portera le sceau du Mahâyâna.

Sa cotte de mailles sera faite d’attention, de réflexion et de méditation.

Il portera dans le dos le bouclier de l’endurance.

Il tiendra la lance de la contemplation.

L’épée de la sagesse sera fixée à son côté.

Si le bambou qu’est son esprit est flexible,

Il le redressera sans révolte.

Il le revêtira de l’empennage des quatre vertus infinies.

Il lui fixera la pointe aiguë de la sagesse.

Ayant opposé l’encoche profonde de la miséricorde

À l’arc de l’irréalité des choses

Et mesurant les brasses de la contention de l’esprit,

Archer, il lancera ses flèches par tous les mondes.

Ce qu’il atteindra ce sont les croyants.

Ce qu’il tuera, c’est leur égoïsme.

Et ainsi, ennemi, il domptera la corruption.

Ami, il protégera les six classes de créatures.

S’il galope, il galopera dans les plaines de la félicité immense.

S’il poursuit, il atteindra le rang de vainqueur.

Courant en bas, il coupe la racine de la transmigration.

Courant en haut, il atteint la rive des Bodhisattvas.

Chevauchant un pareil cheval, on atteint la Bodhi.

Voyez si votre bonheur est comparable.

Le monde n’offre pas de bonheur désirable.

1064 Ibn Hazm (994-1064)

Le grand poète arabo-andalou qui célèbre un amour très humain dans sa jeunesse — ce dont témoigne le célèbre Collier de la colombe 117 cité ici — aura une influence déterminante sur l’Europe courtoise. Les épreuves conduiront ce « Quijote vencido » à rédiger en « robinson spirituel » une œuvre très étendue incluant une Historia critica de las ideas religiosas 118.


« Quelqu’un m’a demandé mon âge, après avoir vu la vieillesse grisonner sur mes tempes et les boucles de mon front.

Je lui ai répondu : une heure. Car en vérité je ne compte pour rien le temps que j’ai par ailleurs vécu.

Il m’a dit : « Que dites-vous là ? Expliquez-vous. Voilà bien la chose la plus émouvante. »

Je dis alors : « Un jour, par surprise, j’ai donné un baiser, un baiser furtif, à celle qui tient mon cœur.

Si nombreux que doivent être mes jours, je ne compterai que ce court instant, car il a été vraiment toute ma vie. »

 

Quand elle tarde à venir, je passe ma nuit à tenir compagnie à la lune et je vois, dans la lumière de celle-ci, un reflet de sa clarté.

Et ma nuit s’écoule dans l’extase. Mon amour est tout à ce sentiment mêlé, car l’union est proche et l’abandon n’est plus à craindre.


1089 Khwadja «Abdullah Ansâri (1006-1089)

Le maître spirituel de Hérat (ancienne province du Khorâsân, à l’est de la capitale Nîchâpûr ; aujourd’hui ouest afghan) 119. Enfant doué, précocement formé par un emploi du temps chargé, il voyage à Nîchâpûr à l’âge de vingt ans et y rencontre des maîtres 120. Il séjournera à Bagdad six ans plus tard. La rencontre, probablement suggérée par Abû Saïd, du jeune homme de 27 ans avec le « pôle de son temps » Kharaqânî, âgé de 80 ans, est mystiquement décisive.121.

Ensuite s’ouvre une longue carrière d’enseignement du hadith et d’exposés coraniques. Elle l’exposera aux prises avec les « innovateurs » - s’ensuivront exil et une année de prison « aux fers » à l’âge de quarante ans.  Les épreuves alterneront avec sa reconnaissance et une « apogée glorieuse ». Tantôt très pauvre, tantôt distribuant les dons qu’on lui apporte, Ansarî s’est maintenu loin du pouvoir même sous le sage vizir Nizam al-Mulk. Après un dernier exil et le retour triomphal du vieux maître aveugle dans sa patrie le 21 avril 1087, « le cercle de ses élèves accueille des enfants amenés là par leurs parents pour qu’ils profitent de la transmission orale des traditions. »


« Personne ne témoigne réellement de Dieu qu’Il est Unique, puisque quiconque s’imagine le faire Le renie. (137).


Le premier parle d’expérience, le deuxième rapporte ce qu’il a entendu, et le troisième est un imposteur. (174).


pour toute chose d’abord on cherche puis l’on trouve, alors que s’il s’agit de Dieu d’abord on trouve puis l’on cherche. Ces chercheurs de Dieu sont rares et précieux. (186).


L’anéantissement, c’est n’être plus rien. … Qui pourrait trouver ce qui n’a jamais cessé d’être dans ce qui d’abord n’était pas ? Qui pourrait rencontrer le Réel subsistant dans une forme périssable ? Qui pourrait acquérir ce qui a de la valeur dans ce qui n’en a aucune ? Tout ce qui n’est pas Lui se trouve pris entre trois choses : un hier qui n’est plus, un aujourd’hui qui disparaît, et un demain qui n’est pas encore. Ainsi tous sont néant excepté Lui, à moins d’être par Lui. (194).


Qu’est-ce que la Réalité ? Être délivré de son moi. (264).


il enfilait de petits coquillages, puis les désenfilait. On lui [Kharrâz] demanda : « Que fais-tu là ? » Il répondit : « J’occupe ainsi mon moi, avant qu’il ne m’occupe. » (266).


La volonté est le fait du commun des spirituels. Elle consiste dans l’authenticité  du propos, la fermeté de l’intention et la résolution dans la recherche. Dans la voie des Privilégiés, elle est dispersion et retour à soi-même. En effet, la volonté du serviteur est son propre désir, qui est à l’origine de toute prétention… (276).


Dans la voie de Dieu, (l’espérance) revient à se plaindre et à être aveugle. En effet, pour qui court dans le chemin de la Bonté et se trouve submergé dans l’océan de la Générosité, inondé par l’averse de la Bienfaisance, ce qu’il voit lui venir de son Maître ne lui permet pas de désirer davantage... (278).


On ne parvient à Toi que par Toi-même, depuis toujours et à jamais ! (...) Tu es avec qui Te cherche, et Tu ne lui est pas caché (...) quiconque Te voit disparaît à ses propres yeux. Etant un voile pour moi-même, je suis cause de mon tourment. C’est vainement que je me hâte ; que pourrais-je trouver avec mon néant ?

Mon Dieu ! Avec quoi Te chercherais-je, puisque Tu es, Toi, et c’est tout ? Par-devant moi, iol n’y a rien ; par derrière Toi, il n’y a personne. Ce que je cherche m’est nécessairement inférieur. (288) Submergé, l’œil ne voit point l’eau...


Mon Dieu ! Comment me souviendrais-je de Toi, quand je suis tout entier souvenir de Toi ? ... Quiconque Te cherche par lui-même ne peut atteindre que ce qui est à sa mesure. Ce n’est que par Ton pouvoir qu’on Te cherche ; ce n’est qu’avec Toi qu’on parle de Toi. (292).


Tous, ils ont mis le feu à la récolte de leur moi ; et moi, j’ai mis le feu à la récolte de la sortie de soi. … je suis moi tant que je suis en possession de Moi… (298).


1111 Hamid al-Ghazali (1058-1111) et son frère Ahmad (-1126)

Abu Hâmid al-Ghazali, le plus grand des philosophes-théologiens en terres d’Islam,  est né en Iran, à Tūs (450/1058). Son jeune frère Ahmad al-Ghazali (?-1126) consacrera toute sa vie à la Voie sufi. Il jouera un « rôle clef » dans sa transmission et aurait influencé son illustre aîné lorsque ce dernier va rompre avec le monde (et aussi influencera Hamadani).122.

Hâmid fait de brillantes études à Nîshāpūr, où il a pour maître le savant sunnite al-Juwayni. Après la mort de ce dernier il devient l’ami de Nizām al-Mulk, personna­lité politique qui domine la deuxième moitié du Ve siècle musulman. Lorsque celui-ci lui confie la Nizāmiyya de Bagdad, il a 34 ans environ. De 1091­ à 1095 son enseignement dans la capitale abbāside connaît un succès reten­tissant : il est entouré de la vénération universelle et le Calife l’estime et la consulte pour la gestion des affaires de l’État.

La dynastie Seljoukide luttait non seulement contre diverses dynasties locales et purement politiques, mais aussi contre une autorité politico-religieuse qui cherchait à supplanter celle des Abbasides et à reconstituer à son profit tout le monde musulman. Il s’agit des Fātimides d’Égypte qui, se présentant comme les descendants d’Ali et de Fātima, groupaient autour d’eux, pour les dresser contre l’Islam sunnite, l’Islam shi’ite des Alides avec toute sa ferveur mys­tique. Ils avaient déjà conquis toute l’Afrique du Nord et s’étaient établis en Égypte. Ils cherchaient à se servir de la propagande ismaélienne pour étendre leur domination sur l’Irak, la Syrie et le Khorāsān qui finit par être leur citadelle.

Le 10 Ramadān 485/1092, Nizām al-Mulk tombe sous les coups d’un assassin. Brusquement, en pleine gloire, Ghazali quitte sa chaire, s’éloigne de Bagdad et disparaît de la scène publique. Dix années durant, il se réfugie en Syrie-Palestine (le séjour dans cette contrée aurait duré environ deux ans), puis revient à Bagdad après un pèlerinage. Ibn Arabi le ren­contre en 1106, et et avant la fin 1099 retrouve enfin son Khorasān, province d’origine.

Il vit alors retiré à Tūs menant une vie de piété et d’étude que « les événements de l’époque » ne manquaient pas de troubler. C’est là qu’il reçoit de Fakhr al-Mulk, fils de Nizām al-Mulk, l’invitation pressante de venir reprendre son enseignement à Nîshāpūr. Il ne peut se dérober, mais son enseignement est de courte durée : il débute en 1106 et est interrompu en 1107 après l’assassinat de Fakhr (lui aussi!). Ghazāli revient alors à Tûs et bâtit à côté de sa maison une école pour faqîh et un monastère pour soufis; il partage son temps entre divers offices pieux, comme la lecture du Coran, les conférences spirituelles avec des hommes de piété, l’enseignement à ceux qui étaient en quête du savoir, des prières, des jeûne et autres pratiques cultuelles. La composition du Munqid (« Erreur et délivrance ») dut avoir lieu entre 1106 et 1107.

Nous donnons une place exceptionnelle à cette autobiographie spirituelle aux éditions rares en occident 123. C’est le plu grand témoignage en terres d’Islam d’un philosophe éveillé à la mystique. Sa force de conviction provient d’une structure ascendante dans l’exposé. Descartes reprendra une démarche parallèle, avec une clarté d’exposé comparable, mais sans atteindre au terme mystique. Bergson proposera de même une hiérarchie couronnée par le vécu mystique.

Erreur et délivrance, extraits

PREMIÈRE PARTIE : INTRODUCTION ET POSITION DU PROBLÈME

Tu me demandes de te révéler le but et les secrets des sciences, le mal et les abîmes des écoles de pensée. Tu voudrais que je te dise ce que j’ai enduré pour dégager le vrai de la confu­sion des tendances, malgré les différences de chemins et de voies. … Sache que les religions et les croyances des hommes sont di­verses ; que les tendances de la communauté diffèrent, entre les groupes et les voies : océan profond où la majorité a sombré et dont une minorité s’est tirée. Chaque groupe pourtant se croit sauvé, « chacun se réjouissant de ce qu’il détient ». … Pour moi, je n’ai jamais cessé, dès ma prime jeunesse, dès avant mes vingt ans jusqu’à ce jour (j’en ai plus de cinquante), de me lancer dans les profondeurs de cet océan. …

Ma soif de saisir, dès mon âge le plus tendre, les réalités pro­fondes des choses, était un instinct, une tendance naturelle que Dieu mit en moi, sans choix délibéré de ma part, ni recherche consciente. Aux approches de l’adolescence, déjà s’étaient défaits en moi les liens traditionnels et brisés les tendances héréditaires. Je voyais bien que les enfants chrétiens ne grandissaient que dans le christianisme, les jeunes juifs, que dans le judaïsme et les petits musulmans, que dans l’Islam. Et j’avais entendu le « logion » (hadith) du Prophète : « Tout homme naît dans la nature saine, ce sont ses parents qui font de lui un juif, un chrétien ou un mazdéen ». …

Mon but, me dis je alors, est de connaître les réalités profondes des choses… Il faut donc que l’on soit à I'abri de l’erreur, et que ce senti­ment soit lié à la certitude. … je sais bien que dix est plus grand que trois…


DEUXIÈME PARTIE : LE PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE

Ce genre de science certaine, cependant, l’examen de mes connaissances me montra que j’en étais dépourvu, sauf en ce qui concerne les données sensibles et les nécessités de raison.

Je fus alors livré au désespoir, me trouvant incapable d’aborder les problèmes autres que les évidences — celles des sens et celles de la raison. … J’en vins alors à perdre foi en les données sensibles. Et ce doute m’envahissait, se formulant ainsi :

Comment se fier aux données sensibles ? La vue, pourtant le principal nos sens, fixant une ombre, la croit immobile et figée et conclut au non-mouvement. … L’œil regarde une étoile : il la voit réduite à la taille d’une pièce d’un dinâr, alors que les arguments mathématiques montrent que cet astre est plus grand que la terre. …

Plus de sécurité, me dis je alors, même dans les données sen­sibles. Peut-être n’en reste-t-il que dans les données rationnelles, qui font partie des notions premières ? … es-tu bien sûr, me disent-elles, que tu n’a pas, dans les nécessités de raison, le même genre de confiance que celle que tu plaçais dans les données sen­sibles ? Tu avais foi en nous : vint la raison, qui nous taxa d’erreur. Sans elle, tu nous aurais gardé confiance. Mais peut-être y a-t-il, au-delà de la raison, un autre jugement dont l’apparition convain­crait d’erreur la raison elle-même, tout comme celle-ci le fit pour les sens ? Que cette intelligence ne se manifeste point, ne prouve pas qu’elle soit impossible...

Je restai quelque peu sans voix. Puis la difficulté me parut de même nature que le problème du sommeil. Je me dis qu’en dor­mant on croit à bien des choses et l’on se voit dans toutes sortes de situations : on y croit fermement, et sans le moindre doute. Mais on se réveille, et l’on s’aperçoit de l’inconsistance, de l’inanité des phantasmes de l’imagination. On peut s’interroger, de même, sur la réalité des croyances acquises par les sens ou par la raison. Ne pourrait-on s’imaginer dans un état qui serait, à la veille, ce que celle-ci est au sommeil ? La veille serait alors le rêve de cet état, et ce dernier montrerait bien que l’illusion de la connaissance rationnelle n’est que vaine imagination.

Cet état serait peut-être aussi celui dont les « mystiques » se réclament. Ils assurent qu’en s’absorbant en eux-mêmes et en faisant abstraction de Ieurs sens, ils se trouvent dans un état d’âme qui ne concorde pas avec les données rationnelles. …

Quand ces pensées me vinrent à l’esprit, elles me rongèrent. … Le mal empira et se prolongea pendant deux mois… Finalement, Dieu me guérit et je recouvrai la santé et l’équilibre mental. Les données rationnelles nécessaires redevinrent accep­tables ; j’eus confiance en elles ; je m’y retrouvai en sécurité et dans la certitude. Je n’y suis pas arrivé par des raisonnements bien ordonnés, ou des discours méthodiquement agencés, mais au moyen d’une Lumière que Dieu a projetée dans ma poitrine. Cette lumière-là est la clé de la plupart des connaissances. Celui qui croit que le « dévoilement du vrai » est le fruit d’arguments bien ordonnés, rétrécit l’immense miséricorde divine. …


TROISIÈME PARTIE : LES CATÉGORIES DES CHERCHEURS

Le Vrai ne se détourne pas de ces quatre groupes de chercheurs, car ils suivent la voie qui mène jusqu’à lui. S’il restait à l’écart, il n’y aurait plus d’espoir de le rejoindre — surtout pas dans le conformisme, une fois mis de côté. Le conformiste ne peut réussir qu’à condition de se méconnaître pour tel. Sinon, le verre protec­teur se brise irrémédiablement, on n’en peut recoller les morceaux, et il ne reste qu’à les passer au feu pour leur donner une forme nouvelle. Je me suis mis à suivre ces quatre Voies, en détail, en commen­çant par la Scolastique, en passant à la Philosophie, puis à l’Intériorisme, pour finir par la Mystique des soufis.


A. LA SCOLASTIQUE MUSULMANE

J’ai lu les traités de ses docteurs et j’en ai rédigé moi-même à ma guise. … Je ne nie pas que d’autres aient été plus heureux que moi, peut-être même toute une catégorie de personnes. Mais ce fut mêlé, pour eux, à l’aveugle admission de questions qui n’ont rien à voir avec les données premières.

B. LA PHILOSOPHIE

Grâce à Dieu, la seule lecture, durant ces moments pris à la dérobée, m’a fait comprendre la « Philosophie » en moins de deux ans. Je continuais, ensuite, à y réfléchir près d’un an : j’y revenais, je la reprenais, j’en scrutais les profondeurs et les périls cachés. …

– Les catégories des philosophes…

– Les branches de la philosophie.

1 ° — les mathématiques.

a) Premier risque. L’étudiant en mathématiques est frappé par cette science exacte, par la force convaincante de ses preuves. Il étend alors cette excellente opinion à l’ensemble des disciplines philosophiques et généralise, à leur avantage, la clarté et la solidité des preuves mathématiques. Aussi, lorsqu’il entend reprocher aux mathématiciens d’être hérétiques, négateurs, dédaigneux de la Révélation, il rejette les vérités admises jusque-là par pur confor­misme. « Si la foi était vraie, se dira-t-il, comment ces savants mathé­maticiens ne l’auraient-ils point reconnue ? Or en prétend qu’ils sont hérétiques et irréligieux. La vérité consiste donc à rejeter et à nier les croyances religieuses ». Que de gens ont perdu la vraie foi pour ce simple raisonnement ! …

b) Deuxième risque. C’est celui qui provient du musulman ignorant. Pensant qu’il faut défendre la foi en rejetant toute « Phi­losophie », il refuse toutes les sciences, allant jusqu’à nier leurs explications des éclipses de soleil ou de lune, qu’il prétend con­traires à la Révélation. Ces propos, revenant aux oreilles d’un homme instruit par la preuve apodictique, ne le font pas douter de celle-ci, mais des bases de l’Islam…

2 °) la logique… 6 °) l’éthique…

– Les dangers de la philosophie… [Ghazali s’attache plutôt à son bon usage :]

le tort des esprits faibles : ils ne reconnaissent la vérité que dans la bouche de certains hommes, au lieu de reconnaître les hommes lorsqu’ils disent la vérité. … Le Sage… sait bien que les pépites d’or sont cachées dans le sable, et que le changeur expérimenté fouille, sans risque, le sac du faux-monnayeur, pour en séparer l’or pur de la fausse monnaie. Bien entendu, on ne laissera pas le rustre traiter avec le faussaire. On éloigne de la côte le débutant, non le nageur habile, et l’on défend à l’enfant de toucher au serpent… le charmeur expert saisit le serpent, choisit entre le venin et l’antidote, extrait (des glandes) l’antidote et triomphe du poison : il ne doit pas refuser l’antidote à celui qui en a besoin. De même, le changeur perspicace fouille le sac du faussaire et trie l’or pur de la fausse monnaie : il ne doit pas refuser l’or à celui qui le lui demande. …



C. LA THÉORIE DE L’ENSEIGNEMENT ET LES MAUX QU’ELLE ENGENDRE

Je veux me borner à faire ressortir que ces hommes n’offrent aucun remède aux ténèbres des diverses opinions. … Nous avons partagé leur conviction de la nécessité d’un « Enseignement » et d’un maître infaillible, qui serait le leur. Mais, à nos questions sur l’enseignement de ce maître, aux problèmes que nous leur avons posés, ils n’ont rien compris et n’ont su que répondre. … Il est étrange de voir ces gens peiner toute leur vie en quête de savoir, et se contenter de banalités sans valeur, tout en croyant avoir atteint la pointe extrême de la science. …


D. LA VOIE MYSTIQUE (sûfîyya)

Je passai ensuite à l’étude de la Voie mystique. Elle consiste à reconnaître science et action pour également nécessaires. Elle vise à lever les obstacles personnels et à purifier le carac­tère de ses défauts. Le cœur finit ainsi par être débarrassé de tout ce qui n’est pas Dieu, pour se parer du seul nom de Dieu.

Mais la science m’était plus aisée que l’action. Je commençai par lire les ouvrages de mystique : « L’Aliment des Cœurs », par Abū Tâlib Al-Makki, les œuvres d’Al-Hârit Al-Muhâsibi, des citations d’Al-Junayd, d’Al-Shibli ou d’Abû Zayd Al-Bistâmi et d’autres cheikhs. … il m’apparut que ce qui leur est spécifiquement propre ne se peut atteindre que par le « goût », les états d’âme et la mutation des attributs.

j’ai compris avec certitude que les mystiques ne sont pas des discoureurs, mais qu’ils ont leurs états d’âme. Ce qui pouvait s’apprendre, je l’avais acquis. Le reste, c’est affaire de gustation et de bonne voie. … Je suis donc rentré en moi-même : j’étais empêtré dans les liens qui me ligotaient de partout. J’ai réfléchi à mes actes — l’en­seignement étant le meilleur — et j’ai vu que mes études étaient futiles, sans utilité pour la Voie. Et puis, à quelle fin dispensais-je mon enseignement ? Mon intention n’était pas pure, elle n’était pas tendue vers Dieu. Mon propos n’était-il pas plutôt de gagner la gloire et la renommée ? J’étais au bord branlant d’un précipice ; si je ne me redressais pas, j’allais tomber dans le Feu.

Je ne cessais d’y penser, tout en restant encore indécis. Un jour, je décidais de quitter Bagdad et de changer de vie ; mais je changeais d’avis, le lendemain. Je faisais un pas en avant, et un autre en arrière. Avais-je, au matin, l’ardente soif de l’Au-delà, que, le soir, l’armée du désir venait l’attaquer et l’abattre. La concupis­cence m’enchaînait sur place, tandis que le héraut de la foi me criait : « En route ! En route ! La vie est brève, long le voyage. Science et action ne sont pour toi qu’apparence et que faux-semblant. Si tu n’es pas prêt, dès maintenant, pour l’Autre Vie, quand le seras — tu ? Et si tu ne romps pas maintenant tes amarres, quand donc le feras-tu » ? À ce moment, l’impulsion était donnée : ma décision de partir était prise. Mais Satan revenait me dire : « Ce n’est qu’un accident ! Ne te laisse pas aller, cela va passer vite... Si tu cèdes, tu perdras ces honneurs, cette situation stable et tranquille, cette parfaite sécurité sans rivale. Tu risques de te reprendre et de les regretter : revenir en arrière ne serait pas facile...».

Ces tiraillements, entre la concupiscence et les appels de l’Au­-delà, ont duré près de six mois — à partir du mois de Rajab 488 pendant lequel je passai du libre-arbitre à la contrainte. En effet, Dieu me noua la langue, m’empêchant ainsi d’enseigner. J’eus beau lutter, pour parler au moins une fois à mes élèves, ma langue me refusa tout service. Et ce nœud sur la langue fit naître dans mon cœur une mélancolie. Je ne pouvais plus rien avaler, prendre aucun goût aux aliments, à la boisson. Mes forces s’affaiblirent. Les médecins désespéraient : « le mal, disaient-ils, est descendu au cœur, d’où il a rayonné dans les hu­meurs ; il n’est d’autre remède que de le délivrer du souci qui le ronge ».

Sentant mon impuissance, incapable de me décider, je m’en remis à Dieu, ultime recours des nécessiteux. Je fus exaucé par celui qui « écoute le nécessiteux, quand celui-ci le prie ». Il me rendit aisé le renoncement aux honneurs, à l’argent, à la famille et aux amis. Je feignis de vouloir me rendre à la Mekke, alors que je me préparais à partir pour Damas. Je craignais, en effet, de donner l’éveil au Calife et à quelques amis. Il me fallut enfin user de stratagèmes pour quitter Bagdad, bien décidé à n’y plus revenir. …

Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. … Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans, consacrés à la retraite et à la solitude, aux exercices et aux combats spirituels, tout occupé à purifier mon âme, à polir mon caractère, à rendre mon cœur propre à accueillir Dieu — selon l’enseignement des Mystiques. Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas : je passais la journée en haut du minaret, après m’être enfermé dedans.

De Damas, j’allai à Jérusalem : chaque jour, je m’enfermai dans la Mosquée du Rocher. Vint alors l’appel des Lieux-Saints, du pèlerinage à la Mekke, à Médine (auprès du Prophète) — après avoir visité la tombe d’Abraham. Et je me mis en route pour le Hedjâz. … Ma période de retraite a duré environ dix ans, au cours desquels j’ai eu d’innombrables, d’inépuisables révélations. Il me suffira de déclarer que les Mystiques (sūfí) suivent, tout particu­lièrement, la Voie de Dieu... Et il n’est pas d’autre Lumière, sur la face de la terre...

Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu ; qui débute… par la fusion du cœur dans la mention de Dieu ; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu ? Et encore cet aboutissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre.

Bref, les Mystiques en arrivent à une Proximité… Tout ce que devrait dire celui qui est dans cet état, c’est ce distique :

« Quoi qu’il se soit passé, je n’en parlerai point.

Toi, penses-en du bien : ne m’interroge point » !

Car celui qui n’a pas eu le privilège de la gustation ne connaît, de la réalité de la Prophétie, que le nom. … Tels furent les débuts de Muhammad, quand il allait s’isoler en prière, sur le mont Herā'[112], et que les Arabes disaient : « Muhammad brûle du désir de Dieu » ! Celui qui pratique la Voie goûte de semblables états d’extase. … Les autres, ce sont les ignorants. Ils nient, par principe, tout ce qu’on leur dit à ce sujet, s’étonnent, écoutent encore, se moquent et disent : « Quelle histoire ! Quelles divagations » ! …


QUATRIÈME PARTIE : LA RÉALITÉ DE LA PROPHÉTIE

La substance de l’homme, dans sa nature originelle, a été créée, vide, simple, sans connaître la pluralité des mondes de Dieu… L’homme n’entre en rapport avec le monde que par la perception, destinée à lui permettre cette prise de contact avec le monde des êtres, c’est-à-dire avec les différentes sortes de créatures.

Le premier sens est celui du toucher. Grâce à lui, l’homme perçoit, par exemple, le chaud et le froid, l’humide et le sec, le lisse et le rugueux. Mais les couleurs et les sons lui échappent : ils n’existent pas pour le toucher. Et puis c’est l’ouïe, qui fait entendre les sons et les mélodies. Enfin vient le goût. Alors l’homme franchit les limites du monde des sens, grâce au discernement (qu’il acquiert vers l’âge de sept ans). À cette nouvelle étape, il perçoit de nouvelles choses, étrangères au monde des sens.

De là, il atteint un autre stade, celui de l’intellect, qui lui per­met de saisir ce qui est nécessaire, possible et impossible, et ce qu’il n’avait pas perçu dans les étapes antérieures.

Au-delà de l’intellect s’étend un autre domaine, une faculté nouvelle de vision124 qui permet de voir ce qui est caché, ce qui arrivera dans l’avenir, et bien d’autres choses encore, aussi étran­gères à l’intellect que le sont les connaissances rationnelles au dis­cernement, et celui-ci à la perception des sens. Devant les objets connus par la raison, celui qui n’est qu’à l’âge du discernement se rebiffe et les trouve invraisemblables. De même, certaines per­sonnes restées au stade de l’intellect ont rejeté, comme invraisem­blables… Si l’aveugle né n’a jamais entendu parler des couleurs et des formes, et qu’on lui en parle tout d’un coup : il n’y comprendra rien et ne voudra pas le croire...

L’intellect ne représente, dans la vie humaine, qu’une étape, avec laquelle l’homme acquiert une faculté nouvelle de vision qui lui permet d’embrasser toutes sortes de connaissances rationnelles, étrangères au domaine des sens. Il en est de même pour les Pro­phètes, qui ont comme un « troisième œil », dont la lumière éclaire l’invisible et le supra-rationnel. …

Quant aux autres propriétés de la Prophétie, on les perçoit par la gustation, en suivant la Voie mystique. … on acquiert une partie de cette faculté supra-rationnelle par gustation, et le reste par une sorte d’assentiment accordé à ce qui échappe au raisonnement analogique. …

Telle est la Voie de la certitude en ce qui concerne la Prophé­tie. Elle vaut mieux que celle des prodiges — tels que baguette changée en serpent, ou lune fendue en deux — qui, dégagé de leur contexte débordant, peuvent se ramener à la magie, à l’illu­sion, ou même au piège tendu par Dieu…


CINQUIÈME PARTIE : RAISON DE MON RETOUR A L’ENSEIGNEMENT

[A. LES MÉDECINS DES CŒURS]

Au cours de mes dix années de retraite et de solitude, il m’est apparu (par gustation, démonstration, ou acte de foi) que l’homme est créé avec un corps et un « cœur » — c’est-à-dire un esprit qui est le siège de la connaissance de Dieu, et qui n’a rien à voir avec la chair et le sang (que le cadavre et l’animal ont en commun avec l’homme).

La santé du corps le réjouit, la maladie est sa perte. … Or, les remèdes du corps agissent en vertu de leurs propriétés spécifiques, que les gens intelligents ne perçoivent point par l’in­tellect : il leur faut s’en remettre aveuglément aux médecins… Les remèdes sont composés selon des proportions déterminées (certains pèsent deux fois plus que d’autres), dont le secret provient de leurs propriétés spécifiques. C’est aussi le cas des pratiques reli­gieuses — ces remèdes pour les maux de « cœur ». Elles se composent de plusieurs gestes différents, en proportion variable. … D’autre part, il y a, dans tout remède, un produit de base, auquel on ajoute une « préparation », aux effets complémentaires. De même pour les prières ou les œuvres surérogatoires : leur action parachève celle des éléments de base dans les pratiques rituelles.

En somme, les Prophètes sont les médecins des « cœurs ». L’intellect n’a d’autre objet que de nous le faire comprendre : l’assentiment rationnel qu’il entraîne témoigne en faveur de la Prophétie… Nous sommes pris par la main, et, dociles, nous nous laissons guider comme des aveugles, ou des patients par les médecins. Mais là est la limite de l’intellect : il ne va pas au-delà, sauf pour faire comprendre au malade les prescriptions du médecin. …


[B. LA TIÉDEUR DE LA FOI]…

J’ai interrogé quelques-uns de ceux qui se soustraient à la Loi divine, en scrutant leurs hésitations, leur croyance et leur pensée intime. « Pourquoi donc, leur disais je, rester ainsi en arrière ? Il est stupide de vendre l’Autre Monde pour celui-ci, si tu crois en celui-là sans te préparer à t’y rendre. Toi qui ne vendrais rien de matériel à moitié prix, tu irais vendre l’infini pour des jours qui te sont comptés ? [le Pari !] Et si tu n’y crois pas, tu n’es qu’un païen ! Dans ce cas, mets-toi en quête de la foi ! Vois donc la cause de ta secrète impiété, ta doctrine enfouie au plus profond de toi-même ! C’est elle qui te rend si hardi, bien que tu n’en souffles mot — pour te parer d’une foi convenable et profiter des honneurs de la Loi »...

L’un de ceux-ci me répond : « S’il fallait t’écouter, les savants seraient les premiers à donner l’exemple. Pourtant, l’un des plus célèbres ne fait pas sa prière ; un autre boit du vin ; celui-ci dévore les biens de mainmorte et mange l’argent des orphelins. Celui-là dilapide le Trésor Public, et ne se garde pas des choses défendues ; un dernier touche des cadeaux, pour infléchir ses jugements ou les témoignages. Et ainsi de suite ». … Un deuxième se dit fort avancé dans la Mystique… Et tous ceux-là sont ceux qui ont perdu la Voie mystique.

Un quatrième a fréquenté les partisans de l’Enseignement. « Le Vrai, dit-il, est difficile : la route est barrée, les controverses multiples, telle tendance ne vaut pas mieux qu’une autre, et les arguments rationnels se contredisent. On ne peut se fier à l’opinion des gens, et les partisans de l’Enseignement tranchent sans avoir besoin de preuve. Dans ces conditions, comment ne pas douter de la certitude » ?

Le cinquième me dit : « Je n’agis pas par simple conformisme. Mais j’ai étudié la Philosophie et perçu la réalité de la Prophétie. Or, elle se ramène à la sagesse125 et au bien public. Les pratiques cultuelles qu’elle recommande ont pour unique objet de discipliner le commun des hommes, de les empêcher de s’entre-tuer, de se quereller et de s’abandonner à leurs désirs. Seulement, moi, je ne suis pas un quelconque ignorant, pour me plier aux obligations légales. Je suis plutôt un dialecticien, qui pratique la connaissance rationnelle. J’y vois clair et me passe de conformisme » !

Tel est le summum de la foi pour ceux qui ont appris la Philosophie des Théistes et étudié dans les livres d’Avicenne et d’Al‑Fārābi. L’Islam n’est plus pour eux qu’une parure extérieure ! Peut-être s’en trouve-t-il, parmi eux, qui lisent le Coran, assistent aux réunions et aux prières et exaltent la Loi révélée. Pourtant, ils continuent à boire du vin et à se conduire mal. Si on leur demandait : « à quoi bon faire sa prière, puisque la Prophétie est fausse » ? ils répondraient sans doute : « c’est une bonne gymnas­tique, une coutume locale, et c’est utile à la protection des vies et des biens ». Mais peut-être reconnaîtraient-ils que la Loi révélée est vraie, et la Prophétie réelle. Dans ce cas, pourquoi boire du vin ? Réponse probable : « le vin n’est défendu qu’en raison des excès auxquels il peut conduire. …


[C. MON RETOUR A L’ENSEIGNEMENT]

ma décision jaillit, comme un silex, nette et précise : « à quoi bon la solitude et la retraite, quand le mal est universel, que les médecins sont malades, et les hommes sur le point de périr » ?

Là-dessus, je me mis à réfléchir : « tu vas donc entreprendre de dissiper cette tristesse et de chasser ces ténèbres, alors que le temps est à la torpeur et l’époque à la vanité. Toi qui voudrais remettre tes contemporains dans le droit chemin, sache bien qu’ils vont tous se retourner contre toi. Comment leur tenir tête, et com­ment vivre avec eux, si le moment n’est pas propice, et sans l’appui d’une autorité religieuse contraignante » ?

Il me semble donc que Dieu m’autorisait à continuer ma re­traite, sous prétexte que j’étais incapable d’administrer victorieu­sement la preuve de la vérité. C’est alors que, par la volonté de Dieu, les autorités se décidèrent spontanément, sans pression extérieure, et me donnèrent l’ordre strict de me rendre à Nishāpûr, pour combler le vide de mon absence. L’injonction fut assez impé­rative pour m’exposer, en cas de refus, à tomber en disgrâce. …

Et maintenant, je le sais bien, j’ai beau être revenu à l’ensei­gnement : je n’y suis pourtant pas revenu ! Car revenir, c’est re­tourner à l’état antérieur. Or, autrefois, j’enseignais pour obtenir des honneurs : tels étaient mon but et mon intention. Tandis qu’au­jourd’hui, mon enseignement invite à renoncer aux honneurs, il montre comment cesser de leur donner de l’importance. Tels sont, actuellement, mon intention, mon but et mon désir : Dieu en est témoin ! Je veux me rendre meilleur et améliorer les autres. Y par­viendrai-je ? Je l’ignore. …


[D. REMÈDES POUR LES TIÈDES]…

Ils se repré­sentent les choses, en les mettant à la portée de leurs découvertes et de leur entendement. Celles qu’ils ne connaissent pas, ils les déclarent impossibles… si on leur disait ceci : « est-il possible qu’il existe quelque chose au monde, qui, gros comme une graine, suffit à détruire une ville, puis se détruit soi-même entièrement » ? Ils répondraient que non, que c’est un conte à dormir debout ! Pourtant, c’est bien ce qui se passe avec le feu, incroyable pour qui ne l’a jamais vu. Et la plupart des merveilles de l’Autre-Monde sont dans ce cas. …

Supposons, en effet, le cas suivant. Un adulte raisonnable, jusque là bien portant, tombe malade. Son père aimant est un bon médecin, comme notre homme le sait depuis l’enfance. Le père prépare un remède pour son fils et lui dit : « voilà ce qu’il te faut, voilà qui va te guérir » ! Même si le remède est amer, d’un goût affreux, le patient va-t-il le prendre, ou, au contraire le repousser en disant : « il est possible que ce remède soit indiqué, mais je n’en ai pas fait l’expérience » ? …


1131 Ayn Al-Quzat Hamadani (1098 – 1131)

Ayn Al-Quzat Hamadani, né en 1098, très précoce intellectuel — il est cadi à treize ans —  puis mystique, disciple (avec son père) de Ahmad Ghazâli, influencé par Hallâj, théoricien du samâ, citant l’Évangile, tenté par Iblis, emprisonné à Bagdad, finalement écorché vif à Hamadân, pendu et jeté au feu le 7 mai 1131, quatre ans après l’édit (fatwâ) de sa mort.126. Nous l’avons déjà rencontré citant son prédécesseur Hallâj.



