Retour à la page d'accueil

Copyright 2021 Dominique Tronc

2















EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT












I

DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

II

L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS

III

ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES



édition revisee (2018)



Je reprend le fichier paru en 2012 chez l’éditeur disparu Les Deux Océans comme premier volume d’une nouvelle série d’Expériences mystiques... Le projet entrepris en 1997 ne prévoyait que trois tomes. Ils devinrent rapidement quatre par suite d’une amplification prévisible pour une entreprise au long cours débordant parfois même la suite de son titre …en Occident.

Les études portant sur “l’aventure quiétiste” vécue par Madame Guyon, par ses prédécesseurs et par ses disciples, suivirent leur cours. Mes découvertes amplifièrent la taille du quatrième tome. Il est ici dédoublé pour demeurer comparable à celle des autres tomes.

IV. De l’Ermitage à Madame Guyon et Fénelon suivi de IVb. Filiations de la Quiétude achèvent ainsi un florilège à visée exhaustive structuré autour d’Ordres, d’écoles, de localisations géographiques.

Tableaux, reprise du plan général constitué par les tables de matières, index, prennent leur place en fin de IVb.

S’ajoutent deux tomes V et VI qui répondent à un supposé Crépuscule des mystiques1. Il s’agit d’une identification fautive entre formes extérieures variables selon l’évolution des cultures humaines (les structures élargies aux religions) et un fond intemporel caché, la “vie commune” mystique2.

Ces deux derniers tomes rendent compte depuis « l’an 1700 » souvent considéré comme une charnière jusqu’à nos jours, où des mystiques et chercheurs et bénéficiaires “d’instants” se répartissent entre fidèles aux Traditions et découvreurs hors cadres.

La série d’Expériences mystiques… I à VI dont nous venons de décrire l’évolution et dont chacun des sept imprimés conserve une dimension raisonnable3 est élargie pour le monde entier -- sans visée exhaustive comme ce fut le cas des précédents tomes I à IVb -- par une série brève : Chonologie I, Des Origines à 1600 & Chronologie II, de 1600 à nos jours.

Cette seconde série propose un choix de figures mystiques ordonnées par leurs dates de fin de vie. L’ordre systématique est original : c’est un risque encore adopté nulle part à ma connaissance. Il est surtout instructif : outre la surprise ou “réveils” assurés par des rencontres temporelles entre figures de diverses origines, des “vagues” de noms traduisent la succession de civilisations dominantes : antiquité, efflorescence en terres d’Islam après l’an 800, essor médieval chrétien européen après 1200, “étoilement” mystique après 1700.

Titres exacts, volumes et quelques caractère spécifiques des séries figurent à la page suivante.

Ensuite est reprise l’édition parue en 2012 chez Les Deux Océans.













EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT





Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, même partielle, réservés pour tous pays.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par la loi.





ISBN 978.2.86681.173.0

© Les Deux Océans. 2012

19, rue du Val-de-Grâce

75005 – PARIS –

tél. 01.46.33.68.19

www.lesdeuxoceans.fr





EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

I

DES ORIGINES À LA RENAISSANCE



Dominique Tronc

Forme1



Les Deux Océans

Paris







Remerciements

Ce travail sur la tradition mystique en terres chrétiennes n’aurait pu être mené à bien sans l’aide de quelques érudits et amis de bon conseil : le P. André Derville, S.J. dont les « tables générales » qui parachevèrent le Dictionnaire de Spiritualité restent à portée de main l’ouvrage le plus fréquemment ouvert ; le P. Irénée Noye, P.S.-S., mon premier conseiller dans une entreprise de restitution guyonienne, correcteur qui exerça une influence discrète sur certains de mes choix ; le P. Philippe Raguis, o.c.d., et dom Thierry Barbeau, o.s.b., qui apportèrent d’utiles précisions et leurs encouragements précieux ; comme le furent ceux prodigués par Philippe Sellier, et quelques lecteurs d’une première rédaction mise en ligne.

J’ai eu la chance d’être accueilli dans des lieux paisibles et pleins de trésors : à Chantilly du temps de l’existence de sa bibliothèque qui rassemblait les fonds jésuites, aux Archives Saint-Sulpice, aux bibliothèques franciscaine et de Solesmes, dans des carmels.

Enfin je suis très redevable à de proches lectrices dont l’expérience a précisé intuitions et rédactions. Comme lors de toutes mes publications précédentes de textes mystiques, le prénom de mon épouse Murielle est inséparable du mien : elle a contribué à de nombreuses présentations et en premier lieu à l’introduction que l’on va lire.











INTRODUCTION



Arpentant les allées de la mystique, j’ai regretté de ne pas trouver de guide qui m’évite de perdre du temps en lectures inutiles : voilà pourquoi, parvenu à l’âge mûr, je publie ce travail destiné aux amateurs - ceux qui aiment - attirés par des beaux textes disséminés au sein d’une immense littérature spirituelle. Beaucoup ne disposent pas de carte, ne savent pas par où commencer, quelles éditions choisir, et surtout quels sont les textes essentiels.

Je me suis attelé à opérer un choix sévère de personnes et d’œuvres puis à les présenter en suivant le fil historique. Je me suis concentré sur deux points essentiels : ne citer que les témoignages d’expérience du divin en évitant toute littérature dérivée ; mettre en valeur les influences personnelles exercées par des « aînés » expérimentés sur leur entourage constitué de « cadets » : les mystiques ne se forment pas tout seuls, même en lisant d’excellents livres !

Le lecteur est en droit de demander des précisions sur ce que recouvre à nos yeux le domaine « mystique ». Nous donnerons notre perception « de la mystique », que nous ferons suivre des « opinions de quelques-uns ». Cette introduction s’achèvera sur un aperçu du contenu des quatre volumes de l’ouvrage qui couvriront la vie de personnes mystiques ayant vécu en terres chrétiennes occidentales.

De la Mystique

On ne trouvera pas ici une réflexion sur la mystique puisque notre but est de laisser place à des témoignages qui font pressentir un au-delà inexpliqué du psychisme humain. Soulignons leur originalité et le respect qui leur est dû : lorsqu’un alpiniste éprouvé raconte son ascension de l’Éverest, il ne vient guère à l’esprit de remettre en cause son vécu. Écoutons de même un « aîné » tenter d’en rendre compte, même si nous sommes déroutés lorsqu’il s’appuie sur des expériences non partagées, en s’exprimant à travers des symboles ou des croyances qui ne sont plus les nôtres.

Jamais le terme « mystique » n’a été plus galvaudé qu’à notre époque, comme le montre tout sondage effectué sur le net ou en feuilletant certaines revues : dérivé du grec mustes « initié », il en est arrivé à désigner toutes sortes de phénomènes incompréhensibles, bizarres voire pathologiques (délire mystique). On y mêle les transes chamaniques ou les expériences dues aux substances hallucinogènes. On le confond souvent avec le paranormal ou avec le miraculeux, domaine de tout ce qui contredit les lois habituelles de la matière ou du biologique. Rien de tout cela n’a intéressé les auteurs que nous allons présenter.

Comme en témoignent des récits venus du monde entier, l’expérience qualifiée de « mystique », c’est-à-dire cachée - parce qu’elle ne se prête qu’à des descriptions indirectes et qu’elle n’est confirmée que par ses effets -, est spécifique. Elle est définie dans toutes les traditions comme l’expérience humaine de ce qui sous-tend l’univers, qu’on l’appelle Dieu, Grâce divine, Énergie…

Loin de n’être qu’un sentiment décrit comme « océanique », il est confrontation au Vide ou au Plein situé au-delà des expériences instantanées, des sentiments, des imaginations, de l’intellect. « Dès que les cavernes de l’entendement et de l’imagination sont vacantes, l’essence divine se révèle 4 » et l’homme s’incline du plus profond de son être devant l’irruption de ce qu’il perçoit comme au-delà de son corps et de son psychisme mais dont il ne sait rendre compte. Le don reçu satisfait l’aspiration de celui qu’il remplit et donne un sens à sa vie.

Si son intensité est très forte, il peut conduire, de façon le plus souvent transitoire, à des manifestations liées à notre faiblesse, qui ne sont pas l’expérience ultime. Ces phénomènes ont trop souvent détourné de l’essentiel l’attention des observateurs. Connaissances médicales, observations ethnologiques, pratiques psychanalytiques nous permettent d’identifier à des intoxications, à des phases hystériques ou délirantes beaucoup de « phénomènes » et bizarreries (sensations physiques, visions, etc.) : ils appartiennent au registre de la maladie ou de la projection individuelle. Même si certains en étaient affligés, les grands mystiques les ont toujours rejetés et s’en méfiaient, appelant à dépasser le particulier de l’individu humain pour aller à l’Un. Nous avons donc délibérément écarté ce domaine pour aller vers les témoignages d’expériences profondes dont nous donnerons de nombreux extraits.

La mystique n’est pas non plus le simple prolongement des expériences humaines les plus hautes comme le sont l’amour, la perception de la beauté de la musique ou de la nature, les compréhensions fulgurantes, la ferveur religieuse. Elle n’est pas non plus présente dans les méditations de « pleine conscience » qui font tant de bien par la paix qu’elles apportent, mais qui appartiennent au développement personnel, corporel et psychologique : il y a là un repos parfait de toutes les facultés, mais c’est en soi que l’on repose, dans sa propre nature.

Le domaine mystique fait partie de ce qu’on appelle le « spirituel », il en est même le cœur qui anime tout. La spiritualité est à la fois plus large et beaucoup plus vague : elle englobe tous les écrits où l’on s’oriente vers « Dieu ». L’intellect, l’imaginaire, le sentiment tournent autour du divin : on est trop souvent dans une rêverie autour de…, dans une réflexion sur… Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un élan, d’une tension vers Dieu, qui prépare l’être à être attentif à l’événement inouï qui peut se produire.

Face à l’immensité du champ spirituel, nous nous sommes efforcés d’éliminer les discours sur le divin pour nous concentrer sur les témoignages d’expérience. Les textes mystiques racontent l’irruption dans l’humain d’une dimension verticale, d’une autre nature, que les hommes sont forcés d’appeler « divine » car elle ne peut être fabriquée par les facultés humaines : l’Énergie qui sous-tend l’univers se manifeste à l’homme.

C’est ce face à face entre l’humain minuscule et « Dieu », qui forme le domaine propre à la mystique : l’homme rencontre sa source et la source de toutes choses. Des hommes et des femmes ont vécu cette irruption du divin en eux depuis l’aube de l’humanité, et cette expérience est universelle. Ils attestent la présence au centre d’eux-mêmes d’une Réalité expérimentée au-delà du corps, du psychologique, de l’intellect ou de l’imaginaire, qui existe au-delà de l’humain mais qui l’inclut et peut l’envahir intensément.

Cette expérience est ressentie au centre, au « cœur » de l’être : c’est pourquoi elle est souvent appelée « intériorité ». Une fois vécue, on ne peut plus la nier quelles que soient les contraintes extérieures ou les doutes d’origine intellectuelle. On ne peut que s’incliner devant elle, la vénérer et l’aimer. Une mystique contemporaine raconte joliment : « Et plus ça allait, plus je m’abandonnais à cette « chose » qui avait pris jour en moi, qui a pris pouvoir sur tout. J’en suis tombée folle amoureuse. Tout le reste est passé au second plan. » 5.

Cette Présence comble le vide de la nature humaine. En comparaison, tout ce qui a été vécu avant n’est rien que du transitoire, de l’illusoire : le capucin Benoît de Canfield (1562-1610) parlera du Tout de Dieu et du rien de la créature. Pour Pascal, cette expérience est si importante qu’il la transcrit sur un papier qu’il garde toujours sur sa poitrine : « Joie, pleurs de joie ».

Ces manifestations du début sont diverses, mais universelles : vibration du cœur, coulées d’amour, de béatitude, de silence, de paix, qui envahissent la personne et l’émerveillent. Le mystique les recherche, les attend, les favorise ; il les pleure lors de sécheresses, de « nuits », lorsque la Présence semble disparaître. Même si elle est recherchée volontairement, cette Présence se manifeste librement : c’est pourquoi bien des textes l’appellent la « grâce ». Si les préparatifs qui veulent faire remonter vers Dieu par l’effort humain, peuvent servir à apaiser ou favoriser cette expérience, ils sont bien entendu sans commune mesure avec cette liberté : « L’Esprit souffle où il veut », dit l’apôtre Jean 6.

Cette présence peut au début recevoir des qualificatifs : paix, amour… Mais selon leurs destins individuels, certains mystiques sont amenés à prendre conscience que ce ne sont que des effets de cette Présence et ils désirent davantage. Un double mouvement s’opère : par amour, dans un abandon total, le mystique se donne au divin pour qu’il fasse ce qu’Il veut ; en réponse, le divin l’envahit de plus en plus et nettoie tout ce qui n’est pas Lui. Le mystique perd alors toute projection vers l’objet-Dieu. Un grand retournement s’opère où le divin prend la place au cœur de l’homme, où se réalise l’union entre Dieu et l’homme :

[L’âme] « ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s’en trouve être heureusement absorbée et engloutie…7.

Ceci au prix d’un profond dénuement et d’une grande obscurité car le divin est incompréhensible aux facultés humaines 8 : c’est le « Nuage d’inconnaissance », titre d’un texte anglais du XIVe siècle sur lequel nous reviendrons. Ruusbroec déclare :

Là toutes nos puissances défaillent, et nous sommes précipités dans ce qui s’ouvre à notre regard, et tous nous devenons un, et un seul tout, dans l’embrassement d’amour de l’Unité des Trois.

[…] nous sommes un même être, une même vie, une même béatitude avec Dieu ; là toutes choses sont accomplies, et toutes choses se renouvellent. 9.

Saint Paul s’écrie : « Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi »10. La vie humaine parvient là à son accomplissement parfait où le mystique participe au grand courant de la Vie universelle.

Il ne reste plus que « le Rien », qui n’est pas vide car y vibre l’Amour éternel :

[l’âme] demeure comme suspendue en une immense vacuité …, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle-même ; laquelle infinie vacuité … ressemble à la sérénité du ciel …, et est une déiforme lumière. Or en cette lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu’elle ne cause nul mouvement ou motion de l’âme qui puisse empêcher cette sérénité, mais au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu’elle se fond, liquéfie et s’évanouit davantage, et est sa tranquillité et sérénité augmentée.11.

Si ce vécu s’exprime souvent en termes religieux, il n’est pas le produit de la religion : l’expérience mystique est première. Les religions sont les expressions particulières à chaque civilisation d’une expérience universelle : à partir de l’expérience de Jésus, du Bouddha, de François d’Assise, s’organise une communauté qui espère recréer les conditions où elle peut se manifester (croyances, prières, règles, méditations, ascèse…).

L’organisation nécessaire pour le grand nombre fossilise l’élan créateur : naissent les règles et la théologie. Cependant comme le christianisme était la première grille de lecture et la principale issue pour des êtres attirés par la mystique jusqu’au XXe siècle, certains entrent dans les Ordres et y trouvent parfois leur épanouissement : Benoît de Canfield, Jean de la Croix, François de Sales… C’est leur expérience qui revivifie la vie chrétienne et lui redonne son sens. Beaucoup de nos textes se situeront donc dans le champ religieux.

Ces mystiques écrivent pour tenter de mener leurs lecteurs vers l’indicible qu’ils ont vécu mais qui dépasse infiniment la foi religieuse. Ils ont souvent été persécutés par des contemporains qui entendaient les ramener vers des croyances communes et compréhensibles, se proclamant juges d’une expérience qu’ils n’avaient pas : on brûla Marguerite Porete, on censura Jean de la Croix et Benoît de Canfield, on persécuta madame Guyon… Puis la peur de ne pas être dans les normes entraîna le tarissement de la littérature mystique catholique depuis le début du XVIIIe siècle.

Les textes mystiques ne font pas partie du champ intellectuel, n’élaborent pas de champs conceptuel ou de problématique : ils tentent péniblement de suggérer l’indicible avec des mots. Nous laisserons Benoît de Canfield exprimer cette impuissance 12 :

Cette essence ne peut être comprise, sinon comme elle-même se donne à comprendre, ni [ne se peut] entendre, sinon comme elle-même se donne à entendre ; ni [ne peut être] vue, sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon, et de nous, nous n’y pouvons rien.13.

Opinions de quelques-uns.

Quiconque, en effet, s’est uni à la Vérité […] a pleine conscience de ne pas être le fou que prétendent les autres et il sait que la possession de la vérité simple, perpétuelle, immuable, l’a délivré tout au contraire de la fluctuation instable et mobile à travers les multiples variations de l’erreur.14.

C’est d’une expérience individuelle qu’il faut partir ; et il se pourrait que même une étude exhaustive des vocabulaires, des traditions, enfin des faits mystiques eux-mêmes ne fût jamais aussi féconde que la directe analyse d’un devenir mystique déterminé. La mystique, en tant que vie, aboutit à des individus, et à eux seuls. Toute classification des états serait vaine, si elle ne nous conduisait à la brûlante expérience d’un être.15.

« La mystique ». Quelle mystique ? L’emploi tardif substantivé est peu heureux car il réifie l’action de la grâce divine en donnant l’apparence d’un contenu, voire d’un acquis, à ce qui est seulement signe d’un flux vivant qui prend place « dans le Vide » 16.

S’il nous faut répondre à une demande fondée de clarification, nous pouvons citer les noms de « douze compagnons » présentés dans ce volume 17. Ces « chevaliers accomplis mystiques » veillèrent cinq siècles­ : Guillaume de Saint-Thierry (-1148), François d’Assise (-1226), Hadewijch I & II (~1230 & ~1280), Angèle de Foligno (-1309), Maître Eckhart (-1328), Tauler (-1361), l’auteur inconnu du Nuage d’Inconnaissance (~1370), Ruusbroec (-1381), Julian of Norwich (-apr.1416), Catherine de Gênes (-1510), Thérèse d’Avila (-1582), Jean de la Croix (-1591). Un tableau où figurent leurs noms et dates complètes, des œuvres et des sources traduites choisies, précède la Table des matières. Ils privilégient tous une vie intérieure sobre qui dépasse les phénomènes (reconnaissant cependant ceux qui leur ont ouvert l’entrée en vie mystique tel que l’épisode des « cris » rapporté par le « frère copiste » d’Angèle).

Nous partageons une position exprimée par le philosophe Bergson (elle ne transparaîtra que rarement puisque nous nous effaçons devant les témoignages mystiques, mais il se doit déclarer dans cette introduction ce qui influe nécessairement sur nos choix textuels 18) : la vie mystique ne dépend pas de la pratique religieuse, même si le vécu de ses meilleurs membres s’est inscrit historiquement dans son cadre. Nous faisons donc nôtre cette déclaration de Bergson :

Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dan l’âme de l’humanité 19.

Le cadre moderne diffère profondément de celui du XVIIe siècle ! La croyance en Dieu et dans un « au-delà » de salut ou de condamnation a disparu chez beaucoup (mais si l’on en croit Lucien Febvre, il en était de même dans le vécu de la majorité des hommes du XVIe siècle). Pourtant l’expérience mystique se renouvelle, mais la diversité des modes d’expression voile dorénavant sa permanence.

Au traditionnel mot Dieu, substituer (par exemple) le mot Énergie semble respecter aux yeux de nos contemporains, tout particulièrement chez les scientifiques, le caractère dynamique d’une circulation perçue au sein d’un univers dont le mystique est un grain. Cela permettrait d’éviter un rejet au nom du modèle évolutif reconnu actuellement mais ne laisse pas de place à l’expérience d’un amour ressenti personnellement20. Notons simplement que la représentation acquise du monde physico-biologique, celle d’un immense devenir dynamique, demeure compatible avec l’expérience d’un Centre actif mais ne peut évidemment éclairer une expérience individuelle.

Finalement, sont mystiques …ceux qui s’appellent tels entre eux ! Pour Leszek Kolakowski, le mysticisme serait une « doctrine » selon laquelle…

…l’âme humaine communique au moyen d’une expérience (non sensible, mais analogue par son caractère direct à celle qui se produit dans le contact des sens humains avec leurs objets) avec la réalité spirituelle qui conserve la primauté … par rapport à toute autre réalité ; on admet en même temps que cette communication, liée à une intense affection d’amour … est … le bien suprême auquel l’homme peut accéder dans sa vie terrestre.21.

L’approche de phénomènes ou expériences est assez bien couverte par la définition qui vient d’être citée. Elle sera élargie selon la voie servie s’il s’agit d’une « doctrine ». Doctrine ou voie ont une certaine utilité : ils permettent de vérifier l’expérience lorsqu’elle est invoquée (car un « délire » n’est jamais à exclure). Mais demeure que seul l’individu peut vivre un dépassement par rapport à l’identité collective religieuse et dépasser son propre donné individuel pour développer une vie toute autre, donnée par grâce.

Ainsi le vécut Pierre Poiret (1646-1719), l’actif éditeur de très nombreux textes mystiques et disciple apprécié de Madame Guyon, que nous citons ci-dessous pour éviter le regrettable péché d’anachronisme historique ! Il est invoqué conjointement par Kolakowski qui ne semble pas conscient d’un déplacement du sens entre son texte et sa citation. Car Poiret ne s’intéresse pas tant aux événements qu’au travail de la grâce divine que ces derniers manifestent. Au sein d’une théologie paulinienne, il insiste sur le côté positif du travail de la grâce, optimisme qui compense l’impuissance de l’homme réduit à sa volonté propre, le grand thème du siècle de Pascal :

Tous les auteurs mystiques conviennent en ceci : Que Dieu nous a créés pour être unis à Lui, transformés à Sa ressemblance, et afin que Lui-même devienne et soit tout en nous selon les termes de l’Écriture même. Que ceci ne pouvant se faire que par l’Esprit du Seigneur (selon la même Écriture) dès que l’homme s’est voulu servir de son propre esprit et de sa propre volonté pour se perfectionner lui-même, il s’est ruiné et perdu, lui et toute sa race. …

Que Dieu seul peut le délivrer et le vider parfaitement de tous ces maux là, et refaire son ouvrage défait, qui est cet homme même perdu et ruiné. Que Dieu 22 pour cet effet se présente à lui avec Ses divines opérations ; que c’est à l’homme d’y consentir, à les accepter, à y coopérer - et à s’y abandonner ; et que moyennant cela Dieu le travaille, le purge, l’éclaire, le dispose à Son union, l’unit enfin lors qu’il est convenable, de la manière qu’Il trouve bonne et le transforme selon Son bon plaisir à Son image, l’avançant par son Esprit de clarté en clarté, comme parle saint Paul. Et enfin, que l’union et la perfection … consistent en une identification, pour ainsi dire, de volonté avec celle de Dieu, en laquelle celle de l’homme soit tellement transformée que Dieu fasse désormais de lui tout ce qu’il Lui plaît sans aucune résistance de sa part … Voilà un raccourci de toute la Substance de la Théologie Mystique, et c’est dans le fond la même chose qu’enseignent tous les auteurs éclairés qui ont écrit de cette science des saints.23.

Les mystiques accomplis perdent tout intérêt envers les phénomènes et les états temporaires, soulignant simplement que leur état est devenu stable et permanent ­­: ainsi Marie de l’Incarnation du Canada (1599-1672) entre sa première (1633) et sa seconde Relation (1654). Madame Guyon (1648-1717), abondante sur certaines circonstances prosaïques de la vie ordinaire, est fort sobre dès qu’il s’agit de son expérience mystique et ne peut qu’affirmer un état final « constant ».

Outre la grande fresque de Bremond 24, quelques ouvrages permettent de ne pas se perdre dans des aspects secondaires ou particuliers : le précis encore utile établi par A. Tanquerey propose en ouverture une « liste chronologique et méthodique des principaux auteurs… »­ : le plan suit les trois voies mise en honneur depuis Balma ; ce qui est sage, plutôt que de tenter une définition à priori de l’ascèse et de la mystique 25. Le « guide de vie » établi par Max Huot de Longchamp commente un large choix de textes mystiques en présentant leurs auteurs 26. Des aspects historiques et thématiques sont développés avec précision par P. Agaësse, A. Deblaere et d’autres collaborateurs du Dictionnaire de spiritualité 27,28. Finalement on observe un bon accord et la permanence d’un choix d’auteurs canoniques retenus par les auteurs chrétiens de toutes époques29.

Ces auteurs précèdent des dérives postérieures substituant apparitions, miracles… au vécu mystique devenu discret après la condamnation de 1699 (bref Cum alias). Un « matérialisme spirituel » comparable se manifesta plus récemment par des descriptions extérieures de phénomènes physiques, approches qui se voulaient scientifiques et sont en fait scientistes (Leuba, etc.).

Ces manifestations de la faiblesse humaine se prêtent souvent à de justes réductions aux couches psychologiques, développées par Janet, par Freud et leurs successeurs30. Une botanique de telles manifestations fut proposée avec grand succès par le P. Poulain dans un ouvrage qui eut une large diffusion31 parce qu’il était adapté aux récits d’apparitions qui occupèrent la place laissée vide à la suite du Crépuscule des mystiques et de leur condamnation.

Des milieux protestants anglo-saxons se détachent les ouvrages de grandes figures : W. James, E. Underhill, von Hügel…32. Enfin l’Orient orthodoxe, attaché aux grands Grecs cappadociens, fournit une « contre-épreuve » à l’Occident latin33.

Nous écarterons de notre volume les très nombreux auteurs de textes introductifs. Ils souffrent souvent d’une tendance ascétisante en vue de préparer à recevoir la grâce, ou tentent d’occuper et de consoler ceux qui l’attendent. Ils peuvent être l’œuvre d’authentiques mystiques car ceux-ci ne choisissent pas d’écrire mais répondent à la demande ou à l’injonction de ceux qui les entourent. Un immense champ religieux sera finalement laissé de côté pour que puissent émerger des auteurs qui répondaient à des demandes qui supposent le chemin intérieur engagé.

Contenu des quatre volumes

Le contact avec « ce qui peut se manifester en nous de plus grand que nous » est vécu à travers les âges dans le monde entier : on aborde ici une fraction, celui du monde occidental qui fait surtout appel aux formulations chrétiennes, et en son sein on privilégie la France où la rencontre des influences provoque un essor remarquable au début du XVIIe siècle. Sainte-Beuve, dans son Port-Royal puis l’abbé Bremond dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France (1916-1933) ont mis en lumière la variété des spiritualités du Grand Siècle34. L’ensemble couvre quatre volumes. Chacun comporte quatre chapitres  d’importances égales mais d’extensions variables :

I. Des Origines à la Renaissance s’attache aux principales figures qui marqueront les mystiques à partir du XVIIe siècle. Cette ouverture peut être utilisée indépendamment comme un guide introduisant à la Tradition mystique occidentale.

Le premier chapitre présente un panorama des grandes influences qui déterminèrent son expression chrétienne. Il rappelle l’existence de mystiques qui vécurent en terres d’islam ou de religion juive, car il y eut de nombreuses influences croisées entre les religions du Livre.

Cette « ouverture de l’ouverture » est suivie d’un panorama précis couvrant l’Europe occidentale voisine de la France : l’est de la France d’aujourd’hui, la vallée du Rhin, les Flandres et l’Angleterre font l’objet du second chapitre, l’Italie et l’Espagne du suivant.

Le quatrième et dernier chapitre couvre le XVIe siècle qui va assurer une transmission de la tradition mystique facilitée par des réformes qui prennent place dans le monde catholique ; il rend compte d’influences entre le nord et le sud de l’Europe rendues possibles par l’apparition de l’unité politique qui assura la puissance d’un Charles-Quint.

Nous abordons ensuite le cœur de cette exploration qui devient beaucoup plus fouillée. Il était difficile de trouver des éléments communs permettant de classer la variété des expériences vécues. Nous avons retenu la façon dont l’existence concrète est encadrée : vie réglée en clôture ou vie dans le monde - toutefois conscients que ce critère distinctif n’affecte que des formes extérieures, tandis que le vécu mystique est comparable pour tous.

II. L’Invasion mystique des Ordres anciens souligne la vitalité méconnue issue d’ordres traditionnels au sein desquels surgissent des réformes qui manifestent la vie, telles des branches d’arbres, ici mystiques. Son premier chapitre décrit le jeu des influences et s’attache à restituer une vue d’ensemble sur la population des mystiques du Grand Siècle à l’aide de listes et de leur analyse, ce qui est tout à fait neuf. Le second chapitre traite un cas particulier important mais sous-estimé dans l’historiographie moderne : celui des missionnaires franciscains, principalement capucins. Nous reprendrons souvent en deux chapitres consécutifs un tel balancement entre synthèse générale et cas particulier. La vie réglée en clôture couvre le chapitre troisième consacré aux traditions monastiques et aux réformes. Le quatrième chapitre analyse précisément le cas particulier du carmel « déchaussé ».

III. Ordres nouveaux et figures singulières s’ouvre sur un bref chapitre situant la vie mystique dans son nouveau contexte culturel, politique et religieux : car l’époque moderne commence en fait au milieu du siècle, lorsque la prise de conscience du rôle de l’expérience, couplée à la découverte de l’immensité du monde, se généralise.

Puis nous présentons des figures – que l’on présente d’habitude isolées --, au sein de structures réglées mais de création nouvelle ; enfin hors de toute clôture et n’ayant pas à suivre une Règle portant sur le déroulement de la vie journalière. Cette contraction en deux chapitres de nombreuses figures masculines, souvent agrégées en une « école française », est facilitée parce que le très vaste ensemble de la dévotion méditative se situe hors de notre domaine35. Le dernier chapitre qui ferme ce troisième volume aborde l’autre moitié du genre humain par quatre figures féminines illustrant des conditions de vie très diverses.

IV. Une école du cœur couvre un réseau demeuré suspect trop longtemps. La quiétude naît en Espagne, arrive en France par l’Italie, se développe dans le cercle normand et à Paris. Rapidement la seconde génération de ce réseau associant laïcs et religieux se heurte à la méfiance générale qui s’est développée vis-à-vis des mystiques. Le cercle de Montmartre sera repris par Madame Guyon, grande figure mystique qui trouve enfin ici sa juste place. On sait que son apparition chronologiquement tardive empêcha qu’elle ne figure, sinon en filigrane, dans les histoires inachevées de Bremond et de Cognet disparus trop tôt. Son influence sera déterminante sur des proches et sur le siècle suivant.

Étoilement des mystiques du même volume achève l’entreprise. Nous doutons de la réalité de tout Crépuscule des mystiques, titre suggestif de l’ouvrage de Louis Cognet centré sur la figure de Madame Guyon, devenu trop fameux36. Il s’agit plutôt de l’effet « pervers » d’une diversification dans les expressions de l’expérience, liée à la disparition d’une langue technique commune adoptée du début du XIIe jusqu’à la fin du XVIIe siècle, celle d’une théologie mystique tributaire d’une représentation caduque du monde.

Une trentaine de figures de ces trois derniers siècles sont remarquables par leur diversité ; certaines surprendront des lecteurs par leur éloignement vis-à-vis de toute attache religieuse. Elles témoignent de la permanence de premiers contacts mystiques dont les manifestations ne se réduisent pas au domaine psychologique37.

Le champ théorique d’une théologie mystique au sens réduit depuis le XVe siècle n’est pas abordé. L’investigation s’attache aux données biographiques et aux influences qui s’exercèrent entre des personnes. Aucun modèle d’école n’écrase leur diversité concrète.

§

Je m’incline devant ces textes très profonds avec le respect qui leur est dû. Le lecteur exercera son propre jugement.

Avertissement.

Le texte ne fait pas l’économie de précisions biographiques indispensables pour établir des filiations entre individus. Quelques développements reportés en notes allègent le texte courant dès que se dessinent « étoilements » et chemins de traverse.

Nous groupons parfois plusieurs références autour d’un thème commun. La bibliographie distribuée au fil de l’ouvrage ne sera pas reprise, sinon sous forme d’un choix, puisqu’elle n’est ni exhaustive ni soucieuse de privilégier les publications les plus récentes : elle est le fruit d’un parti-pris revendiqué.

Le texte courant inclut les citations d’études modernes. Les citations de textes ou dits des mystiques et de leurs témoins directs sont différenciées par leur retrait marginal et un corps légèrement condensé. Quelques sigles signalent­­­­­ : incertitude sur la datation (~), relation d’implication ou de filiation (>), relation d’échange ou d’équivalence (=).

Des lecteurs pardonneront quelques rappels évidents à leurs yeux, et leur simplicité, en songeant au grand écart qui existe entre ancienne et jeune génération. La connaissance de données textuelles semble à cette dernière d’une importance relative : on « trouve tout sur le web » sauf une culture traditionnelle hiérarchisée.

Nous avons donc besoin d’une boussole -- ce projet -- pour naviguer sur l’océan de la noosphère informatisée. Les textes quant à eux sont disponibles puisque ayant allègrement franchi la barre des soixante-dix ans 38.







I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE





  1. L’antiquitÉ et le haut moyen Âge

Les rappels qui suivront tout au long de ce premier chapitre peuvent paraître évidents et schématiques. Ils s’adressent aux lecteurs qui n’ont pas été en contact avec l’histoire des principales Traditions : le lecteur cultivé pardonnera ce travail « à la serpe » qui doit explorer en quelques paragraphes dix siècles et trois cultures pour rappeler des bases premières.

Quatre grandes influences déterminèrent l’expression d’une mystique qui prend un nouvel élan en Europe à partir du XIIe siècle : le legs religieux d’Israël et l’influence qui perdure de sa diaspora, le legs antique des civilisations grecque et romaine, auquel succède au bas Moyen Âge l’apport de moines vivant au sein de l’empire byzantin, enfin le contact avec les civilisations avancées de pays islamisés. Ces facteurs contribuent chacun par leur couleur particulière à l’expression d’une expérience universelle issue d’une même Source.

Israël

Israël exerce son influence par son Écriture ou Ancien Testament, et aussi à travers les Évangiles et les Épîtres du Nouveau Testament, rédigés entre ~50  et ~120. Des « païens au seuil » de la diaspora sont attirés par le message judaïque. Leur adhésion est facilitée au sein de la nouvelle secte juive lorsque Paul estime caduques des pratiques contraignantes. S’ensuivent disputes, opposition entre les deux camps qui se définissent au second siècle, enfin séparation. Deux religions – celle traditionnelle d’un peuple élu et la nouvelle à l’ambition universelle - ne peuvent partager un Messie dont ils n’attendent d’ailleurs pas le salut sous une forme commune. De nombreux convertis cherchent une confirmation de leur foi en Jésus-Christ dans l’adhésion improbable d’une Synagogue qui possède l’Écriture. Lorsque, de minorité combattue les chrétiens deviennent majoritaires à la fin du quatrième siècle, ils persécutent les juifs perçus comme « négationnistes » de la nouvelle religion d’État. Pourtant, beaucoup plus tard, après l’an mille, les marranes contribuent à la renaissance de la mystique chrétienne en Espagne ; enfin, à la Renaissance, l’influence de la mystique juive s’exerce directement en Italie dans le milieu des kabbalistes chrétiens. 

L’Ancien Testament

L’Écriture est le nom juif de l’Ancien Testament repris dans l’actuelle traduction œcuménique chrétienne ou TOB. Elle contient les dits de prophètes qui ont rencontré l’Absolu et qui furent pour certains d’entre eux mystiques, comme le « second Isaïe ». Le prophétisme est l’expression de la vie intérieure à une époque où la personne humaine, qui ne disposait d’aucun moyen d’écrire dans l’intimité, et demeurait par ailleurs étroitement dépendante de son milieu clanique, ne pouvait que difficilement laisser trace de sa conscience intérieure autonome. Ce modèle précède celui de la sainteté individuelle manifestée sous la forme héroïque de moines du désert, inspirés peut-être par la communauté juive des Thérapeutes, en tout cas par des précédents égyptiens 39. Puis ceux-ci inspirèrent (partiellement) le « dernier des prophètes » Mohammed, respectueux de ses prédécesseurs. Le prophétisme sera encore au XVIIIe siècle repris par des réformés protestants qui s’inspiraient étroitement de l’Écriture pour remplacer la médiation cléricale. Ce qui posa problème : ainsi une madame Guyon fut défavorable aux annonces prophétiques de jeunes exilés camisards faites en Ecosse. De même le réformateur méthodiste Wesley fera face à des enthousiastes.

Le livre d’Isaïe est une bibliothèque couvrant plus de deux siècles. Le premier Isaïe est un personnage extraordinaire qui a prophétisé à un âge relativement jeune, vers -740, et son activité s’est étendue sur une période d’au moins quarante ans : il s’oppose aux injustices et annonce la colère divine. Le second Isaïe se situe deux siècles plus tard, vers -540, au milieu de ses frères exilés. Il est suivi d’un troisième Isaïe qui aurait exercé son ministère à Jérusalem dans les deux premières décennies qui suivirent le retour d’exil. Les versets 52, 13 à 53, 12 constituent le sommet du second Isaïe, ainsi rendus dans la Traduction Œcuménique de la Bible :

Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement. En fait, ce sont nos souffrances qu’il a portées, ce sont nos douleurs qu’il a supportées, et nous, nous l’estimions touché, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités : la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait notre guérison. ... Brutalisé, il subit ; il n’ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l’abattoir...

Le thème du serviteur souffrant, juste qui plaide pour son peuple, a aidé les chrétiens à comprendre la figure de Jésus et à se comprendre eux-mêmes, placés face à des promesses de renouveau qui ne se réalisaient pas concrètement. Cette évocation d’une Écriture laisse de côté d’autres textes plus récents, qui sortent de la ligne prophétique, dont se détachent Job et le Cantique des cantiques. On en retrouve les thèmes abondamment commentés par tous les spirituels, en particulier par Rashi (Chelomo Ben Yits’hak, 1040-1105) puis lors de la collaboration autour du Cantique entre Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry  (~1138).

Le Nouveau Testament

Le Nouveau Testament comporte, outre l’Apocalypse, deux ensembles textuels qui ont sensiblement le même volume : d’une part les quatre Évangiles, d’autre part l’ensemble formé par les Actes des apôtres composés par un disciple de Paul et associé aux Épîtres de ce dernier. Ces Épîtres précédèrent la fixation du texte des Évangiles.

Les mystiques reprendront très souvent des versets de saint Jean, des Épîtres de Paul que l’on peut considérer comme un des leurs. Ainsi du verset qui sera cité très fréquemment :

…et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi 40.

Par exemple madame Guyon (1648-1717) en donnera l’explication suivante 41 :

Nous ne sommes plus à nous-mêmes sitôt que nous sommes désappropriés, que nous avons perdu notre propre âme en Dieu. Nous sommes transformés en l’image de Dieu [2 Co 3, 18] c’est-à-dire, transformés en Jésus-Christ, qui est l’image du Père, de sorte, dit-il ailleurs, que je ne vis plus, moi, mais Jésus-Christ vit seul en moi. Je Lui ai cédé par une entière désappropriation la place que je tenais en moi et que j’avais usurpée. Lorsque les mystiques parlent de l’incarnation mystique, c’est la même chose dont parle saint Paul par le terme de formation de Jésus-Christ en nous [Ga 4, 19], qu’il appelle aussi révélation de Jésus-Christ [Ga 1, 16].

Le premier siècle appelle une redéfinition du judaïsme au regard de la domination gréco-romaine qui ne permet plus l’isolement culturel. Jésus parfait le message prophétique ; il n’a plus besoin de la médiation externe des prêtres mais il enseigne avec autorité et monte à grand risque au Temple de Jérusalem pour la Pâque. Ensuite,

Paul et la première génération chrétienne, à la suite même de Jésus, opèrent un singulier retournement des valeurs, où ce qu’il y a de plus faible et méprisable l’emporte ... Ce retournement historique est à la base de la pensée et de la pratique chrétiennes, ou du moins devrait l’être. Il s’exprime, entre autres, dans une ancienne hymne judéo-chrétienne, reprise et aménagée par Paul : « Lui (Jésus) qui appartient à la réalité divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être à l’égal de Dieu ; au contraire, il s’est lui-même vidé, assumant (en lui) la réalité de l’esclave en devenant semblable aux hommes ; puis ... il s’abaissa lui-même, en devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.42.

Paul, scandalisé comme le devait être un juif pratiquant par le rôle de médiateur direct qu’assume Jésus, qui ne baptise plus dans l’eau, comprendra que le judaïsme doit être vécu de l’intérieur ; ce qui ôte dès lors toute importance aux prescriptions minutieuses de la Loi juive, incluant la circoncision. À ses yeux le comportement éthique ne trouve plus son fondement dans la Loi mais procède spontanément de la foi vive, c’est-à-dire d’une expérience mystique.

L’apport judaïque

L’apport du judaïsme est constant depuis l’établissement de ses communautés, en particulier dans le sud de l’Europe : on le verra en Espagne lorsque nous évoquerons les sources d’un trop bref siècle d’or mystique. Ces communautés ont joué un rôle d’intermédiaire entre les deux grandes religions (de par le nombre de leurs adeptes) chrétienne et musulmane, en partie filles de l’Écriture. Ce rôle d’échange est illustré de façon exemplaire à Tolède par les interprètes traducteurs des textes qui vont féconder les premières universités occidentales.

Puis les persécutions qui prennent de l’ampleur à partir de la fin du XIIe siècle43 entraînent des conversions douloureuses et ambiguës  favorisant le développement du christianisme : les conversos de la fin du XVe siècle se retrouvent nombreux dans les ordres religieux espagnols, comme l’illustre saint Jean d’Avila (1499-1569), défenseur de Teresa, elle-même d’ascendance juive du côté de son grand-père paternel. Enfin lorsque l’on entreprend l’étude approfondie des sources de la Vulgate latine, on a recours à la connaissance des convertis de langue hébraïque : c’est le cas pour la bible polyglotte d’Alcala (1514-1517) 44.

Cette histoire de l’alternance des coopérations et des persécutions est trop complexe pour qu’il soit possible ici d’en cerner les contours, sinon en les évoquant succinctement à l’aide d’une table présentée à la fin de ce chapitre. La succession de leurs localisations géographiques souligne l’imbrication difficile des communautés juives dispersées au sein des majorités tantôt chrétiennes, tantôt musulmanes : elles préservent leur foi par leur contrainte mobilité 45.

La Kabbale chrétienne constitue un lieu de rencontre marqué par la mystique propre à la grande tradition remontant au Zohar (~1280) 46. Mais elle est négligée par les juifs et rejetée par les chrétiens : ils y voient un affadissement ou un danger. Au sein du judaïsme, la tradition mystique n’a retrouvé droit de cité que récemment. Elle apparaissait comme un obscurantisme s’opposant à l’intégration tentée depuis le siècle des Lumières, dont témoigne la vie de Moses Mendelssohn (1729-1786)47. Récemment, la redécouverte de cette tradition a été l’œuvre de trois générations marquées respectivement par Buber, Scholem, Idel 48. La mystique juive n’a jamais été largement diffusée, sinon peut-être de manière voilée, et par des relais très indirects. On note au XVIIe siècle le rôle de Spinoza, trop longtemps considéré seulement comme l’archétype de l’athée par les juifs comme par les chrétiens.

Le monde gréco-romain

Au cours des trois derniers siècles de l’empire romain, cinq tendances reflètent la vitalité de traditions issues d’une grande civilisation passée de la sagesse grecque à la foi chrétienne non sans apports de l’une à l’autre. Nous les suggèrerons en quelques touches :

Le stoïcisme et Épictète (vers 130)

Les stoïciens 49 proposent une « philosophie du bonheur », tout comme les épicuriens. L’apatheia (absence de passions) est reprise par des chrétiens grecs (Évagre 50, Climaque). L’influence de Cicéron sera importante mais elle s’exerce au niveau de l’ascèse plutôt que sur les mystiques 51. Celle de Sénèque sera considérable chez tous et à toute époque : « On n’est pas sage, on le devient » et son exhortation, rédigée lorsque le péril le menace, émeut. L’influence d’Épictète, mineure sur les Pères du désert contrairement à ce qui a été avancé, s’exerce dans l’Occident chrétien  lorsque les milieux platoniciens de Florence, le prenant pour un disciple de Platon, assurent sa traduction latine par Politien (1497) 52. François de Sales et Pascal l’apprécient, avec des réserves.

Le néoplatonisme de Plotin ( ? - 270) à Proclus (412-485)

L’œuvre de Plotin 53 fut très influente dès le Moyen Âge, ne serait-ce que par l’intermédiaire d’Origène (~185 ~254), que l’on a cru être son condisciple à Alexandrie auprès d’un maître commun, père du néoplatonisme, Ammonios Saccas. Si cette thèse séduisante reste incertaine, - l’Origène disciple d’Ammonios (avec Herennios) pouvant avoir été confondu à tort avec l’Origène chrétien, - elle traduit bien l’importance et une certaine confiance accordée à Plotin 54. Au XIe siècle, Guillaume de Saint-Thierry connaît bien Origène, « le plus lu de tous les anciens auteurs grecs » 55.

Le néoplatonisme ne s’arrête pas à l’œuvre de Plotin : la permanence de l’école néo-platonicienne malgré la montée en puissance du christianisme et une vie « en famille » probablement de nature spirituelle propre au milieu de l’École d’Athènes est heureusement évoquée en introduction à la Théologie platonicienne de Proclus (412-485) :

« La tradition de la philosophie platonicienne, devenue le dernier rempart de la religion païenne [...] s’est conservée à l’intérieur de ‘familles d’universitaires’ comme une foi que l’on se transmettait de père en fils. » 56.

L’apport des païens a été sous-estimé par suite de la destruction systématique des sources écrites, combiné au désir d’attribuer une valeur incomparable à une fraction des écrits chrétiens. Parmi les rares textes antiques qui nous sont parvenus, à l’Hymne à Zeus stoïcien 57 répond sept siècles plus tard l’Hymne à la transcendance de Dieu de Proclus, attribué à Denys, qui témoigne de la piété personnelle des derniers philosophes païens 58 :

Seul, Tu es inconnaissable puisque tout ce qui est connu vient de Toi.

Tout ce qui parle et qui ne parle pas Te proclame d’une voix claire,

Tout ce qui connaît et qui ne connaît pas Te rend des honneurs,

Car tous les désirs et toutes les nostalgies de toutes choses

Se portent vers Toi ; tous les êtres T’adressent une prière,

Et tout ce qui connaît Ton chiffre Te dit un hymne silencieux.

En Toi seul tout demeure ; vers Toi tout ensemble s’élance,

Tu es la fin de tout, Tu es l’unique, le tout, le rien,

Tu es non-un, non-tout. Innommé, comment Te nommerait-on,

Toi, le seul innommable ?

Plotin aurait touché quatre fois mystiquement « le Premier » 59. Rappelons l’universalité de sa voie « apophatique ». Damascius d’Alexandrie, le dernier des maîtres « païens », célèbre l’Ineffable, « inaccessible à tous », peu avant la fermeture en 529 de l’École d’Athènes. Cette voie semble moins vivante chez les intermédiaires Porphyre (-305) et Jamblique. Mais on la retrouve chez Proclus (-484) comme nous venons de le lire.

Elle influença Denys 60 et, par ce supposé disciple de Jésus, exerça d’innombrables influences indirectes. Le néoplatonisme exerça aussi une grande influence par une autre voie, celle des commentaires de Proclus aux dialogues de Platon repris au Moyen Âge, puis à la Renaissance par l’Académie platonicienne de Florence illustrée par Ficin (-1499), enfin au XVIIe siècle par les platoniciens de Cambridge.

Le commentaire sur le Parménide rassemble ainsi les thèmes de la supériorité de l’amour et des conditions nécessaires à la contemplation de l’Unique :

…la beauté convertit toutes choses vers elle-même, les met en mouvement, fait qu’elles soient possédées du divin et les rappelle à elle par l’intermédiaire de l’amour, elle est ce qui inspire l’amour ... il ne faut pas rechercher le bien à la manière d’une connaissance, c’est-à-dire d’une manière imparfaite, mais en s’abandonnant à la lumière divine et en fermant les yeux ... car ce genre de foi est supérieur à l’opération de connaissance ... c’est par elle que tous les dieux sont unis et rassemblent autour d’un centre unique selon une seule forme toutes leurs puissances et leurs processions 61.

Enfin l’influence antique d’origine païenne s’exerce par l’intermédiaire de Denys l’Aréopagite auquel nous consacrons ci-dessous une section.

Grégoire de Nysse (~331 – apr. 394) et les Pères grecs

La patristique grecque est restée influente en Orient. Elle ne peut être négligée sous le prétexte d’une présence très diffuse dans l’Occident latin médiéval, car elle fut relayée tardivement par l’intermédiaire de Byzantins émigrés 62. Nous évoquerons par la suite Clément d’Alexandrie (- av. 215), figure très importante aux yeux d’un Fénelon émerveillé de trouver un frère en expérience mystique dans un passé si proche du Christ63.

Antoine (-356) a une grande influence sur le monachisme occidental ; Basile de Césarée (-379) parle de l’Esprit « incirconscriptible », qui n’est pas l’esprit opposé au corps mais l’Esprit indépendant de nos catégories temporelles et spatiales : « l’Esprit ... émet suffisamment pour tous la grâce en plénitude ». L’humilité est le remède et le moyen du salut. L’initiative est divine, conformément à l’expérience de tous les mystiques :

Ce n’est pas toi qui as connu Dieu par ta propre justice, mais Dieu qui t’a connu par bonté ... Ce n’est pas toi qui as saisi le Christ par vertu, mais le Christ qui t’a saisi par son avènement.

Faut-il lui reconnaître une première division devenue classique « des trois voies » en voie purgative, voie illuminative, voie unitive ?

Par lui [l’Esprit] s’opère la montée des cœurs. Il conduit par la main les faibles et rends parfaits les progressants. Illuminant ceux qui sont purifiés de toute souillure, il les rend spirituels en se les unissant64.

Parmi les écrits des Pères grecs, La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière de vertu de Grégoire de Nysse65 présente « une doctrine toute centrée sur la perfection conçue comme progrès indéfini », selon J. Danielou qui résume la doctrine : « Le but de la vie spirituelle est de rendre l’âme à sa vraie nature. C’est l’idée commune à toute la pensée antique, ... idée platonicienne, d’une divinité immanente à l’âme que l’âme retrouve par un retour en elle-même. Mais cette idée paraît difficilement conciliable avec la conception chrétienne de la gratuité de la communication que Dieu fait de lui-même. ... L’essence de l’âme est ... une « participation » toujours croissante, mais jamais achevée, à Dieu. » 66.

Grégoire de Nysse présente le sens spirituel du récit de l’Exode. Il souligne la transcendance divine :

Ce que Moïse, à la lumière de la théophanie, me paraît avoir compris alors, c’est précisément qu’aucune des choses qui tombent sous les sens ou qui sont contemplées par l’intelligence ne subsistent réellement, mais seulement l’être transcendant et créateur de l’univers à qui tout est suspendu. Quels que soient en effet, en dehors de lui, les êtres vers lesquels l’intelligence se tourne, elle ne trouve pas en eux cette suffisance qui leur permettrait d’exister en dehors de la participation à l’être.67.

La « nuée » de la grâce est notre guide dans la quête du bien :

Chaque fois que quelqu’un fuit l’Égyptien et que, parvenu hors des frontières, il s’effraie des attaques des tentations, son guide lui apprend à attendre d’en haut le secours inespéré, lorsque l’ennemi, cernant les fuyards avec son armée, l’oblige à se frayer un chemin dans la mer ; dans cette traversée il a pour guide la "nuée" : ce mot, qui désigne le guide, a été interprété à juste titre, par nos devanciers, [comme] de la grâce du Saint Esprit, qui dirige les justes vers le bien. 68.

Entretenir sans cesse la disposition amoureuse est la condition requise pour contempler une beauté qui se découvre sans limite :

Il [Moïse] fait disparaître l’idole. Il apaise Dieu. Il rétablit la loi ... Il rayonne de gloire – et s’étant élevé par de telles élévations, il brûle encore de désir ... Ressentir cela me semble d’une âme animée d’une disposition amoureuse à l’égard de la beauté essentielle, que l’espérance ne cesse d’entraîner de la beauté qu’il a vue à celle qui est au-delà et qui enflamme continuellement son désir de ce qui reste encore caché par ce qu’elle découvre sans cesse. ... Car c’est en cela que consiste la véritable vision de Dieu, dans le fait que celui qui lève les yeux vers lui ne cesse jamais de le désirer.69.

Saint Augustin (~354 - 430) et les Pères latins

Saint Augustin est le plus influent des Pères latins. Dans la droite ligne de saint Paul, il a été marqué par Cicéron, Mani, Plotin, Ambroise. Dans son œuvre très ample, outre les célèbres Confessions, la seconde partie de La Trinité traite du Mystère défini ainsi : « Et voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même ». La transformation de l’âme sous l’influence de la grâce permet de retrouver le Créateur à l’intérieur du cœur 70.

Pourquoi aller et courir au plus haut des cieux, au plus profond de la terre, à la recherche de celui qui est tout près de nous, si nous voulons être tout près de lui ? / Que personne ne dise : je ne sais quoi aimer. Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime, que son frère qu’il aime. Et voilà dès lors que Dieu lui est mieux connu que son frère…

Denys l’Aréopagite (~500)

Denys l’Aréopagite qui fut considéré comme un disciple de saint Paul (d’où l’appellation à l’effet pervers de « pseudo-Denys »), est la plus influente des sources de l’Antiquité tardive reconnue par les mystiques chrétiens. Il faut attendre le XIXe siècle pour établir la date approximative d’apparition du corpus dionysien, postérieur à 482, antérieur aux auteurs qui le citent au début du VIe siècle71. L’auteur est probablement un moine d’origine syrienne, au confluent du courant chrétien et du courant néo-platonicien ; il aurait suivi les cours de Damascius 72 à Athènes peu avant que l’Académie ne soit fermée. Son œuvre complète est d’accès facile, vu sa relative brièveté 73. On y retrouve le thème, partagé avec Proclus, du Beau qui attire à lui l’âme dans le recueillement :

C’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres ... [L’âme] se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau et Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin.74.

La puissance créatrice divine est la cause agissante cachée qui demeure hors du domaine parcouru par le mouvement circulaire (parfait) de l’âme, en quelque sorte un attracteur 75 de l’âme :

C’est par surabondance de bonté que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Être bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de Bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement.76.

En conférant la ressemblance divine aux créatures, Elle les ordonne selon une hiérarchie qui répand la lumière céleste :

Et il convient ... que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres et capables par elles-mêmes tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes.77.

Cette vision hiérarchique est reprise chez certains mystiques pour rendre compte de la communication de la grâce dans la prière. Le modèle néo-platonicien des processions ou émanations s’accorde assez bien à l’expérience intime propre aux grandes religions monothéistes.

Elles l’adoptent sous la condition que soit préservé le dynamisme d’une circulation de la grâce ou énergie issue d’un Centre divin. Le modèle peut être présenté analogiquement à l’aide de belles images empruntées à l’optique, telle celle d’un cercle de miroirs reflétant les uns aux autres la lumière unique issue d’une flamme (divine) située en son centre.78.

L’influence de Denys est immense jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; Mme Guyon, sensible à cette vision hiérarchique du monde, empruntant l’analogie « par transmission », déclare :

Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte ... consumés par la Divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux ... sont comme ces miroirs ardents [lentilles] qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux.79.



Le Moyen Âge en terres chrétiennes

Moines du désert et leurs Apophtegmes

En Orient, le christianisme, devenu religion d’état à Constantinople, s’illustre par les très nombreux moines, depuis les Pères du désert du IIIe siècle jusqu’à ceux du début du XVe siècle. Le premier d’entre eux en importance, sinon en date, est le rénovateur de la connaissance de Dieu : Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022). Son lointain prédécesseur Jean Climaque (~575 ~650) est influent à toutes les époques par son Échelle sainte, appréciée en Espagne au XVIe siècle, puis en France dès le début du XVIIe siècle. Ces deux figures, le mystique Syméon et le médecin des âmes Climaque, illustrent deux modes d’expression du vécu anachorète, plus lyrique chez le premier, plus analytique chez le second, partagés par une myriade d’auteurs orientaux. Une immense littérature traduit l’expérience marquée par l’ascèse. Elle est consignée de façon anonyme dans des Apophtegmes 80 et dans des Centuries, qui inspirèrent Cassien (- ~435) et tout le monachisme d’Occident 81. Enfin on n’oubliera pas le grand mystique Jean de Dalyatha (VIIe siècle) d’une église nestorienne aujourd’hui disparue.

Jean Climaque (~575 ~650) et la Philocalie

Jean Climaque vécut près du Mont Sinaï pendant quarante ans dans une grotte, au milieu d’une colonie d’anachorètes, mais fit cependant au moins un voyage en Égypte, pour être finalement élu higoumène du monastère de la sainte Montagne. Il aurait composé son Échelle sainte, suivie d’une intéressante Lettre au Pasteur (ou directeur d’âme), à un âge avancé. Les trente degrés de cette « échelle du Paradis » font parcourir des étapes : rupture avec le monde, acquisition des vertus fondamentales, lutte contre les passions, couronnement de la « vie pratique » (simplicité, humilité, discernement), union à Dieu82. Son influence s’exerça par l’intermédiaire de très nombreux manuscrits. Ainsi, découvert par Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) dans la bibliothèque de son père, l’ouvrage fut aussi le principal inspirateur du grand spirituel russe Nil Sorskij (1433-1508), qui ramena une « bibliothèque » grecque d’auteurs spirituels en Russie. En Occident, l’Échelle figure dans les bibliothèques des franciscains, des chartreux, etc. Elle est traduite en Espagne dès 1504, en France par Gaultier dès 1603, puis à Port-Royal (nombreuses éditions à partir de 1652).

Elle propose une progression à l’usage des ascètes du désert en recherche de Dieu, comme le souligne son traducteur moderne : « Jean est un moine qui a fait l’expérience à la fois du terme de la vie spirituelle : la déification de l’homme par la lumière incréée, et de la voie qui y achemine. C’est cette voie qu’il nous trace, d’une manière essentiellement pratique. L’unique moyen d’en acquérir une intelligence véritable est de s’y engager soi-même [… comme] disciple qui, ayant fait une fois pour toutes le choix décisif, se met à l’écoute d’un maître, laisse parler son œuvre, ou plutôt s’efforce de percevoir ce que Dieu lui dit à travers elle au secret de son cœur, et s’applique à en suivre les directives avec la même attention et le même sérieux que le mode d’emploi d’un instrument précis et complexe. » 83.

Jean met en garde contre une interprétation trop littérale de ce qui fut écrit pour des hommes menant une vie rude :

L’ascèse corporelle, l’obéissance et l’amour des humiliations n’ont d’autre fonction que de nous préparer à cette illumination de la lumière divine en nous faisant signifier et réaliser, sous la motion de la grâce, la mort de notre individualité opaque, de notre volonté propre, unique obstacle à notre communion personnelle avec Dieu.84.

Ce texte assez bref n’est cependant pas sec : il reprend des histoires très vivantes, telle celle de la confession devant tous les frères d’un auteur de beaucoup de « choses qu’il ne convient ni d’entendre, ni d’écrire ... pour délivrer le pénitent lui-même de la honte future par la honte présente »85. On apprécie la justesse de ses observations :

Il me semble que nous devrions nous taire dans toutes les occasions d’humiliation qui nous sont offertes, car c’est l’heure du gain. Mais dans les circonstances où un tiers est en cause, nous devons rétablir la vérité, pour garder indissoluble le lien de l’amour et de la paix.86.

Il aborde sans détour tous les problèmes qui se posent dans une société d’hommes jeunes et fait ailleurs appel aux images issues de l’expérience humaine, car :

Il n’y a rien d’inconvenant à emprunter aux choses humaines des images pour représenter le désir, la crainte, l’ardeur, la jalousie, le service et l’amour passionné de Dieu. Bienheureux celui qui a obtenu un désir de Dieu semblable à celui d’un amant passionné pour celle qu’il aime.87.

Car la réorientation des tendances humaines est préférable à leur rejet :

J’ai vu des âmes, qui se livraient avec fureur à l’amour charnel ... C’est pourquoi le Seigneur, parlant de cette chaste pécheresse, ne dit pas qu’elle a craint, mais qu’elle a beaucoup aimé, et qu’elle a pu facilement chasser l’amour par l’amour.88.

L’optimisme est finalement toujours présent, car « l’homme de foi n’est pas celui-ci qui croit que Dieu peut tout, mais celui-ci qui croit pouvoir tout obtenir 89. » En effet « rien n’égale ni ne surpasse la miséricorde de Dieu. C’est pourquoi celui qui désespère est son propre meurtrier 90. » La foi est confirmée dans la contemplation : « La certitude intime que toutes nos demandes sont exaucées nous est donnée clairement dans la prière. » 91.

Inspiré par les auteurs de Centuries, le livre abonde en brèves définitions, qui réorientent vers Dieu : « Le discernement est et se définit : la perception certaine de la volonté de Dieu en toute occasion, en tout lieu et en toute circonstance » 92. Les définitions remontent souvent des manifestations qu’elles évoquent immédiatement à leurs causes : « La charité est avant tout le rejet de toute pensée d’inimitié » 93.

L’ascèse, omniprésente dans le monde particulier du désert où l’auteur vécut, est une garde du cœur ; il en modère l’exercice par l’importance donnée à la sincérité et la transpose en sobriété dans l’exercice de la prière :

N’attend pas de visite [spirituelle] et ne t’y prépare pas à l’avance, car l’hésychia est un état de parfaite simplicité et liberté.94.

Durant la prière, n’admets aucune imagination sensible, de peur de tomber dans l’égarement.95.

Enfin il rend témoignage sans ambiguïté à l’efficace d’une prière orientée envers autrui :

Celui qui s’est vraiment rendu Dieu propice peut soulager ceux qui souffrent sans qu’ils le sentent et en secret ; il en résulte deux grands biens : il se préserve de la gloire humaine comme de la rouille, et il induit ceux qui ont été l’objet de sa miséricorde à ne rendre grâce qu’à Dieu seul.96.

Jean Climaque est une figure que nous venons de mettre en valeur parmi beaucoup d’autres spirituellement comparables, auteurs de Philocalies : le mot grec signifie « amour de la beauté » et il est repris par les orthodoxes pour désigner une anthologie de textes mystiques, dont la dernière et la plus célèbre, publiée à Venise en 1782, exerce aujourd’hui encore une forte influence 97. De trente-sept auteurs représentés se détachent les cinq figures de Maxime le confesseur, Syméon le Nouveau Théologien et Nicétas Stéthatos, Grégoire le Sinaïte et Grégoire Palamas : leurs écrits occupent plus du tiers de l’ensemble qui constitue une encyclopédie portant sur l’ascèse pratique mise au service d’une vie orientée vers la contemplation de la lumière divine.

Jean de Dalyatha (~690 ~780)

Originaire d’un village du nord de l’Iraq, au pied des montagnes du Kurdistan, Jean entra dans un monastère du sud de la Turquie actuelle puis s’établit dans la solitude au sein des montagnes de Dalyatha avant que des moines ne se groupent autour de lui. Il est le grand ermite nestorien, condamné puis réhabilité par son Église, dont les homélies et les lettres, joyaux de la mystique syriaque, révèle une vie mystique conçue comme une « résurrection anticipée » fondée directement sur l’expérience. Il a été redécouvert par un carme missionnaire enseignant en 1956 au Séminaire Chaldéen de Bagdad. Celui-ci le situe « au niveau d’un Jean de la Croix » et nous partageons son éblouissement 98 :

Il n’y a pour moi en dehors de lui [le Créateur] ni stabilité, ni mouvement, ni vie, ni perception. Et lorsque je suis absorbé par l’émerveillement, je les vois [la Trinité] (comme) une lampe unique, et comme celle-ci je resplendis. Aussi je m’émerveille de moi-même et me réjouis spirituellement : en moi se trouve la Source de la Vie, cette Source qui est la fin du monde incorporel. Il n’est possible à aucun sage de fournir à ceci une explication : gloire à Celui qui rend sage les siens par ce qui est sien et révèle sa beauté pour la délectation de ceux qui l’aiment !

Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022)

Encore jeune, Syméon fut envoyé à Constantinople chez son oncle paternel pour y achever son instruction et pour être introduit à la cour impériale. Après la mort inattendue de l’oncle, il se proposa d’entrer au monastère de Studios, auprès de son père spirituel, Siméon le pieux ; le projet n’eut pas de suite et il mena un temps « une vie dissipée ». Enfin à vingt-huit ans, il entra au Studios et fut confié à son vénéré maître. En 980, il devint l’higoumène du monastère, travailla à le réformer et devint le père spirituel d’un grand nombre, rayonnant au dehors de sa communauté. Une filiation mystique passe de Siméon le Pieux, à Syméon le Nouveau Théologien, puis à Nicétas Stétathos. Après de nombreuses épreuves, dont une révolte de moines et deux condamnations à l’exil, il s’installa dans un oratoire en ruine, dédié à sainte Marine, sur la rive asiatique du Bosphore, près du moderne Scutari, Usküdar. C’est là qu’il écrivit nombre de ses œuvres.

Une grande joie émane de ses écrits99. Ils célèbrent une rencontre jamais achevée, dans la lumière sans limite. À l’influence néo-platonicienne transmise par Denys, il ajoute le dynamisme de sa vie mystique et une relation d’amour. Les thèmes qui reviennent le plus souvent portent sur sa connaissance acquise personnellement dans sa vie contemplative100. Il traduit son expérience dans des hymnes :

Il [le moine] Le voit et en est vu, L’aime et en est aimé,

Et devient lumière, parce qu’éclairé de manière ineffable ;

Glorifié, il se voit toujours plus pauvre :

Intime, Il est comme un étranger

- Ô merveille totalement étrange et inexprimable !

À cause de ma richesse infinie je suis un indigent

Et pense ne rien avoir, quand je possède tellement,

Et je dis : « J’ai soif », par surabondance des eaux ... 101.

L’action vertueuse mais intéressée ne donne pas « la lumière [incréée] » :

... Les femmes qui tissent, les fondeurs d’or et les orfèvres

Veillent plus que la plupart des moines

Et voilà pourquoi nous disons que rien

De toutes ces actions vertueuses ne s’appelle la lumière.102.

Mais tout est donné gratuitement, dont la lumière divine resplendissante :

... Et qui donc s’approcherait de Lui ? ...

Tandis que j’y réfléchis, Il se découvre Lui-même en moi,

Resplendissant à l’intérieur de mon misérable cœur ...

Il se donne tout entier à moi, l’indigne,

Et je suis rempli de Son amour et de Sa beauté ... 103.

Le terme est la « déification », chère aux orthodoxes, thème qui deviendra souvent suspect (peut-être l’était-il déjà à son époque mais les indices manquent). Il provoquera l’amendement de certains écrits trop explicites lorsque l’auteur quitte le mode lyrique en commentant son poème. Dieu est célébré ainsi par Syméon :

... Tu es tout entier immobile et tout entier toujours en mouvement,

Tout entier en dehors de la création et tout entier en toute créature,

Tu emplis entièrement tout, Toi qui es tout entier en dehors de tout,

Au dessus de tout.

... Tu es la simplicité, et Tu es toute variété,

Et notre esprit est totalement incapable de sonder

La variété de Ta gloire et la splendeur de Ta beauté […]

Demeurant ce que nous sommes, nous devenons par Ta grâce

Fils, semblable à toi, et dieux, voyant Dieu.104.

La splendeur de ces hymnes précède celle des odes de Rûmî (1207-1273), poète iranien réfugié en Anatolie qui assura la continuité entre la tradition sufi de Nichapour (la grande capitale détruite par Gengis khan, dont ne demeure que quelques traces à l’est de l’Iran actuel) et les derviches d’une principauté musulmane proto-turque récemment fondée sur une terre byzantine, assez proche de la rive asiatique du Bosphore. Le milieu s’était islamisé, deux siècles et demi s’étaient écoulés depuis Syméon. La forme hymnique de louanges à Dieu ou célébration de ses exploits demeure cependant commune à tout le Moyen Orient105.

Syméon souligne la nécessité d’être guidé par un père spirituel. Sa biographie montre les difficultés auxquelles il se heurta par sa fidélité à son vénéré maître Siméon le pieux (celui de Rûmî fut tué !). Le problème de la validité de la hiérarchie ecclésiale se pose et un passage autobiographique témoigne d’attaques violentes 106 :

Arrête, disent-ils, dévoyé et orgueilleux que tu es ! Qui donc actuellement est devenu tel que furent les saints Pères ? Qui donc a vu Dieu ou est capable de le voir si peu que ce soit ? ... Arrête si tu ne veux pas que nous te fassions accabler de pierres.

Il y répond par l’expérience de la « vie en Esprit » :

Si c’était par les lettres et les études que la découverte de la vraie sagesse et de la connaissance de Dieu devait nous être donnée ... quel besoin avions-nous de la foi ... Aucun certainement 107.

Elaborant un thème classique depuis Augustin, il évoque par une belle analogie la « plongée » mystique :

Debout sur le rivage de la mer, l’homme voit l’océan infini des eaux ; il n’en peut cependant saisir la fin et n’en aperçoit qu’une partie. Ainsi celui qui a été jugé digne de fixer son regard par la contemplation sur l’océan infini de la gloire de Dieu et de Le voir intérieurement ne Le voit pas aussi grand qu’Il est, mais aussi grand que cela est possible aux yeux intérieurs de son âme ... Dès qu’il commence à entrer dans l’eau et qu’il s’y enfonce ... il perd aussi la vue de ce qui est au dehors 108.

Il affirme nettement la réalité d’un état déifié vécu dès ici-bas :

Avant la mort se produit une mort et avant la résurrection des corps une résurrection des âmes en œuvre, en puissance, en expérience et en vérité 109.

L’influence de Syméon se fera sentir d’abord sur son disciple et biographe Nicétas Stétathos, puis après un long oubli, sur Grégoire Palamas (-1359). Nicodème l’Hagiorite (1749-1809), qui collabora avec Macaire de Corinthe à l’édition de la Philocalie (Venise, 1782), l’appelle « le troisième théologien, après l’apôtre Jean et Grégoire de Naziance » (-390). En Occident, le carme Honoré de Sainte-Marie ne l’ignore pas : il luiconsacre sa plus longue notice relative aux spirituels du XIe siècle, dans sa Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708.

Le Moyen Âge en pays islamisés

Nous venons de citer Rûmî en le rapprochant de Syméon, suggérant un cadre commun d’expression littéraire. Les pays rapidement recouverts au VIIe siècle par la conquête arabe appartenaient à l’empire byzantin successeur de Rome, du moins sur le pourtour du « lac Méditerranée » si favorable à des échanges autant qu’aux invasions.

Les influences furent donc intimes, d’abord de la culture chrétienne des cités conquises du Moyen-Orient sur les conquérants nomades ; ensuite en sens inverse, les pays chrétiens du nord plus frustes recevant l’influence des civilisations musulmanes, en Espagne et par la Sicile, et lors des croisades.

Par la suite, les catastrophes répétées depuis le XIIIe siècle, invasions mongoles puis domination turque, ouverture de nouvelles voies maritimes isolant les pays continentaux, enfin colonisations, rendent compte de la stagnation observée en terres d’Islam sur les six derniers siècles.

Les invasions de Gengis Khan (~1220) qui entraînèrent la destruction de Nichapour et l’exil de Rûmî, puis celles de Tamerlan (~1400), s’ajoutèrent à l’effet de grandes pestes dans des civilisations urbaines (le déficit de celle de 1358 fut plus rapidement compensé dans une Europe paysanne moins fragile).

Ensuite la domination étrangère turque créa une coupure entre les peuples soumis et une caste militaire conquérante, bloquant ainsi l’émergence d’une classe moyenne « bourgeoise » au profit d’un fonctionnariat soumis à l’arbitraire sans frein et à la terreur.

Une telle stagnation n’eut pas lieu en Europe où se mit en place progressivement un cadre légal, héritage romain : les procès injustes sont enregistrés. Autre legs de Rome, la confusion des pouvoirs religieux et civils s’avère présenter une face positive : freiner utilement le changement de pouvoir au moyen de la seule force brute 110.

Puis la domination des puissances chrétiennes maritimes étouffèrent par isolement les empires terrestres du Grand Soufi en Perse, et des Moghols en Inde dont la domination, étrangère aux cultures indiennes, était instable : ces deux empires se disloquèrent au XVIIe siècle. Des régions devenues misérables furent alors colonisées et perdirent toute initiative économique et culturelle.

Il est toujours risqué de postuler des influences diffuses sans preuves matérielles, mais certaines influences sur le monde chrétien ont fait l’objet d’inventaires : venant d’Andalousie, sur l’amour courtois et sur Dante111 ; venant par l’intermédiaire de l’école des traducteurs de Tolède, intimement mêlées à des influences juives car ces derniers servaient d’interprètes112 ; thèmes rapportées par les Croisés, comme l’illustre l’histoire devenue « universelle » de Râb’iâ (-801) qui veut mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer. Le récit est repris par Joinville (1225-1317), comme par Aflâkî, rédigeant en 1353 la biographie des fondateurs de l’ordre fondé par Rûmî :

Un jour, une compagnie de mystiques virent Râbi’a ‘Adawiyya prendre dans une main un brandon allumé, et de l’autre une cruche d’eau, et courir avec rapidité. On l’interrogea : « O dame du monde futur, où vas-tu, et qu’as-tu à faire ? » Elle répondit : « Je vais mettre le feu au paradis et éteindre l’enfer, afin de faire disparaître ces deux voiles qui nous coupent la route [vers Dieu] ; afin que le but soit désigné, et que les serviteurs de Dieu le servent sans motifs d’espérance ou de crainte…113.

Divers auteurs reprennent Joinville jusqu’à l’époque de la querelle du « pur amour » au XVIIe siècle :

Il est remarqué dans la Vie de saint Louis, écrite par M. de Joinville, que saint Louis étant allé dans la Terre Sainte, ils trouvèrent dans la ville d’Acre une femme qui tenant un flambeau dans une main, et une cruche d’eau dans l’autre, allait par la ville de cette sorte. Un bon Ecclésiastique qui la vit lui demanda ce qu’elle voulait faire de cette eau et de ce feu ? C’est, dit-elle, pour brûler le Paradis et éteindre l’Enfer, afin qu’il n’y ait jamais plus ni Paradis ni Enfer. ... parce que je ne veux plus qu’aucun fasse jamais de bien en ce monde pour en avoir le Paradis comme récompense, ni aussi qu’on ne se garde plus de pécher par la crainte de l’enfer ; mais bien le doit-on faire pour l’entier et parfait amour que nous devons avoir à notre Dieu créateur, qui est le bien souverain.114.

On discerne trois tendances parmi les spirituels vivant en terre d’Islam 115 :

- les soufis : Ils sont attestés à Koufa puis à Bagdad, dans l’actuel Irak, par des figures marquantes telle que Râb’iâ. Ils sont liés à la religion musulmane même si certains traits sont inspirés du monachisme syrien ou indien. Ils se distinguent le plus souvent par leur mode de vie retiré ou communautaire, en contraste avec l’existence laïque de milieux urbains fortement socialisés. Certains s’attachent aux états spirituels et à des pratiques favorisant l’apparition de transes, ou mieux, le partage d’états avec ceux de leur maître. Ainsi repérables par leurs vêtements, leurs règles, leurs monastères, pratiquant l’ascèse, le terme « soufi » devint synonyme de « mystique » en terre musulmane 116.

Ils n’ont guère besoin des docteurs de la loi. Par leur pratique parfois inspirée des prophètes, au point de mettre en question le rôle totalisant du dernier d’entre eux, Mohammad, ils font facilement l’objet de persécutions : Hallâj (-922), Hamadâni (-1131), Sarmad (-1661) et beaucoup d’autres sont les figures emblématiques martyrisées en pays arabe, iranien, indien. Ils furent tous trois influencés par le modèle présenté par l’avant-dernier prophète Jésus.

- Les gens du blâme ou malâmatîya apparurent à Nichapour dans le Khorassan, province du nord-est de l’Iran. Le premier d’entre eux serait Hamdun al-Qassâr (-884). Ils se réclament de Bistâmî (-849) et sont attestés par des figures telles que Sulamî (-1021) leur premier historien, suivi d’Hujwîrî (-1074), auteur d’un célèbre traité soufi. Le très simple et très direct Khâraqânî (-1033) fut le premier au sein des directeurs mystiques : le « pôle » de son époque. Tous demeurent cachés, se méfient des états et rejettent les pratiques, « blâmant » leur moi jusqu’à son effacement complet. Ils ne sont pas à confondre avec certains qalandarîya et d’autres excentriques 117.

- Les théosophes : une tendance théosophique (au sens premier du terme, à rapprocher de la théologie mystique telle qu’elle fut pratiquée par des spirituels chrétiens comme Syméon) s’illustre chez Sohravardî (-1191), Ibn ‘Arabî (-1240), Shabestarî (-1340). Elle est particulière en Iran chiite, reprenant des éléments de la tradition sassanide tels que des symboles propres au jeu lumière / ténèbres, les émanations propres au néo-platonisme supposant un monde intermédiaire. Elle s’illustre chez Molla Sadra (-1640) pour devenir un chemin intellectuel (peut-être sous influence de docteurs du judaïsme médiéval ?).

En fait on ne doit pas cloisonner les mystiques en terre d’islam en plusieurs voies car elles fonctionnent comme des tendances qui peuvent s’associer chez le même individu : ainsi Abû Sa’id (-1049) apparaît-il à la fois soufi et homme du blâme. Le « premier des philosophes » Abû Hamid al-Ghâzalî (-1111) est devenu soufi : il est l’auteur du bref Al-Munqid, « Erreur et délivrance », autobiographie spirituelle et témoignage du grand philosophe éveillé à la mystique 118. Son frère Ahmad fut toute sa vie un soufi éminent (et probablement à l’origine de la conversion du philosophe). Ibn ‘Arabî est le « premier des soufis », né en Andalousie, mort à Damas, dont l’influence fut immense119.

Thèmes et influence

L’effacement devant la toute-puissance divine est commun à tous ces spirituels ; ce thème aux références innombrables est mis en relief par la religion musulmane. Mais c’est aussi une clé mystique universelle, présente aussi bien dans le judaïsme et dans le christianisme de manière moins apparente. Un exemple chrétien de cet effacement sera fourni dans les descriptions par Madame Guyon de l’état « apostolique », où le divin est devenu le maître libre d’agir parce que toute volonté propre a disparu. Condition pour être autonome et libéré par dépossession intime, il peut être vécu au sein d’une société politiquement et religieusement très totalisante, l’umma des croyants – mais de façon cachée : les danses et les transes « soufies » voilent l’essentiel.

Dans son Erreur et délivrance Al-Ghâzalî définit clairement et pour la première fois dans l’histoire de la pensée, les domaines distincts de la science, de l’expérience, de la foi, tout en demeurant critique des intellections ou des visions. Finalement…

Je quittai donc Bagdad, après avoir distribué mon argent, ne gardant que le strict nécessaire pour nourrir mes enfants. ... Je me rendis à Damas, où je passai près de deux ans, consacré à la retraite et à la solitude ... Je séjournai quelque temps dans la Mosquée de Damas : je passais la journée en haut du minaret ...

Que dire d’une Voie où la purification consiste, avant tout, à nettoyer le cœur de tout ce qui n’est pas Dieu ; qui débute par la fusion du cœur dans la mention de Dieu ; et qui s’achève par le total anéantissement en Dieu ? Et encore cet anéantissement n’est-il qu’un début par rapport au libre-arbitre et aux connaissances acquises. En fait, c’est le commencement de la Voie, dont ce qui précède n’est que l’antichambre…120.

Figures

Les figures regroupées en tableaux et listes appartiennent aux trois grands courants des religions du Livre. Nous voulons souligner ainsi l’étendue du paysage mystique, sans même y inclure des traditions asiatiques. Ces tableaux et listes servent de repères sur lesquels viendront facilement s’adjoindre la foule des figures qui, à défaut d’être aussi connues, ont partagé la même qualité d’expérience.

Une Liste des principaux courants mystiques et des spirituels juifs du Xe au XVIIe siècle rappelle l’apport incessant du judaïsme post-biblique, en terres d’Islam comme chrétiennes121. Nous la reportons en ANNEXE I : COURANTS & MYSTIQUES JUIFS.

Un Tableau chronologique de figures du début du christianisme 122 suivi d’une Liste des principaux mystiques chrétiens du Xe au XVe siècle regroupés en dix groupes constitue un bref aperçu chrétien (largement complété par les nombreux tableaux répartis dans les chapitres suivants) . TABLEAU ET LISTE propre au « pré carré » chrétien, suivent immédiatement cette page.

Deux Tables (chronologique et géographique) des mystiques en terre d’Islam montrent l’étendue considérable dans le temps et dans l’espace de la dernière religion reliée au tronc commun biblique, s’épanouissant dès le IXe siècle. Nous les reportons en ANNEXE II : MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM 123.



Tables et listes de spirituels et mystiques chrétiens

Les deux tables chronologiques de spirituels proches des origines puis du haut Moyen Âge se raccordent avec la liste de mystiques chrétiens débutant au XIe siècle et donnée à la suite ; cette dernière liste particulièrement sélective, chronologique dans la succession de ses groupes, peut servir de première armature et, mémorisée, elle évite tout grossier anachronisme.

TABLE CHRONOLOGIQUE DE SPIRITUELS PROCHES DES ORIGINES

100 150 200 250 300 350 400 450

~145 ~215 CLÉMENT

~155 >220 Tertullien

~185 ~253 ORIGÈNE

210-276 Mani

252-356 ANTOINE (les Kellia)

292 ~347 PACHOME 306

330-378 Basile (Cappadoce)

338-379 GREG. NYSSE

345 ~399 Évagre

347 ~419 JEROME

~360~430 CASSIEN

~360~400 MACAIRE

~360-430 AUGUSTIN

~362~425 MARTIN

~373 Éphrem

100 150 200 250 300 350



TABLE CHRONOLOGIQUE DE SPIRITUELS DU HAUT MOYEN ÂGE



400 500 600 700 800 900 1000

~500 DENYS

~540-604 GRÉGOIRE LE GD

~563-615 Colomban

575-650 CLIMAQUE

~690 ~780 J. DALYATHA

~750-821 Benoît d’Aniane

949-1022 SYMÉON

1085-1148GUILLAUME

1091-1153 BERNARD

~1101 BRUNO



400 500 600 700 800 900 1000

LISTE DE MYSTIQUES CHRÉTIENS DU XIE AU XVIIE SIÈCLE dont les quatre volumes vont traiter.

Cette liste constitue une chronologie pouvant servir de première armature à une histoire qui s’avère complexe. Les neuf premiers titres  regroupent au total une quarantaine de figures selon des étapes inscrites dans un développement chronologique. Elles éclairent tout à tour l’apport d’une famille spirituelle et elles sont groupées selon une (large) localisation géographique. Une telle liste veut prévenir les plus grossiers anachronismes.



1. Fondation (~1140) :

Guillaume de Saint Thierry (1085-1148)

Bernard de Clairvaux (1091-1153)

2. Franciscains « d’origine » (~1220) :

François d’Assise (1182-1226)

Claire d’Assise (1193-1252)

3. Spirituels, Observants, Conventuels (~1300) :

Jacopone da Todi (1233 ? – 1306)

Angèle de Foligno (1248-1309)

4. Rhéno-flamands « d’origine »

(~1270 ~1370) :

Hadewijch I ~1230, Hadewijch II ~1280

Marguerite Porete (1250?-1310)

Eckhart (1260-1328)

Ruusbroec (1293-1381)

Tauler (1300-1361)

Suso (1300 ?-1366)



5. Anglais (~1340 ~1400)

Rolle (1295-1349)

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance (~1370)

Julian of Norwich (1343-1413)

6. Rhéno-flamands « de la Vie commune et de la Dévotion moderne »

(~1370 ~1470)

Geert Grote (1340-1384)

Gerlac Peters (1378-1411)

Thomas a Kempis (1379-1471)

Hendrik van Herp ou Harphius (1400-1477)

Denys le Chartreux (1402-1471)

7. L’est et l’Italie (~1500 ~1580)

Catherine de Gênes (1447-1510)

L’auteur de la Perle évangélique (1535)

Maria van Hout et la chartreuse de Cologne (~1520 et ~1550)

Le Breve Compendio d’Isabelle Bellinzaga et de Gagliardi (~1580)

Philippe Néri (1515-1595)

8. Le siècle d’or espagnol (~1500~1590)

Garcia J. de Cisneros (Montserrat) et François de Cisneros (La Salceda) (~1500)

Bernardino de Laredo (~1482~1540)

Thérèse de Jésus (1515-1582)

Jean de la Croix (1542-1591)



9. Le siècle français (~1600~1700) 124

Benoît de Canfield (1562-1610)

Jean de Saint-Samson (1571-1636)

Jeanne de Chantal (1572-1641)

Constantin de Barbanson (1582-1631)

Marie de l’Incarnation (du Canada) (1599-1672)

Jean de Bernières (1602-1659)

Laurent de la Résurrection (1614-1691)

Jeanne-Marie Guyon (1648-1717)







10. Les « byzantins » 125.

Ils forment une “branche parallèle” le plus souvent ignorée des chrétiens occidentaux figurant dans la liste principale. On retiendra les noms de Maxime le confesseur, du Pseudo-Macaire, de Jean Climaque ~650 (Sinaï), de Syméon le pieux (Stoudios) -949, de Syméon le nouveau théologien -1022, d’Arsène (hésychasme de l’Athos), de Grégoire le Sinaïte -1346, de Théolepte -1315 ?, de Grégoire Palamas -1359, de Nicolas Cabasilas…











2. Le nord de l’Europe du XIIe au XVe siÈcle

Le nord de l’Europe englobe l’est de la France d’aujourd’hui, la vallée du Rhin, les Flandres et l’Angleterre. Nous présentons les courants et les figures mystiques en suivant cet ordre géographique globalement orienté du sud au nord qui est aussi celui d’un développement continu sur deux siècles. L’essor débute au milieu du XIIe siècle lorsque Guillaume de Saint-Thierry adresse en 1144 sa Lettre d’or à des chartreux ardennais, puis atteint sa plénitude au milieu du XIVe siècle lorsque Ruusbroec rédige à Bruxelles (avant 1343 donc avant la grande peste noire de 1357) ses Noces spirituelles, enfin se prolonge en Angleterre, région relativement à l’abri des troubles et de la guerre dite « de cent ans ».

Le courant de réforme cistercien et chartreux (la Lettre d’or est destinée aux frères chartreux du Mont-Dieu) associant Guillaume de Saint-Thierry à Bernard de Clairvaux, naît dans l’est de la France ; il inspire très probablement le milieu des moniales et des béguines dont se détachent les figures des deux Hadewijch puis de Marguerite Porete ; celles-ci influent à leur tour les maîtres rhénans Eckhart puis Tauler, dont les contacts sont profonds avec le milieu féminin constitué de très nombreuses béguines et religieuses dominicaines.

Les béguines sont également influentes sur le fondateur flamand Ruusbroec. Celui-ci connaît les chartreux de Hérinnes et rédige plusieurs ouvrages pour une clarisse amie. Tout ceci souligne l’existence d’échanges libres entre des groupes assez divers.

Enfin cette propagation de la flamme mystique atteint l’Angleterre, dont l’auteur du Nuage d’Inconnaissance est probablement chartreux, tandis que le port actif de Norwich qui fait face et est en relation avec le continent, abrite Julian, l’auteur des Revelations of divine love. Ces influences entrecroisées sont facilitées par l’intense circulation des idées et des textes dans le monde fluvial et maritime liant le Rhin à l’Angleterre en traversant les Flandres.

Mais la grande catastrophe de la peste noire traverse l’Europe et brise cet élan au milieu du XIVe siècle : une nouvelle époque moins originale commence, que nous n’évoquerons pas dans ce chapitre. La joie et l’ambition cèderont le pas à la crainte du Jugement et à la primauté de l’ascèse, préservant quand même la flamme mystique au sein des mouvements de la Vie commune et de la Dévotion moderne.

Ainsi nous prenons pour lieu de départ de notre approche des mystiques la riche région des plaines centrales de l’Europe proches du Rhin. Le choix d’une date est plus hasardeux car la vie mystique remonte aux temps les plus anciens même si elle est confinée à des monastères pendant les troubles des invasions, dont les Vikings mènent la dernière vague destructrice tout au long du IXe siècle. Nous adoptons pour point de départ symbolique les conversations entre Guillaume de Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux, qui eurent lieu peu après 1135, et dont naquirent deux chefs-d’œuvre : les Sermons sur le Cantique de Bernard et l’Exposé sur le Cantique de Guillaume.

Sur cette fameuse rencontre entre deux moines, événement dont la portée sera considérable, nous avons le récit dans la Vie de S.Bernard rédigée par Guillaume : ce dernier raconte comment, immobilisés à l’infirmerie du monastère, les deux amis purent échapper à la règle du silence et s’entretenir à longueur de journée de « spiritualité ». Guillaume, très humble, déclare que Bernard lui découvrit de ces choses « qu’on ne sait qu’en les éprouvant soi-même », ce qui lui aurait fait percevoir ce qui manquait à son amour. Les deux amis posèrent ainsi les fondements d’une approche plus intériorisée : cette date peut être considérée comme le début d’une histoire de la mystique occidentale couvrant la période du second Moyen Âge à l’époque moderne.126 

Guillaume apportait au débat une pénétrante analyse des divers « états » de la vie intérieure, nous dit son « découvreur » moderne bénédictin, J.-M. Déchanet, dans sa préface à l’Exposé127. La grandeur de cette figure mystique, dont les œuvres ont longtemps été confondues avec celles de Bernard, est aujourd’hui bien servie par l’édition et par les traductions.

Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148)

Après la rénovation opérée à Cluny, se manifeste à la fin du XIe siècle un courant tendant à réformer la vie monastique par un retour à la vie ascétique et sous l’autorité des Pères du désert, de Cassien, témoignages antiques connus à l’époque. Les deux principaux groupes religieux issus de ce courant sont les chartreux et les cisterciens : la grande Chartreuse est fondée en 1084, Cîteaux en 1098.

L’héritage lointain de saint Benoît (~480 ~547) et du pape Grégoire (~540 ~604), - qui promeut la règle bénédictine en envoyant une quarantaine de moines dans le lointain et petit royaume de Kent, dans la nation des Angles, « reléguée dans un coin du monde, demeurée jusqu’ici attachée au culte du bois et des pierres128 », - est vivant et très divers. Les trois noms de Cluny, de Cîteaux, et bientôt de Clairvaux, ne doivent pas occulter le foisonnement largement antérieur  de monastères et d’ordres : ainsi dans la période relativement paisible allant de 768 à 855 apparaissent 471 établissements monastiques ! Les ermites réapparaissent massivement dès que les conditions d’une relative sécurité existent, soit après l’an mil : leur grande figure est Pierre Damien (-1072). Plus tard, Cluny a de nombreux émules…129.

Au XIIe siècle, ceux qui cherchaient Dieu avec un cœur sincère, tournaient leur regard vers la « lumière de l’Orient » décrite par Guillaume de Saint-Thierry qui débute ainsi sa Lettre d’or :

Vers les frères du Mont-Dieu, par qui la lumière de l’Orient et l’antique ferveur religieuse des monastères égyptiens - le modèle de la vie solitaire, le type de la vie céleste - se répandent dans les ténèbres occidentales et dans les froidures des Gaules...130.

Né à Liège autour de 1085, Guillaume de Saint-Thierry rencontre Pierre Abélard lorsqu’il se met à l’école d’Anselme (-1117)  à Laon. Cet Anselme est distinct mais contemporain d’Anselme de Cantorbéry (-1109), l’auteur de la célèbre « preuve ». Guillaume est moine à Reims en 1113 et devient abbé du monastère de Saint-Thierry en 1119. Le premier de ses opuscules est un traité sur La nature et dignité de l’amour qui demeurera son thème préféré.

Il devient ami de Bernard de Clairvaux (1090-1153), ce qui explique que l’on ait souvent confondu les œuvres de ces deux auteurs au bénéfice du célèbre fondateur, politique autant que spirituel. En 1135, Guillaume reçoit l’habit cistercien à l’abbaye de Signy, une fondation ardennaise toute récente. Vers 1138, il commente pour son propre compte le Cantique. La Lettre d’or ou Lettre aux frères du Mont-Dieu, dont nous venons de citer l’ouverture, voit le jour à l’occasion d’un voyage fait vers 1144 dans une chartreuse récemment fondée, dont les frères sont en butte à la critique. Guillaume meurt en 1148.

Il doit beaucoup à Origène (~185 ~254) dont nous avons évoqué la possible fréquentation de Plotin (-270) à Alexandrie auprès d’Ammonios, le père du néoplatonisme. Le lien est ainsi très fort avec l’Antiquité, facilement accessible par des manuscrits abondants à Clairvaux et à Signy. « L’ombre d’un certain Plotin plane sur l’œuvre de Guillaume ... Pour les deux auteurs l’amour est une seconde puissance de l’âme, une sorte d’intellect qui lui permet d’atteindre et de voir (Guillaume préfère le mot « sentir ») ce qui est au-dessus d’elle, comme l’intellect lui permet de connaître ce qui est de même nature qu’elle »131. Guillaume bénéficie d’une solide formation qui lui permet de se confronter avec Abélard (1079-1142), en s’opposant à une recherche dialectique de la vérité. Il ne peut se contenter d’une connaissance rationnelle qui empêche la connaissance intime et personnelle du mystère divin 132 : 

On atteint pourtant cette Vie plus sûrement par le sens de l’amour illuminé et humble que par n’importe quelles réflexions de la raison ; toujours meilleur qu’on ne le pense, on le pense cependant mieux qu’on ne l’exprime.133.

C’est par l’amour, comme par un sens, que le Créateur est perçu par la créature, c’est lui qui, comme un intellect, donne l’intelligence de Dieu.134.

Guillaume se heurte déjà au problème de la prédestination, promis à un bel avenir. Il suggère que la réponse est à trouver dans une expérience intime :

La prescience de Dieu à ton sujet, c’est sa bonté envers toi ; la prédestination, sa bonté dès ce moment à l’œuvre en toi ; le choix, l’œuvre elle-même ; la connaissance, le sceau de la grâce.135.

« Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous », et l’amour qui vient de Lui peut alors circuler, liant les hommes entre eux comme avec Dieu, ce qui suggère une grande unité, loin d’une dualité désespérante plaçant le pécheur face à son Juge :

De même que Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous, et que nous, nous avons appris à n’aimer que Dieu seul ; de même aussi commencerons-nous à aimer le prochain comme nous-mêmes, puisqu’en lui, c’est Dieu seul que nous aimons, comme nous-mêmes.136.

L’union est possible, elle vient par ressemblance, grâce à l’initiative amoureuse divine qui provoque la transformation de l’être, dont toute la nature fournit l’analogue :

L’amour de Dieu, l’Esprit Saint vient planer sur l’esprit des pauvres ... Et de même que le soleil se joue à la surface des eaux, les réchauffe, les éclaire, et puis les attire à soi, par sa chaleur, comme par une force naturelle, pour les rendre ensuite à la terre altérée, sous forme de pluie, au temps et lieu de la miséricorde divine, ainsi l’amour de Dieu se joue sur l’amour de ses fidèles, le pénètre de son souffle, le comble de ses bienfaits ; puis il ravit cet amour, qui le cherche par une sorte d’appétit naturel, et qui tend naturellement à s’élever comme le feu. Il l’unit alors à soi et l’esprit de l’homme croyant, possédé par Dieu, devient avec lui un seul esprit.137.

On retrouve le « lieu » indéterminé commun aux mystiques.138.



Cisterciens, victorins, chartreux

Les cisterciens et Bernard de Clairvaux (1091-1153)

Les cisterciens, comme nous venons de le voir chez Guillaume, devenu l’un d’entre eux, mettent l’amour et la charité à la première place. Mais un certain relâchement de la vie mystique se manifeste dès ~1250 lorsque les moines quittent leurs retraites pour peupler les universités naissantes où se développe l’influence scolastique. Ce sont les cisterciennes, telle Béatrice de Nazareth (-1268), qui transmettront alors la flamme mystique. Elles ont été malheureusement assez peu étudiées 139.

Bernard de Clairvaux, auquel on a attribué longtemps les œuvres de Guillaume de Saint-Thierry et aussi celles du chartreux Guigues II, demeure la grande figure de la réforme de Cîteaux 140. Cette réforme est issue de la tradition bénédictine et conserve des liens avec elle (l’abbé Robert, après avoir fondé Cîteaux en 1098, retourne à l’abbaye bénédictine de Molesmes).

Le rayonnement de Bernard se manifeste très tôt. À vingt-et-un ans, il entre à Cîteaux qui est une jeune fondation relativement pauvre et d’observance stricte, avec son oncle, quatre de ses frères et plus de vingt de ses amis. À vingt-cinq ans, il est envoyé par son abbé à la tête d’un groupe de douze moines pour fonder un monastère à Clairvaux. Les fondations se succèdent, qui demandent des voyages incessants, alors que sa santé sera toujours médiocre. Il est à la fois rigoureux et bienveillant, consolant la famille du novice Geoffroy de la manière suivante :

Je remplacerai auprès de lui son père et sa mère, son frère et sa sœur ... je le conduirai avec tant d’égards et de ménagements que son âme fera des progrès dans la vertu sans que son corps succombe sous le poids des macérations ; en un mot, il trouvera beaucoup de charme et de douceur dans le service de Dieu.141.

Son activité réformatrice s’étend parfois de façon discutable. Il favorise les deux premières croisades, il lutte contre les hérétiques sans aucun ménagement, contre Abélard (à l’instigation de son ami Guillaume), et même contre Pierre le Vénérable, le sage abbé de Cluny. Il dirige l’ancien moine de Clairvaux devenu le pape Eugène III.

Cette intransigeance dans la vie publique au service de la « vraie foi » offre un contraste avec une vie intérieure orientée vers l’amour de Dieu et la charité, cette dernière étant à ses yeux la substance divine même. On retrouve là le même contenu vécu par les deux amis, mais les formes d’expression sont très différentes. Chez Bernard, le moine s’adressant à de larges publics fait appel à l’éloquence propre à la langue latine ; ce qui devient un écueil pour le lecteur moderne dont la sensibilité est bien différente de celle des auditeurs de sermons. Par contre, la méditation que partage avec nous Guillaume le solitaire facilite le partage de son intuition mystique.

Quelques courts extraits de Bernard livrent le chemin de l’amour qui vient de Dieu et retourne vers Lui.

Le salut ne dépend pas du mérite :

Quoi ? Penserais-tu par hasard que tu es l’auteur de tes mérites, que tu pourrais être sauvé par l’effet de ta justice, toi qui ne peux même pas prononcer le nom du Seigneur sans [le secours du] Saint-Esprit ? 142.

Mais de l’amour de Dieu seul :

Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment il faut aimer Dieu ? Et moi, je vous répondrai : la raison d’aimer Dieu, c’est Dieu. La mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure. ... La raison pour laquelle nous devons aimer Dieu, c’est de l’aimer pour lui-même.143.

Cet amour vient de Lui, ce que nous éprouvons sans pouvoir en douter :

Par où donc est-il entré ? ... En effet, il ne s’identifie avec aucune des choses qui sont au dehors. Cependant, il n’est pas venu du dedans de moi, puisqu’il est le bien ... quand mon cœur se réchauffe ... alors c’est pour moi l’indice de son retour.144.

L’amour est réciproque :

Toute déférence tombe devant le parfait amour ... ainsi maintenant s’établit ... comme entre deux amis intimes, un dialogue tout à fait familier. Il n’y a pas lieu de s’étonner : leur amour provient de la même source, il est donc réciproque.145.

La charité sans aucun vouloir d’intérêt propre s’identifie à la motion divine :

Or, voici pourquoi je dis, de la charité, qu’elle est sans tache : c’est qu’elle a l’habitude de ne rien retenir pour elle de ce qui lui appartient. Mais celui qui n’a rien en propre tient, de Dieu, tout ce qu’il possède, et ce qui est à Dieu ne peut être souillé ... la charité est la substance divine elle-même et je n’avance là rien qui soit nouveau ou insolite, car Jean dit : Dieu est charité.146.

Concluons par cet hymne :

Qu’y a-t-il de plus agréable que cette conformité, de plus désirable que cette charité qui fait que ton âme ne se contente pas des enseignements qu’elle reçoit des hommes, mais s’approche avec confiance du Verbe, adhère sans cesse à Lui, l’interroge familièrement, le consulte en tout, la capacité de ton intelligence devenant la mesure de la hardiesse de tes désirs. Voilà vraiment le contrat d’un mariage spirituel et saint ... C’est trop peu dire : ce n’est pas un contrat : c’est un embrassement, oui, un embrassement, puisque la liaison parfaite de leurs volontés fait, des deux, un seul esprit. Il ne faut pas craindre que l’inégalité des personnes fasse boiter en quelque point cette union de volonté.

De la charité on passe à l’amour :

L’amour a par lui-même sa plénitude. Lorsqu’il se fixe dans une âme, il absorbe en lui toutes les affections. C’est pourquoi celle qui aime, aime et ne sait rien d’autre ... Mais je lis que Dieu est charité [I Jean, 4, 16] ; je ne le lis pas qu’il soit l’honneur ou la dignité. ... L’amour est la seule tendance parmi tous les mouvements, les sentiments et [154] les affections, qui permet à la créature de répondre à son auteur, bien qu’inégalement ... Lorsque le Dieu aime, Il ne demande pas autre chose que d’être aimé, parce qu’Il n’aime qu’afin d’être aimé, sachant que ceux qu’Il aime seront rendus heureux par cet amour même. ... [155] Car, bien que la créature aime moins le créateur qu’elle n’en est aimée, cependant, si elle aime autant qu’elle le peut, il ne manquera rien à son amour, qui sera tout ce qu’il peut être.147.

Les victorins

Le réveil d’une pensée chrétienne proche des influences scolastiques n’exclut pas toute vie mystique, ce dont témoigne l’heureuse synthèse qui prit place dans l’abbaye de chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris. Hugues de Saint-Victor (-1141) fut un contemplatif. Sa grande influence, renforcée par son successeur Richard (-1173), plus célèbre encore, ne peut être passée sous silence dans un panorama du nord de l’Europe (ici quelque peu étendu au centre).

La vie d’Hugues ne présente aucun relief extérieur et il ne figure pas dans la liste des prieurs de l’abbaye parisienne. L’infirmier de Saint-Victor a laissé un récit émouvant de sa mort sereine. On venait en pèlerinage sur son tombeau, malgré une certaine hostilité manifestant la lutte d’un rigorisme spirituel contre l’humanisme et l’union de science et de sagesse dont il est un représentant (on évoqua une apparition où il aurait révélé qu’il souffrait dans le Purgatoire à cause de son amour pour la science !). En effet, parlant et écrivant latin, il goûtait Virgile – et il connaissait probablement l’hébreu, adoptant parfois des interprétations propres à l’école juive du nord de la France : rappelons que Rashi (-1105), le grand commentateur juif du Moyen Âge, résidait à Troyes.

Hugues et Richard défendent, comme Guillaume et Bernard (et Rashi), le primat de l’amour qui introduit à la contemplation. Celle-ci a pour objet la vérité, qu’elle soit naturelle ou surnaturelle, « mais à l’encontre de la scolastique dont leur époque voyait apparaître les premiers essais, ils n’atteignent la vérité ni par induction ni surtout par déduction, mais par la méditation et la contemplation. » 148.

Le De arrha animae est un livret adressé par Hugues à ses anciens confrères de Saxe (il serait lui-même d’origine probablement saxonne, peut-être flamande) où un échange entre l’Homme (Hugues) et l’Âme décrit le chemin qui mène à la beauté du Dieu d’amour149. Il tente de rendre compte de la dynamique de l’ascension :

L’HOMME. - ... Regarde le monde et tout ce qu’il contient. Tu y découvriras quantité de formes gracieuses et séduisantes qui enlacent les affections humaines et allument le désir de leur jouissance ... tu as fait connaissance avec toutes ces séductions, à peu près toutes, tu les as considérées, et pour la plus grande part, tu les as éprouvées. ... Dis-moi donc, je t’en supplie, ce dont parmi tout cela tu as fait ton unique objet, celui que seul tu voudrais étreindre, celui dont tu voudrais jouir toujours. ...

L’ÂME. - Comme je ne peux aimer ce que je n’ai jamais vu, ainsi, de tout ce qui s’offre à la vue, il n’est rien jusqu’ici que j’aie pu ne pas aimer, et cependant, parmi tout cela, l’objet qu’il faut aimer par-dessus tout, je ne l’ai pas encore trouvé. ... incertaine parmi les désirs, je ne puis être sans amour et le véritable amour, je ne le trouve pas.

Il s’agit alors d’opérer par comparaison :

L’HOMME. - Mais tu possèdes un sérieux principe de salut : ton amour. Tu as appris à le modifier en un meilleur ; tu pourras donc être arrachée à l’amour de tout ce qui passe, si tu te vois proposer une beauté plus insigne, une beauté plus délicieuse à atteindre.

L’homme se heurte à une objection - comment aimer sans voir ? On la rencontre à toutes les époques :

L’ÂME. - Comment pourra-t-on me montrer ce qui ne peut se voir ? Et ce qui ne peut se voir, comment l’aimer ? ... Il te faut donc ou approuver l’amour du visible, ou si tu me l’enlèves, montrer quelque autre chose dont l’amour soit plus salutaire et plus agréable.

L’HOMME. - ... Tu as un fiancé et tu l’ignores. C’est le plus beau de tous, mais tu n’as pas vu son visage. Lui, il t’a vue, sans quoi il ne t’aimerait pas. Il n’a pas voulu jusqu’ici se présenter lui-même, mais il t’a envoyé des présents, il t’offre le cadeau des fiançailles, un gage d’amour, une marque de sa dilection. Si tu pouvais le connaître, voir ses traits, tu ne douterais plus de sa beauté.

La dynamique se poursuit : c’est tout l’intérêt de ce dialogue que nous sommes obligés de couper :

... Le monde entier t’est subordonné, et toi, tu n’as pas honte d’admettre dans l’intimité de ton amour, je ne dis pas le monde entier, mais je ne sais quelle infime portion du monde… Ah ! Du moins si tu aimes ces créatures, aime-les comme des inférieures, aime-les comme des suivantes, aime-les comme des dons, comme le cadeau de ton fiancé, comme les présents d’un ami, comme les largesses d’un seigneur ; mais que ces affections ne t’enlèvent pas cependant le souvenir de ce que tu lui dois. Aime ces créatures, non pas au lieu de lui ; ni elles avec lui, mais elles pour lui ; et lui pour elles, lui au-dessus d’elles ...

Cette marche en avant est aidée par l’appel divin pressenti qui vient à son secours :

L’ÂME. - Voudrais-tu agréer que je te pose une dernière question ? Quelle est donc cette douceur qui parfois, lorsque je songe à lui, me touche et m’attache avec tant de véhémence et de suavité ? C’est comme si j’allais m’être enlevée à moi-­même pour être ravie je ne sais où. Soudain je me trouve nouvelle et toute transformée, et je ne saurais exprimer comme je suis bien. Ma conscience est ensoleillée, j’oublie la peine de toutes mes misères passées, mon esprit exulte, mon intelligence s’éclaire, mon cœur s’illumine, mes désirs s’égaient, je vois que je suis ailleurs, je ne sais où ; il y a là, à l’intérieur, quelque chose que mon amour tient embrassé, et je ne sais ce que c’est, et cependant je voudrais de toutes mes forces le retenir et ne le perdre jamais ...

C’est le don de grâce, la visite du Bien-aimé qui conclut le dialogue :

L’HOMME. - En vérité, c’est lui, c’est ton bien-aimé qui te visite. Mais il vient invisible, il vient caché, il vient insaisissable. Il vient pour te toucher non pour que tu le voies ; il vient pour t’avertir non pour que tu le saisisses ; il vient non pour s’infuser tout entier, mais pour se laisser goûter, non pour remplir ton désir, mais pour attirer tes affections. ... puisses-tu ne reconnaître que lui, n’aimer que lui, ne suivre que lui, pour l’atteindre et le posséder lui seul ! 150.

Richard présentera quatre degrés de l’amour ardent envers Dieu : premier degré de la suavité intime, second degré de la contemplation, troisième degré où « l’âme oublie tout, jusqu’à perdre conscience d’elle-même » puis s’embrase du fer froid au fer rouge, quatrième degré de l’humilité où elle peut dire : « Ce n’est pas moi qui vis mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. »151. Alors « l’âme à ce degré devient immortelle et impassible ». En résumé, « au premier et au second degré elle s’élève, au troisième et au quatrième elle se transforme. »152

Les chartreux

Le fondateur est Bruno (~1030-1101), chanoine à Cologne, chancelier de Reims, opposant courageux en 1077 d’un prélat simoniaque, un parent du roi de France qui lui fait perdre charge et biens. Il se retire en 1084 avec six compagnons dans le massif de la Chartreuse près de Grenoble, mais est appelé à Rome en 1090. Finalement il rejoint avec des compagnons une solitude en Calabre où il meurt après dix années, « entouré de trente-deux de ses fils ».

On note l’influence probable sur le mode de vie chartreux du monachisme érémitique byzantin déjà présent dans le sud de l’Italie. Celui-ci est intermédiaire entre la solitude érémitique et la vie commune cénobitique. La liturgie est simplifiée en conformité avec l’esprit propre au désert :

Nous chantons rarement la messe, car notre but premier, notre soin principal, c’est la solitude et le silence…153.

Le chartreux « compte surtout atteindre les âmes à travers l’union divine, qui est à la fois le foyer unique de convergence de son activité et le centre de rayonnement surnaturel de sa vie. » 154.

La vie cartusienne se caractérise par un sens d’union intime avec Dieu et de séparation de tout ce qui peut distraire de lui, ce que l’auteur d’un article consacré aux chartreux nomme « esprit de virginité », apportant ainsi une interprétation profonde au thème virginal ; un esprit de simplicité écarte tout ce qui est factice, extraordinaire et exagéré, et favorise la sincérité et la droiture 155. L’esprit d’effacement qui s’ensuit ferme toutes les voies de l’amour-propre. L’ascèse et l’isolement sont sources de paix : « l’horreur d’une si vaste solitude n’ôte point la joie aux religieux qui l’habitent », écrira Dom Martène au début du XVIIIe siècle 156.

Les chartreux exercent en effet une influence discrète mais continue à travers les siècles, en conservant inchangé leur mode de vie caché. Nous avons souligné leurs rapports élargis à d’autres malgré leur interdiction de se déplacer : ils provoquent la visite de Guillaume de Saint-Thierry à la chartreuse du Mont-Dieu vers 1145, et en 1362 celle de Ruusbroec l’Admirable, parvenu à la fin de sa vie, séjournant à la chartreuse d’Hérinnes durant trois jours.

Au XVIe siècle, les chartreux de Cologne publient l’abondant Denys le Chartreux, ainsi que van Herp (Harphius). Ils assurent la transmission de l’esprit et des œuvres de Ruusbroec, traduites en latin par Surius, ainsi que de celles de Tauler et d’autres spirituels (incluant des textes d’Eckhart).

Au début du XVIIe siècle, les chartreux de Paris, conduits par Beaucousin, traduisent Surius en un français précis, rendant ainsi possible l’influence de la mystique du nord sur tous les spirituels français.

Enfin une influence discrète continue de s’exercer de nos jours : nous allons bientôt citer les belles traductions des béguines Hadewijch I et II  faites par le chartreux J.-B. P[orion] (-1987).

Des figures influentes du Moyen Âge vont éclairer l’exercice contemplatif tel qu’il est pratiqué au sein des chartreuses à travers tous les siècles sans changement notable (ce qui nous autorise exceptionnellement à effectuer une rapide traversée couvrant plusieurs siècles) :

Trois Guigues

Le premier chartreux du nom de Guigues (1083-1136) est tenu pour un « rare génie » par ses contemporains Pierre le Vénérable (-1156) et Bernard 157. Le second Guigues (-1188) a influencé l’ermite anglais Rolle et s’accorde avec l’auteur du Nuage d’Inconnaissance, qui est lui-même très probablement un chartreux 158. Il existe enfin un intéressant Guigues du Pont (-1297) 159.

Dans son Échelle, le second Guigues distingue quatre degrés : lecture, méditation, prière, contemplation. À ses yeux aucun maître spirituel ne remplace la lecture, mais l’exposition des degrés indique la profondeur de son expérience. Une voie « individuelle » est possible, si la grâce le permet, car le quatrième degré de contemplation n’est en rien dépendant des précédents. Le caractère d’un pur don propre à ce degré n’est toutefois pas souligné dans la récapitulation de la voie, dont se dégage un optimisme résolu, assez fréquent en ce premier Moyen Âge, plus rare après les ravages des grandes pestes 160. Mais le Maître divin de la contemplation est exigeant :

Il est venu pour ta consolation, il se retire par prudence, pour que la grandeur de la consolation ne t’enorgueillisse pas 161. ... Cet Époux est un Époux jaloux : s’il t’arrive d’admettre un autre amour, ou de t’appliquer à plaire davantage à un autre, aussitôt il s’éloigne de toi ... S’il voit en toi une tache ou une ride, il détourne aussitôt son regard, car il ne peut supporter aucune impureté.162.

Aussi faut-il demander avec une vigueur qui en quelque sorte soit comparable à cette exigence ; c’est le combat spirituel de Jacob, bien au-delà de l’ascèse des sens :

…mon âme : une terre déserte et vide, invisible et informe ... Pourtant ... l’abîme inférieur et obscur appelle l’abîme supérieur.163.

Demandez et vous recevrez ... le royaume de Dieu souffre violence, et ce sont les violents qui s’en emparent.164.

S’ouvre alors la paix par et dans l’amour, seul « moyen » autorisé dans la voie mystique :

Car ton intelligence a travaillé en vain, si tu n’aimes pas ce que tu as compris : la sagesse, en effet, est dans l’amour ... Là, dans l’amour, réside toute la force de l’âme, là se rassemble toute la nourriture vitale, et c’est de là que la vie est diffusée par tous les membres que sont les vertus.165.

Hugues de Balma (~1300)

L’auteur d’une Théologie mystique (souvent nommée par son début : Viae Sion lugent…) est prieur de la chartreuse de Meyriat, en Bresse, de 1289 à 1304. On ne possède pas d’autres renseignements sur lui 166. Son œuvre sera très influente en Espagne comme en France, car il allie l’élan à l’inconnaissance, thème qui sera repris par l’auteur anglais du Nuage. Cette doctrine de l’amour sans connaissance s’appuie sur Denys l’Aréopagite dont il veut être un fidèle commentateur, tandis que la pratique de fréquents élans affectifs développe le conseil donné par Guigues I. Denys et Guigues s’accordent sur l’élan car « la ténèbre contemplée par la théologie mystique n’est pas un néant abstrait et vide de tout, mais la suprême Réalité divine, débarrassée des brouillards créés dont notre procédé cognitif naturel l’enveloppe habituellement. Elle n’est ténèbre qu’à cause de nos yeux de hibou… » 167.

  Nous exposons la progression proposée par la Théologie mystique de Balma. Parce qu’elle fut attribuée à saint Bonaventure, elle sera souvent reprise au cours des siècles au point de devenir le modèle « standard » de la voie mystique.

En premier lieu, les âmes aimantes ne doivent pas se contenter de lire des “quaternions” !

[Vol. I, 125] § 1. Viae Sion lugent ... Les chemins de Sion pleurent ... Sont en effet appelés « voies » les désirs des âmes aimantes. Elles habitent encore un corps mortel et ces désirs les soulèvent en direction de Dieu et de la cité céleste, Jérusalem, au-dessus de toute raison et de tout intellect. ... [127] Dieu n’a pas créé l’âme pour qu’en sens contraire de sa propre générosité elle se rassasie d’une multitude de quaternions en peau de mouton, mais pour qu’elle soit le siège de la sagesse.

Hugues de Balma est le premier à exposer très clairement la « triple voie » reprise par la suite au point de devenir un « canon » d’exposition du chemin mystique:

[131] § 5. Cette voie vers Dieu est donc triple : voie purgative, qui dispose l’esprit à apprendre la vraie sagesse ; voie illuminative, qui par la réflexion éclaire l’esprit en vue de l’embrasement de l’amour ; voie unitive enfin, par laquelle l’esprit, par Dieu seul qui l’élève, est dirigé au-dessus de toute raison, de tout intellect, de toute intelligence.

[171] § 12. Il faut prier de toutes ses forces la clémence du Créateur non seulement pour lui-même ou pour ses proches, mais pour tous ... afin que, de même qu’il les a tous créés et rachetés, il daigne subvenir avec miséricorde à tous sans distinction.

Après un très bref exposé de la voie purgative, la voie illuminative fait l’objet de belles analogies :

[133] § 6. …« Nuit, mon illumination dans les délices. » L’âme s’élève ensuite à un degré et à un état beaucoup plus éminent en lequel chaque fois qu’elle le veut, sans aucune connaissance réflexive préalable, elle est immédiatement charmée en Dieu. Cela, nulle industrie humaine ne peut l’enseigner parfaitement.

[179] § 1. …le vrai soleil de la justice éternelle de la cité céleste, dont le soleil matériel est la similitude ou l’image obscure, n’attend rien d’autre, immobile à la porte du cœur, si ce n’est que par un essuyage purificateur un accès lui soit préparé pour se reposer heureusement en l’esprit comme dans un lit, enseignant l’âme, sa fiancée, par les irradiations des splendeurs spirituelles : ainsi de la part de celui qui accueille et de la part de celui qui se répand, l’irradiation spirituelle suit la purification.

Par le don de la Sagesse éternelle, l’âme renaît et est assurée d’une vie éternelle :

[223] § 26. De même en effet que l’âme est la vie des corps, de même l’amour est la vie des esprits. ... Cette vie ne durera pas un moment du temps comme celle du corps ; elle s’étendra sur toute la durée des jours, toujours et à jamais. L’amour dont en vivant l’âme commence à aimer totalement l’époux ne cessera pas en effet à l’avenir.

[239] § 32. « Je vous referai », moi, non un autre, moi qui suis la Sagesse éternelle, née d’en haut ; je vous donnerai non seulement plus tard, mais maintenant même les consolations divines qui apaisent vos désirs ... Cela ne l’attendez pas de la spéculation…

La voie unitive fait l’objet du large développement propre au second volume de l’édition bilingue des “Sources chrétiennes” :

[Vol. II, 23] « Le roi m’a introduit dans le cellier à vin » ...

[91] § 56. ... Parce qu’il ne s’attribue pas en effet les choses qu’il possède, mais les fait toutes tourner à la louange du dispensateur de toutes choses, il creuse en soi une concavité en luttant contre soi-même avec plus de vérité. Par elle, l’abondante pluie des grâces divines, franchissant monts et collines, s’introduit dans les endroits moins élevés, de telle sorte que plus grande aura été la concavité de l’humilité, plus elle sera capable de recevoir une grâce plus abondante.

Élévation spontanée par un amour sans cause humaine, dans l’ignorance des facultés où « l’œil de l’intellect » est absolument détruit :

[133] § 83. Cette élévation dite « par ignorance » n’est rien autre qu’être mû immédiatement par l’ardeur de l’amour, sans miroir d’aucune créature, sans réflexion préalable, sans même un mouvement concomitant de l’intelligence.

[159] § 98. …puisque toute appréhension dont on a déjà parlé est en dehors de l’élévation mystique, il faut cependant qu’en celle-ci il y ait ignorance, c’est-à-dire qu’il faut détruire absolument l’œil de l’intellect qui veut toujours en cette élévation appréhender ce vers quoi tend l’affectivité.

L’ouvrage s’achève par des réponses à des objections ou « questions difficiles ». Le point précédent, mystique « éloge de l’ignorance », est repris ainsi :

[233] § 48. … Je considère le mouvement de la pierre qui par son poids descend naturellement vers son centre. De même, disposée par le poids de l’amour, l’affectivité s’élève vers Dieu sans aucune connaissance réflexive ou délibération, comme si elle se tendait vers son centre et, par ces mouvements, elle s’élève en un continuel désir ; elle atteindra dans la béatitude éternelle l’accomplissement de celui-ci…

Denys le chartreux (1402-1471)

Il entra à la chartreuse de Zelem, le monastère du frère Gérard (-1377) qui décrivit la visite de Ruusbroec à Hérinnes, puis fut inscrit à l’université de Cologne. Quatre ans plus tard, fixé à la chartreuse de Ruremonde, il composa de très nombreux ouvrages : l’édition latine moderne couvre 44 volumes 168. Le livre II du De vita et fine solitarii est un « véritable petit traité de contemplation » qui sera cité par Fénelon plusieurs fois 169 :

En cette transformation de l’esprit en Dieu, l’esprit même […] est plongé et enfoncé, fondu et liquéfié, absorbé et abîmé dans cet abîme sur-ineffable, très simple et interminable, et aussi en cette obscurité inscrutable et inaccessible, et afin de comprendre tout ensemble, il est anéanti et perdu, mais il vit en Dieu et étant avec lui nu, pur et libre de toute propriété , mélange et affection, il est fait une chose, un esprit, une âme, un être, une félicité, car il reçoit et n’admet autre chose. Parce qu’il a passé en la simplicité déiforme, l’influence de Dieu le tirant intérieurement, et le contact le surélevant, aliène l’âme de soi et la transporte comme en un être nouveau, non pas qu’en tout ceci la nature et l’existence de la créature soit changée ou cesse d’être, mais parce que la façon est exaltée et la qualité déifiée. 

La théologie mystique de ce deuxième Denys associe les deux notions du pur amour et du nuage d’inconnaissance :

C’est par l’ignorance actuelle de toutes choses et par un amour très ardent, qu’on atteint à la vision mystique.170.

C’est en contemplant et en aimant Dieu que nous nous rendons semblables à Lui. C’est pourquoi les contemplatifs sont appelés divins.

Le principal travail du solitaire, est de se maintenir dans une union aussi actuelle et aussi continue que possible avec Dieu ... de telle sorte que le souvenir de Dieu lui soit tellement fortement et amoureusement imprimé dans le cœur, qu’en aucune occupation, aucun lieu, aucun temps, il ne L’oublie, mais que toujours, qu’il mange, qu’il boive ou fasse autre chose, son esprit soit dirigé vers Dieu.171.

Béguines et Moniales

Un nouveau mode de vie

Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.

De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268)172.

Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, « religieuses » dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. » 173.

Le mouvement des béguines dura cependant jusqu’au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame » (élue qui représentait leurs intérêts) à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).

Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.

Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIsiècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete…174. Nous laissons ici de côté les témoignages d’un milieu plus large où les femmes occupent une place importante aux côtés des hommes. Se détache la belle et profonde « idylle mystique » entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :

serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.

Même nature, jeunesse, condition égale,

Parole bienveillante, consolation vraie.

Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.

Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent

Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.

Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :

L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs

Font son ornement, et elle communie dans la joie.175.

Deux Hadewijch

La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active avant 1240, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connait les troubadours et la littérature courtoise.

L’intuition qui chez Guillaume prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté un exemple, celui d’une solution apportée au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour », dont dérive l’amour courtois. L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante 176.

L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire : les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes.

Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une traduction française magnifique, œuvre déjà signalée du chartreux Dom Porion. Aussi nous en donnons quelques extraits conséquents qui expriment l’amour donné à celui qui se donne :

Ce que vraiment nous devons faire,

nous le savons dans un éclair

lorsque Vérité nous révèle

combien nous manquons à l’amour :

la douleur comme une tempête

assaille alors un noble cœur.

Après cette prise de conscience permise par irruption de la Grâce divine vient le don et sa réponse, à l’image de la Samaritaine :

Qui donne tout à l’Amour

en éprouve grande merveille;

l’âme adhère dans l’unité

au clair Objet qu’elle contemple,

puisant par l’artère secrète

à cette fontaine où l’Amour

enivre les cœurs étonnés

de Sa divine violence. 177.

L’hymne à l’Amour marque la reconnaissance de celle qui a reçu le don :

Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences;

Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;

se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;

être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;

l’inquiétude d’amour est un état sûr ; [...]

s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]

ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. [...]

Le témoignage est authentifié par Hadewijch au nom de ses compagnes bénéficiaires des merveilles de l’Amour :

Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres

nous pouvons porter à toute heure,

à qui l’amour a souvent montré

des merveilles, dont nous reçûmes dérision,

ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.

Merveilles, appât, jeu de l’Amour, sont maintenant bien reconnus par expériences répétées :

Depuis qu’Il m’a joué ces tours

et que j’ai appris à connaître ses façons,

je me comporte tout autrement avec Lui :

Ses menaces, Ses promesses,

tout cela ne me trompe plus:

je le veux tel qu’Il est, peu importe

qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un.178.

Dans ses Lettres 179 la poésie laisse place à ce qui sera développé par Ruusbroec comme « fond » de Dieu : 

L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence.

La Lettre XII est particulièrement belle dans son expression et originale par son interprétation biblique mystique :

…que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé. … Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour… Ah ! vraiment aidez-nous… Hâtez-vous d’aimer ! 180.

La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit 181. L’âme doit s’abîmer dans un non-savoir sans fond :

Si je désire quelque chose, je l’ignore, car dans une ignorance sans fond je me suis perdue moi-même.

Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le “bon cuisinier” Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs ; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement » 182.

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour.183.

Et :

L’unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m’adapte à la nature simple

de l’Éternité de l’éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée;

Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture,

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j’ai trouvé en moi-même - sans milieu, sans voile - au-dessus des paroles.184.

Hadewijch II influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital185. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete, qui fut considérée longtemps comme une hérétique, et dont la fin fut dramatique :

Marguerite Porete

Marguerite Porete (~1250-1310) naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne cependant l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain.

L’évêque de Cambrai n’est autre que Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel. Marguerite est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès,  puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises.

Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient dès le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte-rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auquel toutes les autorités de la Sorbonne participèrent.

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme186. Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes du lecteur moderne 187. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits de l’auto-commentaire placés entre crochets à la suite de chaque point abordé 188 :

Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie anéantie » [...] demandant que l’on puisse trouver

I  une âme,

[Elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire, ... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]

II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[C’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre ... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].

III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]

IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[C’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]  

V qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté,

[Tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne].

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu.189.

La « bonté de Dieu », c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément - car il ne saurait être un simple moyen - l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :

Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté.190.

La « perte en Dieu » s’ensuit :

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…191.

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits.192

Monachisme féminin

Fondés dès le début du XII siècle, les monastères abritant des femmes cherchent « à s’agréger aux ordres naissants, cisterciens et chartreux, puis aux congrégations bénédictines ; mais l’incorporation ne se fait pas sans résistance des moines qui hésitent à prendre en charge des maisons féminines ; une certaine autonomie leur est d’ailleurs laissée sous l’autorité de l’abbesse ou de la prieure. » Ces monastères abritent des écoles de filles et sont les foyers de la culture féminine du Moyen Âge 193.

Parmi leurs nombreuses moniales, la plus célèbre de nos jours, grâce à ses dons musicaux et littéraires, est Hildegarde de Bingen (1098-1179), bénédictine allemande. Elle eut été fort surprise de l’écho qu’elle suscite aujourd’hui ! Elle « n’est pas à proprement parler une mystique » car « ses écrits majeurs s’inscrivent dans le genre prophétique » 194. D’autres figures de moniales appartiennent au genre visionnaire...

Du point de vue mystique se détachent trois Ida et deux Mechtildes :

-- Ida de Nivelle (-1231) amie de Béatrice de Nazareth, Ida de Louvain, Ida de Leeuw (~ -1260). Elles n’ont pas laissé d’écrits mais leurs Vitae, rédigées par des cisterciens proches, exposent leur vécu et leur relation avec le monde « dans un climat d’humilité et de charité. » 195.

-- Mechtilde de Magdebourg (~1212-1282/94) 196  fut béguine puis moniale :

[l’âme] s’est écoulée une première fois du cœur de Dieu et doit à nouveau retourner en ce lieu.

C’est la nature de l’amour de s’épancher d’abord en douceur ; ensuite il devient riche par la connaissance, et en troisième lieu, il devient avide et désireux de déréliction.

-- Mechtilde de Hackeborn (1241-1299) 197 était la supérieure du couvent d’Helfta et l’amie de la « grande Gertrude » :

Gertrude d’Helfta

Simple moniale dans le monastère « noble » d’Helfta, sainte Gertrude (1256-1301) travailla à la copie de manuscrits du scriptorium. Elle est à peu près étrangère aux tendances abstraites des mouvements spirituels rhénans.198.

Au bout de quelques jours, recueillie en elle-même, elle constata que son âme brillait encore de cette même blancheur dont elle avait eu alors conscience et se prit à redouter que cette vue d'une telle intégrité intérieure fût l'effet d'une illusion ; car elle pensait à part soi que cette grande pureté précédemment révélée, même si elle était réelle alors, devait maintenant ne plus paraître tout à fait sans ombre, du fait de ces cons­tantes fautes de négligence et de légèreté où la faiblesse humaine ne laisse pas de glisser. Le Seigneur consola avec bonté sa peine par ces mots : « Ne me suis-je pas réservé une puissance plus grande que celle que j'ai accordée à mes créatures? Or, le soleil créé a reçu un tel pouvoir que, si un linge blanc se souille de quelque tache, aussitôt, sous l'effet des chauds rayons, cette tache faite à sa pureté disparaît et sa blancheur première lui est rendue, même plus éclatante. À plus forte raison, moi qui suis le créateur du soleil, puis-je conserver pure de toute marque du péché et des imperfec­tions l'âme sur laquelle je dirige le regard de ma miséri­corde, effaçant en elle toute tache par l'ardente vertu de mon amour. »199.

Elle dit au Seigneur : « Alors que votre généreuse tendresse, Seigneur, me favorise de cette grâce si incroyablement douce, que donnerez-vous aussi à ceux qui, se trouvant appliqués actuellement aux tra­vaux extérieurs, ne jouissent guère de grâces semblables? » -- Et le Seigneur : « Je les oins de baume bien qu'ils soient comme endormis. » Réfléchissant à la vertu du baume, elle admira grandement que le fruit en soit le même, que les âmes s'adonnent à la vie spirituelle ou non, puisque l'effet du baume est de préserver de la corruption les corps qui en sont oints, important peu que cette onction soit faite pendant le sommeil ou en état de veille. En outre, il lui vint en exemple une analogie plus éclairante encore, à savoir que, lorsque l'homme mange, c'est tout son corps dans cha­cun de ses membres qui en est réconforté, bien que la bouche seule jouisse de la saveur de la nourriture ; ainsi lorsque certaines âmes reçoivent des grâces spéciales, la tendresse infinie de Dieu accorde à tous les membres, spécialement à l'intérieur d'une même communauté, un accroissement de mérite, à l'exception de ceux qui s'en privent par jalousie et mauvaise volonté. 200.

Un jour, sa méditation lui fit prendre conscience de sa misère un tel mépris d'elle-même que, anxieuse et troublée, elle se demandait comment il lui serait possible de plaire à Dieu à qui voyait en elle toutes ses souillures, car là où elle ne découvrait qu'une tache, le divin et pénétrant regard en apercevait une infinité. La consolation lui fut donnée de cette réponse divine : « L'amour rend l'aimé aimable. » Elle comprit par là que, si sur terre, parmi les hommes, l'amour a tant de force que la laideur elle-même plaît à l'amant à cause de l'amour qu'il lui porte, et parfois jusqu'à lui faire désirer, par amour, de ressembler à l'aimé, comment douter que celui qui est Dieu-Charité, ne puisse, par la vertu de son amour, rendre aimables ceux qu'il aime? 201.



L’essor dans la vallée du Rhin

Les influences exercées sur le milieu rhénan par la cistercienne Béatrice de Nazareth (-1268) et par la première béguine Hadewijch (active avant 1240) furent décisives 202. Cette dernière combinait la mystique de l’amour, typique des cisterciens, à des thèmes qui annoncent Eckhart : nous ne sommes pas encore devenus ce que nous sommes, l’amour pourtant peut rendre éternel et sans cause 203. Elle entretenait des relations très élargies avec une recluse de Saxe ainsi qu’avec de pieuses femmes de Cologne. Les deux Hadewijch, aussi influentes sur les rhénans que sur les flamands, ont cependant toujours vécu dans le pays flamand et écrit dans le dialecte brabançon du moyen-néerlandais.

Maître Eckhart (~1260-1328)

Eckhart (~1260-1328) est né près de Gotha en Thuringe et se forme dans le sillage d’Albert le Grand, au studium generale de Cologne. Il est présent à Paris lorsque Marguerite Porete est brûlée vive. Chargé de fonctions délicates en Saxe et en Bohême au sein de l’ordre dominicain, il développe à partir de 1313 une activité intense à Strasbourg auprès de nombreux monastères de dominicaines, ainsi qu’à Cologne après ~1324, où il est probablement responsable du studium. Le célèbre procès qui lui est intenté naît de rivalités entre séculiers et réguliers ; il meurt à Avignon en 1329, avant la condamnation par l’irascible Jean XXII de vingt-huit articles tirés de son enseignement.

Laissant de côté une œuvre latine importante liée à un enseignement de nature technique, nous sommes aujourd’hui sensibles à son Liber « Benedictus » (Le livre de la consolation divine ; De l’homme noble), ainsi qu’à ses Sermons, dont une soixantaine en latin nous sont parvenus « de sa main », et dont environ cent soixante en allemand ont été préservés par des notes d’auditeurs :

Avant tout : n’accepte rien pour toi ! Abandonne-toi entièrement et laisse Dieu agir pour toi et en toi comme il veut. À lui est cette œuvre, à lui cette parole, à lui cette naissance et tout ce que tu es par ailleurs ! Car tu as renoncé à toi-même et es sorti de tes puissances et de leur activité et de la propriété personnelle de ton essence; c’est pourquoi il faut absolument que Dieu entre dans ton essence et dans tes puissances : parce que tu t’es dépouillé de tout ce qui t’est propre, t’es déserté -- comme il est écrit: « La voix crie dans le désert. » Laisse cette voix éternelle crier en toi comme il lui plaît, et sois un désert de toi-même et de toutes choses 204.

...là où l’homme va chercher et trouver Dieu du dehors, il n’est pas dans le vrai. On ne doit pas chercher ou se figurer Dieu en dehors de soi, mais le prendre comme il est mon bien propre et en moi ! Nous ne devons pas non plus servir Dieu ni accomplir nos œuvres pour un pourquoi quelconque: non pas pour Dieu, ni pour l’honneur de Dieu ni pour quoi que ce soit qui serait en dehors de nous, mais seulement pour ce qui est en nous, comme notre être, notre vie propre 205.

Un homme bon devrait avoir en Dieu une si grande confiance et une si ferme assurance et le tenir pour si bon que comptant dans sa bonté et dans son amour, il regarde comme impossible qu’un malheur lui arrive à moins qu’il ne veuille par là, ou bien lui épargner un malheur plus grand, ou bien déjà sur terre le dédommager largement, ou bien produire par ce moyen quelque chose d’incomparablement plus précieux qui ne fasse que rendre sa renommée d’autant plus magnifique. ... Dieu - dit saint Paul - ne connaît et n’aime et ne veut en toutes choses que soi, pour l’amour de soi-même. Et Notre Seigneur: c’est la vie éternelle de connaître Dieu seul ! Dans le même esprit, les maîtres affirment que les saints au ciel connaissent les créatures non au moyen de leurs images particulières mais dans le prototype unique qu’est Dieu et dans lequel Dieu connaît tout ensemble et aime et veut soi-même et le monde 206.

Eckhart accorde une place importante à la pensée comme mode pouvant rendre compte d’une remise totale à un Dieu qui se donne Lui-même : « Celui qui pense l’unité infinie ne peut être pensé lui-même en dehors d’elle »207. La conception intellectuelle maîtresse d’Eckhart est approchée par Gilson : « Puisque l’âme tient par son fond le plus intime à la Déité, elle ne peut assurément jamais être hors de Dieu, mais elle peut, ou bien s’attacher à elle-même et s’éloigner de Lui, ou bien au contraire s’attacher à ce qu’il y a en elle de plus profond et se réunir à Lui. » Ceci éviterait tout dualisme anthropomorphe : « Pour y parvenir l’homme doit s’efforcer de retrouver Dieu par delà les créatures, et la première condition pour y réussir est de comprendre qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendamment de ce qu’elles ont d’être divin, les créatures ne sont qu’un pur néant. »208.

Dieu est néant, dit Denys. Par là on peut comprendre la même chose que ce qu’Augustin exprime ainsi : « Dieu est tout. » Cela veut dire: «  en lui il n’y a rien ! Et quand Denys dit: « Dieu est néant », ceci signifie : il n’y a pas en lui de choses quelconques.209.

Cependant il ne faut pas « imaginer faussement que Dieu aurait projeté ou créé les créatures hors de Lui dans quelque chose d’infini ou de vide », car la création se continue à tout instant. Aussi « la créature reçoit-elle sans cesse son être du jaillissement éternel de l’Être incréé ... Le retour en Dieu se réalise dans une participation à la vie intime de Dieu, grâce à une union de l’âme avec Dieu. Cette divinisation suppose du côté de Dieu une action qui se caractérise comme une filiation. »210.

Le quatorzième siècle voit s’opérer une scission entre le nominalisme universitaire « où la raison commence à connaître les lois naturelles des choses [de la nature], mais où la foi renvoie à la puissance absolue d’un Dieu ». Le mysticisme des couvents « va directement à Dieu sans passer par la nature, et ne retrouve ensuite la nature que toute pénétrée de Dieu et en quelque sorte résorbée en Lui ». Les mystiques sont bien éloignés de pratiquer une théologie mystique répondant au souhait exprimé par Gerson (1363-1429), chancelier de l’Université, d’être « intelligence [compréhension] claire et savoureuse des choses qui sont crues d’après l’Évangile. »211.

L’usage du mode intellectuel est à priori aussi acceptable qu’une description d’un état, d’une révélation, de toute expérience particulière. Mais comme la dépendance vis-à-vis de la grâce disparaît dans l’exercice intellectuel pur, exercice propre à des philosophes qui admirent la puissance de pensée du témoin Eckhart, le risque d’effacer son témoignage, en ne s’attachant qu’au moyen « dialectique » utilisé pour en rendre compte, est grand. Le culte des écrits d’Eckhart est donc ambigu dès que l’on veut en déduire « une manière de », alors que c’est « sans manière et sans pourquoi » que s’accomplit l’accès à un être éternel212.

Eckhart a-t-il vécu mystiquement au niveau de son génie intuitif ? L’historien bénédictin dom Vandenbroucke pense qu’il a rendu compte spéculativement d’expériences dont il fut témoin, en particulier chez des dominicaines et des béguines, et l’oppose au mystique anglais Rolle213. On rapprochera la fascination exercée par Eckhart de celle qu’exercera Silesius, et qui fera l’objet d’un même doute, venant cette fois de l’érudit laïc moderne Jean Orcibal.

Gérard Grote, disciple de Ruusbroec, mettait déjà en garde contre sa pensée comme le fit aussi violemment un autre de ses disciples, le « bon cuisinier » de Groenendael Jan van Leeuwen. En effet peu d’auditeurs sont conscients de son point de vue a-temporel (et a-spatial) qui explique certains « dits » extrêmes : « Son message est l’éternité. Jean Tauler l’avait bien remarqué : faisant allusion tout ensemble aux discours d’Eckhart et à leur interprétation erronée par ses auditeurs, il énonçait catégoriquement les affirmations suivantes : l’union de l’homme avec Dieu est un processus qui doit être compris « comme un agir hors du temps dans l’éternité, hors du créé dans l’incréé, hors de la multiplicité dans l’unité »214 :

Cela rend Dieu plus proche que la prière (extérieure) : là ne peuvent absolument pas accéder ceux qui ont grandi selon leur raison naturelle, ceux qui se sont élevés dans leur propre mortalité et ont vécu selon leurs sens. C’est cela qu’enseignait et disait pour vous un maître bien-aimé, mais vous ne l’avez pas compris. Il parlait du point de vue de l’éternité, mais vous l’avez entendu selon la temporalité.215.

Pour Eckart, l’éternité est une dimension qui fait irruption dans l’instant lui-même, « être-un » avec Dieu ressenti dans un mouvement de conversion décisif, irruption dans le fond : ce que l’homme est, il l’est par un don, il ne peut rien par lui-même : « Comment en tant que néant de créature, pourrait-il posséder une capacité autonome d’expérience, en laquelle Dieu serait saisi comme un objet ? Eckhart exige au contraire de l’homme un renoncement sans limite à toute possession ... l’exclusion de tout avoir au plan spirituel ...  aux antipodes d’une réalisation de l’homme par lui-même » 216 :

Dieu accomplit dans l’âme sa naissance, engendre en elle sa parole ; et l’âme la reçoit seulement, puis l’offre aux puissances de diverses façons : tantôt comme désir, tantôt comme bon propos, tantôt comme œuvre de charité, tantôt comme sentiment de gratitude, ou quelque autre forme qu’il revête pour venir à toi.217.

Il ôte à son auditeur toute possibilité d’un « entre-deux » :

Certaines gens simples s’imaginent qu’ils devraient voir Dieu comme s’il se tenait là et eux aussi. Cela n’existe pas ! Dieu et moi nous sommes un dans la connaissance. Et de même, si je tire Dieu en moi dans l’amour, ainsi j’entre en Dieu ! 218.

Finalement ne demeure que Dieu seul :

Dieu n’aime rien en nous que sa bonté qu’Il nous manifeste. Comme le dit un saint : Dieu ne couronne rien que son propre ouvrage qu’il opère en nous ! Mais personne n’a besoin de s’effrayer si je dis que Dieu n’aime rien que soi-même : c’est là ce qu’il y a de meilleur en nous, il a en vue par là notre plus grande béatitude ! Il veut par là nous attirer en lui afin que nous nous purifiions et qu’il puisse nous transformer en lui : en sorte qu’il puisse nous aimer en lui et s’aimer en nous. Il a lui-même un tel besoin de notre amour, qu’il nous attire en lui avec tout ce qui est propre en quelque manière à nous y faire entrer, que ce soient des choses agréables ou pénibles.219.

Tauler et Suso sont ses disciples dominicains ; Gérard Grote, lui rendit probablement souvent visite ; une rencontre avec Tauler est attestée 220. Puis le nom même d’Eckhart sera oublié, mais son influence demeurera par l’intermédiaire de quelques sermons inclus dans les Institutions pseudo-taulériennes de 1548, si influentes sur les spirituels du XVIIe siècle français. Sa redécouverte par von Baader a lieu au XIXe siècle et sera suivie d’un véritable culte célébré par les philosophes en Allemagne ; sa renommée atteindra la France où les milieux universitaires le prennent pour le mystique du nord de l’Europe.

Suso (~1295-1366)

Il rentre dès treize ans au couvent des dominicains à Constance. Sujet d’élite envoyé au Studium generale de Cologne, il rencontre Eckhart qui tire le jeune religieux d’un scrupule touchant sa vocation. Suso le défendra dans son Livret de la Vérité composé entre sa mort et la condamnation :

La Vérité : … Remarque-le : éternellement en Dieu, toutes les créatures sont Dieu ; elles n'ont eu là aucune distinction foncière, sinon comme il a été dit. Elles sont la même vie, essence et puissance, pour autant qu'elles sont en Dieu, et elles sont l'Un même, rien de moins. Mais après l'éclosion [la création] où elles prennent leur être propre, alors chacune a son essence séparée, sa forme propre, qui lui donne sa réalité de nature 221.



Le disciple : L'éternel Néant dont on pense ici, et en toute droite raison, qu'il est Néant, non parce qu'il est non-être, mais plutôt pour sa transcendante réalité, ce Néant n'a pas en lui-même la moindre distinction, mais, de lui, en tant qu'il est fécond, provient toute distinction ordonnée de toutes choses 222.

Connaître puis aimer lui demandent de longues années de retraites et de pénitence avant de devenir le guide éclairé de moniales ferventes et cultivées : « Les enseignements de Suso se réfèrent à une expérience, ils s’autorisent du témoignage d’une vie qui lui valut la réputation d’un Saint François de Souabe » 223. Il n’échappe pas à l’affrontement du siècle entre les empereurs allemands et la papauté : peut-être est-il le « prieur de Constance » déposé par le chapitre de Lyon en 1348, alors que son innocence n’avait pas encore été reconnue. Ses dernières années semblent baignées d’une lumière sereine 224.

Le comportement de l’homme juste réside dans son abandon :

Tu dois avoir un insondable abandon. Comment, insondable ? S'il y avait une pierre et qu'elle tombât dans une eau sans fond, il faudrait qu'elle tombât toujours, car elle n'aurait pas le fond. Ainsi, l'homme devrait insondablement s'enfoncer et tomber en Dieu, qui est insondable ; et être fondé en lui, si dure chose ou quelque épreuve qui tombât sur lui, souffrance intérieure ou extérieure, ou propres fautes, que Dieu laisse peser souvent pour ton grand. bien. Tout cela devrait enfoncer l'homme d'autant plus profondément en Dieu, et il ne devrait jamais s'apercevoir de son propre fond, ni le toucher et troubler, ni se chercher, ni se viser lui-même. Il doit chercher Dieu seul, en qui il est abîmé. Qui cherche quelque chose ne cherche pas Dieu.225.

Un homme juste se tient, en sa condition d'être créé [ou : en tant qu’il est devenu tel], plus soumis que les autres hommes, car il comprend à fond, du dedans, ce qui convient du dehors à chacun et prend toutes choses ainsi ; mais qu'il n'ait pas de lien [d’attache], cela vient de ce que lui-même opère par abandon ce que le commun opère par contrainte.226.

L’épisode du « guenillon » qui illustre cet abandon est resté célèbre :

Il était assis, triste, dans sa cellule ... il était glacé, car c’était l’hiver ; alors une voix dit en lui : « Ouvre la fenêtre de la cellule, regarde et apprends. » Il ouvrit et regarda : il vit un chien, courant au milieu du cloître, et portant dans sa gueule un tapis râpé, et faisant avec ce tapis des gestes étonnants : il le jetait en l’air, le traînait par terre et y faisait des trous. / Alors le Serviteur leva les yeux et soupira intimement ; et il lui fut dit au-dedans : « Tout ainsi seras-tu dans la bouche de tes frères ... Il descendit prendre le tapis qu’il conserva de nombreuses années ... lorsqu’il allait éclater d’impatience il le prenait pour s’y reconnaître 227.

Elle sera plusieurs fois reprise. Madame Guyon, par exemple, dans une lettre écrite après 1710 qu’elle adresse à « l’intellectuel » baron de Metternich, la cite avec l’explication : « …Dieu lui fit comprendre que c’était ainsi qu’il [Suso] devait être en Sa main. »

Tauler (~1300-1361)

Né autour de l’an 1300 d’une famille aisée de Strasbourg, il entre vers quinze ans au couvent des Dominicains. Il étudie dans les couvents d’Allemagne du sud, achevant sa formation dans sa ville natale.

Cette période est troublée, ce qui perturbe la vie communautaire : tandis que certains frères connaissent l’abondance, d’autres souffrent de la faim. Des troubles politiques liés à l’excommunication de l’empereur poussent la majorité des frères à trouver refuge à Bâle, ville où la présence de Tauler est attestée en 1339. Les dominicains ne retrouvent leur couvent de Strasbourg qu’en 1343. Tauler est actif dans le cercle des « Amis de Dieu ». Il se rend à Cologne en 1346 ; il ressent, lors de la peste noire de 1347, « les coups de la main de Dieu  qui anéantit tant de milliers d’hommes par une mort soudaine. » Il est devenu le père spirituel de Rulman Merswin, banquier converti qui vivait à Strasbourg dans l’Ile Verte.

L’énigmatique figure de « L’ami de Dieu de l’Oberland » serait une fiction littéraire créée par ce dernier ou par son secrétaire. À cet « ami » était attribué un ensemble de seize traités, dont un fameux récit, probablement imaginaire, de la conversion de Tauler et vingt-deux lettres 228.

Tauler exerce son apostolat à Strasbourg dans les sept couvents de dominicaines et la soixantaine de communautés de béguines (chacune comprenant une à deux douzaines de femmes). Un voyage à Paris devrait se placer après 1350, tandis qu’une visite rendue à Ruusbroec aurait pu avoir lieu au cours de la décade suivante. Il est sûr que ce dernier a fait parvenir aux Amis de Dieu de Rhénanie en 1350 un exemplaire de L’ornement des Noces spirituelles. Tauler meurt le 16 juin 1361, date gravée sur la pierre de son tombeau conservée dans le cloître de l’église protestante du Temple-Neuf, l’ancienne église des dominicains.

Son œuvre a exercée une grande influence, sur Silesius et même sur Luther aussi bien que dans le monde catholique, alors que les autres rhéno-flamands (dont Eckhart, condamné), tombaient dans un relatif oubli. Le corpus tenu pour authentique comprend au moins quatre-vingts sermons.

Leurs analyses « supposent une structure familiale de la communauté : la prieure est la mère, l’aumônier est le père spirituel, les membres de la communauté sont sœurs, filles, enfants ». Le public était composé essentiellement de religieuses ou de béguines. Tauler se désigne comme « maître de vie ». Ses emprunts à Eckhart et d’autres sont transformés de façon très personnelle.

Les trois étapes de la jubilation, de la nuit, du dépassement, débouchent dans une expérience d’unité avec Dieu dans le gemuet ou mens ou esprit, en rapport avec le grunt ou noble fond 229.

Dieu ne désire dans le monde entier qu’une seule chose, la seule dont il ait besoin, mais il la désire d’une façon si extraordinairement forte qu’il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c’est de trouver vide et préparé le noble fond qu’il a mis dans le noble esprit de l’homme, afin de pouvoir y accomplir son œuvre noble et divine. 230.

Aussi l’homme prisonnier doit tendre à son terme divin et pour cela le percevoir. Tauler utilise une analogie visuelle : il utilise l’image de la fente ou d’un treillis, premier plan qu’il faut oublier, pour accommoder sur le but lointain :

L’homme devrait tendre à Dieu avec tant d’application, qu’il n’ait plus d’attention pour toutes ces choses, qui se greffent de droite ou de gauche sur l’une ou l’autre grâces reçues. C’est tout comme quelqu’un qui, de toutes ses forces, regarderait très attentivement un objet à travers une fente étroite ou un treillis serré ; tant qu’il considère avidement, de toutes ses forces, l’objet ainsi regardé, l’intermédiaire ne l’empêche pas de voir ; mais dès qu’il dirige son attention sur cet intermédiaire et qu’il se met à l’examiner, alors cet objet interposé, si petit et si mince soit-il, lui cache l’objet qu’il voulait regarder. 231

L’analogie profonde existe aussi dans d’autres traditions en lui ôtant tout caractère dualiste, où le ciel remplace l’objet visé par l’archer au travers d’une fente :

…comparons le Bhairava à un ciel vaste, lumineux et sans limite, qui ne serait perceptible qu’à travers un fin réseau de découpures bariolées, variées à l’infini et de surcroît constamment agitées n’ayant jamais vu le ciel autrement qu’à travers cet écran, on le confondrait avec la multitude de découpures tangibles et mouvantes, alors qu’en fait le ciel – à l’image de la pure conscience – reste intact en son essence inaltérable indivise 232

Voir ne suffit pas, il faut sortir de nous-mêmes dans la nudité, c’est-à-dire sans désir ni représentation :

Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu’une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d’avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d’être, de devenir ou d’obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d’être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu’il puisse accomplir son œuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle.

En effet …

…pour que l’œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n’avoir en lui aucune autre image. N’eût-il même qu’une image d’une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d’autre, de même l’oreille qui est pleine d’un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir, doit être pur, net et vide.233.

L’élan est « extraordinaire » car il est donné par Dieu :

Quand la nature a fait ainsi ce qu’elle doit faire et ne peut pas aller plus loin, étant arrivé au plus haut degré, le divin abîme vient et fait jaillir ses étincelles dans l’esprit. Par la vertu de ce secours surnaturel, l’esprit transfiguré et purifié est tiré hors de lui-même et jeté dans une recherche et un désir de Dieu, dont l’élan extraordinaire, purifié ne saurait s’exprimer. ... cela dépasse toute mesure, puisque cela provient de l’immensité divine.

Expérience du « calme silence » et de perte de conscience dans la « plongée » mystique qui assure l’unification et l’engloutissement de l’esprit :

Dans cet état, l’esprit, purifié et transfiguré, se plonge dans les divines ténèbres, dans un calme silence et dans une inconcevable et inexprimable unification. En cet engloutissement se perd toute convenance et toute disconvenance ; en cet abîme, l’esprit perd conscience de lui-même, et ne sait plus rien ni de Dieu, ni de lui-même, ni de la disconvenance, plus rien de rien, car il s’est abîmé dans l’unité de Dieu et a perdu le sentiment de toute distinction.234.

La contemplation n’est cependant pas le terme de la vie mystique mais un viatique préparant l’homme à supporter une longue purification ; le pèlerin passe par des chemins déserts :

Voici maintenant le second degré. Quand Dieu a entraîné l’homme bien loin de toutes choses, qu’il n’est plus un enfant, quand il l’a fortifié par le rafraîchissement de la douceur, il donne alors en vérité du pain de seigle bien dur à celui qui est maintenant devenu homme et parvenu à l’âge de la maturité. ... Quand Notre Seigneur a ainsi bien préparé l’homme, par cette insupportable oppression (car cela le prépare mieux que toutes les pratiques que pourraient accomplir tous les hommes), alors le Seigneur vient et porte cette âme au troisième degré....

Ce « troisième degré » de divinisation est ressenti comme perte dans l’être tout simple :

Dieu fait alors passer l’homme d’un mode encore humain de vie à un mode tout divin, de la détresse la plus complète à une sécurité divine. À ce degré, l’homme est tellement divinisé que tout ce qu’il est et opère, c’est Dieu qui l’est et l’opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d’être naturel, qu’il devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentiellement par nature. Ici, l’homme a l’impression et le sentiment qu’il est comme perdu ; il ne sait, il n’éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n’a plus conscience que d’un être tout simple.235

Ce qui importe c’est de s’enfoncer en Dieu :

Mes enfants, en deux mots : tout ce en quoi l’homme recherche son repos et qui n’est pas uniquement Dieu, sans mélange, tout cela est vermoulu. ... Ce qui importe est de s’enfoncer, purement et simplement dans ce bien pur, simple, inconnaissable, ineffable et mystérieux qu’est Dieu, en se renonçant à soi-même et à tout ce qui peut se dévoiler en lui.236.

La transformation passe par la nudité, néant dans le néant :

L’homme à ce moment s’abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu ; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l’auteur ; il le rejette comme s’il ne l’avait nullement acquis, et il se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n’est rien et n’a jamais rien acquis. C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le néant incréé.

Tauler déploie son humour en décrivant cet homme noyé mais qui est cependant dans la meilleure situation possible :

… Là l’esprit s’est perdu dans l’esprit de Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond.

Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu’on ne peut le comprendre et le concevoir. Cet homme devient alors un homme si profondément humain, si dégagé d’individualisme, si vertueux, si bon, d’une conduite si pleine de charité, familier et affable avec tout le monde, [et] cependant, l’on ne peut voir ou découvrir en lui aucun défaut.237.

Quel est le chemin le plus direct ?

Bien chères enfants, celui qui parviendrait seulement à atteindre le fond de l’aveu de son propre néant, celui-là serait parvenu au chemin le plus aimable, le plus direct et le plus court, le plus rapide, le plus sûr menant à la vérité la plus haute et la plus profonde qu’on puisse atteindre en ce siècle. Pour cela, personne n’est trop vieux, ni trop faible, ni trop inexpérimenté, ni trop jeune, ni trop pauvre ni trop riche. Ce chemin c’est : « Je ne suis pas » Ah ! Quelle valeur ineffable est enfermée dans cette parole : « Je ne suis pas.» …toujours nous voulons être quelque chose, oui, Dieu nous le pardonne : nous sommes et nous voulons et voudrions toujours « être ».238.

Au terme du chemin mystique personnel, la prière au service de la communauté des hommes devient alors pleinement efficace :

…ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d’une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d’un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d’un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l’abîme de l’amour, dans la fournaise d’amour, et s’y reposent.

L’efficace de la prière est affirmé :

Alors cette ardente flamme d’amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l’abîme divin, à l’aimable repos des silencieuses ténèbres. C’est ainsi qu’ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l’aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu’on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu’une vie divine.239.