Lorsque la pauvreté est accomplie, elle est Dieu (56).

Le chemin de Dieu n’est ni en haut, ni en bas… est dans le cœur et il suffit d’un pas pour le parcourir (112).

« Le cœur est le coursier de Dieu enfermé en cette prison,

du monde terrestre, il est, pour quelque temps, l’invité.

Dans le monde de Dieu, le cœur est l’oiseau de la Vérité,

non, mais plutôt un faucon, la parure du Sultan.

Le cœur est vivant par l’esprit, et l’esprit est vivant par Dieu,

tantôt l’esprit est dans le cœur, tantôt le cœur est dans l’esprit.

L’esprit procède de la Lumière de Dieu :

« lumière sur lumière » ne se trouve-t-il pas dans le Coran ?

Cette lumière noire vient de la mine de la colère

et de la contrainte,

elle est la source de l’impiété et le séjour de Satan ;

Tel est le secret de la vérité que je viens d’expliquer,

mais dans le monde de la Loi, elle doit rester cachée.

Ce qu’Il a voulu, en créant les deux mondes,

est une chose qui en est la justification :

qu’Il se voit Lui-même dans le miroir de l’esprit.

Il s’aime donc Lui-même puisqu’Il se suffit à Lui-même.

En Lui, nous nous voyons aussi.

Lamant et l’aimé ne sont ainsi qu’un seul et même,

puisque c’est Lui qui est celui qui aime et celui qui est aimé.

C’est ainsi que lamant et l’aimé se tiennent compagnie,

puisque c’est Lui l’esprit, et l’esprit c’est Lui.

Rencontre et dialogue, voilà ce qu’est l’amour,

mais la nourriture qu’Il puise en nous n’est que Lui-même.

Éternel est donc l’esprit dans le monde du Vivant !

Mais pourquoi tous ces discours, puisque de pareils, il en est tant ! (242)

J’ai vu mon Seigneur par mon Seigneur… personne n’a vu mon Seigneur, si ce n’est mon Seigneur (268).


1141 Hugues et Richard de Saint-Victor (– 1141).

Une heureuse synthèse entre pensée chrétienne et vie mystique prit place dans l’abbaye de chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris. Hugues de Saint-Victor (— 1141) fut un contemplatif. Sa grande influence est renforcée par son successeur Richard de Saint-Victor (— 1173).

La vie de Hugues ne présente aucun relief extérieur et il ne figure pas dans la liste des prieurs de l’abbaye  parisienne. L’infirmier de l’abbaye a laissé un récit émouvant de sa mort sereine. On venait en pèlerinage sur son tombeau, malgré une certaine hostilité manifestant la lutte d’un rigorisme spirituel contre l’humanisme et l’union de science et de sagesse dont il est un représentant (on évoqua une apparition où il aurait révélé qu’il souffrait dans le purgatoire à cause de son amour pour la science). Parlant et écrivant latin, il goûtait Virgile, et connaissait probablement l’hébreu, adoptant parfois des interprétations propres à l’école juive du nord de la France : Rashi (-1105), le plus grand commentateur juif du moyen âge, résidait à Troyes.

Hugues et Richard défendent, comme Guillaume de Saint-Thierry et Bernard, le primat de l’amour qui seul introduit à la contemplation. Celle-ci a pour objet la vérité, qu’elle soit naturelle ou surnaturelle, «mais à l’encontre de la scolastique dont leur époque voyait apparaître les premiers essais, ils n’atteignent la vérité ni par induction ni surtout par déduction, mais par la méditation et la contemplation127.» 

Le De arrha animae est un livret adressé par Hugues à ses anciens confrères de Saxe (il serait lui-même d’origine probablement saxonne, peut-être flamande). L’échange entre l’Homme et l’Âme décrit le chemin qui mène à la beauté du Dieu d’amour 128. Il tente de rendre compte de la dynamique de l’ascension, malgré l’objection que l’on retrouve à toutes les époques : comment  aimer sans voir ? 



L’HOMME. ... Regarde le monde et tout ce qu’il contient. Tu y décou­vriras quantité de formes gracieuses et séduisantes qui enlacent les affections humaines et allument le désir de leur jouissance... tu as fait connaissance avec toutes ces séductions, à peu près toutes, tu les as considérées, et pour la plus grande part, tu les as éprouvées.... Dis-moi donc, je t’en supplie, ce dont parmi tout cela tu as fait ton unique objet, celui que seul tu voudrais étreindre, celui dont tu voudrais jouir toujours....

L’ÂME. Comme je ne peux aimer ce que je n’ai jamais vu, ainsi, de tout ce qui s’offre à la vue, il n’est rien jusqu’ici que j’aie pu ne pas aimer, et cependant, parmi tout cela, l’objet qu’il faut aimer par-dessus tout, je ne l’ai pas encore trouvé.... incertaine parmi les désirs, je ne puis être sans amour et le véritable amour, je ne le trouve pas.

L’HOMME. Mais tu possèdes un sérieux principe de salut : ton amour. Tu as appris à le modifier en un meilleur ; tu pourras donc être arrachée à l’amour de tout ce qui passe, si tu te vois proposer une beauté plus insigne, une beauté plus délicieuse à atteindre.

L’ÂME. Comment pourra-t-on me montrer ce qui ne peut se voir ? Et ce qui ne peut se voir, comment l’aimer ? ... Il te faut donc ou approuver l’amour du visible, ou si tu me l’enlèves, montrer quelque autre chose dont l’amour soit plus salutaire et plus agréable.

L’HOMME. Si tu estimes devoir aimer ces objets temporaires et visibles pour un certain charme en leur genre que tu leur reconnais, pourquoi ne pas plutôt t’aimer toi-même, toi dont l’image l’emporte en charme et en beauté sur toutes les choses visibles. Oh ! Si tu te regardais ! Oh ! Si tu voyais ton visage, comme tu te confesserais répréhensible, pour avoir estimé digne de ton amour quelque chose en dehors de toi !

L’ÂME. L’œil voit tout : lui-même il ne se voit pas ; ce regard qui nous permet de voir tout le reste n’atteint pas la face qui le porte. ... À moins, par hasard, que tu ne m’apportes un miroir d’un genre spécial, où je puisse connaître et aimer la face de mon cœur....

L’HOMME. ... Tu as un fiancé et tu l’ignores. C’est le plus beau de tous, mais tu n’as pas vu son visage. Lui, il t’a vue, sans quoi il ne t’aimerait pas. Il n’a pas voulu jusqu’ici se présenter lui-même, mais il t’a envoyé des présents, il t’offre le cadeau des fiançailles, un gage d’amour, une marque de sa dilection. Si tu pouvais le connaître, voir ses traits, tu ne douterais plus de sa beauté. Tu saurais qu’un fiancé si beau, si accompli, si gracieux, un fiancé hors de pair, ne se serait pas épris d’amour à ton aspect si quelque charme singulier et admirable entre tous ne l’avait attiré... […] Le monde entier t’es subordonné, et toi, tu n’as pas honte d’admettre dans l’intimité de ton amour, je ne dis pas le monde entier, mais je ne sais quelle infime portion du monde, une portion qui ne l’emporte ni en perfection sur les belles choses, ni en utilité sur les nécessaires, ni en quantité sur les grandes, ni en bonté sur les excellentes. Ah ! du moins si tu aimes ces créatures, aime-les comme des inférieures, aime-les comme des suivantes, aime-les comme des dons, comme le cadeau de ton fiancé, comme les présents d’un ami, comme les largesses d’un seigneur ; mais que ces affections ne t’enlèvent pas cependant le souvenir de ce que tu lui dois. Aime ces créatures, non pas au lieu de lui ; ni elles avec lui, mais elles pour lui ; et lui pour elles, lui au-dessus d’elles...

L’ÂME. Voudrais-tu agréer que je te pose une dernière question ? Quelle est donc cette douceur qui parfois, lorsque je songe à lui, me touche et m’attache avec tant de véhémence et de suavité ? C’est comme si j’allais m’être enlevée à moi-­même pour être ravie je ne sais où. Soudain je me trouve nouvelle et toute transformée, et je ne saurais exprimer comme je suis bien. Ma conscience est ensoleillée, j’oublie la peine de toutes mes misères passées, mon esprit exulte, mon intelli­gence s’éclaire, mon cœur s’illumine, mes désirs s’égaient, je vois que je suis ailleurs, je ne sais où ; il y a là, à l’intérieur, quelque chose que mon amour tient embrassé, et je ne sais ce que c’est, et cependant je voudrais de toutes mes forces le retenir et ne le perdre jamais. ...

L’HOMME. En vérité, c’est lui, c’est ton bien-aimé qui te visite. Mais il vient invisible, il vient caché, il vient insai­sissable. Il vient pour te toucher non pour que tu le voies; il vient pour t’avertir non pour que tu le saisisses; il vient non pour s’infuser tout entier, mais pour se laisser goûter, non pour remplir ton désir, mais pour attirer tes affections.... puisses-tu ne reconnaître que lui, n’aimer que lui, ne suivre que lui, pour l’atteindre et le posséder lui seul!

Richard de Saint-Victor présentera à son tour quatre degrés de l’amour ardent envers Dieu : premier degré de la suavité intime, second degré de la contemplation, troisième degré où «l’âme oublie tout, jusqu’à perdre conscience d’elle-même» puis s’embrase du fer froid au fer rouge, quatrième degré de l’humilité où elle peut dire « ce n’est pas moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi.129» Alors « l’âme à ce degré devient immortelle et impassible ». En résumé, « au premier et au second degré elle s’élève, au troisième et au quatrième elle se transforme 130.» 


1141 Ibn Al-Arif (-1141)

« Son père 131était originaire de Tanger et faisait partie de la garnison de la Qasba d’Alméria, pendant la période où cette cité fut la capitale de l’un des royaumes des Tawâ’if [issu du morcellement du sud de l’Espagne]. Des difficultés économiques l’obligèrent à l’appliquer à un métier manuel : il le plaça tout jeune comme apprenti chez un tisserand pour y apprendre à travailler. Mais l’enfant répugnait à tout travail qui n’était pas l’étude du Qoran et la fréquentation  des livres. À force de multiplier les défenses et les menaces le père faillit faire échouer les heureuses dispositions que le jeune Ibn al Arif montrait pour l’étude. À la fin, il le laissa libre de suivre ses goûts et le jeune homme devint un savant incomparable. Très vite il put s’adonner comme maître à l’enseignement de ces disciplines littéraires soit à Alméria, soit à Saragosse et à Valence. Son habileté calligraphique est également signalée avec éloge par ses biographes.

« La multitude des disciples d’Ibn al Arîf et leur attachement fanatique au maître firent peut-être craindre au sultan almoravide Ali un soulèvement possible en sa faveur pour le porter sur le trône. Le soulèvement des «morîdîn (novices ou postulants) contre les Almoravides, peu après la mort de Ibn al`Arîf, justifierait les soupçons des autorités. L’année qui suivit sa mort, le maître soufi Aboû al Qâsim ibn Qâsyî organisa dans les Algarves (Sud du Portugal) une sorte de milice religieuse formée des adeptes de son école qui suivaient, dans toute sa pureté, la doctrine même d’Ibn al Arîf, et du monastère ou râbita qu’il construisait à Silves, sur la côte de l’Atlantique; il se proclama «imâm, remporta des succès militaires centre les Almohades, et régna dix ans comme souverain de toute la région.

L ’on comprendra donc sans peine que le sultan Ali ait conçu, douze ans plus tôt, de fortes craintes au sujet du succès peu commun qu’obtenaient à Alméria et dans les pays d’alentour les prédications d’Ibn al Arîf. La dénonciation du qâdi Ibn al «Aswad, transmise par écrit, arriva à la cour de Marrakech, et le sultan donna ordre au gouverneur d’Alméria de lui envoyer Ibn al Arîf. Le récit de la captivité et du transport d’Ibn al Arîf nous a été conservé avec assez de détails par les biographes. Le gouverneur d’Alméria, pour obéir aux ordres dit sultan, fit embarquer Ibn al Arîf pour Ceuta, mais le qâdî insinua au gouverneur qu’il serait bon ne pas laisser libre le prévenu et lui mettre des chaînes ou entraves aux pieds.

« Comme Ibn al Arîf accostait à Ceuta, un envoyé du sultan se présenta porteur d’un ordre exprès pour sa mise en liberté. Ibn al Arîf se voyant délivré des chaînes, comprit que le sultan ne voulait pas se rendre complice de l’injuste violence exercée contre lui. « Je ne voulais pas être connu du sultan, s’écria alors, dit-on, Ibn al Arîf, mais puisqu’il me connaît déjà, force m’est bien de le voir. » Il se mit aussitôt en route pour la cour de Marrakech ; il fut reçu avec honneur par le sultan qui le combla de marques de vénération et de respect. Le sultan lui ayant demandé s’il désirait quelque chose, prêt à le lui accorder, aussitôt Ibn al `Arîf lui répondit : « Je ne désire rien que d’avoir la liberté d’aller où je voudrai ». Le sultan se hâta de lui accorder la liberté désirée, mais il semble qu’elle lui fut complètement inutile, car peu de temps après il tomba malade et mourut à Marrakech même.

« On a donné de sa fin deux explications : pour les uns, elle fut dûe à une mort naturelle ; d’autres l’attribuèrent à un empoisonnement. La renommée de sa sainteté et les circonstances mystérieuses de sa mort, produisirent une si forte impression dans l’âme du sultan que, au moment de l’enterrement d’Ibn al `Arîf, quand il vit la douleur publiquement manifestée par la population qui suivit extraordinairement nombreuse le cortège funèbre, il se repentit d’avoir écouté les dénonciations du qâdî d’Alméria contre Ibn al `Arîf et, pris de soupçons, il ordonna de faire une enquête sur le fait et ses causes. »

Son influence fut grande ce dont témoignent plusieurs passages des Futuhat, l’œuvre majeure d’Ibn Arabî.132.



« Entre Lui et les dévots, il n’y a pas d’autre relation que celle de la divine providence, ni d’autre cause que ses divins décrets, ni d’autre moment présent que l’éternité. …

La science est pour les cœurs, comme les causes occasionnelles sont pour les mystères. Tout ce qui n’est point Dieu est un voile qui le cache. […]


Article [2]. La volonté est la caractéristique du profane vulgaire. Elle est en effet la tendance de l’âme vers Dieu dépouillée [de toute autre tendance], et l’intention résolue de s’efforcer de le chercher. Or ceci, dans la voie des choisis ou déjà initiés, est une imperfection, est une séparation [de Dieu], est un retour aux choses créées et à l’amour propre. La volonté du serviteur de Dieu est effectivement la satisfaction de son goût personnel et la source capitale des prétentions. Or l’union à Dieu et son atteinte [dans la contemplation] ne s’obtiennent que par ce que Dieu veut du serviteur, non par ce que le serviteur veut. … Et de l’un des maîtres spirituels (Abû Yazîd al Bistamî) on raconte qu’il dît :

« Dieu m’a mis en sa présence et m’a dit ensuite : « Peut-être désires-tu les grâces » ? Je lui ai répondu : « Non ».

Il m’a dit : « Peut-être désires-tu les charismes ? Je lui ai répondu : « Non ».

II m’a dit : « Peut-être alors désires-tu les demeures élevées ? » Je lui ai répondu : « Non » Il m’a dit : « Que désires-tu donc ? »

Je lui ai répondu : « Je désire ne pas désirer, car ma volonté est sans valeur, puisque je suis ignorant de toute manière. Choisis donc, Toi, pour moi, ce que Tu sais le meilleur et ne mets point ma perdition en ce que mon libre choix et mon autonomie préfèrent. » « Ton Seigneur crée ce qu’il veut, et choisit librement, mais eux n’ont point de libre arbitre » (Qoran, XXVIII, 68)

On raconte du [même] Abû Yazîd qu’il a dit [aussi] : « Je suis monté dans la voiture de la sincérité jusqu’à mon arrivée au sommet de l’air. Je suis monté ensuite dans la voiture du désir passionné jusqu’à mon arrivée au ciel astronomique. Je montai alors dans la voiture du divin amour jusqu’à mon arrivée au lotus du terme. Et une voix m’a crié : « Oh ! Abû Yazîd ! Que désires-tu ? » J’ai répondu : « Je désire ne point désirer, parce que, je suis le désiré et tu es celui qui désire ». Par suite, la santé de la volonté consiste à remettre généreusement à Dieu sa propre faculté d’agir, à rester le sujet vide de pouvoir, par l’abandon du libre choix, à persévérer immobile devant le cours des divins décrets, comme le cadavre entre les mains de celui qui le lave, qui le retourne comme il veut…


Article [3]. Quant à l’ascétisme, il est aussi le propre du profane vulgaire, puisqu’il consiste en ce que l’appétit concupiscible s’abstient des plaisirs, à renoncer à s’unir de nouveau à ce dont on s’est séparé, à laisser la recherche de ce que l’on a perdu, à se priver des désirs du superflu, à contrarier l’aiguillon des passions, à négliger en toute chose ce qui n’intéresse pas [l’âme]. Or cela est imperfection dans la voie des élus, car cela suppose que l’on attache de l’importance aux choses de ce monde, que l’on s’abstient de les servir [que l’on se surveille pour les écarter de soi], que l’on se mortifie extérieurement par la privation des choses d’ici-bas, tandis qu’intérieurement on se sent de l’attachement pour elles.

Faire cas du monde revient à te tourner vers toi même : c’est passer son temps à lutter avec soi-même ; c’est te rendre compte de ta sensibilité et rester avec toi [bien que ce soit] contre ta concupiscence. … En toute vérité, l’ascétisme est l’ardente aspiration du cœur vers Lui seul ; l’adhésion à Lui des aspirations et désirs de l’âme ; l’unique préoccupation de Lui, sans aucune autre préoccupation, afin que Lui écarte de toi la nasse de ces causes occasionnelles et que tu sois avec Lui comme l’enfant d’un mois avec sa mère : il n’a ni volonté ni résolution [dans ses relations] avec elle. C’est ce que l’on dit d’un certain novice interrogeant un maître spirituel : « Oh ! maître ! avec quoi repousses-tu le diable quand il t’attriste [ou t’attaques] par la tentation ? » Le maître lui dit : « Je ne connais pas le diable, pour être obligé de le repousser ! Nous autres nous dirigeons nos désirs vers Lui et remplissons nos cœurs de son souvenir et Lui seul nous suffit, sans que nous ayons besoin d’autre chose, hors de Lui.» […]


Article [4]. Quant à la confiance en Dieu, elle est propre aussi au profane vulgaire, parce qu’elle consiste à confier tes affaires au Seigneur et à te recommander à sa sagesse et à sa bienveillance pour qu’Il te dirige et te remplace, sans avoir toi-même de préoccupation. Or cela, dans la voie des élus, est aveuglement… c’est retourner aux causes occasionnelles. Car, [bien que effectivement] tu abandonnes ces causes et te fixes dans la confiance en Dieu, cette confiance devient une sorte de remplaçante de ces causes. C’est donc comme si tu étais encore attaché à ce que tu as abandonné, tout en t’en croyant séparé. …

Article [8]. … Pareillement, aux gnostiques qui possèdent l’intuition du Dieu Très haut il ne reste aucune espérance, dont ils soient dépendants, ni aucune aspiration qui les asservisse et dont ils s’occupent…



Article [10]. … L’amour sincère  ne met pas en évidence l’amant par ses paroles ; il ne le met en évidence que par ses qualités et par ses regards. …



Article [12]. … Leur confiance en Dieu repose… sur le vide qu’ils font dans leur esprit de toutes aspirations tendant à leur faire régler par eux-mêmes leurs propres affaires : ils s’en tiennent à ce que, sur ce sujet, décide Celui qui les gouverne et les conduit, de la manière dont sa science sait que cela leur convient davantage. …


1148 Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148)

Au XIIe siècle, ceux qui cherchaient Dieu avec un cœur sincère tournaient leur regard vers la « lumière de l’Orient » de Guillaume de Saint-Thierry qui débute ainsi sa Lettre d’or :

«Vers les frères du Mont-Dieu, par qui la lumière de l’Orient et l’antique ferveur religieuse des monastères égyptiens — le modèle de la vie solitaire, le type de la vie céleste — se répandent dans les ténèbres occidentales et dans les froidures des Gaules...133.»

Né à Liège autour de 1085, Guillaume de St Thierry rencontre Pierre Abélard lorsqu’il se met à l’école d’Anselme (-1117)  à Laon. Cet Anselme est distinct, mais contemporain d’Anselme de Cantorbéry (-1109), l’auteur de la célèbre «preuve». Guillaume est moine à Reims en 1113 et devient abbé du monastère de Saint-Thierry en 1119. Le premier de ses opuscules est un traité sur La nature et dignité de l’amour qui demeurera son thème préféré.

Il devient ami de Bernard de Clairvaux (1090-1153), ce qui explique que l’on ait souvent confondu les œuvres de ces deux auteurs au bénéfice du célèbre fondateur et politique autant que spirituel. En 1135, Guillaume reçoit l’habit cistercien à l’abbaye de Signy, une fondation ardennaise toute récente. Vers 1138 il commente pour son propre compte le Cantique. La  Lettre d’or ou Lettre aux frères du Mont-Dieu, dont nous venons de citer l’ouverture, voit le jour à l’occasion d’un voyage fait vers 1144 dans une chartreuse récemment fondée, dont les frères sont en butte à la critique. Guillaume meurt en 1148.

Il doit beaucoup à Origène (~185 ~254) dont nous avons évoqué la possible fréquentation de Plotin (-270) à Alexandrie auprès d’Ammonios, le père du néoplatonisme. Le lien est ainsi très fort avec l’Antiquité, facilement accessible par des manuscrits abondants à Clairvaux et à Signy.  « L’ombre d’un certain Plotin plane sur l’œuvre de Guillaume... Pour les deux auteurs, l’amour est une seconde puissance de l’âme, une sorte d’intellect qui lui permet d’atteindre et de voir (Guillaume préfère le mot “sentir”) ce qui est au-dessus d’elle, comme l’intellect lui permet de connaître ce qui est de même nature qu’elle134.» Guillaume bénéficie d’une solide formation qui lui permet de se confronter avec Abélard (1079-1142), en  s’opposant à une recherche dialectique de la vérité. Il ne peut se contenter d’une connaissance rationnelle qui empêche la connaissance intime et personnelle du mystère divin135 : 

« On atteint pourtant cette Vie plus sûrement par le sens de l’amour illuminé et humble que par n’importe quelles réflexions de la raison ; toujours meilleur qu’on ne le pense, on le pense cependant mieux qu’on ne l’exprime136.

« C’est par l’amour, comme par un sens, que le Créateur est perçu par la créature, c’est lui qui, comme un intellect, donne l’intelligence de Dieu137.

Guillaume se heurte déjà au problème de la prédestination, promis à un bel avenir. Il suggère que la réponse est à trouver dans une expérience intime :

 « La prescience de Dieu à ton sujet, c’est sa bonté envers toi ; la prédestination, sa bonté dès ce moment à l’œuvre en toi ; le choix, l’œuvre elle-même ; la connaissance, le sceau de la grâce138.

 « Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous », et l’amour qui vient de Lui peut alors circuler, liant les hommes entre eux comme avec Dieu, ce qui suggère une grande unité, loin d’une dualité désespérante plaçant le pécheur face à son Juge :

« De même que Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous, et que nous, nous avons appris à n’aimer que Dieu seul ; de même aussi commencerons-nous à aimer le prochain comme nous-mêmes, puisqu’en lui, c’est Dieu seul que nous aimons, comme nous-mêmes139.

L’union est possible, elle vient par ressemblance, grâce à l’initiative amoureuse divine qui provoque la transformation de l’être, dont toute la nature fournit l’analogue :

« L’amour de Dieu, l’Esprit Saint vient planer sur l’esprit des pauvres... Et de même que le soleil se joue à la surface des eaux, les réchauffe, les éclaire, et puis les attire à soi, par sa chaleur, comme par une force naturelle, pour les rendre ensuite à la terre altérée, sous forme de pluie, au temps et lieu de la miséricorde divine, ainsi l’amour de Dieu se joue sur l’amour de ses fidèles, le pénètre de son souffle, le comble de ses bienfaits ; puis il ravit cet amour, qui le cherche par une sorte d’appétit naturel, et qui tend naturellement à s’élever comme le feu. Il l’unit alors à soi et l’esprit de l’homme croyant, possédé par Dieu, devient avec lui un seul esprit140.» 

On retrouve le « lieu » indéterminé commun à tous les mystiques :

«Mon âme a été créée dans ton amour; je ne connais donc ni le ciel ni l’enfer. Si tu me brûles et me réduis en cendres, on ne trouvera pas en moi un autre être que Toi. Je Te connais, mais je ne connais ni la religion, ni l’infidélité141.» 

1153 Bernard de Clairvaux (1091-1153)

Les cisterciens, comme nous venons de le voir chez Guillaume devenu l’un d’entre eux, mettent l’amour et la charité à la première place. Mais un certain relâchement de la vie mystique se manifeste dès ~1250 lorsque les moines quittent leurs retraites pour peupler les universités naissantes où se développe l’influence scolastique. Les cisterciennes, telles que Béatrice de Nazareth (-1268), transmettront alors la flamme mystique142.

Bernard de Clairvaux, auquel on a attribué longtemps les œuvres de Guillaume de Saint-Thierry et aussi celles du chartreux Guignes II, demeure la grande figure de la réforme de Citeaux143. Cette réforme est issue de la tradition bénédictine et conserve des liens avec elle (l’abbé Robert, après avoir fondé Citeaux en 1098, retourne à l’abbaye bénédictine de Molesmes).

Le rayonnement de Bernard se manifeste tôt. À vingt et un ans, il entre à Citeaux qui est une jeune fondation relativement pauvre et d’observance stricte, avec son oncle, quatre de ses frères et plus de vingt de ses amis. À vingt-cinq ans, il est envoyé par son abbé à la tête d’un groupe de douze moines pour fonder un monastère à Clairvaux. Les fondations se succèdent, qui demandent des voyages incessants, alors que sa santé sera toujours médiocre. Il est à la fois rigoureux et bienveillant, consolant la famille du novice Geoffroy de la manière suivante :


« Je remplacerai auprès de lui son père et sa mère, son frère et sa sœur... je le conduirai avec tant d’égards et de ménagements que son âme fera des progrès dans la vertu sans que son corps succombe sous le poids des macérations ; en un mot, il trouvera beaucoup de charme et de douceur dans le service  de Dieu144.»



Son activité réformatrice s’étend. Il favorise les deux premières croisades, il lutte contre les hérétiques sans aucun ménagement, contre Abélard (à l’instigation de son ami Guillaume), et même contre Pierre le Vénérable, le sage abbé de Cluny. Il dirige l’ancien moine de Clairvaux devenu le pape Eugène  III.

Cette intransigeance dans la vie publique au service de la « vraie foi » offre un contraste avec une vie intérieure orientée vers l’amour de Dieu et la charité, cette dernière étant à ses yeux la substance divine même. On retrouve là le même contenu vécu par les deux amis, mais les formes d’expression sont très différentes. Chez Bernard, le moine s’adressant à de larges publics fait appel à l’éloquence propre à la langue latine ; ce qui devient un écueil pour le lecteur moderne dont la sensibilité est bien différente de celle des auditeurs de sermons. Par contre, la méditation que partage avec nous Guillaume le solitaire facilite le partage de son intuition mystique.

Le salut ne dépend pas du mérite :


« Quoi ? Penserais-tu par hasard que tu es l’auteur de tes mérites, que tu pourrais être sauvé par l’effet de ta justice, toi qui ne peux même pas prononcer le nom du Seigneur sans [le secours du] Saint-Esprit145.



Mais de l’amour de Dieu seul :

 « Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment il faut aimer Dieu ? Et moi, je vous répondrai : la raison d’aimer Dieu, c’est Dieu. La mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure. ... La raison pour laquelle nous devons aimer Dieu, c’est de l’aimer pour lui-même146.



Cet amour vient de Lui, ce que nous éprouvons sans en douter :

 « Par où donc est-il entré ? ... En effet, il ne s’identifie avec aucune des choses qui sont au-dehors. Cependant, il n’est pas venu du dedans de moi, puisqu’il est le bien... quand mon cœur se réchauffe... alors c’est pour moi l’indice de son retour147.



Un, il s’étend entre tous ses bénéficiaires :

« Toute déférence tombe devant le parfait amour... ainsi maintenant s’établit... comme entre deux amis intimes, un dialogue tout à fait familier. Il n’y a pas lieu de s’étonner : leur amour provient de la même source, il est donc réciproque148.

 

La charité sans aucun vouloir d’intérêt propre s’identifie à la motion divine :

 « Or, voici pourquoi je dis, de la charité, qu’elle est sans tache : c’est qu’elle a l’habitude de ne rien retenir pour elle de ce qui lui appartient. Mais celui qui n’a rien en propre tient, de Dieu, tout ce qu’il possède, et ce qui est à Dieu ne peut être souillé... la charité est la substance divine elle-même et je n’avance là rien qui soit nouveau ou insolite, car Jean dit : Dieu est charité 149.



Hymne de la charité à l’amour pour atteindre la source divine :

« Qu’y a-t-il de plus agréable que cette conformité, de plus désirable que cette charité qui fait que ton âme ne se contente pas des enseignements qu’elle reçoit des hommes, mais s’approche avec confiance du Verbe, adhère sans cesse à Lui, l’interroge familièrement, le consulte en tout, la capacité de ton intelligence devenant la mesure de la hardiesse de tes désirs. Voilà vraiment le contrat d’un mariage spirituel et saint... C’est trop peu dire : ce n’est pas un contrat : c’est un embrassement, oui, un embrassement, puisque la liaison parfaite de leurs volontés fait, des deux, un seul esprit. Il ne faut pas craindre que l’inégalité des personnes fasse boiter en quelque point cette union de volonté. Car l’amour ignore la crainte révérencielle. [153]

«L’amour tire son nom d’aimer et non pas d’honorer. Celui qui est effrayé ou étonné, qui craint ou admire, celui-là honore : mais tous ces sentiments n’existent pas chez celui qui aime. L’amour a par lui-même sa plénitude. Lorsqu’il se fixe dans une âme, il absorbe en lui toutes les affections. C’est pourquoi celle qui aime, aime et ne sait rien d’autre... Mais je lis que Dieu est charité [I Jean, 4, 16]; je ne le lis pas qu’il soit l’honneur ou la dignité. ... L’amour est la seule tendance parmi tous les mouvements, les sentiments et [154] les affections, qui permet à la créature de répondre à son auteur, bien qu’inégalement... Lorsque le Dieu aime, Il ne demande pas autre chose que d’être aimé, parce qu’Il n’aime qu’afin d’être aimé, sachant que ceux qu’Il aime seront rendus heureux par cet amour même. ...[155]150.

1188 Guigues II (? – 1188)

Le premier chartreux du nom de Guigues (1083-1136) est tenu pour un “rare génie” par ses contemporains Pierre le Vénérable et Bernard151. Le second du même nom (-1188) a influencé l’ermite anglais Rolle et s’accorde à l’auteur du Nuage d’Inconnaissance, qui est lui-même très probablement un chartreux152. Il Existe enfin un intéressant Guigues du Pont (– 1297)153. La lecture des textes chartreux (comme en général de la littérature issue des moines) doit souvent surmonter une extrême sobriété.

Dans son Échelle, le second Guigues distingue quatre degrés : lecture, méditation, prière, contemplation. L’exposition des degrés indique la profondeur de son expérience. Une voie “individuelle” est possible, si la grâce le permet, car le quatrième degré de contemplation n’est en rien dépendant des précédents. Le caractère d’un pur don propre à ce degré n’est toutefois pas souligné dans la récapitulation de la voie, dont se dégage un optimisme résolu, assez fréquent en ce premier moyen âge, plus rare après les ravages des grandes pestes154. Mais le Maître divin de la contemplation est exigeant :



Il est venu pour ta consolation, il se retire par prudence, pour que la grandeur de la consolation ne t’enorgueillisse pas155. ... Cet Époux est un Époux jaloux : s’il t’arrive d’admettre un autre amour, ou de t’appliquer à plaire davantage à un autre, aussitôt il s’éloigne de toi... S’il voit en toi une tache ou une ride, il détourne aussitôt son regard, car il ne peut supporter aucune impureté156.”


 Aussi faut-il demander avec une vigueur qui en quelque sorte soit comparable à cette exigence, c’est le combat spirituel, compris à son niveau profond, au-delà de l’ascèse des sens :

“… mon âme : une terre déserte et vide, invisible et informe... Pourtant... l’abîme inférieur et obscur appelle l’abîme supérieur157. Demandez et vous recevrez... le royaume de Dieu souffre violence, et ce sont les violents qui s’en emparent158.” 



S’ouvre alors la paix par et dans l’amour, seul “moyen” autorisé dans la voie mystique :

 “Car ton intelligence a travaillé en vain, si tu n’aimes pas ce que tu as compris : la sagesse, en effet, est dans l’amour... Là, dans l’amour, réside toute la force de l’âme, là se rassemble toute la nourriture vitale, et c’est de là que la vie est diffusée par tous les membres que sont les vertus159.”


1191 Sohravardi (1155 – 1191)

Sa ville natale se situait au nord-ouest de l’Iran. Sa jeunesse se passe près de Tabriz. Il se rend à Ispahan, fréquente les soufis, mais garde “une autonomie souveraine dans l’usage de la pensée… insiste sur la pratique  de la solitude… connaît une égale maîtrise dans la connaissance rationnelle et la connaissance mystique  … la vie devient pour le pèlerin une théurgie croissante…”. Pauvreté et ascèse : ce “pôle caché de la connaissance mystique” est “perçu par ses contemporains dans l’élément [dans le cadre] du soufisme.” Il se rendra en Anatolie chez un prince Seljoukide qui ne pourra empêcher sa mise à mort sous la pression des docteurs de la Loi… et de son père Saladin d’origine kurde dont l’autorité fragile doit être confirmée : son exécution a lieu trois semaines après l’arrivée des croisés de Richard Cœur de Lion.

 Sohravardi est un gnostique. Il intercède auprès de Dieu : “Il y a des gens qui appellent… il y a des gens qui pleurent dans le secret de Tes sanctuaires…” Il faut les éveiller à rechercher  leur vraie nature160» :


Le récit de l’Archange empourpré

Un ami d’entre mes amis les plus chers me posa un jour cette question161 :

« Les oiseaux comprennent-ils le langage les uns des autres ?

– Certes, répondis-je, ils le comprennent.

– D’où en as-tu eu connaissance ? rétorqua mon ami.

– C’est qu’à l’origine des choses, lorsque celui qui est le Formateur au sens vrai, voulut manifester mon être qui n’était pas encore, il me créa sous la forme d’un faucon. Or, dans le pays où j’étais alors, il y avait d’autres faucons ; nous parlions les uns avec les autres, nous écoutions les propos les uns des autres, et nous nous comprenions mutuellement.

– Fort bien, dit mon ami, mais comment les choses en sont — elles arrivées à la situation présente ?

– Eh bien voici : un jour les chasseurs Décret et Destinée tendirent le filet de la Prédestination ; ils y mirent en appât le grain de l’attirance, et par ce moyen réussirent à me faire prisonnier. De ce pays qui avait été mon nid, ils m’enlevèrent dans une contrée lointaine. Mes paupières furent cousues ; on serra autour de moi quatre espèces d’entraves [les éléments : terre eau air feu] ; enfin dix geôliers furent commis à ma garde : cinq ayant le visage tourné vers moi et le dos en dehors, cinq autres en dos à dos avec moi, le visage tourné vers l’extérieur [les dix sens]. Les cinq qui avaient le visage tourné vers moi et le dos vers l’extérieur, me maintinrent si étroitement dans le monde de l’hébétude, que mon propre nid, le pays lointain, tout ce que j’avais connu là-bas, tout cela je l’oubliai. Je m’imaginais que j’avais toujours été tel que j’étais devenu.

« Lorsqu’un certain temps eût passé ainsi, mes yeux se rouvrirent quelque peu, et dans la mesure où ils étaient capables de voir, je me mis à regarder. De nouveau je commençai à voir les choses que je n’avais plus vues, et j’en étais dans l’admiration. Chaque jour, graduellement, mes yeux se rouvraient un peu plus, et je contemplais des choses qui me bouleversaient de surprise. Finalement, mes yeux se rouvrirent complètement ; le monde se montra à moi tel qu’il était. Je me voyais dans les liens que l’on avait serrés autour de moi ; je me voyais prisonnier des geôliers. Et je me disais à moi-même : « Apparemment il n’arrivera jamais que l’on me débarrasse de ces quatre entraves ni que l’on éloigne de moi ces geôliers, pour que mes ailes puissent s’ouvrir et que je prenne un instant mon envol, libre et dégagé de toute contrainte. » [recherche spirituelle suivie de la Rencontre :]

– Le Sage : Blanc, je le suis en vérité ; je suis un très ancien, un Sage dont l’essence est lumière. Mais celui-là même qui t’a fait prisonnier dans le filet, celui qui a jeté autour de toi ces différentes entraves et commis ces geôliers à ta garde, il y a longtemps que lui-même m’a projeté, moi aussi, dans le Puits obscur. Et telle est la raison de cette couleur pourpre sous laquelle tu me vois. Sinon, je suis moi-même tout blanc et tout lumineux. …

–   Moi : O Sage, d’où viens-tu donc ?