Tout un chemin a été ainsi tracé, de la contemplation à l’élan, de la purification à la perte de soi dans le divin, condition du service de tous par la prière devenue efficace.

Institutions pseudo-taulériennes­ & Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C.

Tauler et son école sont devenus très influents dans les « trois mondes » chrétiens : monde catholique de la contre-réforme (Canisius est jésuite, Surius est chartreux), monde des grandes confessions protestantes (Luther, Silesius avant sa conversion), enfin monde infiniment varié des hétérodoxes et des piétistes (J. Böhme, S. Franck…).

À cause du rayonnement unique de cette œuvre composite dans l’histoire occidentale, ajoutons quelques détails sur l’historique des éditions des œuvres dites « de Tauler ». Une petite moitié provient de sa main, soit quatre-vingt-trois sermons, et une grande moitié provient du milieu qui l’environnait, soit soixante-dix sermons, les Institutions, etc. Cette dernière et large partie du corpus qui ne sort pas directement de la plume de Tauler est souvent de très grande qualité.

La première édition de quatre-vingt-quatre sermons de Tauler parut en 1498 à Leipzig. En 1521 à Bâle, une édition en ajoute quarante, provenant d’auteurs non déclarés, dont Eckhart. En 1543, à Cologne, paraît l’édition de Canisius, qui, outre les sermons de Tauler, ajoute vingt-cinq pièces qui ne sont pas de Tauler : lettres, Göttliche Lehre… (compilation de textes d’Eckhart, de Suso, de Ruusbroec, d’extraits de Tauler), Livre des neuf états de vie de son ami Rulman Merswin, légende d’Eckhart, textes de préparation à la mort… En 1548, toujours à Cologne, Surius édite les célèbres Institutiones, traduction latine de Canisius, avec quelques additions. Toutes les éditions qui suivent, dont les traductions françaises de 1614 puis de 1665 (par Chardon), dépendent de Surius. Lui-même n’attribue le titre d’Institutiones qu’aux trente-neuf chapitres de la Göttliche Lehre…, mais l’habitude a été prise d’utiliser le titre pour l’ensemble comprenant cent-cinquante trois sermons. On dispose aujourd’hui en français de deux traductions modernes, qui se complètent  heureusement 240.

Se limiter aux sermons « de Tauler » serait se priver de sources de grande richesse intérieure. On ne possède qu’un seul manuscrit de sermons, « peut-être corrigé par Tauler » 241. Ceci ne doit pas exclure, pour des raisons de style ou de forme, certaines pièces traduisant son influence. À partir d’une notation sèche de sermons, certains auditeurs retravailleront leurs schémas au risque d’y introduire leurs styles et leurs orientations mais sans affecter trop grandement le contenu : faut-il éliminer pour cela leurs textes ?

La situation est comparable à celle du corpus eckhartien qui nous a fait préférer l’édition traditionnelle de F. Pfeiffer à l’impitoyable sélection de l’édition critique dirigée par J. Quint. Cette situation se reproduira au XVIe siècle en France dont la majorité des textes qui nous sont parvenus ont fait l’objet de profonds remaniements : traités construits à partir de lettres, réécritures. C’est par exemple le cas des « écrits » de Jean de Saint-Samson, grand mystique aveugle dictant son œuvre, et de ceux de M. de Bernières, assemblage de lettres « amélioré » par son éditeur qui s’adapte à l’esprit de l’époque, devenu peut-être pour cette raison un succès de librairie sous le titre du livre Le Chrétien intérieur tout en conservant l’onction. Faudrait-il pour raison « d’authenticité » éliminer ces « œuvres » ?242

Le dernier volume des Œuvres complètes de J. T. s’intitule L’Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. Ce chef d’œuvre a souffert probablement d’une date peu propice pour l’édition de sa traduction française243 et certainement de son caractère d’apocryphe supposé. Il était cependant considéré au milieu du XIXe siècle, par l’érudit notable Ch. Schmidt, comme le « meilleur des ouvrages de Tauler, son œuvre principale » 244. Il apparaît comme très radical, insistant sur la pauvreté absolue, intérieure et matérielle, traduisant peut-être les vues de groupes hétérodoxes, ce qui a pu nuire à son appréciation. Son contenu est plus mystique que celui d’une grande partie de la célèbre Imitation de Thomas a Kempis, marquée par l’ascèse.

L’introduction de l’édition citée de L’Imitation de la vie pauvre défend la thèse de l’attribution à Tauler et explique les circonstances particulières de la parution de cet ouvrage traduit directement de l’allemand (et non plus du latin de Surius) par l’anonyme chanoine traducteur245.

Le texte de L’Imitation de la vie pauvre… est divisé en deux parties : « I, Nature de la vraie pauvreté ou de la perfection » : la pauvreté d’esprit nous rend semblable à Dieu dans son indépendance, sa liberté, son acte pur ; opérations de la nature, de la grâce. « II, Moyens pour arriver à la vraie pauvreté… » : Les obstacles rencontrés, quatre moyens à mettre en œuvre, quatre chemins, conclusion. Nous ne pouvons ici qu’inciter à découvrir cette œuvre très dense :

86. Dieu ne peut pas donner à la volonté qui l’aime, un amour inférieur à celui qu’il reçoit, et celui qu’il reçoit n’est pas autre chose que la mesure comble qu’il donne, en se donnant Lui-même ; et c’est ainsi que la volonté, en cherchant de plus en plus à embrasser Dieu dans une étreinte amoureuse, se trouve devant un bien toujours plus grand à saisir et à embrasser encore et ce qu'il lui reste à posséder de ce bien la réjouit plus que ce que, déjà, elle a le bonheur d'avoir. 246.

99. La renaissance intérieure a lieu quand l'âme éclairée de la lumière divine pénètre dans le sein paternel de Dieu et lui fait don de toutes ses puissances, de son cœur, de toutes ses facultés, les lui abandonnant comme une pâture. Elle se perd toute entière en Lui ; elle n'a plus de cœur, plus de force, plus de volonté. Et Dieu lui donne en retour son cœur, sa volonté, sa force. Le cœur de l'homme devient ainsi un cœur divin…247.

Achevons sur les Explications et Conclusions qui terminent cet ouvrage méconnu aujourd’hui mais fort lu en son temps :

§ 3. Dieu infiniment simple demande la simplicité et l'unité.

126. Ainsi donc, voulez-vous ne pas être trompé? N'occupez pas votre esprit à la multiplicité des choses extérieures. Il y a trop d'illusions. Retirez-vous dans votre intérieur et visez l'unité de la vie spirituelle. Dans cette unité et cette pureté vous ne pouvez pas vous tromper. N'allez pas vous égarer dans le domaine de l'imagination où toutes les erreurs sont possibles, car vous seriez exposé à prendre pour autant de vérités des images vaines ou curieuses. […] Dieu est invisible, élevé au-dessus de toutes les images et de toutes les représentations des sens. Ce qu'il opère et communique est tellement simple que personne ne peut le représenter par des images, que dis-je ? personne ne peut en parler. Celui-là seul qui en a fait l'expérience connaît la vérité pure : il sait qu'il en est ainsi et il ne veut rien savoir des visions ou révélations qui se produisent, surtout à notre époque. […]

127. Bien plus, il peut arriver qu'une âme simple et pure, unie à Jésus-Christ par l'amour le plus parfait, soit obligée de renoncer à toute représentation par figure qu'elle s'est faite de la Vérité divine, si elle veut rester dans toute sa pureté et sa simplicité et ne pas mettre obstacle à l'opération divine en elle, car (ne l'oublions pas) l'action immédiate de Dieu est au dessus de toute représentation par figures et par images. Sans doute, tel homme parfait sera peut-être mis en demeure de se faire intellectuellement une représentation, une idée de la Vérité, afin de pouvoir la transmettre à son prochain d'une manière claire et intelligible. Mais, ce devoir de charité une fois rempli, la représentation de cet objet devra disparaltre de nouveau de son esprit […]

128. Cet amour si ardent et si fort est appelé l'amour agissant, parce qu'il opère aussi longtemps qu'il y a dans I'homme une imperfection à détruire. Quand toutes les inégalités, tous les défauts ont disparu, quand tous les obstacles ont été éloignés, quand la victoire est complète, alors le cœur est envahi par la paix la plus douce, par l'amour le plus suave. C'est l'amour patient, l'amour qui souffre Dieu. Ce n’est plus lui qui agit, c'est Dieu qui agit et l'âme qui subit l'action divine. Cette âme pénètre en Dieu, dans son éternité, et Dieu l'attire par lui-même, en Lui-même, et de la sorte, il se fait que l'amour de Dieu et l’amour de l'âme ne sont plus qu'un seul et même amour. […]

129. C'est dans le fond très simple et très pur de notre âme que se produit cet amour divin très simple et très pur. Cet amour fait désormais les délices et la joie la plus vraie du cœur ; joie sans aucune illusion, délices véritables, parce qu'elles sont surnaturelles, vraiment divines. Impossible d'y trouver la moindre opposition avec la Vérité qui est Dieu même. Non seulement cette joie divine n'est pas sujette à la moindre illusion ou erreur, mais elle fait disparaître toutes les joies naturelles qui seraient contraires à Dieu. Cependant cette souveraine douceur de l'esprit ne doit pas être regardée comme la fin suprême de l'âme. Ce n'est pas à cause de cette joie que l'âme doit aimer Dieu, que dis-je ? elle doit être prête à y renoncer. Dieu veut être aimé pour Lui-même. […]248.









Jan van Ruusbroec (1293-1381)

Un siècle de troubles

Le siècle où vécut Ruusbroec est une période de luttes civiles entre les artisans et les patriciens peuplant les grandes villes. Elles n’ont rien à envier aux célèbres luttes intestines qui affligèrent les cités italiennes. S’y ajoutent, contrepoint aux luttes qui opposèrent au sud la Papauté et l’Empire, des guerres entre bourgeois et noblesse locale renforcée par les chevaliers français venus par deux fois à leur secours ; finalement une compétition féroce entre Flamands du nord et Brabançons de la région de Bruxelles entraînera l’écrasement des communes et sera suivie d’une longue servitude commune aux deux provinces.

A. Wautier d’Aygaliers livre une description très vivante de ces luttes sociales qui marquèrent le siècle de Ruusbroec 249 : « En 1280, il s’agit d’une véritable révolution, qui jette les artisans coalisés contre les patriciens. Elle court, comme une flamme, de ville en ville, soutenue en Flandre par le comte Gui de Dampierre, humilié de se sentir sous l’autorité croissante des gildes. » La lutte dure vingt ans et le patriciat demande l’aide de Philippe le Bel, mais « armés de piques, de masses ferrées, de terribles bâtons hérissés de pointes, les artisans se rallient dans la plaine de Courtrai» et livrent la célèbre bataille de 1302 : « au soir, les cadavres des beaux chevaliers jonchaient la plaine, étoilée de milliers d’éperons d’or. ».

Les luttes se poursuivent alternant succès et défaites des métiers. En 1305, les métiers s’emparent de la maison commune et réorganisent l’échevinage. Mais le duc de Brabant taille en pièces les métiers, quelques semaines après, dans la plaine de Vilvorde. En outre, pour assurer par l’effroi une absolue obéissance, il fait enterrer vif les meneurs du mouvement. Inversement en 1327, règnera « une véritable terreur rouge » sous la direction de Jacques Peit, jusqu’au moment où les révoltés, à bout de souffle, sont écrasés à Cassel par Philippe de Valois. Ce dernier fait décréter en 1336 la cessation du commerce avec l’Angleterre, ce qui entraîne la ruine et la famine pour la Flandre laborieuse. La révolte s’ensuit : « c’est un patricien maintenant qui prend en main la cause des appauvris : Jacques van Artevelde. Il n’hésite pas à appeler à son aide Édouard III, et réussit, par cette alliance, à rouvrir les marchés anglais. ».  

Appelé contre les révoltés, le roi de France consomme l’écrasement des communes. Cet écrasement final suivi du terrible massacre de Gand aura lieu en 1382, l’année qui suit la mort de Ruusbroec. Ils sont décrits d’un point de vue tout opposé à celui de Wautier d’Aygaliers, par le royaliste De Barante au début de son Histoire des ducs de Bourgogne, attachant chef-d’œuvre romantique250 : on y évoque cependant bien des horreurs et comment, après les massacres de bourgeois, les chevaliers bretons emportèrent sur leurs chariots les richesses des Flandres…

La vie et les œuvres

Le biographe moderne de Ruusbroec commence ainsi son Ruusbroec l’Admirable 251 : « Ses œuvres ont toujours trouvé de paisibles lecteurs et admirateurs ; avec application, des copistes les ont maintes fois retranscrites sur parchemin ou sur papier : plus de deux cents manuscrits en font foi. Mais pour la vie de Ruusbroec, nous ne disposons que d’un récit biographique dont de nombreux éléments sont sujets à caution… » Il s’agit d’un court écrit latin rédigé vers 1420 par un chanoine de Groenendael connu sous son nom latinisé d’Henricus Pomerius (-1469), qui suit le stéréotype médiéval des vies des saints 252.

Cependant, contrairement aux habitudes des hagiographes, Pomerius omet tout éloge des parents et quelques détails donnés involontairement sur la mère font question. En effet, vers sa onzième année Ruusbroec est accueilli par le chanoine Jean Hinckaert tandis que sa mère se fixe au béguinage de Bruxelles.

Il fait les études qui préparaient normalement à être prêtre et il est cultivé, contrairement à une légende. Ordonné en 1317, il est chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles jusqu’en 1343 ; c’est « l’unique fait que nous connaissions avec certitude quant au séjour de Ruusbroec dans la capitale du duché de Brabant ». Ses cinq premiers traités ont été entièrement rédigés à Bruxelles : Le Royaume des Amants de Dieu, Les Noces spirituelles, La Pierre brillante, Les Quatre Tentations, De la foi chrétienne ; avant de partir à Groenendael, « la vallée verte », Ruusbroec a également rédigé la première partie de son traité le plus long, Le livre du Tabernacle spirituel. « Ruusbroec expérimenta les sommets de l’expérience mystique tandis qu’il exerçait l’apostolat d’un simple prêtre, au milieu de l’intense activité de la ville… »  253.

Nous disposons d’un unique témoignage sur sa vie en ville, dont on devine que Pomerius l’entendit raconter de vive voix par Ruusbroec, car on y retrouve l’accent confiant de ce dernier :

Il était toujours paisible, silencieux, peu soucieux de son vêtement ... Deux séculiers considérant la simplicité de son habit, l’un d’eux se mit à dire : Plût à Dieu que je fusse doué d’une sainteté de vie aussi grande que celle de ce prêtre ! À quoi l’autre répondit : Pour tout l’or du monde, je ne voudrais certes pas être à sa place ; car alors, je n’aurais pas un seul jour de bonheur ! Ce que le saint homme entendant par hasard, pensait au fond de son âme : Ah ! tu connais peu de quelle suavité sont pénétrés ceux qui ont goûté l’esprit de Dieu ! 254.

À l’époque, les chanoines animent les écoles des villes en même temps qu’ils assurent des fonctions liturgiques. Mais certains recherchent une vie semi cloîtrée « auprès des églises pour lesquelles ils ont été ordonnés, [ayant] table commune et dortoir commun », mettant en commun « tous les biens qui leur viennent de l’Église», selon une adresse aux évêques de France rédigée un peu avant 1059 255. Au XIVe siècle, l’apogée du grand mouvement de réforme est déjà passée : l’extension des ordres franciscains et dominicains qui ont un contact plus direct avec le peuple d’une part, et celui des universités qui diminuent le rôle des écoles cathédrales d’autre part, font progressivement disparaître les chanoines en tant que membres de communautés actives et le titre seul perdurera. Seule la « dévotion moderne » échappera à ce déclin.

À l’âge de cinquante ans, Ruusbroec décide, avec Hinckaert (-1350) et Frank de Coudenberg (-1386), de former une congrégation de chanoines réguliers. « Le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c’est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine » 256. Les trois fondateurs s’établissent durant la semaine de Pâques de 1343 dans la « vallée verte » en forêt de Soignes, à une trentaine de kilomètres au sud de Bruxelles ; aujourd’hui une inscription marque l’emplacement, fort humide, de leur ermitage, qui devint un grand monastère, détruit aujourd’hui.

Ils cherchent simplement une retraite et ils vivent durant les premières années sans règle ni supérieur. « Frank de Coudenberg fut nommé curé par l’évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu’il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !) Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle… » 257.

On note l’absence de toute institution fortement structurée : « Ruusbroec et ses compagnons ne sont pas entrés chez les chartreux, alors qu’ils connaissent l’existence de la chartreuse de Hérinnes (fondée en 1315). Ils ne sont pas entrés dans un couvent existant et ils n’ont pas davantage désiré en 1343 fonder un couvent nouveau […] ils se sont laissés porter par le désir intense de découvrir par eux-mêmes le mode de vie qui convenait le mieux à leur vocation intérieure. Les trois compagnons bruxellois ne partirent pas à Groenendaal pour y vivre selon un modèle déjà fixé. Ils sont restés pendant sept ans ce qu’ils étaient déjà à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté. » 258.

On devine la pression des institutions : « Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l’évêque au sujet de bruits qui circulaient […] l’évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l’habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d’accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael 259.

Ruusbroec n’est pas un isolé, il visite certainement des franciscaines clarisses et des cisterciens voisins. Dès 1350 ses œuvres diffusent à Strasbourg, Bâle, Cologne, et la « Vallée verte » rayonne sur une constellation de fondations. Selon Pomerius 260 :

Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d’édification, il se faisait le plus souvent un plaisir s’accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu’une image se représentait à l’esprit, celle d’un tonneau rempli de nouveau vin ... D’autres fois, aucune parole ne jaillissait de ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C’était alors comme s’il n’avait jamais reçu aucune lumière de l’Esprit Saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : « Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci. » 

Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrit quatre ouvrages pour une simple clarisse, sœur Marguerite de Meerbeke : une Lettre très personnelle, Les sept clôtures, le Miroir du salut éternel 261, Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel. Ses dernières œuvres sont : Le livre de la plus haute vérité, expliquant son tout premier traité ; Les Douze Béguines, long mais bel ouvrage, peut-être une compilation d’écrits inédits par ses confrères ; une collection de sept Lettres. Il meurt, âgé de 88 ans, en 1381.

L’œuvre de Ruusbroec peut être lue entièrement car elle n’est pas très volumineuse. L’édition critique est très recommandée pour ses introductions, ses glossaires permettant une approche directe du brabançon en s’aidant de la remarquable quasi-translittération anglaise, sans oublier la bonne adaptation latine de Surius. En français, la traduction récente par Dom Louf a pris heureusement le relais de celle des bénédictins de Saint-Paul de Wisques. Cependant elle ne fait pas oublier l’Introduction et la traduction structurée et inspirée des Noces par J.-A. Bizet 262. Nous donnons en note les titres en quatre langues des œuvres en suivant l’ordre de composition probable afin de faciliter une lecture suivant l’ordre chronologique 263.

On ne sait pas dans quelle mesure l’œuvre fut retravaillée, tout comme l’on doute de certains faits avancés par l’hagiographe Pomerius. Jean Orcibal souligne « l’invraisemblance de l’épisode de l’hérétique Bloemardinne », ainsi que l’influence certaine de Guillaume de Saint-Thierry 264. Le « Bon Cuisinier » Jean de Leeuwen (~1300-1378) nous confirmera bientôt l’influence d’Hadewijch II.

Le Royaume des amants, premier des écrits, présente déjà la racine unique d’une arborescence des thèmes incessamment repris dans les écrits qui suivront, mêlant les représentations et croyances médiévales du chanoine (parfois déconcertantes) à l’ouverture de la voie par le mystique accompli (peu métaphysicien ; on se situe à l’inverse d’Eckhart). Cette racine est le thème fondamental de l’amour, et de l’amour sous toutes ses formes, reprenant le terme Minne dominant chez Hadewijch II.

Cette base qui supporte toute l’œuvre est omniprésente dans le Miroir de la vie éternelle destiné à une sœur Marguerite et plus simplement écrit. « Unité d’amour », « nu-amour », « enivrement », l’étude de ces divers aspects reste à faire. Ruusbroec apparaît dès son premier écrit comme le chantre de l’amour comme tous les mystiques, mais lui sait tout rattacher à cette origine et fin. Il s’agit d’un élan dynamique menant à l’unité et conjoint avec elle.

Le thème de l’amour est quasiment absent de présentations modernes assez complexes. Ainsi dom Louf, son traducteur le plus récent, ne lui accorde aucune place dans son introduction au Royaume des amants et ne consacre au terme minne qu’une très modeste définition dans son glossaire répété à la fin de chaque volume. Peut-être à cause de l’omniprésence même du thème, jugé donc comme constituant une enveloppe trop vaste, le français ne disposant que d’un seul mot ambigu ?

Présentons les Noces spirituelles, ouvrage dont la structure est soulignée par l’heureux découpage du traducteur Bizet.

Les Noces spirituelles : Thèmes. Incertitude des traductions. Aperçu.

Intérieurement, Ruusbroec, avec l’heureux optimisme médiéval d’avant la peste noire qu’il a traversée adulte, met en avant la grandeur de notre vocation mystique et affirme la possibilité de son aboutissement : « Avec l’aide de la raison illuminée, le mystique peut connaître Dieu par Dieu. … L’amour, en effet, nous arme de ses dons et illumine notre raison … Ruusbroec ne propose pas sa spiritualité à des âmes timides, mais bien à des amants intrépides, désirant mettre tous leurs talents au service du Bien-Aimé. Enfin la spiritualité de Ruusbroec possède un optimisme et un dynamisme extraordinaires. La nuit obscure de la vocation mystique n’est certes pas passée sous silence, mais cette nuit paraît courte en comparaison du jour rayonnant de soleil et de lumière. » 265.

Cet aboutissement permet le service d’autrui mais sa spiritualité sans clôture n’oriente pas l’homme vers une vie exclusivement contemplative. Le but n’est pas la contemplation divine, mais l’activité unifiée d’un homme adonné à la vie commune : il rentre en lui-même dans la prière à Dieu et sort vers le dehors pour le service du prochain, selon ce qui se présente. Ruusbroec décrit cet idéal en quelques images très simples :

L’esprit de Dieu nous pousse au dehors, pour l’amour et les œuvres de vertu, et il nous aspire et nous ramène en lui pour nous faire reposer et jouir, et cela est vie éternelle. C’est de même que nous expirons l’air qui est en nous et aspirons un air nouveau... Ainsi donc, entrer dans une jouissance oisive, sortir dans les bonnes œuvres et demeurer toujours uni à l’Esprit de Dieu, c’est là ce que je veux dire. De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu 266.

L’aventure du retour de l’âme à Dieu par « les degrés que sont la découverte de la ressemblance, de l’union et de l’unité sans distinction 267 » forme le sujet des Noces spirituelles. Pour ce texte du Die Geestelike Brulocht accessible aux siècles passés par l’intermédiaire de la traduction latine De ornatu spiritalium nuptiarum par Surius, on dispose d’une traduction en anglais moderne, The Spiritual Espousals, qui fait face à l’original moyen néerlandais en le suivant de très près 268.

Pour exemple, pour inciter à la prudence vis-à-vis de toute adaptation faite à partir d’une langue étrangère, comparons cinq traductions d’un très court fragment emprunté à la conclusion des Noces : elles montrent la diversité des perceptions d’un passage essentiel, il est vrai assez obscur, alors même que tous les traducteurs cités veillent avec soin à éviter tout contresens.

Nous soulignons quelques termes qui peuvent être équivoques : gouffre ou abîme ne rendent pas compte de la dynamique traduite par tourbillon, whirlpool, wiel ; on relève des variations entre engloutir ou inclure ou embrasser…; ou bien entre céder ou se résorber… ; il existe un grand écart entre la paisible perte amoureuse ou la force et l’élan traduits par flot de l’amour ou loving transport. Les traductions  précèdent l’original brabançon :

For in this fathomless whirlpool of simplicity, all things are encompassed in enjoyable blessedness, whereas the ground itself remains totally uncomprehended, unless it be by essential unity. The persons and everything that is living in God must yield before this, for here there exists nothing but an eternal rest in an enjoyable embrace of loving transport.269.

Dans ce gouffre sans fond de la simplicité toutes choses sont englouties en béatitude fruitive ; mais le fond lui-même demeure totalement incompris, si ce n’est de l’unité essentielle. Les personnes et tout ce qui vit en Dieu doivent céder devant cette unité ; car il n’y a ici autre chose qu’un repos éternel en un embrassement de jouissance où l’on se perd amoureusement.270.

Or dans ce gouffre sans fond de la Simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive, le fond y échappe toutefois, sauf dans l’unité essentielle. À cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exaltant où tout s’écoule dans l’amour.271.

Car dans le tourbillon sans fond de la simplicité, toute chose est étreinte dans la béatitude de la fruition, le fond échappant tout entier à notre saisie, sinon par le truchement de l’unité essentielle. Face à cette unité, les Personnes doivent céder et, avec elles, tout ce qui vit en Dieu. Car rien d’autre n’existe ici qu’un repos éternel, dans l’étreinte fruitive de l’écoulement d’amour. 272.

Want in desen grondelosen [fathomless] wiele [whirlpool] der simpelheit [simplicity] werden [become] alle dinc [thing] bevaen [encompass] in ghebrukelijcker [enjoyable] salicheit [blessedness], ende [end] die gront [ground] blivet [remain] selve al ombegrepen [unapprehended, uncomprehended], het en si met [with (whom)] weselijker [essential] eenicheit [oneness]. Hier vore [before, heterofore] moeten die persone wiken [yield], ende al dat in gode [Dieu] levet [live], want hier en es anders [autre] niet dan een eewich [éternel] rasten [rest] in eenen ghebrukelijcken omvanghe [caress, embrace] minlijcker [loving] ontvlotentheit [transport].273.

Maintenant que le lecteur a perçu la difficulté d’accéder au texte original, voici un aperçu de l’ensemble des Noces274 dans la traduction par Bizet. Une montée revit comme en spirale par trois fois la citation évangélique extraite de la parabole des vierges folles et sages : « Voyez... sortez... ».

« Voyez, l’époux vient, sortez au-devant de lui : » Ce que nous exposons selon trois niveaux : vie active des commençants, vie intérieure dans le désir de Dieu, vie de contemplation divine.

Le premier niveau de la vie active est celui où l’initiative divine et ses dons conduisent à l’abandon de notre volonté propre et à une extrême humilité.

« Voyez : » …survient une lumière plus haute de la grâce divine, pareille à un rayon de soleil versé dans l’âme sans mérite de sa part et sans désir adéquat ... de la grâce de Dieu et de la libre conversion de la volonté éclairée par la grâce, jaillit la charité, c’est-à-dire l’amour divin; et de l’amour divin résulte le troisième point, à savoir la purification de la conscience 275.

« L’Époux vient : » Dans le premier [avènement] Il s’est fait homme pour l’amour de l’homme, par charité. Le second avènement a lieu quotidiennement et se renouvelle fréquemment de maintes manières dans chaque cœur aimant, apportant de nouvelles grâces, de nouveaux dons, selon que chacun est capable d’en recevoir. Dans le troisième on considère sa venue pour le jugement ou à l’heure de la mort.276.

« Sortez : » Par l’abdication de la volonté propre en tout ce qu’on peut faire ou laisser faire, ou même souffrir, on ôte à l’orgueil toute matière et occasion de s’exercer et on porte l’humilité à son plus haut degré 277.

L’engendrement se poursuit de l’abandon à la patience, douceur, bonté, compassion, libéralité.

Celui qui est libéral … ressemble à Dieu, car il ne vit en lui-même, il ne sent, que pour se répandre et donner 278.

« À sa rencontre : » Il faut se garder de poursuivre une double fin par l’intention, c’est-à-dire d’avoir Dieu en vue et quelque chose en outre 279.

Alors vient le second niveau, celui du désir où nous sommes orientés vers Dieu, qui est tout intérieur :

« Voyez : » La troisième unité, et la plus haute, est au-dessus de notre entendement et de tout ce que nous pouvons comprendre, et pourtant elle existe essentiellement en nous 280. ... C’est ainsi que l’homme doit rapporter à Dieu toutes ses œuvres et toute sa vie, avec une intention simple et élevée, puis reposer au-dessus de toute intention, de lui-même et de toutes choses, dans l’unité sublime où Dieu et l’esprit aimant sont unis sans intermédiaire 281. ... Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et son activité ou la motion qu’Il exerce en nous, naturellement ou surnaturellement, nous est plus proche et plus intime que notre propre activité.282.

Viennent les épreuves, la détresse et un « demi doute » à la limite du désespoir, mais des rivières de grâces conduisent à la possession par l’Amour.

« L’Époux vient, sortez : »

[Premier avènement] Ils sont un objet de dédain et de rebut pour tout leur entourage. Il arrive qu’ils tombent dans la maladie et différents maux. Certains sont en proie à des tentations d’ordre charnel ou spirituel, ce qui dépasse tout. De cette détresse résulte la crainte de la chute et du même coup un demi doute. C’est là le point extrême où l’on puisse s’arrêter sans verser dans le désespoir…283.

[Second avènement] Moyennant le premier ruisseau, qui consiste en une lumière simple, la mémoire est élevée au-dessus des suggestions des sens, placée et établie dans l’unité de l’esprit. Moyennant le second ruisseau, qui consiste en une clarté infuse, l’entendement et la raison sont illuminés pour connaître différents modes de vertus, différents exercices et le sens caché des Écritures d’une façon distincte. Moyennant le troisième ruisseau, qui consiste en une chaleur diffusée dans l’esprit, la volonté supérieure est enflammée d’un amour silencieux et dotée de dons abondants. C’est ainsi qu’on devient un homme d’esprit illuminé. 284.

[Troisième avènement] Dans cette tempête d’amour … L’homme est alors possédé par l’amour, au point d’être obligé de perdre le souvenir de lui-même et de Dieu, et de ne plus rien savoir en dehors de son amour.285.

« À sa rencontre : »

[La base de toute union] …à la façon d’un miroir sans tache où l’image reflétée se conserverait toujours, et chaque fois que le regard s’y porte, c’est pour la connaissance, le principe d’un renouvellement perpétuel, à la lumière de nouvelles clartés. Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas par elle-même, mais elle demeure en Dieu, elle émane de Dieu, elle dépend de Dieu et elle revient à Dieu comme à son principe éternel.286.

[L’union avec intermédiaire] I. Par toute œuvre rapportée à Dieu seul par intention simple avec amour, II. dans la crainte de Dieu, III. l’esprit de générosité, IV. le discernement, V. la force, VI. l’intelligence, VII. l’unité de jouissance où tout mode s’abolit, qui donne la sagesse par motion divine.287.

L’unité émane de Dieu dont nous devenons un miroir, entrant dans le repos tout en aidant les créatures :

[L’union sans intermédiaire]. Et dans cette lumière l’esprit s’évanouit à lui-même dans un repos de pure jouissance, car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c’est-à-dire en s’y livrant. Si nous pouvions en effet le connaître et le comprendre, il se prêterait à quelque mode et quelque mesure: ainsi il ne saurait nous satisfaire, ce ne serait plus la quiétude mais une perpétuelle inquiétude.288. ... (a) L’homme devient immobile intérieurement, impuissant en lui-même et dans toutes ses œuvres et il ne sait et ne sent rien d’autre au fond le plus intime de son être, dans son âme et dans son corps, qu’une clarté singulière avec un bien-être sensible et un goût pénétrant 289. (b) Par touche et œuvres d’amour, (c) Selon la justice. C’est ainsi que l’homme vit selon la justice : il va vers Dieu avec un amour fervent, par une activité qui est éternelle, et en Dieu, par l’inclination à la jouissance, il entre dans un éternel repos ; et il demeure en Dieu, encore qu’il sorte pour se porter vers toutes les créatures, avec un amour commun, dans la vertu et la justice.290.

Enfin, au troisième et dernier niveau (« Troisième livre : la vie dans la contemplation de Dieu »), Dieu s’engendre Lui-même dans le silence « où se perdent les amants » :

Nul n’y peut parvenir par son industrie ou par sa subtilité, non plus que par aucun exercice, c’est seulement celui que Dieu veut unir à son esprit et transfigurer par le don de Lui-même, qui peut accéder à la contemplation divine et nul autre . … Car comprendre et entendre Dieu au-dessus de toutes les figures, tel qu’Il est en Lui-même, c’est être dieu de par Dieu, sans intermédiaire ou quelque différence capable de s’interposer comme obstacle … celui qui veut comprendre doit être mort à lui-même et vivre en Dieu. 291

« Voyez : » En premier lieu il doit être bien ordonné extérieurement dans la pratique de toutes les vertus, intérieurement ne buter contre aucun obstacle, et ainsi être aussi dégagé de toute activité extérieure que s’il n’en exerçait aucune. Car s’il se préoccupe intérieurement de telle ou telle œuvre de vertu, son esprit est envahi d’images, et aussi longtemps que durent ses préoccupations, il est incapable de contempler. En second lieu il doit adhérer à Dieu intérieurement, y appliquant son intention et son amour, comme enflammé d’une ardeur qui ne peut jamais s’éteindre. Dès l’instant qu’il sent en lui-même de telles dispositions, il est capable de contempler. En troisième lieu il doit se perdre lui-même dans l’indétermination sans modes, dans une ténèbre où tous les hommes adonnés à la contemplation s’égarent dans la jouissance, sans pouvoir jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode des créatures.292.

« L’Époux vient : » …Toutes les opérations d’ordre créé et toutes les pratiques de vertu doivent ici se résorber, car ici Dieu s’engendre Lui-même.293.

« Sortez à sa rencontre : » …À cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exultant où tout s’écoule dans l’amour. Et cela se passe dans l’Essence sans mode où, au-dessus de toutes choses, les esprits intérieurs ont élu leur séjour. C’est là que règne un ténébreux silence au sein duquel vont se perdre tous les amants. 294.



L’influence de Ruusbroec

Le cercle des proches.

Jean de Leeuwen (~1300-1378), le « bon cuisinier », avait exercé plusieurs métiers avant d’entrer comme frère lai dans l’ermitage de Groenendael, sous la conduite de Ruusbroec. Il y remplira jusqu’à la fin de sa vie l’humble fonction qui est attachée à son surnom, mais sera entre temps devenu l’auteur de nombreux traités spirituels de valeur :

L’homme doit sans cesse monter et descendre de la haute liberté de Dieu à l’humble connaissance de sa petitesse, entrer par la Trinité dans l’Un éternel, qui est l’Essence divine, pour s’épancher ensuite en œuvre de charité envers le prochain 295.

L’influence du « bon cuisinier » est visible sur Gerlach Peters ; on en trouve des réminiscences chez Gérard Grote et d’autres. Il nous renseigne sur ce que ressentent les membres de sa communauté. Critique d’Eckhart dans son Livret sur la doctrine de Maître Eckhart, « doctrine dans laquelle il erra », il admire par contre profondément la doctrine d’amour de la béguine Hadewijch II296.

L’amour de Dieu surpasse tout. Ainsi s’exprime aussi une sainte et glorieuse femme, appelée Hadewijch et qui sait enseigner ... pour ma part je considère la doctrine d’Hadewijch comme aussi véridique que celle de saint Paul 297.

En 1362 Ruusbroec, qui approchait de soixante-dix ans, visita les chartreux d’Hérinnes durant trois jours car on sait qu’il n’était pas permis à ceux-ci de sortir de la clôture. La chartreuse est pourtant à quelque trente kilomètres - à vol d’oiseau - de Groenendael. Le frère Gérard ( ?-1377) rédigera le rapport le plus précis que nous possédions sur cette circonstance particulière de la vie du robuste mystique. Des liens étroits se nouèrent aussi avec différentes chartreuses, dont le couvent Sainte-Barbe à Cologne 298.

Gérard Grote et la « Vie commune ». La congrégation de Windesheim 

Ruusbroec rencontra et influença Gérard Grote (1340-1384), qui traduisit en latin certaines de ses œuvres. Grâce à l’autorité de Grote, les écrits de la Dévotion Moderne 299 vulgariseront la doctrine de Ruusbroec, mais ce co-fondateur des Sœurs et Frères de la vie commune  est ascète plutôt que mystique 300

Ses parents moururent de la peste noire lorsqu’il avait dix ans et Grote traduisit dans ses écrits l’angoisse qui couvrit une Europe dont la population diminua brutalement : ses arguments habituels étaient la justice de Dieu et les peines de l’Enfer ; le point de départ comme le point d’arrivée de la vie spirituelle sont pour lui le salut de l’âme 301. Converti autour de sa trente-quatrième année, il renonça à ses titres ecclésiastiques, fit donation de sa maison paternelle à un groupe de pieuses femmes, à l’origine des Sœurs de la Vie commune, se retira dans une chartreuse pendant quelques années, enfin se fit ordonner diacre pour pouvoir prêcher. Une carrière de missionnaire ambulant fut freinée en 1383 par une décision épiscopale ; aussi « Grote a nourri à l’égard des couvents de son temps la même méfiance que celle exprimée par Ruusbroec dans ses ouvrages. Pour ce motif il a décidé que les Sœurs et Frères ne prononceraient aucun vœu : ils s’affiliaient librement à l’une ou l’autre communauté et avaient la faculté de la quitter librement. La communauté leur offrait seulement un cadre favorable pour apprendre à vivre dans la ‘dévotion’ sous la poussée d’une inspiration intérieur 302. Son disciple Florent Radewijns (~1350 ~1400) 303, dont l’orientation est également ascétique, forme les premiers groupes des Frères de la Vie commune, puis fonde la congrégation des chanoines réguliers de Windesheim 304.

En 1412, après un retard lié au schisme d’Avignon, le chapitre de Groenendael, comportant cinq fondations, rejoint la famille canoniale constituée dès 1387 autour des chanoines réguliers de Windesheim du diocèse d’Utrecht, qui en comportait déjà onze. L’essor de la congrégation de Windesheim ainsi élargie est rapide : de seize couvents en 1412 on passe à quatre-vingt-dix-sept en 1500, dont treize de femmes 305.

De la congrégation élargie de Windesheim au nouvel ordre jésuite

Thomas a Kempis (1380-1471), disciple de Radewijns et auteur de l’Imitation de Jésus-Christ est un chanoine régulier de cette congrégation, au sein de laquelle on copie et recopie les œuvres de « Jean Rusbroche ».

Gérard Zerbolt (1367-1398), mort à trente et un ans de la peste, rassemble en un système raisonné et logique les principes spirituels du même Radewijns. On glisse de la vie mystique à l’ascèse. Le travail sur soi ne peut être accompli par une personne seule : « c’est la ‘vie commune’ et non la ‘vie solitaire’ qui forme le cadre approprié au renouvellement de la vie chrétienne. » 306.

Jean Mombaer (~1460-1501) de Bruxelles est le dernier écrivain notable de l’école, pour qui « la méthode envahit tout le champ de la spiritualité » 307. Né à Bruxelles, il fait ses études à l’école des Frères de la vie commune située à Utrecht. La soif de lecture et d’étude le surmène, ce qui le rend malade. Il devient l’ami d’Érasme (1467-1536). En 1496, il est envoyé avec six chanoines pour réformer l’abbaye de Château-Landon, exil dont les épreuves « défient l’imagination ». En 1501 il devient abbé de Ligny, lieu humide et malsain. Il meurt la même année 308.

Mombaer propose l’usage de l’imagination qu’il met au service de la méditation, ce qui évoque déjà les Exercices d’Ignace de Loyola. Dans son Rosetum, les diverses parties de la main figurent une sorte de carte géographique des actes et devoirs du religieux. « En effet contrairement à ce que beaucoup croient, ce n’est pas en méditant d’une manière déjà très spirituelle et abstraite qu’on se prépare le mieux à l’ ’abstraction’ de la contemplation : le méditant reste habituellement très attaché aux concepts et c’est des scènes imaginées qu’il se laisse plus facilement abstraire, c’est-à-dire passivement dénuder, parce qu’il se les fabrique et sait leur caractère provisoire, ce qui permet de n’y pas attacher trop d’importance. »309

L’influence déborde le champ de la méditation : la peinture des « Primitifs flamands » s’inspire de cette dévotion qui fait appel à une imagination conjointe au réalisme. Rogier van der Weyden (1400-1464), « charitable aux pauvres, généreux envers les institutions religieuses, soucieux des intérêts communaux et rempli de sollicitude pour sa femme et ses enfants310 » traduit picturalement une vie intérieure profonde.

On touche ici aux méthodes de méditation, déjà très préférables aux actes extérieurs de la prière vocale où l’on occupait les moines par d’interminables liturgies, austérités, jeûnes prolongés, si épuisants qu’ils compromettaient la vie intérieure. Mombaer fit d’ailleurs des essais infructueux de réforme à Saint-Victor à Paris puis à Livry, en vue d’introduire des moments d’intériorité méditative.

Finalement s’achèvera, assez loin de l’orientation mystique propre à Ruusbroec, qui certes ne peut convenir à tous, le rôle utile de la congrégation née à Windesheim : « L’auteur des Exercices spirituels [Loyola] n’avait certes pas lu les Ascensions de Gérard Zerbolt, mais entre ces deux œuvres les ressemblances d’esprit et de méthode sont telles qu’on ne peut nier une dépendance indirecte du premier à l’égard du second. Méthodes d’oraison fondées en psychologie, sujets gradués, des vérités fondamentales aux épisodes de la vie du Christ, examens de conscience particuliers, le tout en vue d’un but proposé nettement. La filière semble bien s’établir par le Rosetum de Mombaer et l’Ejercitatorio de la Vida espiritual publié par Garcia Jimenes de Cisneros, abbé de Montserrat, en 1500 »311. Les chemins bifurquent ainsi entre d’un côté une branche mystique, reprise par les chartreux de Cologne, éditeurs de Ruusbroec et de Tauler, et d’un autre une branche marquée par l’ascétisme, celle de la grande majorité des Frères et sœurs de la Vie commune, reprise par l’ordre des jésuites.

Avant de quitter les frères, présentons trois grandes figures, outre celle de Denys le chartreux (1402-1471) que nous avons préféré évoquer, malgré son caractère tardif, lors de la présentation de son ordre (sa stabilité de chartreux le place hors de l’évolution historique !). Denys passa par la chartreuse visitée antérieurement par Ruusbroec et qui conservait son œuvre. Ses écrits, d’une grande influence au XVIIe siècle, constituent un relai important.

Gerlac Peters et Thomas a Kempis, presque contemporains, sont suivis à moins d’une génération par van Herp (Harphius). Ce dernier est - avec Denys le Chartreux - un grand passeur de Ruusbroec, son « héraut ».

Gerlac Peters (1378-1411)

Gerlac Peters (1378-1411) échappa à la tendance ascétique qui régnait au sein des Frères de la Vie commune. Il était presque aveugle, ce qui retarda sa profession comme chanoine régulier du monastère de Windesheim. Ses dernières années furent marquées par de terribles souffrances dues à la maladie de la pierre, dont il mourut à l’âge de trente-trois ans.

Il notait ses pensées en petits fragments, comme Pascal. Son ami Jean Scutken les rassembla en un témoignage admirable, le Soliloquium ou Monologue de l’âme avec Dieu, peu connu. Aussi nous citons largement. Peters aborde le premier un thème qui reviendra particulièrement au XVIIe siècle sous le terme de désappropriation : Dieu se manifeste au plus profond de l’âme, et la croissance spirituelle consiste en ce qu’Il chasse tout ce qui est illusoire :

Ce regard a tant de force et de puissance, que le cœur de l’homme et le corps lui-même en sont merveilleusement émus et impressionnés, et qu'ils défaillent à cette vue, qu'ils ne peuvent soutenir. Bientôt tout nuage se dissipe devant le regard intérieur, et l’âme devient conforme, selon son mode, à Celui qu’elle voit ; de sorte que tout ce qui est vain, tout ce qui est étranger à Dieu, tout ce qui n’est pas selon le divin modèle disparaît et s’évanouit comme la fumée devant un vent violent.312.

Oh ! alors ce me serait une grande consolation et un allégement de cœur, si d'âme et de corps je pouvais me prosterner, m'humilier, m'abaisser au-dessous de tout le créé. Cette lumière de la vérité me réduit presque au néant, quand je me considère moi-même et tout ce qui n'est pas elle ou en elle; elle me montre que tout ce qui n'est pas uni au Seigneur n'est rien. / Et après que je me suis ainsi réduit à rien, elle s'empare de ce regard que je fixe sur elle de toute l'ardeur de mon être, et, l'attirant à soi, elle l'unit étroitement à son propre regard, pour qu'ils ne fassent plus qu'un, et, qu'à l'abri de toute distraction, et dans la mesure du possible, je considère en elle et avec elle tout ce qui est ou peut être, comme elle-même le considère. / Par là, je perds toute préoccupation inutile de moi-même, et, d'avance, je me trouve consolé de tout ce qui peut m'advenir. Tout ce que l'immuable Vérité permet à mon égard, tout ce qui vient de la disposition éternelle de mon Seigneur, à qui j'ai résigné ma vie et ma mort, tout ce que je suis et tout ce que je puis être, pour le temps et pour l'éternité, j'y acquiesce et je m'y soumets, sans présomption téméraire et sans recherche aucune de mes commodités.313.

Le mystique atteint et aime toute créature :

Et nous serons remplis d'une telle abondance, d'une opulence tellement débordante, qu'avec Jésus, nous nous répandrons sur toute la création, de sorte que Dieu soit tout en tout. Nous désirerons que tous participent à la même richesse, parce que, du fond du cœur, et comme Dieu lui-même, nous devons désirer et souhaiter tout bien à tous; de sorte que les biens que nous recevons de lui, nous désirions qu'ils deviennent le bien propre de chacun, ce qui est aisé et tout spontané à ceux qui aiment, parce que partout où est l'amour véritable, il n'est pas possible que cet amour ne se répande pas au dehors dans son besoin d'aimer. Rien, en effet, n'est plus conforme, plus propre à ce qui porte la ressemblance divine que de se répandre incessamment et de se communiquer à tous.314.

Ainsi, malgré ses épreuves physiques, le mystique cherchera à vivre dans la paix et la dilatation intérieure, car « tout ce qui inquiète et oppresse l’âme, aussi bon qu’il paraisse, est signe qu’on ne vit pas dans la volonté de Dieu. Si l’esprit ne sait pas continuellement respirer […] c’est parce que le moi a construit autour de lui une étroite cellule et s’est isolé de l’espace divin. […] Parce que le moi aspire à jouir de cette liberté promise, il sera tenté de réaliser lui-même cette désappropriation : c’est l’illusion la plus subtile et la plus fréquente. » 315. À l’opposé, Gerlac exprime la vraie façon de prier :

Il n'est aucun indice, aucun signe de l'union avec le Verbe plus évident que de vivre ainsi sans anxiété et dans la dilatation intérieure avec le Verbe, dans un amour commun donnant tout, remplissant tout, avec Jésus, de façon qu'il n'y ait rien qui ne reçoive ce qu'il peut attendre. C'est ainsi, autant qu'il est en nous, que nous pouvons remplir le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent, par notre amour, qui est Dieu.

Vivant en Jésus, nous avons en lui tous les élus rassemblés, nous les présentons et les offrons, d'un cœur sincère et généreux, au regard du Père, comme une famille de choix, exposant les misères et les tribulations de tous en général, et de quelques-uns, selon les occasions, en particulier. Enfin, de tout cœur, et dans l'intensité de nos désirs, nous l'offrons lui-même en esprit, en tout lieu, comme il s'est lui-même offert à son Père. Et là, entre la divinité et l'humanité, l'esprit comme plongé dans cet intérieur de Jésus, nous trouvons paix sur paix et cet amour chaste qui nous fait attirer en nous tous les hommes et Jésus, et là nous les embrassons dans la simple vérité.316.

Gerlac livre son expérience, ce qui est très exceptionnel :

Quelque rares qu'aient été les occasions où il s'est révélé à mon esprit avide de le contempler, j'avoue qu'alors tout ce qui lui est étranger s'évanouit, et que même tout ce qu'il y a de plus intime dans l'homme intérieur se fond et s'écoule dans l'amour. Et cet amour est si fort et si véhément qu'il ne me reste presque plus rien de moi-même, et je ne me sens plus qu'indigence et pauvreté ; car il exige de moi tant et de si grandes choses que j'aurais beau donner tout ce que j'ai et tout ce que je puis, je paraîtrais cependant n'avoir rien donné.

Mais dans cette extrême pauvreté, que dis-je, dans ces sublimes richesses, je ne trouve rien de plus salutaire et de plus agréable à Dieu que de me résigner pleinement en tout ce qui peut m'arriver. Il acquittera à ma place ce qu'il me demande. Pour moi je n'aurai plus de recherche personnelle. Uni à Dieu, je ne m'aimerai moi- même et toutes choses qu'en lui, par lui et à cause de lui. Dieu veut que je m'aime moi-même de la même manière qu'il m'aime lui-même, et non d'une autre façon, c'est-à-dire que je devienne tout à fait sien et tout à fait transformé en lui. Et lorsque je m'aimerai moi-même et toutes choses de cette sorte, je n'aimerai plus rien en moi ni de moi que mon Dieu.317.

Gerlac porte un regard très sobre direct en Dieu et par Lui :

Aussi, dès à présent et à jamais, nous ne connaissons ni ne voulons connaître ni rien ni personne selon le caprice de la sensibilité ; parce que, arrêtant nos regards sur le ciel et la terre, sur tout ce qui s'y trouve et sur tout ce qui s'y fait, nous ne pouvons plus être séduits par l'amour de quoi que ce soit, ni troublés par aucune crainte. Et cela, parce que le Verbe de Dieu lui-même, suprême, éternelle et immuable vérité, suprême sagesse et suprême rectitude, dominant dans notre âme, dissipe les ténèbres, illumine l'intelligence et se l'unit de telle sorte que le regard simple de l'esprit se fixe sur Dieu sans pouvoir s'en détacher, et que, dans cette union et dans cette rencontre de son regard et du nôtre, d'une certaine façon du moins, il n'y a plus d'intermédiaire.

Dans cette union, nous voyons par lui toutes choses et lui-même, comme dans cette même union il se voit lui-même, et jouit de lui-même par nous, étant lui-même tout à la fois la vision, et ce qui est vu, et celui qui voit. Et ainsi il se fait qu'en ces instants aucun objet étranger n'est plus capable d'obscurcir la mémoire ou la pensée devenue toute simple et comme recueillie en elle-même, ni de porter le trouble dans la volonté ou l'affection.

Quand nous présentons ainsi à Dieu son image, pure de tout ce qui pourrait la ternir, alors nous cessons d'opérer nous-mêmes, et il ne reste plus rien en nous qui nous soit propre. Là, il nous fait amour, de son amour ; vérité, de sa vérité ; sagesse, de sa sagesse ; en un mot, il nous fait bons du Bien qu'il est lui-même. Là nous naissons fils adoptifs, dans le Fils unique du Père, auquel nous sommes devenus conformes, pour le dedans comme pour le dehors, dans la mesure de notre infirmité.318.

C'est pourquoi, pour tout ce qui se présente à nous au dedans ou au dehors, nous avons besoin par-dessus tout de l'œil simple et de l'intention pure : l'œil simple, qui perçoit avec maturité ce que chaque chose est selon la droite vérité, laquelle discerne ce qui a du prix de ce qui n'en a pas; l'intention pure qui, suivant l'œil simple qui aperçoit la vérité en toutes choses, nous vide tout à fait de toute propriété et nous console de tout ce qui peut nous arriver; elle nous fait accomplir d'un cœur libre, dégagé de toute entrave, et sans hésitation tout ce qui est de la vraie vertu, devant Dieu et devant les hommes, et agir intérieurement et extérieurement sans aucun autre motif et aucune autre considération que Dieu lui-même. Cette intention pure nous délivre de toute vaine anxiété, de la crainte de l'enfer et du démon, de l'appréhension des événements, de la malveillance des méchants, de ce que l'on pourrait dire de nous, enfin de tout ce qui pourrait nous donner de l'anxiété, quels que soient les maux prévus.319.

L’Imitation de Jésus-Christ (~1408 ?)

On ne peut guère parler d’influence de Ruusbroec sur ce livre de Thomas a Kempis, rédigé en langue latine, car il est marqué par l’ascèse des Frères de la Vie commune. Il a été l’ouvrage le plus lu en chrétienté, en dehors de la Bible, donc aussi par les mystiques. Il fit l’objet de plus de quatre mille éditions et de nombreuses traductions célèbres dont, en français, celles de Corneille, de Le Maistre de Sacy, de Lamennais. Attribué à Thomas a Kempis, il est issu de quatre traités rédigés par un seul auteur, dont le style s’affermit de livre en livre ; se détache le troisième, traitant de la vie intérieure.

L’homme doit combattre les requêtes de la nature humaine déchue pour se laisser imprégner des sentiments attribués à Jésus-Christ. Jésus est l’Ami fidèle, par lequel on trouve repos, consolation et paix du cœur. Le livre est « écrit en vue de la pratique et de l’expérience ; celles-ci sont conçues comme une montée progressive vers l’union avec Dieu. L’auteur de l’Imitation est de ceux qui estiment que le sens profond de la vie ne se trouve que dans l’intériorité ». 320.

La conformité est requise avant tout, même si l’ascèse est toujours présente :

…disposez absolument de moi en toutes choses. Je suis dans votre main, tournez-moi et retournez-moi en tous sens à votre gré.321.

…si je m’abaisse, si je m’anéantis, et si je me dépouille de toute estime pour moi-même, et que je rentre dans la poussière dont j’ai été formé, votre grâce s’approchera de moi et votre lumière sera près de mon cœur ; alors tout sentiment d’estime, même le plus léger, que je pourrais concevoir de moi disparaîtra pour jamais dans l’abîme de mon néant. Là vous me montrez à moi-même, vous me faites voir ce que je suis, ce que j’ai été, jusqu’où je suis descendu : car je ne suis rien, et je ne le savais pas.322.

Henri van Herp (Harphius)(1400-1477)

Le « héraut de Ruusbroec » réside chez les frères à Delft en 1445. On lui offre une maison à Gouda dont il devient le premier recteur, organisant avec succès des conférences spirituelles et faisant bâtir quelques cellules pour les frères et les hôtes. En 1450, frappé par le renouveau franciscain lors d’un voyage à Rome, il se fait frère mineur et sera actif à Malines, près de Bruxelles, et à Anvers : la province s’accroît de trois ou quatre nouveaux couvents. Il meurt gardien du couvent de Malines.

Sa doctrine spirituelle serait en retrait par rapport à celle de Ruusbroec si l’on suit l’édition postérieure à la censure romaine : il semblerait abandonner l’opinion de Ruusbroec selon laquelle, lorsque dans la vie suressentielle « l’union sans différence est atteinte, l’âme demeure habituellement dans la Divinité, et en sort pour agir d’une manière parallèle à celle des Personnes divines. » 323.

Son œuvre maîtresse, Le Miroir [Spieghel] de la Perfection, fut traduite du moyen néerlandais en latin par un chartreux de Cologne en 1536 et récemment en italien 324 ; la Theologia mystica est un recueil d’œuvres rassemblées par ses disciples, dont la troisième partie, l’Eden, est une intéressante préparation du Spieghel. Sa belle traduction française du début du XVIIe siècle mériterait d’être rendue à nouveau lisible 325. Il traite magnifiquement de l’amour de conformation :

[656] La flamme de la charité ne veut laisser aucun entre-deux entre soi et l’aimé. [683] Le conformé donc imitant jalousement son conformant, s’approfondit en Dieu par chacun moment, et étant fait un avec Dieu, habite toujours en unité. ...

Il semble néanmoins à quelques-uns ... qu’ils n’aiment point Dieu, et ne se reposent en Lui : mais l’amour est cause de cette apparence ; car quand ils désirent aimer plus intensivement, qu’il ne leur est permis par leurs propres forces, et qu’ils viennent à défaillir à leur amour, ils se plaignent de ne point aimer. Secondement [ensuite] par l’envoi des rayons de ce don [d’amour], notre esprit est illuminé intellectuellement et nous enseigne à considérer notre noblesse ...

[685] Dieu opère en nous premièrement devant tous autres dons, et toutefois, est le dernier de tous, connu et senti de nous en sa propre nature. Car après être devenus simples d’esprit, chômant d’action, dénués de toutes images, immobiles, libres, morts à nous-mêmes, vivants à Dieu, nous avons ainsi cherché Dieu ... nous sentons la descente des grâces ... en ce renouvellement d’attouchement, l’esprit humain tombe en famine…

Selon Herp, l’affection amoureuse est plus importante que l’entendement. L’accès à la vie mystique est préparé par l’oraison aspirative, prière courte et intense, selon quatre pas : s’offrir à Dieu totalement, requérir la volonté divine de se manifester afin que l’âme se connaisse, se conformer lorsque le feu de l’amour s’allume dans le cœur et consume les défectuosités, s’unir à la volonté divine en y déversant la sienne326.

Il évoque avec lyrisme l’union mystique, traite De la très heureuse déification de l’âme amoureuse et parcours huit échelons de l’échelle d’amour :

[715] l’esprit et l’âme ne sont qu’une même substance ... l’esprit humain est quelquefois tant soustrait du corps, et de l’âme […] qu’il oublie tout ce qui est extérieur et pareillement ignore ce qui se fait ... par mémoire ou entendement…

[720] Amy, montez plus haut. Le monter est le progrès en l’amour divin, qui est un abîme sans borne…

Son influence fut très large. Elle s’exerce par l’intermédiaire de La Perle évangélique (~1520), texte sur lequel nous reviendrons. En Espagne il influence Osuña, franciscain comme lui, il est lu par Teresa. Au XVIIe siècle, il est apprécié par Constantin de Barbanson et Benoît de Canfield, des chartreux, des capucins, le carme Jean de Saint-Samson ; plus tard le pasteur Poiret fait connaître Herp par sa Bibliotheca mysticorum (1708) qui eut une grande influence sur des Écossais et des piétistes allemands, et déclarera : « Personne n’a pénétré comme lui dans la profondeur des états intérieurs d’une âme abandonnée à Dieu. » 327.

L’Angleterre

L’Angleterre accueille les influences des mystiques du nord car elle est en rapport constant avec le continent pour livrer la laine traitée par les ateliers des Flandres. Dans ce microcosme - comparé à l’échelle du continent - « les mystiques anglais se complètent les uns les autres. La Règle des recluses trace les lois générales de l’ascèse qui prépare la contemplation. Richard Rolle rappelle les principes et montre le but dans toute sa splendeur : il s’agit d’inaugurer dès ici-bas la vie du ciel. Le Nuage d’Inconnaissance conduit l’âme aux degrés les plus élevés de l’union. L’Échelle de la perfection de Walter Hilton enseigne la correspondance à l’œuvre contemplative : Julienne de Norwich indique les résultats auxquels aboutit la vie décrite dans les traités précédents. Margerie Kempe apporte la première autobiographie intime d’une laïque dévote et mystique. Baker, venu plus tard, [...] en développe les applications… » 328.

Nous allons présenter successivement ces œuvres, réservant pour le volume prochain celle de Baker, auteur du XVIIe siècle qui vécut sur le continent.

Ermites et recluses, l’Ancren Riwle) (~1240 ?).

Les solitaires étaient nombreux en Angleterre et ils ont laissé un groupe d’écrits d’un cachet très particulier. La Règle des recluses (Ancren Riwle)329, datée du second quart du XIIIe siècle, permet de cerner le mode de vie de Julian de Norwich, d’approcher celui de Rolle, ermite, ainsi que celui de l’auteur chartreux du Nuage. Certains points montrent les similitudes au niveau du vécu avec les béguines rhéno-flamandes.

L’Introduction de sœur A.M. Reynolds composée à l’occasion de sa traduction de l’œuvre de l’ermite Julian (ou Julienne) de Norwich présente un tableau très vivant d’une existence partagée durant des siècles par des centaines de milliers de femmes béguines 330.

Malgré plusieurs regulae dont l’une attribuée à saint Colomba et l’existence même du texte de la Riwle, ce mode de vie particulier constitue l’un des aspects peu connus d’un Moyen Âge diversifié, où vivent côte à côte des ermites, des reclus et des recluses, des chanoines, des moines, des frères franciscains ou dominicains… Nous allons citer largement l’exposé de la sœur Reynolds qui décrit les conditions de vie de ses devancières sur le chemin du salut.

L’Ancren Riwle avertit les recluses de ne paraître que rarement à leur fenêtre : « Aimez le moins possible votre fenêtre. Qu’elles soient toutes petites, celle du parloir plus petite et plus étroite encore. Ayez des rideaux faits de deux sortes de tissu, un fond noir avec une croix blanche visible à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. » Les cellules de reclus(e)s contiguës à une église avaient deux fenêtres, l’une qui s’ouvrait dans l’église pour participer aux offices, l’autre communiquant avec le monde extérieur, une autre encore pour donner de la lumière. Parfois aussi, un petit jardin faisait partie de la clôture, permettant de se détendre en cultivant quelques légumes ou tout simplement de prendre l’air.

« Bien que, ordinairement, l’ermite fût un solitaire au sens strict, à l’occasion, cependant, plusieurs personnes pouvaient habiter en solitaires le même bâtiment, comme ce fut le cas pour le petit groupe auquel était destinée primitivement l’Ancren Riwle. Même quand une recluse occupait seule sa cellule, elle devait être pourvue tout au moins d’une personne externe qui puisse veiller à son bien-être temporel. La servante de Julienne [de Norwich], Sarah, ainsi qu’une autre qui l’avait précédée, Alice, sont mentionnées avec Julienne elle-même sur des testaments contemporains ».

L’Ancren Riwle « recommande qu’on ait deux femmes, « l’une restant à la maison, l’autre sortant quand c’est nécessaire », et elle donne des instructions minutieuses sur la manière de les traiter et sur la conduite qu’elles doivent avoir : « Autant qu’il vous sera possible, dit-on à la recluse, soyez généreuse avec elles pour la nourriture et le vêtement et pour tout ce qu’exigent les besoins corporels, même si vous êtes stricte et austère pour vous-même. »

« La cérémonie officielle d’installation en clôture était assez symbolique et impressionnante pour faire ressortir la signification de la démarche accomplie par la candidate … la postulante assistait à la Messe le jour de son entrée en clôture ; quelquefois une Messe de Requiem était prescrite; d’autres fois, le choix était laissé à l’officiant. L’habit de recluse était béni et, à un moment donné de la cérémonie, soit durant la Messe soit aussitôt après, la candidate lisait la formule de sa profession. ... Puis on invitait la postulante à entrer, la porte était assujettie, et la procession repartait pour l’église où l’on disait des prières pour la nouvelle ensevelie. Dans le rite d’Exeter, toute la cérémonie ressemblait fortement à un véritable service de funérailles : on chantait l’In Paradisum pendant que la postulante pénétrait dans la récluserie, et l’on disait les prières pour la recommandation de l’âme sur le corps prosterné de la nouvelle cloîtrée ; enfin l’évêque, après le départ des assistants, ordonnait à la recluse, par la sainte obéissance, de se relever et de passer dans l’obéissance le temps qui lui restait à vivre… »

Comment vivre intérieurement intensément ? L’Ancren Riwle « fournit une réponse exhaustive. La première des huit parties, ou « Livres », est constituée de directives minutieuses sur la prière, liturgique et privée, à laquelle la recluse devait se consacrer avant tout. La deuxième partie traite de la garde du cœur ; elle se divise en cinq chapitres, correspondant aux cinq sens qui « gardent le cœur comme des veilleurs ». La troisième partie commente le verset : « Je suis devenu comme un pélican dans le désert… »

La recluse devait garder le silence. « Le vendredi et plusieurs jours par semaine dans les temps de pénitence, ce silence devait être absolu. Mais cela ne signifiait pas, bien sûr, que les instructions indispensables ne pouvaient être données à la servante, encore moins qu’un étranger en quête de « conseil spirituel » devait être renvoyé inconsolé, car donner cette consolation spirituelle était un devoir capital de la recluse médiévale. » Le travail manuel était requis.

« L’Âge d’or des reclus en Angleterre a, dit-on, coïncidé en gros avec la période 1225-1400. Le déclin semble avoir commencé avec le deuxième quart du XVe siècle, bien que de nombreux ermitages, y compris celui de Saint-Julien [l’ermitage de Julienne], aient continué de voir les reclus se succéder jusque bien avant dans le XVIe siècle. »

Le paysage sera « simplifié » par une Réforme qui fait disparaître en rendant à la vie civile tous ces clercs et ces nonnes ou pieuses femmes suivant l’exemple de Luther, puis par la Contre Réforme dont le concile de Trente resserre le contrôle sur les troupes consacrées mais dispersées, ne laissant place qu’à des ordres. Cependant nous rencontrerons encore au XVIIe siècle une grande mystique, Jeanne de Cambry, recluse dans le nord de la France, tandis que vivent encore à Louvain les dernières béguines ; une littérature féminine couvrant quatre siècles resterait à explorer.

Richard Rolle (~1295 ? -1349)

On ne sait presque rien de la vie de Richard Rolle 331. À dix-neuf ans, il commence sa vie d’ermite et se sépare des règles anciennes : « Par le fait qu’il embrasse la vie érémitique, Rolle se met en marge de tout groupe social. Il ne demeure même pas, comme tant d’autres solitaires, dans le voisinage d’un monastère, et il n’éprouve pas le besoin d’une regula approuvée. Il n’a plus désormais de cadre de vie bien définie, et il se voit privé des avantages de la vie en société. Il erre çà et là. Il ne se livre à aucun travail rémunéré. Il vit de la charité d’autrui, connaît la faim, le froid, la nudité. Il est réduit à la mendicité : les solitaires ‘demeurent mendiants, à la porte [des riches] et ceux-ci leur font porter leurs miettes’ 332. » Il change souvent d’ermitage, puis entre en relation étroite avec une recluse d’Anderby, Marguerite Kirkby, avant de se fixer à Hampole où il entretient des relations avec un couvent de cisterciennes. La date de sa mort correspond à celle où la grande peste atteignit l’Angleterre.

L’Incendium Amoris est son œuvre la plus connue. Le Melos Amoris ou Chant d’Amour, écrit lorsque Rolle avait une « bonne trentaine d’années », se présente comme un poème en prose qui chante la pauvreté spirituelle, conséquence de la vie contemplative plutôt qu’un préambule. À l’opposé de spirituels dominicains germaniques qui enseignent des communautés, Rolle témoigne directement de sa propre expérience, son but étant d’y attirer les autres, comme le montre la belle ouverture du Chant :

L’amour rend l’âme audacieuse. Il l’extirpe du gouffre, dès lors que le feu du Créateur éternel l’embrase comme une bien-aimée. Puis il l’accueille sur des sommets qui dépassent la sagesse du monde, et alors tout lui devient indifférent, sauf la sainteté. Or, elle me presse à tel point, cette violence d’amour, que j’ose prendre la parole. Je veux instruire les autres et leur montrer la grandeur de ceux qui aiment avec feu, la justice de ceux qui jubilent en Jésus, l’amour de ceux qui chantent en harmonie avec le ciel, et enfin la clarté de ceux qui peuvent capter dans leur conscience l’ardeur incréée et la jouissance sans déclin.

Le jeune Richard poursuit en se livrant quelque peu :

Dès lors, voyant comment le Créateur a conduit le jeune homme (que je suis) jusqu’à l’éclosion de la vraie Justice, nul ne pourra désormais nier que Dieu ne donne sa douceur aux hommes dès cette vie, ne les glorifie, aujourd’hui encore, de la richesse de sa mélodie d’une saveur de miel, ainsi qu’il avait coutume de le faire pour les saints de jadis.333.

Sur un mode objectif et comparatif, il insiste sans cesse sur l’expérience :

Sans un amour brûlant, sans l’expérience de la grâce qui soulève les saints et fait bondir les purs hors du péché, qui donc pourrait avoir, dès cette vie, la certitude de l’élection et du salut éternel ? Bien plus, supposez qu’un homme s’abstienne de toute haine et colère, ... si pourtant il est privé du chant qui purifie et ennoblit, le seul bien spirituel qu’il puisse espérer c’est d’être délivré des filets au jour de la terreur ...

La crainte de l’Enfer assez universelle à l’époque, précédant pourtant la peste noire (dont Richard est peut-être mort), laisse place à l’amour du « bon pèlerin » :

Sans cesse il lui faut se préoccuper de son salut et se tenir en garde ... Voici par contre celui qui visiblement a jeté au vent l’antique vanité. L’ennemi avec son astuce n’est plus sur sa route. La ferveur céleste, envahissante et savoureuse, s’allume en son âme, l’amour divin répand douceur et grâce en son cœur fidèle. Il avance à grands pas triomphants, participe gratuitement à la gloire, reçoit du ciel la joyeuse jubilation et devient le compagnon des chantres de l’amour 334

Son appel à la conversion se présente coloré (et vigoureux) comme un tableau flamand de la fin du Moyen Âge :

Nous avons anéanti la Vipère venimeuse en rejetant tout ce qui est vil aux yeux de qui aime véritablement. C’est ainsi que survient le charme que nous convoitons, et que l’amour fait irruption dans le cœur de ceux qui chantent en accord avec les élus aimés de Dieu. Leur clarté s’affermit, leur conscience ne sombre pas dans le brouillard, mais s’éclaire de plus en plus jusqu’à ce que, bien-aimée de Dieu, l’âme soit transportée dans la demeure où il ne faudra plus apprendre, et contemple la Sagesse éternelle qui illumine tout ...

Un Richard combatif fustige les excès du temps dont ses “prélats pervers” :

Les orgueilleux et les pécheurs se verront abaisser dans leurs vices, affreusement tristes, et lorsqu’ils découvriront la nuit horrible que ne peuvent éclairer les rayons des étoiles [Sagesse, 17, 5.] et qu’une opacité sans limite les enveloppera, tous les cupides seront confondus avec les charnels qui étaient captifs de leurs convoitises. Ils tomberont dans la prison de brouillard et le chaos catastrophique. Les prélats pervers et tous les pécheurs pourris brûleront sans arrêt 335

Au-delà de la lutte, c’est l’action divine qui seule peut embraser le cœur :

« Mon cœur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes entrailles [Psaume 21, 15]. » Exposée au feu, nous voyons la cire fondre et s’écouler en une sorte de pâte amollie par la chaleur. Le cœur, lui aussi, réconforté par la consolation de l’amour, mieux encore, saisi par son feu, brûle d’ardeur et aspire à entendre l’harmonie angélique. Oui, comme la cire subit l’action du feu, de même, soudain liquéfié, le cœur se sent embrasé jusqu’en ses plus secrètes profondeurs et, tel un joueur de cithare, enlevé jusqu’au ciel.336.

Rolle parle pour tous les ermites cachés dont l’ardeur fait fi des maisons confortables :

Tous alors vivraient dans la jubilation. Ils deviendraient justes. Ils brûleraient d’amour pour l’Auteur de l’univers. Ainsi les uns n’auraient-ils aucune part au châtiment du Charlatan détestable et les autres échapperaient-elles aux filets des séducteurs qui se lamenteront et pleureront d’avoir ri. Mais j’en suis convaincu : ces parfaits se cachent aux yeux des hommes et ne s’affichent pas comme font les autres. Leur existence est toute différente de celle qu’on mène pour l’ordinaire dans une maison de conven­tuels.

La vie mystique est un prélude, ou même un commencement, une « inchoation » de la vie céleste :

Ils sont enflammés de façon singulière par le goût de la divine Sagesse. Ils brûlent, dans l’intime de l’âme, d’un amour sans limite qui les assimile aux Séraphins. Leur comportement extérieur, lui aussi, est supérieur à celui du commun et apparaît, à qui l’observe, supra­naturel et même impossible. Mais en réalité, si grande, si débordante, est pour ces amants l’allégresse de la jubilation et de la mélodie céleste, que cette vie leur devient facile et délectable alors que les autres la qualifient de dure et même d’intolérable. C’est ainsi que leurs mérites seront pour le monde un rempart sans prix, et que leurs prières pour la patrie apaiseront le Tout Puissant.337.

Il insiste sur la possibilité de libérations offerte ici et maintenant, ce dont il témoigne personnellement :

L’entrée est libre, la porte s’ouvre, et elle est ensuite gardée contre toute incursion étrangère. O amour si bienfaisant ! O bienfait si aimable ! Il nous procure tous les biens et sans lui nous n’en possé­dons aucun pour notre salut. Il est le soutien de ma session, la joie de mon silence, le baume de ma pénitence, l’élan de ma prière, la douceur de ma méditation, l’aliment de ma contemplation, l’onction de mon chant, l’inspiration de mes écrits. Pas de faux pas pour qui l’aime ! Le chemin est droit pour qui le garde.338.

Walter Hilton ( ? -1396)

Clerc devenu ermite, l’auteur de l’Échelle de perfection propose un manuel de la vie spirituelle, ce qui rend à prime abord le texte moins attirant que le Chant de Rolle ou que l’élan traduit dans le Nuage. Cependant « son langage rejoint fréquemment celui de Tauler. Il esquisse les degrés, qui seront familiers aux lecteurs de saint Jean de la Croix et des autres mystiques espagnols : la nuit active du retrait de tout ce qui peut satisfaire les sens, l’ardent désir de voir le Dieu invisible qui consume comme en un feu les imperfections de l’âme, les ténèbres de l’esprit, le rayon de lumière céleste qui dissipe ces ténèbres lorsque l’âme est « une vraie épouse de Jésus », et l’adhésion finale à « quelque chose des secrets de la sainte Trinité ». Hilton répète, avec tous les grands mystiques, que le progrès dans la contemplation est un libre don de Dieu, une grâce spéciale, « la même grâce que la première grâce » qui porte l’âme vers Dieu, car «la grâce progresse avec l’âme et l’âme avec la grâce. » 339.

Il vous faut savoir que tout ce que Jésus cherche, en s’occupant d’une âme, est d’en faire son épouse véritable et parfaite sur les hauteurs de l’amour ; mais cela n’est pas l’œuvre d’un moment. Aussi Jésus, qui est amour et de tous les amants le plus sage, l’y achemine par des épreuves et des moyens d’une discrétion exquise.340.

Dieu est tout et il fait tout… Tu n’es rien sinon un instrument doté de raison sur lequel il travaille… car Dieu travaille en nous tous, à la fois il nous donne la bonne volonté et l’efficacité du travail.341.

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance et son œuvre (~1370).

L’auteur serait peut-être Adam Horsley de la chartreuse de Beauvale dans le South Nottinghamshire. On ne sait rien de plus 342. Son œuvre comporte cinq titres : The Cloud of Unknowing, le plus célèbre et le plus long ; The Epistle of prayer ; Dionysius mystical Teaching ; Benjamen, une traduction libre de Richard de Saint Victor ; The Epistle of Discretion in the Stirrings of the Soul ; The Treatise of the discerning of Spirits 343.

Le titre du Nuage d’Inconnaissance est tiré du début du texte : « Here bygynnith a book of contemplacyon, the whiche is clepyd the clowde of unknowyng, in the whiche a soule is onyd with god ». On ne saurait surestimer l’importance de ce texte court qui forme, avec les Noces de Ruusbroec et les chefs-d’œuvre de Jean de la Croix (Cantique A, Vive flamme…), la trilogie à laquelle se réfèrent les mystiques d’Occident plus récents.

Un choix de citations commentées par Lilian Silburn nous introduit au cœur de l’œuvre 344 :

« La vie spécifiquement mystique ne consiste pas pour l’auteur de ce petit livre en une claire considération de quelque objet qui se situerait au-dessous de Dieu, quelque savant et favorable qu’il soit, comme la méditation sur les perfections divines, les dons de Dieu, les saints ou les béatitudes. Elle ne consiste pas non plus en un mouvement aigu de l’intelligence ni en curiosité d’esprit ou en imagination parce que tout ce à quoi tu penses, cela est au-dessus de toi pendant ce temps, et entre toi et ton Dieu 345. Par contre plus valable en soi et plus plaisant à Dieu est cet aveugle élan d’amour vers Dieu en lui-même et un tel et secret empressement en ce nuage d’inconnaissance 346. La raison en est que l’amour peut en cette vie atteindre Dieu mais la science point 347. Il est donc possible selon l’auteur [d’être] sans vue, ni lumière, ni connaissance, en un élan d’amour que sans cesse Dieu suscite dans notre volonté […] seule fois à ma connaissance qu’un mystique insiste autant sur la brièveté et l’instantanéité de l’œuvre c’est-à-dire de ce très court élan qui mène vers Dieu. Ce n’est pas une prière qui dure et s’alanguit mais un élan dont l’intensité s’accroît sans cesse parce qu’il reprend et se renouvelle. Comme le dit si bien l’auteur du Nuage : Ce n’est pas un long temps que réclame cette œuvre pour son réel achèvement. » […]

En effet pour que cette œuvre s’accomplisse, nous dit l’auteur, un rien de temps suffit. Ce n’est qu’un brusque mouvement et comme inattendu qui s’élance vivement vers Dieu, de même qu’une étincelle de charbon. Et merveilleux est-il de compter les mouvements en une heure se faire dans une âme qui a été disposée à ce travail. Et pourtant il suffit d’un seul mouvement entre tous ceux-là pour qu’elle ait soudain et complètement oublié toutes choses créées348[…]

« Cet élan suffit pour unir à Dieu. Mais à certains il convient de l’avoir comme plié et empaqueté dans un mot 349 afin de mieux s’y tenir et ce mot doit être bref, Dieu, amour par exemples ; c’est avec ce mot qu’il nous est conseillé de frapper à coups redoublés sur le nuage d’inconnaissance et de rabattre toute manière de pensée sous le nuage d’oubli car à côté de ce nuage obscur qui se trouve entre l’âme et Dieu, l’auteur distingue un autre nuage qui serait cette fois-ci non plus au-dessus de l’âme mais au-dessous d’elle 350 ; nous avons là le nuage d’oubli qui s’interpose entre elle et les créatures.  Ainsi le nuage est le symbole original dans lequel s’exprime l’espérience vécue du moine en sa double nudité : nudité intérieure totale à l’égard de la connaissance de Dieu, ce Dieu immense et profond de saint Jean de la Croix qu’aucune vision ou révélation ne peut traduire et dénuement intégral de toute chose, oubli parfait et de soi-même et des autres.

« Le travail et l’effort qui reviennent à l’âme sont en effet de fouler aux pieds le souvenir de tout ce qui n’est pas Dieu et de perdre toute idée et tout sentiment de son être propre. Bien avant saint Jean de la Croix, ce moine anonyme du XIVe siècle décrit encore un autre aspect de l’obscurité qui rappelle la nuit obscure du saint. Il la nomme l’affliction parfaite qui sert à purifier l’âme.

Tu dois prendre en dégoût tout ce qui se fait en ton intelligence et en ta volonté, à moins qu’il n’y soit que Dieu seul. Parce que tout ce qui est autre, assurément, quoi que ce soit, cela est entre toi et ton Dieu. Rien d’étonnant que tu le détestes et cesse de penser à toi-même quand il te faut toujours avoir sentiment du péché, cet horrible et puant bloc massif de tu ne sais pas quoi, lequel est entre toi et ton Dieu, cette masse pesante qui n’est point autre chose que toi-même.351.

« Cette œuvre qui paraît si ardue au début deviendra facile parce que par la suite c’est Dieu qui voudra travailler seul, mais alors qu’on laisse cette œuvre agir en nous-même et nous conduire où elle voudra, sans nous y mêler par crainte de tout embrouiller. Qu’on devienne aveugle durant ce temps en rejetant tout désir de connaissance qui serait plus un obstacle qu’une aide :

…qu’il te suffise pour toi de te sentir mû et poussé par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien sinon que dans ce tien mouvement tu n’as aucune pensée particulière pour aucune chose au-dessous de Dieu et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu 352.

« Comme saint Jean de la Croix, l’auteur du Nuage d’inconnaissance dit nettement que l’œuvre de Dieu en nous est passive et surnaturelle et que l’initiative de l’âme, active et naturelle, amènerait à éteindre l’esprit. Mais nous n’en saurons pas plus sur cette œuvre divine ni sur l’illumination qui perce parfois le nuage d’inconnaissance ni sur l’embrasement d’amour qui en résulte, l’auteur ne pouvant ni ne voulant en parler car sa tâche se limite à décrire l’œuvre propre de l’homme qui est attiré et aidé par la grâce.

« La façon toute savoureuse, vivante et ingénue dont l’auteur fait part de ses conseils et de ses expériences est admirable par sa simplicité et sa nudité ; le lecteur n’y trouvera exposées et discutées que des choses essentielles, indispensables et suffisantes qui témoignent précisément de sa grande expérience spirituelle. »

Julian de Norwich (~1343 – apr. 1416)

Norwich était un centre ecclésiastique important à l’époque – et un port largement ouvert aux influences d’outre-Manche. L’époque de Julian « fut celle de Crécy, Poitiers et Azincourt, de la Peste Noire, de la Révolte des Paysans, de la montée des Lollards. [...] Les splendeurs du style flamboyant, telles qu’on peut les voir dans la cathédrale d’Exeter, certaines parties de la cathédrale d’York, des cathédrales de Lincoln et d’Ely, ont dû lui être familières ; et il est bien possible que des échos des disputes philosophiques et théologiques des scholastiques du XIVe siècle soient parvenus jusqu’à la solitude de l’ermitage de Saint-Julien, à Conisford, Norwich »353. Julian influence de nombreuses personnes avant même que ses Revelations of Divine Love soient connues. L’archevêque de Canterbury lui fait un legs testamentaire en 1416 ; Margery Kempe, étrange figure que nous allons bientôt évoquer, la rencontre354. Au XVIIe siècle, Julienne sera introduite en France par l’intermédiaire du bénédictin mystique Augustin Baker.

Ses écrits ont une qualité unique de transparence, de fraîcheur et de joie. « Elle avait été formée par une littérature écrite en grande partie pour des laïques ignorant le latin et souvent illettrés [...] On leur parlait, avec un réalisme parfois macabre, des souffrances et de la mort du Christ. Mais, à mesure que nous lisons Julienne, nous voyons que ses descriptions n’ont rien de commun avec des méditations stéréotypées et que ses « seize révélations » constituent un document spirituel unique. » 355.

Elle a connu les œuvres anglaises de son temps : celles de Rolle, le Nuage, le Benjamin Minor de Richard de Saint-Victor traduit par l’auteur du Nuage, l’Échelle de la Perfection, la Théologie Mystique de Denys, et elle est fortement influencée par la Riwle. « On trouve plus surprenant, à première vue, que certaines parties de la Version Longue [des Révélations] présentent des affinités avec les œuvres de quelques auteurs du continent, notamment le grand dominicain Eckhart. Mais si l’on pense à l’influence qu’exerçaient alors les dominicains à Norwich, et aux relations commerciales intenses qui existaient entre Norwich et le continent, on comprend que des idées religieuses courantes à l’étranger aient pu aisément atteindre les oreilles même d’une recluse » 356. Ruusbroec peut être ajouté à la liste de ces influences. Elle a peut-être lu la Bible en traduction française et utilise les paroles de la Sagesse dans sa belle ouverture aux révélations 357 :

Il me montra une petite chose de la grosseur d’une noisette, au creux de ma main, et, pour autant que je pouvais voir, ronde comme une boule. Je la regardai et me dis : qu’est-ce que cela peut bien être ? Et je reçus cette réponse : c’est tout ce qui est créé. Je fus stupéfaite que cela puisse subsister, car la chose me paraissait si petite qu’elle aurait pu disparaître soudain entièrement. Et dans mon entendement je reçu cette réponse : elle subsiste et toujours subsistera, parce que Dieu l’aime. Et c’est ainsi que tout ce qui existe reçoit l’être de l’amour de Dieu.358.

Les extraits qui suivent montrent la confiance, la liberté et la joie des Révélations qui contrastent avec beaucoup de textes de l’époque (que l’on pense à l’Imitation !), en particulier sur l’importance relative accordée au péché :

… Je voyais vraiment que Dieu fait toute chose, si petite soit-elle, que rien n’arrive par pur hasard, mais par l’éternelle providence de la sagesse de Dieu; c’est pourquoi il me fallait admettre que tout ce qui est fait est bien fait. De plus j’étais certaine que Dieu n’a pas fait le péché, aussi me sembla-t-il que le péché est un néant.359.

Mais je ne vis pas le péché, car je savais par la foi qu’il n’a en aucune façon de substance ni de participation à l’être, et qu’on ne peut le connaître que par la souffrance dont il est la cause. Et cette souffrance, c’est quelque chose qui subsiste, à mon avis, tant qu’il dure, car elle nous purifie, et fait que nous nous connaissions nous-même et demandions pardon.360.

Car la grande méconnaissance de l’Amour-Dieu est la source de nos souffrances et constitue le vrai scandale :

La raison pour laquelle nous sommes accablés par nos souffrances, c’est que nous méconnaissons l’Amour. ... Car beaucoup d’hommes et de femmes croient que Dieu est Toute-Puissance et peut tout faire ; et qu’Il est Toute-Sagesse et sait tout faire ; mais qu’Il soit Tout-Amour et veuille tout faire - là il s’arrêtent court.361.

The book of Margery Kempe (~1373 ~1440)

Il faut ajouter à la liste « canonique » qui débutait cette section anglaise, le texte extraordinaire, retrouvé en 1934 : il faut accepter un effort d’accommodation pour aborder un texte si concret et détaillé qu’il se prête difficilement aux citations 362. Cette femme, issue du milieu citadin aisé du Norfolk, tenait une brasserie. Elle surmonta une folie greffée sur la peur, vécut quatorze grossesses, rencontra la dérision de beaucoup, mais aussi l’aide de clercs et d’ermites – dont Julian de Norwich qui la rassura – et affronta le risque d’être brûlée comme hérétique.

Certaines pages concernent aussi la vie intime dans le mariage, et l’on pense déjà à ceux de Mme Guyon dans la Vie par elle-même :

Un jeune homme fasciné par le visage et le comportement de ladite créature, et poussé par l’Esprit-Saint, vint la trouver tout seul, dès qu’il le put, avec le fervent désir de connaître la cause de ses pleurs … Avec la douceur et l’humilité qu’elle jugeait souhaitable, c’est avec joie qu’elle le félicita de son projet [de conversion] en lui révélant partiellement que ses pleurs et ses sanglots étaient dus à son manque d’amour [d’elle-même] pour son créateur; ce qui bien souvent était une offense à Sa bonté.363.

Elle conserva l’amitié de son mari, entreprit des pèlerinages qui la menèrent en Terre Sainte, à Compostelle, en Pologne… et dicta finalement la première biographie spirituelle féminine anglaise connue, qui reste unique par sa franchise et son abondance de détails intimistes (ils prouvent qu’elle fut indubitablement mystique). On trouve, malgré la différence des environnements et des époques, des parallèles avec des témoignages appartenant au XVIIe siècle. Comme dans la Relation de Québec sur Marie de Vallées, ils portent sur la peur de se tromper :

Notre-Seigneur lui dit alors intérieurement … Et si dans tes paroles ou tes larmes tu ne sens plus Ma grâce, n’aie pas peur, c’est que je te la retire parfois, car je suis en toi un Dieu caché pour que tu n’éprouves pas de vaine gloriole et que tu comprennes bien que tes pleurs et de tels entretiens ne te sont accordés que si Dieu le veut ; ils sont les fruits de Ses dons gratuits sans aucun mérite de ta part.364.



3. Le sud de l’Europe aux XIIe – XVe siÈcles

Quittons les brumes du Nord et de l’Angleterre et tournons-nous maintenant vers quelques-unes des illustres figures mystiques italiennes. Nous mettrons en valeur les « premiers cercles » qui, formés autour d’elles, assurèrent leur influence. Chaque figure principale exemplifie un thème particulier : celui de la pauvreté pour François d’Assise ; Catherine de Gênes fut la « grande dame du pur amour » ; Philippe de Néri vécut une spontanéité dans la joie. Enfin l’influence de l’Italie sur la France s’est appuyée sur le tardif Breve compendio d’Isabelle Bellinzaga, peut-être inspiré par des spirituels issus du cercle formé autour de Catherine de Gênes.

Les franciscains sont très présents à cause d’une vitalité spirituelle qui donna naissance à de nombreuses branches dont on ne réalise pas toujours l’origine commune : ce courant marqué par le thème de la pauvreté matérielle et spirituelle pourrait, sous la réserve d’une étude approfondissant ses influences, servir de lien commun et caché aux mystiques évoqués dans cette section. Catherine de Gênes fut tertiaire franciscaine et Isabelle Bellinzaga connut des spirituels issus de son cercle. Philippe de Néri fut influencé par l’humble fondateur des franciscains capucins.

Les mouvements spirituels italiens de ~1000 à ~1200

Tout commence par la naissance et l’expansion progressive du phénomène urbain aux XIe et XIIe siècles. Il s’accompagne au plan religieux d’une participation active de toutes les couches de la société qui échappe souvent au contrôle des autorités.

La renaissance des cités concerne une population très variée, sociologiquement mêlée, mais unie et solidaire du point de vue religieux, s’intéressant passionnément aux valeurs religieuses. Ce changement résulte « du processus même de la formation politique et juridique des cités, les comuni (communes), qui se constituent à la suite d’une série d’oppositions et de conflits avec les autorités politiques et ecclésiastiques, surtout avec les évêques. » S’élabore une spiritualité distincte de celle de la hiérarchie. Un « réveil évangélique » se produit avec l’aggravation du phénomène de paupérisation qui s’étend de la campagne à la ville 365.

L’origine et l’élaboration de cette spiritualité nouvelle sont principalement l’œuvre des laïcs et, dans le clergé, de groupes rigoristes et réformateurs. « Elle prend un aspect dynamique de lutte, de ferment, tantôt révolutionnaire et politique, tantôt réformateur et religieux ; la réforme religieuse peut s’orienter tout aussi bien dans un sens orthodoxe et rigoriste que dans un sens révolutionnaire et hérétique. Tous ces courants ont donc une source unique ; s’ils s’orientent vers des directions en apparence opposées, c’est beaucoup moins par l’effet d’une dialectique interne qu’en raison de circonstances extérieures. » 366.

C’est dans ce milieu en fermentation qu’apparaît l’extraordinaire développement franciscain, juste après la mort en 1202 de Joachim de Flore. Il a été précédé par les mouvements réprimés des « pauvres lombards », des cathares dualistes d’Italie, des vaudois (qui trouvèrent refuge en France puis en Suisse), des « humiliés » condamnés en 1184 367. Ils se recrutaient dans les classes modestes. Le genre de prédication présente un trait caractéristique dont s’inspirera saint François hors des schèmes habituels de la prédication ecclésiastique connus : « En partant d’un passage de l’Évangile, on évitait les développements théologiques pour se limiter à une exhortation à la pénitence, la prière, la vie de sainteté. Quand cette prédication populaire sortait des réunions privées du groupe pour se faire entendre sur les places, elle visait à traduire la réalité concrète de la vie sociale, en s’éle­vant contre des commerçants malhonnêtes, des usuriers, des maîtres abusifs, ou contre les dissensions civiles, avec le souci d’une impartialité chrétienne. » 368.

Enfin l’expansion des frères prêcheurs dominicains accompagne le développement des franciscains et l’on connaît la légende, avancée pour éviter une concurrence trop âpre entre les membres des deux ordres, selon laquelle François et Dominique se rencontrèrent et fraternisèrent.

François d’Assise (1182-1226)

François d’Assise imite dans sa vie son maître Jésus et suit à la lettre ses injonctions. Il se consume d’amour pour Dieu et cette vie brûlante inspirera tous les mystiques après lui. Son rôle est fondamental : onze siècles après le Christ, il redonne l’impulsion au christianisme intérieur.

Les belles approches modernes abondent, dont se détachent celles de P. Sabatier, de J. Green, d’A. Vauchez. Mais il vaut mieux recourir aux sources ; nous suggérons les suivantes : des écrits de François369, le « manuscrit de Pérouse » nommé aujourd’hui « compilation d’Assise » qui fut redécouvert tardivement 370, les « Actes du bienheureux François » qui débordent et précèdent leur traduction en célèbres Fioretti 371.

On peut diviser les quarante-quatre années de sa vie en trois parties. Jeunesse généreuse, de la naissance en 1182 jusqu’en 1205, l’année où il est touché par la grâce, peu après son épreuve de l’emprisonnement à Pérouse. Suivent cinq années charnières où la transformation intérieure accomplie aboutit à sa mise en pratique visible : il devient le « nouvel évangéliste » incarnant « la pauvreté elle-même au-dedans et au dehors » ; en 1209 deux compagnons se joignent à lui. Puis pendant les dix-sept années qui lui restent à vivre il tente de guider une foule rapidement croissante des disciples, en donnant l’exemple de la véritable pauvreté ; s’en détache la désappropriation acceptée de toute fonction au sein de l’ordre naissant pour laisser génialement place à l’exemplarité personnelle. Sa santé est détruite et devenant aveugle, il compose Il cantico di Frate Sole, premier des laudi, genre littéraire qui se développera sur deux siècles (nous reviendrons sur cette forme poétique en évoquant la figure de Jacopone da Todi). François d’Assise meurt en 1226 après des soins médicaux impuissants.

Précisons les faits couvrant la période charnière de cette vie 372 où se produisit le changement radical mystique précédé des rêves qui signalent un travail préparatoire en cours : 

« La guerre éclata entre Assise et Pérouse. François s’enrôla parmi les chevaliers, Assise fut battue et François emmené prisonnier. « Libéré à prix d’argent en 1203 par son père, François, après une longue convalescence, décida de se rendre dans les Pouilles, où la lutte entre Innocent III et l’Empire se poursuivait. La veille du départ, au début de 1205, il donna sa tenue de luxe à un soldat pauvre. La nuit suivante, le Seigneur, l’appelant par son nom, l’introduisit dans un palais de rêve où se trouvait une belle dame et des armes marquées du signe de la croix. Il lui fut révélé que ce castel lui était réservé s’il voulait assumer avec constance l’étendard de la croix. »

 François quitte Assise, espérant devenir un illustre chevalier, mais la grâce réitère son appel en éclairant le sens des précédents rêves :

« À Spolète, il eut une seconde vision : « Retourne au pays de ta naissance; ta vision se réalisera par moi tout spirituellement ». Le saint rentra, dans l’attente du vouloir de Dieu. Il dut assister à une dernière soirée ; soudain, il expérimenta la présence de l’Esprit au point de ne pouvoir ni parler ni marcher : ‘À quoi penses-tu, à prendre femme ? - Oui, la plus noble, la plus riche, la plus belle qui se soit jamais vue.’ »

François, tout en poursuivant une vie libre, se rend souvent dans une grotte près de la ville pour y prier.

« Un jour il rencontre un lépreux et l’embrasse. Le lépreux mystérieux, Christ décrit par Isaïe373, disparaît aussitôt. Ce geste où il vainc ses répugnances détermine sa vocation. … Il entend parfaitement la loi évangélique du renoncement total et s’adonne à l’exercice des vertus fondamentales de l’esprit séraphique : pauvreté, humilité, amour débordant de piété ; il se met au service des lépreux à l’hôpital Saint-Lazare. »

Tout ceci ne passe pas inaperçu. Cité par l’évêque, François rend à son père tout ce qu’il avait, jusqu’à son vêtement.

« Le 16 avril 1207, dans sa loque signée d’une croix, il se proclame ‘le héraut du grand Roi’. Après s’être rendu chez les moines de Valfabricca puis à Gubbio, il revint à San Damiano en maçon mendiant. C’est alors que commence son « dialogue » avec sainte Claire.

« La reconstruction de San Damiano achevée, François y demeurait d’ordinaire. Le 24 février 1209 probablement, - on célébrait la messe des Apôtres -, il entendit lire les paroles du Christ aux disciples374. Il eut l’intelligence du texte par l’onction de l’Esprit : le véritable disciple « ne devait posséder ni or, ni argent »; il devait « prêcher le royaume de Dieu, la pénitence » et la paix. »

Revêtu d’une tenue conforme à la pauvreté parfaite,

« Dans l’exultation de cette révélation, dénouement de sa vocation, « ­l’apôtre des temps nouveaux » annonce partout l’Évangile. Bernard de Quintavalle et Pierre de Cattani le suivent. Ouvrant l’Évangile par trois fois375, François découvre une seconde fois l’Évangile de la pauvreté. C’était le 15 avril 1209 ».

Commence ensuite la « vie publique » par l’arrivée de trop nombreux frères pour laisser la spontanéité fidèle à la grâce guider la communauté. Le combat de François pour conserver au moins l’esprit de pauvreté dans l’ordre naissant conduira à l’usure prématurée de sa santé. Une maladie de la vue (un trachome ?) contractée lors de son voyage en Orient précipita probablement le délabrement physique.

On peut demeurer sceptique devant les récits hagiographiques rassemblés dans des témoignages contemporains376. Toutefois des mises en place soigneuses du cadre de vie précisent des points de la vie de François, dont les circonstances de sa sortie d’Italie à la rencontre de l’Islam, des contradictions et des épreuves en fin de vie377. Le manuscrit de Pérouse (aujourd’hui dénommé compilation d’Assise), issu des souvenirs du frère Léon, rend un accent unique d’authenticité.

Vertu de « pauvreté » et écrits

Liée à une imitation très concrète de son maître tant aimé, Jésus, dans un désir de suivre l’Évangile à la lettre, la « vertu de pauvreté » est un appel qui s’adresse aux franciscains de cœur comme de bure. L’amour brûlant de François a traversé les siècles :

…nous n’avons plus rien d’autre à faire que nous appliquer à suivre la volonté du Seigneur et à lui plaire.378.

Seigneur, je t’en prie, que la force brûlante et douce de ton amour prenne possession de mon âme et l’arrache à tout ce qui est sous le ciel afin que je meure par amour de ton amour, comme tu as daigné mourir par amour de mon amour.379.

Par la force spirituelle qui émane des lieux, la visite d’Assise reste marquante pour les pèlerins à toutes époques : si une Angèle de Foligno terrassée d’amour ne put se maîtriser dans la basilique, une Simone Weil, qui pratiquera une très excessive ascèse de pauvreté, apporte un témoignage moderne qui prend place parmi de nombreux autres :

Je me suis éprise de saint François dès que j’ai eu connaissance de lui. J’ai toujours cru et espéré que le sort me pousserait un jour par contrainte dans cet état de vagabondage et de mendicité où il est entré librement ... En 1937 j’ai passé à Assise deux jours merveilleux. Là, étant seule dans la petite chapelle romane du XIIe siècle de Santa Maria degli Angeli, incomparable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent, quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux.380.

Les « écrits de saint François » sont brefs : vingt-huit Admonitions aux frères encore peu nombreux, première et seconde rédaction des Règles, deux passages de la règle des sœurs de sainte Claire, le Testament, treize Lettres, quelques Prières incluant le célèbre Cantique. Le tout tient en cent pages 381 ; si l’on tient compte de nombreuses influences exercées sur ces écrits de circonstances, nous pouvons avancer qu’il ne nous reste presque rien « de François » sinon un style particulier : « sa phrase est une petite franciscaine qui, pauvrement vêtue, va son chemin en priant. » 382.

Des Lettres se détache celle à un frère en position de ministre responsable 383 :

À propos de ton âme, je te dis, comme je le puis, que ce qui t’empêche d’aimer le Seigneur Dieu, et quiconque serait pour toi un empêchement, des frères ou d’autres, même s’ils te rouaient de coups, tu dois tout tenir pour une grâce. …je sais fermement que telle est l’obéissance véritable. …

Et aime-les en cela et ne veuille pas qu’ils soient meilleurs chrétiens. Et que ce soit pour toi plus que l’ermitage. …qu’il n’y ait au monde aucun frère qui ait péché autant qu’il aura pu pécher et qui, après avoir vu tes yeux, ne s’en aille jamais sans ta miséricorde, s’il demande miséricorde.

Le Cantique est le seul texte de François d’Assise dont nous possédions le texte en langue d’époque, transmis par le Speculum Perfectionis, authentifié par les Vitae de Thomas de Celano. François était cultivé : il connaissait la langue française de par sa mère d’origine peut-être picarde, et était formé à la poésie lyrique du stil nuovo. En un très beau poème, d’autant plus émouvant qu’il est en train de devenir aveugle, François exprime sa reconnaissance envers le monde créé, expression du divin. Sans avoir appris l’italien, il suffit de le « lire » des lèvres pour retrouver les mots correspondants de notre langue :

Il cantico delle creature 384.

Altissimo, onnipotente, bon Signore,

tue sole laude, la gloria e l’onore e onne benedizione.

A te solo, Altissimo, se confano

e nullo omo è digno te mentovare.

Cantique de frère soleil ou des créatures. Très haut, tout puissant bon Seigneur, / à toi sont les louanges, / la gloire et l’honneur, / et toute bénédiction. À toi seul, Très-Haut, ils conviennent, / et nul homme n’est digne de te nommer 385.

Laudato sie, mi Signore, cun tutte le tue creature,

spezialmente messer lo frate Sole,

lo quale è iorno, e allumini noi per lui.

Ed ello è bello e radiante con grande splendore :

de te, Altissimo, porta significazione.

Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire le frère Soleil, lequel est jour, et tu nous illumines par lui. / Et lui, il est beau, et rayonnant avec grande splendeur : de toi, Très-Haut, il porte signification.

Laudato si, mi Signore, per sora Luna e le Stelle :

in cielo l’hai formate clarite e preziose e belle.

Laudato si, mi Signore, per frate Vento,

e per Aere e Nubilo e Sereno e onne tempo,

per lo quale a le tue creature dai sustentamento.

Laudato si, mi Signore, per sor Aqua,

la quale è molto utile e umile e preziosa e casta.

Laudato si, mi Signore, per frate Foco,

per lo quale enn’allumini la nocte :

ed ello è bello e iocondo e robustoso e forte.

Loué soit-tu, mon Seigneur, par 386 sœur Lune et les étoiles : dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent, et par l’air et le nuage, et le ciel serein et tout temps, par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau, laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu par lequel tu nous illumine la nuit ; et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.

Laudato si, mi Signore, per sora nostra matre Terra,

la quale ne sostenta e governa,

e produce diversi fructi con coloriti fiori ed erba.

Laudato si, mi Signore, per quelli che perdonano

per lo tuo amore

e sostengo infirmitate e tribulazione.

Beati quelli che’l sosterrano in pace,

ca da te, Altissimo, sirano incoronati.

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre, laquelle nous sustente et gouverne387 et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. / Loué sois-tu, mon Seigneur, par ceux qui pardonnent par ton amour et soutiennent maladies et tribulations. / Bienheureux ceux qui les supporteront en paix, car par toi, Très Haut, ils seront couronnés.

Laudato si, mi Signore, per sora nostra Morte corporale,

da la quale nullo omo vivente po’ scampare.

Guai a quelli che morranno ne le peccala mortali !

Beati quelli che troverà ne le tue sanctissime voluntati,

ca la morte seconda no li farrà male.

Laudate e benedicite mi Signore,

e rengraziate e serviteli cun grande umiltate.

Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur Mort corporelle, à laquelle nul homme vivant ne peut échapper. / Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels ! / Bienheureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés, car la mort seconde388 ne leur fera pas mal. /Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâce et servez-le avec grande humilité.

Au Cantique nous associons en contrepoint le discours que François tint à frère Léon sur la route de Pérouse, portant sur la « vraie joie », suivant la version rugueuse propre à un manuscrit de la bibliothèque nationale de Florence 389 :

… - Mais quelle est la vraie joie ? / … Je reviens de Pérouse et, par une nuit profonde, je viens ici et c’est le temps de l’hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques d’eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures. Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j’ai longuement frappé et appelé, un frère vient et demande : « Qui est-ce ? » Moi je réponds : « Frère François. »

Le refus est deux fois répété pour souligner l’épreuve angoissante qui doit être surmontée :

Et lui dit : « Va-t-en ! Ce n’est pas une heure décente pour circuler ; tu n’entreras pas. » Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : « Va-t-en ! Tu n’es qu’un simple et un illettré. En tout cas tu ne viens pas chez nous ; nous sommes tant et tels que nous n’avons pas besoin de toi. » Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : « Par l’amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit ! » Et lui répondrait : « Je ne le ferai pas. Va au lieu des Croisiers [hôpital pour les lépreux situé non loin de Rivo Torto] et demande là-bas. » Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l’âme.

On est ici face à un récit sévère, reflétant « une situation de détresse physique et de lutte intérieure … expérience fondamentale dans la vie de François 390 ». Les souffrances sont surmontées grâce à l’état mystique profond, la paix intérieure inaltérable où François ne peut être atteint.

On rapprochera ce récit au « Portrait du vrai frère mineur » :

Supposons qu'à la suite de ce sermon ils réfléchissent et s'élèvent contre moi en disant : « Nous ne voulons plus que tu règnes sur nous ; tu n'as aucune éloquence, tu es trop simple, et nous rougissons d'avoir pour supérieur un rustre et un illet­tré ; désormais, n'aie plus la prétention de te dire notre supé­rieur ! » Ils me conspuent et me chassent... Eh bien! je ne me considérerais pas comme un Frère mineur si je n'étais aussi joyeux quand ils me vilipendent, me rejettent honteusement, m'enlèvent ma charge, que lorsqu'ils m'honorent et me vénè­rent, pourvu que dans les deux cas le profit soit le même pour eux. Car si je me réjouis de leur profit et de leur dévotion quand ils m'exaltent et m'honorent (alors que mon âme peut ainsi courir un danger) combien plus dois-je me réjouir du profit et du salut de mon âme quand ils me vitupèrent en me rejetant honteusement, puisque c'est là pour moi un gain véritable ! » 391.

On pourrait enfin évoquer un nombre de beaux appels à vivre intimement une parfaite pauvreté, tels le récit symbolique suivant « des trois pièces d’or » :

‘Seigneur, je suis tout à toi et je n’ai rien que les caleçons, la corde et la tunique ; et ils sont semblablement à toi. Que pourrais-je offrir ?’ … Alors Dieu m’a dit : ‘Mets ta main dans ta poche et offre-moi ce que tu trouveras.’ L’ayant fait, j’ai trouvé une pièce d’or si grande, si brillante et belle que jamais on n’en a vu de pareille …

Prière et don se répètent trois fois pour souligner leur importance ; François explique ensuite à frère Léon qui l’avait surpris priant ainsi la nuit dans la forêt :

…de même que … je sortais et rendais ces pièces à Dieu lui-même qui les y avait déposées, de même Dieu m’a donné dans l’âme le pouvoir de toujours le louer et le magnifier de bouche et de cœur pour tous les biens qu’il m’a concédés…392.

Mais avant tout la grande attention à tous ses proches est illustrée par de nombreux récits, tel celui de la délivrance du frère Richer où l’on voit que François ressentait à distance l’angoisse de ses enfants spirituels :

Tombé au fond de la désolation et du désespoir, il songea en son cœur, disant : ‘Je me lèverai et irai auprès de mon père François et, s’il se montre familier avec moi, je crois que Dieu me sera propice ; sinon ce sera le signe que je suis abandonné de Dieu.’ … Or saint François, très gravement malade, était alité au palais de l’évêque d’Assise … il dit : ‘Allez rapidement à la rencontre de mon fils, frère Richer, et, en l’embrassant et le saluant de ma part, dites-lui qu’entre tous les frères qui sont dans le monde, je l’aime particulièrement.’ 393.





L’influence franciscaine

Claire d’Assise et les clarisses

Claire d’Assise (1193/4-1253) se rend à la Portioncule le lendemain des Rameaux 1211. Fille de la noblesse d’Assise, elle se fait couper les cheveux et remettre l’habit par François, le fils du marchand Bernardone. « Figure déterminée, combative, persévérante », l’abbesse de Saint-Damien à partir de 1214/5 restera l’énergique interprète de la pauvreté totale franciscaine.

Elle est « la première femme dans l’histoire à composer une Règle pour les femmes », ses sœurs de l’Ordre des Sœur Pauvres 394. Comme toujours, deux Règles se succèdent ! Celle de la sainte (1252) - qui meurt le 11 août 1253 tenant en sa main la bulle d’approbation papale – suivie d’une mitigation (1263).

Les quatre Lettres qui nous sont parvenues montrent son rôle de mère spirituelle. Elle insiste dans la première lettre à la princesse fondatrice Agnès de Prague sur la nécessaire pauvreté :

lorsqu’on aime une chose temporelle, on perd le fruit de la charité … Et un homme vêtu ne peut lutter contre quelqu’un de nu, parce que celui qui donne prise est plus vite jeté à terre 395.

À l’introduction soutenue par l’Écriture de sa quatrième et dernière lettre à la même Agnès…

Claire indigne servante du Christ et servante inutile des servantes du Christ … adresse ses salutations et souhaite le bonheur de chanter un cantique nouveau­  396 … Mère, fille et épouse du Roi des siècles … ne va surtout pas croire que l’amour brûlant de ta mère pour toi risque de s’éteindre en mon cœur … Aujourd’hui que se présente l’occasion de t’écrire, j’en suis toute heureuse pour toi, dans la joie de l’Esprit Saint…

succcède un hymne au « miroir sans tache » où « resplendit la bienheureuse pauvreté ». Le miroir où l’on contemple l’exemplarité christique fut finalement « posé sur le bois de la croix » 397.

Puis le ton devient personnel et affectueux :

Au milieu de cette contemplation, souviens-toi de ta pauvre mère, et dis-toi bien que j’ai gravé ton doux souvenir, de façon indélébile, au plus profond de mon cœur, car tu m’es chère entre toutes. Que te dire de plus ? La langue du corps est impuissante à exprimer l’affection que j’ai pour toi ; c’est celle de l’esprit qui doit l’exprimer et parler. … Adieu, très chère fille, adieu à toi et à tes sœurs en attendant le trône de gloire du Très-haut  398.

L’homme est « la plus digne des créatures ». Sur son lit de mort elle bénit Dieu de l’avoir créée 399 et ses sœurs, enfin leur rappelle le devoir de s’aimer elles-mêmes et entre elles :

Je vous bénis durant ma vie et après ma mort … un père et une mère spirituelle a béni et bénira ses fils et filles spirituelles …Soyez toujours des amantes de vos âmes et de toutes vos sœurs…400.

Au XIVe siècle l’idéal des clarisses s’estompe mais sœur Colette (1381-1447), une picarde, mena une vie très active de « refondatrice » 401. L’ordre des clarisses a depuis conservé un attachement à la plus discrète pauvreté : une intellectuelle, traductrice d’Eckhart, en livre un touchant témoignage oculaire après sa présentation de Claire, de Colette et de l’histoire de l’ordre 402.

Les débuts de l’ordre franciscain

Le chapitre « des nattes », en 1219, rassemblait déjà quelque cinq mille frères. La regula prima ou « première règle » est promulguée en 1221, puis sanctionnée par le pape. Suit une nouvelle rédaction acceptée par François, en 1223. Cette regula bullata ou « deuxième règle » est, de par son caractère juridique accentué, fort différente de la première. Elle deviendra la grande charte du premier ordre franciscain. « Il [François] en confia, nous dit saint Bonaventure, le manuscrit à son vicaire, Frère Élie, qui, peu de temps après, affirma l’avoir perdu par incurie ; le Saint la reconstitua aussitôt… » 403.

Dans son testament, François ne mâchait pas ses mots : « J’interdis fermement, par obéissance, à tous les frères, où qu’ils soient, d’oser demander aucune lettre à la curie romaine par eux-mêmes ou par personne interposée, ni pour une église, ni pour un autre lieu, ni sous prétexte de prédication, ni en raison de la persécution de leurs corps… » 404. Ce testament est invalidé par bulle papale 405.

Après la mort de François en 1226, apparaissent très naturellement deux tendances, celle des « Spirituels » qui veulent maintenir l’idéal de perfection du fondateur, et celle de la « Communauté » qui n’observe plus littéralement sa Règle et son Testament, favorise la fondation de grands couvents, assouplit la pratique de la pauvreté. Bien des problèmes pratiques s’opposaient en effet à la stricte pauvreté matérielle, sans compter la sirène attirante de l’étude intellectuelle, à l’imitation des dominicains. Le règne « efficace » du frère Élie, de 1232 à 1239, n’arrangea rien 406. Celui, sensé, de saint Bonaventure, de 1257 à 1274, ne put récupérer une situation tendue.

En 1282 on relève plus de quarante mille religieux répartis en près de mille six cents maisons, ce qui n’est plus compatible avec l’idéal des débuts et conduit à une organisation rigide. L’affrontement entre « idéalistes » et « réalistes » fut finalement tranché en faveur de la « Communauté » par Jean XXII, le pape autoritaire responsable du procès d’Eckhart ; la situation pouvait être réglée pacifiquement par une division de l’ordre, ce qui se produira beaucoup plus tard, permettant ainsi une renaissance des franciscains. Entre-temps, la société européenne est troublée par l’arrivée de la peste noire et par le schisme avignonnais : l’ordre connaît une décadence 407.

Les Spirituels

« Les merveilles des premiers temps » ne pouvaient que s’affadir ou être noyées dans la marée humaine provoquée par l’appel de François : ce problème fut nécessairement réglé par des mitigations de la radicalité et de la simplicité primitive. Les Spirituels avaient « le fervent désir de vivre la Règle, de préférence dans des ermitages, sans compromis ni accommodements, en s’inspirant du séraphique fondateur. »  408.

« Une scission se produisit à la suite du concile de Lyon de 1274, dont les Spirituels n’acceptèrent pas les décisions. Trois groupes se formèrent : un dans les Marches avec Ange Clareno, un autre en Provence, dont le représentant le plus autorisé fut le docte et vertueux Pierre de Jean Olivi, le troisième en Toscane soutenu par Ubertin de Casale. »

L’histoire est compliquée et balance entre approbations et condamnations, selon les autorités qui se succèdent :

« Les Spirituels eurent l’espérance de vivre leur idéal sous le généralat de Raymond Godefroy (1289-1295) et surtout avec le bienveillant accueil de Célestin V409. Mais l’énergique attitude de Boniface VIII (1295-1303) détruisit leurs plans et ils opposèrent une vigoureuse résistance aux interprétations pontificales de la vie franciscaine. Ils mirent leur espérance dans l’élection de Clément V (1305-1314) ; ils eurent en effet l’occasion de préciser leurs idées au concile de Vienne, mais la bulle Exivi de paradiso (6 mai 1312), qui concluait le débat, approuva la conduite et l’action de la Com­munauté.

Les Spirituels résistèrent : leurs chefs de file sont excommuniés ou incarcérés lorsque l’on peut les saisir. On nous explique que :

« Les autorités de l’Église et de l’ordre s’efforcèrent d’éviter un schisme. Jean XXII convoqua Ubertin de Casale et Ange Clareno avec quelques disciples. En vain. Avant d’en venir à un procès, le pape classa l’affaire par la bulle Quorumdam exigit (7 octobre 1317) et réserva aux seuls supérieurs la faculté d’établir les normes d’interprétation de la pauvreté. Les Spirituels n’acceptèrent ni la solution proposée ni les sanctions et ils cessèrent d’appartenir à l’ordre. » 410.

Ils avaient résisté pendant près d’un siècle. Des récalcitrants « montèrent bravement sur le bûcher », lesquels bûchers sont attestés de 1337 à 1449. On les nomme alors « fraticelles » 411 ; leur idéal contribuera plus tard à l’éclosion de la famille franciscaine de l’« Observance » 412.

Il est intéressant de suivre plus précisément le cas exemplaire du groupe des zélateurs de la Marche d’Ancône 413, découragés par les tracasseries de toutes sortes et poursuivis après un premier exil en Arménie. Constitués à leur retour en Italie en famille autonome des Pauvres Ermites avec le consentement du pape Célestin V, sous la direction de Pierre de Macerata et d’Ange Clareno, ils sont finalement réprimés par l’Inquisition : « Hostile, le pape Boniface VIII décréta la dissolution de la jeune congrégation ; Pierre et ses compagnons s’enfuirent en Achaïe (1295) puis en Thessalie (1297), où ils encoururent successivement les censures d’archevêques et du patriarche de Constantinople alerté par le pape… » 414. On les poursuit jusqu’aux confins du monde chrétien. L’autorité doit-elle l’emporter sur l’exercice de la pauvreté ? On ne remet plus guère en cause aujourd’hui « la pure spiritualité » d’un Pierre-Jean Olivi, d’un Ubertin de Casale, d’un Ange Clareno.

Pour Olivi ou Olieu (1248-1298), « écrivain spirituel profond et personnel », auteur d’opuscules ascético-mystiques traduits en langue provençale 415, « l’identité de l’Évangile et de la [première] Règle signifie ainsi que cette dernière possède une légimité intrinsèque, qui ne découle pas de sa confirmation par l’autorité pontificale. » 416.

Ubertin de Casale (1259 - après 1328) est né dans le diocèse de Verceil ; il poursuit ses études en Toscane, entre en contact avec un cercle laïc animé d’une intense dévotion et avec Olieu ; rencontre encore plus intéressante, il fait la connaissance d’Angèle de Foligno et « se reprend spirituellement ». Il compose en 1304 l’Arbor vitae, dans une période de retraite à l’Alverne. En 1309/1310 il se transporte à Avignon où il lutte pour la cause des Spirituels. Il est à Rome en 1328. La date et les circonstances de sa mort sont obscures : il aurait été assassiné 417.

Ange Clareno ou Pierre de Fossombrone (~1255-1337), accompagné de Pierre de Macerata et d’une quarantaine de compagnons, se réfugie en Grèce dans une petite île du golfe de Corinthe. Leur séjour dure un peu plus de trois ans avant d’être à nouveau pourchassés. Clareno avait mis à profit son séjour en Grèce pour se familiariser avec la littérature mystique des Pères d’Orient 418. Après une existence nomade et tourmentée, il est protégé seize ans par le puissant abbé de Subiaco puis, après une dernière fuite, il termine sa vie dans l’extrême sud de l’Italie.

Il avait été entouré de la vénération de personnalités telles celles du cardinal Jacques Colonna, du bienheureux Simon Fidati de Cascia (-1348), sans oublier celle de ses disciples et du peuple 419. Il « ne cessa de recommander la modération, le respect de l’autorité et la patience. Pourquoi ne pas laisser à Dieu le soin de châtier le pape… » 420. En vain.

Jacopone da Todi (~1236 - 1306)

Jacopone, procureur légal et notarial, pénitent après la mort brutale de sa jeune femme, franciscain proche des Spirituels, excommunié, emprisonné, retiré près d’un couvent de clarisses, est enfin et surtout l’auteur admiré de Laudes, forme poétique toscane en honneur durant plus de deux siècles.

Il appartient, du côté de son père, à une famille noble. Après avoir étudié le droit, il exerce la profession d’homme de loi ou de notaire dans sa ville natale. Marié à l’âge de trente et un ans environ à Vanna di Bernadino di Guidone de la famille des comtes de Coldimezzo, il perd deux ou trois ans plus tard sa jeune épouse lors de l’écroulement d’un plancher pendant une fête. Un cilice trouvé sur le corps de Vanna l’aurait converti : il mène alors pendant dix ans une vie d’errance, de pénitence, de mendicité et d’humiliations volontaires.

Au terme de cette période, durant laquelle il porte le long capuchon du Tiers Ordre pénitent franciscain, il est admis parmi les Frères Mineurs. Attaché au courant des Spirituels il approuve l’envoi à l’ermite Pierre da Morrone, devenu le pape Célestin V, d’une délégation visant à obtenir l’autonomie de ce courant à l’intérieur de l’ordre.

Mais le pape abdique et redevient ermite l’année même de son élévation. La congrégation des Pauperes heremitae domini Celestini sera aussitôt dissoute par Boniface, son successeur. « Or Jacopone connaissait bien ce dernier, qui, n’ayant pas encore reçu l’ordination, s’était fait octroyer par le chapitre de la ville de Todi un bien confortable canonicat. Il lui consacre l’une de ses laudes les plus polémiques, O pape Boniface, tu as beaucoup trop joué en ce monde… Plus encore, il va jusqu’à souscrire au fameux manifeste de Longhezza (10 mai 1297) : s’inspirant de la thèse des cardinaux Jacopo et Piero Colonna, ce document met directement en cause la validité de l’élection… »

Suit une excommunication des deux cardinaux ainsi que leurs défenseurs et Boniface assiège leur place forte, Palestrina. La forteresse tombe après avoir résisté un an et demi. Jacopone est incarcéré dans les souterrains d’un couvent de Frères Mineurs hostiles aux Spirituels. Libéré et absous par Benoît XI, il mourra trois ans plus tard, la nuit de Noël de l’année 1306, dans le couvent des clarisses de Collazzone, près de Todi 421.

Les Laudes fleurissent au XIIIe siècle. Ils dérivent de cantiques, chantés en latin par l’assemblée des fidèles dans les exercices de piété d’associations laïques, les laudési. La plus ancienne laude qui nous soit parvenue n’est autre que le Cantique des créatures de François. Puis frère Pacifique brilla parmi ses contemporains par des compositions (perdues), tout comme il avait été célèbre avant sa conversion sous le nom de Rex Versuum. De Bonaventure, il nous reste l’Angélus. On composera des laudes jusqu’à Savonarole. La Contre-Réforme supprimera ces dévotions en langue vulgaire au profit du latin. Jacopone est reconnu aujourd’hui comme l’un des grands poètes du Moyen Âge grâce à l’évolution de notre goût qui accepte de s’écarter de la forme littéraire achevée d’un Pétrarque 422. Jacopone est le chantre de la pauvreté par amour qui donne la liberté :

O amor de povertate

Renno de tranquillitate !

[…]

Povertat’è null’avere

E nulla casa poi volere

E onne cosa possedere

En spirito de libertate. 

O amour de pauvreté, / Royaume de tranquillité ! […] Est pauvreté ne rien avoir / Et nulle chose ne vouloir, / Toutes choses posséder / En esprit de liberté. 423.

L’union se réalise, lorsque l’homme, vidé par la grâce de ses puissances se livre à Dieu qui le « forme » à nouveau 424. L’esprit qui anime Jacopone est proche de celui qui animait Angèle de Foligno, sa contemporaine. Elle avait peut-être entendu ses Laudes car elle meurt trois ans après lui. L’esprit sera repris par Catherine de Gênes qui vit deux siècles plus tard : les Laudes 36 et 39 sont cités et commentés dans la Vita de Catherine et Jacopone se trouve être le seul auteur largement présent de ce témoignage425. Nous en reprenons deux brefs passages dont le premier est commenté par Catherine 426 :

Cio che tte paria non ène,

Tanto è ‘n alto quel ched ène ;

La Superbia en celo s’ène

E dànnase l’Umilitate.

[…]

Là ‘v’è Cristo ensetato

Tutto ‘l vecchio ènne mozzato,

L’uno en l’altro trasformato

En mirabele unitate.427.

Ce qui se voit n’est pas, / Tant est grand ce qui est ; / La superbe est au ciel / Et l’humilité se damne. […] / Là où le Christ est greffé, / Tout l’ancien est décapité, / L’un dans l’autre est transformé / En merveilleuse unité.

Catherine de Gênes, au chapitre 14 de la Vita, commentera ainsi:

Ce qui se voit, c’est-à-dire toutes les choses visibles qui sont créées ne sont pas, elles n’ont pas l’être véritable, tant est grand Celui qui est, Dieu, en qui est tout être vrai. La superbe est au ciel, c’est-à-dire la vraie grandeur est au ciel ; et sur terre, l’humilité se damne, c’est-à-dire l’affection placée en ces choses créées qui sont basses et viles, n’ayant pas en soi l’être véritable.

Jacopone conclut :

Clama lengua e core : Amore, amore, amore !

Chi tace el to dolzore Lo cor li sia crepato.

E credo che crepasse Lo cor che te assaiasse ;

S’Amore non clamasse, Crepàrase affocato. 

Clame langue et clame cœur : Amour, amour, en profondeur ! / Celui qui tait ta douceur, Que son cœur soit crevé ! /Et je crois bien qu’en crèverait, Cœur qui de toi goûterait ; /Si Amour il ne clamait, il en mourrait suffoqué. 428.

Angèle de Foligno (1248 -1309)

Femme amie du monde et du plaisir, esprit cultivé (tout en ne sachant pas écrire) et ouvert, riche de biens, ayant mari et plusieurs fils, elle commence à l’âge de trente-sept ans à éprouver le remord de confessions incomplètes et de communions peut-être sacrilèges à ses yeux.

Elle dictera le récit de sa vie à frère Arnaud, un fidèle moine franciscain, selon des « pas » ou étapes intérieures. Ils couvrent deux périodes séparées par une expérience très forte d’amour divin survenue lors d’un voyage à Assise en 1291, suivie de son entrée dans le Tiers Ordre franciscain. Les six années « ascétiques » qui précédèrent l’évènement, de 1285 à 1291, l’approchèrent de la pauvreté intérieure et matérielle en dix-neuf « pas ». Elle vend ses biens après la mort de tous les siens. Le récit d’Arnaud couvre les cinq années suivantes, de 1291 à 1296, en sept autres « pas ».

Angèle vivra encore quatorze années. Nous devinons un cercle de disciples d’après le récit d’Arnaud (qui malheureusement meurt en 1300, donc neuf ans avant Angèle) complété par des documents postérieurs ; quatre lettres nous sont parvenues. De très nombreuses éditions de son « œuvre » sont éditées en latin dès 1502 et en diverses langues dont le français, par Poiret en 1696, puis par Hello en 1868. Malheureusement ces mosaïques textuelles ne respectent pas l’ordre chronologique et affaiblissent les termes (malgré le style emphatique propre à Hello). Il faut recourir à une édition respectueuse de l’ordre d’un bon manuscrit, respectant aussi la sobriété de l’original latin, pour retrouver la force et surtout la dynamique vécue, rendue par les « pas » successifs 429 qui la mènent des manifestations du début à la mystique pure.

On ne trouve nulle part ailleurs un témoignage aussi intense de l’amour divin, auquel elle sut correspondre de façon absolue. Elle répond ainsi à deux mystères majeurs :

Question, comment l’amour divin intense qui nous est accordé, peut-être une seule fois dans l’existence, mais son souvenir est toujours efficient, peut-il s’accorder à notre indignité ?

Réponse, parce que Lui seul existe.

De même pour le « problème du mal » : le « bon » seul existe.

Nous avons donc la chance d’avoir accès à une autobiographie mystique suivie chronologiquement, sous la forme des dix-neuf pas de sa vie dictés au frère et disciple copiste, qui correspondent aux six années « ascétiques » précédant l’expérience d’amour de l’an 1291. Puis suivent sept pas, définis par ce frère ; très honnêtement, il reconnaît la difficulté d’en déterminer alors leur nombre (Angèle avait évoqué trente pas).

Un tel témoignage est unique pour une époque qui ne pratique guère de « confession » intime (on trouve parfois des relations d’événements personnels, toutefois sans progression soulignée, telles les relations de Julian de Norwich ou de Margery Kempe). Nous le devons à l’insistance du « frère copiste », devenu disciple, qui rapporte avec grand souci de fidélité « cette expérience et cette science de l’expérience »430.

Nous résumons les pas d’une échelle spirituelle à l’aide d’un choix de fragments très courts. Les trois premiers pas sont une préparation : crainte, douleur, pénitence ; Angèle « commence à être illuminée » aux deux suivants, où elle reconnaît la miséricorde de Dieu et Le prie « de me rendre vivante. Alors il me semblait que toutes les créatures me prenaient en pitié, en compassion. » Les quatre pas suivants sont marqués par la vision et la connaissance de la croix.

Au neuvième pas,

Il me fut inspiré que … je devais me dépouiller pour être plus légère, et aller nue … c’est-à-dire pardonner à tous ceux qui m’auraient offensée, me dépouiller de toutes choses terrestres. … Vers cette époque … ma mère … vint à mourir … et en peu de temps, mon mari, tous mes fils. 431.

Au douzième pas,

Je résolus de tout abandonner … Dieu répandit miséricordieusement dans mon cœur une grande lumière, Il me donna en même temps une certaine fermeté … que je crois encore ne devoir jamais perdre.432.

Au dix-septième pas, elle rapporte de beaux songes qui annoncent peut-être la rencontre à Assise. L’un est précis ; elle note la demande faite avant le sommeil et la réponse donnée en rêve :

Je me trouvai une fois dans la prison où je m’étais enfermée pour le grand carême. Je goûtais, je méditais un mot de l’Évangile … j’eus soif de voir le mot écrit ; craignant d’agir par amour-propre, je me contins, je me fis violence pour empêcher mes mains d’ouvrir le volume sous l’effet de mon trop grand désir et amour ; sur ce je m’assoupis, je m’endormis dans mon désir. Aussitôt je fus induite en vision et il me fut dit : « L’intelligence de l’Épître est chose si délectable que celui qui la comprendrait bien oublierait toutes les choses du monde. »

Mon guide reprit : L’intelligence de l’Évangile est tellement plus délectable encore, que si quelqu’un le comprenait, il n’oublierait pas seulement toutes les choses du monde ; il s’oublierai absolument lui-même …[malheureusement] on ne prêche rien de la délectation de Dieu.433.

Aux pas suivants, elle ressent l’Amour et la douceur divine :

… si l’on me parlait de Dieu, je poussais des cris … ceci m’arriva pour la première fois lorsque je vendis ma maison de campagne pour en donner le prix aux pauvres. C’était la meilleure de mes terres … [Éprouvant] la douceur de Dieu … je tombai à terre je perdis la parole … Après cela, je me rendis à Saint-François à Assise.434.

Le frère copiste témoigne de cette visite à Assise, de la honte qu’il ressent devant le comportement incontrôlé de sa compagne, terrassée par la violence d’une expérience mystique. Il l’interprète comme « haut mal » (hystérie, épilepsie ?), avant de comprendre sa réelle origine à la suite de sa propre expérience intérieure :

Elle avait beaucoup crié … J’en fus tout couvert de honte … je lui dis de n’oser jamais revenir à Assise puisque ce mal la prenait … Je lui conseillai de tout me dire, je l’y contraignis… Ayant éprouvé en moi-même une grâce de Dieu spirituelle, sans exemple dans ma vie, j’écrivais tout rempli de crainte et de respect.435.

Elle lui décrit cet état d’amour dont l’achèvement l’a remplie de douleur :

Je lui dis : « Que vis-tu ? » Elle répondit : « Je vis une chose pleine, une Majesté immense, que je ne saurais exprimer ; mais il me sembla que c’était le souverain bien. Elle me dit beaucoup de douces paroles en s’éloignant ; elle s’éloigna lentement avec une suavité immense, sans secousse. Aussitôt après son départ, je commençai à pousser de hauts cris, à vociférer. Je criais sans aucune honte, disant et redisant : « Amour inconnu ! Pourquoi m’abandonnes-tu ? »

Cet état très fort est suivi d’une douceur profonde :

…je revins d’Assise avec cette extrême douceur, et je rentrai chez moi par la route. Tout le long du chemin, je par­lais de Dieu, j’avais grand peine à me taire ; cependant je me contenais de mon mieux à cause de mes compagnons. … Rentrée dans ma maison, je sentis une douceur paisible, et cependant très grande, que je ne sais exprimer.436.

Cette mémorable expérience est suivie de certaines prises de conscience :

Expliquant ensuite cette parole : que Dieu est l’amour de l’âme, elle me dit : Dieu aime l’âme, il est lui-même l’amour de l’âme.437.

Elle me dit encore à moi, frère copiste, qu’une fois Dieu lui dit et lui montra péremptoirement et en détail qu’elle n’était rien, qu’elle était faite d’une matière vile, qu’il ne trouvait en elle aucune bonté, que cependant Dieu l’aimait, que ce Dieu qu’elle-même peut aimer est chose si grande et si parfaite que la pensée de l’amour qu’il lui porte ne peut lui causer aucun orgueil…438.

Angèle traite profondément du mystère du « néant aimé » c’est-à-dire des rapports entre l’âme et sa Source divine :

Et je voyais en moi deux parties, comme si on eût tracé en moi une route. D’un côté je ne voyais qu’amour et tout bien, venant de Dieu et non de moi ; de l’autre, je me voyais aride, je voyais qu’il ne venait de moi aucun bien. Par là, je vis que ce n’était pas moi qui aimais, bien que je fusse toute transformée en amour, mais que cela ne venait que de Dieu. Puis les deux parties se réunirent, et leur union me donna un amour beaucoup plus grand, beaucoup plus ardent. J’avais le désir d’aller à cet amour.439.

Tout est grâce :

L’âme veut Dieu, et ce vouloir lui est donné par la grâce. Quand donc il est dit à l’âme : « Que veux-tu ? » Elle répond : « Je veux Dieu. » Et Dieu lui dit : « Et moi j’accomplirai en toi cette volonté. » Car jusque-là, elle ne voulait pas Dieu vraiment et de tout soi. Ce vouloir lui est donné par la grâce, et par ce vouloir elle connaît que Dieu réside en elle, qu’il entre en société avec elle.440.

La seconde partie du manuscrit provient d’autres copistes, certainement moins proches de la mystique mais heureux témoins des années postérieures :

Voici le signe de l’amour vrai : celui qui aime ne transforme pas une partie de soi-même, mais tout soi en l’Aimé. Comme cette transformation n’est pas continue, comme elle ne dure point, l’âme est prise par le désir de chercher tous les modes qui lui permettront de se transformer en la volonté de l’Aimé afin de retrouver à nouveau la vision. Elle cherche ce qu’a aimé Celui qu’elle aime.

Ce qui est développé selon la belle comparaison classique :

De même que le fer embrasé reçoit en lui la forme, la couleur, la chaleur, la vertu, la valeur du feu, et devient comme du feu ; de même qu’il se livre au feu tout entier, et non partiellement, et ne subsiste qu’en étant embrasé dans l’intime de sa substance ; ainsi, l’âme, unie à Dieu et avec Dieu par le feu parfait de l’amour divin, se donne et se place tout entière en Dieu, et transformée en Dieu sans avoir perdu sa substance propre, elle transforme sa vie tout entière dans le Dieu amour et l’amour la rend quasi toute divine.

Transformation permise par le seul don de grâce :

Il faut donc que la connaissance précède, et qu’ensuite l’amour suive, pour transformer l’aimé en l’amant, c’est-à-dire pour transformer l’âme qui connaît en vérité et qui aime avec ferveur dans le bien qu’elle connaît et qu’elle aime avec ferveur. Or cette connaissance ne peut venir à l’âme ni d’elle, ni d’aucune créature; elle ne peut lui venir que de la lumière divine; c’est un don spécial de la grâce de Dieu.441.

C’est la source de l’amour efficace :

…voyant son néant et voyant Dieu humilié et abaissé pour un si vil néant et même unir son néant, l’âme s’embrase d’amour, et embrasée d’amour elle se transforme en Dieu. Une fois transformée en Dieu quelle est la créature qu’elle n’aimera selon son pouvoir ? 442.

L’Amour est explicité comme suit :

L’amour parfait, sans défaut, est celui de l’âme admise à voir l’être de Dieu. Quand l’âme est ainsi guidée et conduite à la vision de l’être de Dieu, elle voit comment toute créature tire son être de celui qui est l’Être suprême, comment toute chose, comment tout ce qui existe tient son être de l’Être suprême; elle voit qu’il n’est point d’autre être, et que rien ne possède l’être que par lui.

L’âme puise dans cette vision une sagesse admi­rable, une sagesse pleine de gravité, une sagesse pleine de matu­rité. L’âme tire de cette vision le plus grand des biens, elle ne peut contredire, parce qu’elle voit en vérité que toutes les œuvres de Dieu sont bonnes ; le mal vient de nous qui les détruisons. Cette vision de l’Essence divine excite l’âme à l’aimer. Elle nous apprend à aimer tout ce qui a reçu d’elle l’existence.443.

Peu avant sa mort, elle s’écria :

Mes petits enfants, efforcez-vous de vous faire petits ! » Puis elle cria : «  O néant inconnu ! O néant inconnu ! On ne peut avoir en ce monde de science plus utile que celle de son néant, ne rien faire de mieux que de s’emprisonner dans son néant. Parler de Dieu, faire de grandes pénitences, comprendre les Écritures, avoir son cœur presque constamment occupé des choses divines, toutes ces vanités spirituelles sont plus trompeuses que les vanités temporelles.444.

Tout est dit ! 445.

Catherine de Gênes (1447-1510) et son cercle

La Vita

Celle que l’on put surnommer la Grande Dame du pur amour née en 1447est mariée à seize ans. À l’âge de vingt-six ans, après dix années de désolation intérieure, survient l’expérience de l’Amour divin. Suivent quatre années de pénitences sévères puis vingt-deux années d’une vie mystique active : elle dirige la section des femmes d’un hôpital à partir de 1490, puis s’occupe de son mari, qui meurt en 1497. À partir de 1499 elle accepte le confesseur Marabotto, probablement pour permettre à un groupe de fidèles de se former autour d’elle. Elle meurt en 1510, âgée de soixante-trois ans.

Ce qui nous est parvenu groupe les « dits » recueillis par ses proches et transcrit par Marabotto. Elle-même n’a rien écrit. Cependant son influence fut considérable : la Vita est un des textes biographiques célèbres au XVIIe siècle. Jeanne Guyon, qui fut mariée à seize ans, qui sortit de la nuit intérieure à vingt-huit ans, et qui vécut soixante-neuf ans, mènera près de deux siècles plus tard une vie assez comparable à celle de Catherine. Connaissant très bien la Vita et y retrouvant de nombreux parallèles avec sa propre vie, elle s’en inspire dans sa Vie par elle-même tandis que son propre Traité du Purgatoire imite celui de Catherine.

Toutes ces vies féminines s’écartent assez peu du « modèle » imposé généralement aux femmes qui demeurent « dans le monde ». Elles subissent un mariage précoce dicté par les familles, avant que le veuvage ne leur donne la possibilité d’acquérir tardivement quelque liberté. Leurs activités sont alors circonscrites aux œuvres hospitalières et à une influence plus ou moins discrète sur un cercle de proches disciples – à moins que rentrant dans les ordres, elles ne soient ensuite connues surtout sous leur deuxième identité (c’est le cas de madame Acarie, première Marie de l’Incarnation, de la baronne de Chantal devenue la mère fondatrice des visitandines, et de nombreuses figures moins célèbres).

Pour parler de Catherine de Gênes, nous alternerons un résumé de l’introduction biographique par P. Debongnies avec des citations (en italiques) de sa belle traduction de la Vita 446 :

Les Fieschi étaient au XVe siècle la famille la plus notable du parti guelfe et s’enorgueillissait d’avoir donné à l’Église deux papes, Innocent IV et Adrien V, des cardinaux, des évêques, et des doges à la cité.

« Catherine naquit dans les premiers mois de 1447, sans qu’on puisse préciser la date. Elle ne connut pas son père. Sa sœur Limbania était entrée chez les chanoinesses de Santa Maria delle Grazie ; la cadette sentit l’inspiration de la suivre. À treize ans elle fit sa demande, mais elle ne fut pas agréée, très probablement par suite de l’opposition de la famille qui l’avait déjà promise en mariage, comme il appert d’un acte du 27 août 1456 (donation des Doria en vue de ce mariage). À des fins de politique familiale et citadine, elle fut en janvier 1463 donnée pour femme à Julien Adorno, d’une grande famille gibeline, notablement plus âgé qu’elle. Déjà signalé par ses avatars politiques, Julien ne l’était pas moins par son inconduite ; dès avant son mariage il avait eu cinq enfants. Cette union ne fut pas heureuse. »

Les cinq premières années, il la tint si étroitement qu’elle ne savait ce que sont les choses du monde. Les cinq années suivantes, pour secouer ces grands chagrins que lui donnait son mari, elle se mit à rechercher la conversation des autres dames, à s’adonner aux choses du monde, comme faisaient les autres447.

De conduite dissolue, le mari dissipe tout ce qu’elle avait. Au bout de dix ans,

…dans les trois mois qui précédèrent sa conversion, il lui survint une très grande tristesse d’esprit, un dégoût profond de toutes les choses de ce monde, qui lui faisait fuir la compagnie. Elle éprouvait une si profonde tristesse qu’elle était insupportable à elle-même, ne sachant ce qu’elle voulait.

Son désespoir est total :

Quoiqu’elle cherchât maintenant des distractions extérieures, cette tristesse du cœur, loin de diminuer, ne faisait qu’augmenter, tant lui était insupportable la conduite de son mari. Ce fut au point que se trouvant un jour dans l’église Saint-Benoît c’était précisément la veille de la fête du saint - elle lui dit, dans l’extrémité de sa douleur : « Saint Benoît, priez Dieu qu’il me tienne trois mois au lit, malade ». Elle parlait ainsi comme une désespérée, ne sachant plus que faire, dans le tourment d’esprit et de cœur où elle se trouvait.448.

Mais l’amour divin fait irruption soudainement :

Le jour après la fête de saint Benoît [le 22 mars 1473], dame Catherine sur les instances de sa sœur moniale, alla pour se confesser … Tout d’un coup à peine agenouillée devant lui [le confesseur], elle reçut au cœur la blessure d’un immense amour de Dieu, avec une si claire vue de ses misères et de ses défauts, et aussi de la bonté divine, qu’elle en fut pour tomber à terre. Ensuite de ce sentiment de l’immense amour de Dieu et des offenses qu’elle avait faites à ce Dieu de douceur, elle fut tirée avec tant de force hors des misères du monde, par un mouvement tout purifié de son cœur, qu’elle resta comme hors d’elle-même. Sous cette impression elle criait en son cœur avec un amour enflammé : « Plus de monde ! Plus de péché ! 449.

« Catherine a toujours présenté cette conversion comme subite et totale. Elle fut instantanément et tout à la fois purgée, illuminée et transformée, - ce qui n’empêche de distinguer plusieurs étapes dans la suite de sa vie. Il y eut d’abord quatre années de pénitences sévères, de renoncements énergiques. Peu de mois après la conversion, Julien, ruiné par ses désordres, revient à Dieu et à sa femme ; ils s’établissent dans une dépendance de l’hôpital de Pammatone, se consacrant l’un et l’autre au service des malades. Elle se confesse fréquemment, communie tous les jours avec une faim inexprimable. En 1476, elle commence, par inspiration intérieure, des carêmes et des avents dans un jeûne absolu et forcé. »

La conversion de son mari eut lieu la même année. Catherine n’eut pas d’enfants.

« La deuxième période va de 1477 à 1499. Toutes les pénitences lui sont alors tirées de l’esprit ; elle est dirigée uniquement par l’inspiration intérieure, sans direction sacerdotale » :

Elle disait encore que si elle eût vu toute la Cour céleste vêtue de même manière de sorte qu’il n’y eût pas de différence de vêtement entre Dieu et les anges, néanmoins l’amour qu’elle avait au cœur aurait reconnu Dieu comme le chien reconnaît son maître, et même bien plus vite et avec moins de peine, parce que l’amour qui est Dieu même, instantanément et sans intermédiaire découvre sa fin et son repos suprême.450

Un tel élan est couronné :

Au terme de ces quatre années dont il a été question, il lui fut donné un esprit net, libre et rempli de Dieu, à ce point qu’il était fermé à toute autre chose. Quand elle assistait aux prédications ou à la messe, elle était tellement occupée de ce sentiment intérieur qu’elle ne voyait ni entendait ce qui se disait ou se faisait hors d’elle.451

Elle va directement au but, sans s’embarrasser d’intermédiaire ni de méthode, ce qui transparaît dans les « dits » rapportés par Marabotto :

L’Amour lui dit un jour à l’esprit : « Ma fille, observe les trois règles que voici : ne jamais dire : je veux, je ne veux pas. - Ne jamais dire : mien ; tu diras toujours: nôtre. - Ne jamais t’excuser, sois prompte à t’accuser. » Il lui dit encore : « Quand tu réciteras le Pater, prends pour fondement le fiat voluntas tua, c’est-à-dire, ta volonté se fasse en toute chose, dans l’âme, le corps, les fils, parents, amis, les biens et toute autre chose qui puisse te toucher, et en bien et en mal. …

Du reste de l’Écriture prends pour ton soutien ce mot : Amour. Avec lui tu iras toujours droite, nette, légère, attentive et soigneuse, toujours prête, illuminée, sans erreur et sans guide ni aide d’autre créature, parce que l’amour n’a pas besoin d’aide, il suffit pour accomplir toute chose sans peur et sans effort.452

« Elle continue d’ailleurs, avec un zèle et un à-propos que ses ravissements ne troublent pas, son œuvre auprès des malades. [...] C’est gratuitement toujours qu’elle s’applique au service des malades, et spécialement des pestiférés durant la terrible épidémie qui dévaste Gênes en 1493. Alors elle opère des prodiges de charité, la Vita nous a rapporté qu’ayant baisé une tertiaire de saint François atteinte de la peste, Catherine gagna la contagion et faillit mourir (chap. 8). En 1489, elle fut par les protecteurs de l’hôpital, élue directrice pour la partie des femmes, charge qui comportait la surveillance, la direction du personnel infirmier, la direction des enfants trouvés et exposés, la tenue des comptes, etc. » 453.

Il paraissait impossible, en effet, qu’une personne si occupée à des affaires extérieures pût ressentir sans interruption un tel goût divin dans son intérieur, comme d’un autre côté, qu’une personne engloutie à ce point dans le feu de l’amour divin se pût occuper d’affaires, avoir la tête à tout sans défaillance, au point de n’oublier jamais rien de ce qu’elle avait à faire. Chose non moins admirable : elle eut pendant de nombreuses années la charge des dépenses et mania des sommes considérables appartenant à l’hôpital ; jamais cependant il ne manqua un denier aux comptes qu’elle rendait.454.

Plus tard, son mari se fit membre du Tiers Ordre de saint François ; finalement il fut visité par Dieu qui l’affligea d’une grande maladie. C’était une pénible infirmité des voies urinaires, qui lui dura longtemps. À cause de quoi, il tomba dans une grande impatience, au point qu’arrivé à la fin de sa vie, toujours sujet à cette impatience, il craignit de perdre son âme. Alors cette bienheureuse se retira dans une chambre, et cria pour son salut aux oreilles de son doux Amour avec larmes et soupirs. Elle répétait uniquement ceci : « Amour, je te demande cette âme ; je te prie de me la donner parce que tu peux me la donner. » Elle continua ainsi l’espace d’environ une demi-heure avec beaucoup de gémissements. Elle fut enfin assurée intérieurement qu’elle était exaucée. Retournée à la chambre de son mari, elle le trouva tout changé, tout apaisé, montrant clairement en paroles et par signes qu’il était content de la divine volonté.455

« Une troisième période, à partir de 1499, se caractérise extérieurement par deux changements notables : ses jeûnes extraordinaires cessent et elle accepte une direction spirituelle. ... Un groupe de fidèles se forme autour d’elle ; on y distingue, avec Marabotto, Tommasina Fieschi, lointaine cousine (~1448-1534), qui entre au couvent et rédige des traités spirituels … C’est l’époque du « purgatoire », des grandes épreuves mystiques qui la consument et la dessèchent. Viennent aussi les maladies, du moins à partir de 1506 ou 1507. »

L’an 1507, tandis qu’elle assistait à des offices des morts, il lui vint un désir de mourir. C’était l’âme qui avait ce désir, pour sortir de ce corps et s’unir à Dieu ; le corps avait aussi ce désir pour sortir du grand tourment que lui donnait le feu d’amour qui brûlait dans l’âme. La volonté n’y correspondait pas, c’était des désirs purement de nature. Mais parce que son Amour la voulait purifier en tout et éteindre tout désir en ce cœur pour s’y faire une demeure agréable, il lui donnait du remords de ce désir. ... plus tard, comme croissait dans son cœur purifié l’union avec son doux Amour, ce désir s’éteignit peu à peu entièrement.456

Parce que ce qui arrive à l’improviste donne une peur plus vive, Dieu ne voulut pas qu’il lui arrivât rien d’imprévu et il lui montra en un instant toute la suite de son œuvre en elle : comment elle devait mourir d’un grand martyre, et toute la suite de ce martyre jusqu’à sa mort lui fut mise sous les yeux. Quand son humanité eut connaissance de ces choses, elle subit un tel assaut d’anxiété qu’elle paraissait hors d’elle-même ; elle se tordait comme un ver sur son lit et défaillait ; il semblait que l’âme dût sortir du corps ; elle ne pouvait proférer un seul mot.457

« Elle éprouve de brusques sautes de santé. Les médecins n’y comprennent rien ; après plusieurs essais de traitement, ils déclarent la maladie surnaturelle. Il est difficile aujourd’hui de ne pas y reconnaître des dérangements nerveux ; on pourrait aussi diagnostiquer un cancer à la région gastrique. Sa nature se consume à la fois sous la violence et la concentration de l’amour et sous l’action destructive de son mal ; des lésions organiques, du délire se déclarent. Rongée, exténuée de faim et de soif, elle meurt en silence le 15 septembre 1510. »

La « doctrine »

On ne peut proprement parler de doctrine, puisque tout revient à l’Amour. L’influence franciscaine est claire ; nous avons déjà souligné celle de Jacopone da Todi : il est cité aux chapitres 14 (« …tout l’ancien est décapité. »), et 33 (« S’il ne criait Amour, il en serait brûlé ») de la Vita. La poésie italienne est connue de Catherine, et Pétrarque est l’autre auteur cité nommément au chapitre 7 : « La mort est le terme d’une obscure prison… ») On trouve l’essentiel mystique répété tour à tour, sans ordre.

Ses « dits » recueillis par un cercle mystique, rédigés par son confesseur Marabotto, nous sont parvenus sous plusieurs manuscrits qui servirent à l’édition de 1551, sur laquelle toutes les traductions, dont celle que nous venons d’utiliser, sont basées. L’édition s’avère être une amplification, toutefois fidèle.

Des trois manuscrits principaux, publiés en colonnes parallèles par Umile Bonzi en 1962 (postérieurement à la traduction que nous venons d’utiliser), le manuscrit « D » apparaît remarquable 458. Pour son caractère court et plus sobrement abrupt, il mériterait d’être traduit.

Le début de la Vita répond au titre, mais dès le chapitre 9 commence la description « intérieure », liant les « dits » reçus de l’Amour et donnés par Catherine. Il faut attendre les derniers chapitres 45 à 52 pour reprendre le récit de sa vie avec un mari « bizarre », puis celui de sa maladie et de son agonie (longuement décrite, comme c’est la norme jusqu’au dix-huitième siècle ; mais ici on s’écarte des conventions, en livrant tous les détails d’une agonie probablement d’origine cancéreuse, détails qui ne sont pas forcément hagiographiques). Il nous paraît vain sur cette seule source de vouloir distinguer une voie purgative suivie d’une voie illuminative, de décrire des états mystiques, de sonder les faiblesses de nature, etc., comme le font les auteurs de l’article consacré à Catherine dans le DS. Cette démarche « anatomique » ne convient pas du tout ici, où tout reste lié. 

La vie mystique de Catherine commence par une illumination décisive donnée par l’Amour, répétition de ce qui arriva à Angèle : Dieu désire le premier. La rencontre entraîne le violent désir de ne plus en être séparé. Mais ce désir ne peut être satisfait sinon par l’Amour divin lui-même. Ceci relativise la voie purgative, qui est un effet plutôt qu’un moyen (les observateurs ne peuvent que difficilement déterminer le sens dans lequel s’inscrit la purgation, effet ou cause). La longue histoire de l’Unité en gestation s’accompagne de la certitude quant à son accomplissement lorsque la pureté parfaite sera atteinte : on pense à l’analogie optique du miroir qui est parfait quand la sensation liée à sa présence disparaît complètement.

L’Amour fait tout, si on le laisse faire ; il est rigoureux, non par quelque volonté sadique mais de par sa nature, parce que, tout comme en orfèvrerie, la moindre impureté empêche l’alliage ; la conception du purgatoire chrétien acquiert ainsi chez Catherine une grande profondeur. Le moi de l’homme disparaît finalement comme la goutte d’eau dans l’océan, dont on sait que la forme est limitation régie par une tension superficielle qui ne fait pas partie de sa substance.

La Vita comporte trois cercles concentriques : quelques rares passages « centraux » sont annoncés comme les « dits » de l’Amour ; nous les donnons en italiques. Ensuite viennent les « dits » de Catherine, et enfin l’apport du rédacteur qui traduit les sentiments du cercle constitué autour d’elle.

« Dits » de l’Amour 

Tu me commandes d’aimer mon prochain, et moi je ne puis aimer que toi, ni n’admettre aucun mélange avec toi. Comment ferai-je donc ? À quoi il lui fut répondu intérieurement : « Celui qui m’aime, aime encore tout ce que j’aime. Il suffit que pour le salut du prochain tu sois prête à lui faire à l’âme et au corps tout ce qui serait nécessaire. Cet amour est sûr parce qu’il est dégagé de la sensibilité puisque le prochain est aimé non en lui, mais en Dieu. »459.

Quand fut passé ce violent excès, on lui demanda ce qu’elle avait vu. Elle répondit qu’elle avait vu son esprit nu de toutes choses créées et d’elle-même, dans une nudité semblable à celle où Dieu le créa, et comme il doit être pour s’unir à lui. L’esprit disait à l’humanité : « Mieux vaudrait pour toi d’être dans une fournaise ardente que dans l’attente de cette sorte de nudité que je veux faire à ton âme. »460.

« Dits » de Catherine :

Je ne veux pas d’un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu ; je ne puis souffrir ce mot de pour, ni celui d’en, parce qu’ils indiquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi.461.

…l’espérance est morte, parce qu’il me semble avoir et tenir avec assurance ce qu’autrefois je croyais et espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne sais et ne puis plus rien voir que Dieu seul, lui seul, sans moi.462

Je vois les portes du paradis ouvertes de la part de Dieu à qui veut entrer. Dieu est la souveraine miséricorde, il se tient les bras ouverts pour nous recevoir en sa compagnie. Mais je vois clairement qu’en cette divine essence, il y a une telle netteté et une telle pureté qu’il est impossible de l’imaginer si peu que ce soit. En conséquence, un homme qui aurait en soi une imperfection pas plus grande qu’une patte de mouche se jetterait en mille enfers plutôt que de paraître devant Dieu avec cette imperfection.463.

Le cercle génois ; influences reçues et exercées

Le cercle des disciples se constitue autour des activités de Catherine auprès des malades et des pauvres. L’hôpital des Incurables est fondé en 1499 - premier de ce genre en Italie : Catherine en est l’inspiratrice alors que l’hôpital n’avait pas encore adopté une forme juridique et que des disciples recueillaient chez eux les malades. Une congrégation qui secourait les pauvres à domicile est réformée 464.

Les disciples sont nombreux et très divers : C. Marabotto (-1528), son confesseur et rédacteur de la Vita ; G. Carenzio (-1513) qui assista Catherine pendant son agonie (les protecteurs de l’hôpital lui concédèrent, sa vie durant, l’usage de la chambre de Catherine) ; T. Doria qui s’occupa d’enfants abandonnés ; le Bx Angelo Carletti da Chivasso, franciscain de l’observance ; le Bx Bernardin de Feltre ; Tommasina Fieschi (-1534), « auteur de valeur »465 ; Ettore Vernazza (~1470-1524) noble et notaire, qui mena une vie de charité et fonda de multiples institutions : un hôpital pour les incurables et une confrérie pour l’assistance des condamnés à mort à Naples, une charité pour les incurables à Rome avec Gaëtan de Thiene (1480-1547) - ici on découvre un lien avec l’Oratoire et Philippe de Néri -, un lazaret à Gênes. Vernazza mourut comme infirmier durant la peste ; la Vble Battistina Vernazza (1497-1587) est sa fille, plusieurs fois prieure de son couvent et auteur spirituel notable.

Le parloir du couvent où se trouvait la sœur de Catherine avec Battistina Vernazza fut fréquenté par Nicolo Doria, (qui deviendra le terrible supérieur des carmes déchaussés espagnols), et par des jésuites, dont Gagliardi. Ce dernier examina les écrits de Battistina, « qui rendent à peu près le même son que la Vita »466, et il sera l’examinateur et au moins le correcteur du Breve compendio analysé à la fin de cette section italienne.

Catherine de Gênes aurait connu les spirituels du nord par Hadewijch II et par le Miroir de M. Porete 467. Elle appartint très probablement au Tiers Ordre franciscain (comme son mari), elle fut en relations étroites avec les frères mineurs dont elle cite Jacopone et elle exprime intensément le message d’amour et de pauvreté de François. Elle exerça à son tour une grande influence par la Vita et, indirectement, par le Breve Compendio, texte important pour la spiritualité française du Grand Siècle par l’intermédiaire de son adaptateur Bérulle qui le reprendra sous le nom de Brief discours.