–   Le Sage : Je viens d’au-delà de la montagne de Qâf. Là est ma demeure. Ton nid, à toi aussi, jadis fut là-bas. Hélas ! tu l’as oublié.

–   Moi : Mais ici, quelle peut être ton occupation ?

–   Le Sage : Je suis un perpétuel pèlerin. Sans cesse je voyage autour du monde et j’en contemple les merveilles.

–   Moi : Quelles sortes de merveilles as-tu observées dans le monde ?

–   Le Sage : Sept merveilles en vérité : la première est la montagne de Qâf, notre patrie, à toi et à moi. La seconde : le Joyau qui illumine la nuit. La troisième : l’arbre Tûbâ. La quatrième : les douze ateliers. La cinquième : la cotte de mailles de David. La sixième : l’Épée. La septième : la Source de la Vie.

–   Moi : Raconte-moi, je t’en prie, l’histoire de tout cela.

–   Le Sage : Voici : il y a d’abord la montagne de Qâf. Elle se dresse tout autour du monde qu’elle cerne complètement ; en fait, elle se compose de onze montagnes. C’est là que tu te rendras, lorsque tu te seras débarrassé de tes liens, parce que c’est de là que l’on t’a enlevé jadis, et parce que tout être retourne finalement à sa forme initiale.

– Moi : Mais comment parcourrai-je le chemin jusque là bas ?

[…]

si tu actualises en toi-même la vertu naturelle de franchir ces montagnes, c’est en un instant que tu les franchiras toutes les deux.

– Moi : Maintenant que tu m’as expliqué la montagne de Qâf, dis-moi, je te prie, l’histoire du Joyau qui illumine la nuit.

[…]

– Moi : Qu’est-ce donc que l’arbre Tûbâ ?

– Le Sage : L’arbre Tûbâ est un arbre immense. Quiconque est un familier du Paradis y contemple cet arbre chaque fois qu’il s’y promène. Au cœur des onze montagnes dont je t’ai parlé, il est une certaine montagne. C’est dans cette montagne que se trouve l’arbre Tûbâ.

– Moi : Ne porte-t-il pas de fruits ?

– Le Sage : Tous les fruits que tu vois dans le monde sont sur cet arbre ; les fruits qui sont devant toi sont eux-mêmes au nombre de ses fruits. Si cet Arbre n’existait pas, jamais il n’y aurait devant toi ni fruit ni arbre, ni fleur ni plante.

– Moi : Fruits, arbres et fleurs, quel lien ont-ils donc avec cet arbre ?

– Le Sage : Sîmorgh a son nid au sommet de l’arbre Tûbâ. À l’aurore elle sort de son nid et déploie ses ailes sur la Terre. C’est sous l’influence de ses ailes que les fruits apparaissent sur les arbres et que les plantes germent de la Terre.

[…]

– Moi : Veux-tu dire que dans tout l’univers il n’ait existé qu’une seule Sîmorgh ?

– Le Sage : Non, c’est celui qui ne sait pas, qui pense faussement ainsi. Si continuellement une Sîmorgh ne descendait de l’arbre Tûbâ sur terre, tandis que simultanément disparaît celle qui était avant elle sur terre, c’est-à-dire que si continuellement ne venait une nouvelle Sîmorgh, rien de ce qui existe ici ne subsisterait. Et de même qu’elle vient sur terre, Sîmorgh s’en va également de l’arbre Tûba vers les douze ateliers.

[…]

– Moi : O Sage, dans ces ateliers qu’est-ce que l’on tisse ?

– Le Sage : On y tisse surtout du brocart, mais l’on y tisse également toutes sortes de choses qui ne sont encore venues à l’idée de personne. C’est aussi dans ces ateliers que l’on tisse la cotte de mailles de David.

– Moi : O Sage, qu’est-ce donc que la cotte de mailles de David ?

– Le Sage : Cette cotte de mailles, ce sont les liens divers que l’on a serrés autour de toi.

[…]

–   Moi : Mais y a-t-il un moyen par lequel on peut être débarrassé de cette cotte de mailles ?

–   Le Sage : Par l’Épée.

–   Moi : Et où peut-on s’emparer de cette Épée ?

–   Le Sage : Dans notre pays il y a un exécuteur [l’ange de la mort] ; cette Épée est dans sa main. On a fixé comme règle que lorsqu’une cotte de mailles a rendu les services qu’elle avait à rendre pendant un certain temps, et que ce temps est arrivé à expiration, cet exécuteur la frappe de son Épée, et le coup est tel que tous les anneaux se brisent et s’éparpillent.

–   Moi : Pour celui qui est revêtu de cette cotte, y a-t-il des différences dans la manière de recevoir le coup ?

–   Le Sage : Certes, il y a des différences. Pour les uns, le choc est tel qu’eussent-ils vécu un siècle, et eussent-ils passé toute leur vie à méditer la nature de la souffrance qui peut être la plus intolérable, et quelle que soit la souffrance que leur imagination ait pu se représenter, jamais leur pensée ne serait arrivée à concevoir la violence du coup que fait subir cette Épée. Pour d’autres en revanche, le coup est supporté plus aisément.

–   Moi : O Sage, je t’en prie, que dois je faire pour que cette souffrance me soit rendue aisée ?

–   Le Sage : Trouve la Source de la Vie. De cette Source fais couler l’eau à flots sur ta tête, jusqu’à ce que cette cotte de mailles (au lieu de t’enserrer à l’étroit) devienne un simple vêtement qui flotte avec souplesse autour de ta personne. Alors tu seras invulnérable au coup porté par cette Épée. C’est qu’en effet cette Eau assouplit la cotte de mailles (cf. Qorân 34/10), et lorsque celle-ci a été parfaitement assouplie, le choc de l’Épée ne fait plus souffrir.

–   Moi : O Sage, cette Source de la Vie, où est-elle ?

–   Le Sage : Dans les Ténèbres. Si tu veux partir à la Quête

de cette Source, chausse les mêmes sandales que Khezr (Khadir) le prophète, et progresse sur la route de l’abandon confiant, jusqu’à ce que tu arrives à la région des Ténèbres.

– Moi : De quel côté est le chemin ?

– Le Sage : De quelque côté que tu ailles, si tu es un vrai pèlerin, tu accompliras le voyage.

– Moi : Qu’est-ce que signale la région des Ténèbres ?

– Le Sage : L’obscurité dont on prend conscience. Car toi — même, tu es dans les Ténèbres. Mais tu n’en as pas conscience. Lorsque celui qui prend ce chemin se voit soi-même comme étant dans les Ténèbres, c’est qu’il a compris qu’il était auparavant d’ores et déjà dans la Nuit, et que jamais la clarté du Jour n’a encore atteint son regard. Le premier pas des vrais pèlerins, le voilà. C’est à partir de là seulement qu’il devient possible de s’élever. Si donc quelqu’un parvient à cette station, à partir de là, oui, il peut se faire qu’il progresse. Le chercheur de la Source de la Vie dans les ténèbres passe par toutes sortes de stupeurs et de détresses. Mais s’il est digne de trouver cette Source, finalement après les Ténèbres il contemplera la Lumière. Alors il ne faut pas qu’il prenne la fuite devant cette Lumière, car cette Lumière est une splendeur qui du haut du Ciel descend sur la Source de la Vie. S’il a accompli le voyage et s’il se baigne dans cette Source, il est désormais invulnérable au coup de l’Épée. Ces vers (de Sanâ'î) :

Laisse-toi meurtrir par l’Épée de l’amour

Pour trouver la vie de l’éternité,

Car de l’Épée de l’ange de la mort,

Nul ne fait signe que l’on ressuscite.

Celui qui se baigne en cette Source, jamais plus ne sera souillé. Celui qui a trouvé le sens de la Vraie Réalité, celui-là est arrivé à cette Source. […]

Le bruissement des ailes de Gabriel

[…] Nous aussi (les dix Sages) nous formons éternellement la hiérarchie que voici162. Le fait que tu ne nous voies pas n’est nullement une preuve de notre non-existence, pas plus que, si tu viens à nous voir, cela n’indique un changement et un transfert de notre part. Le changement c’est en toi, dans ton propre état, qu’il se passe. […]

1209 Rûzbehân (1128-1209)

Rûzbehân vécut à Shiraz, alors capitale d’une dynastie semi-indépendante, même s’il voyagea en Irak, Syrie, Arabie. Il eut plusieurs femmes, deux fils, trois filles. Il fonda un hospice, mais l’ordre fondé par ses descendants s’étiola en un culte de sa tombe devenu célèbre lieu de pèlerinage — jusqu’aux Safavides anti-sûfîs.  Tombée en ruines, la tombe fut restaurée récemment sous la suggestion du rénovateur des études iraniennes sûfîs Henry Corbin. Rûzbehân aurait influé le grand poète de la même ville Hâfiz163 : avec Sohravardi, ils partagent le thème de la religion de l’amour associé à la théophanie de la beauté164.

Nous citons en premier lieu un long passage d’Henry Corbin parce qu’il déborde le cadre du seul Rûzbehân en soulignant l’alternative proposée à l’ascèse trop souvent prédominante en Islam comme dans le christianisme165 :


Majnûn, le «miroir de Dieu» par H. Corbin

«Ce livre, comme nous en informe le premier chapitre, fut entrepris à l’occasion d’un entretien avec une personne, jeune fille ou jeune femme, dont l’auteur tait discrètement le nom. Nous ne savons d’elle que deux choses : son extrême beauté, que Rûzbehân célèbre avec toutes les ressources de son vocabulaire, et son degré de culture spirituelle qui se manifestent par les questions très pertinentes qu’elle adresse à l’auteur et qui motivèrent la composition du livre. Les questions convergent vers celle-ci : quelle signification l’amour humain peut-il avoir pour un soufi? Trait curieux, non dépourvu d’humour, elle commence par tenir à Rûzbehân le langage de la plus stricte orthodoxie, celle qui fut toujours plus que réticente à l’égard des expressions passionnées du soufisme.

«Tout d’abord est-on autorisé et y a-t-il vraiment un sens, à employer le mot amour à l’égard de Dieu (amour de Dieu, amour pour Dieu, etc.)? C’est le point sur lequel ont hésité, par crainte de l’absolue transcendance divine, les pieux ascètes de Mésopotamie qui, à l’origine, furent désignés comme soufis. En revanche, Rûzbehân peut déjà se réclamer de toute une lignée de maîtres célèbres ayant approuvé cet usage du mot, avec la conception qu’il implique et dont on peut entrevoir les conséquences pour l’histoire religieuse. Mais cela admis, la belle interlocutrice ne s’en trouve que mieux fondée à demander : «Ô soufi, dans l’amour divin, qu’est-ce que l’amour humain a à faire?» Rûzbehân évoque alors le témoignage de la 12e sourate du Qorân (l’histoire de Joseph et de Zolaykhâ), et à côté de sentences attribuées aux maîtres du soufisme, l’autorité du hadith célèbre entre tous, celui où le Prophète énonça : «Celui qui aime, reste chaste et meurt sans avoir trahi son secret, celui-là meurt en témoin véridique (shahîd).» En fait, la réponse de Rûzbehân tient toute dans la question qu’il pose à son tour à son interlocutrice : «Telle que tu es au regard de Dieu, c’est-à-dire telle que Dieu se contemple soi-même en toi, qui donc es-tu? Toi?» Formuler cette question, c’est présupposer l’initiation spirituelle qui investit la beauté humaine d’un sens sacral, comme étant la manifestation divine, la théophanie par excellence. C’est pourquoi finalement, son interlocutrice demandera à Rûzbehân de composer un livre qui soit pour tous les adeptes de la religion d’amour un guide, un imâm, les menant sur cette Voie où l’amour humain, au lieu de se poser comme l’antagoniste de l’amour divin, en est au contraire l’initiation et, quand il atteint à la limite de sa perfection, en marque l’éclosion. (34-35).

«La distance entre les deux mesure toute la distance qui sépare l’homo religiosus et l’homo mysticus. Celui-ci se situe sur un plan de conscience antérieur (ou postérieur) à l’opposition sujet-objet, c’est-à-dire un état où ne sont possibles ni objectivation ni socialisation de l’objet religieux, parce que c’est un état où l’Être divin est éprouvé comme le Sujet absolu agissant chaque cas, chaque existence. Puisque celui-ci est à soi-même l’objet de sa connaissance, et puisqu’Il se révèle à soi-même dans son Image, la Forme humaine primordiale, l’Anthrôpos ou Adam célestes, afin de se connaître en elle en étant connu par elle, il faut bien que la connaissance que cette Image a de lui, ne soit précisément rien d’autre que la connaissance qu’il a d’elle. (36).

«Bien entendu, cette spiritualité de Rûzbehân, caractéristique aussi bien de tout le soufisme iranien, forme antithèse avec l’idée courante de l’ascétisme pour qui la beauté sensible s’offre à la façon d’un piège diabolique, tandis que l’éros humain et l’amour divin se présentent comme deux termes exclusifs entre lesquels l’ascète doit préalablement choisir. Mais ne nous y trompons pas : pas plus qu’il ne suffit de sortir de l’individuel pour atteindre au divin, pas davantage l’individuation radicale que postule cette religion mystique de la beauté n’exclut une éthique rigoureuse, d’autant plus rigoureuse même qu’elle exige une éthique tout individuelle, parfois héroïque et secrète, celle qui est typifiée dans la personne du javânmard, le “chevalier de l’âme”. Rûzbehân le déclare : il faut avoir franchi le pont qui surplombe l’enfer de la nature sensuelle, pour pouvoir dire comme il le dit à celle qui fut la dédicataire du Jasmin : “Impossible de franchir le fleuve torrentueux (le jayhûn) du tawhîd, sans le pont de ton amour.” Ou, pour employer une autre des images affectionnées par Rûzbehân : “Parce qu’il s’agit d’un seul et même amour, c’est dans le livre de l’amour humain qu’il faut apprendre à lire la règle de l’amour divin.” Oui, il s’agit bien d’un seul et même texte, mais il faut apprendre à le lire, et c’est cela l’exercice difficile. (37).»

Le dévoilement des secrets166.

« 13 — Ce dont je me souviens des jours de mon adolescence c’est qu’une fois, alors que je me trouvais dans les solitudes désertes du monde caché au-delà des sept cieux, un océan immense se dévoila à moi, et je vis au centre de cet océan une île énorme. Au centre de cette île, je vis un château immensément grand qui s’élevait si haut que cela semblait sans fin. Du pied du château et aussi haut que mon regard pouvait monter se trouvaient des meurtrières en nombre infini. Alors Dieu le Très-Haut Se révéla à moi de toutes ces meurtrières à la fois. Je demandai : « Mon Dieu ! qu’est-ce donc que cet océan ? » Il répondit : « L’océan de la sainteté. »… (142)

« 15 — Une autre fois, je me vis comme sur la montagne de l’orient. Je vis alors un groupe d’anges. Or il y avait, qui s’étendait du levant au couchant, un océan tel que je ne pouvais rien voir d’autre. Ils me dirent : « Entre dans cet océan et nage jusqu’à l’occident ! » J’entrai donc dans l’océan et je nageai. Lorsque j’eus atteint l’endroit où descend le soleil, le soir, les montagnes de l’orient et de l’occident m’apparurent telle une multitude de petites montagnes. Alors je vis un groupe d’anges sur la montagne de l’occident. Ils brillaient de la lumière du soleil. Ils s’écrièrent en disant : « Eh toi ! nage ! ne crains rien ! »… (143).

« 34 — Et je vis [Dieu] plusieurs fois sous la qualification de la majesté et de la beauté. Les anges se trouvaient avec Lui. Je dis alors “Ô mon Dieu, de quelle façon m’étreindras-Tu ?” Il me répondit : “Je viendrai à toi des tréfonds de l’éternité sans commencement. Je m’emparerai de ton esprit par Ma main, et Je l’emporterai jusqu’à l’étape spirituelle du refuge. Là Je te verserai à boire du vin de l’imminence, et Je te révélerai Ma beauté et Ma majesté, à jamais, de la façon même que tu le désires, sans voile”. » Alors je vis Gabriel, Michel, Séraphiel et Azraël — sur eux se salut — portant un vêtement de lumière d’une telle beauté que je ne saurais le décrire. Puis je vis Munkir et Nakîr, semblables à deux adolescents avenants et beaux. Ils jouaient tous deux du rabâb au chevet de ma tombe et me disaient : « Nous sommes amoureux de toi, c’est pourquoi nous pénétrons dans ta tombe sous cette forme. » Alors toute crainte s’évanouit. (153).

« 43 — J’ai vu notre Prophète, l’ensemble des prophètes, des envoyés et de tous les saints, montés sur des chamelles, et quant à moi je chevauchais à la droite du Prophète. Je les vis vêtus d’habits d’or et de perles tels qu’ils semblaient avoir une apparence unique, avançant rapidement dans un espace qui ressemblait à la partie la plus pure de l’or rouge au milieu du feu. Et je vis Gabriel en tête de la troupe dans cet espace comme une colombe qui vole dans l’air. C’était comme s’ils se parlaient les uns aux autres pendant qu’ils se hâtaient comme le soldat au moment où il se range en ordre de bataille. Je me rappelai alors de mes compagnons et je les cherchais. Je les vis répartis en fonction de leurs états spirituels, proches les uns des autres. Je me retournai et voici que l’un d’entre eux chevauchait derrière moi. Il portait un vêtement qui semblait être une lumière bleue comme je n’en avais jamais vu. Il pressa sa monture pour me rejoindre en tenant de la meilleure façon les rênes dans sa main, et il me parla. Nous atteignîmes la présence de la munificence que Dieu avait disposée. Puis Dieu nous dévoila Sa rencontre, et Il nous salua, après quoi je ne pus plus voir l’une quelconque de Ses créatures. Je demeurai tout seul stupéfait aussi longtemps que le désirât Dieu le Très-Haut. Alors Dieu le Très-Haut me dévoila le voile de sa superbe, si bien que je vis derrière le voile une majesté, une magnificence, une munificence, un monde de majesté, des océans et des lumières qui ne sauraient être montrés aux êtres. Je me trouvais à la porte de Sa magnificence tel un mendiant étourdi. Il me parla depuis les dais de la magnificence en ces termes : « Ô mendiant ! comment es-tu parvenu jusqu’en ce lieu ? » Je me sentis détendu envers Lui et je dis : « Mon Dieu, mon prince, mon seigneur ! C’est par Ta faveur, Ta libéralité et Ta générosité. » (165-166).


« 92. ... Je vis les phénomènes depuis le trône jusqu’à la terre, qui semblaient être foulés sous Sa face comme le plus petit grain de moutarde. Dieu me tint un discours disant : « Toute chose périt excepté Sa face. » Cela me précipita dans les océans d’extases. Je fus comme un papillon dans les rayons du soleil, immense. Le Très-Haut obtint de Son serviteur le prix de l’objet de son aspiration. Je connus que la sainteté est un pur don. Je priai Dieu le Très — Haut de m’accorder une science. Mais je fus effrayé par la demande. Soudain Dieu — gloire à Lui — me fit asseoir sous l’aspect de la majesté et de la beauté. Il m’enivra du vin de Son union. Il me stupéfia par les parfums que répand Son intimité. Il éveilla mon désir par les coupes de vin de Son égaiement. J’éprouvai une délicieuse extase jusqu’à ce qu’un moment fût passé. Je Lui réclamai alors la manifestation claire de Ses attributs et de la perfection de la sainteté de Son essence. Soudain je le vis dans la demeure de la majesté sur le tapis de la proximité. Mon désir pour Lui augmenta. Je désirai de Lui qu’Il me fasse fondre dans Sa grâce et dans Son union. Une heure passa. Puis je désirai de Lui une contemplation encore plus grande. Je Le vis, le Très — Haut, dans les étendues désertes du monde caché. Je me vis moi-même me rouler par terre devant Lui dans ces étendues désertes. Je me roulai par terre devant Lui du début à la fin du désert plus de mille fois, tandis que Lui, le Très-Haut, me regardait de l’œil de la magnificence et de Sa majesté. Puis Il dit : « C’est ainsi que fit Moïse. Il se roula dans la terre dépouillé de ses vêtements, cinq fois par jour, humilié devant Dieu le Très — Haut, abaissé devant Sa puissance. »... (247-248).

« 106. Je suis tombé dans des stations de contemplation de la majesté que je voudrais décrire aux mondes afin qu’ils en tombent amoureux et qu’ils acquièrent une certitude au sujet des gloires de Sa superbe. Et cela vient de mon amour pour Lui, de ma compatissance envers Ses créatures et de mon soupir pour eux. Comment se sont-ils détachés de Lui pour rien tandis que je me suis prosterné devant Dieu en éliminant de mes voyages nocturnes l’affluence des pensées des suggestions diaboliques et les venues renouvelées des pensées condamnables ?


« 114 Il arriva que je m’arrêtai au milieu d’une assemblée de gens de la demande. Il n’y avait aucun avantage à espérer de leurs demandes. Mon cœur fut oppressé par ce que je vis de leurs demandes, car leurs demandes n’étaient que prétentions humaines envers Lui. … J’éprouvais un violent souci jusqu’à ce que ma poitrine fût sur le point de déborder en bouillonnant. ...

J’étais dans les affres du sommeil et Dieu — gloire à Lui — me tint un discours citant Sa parole : «Ils veulent éteindre la lumière de Dieu avec leurs bouches, mais Dieu est celui qui parfait Sa lumière bien qu’il répugne aux impies.» Ce discours se produisit lorsque ma nature corporelle fut enlevée à la torpeur du sommeil. Je m’assis. Je fis les ablutions. Je priai deux prosternations. Ma poitrine fut extrêmement oppressée jusqu’à ce que je m’impose l’invocation des noms de Dieu le Très-Haut, afin de sortir de l’angoisse qu’éprouvait ma poitrine à cause de Lui... entre moi et Lui était un éloignement et pas de distance. Il me dit : «Pourquoi t’inquiéter alors que Je t’appartiens sous l’aspect de la superbe?...

L’ennuagement du cœur167

« 3 Lorsque Dieu voulut faire exister cet organe subtil, Il Se révéla au néant, du sein de la prééternité, au moyen de Sa majesté. Il conféra l’existence à chacun de ses atomes. Ils existèrent à partir de la conjonction de l’épiphanie de Son essence et de Ses attributs, en tant que saveur propre à l’état de leur formation, jusqu’à ce qu’ils fussent formés par le ravissement de l’amour créaturel. Chacun de ses atomes fut aussi porté à l’existence sous la forme d’un œil issu de Sa lumière. Alors, de tous ses atomes, il vit Dieu de ses propres yeux si bien qu’il grandit dans Sa contemplation. Et Dieu fut jaloux de Lui-même car nul autre que Lui, le Très-Haut, ne L’avait jamais contemplé auparavant. Il détourna alors l’ œil de l’organe subtil de Sa contemplation pour le diriger vers lui-même. Il se regarda lui-même, et disparut de la contemplation du Premier [Dieu]. Ainsi, la vision de lui-même est, pour lui, le deuxième voile. (148).


1220 Najmoddîn Kubrâ (1145-1220)

Né à Khwarezm168, Kubrâ voyagea entre ses vingt-cinq et trente-cinq ans en Égypte, à la Mecque, à Nichapour, Isfahan...

Il embrassa la voie mystique auprès de Ismaïl Quasrî et Rûzbehân Misri puis forma « une pléiade de disciples dans son pays natal dont le plus important fut Majdoddîn Bagdadî169.

Il s’agit d’effacer l’ego en suivant la formule de Junayd [entrée : 911 Junayd (830-911)] : « que Dieu te fasse mourir à toi-même et qu’Il te fasse revivre par Lui ! » Et pour cela la « condition est d’attacher son cœur au shaikh comme à un compagnon de route170», règle qui « sert de norme à la pédagogie spirituelle chez les maîtres Naqsbandis et Kubrawis… Grâce à ce lien du cœur, le Maître et le disciple sont susceptibles de partager des états mystiques analogues.

Kubrâ… se vit associé à son propre sheikh, lui apparaissant comme un soleil radieux dans le ciel. … De nombreux soufis ont été guidés, fortifiés et instruits par “l’esprit de leur shaykh”, ou par l’esprit d’un prophète ou d’un saint qu’ils prenaient pour support de réalisation, en raison d’une affinité particulière. Il s’agit d’un aspect ésotérique de la walâya [charisme de la sainteté] : le transfert de la gnose et des états mystiques d’un réceptacle dans un autre réceptacle humain.171».

Voici deux recommandations en vue d’établir une solide vie spirituelle :



« Le neuvième fondement est la « vigilance ». C’est s’affranchir de sa propre force et de son propre secours, comme lorsqu’on meurt, pour veiller dans l’attente des dons de Dieu et guetter le frémissement de la brise de ses grâces... […]


« Le dixième fondement est la «satisfaction». C’est s’affranchir de l’assentiment vis-à-vis de soi-même en recevant l’assentiment de Dieu, en se soumettant à ses décrets éternels… Un mystique a dit : «Mon amour pour Lui est irrévocable, qu’Il l’agrée ou qu’Il le dédaigne. Que sa fontaine se trouble sous l’effet de sa colère ou qu’elle demeure limpide, je remets à l’Aimé ma destinée tout entière. Il me revivifiera s’Il le veut. Il m’effacera s’il le veut. » … [Car] «Celui qui était mort, nous l’avons revivifié, et nous lui avons remis une lumière avec laquelle il marche parmi les hommes…» (citation du Coran 6, 122)172.»



On remarque, outre la poésie de sa rédaction, la finesse psychologique du soufi cultivé, par là tenté d’échapper à l’attention au divin par la parole ou par l’écriture, quittant ainsi la voie mystique « au bénéfice » de quelque étude ou travail intellectuel ! Le problème n’est pas nouveau si l’on en juge par l’apologue qui suit :


« Je me consacrais à Dieu assidûment quand le Démon vint me déranger : “Tu es un homme instruit qui marche dans les traces de l’Envoyé de Dieu. Si tu t’occupais maintenant de rechercher les traces des shaykhs qui ont conservé la mémoire du Prophète et de ses propos, cela vaudrait mieux pour toi. Car si tu persistes uniquement dans la lutte spirituelle, tu passeras à côté des plus grands shaykhs et de leur haute lignée.” Je m’empressai de repousser aussitôt une telle insinuation… Alors le Malin eut recours à une autre insinuation et me dit : “Ne connais-tu rien de plus séduisant que mes artifices et mes insinuations ? Pourquoi ne pas les réunir  en un ouvrage que tu intitulerais Le livre des artifices du Rebelle dirigés contre l’aspirant ? Quelle aubaine pour toi en ce monde et dans l’autre ! Tous les chercheurs se saisiraient de ce livre qui leur permettrait d’éviter les ruses et les artifices de Satan.” Je réfléchis là-dessus, songeant à composer le livre. Mais mon shaykh me mit en garde en me disant : “C’est encore une des ruses du Satan… pour interrompre ton dhikr [ta prière], et pour altérer l’intimité avec le Très-Haut et le recueillement du cœur.” Je me le tins pour dit et j’en demeurai là173.»


1226 François d’Assise (1182-1226)

François d’Assise imite son maître Jésus. Les belles approches modernes abondent, dont se détachent celles de P. Sabatier et de J. Green. Mais il vaut mieux recourir aux sources, écrits de François174, incluant les «manuscrit de Pérouse ou compilation d’Assise» redécouvert tardivement, «Actes du bienheureux François» à la source de Fioretti tardifs et moins complets.

On  peut diviser les quarante-quatre années de sa vie en trois parties. Jeunesse «généreuse», de la naissance en 1182 jusqu’en 1205, l’année où survient une « touche initiale de la grâce », peu après son épreuve de l’emprisonnement à Pérouse. Suivent cinq années charnières où une transformation intérieure aboutit à sa mise en pratique visible : il devient le «nouvel évangéliste» incarnant «la pauvreté elle-même au-dedans et au-dehors».

En 1209 deux compagnons se joignent à lui.  Puis pendant les dix-sept années qui lui restent à vivre il tente de guider un nombre croissant de disciples, en donnant l’exemple de la véritable pauvreté. Se détache la désappropriation acceptée de toute fonction au sein de l’ordre naissant pour laisser génialement place à l’exemplarité personnelle. Sa santé est détruite et la cécité lui inspire Il cantico di Frate Sole, premier des laudi, genre littéraire qui se développera sur deux siècles (évoquée par la figure de Jacopone da Todi). Il meurt en 1226 après des soins médicaux impuissants et douloureux. 

Précisons les faits couvrant la charnière 1203-1209 où sur quelques années se produit l’irruption mystique précédée de rêves qui signalent le travail profond en cours. Cdette période débute par la guerre entre Assise et Pérouse où François s’enrôle parmi les chevaliers puis est fait prisonnier.

« Libéré à prix d’argent en 1203 par son père, François, après une longue convalescence, décida de se rendre dans les Pouilles, où la lutte entre Innocent III et l’Empire se poursuivait. La veille du départ, au début de 1205, il donna sa tenue de luxe à un soldat pauvre. La nuit suivante, le Seigneur, l’appelant par son nom, l’introduisit dans un palais de rêve où se trouvait une belle dame et des armes marquées du signe de la croix. Il lui fut révélé que ce castel lui était réservé s’il voulait assumer avec constance l’étendard de la croix ; il quitta Assise, assuré de devenir illustre. À Spolète, il eut une seconde vision : “Retourne au pays de ta naissance ; ta vision se réalisera par moi tout spirituellement”. Le saint rentra, dans l’attente du vouloir de Dieu. Il dut assister à une dernière soirée ; soudain, il expérimenta la présence de l’Esprit au point de ne pouvoir ni parler ni marcher : “A quoi penses-tu, à prendre femme ? - Oui, la plus noble, la plus riche, la plus belle qui se soit jamais vue.” Après ces touches initiales de la grâce, François se dégage lentement du siècle. Il se rend souvent dans une grotte près de la ville et y prolonge ses oraisons. Un jour il rencontre un lépreux et l’embrasse. Le lépreux mystérieux, Christ décrit par Isaïe175, disparaît aussitôt. Ce geste où il vainc ses répugnances détermine sa vocation. Dans son émotion, il chante des laudes : ce fut son premier cantique. Ses propos d’ascension spirituelle furent bientôt exaucés : le Christ crucifié lui apparut pour la première fois dans cette grotte. […] Il entend parfaitement la loi évangélique du renoncement total et s’adonne à l’exercice des vertus fondamentales de l’esprit séraphique : pauvreté, humilité, amour débordant de piété ; il se met au service des lépreux à l’hôpital Saint-Lazare. […] Cité canoniquement par l’évêque, François rendit à son père tout ce qu’il avait, jusqu’à son vêtement. Sur-le-champ, Guy II le couvrit de sa chape. François pouvait désormais suivre le Christ nu sur la croix. C’était le 16 avril 1207. Dans sa loque signée d’une croix, il se proclame “le héraut du grand Roi”. Après s’être rendu chez les moines de Valfabricca puis à Gubbio, il revint à San Damiano en maçon mendiant. C’est alors que commence son “dialogue” avec sainte Claire. […] La reconstruc­tion de San Damiano achevée, François y demeurait d’ordinaire. Le 24 février 1209 probablement — on célébrait la messe des Apôtres —, il entendit lire les paroles du Christ aux disciples176. Il eut l’intelligence du texte par l’onction de l’Esprit : le véritable disciple “ne devait posséder ni or, ni argent” ; il devait “prêcher le royaume de Dieu, la pénitence” et la paix […] il dépose son manteau d’ermite, ses chaussures et son bâton, sa bourse et sa ceinture, revêt une loque ceinte d’une cordelette et marquée d’une croix, afin de s’adapter “à la règle apostolique” de la perfection évangélique. Dans l’exultation de cette révélation, dénouement de sa vocation, “l’apôtre des temps nouveaux” annonce partout l’Évangile. […] Bernard de Quintavalle et Pierre de Cattani le suivent. […] Ouvrant l’Évangile par trois fois177 François découvre une seconde fois l’Évangile de la pauvreté. C’était le 15 avril 1209178.»

Commence ensuite la « vie publique » par l’arrivée de trop nombreux frères pour laisser la spontanéité fidèle à la grâce guider la communauté. Le combat de François pour conserver au moins l’esprit de pauvreté dans l’ordre naissant conduira à l’usure prématurée de sa santé. Une maladie de la vue contractée lors de son voyage en Orient précipita le délabrement physique.

On peut demeurer sceptique devant certains récits hagiographiques rassemblés dans des témoignages contemporains (comme le montre la déconstruction d’une biographie traditionnelle telle que celle d’Angèle Mérici179). Des mises en place soigneuses du cadre de vie précisent des points de la vie de François, dont les circonstances de sa sortie d’Italie à la rencontre de l’Islam, les contradictions et les épreuves en fin de vie180. Enfin le manuscrit de Pérouse ou compilation d’Assise issu des souvenirs du frère Léon rend un accent unique d’authenticité.


Vertu de « pauvreté » et écrits.

La « vertu de pauvreté » est l’appel particulier précisément attesté dans des biographies de franciscains de cœur comme de bure.  La visite d’Assise est marquée d’une croix blanche par de nombreux pèlerins à toutes époques, dont va témoigner « excessivement » Angèle de Foligno dans la basilique d’Assise ; elle donnera par la suite tous ses biens. Simone Weil, qui pratiquera une excessive ascèse de pauvreté, apporte un témoignage qui prend place parmi bien d’autres :


« Je me suis éprise de saint François dès que j’ai eu connaissance de lui. J’ai toujours cru et espéré que le sort me pousserait un jour par contrainte dans cet état de vagabondage et de mendicité où il est entré librement... En 1937 j’ai passé à Assise deux jours merveilleux. Là, étant seule dans la petite chapelle romane du XIIe siècle de Santa Maria degli Angeli, incomparable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent, quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux181.»



La prière de François était une « disposition qui le maintenait dans la présence de Dieu et dans le sentiment de sa dépendance, avant d’être une série d’actes et d’élévations182», associée à une imitation très concrète de son maître aimé Jésus, dans l’esprit et aussi selon la lettre évangélique :

nous n’avons plus rien d’autre à faire que nous appliquer à suivre la volonté du Seigneur et à lui plaire183.

Seigneur, je t’en prie que la force brûlante et douce de ton amour prenne possession de mon âme et l’arrache à tout ce qui est sous le ciel  afin que je meure par amour de ton amour, comme tu as daigné mourir par amour de mon amour184.



Les « écrits de saint François » sont brefs : vingt-huit Admonitions aux frères encore peu nombreux, première et seconde rédaction des Règles, deux passages de la règle des sœurs de sainte Claire, le Testament, treize Lettres, quelques Prières incluant le célèbre Cantique. Le tout tient en moins de cent pages185; si l’on tient compte de nombreuses influences exercées sur ces écrits de circonstances, nous pouvons avancer qu’il ne nous reste presque rien « de François » sinon un style particulier : « sa phrase est une petite franciscaine qui, pauvrement vêtue, va son chemin en priant186.»

Des Lettres se détache celle à un frère ministre :

À propos de ton âme, je te dis, comme je le puis, que ce qui t’empêches d’aimer le Seigneur Dieu, et quiconque serait pour toi un empêchement… tu dois tout tenir pour une grâce. … je sais fermement que telle est l’obéissance véritable. … Et aime-les en cela et ne veuille pas qu’ils soient meilleurs chrétiens ; Et que ce soit pour toi plus que l’ermitage. … qu’il n’y ait au monde aucun frère qui ait péché autant qu’il aura pu pécher et qui, après avoir vu tes yeux, ne s’en aille jamais sans ta miséricorde…187.

Le Cantique est le seul texte de François d’Assise dont nous possédions le texte en langue d’époque, transmis par le Speculum Perfectionis, authentifié  par les Vitae de Thomas de Celano. Très beau poème — François était formé à la poésie lyrique du stil nuovo et connaissait la langue française de par sa mère d’origine probablement picarde — il exprime la reconnaissance, envers le monde naturel donné à tous, du mystique qui devient aveugle. Sans avoir appris l’italien, il suffit de le « lire » des lèvres pour retrouver les mots correspondants de notre langue :



Il cantico delle creature / Cantique de frère soleil ou des créatures.

Altissimo, onnipotente, bon Signore,

tue sole laude, la gloria e l’onore e onne benedizione.

A te solo, Altissimo, se confano

e nullo omo è digno te mentovare.

Très haut, tout puissant bon Seigneur,/à toi sont les louanges,/la gloire et l’honneur,/et toute bénédiction. À toi seul, Très-Haut, ils conviennent,/et nul homme n’est digne de te nommer.188.