Se dessine ainsi un courant dont se détachent les figures suivantes d’une filiation possible : François (-1226) > frère Léon et les Spirituels, Angèle de Foligno > Jacopone (-1306) > franciscains de l’ « observance » > ? > Catherine de Gênes (-1510) > Breve Compendio (~1580) > début du XVIIe siècle français (Brief discours 1597 et Vita traduite en français en 1598).

L’influence de Catherine de Gênes est dominante au XVIIe siècle français grâce à la traduction de 1598 par les chartreux de Bourg-Fontaine. La mystique Jeanne de Cambry s’inspire de Catherine dans son œuvre publiée en 1645. Madame Guyon utilise la traduction de Desmarets de Saint-Sorlin de 1661 et Catherine est l’un des trois auteurs principaux cités dans ses Justifications de 1695 (avec Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson). Poiret modernise la traduction des chartreux, dans la Théologie de l’amour publiée à Amsterdam en 1691 468. Cet exposé rapide des influences illustre - sur le seul cas présent dans le cadre italien, alors que nous développerons largement les réseaux français - la complexité de toute histoire mystique.

Les origines en Espagne

L’histoire très complexe de l’Espagne de la Reconquête a été renouvelée par Melchiades Andres  qui a mis en valeur un courant principal franciscain 469. Auparavant on s’intéressait de préférence aux déviations particulières propres à la péninsule plutôt qu’aux sources chrétiennes d’origine étrangère. L’ouvrage classique de Menendez Pelayo sur les hétérodoxes470 illustre la « difficulté » rencontrée par des historiens espagnols pour reconnaître les influences d’origines italienne, française, flamande.

Melchiades Andres reproche à des approches brillantes - influence des rhéno-flamands (étudiée par Orcibal), d’Érasme (étudiée par Bataillon), de l’islam (étudiée par Asin Palacios) - de défendre des points de vue particuliers à partir de sources étroites : « Erasmisme et alumbradisme sont les deux manifestations […] les plus étudiées jusqu’à maintenant mais non les plus importantes […] les schématisations des historiens antérieurs m’apparurent rapidement inutiles et presque nocives […] classifications générales et universalisations basées sur la lecture d’un ou de très peu d’écrivains… » 471.

La section suivante consacrée aux origines de la mystique espagnole présentera de manière séparée les influences principales (nous les recombinons ensuite en une séquence chronologique). Une telle dissociation permet de jeter quelque clarté dans l’extraordinaire complexité des influences qui se rencontrent dans la péninsule à la jonction du christianisme sous ses diverses formes (déjà bien établies ailleurs), de l’islam sufi, et du judaïsme.

Pour comprendre la difficulté de cerner les identités et l’importance relative des divers facteurs, il suffit d’en citer l’énumération « incroyable » donnée dans le Dictionnaire de Spiritualité472 : l’érasmisme étudié par Bataillon en 1937, le courant biblique où le rôle de l’université d’Alcala prédomine, l’italianisme, l’illuminisme (mal connu car ses sources sont semble-t-il détruites ; Jean de Valdès, « authentique génie » pour Bataillon, paraît en être la figure importante), le socratisme chrétien, le « sénéquisme », …sans oublier le courant arabe souligné par Asin Palacios, les influences juives de l’Espagne où naquit le Zohar, enfin la diversité des courants spirituels au sein des ordres religieux.

Les influences

1. Influences antiques (relayées par des membres d’ordres traditionnels)

On ne peut sous-estimer la culture spirituelle du haut Moyen Âge : l’influence écrite latine est importante dans toute l’Europe, même si elle est cantonnée souvent aux monastères qui possèdent un scriptorium. Les moines puis les chanoines, enfin les membres des ordres dit « mendiants » connaissent la Bible, Augustin, Denys, Sénèque ; viennent s’ajouter les influences prépondérantes de Bernard de Clairvaux auquel on attribua longtemps les œuvres de Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148), et les influences de Bonaventure (1221-1274) auquel on attribua la Théologie mystique du chartreux Hugues de Balma (actif autour de 1300).

2. Les franciscains d’origine italienne

Le courant déterminant pour une renaissance mystique en Espagne viendra de cet ordre mendiant ; s’y ajoutera comme indiqué au paragraphe précédent la contribution de certains ordres réguliers tels que bénédictins et camaldules473. La présence franciscaine est en effet ancienne en Catalogne, l’état chrétien alors le plus important en Espagne. Proche des origines de l’ordre mendiant, elle remonte au tertiaire franciscain Ramon Llull (1232-131)474 et à l’arrivée de nombreux Spirituels réfugiés de Provence et d’Italie.

La première école moderne naît peu après 1400 ; elle est nettement discernable chez Lope de Salazar y Salinas (-1463). Le grand mouvement de réforme prend place à partir de 1494 (date de l’autorisation papale), sous l’impulsion de Garcia de Cisneros (1455-1510)475, auteur bénédictin de l’Ejercitario.

Les franciscains visent « la réintégration progressive de l’homme intelligent dans l’unité de Dieu par l’amour et pour l’amour »476. Certains évêchés, monastères et les lieux de retraites ou recolectorios, « déserts » franciscains, pratiquent une vie d’oraison intense : mais, hors de ces derniers, environ sept heures sont consacrées à l’oraison vocale et aux offices, pour une heure à l’oraison mentale ! La méditation de la Passion est essentielle (elle se reflète dans la peinture)477. Au chapitre général franciscain de 1502, s’institutionnalisent des maisons de retraite où se pratique le recogimiento (nous lui consacrons une section du même nom) ; en ces lieux, l’on prie jusqu’à douze ou treize heures par jour. Laredo (~1482-1540), Osuña (~1492-1540), franciscains qui croisent les alumbrados478, vécurent et écrivirent dans ces conditions.

Il s’agit d’un grand mouvement européen et unitaire, précédant la réforme luthérienne. Cette unité précède également une structuration issue de la Contre-Réforme de Trente : « Entre 1470-1500 n’apparaissent pas de traces littéraires d’écoles spirituelles différentes, mais des hommes divers qui cherchent leur union avec Dieu »479 ; la « coïncidence entre ordres religieux et écoles de spiritualité n’est pas une réalité en Espagne avant 1559 »480. Le mouvement déborde des ordres religieux vers les laïcs grâce au développement de l’imprimerie qui est le facteur principal de la révolution en cours dans toute l’Europe : l’action à distance en est facilitée.

3. Les rhéno-flamands

À l’influence de l’Italie liée à la réforme des ordres religieux, succède celle propre à la mystique du Nord : car sous Charles Quint (1500-1558) les Flandres sont rattachées à l’Empire espagnol et l’université de Salamanque accueille des enseignants originaires de ces régions. La mystique du nord accompagne la devotio moderna rendue célèbre par l’Imitation (~1408), relayée jusqu’à Mombaer (~1460-1501), l’auteur du Rosetum influent sur les Exercices d’Ignace. Elle occupe la première place dans l’œuvre d’Harphius ou van Herp (1400-1477), à la fois franciscain et « héraut de Ruusbroec », dans sa Théologie mystique, et dans celle de Blosius ou Louis de Blois (-1556), important « passeur » auquel nous consacrerons une section. Son Institution spirituelle s’accorde au desengaño baroque :

Ce que nous voyons en ce monde sensible, n’est en quelque sorte, à l’égard de ce qui est véritablement, que symboles et signes destinés à s’effacer et à disparaître avec le temps…481

4. L’humanisme et la Réforme

Viendront s’adjoindre plus tardivement l’influence de l’humanisme dont celle d’Érasme (1466/9-1536), et même celle de la Réforme en son début, sans que l’on puisse donner plus d’importance à l’une d’entre elles dans l’état de nos connaissances limitées, peut-être pour toujours, de nombreux témoignages ayant disparu. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ces influences largement mises en valeur par Bataillon 482.

5. L’influence des juifs convertis

Près de deux cent mille conversos vivront une intégration difficile. Très présents, y compris dans les ordres (Jean d’Avila, Teresa par son grand-père paternel, etc.), ils conservent une aversion pour le christianisme cérémoniel, pour ses aspects populaires (processions pénitentielles, superstitions…) ; ils acceptent difficilement la divinité de Jésus qu’ils interprètent à la lumière de leurs prophètes de l’Écriture. La Kabbale spirituelle, qui prit un grand essor dans la communauté de Gérone où fut rédigé le Zohar (~1270), ainsi que les œuvres d’Abulafia (-1300), présentaient une similitude avec le christianisme au niveau de méthodes qui incluent une contemplation d’union mystique.

Mais dans la vie pratique, « leur intégration religieuse et sociale fut difficile, de par le mépris des uns, la superbe des autres et la première mise en œuvre du Saint Office. Le converti vivait en grande solitude et angoisse, sous la pression ambiante, isolé des siens qui le considéraient comme infidèle, et des chrétiens, qui le recevaient avec méfiance et mépris. … [Tout ceci] augmentait son inclinaison vers l’intériorité, non contrebalancé d’une profonde connaissance du dogme. La lecture de la Bible, le groupe restreint, parfois isolé et l’enfermement en eux-mêmes constituait la défense de sa solitude et insécurité ; quand ils entraient dans les couvents, ils s’entendaient facilement avec les plus spirituels ou formaient des groupes de vision particulière et indépendante. » 483.

6. Les alumbrados

On ne peut ici proprement parler d’une influence mais de cercles spirituels proches de ceux qui évitent la condamnation, tels les franciscains Laredo et Osuña 484. Les alumbrados condamnés en 1525 surgissent dans un milieu fondamentalement converso d’origine juive. Le terme alumbrados n’est péjoratif et ne devient nominal qu’après 1515. Très mal définis, ces illuminés se caractériseraient par « une affirmation personnelle indiscutable de la présence d’une lumière particulière de la sagesse divine pour comprendre la parole de Dieu et d’une motion particulière de la volonté pour la pratiquer ». Ils « rejettent toute autorité hiérarchique … dirigés par des « mères spirituelles » telle Isabel de la Cruz, tandis qu’Alcaraz apparaît comme « el dogmatizador primordial. » 485.

Selon le P. Ros, « ils se partagent en deux groupes : a) les uns s’adonnent à l’oraison de recueillement, sorte de concentration intense où l’on contemple Dieu sans images sensibles ni distractions ; telle est la méthode communément reçue et pratiquée dans les cloîtres franciscains. b) Une autre école, ayant pour chefs Alcaraz et Isabelle de la Croix, préfère la théorie du dejamiento ou de l’abandon. Le dejado en prière, ne doit rien vouloir ni demander pour lui-même ; il s’abandonne entièrement entre les mains de Dieu ». Ils n’ont « en fait ni unité de doctrine, ni ombre d’organisation », mais « les centres d’alumbrados sont tous en rapport avec un monastère de Frères Mineurs … Isabelle de la Croix est une tertiaire de saint François … un certain père Sahagun n’envoie-t-il pas chez elle ses religieux, parfois jusqu’à douze ensemble… » 486. Des « servantes de Dieu font de véritable cures spirituelles, dont le secret semble résider dans la simplicité familière avec laquelle elles enseignent l’amour de Dieu » 487. De fait, rien dans les observations d’auteurs pourtant restés sur la réserve, qu’il s’agisse de l’intellectuel Bataillon ou du franciscain Roz qui relève la description par Ortiz de l’oraison comme « rigidité de poteaux figés, bonne pour le temps du sommeil », ne permet de mettre en doute l’authenticité de la vie intérieure de ces groupes d’alumbrados.

Un sort terrible leur sera réservé, sans distinction faite entre figures obscures ou puissantes : l’archevêque de Tolède Carranza passera seize ans en prison. On décèle souvent une forme d’obscurantisme et de jalousie des moines contre des intellectuels novateurs perçus comme privilégiés. Deux crises inquisitoriales plus larges se succèdent en 1533 puis à partir de 1558 488. Nous ne pouvons approfondir ici l’étude de ces groupes, entreprise depuis l’ouverture de milliers de pages d’archives inquisitoriales 489.

7. L’apport de l’ancienne culture musulmane

Des influences musulmanes persistent après la chute de Grenade en 1492. Mais la grande période de culture du califat de Cordoue est lointaine : en effet si les Xe et XIe siècles sont dominés par les musulmans, les XIIe et XIIIe siècles l’auront été par les juifs (puis ils sont persécutés et tués dès la fin du XIVe siècle lors de la matanza de 1391 et leur influence diminue), tandis que les chrétiens prennent le dessus, bénéficiant des institutions « de masse », par exemple universitaires. L’obscurité demeure sur ce qu’il advint des musulmans peu cultivés « de la campagne » qui résistèrent longtemps à la conversion après 1492, en groupes isolés andalous, d’où l’hypothèse plausible d’une influence sur, ou au moins d’une interaction avec Jean de la Croix 490.

Les procès faits aux « vieux chrétiens » restent majoritaires entre deux pics de procès de judaïsants ; ceux-ci ont cependant eu l’honneur des débuts puis, leur argent confisqué, il fallut trouver d’autres gibiers. Les morisques furent quelque peu protégés par leur obscurité de simples cultivateurs et par leur utilité de serfs au service de propriétaires terriens. L’histoire de la petite ville d’Hornachos qui devait se regrouper à Salé au Maroc et former une redoutable république corsaire est pleine de saveur 491.

Le demi-siècle « des origines »

Recombinons ce demi-siècle sous la forme d’une séquence chronologique. La période d’union politique et de réformes religieuses est un tournant de l’histoire espagnole, avant que cette histoire ne se fige, laissant l’avenir à celles d’autres peuples. Elle se déroule sur un demi-siècle centré sur l’an 1500 :

Chronologie de l’union politique et des réformes :

1479 Unification politique par les Rois Catholiques de l’Aragon et de la Castille. La paix civile est établie, ce qui provoque un essor malgré les expulsions de juifs et de morisques.

1481 Début de l’activité de l’Inquisition en Castille.

1485 On brûle publiquement en sept autodafés des judaïsants et relapses ou tornadizos : il s’agit de conversos, apparents convertis qui avaient cru pouvoir demeurer dans le royaume à ce prix.

1492 Conquête de Grenade.

1494 Réforme des ordres religieux acceptée et encouragée par la hiérarchie espagnole : chaque ordre est scindé en conventuels et en observants afin de faciliter la transition.

1500 Aux environs de cette date, s’exerce l’influence du cardinal Garcia Jimenez (1455-1510), puissant réformateur qui fit imprimer de nombreux textes spirituels dont l’Échelle de Climaque, Hugues de Balma (sous le nom de Bonaventure), Denys le chartreux. François Ximenes de Cisneros (1436-1517) est un autre cardinal influent.

1517 Propositions de Luther.

1525 Condamnation des alumbrados, dont beaucoup sont des fils de conversos (il s’agit donc de la génération suivante).

Les procès de l’Inquisition furent fréquents mais assez tardifs : la grande majorité prend place après 1530, toutes causes confondues 492. Seuls les judaïsants furent affectés dès 1481. Durant toute la durée de cette première période, dont le bouillonnement n’est pas encore bridé par l’Inquisition, sont publiées de nombreuses œuvres en langue vernaculaire. Leur liste chronologique concerne plus de cent auteurs (espagnols et étrangers traduits) 493. S’en détachent Hernando de Talavera (1428-1507), le confesseur des Rois Catholiques et le premier archevêque de Grenade, un humaniste, ainsi que Gomez Garcia, clerc de Tolède, dont le Carro de dos vidas, vies active et contemplative, « constitue un magnifique point de départ pour apprécier le développement » de cette littérature à partir de 1500.

Le recueillement

Nous traitons séparément cette influence parce qu’elle est la plus importante et directe : Le Recogimiento 494 fonde les pratiques de méditation dont on supposera qu’elles puissent faciliter la contemplation.

L’idéal du moine reclus et silencieux se profile dès l’époque du roi Juan de Castille (1379-1390). La Péninsule se peuple peu à peu d’ermitages. Déjà la Dévotio moderna issue de la congrégation de Windesheim répandait l’usage de deux méditations journalières, « l’une discursive visant au mépris de soi-même, l’autre affective, centrée sur les mystères de la vie et de la passion du Christ. » Dans cette dernière, « la considération amoureuse du Christ » s’impose et s’enracine fermement à La Salceda, fondée en 1395 par Pedro de Villacreces, et dans la Congrégation de saint Benoît de Valladolid (1417), « dont le fruit majeur est l’Ejercitatorio de Gar­cia de Cisneros », ouvrage qui exerça une très grande influence. Cette spiritualité du Recogimiento commença probablement vers 1480, car son premier grand théoricien, Francisco de Osuña, nous dit en 1527 que son maître depuis « plus de 40 ans » la pratiquait, et un autre ‘Ancien’, à qui il se confessait, depuis « plus de 50 ans ».

« On passe d’une spiritualité marquée par l’ascèse et par des exercices répétés en vue de déraciner les vices et d’acquérir les vertus, à une autre centrée sur la transformation en Dieu par l’amour. Le frère lai Ber­nabé de Palma495 se fait l’écho, avant 1531, de cette nouvelle orientation :

On ensei­gne... à faire pénitence et choses semblables pour acquérir les vertus... Je ne veux pas enseigner ce che­min, mais travailler d’abord à recoger los pensamien­tos.496.

« Puis vient la période de la première systématisation avec Osuña, Palma et Laredo, jusqu’à l’Index de Valdés en 1559. La seconde grande période s’étend de 1580 à 1625 avec Juan de los Angeles, A. Sobrino et les grands mystiques du Carmel. Ensuite, jusque vers 1690, l’accent est plutôt à la systématisation doctrinale des grands maîtres avec des auteurs comme F. Pizano de Leon, J. Palafox, A. Panes ou Thomas de Vallgor­nera qui fait dans sa Mystica theologia une ingénieuse mosaïque de textes empruntés à d’autres. » 497.

Le Recogimiento est une méthode, un art, un « moyen court ». L’esprit de l’homme est davantage là où il aime que là où il agit ; qu’il s’agisse du ciel et de la terre, le recueillement pour aimer est une force qui transforme en ce en quoi il se recueille ... Dans son aspect négatif, le recueillement est comme « une serpe qui, en émondant, donne plus de fruits » (Osuña, Quinto Abe­cedario). L’aspect positif du recueillement « consiste en l’intégration de l’homme en lui-même et en Dieu. L’image de Dieu constitue son centre le plus intime » (se référant aux Confessions d’Augustin).

Les auteurs du Recogimiento utilisent la terminologie dionysienne des étapes purgative, illuminative et unitive, mais ils connaissent aussi la division thomiste en enfance, adolescence et âge adulte et celle, plus ancienne, des commençants, progressants et parfaits.

À l’étape illuminative, le Recogimiento incorpore la tradition de la dévotion à l’humanité du Christ ; il s’agit de méditer sa vie pour le suivre en tout : des pieds à la tête, de l’exté­rieur à l’intérieur, « en marchant et en volant », c’est-à­-dire dans son humanité et sa divinité. « Nous connais­sons Dieu visiblement pour qu’il nous élève à l’amour de l’invisible ». La considération de ses Mystères fait le passage entre la connaissance de notre misère et les sommets de la contemplation de quiétude. C’est sans doute sur ce point que les recogidos suivent de plus près la Devotio moderna, en particulier le Rosetum de Mombaer pour répartir selon les jours de la semaine la considération des Mystères.

À l’étape unitive, celui qui va vers Dieu par amour vole comme sur les ailes de l’aigle (contemplation), entrant en son fond ou montant au-dessus de lui-même. On distingue d’abord le recueillement général : une vigilance continuelle pour tenir le cœur apaisé et libre ; enfin le recueillement surnaturel, quand l’amour descend de Dieu, entraîne l’âme et l’unifie 498.

Selon l’enseignement d’Osuña, le Recogimiento mène à trois silences de l’âme :

La première manière est quand cessent dans l’âme les phantasmes, images et espèces des choses visibles, et ainsi se taisent les cho­ses créées. Le deuxième silence est quand l’âme, très quiète en elle-même, est dans une sorte de repos spiri­tuel, comme Marie aux pieds de Jésus... Le troisième silence... se fait en Dieu quand l’âme entière se trans­forme en lui et goûte abondamment sa suavité.499.

L’amour transforme et déi­fie. « L’amour de l’âme croît dans le silence comme une source d’eau vive et s’élève vers Dieu ; les angoisses cessent, comme les pensées et les paroles ; arrive le moment de la communication. L’amour veille, l’entendement dort, la volonté repose. La saveur de Dieu descend sur l’âme comme un fleuve de paix. » 500.



4. L’EFFERVESCENCE DU XVIE SIÈCLE

Nous regroupons dans ce dernier chapitre ce que nous avons séparé géographiquement -- Nord puis Sud -- en deux chapitres précédents. Nous rassemblons en un « faisceau » les influences qui vont converger sur la France du Grand Siècle couverte prochainement sur deux volumes. L’unité est temporelle : la durée relativement brève d’un siècle chaotique par suite des divisions religieuses. Son histoire mystique reste à faire.

Figures du Nord

Theologia Deutsch, Livre de la Vie Parfaite (~1370 ?)

Issu du cercle d’Eckhart et de Tauler, l’opuscule aurait été rédigé par un chevalier teutonique resté anonyme à Francfort. Le manuscrit trouvé par Luther fut édité partiellement en 1516 puis intégralement en 1518 : Luther, renonçant à l’idée de mérite, avait compris que Dieu donne Sa grâce alors que tous les moyens extérieurs de salut sont sans valeur.

L’ouvrage a joué un rôle important, en particulier dans le « christianisme intérieur » piétiste du XVIIIe siècle, grâce à l’éditeur et traducteur Pierre Poiret. Son appréciation s’élargit aujourd’hui au monde catholique 501, mais l’œuvre demeura longtemps marquée par une transmission compromettante aux yeux des catholiques.

Son contenu a été défini ainsi : « À partir de la détermination néo-platonicienne de la création conçue comme émanation de Dieu ... la Theologia Deutsch considère tout le créé comme participation au divin. L’homme doit faire valoir cette réalité ontologique dans sa vie en reconnaissant que tout ce qui est bon en lui n’est pas sien mais appartient essentiellement à Dieu. De là découlent les vertus d’humilité et de pauvreté spirituelle » 502. À une telle définition cérébrale nous préférons l’aphorisme qui résume plus simplement l’opuscule : « Tout est à Dieu et rien n’est à l’homme » 503

Le contraste entre la grande exigence requise et la lumière consolatrice d’un salut toujours possible baigne l’ensemble de l’opuscule. De tels contraires, recto et verso d’un même feuillet, peuvent-ils être simultanément visibles ?

L’amour seul sauve l’homme :

Qu’un homme ait beaucoup de connaissance de Dieu et de ce qui lui est propre, … s’il n’a pas l’amour, il ne deviendra jamais divin ou déifié ... C’est cet amour-là qui unit Dieu avec l’homme de telle façon qu’il n’en sera plus jamais séparé.504.

La nécessaire passiveté ne doit pas être confondue avec la passivité au sens banal car Dieu agit parfois sans ménagement :

En cette réparation et ce retour [suivant la chute d’Adam], je ne peux ni ne veux ni ne dois rien faire que demeurer totalement passif : laisser Dieu seul agir et opérer, et simplement subir son œuvre et sa volonté. Que je ne veuille pas Le laisser faire – mais seulement « mon », « je », « mien » et « me » - c’est cela qui empêche Dieu d’agir seul et sans obstacle.505.

Voici une constatation mystique sans compromis :

Lorsque je m’attribue un bien, c’est que je m’imagine qu’il est à moi ou que je suis moi-même ce bien /… / Ah, pauvre fou ! Je m’imaginais que c’était moi, alors que c’était – alors que c’est - vraiment Dieu !506.

Plusieurs observations sont aigües mais consolantes :

Quand nous sentons en nous douceur, plaisir et agrément, il nous semble que tout est bien et que nous aimons Dieu. / Mais quand nous en sommes privés, nous sommes accablés : nous oublions Dieu, et déjà nous nous croyons perdus.507.

Quand l’homme s’examine et se scrute lui-même, il se trouve mauvais et indigne de tout le bien et de toute la consolation qui peuvent lui venir de Dieu ou des créatures…

Mais Dieu, lui, n’abandonne pas l’homme dans cet enfer. Quand [l’homme] est dans l’enfer, rien ne peut le consoler… Quand il est dans le Royaume céleste rien ne peut le troubler … l’un ou l’autre de ces deux états, cela est bon pour lui. Il peut être en sécurité dans l’enfer aussi bien que dans le Royaume.508.

Quand la créature et l’homme abandonnent et quittent ce qui leur est propre – leur moi et leur amour-propre – Dieu y entre avec ce qui lui est propre, c’est-à-dire son Bonheur.509.

L’union vient par la sortie de nous-mêmes :

Tout ce que les hommes – ou les autres créatures – peuvent, savent, font ou ne font pas, ce n’est pas de cela que dépend l’union. / Être purement, entièrement, simplement un avec la simple et éternelle volonté de Dieu. Rien d’autre.510.

Dieu, en tant que Dieu, doit se connaître, s’aimer et se manifester Soi-même en Soi-même – tout cela en Dieu, en tant qu’essence et non en tant qu’action … [là] apparaît la distinction des personnes divines.511.

Tant que l’homme cherche ce qui est « son » meilleur, il ne cherche pas le Meilleur et ne le trouvera pas ; Car le meilleur pour l’homme serait – et est – de ne chercher et ne considérer ni soi-même ni le sien.512.

Enfin voici un recentrement sur l’ « amour pur » :

On vient de méditer sur la lumière. Mais il faut savoir que la lumière ou la connaissance n’est ni ne vaut rien sans l’Amour. … Il exista aussi un amour qui est faux : on aime quelque chose pour une récompense. … en ce vrai amour, il ne demeure ni « je », ni « mien », ni « me », ni « tu », « ton », etc. 513.

La Perle évangélique (~1520 ? éd. 1535)

L’ouvrage connu sous ce titre  fut largement diffusé en plusieurs langues, sous quatre formes dont aucune ne transmet le texte intégral 514. On dispose d’une belle traduction française par les chartreux parisiens d’une forme latine issue elle-même d’un original néerlandais 515 : elle assura sa grande influence en France.

Le nom, les lieux de naissance et de résidence de l’auteur restent inconnus ; on sait qu’elle naquit en 1463 et mourut en 1540, qu’elle était d’origine noble ou patricienne, qu’elle vécut dans le monde sans entrer en religion. Elle se retira « avec quelques jeunes filles dans une maison communautaire », suivant l’exemple des premières béguines. « Sans chercher refuge dans un béguinage, elle pourvoit à sa subsistance par des travaux manuels » :

Sachez ... qu’il ne me reste rien de ma vie intérieure. Le désir de vivre en recluse et beaucoup d’autres choses m’ont été enlevés et ... je commence une vie nouvelle … Je ne trouve plus aucun goût aux plaisirs de l’esprit ..., mais bien à me sentir totalement au service des autres conformément à sa Volonté et à mener une vie de parfaite disponibilité.516.

En fait l’auteur de la Perle (et du Tempel, autre texte important qui ne rencontra pas le même écho) serait « une mère et amie chérie » de Mariavan Hout (-1547). Elle « cite nommément une douzaine d’auteurs, cependant que Ruusbroec, jamais cité, est sa source principale ».

P. Mommaers résume son expérience, renvoyant au ms. flamand : « Si donc Dieu est expérimenté comme un rien, ce n’est pas qu’il reste absent et, encore moins, que lui-même ne soit rien. Il est au contraire pour la conscience mystique si réel qu’il n’est rien de tout ce que nous saisissons comme quelque chose. Et si l’âme est expérimentée comme un rien, c’est pour une raison semblable : la réalité de son fond est au-delà de tout ce qui peut recevoir un nom. En sa réalité profonde, l’homme est non pas sans être, mais bien sans fond : il est un abîme qui n’apprend à se connaître comme tel que dans la rencontre d’un Autre, lui-même Fond inépuisable » 517.

La saveur de la Perle réside dans l’atmosphère d’impalpable optimisme et de droiture qui ne peuvent être aisément rendus par des citations courtes : c’est ce qui explique l’apparente « pauvreté » que lui attribuent divers lecteurs, dont Louis Cognet. Le « sentiment du cœur » ne peut trouver de justification objective : on est ici en présence d’un cas exemplaire illustrant la difficulté de choisir des dits dans certains textes amples de la littérature mystique. Évoquons par une « suite » en plusieurs mouvements le paisible « parfum » du début de la Perle 518 :

(f° 9) Tout ainsi qu’un vaisseau de cristal (dans lequel y a enclose une chandelle allumée) illuminent tous ceux qui s’en approchent : ainsi la clarté divine et vérité éternelle illumine et enflambe le fond nu de l’essence intérieure de notre âme, en telle abondance, que de là toutes les forces en sont illuminées, nourries et renforcées : car la mémoire devient pure et tranquille, l’entendement est illuminé et simplifié, et la volonté en est rendue fervente en amour. En cette manière Dieu se donne soi-même en l’union des forces supérieures et unit dedans soi notre esprit, le faisant habiter en une certaine déifique liberté et opulence de charité.

Quel est ce Dieu qui se donne si délicieusement ?

(f° 13) il faut savoir que Dieu est une simple essence, qui s’est unie soi-même en l’essence de notre âme. ... Par sa simplicité il repose en nous ... et nous fait être par grâce ce que nous ne sommes point par nature, jusqu’à ce que intérieurement et extérieurement le puissions suivre en la manière qu’Il nous a précédés. Et ce sont les délices et la joie de notre Seigneur en nous, savoir est, que nous sommes faits semblables à Lui.

« Rien n’est rien et tout cela n’est rien ! » 519 :

(f° 74v) Que si je veux parvenir à ce noble néant, et être fait rien, il est nécessaire que ce rien, c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien : car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de Lui. ... (f° 78v) Si quelqu’un veut être vraiment sage en Dieu, il faut que premièrement il soit totalement fol à lui-même. Car si tu veux sauver ton âme, il faut qu’auparavant que cela puisse être, tu te perdes totalement.

Après ce vrai vécu mystique, on peut s’occuper des proches :

(f° 84) Quand nous nous déterminons à vouloir prier pour nos prochains, il faut qu’en premier lieu nous nous unissions intérieurement avec Dieu dedans le Saint des Saints le plus secret, auquel nul ne peut entrer que le souverain prêtre, c’est-à-dire autre que l’esprit qui est la suprême partie de l’âme. Et en cette union nous devons nous offrir nous-mêmes totalement à Dieu ... pour être brûlé du feu de son amour, en sorte qu’en nous-mêmes nous soyons du tout anéantis et éloignés de tout ce qui n’est point Dieu, à ce qu’ainsi le même Dieu tout puissant, puisse sans empêchement user de nous, en la même manière qu’il en pouvait user lorsque même nous n’étions pas encore créés.

Louis de Blois (Blosius) (1506-1566)

Page à la cour du futur Charles-Quint, il n’y demeure pas et rentre très jeune à l’abbaye bénédictine de Liessies (Nord). Il étudiera à Louvain et connaîtra le latin, le grec, l’hébreu. À vingt-quatre ans, il a la lourde charge de succéder à son abbé et entreprend une courageuse réforme. En 1537 les dangers de la guerre entre François Ier et Charles Quint l’obligent à se réfugier avec trois religieux dans la petite ville d’Ath ; il mène en leur compagnie une vie régulière. Il revient à Liessies, à l’appel de ses moines, et réforme cette communauté qui acquiert une réputation de sainteté (ses Statuta seront publiés en 1539). L’œuvre, abondante, aura une influence considérable, dont en France sur Beaucousin et François de Sales 520.

L’Institution spirituelle, son œuvre principale, paraîtra en 1551 la même année que la Vita de Catherine de Gênes ! On peut y voir un « moyen court » préparant ceux qui fleuriront à la fin du siècle suivant521. L’homme devrait aspirer à la perfection et union divine qui, une fois touchée, l’éclaire…

…d’en haut par la lumière de l’éternelle vérité ; sa foi est rendue certaine, son espérance est renforcée, sa charité s’enflamme. C’est pourquoi, si tous les sages du monde – mais étrangers à l’union mystique – lui disaient : ’Malheureux ! Tu es dans l’erreur, et ta foi n’est pas authentique !’, il leur répondrait sans le moindre doute : ‘C’est bien plutôt vous tous qui êtes dans l’erreur’… ayant en son cœur un infaillible fondement, non pas tant grâce à l’enquête de la raison, que grâce à l’union d’amour.522.

Qu’il pense … n’être rien par lui-même, ne rien posséder et ne rien pouvoir. … Une vie authentique et joyeuse se cache sous une mortification authentique et complète.523.

…qu’il habite en Lui [Dieu] comme dans une pièce fermée ou comme au ciel. Qu’il se réjouisse et exulte de pouvoir Le trouver si facilement en lui-même, et d’avoir en lui-même un trésor aussi inestimable.524.

Mais :

Certains se croient perdus quand ils sont privés de consolation sensible, et inversement ils se croient saints et très agréables à Dieu quand ils en reçoivent … ils se trompent et s’égarent. Généralement, en effet, Dieu est le plus présent par sa grâce, là où il est le moins senti ; et l’aridité du cœur est souvent meilleure à l’homme que l’abondance débordante de la douceur. Car l’homme connaît plus clairement dans l’aridité et la stérilité qu’il ne peut rien par lui-même.525.

Car :

Toute perfection qui, dans les créatures, se trouve éparpillée, en Lui se trouve unifiée… Nous étions en Dieu de toute éternité … je veux dire que nous avons été et nous sommes encore incréés en Lui…526.

Louis de Blois, en « passeur » de ses aînés, intègre une belle analogie musicale qu’il emprunte aux Institutions Taulériennes :

L’âme vraiment pure et abandonnée, s’envole pour le palais du royaume céleste à peine sort-elle du corps. Un certain ami de Dieu a dit ceci : « Lorsqu’une personne ressent quelque affliction ou douleur, s’abandonne à Dieu humblement et avec persévérance, cet abandon est devant le Seigneur comme une cithare mélodieuse, dont l’Esprit Saint fait chanter les cordes, charmant les oreilles du Père de quelque mélodie secrète et intérieure. Les cordes les plus grosses de cette cithare, c’est-à-dire les facultés extérieures de l’homme, tout occupées par la douleur, rendent un son grave et lugubre ; mais les cordes les plus fines, c’est-à-dire les facultés de l’homme intérieur, qui demeurent, par une absolue dévotion, en abandon volontaire et patient, rendent un son aigu et joyeux. La nature sensible crucifiée gémit, mais la nature supérieure et douée de raison reste tranquille.

Et à coup sûr, l’âme est rendue épouse préférée de l’Époux éternel et reine choisie, par d’ardentes afflictions pleines de feu, détruisant jusqu’à la moelle de ses os. Elles la préparent comme le feu prépare la cire, pour qu’elle puisse recevoir la forme que l’artiste veut lui imprimer. Il est clair que si le suprême artiste doit imprimer en l’âme l’image très noble de son essence éternelle, il est nécessaire que l’âme, après avoir perdu sa forme ancienne, soit changée et transformée surnaturellement. En effet, une chose ne peut pas revêtir la forme d’une autre chose, si d’abord elle ne quitte et perd la sienne propre. C’est à cette heureuse mutation et transformation que le Dieu tout-puissant prépare l’âme par d’intenses adversités. Car pour celui qu’il a décidé d’embellir de dons exceptionnels et de transformer de façon sublime, son habitude n’est pas de le laver avec précaution et mollesse, mais bien de le plonger tout entier dans un océan d’amertume. » Voilà ce qu’il dit. 527.

Il faudrait citer en entier le dernier chapitre XII. Finalement les facultés de l’âme…

…se mettent à luire comme des étoiles, et elles se trouvent propres à contempler l’abîme divin d’un regard simple et joyeux, sans que s’y mêle quoi que ce soit d’imaginaire ou d’intellectuel. … Elle apprend désormais d’expérience que Dieu dépasse de loin toutes les images corporelles, spirituelles et divines, et tout ce qui peut être saisi par l’intelligence, tout ce qui peut être dit ou écrit sur Dieu… elle repose en ce seul Dieu aimable, nu, simple et ignoré.528.

…rares sont ceux qui ont connu le suprême affectus, l’intelligence simple et la pointe de l’esprit, ainsi que le fond caché de l’âme. Mais en revanche, on peut montrer à presque tous que ce fond est en nous. … Là se trouvent une suprême tranquillité et un suprême silence, parce que jamais aucune image ne peut parvenir jusque là. Nous sommes déiformes selon ce fond … qui se révèle être une sorte d’abîme, est appelé ciel de l’esprit, car en lui se trouve le royaume de Dieu … ce fond nu et sans images … au-delà de tout lieu, demeurant en Dieu, … est cependant essentiellement en nous, parce qu’il est l’abîme de l’âme et son intime essence.529.

L’Institution sera complétée en 1558 par le Miroir de l’âme : l’âme devient une avec Dieu, « comme le fer jeté dans le feu devient comme du feu sans pour cela cesser d’être fer » ; et « l’âme ne fait plus avec Dieu qu’un seul esprit », elle devient « déicolore, déiforme. » (Miroir, XI).



Évolutions franciscaines

Conventuels et observants, capucins, tertiaires…

La division de l’ordre franciscain entre conventuels et observants va faciliter des réformes qui permettront une renaissance, puis l’apparition de figures que nous rencontrerons en France au début du XVIIe siècle : des capucins avec Benoît de Canfield, Constantin de Barbanson ; un religieux du Tiers Ordre Régulier, Chrysostome de Saint-Lô ; des récollets… Il en est de même chez les carmes et les carmélites, où l’on assiste aussi, non sans difficultés et épreuves pour les réformateurs, à une renaissance dans l’Espagne du XVIe siècle.

Le conventualisme est le terme qui désigne la branche de ceux qui adaptent l’idéal de pauvreté aux contingences, ce qui permet l’organisation de la « communauté » franciscaine - au prix d’un risque de voir la structure seule subsister, vidée de son orientation intérieure. Vont s’y opposer les observants, qui « s’unissent pour restaurer l’ordre dans son observance primitive et sa splendeur », avec des méthodes diverses, en « donnant la préférence aux couvents pauvres et écartés ».

Le mouvement des observants naît en Ombrie à Foligno, peu après 1400 (Angèle de Foligno les précède un siècle plus tôt ce qui laisse place à l’hypothèse d’une influence issue de son cercle). En 1451, le mouvement compte deux cents religieux répartis en trente-quatre maisons, donc formant de nombreuses mais petites communautés. En France, du côté féminin, chez les clarisses, un mouvement de réforme est en rapide développement sous l’impulsion de sainte Colette (-1448). En Espagne l’institution des couvents de recoleccion manifeste un renouvellement dans la contemplation, la pénitence et une stricte pauvreté530 : elle donne naissance aux récollets qui pénètrent bientôt en France. En Espagne toujours, l’un des foyers animé par Juan de Guadalupe ( ?-1506) sera à l’origine des franciscains « déchaux » aux tendances érémitiques et pénitentielles.

En 1517, veille de l’expansion luthérienne, on compte pour l’Europe environ 25 000 conventuels et 32 000 observants, formant deux immenses familles autonomes. À la fin du processus de diversification, on distingue six familles franciscaines 531

Les trois premières familles dérivent des observants et naissent en Espagne sous les conditions décrites au chapitre précédent, où, après les influences de spirituels d’Italie ou du Languedoc, en particulier d’Ubertin de Casale, succédèrent celles de franciscains du nord, tel que celle de Herp (Harphius), le « passeur » de Ruusbroec532 : les déchaux s’organisent autour de diverses figures dont Pierre d’Alcantara (-1562) - nous reviendrons sur ce mystique ascète qui influera grandement sur Teresa et par elle sur la réforme des carmes et carmélites ; les « réformés » sont liés aux « déserts » ou maisons de solitude ; les récollets prospèrent en France où nous les retrouverons, en Belgique et en Allemagne.

À ces familles d’origines espagnoles et dérivées des observants s’ajoutent deux branches : les conventuels qui perdent progressivement de leur importance car, nombreux en Allemagne et en Europe centrale, ils furent touchés par la réforme luthérienne ; la famille autonome des capucins née en Italie autour de 1520, postérieurement à la première grande division entre observants et conventuels : ils seront 3300 répartis en 300 couvents avant même de franchir les Alpes en 1574, puis de s’illustrer en France. Il existe un croisement d’influences avec Philippe Néri et l’Oratoire romain. En Rhénanie et en Flandre, l’essor capucin culminera dans la grande figure de Constantin de Barbanson ; en France il s’étendra sur plusieurs générations dont se détachent les figures mystiques de Benoît de Canfield, Martial d’Étampes, etc.

Enfin les tertiaires mènent une vie à part chez les laïcs, où ils jouent un rôle souvent méconnu. Ils sont libres d’adapter leurs modes de vie à de nouvelles conditions sociales, du fait des règles souples préférées par des esprits indépendants. Certains d’entre eux sont à l’origine de nouvelles pousses qui ne sont plus alors directement « franciscaines ». Ainsi la mystique Catherine de Gênes (1447-1510), autour de laquelle se formera un cercle à vaste influence, et la fondatrice des ursulines Angèle Mérici (~1474-1540) sont des tertiaires franciscaines.

Certains tertiaires rentrés au sein du monde ecclésiastique sont membres du Tiers Ordre Régulier ou tiercelins 533. Chrysostome de Saint-Lô, très actif en milieu laïque auprès de monsieur de Bernières et d’autres mystiques que nous retrouverons en France au XVIIe siècle, illustreront cette branche peu nombreuse mais qui concentrera la moitié des mystiques franciscains du siècle.

Une « seconde » Angèle

Nous allons nous attacher maintenant à la tertiaire fondatrice des ursulines parce que ces dernières se développèrent largement en France en influençant d’autres formes religieuses, dont les visitandines. C’est aussi « un cas d’école » qui souligne les limites imposées par la réforme tridentine aux activités hors clôtures de figures féminines. Le récit assez long qui suit est nécessaire si l’on veut rendre compte de l’enchaînement d’aménagements successifs visant à une ultime normalisation. Enfin cette « histoire italienne » équilibre ce que nous avons développé concernant l’Espagne.

La tertiaire Angèle Mérici (~1474 - 1540) fonde la compagnie de sainte Ursule en 1535. Cette période est très féconde en Italie qui voit apparaître les théatins en 1524, les barnabites en 1530, les jésuites en 1540, toutes créations stimulées sinon provoquées par les mouvements protestants.

La lecture de la regola d’Angèle ne laisse apparaître rien de très attachant, mais révèle seulement son estime pour la virginité ou du moins pour une continence (confinant à l’obsession), ainsi qu’une ascèse doloriste. Mais nous ne disposons d’aucun témoignage personnel direct portant sur ces points, comme c’était le cas pour la « première » Angèle (de Foligno) grâce au « frère copiste ». La lecture des legato, dispositions testamentaires, corrige l’impression négative issue d’une règle dont on ne sait trop sous quelle influence elle fut rédigée (même si l’on ne tient compte que de la regola primitive) : une grande douceur s’y exprime à l’égard des disciples.

Une étude objective des sources a mis à mal toute l’hagiographie traditionnelle 534 : plus de lévitation « mystique » ! Ni même d’activité admirablement charitable dans des fondations religieuses. Par contre se révèle une activité inlassable et libre de conseil auprès de laïcs de toutes origines (d’un fils de Ludovic le More au plus simple des criminels…). Ils sont sensibles à la paix qui se dégage d’elle, ce qui permet à Angèle Mérici de mettre fin à des affrontements dont on sait qu’ils furent souvent très cruels dans les villes italiennes.

Angèle tente parallèlement de créer une forme assez originale (on songe aux béguines) de vie religieuse féminine, sans clôture ni habit, ne dépendant pas de dons mais du travail de chacune, et n’obéissant pas à des clercs. Le rôle de ceux-ci est strictement limité à celui de conseillers, tandis que les décisions sont prises par un collectif constitué par quatre compagnes élues :

Voyant que de nombreuses jeunes filles, appelées par Dieu … ne pouvaient pas entrer dans un monastère faute de dot ou de santé, ou bien qu’elles n’avaient pas le courage de se soumettre à la clôture, elle fut inspirée de fonder une congrégation de vierges séculières, vivant dans leurs propres maisons … exemptes des obligations inhérentes à la vie monastique et ne manquant, malgré cela, d’aucun des secours spirituels et corporels…535.

Il s’agit d’une « expérience toute centrée sur le renouvellement intérieur et modelée sur la vie des Apôtres et sur celle des vierges de l’Église primitive… » :

Hommes et femmes, grands et petits, jeunes et vieux, venez ; venez, vous les veuves avec votre chasteté, vous les gens mariés avec votre continence, vous les pécheurs avec votre conversion. Que vienne toute créature qui aime à diriger ses pas vers le ciel ; car, plus nous serons nombreux, plus grande sera notre allégresse. Et Jésus-Christ notre Seigneur sera davantage encore au milieu de nous. Et sa vertu ne s’en manifestera que davantage ainsi que sa puissance.536.

Il n’est donc pas surprenant que le caractère à la fois enthousiaste et original de cette forme de vie libre (quoique liée par un vœu de chasteté) soit modifié sous l’influence de la Contre-Réforme, particulièrement de par l’intervention du cardinal Borromée, sévère en tous domaines. Autour d’Angèle Mérici s’étaient rassemblées des compagnes. Il fallut, dans les dernières années de sa vie, les protéger en les situant par une règle acceptable, ce qui n’empêcha pas des troubles. Ces disputes, allant jusqu’à la scission, par exemple sur le port imposé d’une ceinture - marque extérieure vestimentaire, premier pas vers l’uniforme - sont mal connues, tous les documents de cette période critique ayant disparu. Cozzano, fidèle disciple, décrit ainsi la situation qui suivit la mort d’Angèle :

L’un empoisonne les esprits sous le prétexte fallacieux qu’il est bien de se tourner vers une vie plus parfaite comme est celle des monastères. L’autre attaque en paroles : ... « Elle mérite bien d’être vitupérée, cette sœur Angèle, elle qui a poussé tant de vierges à promettre la virginité, sans considérer qu’elle les laissait au milieu des périls du monde » … il n’est point de gentilshommes, ni de nobles dames … qui désirent ou veuillent que leurs filles entrent dans cette Compagnie où il n’y a que des filles de basse condition, des servantes et des pauvres. 537.

Finalement Charles Borromée « inversera » la règle donnée par Angèle en rétablissant le contrôle par les clercs ! Il fit notifier ses décrets et ordonnances à Caterina Chizzola et aux autres « matrones gouvernantes » par acte notarié du 11 octobre 1581.

Sa règle «  fut légalement intimée à la Mère générale presque un an plus tard ... en supplantant la véritable Règle d’Angèle Mérici. La place prioritaire qui revenait de droit à cette dernière dans la littérature méricienne ne lui fut même pas rendue par la découverte, à l’époque des Procès de béatification, du manuscrit [...] ni par celle de l’édition Turlino. Règle manuscrite et Règle imprimée se sont perdues après les procès [...] la règle imprimée du XVIe siècle [édition Turlino] fut retrouvée aux environs de 1930. »538

L’histoire de la Compagnie de Sainte-Ursule, durant les dix années qui suivent la bulle de Paul III, faisant de la Compagnie une institution de droit pontifical en 1546,  six ans après la mort d’Angèle, « a toujours été jusqu’à présent enveloppée de silence. Les documents d’archives [...] sont, de fait, introuvables [...] Dans un climat de polémique, d’antagonismes et de revendications, la Compagnie [...] du moment charismatique, parvenait à la phase institutionnelle en passant par le creuset de l’épreuve »539. Une génération plus tard, en 1573, l’institutionnalisation du gouvernement est achevée par des règlements détaillés ; il comprend « le père général et la mère générale, les quatre gouverneurs, les quatre agents dont l’un sera chancelier, sept matrones… » La hiérarchie méricienne est bien inversée.

Puis, lorsque les ursulines s’implanteront en France et de là dans d’autres pays, une vie communautaire en clôture sera imposée. Plus rien ne subsistera alors de la forme propre à la Compagnie de sainte Ursule de 1535. Le texte de la règle donnée par la fondatrice sera d’ailleurs « perdu » jusqu’au milieu du siècle dernier.

La Compagnie s’implante dans l’enclave pontificale, à Avignon, où deux prêtres allaient guider les premières ursulines, César de Bus, fondateur des Doctrinaires, et Jean-Baptiste Romillon :

Ayant jugé aussi bien que d’autres grands personnages, que la vie des mêmes filles était périlleuse tant qu’elles demeureraient parmi le monde, ils portèrent la sœur Françoise de Bermond [tête du premier groupe d’Avignon] à assembler ses sœurs en communauté ; ce qu’elle fit très volontiers l’an 1596. 540.

« Ainsi donc, petit à petit, on était passé de la Compagnie de Sainte-Ursule dont les membres vivaient en famille, à une forme d’association élémentaire, puis à une première forme congrégée avec un minimum de structures pour aider la vie en commun, et, finalement, [...] à la vie communautaire de congrégation à vœux simples. [...] Par la suite Paul V n’hésitera pas à mettre les Ursulines congrégées face à l’alternative : ou devenir des moniales cloîtrées à vœux solennels ou retourner à l’état de Compagnie séculière, sans rien qui ressemble à une institution religieuse. Les Ursulines congrégées optèrent pour la première solution ; à condition, pourtant, de pouvoir continuer l’exercice de leur mission d’éducatrices… » 541. C’est ainsi que l’ordre fonctionnera jusqu’à récemment en France grâce à deux clôtures, afin de permettre à des petites filles de pénétrer dans une zone intermédiaire située entre le monde extérieur et le domaine des sœurs, et d’être ainsi en contact avec elles542.

Franciscains espagnols, Laredo (1482 ~1540)

En Espagne, Francisco de Osuña, Miguel de Medina, Alonso de Madrid, Bernardino de Laredo, se distinguent parmi les anciens mystiques franciscains543.

Francisco de Osuña (~1492-1540) apparaît dans sa rédaction de la Ley de amor santo (ou 4e abecedario) comme un auteur prolixe544. Sa renommée serait renforcée par la conjonction de trois causes : une production quantitativement importante pendant la période charnière entourant la date de la condamnation des alumbrados, la lecture du Tercer abecedario par la jeune Teresa, une structure théologique qui reste ferme 545.

Pour Miguel de Medina (1489-1578), « Dieu n’a besoin de recourir à quiconque » 546 - et tout est dit !

Alonso de Madrid (~1535) est un auteur très attachant dans son Arte para servir a Dios 547 qui souligne l’amour « de Dieu, qui est un feu voulu par Dieu, qui toujours brûle sur son autel qui est notre âme548», et celui du prochain, qu’il faut aimer comme « adopter un enfant aimé de son père »549.

Bernardino de Laredo (1482 ~1540) célèbre comme tous le chant de l’amour pur, particulièrement dans la troisième partie de la Subida del Monte Sion, version revue de 1538550. Mais, outre la difficulté posée par une langue assez primitive, sa rédaction ne présente aucune formule remarquable se prêtant à quelques belles citations ; par contre sa lecture induit lentement l’état de paix et un accord entier. Un chapitre entier, ce qui ne peut trouver place ici, permettrait de l’apprécier. Rappelons que la lecture du chapitre vingt-septième de la troisième partie de la Subida tira Teresa de sa perplexité quant à l’absence de toute pensée dans l’oraison de quiétude. En effet, pour Bernardino, « Dieu lui-même impose le repos à nos facultés. Bien plus, l’auteur soutient la possibilité de l’amour sans nulle connaissance ni antécédents… » 551.

Ceci est probablement lié à son origine et à sa carrière : de petite noblesse, Laredo fut d’abord page, puis fit des études variées ; il entre à vingt-huit ans chez les franciscains ; ayant publié deux ouvrages en tant que médecin, il restera frère lai, attaché à un couvent situé à une trentaine de kilomètres au nord de Séville. Chargé de fonctions d’infirmier pour toute la province, sa réputation médicale lui valut d’être appelé plusieurs fois à la cour du Portugal552.

Il fait partie des mystiques « professionnels de la santé » particulièrement attachants, après Hadewijch I, Catherine de Gênes, et avant le jeune infirmier Jean de la Croix. Plus tard, deux autres frères lais seront illustres : le grand carme aveugle Jean de Saint-Samson, puis le déchaux frère Laurent, les grands mystiques français des deux réformes carmélitaines.

Laredo aurait connu Osuña et il a utilisé son Tercer abecedario de 1527. Son écriture est très simple, directe, un peu comme celle de Pierre d’Alcantara. Ros a supposé dans sa belle évocation une « école » associant Osuña, Laredo, Alcantara, Ortiz 553.

La contemplation est amour qui se perd dans l’infini divin :

...la facilité de la contemplation demeure en : aimer sans condition et fondre notre amour dans Celui qui est infini ; je veux dire que l’amant se perd ainsi lui-même, qu’il ne reste rien de lui par l’infinité de l’amour en qui il fait infusion. Ainsi dit Herp [Harphius] : « que l’esprit dans cet espace cesse de vivre à lui-même, parce que tout vit à Dieu » … Et ainsi nous pouvons dire que l’amour de notre Dieu entre dans nos âmes comme le soleil dans le cristal, qu’il éclaire et pénètre et se montre en lui ; et il nous transforme en son amour, comme le fer en feu.554.

Elle est sans intermédiaire et subite, selon la belle comparaison de la lumière qui pénètre instantanément toute ouverture :

…je dis que c’est une imperfection de s’exercer longtemps à penser à des qualités particulières aux créatures, voulant chercher en elles des raisons d’aimer Qui déborde d’amour infiniment aimable. Mais surmontant le créé et sortant de lui, l’âme va à Dieu par une élévation d’esprit subite et momentanée ; elle ne demeure en chemin pas plus longtemps que la paupière de l’œil ne prend de temps à bouger ou à cligner - à la façon d’un rayon du soleil, lequel à l’instant qu’il naît à l’orient arrive en occident. Ainsi doit faire l’âme qui en un instant élève l’esprit par la voie de l’aspiration, laquelle est plus légère et momentanée que le rayon même du soleil.555.

La pratique de la contemplation est encore rare dans l’Espagne de son temps, même dans les « déserts » franciscains :

Je regrette que dans les écoles du Christ on n’étudie avec une très grande vigilance comment et de quelles manières nous connaissons notre Dieu et Seigneur par une notion amoureuse et particulière. Laquelle connaissance ne s’acquiert jamais sans que le Seigneur lui-même ne l’enseigne par la théologie mystique, laquelle s’apprend dans la contemplation. Par elle nous pouvons demeurer et persévérer, attachés dans les plus pures, les plus intérieures et les plus délicates parties de notre intérieur ; parce que le cœur prend toujours de là les sentiments qui continuellement l’éveillent à marcher vivement dans l’amour ; dans lequel, qui plus longtemps se nourrit, plus longtemps persévérera à aimer et à donner du temps à la prière.556.

La conformité nue est le seul moyen :

On doit comprendre que lorsque le contemplatif cherche la perfection, il ne pose guère l’œil sur son gain, ou sur sa dévotion, ou sur son utilité – parce que toute son étude est de demeurer en conformité nue simple et entière avec la volonté de Dieu.557.

Pierre d’Alcantara (1499-1562), ascète mystique

Il entre chez les conventuels franciscains à seize ans après avoir déjà eu le temps d’étudier à Salamanque les arts libéraux, la philosophie et le droit canon. Il remplit diverses fonctions chez les franciscains devenus observants déchaussés, et fonde des couvents ; il voyage à Nice et au Portugal. On le considère comme le rénovateur des déchaussés qui sous sa réforme furent bientôt sept mille et se répandirent hors d’Espagne. L’exemple fut suivi chez les carmes et d’autres ordres. Son rôle est déterminant sur la réforme du Carmel par Thérèse. « Cherchant à atteindre les gens pauvres en moyens et en temps », il écrit « dans un style sobre et concis » 558.

L’âme se nettoie de ses péchés avec l’oraison, la charité se fortifie ... l’esprit se réjouit, l’intérieur se fonde, le cœur se purifie, la vérité se découvre ... La tristesse est bannie, les sens se renouvellent ... [par les] vives étincelles des désirs du ciel qui rejaillissent sans cesse du brasier de l’amour divin.559.

L’oraison est parfaite quand celui qui prie ne se souvient pas qu’il est en oraison.560.

La réforme du Carmel espagnol

Cette réforme succède à des renouveaux qui prirent place au sein de l’ancien ordre du mont Carmel. L’histoire de l’ordre débute en effet à l’arrivée de Croisés qui permirent l’établissement d’ermites grecs et latins « auprès de la fontaine d’Élie, habitant dans leurs roches de petites cellules et, tels que des abeilles du Seigneur, faisant du miel d’une douceur toute spirituelle. » : ainsi parle Jacques de Vitry, évêque de Saint Jean d’Acre situé au pied du mont. Ils y demeurèrent un siècle environ, avant de prendre difficilement refuge en Europe, déjà couverte par les ordres religieux et mendiants.

Un premier renouveau qui précéda celle de la réforme en Espagne par Teresa, fut celui du couvent de Mantoue « peut-être amené à une vie fervente par Thomas Connecte, un carme breton, et ses compagnons. » Thomas avait fondé en 1425 un couvent en Suisse, dans une stricte observance. « Voulant réformer jusqu’au pape et aux cardinaux, il se rendit à Rome [...] on fit croire qu’il était hérétique et on le fit brûler comme tel, vers la fin de 1433. Plusieurs de ses compagnons poursuivirent cependant son œuvre »561. La congrégation allait se maintenir jusqu’en 1783. La réforme d’Albi, surgeon de la congrégation de Mantoue, fut adoptée place Maubert à Paris, mais cette nouvelle congrégation érigée en 1513 fut supprimée en 1599, les guerres de religion l’ayant décimée.

Suivent les réformes de Montolivet, couvent fondé en 1516, agrégé à la province lombarde en 1599, puis celle dite de Touraine, où Thibault prieur de Rennes en 1609 fera venir le mystique Jean de Saint-Samson (1571-1636). Ce dernier devint l’âme de la réforme par ses disciples, dont Maur de l’Enfant-Jésus en relation avec la jeune Madame Guyon. Nous reviendrons sur cette réforme des Grands carmes de France.

Parallèlement l’ordre connut des généraux éminents : Jean Soreth (~1395-1471) s’occupa lui-même des fondations effectuées aux Pays-Bas et en Bretagne (avec la duchesse Françoise d’Amboise), voyageant le plus souvent à pied, si bien qu’il « était hâlé comme un éthiopien, devenant la risée d’hommes pervers ». Nicolas Audet (1481-1562), chypriote d’ascendance française, fut suivi en 1562 d’une autre remarquable figure, Jean-Baptiste Rossi (-1578) : nous allons retrouver ce dernier sous le nom de Rubeo car il soutiendra vigoureusement la réforme de Teresa.

Cette dernière réforme, promise à un grand avenir, est un compromis entre l’érémitisme (à la manière des ermites du Mont Carmel, en privilégiant le silence, la solitude, les « ermitages » au sein des couvents) et le cénobitisme (à la façon occidentale, en proposant une « famille »562 dont les membres s’entraident et s’aiment, réglée par une constitution originalement simple, qui associe à deux heures d’oraison des récréations communautaires).

À la brève séquence chronologique de l’union politique et des réformes qui couvrait l’explosion spirituelle espagnole naissante à la fin du XVe siècle puis s’achevant par des procès inquisitoriaux au début du siècle suivant563, nous ajoutons ici une séquence plus précise, autour du cas particulier du carmel réformé couvrant la seconde moitié du XVIe siècle. Elle est un peu plus longue et plus complexe car aucune réforme ne s’implante facilement. Celle-ci aboutira à une scission entre l’ordre ancien et le nouveau.

Pour plus de clarté et afin de résumer l’histoire des débuts de la réforme, voici une base chronologique qui éclaire des événements parfois violents. Le contexte ou certains événements influents, de nature plus ou moins « politique », y sont soulignés par l’emploi d’italiques 564 :

Chronologie du Carmel espagnol 

1515 Naissance de Teresa de Ahumada, la future « grande Thérèse ».

1542 Naissance de Jean de Yepes, le futur Jean de la Croix.

1554 « Conversion » de Teresa (v. Smet, op. cit., 47).

1556 Charles Quint laisse le pouvoir à Philippe II qui le conservera jusqu’à sa mort en 1598.

1555-1558 Teresa réside dans la maison de son amie Guiomar de Ulloa.

1559 Autodafe ; Carranza, archevêque de Tolède est dénoncé ; vision de l’enfer par Teresa.

1562 Pierre d’Alcantara meurt. Avec Maria de Jesus (Yepes) il a eu une influence déterminante sur Teresa qui fonde le petit couvent de Saint Joseph, rendant vie à la règle « primitive » de 1247. Grand tumulte à ce sujet dans Avila (58).

1564 Chapitre Général à Rome entamant la réforme de l’ordre du Carmel dans l’esprit du Concile de Trente. Rossi (« Rubio ») est vicaire général. Il mourra en 1578 (14).

1564-1568 Jean de Yepes est un brillant étudiant carme à l’université de Salamanque.

1565 Début de la rédaction de la Vida de Teresa et de celle du Chemin de perfection (65). Le Château intérieur achèvera en 1577 l’œuvre écrite. Cette profonde description de la vie mystique est destinée aux nouvelles carmélites.

1566 Rossi en Espagne où il y a 48 couvents et 550 religieux de l’ordre ancien. « Remise en ordre » tumultueuse en Andalousie (25).

1567 Rossi (« Rubio ») visite le grand monastère de l’Incarnation à Avila ; il revient dans cette ville pour connaître la nouvelle et modeste fondation de Teresa. Il enverra (de Barcelone) la patente permettant à Teresa d’entreprendre d’autres fondations (70). Il la renouvellera en 1571 et soutiendra toujours « notre vice-régente pour fonder des monastères de moniales » (87). Entre 1567 et 1571, Teresa peut ainsi fonder sept monastères.

1568 Fondation du premier monastère masculin à Duruelo par Jean de la Croix et deux compagnons.

1569 Fondation du second monastère masculin à Pastraña par Mariano Azaro et un compagnon. Il devient le noviciat des frères déchaux (92).

1572 Jean de la Croix est confesseur de l’Incarnation d’Avila dirigée maintenant par Teresa.

1574 Teresa rencontre Graciàn (1545-1614) (114).

1574/82  Fondation de neuf monastères féminins.

1576 Tostado (1523-1582), « la bête noire de la réforme », est nommé visiteur par Rossi. Chapitre illégal d’Almodovar. Graciàn fonde la province séparée des déchaux.

1577 Lutte inégale de Graciàn contre « el Tostado » (142). Deuxième tumulte d’Avila (146).

1577/8  Jean de la Croix est enlevé et séquestré à Tolède du 2 décembre 1577 au 17 août 1578. Première destruction de ses écrits.

1581 Chapitre d’Alcala (grâce à l’appui de Philippe II) : élection de Graciàn (171).

1581/5 Graciàn, provincial, entreprend une politique d’expansion (179).

1585/8 Doria (1539-1594), de retour de Gênes, devient provincial et impose un retour à l’observance rigoureuse. Graciàn se rendra-t-il à Mexico ? (184).

1582 Mort de Teresa le 4 octobre (le 15 octobre selon le nouveau calendrier).

1588 Doria devient le premier vicaire général de la nouvelle Congrégation des déchaussés. Il met en place une Consulte de six membres (Jean de la Croix en fait encore partie). (195). Graciàn part à Lisbonne. (203). Anne de Jésus (1545-1621) fait éditer les Constitutions du chapitre d’Alcala de 1581.

1590 Anne de Jésus obtient du pape un bref condamnant les modifications des Constitutions incluant l’imposition d’un confesseur aux moniales. L’archevêque de Bragance et Louis de Leon, ami d’Anne, devaient réunir un Chapitre et élire un commissaire général.

Doria réunit un Chapitre extraordinaire fixant de nouvelles Constitutions incluant le gouvernement intérieur des carmélites par les carmes déchaussés, puis il fait pression sur le roi pour que ce dernier abandonne la cause d’Anne de Jésus. Il peut à cet effet citer la sœur converse Anne de Saint Barthélémy restée fidèle au parti de l’ordre. Trois papes se succèdent à Rome. Doria est vainqueur.

1591 Nouvelle Consulta de neuf membres (Jean de la Croix n’en fait plus partie). Graciàn est emprisonné, jugé et chassé de l’ordre. Anne de Jésus est interdite de visites et de la communion quotidienne.

Diego Évangéliste, élu à trente et un ans à la Consulta, pense que Jean de la Croix, impliqué comme Graciàn dans la direction intérieure des moniales, est une « autre piste ». Enquête (221). 14 décembre : mort douloureuse de Jean de la Croix.

1594 Doria meurt. Élias de San Martin devient le premier général des carmes déchaux.

1596 Anne de Jésus est élue prieure de Salamanque, aux « hurlements » [sic] du P. Élias de San Martin. Graciàn, libéré de Tunis, entre avec tous les honneurs chez … les carmes chaussés (31).

1604 Anne de Jésus, Anne de Saint-Barthélémy et quatre autres religieuses partent pour les fondations en France. Elles se rendront dans les Flandres espagnoles pour fonder d’autres carmels (en 1607 pour Anne de Jésus, rejointe en 1611 par Anne de Saint-Barthélémy).

Thérèse de Jésus (1515-1582)

Ces rappels portant sur la Madre et sur la réforme du Carmel seront brefs car l’une et l’autre bénéficient de belles et très nombreuses études 565.

Jeu d’influences

Thérèse d’Avila (1515-1582) inspirée par le franciscain Pierre d’Alcantara (1499-1562) et peut-être par la religieuse Maria de Jesus (Yepes), précède d’une génération Jean de la Croix (1542-1591) : ces âmes attirées par une réforme à la fois sobre et extrême se sont rencontrées.

Teresa est liée à des confesseurs jésuites et semble proche de Graciàn tout en reconnaissant la grandeur de Jean de la Croix. En fait il est impossible de situer avec précision par les textes les influences et l’intensité de leurs liens : on a seulement soixante-six « lettres », parfois réduites à une citation, de la correspondance de Jean de la Croix qui a été pratiquement détruite (tandis que 473 lettres de la correspondance de Thérèse d’Avila nous sont heureusement parvenues).

Née en 1515 de la seconde femme d’un fils de converso à la famille nombreuse - « nous étions trois sœurs et neuf frères » - Teresa de Ahumada a été marqué par le procès de noblesse par lequel son père surmonte l’obstacle de l’ascendance juive du grand-père, évitant « l’impureté du sang » mais subissant l’humiliation de voir procureur, accusateurs, témoins et juges installés « presque à la porte de sa maison » : Teresa est alors une petite fille âgée de quatre à huit ans 566. Les coûts du procès ruinent la famille. Tous les frères choisiront les armes, partant pour l’Amérique (deux y mourront) ou, pour l’un d’entre eux, en Italie. Elle perd sa mère à quatorze ans et ressent une grande solitude, tenant la maison auprès de son vieux père et d’une très jeune sœur.

À l’âge de seize ans elle est confiée à des sœurs augustines. Son père s’oppose à sa vocation ; elle fuit à vingt ans et prend l’habit des carmélites à l’Encarnaciòn, l’année suivante ; son père se résigne et, bien dotée, elle jouit d’une cellule personnelle. Malgré ces débuts favorables, la jeune nonne est malade d’angoisse. À vingt-quatre ans, elle sort du couvent et, retirée chez son oncle dans un ermitage, lit providentiellement El tercer abecedario d’Osuña. Un traitement sauvage d’une maladie par une guérisseuse, échoue : on croit qu’elle a la rage et elle tombe en coma quatre jours (août 1539). Elle demeure « plus de huit mois » totalement paralysée 567. Trois ans plus tard, âgée de vingt-huit ans, elle ne marchait pas encore. Ces troubles d’origine nerveuse coïncident avec une grande crise intérieure qui se dénoue seulement à l’âge, avancé pour l’époque, de trente-neuf ans 568. Elle passe entre les mains de divers clercs qui tantôt la considèrent comme possédée et tantôt la rassurent. Teresa a su surmonter de grandes difficultés.

Finalement, à quarante et un ans, elle éprouve la parole du Seigneur : « Ya no quiero que tengas conversaciòn con hombres, sino con angeles – Je ne veux pas que tu parles avec les hommes mais avec les anges ». Quatre ans plus tard l’ermite Pierre d’Alcantara, que nous avons rencontré précédemment, l’encourage. Elle décide d’entreprendre une fondation comparable aux siennes. Le ballet de clercs opposés ou favorables commence. Finalement la première fondation regroupe deux religieuses et quatre postulantes à Avila en 1562, non sans provoquer un scandale public. Cinq ans plus tard - elle a cinquante-deux ans - l’approbation du général de l’ordre du Carmel Rossi (Rubio) déclenche le tourbillon de ses fondations : Medina del Campo, Malagon, Tolède… Elle meurt usée en 1582, âgée de soixante-sept ans.

Trois points sont à relever : l’Avila jeune, active et industrielle de l’époque, est bien différente de la ville qui s’endormira dans la bureaucratie au XVIIe siècle ; le judaïsme caché de la famille de Thérèse conduit à la ruine familiale par l’achat de titres de noblesse protecteurs569 ; la vie pieuse des jeunes filles, fréquente à l’époque de Teresa, est inimaginable aujourd’hui.

La vie d’une jeune fille espagnole pieuse

L’existence que Teresa et ses filles carmélites partageaient dans leurs années de formation explique en partie la rigueur de la règle carmélitaine. Pour la décrire, nous traduisons, à la place de toute glose biographique - rien ne pouvant remplacer le début et la fin de la Vida, des Fondations et la Correspondance - un document étonnant sur la jeunesse de dona Juana Dantisco, mère du jeune carme Graciàn qui deviendra si proche de Teresa. Il s’agit d’une lettre écrite de Valladolid au père de Juana, rendu dans la Pologne lointaine. La lettre, datée de 1538, décrit la journée de la jeune fille :

Comme je pense que tu en seras heureux, je t’indique les exercices qui occupent pendant la journée ta fille aux côtés de ma mère.

Le matin, dès qu’elle se réveille ou est réveillée par ma mère avec qui elle dort (c’est-à-dire vers six heures), elle se lève du lit, et à genoux devant l’autel qu’ils ont dans la maison, elles rendent grâce à Dieu pour les dons qu’Il leur a concédés, récitant quelques prières vocales. Ensuite, une fois que ma mère l’a peignée et arrangée, commence la récitation de l’office de la sainte Vierge dans le Livre des Heures, jusqu’au moment où, selon la coutume, sonnent les cloches, annonçant la célébration de la messe. Ma mère et elle vont alors à l’église pour participer aux saints mystères, dont ils attendent la poursuite d’une journée heureuse.

De retour à la maison, elles déjeunent, font ensuite les travaux domestiques, ou cousent, ou brodent, quoique ma mère se permette peu cette occupation, parce que ses yeux clairs voient peu et ne peuvent poursuivre longtemps. L’heure du repas arrivée, elle s’assied à la table avec ma mère et ma petite sœur et mange modérément et de façon frugale, comme c’est la coutume entre les veuves honnêtes ... Après déjeuner, elle se distrait avec ma petite sœur par quelque jeu honnête, pour continuer avec elle sa formation religieuse ; c’est de son âge ... À trois heures de l’après-midi, les deux se réunissent pour étudier, et sous la direction d’un jeune cousin consacrent une ou deux heures à l’étude. Elles lisent quelques livres d’auteurs sérieux et très conformes à la morale, comme par exemple : le De l’Institution de la femme chrétienne de Vivès, les Lettres de saint Jérôme traduites en espagnol, et d’autres livres semblables, ou bien elles écrivent, tâchant d’imiter mes lettres. Quand elles auront progressé sur ce point, tu pourras en juger par toi-même par des lettres autographes ... Elle prend ensuite la toile pour [faire] les vêtements de bébé, et voit avec ma petite sœur qui terminera la première le travail, en chantant quelques chansons espagnoles, afin de le rendre plus facile et moins pesant.

Après dîner, ma mère leur demande, tantôt à elle tantôt à ma sœur, de lire alternativement quelque texte des Évangiles ou des Vies des saints Pères, jusqu’à l’heure de se coucher. Alors dans la maison, à nouveau devant l’autel, avec les bougies allumées, elles récitent quelques prières particulières au Christ et aux saints. Ensuite elle se couche, entre ma mère et ma sœur, et dans le lit, précédée de ma mère, récite quelques fois oralement le Notre Père et l’Ave Maria, jusqu’à ce qu’elle soit peu à peu emportée par le sommeil, et ainsi toutes dorment tranquillement jusqu’au réveil. De cette façon ta fille est instruite et formée au côté de ma mère, femme honnête et prudente à l’extrême, qui selon ce que dit Homère, « est attentive au présent, au futur et au passé », et qui est une femme très ferme.570.

Sept demeures de l’âme

Nous nous limiterons à un résumé de son œuvre majeure rédigée à l’âge mûr 571 : les Moradas del Castillo Interior, traduit en français par Château de l’âme ou livre des Demeures. Il fut composé en 1577, bien après la Vie dont la première écriture date de 1562 (la Vie que nous lisons date de 1565).

La rédaction des œuvres commence en effet en 1560, l’année qui suit la mise au bûcher des meilleurs ouvrages de sa bibliothèque, à la suite de l’Index de 1559 : aussi ne peut-elle « rien écrire qui ne soit passé par son expérience », et ne veut-elle « rien écrire qui ne serve à provoquer l’expérience » de ses filles572

Nous plaçons entre crochets les références de chapitres à la suite des phrases de notre résumé qui reprend des éléments textuels ; les tildes séparent le résumé (ou paraphrase) de quelques brèves citations. Par la sécheresse d’un tel aperçu, nous voulons faire apparaître la grandeur de la structure du Château qui se cache sous un texte alerte : la Madre propose à ses filles un témoignage sans concession et cependant aisé à lire.

§

Prologue : Thérèse se plaint d’un bruit continu dans la tête et d’une grande faiblesse. Elle date le commencement de sa rédaction en 1577.

Premières demeures : L’âme est un château de diamant comportant de nombreuses demeures, paradis chez le juste, beauté créée à l’image de Dieu, à découvrir par la prière, donnant ainsi une vision positive de notre réalité profonde divine [1.1]. Au centre de l’âme se trouve la fontaine de vie ou soleil divin. Laissons à l’âme la liberté de découvrir les demeures tout comme l’abeille doit sortir pour récolter le miel des fleurs. C’est en contemplant la grandeur divine que l’on peut cultiver l’humilité et non pas en demeurant dans la crainte et la seule vue du limon de nos misères [1.2].

Secondes demeures : L’âme entend les appels plus proches du Dieu qui réside au centre du château et elle craint moins les « reptiles venimeux ». Toute oraison revient à nous conformer à la volonté de Dieu pour recevoir plus. Il n’y a aucun autre mystère à connaître. Il suffit d’entrer en nous-même, de se recueillir, de jouir de la paix [2].

Troisièmes demeures : Ce sont celles de la sécurité avec les bienheureux, même si David ou si Salomon nous montrent que la chute reste possible. L’humilité peut être un remède à la sécheresse ; c’est aussi un don de cette dernière, qui ne doit pas laisser naître l’inquiétude. Ne demandons pas de faveurs divines [3.1]. L’humilité est aussi un remède à nos plaies ; ne marchons pas à pas comptés ; n’ayons aucune peur ; exerçons une obéissance immédiate, sans illusion sur le monde [3.2].

Quatrièmes demeures : Ici commence le surnaturel qui chasse les bêtes venimeuses. Les contentements naissent de l’action vertueuse, ils sont naturels comme les larmes de joie ou de purification et se terminent en Dieu, laissant place aux goûts. Il ne faut pas abandonner les sentiments de contentement pour achever une méditation : l’important n’est pas de penser beaucoup mais d’aimer beaucoup, non par consolation mais par résolution. Et laissons aller le traquet de moulin des pensées importunes [4.1].

L’eau amenée avec bruit par les aqueducs qui traduisent notre effort correspond au contentement, celle qui est reçue directement et silencieusement de source divine correspond au goût de l’oraison de quiétude ~ cette eau coule de notre fond le plus intime, avec une paix, une tranquillité, une douceur extrêmes. Mais d’où jaillit-elle et de quelle manière, c’est ce que j’ignore. … ce plaisir ne naît pas du cœur, mais d’un endroit encore plus intérieur … Je pense que ce doit être le centre de l’âme. ~

Ici on ne peut s’illusionner : nos puissances ne pourraient l’acquérir car elles ne sont pas dans l’union divine mais enivrées et surprises  ~ Cette eau n’étant pas amenée par des canaux comme la précédente, si la source se refuse à la donner, nous nous fatiguerons en vain. Je veux dire que nous aurons beau multiplier nos méditations, nous pressurer le cœur et verser des larmes, tout sera inutile [4.2] ~.

L’oraison de recueillement est un état bref et de joie qui prépare l’oraison de quiétude. ~ Sans aucune violence, sans bruit, qu’elle tente d’empêcher l’entendement de discourir, mais qu’elle n’essaie pas de le suspendre, pas plus que l’imagination, car il est bon de considérer que l’on est en présence de Dieu et de réfléchir à ce qu’Il est. Que si l’entendement se trouve absorbé par ce qu’il éprouve en lui-même, très bien ; mais qu’il ne cherche pas à comprendre ce dont il jouit, parce que c’est à la volonté que le don s’adresse.573 ~ [4.3.8].

Cinquièmes demeures : L’âme n’en conserve pas le souvenir et se demande si ce fut un sommeil ou un don de Dieu. Elle ne doute cependant pas de cette faveur qui sera confirmée par des effets. ~ Vous me direz : Comment a-t-elle vu et entendu qu’elle a été en Dieu, puisqu’en cet état elle ne voit ni n’entend ? … par une conviction qui lui reste et que Dieu seul peut donner … ayant demandé à l’un de ces demi docteurs dont j’ai parlé de quelle manière Dieu était en nous, lui, qui n’en savait pas plus qu’elle avant cette révélation, eut beau l’assurer que Dieu n’était en nous que par la grâce, elle ne put le croire, tant elle était sûre du contraire [5.1] ~.