Laudato sie, mi Signore, cun tutte le tue creature,

spezialmente messer lo frate Sole,

lo quale è iorno, e allumini noi per lui.

Ed ello è bello e radiante con grande splendore :

de te, Altissimo, porta significazione.189.


Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,/spécialement messire le frère Soleil,/lequel est jour, et tu nous illumines par lui. /Et lui, il est beau, et rayonnant avec grande splendeur : /de toi, Très-Haut, il porte signification.


Laudato si, mi Signore, per sora Luna e le Stelle :

in cielo l'hai formate clarite e preziose e belle.

Laudato si, mi Signore, per frate Vento,

e per Aere e Nubilo e Sereno e onne tempo,

per lo quale a le tue creature dai sustentamento.

Laudato si, mi Signore, per sor Aqua,

la quale è molto utile e umile e preziosa e casta.

Laudato si, mi Signore, per frate Foco,

per lo quale enn'allumini la nocte :

ed ello è bello e iocondo e robustoso e forte.


Loué sois-tu, mon Seigneur, par190 sœur Lune et les étoiles : /dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles. //loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent, et par l’air et le nuage, et le ciel serein et tout temps,/par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation. //loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau, laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste. //loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu par lequel tu nous illumine la nuit ; /et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.



Laudato si, mi Signore, per sora nostra matre Terra,

la quale ne sostenta e governa,

e produce diversi fructi con coloriti fiori ed erba.

Laudato si, mi Signore, per quelli che perdonano

per lo tuo amore

e sostengo infirmitate e tribulazione.

Beati quelli che'l sosterrano in pace,

ca da te, Altissimo, sirano incoronati.


Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre191,/laquelle nous sustante et gouverne192/et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. //loué sois-tu, mon Seigneur, par ceux qui pardonnent par ton amour/et soutiennent maladies et tribulations. /Bienheureux ceux qui les supporteront en paix,/, car par toi, Très haut, ils seront couronnés.



Laudato si, mi Signore, per sora nostra Morte corporale,

da la quale nullo omo vivente po' scampare.

Guai a quelli che morranno ne le peccala mortali !

Beati quelli che troverà ne le tue sanctissime voluntati,

ca la morte seconda no li farrà male.

Laudate e benedicite mi Signore,

e rengraziate e serviteli cun grande umiltate.


Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur Mort corporelle,/à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. /Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels ! /Bienheureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés,/, car la mort seconde193 ne leur fera pas mal. //Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâce/et servez-le avec grande humilité.



François à frère Léon sur la route de Pérouse

Au Cantique nous associons en contrepoint le discours que François tint à frère Léon sur la route de Pérouse, portant sur la « vraie joie », suivant la version rugueuse propre à un manuscrit de la bibliothèque nationale de Florence194 :

… — Mais quelle est la vraie joie ? / …  Je reviens de Pérouse et, par une nuit profonde, je viens ici et c’est le temps de l’hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques d’eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures. Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j’ai longuement frappé et appelé, un frère vient et demande : « Qui est-ce ? » Moi je réponds : « Frère François. » Et lui dit : « Va-t’en ! Ce n’est pas une heure décente pour circuler ; tu n’entreras pas. » Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : « Va-t’en ! Tu n’es qu’un simple et un illettré. En tout cas tu ne viens pas chez nous ; nous sommes tant et tels que nous n’avons pas besoin de toi. » Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : « Par l’amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit ! Et lui répondrait : « Je ne le ferai pas. Va au lieu des Croisiers [hôpital pour les lépreux situé non loin de Rivo Torto] et demandes là-bas. » Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l’âme.

 On est ici mis en face d’un récit sévère, peut-être inspiré par un rêve angoissé (l’hypothèse est suggérée par le double refus du récit), reflétant « une situation de détresse physique et de lutte intérieure […] expérience fondamentale dans la vie de François195». Ce qui évoque de vives contradictions vécues, sur lesquelles les témoignages sont discrets.

On rapprochera ce récit au « Portrait du vrai frère mineur » donné ici en note.196 Ce message est en profondeur très semblable.

On pourrait évoquer un nombre de beaux appels à vivre intimement une parfaite pauvreté :

Récit symbolique « des trois pièces d’or » 

« Seigneur, je suis tout à toi et je n’ai rien que les caleçons, la corde et la tunique ; et ils sont semblablement à toi. Que pourrais-je offrir ? »… Alors Dieu m’a dit : « Mets ta main dans ta poche et offre-moi ce que tu trouveras. » L’ayant fait, j’ai trouvé une pièce d’or si grande, si brillante et belle que jamais on n’en a vu de pareille…

Prière et don se répètent trois fois ; François explique ensuite à frère Léon qui l’avait surpris priant ainsi la nuit dans la forêt :

 … de même que… je sortais et rendais ces pièces à Dieu lui-même qui les y avait déposées, de même Dieu m’a donné dans l’âme le pouvoir de toujours le louer et le magnifier de bouche et de cœur pour tous les biens qu’il m’a concédés…197.

Mais avant tout la grande attention à tous ses proches est illustrée par de nombreux récits :


Délivrance du frère Richer :

Tombé au fond de la désolation et du désespoir, il songea en son cœur, disant : «Je me lèverai et irai auprès de mon père François et, s’il se montre familier avec moi, je crois que Dieu me sera propice; sinon ce sera le signe que je suis abandonné de Dieu.’ … Or saint François, très gravement malade, était alité au palais de l’évêque d’Assise… il dit : «Allez rapidement à la rencontre de mon fils, frère Richer, et, en l’embrassant et le saluant de ma part, dites-lui qu’entre tous les frères qui sont dans le monde, je l’aime particulièrement.198».


1230 Attâr (1142-1230)

Né en 1140 (1142) d’un père aisé qui aurait possédé plusieurs boutiques, il vécut à Nichapour. Il aurait fait de nombreux voyages, rencontré Rumi et serait devenu disciple de Bagdadi, de Kobra, d’Abu Sa'id.

L’« attar » tenait boutique et y recevait les malades, préparait ses ordonnances et vendait des parfums et des épices. Il passa probablement toute sa vie dans sa droguerie : « dans ma boutique se présentaient chaque jour près de cinq cents personnes, dont chacune me priait de lui tâter le pouls… » Riche culture et amis dont le mystique Kobra.199. Attâr meurt en 1230 (1220) tué par les Mongols ?  De nombreuses œuvres ont été traduites :



Le mémorial des saints

On raconte200 que quelqu’un vint trouver Djafar Sadiq et lui dit : « Fais-moi voir le Seigneur très haut » ; et lui dit de répondre aussitôt:  « O homme ! Lorsque Mouça le prophète a demandé à voir la face du Seigneur, une voix venue de lui a dit : tu ne pourras jamais me voir ; — Mais reprit l’autre, nous sommes le peuple de Mohammed, nous autres, et il nous est permis de voir. — Liez cet homme et jetez-le dans le fleuve », commanda Djafar Sadiq. Aussitôt on l’attacha et on le jeta à l’eau. Il y plongea une fois et reparut à la surface en criant : « O fils de Mohammed ! Viens à mon secours » ; et il s’enfonça une seconde fois sous l’eau. Quand il remonta, d’après l’ordre de Djafar Sadiq, on le laissa crier sans que personne lui tendît la main. Alors, n’espérant plus rien des assistants, il dit : « Mon Dieu, fais-moi miséricorde et viens à mon secours. » Cette fois Djafar Sadiq commanda qu’on le retirât de l’eau. Au bout de quelques instants, quand il fut revenu à lui, Djafar Sadiq lui demanda : « eh bien, as-tu vu le Seigneur très haut ? — J’avais beau vous appeler, répondit-il, je ne voyais venir aucun secours. Lorsque, n’attendant plus rien de vous, j’ai mis mon espoir dans le Seigneur très haut, une porte s’est ouverte dans mon cœur, et quand j’ai regardé par cette porte, j’ai trouvé tout ce que je désirais. — Maintenant donc, dit Djafar Sadiq, laisse là tout le reste et n’abandonne jamais cette porte. (25-26)


Le Cantique des Oiseaux

L’œuvre a inspirée pendant des siècles les sufis et la peinture persanne201. Quelques extraits de ma lecture du premier traducteur suivent deux exemples emprunté au dernier. Ce pèlerinage des oiseaux, image de «l’envol de l’âme vers des contrées inconnues» s’est faire connaître en occident, repris jusqu’au théâtre après avoir été illustré en miniatures.

(280)

Ce que Dieu dit à «David

Dieu Très-Haut s’adressa à David en ces termes :

«Dis à mes serviteurs qui ont été créés

D’une poignée de terre : “Vous ne pourrez sans doute

Pas être serviteurs sans l’Enfer et l’Éden

Aucun de vous jamais n’aurait souci de Moi

S’il n’y avait le feu ni la Iumière céleste

Je suis digne pourtant, et infiniment digne

D’être adoré pour Moi, non par crainte ou espoir

Pourtant sans cette peur et sans cette espérance

Aucun de vous jamais penserait-il à Moi?

Or il faudrait toujours que de toute votre âme

V ous adoriez en Moi votre divin Seigneur”

Dis-leur de renoncer à tout autre que Moi

Pour pouvoir M’adorer à la hauteur de Moi

Dis-leur de rejeter tout ce qui n’est pas Moi

Et puis de tout briser, et puis de tout brûler

Et puis de rassembler un jour toutes les cendres

De les jeter au vent, que le vent les disperse

Et que le Dieu jaloux les fasse disparaître!

Lors du cœur de ces cendres, ils pourront voir jaillir

Tout ce qui fut jamais l’objet de leur désir

Mais tout ce qui te fait rêver du Paradis

T’éloigne de toi-même, sache-le, et te nuit.»

(354)

Les papillons

Une nuit, tourmentés, pleins d’un désir ardent

Pour la chandelle, les papillons se réunirent

Ils se disaient entre eux «Il faut que l’un de nous

Nous donne des nouvelles d’elle, notre chandelle! « 

L’un d’entre eux vola donc vers un château lointain

Et vit briller là-bas la flamme de la chandelle

Puis s’en revint conter tout ce qu’il avait vu

Décrivant la chandelle telle qu’il l’avait perçue

Or, il y avait un sage parmi cette assemblée

Qui dit : «Il ne sait rien, hélas, de la chandelle!»

Un autre s’en fut donc, s’approchant de plus près

Traversant la lumière, il frôla de ses ailes Le feu de la chandelle, fut vaincu, s’en revint

Révéla quelque chose des secrets de l’Aimée

Et trouva quelques mots pour évoquer l’union

«Cela ne nous dit rien, lui rétorqua le sage

Et tu n’en sais pas plus que l’autre papillon!»

Un autre papillon tout enivré d’amour

Alla donc en dansant se jeter dans la flamme

Il embrassa le feu, se perdit avec joie

Et le feu l’embrasa, fit rougeoyer ses membres

Faisant de tout son corps un flamboyant brasier

Le sage papillon qui fut témoin de loin

Qui vit que la chandelle avait saisi son être

Dans l’éclatant flambeau de sa propre lumière

Dit : «Ce papillon-là sait de quoi il retourne

Lui seul — et aucun autre — a saisi le secret!»

Seul parmi tous les autres peut accéder au vrai

Qui ne sait rien et qui ne laisse aucune trace

Tant que tu ne t’es pas abîmé corps et d’âme

Comment saisirais-tu ce qu’est l’Âme de l’âme?

Et qui veut te montrer un atome de savoir

Met à feu et à sang les tréfonds de ton âme

4031 Ici, où même un souffle ne saurait être admis

Personne, tant qu’il est lui, ne pourrait trouver place.


Pour chaque atome, il y a une porte différente, et de chaque atome s’ouvre un chemin différent qui conduit à l’être mystérieux dont je parle. … De sa trace, personne n’a trouvé que l’absence de trace ; personne n’a trouvé d’autre parti que de s’abandonner à lui. (6).

Puisque vous savez de qui vous êtes l’ombre, vous devez être indifférents à vivre ou à mourir. Si le Simorg n’eût pas voulu se manifester au-dehors, il n’aurait pas projeté son ombre… Si tu n’as pas un œil propre à voir le Simorg, tu n’auras pas non plus un cœur brillant comme un miroir propre à le réfléchir. … Le miroir, c’est le cœur. Regarde dans le cœur, et tu y verras son image. (59).

L’amour t’ouvrira le chemin de la pauvreté spirituelle, et la pauvreté te montrera le chemin de l’incrédulité. Quand il ne te restera plus ni incrédulité ni religion, ton corps et ton âme disparaîtront ; tu seras digne de ces mystères : il faut, en effet, être tel pour les pénétrer. Avance donc sans crainte ton pied dans cette voie comme les hommes spirituels, et renonce, sans balancer à la foi et à l’infidélité. (63).

Un soufi allait en toute hâte à Bagdad, lorsqu’au milieu de la route il entendit une voix qui disait : « J’ai beaucoup de miel que je vendrai à très bon compte, s’il y a quelqu’un pour l’acheter. » Le soufi lui dit : « Mon brave homme, veux-tu m’en donner un peu pour rien ? » - « Retire-toi, répondit son interlocuteur, tu es fou sans doute, ô avide ! Est-ce qu’on donne jamais rien pour rien ? » Alors une voix intérieure dit au soufi : « Avance, fais un pas au-delà de l’endroit où tu es, et je te donnerai pour rien tout le bonheur possible et tout ce que tu désireras. La miséricorde divine est un soleil brûlant qui pénètre les plus petits atomes. (100).

Durant ta vie tu ne peux te connaître, et à ta mort, il n’y a pas trace de ton existence. (129).

Lorsqu’ils regardaient du côté du Simorg ils voyaient que c’était bien le Simorg qui était en cet endroit, et s’ils portaient leurs regards vers eux-mêmes, ils voyaient qu’eux-mêmes étaient le Simorg. Enfin, s’ils regardaient à la fois des deux côtés, ils s’assuraient qu’eux et le Simorg ne formaient en réalité qu’un seul être. (235).


Le livre de l’épreuve

Les hommes202 dans le tumulte de l’insouciance, tous aux prises avec la cause et l’effet. Cent mille êtres assemblés, tous affairés au pillage du monde. (26)

Un portefaix était assis tranquille ; le fil de son métier était rompu. Un importun lui dit : « Insouciant ! Pourquoi rester tout le jour désœuvré ? Tu perds ainsi temps et argent ; celui qui n’a rien, comment resterait-il oisif ? » Le portefaix, las de son métier, délia la langue et répondit : « Pour chaque dirhem que je perds, ami, une charge de cent mann tombe de mes épaules ! » Jusqu’à quand iras-tu accablé de fardeaux ? Sois léger ! Et s’il te reste un instant, réjouis-toi ! (137).

Un fou par amour s’arrêta, troublé par l’enivrement extatique, devant la boutique d’un épicier : « Qu’attends-tu là ? demanda-t-il. — Que me vienne un profit ! répondit l’homme. — Qu’est-ce qu’un profit ? demanda le fou. — Quand un devient deux, cela est un profit ! répondit l’homme. — Aveugle ! S’exclama le fou. Quand deux deviennent un, c’est cela un profit. (184).

Posséderais-tu cent univers, seul ce que tu donnes te reviendra en bien propre ! Sur cette Voie, que tu sois esclave ou homme libre, tu ne verras à la fin que ce que tu auras donné ! (234).

Comme Moise, fils d’Imran, se dirigeait vers le Sinaï, il rencontra en chemin un ascète irradiant de lumière qui lui dit :  « O Moise, dis de ma part au Seigneur : « Ce que Tu as ordonné est accompli ; sois miséricordieux ! » Moise poursuivit quelque peu et rencontra un amant, plus ivre encore que l’ascète, qui lui dit : « O Moise, dis à Dieu : « Ce serviteur que je suis, qui n’a plus ni peau ni moelle, T’aime ! Toi, l’aimes-tu aussi ? » Finalement Moise arriva au pied de la montagne ; il rencontra un fou, le cœur éperdu d’amour, la tête et les pieds nus. Le fou lui dit avec effronterie : « Dis tout de suite de ma part au Seigneur : quelle brûlure as-tu encore pour moi ? Je ne supporterai pas davantage humiliation ! Mon âme suffoque de chagrin ; les jours joyeux pour moi sont tous devenus nuits ! Voici, mon cher, que j’ai décidé de T’abandonner ! Toi, désormais, laisse-moi tranquille ! »

À ces vertes paroles, Moise resta interdit. Quand il fut arrivé sur le Sinaï, lui l’Interlocuteur s’entretint avec Dieu. Comme il allait se retirer, il rapporta ses rencontres avec l’ermite et l’amant. Dieu pour tous deux le chargea de réponses appropriées. «L’ermite recevra miséricorde, dit Dieu, et l’amant recevra l’amour. Leurs prières seront exaucées.» Sur ce, Moise se prosterna et se tourna pour partir. Alors le Tout-Puissant lui dit : «n’as-tu rien d’autre à me confier? Tu tiens cachée l’anecdote du fou; tu as manqué à cette mission! — Seigneur! répondit Moise, mieux vaut que ces paroles restent cachées... Dieu lui dit : «Va et donne de Notre part à ce fou cette réponse : impatient! Tu dis abandonner le Créateur; sache que Lui ne t’abandonnera jamais — que tu te détournes de Lui ou non!» (270).







Le livre divin

Délivre-moi203 de ce moi si Tu veux me sauver, car tout ce que Tu veux Tu le peux.

Ne me permets pas de m’occuper un seul instant de moi-même; rends-moi inconscient de ce moi. Dédaigne mon moi; je n’en veux plus.

Je ne suis pas conscient de moi-même; je ne connais ni le bien ni le mal. Puisque Tu es là, pourquoi m’occuperais-je de mon moi ?

Toi qui connais mon état, je Te conjure de me tirer de ce tourbillon de sang.

Me dépouillant de mon moi, attache-moi à Toi-même, ne me laisse jamais revenir à moi.

Considère-moi comme un chien; ne me chasse pas de devant Ton seuil, car si tu me permets d’y rester, un seul os me suffira.

Si je trouve un os sur Ton seuil j’en régalerai ce Homa qu’est le ciel tournant.

... La fée lui apparut :

Idole qu’aucun narrateur n’aurait pu décrire; que dis-je ? La dépeindre était impossible.

L’examinant de la tête au pied, Sartapek découvrit qu’elle était issue de lui-même.

Étonné, il dit : «Comment as-tu pu ainsi pénétrer en moi ?»

L’ensorcelante beauté répondit : «Dès le premier jour j’ai toujours été avec toi,

Je suis ton âme ; ce que tu cherches sans cesse n’est autre que toi-même. Pourquoi ne veux-tu pas utiliser ton intelligence ?

Si tu regardes bien, tu verras que l’univers entier n’est autre que toi-même ; tu es l’âme-sœur de toutes les choses, au-dehors ou au-dedans de toi. (118).

Au jour du Jugement, Dieu remettra à quelqu’un la tablette de ses actes en disant : « Regarde et lis. »

L’homme regardera attentivement une heure ou deux, mais ne verra inscrite aucune action mauvaise ou bonne.

Déliant sa langue il dira : « Seigneur, rien n’est inscrit sur cette tablette ; que veux-Tu ? »

La voix divine répondra : « Je n’inscris pas sur les tablettes de mes amants leurs actes bons ou mauvais.

Dans ma toute-puissance, Je considère comme peu de chose le mal et le bien venant de toi. Tu peux à ton tour faire peu de cas du paradis et de l’enfer.

Lorsqu’entre nous s’effacent les marchandages, tu Nous appartiens et Nous sommes à toi pour l’éternité.

Si tu veux davantage, tes efforts seront vains, car nous sommes tout et tu n’es rien. (198).

Chebli tenait un jour un séminaire. Quelqu’un lui demanda : « Toi qui illumines le monde,

Dis-nous ce qu’est un mystique. » Il répondit : « C’est un homme qui, trouvant devant lui les deux mondes,

Pourrait les soulever à la force d’un seul de ses cils ; la puissance du mystique est même encore plus grande. » 

Un autre jour quelqu’un lui demanda encore : « Maître des mystères, qu’est-ce qu’un mystique ? »

Il répondit : « C’est un homme très faible qui ne peut même pas supporter la piqûre d’un moucheron. »

Quelqu’un alors bondit et protesta : « Toi qui illumines le monde, tu as donné une toute autre définition l’autre jour ;

En te contredisant tu introduis le doute sur certains points de la foi. »

Chebli répondit sans ambages : « Inquisiteur, ce jour-là je n’étais pas moi-même,

Mais aujourd’hui je suis bien moi, un pauvre être impuissant ; je ne pourrais te donner une meilleure réponse. (223).

Joseph, se regardant dans le miroir, admira son beau visage.

Mais le miroir s’imagina que c’était lui l’admiré, ô pensée basse, ô grande ignorance ! (407).

Ne sois ni mort, ni dormant, ni éveillé. N’existe pas ; voilà ce qu’il te faut garder à la mémoire.

Ce que tu cherches dans l’univers, tu l’as. Perds-toi comme les amoureux, et tu trouveras. (408).

Ne me permets pas de m’occuper un seul instant de moi-même ; rends-moi inconscient de ce moi. Dédaigne mon moi ; je n’en veux plus.

Je ne suis pas conscient de moi-même; je ne connais ni le bien ni le mal. Puisque Tu es là, pourquoi m’occuperais-je de mon moi? (437).

Le livre des secrets

L’amour et le cœur204 sont deux miroirs face à face… /entre les deux il y a un voile/, mais quand le voile est levé les deux ne sont plus qu’un (55)

dans la mer jamais image sensible n’a subsisté (107)

(Histoire du perroquet et de ses amis lointains qui simulent la mort :) « comme nous, cherche à t’évader …  libère-toi toi-même, meurs à ton moi… (132)


1235 Ibn al Faridh

IL EST A TA DISPOSITION DANS LES TAVERNES ; VA LE PRENDRE DANS TOUTE SA SPLENDEUR. QU’IL EST BON DE LE BOIRE AU SON DES MUSIQUES ! [AL FAHRID]205


[COMMENTAIRE DE] NABOLOSI — IL EST À TA DISPOSITION : prends-le, sois sûr et certain de ton annihilation et de ta fusion effective en l’Existence véritable par laquelle tu existes. Ne doute plus de ce que tu croyais imaginaire. Tel est le sens de l’acte de boire ce Vin, car boire c’est s’infuser ce qui vous était extérieur. Quand tu seras certain de distinguer l’Existence par laquelle tu existes, tu trouveras que tout ce qui est hors d’Elle est néant ; et tu es parmi ce qui est hors d’Elle. Alors tu comprendras la parole : « Dieu les entoure de toutes parts. » (Coran, LXXV, 20.) Et de là vient le symbole du vin que le poète a donné à l’Existence, son symbole et non son nom.

Les TAVERNES, c’est-à-dire partout, car ce Vin, qui symbolise l’Existence véritable, l’Un unique, apparaît, s’irradie et se découvre par la différenciation et la formation de toutes choses. Toute chose est donc une taverne pour ce Vin ; et « toute chose périra sauf sa face. » (Coran, XXVIII, 88.)


1240 Ibn «Arabî (1165-1240)

L’image d’un profond, mais obscur théosophe doit être corrigée par celle du grand poète qui d’expérience célèbre l’amour : nous nous en tenons ici à cet aspect plus accessible du grand sufi andalou. Il s’autocommente ainsi dans son Traité de l’Amour206(deux cent cinquante ans plus tard Jean de la Croix rédigera un autocommentaire en adoptant une forme littéraire analogue : quelque influence se serait-elle exercée par l’intermédiaire de chants populaires ?) :


L ’aimé de la passion, c’est moi

Si vous saviez !

La passion est ce que j’aime

Si vous pouviez comprendre !

 

Si vous discernez mon propos,

Louangez Dieu pour Sa magnificence !

Prenez-en bien conscience ! (29)


[...]


Depuis que je suis investi des caractères divins

Je me retrouve ainsi Son lieu d’apparition

Que je n’ai jamais cessé d’être. (30).

 

Si on affirme mon être,

La dualité en résulte !

 

Bien que composé

II est subtil et pur. (36).

 

Il résulte de ce contexte que Dieu nous a créé pour Lui seul et non pour nous-mêmes. Pour cette raison, la rétribution est liée aux actes et si nous agissons pour nous et non pour Lui, notre adoration, elle, est pour Lui et non peur nous, bien que la servitude adorative ne soit pas l’acte lui-même. Les comportements extérieurs des êtres créés Lui appartiennent, car Il demeure l’Agent (véritable). (39).

 

De l’amour nous sommes issus.

Selon l’amour nous sommes faits.

C’est vers l’amour que nous tendons.

À l’amour nous nous adonnons. (40).

 

Jusqu’au jour où je vis pendant un face à face,

Le fulgurant éclair jaillissant du Vivant.

Il m’a comblé un jour, m’accordant Ses bienfaits

Et montré Son courroux pour le reste du temps !

 

Chantons encore ce thème que nous avons vécu, car nous ne pouvons exprimer que l’amour savouré !

 

... Qui j’aime, je ne sais ! je ne connais pas son nom.

J’ignorais tout de celle que ma poitrine étreint

Tant quelle ne fit paraître sa face sous son voile

Toute pareille au nuage qui brille dans la nuit

Sous l’effet de la lune quand elle est  à son plein. (51).

 

Dieu est donc connu par la seule révélation qu’Il donne de Lui en raison de l’amour, de la miséricorde, de la bienveillance, de la compassion et de l’amitié qu’Il a pour nous et en raison aussi de la Révélation par laquelle Il détermine des similitudes qui Le concernent. Nous faisons alors de Lui l’objet de notre attention dans notre cœur, dans notre orientation ainsi que dans notre imagination, au point de nous trouver comme si nous Le voyions. Nous pouvons même dire plus ! nous Le voyons en nous, car nous Le connaissons du fait qu’Il s’est rendu connu (à nous) et non pas par le truchement de la spéculation. Il n’empêche que certains de nous Le voient tout en L’ignorant. Dieu n’est pas tributaire des autres ; c’est Lui qu’il aime à travers les êtres existenciés. C’est donc Lui qui se manifeste à tout être aimé et au regard de tout amant. Il n’y a ainsi qu’un seul Amant dans l’Existence universelle (et c’est Dieu) de telle sorte que le monde tout entier est amant et aimé. (59). 

Ainsi, l’objet de l’amour, sous tous ses aspects, est Dieu. L’Être vrai en se connaissant Soi-même connaît le monde de Soi-même qu’Il manifeste selon Sa Forme. Partant, le monde se trouve être un miroir pour Dieu dans lequel Il voit Sa Forme. Il n’aime donc que Soi-même. (60).

Dans l’amour divin, Dieu nous aime pour nous et pour Lui-même. L’amour qu’Il nous porte pour Lui-même est fondé sur ce hadîth saint : « J’étais un Trésor (caché) et Je n’étais pas connu. Or, J’ai aimé être connu. Je créai donc les créatures afin que Je Me fasse connaître à elles. Alors elles Me connurent. » (69).


 « Amour essentiel qui meut tout l’univers » 

Dans une section de son grand œuvre, Les illuminations de la Mecque, traduit sous le titre L’interprète des désirs207, Ibn « Arabi célèbre « l’Amour essentiel qui meut tout l’univers » incluant celui qu’il connût pour la belle et intelligente Iranienne Nizhâm (Harmonie) rencontrée lors de son pèlerinage.

 

Poème X, Étonnant  miroir !

(1) Je m étonne, dit-elle, de l’amant

Qui, sous l’effet de ses mérites,

Se plaît à marcher avec panache

Parmi fleurs et jardins !

 

(2) Ne t’étonne point, m’exclamai-je,

De celui que tu vois,

Car c’est toi-même que tu contemples

Dans un miroir humain !

 

COMMENTAIRE : VISION DE L’UN DANS LE MULTIPLE ET DU MULTIPLE DANS L’UN

(1) La présence divine s’exprime ainsi : « Je m’étonne de l’amant qui, sous l’effet de ses mérites », s’incline vers elle par amour.... « Et qui se plaît à marcher avec panache parmi fleurs et jardins » : il s’agit des  fleurs ou ornements des créatures, et du jardin de la station de la synthèse  ainsi que de l’Essence de cet amoureux. ... Son cas relève de celui de `Utbat al-Ghulâm qui se mit à marcher avec superbe et ostentation. On lui en fit la remarque et il répondit : « Comment ne me comporterais-je pas ainsi alors que Lui est devenu mon Maître et moi Son serviteur ? » Quand un serviteur se réalise par Dieu le Réel, il actualise en lui la vérité contenue dans ce hadith saint : « ... Je suis son ouïe et sa vue... » Il réalise aussi que tout son être est lumière....

(2) Ne t’étonne pas de celui que tu vois, car je suis comme un miroir pour toi [ma bien-aimée]. Ce sont tes traits de caractère dont je suis investi ; c’est donc toi-même que tu mires et non moi, mais dans ma nature humaine dépositaire de cette théophanie ou épiphanie. Le miroir est pour elle comme le jardin. Telle est la station initiatique de la vision du Dieu-Vrai dans le monde de la création. ... (113-114). 

« Si tu demandes ce qu’est l’extinction, nous dirons : c’est quand l’adorateur a la vision de son acte accompli par Allâh. L’extinction (fanâ ») a un rapport d’analogie avec la Permanence (baqâ) » (Futûhât, ch. 73, réponse 153).

Fana' an al fanâ' implique l’extinction intégrale de la conscience de l’être à sa propre extinction. Al-Baqâ, « la permanence, c’est dit encore Ibn “Arabi lorsque l’adorateur a la vision qu’Allâh se tient sur toute chose, avec l’œil de la conscience séparative », in Futûhât, II, 128 à 134. (93, note 3).


1240 Hirrali (? – 1240)

Sufi marocain208.


VOYAGE MYSTIQUE

Depuis que nous nous sommes absentés loin de toi, cette année-là,

Nous sommes descendus vers une mer, et le rivage de cette mer est une demeure.

Et il y avait au-dessus de cette demeure un soleil qui montait à notre horizon. Le coucher de ce soleil est en nous, et c’est de nous que surgit son aurore.

Nos mains ont touché ses joyaux dont nos âmes sont sorties et, à ce moment, nous sommes devenus des joyaux.

Dis-nous, qu’est-ce donc que ce soleil, quel est son sens et son secret et quelle est cette perle de la mer ?

Nous sommes descendus dans un univers dont le nom chez nous est le vide, qui est trop étroit pour nous contenir, mais que nous pouvons contenir en nous.

Nous avons laissé derrière nous les mers tumultueuses. Comment pourrait-on savoir vers quoi nous nous sommes dirigés ?


~1240 Traité de l’Unité

Ce Traité traditionnellement attribué à Ibn «Arabî serait l’œuvre fidèle et très claire d’un disciple traitant de l’Unicité de l’Existence selon le hadîth : «Mon Ciel et ma Terre ne peuvent me contenir, mais le cœur de Mon serviteur croyant Me contient» 209:



Gloire à Allah, avant l’Unité duquel il n’y a pas d’antérieur, si ce n’est Lui qui est ce Premier ; après la Singularité duquel il n’y a aucun après, si ce n’est Lui qui est ce Suivant. À propos de Lui, il n’y a ni avant, ni après, ni haut, ni bas, ni près, ni loin, ni comment, ni quoi, ni où, ni état, ni succession d’instants, ni temps, ni espace, ni être : « Il est tel qu’Il était ». – « Il est l’Unique, le Dompteur » sans (les conditions ordinaires de) l’Unité. Il est le Singulier sans singularité. Il n’est pas composé de nom et de nommé, car le nom est Lui et le nommé est encore Lui. Il n’y a pas de nom sauf Lui. Il n’y a pas de nommé en dehors de Lui. C’est pourquoi il est dit qu’Il est le nom et le nommé. Il est le Premier sans antériorité. Il est le Dernier sans les conditions ordinaires de la finalité, c’est-à-dire sans finalité absolue. Il est l’Évident sans extériorité. Il est l’Occulte sans intériorité. […] Il ne se trouve pas dans quelque chose et aucune chose ne se trouve dans Lui par un entrée ou une sortie quelconque. Il faut le connaître de cette façon, non par la science, l’intelligence, l’imagination, la sagacité, les sens, la vision extérieure, la vision intérieure, la compréhension ou le raisonnement. Personne ne peut Le voir, sauf Lui (— même). Personne ne Le saisit, sauf Lui (— même). Personne ne Le connaît, sauf Lui (— même). Il Se voit par Lui (— même). Il Se connaît par Lui (— même). Autre-que-Lui ne peut Le voir. Autre-queLui ne peut Le saisir. Son impénétrable voile est Sa propre Unicité. […]

Je ne veux pas dire que tu es ou que tu possèdes telle ou telle qualité. Je veux dire que tu n’existes absolument pas, et que tu n’existeras jamais ni par toi-même ni par Lui, dans Lui ou avec Lui. Tu ne peux cesser d’être, car tu n’es pas. Tu es Lui et Lui est toi, sans aucune dépendance ou causalité. Si tu reconnais à ton existence cette qualité (c’est-à-dire le néant), alors tu connais Allah, autrement non. […]

La Gnose n’exige pas l’extinction de l’existence (du moi) ou l’extinction de cette extinction ; car les choses n’ont aucune existence, et ce qui n’existe pas ne peut cesser d’exister. Dire qu’une chose a cessé d’exister, qu’elle n’existe plus, équivaut à affirmer qu’elle a existé, qu’elle a joui de l’existence. […]

Si quelqu’un dit : « je vois mon âme (mon “proprium”, moi-même) autre qu’Allah, et je ne vois pas qu’Allah soit mon âme », la réponse est : Le Prophète veut dire par le terme « âme » le « proprium », ton existence (particulière), ce que tu appelles « moi-même », et non pas l’élément psychique qui s’appelle tantôt « l’âme impérieuse » ou « celle qui pousse irrésistiblement vers le mal », « l’âme qui reproche », « la rassérénée », etc. […]

Tu Le vois, et tu ne sais pas que tu Le vois. Du moment que ce mystère a été dévoilé à tes yeux, que tu n’es pas autre qu’Allah, tu sauras que tu es le but de toi-même, que tu n’as pas besoin de t’anéantir, que tu n’as jamais cessé d’être, et que tu ne cesseras jamais d’exister, jamais, comme nous l’avons déjà expliqué. Tous les attributs d’Allah sont tes attributs. […]

Un exemple : Un homme ignore quelque chose, puis il l’apprend. Ce n’est pas son existence qui s’est éteinte, mais seulement son ignorance. Son existence reste elle n’a pas été changée, contre celle d’un autre ; l’existence du savant n’est pas venue s’ajouter à l’existence de l’ignorant ; il ne s’agit d’aucun mélange de ces deux existences individuelles ; il n’y a que l’ignorance qui a été enlevé. Ne pense donc pas qu’il est nécessaire d’éteindre ton existence, car alors tu te voiles avec cette même extinction, et tu deviens toi-même (pour ainsi dire) le voile. […]

C’est pourquoi il est permis au Wâçil, c’est-à-dire à celui qui est arrivé à la Réalité (personnelle), de dire : « Je suis le Vrai Divin », ou bien : « Gloire à moi ; que ma certitude est grande ! ». Un tel Wâçil n’est pas arrivé à un degré aussi sublime sans avoir vu que ses attributs sont les attributs d’Allah et que son être intime est l’être intime d’Allah, sans aucune transformation d’attributs ou transsubstantiation d’être intime, sans aucune entrée dans Allah ou sortie de Lui (ou vice versa). Il voit qu’il ne s’éteint pas dans Allah et qu’il ne persiste avec Allah non plus. Il voit que son âme (c’est-à — dire son « proprium ») n’existe pas du tout, non pas comme ayant existé, puis s’étant éteinte, mais il voit qu’il n’y a ni âme ni existence sauf la Sienne. […]

« Allah dit : Mon adorateur ne cesse de s’approcher de Moi par des ouvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Et lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe, sa vue, sa langue, sa main, etc. ». Le Prophète veut dire : Celui qui tue son âme (son « proprium »), c’est-à-dire celui qui se connaît, voit que toute son existence est Son existence. Il ne voit aucun changement en sa « nature intime » ou en ses « attributs ». Il ne voit aucune nécessité à ce que ses attributs deviennent les Siens. Car (il a compris qu’) il n’était pas lui-même l’existence de sa propre « nature intime », et qu’il avait été ignorant de son « proprium » et de ce qu’il était au fond. Lorsque tu prends connaissance de ce que c’est que ton « proprium », tu es débarrassé de ton dualisme, et tu sauras que tu n’es autre qu’Allah. Si tu avais une existence indépendante, une existence « autre qu’Allah », tu n’aurais pas à t’effacer ni à connaître ton « proprium ». Tu serais un Seigneur Dieu autre que Lui. […] Tu comprendras clairement le sens de la formule : Lâ ilaha ill'Allah (= il n’y a pas de Dieu si ce n’est Le Dieu), c’est-à-dire il n’y a pas de Dieu autre que Lui, il n’y a pas d’existence autre que Lui, il n’y a d’autre autre que Lui, et il n’y a pas de Dieu si ce n’est Lui. […]

[vers :]

 –Tu pensais que tu étais toi.

Or tu n’es pas et tu n’ais jamais existé.

Si tu étais toi, tu serais Le Seigneur, le second de deux !

Abandonne cette idée,

Car il n’y a aucune différence entre vous deux par rapport à l’existence.

Il ne diffère pas de toi et tu ne diffères pas de Lui.

Si tu dis par ignorance que tu es autre que Lui,

Alors tu es d’un esprit grossier.

Lorsque ton ignorance cesse, tu deviens doux,

Car ton union est ta séparation et ta séparation est ton union.

Ton éloignement est une approche et ton approche est un départ

C’est ainsi que tu deviens meilleur.

Cesse de faire des raisonnements et comprends par la lumière de l’intuition.

Sans quoi t’échappes ce qui rayonne de Lui

Garde-toi bien de donner un partenaire quelconque à Allah,

Car alors tu t’avilis, et cela par la honte des idolâtres. […]

Si quelqu’un demande : « Comment regardez-vous ce qui est repoussant ou attrayant ? si tu vois par exemple une saleté ou une charogne, est-ce que tu dis que c’est Allah ? », la réponse est : Allah est sublime et pur, Il ne peut être ces choses. Nous parlons avec celui qui ne voit pas une charogne comme une charogne ou une ordure comme une ordure. Nous parlons aux voyants, et non aux aveugles. […]

 — J’ai connu mon Seigneur par mon Seigneur sans confusion ni doute.

Ma « nature intime » est la Sienne, réellement, sans manque ni défaut.

Entre nous deux il n’y a aucun devenir, et mon âme est le lieu où le monde occulte se manifeste.

Depuis que je connus mon âme sans mélange ni trouble,

Je suis arrivé à l’union avec l’objet de mon amour sans qu’il y ait plus de distances entre nous, ni longues ni courtes.

Je reçois des grâces sans que rien descende d’en haut (vers moi), sans reproches, et même sans motifs.

Je n’ai pas effacé mon âme à cause de Lui, et elle n’a eu aucune durée temporelle pour être détruite après.


Moniales, béguine, simple paysanne, nouveau mode de vie!

Avant d’introduire les deux Hadewijch puis Marguerit Porete, choisies parmis tant d’autres, voici une brève présentation de leurs origines et cadres de vie.

Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.

De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les «béguines», du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268)210.

Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec :

«Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, “religieuses” dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. » 211.

Le mouvement des béguines dura jusqu’au XVIIe siècle [où nous retrouverons une femme qui leur est apparentée, Marie Petyt]. Leur histoire est marquée par les résistances de la «Dame» élue qui représentait leurs intérêts, faisant face à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps «informe» en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).

Certaines de ces femmes se laissaient enmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.

Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIsiècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete…212.

Nous laissons ici de côté les témoignages d’un milieu plus large où les femmes occupent une place importante aux côtés des hommes. Se détache la belle et profonde «idylle mystique» entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :


serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.

Même nature, jeunesse, condition égale,

Parole bienveillante, consolation vraie.

Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.

Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent

Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.

Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :

L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs

Font son ornement, et elle communie dans la joie.213.


~1240 & ~1280 Hadewijch I & II

La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active vers 1230, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connaît les troubadours et la littérature courtoise.

L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante :

 C’est là que nous recevons la douce Vie vivante que la Vie donne à la vivante vie. On l’appelle Source vive, parce qu’elle nourrit et garde en l’homme l’âme vivante.

L’intuition qui chez Guillaume de Saint-Thierry prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté la réponse au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour » dont dérive l’amour courtois.

L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire, les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le Rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes. 

Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une belle traduction française, œuvre du chartreux Dom Porion. Ils expriment l’amour donné à celui qui se donne :

« Ce que vraiment nous devons faire,

nous le savons dans un éclair

lorsque Vérité nous révèle

combien nous manquons à l’amour :

la douleur comme une tempête

assaille alors un noble cœur....

Qui donne tout à l’amour

en éprouve grande merveille ;

l’âme adhère dans l’unité

au clair Objet qu’elle contemple,

puisant par l’artère secrète

à cette fontaine où l’Amour

enivre les cœurs étonnés

de Sa divine violence214.»



« Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences ;

Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;

se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;

être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;

l’inquiétude d’amour est un état sûr ; [...]

s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]

ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. [...]

Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres

nous pouvons porter à toute heure,

à qui l’amour a souvent montré

des merveilles, dont nous reçûmes dérision,

ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.

Depuis qu’Il m’a joué ces tours

et que j’ai appris à connaître ses façons,

je me comporte tout autrement avec Lui :

Ses menaces, Ses promesses,

tout cela ne me trompe plus :

je le veux tel qu’Il est, peu importe

qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un215.» 


Hadewich est aussi l’auteure d’admirables Lettres spirituelles216 dont voici quatre courts extaits suivis d’une lettre entière :


Les âmes englouties et perdues en Dieu de la sorte reçoivent dans l’amour la moitié de leur être comme la lune reçoit la lumière du soleil. La connaissance unifiante qu’elels reçoivent de cette lumière nouvelle, d’où elles procèdent et où elles demeurent — cette lumière simple absorbe l’autre et les deux moitiés de l’âme se rejoignent… (156)

Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout; i lest suprême et n’est pas élevé. /L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. (170)

Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c’est l’œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d’eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l’unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d’amour… (260)217

l’âme en son essence n’opère pas, car les facultés par quoi elle agit émanent du fond de l’essence, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence; il n’y a plus là que repos : c’est le lieu de la naissance divine… (274)218.


Lettre XVIII La nature de l’âme et son repos divin

Ah! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Etablissez-vous sagement et fortement, comme (un chevalier) sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.

Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :

Soyez bonne et pitoyable à tous,

et ne prenez soin de personne,

et le reste que je vous écrivais (dans la lettre précédente).

Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, (par nature) noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de (l’union avec) votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible219. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Etre divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.

La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là-même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour. Rien d’étranger et nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.

Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.

Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.

Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.

Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.

Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plut & cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.


Enfin quatorze Visions achèvent ce qui nous est parvenu de la première Hadewich, dont la première reprend l’image d’un verger spirituel dont le dernier arbre illustre

la fruition sensible de l’amour. Pour tous ceux, Bien-aimée, que te font du bien ou du mal, viens en aide à leurs nécessités, sans distinction. L’amour te rendra forte. Donne tout, car tout est à toi220.


La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit. L’âme doit se vider et s’abîmer dans un non-savoir sans fond :

« Si je désire quelque chose, je l’ignore, -  car dans une ignorance sans fond - je me suis perdue moi-même. »


Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le « bon cuisinier » Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs ; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement221.»

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour222.



L’unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m’adapte à la nature simple

de l’Éternité de l’éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée ;

Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j’ai trouvé en moi-même — sans milieu, sans voile — au-dessus des paroles223.

Elle influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital224. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete225 dont la fin fut dramatique.

Tout incite à apprendre le brabançon226, dialecte de la zone centrale d’extension du flamand au Moyen Age. Hadewijch et Ruusbroec furent les «créateurs de la langue flamande».

1273 Rûmî (1207-1273)

Mawlânâ Djalâl-od-dîn Rumi (1207-1273), poète iranien réfugié en Anatolie, assura la continuité entre la tradition sufie de Nichapour (grande capitale détruite par les Mongols, dont quelques traces sont situées à l’est de l’Iran actuel) et la naissance des derviches dans une principauté musulmane Prototurque récemment fondée sur une terre anciennement byzantine, assez proche de la rive asiatique du Bosphore. Il est l’auteur d’un immense et célèbre Mathnawi227. L’autre grand poète iranien sufi «Attar aurait donné à l’enfant son Livre des secrets, symbole de transmission. Le milieu s’était islamisé et deux siècles s’étaient écoulés depuis Syméon. La forme hymnique de louanges à Dieu ou célébration d’exploits demeure ainsi commune à tout le Moyen-Orient :



« O Résurrection soudaine, ô miséricorde infinie !

O Toi qui dans le buisson des pensées as jeté le feu,

4Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé telle la clef d’une prison.

Tu es venu chez les pauvres comme une aumône, pareil à la grâce divine.

Toi le chambellan du soleil, toi nécessaire à l’espoir,

Tu es le but et le chercheur, tu es la fin et le commencement,

Tu es apparu dans les cœurs, tu as orné les pensées.

C’est toi qui présentes la demande, et c’est toi aussi qui l’exauces228.

 

Ceux qui sont tombés dans le quartier des mystiques

Jusqu’à la trompette du Jugement sont agiles et contents

Certains heureux d’avoir sacrifié leur nafs

D’autres libérés d’eux-mêmes, de la vie et du monde.


Par l’amour prééternel, tu chantes des chansons

Par l’émerveillement de]'amour, tu es devenu stupide, ignorant

Mort à cause du chagrin pour lui, tu es devenu libre

Tu as tellement parlé de ce chagrin que tu es devenu lui.


Celui qui te coupe la tête, c’est lui que tu aimes

Celui qui te trompe, c’est ton voleur

Celui qui t’autorise à entrer, c’est ton obstacle

Mais celui qui te fait t’oublier, c’est ton Ami.


On a parlé du détachement de façons différentes

Dans l’ignorance on explique beaucoup de sens

Comme ils n’ont pas su le mystère du monde,

Ils ont d’abord parlé, puis se sont endormis.


O toi qui es rendu vivant par l’âme de ce monde

Honte à toi, pourquoi es-tu vivant de la sorte ?

Ne sois pas sans amour, afin de ne pas être mort

Meurs dans l’amour, pour demeurer vivant229.

~1280 Le Zohar compilé par Moïse de Leon (1240-1305).

Texte très vaste émergé mystérieusement en Provence et Espagne au XIIIe siècle. Il est bien difficile à citer ! Il peut être lu avec profit phrase après phrase accompagnée de commentaires donnant les divers textes auxquels chacune se réfère implicitement : c’est le cas pour la grande édition Pritzker230. Il faudrait entreprendre la lecture de cette base de la Kabbale avec un maître en la matière et une connaissance minimale de l’hébreu. Le texte traduit est d’une grande beauté, d’un sévère lyrisme :


«(Zohar) Radiance! From here all commands were created through the mysterious expansion of this point of concealed radiance. . .

(Zohar) Radiance! Mystery! (Be-reshit), In the beginning, first of all (Elyeh), I will be, a sacred name. . .”

(Zohar) Radiance! Concealed and treasured, while offspring lay within, yet to be born, and the house expanded, arrayed by that seed of holiness. [. . .] What is that seed? Those engraved letters, mystery of Torah, emerging from that point [Hokhmah ou Wisdom, l’un des dix Sefirot].”


1290 Nasafi (?-1290) & Traités du soufisme.

Après le traité de Kalabadhi231 en arabe auquel nous avons rattaché celui de de Hujwirî en persan, vient, telle une «seconde vague» : celui de Nasafî qui propage les idées d’Ibn «Arabî dans un milieu iranien asséché par un «Alexandre à demi sauvage», Gengis Khan232; suivra le Révélateur des mystères, traité de Nuruddin Isfarayini (1242-1317)233; etc.

On sait que Nasafî fréquenta soufis et philosophes, qu’il eut un maître à Bokhârâ, qu’il fit des études de médecine. Nous avons la chance de disposer de son exposé très clair du soufisme pratiqué en son temps, ce qui explique sa large distribution… et de nombreuses imitations. Il fut connu très tôt en Europe234, bénéficie d’une édition critique restituant le corpus constitué de nombreux courts « Traités », et de leur traduction en français235.


« O Derviche ! Quoique le pèlerin jamais n’a d’être propre, il s’imagine pourtant en avoir. Qu’il soulève ce fantasme et sache avec certitude que l’être est à Dieu seul. Lorsqu’il sait et voit qu’il en est ainsi, le voyage vers Dieu s’achève et le voyage en Dieu commence. (23).

« ... L’univers est bondé à ras bord de lumière et c’est cette lumière qui est l’âme du monde :

« Le monde est embaumé par la brise du matin ; /Encore faut-il que l’homme parvienne à en capter l’arôme. »

« Va, acquiert la vision ! Car chaque grain de poussière,/Si tu y regardes, est la Coupe qui ref1ète l’univers. » (32).

« O Derviche ! Dès toujours Dieu était ; à jamais Dieu sera. Mais jusque-là le pèlerin était dans le leurre. Il s’imaginait que Dieu avait un être et que lui aussi hors de Dieu avait un être. À présent, sorti du leurre, le pèlerin sait avec certitude que l’être est un, que cet être est l’Être de Dieu. (49).

« Si l’amant, de l’extérieur, aperçoit l’aimée, il n’y prête pas attention et demeure inchangé parce que l’aimée qui est à l’intérieur, qui a pris son cœur pour patrie, est plus proche. Désormais, pour lui extérieur et intérieur ne sont qu’un. [...] l’amant s’efface à soi-même : il ne voit plus désormais que l’aimée. Donc i1 n’y a trouble et égard que lorsqu’il y a deux personnes. À ce rang ou l’amant s’efface à soi-même, l’attente cesse ; il n’y a plus ni séparation ni union ; ni crainte ni espoir ; ni contraction ni expansion. (106-107).

« Sache que tout ce qui est a un apogée et une fin. L’apogée est la maturité ; la fin, la liberté. (117).

« Ces prémisses étant posées, sache maintenant que tous les êtres forment un seul être ; que le monde sensible, le monde intelligible et le monde chérubinique sont les degrés de cet être. À présent, désigne cet être par le nom que tu voudras ! Si tu l’appelles « une personne », c’est juste. Si tu l’appelles « un arbre », c’est encore juste. Si tu l’appelles simplement « un être » et ne lui appliques aucun autre nom, c’est également juste. (137).

« Quand le pèlerin arrive au rang de l’amour, le miroir de son cœur est si limpide et pur qu’il devient la coupe, le miroir-qui-reflète-l’univers. (148).

 « Donc, pour toute image qui apparaît dans les intelligences et les âmes célestes, le reflet de cette image apparaît aussi dans le cœur des pèlerins qui sont en harmonie avec chacune d’elles. [...] O Derviche ! Cette manifestation de l’image ne dépend ni de l’incrédulité ni de la foi ; ni de la connaissance ni de l’ignorance. Elle est liée au cœur pur et limpide. (149).

« O Derviche ! Sache qu’un même individu ne peut tout savoir, ne peut tout accomplir. C’est pourquoi rien ni personne en ce monde n’est inutile. Chacun est à l’œuvre à sa place ; chacun, selon sa mesure, comprend. L’ordre du monde est assuré par tous ; tous constituent les phases de cet être. Donc toi, à quelque rang que tu sois, tu appartiens à l’une des multiples phases de l’être. [...] Aujourd’hui, le monde apparaît sous une forme ; demain, il apparaîtra sous une autre. Dispose avec bonheur du temps présent ; passe-le dans l’union et la sérénité. Autant que tu le peux ne cause de tort à rien ni à personne — le péché n’est autre que de porter injure. Autant que tu le peux, répands la quiétude — la dévotion n’est autre que de faire le bien. (155).

« ... Qu’il se purifie intérieurement et extérieurement, qu’il polit le miroir de son cœur — son esprit redevient pur et limpide. Alors une relation s’établit entre l’esprit de l’homme et les anges célestes : l’ange et l’homme sont tels deux miroirs polis, placés l’un en face de l’autre. (193).

« … sa force d’âme influe sur les affaires de ce monde et de l’autre. Et si, après son trépas, sa sépulture devient un lieu de pèlerinage, il secourt encore celui qui vient le visiter. Le pèlerin, en pareille circonstance, se tient à distance respectueuse de la tombe, le visage tourné vers celle-ci. Puis, libre de toute distraction, il polit le miroir de son cœur jusqu’à ce que son esprit, par l’intermédiaire de cette tombe, rencontre l’esprit du visité. Si le visiteur demande la science et la connaissance mystique, à l’instant même où il adresse sa requête, la réponse, s’il a la capacité de la comprendre, apparaît en son cœur. (194).

« O Derviche ! La lumière voulut contempler sa propre beauté, témoigner de ses attributs, de ses noms et de ses actes. À cette fin, elle se manifesta. [...] L’homme beau qui veut contempler sa propre beauté cherche d’abord une mine de fer. De cette mine, il extrait la terre ferrugineuse qu’il place dans un creuset et fait entrer en fusion. La crasse une fois séparée, le fer devient pur et limpide. Il chauffe ce fer purifié et le martèle jusqu’à ce qu’il devienne lisse comme un miroir. (203).

«O Derviche! Si tu as l’énergie spirituelle de cette entreprise et veux t’y adonner, renonce d’abord à toute autre. Brise les idoles; n’aie plus qu’une seule direction, une seule qibla; acquiers la concentration et le détachement. Alors, au commerce d’un Sage, de nombreuses années durant, montre-toi constant en ascétisme et en effort, afin, en premier lieu, de rendre pur et limpide le miroir de ton corps — que celui-ci devienne transparent et apte à recevoir la lumière. C’est là le début de l’épreuve. Ensuite, par le polissage du travail assidu, rends pur et brillant le miroir de ton cœur et la Lumière de Dieu viendra s’y refléter. C’est là le terme de l’épreuve. Une fois la Lumière de Dieu apparue, le pèlerin sait et voit avec certitude que Dieu est en tout. (232).»

~1300 Hugues de Balma 

L’auteur d’une Théologie mystique (souvent référée par son début : Viae Sion lugent…) est prieur de la chartreuse de Meyriat, en Bresse, de 1289 à 1304. On ne possède pas d’autres renseignements sur lui236. Son œuvre sera très influente en Espagne comme en France, car il allie l’élan à l’inconnaissance, thème qui sera repris par l’auteur anglais du Nuage. Cette  doctrine de l’amour sans connaissance s’appuie sur Denys l’Aréopagite dont il veut être un fidèle commentateur, tandis que la pratique de fréquents élans affectifs développe le conseil donné par Guigues I. Denys et Guigues s’accordent sur l’élan, car « la ténèbre contemplée par la théologie mystique n’est pas un néant abstrait et vide de tout, mais la suprême Réalité divine, débarrassée des brouillards créés dont notre procédé cognitif naturel l’enveloppe habituellement. Elle n’est ténèbre qu’à cause de nos yeux de hibou…237» .

  Nous exposons la progression proposée par la Théologie mystique de Balma. Parce qu’elle fut attribuée à saint Bonaventure, elle sera souvent reprise au cours des siècles au point de devenir le modèle «standard» de la voie mystique.

PROLOGUE :

[Vol. I, 125] § 1. Viae Sion lugent... Les chemins de Sion pleurent... Sont en effet appelés « voies » les désirs des âmes aiman­tes. Elles habitent encore un corps mortel et ces désirs les soulèvent en direction de Dieu et de la cité céleste, Jérusa­lem, au-dessus de toute raison et de tout intellect.

[127] Dieu n’a pas créé l’âme pour qu’en sens contraire de sa propre généro­sité elle se rassasie d’une multitude de quaternions en peau de mouton [il s’agit des livres de l’époque], mais pour qu’elle soit le siège de la sagesse.

 [131] § 5. Cette voie vers Dieu est donc triple : voie purgative, qui dispose l’esprit à apprendre la vraie sagesse ; voie illuminative, qui par la ré­flexion éclaire l’esprit en vue de l’embrasement de l’amour ; voie unitive enfin, par laquelle l’esprit, par Dieu seul qui l’élève, est dirigé au-dessus de toute raison, de tout intellect, de toute intelligence.

 [133] § 6. [la voie illuminative] commence ici : « Nuit, mon illumination dans les délices. » L’âme s’élève ensuite à un degré et à un état beaucoup plus éminent en lequel chaque fois qu’elle le veut, sans aucune connaissance réflexive préalable, elle est immédiatement charmée en Dieu. Cela, nulle industrie humaine ne peut l’enseigner parfaitement.

LA VOIE PURGATIVE :

 [171] § 12. Il faut prier de toutes ses forces la clémence du Créateur non seulement pour lui-même ou pour ses proches, mais pour tous... afin que, de même qu’il les a tous créés et rachetés, il daigne subvenir avec miséricorde à tous sans distinction.

LA VOIE ILLUMINATIVE :

[179] § 1.… le vrai soleil de la justice éternelle de la cité céleste, dont le soleil matériel est la similitude ou l’image obscure, n’attend rien d’autre, immobile à la porte du cœur, si ce n’est que par un essuyage purificateur un accès lui soit préparé pour se reposer heureusement en l’esprit comme dans un lit, enseignant l’âme, sa fiancée, par les irradiations des splendeurs spirituelles : ainsi de la part de celui qui accueille et de la part de celui qui se répand, l’irradiation spirituelle suit la purification.

[223] § 26. De même en effet que l’âme est la vie des corps, de même l’amour est la vie des esprits.... Cette vie ne durera pas un moment du temps comme celle du corps ; elle s’étendra sur toute la durée des jours, toujours et à jamais. L’amour dont en vivant l’âme commence à aimer totalement l’époux ne cessera pas en effet à l’avenir.

[239] § 32. « Je vous referai », moi, non un autre, moi qui suis la Sagesse éternelle, née d’en haut ; je vous donnerai non seulement plus tard, mais maintenant même les consolations divines qui apaisent vos désirs... Cela ne l’attendez pas de la spéculation…

LA VOIE UNITIVE :

[vol. II, 23] « Le roi m’a introduit dans le cellier à vin »... – il y a plutôt ici, d’étonnante manière, affliction corporelle —; il éprouve seulement joie de ce qu’en cette tendance en acte il se dresse directement, sans détour, vers le très bien­heureux lui-même, lieu unique qui correspond naturelle­ment à sa dignité. § 9. ... Le corps ne pour­rait donc supporter les élans anagogiques sans grande souffrance, si celle-ci n’était tempérée par la joie que donne à l’esprit la rectitude de son aspiration.

[91] § 56. ... Parce qu’il ne s’attribue pas en effet les choses qu’il possède, mais les fait toutes tourner à la louange du dispensateur de toutes choses, il creuse en soi une conca­vité en luttant contre soi-même avec plus de vérité. Par elle, l’abondante pluie des grâces divines, franchissant monts et collines, s’introduit dans les endroits moins élevés, de telle sorte que plus grande aura été la concavité de l’humilité, plus elle sera capable de recevoir une grâce plus abondante.

 [133] § 83. Cette élévation dite « par ignorance » n’est rien autre qu’être mû immédiate­ment par l’ardeur de l’amour, sans miroir d’aucune créa­ture, sans réflexion préalable, sans même un mouvement concomitant de l’intelligence.

 [159] § 98.  …puisque toute appréhension dont on a déjà parlé est en dehors de l’élévation mystique, il faut cependant qu’en celle-ci il y ait ignorance, c’est-à-dire qu’il faut détruire absolument l’œil de l’intellect qui veut toujours en cette élévation appréhender ce vers quoi tend l’affectivité.

QUESTION DIFFICILE :

 [233] § 48.  … Je considère le mouvement de la pierre qui par son poids descend naturellement vers son centre. De même, dispo­sée par le poids de l’amour, l’affectivité s’élève vers Dieu sans aucune connaissance réflexive ou délibération, comme s’il elle se tendait vers son centre et, par ces mouvements, elle s’élève en un continuel désir ; elle at­teindra dans la béatitude éternelle l’accomplissement de celui-ci…


1306 Jacopone da Todi (~1233 - 1306).

Jacopone, procureur légal et notarial, pénitent après la mort brutale de sa jeune femme, franciscain proche des spirituels, excommunié, emprisonné, retiré près d’un couvent de clarisses, est enfin et surtout l’auteur admiré de Laudes, forme poétique Toscane en honneur durant plus de deux siècles.



« Pour acquérir Amour, tout j’ai donné238

le monde et moi-même, tout sans marchander ;

si tout était à moi, ce qui a été créé,

je donnerais pour Amour, sans pactiser ;

et je me trouve d’Amour presque trompé,

car tout j’ai donné, et ne sais où suis mené ;


par Amour défait

pour fou je suis tenu,

mais puisque suis vendu,

de par moi n’ai valeur.


Des gens ont cru me rappeler,

amis d’antan, du chemin suivi,

mais qui s’est donné ne peut plus se donner,

ni serf être amené à fuir Sa Seigneurie ;

plutôt roc pourrait s’effriter

qu’Amour céder, qui me tient à sa merci. »


Il appartient, du côté de son père, à une famille noble. Après avoir étudié le droit, il exerce la profession d’homme de loi ou de notaire dans sa ville natale. Marié à l’âge de trente et un ans environ à Vanna di Bernadino di Guidone de la famille des comtes de Coldimezzo, il perd deux ou trois ans plus tard sa jeune épouse lors de l’écroulement d’un plancher pendant une fête.

Un cilice trouvé  sur le corps de Vanna l’aurait converti : il mène alors pendant dix ans une vie d’errance, de pénitence, de mendicité et d’humiliations volontaires. Au terme de cette période, durant laquelle il porte le long capuchon du tiers ordre pénitent franciscain, il est admis parmi les Frères mineurs. Attaché au courant des Spirituels il approuve l’envoi à l’ermite Pier da Morrone, devenu le pape Célestin V, d’une délégation visant à obtenir l’autonomie de ce courant à l’intérieur de l’ordre. Mais le pape abdique et redevient ermite l’année même de son élévation. La congrégation des Pauperes heremitae domini Celestini sera aussitôt dissoute par Boniface, son successeur.

«Or Jacopone connaissait bien ce dernier, qui, n’ayant pas encore  reçu l’ordination, s’était fait octroyer par le chapitre de la ville de Todi un bien confortable canonicat. Il lui consacre l’une de ses laudes les plus polémiques, O pape Boniface, tu as beaucoup trop joué en ce monde… Plus encore, il va jusqu’à souscrire au fameux manifeste de Longhezza (10 mai 1297) : s’inspirant de la thèse des cardinaux Jacopo et Piero Colonna, ce document met directement en cause la validité de l’élection…» Suit une excommunication des deux cardinaux ainsi que leurs défenseurs et Boniface assiège leur place forte, Palestrina. La forteresse tombe après avoir résisté un an et demi.

Jacopone est incarcéré dans les souterrains d’un couvent de Frères mineurs hostiles aux Spirituels. Libéré et absous par Benoît XI, il mourra trois ans plus tard, la nuit de Noël de l’année 1306, dans le couvent des Clarisses de Collazzone, près de Todi239.

Les Laudes fleurissent au XIIIe siècle. Ils dérivent de cantiques, chantés en latin par l’assemblée des fidèles dans les exercices de piété d’associations laïques, les laudési. La plus ancienne laude qui nous soit parvenue n’est autre que le Cantique des créatures de François. Puis frère Pacifique brilla parmi ses contemporains par des compositions (perdues), tout comme il avait été célèbre avant sa conversion sous le nom de Rex Versuum. De Bonaventure, il nous reste l’Angélus. On composera des laudes jusqu’à Savonarole. La Contre-réforme supprimera ces dévotions en langue vulgaire au profit du latin. Jacopone est reconnu aujourd’hui comme l’un des grands poètes du moyen âge grâce à l’évolution de notre goût qui accepte de s’écarter de la forme littéraire achevée d’un Pétrarque240. Jacopone est le chantre de la pauvreté par amour qui donne la liberté :



« O amor de povertate

Renno de tranquillitate ! ...

Povertat’è null’avere

E nulla casa poi volere

E onne cosa possedere

En spirito de libertate241. » 



O Amour de pauvreté,

Royaume de tranquillité ! ...

Est pauvreté ne  rien avoir

Et nulle chose ne vouloir,

Toutes choses posséder

En esprit de liberté.


L’union se réalise, lorsque l’homme, vidé par la grâce de ses puissances se livre à Dieu qui le « forme » à nouveau242.  L’esprit qui anime Jacopone est proche de celui qui animait Angèle de Foligno, sa contemporaine qui avait peut-être entendu ses Laudes (elle meurt trois ans après lui). Il sera repris par Catherine de Gênes (qui vivait deux siècles plus tard) : les Laudes 36 et 39 sont citées et commentées dans la Vita de cette dernière et Jacopone y est ainsi le seul auteur largement présent. Nous en reprenons deux brefs passages dont le premier commenté243 :



« Cio che tte paria non ène,

Tanto è ‘n alto quel ched ène ;

La Superbia en celo s’ène

E dànnase l’Umilitate. ...

Là ‘v’è Cristo ensetato

Tutto ‘l vecchio ènne mozzato,

L’uno en l’altro trasformato

En mirabele unitate244. » 

Ce qui se voit n’est pas,

Tant est grand ce qui est ;

La superbe est au ciel

Et l’humilité se damne. …

Là où le Christ est greffé,

Tout l’ancien est décapité,

L’un dans l’autre est transformé

En merveilleuse unité.


Catherine de Gênes, au chapitre 14 de la Vita, commente :

«Ce qui se voit, c’est-à-dire toutes les choses visibles qui sont créées ne sont pas, elles n’ont pas l’être véritable, tant est grand Celui qui est, Dieu, en qui est tout être est vrai. La superbe est au ciel, c’est-à-dire la vraie grandeur est au ciel; et sur terre, l’humilité se damne, c’est-à-dire l’affection placée en ces choses créées qui sont basses et viles, n’ayant pas en soi l’être véritable.»


Jacopone conclut :

Clama lengua e core :

Amore, amore, amore !

Chi tace el to dolzore

Lo cor li sia crepato.

E credo che crepasse

Lo cor che te assaiasse ;

S’Amore non clamasse,

Crepàrase affocato245. » 

Le cœur qui te goûte ;

S’il ne criait : Amour,

Il en serait brûlé. 


1309 Angèle de Foligno (1248 - 1309).

Femme amie du monde et du plaisir, esprit cultivé (tout en ne sachant pas écrire) et ouvert, riche de biens, ayant mari et plusieurs fils, elle commence à l’âge de trente-sept ans à éprouver le remord de confessions incomplètes et de communions, peut-être sacrilèges à ses yeux.

Elle dictera le récit de sa vie à frère Arnaud, un fidèle moine franciscain, selon des «pas» ou étapes intérieures. Ils couvrent deux périodes séparées par une expérience très forte d’amour divin survenu lors d’un voyage à Assise en 1291, suivie de son entrée dans le tiers ordre franciscain. Les six années « ascétiques » qui précédèrent l’événement, de 1285 à 1291, l’approchèrent de la pauvreté intérieure et matérielle en dix-neuf « pas ».  Elle vend ses biens après la mort de tous les siens. Le récit d’Arnaud couvre les cinq années suivantes, de 1291 à 1296, en sept autres « pas ».

Angèle vivra encore quatorze années. Nous devinons un cercle de disciples d’après le récit d’Arnaud (qui malheureusement meurt en 1300) complété par des documents postérieurs ; quatre lettres nous sont parvenues. De très nombreuses éditions de son « œuvre » sont éditées en latin dès 1502 et en diverses langues dont le français, par Poiret en 1696 puis par Hello en 1868. Malheureusement ces mosaïques textuelles ne respectent pas l’ordre chronologique et affaiblissent les termes (malgré le style emphatique de Hello). Il faut recourir à une édition respectueuse de l’ordre d’un bon manuscrit, respectant la sobriété de l’original latin, pour retrouver la force et surtout la dynamique vécue, rendue par les « pas » successifs246.

On ne trouve nulle part ailleurs un témoignage aussi intense de l’amour divin, auquel elle  sut correspondre de façon absolue. Elle répond ainsi à deux mystères majeurs : Question, comment l’amour divin intense qui nous est accordé, peut-être une seule fois dans l’existence, mais son souvenir est toujours efficient, peut-il s’accorder à notre indignité ?  Réponse, parce que Lui seul existe. De même pour le « problème du mal » : le « bon » seul existe.

Nous avons la chance d’avoir accès à une autobiographie mystique, suivie chronologiquement sous la forme des dix-neuf pas de sa vie dictés au frère et disciple copiste, qui correspondent aux six années « ascétiques » précédant l’expérience d’amour de l’an 1291, puis suivie de sept pas, définis par ce frère ; très honnêtement, il reconnaît la difficulté d’en déterminer leur nombre (Angèle avait évoqué trente pas).

Un tel témoignage est unique pour l’époque qui ne pratique guère de « confession » intime (mais on trouve parfois des relations événementielles, toutefois sans progression soulignée, telles les relations de Julian de Norwich ou de Margerite Kempe). Nous le devons à l’insistance du frère copiste, devenu disciple, qui rapporte « cette expérience et cette science de l’expérience247.

Un grand souci de fidélité marque son compte-rendu. Nous résumons les pas d’une échelle spirituelle à l’aide d’un choix de fragments très courts.

Les trois premiers pas sont une préparation : crainte, douleur, pénitence ; Angèle « commence à être illuminée » aux deux suivants, où elle reconnaît la miséricorde de Dieu et Le prie « de me rendre vivante. Alors il me semblait que toutes les créatures me prenaient en pitié, en compassion. » Les quatre pas suivants sont marqués par la vision et la connaissance de la croix.

« Au neuvième pas,

Il me fut inspiré que… je devais me dépouiller pour être plus légère, et aller nue… c’est-à-dire pardonner à tous ceux qui m’auraient offensée, me dépouiller de toutes choses terrestres. … Vers cette époque… ma mère… vint à mourir… et en peu de temps, mon mari, tous mes fils.

« Au douzième pas,

Je résolus de tout abandonner… Dieu répandit miséricordieusement dans mon cœur une grande lumière, Il me donna en même temps une certaine fermeté… que je crois encore ne devoir jamais perdre. »

Au dix-septième pas, elle rapporte de beaux songes qui annoncent peut-être la rencontre à Assise. L’un est précis ; elle note le désir qui précède parfois un rêve mystique puis la douceur, en fait éprouvée souvent en étant réveillée, à la suite de l’intensité du rêve. Peut-être s’agit-il ici du compte-rendu de deux rêves rapprochés, mais distincts :

« Je me trouvai une fois dans la prison… je méditais un mot de l’Évangile… j’eus soif de voir le mot écrit ; craignant d’agir par amour-propre, je me contins… je m’endormis dans mon désir. Aussitôt je fus induite en vision et il me fut dit : « L’intelligence de l’Épître est chose si délectable que celui qui la comprendrait bien oublierait toutes les choses du monde. »

Elle éprouva ensuite une grande douceur.

« Mon guide reprit : L’intelligence de l’Evangile est tellement plus délectable encore, que si quelqu’un le comprenait, il n’oublierait pas seulement toutes les choses du monde ; il s’oublierait absolument lui-même… on ne prêche rien de la délectation de Dieu. Les prédicateurs… ne comprennent même pas ce qu’ils en prêchent. »

Aux pas suivants, elle ressent l’Amour et la douceur divine :

« … si l’on me parlait de Dieu, je poussais des cris… ceci m’arriva pour la première fois lorsque je vendis ma maison de campagne pour en donner le prix aux pauvres. C’était la meilleure de mes terres… [Éprouvant] la douceur de Dieu… je tombai à terre… Après cela, je me rendis à Saint-François à Assise248.»



Le frère copiste témoigne de cette visite à Assise, de la honte qu’il ressent suite à un comportement incontrôlé de sa compagne, de par la violence de l’expérience. Il l’interprète comme le « haut mal » ou hystérie, avant de comprendre sa réelle origine à la suite de sa propre expérience intérieure :

«Elle avait beaucoup crié… J’en fus tout couvert de honte… je luis dis de n’oser jamais revenir à Assise puisque ce mal la prenait… Je lui conseillai de tout me dire, je l’y contraignis… Ayant éprouvé en moi-même une grâce de Dieu spirituelle, sans exemple dans ma vie, j’écrivais tout rempli de crainte et de respect (Ibid., 54-55).»

Il la questionne sur l’expérience de l’Amour avec lequel elle a été en contact, début traditionnel d’une vie mystique, dans le cas présent accompagné d’une émotion intense. Car ses cris en public et le scandale qui s’ensuivit sont dus à l’arrachement qui succède au contact, comme elle le rapportera ainsi :

« Je lui dis : « Que vis-tu ? » Elle répondit : « Je vis une chose pleine, une majesté immense, que je ne saurais exprimer ; mais il me sembla que c’était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de douces paroles en s’éloi­gnant ; elle s’éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. Aussitôt après son départ, je commençai à pousser de hauts cris, à vociférer. Je criais sans aucune honte, disant et redi­sant : “Amour inconnu ! Pourquoi m’abandonnes-tu ?”… Après cela, je revins d’Assise avec cette extrême douceur, et je rentrai chez moi par la route. Tout le long du chemin, je par­lais de Dieu, j’avais grand-peine à me taire ; cependant je me contenais de mon mieux à cause de mes compagnons. … Rentrée dans ma maison, je sentis une douceur paisible, et cependant très grande, que je ne sais exprimer249.»

Le frère copiste explicite ensuite les sept pas « supplémentaires » qui suivirent cette mémorable expérience, en précisant certaines prises de conscience :

 « Expliquant ensuite cette parole : que Dieu est l’amour de l’âme, elle me dit : Dieu aime l’âme, il est lui-même l’amour de l’âme (Ibid., 83).