La grandeur de Dieu donne valeur à ce que nous retranchons et donnons de nous-mêmes, comme la soie que file le ver. Difforme, il meurt, et sort un papillon blanc très gracieux. L’âme ne sait d’où a pu lui venir un si grand bien, elle est animée d’une sollicitude pleine d’angoisse tout comme le papillon qui vole et ne sait où se poser [5.2]. Si nous n’avons pas de volonté sinon de s’attacher à celle de Dieu, ne cherchons pas ailleurs la grâce de l’union, la paix est donnée en cette vie.

La volonté de Dieu ? ~ Que nous soyons parfaites … le Seigneur ne demande que deux choses : l’amour de Dieu et l’amour du prochain … en récompense de celui que nous avons pour le prochain Il fait croître de mille manières celui que nous avons pour Lui-même ~ C’est l’union et non pas ~ alguna suspencioncilla en la oracion de quietud ~ [5.3] Allons toujours au-delà ~ jamais l’amour ne demeure inactif - el amor jamàs està ocioso ~ [5.4] 574.

Sixièmes demeures : Les épreuves par louanges, maladies, crainte d’illusion ~ la grâce … est alors tellement cachée, que l’âme n’aperçoit pas alors en elle la plus petite étincelle d’amour de Dieu … Ce n’est plus à ses yeux qu’un rêve et une chimère [6.1] ~. Mais Dieu réveille l’âme par des étincelles d’amour qui viennent directement de lui, à la différence des ivresses des goûts spirituels [6.2]. Paroles de Dieu qui confèrent certitude et paix [6.3]. Ravissements, vue des grandeurs de Dieu [6.4]. Vol d’esprit, une vague puissante qui arrive de la source des eaux, lumière et connaissance, vision [6.5]. Peine d’exil du papillon impuissant à voler où il voudrait ; désir dont il faut faire diversion ; jubilation éprouvée par François et par Pierre d’Alcantara [6.6].

L’âme comprend la grandeur divine et regrette son ingratitude ; s’occuper des choses divines et fuir les corporelles est un égarement : la méditation de l’humanité de Jésus est nécessaire ; l’âme désire aimer et ne le peut [6.7]. Vision intellectuelle qui dure plusieurs jours et même parfois plus d’un an, bien différente des visions imaginaires fugaces : c’est la présence et proximité divine (ou d’un saint, sans paroles), dont la certitude est beaucoup plus grande que celle des sens. La paix et l’humilité prouvent qu’il ne s’agit pas d’une illusion. Conseils sur le choix d’un confesseur et sur la discrétion [6.8]. La véritable vision imaginaire est soudaine et imprévue, et génère et la paix et la certitude ; il ne faut jamais la demander [6.9]. Vision intellectuelle laissant une forte empreinte, où on découvre comment toutes les créatures se voient en Dieu qui les renferme toutes. [6.10]. Solitude extrême de la séparation d’avec Dieu – ne dure que quelques heures tout au plus car le danger de mort est grand ; elle se manifeste par des cris et le corps demeure brisé. L’âme ne redoute ensuite plus rien.

Septièmes demeures : ~De même que Dieu a dans le ciel son séjour, de même il a dans l’âme une résidence, où Il habite seul. C’est, si vous voulez, un second ciel ; il est très important pour nous, mes sœurs, de ne pas nous représenter notre âme comme quelque chose de ténébreux. ... Pourvu qu’elle ne soit pas infidèle à Dieu, jamais, à mon sens, Il ne manquera de lui donner cette vue si claire de Sa présence [7.1] ~. Dans le mariage spirituel, l’esprit de l’âme est devenu une même chose avec Dieu, comme deux cierges unis d’une même lumière, une eau du ciel mêlée à une source, un filet d’eau dans la mer, une lumière provenant de deux fenêtres et mêlées dans une pièce [7.2]. ~ La transformation qui s’est opérée en elle est si grande, qu’elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe ni au ciel qui l’attend, ni à la vie, ni à l’honneur... l’âme n’a plus de ravissements ~ les troubles ont entièrement disparus, la colombe trouve le rameau d’olivier [7.3].

On est vraiment spirituel quand on se fait l’esclave de Dieu. Soyez l’esclave de toutes vos sœurs. Cherchez le repos à l’intérieur, non plus à l’extérieur ; la vigueur rejaillit de la cave mystique au faible corps. ~ Ne visez pas à faire du bien au monde entier, contentez-vous d’en faire aux personnes dans la société desquelles vous vivez [7.4] ~. Humilité ! Que ce soit une consolation de vous délecter dans ce château intérieur sans avoir besoin d’en demander permission à vos supérieurs. Vous trouverez le repos en tout car vous garderez l’espoir d’y retourner.

Terminons par quelques extraits de ces demeures de l’âme :

Premières demeures :

Nous pouvons considérer notre âme comme un château, fait d'un seul diamant ou d'un cristal parfaitement limpide, et dans lequel il y a beaucoup d'appartements, comme dans le ciel il y a bien des demeures. […] Pour moi, je ne vois rien à quoi l'on puisse comparer l'excellente beauté d'une âme et son immense capacité.575.

Sixièmes demeures :

C'est bien différent de tout ce que nous pouvons obtenir ici-bas par nos efforts, bien différent même des goûts spirituels dont nous avons parlé. Souvent lorsqu'on y pense le moins et qu'on n'a pas l'esprit occupé de Dieu, Sa Majesté réveille l'âme tout à coup : on dirait une étoile filante ou un coup de tonnerre. On n'entend cependant aucun bruit, mais l'âme comprend parfaitement que Dieu l'a appelée. Elle le comprend même si bien, que parfois, surtout au début, elle tremble, elle gémit, sans souffrir aucun mal. Elle sent qu'elle vient de recevoir une délicieuse blessure.576.

Cette peine la pénètre jusqu'aux entrailles, et qu'on les lui arrache, semble-t-il, quand le divin Archer retire la flèche dont il l'a percée, tant est vif le sentiment de l'amour qu'elle lui porte. Voici une pensée qui m'est venue. Ne serait-ce pas que du sein de ce brasier enflammé qui est mon Dieu une étincelle a jailli et est venue toucher l'âme, lui faisant sentir l'ardeur de cet incendie ? 577.

Elle ne croyait pas que les iniquités d'aucune créature puissent égaler les siennes, parce qu'elle ne pouvait se persuader qu'il y en ait une seule que Dieu ait aussi longtemps supportée, ni qu'il ait comblée de tant de faveurs.578.

Il est des âmes — et beaucoup s'en sont ouvertes à moi — qui, une fois élevées par Notre-Seigneur à la contemplation parfaite, voudraient toujours y demeurer, mais cela n'est pas possible. Toutefois, il est certain qu'après cette faveur de Dieu, elles se trouvent dans l'impuissance de discourir comme auparavant sur les mystères de la passion et de la vie de Jésus-Christ. La cause, je l'ignore, mais le fait est que communément l'esprit se trouve ensuite peu capable de méditation. Voici peut-être d'où cela provient. Dans la méditation, tout consiste à chercher Dieu ; une fois qu'il est trouvé et que l'âme a pris l'habitude de ne plus le chercher que par les actes de la volonté, elle ne veut plus se fatiguer en faisant agir l'entendement. Je crois aussi qu'une fois la volonté enflammée, cette généreuse puissance voudrait, si c'était possible, se passer du secours de l'entendement.579.

Septièmes demeures :

On peut comparer l'union à deux cierges de cire si rapprochés qu'ils ne donnent qu'une seule lumière, ou encore à la mèche, à la flamme et à la cire du cierge, qui ne font qu'un. Néanmoins, on peut séparer les deux cierges, de sorte qu'ils subsistent séparément ; on peut aussi diviser la mèche d'avec la cire. Ici, on dirait l'eau du ciel qui tombe dans une rivière ou une fontaine et se confond tellement avec elle, qu'on ne peut plus ni les diviser ni distinguer quelle est l'eau de la rivière et quelle est l'eau du ciel. Ou bien c'est un petit ruisselet qui se jette dans la mer et qu'il est impossible d'en séparer ; ou bien encore, une grande lumière qui pénètre dans une pièce par deux fenêtres, et, quoique divisée au moment où elle y arrive, ne forme plus ensuite qu'une seule lumière.580.

Le premier [effet de la nouvelle vie en Dieu] est un oubli de soi si complet, qu'il semble véritablement que cette âme n'ait plus d'être. La transformation qui s'est opérée en elle est si grande, qu'elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe ni au ciel qui l'attend, ni à la vie, ni à l'honneur, parce qu'elle est tout entière appliquée à procurer la gloire de Dieu.581.

Ce qui distingue cette Demeure, c'est, encore une fois, qu'il ne s'y rencontre presque jamais de sécheresse, ni de ces troubles intérieurs qui se produisent à certains moments dans toutes les autres. L'âme y est presque toujours dans le repos, elle n'a aucune crainte…582.

Jean de la Croix (1542-1591)

Nous serons très brefs par respect, remplaçant l’abondance par la précision apportée sur quelques points choisis (comme nous venons de le faire pour la Madre). Par contre, les notes seront longues car elles peuvent orienter utilement sur quelques lieux et sur les écrits. Car il s’agit d’aborder sans perdre de temps le plus universellement reconnu des mystiques chrétiens - négligeant peut-être de très intéressantes études disséminées dans la masse immense des parutions. Il suffit surtout d’oublier les « Nuits » décrites à distance sans sobriété et même avec emphase par certains auteurs. De même on fait souvent porter un masque sévère par Jean de la Croix.

Le fondateur des carmes réformés

Juan de Yepes naît en 1542 près d’Avila 583. Son père meurt d’une maladie douloureuse (un cancer ?) lorsqu’il a deux ans et la misère s’installe au foyer. Il vit à Medina del Campo à partir de l’âge de neuf ans avec sa mère et son frère Francisco, son aîné de douze ans. Il est instruit au Colegio de la Doctrina, fait office d’infirmier dans une institution pour pauvres contagieux, l’Hospital de las bubas 584, et collecte des aumônes. À l’âge de dix-sept ans, il étudie dans l’excellent Colegio de la Compañia.

À vingt-et-un ans, il prend l’habit du Carmel, communauté réduite fondée trois ans auparavant : « fray Juan de Santo Matia » suit les cours de l’Université de Salamanque de 1565 à 1568. Avant même la fin de ses études, il rencontre en 1567 Teresa, âgée de cinquante-deux ans, la retrouve à son retour à Medina et l’accompagne dans sa fondation de Valladolid.

Dès 1568 est fondé à Duruelo le premier couvent de carmes de la règle primitive avec Antonio de Jesus et José de Cristo. Juan a vingt-six ans. Son frère Francisco est venu. Leur dure vie est décrite par Teresa585. Deux années plus tard, ils s’intallent à Mancera. Jean accomplit diverses missions dont celle de recteur du collège déchaussé d’Alcala de Henares.

Pendant ce temps Teresa, nommée supérieure de son ancien couvent, réussit à retourner les carmélites en sa faveur et obtient la nomination de Jean comme confesseur en 1572. Il a trente ans. Les relations entre carmes se détériorent ; au début de l’année 1576 a lieu une première arrestation brève à Medina. Devant les protestations de la ville d’Avila suivie de l’injonction du nonce, il est libéré - mais sera enlevé la nuit du 2 décembre 1577. Ses écrits subissent alors une première destruction. Il a trente-cinq ans.

Jean sera pendant neuf mois en isolement dans une cellule obscure : « J’entendis de nombreuses fois dire par les religieux qui parlaient en dehors [de sa cellule sans fenêtre] : « Pourquoi gardons-nous cet homme ? Jetons-le dans un puits, personne ne saura rien de lui586 ». Sa santé sera gravement atteinte 587. Il peut finalement fuir avant qu’il ne soit trop tard et trouve provisoirement refuge dans un couvent de carmélites réformées puis dans un hôpital de Tolède.

Les douze dernières années de sa vie que nous ne résumons pas ici (mais qui forme plus de la moitié de la biographie par Crisogono admirablement appuyée par des extraits de dépositions dans l’édition espagnole) porte sur son rectorat de Baeza, ses voyages en Castille, son activité en Andalousie ; en particulier à l’ermitage del Calvario d’où il va assister les sœurs de Beas, à une petite journée de marche : « Toutes … l’entendant, demeuraient les cœurs brûlant de l’amour de Dieu 588 » ; il passe ensuite plusieurs années comme prieur du couvent de Los Màrtires 589, « maestro de espiritus en Granada » 590. Il est en déplacements incessants « por los caminos de Andalucia » comme visiteur de sa province et pour des fondations, montant à Madrid pour les chapitres généraux. Il meurt épuisé, âgé de quarante-neuf ans, en 1591.

Son influence mystique s’exerça sur Teresa, « muy su hija 591 ». La sœur Magdalena del Espiritu Santo déclarera : « Mon intérieur était rempli d’une grande lumière qui causait quiétude et paix » en sa présence 592 ; « …l’entendant, les cœurs restaient brûlants de l’amour de Dieu » 593. Il lit dans les cœurs 594. Il soulage des angoisses de la nuit spirituelle : « …riendose, me respondio : ‘Ande, bobo, que es nada’ 595 ».

Les études sur Jean de la Croix sont innombrables 596.

Les traces écrites

Adonde no hay amor, ponga amor, y sacarà amor  -  Là où il n’y a pas d’amour, mettez de l’amour, et vous recueillerez de l’amour.597.

Les traités sont rédigés de 1579 à 1586, soit, cités par ordre chronologique : Cantique spirituel A ; Montée du Carmel 598 et Nuit obscure ; Vive flamme A et B. L’espagnol en est très accessible dans sa beauté classique 599. À défaut, nous apprécions l’édition qui reprend le travail de Marie du Saint Sacrement. Cette carmélite « adapta » plutôt que « traduisit » - avec une juste sensibilité issue de son expérience intérieure - les textes de Thérèse de Jésus et de Jean de la Croix600. Nous préférons de même l’ancienne traduction « malhabile » de 1621 par Gaultier à celle, fort belle, de Cyprien de la Nativité, faite vingt années plus tard et déjà influencée par l’esprit, faux mystiquement, de Port-Royal 601.

Les éditions du Cantique fournissent un exemple caractéristique des difficultés que l’on rencontre pour retrouver l’élan initial d’une œuvre qui, posant problème aux contemporains, fut modifiée. Nous disposons de deux formes : le jet initial (A) considéré longtemps comme un « brouillon », en 39 couplets ; la mise en forme « finale » (B), en 40 couplets, augmente d’un tiers le volume du texte et l’ordre des couplets diffère 602. La forme (A) fut la plus proche d’un original aujourd’hui perdu 603. Des érudits pensent qu’il y eut des retouches faites après la mort de Jean, conduisant à (B) – peut-être à partir d’une version longue acceptée par l’auteur ? Dans ce cas les deux formes se compléteraient, même si l’orientation a été ensuite modifiée pour la forme « finale », le mariage spirituel devenant une « béatitude réservée à l’au-delà » 604. Tout ceci donna lieu à une célèbre querelle 605.

Les autres écrits, tel ceux de la Vive flamme, ne posent pas de problèmes. Mais, situation irrécupérable, de nombreux écrits ont été perdus, dont la correspondance, brûlée dans l’affolement provoqué par l’enquête du colérique Diego Evangelista. Selon Louis Cognet, Jean de la Croix « a beaucoup écrit […] ses œuvres occupent tout juste quelques centaines de pages : leur seul volume permet de penser qu’elles ne constituent que des épaves de sa production » 606. Jean Orcibal constate avec humour : « C’est donc peut-être une loi des plus grands textes religieux que de se présenter à la postérité comme le produit d’une collaboration entre l’auteur et son milieu. » 607.

Le mont Carmel

Un dessin de la Montée du mont Carmel résume la voie ou sentier mystique. Il est accompagné voire partiellement constitué par un court texte bien adapté à une brève présentation. La copie notariale d’un autographe de Jean de la Croix dédié à la carmélite Madeleine du Saint-Esprit fait en effet reposer le mont « sur » un poème qui se présente ainsi comme un guide d’ascension. Nous ne le reproduisons pas car on le trouve aisément dans les éditions de l’œuvre 608. On peut supposer que l’idée d’une telle montagne nue a pu naître en voyant de loin le piton de profil très particulier, arasé en son sommet, sur lequel est bâti une petite cité d’origine musulmane 609 proche de Villanueva.

Nous distinguons sur le dessin plusieurs domaines délimités par les tracés à la plume, la partie « supérieure » du mont étant constituée de tout ce qui se situe à l’intérieur du trait en fer à cheval. La représentation est un survol en vue perspective, présentant une carte autant que le symbole emprunté à la nature : le sommet du mont est situé au centre d’un domaine intérieur, évoquant ainsi une topologie du vécu mystique. Le bas est un socle dense, support du mont : ses trois colonnes séparent les strophes d’un poème qui est le guide permettant d’entreprendre la montée par le sentier central né en son sein. On est devant une carte à but pédagogique se prêtant à une reproduction aisée : de nombreux dessins du monte furent donnés par le directeur spirituel des carmélites.

Un tel « mandala » exprimerait « des choses qui furent, sont, et seront » tout à la fois. Car, à la racine de son expérience l’âme est « unie à l’intelligence pure qui n’est pas dans le temps ». Aussi le langage est-il mal approprié car soumis à des contraintes extrêmes puisque le signifiant dans une langue étant de nature auditive, il se déroule dans le temps seul 610. À l’inverse, le graphisme « peut montrer, dans un même espace, la graine la fleur et le fruit par exemple, alors qu’en parlant ou en écrivant on est obligé de les énumérer successivement. » Jean de la Croix utilise donc les possibilités du graphisme, associées à l’écriture qui vient en complément, ce qui nous incite à « lire » lentement (et selon diverses orientations) son abrégé textuel de la voie mystique 611. Cela va bien au-delà de l’usage habituel d’images, usuel chez les jésuites, ou rencontrées dans les livres d’emblèmes 612.

Cette «  œuvre » d’un type mixte, dessin associant traits et mots, est une combinaison devenue aujourd’hui en faveur chez des poètes. La traduction du texte distribué dans la figure et commenté dans la Montée par le poème qui en forme la base, est accompagnée d’une description topologique :

La partie haute du Monte que l’on peut supposer aplani est représentée selon une vision plongeante par le cœur du dessin où figure en espagnol :

Seuls habitent en ce mont - Honneur et gloire de Dieu.

Elle est délimitée par un cercle (le centre d’un soleil eucharistique) à l’aide d’une citation latine adaptée de Jérémie 2, 7 :

Je vous ai introduits dans la terre du Carmel pour que vous vous rassasiez de ses fruits et de ses biens.

Le terme « Sagesse » relie cette citation à l’inscription de la partie supérieure du dessin :

Il n’y a plus de chemin par ici, parce qu’il n’y a pas de loi pour le juste. 

Les flancs du Monte sont émaillés de « fleurs » ou qualités. À gauche / à droite :

 Plus rien ne me donne joie / plus rien ne me donne peine

Paix joie allégresse délice / piété charité force justice 

Depuis que je le veux plus j’ai tout sans le chercher / moins je le veux plus j’ai tout sans le chercher.

À l’extérieur du Monte délimité par le tracé en fer à cheval, une mince mais essentielle colonne centrale relie les strophes du poème ou socle terrestre au cercle ou soleil de sa partie haute :

 Sentier du mont Carmel. Esprit de perfection. Rien rien rien rien rien rien. Et même en la montagne rien. 

À gauche et à droite de cette mince colonne centrale :

Ni ceci ni ceci ni ceci ni ceci ni ceci : gloire du ciel jouissance savoir consolation repos / Ni cela ni cela ni cela ni cela ni cela : possession de la terre jouissance savoir consolation repos.

Plus je les ai cherchés avec moins je me suis trouvé / Plus j’ai voulu les chercher avec d’autant moins je me suis trouvé.

Entre les strophes du poème, outre l’implantation de la colonne centrale « Sentier du mont… », figurent à gauche et à droite deux colonnes :

Chemin de l’esprit d’imperfection gloire du ciel… / Chemin de l’esprit d’imperfection possession de la terre…

Le poème comporte quatre strophes écrites transversalement entre les trois colonnes précédentes :

Pour venir à goûter tout - Ne veuillez avoir de goût en rien.

Pour venir à savoir tout - Ne veuillez savoir quelque chose en rien.

Pour venir à posséder tout - Ne veuillez posséder quelque chose en rien.

Pour venir à être tout - Ne veuillez être quelque chose en rien.



Pour venir à ce que vous ne goûtez - Allez par où vous ne goûtez.

Pour venir à ce que vous ne savez - Allez par où vous ne savez.

Pour venir à ce que vous ne possédez - Allez par où vous ne possédez.

Pour venir à ce que vous n’êtes - Allez par où vous n’êtes.



Quand vous vous arrêtez en quelque chose - Vous cessez de vous jeter au tout.

Car pour venir du tout au tout - Vous devez vous laisser du tout au tout.

Et quand une fois vous aurez tout - Vous devez le tenir sans rien vouloir.

Cette représentation du mont par Jean de la Croix eut une grande fortune et au fil du temps conduisit à de nombreuses variations fort étrangères au dessein de son auteur. Les évolutions d’une forme comportant des ajouts trahissent une perte d’une perception de son thème profond même si le cadre visuel - montagne et chemin - reste présent.

Le monte est déjà transformé et en quelque sorte « fossilisé », en façade du monument très géométrique du codice de Grenade, qui abandonne le thème emprunté à la nature613. Puis la gravure de l’édition de la traduction française de Cyprien de la Nativité, parue en 1641, montre une transformation plus subtile, en même temps plus radicale, même si la nature réapparaît (montagne et chemin prenant la place de la mer dangereuse ou du lac d’indifférence de la carte du Tendre) : la Sagesse divine - elle deviendra au siècle des Lumières déesse Raison ! - est assise sur une montagne. La montagne nue devient un trône feuillu. L’image traduit graphiquement une transformation vers une religion où la mystique de la foi nue ne trouve plus de place…

Le poème du Monte est repris dans la Montée du Carmel, livre I, chapitre XIII, en deux passages. Texte largement connu de tous, disponible en carte postale, il est malheureusement la source d’une incompréhension voire d’un rejet de son auteur parce qu’on ne le replace pas dans son commentaire textuel. Car il s’agit du début du chemin de la voie purgative, placé au premier livre d’une Montée qui en comporte trois, elle-même suivie de la Nuit obscure en deux livres. Des commentaires encourageants concluent déjà les poèmes au chapitre XIII :

... Et il faut qu’il embrasse ces œuvres [rechercher le meilleur des choses temporelles] de bon cœur et tâche d’y réduire la volonté. Car s’il les exerce avec cœur, en peu de temps il trouvera en elles un grand délice et consolation, opérant avec ordre et discrétion.

... Car si vous voulez avoir quelque chose en tout, vous ne tenez pas purement en Dieu votre trésor. En cette nudité, l’esprit trouve sa quiétude et son repos parce que, ne convoitant rien, rien ne le fatigue vers le haut et rien ne l’opprime vers le bas…

Vide et unité

Quand Thérèse va rendre visite à Jean, elle s’inquiète :

À mon entrée dans la chapelle, je fus saisie d’admiration … Mais aussi, il y avait là tant de croix ! Tant de têtes de morts ! 614.

Peut-être l’insistance sur le rôle de la volonté et la longue liste des difficultés que peuvent rencontrer les pèlerins spirituels effraye un lecteur qui prend généralement contact avec Jean de la Croix par La montée du mont Carmel, qui ouvre toutes les éditions. Elle signale les obstacles de part et d’autre d’un chemin mystique « vide » car on ne peut en rien le décrire (songeons aux multiples indications qui bordent nos routes, danger ici, croisement là, la route elle-même étant heureusement vide !). Jean de la Croix dresse en fait dans cette première œuvre le catalogue de toutes les difficultés possibles, et elles sont multiples, à l’image de la diversité de ses novices. Mais c’est le prix à payer pour approcher le Royaume.

La montée est transcendée dans le Cantique par la « redécouverte en Dieu des créatures 615 » et dans la Vive flamme en particulier dans les avis donnés en commentaire à la troisième strophe.

Ceux qui guident de telles âmes … que tout leur soin aille donc à la dégager, à la mettre en solitude et en oisiveté, sans lui permettre ni de s’attacher aux connaissances particulières, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas, ni de désirer les goûts sensibles, ni de s’appliquer à un objet intérieur quel qu’il soit. L’âme doit demeurer vide, en négation de tout le créé, en vraie pauvreté spirituelle.

Le vide n’effraye plus puisqu’il est un tremplin, comme la route mène au but :

Lorsque l’âme renonce ainsi à toutes choses, qu’elle arrive à en être vide et désappropriée – et nous l’avons dit, c’est tout ce que pour sa part elle peut faire – il est impossible que Dieu de son côté ne se communique pas à elle, au moins en secret et silencieusement. Cela est plus impossible qu’il ne l’est aux rayons du soleil de ne pas donner sur un endroit bien découvert 616.

En effet, pour devenir divine, l’âme doit traverser un vide spirituel total : la force divine qui l’envahit totalement pour la ressusciter,

…brise et défait de telle façon la substance spirituelle, l’absorbant en une profonde et abyssale obscurité, que l’âme se sent consommer et fondre à la vue de ses misères par une cruelle mort d’esprit ; de même que si, une bête l’ayant avalée, elle se sentait digérée dans son ventre ténébreux - souffrant les mêmes angoisses que Jonas dans le ventre de cette bête marine. Car il faut qu’elle soit dans ce tombeau de mort obscure pour la résurrection spirituelle qu’elle attend ... Ce que cette âme dolente ressent le plus ici, c’est qu’il lui semble clairement que Dieu l’a rejetée et, l’ayant en horreur, l’a précipitée dans les ténèbres - ce qui est pour elle un grand tourment et une peine lamentable, de croire que Dieu l’ait abandonnée 617.

Il exprime sa souffrance d’amour dans un poème :

… En moi, non, je ne vis plus,

Et sans mon Dieu, vivre je ne puis.

Car sans Lui, ni sans moi demeurer,

Qu’est-ce qu’une telle vie ?

Mille morts elle vaudrait :

Je languis pour ma vie elle-même

Quand je meurs pour ce que je ne meurs…618.

Pour Orcibal, « les dernières strophes du Cantique spirituel et la Vive Flamme ne considèrent la dualité que comme une étape provisoire avant une sorte de fusion amoureuse avec Dieu où la créature retrouve paradoxalement son sens et sa réalité. » Le même érudit observe que chez Jean de la Croix, « ses nombreux emprunts aux auteurs du Nord [...] lui semblaient rendre compte de son expérience propre » 619 d’union avec le divin :

Effectivement l’âme ne peut donner autrement qu’elle ne reçoit. … l’âme devenue l’ombre de Dieu, fait en Dieu pour Dieu ce que Dieu fait en elle pour Lui-même, et de la manière dont Il le fait, parce que leurs deux volontés ne font qu’un 620.

« ... De la brûlure de la privation jaillit le désir de la possession jusqu’à ce qu’il soit assez violent pour briser, dans un ultime élan, l’écran de la dernière toile ... l’âme ne se plaint plus mais chante les délices brûlants de la Vive Flamme 621 » :

I

O flamme vive d'amour

Qui navres avec tendresse

De mon âme le centre le plus profond

N'ayant plus nulle rigueur,

Achève, si tu le veux,

Brise la toile de ce rencontre heureux.



O cautère délectable,

O caressante blessure,

O flatteuse main, ô touche délicate

Qui sens la vie éternelle

Et qui payes toute dette,

En tuant, de la mort tu as fait la vie.



Nous terminons par cet admirable poème :



J’entrai, mais point ne sus où j’entrais,

Et je restai sans savoir,

Transcendant toute science.



J’ignorai tout du lieu où j’entrais,

Mais lorsque je me vis là,

Sans connaître le lieu où j’étais

J’entendis de grandes choses.

Point ne dirai ce que je sentis,

Car je demeurai sans rien savoir

Transcendant toute science.



De la paix, de la bonté aussi,

C’était science parfaite,

Dans une profonde solitude –

Le droit chemin vu bien clair.

Pourtant c’était chose tant secrète,

Que je demeurais balbutiant,

Transcendant toute science.



J’en étais à ce point imprégné,

Absorbé, sorti de moi,

Que je demeurai dans tous mes sens

Dénué de tout sentir.

Tandis que l’esprit reçut en don

De pouvoir entendre sans entendre,

Transcendant toute science.



Tant plus haut je m’élevais ainsi,

Et tant moins je comprenais.

C’est là ce nuage ténébreux

Qui rend la nuit toute claire.

Or, pour ce, qui vient à le connaître

Demeure toujours sans rien savoir,

Transcendant toute science.



Celui qui pour de bon parvient là

Se voit défaillir à soi.

Tout ce qu’il connaissait autrefois

Lui paraît chose si basse.

Et tant s’accroît en lui la science

Qu’il demeure sans plus rien savoir,

Transcendant toute science.





Et que si vous le voulez ouïr,

Cette science suprême

Réside en un sublime sentir

De l’essence de Dieu même.

Et c’est bien l’œuvre de sa clémence

Que l’on demeure sans rien entendre,

Transcendant toute science.622.













La « seconde génération » du carmel d’Espagne

Turba magna

Les grandes figures de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix laissent dans l’ombre des figures de carmes et de carmélites ainsi que de nombreux laïcs. Pour exemple, en ce qui concerne Jean de la Croix, citons la partie émergée d’un vaste cercle :

Francisco de Yepes, le saint frère de Jean de la Croix.

Antonio de Herrera, un des premiers compagnons.

Francisco Hernandez (-1601), qui, devenu « François de Jésus (Indigne), jeune ardent et apostolique disciple de Jean d’Avila … tenait la harpe et dansait de joie, comme David devant l’Arche, favorisé d’extases. » Missionnaire au Congo, il retourna en Espagne où il fut consulté par les rois 623.

Ana de Jesùs, figure de proue de la résistance des carmélites aux excès des directeurs ; future fondatrice en France et en Flandres.

Ana de Peñalosa, veuve, sous la direction de Jean à Grenade pendant six ans ; il lui adresse la dernière lettre qui nous soit parvenue complète, datée du 21 septembre 1591 : « …à cause de la fièvre, je dépose la plume ; Pourtant j’avais le désir de vous écrire longuement. Frère Jean de la +. Vous ne me dites rien du procès. Se poursuit-il ou est-il arrêté ? » 624.

Juan Evangelista est son compagnon de voyage pendant près de neuf ans. Il ne doit pas être confondu avec le colérique Diego Evangelista qui persécutera Jean, et à cause de qui nous perdrons sa correspondance 625.

Potentiana de Jesùs, mulâtre fondatrice du couvent de Los Martires, morte saintement en 1602 626.

Juana de Pedraza, jeune dirigée du prieur du couvent de Los Martires, «  hija mia en el Senor » 627.

Magdalena del Espiritu Santo, qui éprouva quiétude et paix auprès de Jean  et dont nous venons d’analyser le dessin qu’elle reçut 628.

Cristobal de la Higuera, laïc familier de Jean au couvent d’El Calvario  629.

Catalina de la Cruz, cuisinière d’El Calvario pour laquelle Jean expose une belle analogie 630.

Catalina de Jesùs 631.

Bernardina de Robles, qui témoignera de la clairvoyance de Jean 632.

Doña Juana de Calancha, béate, à ne pas confondre avec Juana Calancha, béate elle aussi, mais possédée 633.

Cette énumération de noms est utile car elle souligne le milieu très varié d’hommes et de femmes, de laïcs plutôt que religieux, touché par Jean de la Croix. L’on pourrait énumérer de même les membres d’un autre vaste cercle : celui des carmélites connues de Teresa, à partir par exemple de leurs nombreuses notices rassemblées par Marie du Saint Sacrement 634. Tout cela souligne la liberté des réformateurs. Précisons trois figures remarquables liées à ce cercle de carmélites, connues aussi de Jean :

Gratien (Graciàn de la Madre de Dios)(1545-1614)

Le résumé (paginé) du début de son extraordinaire Peregrinacion de Anastasio 635, rapporté à la façon de têtes de chapitres des anciens livres de voyages et accompagné de quelques brèves citations, incite à la lecture du roman vrai décrivant la vie aventureuse d’un « conquistador des âmes ». On sait combien il était proche de Thérèse. Il subira la persécution du terrible Doria, puis sera fait prisonnier par les Turcs, avant d’être finalement rattaché à l’ordre des carmes …chaussés ! Ironie de la grâce…

Il est dénoncé au Saint Office par un frère fou et subit l’opposition des chaussés : « Je craignais d’être brûlé » (p.38). « Il existe des esprits pour qui toute la perfection carmélitaine consiste à ne pas sortir d’une cellule, à ne manquer à aucun point de règle des offices pendant que le monde entier s’embrase » (53). Fuyant de nuit, il chemine par des chemins difficiles à travers la Castille pour ne pas être tué par ses adversaires (57). Durant le siège de Lisbonne, on demande à l’infirmier, dévoué auprès de tous bien avant l’affrontement victorieux, de trier les cadavres afin de pouvoir « enterrer les catholiques et brûler les hérétiques », ces maudits envahisseurs anglais. En effet, avant leur ramassage, on tourne les cadavres catholiques le nez vers le ciel, ceux des protestants le nez dans la boue… (64). Il protège des protestants et des femmes compromises (72). L’habit lui est retiré après six mois et demi de prison (75). On l’accuse d’attenter à l’honneur de carmélites déchaussées (79). À Rome où il tente de se disculper, il est abandonné : « mes amis …n’osaient lever la tête » (86). Expulsé des déchaussés, aucun ordre ne veut plus le recevoir : aussi il « crains les galères du pape qui avancent grâce au plein de frères défroqués… » (88) il est fait prisonnier par les pirates et craint une nouvelle fois d’être brûlé, cette fois à Tunis – tout en ayant la consolation de savoir qu’on le poignardera juste auparavant (110). Sa renommée acquise par sa constance le fait visiter par des marabouts qui le consolent (117). Après environ deux années de captivité (118), il est libéré grâce à l’intervention de juifs (qui assuraient les transferts de rançons et exerçaient parfois une bienveillante charité). Il connaît « desamparo interior y exterior juntos », abandon intérieur et extérieur ensemble (136) ; il devient carme chaussé… 

Notre résumé incluant des citations couvre une petite moitié du récit, laissant la joie de sa découverte au lecteur entreprenant. L’ancien préféré de la fondatrice finira paisiblement comme confesseur chaussé des carmélites de la réforme déchaussée, aux Pays-Bas espagnols, où Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélémy achevèrent de même leurs vies bien remplies, après avoir « traversé » la France.

Anne de Jésus (1545-1621)

Issue d’une famille de la noblesse pauvre de Medina del Campo, elle est élevée par sa mère avec son frère aîné, qui deviendra jésuite. Son père est mort quelques mois après sa naissance. Elle aurait été sourde-muette jusqu’à l’âge de sept ans, puis apprit rapidement à prier et à lire. Elle perd sa mère à neuf ans et décide tôt de sa vocation.

À dix-huit ans elle se met sous la direction du père Rodriguez, et entre au couvent d’Avila en 1570, peu avant sa vingt-cinquième année. Maladie et extase. Elle est infirmière de sa communauté. Rendue à Béas, à partir de 1575, elle ne verra plus Thérèse, mais rencontre Jean de la Croix, épuisé après l’épreuve de Tolède, qui arrive à son tour en 1578 en Andalousie. Elle fonde le couvent de Grenade en 1582, l’année de la mort de Thérèse. Jean lui dédie le Cantique en 1584. Elle fonde à Madrid en 1586.

Interdite par Doria de toute visite en 1591, l’année de la mort douloureuse de Jean, elle est élue prieure à Salamanque en 1596 (aux « hurlements » du Général qui a succédé à Doria). Voyage de France et fondation de Paris en 1604, de Dijon en 1605, de Bruxelles en 1607. Malade à partir de 1613, elle meurt en 1621 636.

Grâce à son esprit ferme et tenace, l’esprit de la réforme thérésienne fut préservé face à Doria, puis face au cardinal de Bérulle. Elle est exemplaire d’une résistance féminine répétée à près de quinze années de distance : en Espagne, l’épreuve culmina lors des terribles années 1590-1591, en France elle culmina en 1605. Cette femme indestructible attire souvent une suspicion du lecteur français, méfiant vis-à-vis d’une Espagnole au tempérament tranchant ; elle se transforme par lecture attentive en un profond respect.

Elle porte témoignage sur autrui, jamais sur elle-même ; car elle n’écrit que lorsque les circonstances l’imposent. Se détachent la vivante Relation de la fondation de Grenade, la sensible Déclaration sur la vie, et les vertus et miracles de sainte Thérèse, le précis Récit du voyage en France et de la fondation de Paris, ainsi que des lettres, ces dernières trop rarement personnelles. De même qu’elle déchirait toutes les lettres qu’elle recevait - sauf une seule, conservée par humilité : la « terrible » lettre de 1582 que lui écrivit Thérèse -, elle ne se préoccupe pas d’apporter un témoignage la concernant.

Demeurent des aperçus vivants, établis sur les critères sûrs d’influence sur les proches, de miséricorde, de service, d’une juste donc sévère opinion de soi, de charité... Voici l’éclairage qu’elle apporte sur Teresa, qui permet de « compléter » l’aperçu proposé précédemment 637 :

Témoignage d’influence toute intérieure sur ses proches :

…je les ai entendus dire : nous ne savons pas ce qu’elle a, cette mère fondatrice, mais dès que nous lui parlons, nous devenons autres et nous sommes si transformés, que nous ne nous reconnaissons plus.

Miséricorde :

Jamais je ne l’ai vue entendre parler d’une peine d’autrui sans qu’elle ne répande des larmes. L’une d’entre nous, la Mère Antonia del Espiritu Santo, lui ayant dit : « Mère, alors qu’il y a dans les peines si grand avantage, pourquoi devons-nous être affligées de ce que les gens en aient ? », la sainte la gronda tant et lui fit tellement honte de son ignorance qu’elle semblait avoir dit une grande erreur. Et c’est ainsi qu’elle considérait en effet le fait de ne pas avoir beaucoup de compassion les uns pour les autres et de ne pas nous venir mutuellement en aide autant que nous ne pouvions. Elle m’a dit qu’il ne lui était pas possible de passer un jour sans faire quelque œuvre de miséricorde.

Service :

Il lui arrivait certains jours d’être si souffrante et si occupée qu’elle n’avait pas pu rendre service en quoi que ce soit aux religieuses ; alors elle se mettait dans un mauvais couloir sombre par où toutes devaient passer pour aller au chœur et au dortoir, et elle se tenait là à les éclairer avec une chandelle, afin de ne pas aller se coucher sans avoir fait quelque bonne action.

Sur un confesseur qui ordonne aux sœurs de l’appeler « notre mère fondatrice » :

Ils n’arrivent pas à comprendre... Moi je ne peux pas faire plus pour qu’ils voient que je ne suis rien.

Sur l’exercice de la charité dans une attitude « ouverte » par rapport au comportement des autorités de son temps :

…elle nous ordonnait de le faire dans la prière [pour autrui], et davantage lorsqu’il y avait une nécessité particulière : dès que nous la voyions avoir cette préoccupation, nous considérions déjà la chose comme arrangée. C’est ce que nous vîmes en de nombreuses occasions : des hommes qui étaient suppliciés, d’autres qui étaient condamnés dans les autodafés de l’Inquisition...

Sur les circonstances pénibles de la composition de son œuvre la plus profonde :

Elle resta plus d’une année dans le couvent de Tolède, en l’ayant comme prison. Et elle m’écrivit souvent les grandes grâces que Dieu lui faisait là, me disant que Sa divine Majesté lui avait ordonné d’écrire pour nous le livre des Demeures, et qu’elle avait une si grande oraison, et la connaissance de ce que le Seigneur voulait qu’elle écrive dans ce livre, que même le titre qu’elle devait donner à ce livre, c’est Lui qui le lui avait dit tout particulièrement.

Sur sa vie intérieure « sobre » :

Certains jours elle était aussi sèche et fatiguée que si elle n’avait jamais reçu de grâce de Dieu, et avec de si grandes craintes de ne pas le servir qu’il était bien nécessaire de la consoler.

L’observation d’Anne sur les Françaises, réputée critique, se nuance dès que l’on présente en tenant compte de son contexte une célèbre citation  habituellement donnée selon une « forme brève », (ici reproduite en caractères romains au sein de la citation que nous avons complétée) :

L’affection qu’elles ont prise pour nous est très grande en effet. Et c’est miracle, car ici on a bien peu d’affection pour les Espagnols 638 : aussi les gens sont-ils surpris de voir une si grande amitié et un tel bon accord entre nous et leurs françaises ; ils affirment qu’il n’y a pas de sœurs ni dans ce royaume qui s’aiment autant. Et ils s’étonnent de ce que, dès qu’elles prennent l’habit, leurs âmes s’améliorent, leur esprit se renouvelant grâce à un mode d’oraison différent. J’essaie de leur faire regarder (et) imiter Notre Seigneur Jésus-Christ, car ici on se souvient peu de Lui ; tout consiste en une simple vue de Dieu, je ne sais comment ils peuvent faire cela tout le temps ; depuis le glorieux Saint Denis, qui écrivit la Théologie mystique, tous s’y adonnent par suspension plus que par imitation. C’est une étrange manière, je ne la comprends pas, ni la manière de parler (en français), car on ne laisse pas lire. Mais Dieu nous fait la grâce que, sans connaître leur langue qui eux la nôtre, nous nous comprenons et vivons bien en paix, suivant en tout ponctuellement les exercices de notre communauté 639.

Cette citation trop souvent reprise - voire la seule connue d’Anne de Jésus ! - oppose une « suspension » nordique à l’ « imitation » de Jésus-Christ. De fait le bouillant confesseur Graciàn s’opposa plus tard à des capucins flamands dans une célèbre querelle. Il s’agit plus de différence issue de pratiques - imitation de Jésus-Christ encouragée en Italie depuis François d’Assise qui la vécut, influence de méthodes ayant recours à des représentations imagées des manuels de recogimiento - que d’opposition au niveau profond.

On a d’elle un témoignage court mais décisif sur le monastère de Montmartre où Benoît de Canfield exerça une grande influence (et à travers lui les mystiques du Nord) :

Nous sommes retournées à Paris, entrant d’abord dans un monastère de bénédictines qui se trouve là où on martyrisa les saints [dont traditionnellement Denys] ; et elles [par opposition aux moines de Saint-Denis adonnés aux offices], elles sont saintes 640.

Enfin la confiance en l’action de la grâce en toutes circonstances, attestée en particulier dans la Relation de la fondation de Grenade, n’inclut pas toutes les croyances du temps :

Croyez que Dieu vous pourvoira de tout le nécessaire, et sans miracle 641.

Anne de Saint-Barthélémy (1549-1626)

Elle naît de parents simples mais aisés 642, sans quartier de noblesse mais honorables : « La famille d’Anne était économiquement bien située, possédait vignoble, troupeau, terres à blé ; ils avaient des serviteurs dans la maison, un maître privé, un clerc qui exerçait son office à domicile, enseignant à lire, écrire, etc., aux enfants, et le catéchisme et peut-être aussi un peu à lire le roman aux filles 643. »

Elle se distinguera toute sa vie par une grande charité, développée tôt : « La mère visite des malades, leur donne des toiles pour les lits et des médecines, les sert personnellement, tient grande compassion des enfants à moitié abandonnés des rues et les reçoit dans sa maison. Ces exercices de charité ne restent pas sans fruits dans l’âme de sa fille Anna. Car, étant encore toute petite, ce sera elle qui prend une partie de son repas, parfois de la viande, et la donne en cachette aux pauvres. D’autre fois elle donne ses propres chemises aux nécessiteux. L’éditeur Urquiza nous explique :

« Cet esprit de charité l’accompagnera comme une obsession toute sa vie. Ainsi à saint Joseph d’Avila, Anne répartit entre ses malades les cadeaux que la mère Thérèse tenait en réserve pour ses amis et bienfaiteurs, poussée par cette charité et oubliant l’intention de la fondatrice, fait qui se répète plusieurs fois.

« À Anvers, déjà prieure, elle ne peut résister à l’impulsion de cette charité pour les nécessiteux : en cachette des sœurs cuisinières, elle prend de la nourriture préparée pour les religieuses et elle les donne aux pauvres à la porterie. Une cuisinière se rend compte plusieurs fois d’une telle disparition, jusqu’à ce qu’une fois elle la surprend ; court à travers le couvent la rumeur affectueuse : « notre mère est le voleur » 644.

Elle entre au carmel de Saint-Joseph d’Avila « déjà avancée dans les voies de l’oraison » et fait profession le 15 août 1672 comme première sœur converse (car elle n’a pas de quartier de noblesse) de la réforme thérésienne. Elle signe avec une simple croix sa profession, ce qui n’empêche pas Thérèse de la choisir pour secrétaire et de l’emmener avec elle à la plupart des fondations : elle est ainsi habilement secondée par une compagne toujours fidèle, qui l’assiste à sa mort, en 1582.

Anne de Saint-Barthélémy - qui apprit fort bien à écrire en imitant l’étrange graphie thérésienne - en a laissé un récit précis, qui expose la pauvreté de la Castille de l’époque. Il vient comme un symétrique du texte portant sur l’éducation des petites filles et achève ainsi notre triptyque biographique de la Fondatrice 645 :

Nous partîmes de là dans une voiture qui fit le chemin avec une si grande difficulté, que lorsque nous arrivâmes à un petit hameau près de Peñaranda [il s’agit d’Aldeaseca, près de Peñaranda de Bracamonte, situé entre Avila et Salamanque], la sainte Mère avait tant de douleurs et de faiblesse, qu’elle eut un évanouissement, et nous eûmes toutes une grande peine de la voir ainsi ; et sur cela nous ne trouvâmes rien que nous puissions lui donner, sinon des haricots, et avec cela on demeura cette nuit là, parce qu’on ne pouvait pas trouver, dans tout ce lieu, même un œuf.

Me lamentant de la voir dans une telle nécessité et de n’avoir de quoi la secourir, elle me consolait, disant que je n’aie pas de peine, que ces haricots étaient vraiment de bonne qualité et que beaucoup de pauvres n’avaient pas un tel cadeau. Elle disait cela pour me consoler, mais comme je connaissais sa grande patience et la souffrance qu’elle portait, et le goût qu’elle avait à pâtir, je croyais que c’était plus son travail [au sens fort d’épreuve] que cela signifiait. Pour remédier à cette nécessité, nous allâmes le jour suivant en un autre lieu ; et ce que nous trouvâmes pour manger furent des asperges cuites avec quelques oignons ; elle en mangea, quoique ce fût très contraire pour son mal.

Ce jour-là nous arrivâmes à Alva [Alba de Tormes] et notre Mère était tellement mal, qu’elle ne put converser avec ses religieuses. Elle disait qu’elle se sentait si endolorie, qu’il lui semblait qu’elle n’avait pu un os de sain. Depuis ce jour qui était la veille de saint Matthieu [20 septembre 1582], elle marcha à pied avec toute sa peine jusqu’au jour de Saint-Michel, où elle communia. Venant de le faire, elle se mit ensuite au lit - elle ne venait pas pour autre chose -, qui lui donna un flux de sang, duquel on pense qu’elle mourut. Deux jours avant, elle demanda qu’on lui donne le Saint-Sacrement, parce qu’elle comprenait déjà qu’elle était mourante. Quand elle vit qu’on le lui apportait, elle se dressa dans le lit avec un grand élan intérieur, de manière qu’il fut nécessaire de la tenir parce qu’il semblait qu’elle allait tomber du lit. Elle disait avec une grande joie : « Mon Seigneur, il est temps de cheminer. Soyez bien bon et accomplissez Votre volonté. » 646.

§

La vie intérieure d’Anne va de pair avec une intense activité et, de même que celle de Thérèse, laisse part à la partie imaginative de l’être : « Dieu se donne à l’homme. La pratique de cette vérité, vécue chaque jour par elle, nous introduit dans le monde d’un Dieu qui veut se donner sans réserve et qui cherche des personnes pour ‘satisfaire’ son cœur. » En fait elle nomme ses visions : « sommeils – sueños ».647.

Elle vient en France en 1604 où elle est poussée à prendre le voile des sœurs de chœur pour être nommée successivement prieure à Pontoise, Paris, Tours. Lorsqu’elle comprend que les supérieurs français, en particulier « el prelado », le prélat Bérulle qui la croyait simplette, veulent la manipuler contre Anne de Jésus et la Règle de la Fondatrice, elle se rebiffe. Restée en France après le départ d’Anna de Jésus, elle fera face avec grand courage pendant plusieurs années. Une page nous dispensera de comparer les vertus de carmélites expérimentées à celles du (jeune) Bérulle :

Une sœur vint de nombreuses fois - je crois qu’elle était envoyée -, et au lieu de me dire ses fautes et de chercher à prendre conseil, elle me demande comment je suis et aussi, comment est mon âme. Et ainsi je lui dis : « Qui vous permet de me demander mon état ? », elle me dit : « Jésus, ô combien vous vous ressentez de tout ! Je m’étonne de votre peu de mortification, et que vous n’ayez pas gagné les vertus depuis tant de temps. » - « Certainement », me dit un jour cette même sœur, « beaucoup de personnes que je connais ont le nom de saintes, mais bien peu sont vertueuses et mortifiées. La dame Acarie 648 est mariée et en a plus [de vertu] que Votre Révérence ».

À ce compte que dois-je faire sinon me confesser comme pécheresse imparfaite - et qui tient tête - comme c’est la vérité ? ... La bonne sœur s’en alla et dit au prélat ce que je lui avais dit. Allant me confesser à lui, il était si en colère que je ne savais ce qu’il y avait et il me dit : « Vous vous plaignez de nous et vous transmettez votre mauvais esprit aux religieuses. Ne leur dites aucune parole, ni aux novices ni aux professes ». Et il me dit cette fois de si fortes choses qu’elles ne sont pas à répéter.

L’autre jour il revint pour me reprendre ; je crois que ni séculier ni religieuse n’ont entendu de telles choses et de tels termes. Ma faiblesse, et le démon qui devait y aider, me mirent en grande détresse. Je fus saignée un jour et l’autre purgée ; et quoique je lui disais de me laisser pour l’amour de Dieu, qu’il me fatiguait, c’était son envie de dire ce qu’il voulait, ce qu’il n’approuvait pas. Je le priais de me dire avec qui me confesser, et je dis que je ne voulais pas, ni qu’il était nécessaire que j’aille raconter les choses de la Religion à d’autres [les carmes] qu’à eux, qu’ils étaient prélats et pouvaient faire ce qu’ils voulaient.

Ceci m’angoissa tant, que de ma vie je ne me suis vue dans un tel [état] extrême de désolation, parce que le démon devait avoir licence ; j’allais doutant de mon salut, voyant que Dieu m’avait laissée si seule, sans lumière dans l’âme et sans aucune créature qui me la donne ; il m’aidait à perdre confiance, par ce qu’il me disait, « que j’avais le mauvais esprit et le démon et que j’étais obstinée. » ... En tout ils montraient le désir qu’ils ont de ce que je ne fasse office de Prieure ni regarde aux Constitutions, eux disent qu’ils ont prieure 649 et prélat, qu’ils savent mieux que moi. 650.

Elle abandonne finalement la partie pour rejoindre Anne de Jésus en Flandre en 1611 et fonde le monastère d’Anvers où elle passe les quinze dernières années d’une longue vie. Parmi ses écrits, voici une conférence spirituelle sur la vocation à la vie religieuse, faite au carmel (lui, havre accueillant) de Pontoise, qui résume tout l’esprit de l’ordre ; là encore, nous ne tentons pas d’en améliorer la forme brute où les idées s’enchaînent en une longue phrase :

Aujourd’hui nous nous tournons de nouveau et avec un esprit neuf et la connaissance que nous ne sommes rien et, quelque chose que nous fassions, sans Dieu nos œuvres sont vaines et vides ; et quoique les imperfections soient mauvaises, le positif de se voir dans cet état c’est bien pour que nous puissions voir qui est Dieu, et qui nous sommes, et que nous craignons de chercher pour notre paraître une chose propre [un attachement] quoiqu’elle paraît bonne.

Et ainsi, je crois que nous servirons le mieux sa Majesté en Lui donnant le cœur et la volonté libre, sans lui demander de ceci ou de cela, mais qu’Il se serve de nous comme Il le veut et comme Il le trouve bien à Son honneur et gloire, et nous ne voulons rien savoir de ce qu’Il veut de nous, mais avec sincérité, comme un petit enfant qui ne sait de bien ni de mal et qui marche ; regardant à son père s’il lui dit quelque parole et avec cela reste satisfait, ainsi nous regarderons à notre Père qui nous commande que nous L’aimions de tout cœur et non dans nos propres goûts, dans les choses propriétaires et de bénéfice, mais en ce qui est vraiment gloire et honneur de Dieu.

Et demandons-Lui, toutes, que nous n’ayons d’autre goût que ce qui fait Sa plus grande gloire et Son goût, que nous ne L’ignorions pas quel qu’il soit ; que nous ayons de l’aversion pour nous-mêmes et ne nous regardions pas nous-mêmes plus qu’une chose qui n’est pas ; et ce n’est pas artifice, mais à la vérité nous sommes repoussants en tant que nous ne sommes pas dans la grâce de Dieu. Et la charité est grâce et Dieu est dans l’âme qui la possède. Aimons-nous les unes des autres avec la charité de Dieu ; que leurs biens ou maux nous soient propres, comme de notre propre âme, et ainsi nous les regarderons et les cacherons comme le désire chacune pour soi.

Tout ce que je dis est afin que nous ne nous recherchions en rien, que nous nous repoussions et nous tenions pour pauvres et regardions la paix des pauvres qui, comme ils n’ont aucun bien à surveiller ni que le ciel soit serein ou nuageux, rien ne le trouble puisqu’il n’y a rien à perdre. Et ainsi le vrai pauvre ne craint ni ne veut rien [a menester a nayde], parce qu’il ne cherche rien des créatures mais il dit avec le prophète : « Il n’y a personne plus riche ni plus libre ni plus puissant que celui qui sait se laisser à lui-même et à toutes les choses et se mettre dans le lieu de son rien.

Ce chemin, cherchons-le avec sincérité et vie dans les œuvres, parce que viendra dans nos âmes l’Esprit Saint qui les fortifiera… Et il est certain qu’il n’y a pas de lieu plus décent en nous pour Dieu que le cœur, et il est vrai que là où sont nos trésors, là est le cœur, et dans le cœur est le ciel. Bienheureux les pauvres qui ainsi peuvent se déposséder d’eux-mêmes, et abandonner [desamparar] leurs goûts et propriétés ! Qu’ils remplissent le vide de cette grâce infinie et sagesse divine et ils recevront cent pour un 651.

§

Le tableau des spirituels espagnols donné tout à la fin de ce chapitre souligne les influences suivantes : d’Alcantara sur Teresa, de Teresa sur Anne de Jésus et sur Anne de Saint-Barthélémy ; entre Teresa et Jean de la Croix et de celui-ci sur Anne de Jésus. Il sera complété pour la France par l’influence d’Anne de Saint-Barthélémy  sur Madeleine de Saint-Joseph ; tandis qu’Anne de Jésus, dont le séjour fut bref en France, fut probablement influente, lors de son séjour à Dijon, sur la baronne de Chantal. Ainsi se succèdent trois générations auxquelles nous rattacherons deux autres générations assurant l’implantation en France. En fait on a un réseau croisé d’influences difficile à démêler, la grâce étant souverainement libre dans les choix de ses relais.



Le Breve compendio (~1580)

Le Bref résumé concernant la perfection chrétienne, où l’on voit une pratique admirable pour unir l’âme avec Dieu, fut édité anonymement puis réédité de nombreuses fois en italien, dont en 1596 à Paris, où il avait été rapporté par le Père Coton, l’éminent spirituel jésuite qui séjourna à Milan avant de devenir le confesseur d’Henri IV 652. C’est un texte important par sa valeur propre et parce qu’il transmet en France une influence italienne, à la suite de son « plagiat » par Bérulle dans le Bref discours de l’Abnégation intérieure paru en 1597.

L’inspiratrice de ce texte, Isabelle Christine Lomazzi prit le nom de son oncle chez qui elle vivait, Bellinzaga ou Berinzaga. « Elle fréquentait l’église de la maison professe des jésuites de Milan. Ses faveurs, et les problèmes qu’elles posaient, parvinrent aux oreilles du supérieur général de la Compagnie, lequel envoya en 1579 le père Sébastien Morales pour examiner le cas d’Isabelle : elle avait alors vingt-sept ans. Le résultat de l’examen fut tout à fait positif, au point qu’on admit Isabelle sous l’obédience de la Compagnie. »

En 1584, Gagliardi, qui est à Milan depuis quatre ans, devient le supérieur de la maison et lui fait faire les Exercices, « lesquels durèrent quatre mois par suite d’une maladie de la retraitante. Le directeur jésuite vit rapidement fondre ses réticences et se mit à consigner sur de petits papiers les dires d’Isabelle. Puis il rédigea quelques textes, dont une esquisse biographique de sa dirigée et surtout le Breve compendio. D’après les manuscrits, on peut dater la rédaction de l’ouvrage de 1588 [...] Pour le fond des idées, ou du moins pour les intuitions majeures, Isabelle est l’inspiratrice, mais Gagliardi est le rédacteur et l’organisateur [...] il faut peut-être laisser à Isabelle la paternité de l’idée-force du livre, dont Gagliardi profitera pour structurer ses ouvrages ultérieurs. » 653.

Ce texte bref distingue trois états, dont le premier divisé en six degrés... Cette organisation complexe traduit la conception jésuite de la vie intérieure, une conquête progressive qui demande un effort non négligeable, dans la ligne des Exercices ; mais cette ascèse est transformée par les intuitions de la mystique Isabelle. Elle commence par mettre en garde les débutants  contre l’attachement et la présomption spirituelle :

C’est pourquoi il faut être sérieusement averti qu’encore que ces lumières et ces affections-là soient de Dieu au commencement et que d’abord qu’on les a reçues et embrassées elles produisent en l’âme de très bons effets ... néanmoins ... on s’y laissera entraîner par l’affection naturelle qui nous fera volontiers embrasser de telles lumières et de tels mouvements avec grand contentement de nous-mêmes, c’est-à-dire qu’on y trouvera plus qu’une secrète complaisance de soi-même ...

Pour tâcher de coopérer avec ces lumières divines, on se mettra à discourir intérieurement et amplement avec soi-même, on voudra exercer et même fortifier les puissances naturelles de l’entendement, de la volonté, des affections, pensant que par ce moyen nos premières lumières s’augmentent de beaucoup et qu’elles se dilatent fort de l’intérieur. Mais rien moins que cela. Bien loin que ces choses soient des effets de Dieu, ce ne sont que pures réflexions de l’âme, jointes au plaisir qu’on a de goûter le principe qui les cause … On tombe de la sorte dans un aveuglement orgueilleux et dans une vaine présomption 654.

Auxquels se substitue par la suite un acquiescement qui n’exclut pas la joie :

Quiconque aspire à une haute perfection se doit tenir pour averti qu’elle ne consiste pas comme plusieurs le pensent, en ce qu’on ait ses pensées et ses affections en croix et dans les afflictions ... puisque toute chose, pour petite qu’elle soit, devient difficile à l’âme triste, au lieu qu’au contraire l’allégresse égaye et adoucit tout travail. ...

Mais l’acte de la vertu est un parfait acquiescement et contentement, lequel naît d’une pleine et entière conformité avec le divin vouloir et qui cause une disposition très prompte à se soumettre en tout et par tout à ce que Dieu veut opérer et parfaire dans l’âme, par elle et d’elle, selon son bon et divin plaisir. Et parce que le trop grand empressement de vouloir endurer ou pâtir ôte cet acquiescement tranquille et qu’il empêche la perfection des opérations divines, l’âme doit s’en défaire et le retrancher, comme aussi rejeter les pensées des croix et des travaux lorsqu’il n’est pas saison de les endurer, changeant adroitement tout cela en cette divine gaieté de la conformité avec Dieu, à l’acquisition de laquelle on n’avance pas peu en se représentant des choses joyeuses et agréables pourvu que saintes : car de telles pensées sont conformes à la perfection.655.

Après la joie viennent un dépouillement, « une soustraction de tout l’actif de l’âme » ; l’âme, après ces épreuves, devient paisible « comme un agneau que l’on tond », enfin :

...suit une conformité ... il en vient encore une espèce de Déification qui passe toute expression : c’est un acte encore passif, qui n’est ni oblation à Dieu, ni don, ni consécration, ni sacrifice, ni holocauste de soi-même, mais c’est quelque chose de beaucoup plus excellent et de plus parfait, comme serait de se donner et se laisser soi-même tout en proie à Dieu.656.

Philippe Neri (1515-1595) fondateur de l’Oratoire romain

Philippe Neri fut élevé à Florence dans un milieu de petites gens 657. Sa mère, qu’il connut à peine, était fille d’un menuisier. Peut-être la famille aurait-elle aisément vécu, si son père n’avait recherché la pierre philosophale ! Il fréquenta, encore enfant, les dominicains de San Marco dont il déclara « qu’il leur devait tout ce qu’il y avait en lui de bon ».

La mémoire de Savonarole était en honneur dans son ancien couvent et Philippe lui rendra un culte : il dessinera par la suite une auréole à la plume sur son image, dans son oratoire. Après le siège de Florence en 1530, il quitta très probablement la ville en compagnie d’autres fugitifs, sa famille étant de tradition républicaine.

Il fit un bref séjour en Campanie, puis gagna Rome vivant dans des dépendances de la douane, sur la place San Eustachio ; le directeur général Caccia offrait la nourriture : une mesure de blé à l’année... « Olives et pain, pain et olives », tel était le menu invariable de Philippe, qui portait son pain avec lui dans le capuchon de sa cape. Il instruit les deux fils de Caccia, suit des cours de philosophie et de théologie.

L’esprit de Catherine de Gênes s’était transmis à Ettore Vernaccia, son compatriote et son parent, qui, vers 1517, avait implanté à Rome la fondation génoise de l’Oratorio del divino amore, dont la constitution débute par : « Frère, notre confrérie n’a pas d’autre but que d’enraciner et de planter dans nos cœurs le divin amour, c’est-à-dire la charité. » Philippe « n’échappera naturellement pas à l’attraction de San Giacomo degli Incurabili », hôpital qui en est issu, où « s’improvisait infirmier qui voulait » 658.

Il mène une vie érémitique : « les catacombes sont avant tout pour lui un lieu mystique 659». Expérience forte à la Pentecôte 1544. Puis « on évalue à dix années le temps de ses pérégrinations extraordinaires. Elles auraient duré jusqu’en 1548, cette année étant celle où on le trouve mêlé à quelque chose d’organisé. »

Il noue des rapports avec la communauté spirituelle de San Girolamo. On retrouve l’influence franciscaine : « Fondée par le pauvre frère lai Bascio descendu des montagnes de l’Ombrie, la vie des premiers capucins, que l’on appelait justement à cette époque les « ermites » franciscains [...] dut frapper Philippe. » Mais « Bascio offrait un lamentable exemple660 du sort réservé à l’individualisme mystique ... Le vieux frère avait défendu son indépendance et refusé de se laisser incorporer à l’une des maisons de l’ordre qui le réclamait pour fondateur. Depuis, il languissait, inutile et abandonné » 661.

Ceci conduira Philippe à accepter plus tard la prêtrise et à normaliser la forme de son apostolat. Mais il ne perdra pas pour autant son humour : « Le cardinal Gesualdo lui fit cadeau d’une magnifique fourrure de peau de martre. Philippe lui promit de la porter et il la porta en effet plus d’un mois ; il allait par les rues de Rome, d’un air de recueillement, en jetant de temps à autre, sur son beau costume, des regards avantageux » 662.

Il est finalement ordonné prêtre à 36 ans « presque sur l’ordre » de son confesseur. Cette « résolution qu’il prit, dans le courant de 1550, lui fut suggérée […] et imposée. Il déclara plus d’une fois au cours de sa carrière « qu’il aurait voulu servir Dieu en laïc et n’être jamais prêtre ni confesseur ». Mais « la vie érémitique devenait une gageure à l’époque de centralisation organisée, de contrôle et de répression qu’inaugurent le Concile [de Trente] et l’Inquisition. » Puis Philippe est embrigadé dans une association subvenant aux besoins des pèlerins pauvres. Ses douze membres « recevaient à leur table et abritaient, semble-t-il, autant de pauvres qu’ils pouvaient. [...] Un rapport de 1574 nous dit que la confrérie abrita en cette année 1550, jusqu’à cinq cents pèlerins par jour. [...] Pour Philippe les associés de la première heure, l’œuvre était avant tout un cénacle de prière. » 663.

Il passa les dernières années de sa vie en solitaire, vivant avec un écu par mois, rappellera-t-il dans sa vieillesse. « Angelo Vettori le trouve un jour absorbé dans la lecture de la vie des Pères [...] « Vois, dit-il à Angelo, ce que je lis : c’est un livre des vieux de ma trempe. » Et il expliquait qu’il avait, comme eux, abandonné patrie et fortune...664.

Deux institutions ont pris peu à peu forme autour de lui 665 :

(1) l’Oratoire, prolongement des entretiens amorcés en confession : ses fils spirituels « l’aiment et le révèrent tant qu’il n’est sorte d’obéissance qu’ils ne lui accordent vite. » Le cardinal Borromée aurait voulu l’attirer à Milan ; les rapports entre eux ne paraissent pas avoir été simples 666.

(2) la Congrégation oratorienne, issue de l’expérience sur une dizaine d’années de vie en commun oratorienne, est la forme imposée par bulle et finalement acceptée par Philippe.

Il fut conseiller de gens de toutes classes et en rapport familier avec plusieurs papes : l’absolution d’Henri IV grâce à son intervention paraît probable.

L’activité de l’Oratoire philippin est décrite ainsi selon Talpa (1536-1624) : la vie spirituelle devait être rendue si familière et normale qu’en tout état de vie elle devînt aisée et agréable. En tout état et toute condition, dans leur vie privée et professionnelle, clercs et laïcs, marchands ou artisans, tous sont capables de vie spirituelle.

Philippe et les premiers oratoriens romains sont allergiques à l’idée d’enseigner la doctrine chrétienne de manière systématique ; elle fait l’objet de deux heures d’entretien au début de l’après-midi en incluant la lauda, office qu’il apportait de Florence (à l’origine du genre de l’oratorio musical établi sur sa demande pour ne pas décourager de nouvelles recrues, ce dont les amoureux de la musique lui doivent être pour toujours reconnaissants !).

Le soir, les intimes restent avec le père. Philippe aura pu « conjurer pour lui-même la menace des dignités ecclésiastiques ; il sera moins heureux quand il s’agira des membres de sa congrégation. Le moment est venu où ses efforts pour garder son petit troupeau intact auront le dessous667. » Des figures remarquables en sont sorties, dont Baronio (1538-1607), l’auteur des Annales Ecclesiastici qui refusa d’être pape et Tarugi (1525-1608)668.

On pourrait constituer un recueil analogue aux « fioretti » à partir de divers témoignages :

Un après-midi, Marcello Ferro amène à l’Oratorio un certain Fabrizio, canaille de grand style. Philippe rôde par la salle et dévisage les arrivants. Dès qu’il aperçoit cette figure nouvelle, il s’approche, il prend l’homme par la tête, l’embrasse, lui déclare qu’il faut se confesser et que Dieu lui pardonnera toutes ses fautes. L’homme résiste. Philippe s’anime. Ils veulent entraîner dans sa chambre le pécheur récalcitrant. Il y met une telle ardeur, sans aboutir à rien, que Marcello Ferro se fait fort de le lui amener et lui conseille d’aller l’attendre. Au bout d’un quart d’heure, retour de Philippe, qui n’a vu personne venir. Il redouble ses instances. L’homme se mure dans son refus. Cependant il reste jusqu’à la fin des sermons et, pendant ce temps, Marcello Ferro voit Philippe les yeux attachés sur ce pécheur qui lui échappe et le corps tremblant d’émotion. Il donne l’impression d’une possession surnaturelle. C’est le sentiment d’une présence divine, quand on approche de lui, qui captive ses premiers disciples et qui lui en gagnera sans cesse de nouveaux.669.

De même l’émotion le saisit lors d’un sermon :

Les pleurs empêchèrent tout ce qu’il voulait dire ; il réussit seulement à faire comprendre que les larmes ne tirent pas à conséquence et que les courtisanes elles-mêmes pleurent facilement quand elles entendent parler de Dieu !

Il avait aussi l’habitude de presser contre lui ses pénitents au moment de les absoudre670 :

Une scène étrange se passa un jour avec Tiberio Ricciardelli ; il se plaignait de tentations qu’il était impuissant à chasser. Philippe s’étendit sur lui, poitrine contre poitrine. Le remède eut plein succès. Quel que fut le motif de l’étreinte, ceux qui la reçurent disent qu’elle procurait une douceur singulière.

Voici un témoignage de transmission en prière, en revenant de promenade, le soir, réuni avec ses jeunes disciples :

Le père priait, raconte-t-il671, et l’on voyait en lui une ferveur d’esprit intense : tout le corps s’agitait et il semblait qu’il tremblât et parlât avec Dieu, et encore que l’oraison durât une heure, cela nous paraissait peu, et nous serions restés là toute la nuit, tant nous y ressentions de délices. Et lui disait : ‘Voilà le lait que donne notre Seigneur à qui commence à le servir.’

Aussi :

L’affluence force à régulariser le programme des réunions. La réunion de prière à la nuit tombée devient quotidienne. Enfin, les dimanches et jours de fête, commence des réunions matinales… ‘Le père, dit Grazzini, venait ouvrir la porte au premier arrivé, mais un certain orfèvre Sebastiano se levait dès minuit dans sa ferveur. Le père fit faire une clé qu’il mettait sous la porte, et celui qui arrivait le premier ouvrait, puis remettait en place la clé pour les autres.’

La jeunesse dorée romaine se convertit :

Les jeunes gens se rendaient aux hôpitaux ... allaient entendre quelque prédicateur de renom. Et pendant l’office  quêtaient pour leurs malades bourse en main et tête découverte, ce qui passait alors pour très humiliant.672.

Néri associait les justes joies offertes par la nature (comme il le fit pour la musique) à son apostolat fructueux :

Vers la fin de la vie de Philippe, les jours où l’on ne préférait pas la fraîcheur d’une église, le rendez-vous ordinaire fut dans une vigne qu’il avait louée sur la hauteur de Saint-Onufre, et dont la Congrégation fit l’achat après sa mort. On découvrait de là l’un des plus beaux paysages de Rome.673.

En dehors de témoignages révélateurs sur une vie intérieure intense et efficace, il ne nous reste que des lambeaux d’écrits dont se détache l’humilité car « à quelques jours de sa mort, soit prudence, soit humilité, Philippe détruisit ses papiers personnels »674. Parmi ses lectures on relève Cassien et la vie des Pères du désert, Savonarole, Climaque, Jacopone, choix éclectique et indépendant. Voici un extrait de poème :

Où espérance, désir, joie et dépit

La font errer si loin d’elle-même

Qu’elle ne voit pas, - et pourtant elle l’a toujours devant elle, -

Celui dont l’aspect seul lui donnerait le bonheur.675

Un canevas de sermon :

Philippe expose que l’amour de Dieu se définit en cinq états qui s’échelonnent. Ce sont là comme cinq miroirs où, par catégorie, chacun se voit reflété au degré où il est parvenu. Le lien de ces états est une confiance grandissante à laquelle Dieu répond par des libéralités de plus en plus larges, en sorte qu’au Ve et dernier degré, Dieu se donnant tout entier à l’âme qui ne désire plus que Lui, l’amour réalise dans l’union sa perfection. À ce degré l’âme aime Dieu comme l’épouse l’époux.676.

Quelques dits souvent répétés nous ont été conservés :

La devise mépriser le monde, ne mépriser personne, se mépriser soi-même, ne pas se préoccuper si l’on est méprisé. 

Le Seigneur accorde en un instant ce à quoi on n’a pu parvenir soi-même en des dizaines d’années.

Concentrons-nous tellement en son divin amour … que, dépouillés de nous-mêmes, nous ne retrouvions plus la route pour en sortir.

Tableau des Spirituels espagnols des XVIe et XVIIe siècles

De gauche à droite trois grandes colonnes sont consacrées au courant franciscain, au Carmel, enfin à un courant habituellement qualifié de « préquiétiste ».

Certains alumbrados furent fréquentés par Laredo et Osuña. Nous avons évoqué l’extrême variété caractérisant le début du XVIe siècle en Espagne reconquise, avant que ne s’exercent les effets de la reprise en main de tous ses groupes sociaux par la machine inquisitoriale. Le Carmel traditionnel ne possède aucune figure notable espagnole avant Thérèse. Celle-ci fut très influencée par les franciscains Francisco de Osuña et Pierre d’Alcantara tandis que Jean connaît la Subida del Monte Sion de Laredo. La subdivision du Carmel en deux colonnes est introduite pour une raison de place plutôt que par nécessité. Il est toutefois clair que la mystique de Jean est autonome. Par la suite Quiroga, au début du XVIIe siècle, aura de la peine à défendre son maître.

Les « pré-quiétistes » ne forment pas une « école » cohérente, mais ils participent d’un même esprit mystique d’abandon et de liberté. Ils ne sont ni représentés ni défendus par aucun ordre religieux spécifique : Lopez est un ermite d’origine espagnole qui vécut au Mexique, Quiroga appartient au Carmel, Falconi est mercédaire, Molinos est un simple prêtre. Ils ouvriront l’« école du cœur » dans notre troisième volume. Les influences s’exercent selon la diagonale, traversant deux siècles, prenant naissance chez les franciscains, s’achevant au quiétiste Molinos (madame Guyon et Fénelon prendraient place en bas à droite).



















Franciscains &

Alumbrados ~1525





Carmel







Pré-quiétistes &

Quiétistes





Laredo (1482~1540)

Osuña (~1492-1540)

Alcantara (1499-1562)





Thérèse

d’Avila

(1515-1582)





Graciàn

(1545-1614).

Anne de St-B.

(1549-1626)



Jean

de la Croix

(1542-1591)

Anne de Jésus

(1545-1621)

Ana de Penalosa



Grégoire 

Lopez

(1542-1596).


Joseph de Jésus

Maria Quiroga

(1562-1628)

Falconi

(1596-1638).



Molinos

(1628-1696).




Lieux fréquentés par Jean de la Croix et Thérèse

Le tableau suivant est une « carte » très schématique indiquant les principaux lieux fréquentés par les deux fondateurs. Les lieux n’ayant bénéficié que d’une simple visite sont indiqués entre parenthèses. Ils ne sortirent presque jamais du centre et du sud de l’Espagne. Thérèse et Jean sont donc tributaires d’un environnement assez étroit géographiquement (mais ouvert culturellement pour le jeune étudiant à Salamanque), et limité au cœur de l’Espagne (Jean contemplera toutefois l’océan « longuement » lors d’un bref passage à Lisbonne). Le choix favorise Jean de la Croix (il faudrait ajouter bien d’autres noms pour tenir compte des Fondations de la Madre).

On se reportera aux cartes historiques précises permettant un pèlerinage aux sources, telle que celle indiquant les chemins anciennement pratiqués dans l’édition originale de la première édition de la traduction des œuvres de Thérèse par Marie du Saint-Sacrement. Le meilleur guide d’introduction générale par les textes simples des meilleurs érudits, comme de voyage par ses illustrations très nombreuses, reste Dieu parle dans la nuit (ouvrage cité dans la section consacrée à Jean de la Croix).






(Palencia)

(Burgos)



Valladolid


(Soria)


Medina del Campo


(Osma)

Salamanca

(Penaranda), Mancera, Duruelo, Fontiveros

La Salceda

Segovia



Avila

MADRID

(Alcala de H.

& Pastraña)



Toledo

(Villanueva)



Malagon

Ciudad Real

Almodovar del C.






(Sevilla)

Cordoba

La Penuela

Linares,

Beas &

el Calvario

Baeza, Ubeda

Jaen

Caravaca



Granada


SynthÈse des filiations et influences du XIIe au XVIIe siÈcle

Ce tableau comporte des colonnes situant les figures par zones géographiques du nord (deuxième colonne : Angleterre) au sud (cinquième colonne : Italie et Espagne). Sectionné en deux parties, il se déroule en six rangées, soit une rangée par siècle. Les influences s’exercent verticalement (selon des « écoles ») et horizontalement par proximités (selon des « relations »).

Nous exposons ainsi en un seul tableau (couvrant deux pages) la structure mystique exposée dans tout ce premier volume. Certaines figures qui apparaissent en fin de tableau en deuxième page, seront présentées dans le prochain volume : II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS.




Iles

Anglaises



France

(Nord-Est

Flandres)



Vallée

du Rhin



Italie

Espagne

1100




Guillaume de

St-Thierry

(~1085-1188)




J. de Flore 

(-1202)

Humiliés

1200



Ancreen Riwle (~1240)



Béguines

Hadewijch.I (~1230)

Hadewijch.II (~1280)

Marg.Porete (+1309)

















Eckhart 

(~1260-1328)

François 

d’Assise

(1182-1226)

Spirituels

Clarisses

Jacopone.da Todi

(1236-1306)

Dante

(+1321)

1300



Richard 

Rolle

(~1295-1349)

Nuage d’Inconnaiss. (~1370)

Hilton (+1396)

Julian de 

Norwich (~1343 apr.1416)



Ruusbroec 

(1293-1381) Bruxelles 



Gerard.Grote (1340-1384)



Congrég.de Windesheim



Gerlach.Peters (1378-1411)



Jean Tauler  (~1300-1361) 

Strasbourg



Suso 

(~1295-1366) Cologne puis

Constance



Théologie Germanique (~1390 ?)