Elle me dit encore à moi, frère copiste, qu’une fois Dieu lui dit et lui montra péremptoirement et en détail qu’elle n’était rien, qu’elle était faite d’une matière vile, qu’il ne trouvait en elle  aucune bonté, que cependant Dieu l’aimait, que ce Dieu qu’elle-même peut aimer est chose si grande et si parfaite que la pensée de l’amour qu’il lui porte ne peut lui causer aucun orgueil… (Ibid., 111).»

Elle traite profondément du mystère du « néant aimé », c’est-à-dire des rapports entre l’âme et sa Source divine. Tous ces pas exposent les merveilles éprouvées dans la première période de la vie mystique « des lumières », par opposition à une « vie de foi » à venir, qui sera cachée à la mémoire au point d’introduire parfois un « demi-doute » sur Sa présence :

« Et je voyais en moi deux parties, comme si on eût tracé en moi une route. D’un côté je ne voyais qu’amour et tout bien, venant de Dieu et non de moi ; de l’autre, je me voyais aride, je voyais qu’il ne venait de moi aucun bien. Par là, je vis que ce n’était pas moi qui aimais, bien que je fusse toute transformée en amour, mais que cela ne venait que de Dieu. Puis les deux parties se réu­nirent, et leur union me donna un amour beaucoup plus grand, beaucoup plus ardent. J’avais le désir d’aller à cet amour (Ibid., 159).»



L’âme veut Dieu, et ce vouloir lui est donné par la grâce. Quand donc il est dit à l’âme : « Que veux-tu ? » Elle répond : « Je veux Dieu. » Et Dieu lui dit : « Et moi j’accomplirai en toi cette volonté. » Car jusque-là, elle ne vou­lait pas Dieu vraiment et de tout soi. Ce vouloir lui est donné par la grâce, et par ce vouloir elle connaît que Dieu réside en elle, qu’il entre en société avec elle (Ibid., 173). 



La seconde partie du manuscrit provient d’autres copistes, certainement moins proches de la mystique, mais témoins des années postérieures :

« Voici le signe de l’amour vrai : celui qui aime ne transforme pas une partie de soi-même, mais tout soi en l’aimé. Comme cette transformation n’est pas continue, comme elle ne dure point, l’âme est prise par le désir de chercher tous les modes qui lui permettront de se transformer en la volonté de l’aimé afin de retrouver à nouveau la vision. Elle cherche ce qu’a aimé celui qu’elle aime. »

Ce qui est développé selon la belle comparaison classique :

« De même que le fer embrasé reçoit en lui la forme, la couleur, la chaleur, la vertu, la valeur du feu, et devient comme du feu ; de même qu’il se livre au feu tout entier, et non partiellement, et ne subsiste qu’en étant embrasé dans l’intime de sa substance ; ainsi, l’âme, unie à Dieu et avec Dieu par le feu parfait de l’amour divin, se donne et se place tout entière en Dieu, et transformée en Dieu sans avoir perdu sa substance propre, elle transforme sa vie tout entière dans le Dieu amour et l’amour la rend quasi toute divine. /Il faut donc que la connaissance précède, et qu’ensuite l’amour suive, pour transformer l’aimé en l’amant, c’est-à-dire pour transformer l’âme qui connaît en vérité et qui aime avec ferveur dans le bien qu’elle connaît et qu’elle aime avec ferveur. Or cette connaissance ne peut venir à l’âme ni d’elle, ni d’aucune créature ; elle ne peut lui venir que de la lumière divine ; c’est un don spécial de la grâce de Dieu (Ibid., 311 & 399 pour ces deux dernières citations).»

C’est la source de l’amour efficace :

« … voyant son néant et voyant Dieu humilié et abaissé pour un si vil néant et même unir son néant, l’âme s’embrase d’amour, et embrasée d’amour elle se transforme en Dieu. Une fois transformée en Dieu quelle est la créature qu’elle n’aimera selon son pouvoir ? (Ibid., 423.)

 


Amour explicité comme suit :

« L’amour parfait, sans défaut, est celui de l’âme admise à voir l’être de Dieu. Quand l’âme est ainsi guidée et con­duite à la vision de l’être de Dieu, elle voit comment toute créa­ture tire son être de celui qui est l’Être suprême, comment toute chose, comment tout ce qui existe tient son être de l’Être suprême ; elle voit qu’il n’est point d’autre être, et que rien ne possède l’être que par lui. L’âme puise dans cette vision une sagesse admi­rable, une sagesse pleine de gravité, une sagesse pleine de matu­rité. L’âme tire de cette vision le plus grand des biens, elle ne peut contredire, parce qu’elle voit en vérité que toutes les œuvres de Dieu sont bonnes ; le mal vient de nous qui les détruisons. Cette vision de l’Essence divine excite l’âme à l’aimer. Elle nous apprend à aimer tout ce qui a reçu d’elle l’existence (Ibid., 481).

Peu avant sa mort, elle s’écria :

« “Mes petits enfants, efforcez-vous de vous faire petits !” Puis elle cria : “O néant inconnu ! O néant inconnu !” On ne peut avoir en ce monde de science plus utile que celle de son néant, ne rien faire de mieux que de s’emprisonner dans son néant. Parler de Dieu, faire de grandes pénitences, comprendre les Écritures, avoir son cœur presque constamment occupé des choses divines, toutes ces vanités spirituelles sont plus trompeuses que les vanités temporelles (Ibid., 519).»

Tout est dit.


1310 Marguerite Porete (~1250 - 1310).

Marguerite Porete naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain.

L’évêque de Cambrai est Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel ; elle est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès, puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises.

Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auxquels toutes les autorités de la Sorbonne participèrent250.

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme… Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes modernes251. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits du développement qui lui fait suite : ils sont placés entre crochets à la suite de chaque point dont nous soulignons la densité par l’usage d’italiques252 :



« Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons «paix de charité en vie anéantie» [...] demandant que l’on puisse trouver


I une âme,

[elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire,... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle, mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]


II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[c’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].


III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]


IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[c’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même ; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]  


qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté,

[tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne]. 

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

«Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu253.

 La «bonté de Dieu», c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément — car il ne saurait être un simple moyen — l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :

«Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté254.»

La «perte en Dieu» s’ensuit :

«Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par Sa Majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…255.»

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits 256.»

1318 Sultan Valad (1226-1318)

Sultan Valad recueille les propos de son père Rûmî, ce qui n’exclut pas un travail de mise au net. Organisateur de la Confrérie des Mawlavis à Konya (« Derviches tourneurs »), il n’en est pas moins un mystique attachant par la forme simple et les comparaisons qui mettent à portée de tous « des choses rares et précieuses ». Voici des citations issues de Maître et disciple257.

« C’est-à-dire que ce Qor'ân et la sharia étaient déjà contenus dans les Écritures et les lois des prophètes antérieurs. Bien sûr, ils n’existaient pas sous cette forme et cette apparence, ils n’étaient pas composés selon cet ordre. Le Qor'ân est en arabe, les autres Écritures en syriaque et en hébreu. Chacune préconise une autre sorte de jeûne, d’autres fêtes, et décrète que certains actes sont justes et licites, d’autres illicites.

« Il est évident que la réalité de la religion ne concerne pas la forme et la langue. Elle apparaît en chaque forme et en chaque langue. Les langues et les sharia sont pareilles aux mesures, et la religion et la connaissance de Dieu sont comme l’eau et le vin, qui sont contenus dans les coupes, les cruches, les sources, les jarres, les outres et les vases. Mais le vin n’est pas le vase. Celui qui adore la cruche ignore l’eau. Avant qu’il ne voie quelque cruche, il n’admet pas l’existence de l’eau. (33-34)

« On demanda à Bayazid : « Que veux-tu ? » Il répondit : « Je veux ne pas vouloir. » Car, s’il voulait, cela montrerait qu’il existait encore. S’il était resté un seul nerf ou un boyau en cet animal transformé en sel, cela montrerait qu’il n’a pas traversé l’individualité, et qu’on sent encore en lui le parfum de la dualité. Et la dualité est une impiété. De même, est impie celui qui déclare que la Face de Dieu est double. Dans le monde spirituel, la dualité fonde l’incroyance. Bayazid dit : « Je veux ne pas vouloir, afin que ce soit Toi seul qui veuilles, comme Tu le faisais avant mon existence vile. »

« Quand apparaît la Face de ma beauté pareille à la lune, qui suis je, pour exister devant elle ?

« Moi, je n’existe qu’au moment où je suis hors de moi-même.

« Quand le détachement est parfait, Dieu est là.

« Est-ce moi qui te cherche, ou toi qui me cherches ? Malheur à moi : tant que je reste moi-même, je suis un autre et tu es un autre. (40-41).

« À l’intérieur de la Ka'ba, on n’observe pas la direction de la Qibla. (46).

« Et au moment où il vieillit et s’affaiblit, et où toutes ses forces ont été dépensées et où l’espoir l’abandonne, il a à chaque instant des visions merveilleuses, visions de l’au-delà, pro­diges divins, « stations » innombrables et incalculables. Dieu le Très-Haut lui adresse un appel, en disant : « Ô mon serviteur ! Songe que toutes ces choses que tu voyais aupara­vant étaient dues au service que tu me rendais et à ta sou­mission assidue. Vois, tous ces moyens ont disparu. Mais nos dons arrivent l’un après l’autre, cent mille fois plus grands. Demande pardon de cette pensée, et sache que tout provient de Nous et que tout le reste n’est qu’apparence. » (66).

« Les métiers et les attachements de ce monde ressemblent à la rouille qui recouvre le miroir du cœur. Si la rouille est infime, le miroir réfléchit les images de façon imparfaite. Mais si la face du miroir en est complètement couverte, on a beau le regarder, on n’y aperçoit rien, ni peu, ni beau­coup, ni image, ni réalité. Et quand on retire la rouille au moyen de l’ascèse de l’amour, et que la beauté de l’œuvre de Dieu apparaît dans le miroir, à ce moment, on se trouve soi-même, car la rouille a été enlevée du miroir du cœur. À présent, quand on parvient à soi-même et qu’on se trouve soi-même, on découvre Dieu en soi-même, et jamais on ne voit Dieu séparé de soi. (96-97).


« De même, avant que le vent n’agisse sur la poussière, et ne fasse mouvoir un arbre, une tente, ou un étendard, tu ne peux le voir : le vent est invisible sans l’intermédiaire des formes. (123).

« Le paradis représente un sens spirituel, et l’enfer aussi. Dieu le Très-Haut a donné forme aux plaisirs du paradis à travers les beaux visages des femmes et des hommes, les jardins, les prés, la verdure, les champs, les ruisseaux d’eaux vives, l’or et les parures, les joyaux, le royaume, le Trône, le Bien-Aimé, ad infinitum, afin que les gens sachent et comprennent que ces formes belles et plaisantes ont en réalité une signification spirituelle. (138).

« Dieu n’a pas créé les formes pour les connaître Lui-même. Le Créateur a créé afin que les créatures aillent du créé au Créateur. Une belle jette des mottes de terre et des cailloux du haut d’une terrasse afin qu’on regarde en l’air et qu’on voie celle qui jette pierres et mottes et non pour qu’on s’intéresse à ce qu’elle jette. (146).

« Les prophètes sont comme des bougies. La lumière de Dieu est cette flamme qui, si elle allume les bougies, leur donne le même attribut, le même aspect et la même essence. Toutes les bougies ont un seul attribut, mais en nombre elles sont multiples. (152).

D’autres textes ont été traduits dont l’ample Valad-Nameh ou Livre de Valad258 dont on pourrait citer cent passages.

1320 Shabestarî (?-1320).

L’auteur de la Roseraie du Mystère a fait l’objet d’une étude décrivant les milieux littéraires et politiques de son temps, sa « doctrine de contemplation » et son « œcuménisme missionnaire »259. Ce célèbre poème d’un millier de vers rédigés en 1517 a fait l’objet de nombreux commentaires dont celui de Lahijî dont nous donnerons un extrait. Voici des passages du poème260 :

Prologue

« Celui dont la Lumière illumine les deux mondes

Et dont la grâce transforme la poussière d’Adam en roses ;

[…]

« Il a projeté des milliers d’images sur les pages du Non-être.

De ce souffle proviennent les deux mondes ;

Ce souffle fit naître l’âme d’Adam

En qui se manifestèrent la raison et le discernement

Grâce auxquels il perçut le principe de toutes choses.

Lorsqu’il se vit personne distincte,

Il se demanda : « Qui suis-je ? »

Il voyagea de la partie vers le tout,

Puis de là revint à ce monde,

Et vit que le monde est imagination

Comme l’unité divisée en plusieurs nombres.

D’un seul souffle proviennent les mondes de l’ordre divin (amr) et des créatures ;

À l’instant où ils paraissent, ils disparaissent de nouveau.

Bien qu’il n’existe ni véritable arrivée, ni véritable départs,

Les choses retournent à leur propre origine.

Visibles ou invisibles, elles sont toutes une.

Le Dieu Très-Haut est l’Éternel qui, d’un souffle,

Fait venir à l’existence, puis supprime, les deux mondes.

Le monde de l’ordre divin et celui des créatures sont un,

L’un devient pluriel, et le pluriel, un.

De ton imagination, naissent toutes ces formes variées :

Elles ne sont qu’un seul point qui décrit rapidement un cercle.

Du début à la fin, les créatures de ce monde

Ne parcourent qu’une ligne circulaire. […]

Question 2

Quelle pensée est la condition de ma voie ?

Comment est-elle tantôt un devoir et tantôt un péché ?

[…]

Un univers se cache dans un grain de millet,

Le cœur d’un grain d’orge vaut cent moissons,

Dans l’aile d’un moucheron se trouve l’océan de la vie,

Et dans la pupille de l’œil, un ciel.

Si petit que soit le grain du cœur,

Le Seigneur des deux mondes y fait Sa demeure.

[…]

Chacune [des parties] est désespérée d’être séparée du Tout.

Chacune voyage sans cesse et est pourtant à l’attache,

Chacune est constamment dévêtue et vêtue,

Toujours en mouvement et pourtant en repos,

Ne commençant jamais, ne finissant jamais.

Chacune connaît sa propre essence et, pour cette raison,

Se hâte sans relâche vers le Trône de l’Empyrée (Arsh),

Sous le voile de chaque atome est cachée

La beauté ravissante de la Face du Bien-Aimé !

[…]

Tu dors, tu rêves,

Tout ce que tu vois n’est qu’illusion.

À l’aube du dernier Jour, quand tu t’éveilleras,

Tu sauras que tout cela n’était qu’imagination vaine.

[…]

À l’instar d’Abraham, pars en quête de la Vérité,

Transforme la nuit en jour, et le jour en nuit.

Les étoiles, la lune, le soleil éclatant

Représentent les sens, l’imagination, la brillante raison.

O pèlerin ! de tout cela, détourne ton visage,

Et répète toujours : « Je n’aime pas ce qui disparaît »

Tel Moïse, fils d’Amran, poursuis ton chemin

Jusqu’à entendre : « En vérité, je suis Dieu ».

Tant que le mont de ton être demeure devant toi,

La réponse à « Montre-toi » sera « Tu ne Me verras pas »,

La Vérité, semblable à l’ambre, t’attire comme une paille.

S’il n’y avait pas de « toi-même », où serait la route ?

[…]

Celui qui a le cœur noir et l’imbécile sont le contraire de la lumière,

Pourtant ils sont tous deux le lieu de la théophanie.

Quand une face du miroir est noircie,

L’autre réfléchit les visages.

Les rayons du soleil, dans le quatrième ciel,

Ne sont pas réfléchis avant de toucher la poussière terrestre.

Tu es le reflet de « Celui qui est adoré par les anges », […]

Question 3

Qui suis-je ? Que signifie « Je » ?

Que veut dire « voyage en toi-même » ?

[…]

« Je » et « Tu » sont des accidents de l’Être Lui-même,

Les ouvertures des niches de la lampe de l’Être nécessaire.

Sache que corps et esprits sont tous la Lumière unique,

Jaillissant tantôt des miroirs, tantôt des flambeaux.

Tu dis : « Le mot “je” dans toutes les relations

Désigne l’esprit de l’homme. »

Mais comme tu as fait de l’intellect humain ton guide,

Tu ne distingues par ton « moi » de l’une de tes parties.

Va et apprends à bien connaître ton « Moi ».

« Je » et « Tu » sont plus hauts que corps et âme,

Car âme et corps sont des parties du « Moi ».

Le mot « Je » ne se limite pas à l’homme

Pour que tu puisses dire qu’il désigne seulement l’âme.

Élève-toi au-dessus du temps et de l’espace,

Laisse le monde et sois un monde pour toi-même.

[…]

Quand le voile est ôté de devant tes yeux,

Il ne reste rien des liens des écoles et des croyances. […]

Question 5

Qui donc parvient au secret de l’Unité ?

Que comprend le connaissant ?

[…]

Va balayer la chambre de ton cœur,

[ici un des commentaires de Lahiji placé en note261



Prépare-la à devenir la demeure du Bien-Aimé.

Quand tu en partiras, Lui, Il y entrera ;

En toi, vidé de toi, Il manifestera Sa beauté.

[…]

Question 7

À quel degré appartient la parole « Je suis la Réalité suprême » (Ana’l-Haqq)

Qu’en dis-tu ? Est-ce le bavardage d’un imposteur ?

[…]

Le buisson ardent te dira : « En vérité, Je suis Dieu. »

Cette parole fut permise au buisson.

Pourquoi serait-elle interdite à la bouche d’un juste ?

Question 12

Comment l’éternel et le temporel sont-ils séparés ?

Celui-ci est le monde, et cet autre, Dieu ?

[…]

Le monde tout entier n’est qu’imagination,

Tel un point qui tourne autour d’un axe.

Fais tournoyer une étincelle de feu

Et la rapidité du mouvement te fera voir un cercle.

Bien que l’Un soit compté, maintes et maintes fois,

Sûrement, Il ne devient pas multiple de ce fait.

Ne pense pas qu’il existe rien d’autre que Dieu.

[…]

Question 15

Idoles, cordons sacrés et christianisme, dans ce discours,

Sont tous de l’impiété. Sinon. dis-moi ce que c’est.

[…]

Renonce à l’étude qui cherche à se faire reconnaître des hommes.

Rejette le manteau des derviches, ceins-toi du cordon.

Sois semblable à notre Pîr, fais montre d’impiété.

Si tu es un homme, donne ton cœur à la vaillance,

Libère-toi des affirmations et des négations,

Consacre entièrement ton âme au jeune chrétien.

[…]

Je tombai évanoui dans la poussière.

Maintenant. je n’existe plus à moi-même, sans être mort.

Je ne suis ni sobre, ni malade, ni ivre.

Parfois, comme Ses yeux, je suis plein de joie,

Parfois, comme Ses boucles, je volète,

Parfois, de par sa nature, je gis dans les cendres,

Parfois, de par Son regard, j’entre dans la roseraie.

1321 Dante Alighieri (-1321)

Souvent considéré comme un poète mystique, il en exprime quelques intuitions. Le bénédictin Vandenbroucke, admirateur inconditionnel, présente Dante comme « le dernier génie synthétique  … en ce sens qu’après lui… les disciplines chrétiennes commencèrent à se séparer262». Je préfère la présentation et la traduction de A. Masseron263 au parti prix archaïsant retenu par A. Pézard264. Influence probable du Moyen-Orient musulman265.


Paradis, (dernier) chant XXXIII. Le poète exprime avec justesse la succession des émotions :

« 61… presque toute ma vision s’est évanouie, et je sens encore couler lentement dans mon cœur la douceur qu’elle y a fait naître.


Il exprime l’impossibilité d’exprimer le contenu d’un vécu mystique :

« 106… mes paroles seront plus impuissantes… que celles d’un enfant… 109 non qu’il y eut plus d’un seul aspect dans la Lumière vivante… 112, mais parce qu’à ma vue… un aspect unique se modifiait comme je me transformais moi-même.



Il reprend le grand thème de l’amour unificateur commun à tous :

« 85… je vis que se trouve réuni, comme lié par l’amour en un seul livre, tout ce qui est épars dans l’univers.

On peut douter de son expérience directe, malgré l’opinion de Vandenbroucke qui doutait par contre de celle d’Eckhart. Cet admirateur nous présente le poète comme « le dernier génie synthétique... en ce sens qu’après lui... les disciplines chrétiennes commencèrent à se séparer » (p.246).


1328 Maître Eckhart (~1260 - 1328).

Poème

I

Au commencement266

haut par delà sens

toujours est la Parole.

Ô riche trésor

Où toujours commencement commencement enfanta !

Ô cœur du Père

d’où en liesse

la Parole toujours flua !

Cependant le sein

a gardé la Parole, c’est vrai.

II

Des deux un flux

d’amour le feu

des deux le lien

des deux connu

flue le très doux Esprit

tout identique

inséparable.

Les trois sont un.

Sais-tu quoi ? Non.

Lui se sait lui-même mieux que tout.

III

Des trois le lien

a profonde épouvante,

cette ronde même

jamais sens ne concevra,

ici est une profondeur sans fond.

Échec et mat

temps formes lieu !

L’anneau merveilleux

est jaillissement,

tout immobile se tient son point.

IV

La montagne de ce point

gravis-la sans travail.

Lucidité !

Le chemin te porte

au désert merveilleux

qui au large au loin

sans mesure s’étend.

Le désert n’a

ni temps ni lieu,

sa manière c’est elle l’étonnant.

V

Ce bien de désert

oncques pied ne foula,

sens créé

ne vint oncques là.

C’est, et nul pourtant ne sait quoi

c’est ici, c’est là

c’est loin, c’est près

c’est profond, c’est haut

c’est ainsi

que ça n’est ni ceci ni cela.

VI

C’est lumineux, c’est transparent

c’est sombre entièrement

c’est innommé

c’est inconnu

libre de commencement, de fin pareillement

cela se tient tranquillement

nu, sans vêtement.

Qui sait sa maison ?

Qu’il en sorte

et nous dise quelle est sa forme.

VII

Deviens tel un enfant

deviens sourd, deviens aveugle !

Ton être même

faut que néant devienne,

tout être, tout néant, bannis de là tout sens !

Laisse lieu, laisse temps

et l’image également !

Prends sans chemin

le sentier étroit

ainsi viendras-tu à l’empreinte du désert.

VIII

O mon âme

sors, Dieu entre !

Sombre tout mon être

dans le néant de Dieu,

sombre dans ce flux sans fond !

Que je te fuie

tu viens à moi.

Que je me perde

je te trouve

ô bien suressentiel


Présentation et discussion

Eckhart (~1260-1328) est né près de Gotha en Thuringe et se forme dans le sillage d’Albert le Grand, au studium generale de Cologne. Il fait des séjours à Paris, où il est présent lorsque Marguerite Porete est brûlée vive. Chargé de fonctions délicates au sein de l’ordre dominicain, en Saxe et en Bohême, il développe à partir de 1313 une activité intense à Strasbourg auprès de nombreux monastères de dominicaines, et enfin à Cologne après ~1324, où il est probablement responsable du studium. Le célèbre procès qui lui est intenté naît de rivalités entre séculiers et réguliers ; il meurt à Avignon en 1329, avant la condamnation par l’irascible Jean XXII de vingt-huit articles tirés de son enseignement.

Laissant de côté une œuvre latine importante liée à son enseignement, de nature assez technique, nous sommes aujourd’hui sensibles à son liber «Benedictus» (Le livre de la consolation divine; De l’homme noble), ainsi qu’à ses sermons, dont une soixantaine en latin nous sont parvenus de  sa main, et dont environ cent soixante en allemand ont été préservés par des notes d’auditeurs.

Tauler et Suso sont ses disciples dominicains ; Grote, disciple de Ruusbroec, lui rendit probablement souvent visite ; une rencontre avec Tauler est attestée267. Puis le nom même d’Eckhart sera oublié, mais son influence demeure par l’intermédiaire de quelques sermons inclus dans les Institutions pseudo-taulériennes de 1548, si influents sur les spirituels du XVIIe siècle français. Sa redécouverte par von Baader a lieu au XIXe siècle, suivi d’un véritable culte célébré par les philosophes en Allemagne ; sa renommée atteindra la France où il apparaît dans les milieux universitaires comme le mystique du nord de l’Europe.

En effet, Eckhart accorde une place importante à la pensée comme le mode pouvant rendre compte abstraitement d’une remise totale à un Dieu qui se donne Lui-même : « Celui qui pense l’unité infinie ne peut être pensé Lui-même en dehors d’elle »268. La conception intellectuelle maîtresse d’Eckhart est approchée par Gilson ainsi : « Puisque l’âme tient par son fond le plus intime à la Déité, elle ne peut assurément jamais être hors de Dieu, mais elle peut, ou bien s’attacher à elle-même et s’éloigner de Lui, ou bien au contraire s’attacher à ce qu’il y a en elle de plus profond et se réunir à Lui. » Une continuité est ainsi posée qui atténue des effets psychologiquement nocifs d’un dualisme où la Déité est anthropomorphe : « Pour y parvenir l’homme doit s’efforcer de retrouver Dieu par delà les créatures, et la première condition pour y réussir est de comprendre qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendamment de ce qu’elles ont d’être divin, les créatures ne sont qu’un pur néant. C’est pourquoi l’amour des créatures et la poursuite du plaisir ne laissent dans l’âme que tristesse et amertume. La seule créature qui puisse nous ramener directement vers Dieu est l’âme elle-même, qui est la plus noble de toutes »269.

Selon une description précisant théologiquement cette conception ainsi qu’« une sorte d’itinéraire spirituel de l’âme selon le type plotinien » : « Il s’agit de tendre à retrouver cette image éternelle et lumineuse de nous-mêmes dans le Fils de Dieu, au-delà de toute image sensible, de tout signe et de tout concept. Dieu est donc pour l’âme, le principe, le chemin et le terme ». Car l’âme est néant. Cependant il ne faut pas « imaginer faussement que Dieu aurait projeté ou créé les créatures hors de Lui dans quelque chose d’infini ou de  vide », car la création se continue à tout instant ; aussi « la créature reçoit-elle sans cesse son être du jaillissement éternel de l’Etre incréé... Le retour en Dieu se réalise dans une participation à la vie intime de Dieu, grâce à une union de l’âme avec Dieu. Cette divinisation suppose du côté de Dieu une action qui se caractérise comme une filiation270 »

Le quatorzième siècle voit ainsi s’opérer une scission entre le nominalisme universitaire « où la raison commence à connaître les lois naturelles des choses, mais où la foi renvoie à la puissance absolue d’un Dieu » et le mysticisme des couvents « qui va directement à Dieu sans passer par la nature, et ne retrouve ensuite la nature que toute pénétrée de Dieu et en quelque sorte résorbée en Lui ». Les mystiques sont bien éloignés de pratiquer une théologie mystique répondant au souhait du chancelier de l’université Gerson : « intelligence claire et savoureuse des choses qui sont crues d’après l’Évangile » 271.

Le mode intellectuel est a priori aussi acceptable qu’une description d’un état, d’une révélation, de toute expérience particulière. Mais comme la dépendance vis-à-vis de la grâce disparaît dans l’exercice intellectuel pur, propre aux philosophes admirateurs de la puissance de pensée du témoin Eckhart, le risque d’effacer le témoignage, en ne s’attachant qu’au moyen « dialectique » utilisé pour en rendre compte, est grand.  Le culte d’Eckhart est donc ambigu dès que l’on veut en déduire « une manière de », alors que c’est « sans manière et sans pourquoi » que s’accomplit l’accès à un être éternel272.

Eckhart a-t-il vécu mystiquement au niveau de son génie intuitif ? L’historien bénédictin dom Vandenbroucke pense qu’il a rendu compte spéculativement d’expériences dont il fut témoin, en particulier chez des dominicaines et des béguines, et l’oppose à l’anglais Rolle, un mystique « autobiographe »273. On rapprochera la fascination exercée par Eckhart de celle qu’exercera Silesius, et qui sera l’objet d’un même doute, venant cette fois de l’érudit laïque Orcibal. Mais s’agit-il de prudences catholiques ou de doutes justifiés ? Cependant Grote, disciple de Ruusbroec, mettait en garde contre sa pensée comme le fit aussi violemment un autre de ses disciples, le « bon cuisinier » de Groenendael.

En effet, peu d’auditeurs sont conscients de son point de vue atemporel (et a-spatial) qui explique certains « dits » extrêmes : « Son message est l’éternité. Jean Tauler l’avait bien remarqué : faisant allusion tout ensemble aux discours d’Eckhart et à leur interprétation erronée par ses auditeurs [déjà !], il énonçait catégoriquement les affirmations suivantes : L’union de l’homme avec Dieu est un processus qui doit être compris « comme un agir hors du temps dans l’éternité, hors du créé dans l’incréé, hors de la multiplicité dans l’unité ». Et encore : « Cela rend Dieu plus proche que la prière (extérieure) : là ne peuvent absolument pas accéder ceux qui ont grandi selon leur raison naturelle, ceux qui se sont élevés dans leur propre mortalité et ont vécu selon leurs sens. C’est cela qu’enseignait et disait pour vous un maître bien-aimé, mais vous ne l’avez pas compris. Il parlait du point de vue de l’éternité, mais vous l’avez entendu selon la temporalité »274.

L’éternité est une dimension qui fait irruption dans l’instant lui-même, « être-un » avec Dieu, ressenti dans un mouvement de conversion décisif, irruption dans le fond : ce que l’homme est, il l’est par un don, il ne peut rien par lui-même : « Comment en tant que néant de créature, pourrait-il posséder une capacité autonome d’expérience, en laquelle Dieu serait saisi comme un objet ? Eckhart exige au contraire de l’homme un renoncement sans limites à toute possession... l’exclusion de tout avoir au plan spirituel ...  aux antipodes d’une réalisation de l’homme par lui-même » 275.



Trois courts extraits

Ils ne peuvent rendre compte de la puissance de ses sermons, tel celui sur la recréation perpétuelle dans la circulation divine :

« Dieu accomplit dans l’âme sa naissance, engendre en elle sa parole ; et l’âme la reçoit seulement, puis l’offre aux puissances de diverses façons : tantôt comme désir, tantôt comme bon propos, tantôt comme œuvre de  charité, tantôt comme sentiment de gratitude, ou quelque autre forme qu’il revête pour venir à toi.» 276.



Il fait disparaître chez son auditeur toute possibilité d’un « entre-deux », en commençant par l’espace :

« Certaines gens simples s’imaginent qu’ils devraient voir Dieu comme s’il se tenait là et eux aussi. Cela n’existe pas ! Dieu et moi nous sommes un dans la connaissance. Et de même, si je tire Dieu en moi dans l’amour, ainsi j’entre en Dieu ! 277.»



Finalement Dieu seul «est» :

« Dieu n’aime rien en nous que sa bonté qu’Il nous manifeste. Comme le dit un saint : Dieu ne couronne rien que son propre ouvrage qu’il opère en nous ! Mais personne n’a besoin de s’effrayer si je dis que Dieu n’aime rien que soi-même : c’est là ce qu’il y a de meilleur en nous, il a en vue par là notre plus grande béatitude ! Il veut par là nous attirer en lui afin que nous nous purifiions et qu’il puisse nous transformer en lui : en sorte qu’il puisse nous aimer en lui et s’aimer en nous. Il a lui-même un tel besoin de notre amour, qu’il nous attire en lui avec tout ce qui est propre en quelque manière à nous y faire entrer, que ce soient des choses agréables ou pénibles. » 278.


1349 Richard Rolle (~1295? – 1349)

On ne sait presque rien de la vie de Richard Rolle279 : à dix-neuf ans il commence sa vie d’ermite et se sépare des règles anciennes : « Par le fait qu’il embrasse la vie érémitique, Rolle se met en marge de tout groupe social. Il ne demeure même pas, comme tant d’autres solitaires, dans le voisinage d’un monastère, et il n’éprouve pas le besoin d’une regula approuvée. Il n’a plus désormais de cadre de vie bien définie, et il se voit privé des avantages de la vie en société. Il erre çà et là. Il ne se livre à aucun travail rémunéré. Il vit de la charité d’autrui, connaît la faim, le froid, la nudité. Il est réduit à la mendicité : les solitaires “demeurent mendiants, à la porte [des riches] et ceci leur font porter leurs miettes280.” Il change souvent d’ermitage, puis entre en relation étroite avec une recluse d’Anderby, Marguerite Kirkby, avant de se fixer à Hampole où il entretient des relations avec un couvent de cisterciennes. La date de sa mort correspond à celle où la grande peste atteignit l’Angleterre.

L’Incendium Amoris est son œuvre la plus connue. Le Melos Amoris ou Chant d’Amour, écrit lorsque Rolle avait une “bonne trentaine d’années”, se présente comme un poème en prose qui chante la pauvreté spirituelle, conséquence de la vie contemplative plutôt qu’un préambule. À l’opposé des spirituels dominicains germaniques qui enseignent des communautés, Rolle témoigne directement de sa propre expérience, son but étant d’y attirer les autres, comme le montre la belle ouverture du Chant :



L’amour rend l’âme audacieuse. Il l’extirpe du gouffre, dès lors que le feu du Créateur éternel l’embrase comme une bien-aimée. Puis il l’accueille sur des sommets qui dépassent la sagesse du monde, et alors tout lui devient indifférent, sauf la sainteté. Or, elle me presse à tel point, cette violence d’amour, que j’ose prendre la parole. Je veux instruire les autres et leur montrer la grandeur de ceux qui aiment avec feu, la justice de ceux qui jubilent en Jésus, l’amour de ceux qui chantent en harmonie avec le ciel, et enfin la clarté de ceux qui peuvent capter dans leur conscience l’ardeur incréée et la jouissance sans déclin. /Dès lors, voyant comment le Créateur a conduit le jeune homme (que je suis) jusqu’à l’éclosion de la vraie Justice, nul ne pourra désormais nier que Dieu ne donne sa douceur aux hommes dès cette vie, ne les glorifie, aujourd’hui encore, de la richesse de sa mélodie d’une saveur de miel, ainsi qu’il avait coutume de le faire pour les saints de jadis281.”



Et sur un mode plus objectif et comparatif, il insiste sans cesse sur l’expérience :

Sans un amour brûlant, sans l’expérience de la grâce qui soulève les saints et fait bondir les purs hors du péché, qui donc pourrait avoir, dès cette vie, la certitude de l’élection et du salut éternel ? Bien plus, supposez qu’un homme s’abstienne de toute haine et colère,... si pourtant il est privé du chant qui purifie et ennoblit, le seul bien spirituel qu’il puisse espérer c’est d’être délivré des filets au jour de la terreur... Sans cesse il lui faut se préoccuper de son salut et se tenir en garde... Voici par contre celui qui visiblement a jeté au vent l’antique vanité. L’ennemi avec son astuce n’est plus sur sa route. La ferveur céleste, envahissante et savoureuse, s’allume en son âme, l’amour divin répand douceur et grâce en son cœur fidèle. Il avance à grands pas triomphants, participe gratuitement à la gloire, reçoit du ciel la joyeuse jubilation et devient le compagnon des chantres de l’amour…282”.



Son appel à la conversion se présente coloré comme un tableau flamand de la fin du moyen-âge, auquel vient s’ajouter le clair-obscur d’un brouillard d’outre-Manche (que l’on retrouvera dans le Nuage d’Inconnaissance) :

Nous avons anéanti la Vipère venimeuse en rejetant tout ce qui est vil aux yeux de qui aime véritablement. C’est ainsi que survient le charme que nous convoitons, et que l’amour fait irruption dans le cœur de ceux qui chantent en accord avec les élus aimés de Dieu. Leur clarté s’affermit, leur conscience ne sombre pas dans le brouillard, mais s’éclaire de plus en plus jusqu’à ce que, bien-aimée de Dieu, l’âme soit transportée dans la demeure où il ne faudra plus apprendre, et contemple la Sagesse éternelle qui illumine tout... Les orgueilleux et les pécheurs se verront abaisser dans leurs vices, affreusement tristes, et lorsqu’ils découvriront la nuit horrible que ne peuvent éclairer les rayons des étoiles [Sagesse, 17, 5.] et qu’une opacité sans limite les enveloppera, tous les cupides seront confondus avec les charnels qui étaient captifs de leurs convoitises. Ils tomberont dans la prison de brouillard et le chaos catastrophique. Les prélats pervers et tous les pécheurs pourris brûleront sans arrêt 283…”



Au-delà de la lutte, c’est l’action divine qui seule peut embraser le cœur :

Mon cœur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes entrailles [Psaume 21,15].” Exposée au feu, nous voyons la cire fondre et s’écouler en une sorte de pâte amollie par la chaleur. Le cœur, lui aussi, réconforté par la consolation de l’amour, mieux encore, saisi par son feu, brûle d’ardeur et aspire à entendre l’harmonie angélique. Oui, comme la cire subit l’action du feu, de même, soudain liquéfié, le cœur se sent embrasé jusqu’en ses plus secrètes profondeurs et, tel un joueur de cithare, enlevé jusqu’au ciel284.»



Rolle parle pour tous les ermites cachés dont l’ardeur fait fi des maisons confortables. La vie mystique est le prélude, l’« inchoation » de la vie céleste :

« Tous alors vivraient dans la jubilation. Ils deviendraient justes. Ils brûleraient d’amour pour l’Auteur de l’univers. Ainsi les uns n’auraient-ils aucune part au châtiment du Charlatan détestable et les autres échapperaient-elles aux filets des séducteurs qui se lamenteront et pleureront d’avoir ri. Mais j’en suis convaincu : ces parfaits se cachent aux yeux des hommes et ne s’affichent pas comme font les autres. Leur existence est toute différente de celle qu’on mène pour l’ordinaire dans une maison de conven­tuels. Ils sont enflammés de façon singulière par le goût de la divine Sagesse. Ils brûlent, dans l’intime de l’âme, d’un amour sans limite qui les assimile aux Séraphins. Leur comportement extérieur, lui aussi, est supérieur à celui du commun et apparaît, à qui l’observe, supra­naturel et même impossible. Mais en réalité, si grande, si débordante, est pour ces amants l’allégresse de la jubilation et de la mélodie céleste, que cette vie leur devient facile et délectable alors que les autres la qualifient de dure et même d’intolérable. C’est ainsi que leurs mérites seront pour le monde un rempart sans prix, et que leurs prières pour la patrie apaiseront le Tout-Puissant285.»



Il insiste sur la possibilité de libération offerte ici et maintenant, ce dont il témoigne personnellement :

«L’entrée est libre, la porte s’ouvre, et elle est ensuite gardée contre toute incursion étrangère. O amour si bienfaisant! O bienfait si aimable! Il nous procure tous les biens et sans lui nous n’en possé­dons aucun pour notre salut. Il est le soutien de ma session, la joie de mon silence, le baume de ma pénitence, l’élan de ma prière, la douceur de ma méditation, l’aliment de ma contemplation, l’onction de mon chant, l’inspiration de mes écrits. Pas de faux pas pour qui l’aime! Le chemin est droit pour qui le garde286.»


1361 Tauler (~1300-1361)

Né autour de l’an 1300 d’une famille aisée de Strasbourg, il entre vers quinze ans au couvent des Dominicains. Il étudie dans les couvents d’Allemagne du Sud, achevant sa formation dans sa ville natale. Cette période est troublée, ce qui perturbe la vie communautaire : tandis que certains frères connaissent l’abondance, d’autres souffrent de la faim. Des troubles politiques liés à l’excommunication de l’empereur poussent la majorité des frères à trouver refuge à Bâle, ville où la présence de Tauler est attestée en 1339. Les dominicains ne retrouvent leur couvent de Strasbourg qu’en 1343. Tauler est actif dans le cercle des « Amis de  Dieu ». Il se rend à Cologne en 1346 ; il ressent, lors de la peste noire de 1347, « les coups de la main de Dieu  qui anéantit tant de milliers d’hommes par une mort soudaine. »

Il est devenu le père spirituel de Rulman Merswin, banquier converti qui vivait à Strasbourg dans « l’Ile Verte ». L’énigmatique figure de « L’ami de Dieu de l’Oberland » serait une fiction littéraire créée par ce dernier ou par son secrétaire. À cet « ami » était attribué un ensemble de seize traités, dont un fameux récit, probablement imaginaire, de la conversion de Tauler et vingt-deux lettres.287.

Tauler exerce son apostolat « dans les sept couvents de dominicaines et les quelque soixante communautés de béguines (chacune comprenant une à deux douzaines de femmes) de Strasbourg ». Un voyage à Paris devrait se placer après 1350, tandis qu’une visite rendue à Ruusbroec aurait pu avoir lieu au cours de la décade suivante. Il est sûr que ce dernier a fait parvenir aux Amis de Dieu de Rhénanie en 1350 un exemplaire de L’ornement des noces spirituelles. Tauler meurt le 16 juin 1361, date gravée sur la pierre de son tombeau conservée dans le cloître de l’église protestante du Temple-Neuf, l’ancienne église des Dominicains. Son œuvre a exercé une grande influence, sur Silesius et même sur Luther aussi bien que dans le monde catholique, alors que les autres rhéno-flamands (dont Eckhart, condamné), tombaient dans un relatif oubli.

Le corpus tenu pour authentique comprend au moins quatre-vingts sermons. Leurs analyses « supposent une structure familiale de la communauté : la prieure est la mère, l’aumônier est le père spirituel, les membres de la communauté sont sœurs, filles, enfants ». Le public était composé essentiellement de religieuses ou de béguines. Tauler se désigne comme « maître de vie ». Ses emprunts à Eckhart et d’autres sont transformés de façon très personnelle.

Les trois étapes de la jubilation, de la nuit, du dépassement, débouchent dans une expérience d’unité avec Dieu dans le gemuet ou mens ou esprit, en rapport avec le grunt ou noble fond288.

« Dieu ne désire dans le monde entier qu’une seule chose, la seule dont il ait besoin, mais il la désire d’une façon si extraordinairement forte qu’il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c’est de trouver vide et préparé le noble fond qu’il a mis dans le noble esprit de l’homme, afin de pouvoir y accomplir son œuvre noble et divine289.» 

Aussi l’homme prisonnier doit tendre à son terme divin et pour cela le percevoir. Tauler utilise une analogie visuelle : il utilise l’image de la fente ou d’un treillis, premier plan qu’il faut oublier, pour accommoder au but lointain :

« L’homme devrait tendre à Dieu avec tant d’application, qu’il n’ait plus d’attention pour toutes ces choses, qui se greffent de droite ou de gauche sur l’une ou l’autre grâces reçues. C’est tout comme quelqu’un qui, de toutes ses forces, regarderait très attentivement un objet à travers une fente étroite ou un treillis serré ; tant qu’il considère avidement, de toutes ses forces, l’objet ainsi regardé, l’intermédiaire ne l’empêche pas de voir ; mais dès qu’il dirige son attention sur cet intermédiaire et qu’il se met à l’examiner, alors cet objet interposé, si petit et si mince soit-il, lui cache l’objet qu’il voulait regarder.

L’analogie est profonde, elle existe aussi dans d’autres traditions en lui ôtant tout caractère dualisant (le ciel remplace l’objet visé par l’archer au travers d’une fente) :

« … comparons le Bhairava à un ciel vaste, lumineux et sans limite, qui ne serait perceptible qu’à travers un fin réseau de découpures bariolées, variées à l’infini et de surcroît constamment agitées n’ayant jamais vu le ciel autrement qu’à travers cet écran, on le confondrait avec la multitude de découpures tangibles et mouvantes, alors qu’en fait le ciel — à l’image de la pure conscience — reste intact en son essence inaltérable  indivise290.» 

Voir ne suffit pas, il faut sortir de nous-mêmes dans la nudité, c’est-à-dire sans désir ni représentation :

« Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu’une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d’avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d’être, de devenir ou d’obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d’être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu’il puisse accomplir son œuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle. En effet, pour que deux êtres puissent n’en faire qu’un, il faut que l’un se comporte comme patient et l’autre comme agent : pour que l’œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n’avoir en lui aucune autre image. N’eût-il même qu’une image d’une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d’autre, de même l’oreille qui est pleine d’un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir doit être pur, net et vide291.»

L’élan donné par Dieu assure la plongée dans un calme silence, l’unification et l’engloutissement de l’esprit :

« Quand la nature a fait ainsi ce qu’elle doit faire et ne peut pas aller plus loin, étant arrivé au plus haut degré, le divin abîme vient et fait jaillir ses étincelles dans l’esprit. Par la vertu de ce secours surnaturel, l’esprit transfiguré et purifié est tiré hors de lui-même et jeté dans une recherche et un désir de Dieu, dont l’élan extraordinaire, purifié ne saurait s’exprimer.... cela dépasse toute mesure, puisque cela provient de l’immensité divine. Dans cet état, l’esprit, purifié et transfiguré, se plonge dans les divines ténèbres, dans un calme silence et dans une inconcevable et inexprimable unification. En cet engloutissement se perdent toute convenance et toute disconvenance ; en cet abîme, l’esprit perd conscience de lui-même, et ne sait plus rien ni de Dieu, ni de lui-même, ni de la disconvenance, plus rien de rien, car il s’est abîmé dans l’unité de Dieu et a perdu le sentiment de toute distinction292.»

La contemplation n’est cependant pas le terme de la vie mystique, mais constitue un viatique préparant l’homme à une longue purification ; le pèlerin passe par des chemins déserts, avant d’être divinisé et perdu dans l’être simple :

« Voici maintenant le second degré. Quand Dieu a entraîné l’homme bien loin de toutes choses, qu’il n’est plus un enfant, quand il l’a fortifié par le rafraîchissement de la douceur, il donne alors en vérité du pain de seigle bien dur à celui qui est maintenant devenu homme et parvenu à l’âge de la maturité. ... Quand Notre Seigneur a ainsi bien préparé l’homme, par cette insupportable oppression (car cela le prépare mieux que toutes les pratiques que pourraient accomplir tous les hommes), alors le Seigneur vient et porte cette âme au troisième degré.... Dieu fait alors passer l’homme d’un mode encore humain de vie à un mode tout divin, de la détresse la plus complète à une sécurité divine. À ce degré, l’homme est tellement divinisé que tout ce qu’il est et opère, c’est Dieu qui l’est et l’opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d’être naturel, qu’il devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentiellement par nature. Ici, l’homme a l’impression et le sentiment qu’il est comme perdu ; il ne sait, il n’éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n’a plus conscience que d’un être tout simple293.» 

Ce qui importe : s’enfoncer dans le renoncement !

« Mes enfants, en deux mots : tout ce en quoi l’homme recherche son repos et qui n’est pas uniquement Dieu, sans mélange, tout cela est vermoulu. ... Ce qui importe est de s’enfoncer, purement et simplement dans ce bien pur, simple, inconnaissable, ineffable et mystérieux qu’est Dieu, en se renonçant à soi-même et à tout ce qui peut se dévoiler en lui294.» 

La transformation passe par la nudité : néant dans le néant, l’homme est dans la meilleure situation possible !

« L’homme à ce moment s’abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu ; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l’auteur ; il le rejette comme s’il ne l’avait nullement acquis, et il se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n’est rien et n’a jamais rien acquis. C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le néant incréé... Là l’esprit s’est perdu dans l’esprit de Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond. Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu’on ne peut le comprendre et le concevoir. Cet homme devient alors un homme si profondément humain, si dégagé d’individualisme, si vertueux, si bon, d’une conduite si pleine de charité, familier et affable avec tout le monde, [et] cependant, l’on ne peut voir ou découvrir en lui aucun défaut295.» 

Le chemin est : « Je ne suis pas » :

« Bien chères enfants, celui qui parviendrait seulement à atteindre le fond de l’aveu de son propre néant, celui-là serait parvenu au chemin le plus aimable, le plus direct et le plus court, le plus rapide, le plus sûr menant à la vérité la plus haute et la plus profonde qu’on puisse atteindre en ce siècle. Pour cela, personne n’est trop vieux, ni trop faible, ni trop inexpérimenté, ni trop jeune, ni trop pauvre, ni trop riche. Ce chemin c’est : “Je ne suis pas” Ah ! Quelle valeur ineffable est enfermée dans cette parole : “Je ne suis pas.” Hélas ! tournez la chose comme vous le voulez, il y en a bien peu qui veulent cette voie, car toujours nous voulons être quelque chose, oui, Dieu nous le pardonne : nous sommes et nous voulons et voudrions toujours “être”296.»

Au terme du chemin mystique personnel, la prière au service de la communauté des hommes devient alors possible, car efficace :

« … ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d’une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d’un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d’un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l’abîme de l’amour, dans la fournaise d’amour, et s’y reposent. Alors cette ardente flamme d’amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l’abîme divin, à l’aimable repos des silencieuses ténèbres. C’est ainsi qu’ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l’aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu’on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu’une vie divine297.» 

§



J’ai utilisé jusqu’ici la traduction des Sermons par Huguenin-Théry (1930), une «intégrale» (?) établie sur l’éd. de Vetter (1910), «la première qui ait eu une valeur scientifique» (J.-P.Jossua, p.10). Mais pour pleinement apprécier spirituellement Tauler et ses proches il est utile de lire les Exercices ou méditations ainsi que les Institutions. Ils sont traduits de l’excellent Surius (1522-1578) par E.-P. Noël (édition 1911-1913)298. La qualité des textes est comparable (Surius était un bon spirituel). Aussi je livre ici en complément :

Tome I DEUXIÈME DIMANCHE DE L’AVENT (1)

Nombreuses sont, mes bien-aimés, les marques de l’amour et de la bonté infinis de Dieu à notre égard. De quelque côté que nous nous tournions, nous voyons partout les signes de sa bienveillance et de sa tendresse : si bien que personne n’échappe à son ardeur bienfaisante (Ps., 18i. Cette bonté immense, dans laquelle le mal n’a aucune part, qui n’est pas quelque chose d’adventice à Dieu, mais sa propre nature et 257 son essence même, cette bonté, dis-je, que peut-elle vouloir, sinon aimer, se donner, se manifester, se communiquer et se transmettre? Tout cela, elle le fait, autant qu’il est en elle, sans la moindre relâche, sans la moindre acception de personnes, sans le plus petit blâme. Ainsi donc, il n’y a pas un moment, un point du temps, si court soit-il, où Dieu ne veuille, et de toutes ses forces, remplir toute âme raisonnable de tous ses biens, de toutes ses grâces, de tous ses dons et de toutes ses richesses; il n’y a pas d’instant où Il ne veuille faire d’elle son habitation, demeurer en elle fidèlement et avec délices, la purifier et la préserver de tout mal, l’orner de toutes les vertus comme autant de belles pierres précieuses. Plût à Dieu, je ne dis pas que nous fussions dignes de tant et de si grands bienfaits, pauvres vers de terre que nous sommes, mais du moins que nous fussions prêts et capables pour les recevoir I

Dieu s’offre tout entier, et hélas! il n’y a presque personne qui daigne s’en apercevoir. Il se tient debout, frappant à la porte de notre âme; à quiconque lui ouvre, il promet d’entrer chez lui, pour manger avec lui. Qu’est-ce que ce repas du Christ avec l’âme, sinon le désir où II est de restaurer cette âme en la faisant participer à sa bienheureuse et ineffable divinité, à tous les biens qui en découlent? Cette pauvre âme, il veut la réchauffer, la bercer sur son cœur, la plonger dans le sommeil de la douce contemplation. Mais hélas! presque tous le repoussent.

Tome I SERMON DU DIMANCHE DANS L’OCTAVE DE L’ÉPIPHANIE

Mais, quelqu’un me dira, sans doute : C’est entendu, il faut que l’homme quitte tout, qu’il soit exilé complètement, que toutes ses puissances, au dedans et au dehors, soient dans le repos et comme suspendues. Mais, alors, s’il en est ainsi, être abandonné de Dieu, rester dans la désolation, c’est un supplice affreux, et le Prophète lui-même, qui en avait fait l’expérience, demande à en être délivré quand il s’écrie : «Malheur à moi I parce que mon exil est prolongé» (Ps., 119). Supposé que Dieu prolonge ainsi l’exil et la désolation d’un homme, sans se montrer à lui intérieurement, sans lui parler, sans rien opérer en lui, comme nous l’avon's vu plus haut, et comme vous-même nous rayez enseigné, supposé que cet homme soit ainsi placé à demeure dans une sorte d’anéantissement; vous allez bien lui permettre, au moins, de faire quelque chose pour chasser ces ténèbres, pour sortir de cet épouvantable exil; vous le laisserez, par exemple, prier, lire, assister aux sermons, se livrer, enfin, à des 423 exercices pieux et saints, à des actes divins?

Pas le moins du monde. Pour l’homme élevé à ce degré de perfection, il n’y a rien de meilleur, rien de plus utile que de rester ainsi longtemps, et en repos. Il ne peut, sans un grave détriment, en sortir pour n’importe quel motif. Ce serait, en effet, vouloir être préparé en partie par Dieu, en partie par lui-même; ce qui ne peut pas être. Quel que soit le désir de l’homme et la rapidité avec laquelle il pense à sa préparation, Dieu est là, infiniment plus prompt encore à le préparer.

Tome V FETE DE LA DÉDICACE DES ÉGLISES DEUXIÈME SERMON

Le royaume de Dieu est au dedans de vous» (Luc, 17). Ils trouvent la Vérité, tandis que celle-ci reste inconnue à ceux qui ne demeurent pas chez eux. Il faut être dans sa maison pour la connaître.

C’est là, vous dis-je, qu’ils trouvent ce dont nous parle saint Denys, lumen in lumine, la lumière dans la lumière, et cette lumière dépasse infiniment tout ce que la raison, la pensée et l’intelligence peuvent nous montrer. Il y a à Paris des Théologiens remarquables qui lisent de grands in-folio et tournent des pages et des pages. Ils font bien, certes, et je me garde de les blâmer. Mais les hommes dont nous parlons lisent le livre de vie dans lequel toutes choses vivent; ils parcourent le ciel et la terre et partout ils lisent les œuvres merveilleuses de Dieu.

[…] 415 Car, enfin, c’est Dieu qui est là présent, et, en la présence de Dieu, les tristesses, les douleurs, les misères, les afflictions s’évanouissent. Ceux-là seuls le savent qui en ont fait l’expérience. Mais ils ne le savent pas, du moins en cette manière, les Docteurs même les plus savants, qui n’ont expérimenté rien de semblable.

[…] Qu’est-ce que la prière? Et d’abord, pour nous conformer au témoignage commun, c’est l’ascension de l’esprit (mentis) vers Dieu; mais, dans un sens plus spirituel encore et peut-être plus proche de la vérité, la prière, c’est l’entrée (intro-versio) unitive de l’esprit créé dans l’esprit incréé de Dieu, avec la conviction qu’on est mû par l’éternité de la divinité. […]

Tome VI EXERCICES OU MÉDITATIONS

32 O mon Seigneur et mon Dieu, vous m’avez tellement entouré de vos immenses dons et de vos bienfaits; vous m’avez tellement embrassé par votre incompréhensible amour, que je ne puis me dérober à son ardeur brûlante, et que mon esprit, comme malgré lui, se met à chanter vos louanges. Voici que mon cœur brûle de vous louer, de vous remercier autant qu’il lui est possible de le faire; mon esprit jubile sans mesure de vous bénir, et mon âme vous glorifie parce que votre grâce est descendue, abondante, sur moi!

Tome VII QUELQUES EXHORTATIONS ET CONSEILS

310 Après cela, il contemplera la propriété de l’unité unique de cette essence. Dieu, en effet, est au terme ultime de la simplicité ou de l’unité; en Lui, toute multiplicité est unifiée et réduite à la simplicité, dans son essence uniquement une.

De plus, son essence est son opération, sa connaissance, sa récompense, son jugement, sa justice, sa miséricorde. Tout cela, en Lui, est un. Par opposition, l’homme rapprochera de cette unité son incompréhensible multiplicité, afin que Dieu la rende simple, et la ramène à l’unité, dans la simplicité de son essence.

Puis, enfin, que l’homme considère combien Dieu est ineffablement caché, suivant cette parole d’Isaïe : «Vous êtes vraiment le Dieu caché» (Isaïe, 45). Il est, en effet, d’une manière très secrète en toutes choses, et plus intimement de beaucoup, que ces choses ne sont en elles-mêmes. Il demeure dans le fond même de notre àme, caché à tous les sens et entièrement inconnu. C’est donc là que l’homme devra s’introduire et pénétrer de toutes ses forces, bien loin au dessus de toutes ses pensées; c’est là qu’il devra entraîner toute sa vie extérieure (externilalem), non moins éloignée et étrangère à lui-même et à toute vie (internitati) intérieure, que la brute et l’animal 311 vivant uniquement par les sens. En même temps il se plongera et se cachera dans les secrets de Dieu, loin des créatures et de tout ce qui est étranger ou dissemblable à cette essence.

Et tout cela se fera non seulement par l’imagination ou par la manière de penser, mais d’une façon essentielle et actuelle, d’une façon, en quelque sorte, sensible et perceptible, au dessus des sens, par l’application de toutes ses forces et de tout son désir.

Après quoi, il sera permis de considérer une autre propriété, celle de la solitude divine, dans la silencieuse et tranquille unité. Là, dans cette essence, aucune parole ne se fait entendre, aucun acte ne se produit d’une manière essentielle; mais le silence y est absolu, tout y est souverainement mystérieux c’est une ineffable solitude; c’est le désert. Absolument rien n’arrive jusque-là : il n’y a que Dieu seul, Dieu très pur, sans rien d’étranger, sans l’image d’aucune créature, sans un mode d’aucune sorte.

Notre-Seigneur parle de cette solitude quand il dit par son prophète Osée (chap. 2) : «Je la conduirai (l’âme) dans la solitude et là le lui parlerai au cœur».

Tome VII CANTIQUES SPIRITUELS du Docteur Sublime et Illuminé Jean Tauler, Ier CANTIQUE

Je suis réduit à rien (Ps., 72). Quand on est arrivé à la nudité d’esprit, il n’y a plus de souci à avoir. Nul mal ne saurait désormais me troubler. Je me délecte tellement dans la pauvreté que je ne puis plus m’occuper des choses et des images qui m’entourent. Que dis-je? le moi ne m’appartient plus, j’en suis dégagé, je suis libre.

Je suis réduit à rien. Quand on est arrivé à la nudité d’esprit, il n’y a plus de souci à avoir. Comment me suis-je délivré des images, me demandez-vous? Cela s’est fait quand j’ai trouvé en moi la véritable unité. Mais qu’est-ce que la véritable unité? C’est 333 quand rien ne m’a ému, ni l’adversité, ni le bonheur.

Je suis réduit à rien. Quand on est arrivé à la nudité d’esprit, il n’y a plus de souci à avoir. Comment me suis-je délivré de l’esprit, me demandez-vous? Cela m’est arrivé, je vous le déclare, quand je n’ai plus rien trouvé en moi, ni ceci ni cela, mais que j’ai perçu uniquement l’abîme infini et pur de la Divinité. Alors, je n’ai pas pu me taire et j’ai été forcé de le crier au public.

Je suis réduit à rien. Quand on est arrivé à la nudité d’esprit il n’y a plus de souci à avoir. Je me trompe : quand je me suis trouvé perdu dans cet abîme, je n’ai pas pu parler. Je suis devenu complètement muet : tellement la fulgurante Divinité m’avait tout entier absorbé en elle.

Je suis réduit à rien. Or, cet éblouissement m’a donné des forces sans mesure, car j’avais pénétré Tout. En sa présence je ne puis pas vieillir […] 299.

Tome VII ÉPILOGUE

1. 509 Et d’abord, croyez fermement que vous êtes en Dieu, que Dieu est présent au dedans de vous, ainsi que le certifie l’Evangile du Christ et l’Ecriture divine (Jean, 6, 17 et t Jean, 4). Mais pour voir clairement cette vérité, il faut un don de Dieu. Demandez ce grand don.

2. Ensuite, dès que vous saurez, à n’en pas douter, que vous êtes en Dieu, vous devez apprendre à vivre et à demeurer en Lui.

~ 1361 L’Imitation de la Vie Pauvre de N.S.J.C.

Ce chef d’œuvre a souffert probablement de la date peu propice d’édition de sa traduction française (1914) et certainement de son caractère supposé apocryphe. Il était cependant considéré au milieu du XIXe siècle, par l’érudit notable Ch. Schmidt, comme le «meilleur des ouvrages de Tauler, son œuvre principale. »300. Il apparaît comme radical, insistant sur la pauvreté absolue, intérieure et matérielle, traduisant peut-être les vues de groupes hétérodoxes, ce qui n’a pu que nuire à son appréciation par certains. Son contenu est mystique contrairement à une grande partie de l’Imitation de Thomas a Kempis marquée par l’ascèse.

L’Introduction de la traduction française de L’Imitation de la vie pauvre défend la thèse de l’attribution à Tauler et explique des circonstances particulières de la parution de cet ouvrage issu de l’allemand (et non du latin de Surius) par l’anonyme chanoine traducteur. Ce dernier est certainement l’auteur de la note la plus longue que j’ai jamais rencontrée! Elle est très intéressante et profonde, même si son tribut à l’idéalisme post-kantien en vogue au début du XXe siècle est évident (mais Kant ne demeure-t-il pas le plus grand des philosophes modernes?). Note qui serait probablement devenue préface si son auteur avait consenti à sortir de son anonymat 301.

« Dieu ne peut pas donner à la volonté qui l’aime, un amour inférieur à celui qu’il reçoit, et celui qu’il reçoit n’est pas autre chose que la mesure comble qu’il donne, en se donnant Lui-même ; et c’est ainsi que la volonté, en cherchant de plus en plus à embrasser Dieu dans une étreinte amoureuse, se trouve devant un bien toujours plus grand à saisir et à embrasser encore…302 » .



Le texte de L’Imitation de la vie pauvre… est divisé en deux parties : « I, Nature de la vraie pauvreté ou de la perfection » : la pauvreté d’esprit nous rend semblable à Dieu dans son indépendance, sa liberté, son acte pur ; opérations de la nature, de la grâce. « II, Moyens pour arriver à la vraie pauvreté… » : Les obstacles rencontrés, quatre moyens à mettre en œuvre, quatre chemins, conclusion. Nous ne pouvons qu’inciter à découvrir cette œuvre très dense :


« 86. … Dieu ne peut pas donner à la volonté qui l’aime, un amour inférieur à celui qu’il reçoit, et celui qu’il reçoit n’est pas autre chose que la mesure comble qu’il donne, en se donnant Lui-même ; et c’est ainsi que la volonté, en cherchant de plus en plus à embrasser Dieu dans une étreinte amoureuse, se trouve devant un bien toujours plus grand à saisir et à embrasser encore et ce qu’il lui reste à posséder de ce bien la réjouit plus que ce que, déjà, elle a le bonheur d’avoir. 303.


« 99.… La renaissance intérieure a lieu quand l’âme éclairée de la lumière divine pénètre dans le sein paternel de Dieu et lui fait don de toutes ses puissances, de son cœur, de toutes ses facultés, les lui abandonnant comme une pâture. Elle se perd toute entière en Lui ; elle n’a plus de cœur, plus de force, plus de volonté. Et Dieu lui donne en retour son cœur, sa volonté, sa force. Le cœur de l’homme devient ainsi un cœur divin…304.


§ 3. Dieu infiniment simple demande la simplicité et l’unité.

« 126. Ainsi donc, voulez-vous ne pas être trompé ? N’occupez pas votre esprit à la multiplicité des choses extérieures. Il y a trop d’illusions. Retirez-vous dans votre intérieur et visez l’unité de la vie spirituelle. Dans cette unité et cette pureté vous ne pouvez pas vous tromper. N’allez pas vous égarer dans le domaine de l’imagination où toutes les erreurs sont possibles, car vous seriez exposé à prendre pour autant de vérités des images vaines ou curieuses. […] Dieu est invisible, élevé au-dessus de toutes les images et de toutes les représentations des sens. Ce qu’il opère et communique est tellement simple que personne ne peut le représenter par des images, que dis-je ? Personne ne peut en parler. Celui-là seul qui en a fait l’expérience connaît la vérité pure : il sait qu’il en est ainsi et il ne veut rien savoir des visions ou révélations qui se produisent, surtout à notre époque. […]


« 127. Bien plus, il peut arriver qu’une âme simple et pure, unie à Jésus-Christ par l’amour le plus parfait, soit obligée de renoncer à toute représentation par figure qu’elle s’est faite de la Vérité divine, si elle veut rester dans toute sa pureté et sa simplicité et ne pas mettre obstacle à l’opération divine en elle, car (ne l’oublions pas) l’action immédiate de Dieu est au-dessus de toute représentation par figures et par images. Sans doute, tel homme parfait sera peut-être mis en demeure de se faire intellectuellement une représentation, une idée de la Vérité, afin de pouvoir la transmettre à son prochain d’une manière claire et intelligible. Mais, ce devoir de charité une fois rempli, la représentation de cet objet devra disparaître de nouveau de son esprit […]


« 128. Cet amour si ardent et si fort est appelé l’amour agissant, parce qu’il opère aussi longtemps qu’il y a dans I'homme une imperfection à détruire. Quand toutes les inégalités, tous les défauts ont disparu, quand tous les obstacles ont été éloignés, quand la victoire est complète, alors le cœur est envahi par la paix la plus douce, par l’amour le plus suave. C’est l’amour patient, l’amour qui souffre Dieu. Ce n’est plus lui qui agit, c’est Dieu qui agit et l’âme qui subit l’action divine. Cette âme pénètre en Dieu, dans son éternité, et Dieu l’attire par lui-même, en Lui-même, et de la sorte, il se fait que l’amour de Dieu et l’amour de l’âme ne sont plus qu’un seul et même amour. […]


« 129. C’est dans le fond très simple et très pur de notre âme que se produit cet amour divin très simple et très pur. Cet amour fait désormais les délices et la joie la plus vraie du cœur ; joie sans aucune illusion, délices véritables, parce qu’elles sont surnaturelles, vraiment divines. Impossible d’y trouver la moindre opposition avec la Vérité qui est Dieu même. Non seulement cette joie divine n’est pas sujette à la moindre illusion ou erreur, mais elle fait disparaître toutes les joies naturelles qui seraient contraires à Dieu. Cependant cette souveraine douceur de l’esprit ne doit pas être regardée comme la fin suprême de l’âme. Ce n’est pas à cause de cette joie que l’âme doit aimer Dieu, que dis-je ? elle doit être prête à y renoncer. Dieu veut être aimé pour Lui-même. […]305.

1366 Suso (~1295-1366)

Suzo rentre à treize ans au couvent des dominicains à Constance. Sujet d’élite envoyé au Studium generale de Cologne, il rencontre Eckhart qui tire le jeune religieux d’un scrupule touchant sa vocation. Connaître puis aimer lui demande de longues années de retraites et de pénitence avant de devenir le guide éclairé de moniales ferventes et cultivées : « Les enseignements de Suso se réfèrent à une expérience, ils s’autorisent du témoignage d’une vie qui lui valut la réputation d’un Saint-François de Souabe. ... le primat revient à une charité effusive et toujours présente. ... Il y a chez lui des contradictions, et elles surprennent assez pour inciter certains critiques à contester l’authenticité des parties de son œuvre où elles paraissent davantage306». Il n’échappe pas à l’affrontement  entre les empereurs allemands et la papauté : peut-être est-il le «prieur de Constance» déposé par le chapitre de Lyon en 1348, alors que son innocence n’avait pas encore été reconnue. Ses dernières années semblent baignées d’une lumière sereine307. L’épisode du «guenillon» est célèbre :

« … il était assis, triste, dans sa cellule... une voix dit en lui : « ouvre la fenêtre de la cellule, regarde et apprends. » Il ouvrit et regarda : il vit un chien, courant au milieu du cloître, et portant dans sa gueule un tapis râpé, et faisant avec ce tapis des gestes étonnants : il le jetait en l’air, le traînait par terre et y faisait des trous.... il lui fut dit au-dedans : « Tout ainsi seras-tu dans la bouche de tes frères... Il descendit prendre le tapis qu’il conserva de nombreuses années... lorsqu’il allait éclater d’impatience, il le prenait pour s’y reconnaître…308. »

Cet épisode du guenillon jouant avec « un morceau de drap » sera ainsi plusieurs fois repris par madame Guyon, par exemple dans une lettre écrite après 1710, qu’elle adresse à l’intellectuel baron de Metternich, avec l’explication : « … Dieu lui fit comprendre que c’était ainsi qu’il [Suso] devait être en Sa main. »


~1370 Le Nuage d’Inconnaissance.

L’auteur serait peut-être Adam Horsley de la chartreuse de Beauvale dans le South Nottinghamshire. On ne sait rien de plus309. Son œuvre comporte cinq titres : The Cloud of Unknowing, le plus célèbre et le plus long ; The Epistle of prayer, l’admirable Épître de la direction intime; Dionysius mystical Teaching; Benjamen, une traduction libre de Richard de Saint Victor ; The Epistle of Discretion in the Stirrings of the Soul; The Treatise of the discerning of Spirits310

Le titre du Nuage d’Inconnaissance est tiré du début du texte : « Here bygynnith a book of contemplacyon, the whiche is clepyd the clowde of unknowyng, in the whiche a soule is onyd with god ». Le brouillard anglais a pu fournir l’image du nuage obscur placé entre nous et Dieu, et aussi un nuage d’oubli placé entre nous et le créé, laissant deviner une solitude peut-être paisible. Rien n’est à faire, sinon par élan… On ne saurait surestimer l’importance de ce texte court qui forme, avec les Noces de Ruusbroec et les chefs-d’œuvre de Jean de la Croix (Cantique A, Vive flamme…), la trilogie à laquelle se réfèrent les mystiques d’Occident plus récents.

 Un commentaire jamais édité, que nous reprenons partiellement dans ce qui suit, en l’accompagnant de certains des extraits auxquels il fait référence, nous introduit au cœur de l’œuvre311 :

«La vie spécifiquement mystique ne consiste pas pour l’auteur de ce petit livre en une claire considération de quelque objet qui se situerait au-dessous de Dieu, quelque savant et favorable qu’il soit, comme la méditation sur les perfections divines, les dons de Dieu, les saints ou les béatitudes; elle ne consiste pas non plus en un mouvement aigu de l’intelligence ni en curiosité d’esprit ou en imagination» :

ce que tu dois, de même que ce nuage d’inconnaissance est au-dessus de toi entre toi et ton Dieu, c’est exactement de même mettre au-dessous de toi un nuage d’oubli entre toi et toutes les créatures jamais créées. Tu vas penser, peut-être, que tu es tout à fait loin de Dieu parce que ce nuage d’inconnaissance est entre toi et ton Dieu, mais très certainement, si la conception en est bonne, tu es bien plus loin de Lui quand tu n’as point un nuage d’oubli entre toi et les créatures qui puissent jamais avoir été ou être faites. ... Car quoiqu’il soit pleinement profitable parfois de penser à certaines conditions et actions de telles créatures particulières, néanmoins ici, en cette œuvre, le profit en est minuscule ou nul. Pourquoi donc? C’est que le souvenir ou la pensée de quelque créature que Dieu ait jamais faite, ou d’une quelconque de ses actions, est une manière de lumière spirituelle : car l’œil de ton âme est exactement fixé sur cela comme l’œil du tireur est fixé sur le but qu’il vise. Et je te dis une chose, c’est que tout ce à quoi tu penses, cela est au-dessus de toi pendant ce temps, et entre toi et ton Dieu : et d’autant plus es-tu loin et plus loin de Dieu, que tu as en l’esprit la moindre chose autre que Dieu. Oui! et s’il est possible de le dire avec décence et convenance, pour cette œuvre, cela ne sert que peu ou à rien de penser à la bonté ou à la perfection de Dieu312

«Par contre plus valable en soi et plus plaisant à Dieu est cet aveugle élan d’amour vers Dieu en lui-même et «un tel et secret empressement en ce nuage d’inconnaissance» (Ch.9). La raison en est que «l’amour peut en cette vie atteindre Dieu, mais la science point»  (Ch.8). «Ce n’est pas une prière qui dure et s’alanguit, mais un élan dont l’intensité s’accroît sans cesse parce qu’il reprend et se renouvelle : «Ce n’est pas un long temps que réclame cette œuvre pour son réel achèvement.» En effet pour que cette œuvre s’accomplisse, nous dit l’auteur, «un rien de temps suffit». Ce n’est qu’un brusque mouvement et comme inattendu qui s’élance vivement vers Dieu, de même qu’une «étincelle de charbon.»

Et merveilleux est-il de compter les mouvements en une heure se faire dans une âme qui a été disposée à ce travail. Et pourtant il suffit d’un seul mouvement entre tous ceux-là pour qu’elle ait soudain et complètement oublié toute choses créées (Ch.4).

«Cet élan suffit pour unir à Dieu. Mais à certains il convient de «l’avoir comme plié et empaqueté dans un mot (Ch.7)» afin de mieux s’y tenir et ce mot doit être bref, «Dieu», «amour» par exemple; c’est avec ce mot qu’il nous est conseillé de frapper à coups redoublés sur le nuage d’inconnaissance et de rabattre toute manière de pensée «sous le nuage d’oubli», car à côté de ce nuage obscur qui se trouve entre l’âme et Dieu, l’auteur distingue un autre nuage «qui serait cette fois-ci non plus au-dessus de l’âme, mais au-dessous d’elle (Ch.5)»; nous avons là le nuage d’oubli qui s’interpose entre elle et les créatures. Le travail et l’effort qui reviennent à l’âme sont en effet de fouler aux pieds le souvenir de tout ce qui n’est pas Dieu et de perdre «toute idée et tout sentiment de son être propre.» Bien avant saint Jean de la Croix, ce moine anonyme du XIVe siècle décrit encore un autre aspect de l’obscurité qui rappelle la nuit obscure du saint. Il la nomme «l’affliction parfaite qui sert à purifier l’âme» :

Tu dois prendre en dégoût tout ce qui se fait en ton intelligence et en ta volonté, à moins qu’il n’y soit que Dieu seul. Parce que tout ce qui est autre, assurément, quoi que ce soit, cela est entre toi et ton Dieu. Rien d’étonnant que tu le détestes et cesses de penser à toi-même quand il te faut toujours avoir sentiment du péché, cet horrible et puant bloc massif de tu ne sais pas quoi, lequel est entre toi et ton Dieu, cette masse pesante qui n’est point autre chose que toi-même (Ch.43).