Déclin franciscain

Conventuels








Iles

Anglaises



France

(Nord-Est

Flandres)



Vallée

du Rhin



Italie

Espagne

1400

Margery 

Kempe (~1373

~1440)



L’Imitation (~1408)

de Th. a Kempis

Denys le Chartreux (1402-1471)

Herp (Harphius)

(1400-1477) Franciscain













Luther imprimera Théologie Germ. en 1516/18



Observants (Foligno)

Colette (1381-1447)

Réforme Clarisses

Catherine de Gênes  (1447-1510)

1500


Louis de Blois (1506-1566)







P. Pullen et Claesinne van Nieuwlant (~1587)

à Gand

La Perle

(~1520, éd. 1535) le Tempel

M.van.Hout (+1547)

Chartreuse Cologne Institutions pseudo-Taulériennes

(1548)

G.Kalckbrunner (+1566) & P.Canisius 

Capucins

(~1520)

Thérèse d’Avila

(1515-1582)

Jean de la Croix

(1542-1591)

Isab. Bellinzaga

Breve Compendio

(~1580)

Ph. Neri (-1595)

 et l’Oratoire

1600

v. Pembroke et Canfield

Augustin Baker(1571-1641) traduit le Nuage.

Hilton.

Archange de Pembroke



Benoît de Canfield (1562-1610)


Dom Beaucousin et ses chartreux trad. la Perle (1602)

Anne de Jésus 

(1545-1621)

A. de St Barthél.

(1549-1626)

C. de Barbanson

Chrys. de St-Lô



Douze figures, douze textes, des sources

Le lecteur qui aura eu le courage de parvenir jusqu’ici par une lecture continue a le droit d’oublier bien des noms d’une « botanique mystique » foisonnante ! Certains se demanderont « par qui, par quoi et par où commencer ». Voici en un tableau douze figures et œuvres choisies qui nous accompagneraient dans l’île déserte. Elles sont présentées suivant l’ordre chronologique des textes, entre 1100 et 1600, et selon trois colonnes : noms, œuvre(s) choisie(s), notre source préférée.

NOM

ŒUVRE(S)

SOURCE

Guillaume de St-Thierry

Lettre d’or

Trad. J. Déchanet

François d’Assise

Ms. de Pérouse-Assise

Tr. Desbonnets-Vorreux

Hadewijch I & II

Lettres & Poèmes

Tr. J. B. Porion

Angèle de Foligno

Livre de l’Expérience

Tr. M.J. Ferré

(selon l’ordre des « pas »)

Maître Eckhart

Chois de Sermons et Traités

Tr. P. Petit

Tauler

Sermons

Tr. Hugueny et al.


Le Nuage d’Inconnaissance

Tr. A. Guerne

Ruusbroec

Noces

Tr. J. A. Bizet

Julian of Norwich

Révélations de l’Amour divin

Tr. A. M. Reynolds

Catherine de Gênes

Vie

Tr. Debongnies

Thérèse d’Avila

Le Château Intérieur

Tr. Marie du Saint-Sacrement

Jean de la Croix

Càntico

Tr. René Gaultier (1622)



ANNEXES

I : COURANTS & MYSTIQUES JUIFS

Liste de courants et de mystiques juifs du Xe au XVIIe siècle



« Période espagnole » 677 :

XIIe s. Foyer de la cabbale en Provence - Piétisme rhénan.

~1230 Foyer de Gérone.



1240-1300 Abraham Aboulafia, identification à Dieu dans l’extase prophétique.

1240-1305 Moïse de Leon, compilateur du

~1280 Zohar



~1290 Foyer de Castille.

1391 Massacres en Espagne.

1481 Premier Auto-da-fe.

1492 Décret d’expulsion d’Espagne.







« Période levantine » :

Foyer italien.

1536 Foyer en Palestine (début de l’essor à Safed)

1555 Joseph Caro (1488-1575), recueil de ses extases.

Moïse Cordovero (1522-1570).

Isaac Louria (1534-1574) et Lourianisme

1665 Sabbataï Zwi (1626-1676) faux messie. Enthousiasme populaire.



« Période polonaise » :

Mouvement hassidique fondé par le Ba’al shem Tov.

Dov Baer de Loubavitch (1773-1827)

II : MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM

Table géographique de mystiques ayant vécu en terre d’Islam du IXe au XVIe siècle

Cette table situe quelques-unes des principales « figures » d’une foule innombrable. Sur les 35 noms retenus, la moitié vivent entre 1000 et 1300, grande période des civilisations urbaines arabe et perse, finalement presque détruites par les Mongols (les invasions de Gengis Khan se situent autour de 1220), auxquels succédèrent des Turco-Mongols (Tamerlan / Timur exerce ses ravages autour de 1400). Double coup de hache avant et après des pestes particulièrement meurtrières dans les villes.

On n’oubliera pas que les entités politiques arabes puis turques étaient seules en contact avec le monde chrétien : elles ont fait écran à notre connaissance des mondes musulmans de la Perse, de l’Asie centrale et de l’Inde, eux-mêmes étrangers et souvent hostiles aux mondes arabes et turcs 678. L’image d’une infinie variété affectant les vécus et les pensées doit être substituée à la vision mythique d’un « grand califat » réglé par le seul Coran. Cette variété s’explique par la situation centrale des régions concernées, constituant un carrefour si on la compare à l’excentrement et au relatif isolement d’une presqu’île européenne chrétienne avant sa domination maritime, d’une péninsule indienne, d’une plaine chinoise protégée des zones civilisées par des déserts brûlants ou glacés. Nous distinguons plusieurs appartenances ou groupes : (1) à prédominance soufie, (2) à prédominance marquée par les « hommes du blâme », (3) non classés dont des mystiques d’Afrique du nord, (4) influencés par une théosophie. 

« CARTE DES LIEUX » selon des zones réparties en six colonnes de l’ouest vers l’est et en deux rangées du nord au sud. On retient les lieux présumés de naissance et de décès. On n’oubliera pas la mobilité d’un Ibn ‘Arabî (de Murcie à Damas !) ou de Ghâzalî le Philosophe (Tus, Bagdad, Damas, Nishapour, Tus) ou de Jîlî (de Bagdad en Inde ?). Une figure est alors présente deux fois (lien signalé par un « > »). Le nom figure en caractères gras au lieu de « séjour » privilégié.



ANDALOUSIE



Ibn’ Arabî Murcie 1165 >

Ibn Abbad Ronda 1332 >



ANATOLIE



Rûmî (1-2)

> Konya -1273

Sultan Valad  (1-2 ) 

Konya 1226-1318




MAGHREB



Ibn al-Arîf  (3)

Marrakech ?-1141

Ibn Abbad de Ronda (3)

> Fez -1390



ÉGYPTE



Ibn al Faridh  (3)  

Le Caire 1181-1235



SYRIE



Sohravardi (4)

> Alep -1168

Ibn ‘Arabi (4)  

> Damas -1240



ARABIE

Nombreux pèlerinages à

La Mecque








AZERBAIJAN

( Nord-Ouest de l’Iran )



Sohravardi Azerbaijan 1155 >

Shabestarî (4) Tabriz   ?-1340



KHORASSAN

( Nord-Est de l’Iran )



Bistâmî (2) Bastam

777-848/9

Sulamî (2) Nishapour

937-1021

Kharaqânî (2) Kharaqan

960-1033

Hamid Ghâzâli (2) (philos.)

Tus 1058-1111

(& Bagdad, Damas, Nishapour)

Ahmad Ghâzâli (2) (sûfî)

Tus apr.1058-1126

Attâr Nishapour 1142-1220

Isfarayini Kasirq 1242 >

Jâmî Khorassan 1414 >



ASIE CENTRALE

(Ouzbékistan, Afghanistan…)



Kalabadhi (1) Boukhara

?-995

Abu-Sa’id (2) Meyhana

967-1049

Ansari (2) Herat

1006-1089

Kubrâ Khwarezm 1145-1220

Rûmî Balkh 1207 >

Naqshband (2)

Boukhara 1317-1389

Jami (2) Herat > 1492



IRAK



Rab’ia (1) Basra   ?-801

Junayd (1) Bagdad 830-911

Hallaj (1) Bagdad > 922

Niffari (1-3) Irak 879-965

Hamid Ghazali (philosophe) à Bagdad

Isfarayini (2) Bagdad > 1317

Jîlî Jîl (Bagdad) 1366 >



IRAN



Hallaj Tûr, FARS ~857 >

Hamadani (1-2) Hamadan

1098-1131

Ruzbehan  (4)  Shiraz 1128-1209

Nasafi (4) Iran-sud ?-1290

Saadi (2) Shiraz 1208-1292

Lahiji (4) Shiraz ?-1507

Sarmad >



INDE



Hujwiri (2)

Ghazna Lahore ?-1074

Maneri (2)

Maner, BIHAR 1263-1381

Jîlî > Inde? >1428

Ahmad Sirhindi (2)

Sirhind, PENJAB

1564-1624

Sarmad (3) > Delhi -1661

CHOIX BibliographiQUe

1.Ouvrages généraux

Antiquité chrétienne : Augustin, Œuvres de Saint Augustin, La Trinité / De Trinitate, Bibliothèque Augustinienne 15-16, Desclée de Brouwer, 1955-, -- Cassien (Jean), Conférences, SC. -- Grégoire de Nysse, La vie de Moïse…, ‘Sources Chrétiennes’ [SC] n°1bis . -- Desprez (Dom Vincent), Le Monachisme primitif, Des origines jusqu’au concile d’Éphèse, Abbaye de Bellefontaine, 1998.

Antiquité « païenne » : Plotin, Ennéades I-VI, Traduction Émile Bréhier, 1924-1938, Belles Lettres -- Proclus, Théologie platonicienne I-VI, Belles Lettres, 1968-, -- Proclus, Hymnes et prières, Trad. H. D. Saffrey, Arfuyen, 1994.

Approches de la mystique (quelques !) : Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, guide complet de la vie spirituelle, Centre Saint-Jean-de-la-Croix (Courtioux 36230 Mers-sur-Indre), 2008. -- Silburn (Lilian), « Le vide, le rien, l’abîme », in Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient, Hermès, Paris, Minard, 1969. Hermès 2, Nouvelle série, Paris, Éditions des Deux Océans, 1981. -- Al-Ghazali, Al-Munqid min adalal (erreur et délivrance), trad. F. Jabre, Beyrouth, 1969 -- Bergson (Henri), Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.

Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, Doctrine et Histoire [DS], Paris, Beauchesne, -1995.

Espagne : Melchiades Andres [MA], La teologia espanola en el siglo XVI, I & II, Biblioteca de Autores Cristianos (B.A.C.), 1976 -- Bataillon (Marcel), Érasme et l’Espagne, 1937, rééd. Droz, 1998. -- Études de Miguel Asin Palacios.

Histoires de la mystique : Bremond (Henri), Histoire du sentiment religieux (11 vol., Paris, 1916-1933 ; rééd. avec études, compléments de l’auteur, [indispensable] Index, Grenoble, Millon, 2006. -- Cognet (Louis), Introduction aux mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1968. -- Vandenbroucke (Dom Fr.-) La spiritualité du Moyen-Âge, Aubier, 1961. -- Mursell (Gordon), English spirituality, 2 vol., S.P.C.K, London, & Westminster John Knox Press, Louisville, USA, 2001.

Histoires du Carmel : Crisogono, L’école mystique carmélitaine, trad. française, 1934. -- A.E. Steinmann, La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris, 1982.

Islam : M. Molé, Les Mystiques musulmans, PUF, 1965 ; J. S. Trimingham, The sufi orders in Islam, Oxford, 1971 -- S. A. A. Rizvi, A History of sufism in India, I et II, Munshiram, 1983 -- The Heritage of Sufism, 3 vol., ed. by L. Lewisohn, Oxford, 1999. -- Sulami, La lucidité implacable, par R. Deladrière, Arlea, 1991, 1999. -- Attar, Le langage des oiseaux, trad. Garcin de Tassy, 1843. -- Rûmî, Odes mystiques, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et M. Mokri, Klincksieck, 1973. -- Kharaqani, Paroles d’un soufi, par C. Tortel, Seuil, 1998.

Israël : Philon d’Alexandrie, De vita contemplativa, Cerf, 1963. -- Baron (S. W.), Histoire d’Israël, 1957. Trad. française, 1961. -- Baer (Yitzhak), Historia de los judios en la Espana cristiana, Tel-Aviv 1945, 1959 ; Riopiedras, Barcelona, 1998. -- Zohar, translation and commentary by D. C. Matt, Stanford, 2004-.

2.Figures et œuvres

Angèle de Foligno : Le livre de l’expérience des vrais fidèles, texte latin publié d’après le manuscrit d’Assise par M.-J. Ferré, traduit avec la collaboration de L. Baudry, Droz, 1927.

Benoît de Canfield, La Règle de Perfection, Quinze chapitres de De la Volonté de Dieu essentielle d’après la première édition [Rouen, Jean Osmont, 1609], Arfuyen, 2008. -- [L’œuvre complète comporte quarante-neuf chapitres :] La Règle de Perfection The Rule of Perfection, Édition critique Jean Orcibal, P.U.F, 1982.

Bernard (de Clairvaux), Œuvres I & II, Traduites et préfacées par M.-M. Davy, Aubier, 1945. -- Œuvres mystiques [Sermons sur le Cantique], Préface et traduction d’Albert Béguin, Seuil, 1976.

Breve compendio intorno alla perfettione christiania, dove si vede una prattica mirabile per unire l’anima con Dio. -- Achille Gagliardi, Commentaire des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1590) / suivi de / Abrégé de la perfection chrétienne (1588) [le Breve Compendio] , « Christus » n°83, Desclée.

Catherine de Gênes : P. Debongnie, La grande Dame du pur amour, Sainte Catherine de Gênes 1447-1510, Études Carmélitaines, Desclée, 1960.

Chartreux : SC 88 ou 274 (Lettres des premiers chartreux). -- Guigues II, Lettre sur le vie contemplative (l’Échelle des moines) / Douze méditations, SC 163, 1970. -- Guigues du Pont, Traité sur la Contemplation, Analecta Cartusiana, 1985.

Christine de Stommeln, L’Amour et la Dilection, La vie de Christine de Stommeln suivie de Lettre de Pierre et de Christine (1267-1289), William Blake and Co, diffusion Les Belles Lettres, 2005.

Claire d’Assise, Documents…, par D. Vorreux, éd. Franciscaines, 1983. – Écrits, SC 325, Cerf, 1985.

Climaque (Saint Jean-), L’Échelle sainte, Trad. française par le P. Placide Deseille, Abbaye de Bellefontaine, ‘ Spiritualité Orientale’ n°24, 1999.

Denys (Pseudo-) [Denys l’Aréopagite], Œuvres complètes, traduction Gandillac, Aubier, 1943, 1980.

Eckhart, Œuvres, trad. P. Petit, Gallimard, 1942.

François d’Assise, Documents, Ecrits et premières biographies rassemblés et présentés par les PP. Théophile Desbonnets et Damien Vorreux, Éditions Franciscaines, 1968. -- Ecrits, Vies témoignages Édition du VIIIe centenaire, I & II, Sources franciscaines - Cerf, sous la direction de J. Dalarun, 2010. -- Vauchez (André), François d’Assise, Fayard, 2009.

Gerlac Peters, Le Soliloque Enflammé, Trad. [de l’édition de Cologne de 1616] par Dom E. Assemaine, moine de Saint-Paul de Wisques, Saint-Maximin, Var, c. 1921. - Gerlac, Les Soliloques enflammés avec Dieu, Paris, Arfuyen.

Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques, Cerf, ‘Sources chrétiennes’ [SC] 82. Lettre aux frères du Mont-Dieu, SC 223. -- Verdeyen (Paul), La Théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, Paris, FAC, 1990.

Hadewijch I & II : J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers [Poèmes], Seuil, 1954. -- J.-B. P[orion], Hadewijch, Lettres spirituelles / Béatrice de Nazareth, Sept degrés d’amour, Genève, Ad Solem, 1972. -- Hadewijch d’Anvers, Les Visions, Trad. Georgette Epiney-Burgard, Genève, Ad Solem, 2008. --  Hadewijch, The complete works, [Lettres, Poèmes, Visions] by mother Columba Hart, o.s.b., ‘Classic of Western Spirituality’, New-York, Paulist Press, 1980.

Harphius, Théologie mystique…, Traduction par J.-B. de Machault, Paris, 1616. Dont « L’Eden » : « Livre troisième intitulé … Paradis des Contemplatifs ».

Hugues de Balma, Théologie mystique, SC 408, 1995.

Imitation de la Vie pauvre de N.S.J.C., A. Tralin, Paris, 1914 [9e vol. ajouté aux Œuvres complètes de J. T. traduites par E.P. Noël].

Jacopone de Todi, Chants de pauvreté, trad. de S. et I. Mangano, Arfuyen, Paris, 1994 [éd. bilingue de huit laudes]. -- J. Pacheu, Jacopone de Todi…, Tralin, 1914 [éd. bilingue translitérée de très nombreux laudes].

Jean de Dalyatha : Beulay (Robert), L’enseignement spirituel de Jean de Dalyatha, mystique syro-oriental du VIII siècle, Beauchesne, 1990.

Jean de la Croix I (Textes et traductions) : Vida y obras… B.A.C., 1974 devenu Obras completas, Editorial de Espiritualidad, 1992 ; Obras completas preparada por E. Pacho, Editorial Monte Carmelo, Burgos [gros corps lisible] -- Jean de la Croix, Œuvres complètes, Cerf, 2001 ; « Bibliothèque Européenne », Desclée de B., 1959 [traduction de Cyprien de la Nativité, 1641, « belle infidèle »].

Jean de la Croix II (Biographies) : « Vida de san Juan de la Cruz, por fray Crisogono de Jesus », in Vida y obras de San Juan de la Cruz, B.A.C., 1974 & Crisogono de Jesus, Vie de Jean de la Croix, Cerf, 1998. – À compléter par : Historia de la vida… de José de Jesus Maria [Quiroga], Bruxelles, 1628 (réimpr. récente espagnole, trad. française 1638 & 1642 par Cyprien).

Jean de la Croix III (Études) :  J. Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, 2e ed., 1924, 1931 -- J. Orcibal, Saint Jean de la Croix et les Mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1966 -- Max Huot de Longchamp, Saint Jean de la Croix, pour lire le docteur mystique, édition revue et augmentée suivie de la Vive flamme d’amour traduite et commentée, coll. « Sources mystiques », 2010. -- Chambron (J.) « Le vide chez St Jean de la Croix, dénuement et vive flamme », 144-156, dans Hermès 6, Le Vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient, 1960.

Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu…, Bellefontaine, 1977.

Laredo : Fidèle de Ros, Le Frère Bernardin de Laredo, Paris, 1948.

Louis de Blois, Institution spirituelle [bilingue], Centre Saint Jean de la Croix & Éditions du Carmel, 2004.

Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, trad. M. Huot de Longchamp, Paris, Albin Michel, 1984.

Mistici Francescani Secolo XV, volume III, Editrici Francescane, Milano, 1999.

Misticos Franciscanos Espanoles, B.A.C, 3 vol., 1948.

Monachisme : Leclercq (Dom Jean-), L’amour des lettres et le désir de Dieu, Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Paris, Cerf, 1957. -- Oury (Dom Guy), L’héritage de Saint-Benoît, introduction aux auteurs spirituels de l’Ordre, Solesmes, 1988.

Neri : biographie par Bacci, 1622 (trad. française 1643) ; L. Ponelle et L. Bordet, Saint Philippe Néri et la société romaine de son temps, Paris, 1928.

Nuage d’Inconnaissance, trad. d’Abel Guerne, ‘Documents spirituels’, Cahiers du sud 6, 1953. -- Cloud of Unknowing : P. Hodgson, 2 vol. (The Cloud… & Dionise…), Oxford Univ. Press, 1958. 

Osuna : Fidèle de Ros, Le père François d’Osuna, Beauchesne, 1936. -- Francisco de Osuna, Tercer Abecedario espiritual, B.A.C., 1972.

Pères du Désert : Apophtegmes des Pères du Désert : Regnault (Dom Lucien-), Paroles du désert d’Égypte, Solesmes, 2005.

Perle évangélique (La-) 1602 : Ed. par Daniel Vidal, Grenoble, 1997.

Philocalie des Pères Neptiques (reprise des 11 vol. de l’éd. de Bellefontaine en 2 vol.) Paris, Desclée/Lattès, 1995.

Rolle (Richard) : Le Chant d’Amour, SC 168 & SC 169 -- Incendium amoris, trad. M. Noetinger, 1929.

Ruusbroec : Jan Van Ruusbroec, Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis », Turnhout, Brepols. [Œuvres complètes en 10 vol. dont :] The spirituals Espousal, CIII, 1988. -- Œuvres choisies, traduites du moyen-néerlandais et présentées par J.-A. Bizet (1946), [dont :] Les Noces spirituelles.-- La Pierre brillante, trad. et commentaire par Max Huot de Longchamp, suivi de L’Ornement des Noces spirituelles, trad. de 1606 par un chartreux de Paris, ‘Sources mystiques’, Centre St-Jean-de-la-Croix / Éditions du Carmel, 2010. -- Chambron (J.), « Les trois avènements du Christ dans l’âme d’après Ruysbroeck l’Admirable » in Hermès I,  Les Voies de la Mystique, Paris, 1981, 2008.

Suzo : L’œuvre mystique de Henri Suso, 5 vol., Paris, Egloff, 1946.

Syméon le Nouveau Théologien, Chapitres Théologiques Gnostiques et pratiques, SC 51bis (1957) ; Catéchèses I, II, III, SC 96, 104, 113 ; Traités Théologiques et éthiques I & II, SC 122 & 129 ; Hymnes I, II, III, SC 156, 174, 196 (1973).

Tauler, Sermons, trad. E. Hugueny – G. Théry – M.A.L. Corin, 1927-1935 (en 3 vol.). ‘Sagesses chrétiennes’ (en 1 vol.), Cerf, 1991. -- Œuvres complètes de J. T., 8 volumes, trad. de E.-P. Noël, Paris, A. Tralin, 1911-1913.

Teresa : Santa Teresa de Jesus, Obras completas, B.A.C., 1974 ; traduction par Marie du Saint-Sacrement, 1907-1910, Cerf, 1995, 2 volumes : Œuvres & Lettres.

Théologie Germanique : Théologie Germanique par Marie Windstosser, Paris, 1911 (réimpr. 1994) -- Anonyme de Francfort, Le Petit Livre de la Vie Parfaite, par Gérard Pfister, préf. d’A. de Libera, Arfuyen, Orbey, 2000.



Index

[Un choix d’Auteurs, d’œuvres et de thèmes : ]

Al-Ghâzalî (-1111) 64

Alonso de Madrid (~1535) 251

Ancien Testament ou Écriture 32

Ancren Riwle (~1240 ?) 159

Ange Clareno ou Pierre de Fossombrone (~1255-1337) 197

Angèle de Foligno (1248 -1309) 201 sq.

Angèle de Foligno : Le livre de l’expérience des vrais fidèles (ses « pas ») 202-208

Angèle Mérici et les ursulines 245-250, difficile défense de sa regola 246 sq.

Anne de Jésus (1545-1621) 292-302, rapports avec Bérulle 300 sq.

Anne de Saint-Barthélémy (1549-1626) 297-302

Anne de Saint-Barthélémy : une conférence spirituelle à Pontoise 301-302

Apophtegmes > Moines du désert

Apport judaïque 35

Approches & Histoires de la mystique : bibliographie 333

Augustin (~354 - 430) 45

Balma > Hugues de Balma

Basile de Césarée (-379) 43

Béguines et Moniales 95 sq.

Benoît de Canfield (1562-1610) cité 12-14

Bernard de Clairvaux (1091-1153) 79

Bibliographie (un choix) 333 sq.

Bremond (Henri)(1865-1933), historien du sentiment religieux 20, n.21

Bellinzaga (Isabelle)(~1580) 305-307

Bellinzaga & Gagliardi : Breve compendioprattica mirabile per unire l’anima con Dio.

Bruno chartreux (~1030-1101) 86

Carmel espagnol : chronologie 1515-1604 257-260

Carmel espagnol : la « seconde génération » 289 sq.

Carmel espagnol : ses réformes 255-256

Catherine de Gênes (1447-1510) 209-218

Catherine de Gênes : influences et filiations 218-220

Chartreux 86 > Bruno, > Guigues I, II, III

Cisterciens, victorins, chartreux 79 sq.

Christine de Stommeln 97

Claire d’Assise et les clarisses 191

Climaque > Jean Climaque

Cloud of Unknowing > Nuage d’Inconnaissance

Contenu des quatre volumes 22 sq.

Dante (-1321) 208 n.442

Denys l’Aréopagite (~500) 45

Denys le chartreux (1402-1471) 92 sq.

Désert > Moines du désert

Dévotion moderne 146

Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, Doctrine et Histoire [DS] 20, n. 24, 25

Douze figures, douze textes, des sources 16, 324-325

Échelle de perfection > Walter Hilton 166 sq.

Échelle sainte > Jean Climaque 50

Eckhart (Maître-) (~1260-1328) 109 sq.

Éden 156 > Harphius

Épictète (~130) 39

Erreur et délivrance > Al Ghâzalî

Espagne : bibliographie 221 n.466

Espagne : chronologie du demi-siècle « des origines » 229

Espagne : influences 222-228

Espagne : Recogimiento ou Recueillement 230-232

Figures essentielles > Douze figures, douze textes, des sources 16, 324-325

Filiations et influences du XIIe au XVIIe siècle > Synthèse en deux tableaux 320-323

Franciscains : Conventuels et Observants, Capucins, Tertiaires… 243-245

Franciscains : débuts 193, Spirituels 194

François d’Assise (1182-1226) 179 sq.

François d’Assise : Cantico delle creature 184-186

François d’Assise : Écrits 179 n.368, 183

François d’Assise : La vraie joie 187, Les trois pièces d’or 188

Gérard Grote (1340-1384) et la « Vie commune » 146

Gerlac Peters (1378-1411) 150 sq.

Gertrude d’Helfta 107

Gratien (Graciàn de la Madre de Dios)(1545-1614) 291

Grégoire de Nysse (~331–apr. 394) 42

Guigues (trois-) 88 sq.

Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148) 75 sq.

Guyon (1648-1717) citée 25, 34, 48, 117, 209

Hadewijch I (~1230) & II (~1280) 98,

Hadewijch I & II : bibliographie 335

Hadewijch II : influence sur Ruusbroec 101, 145

Harphius > Henri van Herp

Henri van Herp (1400-1477) 155 sq.

Hilton > Walter Hilton

Hugues de Balma (~1300) 89 sq.

Hugues de Saint-Victor (-1141) 82 et son De arrha animae 83

Imitation de Jésus-Christ (~1408 ?) 154

Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. 125-128

Index 337 sq.

Institutions pseudo-taulériennes 124

Institution spirituelle 239-242 > Louis de Blois

Isaïe, « serviteur souffrant » 33

Islam 59, 62, tables 329-331, bibliographie 61 n.112, 333

Israël 31, 35, 327, quelques références 333

Jacopone da Todi (~1236 - 1306) 198 sq.

Jacopone da Todi commenté par Catherine de Gênes 201

Jacopone da Todi laudes dont « O amor de povertate » 199 sq.

Jean Climaque (~575 ~650) 50

Jean de Dalyatha (~690 ~780) 54 sq.

Jean de la Croix (1542-1591) 271 sq.

Jean de la Croix : bibliographies I, II, III 335

Jean de la Croix : fondateur des carmes réformés 271-274,

Jean de la Croix : guide de visite 273 n.587, « carte » des lieux fréquentés 318-319

Jean de la Croix : le mont Carmel, dessin commenté 277-281

Jean de la Croix : traces écrites 274-277, dont Cantique 276

Jean de la Croix : Vide et unité, Poèmes 282-287

Jean de la Croix : un vaste cercle autour de- 289-291

Jean de Leeuwen (~1300-1378) 145

Julian de Norwich (~1343 – apr. 1416) 170 sq.

Kolakowski (Leszek) cité 18-19

Laredo (Bernardino de-)(1482 ~1540) 251-253

Lettre d’Or ou Lettre aux frères du Mont-Dieu > Guillaume de Saint-Thierry

Lieux fréquentés par Jean de la Croix et Thérèse d’Avila 318

Lilian Silburn citée 10, 120, 168 sq.

Liste de mystiques chrétiens du XIe au XVIIe siècle 69

Louis de Blois (Blosius) (1506-1566) 239 sq.

Malâmatîya (gens du blâme) & théosophes 62

Margery Kempe (~1373 ~1440) 173

Marguerite Porete (~1250-1310) 102 sq.

Mechtilde de Magdebourg (~1212-1282/94) 106

Miroir [Spieghel] de la Perfection > Harphius

Miroir des âmes simples et anéanties > Marguerite Porete 103 & n.182

Moines du désert et leurs Apophtegmes 49, 49 n.77

Mombaer (Jean-) (~1460-1501) 148

Monachisme féminin ( trois Ida et deux Mechtildes, > Gertrude d’Helfta) 106

Monde gréco-romain 39

Musique (traduit la vie intérieure) 148 n.306, comparée 241

Mystique 9-15, opinions sur- 15-22, > figures essentielles, > synthèse

Mystiques en terre d’Islam du IXe au XVIe siècle (Annexe II) : 329

Mystiques juifs (Annexe I) : 327

Néoplatonisme 40

Neri > Philippe Neri

Nouveau Testament 33

Nuage d’Inconnaissance (~1370) 167 sq.

Olivi ou Olieu (1248-1298) 196

Ordre franciscain (débuts) 193 sq.

Orthodoxes (Byzantins) 71, 22 n.30

Oratoire de Philippe Neri 311-312

Origène (~185 ~254) 40

Osuña (Francisco de-)(~1492-1540) 250

Paul 34

Peinture (traduit la vie intérieure) 148 n.306

Perle évangélique (~1520 ? éd. 1535) 236-239

Philippe Neri (1515-1595) et l’Oratoire romain 309-315

Philocalie & bibliographie Orthodoxe 22 n.30

Pierre d’Alcantara (1499-1562) 253

Pierre Poiret (1646-1719) cité 19

Plotin (-270) 40

Proclus (412-485) 40

Râb’iâ citée 60

Radewijns (~1350 ~1400) 147

Règle des recluses > Ancren Riwle

Richard Rolle (~1295 ? -1349) 162

Revelations of Divine Love > Julian of Norwich 171 sq.

Rosetum et son influence sur les Exercices d’Ignace > Mombaer 148, 149

Rûmî cité 57 n.102

Ruusbroec (Jan van-) (1293-1381) 129 sq.

Ruusbroec : bibliographie 336

Ruusbroec : chronologie des œuvres 135 & note

Ruusbroec : Noces spirituelles 137 sq.

Soliloquium ou Monologue de l’âme avec Dieu > Gerlac Peters 150

Soufis 61

Spirituels espagnols 316-317

Spirituels franciscains 194

Spirituels italiens de ~1000 à ~1200 176

Stoïcisme, stoïciens 39

Subida del Monte Sion 251-253 > Laredo

Suso (~1295-1366) 115 sq.

Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) 54 sq.

Synthèse des Filiations et influences du XIIe au XVIIe siècle 320-323

Table chronologique de spirituels chrétiens proches des origines 67

Table chronologique de spirituels chrétiens du haut Moyen Age 68

Tableau des spirituels espagnols des XVIe et XVIIe siècles 316

Tables et listes des prinsipaux spirituels et mystiques chrétiens 66 sq.

Tauler (~1300-1361) 117 sq.

Tauler : influence Rulman Merswin et les « Amis de Dieu » 118

Tauler : historique de l’édition de ses œuvres 124

Theologia Deutsch, Livre de la Vie Parfaite (~1370 ?) 233-236

Théologie mystique > Hugues de Balma

Thérèse d’Avila : (1515-1582) 261 sq.

Thérèse d’Avila : la vie d’une jeune fille espagnole 263-264

Thérèse d’Avila : jeu d’influences 261-263

Thérèse d’Avila : Sept demeures de l’âme 265-270

Ubertin de Casale (1259 - après 1328) 197

Zerbolt (Gérard-) (1367-1398) 147

Walter Hilton (-1396) 166

Windesheim (La congrégation de-) 146









EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT





Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, même partielle, réservés pour tous pays.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par la loi.





ISBN 978.2.86681.173.0

© Les Deux Océans. 2012

19, rue du Val-de-Grâce

75005 – PARIS –

tél. 01.46.33.68.19

www.lesdeuxoceans.fr



EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

II

L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS

Dominique Tronc

Forme2



Les Deux Océans

Paris

Remerciements

Le premier volet de ce volume est consacré aux ordres monastiques. Il a bénéficié de conseils et de corrections proposés par dom Thierry Barbeau ainsi que de la fréquentation annuelle de la grande bibliothèque de Solesmes lors de visites à cet ami. Les bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen nous ont pour leur part accueilli et ouvert libéralement leur fond manuscrit. Nous remercions les grands carmes de Nantes et d’Angers pour leur accueil. Nous avons bénéficié de facilités offertes aux Archives départementales de Rennes pour la saisie photographique de milliers de pages manuscrites dictées par l’aveugle Jean de Saint Samson.

Nous avons fréquenté le carmel de Clamart durant près de dix années avant sa fermeture : il y régnait une paix toute particulière. Le volet central du présent volume dans sa partie féminine est en quelque sorte le testament de sœur Thérèse, dernière archiviste du fond hérité du Grand Carmel de Paris, qui nous a progressivement guidé vers les manuscrits et les éditions rares qu’elle jugeait essentiels. Un travail plus développé reste à faire à partir de ce fond extraordinaire dont la mise en ordre fut conduite par notre amie Chantal Sanson. Il est actuellement déposé au carmel de Pontoise sous la bienveillante garde de sœur Anne-Thérèse.

Le troisième et dernier volet qui explore pour la première fois un monde franciscain très riche mystiquement est redevable des conseils de l’historien Pierre Moracchini et de la richesse du fond propre à la bibliothèque capucine. L’exploration sera poursuivie au tome suivant.

Enfin ce volume a bénéficié, plus encore que pour le précédent, de la collaboration de mon épouse Murielle : nos deux sensibilités s’épaulent et se complètent.













PLAN DE LA SÉRIE







Introduction

I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE

II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS

III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES

IV. UNE ÉCOLE DU CŒUR. ÉTOILEMENT DES MYSTIQUES

Conclusion









Le présent volume couvre

II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS

Il a été établi en collaboration avec Murielle TronTABLE DES MATIERE











PRÉSENTATION



Nous avons présenté dans notre précédent ouvrage les grandes figures mystiques reconnues qui vont inspirer l’essor d’expression française au début du XVIIe siècle­679. Une synthèse chronologique distribuée géographiquement les assemblait, qui a préparé l’étude entreprise ici.

Celle-ci est plus localisée dans le temps et l’espace. Trois volumes couvriront une durée brève en privilégiant l’espace géographique d’expression française. Un tel changement de résolution ou « grossissement » va révéler des figures moins célèbres dont certaines furent même oubliées au sein de dictionnaires érudits. Chaque nom bénéficie d’une section propre quand nous lui reconnaissons une valeur comparable à celle des figures précédentes dans la qualité du vécu mystique. Car si leurs facilités d’écriture littéraire sont parfois limitées, – c’est le cas à l’est pour le profond franco-flamand Constantin de Barbanson ou à l’ouest pour l’humble bretonne Armelle Nicolas, -- il ne s’agit jamais de figures mystiquement « mineures ».

La densité propre au Grand Siècle en Europe catholique est en effet extraordinaire : là où l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ne relever que deux ou trois noms de grande valeur, notre récolte se monte à plus de dix figures originales de tout premier ordre réparties seulement sur quelques dizaines d’années680.

La France a été peu présente jusqu’ici, si l’on excepte l’impulsion assurée par les grands moines du XIIe siècle : Bernard de Clairvaux et son ami Guillaume de Saint-Thierry, les « intemporels » chartreux… Elle va prendre maintenant une place centrale, après les éclipses successives causées par la Guerre dite de cent ans puis par des luttes religieuses. Cette émergence accompagne la montée en puissance politique. Le royaume devient la principale puissance européenne après avoir desserré l’étau de l’empire de Charles-Quint. Le Siècle classique français succède au Siècle d’or espagnol.

À « l’invasion mystique » - expression chère à Bremond que nous croyons toujours globalement justifiée681 -, va succéder l’irrigation d’une société par ses sources internes. Celle-ci vit en effet un printemps spirituel par des renaissances qui ont lieu au sein du royaume, surtout dans ses ordres religieux. Elles s’appuient sur des textes étrangers, adaptés par une armée de traducteurs. L’invasion des textes prépare ainsi l’accueil favorable de franciscains italiens et anglais expatriés, puis de carmélites espagnoles.

Une présentation entièrement chronologique ne s’impose pas à propos d’une durée si brève concernant les relations entre trois générations. Se croisent et se heurtent hommes ou femmes de deux mondes : l’un est relié encore à une représentation médiévale hiérarchisée dans la structure matérielle de l’univers comme dans les royaumes de l’outre-tombe682; l’autre prend progressivement conscience d’un univers qui se découvre sans limites, dépourvu de centre, autonome dans ses mouvements depuis Galilée, incluant des vides depuis Pascal. Parallèlement à une cosmologie bouleversée, une brisure est accomplie depuis peu au sein du christianisme : les Réformes rencontrent la Contre-Réforme catholique. Enfin des civilisations lointaines mais évoluées sont découvertes.

L’ancien monde perdure plutôt au sein des ordres religieux traditionnels tandis que le nouveau monde demande des rénovations capables de répondre aux défis posés. Celles-ci prennent la forme de fondations adaptées aux exigences culturelles ou aux découvertes maritimes : l’humanisme est pris en compte au sein du royaume par les jésuites comme par leurs opposants jansénistes, tandis qu’au-delà des mers sont envoyées des entreprises missionnaires au Canada et en Extrême Orient.

Nous avons réservé le tome II aux ordres religieux « anciens » qui vont retrouver une vitalité inattendue. Le tome suivant III prendra en compte les fondations nouvelles. Le dernier tome IV s’attachera à l’émergence d’une mystique de la quiétude plus dégagée de contraintes ecclésiales et par là restée marquée et mal comprise.

Ce volume II comporte quatre parties :

1. Des textes et des hommes précède l’étude des premiers mystiques de France par un court rappel des influences683 et du rôle des traductions qui assurèrent en français la mise à disposition de l’essentiel de la tradition mystique684. Nous suggèrerons (tome III) un vaste « paysage mystique » et spirituel en donnant la liste chronologique de figures qui connurent le Grand Siècle, précisant aussi leur appartenance et leur importance à nos yeux. Elle comporte plus de cent noms, patiemment évalués en « arpentant les allées de la mystique » : sur un siècle et demi685, une soixantaine nous a semblé avoir une expérience mystique.

2. Traditions monastiques et réformes rappelle la permanence de l’érémitisme, puis couvre de multiples réformes : celles-ci sont multiformes chez les bénédictines, également augustiniennes, célèbre à Port-Royal. La rénovation des grands carmes est menée par l’aveugle convers Jean de Saint-Samson et par ses disciples. Ce qui nous conduira à évoquer de façon détaillée une rénovation cette fois féminine et de large influence jusqu’à nos jours :

3. Le Carmel déchaussé expose l’aventureuse implantation en France de l’héritage venu d’Espagne, le pays ennemi de l’époque. Le récit haut en couleur a été déjà conté, mais ses suites internes à la vie mystique carmélitaine n’ont jamais fait l’objet d’une synthèse. Nous nous attacherons à mettre en valeur les actives « ouvrières » religieuses et non les autorités masculines dont elles dépendaient : il s’agit de madame Acarie devenue converse sous le nom de (première) Marie de l’Incarnation, d’Isabelle des Anges, la seule Espagnole demeurée en France, de Madeleine de Saint-Joseph restée injustement dans l’ombre de Bérulle, de ses compagnes et dirigées… En conclusion de ce parcours féminin, nous rendons justice aux carmes grâce à deux grandes figures tardives : le convers mystique Laurent de la Résurrection et l’historien de la Tradition Honoré de Sainte-Marie.

4. Les Franciscains constituent la partie la plus neuve de notre étude et l’oubli d’une synthèse relevant les nombreux spirituels franciscains, déploré par Bremond, est ainsi réparé. Benoît de Canfield est reconnu parce qu’il fait partie de la « première génération » capucine et qu’il exerça une forte influence sur son siècle : nous mettrons sa Reigle en valeur. Bien d’autres capucins sont de valeur égale, dont Constantin de Barbanson, Martial d’Étampes et Jean-François de Reims. Quatre récollets les accompagnent, de Séverin Rubéric à Maximien de Bernezay. Surtout se détachent par une fécondité sans commune mesure avec leur faible nombre des tertiaires réguliers ou laïcs emmenés par la grande figure de Jean-Chrysostome de Saint-Lô : ils achèvent notre revue des ordres « anciens ». Parce qu’ils ont toujours été liés aux laïcs, les réguliers nous conduisent vers un monde nouveau, celui des mystiques normands animés par M. de Bernières et celui de ses successeurs de l’école du Cœur. Les uns et les autres seront abordés dans les prochains volumes.

Avertissement

Notre but n’est pas historique même si nous avons médité pour chacun des volumes une présentation solidement structurée chronologiquement au sein de diverses localisations ou états de vie. Nous voulons avant tout faire apprécier des textes qui peuvent répondre à l’intuition mystique.

Dorénavant la nature anthologique de notre entreprise se révèlera plus largement et nous n’hésiterons pas à citer quelques textes de façon suivie (ici pour la bénédictine Marie de Beauvilliers puis pour le capucin Benoît de Canfield). Car les textes mystiques « sans idées » sont rarement rendus accessibles : ils seront souvent réimprimés ici pour la première fois depuis leur apparition...

Il nous est possible de le faire sans limitation à dix lignes par citation parce que nous ne dépendons pas de rééditions récentes très généralement absentes (ou fautives). Nous avons eu recours à l’édition dernière du vivant de l’auteur ou à la première édition établie peu après sa disparition (mais souvent non sans une large intervention d’un écrivain tiers, suivant en cela la pratique habituelle de l’époque). Nous modernisons l’orthographe et la ponctuation et signalons nos coupures.

Notre rôle consiste à attirer le lecteur vers de beaux textes. De nombreuses citations sont extraites de versions longues, voire intégrales, disponibles sur notre site web « cheminsmystiques.fr »686. Certains livres existent dans les bibliothèques électroniques, en particulier pour ceux disponibles en versions anciennes, ce qui ne présente guère d’inconvénient687.

Les citations sont données en italiques lorsqu’il s’agit de textes mystiques d’époque. Elles sont données en romain lorsqu’il s’agit plus rarement de reprises d’études modernes.

Les références sont très nombreuses. Nous avons tenu à donner les informations qui seront utiles à celui qui, recherchant un essentiel disséminé au sein d’une immense littérature spirituelle, attiré par une ou deux de nos citations, veut approfondir tel ou tel auteur. Et nous avons suggéré de nombreux chemins de traverses qui mériteraient de plus amples explorations.

Le lecteur trouvera un Index regroupant noms et thèmes propres au XVIIe siècle à la fin du prochain tome III. La Table des matières en tient lieu pour les figures du présent tome.



1. des textes et des hommes

Nous commencerons par une approche synthétique afin de préparer aux explorations individuelles réparties dans les chapitres suivants. Ceci nous permettra de rendre compte d’influences qui se jouent sur deux siècles en les organisant géographiquement. Puis nous rappellerons l’importance de la transmission d’une tradition mystique écrite.

Le jeu des influences de 1381 à 1594.

Plus de deux cents ans séparent la mort de Ruusbroec de la fin des guerres de religion en France. La première date clôt l’activité d’une trinité mystique : Tauler meurt en 1360, l’anonyme auteur anglais du Nuage d’Inconnaissance est actif autour de 1370, Ruusbroec meurt en 1381. La dernière date correspond au réveil du pays le plus peuplé d’Europe : le début du règne d’Henri IV voit la paix revenir en France, calme grâce auquel une « invasion mystique » s’amorce par des traductions, bientôt suivie de l’arrivée de spirituels étrangers par le nord et par le sud du royaume. Ils vont contribuer à un vaste essor religieux.

L’histoire des développements sur la durée de ces deux-cent treize années est complexe et demeure mal cernée. On constate globalement un tassement dans la continuité pour la tradition flamande tandis que des développements neufs prennent place en Italie et en Espagne. Cependant la tradition nordique reste dominante en France jusqu’à l’arrivée physique des carmélites espagnoles, puis elle s’atténuera sous l’influence des agents de la Contre-Réforme au service du Roi Très Chrétien688.

Plus précisément Denys le chartreux (1402-1471), Henri van Herp (Harphius) (1400-1477), puis La Perle évangélique (~1520 ? éditée en 1535), enfin les Institutions Taulériennes (1548 pour l’édition latine par Surius) transmettent dans le monde catholique le message issu de Ruusbroec et de Tauler, sans oublier l’Institution spirituelle de Louis de Blois (-1566). Dans le monde protestant, la Théologie germanique prolonge l’influence d’Eckhart (dont le nom demeure inconnu) et celle de Tauler : elle est éditée par Luther en 1516 puis en 1518.

On ne trouverait après le XIVe siècle qu’un écho affaibli de l’élan mystique ? Une complexité croissante est peut-être à mettre en cause associée à un effort d’exploration moins grand qui affecte une période où la théologie et plus largement la représentation du monde demeurent stables après un développement rapide d’une culture européenne autonome au cours des deux siècles précédents.

Cet affaissement est-il réel et dû à l’effet dévastateur de pestes récurrentes689 ? Elles assombrissent en tout cas la vision spirituelle chez tous. Faut-il invoquer la guerre dite de cent ans690? Faut-il souligner l’effet dévastateur de la division de la papauté691, puis celui des luttes liées aux affrontements entre réformés et catholiques après 1517 ?

Mais aucune période historique n’est calme : suivront, pendant la période que nous allons étudier, - mais surtout hors de France - les terribles guerres « de trente ans » culminant vers 1630, qui scelleront l’opposition irréductible entre deux mondes religieux campant sur des frontières enfin stabilisées, puis celle « de quarante ans » à partir de 1672, qui voit l’affrontement entre deux mondes politiques, Louis XIV s’opposant à une Europe coalisée financée par la Hollande.

La mystique reste bien vécue par des figures de la devotio moderna ou par celles d’inspiration franciscaine. Simplement il ne leur est pas nécessaire d’inventer de nouveaux modèles : la fraîcheur manque.

Pour éclairer cette période de transition, il resterait à éclaircir le maillage dense des relations entre « écoles » mystiques. Celle, initialement dominante, dite « du nord », étend ses influences vers le sud. Après la Réforme, la disparition du monde catholique nordique accélère le processus par migration.

Des influences sont passées par quatre voies géographiquement distinctes dont les plus déterminantes s’exercèrent de personne à personne :

1. La voie passant par la chartreuse de Cologne.

L’activité intellectuelle de cette chartreuse692 est remarquable et met à profit l’arrivée de l’imprimerie : le corpus taulérien dont nous avons précédemment vu la richesse est édité, et transmet ainsi des influences qui passeront par le bénédictin Louis de Blois693, les carmes Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson, le capucin Benoit de Canfield, et « de l’autre côté » par des luthériens dont Arndt et Gerhardt.

Plus précisément, des relations étroites lient Maria van Hout ( ?-1547), qui a pour amie l’auteur de la Perle évangélique et du Tempel, avec Gérard Kalckbrenner (1494-1566), chartreux, son fils spirituel depuis 1530, compilateur des Institutions pseudo-Taulériennes (en allemand) : textes admirables auquel on attache malheureusement le péjoratif « pseudo » parce qu’ils rassemblent, outre des textes de Tauler, des contributions provenant d’Eckhart et d’autres spirituels.

L’entreprise est menée à la chartreuse de Cologne en liaison avec Pierre Canisius (1521-1597) : ce jésuite qui connaît également personnellement Maria van Hout694, est l’éditeur-traducteur en latin de la compilation de ses amis chartreux. Sa traduction va couvrir la France695. La Perle évangélique (~1520 ? éditée en 1535) et l’Institution spirituelle de Louis de Blois (1506-1566) concourent à cette conquête des spirituels696. Blosius appartient à la famille française des comtes de Blois et de Champagne par son père et à la noblesse des Pays-Bas par sa mère Catherine de Barbançon.

En Flandre espagnole, la « façon nordique » se heurtera à l’incompréhension de Graciàn, le bouillant (et attachant) confesseur de Teresa, avant de devenir celui d’Anne de Jésus arrivée à Bruxelles en 1607. Mais l’influence parvint auparavant en France par l’intermédiaire du capucin Benoît de Canfield qui lui emprunta « les deux formes d’annihilation mystique, l’active et la passive697 ».

Il faut enfin signaler le rôle du prêtre Pelgrim Pullen qui rencontre la mystique Claesinne van Nieuwlant en 1587 à Gand :

« L’expérience du non-être dont Claesinne et Pullen s’entretiennent n’est pas tant une préparation ou une condition préalable à l’union avec Dieu qu’un de ses aspects : c’est l’intensité de la présence du Tout Autre qui est la cause de l’anéantissement. », explique Mommaers, qui cite Pullen :

Lorsque l’homme connaît quelque chose de Dieu, il se connaît lui-même et il ne connaît pas Dieu […] Lorsque rien n’est connu, c’est alors que Dieu est connu. Cela veut dire : lorsque l’homme se voit privé de tout, au point de ne plus rien avoir et de ne plus rien connaître. Une telle connaissance ne peut entrer ni dans l’intelligence ni dans l’entendement … S’abaisser sous Dieu voilà ce qu’est une telle connaissance ; elle est cela et rien d’autre que cela. […] 698

2. La voie anglaise.

La mystique du Nuage d’Inconnaissance et celle de Julian de Norwich est influente grâce à des émigrés : à Paris William Fitch of Little Canfield (Benoît de Canfield) et Archange de Pembrocke, puis plus tard à Douai Augustin Baker. Ce dernier centre est important car une université catholique y fut fondée par les jésuites et mise en concurrence avec la vénérable université de Louvain (on en retrouve un signe révélateur dans l’opposition que rencontrera Jansénius pour des raisons que l’on doit qualifier de politiques, par exemple l’esprit d’indépendance de Flamands même catholiques vis-à-vis du pouvoir espagnol).

Nous livrons longuement en dernière partie du volume des extraits de la Règle de Benoît. Son compagnon Archange de Pembrocke est le directeur de Port-Royal à ses débuts, entre 1609 et 1620 mais n’aurait pas laissé d’écrits.

Quant à dom Augustin Baker (1575-1641), il prend l’habit bénédictin en 1605. En 1624, à Cambrai, il aide le nouveau couvent de bénédictines anglaises. Il est renvoyé en 1633 à Douai où il mène une vie retirée. Il traduit en plusieurs volumes des œuvres réputées de Tauler, fait connaître le Nuage ainsi que The Scale of perfection de Hilton.  Sa Sancta Sophia est un précis soigné de ses écrits et une œuvre remarquablement claire699.

3. La voie italienne.

Elle passe par Catherine de Gênes, partiellement tributaire des deux Hadewijch : elle influence Isabelle Bellinzaga, l’auteur du Breve Compendio que reprendra Bérulle. Cette voie serait-elle secondaire ? Elle est surtout mal connue et ne se limite pas aux transmissions des textes, si l’on considère les proches qui entouraient Catherine et leurs successeurs700.

L’arrivée de membres des ordres italiens en France suit immédiatement la fin des guerres de religion : se distinguent les capucins, le Tiers Ordre Régulier franciscain auquel appartient Chrysostome de Saint-Lô, les ursulines, des jésuites dont le père Coton, confesseur d’Henri IV, qui apporte le Breve Compendio après son séjour milanais. Enfin les échanges avec Rome, centre de la religion catholique, sont permanents.

4. La voie espagnole.

L’arrivée du Carmel féminin en France est capitale : les disciples de Jean de la Croix apportent leur expérience et forment les mystiques françaises. Nous y consacrerons tout un chapitre.

Les Espagnols ne s’opposent pas profondément à la mystique du nord avec laquelle Jean de la Croix a été en contact lors de ses études à Salamanque (ce qui s’explique aisément car la Flandre faisait partie de l’empire de Charles Quint)701. Mais nous avons déjà noté l’opinion prudente d’Anne de Jésus arrivant en Flandre à Bruxelles702.

Évoquons maintenant l’arrivée des textes mystiques étrangers en France car elle est contemporaine de l’influence entre personnes. Elle s’est faite dans un contexte très complexe.

Troubles, chartreux et traducteurs.

La seconde moitié du XVIe siècle couvre en France une période de troubles qui voit la destruction et la décadence de très nombreux monastères. Le sommet des luttes civiles se situe peu avant 1572, date du massacre de la Saint Barthélémy. Elle se termine grâce à la modération d’Henri IV et à son talent militaire qui lui permettent de reconquérir lentement le royaume.

On peut situer la renaissance de la paix civile en 1594 qui voit son entrée à Paris suivie de son abjuration à Saint-Denis. Absous par le pape (peut-être conseillé par le mystique Philippe de Néri), Henri IV doit encore soumettre les dernières places ligueuses : la date de l’Édit de tolérance de Nantes en 1598 serait une date charnière pour la renaissance religieuse du royaume703. Une intense activité souligne alors le réveil religieux qui suit la paix.

Une tradition chartreuse

Une tradition s’était toujours maintenue chez les chartreux. Déjà au début de la Renaissance, Lefèvre d’Etaples venait à la chartreuse parisienne de Vauvert « puiser dans ‘les coffres pleins de manuscrits des œuvres mystiques que les religieux communiquaient libéralement’ et dont les mystiques rhénans constituent le fond le plus précieux704 ». Les coffres ont disparu…

À la même chartreuse, on publiait Harphius dès 1491 et Denys en 1538. À celle de Cologne, on éditait la Perle en 1545, Tauler (et d’autres rhénans dans les Institutions taulériennes) en 1548, Ruusbroec en 1549… Les chartreux restent ainsi fidèles à leurs Coutumes :

Nous voulons que les livres qui sont la nourriture éternelle de nos âmes soient conservés avec la plus grande précaution et confectionnés avec la plus grande application, afin que ne pouvant prêcher par les lèvres la parole de Dieu, nous la prêchions par les mains705

Ils ne se contentent pas d’éditer pour transmettre les richesses du passé mais, conscients des exemples offerts en leur temps ou presque, ils les traduisent. Une première traduction de Catherine de Gênes voit le jour à la chartreuse de Bourg-Fontaine en 1598. Elle est suivie de celle des œuvres de sainte Thérèse en 1601, par le prêtre Jean de Brétigny (de Quintanadueñas) et le prieur chartreux de Bourg-Fontaine706. Richard Beaucousin, vicaire de Vauvert en 1593, anime l’équipe qui traduit la Perle évangélique publiée en 1602 (puis en 1609) et L’Ornement des Noces de Ruusbroec en 1606.

Richard Beaucousin (1561-1610)707 fut avocat avant de rentrer à l’âge de trente ans à la chartreuse de Paris. Outre son entreprise de traductions, il contribua à l’introduction en France du Carmel réformé espagnol. La cellule de « l’œil des contemplatifs » fut en effet fréquentée par tout ce que Paris rassemblait d’esprits tournés vers la mystique : un autre futur traducteur, René Gaultier, madame Acarie, le jeune Bérulle, François de Sales, ainsi que Philippe Thibault (à l’origine de la réforme parallèle purement française dite de Touraine) :

« Il aura sur les milieux spirituels de la capitale une influence extraordinaire. La foule des visiteurs qui assiégeaient sa chambre claustrale troublaient le silence de la chartreuse, si bien que dès 1598, ses supérieurs songèrent à l’éloigner de Paris et le nommèrent prieur de Nantes. Le nombre des protestations fut si grand dans la ville que la nomination fut rapportée. Mais en 1602 il est envoyé comme prieur à Cahors, où il meurt le 8 août 1610 avec la réputation d’un grand serviteur de Dieu.708 »

Richard aida aussi à la publication du Bref discours de Bérulle (qui reprend le Compendio de la « Dame milanaise » Isabelle Bellinzaga), et surtout à la défense de la Règle de Benoît de Canfield (1608).

Le XVIIe siècle verra par la suite un très grand nombre d’œuvres produites par des chartreux dont le nombre réduit est sans rapport avec leur influence, qui est décisive709. Cette tradition de mise à disposition de textes mystiques se poursuivra jusqu’à nos jours avec un dom Porion traduisant et présentant les poèmes et les lettres des deux Hadewijch et de Béatrice de Nazareth710 (outre des écrits personnels non signés)711.

Les textes essentiels des siècles précédents

Une intense activité de traduction se produit donc à la charnière de deux siècles et marque sur le plan des écrits la convergence en France des influences provenant des Flandres espagnoles, de l’Espagne et de l’Italie.

En premier lieu, la Perle évangélique fut un relais essentiel entre Ruusbroec et le siècle nouveau grâce à la mise à disposition du texte flamand en français et à son onction. Son influence fut comparable à celle des Institutions Taulériennes écrites en latin, et à celle de l’Institution spirituelle également latine de Louis de Blois712. Ces trois textes furent d’une importance capitale : tous les mystiques du siècle se sont appuyés sur eux pour justifier leur expérience.

Rappelons par un extrait la profondeur de la Perle : elle appelle au retour intérieur qui, s’il est poursuivi « l’espace d’un an entier », ne saurait rester ignoré de Dieu :

Si l'homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l'inaction divine, il trouverait d'admirables œuvres de Dieu en soi, voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l'espace d'un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux œuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n'aurait mieux employé année, ni aurait oncques [jamais] fait œuvre si bonne que cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si voire [vraiment] à la fin de l'année, quelque chose de cet œuvre interne et occulte [caché], qui se fait au fond de l'âme, lui était révélée, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes œuvres. Pour-autant [pour cette raison] qu'avec Dieu rien ne peut être négligé.

Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici délaissant [quittant] toutes les œuvres extérieures a assez à quoi s'occuper intérieurement. Et c'est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c'est à savoir qu'une œuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c'est pourquoi un si grand erreur713 occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, pour-autant qu'ils sont déchus et se sont éloignés [331r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont délaissé la vive [vivante] veine inconnue à tous pécheurs.

Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après és [dans les] autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, pour-autant que demeurant en l'inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu'ils ne s'introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu'il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs œuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.

Car quand l'homme, avec tout son entendement et ses forces, s'applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu'il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses œuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C'est pourquoi quelqu'un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n'adviendras jamais à un bon état. Ou, te résignant [t’abandonnant] toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré714.

Quant à l’influence espagnole, elle se propagea par l’intermédiaire de René Gaultier (~1560-1638) : ce visiteur de la cellule de Beaucousin fut un grand traducteur des Espagnols. Conseiller d’État et avocat, il vécut à Paris et eut au moins cinq enfants de Péronne de Laurent (-1656), épouse considérée comme un « vrai miroir de perfection ». Il traduisit Pierre d’Alcantara (le franciscain qui eut une influence décisive sur Teresa), et Jean de la Croix (déjà !), mais aussi Louis Du Pont715, Jean Climaque716… Ses traductions sont exactes et surtout mystiquement « sensibles »717.

En ce début de siècle, tous respectent les contenus mystiques qu’ils adaptent par une compréhension que l’on devine intime : ainsi pour le Cantico A de Jean de la Croix rendu par Gaultier. Il faudra attendre Marie du Saint-Sacrement (1861-1939) pour retrouver une telle qualité de compréhension grâce au partage implicite d’une expérience mystique commune718.

Ces spirituels qui sont en même temps traducteurs, ne se contentent pas de travaux en cabinet : de Brétigny et Gaultier partiront chercher des carmélites en Espagne, non sans aventures. Tous sont très discrets sur leur vie personnelle : ils s’effacent devant ce qu’ils transmettent.

Dès le début du siècle, donnant ses racines au mouvement mystique, ils rendent donc disponible ce que nous appellerions une « base de données », à savoir les textes essentiels des siècles précédents qui serviront à conforter et défendre s’il y a lieu, une vie vraiment mystique : ceci très directement (Ruusbroec, Catherine de Gênes, Teresa et Jean de la Croix bien avant qu’il ne soit pleinement reconnu), ou par le relais d’un spirituel qui sert d’intermédiaire expérimenté (Harphius et l’auteur de la Perle évangélique).

En particulier, les Noces spirituelles (1606) de Ruusbroec sont traduites en français par un chartreux et tous les mystiques du royaume de France peuvent s’abreuver à sa joie :

Mais je vous prie, quel est cet avènement perpétuel de notre Époux ? Certainement, c’est la génération nouvelle et l’illumination laquelle Dieu fait sans cesse en nous. Car ce fond où reluit cette clarté, [185v°] voire et même qui est cette clarté même, est fécond et vigoureux, et pour ce, la manifestation de la lumière éternelle est continuellement renouvelée au plus profond de l’esprit. Et il faut certes, qu’ici cède et succombe tout ce qui est des actions créées. […] Et l’avènement de l’Époux céleste est si soudain et si léger que toujours il vient, et demeure toujours au-dedans, et ce avec richesses infinies, et qu’il revient toujours encore de nouveau et sans cesse, en propre personne, avec clarté infinie, comme s’il n’était jamais venu. Car son avènement sans temps, consiste en quelque maintenant éternel, et est toujours reçu avec désir nouveau et joie nouvelle719.

Quelques années plus tard, les minimes de Rouen publient les Institutions [Taulériennes] avec la Vie … et Epistres et quelques excellents sermons… en 1614.

Puis la Théologie Mystique de Harphius (Herp), le « héraut » de Ruusbroec, paraît à Paris en 1616 dans une belle traduction offerte par J.-B. de Machault, conseiller du roi :

Que s'ils renonçaient à toute propriété en toutes œuvres, ils passeraient toutes choses par un esprit nu et pur ; en laquelle pureté ils seraient agis sans moyen par l'Esprit divin, en prenant quelque certitude qu'ils sont enfants de Dieu ; « parce que ceux qui sont agis et poussés de l'Esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. »

En sixième lieu, aucuns sont qui embrassent cette limitation, comme enfants secrets de Dieu ; lesquels doivent nécessairement, non seulement vivre de vertus, et y veiller ; mais aussi par-dessus toutes vertus mourir, et être ensevelis en Dieu pour renaître plus heureusement en lui. Sur quoi faut savoir, combien que les hommes, quand ils naissent du saint Esprit, sont alors enfants de grâce, et que leur vie est ornée des vertus, et qu'ils surmontent toutes choses contraires à Dieu, selon ce dire de saint Jean [I Jean, 5] : « Tout ce qui naît de Dieu surmonte le monde ». Toutefois ceux-là sont ici appelés serviteurs ; parce qu'ils ne se sentent encore bien établis en Dieu, ni certifiés de la vie éternelle ;

Mais quand nous montons en excès par-dessus nous-mêmes, et qu'en notre monter à Dieu nous sommes faits si simples, que l'amour pur et nu nous peut arrêter en sa sublimité, où il exerce soi-même par-dessus tout exercice des vertus, savoir en notre origine, et où nous naissons spirituellement. Là même nous sommes transformés, et mourons à Dieu, à nous-mêmes, et à toute propriété, et sommes faits secrets enfants de Dieu, en trouvant une noble vie en nous, selon ce dire de l'Apôtre [Colossiens, 3]: « Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. » 720

Enfin paraît tardivement, en 1622 721, la traduction par Gaultier du Cantique de Jean de la Croix, apporté en France par Anne de Jésus à qui il était dédié (un manuscrit aujourd’hui perdu du Cantique A) :

Mais vous [le Père Archange, capucin] qui avez déjà pris goût aux écrits du Révérend Père Jean de la Croix, je m’assure que vous verrez d’aussi bon œil ce sien posthume qui n’a point encore été mis sous la presse, où il se rend fort facile et familier pour la matière qu’il traite. Ceux qui n’ont point expérimenté les grâces et unions mystiques dont il parle, n’en sauraient juger, ce qui fermera la bouche à beaucoup de gens qui s’entremettent le plus de ce qu’ils entendent le moins. Ayant déjà prêté ma plume à la version des œuvres de ce religieux tant estimé de la sainte Mère Thérèse, je n’ai pu lui dénier ce dernier labeur, pour communiquer aux Français les trésors de sa rare doctrine722.

Les œuvres mystiques européennes essentielles – si l’on excepte Denys le chartreux dont l’œuvre latine est d’extension considérable, et les mystiques anglais qui attendront le milieu du siècle – sont ainsi toutes disponibles en français au tournant du siècle. Fait essentiel : on n’a plus besoin de recourir au latin, langue des clercs, ce qui ouvre accès aux femmes, qui sauront en faire bon usage.

Ces traductions ne privilégient pas l’élégance, - la langue française est encore rugueuse, - mais leur précision rend compte fidèlement de l’intériorité exprimée dans le texte, vécue par ces premiers traducteurs qui ressentent une obligation apostolique. Leur travail qui s’approche du mot à mot nous les fait préférer aux « belles infidèles » nées plus tard sous l’influence de l’école des traducteurs issue de Port-Royal723 : celle-ci recommande de repenser le texte pour le restituer, voulant tirer le meilleur parti d’une langue française jugée désormais l’égale du latin. Mais repenser un texte mystique en respectant l’intention de l’auteur n’est pas possible parce que l’« onction » spirituelle passe à côté du sens obvie (le problème est bien reconnu dans le champ poétique) ; les traducteurs ont rarement l’expérience mystique suffisante. L’idéal est de disposer d’une édition originale et de pouvoir y remonter, ce qui était le cas vers 1620 où l’espagnol, première langue d’Europe en avance littérairement, - son Siècle d’Or est achevé, - était connu de nombreux lecteurs, dont des femmes.

Émigration mystique, fécondité et décadence

Parallèlement à cette disponibilité des textes, des catholiques émigrent et trouvent refuge en France, tel Benoît de Canfield. Beaucoup d’autres vivent hors des frontières du royaume, mais sont suffisamment proches pour que la langue française soit pratiquée à côté du latin : à Mayence, le capucin Constantin de Barbanson écrit en français, après une période passée auprès des bénédictines de Douai, ville universitaire des Pays-Bas espagnols où œuvre (mais en latin) son contemporain bénédictin Augustin Baker.

Les pays plus extérieurs « du nord » et de l’est, Angleterre, Pays-Bas, Allemagne, sont devenus protestants. Leurs nouvelles Églises s’opposent à ce qui leur paraît être des reliquats du Moyen Âge : les approches de type mystique et la médiation assurée par le corps des moines et des clercs « papistes ». Des communautés réformées prennent leur place, en s’appuyant sur leur interprétation littérale de l’Écriture, pour assurer une autorité laissée vacante. Ceci ne laisse guère de place à l’intériorité, sinon celle dominée par une conscience morale propre aux puritains anglais et bien plus tard reprise par Kant. Quelques très belles figures mystiques existent cependant dans l’Europe non catholique : souvent il s’agit de poètes (anglais…), de quakers, de piétistes, de « chrétiens sans église ». Nous en évoquerons quelques-uns dans le prochain tome.

Après la fécondité du XVIe siècle, les pays du sud, Espagne et Italie, vont entrer en décadence. C’est l’effet retard de contrôles stricts par leurs Inquisitions. Il est vrai qu’elles ne brûlaient leurs victimes que « modérément » au XVIIe siècle, seulement pour maintenir une peur jugée utile au salut et à l’ordre public724 : on sait comment la mise en scène d’un Autodafe impressionna si fort la jeune Teresa qu’il se transforma en vision de l’enfer725. Nous présenterons au tome IV le récit du « spectacle » de l’abjuration de Molinos à Rome qui dura une journée entière. De telles mises en scènes interdisaient efficacement toute expression d’une liberté créatrice. Elle n’est en effet que rarement exercée car les martyrs volontaires sont rares… La décadence des imprimeurs accompagna celle de la pensée libre : ils disparaissent en Espagne et en Italie, ne se maintiennent que les presses d’Anvers dont témoigne le musée Plantin. La Hollande est le pays le plus peuplé d’Europe : elle monte en puissance et ne subit pas encore de joug despotique. Dans ce refuge de la pensée libre, on publiera des ouvrages par dizaines de milliers au cours du Grand Siècle.








Flandres & Angleterre



Vallée

du Rhin



Italie &

Espagne

1400

Denys chartreux (1402-1471)

Herp (Harphius)

(1400-1477)









Catherine de Gênes  

(1447-1510)

1500









Louis de Blois (1506-1566)



P. Pullen & Claesinne van Nieuwlant (~1587)

à Gand

Luther imprime la

Théologie Germanique

en 1516/18

Chartreuse de Cologne

La Perle évangélique

(~1520, éd. 1535)

M.van Hout (+1547)

Institutions Taulériennes

(Surius traducteur 1548 & G.Kalckbrunner & P.Canisius) 

Réforme capucine

(~1520)

Réforme carmélitaine

Thérèse d’Avila

(1515-1582)

Jean de la Croix

(1542-1591)

Breve Compendio

(~1580)

Ph. Neri (-1595)

fonde l’Oratoire

1600

Benoît de Canfield (1562-1610)

Augustin Baker(1571-1641) traduit le Nuage.

Dom Beaucousin et ses chartreux traduisent la Perle (1602)

A. de Jesus 

(1545-1621)

A. de San Bartolome

(1549-1626)

Constantin de B.

Chrysost. de St-Lô

Tableau I : Principales influences exercées sur les mystiques français du XVIIe siècle.



2. Traditions et rÉformes monastiques

Se retirer du monde a toujours été recherché par les membres d’une minorité spirituelle et de tout temps ce souhait n’a été réalisé que par quelques-uns. La « première renaissance » chrétienne du XIIe siècle qui vit un grand nombre de vocations monastiques et béguines demeure exceptionnelle.

L’influence d’une petite fraction serait-elle d’autant plus réduite qu’elle s’isole ? Mais la sauvegarde des traditions comme la qualité des textes produits par quelques-uns assurent à leur témoignage une importance sans commune mesure avec leur nombre réduit. La continuité sans histoire des ordres est toutefois rarement évoquée par les biographes, sinon par accident, par exemple à propos d’une figure influencée par un « monde de moines » qui lui demeurera par la suite étranger, cas fréquent d’un fondateur d’ordre.

On imagine une décadence des ordres anciens achevée au XVIe siècle alors qu’elle ne se produira qu’à l’époque des Lumières. Il y a bien dès la Renaissance une destruction du monde monacal et une appréciation négative de ce legs médiéval par les réformés mais on ne peut généraliser. Les terres catholiques, donc la France, restèrent favorables à la vie mystique en leur sein malgré les Inquisitions, grâce à l’abri des clôtures préservées avec leurs bâtiments conventuels.

Nous considérerons dans ce chapitre : L’action discrète d’ermites disséminés dans les provinces ; l’action de congrégations bénédictines ou suivant la règle de saint Augustin ; diverses réformes entreprises par des bénédictines : elles méritent que nous leur réservions une grande place ; la réforme chez les cisterciennes à Port-Royal ; enfin la réforme du Carmel autochtone français masculin : elle est souvent négligée parce que celle, féminine et d’origine espagnole, perdure aujourd’hui plus largement. Cette dernière constitue un cas « particulier », mais si important que nous lui consacrerons le chapitre suivant pour le traiter profondément.

Ermites.

La vie des ermites et des recluses.

Cette ancienne forme de vie naquit en Orient. Elle pénètre quelque peu en Occident qui restera cependant toujours mieux adapté au cénobitisme, compte tenu de son climat dur et d’un environnement humainement risqué (il existe peu de zones désertiques et montagneuses qui puissent offrir des refuges assez sûrs, mais une immense forêt couvre l’Europe des plaines), et par suite de l’influence romaine tournée vers l’organisation collective.

L’érémitisme marque les camaldules726 et les chartreux ; il est présent chez les premiers cisterciens, les augustins ; il prend une forme bien particulière, quelque peu gyrovague, chez des Anglais dont Richard Rolle. C’est aussi une tendance que l’on retrouve chez les recluses ou certaines béguines : ces deux modes de vie étaient accessibles aux femmes car elles ne pouvaient guère vivre en ermites isolées (nous les avons évoqués avant de présenter Julienne de Norwich727).

Au XVIIe siècle, les petites communautés d’ermites recrutent d’humbles gens souvent écartés de l’état régulier : « le nombre ne s’en peut exprimer et n’en pourra être su des justes qu’au jour de l’ire du Seigneur. »728

Le réformateur Michel de Sainte-Sabine (~1570~1650), l’Ermitage de Caen, Lormont près de Bordeaux  où se retira Maur de l’Enfant-Jésus729, témoignent du maintien ou au moins de l’attraction qu’exerce cette forme extrême de vie, dure mais indépendante, dont s’inspireront les Solitaires de Port-Royal. La volonté d’indépendance vis-à-vis de toute forme de contrôle collectif sur l’intime est à l’origine d’une renaissance de l’érémitisme masculin ou féminin.

En premier lieu nous évoquerons la figure exotique d’un ermite mexicain : « relais » posé entre le Moyen Âge et le XVIIe siècle, il fut digne des grands anciens. Bénéficiant de plusieurs traductions, le témoignage de sa Vida fut largement apprécié dans toute l’Europe.





Grégoire Lopez (1542-1596), ermite mystique au Mexique.

Grégoire Lopez se rattache par une vie mystique fort indépendante à l’antique tradition des ermites et des Pères du désert aux célèbres pratiques ascétiques. Il fut l’une des figures préférées de ceux qui, à une époque travaillée par le désir d’un retour aux sources primitives,  reconnurent sa grandeur solitaire.

Sa Vida écrite par son disciple ami, le prêtre François Losa, fut rééditée et traduite avant même d’être mise en valeur par Arnauld d’Andilly, l’infatigable traducteur de Port-Royal730. Elle sera invoquée dans des controverses à l’époque de la querelle quiétiste, puis appréciée en 1717 par Pierre Poiret (1646-1719), en 1733 par le piétiste et théologien mystique Gerhart Tersteegen (1697-1769), enfin en 1747 par le fondateur du méthodisme John Wesley (1703-1791) : trois figures éminentes que nous retrouverons731.

Cette Vie mérite d’être lue pour son charme, mais surtout pour la profondeur de ses dits. Elle enflamma l’imagination de générations de lecteurs à la recherche d’une figure moderne qui puisse être comparée à celles des anciens Pères du désert.

Le récit de Losa s’articule selon cinq périodes correspondant aux lieux de résidence de l’ermite itinérant. Nous soulignerons par des italiques les dits de Lopez cités au fil du texte732.

1542-1562 : peut-être né au Portugal, Grégoire vécut probablement à la Cour de Philippe II, ce qui explique une culture inhabituelle chez un ermite qui mènera une vie sauvage. Agé de vingt ans, il s’embarqua pour le Mexique dont la conquête était récente : la chute de Tenochtitlan-Mexico avait eu lieu en 1521. Arrivé à Vera Cruz, « il distribua aux pauvres des étoffes ». Il se rendit à « Zacatecas, ville peuplée près de mines d'or ... [où] s'étant trouvé dans la place de la ville lors que les chariots partaient pour porter de l'argent à Mexico ... [il vit] naître tant de contestations de disputes et de querelles, que deux Espagnols en étant venus jusques à mettre la main à l'épée, ils se tuèrent tous deux ». Il quitta ce Far-West mexicain en se rendant chez les Indiens « à huit lieues de là, dans la vallée d'Amajac habitée par les Chichimèques que leur humeur farouche et cruelle rendait alors redoutables aux Espagnols. » [15-17].

1562-1567 : Grégoire se fixa à sept lieues de Zacatecas, accueilli dans la métairie d'un capitaine : Pedro Carillo, le fils de ce dernier, enfant de six à sept ans à qui l'ermite apprit à lire, se souvenait de lui comme d'un jeune homme imberbe, vêtu d'un sac serré avec une corde, sans chaussures, sans chemise ni chapeau. Pendant les trois ou quatre années qu'il vécut chez Pedro, il n'assistait que rarement à la messe et ne fré­quentait les sacrements que de loin en loin, quand passait quelque prêtre. Il lisait et écrivait une bonne partie du jour. On commença à médire de lui « parce qu'on ne voyait ni rosaire, ni image pieuse dans son ermitage ».

Il bâtit de ses mains une petite cellule. « Les Indiens l'y aidèrent ». Il répétait la prière très courte suivante : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. Amen. Jésus. » Ceci dura « trois ans qu'il ne respirait presque point sans les dire mentalement ... ayant demandé s'il était possible que toutes les fois qu'il se réveillait elles lui fussent présentes, il me répondit ‘que oui, et qu'ainsi après être éveillé il ne respirait jamais une seconde fois sans qu'elles lui vinssent en la mémoire’[31-32] ». Après trois années il fut envahi par un ardent amour qui ne le quittera plus.

1567-1573 : après avoir demeuré trois ou quatre ans dans sa cellule, il s’installa dans un village puis séjourna près de deux ans chez Sébastien Mexia, un converti qui ne portait plus que des habits de bure, comme notre ermite. Il retourna à Mexico où les dominicains étaient prêts à le recevoir dans leur ordre. « Ces bons religieux lui ayant dit que la contrée de Guasteca [Huaxteca] était fort spacieuse et peu habitée, et que la terre en étant fertile en fruits sauvages il pourrait trouver de quoi se nourrir, il résolut de s'y en aller pour vivre dans la solitude. » [51]

Son biographe Losa fait sa connaissance, ayant appris « qu'il y avait à Guasteca un homme que l'on soupçonnait d'être luthérien parce qu'il n'avait point de chapelet... » [61]. Il sera témoin d’une vie réglée :

« Il se levait tôt et, après avoir lu, durant un quart d'heure, un passage de la Bible, il se recueillait, jusque vers onze heures, en un exercice dont on ne savait s'il était prière, méditation ou contemplation. Il sortait alors de son recueillement et man­geait avec Losa ou ses hôtes. […] Quand fut interdite [par l’Inquisition] la lecture de la Bible en langue castillane, il la lut en latin : pendant quatre ans, il consacra à cette lecture quatre heures chaque jour, arrivant à la savoir presque toute de mémoire. Il reconnaissait avoir lu beaucoup […] et il ressentait une très vive consola­tion à lire, décrites par Tauler et Ruysbroeck, les motions spi­rituelles que Dieu lui communiquait. »733

1573-1580 : malade, il fut recueilli par Jean de Mesa et passa quatre ans à Guasteca, puis se rendit « à Atrico par un mouvement du Saint Esprit ... qui le portait à faire de semblable changements. » [63]. Jean Perez Romero lui donna une chambre ; il y demeura deux ans mais des religieux se scandalisèrent « d’une vertu et d'une science si admirables dans un homme qui n'avait point étudié et ne portait point l'habit d'aucune religion. » [65]. Il s'installa à Testuco (aujourd’hui Huastepec, État de Oaxaca) pour deux ans, où il écrivit un livre de médecine, ce qui montre qu’il prit soin de malades en bon anatomiste et excellent herboriste. Un cercle laïc se forma. L’enquête d'un jésuite, faite pour le compte de l'archevêque de Mexico, lui fut favorable.