«Cette œuvre qui paraît si ardue au début deviendra facile parce que par la suite c’est Dieu qui voudra travailler seul, mais alors qu’on laisse cette œuvre agir en nous-mêmes et nous conduire où elle voudra, sans nous y mêler “par crainte de tout embrouiller”. Qu’on devienne aveugle durant ce temps en rejetant tout désir de connaissance qui serait plus un obstacle qu’une aide» :

qu’il te suffise pour toi de te sentir mû et poussé par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien sinon que dans ce tien mouvement tu n’as aucune pensée particulière pour aucune chose au-dessous de Dieu et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu (Ch.34).


Voici quelques extraits du Nuage (pagination de la trad. Guerne, 1953) suivi de ceux de l’Epitre de la direction intime (trad. Noetinger, 1925, pagination de la réédition 1977) :

NUAGE

COMMENCE ICI LE CHAPITRE SIXIÈME

Courte considération de l’œuvre dont s’agit, tirée d’une question.

Mais maintenant tu m’interroges et me dis «Comment vais-je penser à Lui, et qu’est-Il?» et à cela je ne puis te répondre que ceci : «Je n’en sais rien.»

Car par ta question tu m’as jeté dans cette même obscurité et dans ce même nuage d’inconnaissance où je voudrais que tu fusses toi-même. Car de toutes les autres créatures et de leurs œuvres, oui certes, et des ceuvres de Dieu Lui-même, il est possible qu’un homme ait son plein de connaissance par la grâce, — et sur elles, il peut très bien penser; mais sur Dieu Soi-même, personne ne peut penser. C’est pourquoi laisserai-je toutes choses que je puis penser, et choisirai-je pour mon amour la chose que je ne puis penser. Car voici : Il peut bien être aimé, 35 mais pensé non pas. L’amour Le peut atteindre et retenir, mais jamais la pensée.

Aussi donc, quoiqu’il soit bon de penser parfois en particulier à la bonté et à la perfection de Dieu, et encore que ce soit une lumière et partie de la contemplation, néanmoins pourtant en cette œuvre, cela sera rejeté bas et couvert avec un nuage d’oubli. Et tu t’avanceras vaillamment par dessus, mais prudemment, dans un pieux et joyeux élan d’amour, essayant de percer l’obscurité au-dessus de toi. Et frappe à coups redoublés sur cet épais nuage d’inconnaissance avec la lance aiguë de l’amour impatient; et ne t’en va de là pour chose qui arrive.


COMMENCE ICI LE CHAPITRE SEPTIÈME

Comment l’homme se gardera, dans cette œuvre, entre toute pensée, et particulièrement contre celles issues de la curiosité et astuce de l’esprit naturel.

Et si quelque pensée se lève et continuellement se veut pousser de force au-dessus de toi, entre toi et cette obscurité, te questionnant et disant «Que cherches-tu? Et que voudrais-tu avoir?» Tu diras, toi, que c’est Dieu que tu souhaites posséder : «C’est Lui que je convoite, Lui que je cherche, et rien autre que Lui.»

Et si elle te demande : «Qu’est-ce que Dieu?» Dis-lui, toi, que c’est Dieu qui t’a fait, et racheté, et qui gracieusement t’a appelé à ce degré. «Et en Lui, tu diras, nulle et de rien est ton habileté.» Et c’est pourquoi tu ordonnes : «En-bas, toi, va-t’en en bas.» Et vite tu poses le pied dessus par un élan d’amour, toute sainte qu’elle te paraisse, et bien 37 qu’elle te semblât vouloir t’aider à Le chercher.

COMMENCE ICI LE CHAPITRE TRENTE ET CINQUIÈME

De trois voies auxquelles doit s’employer un apprenti contemplatif : lecture, pensée et prière.

[…]

Mais ne t’inquiète point, je t’en supplie, si ton entendement ne va pas au delà : au contraire, veuille et désire et va de l’avant toujours plus, en sorte que tu en sois toujours plus capable et encore toujours plus.

Et pour me résumer en bref, laisse cela agir en toi et te conduire où il lui plaît. Laisse cela être l’ouvrier et l’opérateur, pour n’être, toi, que le patient et celui qui subit : tu n’as qu’à regarder et laisser faire. Ne t’en mêle pas, comme si tu voulais y aider, par crainte de tout embrouiller. Pour toi, ne sois rien que le bois, et que cela soit l’ouvrier de ce bois; ne sois que la maison, et que cela soit l’habitant de cette maison, le cultivateur qui demeure là. Sois et fais-toi aveugle durant ce temps, et rejette tout désir et toute ambition de connaissance, lesquels bien plus te feraient obstacle qu’ils ne peuvent t’aider. Qu’il te suffise assez, pour toi, de te sentir mû et poussé dans ton gré et assentiment par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien, sinon que dans ce tien mouvement tu n’as aucune pensée particulière pour aucune

chose au-dessous de Dieu, et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu.

Et s’il en est ainsi, tu peux avoir ferme confiance que c’est Dieu, et Lui seul, qui meut directement ta volonté et ton désir, pleinement par Soi-même, non par des voies intermédiaires de Son côté ou du tien. Et n’aie crainte ni effroi, car le diable ne peut venir aussi prochement intime. Il ne peut jamais qu’occasionnellement et par des voies lointaines en venir à mouvoir la volonté d’un homme, quelque subtil diable qu’il soit jamais. Et non plus un bon ange ne peut mouvoir ta volonté suffisamment et sans voies; et, pour le dire en bref, rien ni personne autre que Dieu. Et Dieu seul.

En sorte que tu pourras concevoir un peu par ces mots ici (mais bien plus clairement à l’épreuve et par expérience) que dans cette pauvre, les hommes n’ont point à user de moyens et de voies, et que non plus ils n’y peuvent parvenir par des moyens et des voies. Il n’est de bonne voie qui ne dépende d’elle, mais elle ne dépend d’aucune; et il n’en est aucune qu’elle-même pour y mener.

EPITRE DE LA DIRECTION INTIME

CHAPITRE IV

Que pour qui pratique cette prière, il n’est pas besoin de considérations particulières sur soi-même ou sur Dieu.

Pour avancer dans la perfection, il ne t’est donc pas nécessaire, à ce moment, de revenir en arrière ni de donner des aliments à tes facultés, en considérant les qualités de ton être pour exciter ton affection, et nourrir celle-ci de douces et amoureuses impressions de Dieu et des choses spirituelles. Tu n’as pas besoin non plus de rassasier ton intelligence de la sagesse spirituelle et de méditations pieuses, pour obtenir la connaissance de Dieu. Si tu veux, — la grâce t’en donnera la force, — te tenir avec soin et sans te lasser dans la fine pointe de ton esprit, et offrir ainsi à Dieu ce sentiment nu et aveugle de ton être, que j’appelle les prémices de tes fruits, tu peux être sûr de voir se réaliser la deuxième partie du texte de Salomon, selon sa promesse; et tu verras l’inutilité des recherches inquiètes et de l’analyse à laquelle voulaient te pousser tes facultés intellectuelles, sur les qualités de ton être ou même celles de l’être de Dieu.

[…]

Reste donc aveuglément dans la considération amoureuse de l’être de Dieu, comme dans celle de ton être propre, sans employer curieusement tes facultés à examiner les attributs de Dieu ou les qualités de ton être; mais, laissant de côté toute recherche intellectuelle, «honore Dieu au moyen de ta substance», offrant tout ce que tu es, tel que tu es, à celui qui est tel qu’il est, et qui, comme tel et sans plus, est non seulement son être propre, mais aussi la raison du tien. Cette offrande de toi-même rendra


à Dieu un hommage très élevé et t’unira à lui. Car ce que tu es, tu le tiens de lui et il l’est éminemment. Certes tu as eu un commencement, dans la création de ta substance qui n’a pas toujours existé; mais pourtant ton être a toujours été en Dieu sans commencement et sera toujours en lui sans fin, comme il est lui-même/1. C’est pourquoi je crie et répète sans cesse : «honore Dieu avec ta substance» pour le commun profit de tous les hommes, et «nourris les pauvres des prémices de tes fruits».

Alors aussi «tes greniers seront pleins jusqu’à déborder». En d’autres termes, tes affections seront remplies d’amour et de délectation en Dieu, sur qui tu t’appuies et vers qui seul tu tends. «Et tes pressoirs regorgeront de vin.» Tes sens spirituels, que tu as l’habitude d’exercer et de presser par de laborieuses méditations, par des recherches et par des raisonnements portant sur la connaissance de Dieu et de toi-même, sur ses attributs et tes qualités, laisseront échapper le vin en abondance. […]


CHAPITRE V

[…]

C’est bien en ces deux points, l’un intérieur, l’autre extérieur, que, d’après le Christ, consistent toute la loi et les prophètes, puisqu’il les résume dans l’amour de Dieu et du prochain : «In his enim duobus mandatis iota lex pendet et prophetae (scilicet in dilection Dei et proximi); à ces deux préceptes sont suspendus la loi et les prophètes (c’est-à-dire à l’amour de Dieu et du prochain).» (Matth., xxii, 40.) Aussi, lorsque tu auras atteint la perfection de cette œuvre, intérieurement et extérieurement, «tu marcheras avec confiance» (v. 23), appuyé sur la grâce qui est le guide de la voie spirituelle, offrant avec amour la nudité et les ténèbres de ton, être à l’être béni de ton Dieu, de sorte que l’être de Dieu et le tien soient un dans la grâce, tout en restant distincts par nature.

Alors «le pied» de ton amour «ne heurtera pas» (v. 23). Une fois acquise l’expérience de cette œuvre spirituelle grâce à la persévérance de ton intention, tu ne seras plus arrêté ni ramené en arrière avec autant de facilité qu’au début, par les interrogations inquiètes de tes facultés. — On peut encore l’interpréter ainsi : «le pied» de ton amour «ne trébuchera» ni ne butera sur aucune imagination soulevée par la curiosité de tes facultés. Et pourquoi? Parce que dans cette œuvre, comme il a été dit déjà, toute recherche inconsidérée de nos puissances est radicalement déconcertée et laissée de côté, à cause des dangers de l’imagination et des faussetés qu’elle peut suggérer dans cette vie; tout ce travail ne pourrait que troubler le sentiment nu de ton être aveugle et te faire déchoir de la dignité de cette œuvre.

Si la pensée d’un objet quelconque se présente à ton intelligence, — j’en excepte celle de ton être nu qui te mènera à Dieu, si tu y concentres toute ton application, — te voilà emporté au loin, réduit à t’appuyer sur les ressources et l’activité de tes facultés; dispersé et séparé, toi et ton souvenir, de toi-même et de Dieu. Evite donc toute dispersion et reste recueilli aussi longtemps que la grâce et ton habileté te le permettront. C’est dans la considération aveugle de ton être nu, ainsi uni à Dieu, que tu dois faire tout ce que tu as à faire : manger et boire, dormir et veiller, marcher et t’asseoir, te coucher et te lever, être debout et t’agenouiller, courir et chevaucher, travailler et te reposer.

Ainsi en toutes tes actions tu maintiendras cette offrande à Dieu comme la plus précieuse que tu puisses lui présenter.


CHAPITRE XII

[…)… tu te trouveras comme dépouillé de tout, privé aussi bien de cette ferveur nouvelle que de l’ancien exercice auquel tu étais habitué; et tu auras l’impression d’être tombé entre les deux, n’ayant plus ni l’un ni l’autre et souffrant de la perte de tous deux. Ne te laisse pas appesantir pour autant; supporte avec humilité ce qui t’arrive, et attends avec patience la volonté de Notre-Seigneur. Car à ce moment tu es, pour employer une comparaison, lancé sur la mer spirituelle, et tu as laissé ce qui est de la chair pour faire voile vers ce qui est de l’esprit.

Bien des tempêtes et des tentations se lèveront peut-être, et tu ne sauras où trouver un refuge, tant la tristesse t’aura envahi. Il te semblera que tout a disparu : grâce ordinaire et grâce spéciale. Ne t’effraie pas trop alors, même s’il te semble qu’il y a lieu de craindre. Reste plutôt dans une confiance amoureuse, si faible soit-elle, en Notre-Seigneur; car il n’est pas loin. […]

~1370 La Theologia Deutsch ou Livre de la Vie Parfaite.

Issu du cercle d’Eckhart et de Tauler, l’opuscule aurait été rédigé par un chevalier teutonique resté anonyme à Francfort. Il fut édité partiellement en 1516 puis intégralement en 1518 : Luther, renonçant à l’idée de mérite, avait compris que Dieu donne Sa grâce alors que tous les moyens extérieurs de salut sont sans valeur.

L’ouvrage a joué un rôle important, en particulier dans le « christianisme intérieur » piétiste au XVIIIe siècle, grâce à l’éditeur-traducteur Pierre Poiret. Son appréciation s’élargit aujourd’hui au monde catholique313.

Son contenu est ainsi défini dans le Dictionnaire de Spiritualité : « À partir de la détermination néoplatonicienne de la création conçue comme émanation de Dieu... la Theologia Deutsch considère tout le créé comme participation au divin.  L’homme doit faire valoir cette réalité ontologique dans sa vie en reconnaissant que tout ce qui est bon en lui n’est pas sien, mais appartient essentiellement à Dieu. De là découlent les vertus d’humilité et de pauvreté spirituelle314». À une telle définition assez cérébrale, nous préférons l’aphorisme qui résume plus simplement l’opuscule : « Tout est à Dieu et rien n’est à l’homme315».

L’association entre la grande exigence requise et la lumière consolatrice d’un salut toujours possible baigne l’ensemble de l’opuscule. On peut comparer une telle association de contraires au recto et au verso d’un même feuillet, simultanément et inopinément visibles dans une présentation « en tranche » grâce au don mystique. C’est peut-être le salut qu’y trouva son éditeur.

L’œuvre demeura marquée par sa transmission compromettante aux yeux des catholiques.. Nous serions tentés de renommer le manuscrit trouvé par Luther « sans titre et sans nom » : Le Livre des Consolations. Ces dernières sont toutefois livrées mystiquement et sans concession.



L’amour seul sauve l’homme :

« Qu’un homme ait beaucoup de connaissance de Dieu et de ce qui lui est propre,… s’il n’a pas l’amour, il ne deviendra jamais divin ou déifié... C’est cet amour-là qui unit Dieu avec l’homme de telle façon qu’il n’en sera plus jamais séparé316..

La nécessaire passiveté ne doit pas être confondue avec la passivité au sens courant, car Dieu agit parfois sans ménagement :

« En cette réparation et ce retour [suivant la chute d’Adam], je ne peux ni ne veux ni ne dois rien faire que demeurer totalement passif : laisser Dieu seul agir et opérer, et simplement subir son œuvre et sa volonté/Que je ne veuille pas Le laisser faire – mais seulement “mon”, “je”, “mien” et “me” - c’est cela qui empêche Dieu d’agir seul et sans obstacle317.»

Constatation mystique :

« Lorsque je m’attribue un bien, c’est que je m’imagine qu’il est à moi ou que je suis moi-même ce bien  /… /Ah, pauvre fou ! Je m’imaginais que c’était moi, alors que c’était — alors que c’est — vraiment Dieu ! (Ibid., 38.)

Observations fines et aiguës, mais consolantes :

« Quand nous sentons en nous douceur, plaisir et agrément, il nous semble que tout est bien et que nous aimons Dieu. /, Mais quand nous en sommes privés, nous sommes accablés : nous oublions Dieu, et déjà nous nous croyons perdus (Ibid., 46).



« Quand l’homme s’examine et se scrute lui-même, il se trouve mauvais et indigne de tout le bien et de toute la consolation qui peuvent lui venir de Dieu ou des créatures… /, Mais Dieu, lui, n’abandonne pas l’homme dans cet enfer. /Quand [l’homme] est dans l’enfer, rien ne peut le consoler… Quand il est dans le Royaume céleste rien ne peut le troubler… /… l’un ou l’autre de ces deux états, cela est bon pour lui. Il peut être en sécurité dans l’enfer aussi bien que dans le Royaume. (Ibid., pages 47, 49, 50).

«Quand la créature et l’homme abandonnent et quittent ce qui leur est propre — leur moi et leur amour-propre — Dieu y entre avec ce qui lui est propre, c’est-à-dire son Bonheur. (Ibid., 76).


L’union vient par la sortie de nous-mêmes :

«Tout ce que les hommes — ou les autres créatures — peuvent, savent, font ou ne font pas, ce n’est pas de cela que dépend l’union. /Etre purement, entièrement, simplement un avec la simple et éternelle volonté de Dieu. Rien d’autre. (Ibid., 85).

«Dieu, en tant que Dieu, doit se connaître, s’aimer et se manifester Soi-même en Soi-même – tout cela en Dieu, en tant qu’essence et non en tant qu’action… [là] apparaît la distinction des personnes divines. (Ibid., 91. Intuition du mystère Trinitaire).

«Tant que l’homme cherche ce qui est «son» meilleur, il ne cherche pas le Meilleur et ne le trouvera pas; Car le meilleur pour l’homme serait — et est — de ne chercher et ne considérer ni soi-même ni le sien. (Ibid., 97).



Recentrement sur l’amour pur, déjà proposé en ouverture de cette séquence :

« On vient de méditer sur la lumière. Mais il faut savoir que la lumière ou la connaissance n’est ni ne vaut rien sans l’Amour. … Il exista aussi un amour qui est faux : on aime quelque chose pour une récompense. … en ce vrai amour, il ne demeure ni «je», ni «mien», «me», ni «tu», «ton», etc. (Ibid., 121, 127, 128).


1376 Hyegun (1320-1376)



Le monde n’est pas notre œuvre318 :



Inutile d’en chercher la raison.

Il n’est de vérité qu’en moi, que dans mon cœur.

Quand j’ai soif, je prépare du thé,

Quand la fatigue me prend,

Je me réfugie dans le sommeil.


1381 Maneri (~1263-1381)

Quelques extraits319 :


13 Devant votre Être Unique, il n’y a ni ancien ni nouveau : / Tout est rien, rien du tout ! Cependant Il est ce qu’il est. / Alors comment demeurons-nous séparés ? / Quand « je » et le « vous » ont disparus, Dieu seul demeure. / Quand vous regardez dans un miroir vous ne le voyez pas pour la simple raison que votre attention est fixée sur votre avantageux reflet. Vous n’iriez pas cependant jusqu’à dire que le miroir a cessé d’exister ou qu’il est devenu beau ou que la beauté est devenue miroir. De même on peut contempler le pouvoir divin dans l’entière gamme de la création sans aucune distinction. 


17 Junaid dit « J’ai beaucoup lu et n’ai rien trouvé d’aussi utile que ce couplet : Quand je questionnais sur mes fautes, Amour répliquait : Votre existence même est une faute qui ne peut être comparée à aucune autre » 41 Sainteté naturelle est liée à l’abandon de tout ce qui n’est pas l’Ami. (Marchant sur l’eau, Bistami s’écrie : « fraude, fraude » – ne pas mettre sa confiance dans le miracle, mais dans l’Ami) 45 Aussi longtemps qu’une chose quelconque demeure avec vous, vous êtes (prisonnier) dans votre propre essence (être)/La Kaaba, à cause de votre culte, devient une taverne ! /Si une chose quelconque émane de votre essence, vous êtes encore très loin : /vous êtes comme un temple face à la Kaaba ! 52 Je suis Satan… j’ai une question… avez-vous pouvoir sur les amis de Dieu ? –Non… quand je veux les piéger dans ce monde, ils volent vers l’autre. Quand je veux les prendre dans cet autre, ils volent jusqu’au Maître lui-même, où il est impossible pour moi de me rendre. 55 « Si vous voulez être adapté à l’union avec Moi/Ne permettez aucun « vous » en vous-même ! Il doit seulement demeurer un « Je ».


67 A chaque instant un sufi meurt, seulement pour atteindre une nouvelle forme d’existence, placée encore plus sous le contrôle du désir d’effacement et d’absorption en Dieu. Cet effacement le mène à une nouvelle façon d’errer dans le monde divin sous l’influence d’un fort élan. … À chaque pas correspondent absorption et affirmation… causes et effets sont seulement bons pour le feu. Le sufi dit « je suis là ! » pour aimer et dire adieu aux huit cieux (au monde, aux moyens)… Connaissez-vous les préalables pour entrer dans une taverne ? Abandonner votre couronne, votre ceinture et votre turban !


1381 Jan van Ruusbroec (1293-1381)

Un siècle de troubles dans les Flandres

Le siècle où vécut Ruusbroec est une période de luttes civiles entre les artisans et les patriciens peuplant les grandes villes. Elles n’ont rien à envier aux célèbres luttes intestines qui affligèrent les cités italiennes. S’y ajoutent, contrepoint aux luttes qui opposèrent au sud la papauté et l’Empire, des guerres entre bourgeois et noblesse locale renforcée par les chevaliers français venus par deux fois à leur secours ; finalement une compétition féroce entre Flamands du nord et Brabançons de la région de Bruxelles entraînera l’écrasement des communes suivi d’une longue servitude commune aux deux provinces.

A. Wautier d’Aygaliers livre une description très vivante de ces luttes sociales qui marquèrent le siècle de Ruusbroec 320 : « En 1280, il s’agit d’une véritable révolution, qui jette les artisans coalisés contre les patriciens. Elle court, comme une flamme, de ville en ville, soutenue en Flandre par le comte Gui de Dampierre, humilié de se sentir sous l’autorité croissante des gildes. » La lutte dure vingt ans et le patriciat demande l’aide de Philippe le Bel, mais « armés de piques, de masses ferrées, de terribles bâtons hérissés de pointes, les artisans se rallient dans la plaine de Courtrai » et livrent la célèbre bataille de 1302 : « au soir, les cadavres des beaux chevaliers jonchaient la plaine, étoilée de milliers d’éperons d’or. ».

Les luttes se poursuivent alternant succès et défaites des métiers. En 1305, les métiers s’emparent de la maison commune et réorganisent l’échevinage. Mais le duc de Brabant taille en pièces les métiers, quelques semaines après, dans la plaine de Vilvorde. En outre, pour assurer par l’effroi une absolue obéissance, il fait enterrer vif les meneurs du mouvement. Inversement en 1327, régnera « une véritable terreur rouge » sous la direction de Jacques Peit, jusqu’au moment où les révoltés, à bout de souffle, sont écrasés à Cassel par Philippe de Valois. Ce dernier fait décréter en 1336 la cessation du commerce avec l’Angleterre, ce qui entraîne la ruine et la famine pour la Flandre laborieuse. La révolte s’ensuit : « c’est un patricien maintenant qui prend en main la cause des appauvris : Jacques van Artevelde. Il n’hésite pas à appeler à son aide Édouard III, et réussit, par cette alliance, à rouvrir les marchés anglais. Il obtient, en outre, de la France, directement menacée par la puissance anglaise, la reconnaissance de la neutralité de la Flandre, et, fait absolument nouveau pour le temps, consacre la communauté d’intérêts de la Flandre et du Brabant par une association économique ».  

Mais suite à un échec militaire, tisserands et foulons en viennent aux mains en 1345. « Et comme s’il ne suffisait pas de ces malheurs, voici que les deux pays, de même aspiration, de même langue et d’intérêt commun, entreprennent une guerre sauvage au sujet de la seigneurie de Malines. Les communiers flamands envahissent le duché et taillent en pièces les Brabançons dans la journée du funeste mercredi [...] Dès lors la destinée des deux pays va suivre une ligne identique. Séparés, alors que l’union eût été la garantie de leur commune victoire, ils vont être réunis dans la servitude. [...] Appelé une seconde fois contre les révoltés, le roi de France consomme l’écrasement des communes ». Cet écrasement final suivi du terrible massacre de Gand aura lieu en 1382, l’année qui suit la mort de Ruusbroec. Ils sont décrits d’un point de vue tout opposé à celui de Wautier d’Aygaliers, par le royaliste De Barante au début de son Histoire des duc de Bourgogne, attachant chef-d’œuvre romantique321 : on y évoque cependant bien des horreurs et comment, après les massacres de bourgeois, les chevaliers bretons emportèrent sur leurs chariots les richesses des Flandres…



La vie et les œuvres.

Le biographe de Ruusbroec commence ainsi son Ruusbroec l’Admirable322  : « Ses œuvres ont toujours trouvé de paisibles lecteurs et admirateurs ; avec application, des copistes les ont maintes fois retranscrites sur parchemin ou sur papier : plus de deux cents manuscrits en font foi. Mais pour la vie de Ruusbroec, nous ne disposons que d’un récit biographique dont de nombreux éléments sont sujets à caution… » Il s’agit d’un court écrit latin rédigé vers 1420 par un chanoine de Groenendael connu sous son nom latinisé d’Henricus Pomerius (-1469). Il suit le stéréotype médiéval des vies des saints323.

 Cependant, contrairement aux habitudes des hagiographes, Pomerius omet tout éloge des parents et quelques détails donnés involontairement sur la mère font question. En effet, vers sa onzième année Ruusbroec est accueilli par le chanoine Jean Hinckaert tandis que sa mère se fixe au béguinage de Bruxelles.

Il fait les études qui préparaient normalement à être prêtre et il est cultivé, contrairement à sa légende. Ordonné en 1317, il est chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles jusqu’en 1343 ; c’est « l’unique fait que nous connaissions avec certitude quant au séjour de Ruusbroec dans la capitale du duché de Brabant ». Ses cinq premiers traités ont été entièrement rédigés à Bruxelles : Le Royaume des Amants de Dieu, Les Noces spirituelles, la Pierre brillante, Les Quatre Tentations, De la foi chrétienne ; avant de partir à Groenendael « la vallée verte », Ruusbroec a également rédigé la première partie de son traité le plus long, Le livre du Tarbernacle spirituel. « Ruusbroec expérimenta les sommets de l’expérience mystique tandis qu’il exerçait l’apostolat d’un simple prêtre, au milieu de l’intense activité de la ville…324».

Nous disposons d’une évocation suivante de sa vie en ville, dont on devine que Pomerius l’entendit raconter de vive voix par Ruusbroec, car on y retrouve l’accent confiant de ce dernier :


« Il était toujours paisible, silencieux, peu soucieux de son vêtement... Deux séculiers considérant la simplicité de son habit, l’un d’eux se mit à dire : plût à Dieu que je fusse doué d’une sainteté de vie aussi grande que celle de ce prêtre ! À quoi l’autre répondit : pour tout l’or du monde, je ne voudrais certes pas être à sa place ; car alors, je n’aurais pas un seul jour de bonheur ! Ce que le saint homme entendant par hasard, pensait au fond de son âme : Ah ! tu connais peu de quelle suavité sont pénétrés ceux qui ont goûté l’esprit de Dieu!325.»

À l’époque, les chanoines animent les écoles des villes en même temps qu’ils assurent des fonctions liturgiques. Mais certains recherchent une vie semi-cloîtrée « auprès des églises pour lesquelles ils ont été ordonnés, [ayant] table commune et dortoir commun », mettant en commun « tous les biens qui leur viennent de l’Église ». Ce sont les termes utilisés dans une adresse aux évêques de France, un peu avant 1059 326. Au XIVe siècle, l’apogée du  grand mouvement de réforme est déjà passé : l’extension des ordres franciscains et dominicains qui ont un contact plus direct avec le peuple d’une part, et celui des universités qui diminuent le rôle des écoles cathédrales d’autre part, font progressivement disparaître les chanoines en tant que membres de communautés actives et le titre seul perdurera. Seule la « dévotion moderne » échappera à ce déclin.

Mais, à l’âge de cinquante ans, Ruusbroec décide, avec Hinckaert (?-1350) et Frank de Coudenberg (?-1386), de former  une congrégation de chanoines réguliers. « Le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c’est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine327». Les trois fondateurs s’établissent, durant la semaine de Pâques de 1343, dans la vallée de Groenendaal en forêt de Soignes, à une trentaine de kilomètres au sud de Bruxelles ; aujourd’hui une inscription marque l’emplacement, fort humide, de leur ermitage, qui devint un grand monastère, détruit aujourd’hui.

Ils cherchent simplement une retraite et ils vivent durant les premières années sans règle ni supérieur. « Frank de Coudenberg fut nommé curé par l’évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu’il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !) Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle…328».

On note l’absence de toute institution fortement structurée, car « seuls les chartreux et les religieuses cloîtrées trouvent grâce à ses yeux. Et cependant Ruusbroec et ses compagnons ne sont pas entrés chez les chartreux, bien qu’ils connaissent l’existence de la chartreuse de Hérinnes (fondée en 1315). Ils ne sont pas entrés dans un couvent existant et ils n’ont pas davantage désiré en 1343 fonder un couvent nouveau. Vraisemblablement ils nourrissaient quelque méfiance à l’égard des institutions établies. Ils n’ont pas non plus cherché à prendre une règle qui leur imposerait un mode de vie déterminé. Mais ils se sont laissés porter par le désir intense de découvrir par eux-mêmes le mode de vie qui convenait le mieux à leur vocation intérieure. Les trois compagnons bruxellois ne partirent pas à Groenendaal pour y vivre selon un modèle déjà fixé. Ils sont restés pendant sept ans ce qu’ils étaient déjà à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté. Cette méfiance à l’égard des structures extérieures et à l’égard d’obligations imposées du dehors est un trait caractéristique de la vie spirituelle des Pays-Bas329.» 

Sept ans plus tard, le groupe se transforme en ordre religieux sous la règle augustinienne, la plus souple. On devine la pression des institutions : « Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l’évêque au sujet de bruits qui circulaient [...] l’évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l’habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d’accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael330.

Ruusbroec n’est pas un isolé, il visite certainement des franciscaines clarisses et des cisterciens voisins. Dès 1350 ses œuvres diffusent à Strasbourg, Bâle, Cologne, et la « vallée verte » rayonne sur une constellation de fondations. Selon Pomerius331 :


« Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d’édification, il se faisait le plus souvent un plaisir s’accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu’une image se représentait à l’esprit, celle d’un tonneau rempli de nouveau vin... D’autres fois, aucune parole ne jaillissait de ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C’était alors comme s’il n’avait jamais reçu aucune lumière de l’Esprit Saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : « Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci. » 


Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrit quatre ouvrages pour une simple clarisse, sœur Marguerite de Meerbeke : une lettre très personnelle, Les sept clôtures, le Miroir du salut [ou de la vie] éternel [le], Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel. Ses dernières œuvres sont : Le livre de la plus haute vérité, expliquant son tout premier traité ; Les Douze Béguines, long, mais bel ouvrage, peut-être une compilation d’écrits inédits par ses confrères ; une collection de sept lettres. Il meurt, âgé de 88 ans, en 1381.

L’œuvre de Ruusbroec peut être lue entièrement, car elle n’est pas très volumineuse. L’édition critique est très recommandée pour ses introductions, ses glossaires permettant une approche directe du brabançon en s’aidant de la remarquable quasi-translittération anglaise, sans oublier la bonne adaptation latine de Surius. En français, la traduction récente par Dom Louf a pris heureusement le relais de celle des bénédictins de Saint-Paul de Wisques. Cependant elle ne fait pas oublier l’Introduction et la traduction structurée des Noces par  J.-A. Bizet332. Nous donnons en note les titres en quatre langues des œuvres en suivant  l’ordre de composition probable afin de faciliter la lecture chronologique d’une œuvre incontournable333.

On ne sait pas dans quelle mesure l’œuvre fut retravaillée, tout comme l’on doute de certains faits avancés par le biographe Pomerius. Jean Orcibal met en valeur les travaux des pères Ampe et Verdeyen et souligne « l’invraisemblance de l’épisode de l’hérétique Bloemardinne », ainsi que l’influence de Guillaume de Saint-Thierry334.

Le Royaume des amants, le premier des écrits, présente déjà la racine unique d’une arborescence de thèmes incessamment repris dans les écrits qui suivront, mêlant les représentations et croyances médiévales du chanoine (parfois déconcertantes) à l’ouverture de la voie par le mystique accompli (mais peu métaphysicien ; on se situe en quelque sorte à l’inverse d’Eckhart). Cette racine est le thème fondamental de l’Amour, et de l’amour sous toutes ses formes, reprenant le terme Minne dominant chez Hadewijch II, la béguine qui inspira Ruusbroec.

Cette base qui supporte toute l’œuvre est omniprésente dans le Miroir de la vie éternelle destiné à sœur Marguerite et plus simplement écrit. « Unité d’amour », « nu-amour », « enivrement », l’étude de ces divers aspects reste à faire. Ruusbroec apparaît dès son premier écrit comme le chantre de l’amour comme tous les mystiques, mais lui sait tout rattacher à cette origine-fin. Il s’agit d’un élan dynamique menant à l’unité et conjoint avec elle.

Le thème est par contre quasiment absent de présentations modernes assez complexes de notre mystique ! Ainsi dom Louf, son traducteur le plus récent, ne lui accorde aucune place dans son introduction au Royaume des amants et ne consacre au terme minne qu’une très modeste définition dans son glossaire répété à la fin de chaque volume. Peut-être à cause de l’omniprésence même du thème, jugé donc comme constituant une enveloppe trop vaste, le français ne disposant que d’un seul mot ambigu ?

Je présente les Noces spirituelles, ouvrage structuré comme le souligne l’heureux découpage opéré par le traducteur Bizet.  

Intérieurement, Ruusbroec, suivant l’heureux optimisme médiéval d’avant les pestes (qu’il a traversé adulte), met en avant la grandeur de notre vocation mystique et affirme la possibilité de son  aboutissement : « Avec l’aide de la raison illuminée, le mystique peut connaître Dieu par Dieu. Cette illumination n’est pas le résultat d’un effort de compréhension, mais bien d’une sagesse reçue en partage dans l’expérience intérieure. L’amour, en effet, nous arme de ses dons et illumine notre raison... Ruusbroec ne propose pas sa spiritualité à des âmes timides, mais bien à des amants intrépides, désirant mettre tous leurs talents au service du Bien-Aimé. Enfin la spiritualité de Ruusbroec possède un optimisme et un dynamisme extraordinaires. La nuit obscure de la vocation mystique n’est certes pas passée sous silence, mais cette nuit paraît courte en comparaison du jour rayonnant de soleil et de lumière335». 

Cet aboutissement permet le service d’autrui « mais sa spiritualité ne comporte pas l’existence d’une clôture monastique et n’oriente pas l’homme vers une vie exclusivement contemplative. Le but dernier de l’ascension spirituelle n’est pas la contemplation divine, mais l’activité double de l’homme adonné à la vie commune (gemene mens), de celui qui peut aussi bien rentrer en lui-même dans la prière à Dieu que sortir vers le dehors pour le service du prochain. Ruusbroec décrit cet idéal en quelques images très simples :

« L’esprit de Dieu nous pousse au dehors, pour l’amour et les œuvres de vertu, et il nous aspire et nous ramènes-en lui pour nous faire reposer et jouir, et cela est vie éternelle. C’est de même que nous expirons l’air qui est en nous et aspirons un air nouveau... Ainsi donc, entrer dans une jouissance oisive, sortir dans les bonnes œuvres et demeurer toujours uni à l’Esprit de Dieu, c’est là ce que je veux dire. De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu336.»

L’aventure du retour de l’âme à Dieu par « les degrés que sont la découverte de la ressemblance, de l’union et de l’unité sans distinction337» forme le sujet des Noces spirituelles. Ce Die Geestelike Brulocht/De ornatu spiritalium nuptiarum, accessible aux siècles passés par l’intermédiaire de la traduction latine de Surius, dispose maintenant d’une traduction en anglais moderne, The Spiritual Espousals, qui fait face à l’original moyen néerlandais en le suivant de très près338.


L’incertitude des traductions.

Pour exemple, incitant à la prudence vis-à-vis de toute adaptation faite à partir d’une langue étrangère, nous comparons cinq traductions d’un très court fragment emprunté à la conclusion des Noces. Elles montrent la diversité des perceptions intimes d’un passage essentiel, il est vrai assez obscur, alors même que tous les traducteurs cités veillent avec soin à éviter tout contresens.

Quelques termes peuvent être équivoques : gouffre ou abîme ne rendent pas compte de la dynamique traduite par tourbillon, whirlpool, wiel ; on relève des variations entre engloutir ou inclure ou embrasser… ; ou bien entre céder ou se résorber… ; il existe un grand écart entre la paisible perte amoureuse ou la force et l’élan traduits par flot de l’amour ou loving transport.

Want in desen grondelosen [fathomless]  wiele [whirlpool]  der simpelheit [simplicity] werden [become] alle dinc [thing] bevaen [encompass] in ghebrukelijcker [enjoyable] salicheit [blessedness], ende [end] die gront [ground]  blivet [remain] selve al ombegrepen [unapprehended, uncomprehended], het en si met [with (whom)] weselijker [essential] eenicheit [oneness]. Hier vore [before, heterofore] moeten die persone wiken [yield], ende al dat in gode [Dieu]  levet [live], want hier en es anders