1580-1589 : En compagnie de Losa, il s’installe à l'hôpital de Guastepec en 1580 et assiste ceux qui l'entourent. Losa témoigne : « Un seigneur se renseigne sur l’hôpital auquel on dit que Lopez passe son temps à prier dans sa chambre : ‘Je lui ferai de bon cœur donner deux cents coups de fouet’ » ! Lopez répond avec humour :

Il a raison. Car un fainéant mérite bien deux cents coups de fouet ; et ces Seigneurs qui sont si occupés des choses extérieures ne comprennent pas ce que c’est qu’un exercice intérieur. [237]

Affirmant aussi bien :

Je ne suis rien : je ne suis bon à rien. [240].

Sa spiritualité fait fi des méthodes. Il refusait de donner des règles pour faire oraison, renvoyant au Pater :

Pour ne vous pas donner sujet de vous plaindre que je vous refuse, je vous dirai que vous n’aurez pour cela qu’à dire ce peu de paroles dont le sens est d’une si grande étendue : «  Seigneur mon Dieu éclairez mon âme afin que je vous connaisse et que je vous aime de tout mon cœur. » Ce bon frère communiqua cette prière aux autres frères de cet hôpital. [205]

Il est l’objet d’une nouvelle enquête approfondie menée par un dominicain [84] :

Il répondit sincèrement que toute son occupation était d’aimer Dieu et le prochain. À quoi [Dominique de Salazar] lui ayant réparti : ‘Vous me dites la même chose à Amajac il y a vingt-cinq ans, et ne vous êtes-vous donc occupé qu’à cela seul ?’ – « J’ai toujours fait la même chose quoy que mes actions ayent été différentes. » [192]

1589-1596 : malade, il s'installe finalement dans un bourg nommé Sainte-Foy [Santa-Fe], toujours en compagnie de Losa, et « choisit une petite maison séparée du bourg », car : Seigneur je viens ici seul pour vous servir et m’oublier moi-même. «  Il entra dans cette solitude le 22 mai 1589 et y passa le reste de sa vie. » [93]. Losa le rejoint à Noël et demeure avec lui jusqu'à sa mort [97].

Il lui donna [à Losa] pour exercice d’oraison ces paroles : ‘Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, amen Jésus’… doctrine la plus sublime et la plus difficile … [qui est] la conformité de notre volonté. [254]

Lui disant qu’il ne prenait aucun repos : … « Il est vrai que je ne saurais prendre de repos tandis que mes frères se trouveront engagés dans tant de travaux et tant de périls, parce qu’il n’est pas juste que je pense à me reposer pendant qu’ils y seront exposés. Dieu me garde de faire une telle lâcheté. Il suffit que l’un d’eux soit en danger pour faire que je continue toujours de prier pour lui. » [246]

Je lui dis de chercher quelque péché … il me répondit « que par la miséricorde de Dieu sa conscience ne lui reprochait aucun péché. » [267]

L’ermite donna des normes pour la bonne marche de l'Église au Mexique734 : « La charité est la source, l’origine et la mère de toutes les autres vertus. »

Grégoire Lopez étant toujours dans cet acte continuel du pur amour de Dieu et du prochain, Dieu lui communiquait sans cesse toutes ces vertus afin qu’il les communiquât aux autres et enrichît leur pauvreté par son abondance. Comme cet acte d’amour était continuel je lui demandai s’il avait quelques heures réglées […] [il répondit que] nulles choses créées n’était capable de le divertir ni de le ralentir dans ce continuel acte d’amour de Dieu et du prochain qui lui était devenu comme naturel et que tant s’en faut qu’il reculât dans cette union que Dieu lui communiquait, il y avançait toujours, référant à Dieu par cet acte d’un pur amour toutes les grâces que sa Majesté lui faisait sans s’en rien appliquer, et que cette union était la source et l’origine de tout ce qu’il savait ; qu’ainsi c’était Dieu qui lui avait servi lui-même de maître et non pas les livres, quoique ce lui fut une grande satisfaction de lire ce que Taulere et Rusbroche ont écrit des choses purement intérieures qu’il plaît à Dieu de communiquer. Il me dit aussi […] quelle était cette union, par l’exemple de celle qui se rencontre entre la lumière et l’air […] deux choses distinctes tellement unies que Dieu seul est capable de les distinguer. [258]

Sa vie se partage entre recueillement et les visites du puissant vice-roi ou d’une simple indienne que l’on retrouve à son chevet à la fin de vie.

« Il ne leur parlait jamais de Dieu ni de choses spirituelles et morales s’ils ne lui en parlaient en premier … [il donnait ses réponses] dans des termes très simples parce qu’il en retranchait tout ce qui aurait été superflu … Ses lettres avaient cinq ou six lignes ou moins … [car] il vaut mieux parler à Dieu que parler de Dieu. » [230-233] 

Il assure un rôle apostolique par la prière :

« […] l’âme en cet état est comme passive […] ne fait que recevoir de Dieu […] n’agit pas tant comme recherchant son bonheur que comme le possédant, puisqu’elle ne désire pas tant qu’elle possède et jouit. […] Mais quinze ans avant sa mort s’étant vu en cet état et le connaissant fort bien, il crut qu’il lui était meilleur d’agir et de travailler jour et nuit de tout son pouvoir à témoigner son amour pour Dieu et le prochain. À quoi il ajoutait qu’il croyait que Dieu lui avait donné cet exercice comme étant le meilleur... » [267]

Quand on le prie de se souvenir d’une personne, il le fait comme un homme qui se trouve chargé d’un grand poids : « Oui je le fais et porte ce poids sur mes épaules. » [272]. Considéré comme un saint, il meurt le 20 juillet 1596, non sans montrer une grande attention aux humbles. Une indienne dont il ne connaît pas la langue vient le voir trois ou quatre jours avant sa mort ?

Écoutez-la … Car peut-être me veut-elle donner quelque bon avis : ce qui montre quel était son humilité… À l’heure de sa mort, lors que lui demandant s’il voulait que je lui donnasse un cierge pour voir plus clair, il me répondit : Tout est clair. Il n’y a plus rien de caché : c’est un plein midi pour moi. [203]

Traversons maintenant l’Atlantique pour aller en Flandre visiter sa jeune contemporaine.





Jeanne de Cambry (1581-1639), ermite à Tournai.

Jeanne de Cambry mérite une place égale aux grands mystiques du siècle. Mais son éclat fut voilé parce qu’elle vécut à l’écart des principaux centres urbains et adopta le mode de vie érémitique en voie de relative disparition dans les cités du XVIIe siècle catholique post-tridentin : on le jugeait trop indépendant.

De fait, si son frère n’avait édité ses œuvres, cette figure aurait totalement disparu à notre vue, selon la règle propre au vivier des mystiques : on en repêche seulement quelques-uns grâce à quelque heureux hasard ou au contemporain qui a jugé le texte important. Ainsi Marie de l’Incarnation (du Canada) furent sauvée par son fils dom Claude Martin, madame Guyon fut éditée par Pierre Poiret…

Jeanne de Cambry est représentative d’un érémitisme citadin proche d’une vie béguinale qui s’étiole mais n’a pas encore disparu. Née à Douai en 1581, elle entre aux Augustines de Tournai à vingt-trois ans ; nous la retrouvons prieure de l’hôpital de Menin à quarante ans ; à quarante-quatre ans elle entre dans une récluserie contigüe à l’église St André située dans un faubourg de Lille. Elle y meurt en 1639 âgée de cinquante-huit ans735.

Ayant formé autour d’elle un cercle de « chères âmes736 », elle s’adresse à des laïcs737 comme à des ermites738, et n’hésite pas à conseiller les directeurs739. Elle a lu Ruusbroec et Catherine de Gênes, outre des auteurs plus anciens. Un abrégé de sa vie fut écrit par son frère740.

Ses ouvrages, que l’on trouve rassemblés en un fort volume rare paru à Tournai741, mériteraient d’être partiellement réédités. Elle exprime de façon fine et très personnelle une vie mystique qui conduit à l’amour divin. L’onction qui s’en dégage s’accompagne d’une grande clarté et génère une grande paix. Des citations ne peuvent que trahir une œuvre dense et riche en aperçus très originaux. En voici pourtant quelques extraits :

Dans le Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu, elle pose Dieu présent en tout, et cette présence est la source de l’élan d’amour vers autrui :

Nous devons toujours penser que Dieu est partout, comme de vrai il est. Car il n’y a nulle créature, tant raisonnable qu’irraisonnable et insensible, que Dieu ne soit en chacune ... soit que nous regardions en haut, soit que nous regardions en bas, soit que nous parlions à quelqu’un, nous devons toujours considérer comment Dieu est en telle créature : et quelquefois en tirer une affection d’amour, voyant que Dieu est ainsi toujours avec nous… [12]

La recluse, qui écoute les offices de l’église Saint André, propose une belle analogie musicale sur l’unité harmonique dans la diversité des parties instrumentales :

Si c’est quelque musique, on peut considérer ... la diversité des parties ... des instruments ... il semble qu’il y ait tant de différence les uns aux autres ; néanmoins tous font un si bel accord, qu’il semble que ce ne soit qu’un. Ce que nous peut représenter la gloire des bienheureux. [13]

L’union est assurée par l’exercice de l’amour :

Car l’amour de Dieu est Dieu même [...] [16] et lors notre Dieu par sa bonté reçoit notre volonté avec la sienne et les unit tellement par un lien d’amour et de grâce, que nous pouvons dire avec joie et extrême contentement : ‘Je ne puis plus faire ma volonté mais celle de mon Dieu, parce que je n’en ai plus’. [...] [17] Afin de ne nous figurer une totale union avec le divin, qui ne serait cependant qu’imaginaire et une semence de notre propre complaisance [...] toujours avec une allégresse d’esprit nous convient reconnaître notre pauvreté devant Dieu...

On retrouve l’insistance d’un Ruusbroec sur le contentement, l’allégresse, la joie et la liberté. Faisons tout avec « joie d’esprit ; car c’est cette joie qui nous est très nécessaire. »

Le Traité de la ruine de l’amour-propre742 insiste dans son premier livre sur le tout faire par et en Dieu, et contre tout amour-propre :

Notre intention doit être si droite que ne devons rien faire pour quelque respect [39] que ce soit [...] seulement pour l’amour de Dieu, parce que Dieu le mérite.

Elle en arrive à une « supposition impossible » que l’on verra chez François de Sales ou madame Guyon :

Et même faut que notre intention soit que si Dieu nous mettait en enfer et qu’en cela Dieu fût glorifié, nous soyons plus content en ce que Dieu soit glorifié en notre punition [anéantissement] qu’en notre bien. [39]

L’anéantissement à la vue du Dieu seul n’est pas un vide au sens moderne :

Il n’y a contemplation si haute, que l’âme ne voit clairement son néant. Car tant plus elle voit Dieu, tant plus elle voit son rien. Et en cette vue, n’y a nulle opération active. [76]

Une intéressante précision est apportée quant à la façon de prier pour autrui :

…en la présence de Dieu, devons laisser toute forme et image corporelle de la personne pour qui nous prions, ni même réserver en notre imagination ou mémoire la diversité des personnes [...] [78] On peut en un moment prier avec telle efficace pour tout le monde, ne recevant en soi aucune impression pour la multiplicité des personnes mais comme étant tous en Dieu. [77]

Le « contentement sans pareil » de l’âme cheminant en affliction correspond à une expérience mystique précise vivement éprouvée en oraison d’un retournement du sens : « en ce rien Celui qui est tout est glorifié. »

Telle âme cheminant ainsi en vérité, ignore ce qu’elle fait. [...] Connaissant que d’elle-même elle ne peut opérer une seule bonne action. Mais que Dieu le fait en elle et par elle. Je dis donc que telle âme, soit qu’elle soit martelée, comme sur une enclume, par toutes sortes d’afflictions ; que quant à l’intérieur elle n’ait une seule minute de repos [...] se tient tellement serrée avec son Dieu [...][qui] lui parle plus familièrement que ne font deux amants [...] Elle l’écoute [...] voit au fond de son esprit [...] la vérité de son néant en la vérité de Celui qui est tout. En quoi l’âme reçoit un contentement non pareil, de voir qu’elle n’est rien, qu’elle ne peut rien et qu’en ce rien Celui qui est tout est glorifié. [79]

Suivent de fines discriminations sur les lumières et sur la soumission ou sur le comportement souhaitable pour éviter des difficultés à l’âme dirigée. Elle définit ensuite la foi nue du chrétien intérieur :

Quant à la foi nue, elle ne consiste pas seulement à croire tout ce que dessus [ les enseignements de l’Église]. Mais encore à croire avec grand amour, tout ce qu’il nous advient. [105]

Laissant de côté les subtiles distinctions elle conclut sur

…une extrême accointance entre ces trois, oraison, contemplation et amour. De sorte qu’à grand peine, se peut-il dire quelque chose de la contemplation qui ne convienne de même à l’amour et à l’oraison. [112]

Le second livre du Traité reflète probablement ses propos oraux commentant mystiquement des passages du Cantique des cantiques :

‘Lève-toi, hâte-toi...’ Dieu le créateur invite l’âme fidèle à s’élever par dessus soi et ne plus s’arrêter aux vertus morales mais de s’élever aux vertus surnaturelles ... Car jusqu’à présent elle a coopéré ... Mais désormais, Dieu veut Lui seul opérer et agir. [156-158]

‘Prenez-nous les petits renards...’ 743 [...] en la divine contemplation [...] elle y découvre [162] aussi, jusqu’à la plus petite tache, de ses péchés et imperfections naturelles. Il n’y a si petite macule en son âme, qu’elle n’aperçoive en cette pure lumière.

‘Je trouvai celui que mon âme aime.’ [...] ceci se fait par une nudité et délaissement de toutes ses propres opérations et recherches [...] lors au moment que l’âme et ses puissances sont anéanties [170], par cette abyssale humilité, cet esprit, partie suprême de l’âme, vient à s’envoler plus vite qu’un éclair, ou plus vite que le rayon du soleil, jetant sa brillante lumière en quelque lieu, lors que les obstacles en sont ôtés[...] retournant à lui comme à son centre ; car Dieu est vraiment le centre de notre âme.

Au livre suivant, après une longue description de la nuit mystique, elle indique comment Dieu donne des forces pour supporter sa nuit ou l’amour divin…

Si l’âme n’était immortelle, elle ne pourrait subsister en être durant ces angoisses surnaturelles qu’elle endure par la privation de la présence de son Dieu …

Une similitude le fera entendre. Si l’on versait de l’eau fort chaude dans un verre, il se briserait soudain en pièces. De même l’amour divin, qui est plus chaud et brûlant que toute chaleur terrestre, étant bien engravé au cœur de l’homme, qui est mortel : s’il n’était secouru des grâces surnaturelles, il se briserait plus promptement que ne fait le verre […] [240]

Deux sortes d’anéantissements, l’un vers Dieu, l’autre vers les hommes. Envers Dieu, se reconnaissant un rien, qui ne peut faire une bonne œuvre sans la grâce [...] Envers les créatures [242] […] avec cette croyance d’être indigne de servir.

Le dernier livre traite de l’union et de la transformation en partant de l’Évangile ou du Cantique :

‘Mon bien-aimé est descendu en son jardin...’ [255] Il ne faut pas penser, chères âmes, que le repos dont jouissent ceux qui sont parvenus à cet état dernier de perfection, soit un sentiment intérieur de quelque douceur en l’oraison, ou autres opérations esquelles la nature s’arrête et se complaît [...] [mais] pureté de conscience, où l’âme voit par une lumière intérieure que notre Dieu lui donne, que tout ce qu’elle a passé au chemin précédent, si étrange et inconnu qu’il lui semblait être abandonnée de Dieu, était pour sa perfection. Elle connaît maintenant la vérité de tout et comment notre Dieu lui a envoyé ces calamités par un grand amour.

‘… les pauvres d’esprit, pour ce que le royaume de Dieu est à eux’ 744 […] [257] Ceux-là sont pauvres d’esprit, qui sont tellement mortifiés et anéantis, qu’en toutes leurs actions, ils ne cherchent, ni ne veuillent rien plus opérer qu’en Dieu et pour Dieu ; tant ils sont aliénés de ce qui n’est pas Dieu, et d’eux [...] [quoique] que ces âmes soient pour le présent privées de la claire vision de Dieu, propre aux bienheureux ; si est-ce qu’en leur intérieur ils ont une lumière continuelle, qui les guide en toutes leurs actions et opérations. … ils ont plus Dieu en eux-mêmes qu’ils ne sont en eux-mêmes.

‘…celle qui apparaît comme l’aube du jour, belle comme la lune...’ 745[263] sa lumière paraît seulement la nuit. Et l’âme parfaite reluit entre toutes les autres ; mais en la nuit de ce monde.

Exprimé en termes rares, l’achèvement de la purification permet d’aller, allégé, dans un grand élan…

[…] plus vite que la pierre qui [...] vient à descendre en bas, rompt et foudroie tout ce qu’elle rencontre pour retourner à son propre centre. Je dis plus, que jamais oiseau ne peut voler si vistement746, ni trait d’arbalète se porter si roidement à son but, que l’âme étant détachée de soi-même retourne à son Dieu. [268]

Du zèle dont ces âmes sont embrasées […] De tant plus que le soleil vient à jeter ses clairs rayons brillants sur quelque terre cristalline, icelle recevant sur soi ses lumineux traits, vient par même correspondance et sympathie à produire de ce cristal quelque rayon qui semble regarder et rejaillir vers le soleil. Ce que néanmoins n’est autre chose que les mêmes rayons du clair soleil [...]

Mais quels sont ces rayons, sinon la charité qui vient de Dieu en l’âme et par une même correspondance de l’âme à Dieu ? [295]

Le mariage mystique, dégagé de toute connotation humaine, supérieur aux « amants de ce monde », prend son vrai sens de force et persévérance gravées au plus profond de l’humilité même :

Si aux amants de ce monde, une heure, une nuit leur semble encore trop courte [...] que ne saurions parler bouche à bouche cinq à six heures à notre Dieu ? [307]

Quel est l’anneau […] signe de cette alliance ? C’est une intime force que Dieu grave au fond de cette âme, par laquelle elle demeure constante en une persévérance éternelle […] comme l’anneau d’épousaille est rond sans fin […]

Non qu’elle demeure impeccable, mais […] demeurant aux limites de son néant et humilité par laquelle elle s’est disposée à cette alliance […] car l’humilité, c’est le fond, le milieu et la fin sans laquelle on ne peut rien acquérir. [310] 747

Le Flambeau mystique748 fournit une description d’étapes de la voie spirituelle tout en insistant sur la variété des âmes et de leurs chemins :

Lorsqu’il plaît à Dieu de retirer l’âme de cette voie de soustraction, pour la mettre en un état de nouvelle union de paix et repos avec son Dieu. Cela se fait tout à coup par la seule opération divine, en sorte que l’âme voit lors que ç’a été Dieu, qui l’a de sa seule volonté laissée en ces horribles ténèbres [22] […] Elle sera jouissant quelques années de cette parfaite union. Le père directeur se doit autrement comporter en la conduite de son disciple en cette seconde voie illuminative, qu’en la première [...] [encourager] une profonde humilité, pour la disposer toujours à de nouvelles grâces, dont le propre est de rendre l’âme humble. [23]

La Lamentation de l’âme captive ferme l’œuvre publiée sur ce qui s’apparente à une confidence :

Ce grand Dieu immortel est tellement transporté de l’amour d’une âme qu’il l’aime de tout son cœur [...] l’embrassant dans son sein miséricordieux [...] Il lui dit [...] ‘ Toutes ces grandeurs sont tiennes, toutes ces délices te sont préparées pour une éternité [...] soyez toute à moi, je suis toute à toi ’ : paroles de Dieu si pénétrantes, que l’âme lui ouvrant son cœur lui offre sa vie, se déclare être toute à lui, en sorte qu’il semble que le cœur se fonde de joie, de liesse et d’amour. Et de fait il advient quelques fois dans ces accès d’amour si violents, dans ces caresses de son Dieu, qu’elle en a le cœur blessé et en sent une douleur incroyable.

L’âme voudrait bien lors [...] faire quelque présent [...) mais elle se voit si pauvre [...] qu’elle ne sait que [...] lui présenter son amour [...] il faut qu’elle cache ces secrets [...] et voilà encore un effet de notre servitude en cette vie, que le cœur souffrant la blessure de l’amour divin, a besoin de se dilater, la charité qu’elle a au prochain, [40] voulant se communiquer, elle ne trouve personne, ou du moins peu qui l’entendent, mais beaucoup attribuant et comparant son amour vers Dieu à l’amour charnel, d’où l’on prend mille sujets de mocquerie ; et par ainsi il faut que ces âmes tiennent ces flammes cachées dans leur cœur par contrainte et violence, pour [à cause de] l’incapacité des créatures...

Hubert Jaspart (1582 ~1655), prêtre ermite de Mons.

Né à Mons, ordonné prêtre, Hubert Jaspart commença à mener la vie érémitique avant 1632, au bois du Tilleul près de Maubeuge. Puis il obtint en 1643 la collation de l'ermitage Saint-Barthélemy, près de sa ville natale. Il y vivait encore vers 1655 ; un successeur apparaît au même ermitage en 1658.

L’analyse par A. Derville749 du court traité de la Solitude intérieure750 convient à d’autres spirituels « abstraits » et associe avec justesse les thèmes d'unité, d'humilité, de conformité, d'anéantissement :

« La doctrine de Jaspart est une spiritualité du retour de l'âme à l'unité de l'essence divine à laquelle participe ontologiquement le fond de l'âme ; elle s'appuie fré­quemment sur la théologie négative. Ce retour de l'âme à l'unité de l'essence divine est vécu ... en un « regard conti­nuel » vers la seule volonté de Dieu ; ce regard est «  intérieur », dirigé vers le fond de l'âme où est Dieu ; il est parfaitement compatible avec les activités exté­rieures et les occupations intérieures.

« Mais l'homme ne peut acquérir ce regard et s'y maintenir que dans l'humilité radicale, laquelle s'origine dans la connaissance du néant de l'homme, et dans la conformité à la volonté de Dieu par l'anéantissement de la volonté propre. Alors est possible ce regard intérieur simple, fixé sur Dieu seul simple en son essence.

« Jaspart prend soin de préciser que ce regard doit être, autant que possible, exempt de toute idée, conception ou imagination des choses transitoires, même des plus saintes et des plus élevées sur ce qu'est Dieu, «car Dieu est tellement simple en son essence [...] que l'âme [...] ne doit retenir ou se servir de quelques pensées, conceptions [...] de Dieu [...] ou de sa volonté, puissance, unité ou trinité, etc., parce que toutes ces images, pour déiformes qu'elles soient, ne sont pas Dieu même » [82-83]. Le regard n'est vraiment simple que lorsqu'il n'est plus le regard de l'âme, lorsqu'il n'est plus « sien, ny envoyé d'elle […] mais tiré hors d'elle par un regard que Dieu tient sur elle et en elle. Dieu est dans notre âme et est plus notre âme que notre âme même. » [85]

Le spirituel est décrit comme

… se revêtant de la volonté de Dieu [...] la sienne […] ne se réservant ni esprit, ni désir, ni volonté pour sainte qu’elle soit [...] les laissant écouler dans celle de Dieu, et se glisser, perdre et anéantir elles-mêmes de bon gré dans cet abîme, comme une goutte d’eau dans la mer. [73] Vivant dans cet abîme d’anéantissement de soi-même, de tout ce qui les touche [...] et de tout ce qui est dans l’univers, comme dedans Dieu même.

Se formant dans ce mutuel regard, une unité ou ressemblance de choses entre l’âme et Dieu, par cette étroite et amoureuse unité d’esprit et de volonté, Dieu et l’âme étant faite une même chose.[ ...] Vivant de Dieu et avec Dieu, comme le charbon vit au feu, du feu et [77] avec le feu[…] ne trouvant plus rien en soi, à soi-même, pour le donner à Dieu, se trouvant soi-même dedans Dieu et à Dieu […] ne paraissant non plus que la clarté des étoiles dans la lumière du soleil.

De même l’âme est

… exempte non pas seulement des vues conceptions et imaginations des choses transitoires, mais aussi des plus saintes et spirituelles, qui ne sont pas Dieu. Car Dieu est tellement simple en son Essence, et éloigné de toutes formes et images que l’âme dans la pratique de son regard en Dieu seul, ne doit retenir ou se [83] servir de quelques pensées, conceptions, images ou formes de Dieu tant subtiles et célestes qu’elles puissent être […] L’infinie essence de Dieu ne reçoit pas de grandeur ni de petitesse […]

Ni encore moins penser à Dieu ou le désirer comme étant absent, ailleurs, ou plus haut que dans elle […] c’est une imperfection qui empêche la simplicité de ce regard intérieur, qui provient de son peu de foi, ne croyant pas qu’elle a en soi ce qu’elle cherche hors de soi […] Donc le remède pour dissiper ces ténèbres qui empêchent la pureté et simplicité de ce regard de l’âme en Dieu seul, c’est le [85] même regard de l’âme en Dieu dans une très simple et très intime croyance qu’elle est en Dieu et Dieu en elle, regardant Dieu par le même regard que Dieu la regarde. Son regard n’étant pas sien […] Dieu est dans notre âme et est plus notre âme que notre âme même […]

Alors que le sensible deviendra dans les siècles suivants la pierre de touche de l’expérience mystique, il s’en écarte nettement : 

Sec et aride que nous soyons [...] nous pouvons toujours former un acte de conformité de notre volonté à la sienne, encore [...] que nous ne la sentions point. [104]

Elle [l’âme] n’a besoin que d’amour et de fidélité pour se résoudre de ne jamais rien dire ni rien faire sinon ce qu’elle croira être la volonté de Dieu […] et par cet anéantissement de soi-même elle entrera plus avant dans la lumière, connaissance et jouissance de ce Regard intérieur et de Dieu même […] ne vous arrêtez pas en cette petite pratique jusqu’à ce que toutes vos volontés, désirs et intentions, toutes vos œuvres et actions, toutes vos peines et souffrances corporelles et spirituelles soient changées en la volonté de Dieu, et que vous ne sentiez plus ni vos volontés, ni vos œuvres ni vos peines et vos travaux comme vôtres mais comme la volonté de Dieu, la vôtre étant faite de celle de Dieu [147] en toutes choses, laquelle est si charmante à l’âme qui la peut regarder et bien goûter, qu’elle la ravit et l’enivre de son esprit […] comme si Dieu occupait son être et sa vie […] laquelle l’âme peut bien regarder, sentir et goûter, mais non pas s’arrêter en ce goût ni se reposer en ce sentiment, et [148] contentement mais en la seule volonté de Dieu. Au contraire se trouvant sans goût et sans cœur pour parler à Dieu, encore moins pour se donner à lui, s’imaginant qu’elle ne fait que mentir en disant : Non pas ma volonté etc. Elle ne doit point pour cela ni pour toute autre raison, quitter sa pratique […] le goût n’y est pas nécessaire.



Maintien de la règle de saint Augustin

La vie canoniale.

Les « chanoines réguliers » désignent des groupements de prêtres consacrés au service d’églises particulières, liés par la règle souple de saint Augustin. L’apostolat franciscain et dominicain, en contact plus intime avec le peuple, précipita leur déclin, de même que le développement d’universités rendait inutiles les écoles qu’ils animaient. Il y eut cependant de brillantes exceptions : la communauté de Ruusbroec et de la congrégation de Windesheim, dont l’effet demeure vivant jusqu’à J. Monbaer (1460-1501), avant d’être relayé par la chartreuse de Cologne et par les jésuites ; le renouvellement en France de la vie canoniale par saint Pierre Fourier (1565-1640), par Alain de Solminihac (1593-1659) dans le sud-ouest, par Charles Faure (1594-1644) ; enfin le foyer constitué par l’abbaye de Saint-Victor à Paris. Ces exemples montrent qu’une place était utilement remplie par les chanoines entre le monachisme traditionnel et les ordres nouveaux ouverts sur la société civile751.

Des liens existaient avec les ordres ayant une vocation similaire d’apostolat, liés par la même règle augustinienne, tels les chanoines de saint Norbert ou prémontrés qui voulaient restaurer l’idéal de vie canoniale752, les ermites de Saint-Augustin ou augustins, illustrés par Luis de Leon, le théologien qui défendit Thérèse753.

Nous choisirons deux figures attirantes : une augustine, un prémontré.

Antoinette de Jésus (1612-1678)

Antoinette Journel fut mariée à quatorze ans. Elle pratiquait de grandes austérités, mais surtout une grande charité. Bremond, ébloui, nous expose le cas inhabituel suivant : un soldat qui avait volé son capitaine fut attaché à la queue du cheval de ce dernier et ses mains enflèrent ; puis il fut suspendu au plus haut d’un râtelier et on le laissa ainsi passer toute la nuit avec défense à tous ceux de la maison (de notre héroïne) de l’aller délier. Celle-ci « se coula adroitement dans l’écurie, où se courbant contre terre elle invitait ce misérable à poser ses pieds sur son dos … on la trouva enfin dans ce lieu » et dans cette posture, entreprenant la conversion du malheureux…. Devenue veuve, Antoinette entra à vingt-cinq ans chez les augustines. Des écrits qui ont échappé à la destruction ordonnée par la supérieure nous révèlent une âme limpide et libre754 :

Je reconnus bien mon appel et ma vocation … par un effet plus clair que le jour, qui me faisait ressentir que les desseins de Jésus sur moi étaient de me donner part à la vie intérieure, qui est son esprit, qui semble devoir prendre tout usage de moi-même, et y être comme principe de ma vie, me tenant en unité avec Jésus, et que cette opération ne dépendait pas de la Croix, étant un effet d'esprit pur. Enfin je voyais que Jésus ne m'appelait pas à ses amertumes intérieures et extérieures, mais à la pureté de son esprit, qui est essentiel à lui-même, pour être en unité avec lui. Jamais je n'avais vu telle chose, cela ne s'occuperait pas parler lumières extraordinaires, mais comme une vérité qui s'imprimait dans mon âme, et qui enlevait tous les doutes et soupçons que j'avais de ma disposition. […]

La première journée de nos exercices s'est passée dans une paix intérieure et des sens si profonde, qu'il semblait que la paix était fondue en moi, sans qu'aucune chose l'altérât un tant soit peu, me trouvant dans un vide de tout, et sans aucune application ni discernement particulière d'aucune chose de Dieu ni de la mienne, mais seulement perdue dans un océan de paix, je demeurais dans un profond silence, sans vue ni discernement. […]

La deuxième journée s'est passée dans la même disposition de paix et de silence intérieur, qui ne put être interrompu d'aucun acte ni opération de l'âme, et semble que toute capacité me soit ôtée, me trouvant sans amour et sans discernement ; [371] bref il me semble que tout soit cessé, et il ne me reste plus qu'un abîme de paix, dans laquelle je suis toute perdue et rassasiée, et passerais la journée dans ce silence, qui me possède toute, sans discernement et aucune opération.

Le troisième jour […] Les effets semblent opérer sur le corps aussi bien que sur l'esprit, […] Jusques à la moelle des os, pour sanctifier toute la substance, d'où procède une grande pureté dans la sensibilité naturelle qui reste toute nette et épurée. […]

Le quatrième jour je me suis trouvée intérieurement et extérieurement dans un océan de paix incroyable, et l'occupation intérieure si grande qu'elle possédait tout, si simple qu'elle m'ôtait tout discernement, ne voyant ni Dieu ni moi-même755.

Elle se livre ainsi vingt années plus tard :

Plusieurs années se sont passées en cet état, qui semblait à force de m'avoir plongé en Lui actuellement, avoir formé une habitude de vie en Lui en unité d'esprit. Je pensais y passer ma vie, lorsque par l'ordre et la conduite du père Marin […] Il m'ordonna de sortir de ce bel être et de ce saint adorable, pour me plonger dans mon néant, plus propre et convenable à mon état de pécheresse ; tout au même temps sans peine et répugnance, je me laissais fondre dans cet abîme, et par une étrange métamorphose l'obéissance me retira du sein de Dieu pour me plonger dans le sein du néant, où j'ai demeuré abîmée plus de trois années, […] Ce fut un coup de mort pour moi, puisqu'il me chassait de ma vie : mais à présent les longues années de privations que j'en porte, m'ont fait dans [381] la suite des temps voir que c'est un coup de Dieu, qui m'a mis dans le néant pour régner en moi plus purement. […] Depuis un an ma disposition a changé dans nos exercices ; je me suis sentie tirée à perdre la vue de mon néant, pour entrer dans le pur regard de Dieu, par une opération forte qui ruine tout en moi, pour faire place au règne de Dieu,[…] sans mélange […] tout étant anéanti pour moi […] [382]

Je ne puis pas vous exprimer le fond de paix que Dieu établit dans mon âme depuis plus de vingt ans ; il est vrai qu'autrefois elle souffrait quelque altération par de certaines petites craintes scrupuleuses, [385] mais depuis sept ou huit ans la paix ainsi puissamment établie dans les sens, que tout est paix, et que rien n'altère ; quelque fâcheux événement qu'il arrive, je regarde Dieu plus que l'effet, et la peine se dissipe, et Dieu seul demeure, ne m' étant pas permis de raisonner ni écouter la sagesse et la prudence humaine, et je souffre sans dire mot les choses fâcheuses auxquelles je ne puis remédier, sans en dire mes sentiments à personne, me contentant que Dieu voit tout, et que sa lumière et sa conduite est bien éloignée des nôtres ; et ainsi quelque chose qu'il arrive dans la vie qui soit choquant pour les sens et la raison même, mes sens et ma raison périssent devant Dieu, et je demeure toujours ainsi dans la paix, sans raisonner où je n'ai que faire, souffrant doucement et en silence. […]

Cette sainte liberté tient mon esprit élevé au-dessus de toute chose, et me laisse en pouvoir de tout dire dans une simplicité si sainte que je n'y réfléchis point. Ah ! [386] sainte liberté, heureux ceux qui vous possèdent!

Je me sens l'esprit net, dégagé, et qui ne tient ce semble ni au ciel ni à la terre, qui ne veut ni ne peut vouloir que Dieu seul ; plus de créatures, plus rien de créé pour moi, lui seul me suffit d'une manière que lui seul connaît. Pour ce qui est de mon intérieur, je n'ai rapport à personne, et depuis que Dieu m'a déchargée de la conduite des créatures, je me suis jetée à Lui seul (c'est qu'elle avait été quinze ans de suite maîtresse des novices,) dans la séparation de tout, m'appliquant seulement aux emplois que la sainte religion me donne. Celle du Tour 756 où je suis depuis si longtemps, est une des plus extérieures et divertissantes, n'ayant pas un moment dont je puisse disposer, et toujours en action ; et cependant je reçois des secours de Dieu si puissant, que quelque occupation pressante que j'y ai, le dedans de mon âme et aussi paisible et calme dans mon divertissement, que si j'étais seule […]

Enfin Dieu est Dieu, et seul mérite tout ; le temps qui est pas employé à son service, est perdu. Je voudrais ne soustraire aucun moment ; attendons de [397] sa miséricorde le reste ; il faut lui sacrifier tout, jusqu'aux désirs de notre cœur, qui semblent les plus purs et désintéressés. Il demande un prodigieux vide, puisque la pureté de son amour ne peut souffrir le moindre de nos mouvements, non pas même ceux qui semblent aller à lui, et que plusieurs croient être de la grâce. […]757

Épiphane Louys (1614-1682), prémontré.

Nicolas Louys entre à dix-sept ans chez les prémontrés de Verdun, puis à partir de vingt-quatre ans enseigne la théologie à Falaise en Normandie (il cite souvent les « mystiques de l’ouest » : Bernières, Renty, Jean de Saint-Samson), puis cinq ans plus tard on le trouve à Genlis près de Dijon. Il « commence à jouer un rôle important dans le gouvernement des prémontrés de l’Antique Rigueur réformés par Servais de Lairuelz », fait des séjours à Rome, enfin après diverses charges est élu prieur d’étival en 1663 (on le désigne souvent sous ce nom).

Il aide à l’établissement des bénédictines de Toul, entre en relation étroite avec Mectilde du Saint-Sacrement /Catherine de Bar et compose pratiquement la totalité de son œuvre pour les religieuses de ses fondations. Il cite, outre les figures déjà nommées, les « anciens » Harphius et Ruusbroec, le récent Jean de la Croix, mais aussi Malaval, ce qui le fit critiquer par Nicole758.

Dans ses Conférences mystiques759, il explique nettement à ses dirigées la nature de la contemplation du simple regard, sujet qui sera abordé également par dom Claude Martin (fils de Marie de l’Incarnation du Canada ; nous lui consacrons une section prochainement). Épiphane montre comment se réconcilient passiveté et activité car l’âme agie par Dieu est active et efficace dans la vie pratique.

La contemplation [...] consiste à nous rendre Dieu présent par un acte de foi. Il est en nous-mêmes, Il est hors de nous, Il est en tout lieu, Il est hors de tout lieu, c'est le Centre de tous les êtres. Après avoir fait cet acte de foi notre esprit se plonge dans un profond silence [...] [13] C'est ici où cessent tous les raisonnements, il faut demeurer dans ce simple regard autant de temps qu'il sera possible sans rien penser, sans rien désirer, puisqu'ayant Dieu, nous avons tout. [...] [16] ce n'est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité, mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi, qu'il est partout, et qu'il est tout.

Il faut excepter la contemplation surnaturelle et infuse [...] L'on appelle le simple regard, l'œil simple, parce que l'âme se voit comme un ciel extrêmement net, et qui n'est embarrassé d'aucun nuage dans un plein midi, lorsqu'ayant effacé toutes les images et les différences des choses créées, elle est inondée d'une clarté très pure et uniforme. Les autres disent que ce simple regard est un admirable et saint loisir de l'âme, parce qu'alors elle est unie à Dieu ; et faisant cesser toutes les productions de la fantaisie, de l'entendement, et même de la volonté sur tous les objets qui ne sont pas Dieu, elle s'abîme par la foi dans cet être infini qui est le centre et [20] la félicité de tous les êtres, qu'elle croit lui être intimement présent. Il y en a qui disent que c'est le repos mystique de l'âme, parce que le repos est un désistement ou une cessation d'un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait, ou qui nous tenait dans l'inquiétude. L'âme s'étant retirée de l'affection à toutes les créatures, adhère intimement en son fond et en sa volonté à Dieu seul, dans lequel et avec lequel elle trouve toute la quiétude et la joie qu'elle désire. Jusqu'à tant que l'âme ait trouvé son repos en se plaçant de la sorte en Dieu, elle est dans une agitation continuelle.

Vous ne faites pas cette aspiration pour parler à Dieu, mais pour vous mettre dans un recueillement qui vous donne le moyen d'entendre ce qu'Il voudra vous dire. [34]

L'on ne goûte rien, l'on est sans rien, et l'on ne sait où l'on est. L'esprit ne se cherche pas, et il est content de demeurer dans l'ignorance de la manière de se trouver, et de l'usage de se mettre en peine pour en apprendre des nouvelles : toutes les puissances, les opérations, les applications sont noyées dans la profondeur impénétrable de l'amour divin, comme qui seraient submergés au fond de l'eau dans la mer, sans pouvoir de quelque côté que ce soit ni toucher, ni voir, ni sentir autre chose que l'eau. [370]

Les plus saintes images font un milieu entre Dieu et l'âme, et empêchent la parfaite union ; et partant l'homme qui souhaite cette union, dès qu'il se sent élevé par un grand feu qui l'enflamme de l'amour de son bien-aimé, il doit effacer toutes les images et les figures pour entrer promptement dans le Saint des Saints, et dans le silence intérieur où l'âme ne parle ni n'opère, et où il n'y a que Dieu seul qui agisse ; l'on y voit que l’opération de Dieu, et l'homme ne fait que se prêter pour souffrir ce que Dieu y veut faire. [373]

Une grande mystique de notre siècle, c'est la Mère Anne Rosset de la Visitation (en la lettre circulaire sur sa mort) : « mon attrait et mon instinct intérieur, si j'en ai, ou si j'en sais connaître, me porte plutôt à n'avoir rien, à ne rien faire, même à ne pas regarder si je puis ou si je dois faire quelque chose ; mais à marcher à l'aveugle, et à me perdre tellement en Dieu, que même je ne m'amuse pas à voir que je me perds, et comme je me perds, ou [376] comme Dieu même me perd. Aussi ai-je mes puissances si liées que je ne m'en puis servir en aucun temps, pour faire des actes intérieurs ; et je ne suis jamais en plus grande paix en ma position supérieure, et je ne suis jamais mieux dans mon centre, que quand je me laisse pleinement à la merci de cet attrait de ne rien faire, et de ne m'effrayer de rien faire. Il m'est avis que quand une chose est perdue, celui qui l'a perdue ne la voit plus et ne s'en sert plus ; de même quand l'âme s'est absolument abandonnée et donnée à Dieu, s'abîmant en Lui sans réserve.

Ces personnes (des doctes) croient qu'elles (des religieuses) ne font aucune chose étant en l'oraison que de faire cesser leurs actes, et par conséquent qu'elles sont oisives. Mais si elles leur disaient : Dieu opère en mon âme, et afin de donner lieu à Son opération, je veux me tenir en repos, de peur de la troubler par ma trop grande activité, soit d'entendement ou de volonté, on n'aurait pas de peine à comprendre comment on n'y est pas oisif. [386]

Nous avons tant d'habiles mystiques qui disent qu'il faut y porter tout le monde [à l'oraison du simple regard], même les commençants, parce que comme il n'y a rien de plus élevé que de se tenir continuellement en la présence de Dieu en nudité de foi, et dans un détachement général de tout le sensible et même des actes intérieurs, aussi il n'y a rien de plus sûr ; c'est pourquoi ils veulent que par charité et par justice on doit convier tous les hommes à entrer dans un chemin qui va très certainement à Dieu, et avec plus d'assurance qu'aucun autre. [421]

Enfin l'âme se réduit par cet exercice à une admirable simplicité et nudité, évacuant tout ce qui est du sens, des fantômes, des images, de toutes sortes d'opérations, non seulement de la raison humaine, mais encore de celle qui est éclairée de la foi, comme aussi les productions de la volonté ; et cette simplicité, cette nudité, c'est ce que nous appelons mort et anéantissement. [453]

Comme une affaire se présente, on la commence sous la bénédiction de Dieu, on y emploie [461] l'attention et le temps que la chose requiert. Quand elle est faite, la même espèce en représente une autre, laquelle on fait dans les mêmes circonstances sans que le souvenir inutile de la première revienne en faisant la seconde, et on continue de cette sorte tout le jour. N'est-il pas bien juste de croire cela de la bonté infinie de Dieu : Il a promis que qui perdrait son âme la trouverait.

Permanence de l’ordre bénédictin

La Tradition. Congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur

Tout commença avec Benoît (~480 ~547), auteur d’une Règle qui établissait un régime très supportable si on la compare aux pratiques orientales des ascètes du désert760. Elle répartit l’emploi du temps  des moines de façon équilibrée : plus de huit heures de sommeil ininterrompu (moyenne, compte tenu de la durée variable des heures latines), quatre heures au plus d’offices, quatre heures d’étude incluant la lectio divina761, six heures au travail762. Rien d’austère, car « la vie monastique doit être accessible à quiconque veut chercher Dieu. » Par contre, le moine mènera une vie communautaire où « tout sera réglé par le menu, il n’y aura qu’à se laisser porter par la grâce divine, à se laisser régir par l’Esprit d’amour ». Ce qui rend l’exercice supportable et conduit à la paix, est un fort sentiment de la proximité divine, celui de l’appartenance de tous à un Corps mystique - les hôtes sont reçus comme le Christ en personne. L’action souveraine de la grâce induit une dépendance envers la bonté divine763.

L’invasion des Lombards, vers 581, ruine la fondation du mont Cassin ; catastrophe qui s’avère fructueuse puisqu’elle donne l’occasion à Grégoire (~540-604), chercheur de la « lumière incirconscrite764 » devenu pape, de faire rayonner l’esprit et la règle en Angleterre à partir de 596. Elle reviendra par la suite sur le continent et, encouragée en 802 sous l’autorité de Charlemagne, elle conduira à la réforme de Cluny à partir de 910. Offices et psalmodie se multiplient. Deux mille monastères sont affiliés à l’époque d’Hugues (1049-1109), mais la décadence de cette grande machine centralisée est rapide765, tandis que Bernard (1090-1153) entre à vingt-et-un ans à Cîteaux avec une vingtaine de compagnons et établit l’école cistercienne, illustrée par son ami Guillaume de Saint-Thierry.

Les bénédictins connaissent l’alternance de déclins et de réformes propre à tous les ordres. La réforme est entreprise en Europe du sud à Subiaco en 1364, à Valladolid en 1390, à Montserrat, monastère agrégé en 1492, où Garcia Ximenez compose l’Exercitatorio de la vida spiritual. Elle se manifeste en Europe du nord à Bursfeld à partir de 1434 ; ce monastère entretient des rapports avec la congrégation de Windesheim et avec des chartreux, puis influe sur des communautés allemandes766.

La Réforme casse le monde cloîtré dans toute l’Europe du nord. Certains bénédictins émigrent, tel l’anglais dom Baker (1575-1641) que nous allons mettre en valeur. La Contre-Réforme facilite l’émergence de la congrégation lorraine de Saint-Vanne (approuvée en 1604), dont il faudrait évoquer les figures spirituelles : dom Philippe François, surtout dom Simplicien Gody, enfin dom Benoît Dard.

De la congrégation de Saint-Vanne sort en 1618 celle de Saint-Maur (approuvée en 1621), qui groupera 191 monastères à la veille de la Révolution. Dom Tarisse en est le premier supérieur, puis s’illustrent les noms de Claude Martin (1619-1696), Jean Mabillon (1632-1707), François Lamy (1636-1711), Jean-Paul du Sault (1650-1724). Si dom Tarisse est un ascète qui crée une ferveur - l’office divin, solennel, durait de six à sept heures –, si une « certaine âpreté fait pressentir le jansénisme », Claude Martin et peut-être François Lamy, proche de Fénelon lors de la querelle du pur amour, sont des mystiques (la notice mettant en valeur dom Claude suivra celle de dom Baker).

La restauration aura lieu dans la continuité, à Solesmes, fondé en 1833 par le prêtre Dom Guéranger. Il estimait « que l’ordre de saint Benoît … n’est pas une milice active, mais une école de vie contemplative […] afin d’habiter avec Dieu. »767. Dame Cécile Bruyère, fondatrice en 1866 de l’abbaye jumelle de sainte Cécile, était sensible à la mystique, et son ouvrage, La vie spirituelle et l’oraison d’après la sainte Écriture et la Tradition monastique (1899), utile au sein des cloîtres, mérite appréciation.

Cet excursus sur l’histoire bénédictine voulait illustrer la permanence d’un témoignage spirituel basé sur un mode de vie qui a prouvé un équilibre quasi-intemporel, car il est adapté à une minorité de chercheurs de Dieu qui se sont renouvelés d’âge en âge. Cette constance relativise, au niveau du vécu intime mystique, des particularités que l’on attache à tel ou tel siècle.

Évoquons maintenant trois figures de la mystique bénédictine.

Dom Augustin Baker (1575-1641)



Dom Augustin Baker fit ses études à Oxford puis à Londres et devint homme de loi768. Converti en 1603, il prit l’habit bénédictin en 1605. Il cacha cette identité à cause de la persécution des catholiques, et fit « valoir de hauts talents de légiste et d’antiquaire » ! En 1624 il est à Cambrai, aide le nouveau couvent de bénédictines anglaises. À la suite d’une controverse, il est envoyé en 1633 à Douai où il mène une vie retirée. Il rencontre de nouvelles traverses, rentre en Angleterre et « passe ses dernières années dans un isolement complet. »  

Baker traduisit en plusieurs volumes des œuvres réputées de Tauler. Il fit connaître en France The Cloud of Unknowing et The Scale of perfection de Hilton, ainsi que les Révélations de Julienne de Norwich. Le meilleur manuscrit de la version longue des Révélations, qui se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque nationale, a été publié en 1670 par Cressy, autre bénédictin. Ce dernier est le continuateur de l’œuvre de Baker qu’il rassembla et publia auprès de moniales anglaises de Douai, elles-mêmes copistes de manuscrits de Julienne de Norwich, lesquels passèrent peut-être auparavant par les mains de Benoît de Canfield769.

Baker lui-même fut très influencé par Constantin de Barbanson : le capucin d’origine rhénane fut quelque temps auparavant en relation avec l’abbesse de la Paix de Notre-Dame de Douai ainsi qu’avec les capucins de Flandre.

Se dessine ainsi un réseau anglo-rhéno-flamand : il reproduit celui, plus ancien, qui existait aux XIVe et XVe siècles, ce qui est bien normal compte tenu des liaisons permanentes par voies fluviales et maritimes entre la vallée du Rhin (incluant les Flandres) et la vallée de la Tamise. Cette relation naturelle surmonte même la division apparue entre catholiques et protestants dès lors que les Espagnols sont tenus à l’écart ; on retrouvera de nouveau, près d’un siècle plus tard, le chemin allant d’Écosse ou de Londres en France, passant par la Hollande : il sera parcouru par les disciples guyoniens et par leurs livres.

On n’oubliera pas l’influence de l’espagnol Antonio de Rojas, prêtre madrilène qui n’est connu que par ses livres, dont la Vida del espiritu… : « L’âme ainsi anéantie n’empêche point Dieu de faire tout ce qui lui plaira en elle. Qu’étions-nous, et où étions-nous avant que Dieu nous eût créés ? » Il fut traduit en français par Cyprien de la Nativité dès 1646 - et condamné en 1689 770. Il fut à la source d’un « quiétisme » qui imprégnait dom Baker et qui lui sera reproché :

« Baker stood accused of a form of quietism … this is undoubtedly a serious weakness in his thought … but he is, after all, writing for enclosed nuns … For him the spiritual life is a movement of love … he goes so far as to say that God cannot help but love us771. »

La Sancta Sophia de Baker, publiée à Douai en 1657, est traduite en français772. Il s’agit d’un manuel assemblé à partir d’opuscules, précis soigné de ses écrits, œuvre remarquablement claire et sans marque d’époque. Il se concentre sur la prière, et donc ne présente pas l’ensemble de la vie mystique en harmonie avec l’activité ordinaire. Baker propose des « exercices » - dont un fort beau, le premier -, dans son souci de donner des instructions s’adressant à toutes ses religieuses.

Il apparaît ainsi comme un représentant avisé de ce qu’il appelle le « second cercle », tandis que le premier cercle est au cœur de la vie mystique, où la transmission de la grâce divine se fait sans action de notre part, sinon d’acquiescement, et ne suppose pas l’aide de manuels (d’où la rareté de ses traces écrites). Le troisième cercle, celui de la méditation, bénéficie d’une littérature si abondante que tout ajout de sa part est jugé inutile. Il y range des auteurs connus (que nous n’abordons pas parce qu’ils sont plutôt spirituels que mystiques) :

Les auteurs qui n'enseignent et ne connaissent pas d'exer­cice plus élevé que la méditation divisent aussi toute la carrière spirituelle en ces trois voies : purgative, illuminative et unitive. Pourtant la perfection de leur doctrine et de leur pratique ne vise pas plus haut que la vie active qu'ils professent ; comme on peut le constater d'après les ouvrages de du Pont, Rodriguez, etc. Nous pouvons y joindre aussi Louis de Grenade. [77]

Baker laisse le soin des divisions raffinées à d’autres mystiques quand il s’agit d’état « plus relevés » se situant hors de son souci premier de directeur de moniales ; il les aborde cependant rapidement :

Aussi le R. P. Constantin de Barbanson, l'auteur si savant et si expérimenté de l'ouvrage intitulé : Les secrets sentiers de l'Amour divin, divise-­t-il tout le progrès de la vie spirituelle contemplative selon le progrès de la prière. Celui-ci (dit-il) comprend les degrés suivants 1° les exercices de l'intelligence dans la méditation ; 2° les exercices de la volonté et des affections sans méditation (exercices très impar­faits au début) ; 3° ensuite l'âme arrive à une perception expéri­mentale de la présence divine en elle ; 4° puis vient la grande déso­lation ; 5° à celle-ci succède une manifestation sublime de Dieu au sommet de l'esprit ; 6° de là, après de nombreuses alternatives de montées et de chutes (rencontrées aussi à tous les degrés), l'âme entre dans les voies divines, mais très secrètes, de la perfection. C'est cet ordre, plus naturel, plus conforme à la raison et à l'expérience, qui sera suivi dans son ensemble. Cependant le­s quatre derniers degrés seront réunis en un seul, et nous ne distinguerons que trois degrés de prière. [68-69]

Le second volume de La sainte Sapience passe subtilement de l’élévation de l’esprit vers Dieu, aux aspirations qui mettent en jeu la volonté, pour conduire par l’oubli d’elle-même et du monde extérieur au « pur vide » de la « divine union passive ». Il cite le  « sublime » Nuage d’Inconnaissance, montrant une grande discrimination dans son choix de mystiques anglais.

La prière peut se définir une éléva­tion de l'esprit vers Dieu, ou, plus précisément : C'est une mise en acte [actuation] de l'affectivité d'une âme intellectuelle à l'égard de Dieu, exprimant, ou du moins impliquant, une entière dépen­dance de Lui, comme Auteur et Source de tout bien. [12]

Pour rendre compte de ce qu'elles conçoivent quand elles fixent sur Dieu leur pensée, elles diraient seulement : Dieu n'est rien de tout ce que je puis exprimer ou penser, mais un Être infiniment supérieur à ces con­ceptions de l'esprit et absolument incompréhensible à une intelli­gence créée. Il est ce qu'Il est, et ce que Lui-même seul connaît parfaitement. Pour moi, je crois qu'Il est. Comme tel, je L'adore et je L'aime uniquement. [187]

Les affaires extérieures empêchent moins les aspirations que la méditation ou les actes immédiats, car, dans les aspirations, l'in­telligence n'est guère employée et, par conséquent, peut s'occuper assez facilement d'un autre objet. De plus, la volonté riche, débor­dante même d'amour divin, ne s'attache pas à ces occupations et, par conséquent, n'est pas distraite par elles. [190]

Maintenant, l'âme perd tout souvenir d'elle-même et de tous les objets créés. Elle ne garde de Dieu que le souvenir de son incom­préhensibilité absolue. Dans l'éloignement de toutes les créatures, le refus d'accepter toute image particulière et distincte de Dieu, il demeure dans l'âme et dans l'esprit un rien, un pur vide, pour ainsi dire. Ce rien a plus de valeur que toutes les créatures, car il est tout ce que nous pouvons connaître de Dieu en cette vie. Ce rien est le riche héritage des âmes parfaites, car elles perçoivent clairement combien Dieu est tout à fait différent de ce que nous pouvons saisir par nos sens ou par notre intelligence. L'état de ces âmes mérite d'être appelé « le nuage de l'inconnaissance » ou le « nuage de l'oubli » par l'auteur du sublime traité ainsi nommé. [193]

De nombreuses années, passées dans la mortification et les autres exercices intérieurs, ne purifient pas autant que quelques minutes de cette divine union passive. Ici, vraiment, l'âme sent parfaite­ment son propre néant et le tout de Dieu, et, par là, progresse étran­gement dans l'humilité et l'amour divin. Elle est unie à Dieu d'une manière immédiate, éclairée de sa lumière céleste, enflam­mée de son amour, au point de considérer toutes les créatures (et elle-même surtout), comme si elles n'étaient pas, et même comme des objets tout à fait odieux. En outre, il existe dans une âme bien des défauts secrets, si subtils, si intimes, qu'ils ne peuvent être ni guéris, ni même découverts, sans l'union passive. [210]

Quel est le but de ces grâces ? Il n'est pas assurément de procu­rer à l'âme un repos définitif dans la jouissance, ni simplement de la torturer par la désolation. Notre bonheur suprême n'est pas de recevoir, mais d'aimer. [217]

Les principales œuvres de Baker, dont les Directions…, assemblées par son disciple Dom Cressy (1605-1674) sous le nom de Sancta Sophia, ont été assez récemment rendues accessibles en anglais dans leur édition critique773.



Dom Simplicien Gody (1600-1662)



Dom Gody fit profession dans la congrégation de Saint-Vanne et mena une « vie sans histoire apparente », partagée entre Besançon, la région de Dole, Paris774. Ame sensible, poète, il est également un spirituel qui se manifeste indirectement, car tout bon moine se retranche discrètement derrière de nombreux auteurs : ici, Gody cite les mystiques anciens de Climaque à Blosius, puis Thérèse, Jean de la Croix, François de Sales, Condren… Nous citons le second traité qui conclut la Pratique de l’Oraison mentale, ouvrage rédigée à la fin de sa vie775 :

C’est l’Attribut divin que nous appelons Immensité, sur qui se fonde cette sorte de Contemplation dont nous traitons à présent. C’est la foi de la présence divine partout qui nous en ouvre la porte, qui nous y entretient, et qui nous y fait acquérir une merveilleuse paix, nonobstant toute l’obscurité qui s’y rencontre. [...] Et véritablement cette Foi, pour brune776 et obscure qu’elle soit, ne laisse pas d’être belle à merveilles, et pleine de lumière toute ravissante. (137)

Il se réfère à deux lettres du Père de Condren777 :

...Dieu veut vous tirer dans l’esprit de la Foi, et vous faire sortir de vos propres sentiments et pensées. De là vient qu’il vous semble que tout se perde, Dieu même, ce vous semble, parce que vos pensées se perdent. Votre âme doit dire lors « que vous voulez adorer Dieu dans son Esprit hors du vôtre. » Nos pensées ne sont rien... (139)

Il est bon que cette lumière trompeuse [de notre propre esprit] cesse en nous, et que nous soyons en ténèbres pour son regard, afin qu’à yeux clos nous nous donnions à Dieu dans sa lumière invisible et inconnue, et qu’avec patience nous le cherchions par la pure Foi et simple Charité dans sa propre vérité. Nous ne devons, pour conclusion, désirer ni ténèbres, ni lumières, mais Dieu ; et le chercher par la voie qu’il nous ouvrira sans satisfaction, et sans impatience. (140)

Dans la contemplation de Foi :

On y exerce l’amour fondé en cette Foi ; aussi fait-on dans les autres [espèces de contemplations précédemment abordées]. On n’y discourt que le moins qu’on peut, et on y admire, et on aime le plus qu’on peut : aussi fait-on dans l’exercice des autres. Qui a-t-il donc ici de plus ? Il y a plus parce qu’il y a moins. Je veux dire, que le concept de l’entendement, et toute son opération y étant plus simple, aussi l’opération contemplative en est ordinairement plus facile, plus pure, et plus élevée. Es [Dans les] Contemplations des Attributs dont nous avons parlé en la section précédente, l’on regarde la Présence de Dieu : Ici on ne regarde que la Divinité présente très simplement. Es autres on aime la Bonté, la Beauté, la Miséricorde de Dieu : Ici on ne regarde que le Divinité présente très simplement. […] O Dieu très secret et très présent ! […](141)


Dom Claude Martin (1619-1696).



Fils de Marie de l’Incarnation (du Canada), il en est séparé à l’âge de douze ans quand elle décide d’entrer chez les ursulines de Tours: c’est une tragédie pour l’enfant, qui fugue et est retrouvé à Blois. Dom Claude en rapportera plus tard la cause, « une mélancolie profonde … il voyait que ses proches, qui avaient connaissance du dessein de sa mère, le regardaient fixement d’un œil de pitié, sans lui rien dire ; puis, se retournant, ils conféraient ensemble à voix basse de cette affaire… »778.

Après une période « d’incertitudes et d’indécisions sur son avenir », novice à vingt-deux ans, il prononce ses vœux le 3 février 1642 à l’abbaye de Vendôme779. Il occupe de nombreux emplois en des lieux très divers : abbayes de Tiron, de Jumièges, de Sées, villes de Rouen, Vendôme, Meulan, Paris, Meulan de nouveau, Compiègne, Angers, Rouen de nouveau. Enfin il demeure à Paris à partir de 1668, où il remplit la charge d’assistant du supérieur général des bénédictins de Saint-Maur, en particulier par deux fois auprès de Vincent Marsolle (1616-1681).

Il travaille au rétablissement des études qui se fait au sein de la congrégation, contribue à l’édition des œuvres de saint Augustin, organise le travail sur les éditions de saint Jérôme et de saint Hilaire, mais surtout rassemble et publie les écrits de sa mère, nous donnant ainsi accès à l’intimité de la grande mystique. Lui-même, après une conduite très austère, se met à l’école de Bernières comme sa mère780 : il connaît donc la vie mystique de l’intérieur, ce dont témoigne le caractère précis de certaines de ses « additions » aux écrits maternels781, et les Conférences ascétiques, fruit de son enseignement à de futurs prêtres. Celles-ci sont rédigées définitivement après 1690, lorsque, « choisi, de fait, comme supérieur général en 1687, il se heurte au veto royal » et passe ses dernières années au pays natal, comme prieur de l’abbaye de Marmoutier-les-Tours782 :

Or cette union ou perfection pratique se fait par une vue de Dieu toute pure, toute simple, sans espèces, sans formes, sans images, sans raisonnements, mais fondée sur une foi parfaite de ce que Dieu est en Lui-même, et surtout de ce qu'Il nous est présent par Son immensité. Et quant à la volonté, cette union se fait par l'amour, savoir activement ou passivement. Activement, lorsque, par un certain penchant du cœur et par une inclinaison amoureuse, l'âme tend à l'objet qui lui est proposé ; et c'est ce mouvement ou inclination de cœur que les mystiques appellent activité, disposition active, amour actif. Il peut encore se pratiquer passivement, comme quand l'âme ne se porte point à Dieu par des actes ou des mouvements d'amour, mais qu'elle s'abandonne simplement à Dieu, et qu'elle s'expose à toutes Ses dispositions pour y opérer ce qu'il Lui plaira : c'est ce qu'on appelle passiveté, disposition passive, amour passif. ... La contemplation passive est celle à laquelle Dieu nous attire par une grâce si forte, qu'il semble que nous soyons plutôt agis que nous n'agissons…

On reconnaît là son style très simple, à lire lentement, car précis et très juste dans le choix des termes : le spirituel bénédictin n’invente rien, mais tente simplement d’éclairer son prochain en s’appuyant sur la tradition monastique. En effet, comme le dit dom Jean Leclercq :

« L’expérience est une forme d’amour intime qui s’échange entre Dieu et l’âme ; en ce qu’elle a de personnel et d’incommunicable, elle tend au silence. Mais […] le mystique … doit communiquer aux autres ce qu’il sait de Dieu. »783

Dom Claude a eu une longue vie de sorte qu’il a connu les controverses qui ont entouré madame Guyon et son cercle. Le vieil homme courageux entreprit de justifier ses contemporains mystiques accablés par le pouvoir, dont  l’auteur du Moyen court, mais sa prise de position est restée manuscrite et très longtemps inconnue car non publiée. Nous y reviendrons lors de l’analyse de la querelle à propos de la voie de quiétude784.

L’objet de controverses, « l’oraison de simple regard », est simple, car non divisée (de même « comprendre » n’est pas nécessairement « expliquer » par des causes, mais souvent acquérir une vue d’ensemble par intuition globale785). Elle est regard de l’Amour vers nous, qui attire en réponse le nôtre, « en ligne droite », sans détour, sans appel au levier des moyens :

Cette oraison de quiétude ou de simple regard, qu'on croit si mystérieuse et à laquelle on trouve tant à redire, n'est qu'une simple mais affective pensée de Dieu ; qu'une vue douce et amoureuse de Dieu ; qu'une attention de l'esprit à Dieu avec un penchant de cœur qui l'accompagne et la soutient, mais de manière imperceptible. […]

Ainsi quand on parle de l'oraison de simple regard, il ne faut pas s'imaginer que ce regard soit simple absolument. Il est simple, parce qu'il est sans raisonnement, sans recherche, sans multiplication d'idées; mais il n'est pas simple, parce qu'il est accompagné d'un très pur et très parfait amour de Dieu ; en sorte que cette pensée de Dieu, cette vue ou regard de Dieu, cette application de l'esprit à Dieu présent est comme le matériel de cette oraison ; et cet amour, ce penchant du cœur, cette inclination amoureuse [6r] en est comme le formel. […] Si les mystiques avaient expliqué de la sorte la quiétude, l'oraison de simple regard, il ne fût jamais venu dans la pensée que c'est un crime et une source d'hérésies des plus noires qui aient jamais affecté l'Église. Car enfin il n'y a rien que de surnaturel. Le simple regard est une vue de foi, ou de sagesse, ou d'intelligence, selon que le rayon de la contemplation s'éclaircit. Et cette inclination amoureuse qui accompagne et soutient le regard est [6v] l'ouvrage d'une très pure charité786.

Une succession de bénédictines réformatrices

Au Moyen Âge, les grandes abbesses bénédictines dirigèrent des couvents qui furent des foyers d’une culture féminine bien représentée par l’intellectuelle Hildegarde de Bingen (1098-1179). Ces couvents abritèrent aussi des visionnaires, dont sainte Gertrude d’Helfta (1256-1291) : une puissance d’imagination exubérante propre au Moyen Âge explique la forme de ces témoignages787, dont nous trouverons une résurgence chez Marie des Vallées ( ?-1656). Mais Gertrude fut aussi une profonde mystique qui rendait grâce à l’amour reçu sans mérite :

La suave bonté – innée et essentielle à votre nature – sous la motion intime de la douce charité – par laquelle non seulement vous aimez, mais êtes l’Amour même … vous a incliné vers la dernière des créatures humaines, la plus démunie de tout ce qui est fortuit et gratuit788.

Au XVIIe siècle, des femmes prennent dignement la suite de leurs illustres aînées. Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine de Montmartre, fondée en 1133, proche du pèlerinage à saint Denis -- le nom se réfère au Denys des mystiques que la légende fait venir à Paris789 -- fut central après sa réforme mouvementée conduite au début du siècle par Marie de Beauvilliers (1574-1657). Cela se passait juste avant 1600.

Cette abbaye exercera un rayonnement exceptionnel en d’autres lieux puis abritera par la suite la grande mystique cachée Charlotte Le Sergent (1604-1677). On lira Bremond qui utilise les Éloges de la mère de Blémur : augmenté de nombreux épisodes de la vie des grandes religieuses bénédictines, le récit couvre une grande partie de L’Invasion mystique. Son chapitre VI décrit « les grandes abbesses » de l’abbaye de Montmartre et d’autres couvents.

Se détachent les deux sœurs Marie et Geneviève Granger (1600-1674). Geneviève « eut sous sa conduite la très attachante, très haute et très inquiétante personne qui, sous le nom de Madame Guyon, doit faire un jour tant de bruit790 ». Elle fut en effet le soutien « maternel » de la jeune femme en prise avec un vieux mari et une belle-mère difficile, guida et inspira la jeune mystique à partir de 1668. Nous évoquerons précisément cette direction dans notre approche de l’école du cœur au volume IV : la « Mère Granger » savait joindre la prudence, l’encouragement très concret, l’incitation au retour intérieur, l’engagement, le dépassement. Nous regrouperons ici trois bénédictines de Montargis qui se succédèrent au cours du siècle : Marie Granger, Louise Boussard Mère de Sainte Gertrude, Geneviève Granger.

Marguerite d’Arbouze (1580-1626) fut l’une des nombreuses bénédictines en liaison avec une Marie de Beauvilliers qui « donna le voile à deux cent-vingt-sept filles791 », tandis qu’en Savoie la bernardine cistercienne Louise de Ballon (1591-1668) entreprit la réforme de son couvent sous l’inspiration de Madame de Chantal et de François de Sales.

Mectilde du Saint-Sacrement (1620-1698), issue de l’ordre franciscain des Annonciades, fonda la congrégation des bénédictines Adoratrices du Saint-Sacrement. Elle fut très liée au cercle des mystiques normands animés par le père Chrysostome de Saint-Lô et le laïc Jean de Bernières. Cette congrégation s’illustre par les belles figures d’Élisabeth de Brême (1609-1668) et de la Mère de Blémur (1618-1696), l’historienne des grandes bénédictines. Ce qu’elle rapporte témoigne indirectement de sa propre expérience. Nous regroupons ces trois bénédictines du saint Sacrement.

Nous nous concentrerons sur les mystiques, laissant de côté les cas illustres de réformes imposées par la seule application de règles dans un esprit ascétique792. Le Tableau II des bénédictines en fin de chapitre présente les principales figures retenues ainsi que celles de spirituels en rapport avec elles.

Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre

Marie de Beauvilliers, née mademoiselle de Saint Aignan, n’eut pas tout de suite la vocation religieuse, ce que la mère de Blémur rapporte avec grand charme littéraire793 :

Elle rencontra malheureusement un Gentilhomme, qui la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître : il ne manqua pas de lui représenter son portrait peint des plus vives couleurs, et de lui dire qu'une fille de sa qualité, et qui avait autant d'avantage, était sans doute destinée pour un prince. C'était le souffle empoisonné du serpent, qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à [l’abbaye de] Beaumont fort mélancolique, et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation...794

Elle fit profession à seize ans en 1590 ayant pour compagne et modèle sa cousine germaine Madame de Sourdis795. « Elle vivait bien contente sous la direction de Madame l’Abbesse de Beaumont, lorsque Monsieur de Fresne son beau-frère demanda et obtint pour elle le Brevet de l’Abbaye de Montmartre ». Elle entra en 1598 dans cette « maison scandaleuse, dont l’entrée même était défendue aux gens de bien » et qu’elle décida de réformer. Elle dut résister à un mauvais confesseur : « La jeune abbesse, qui était belle, et qui avait un merveilleux agrément, donna dans les yeux de cet homme796. »

Puis vint le plus dur, l’opposition de trente-trois religieuses face à la jeune abbesse aidée de deux compagnes. Certaines tentèrent le plus grand moyen :

Elle était malade et elles lui firent prendre du poison caché dans un remède, dont l’opération fut si prompte qu’au moment qu’elle l’eut avalé, sa tête devin prodigieusement enflée et son visage si changé qu’elle n’était pas reconnaissable, souffrant de cruelles douleurs. Les Médecins connurent aussitôt la cause du mal, qu’ils jugèrent incurable ; mais ce qui est impossible aux hommes ne l’est pas à Dieu […]

On fut d’avis d’employer le fer pour exécuter ce que le poison avait épargné. La nuit du meurtre fut arrêté et les assassins bien instruits de ce qu’ils devaient faire : c’était une chose ordinaire de voir les amis des religieuses passer une partie de la nuit avec elles […] [mais la grâce] toucha le cœur d’un des complices […] elle fut encore empoisonnée quelque temps après par un orge mondé qu’une sœur converse lui apporta, dont elle s’aperçut bien tôt […]

Ces périls continuels furent cause que ceux qui avaient l’administration de l’Abbaye la firent sortir du dortoir commun et la logèrent dans une chambre où il y avait double porte, et commandèrent à deux sœurs converses de probité d’apprêter ce qui serait nécessaire pour sa nourriture, avec défense aux autres d’entrer à la cuisine797.

Le Cardinal de Sourdis, de sa famille, lui vint en aide :

Il lui adressa le Père Benoist de Canfeld Capucin, qui était un homme d’une rare piété, qui fut depuis emprisonné pour la Foi, afin d’être son directeur, et qu’elle pût conférer avec lui dans toutes ses peines. Alors elle eut la révélation de son songe, et connut que c’était le même personnage qui l’avait soutenue sur le bord de l’abîme où elle était proche de la perdition ; de sorte que se confiant à lui des plus secrètes pensées de son âme, il l’assista notablement … mais son travail n’était pas tant pour remédier aux désordres extérieurs que pour former l’intérieur à supporter les croix avec soumission aux ordres de Dieu ; il composa un Exercice de la Divine volonté qui fut très utile à Madame de Montmartre parce qu’elle en entreprit la pratique avec une merveilleuse ferveur […]798.

Benoît la conseilla et lorsqu’il retourna en Angleterre (où « emprisonné pour la foi » il faillit être exécuté), « il procura le retour de Père Ange de Joyeuse dans son Ordre et l’obligea au même temps de servir de Protecteur à Madame de Montmartre ; ce qu’il exécuta avec beaucoup de soin. Elle eut aussi des conférences avec le Père Honoré de Champigny799 ». Tous les spirituels capucins du temps unirent leurs efforts ! Enfin après bien des contrariétés, « saint François de Sales pour lors Évêque de Genève, Messieurs du Val et de Gamache, et Mademoiselle Acarie, commencèrent à visiter Madame et les Religieuses de son parti ; ce qui les mit en réputation et personne ne rougissait plus d’être liées d’amitié avec elles800 ». On retrouvera au prochain chapitre les membres de ce cercle qui ne limitaient pas donc leurs efforts à l’arrivée en France de la réforme carmélitaine espagnole.

Plus tard, « lorsqu’on lui donna Madame de Guise pour être Coadjutrice de Montmartre, elle en eut d’abord une grande appréhension, fondée sur sa qualité de Princesse, craignant qu’elle n’eût conservé quelque sentiment de l’élévation de sa naissance801 ». Heureusement, la profonde Madame de Guise (1629-1682), amie de Monsieur Bertot (1620-1671), se révèlera d’une grande aide et lui succédera comme abbesse. La grande réformatrice mourut en 1657 - non sans montrer une dernière fois sa grande détermination :

Voyant que ses religieuses témoignaient beaucoup de crainte de sa perte et qu’elles priaient incessamment pour sa conservation, elle en avait de la peine. « Hélas, mes Filles, (leur disait-elle) que fais-je en ce monde ? Ne m’empêchez point d’aller à Dieu ». Elle avait demandé de ne point communier dans son lit, par respect au très saint Sacrement, et elle l’obtint, étant allée à l’Église deux jours avant sa mort, quoi qu’elle fut dans une si grande faiblesse qu’on croyait qu’elle expirerait en chemin802.

Outre des Conférences spirituelles, l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses traite de l’Exercice divin, ou pratique de la conformité à Dieu803 : elle voulait leur transmettre l’essentiel de la Règle de Benoit de Canfield dans un vocabulaire plus simple et sans métaphysique. Elle y déploie la doctrine classique de l’anéantissement, terme cher au siècle, souvent mal compris de nos jours804, qui ouvre à la vie réelle divine par la grâce. Elle affirme sans détour l’union avec Dieu dès cette vie, en une volonté commune, au prix du sacrifice de la volonté propre.

Nous livrons l’essentiel de cet opuscule parce qu’il traduit avec simplicité la spiritualité de Canfield et prépare la lecture de ce dernier au chapitre consacré aux franciscains. Contre les excès ascétiques qui marquaient la vie de certaines communautés, il livre un témoignage d’équilibre malgré une réforme que l’on pourrait croire excessive à la vue des résistances qu’elle rencontra : par exemple son chapitre XIV s’oppose à bien des témoignages d’ascétisme outrancier805.

L’Exercice divin présente une règle de vie communautaire toute orientée vers sa fin divine, sans aucune pratique extraordinaire, prévenant ainsi tout orgueil. Nous sommes loin de la tentation d’imiter la vie mythique des Pères du désert et l’on ne ressent aucunement la tension qui régnait en d’autres lieux réformés, tel à Port-Royal-des-Champs.

Cette « façon de vivre », plutôt que règle de vie, dans sa simplicité, voire dans sa pauvreté d’expression, est en son fond ainsi rendue accessible à toutes les sœurs de la communauté ; et sa forme, le choix d’un gros corps imprimé dans un volume de format réduit, exprime l’attention donnée à la mauvaise vue des aînées. Ce texte traduit le soubassement paisible de l’amour rigoureux qui régit la vie mystique. L’Exercice divin corrige s’il est nécessaire certaines abstractions rencontrées dans d’autres textes de notre anthologie. Plein d’onction et de douceur, d’expérience et d’amour, il met la spiritualité de Canfield à la portée de tous :

Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu (1631).

[Épître] À nos très chères Filles les religieuses de l’Abbaye de Montmartre, Prieuré de Notre Dame de Grace, de la Ville l’Évêque, et des saints martyrs.

Mes très chères et bien aimées Filles en N. Seigneur.

Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue [4] de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu ; et ce désir a encore augmenté sur l’expérience que j’ai eue du profit que l’âme retire de cette pratique, d’autant que ç’a été un très saint et excellent personnage [Benoît de C.] qui m’en a donné les premiers traits, qui en a connu le profit qui en arriverait aux âmes : j’ai eu encore plus d’assurance et d’affection de rédiger le tout [5] en un petit livret, propre à nous accompagner en tous lieux, et nous servir par sa lecture et pratique aux occasions et rencontres de cette vie pleine d’orages et de combats. Je vous avoue ingénuement, mes très chères sœurs, que j’ai fait la résolution d’accomplir ce désir depuis les sujets qui se sont passés. […] Car qui ne sait combien la plupart [6] des esprits, quoi qu’ils soient de bonne volonté, sont flottants comme sur une mer orageuse, sans pouvoir venir au port assuré.

Je [10] dirai davantage que quiconque par la voie de cette sainte pratique [suivre la volonté divine] tant plus elle s’y exercera, plus elle retrouvera en soi de force, d’esprit, de tranquillité et repos en l’âme, et même de santé et force corporelle, d’autant que cette pratique n’est point pour employer l’esprit en de grandes spéculations : au contraire, pour faire fidèlement cette pratique, il est nécessaire de simplifier son esprit, et faire une cessation de toutes [11] sortes de pensées et de discours pour se soumettre à Dieu, par un acte de volonté pour se laisser conduire à Dieu et ne vouloir que l’accomplissement de sa volonté. […]

Chapitre I. Que le bonheur en cette vie consiste en l’union de l’âme avec Dieu. […] Il est certain que l’âme étant créée de Dieu et venant de Dieu, elle désire et veut toujours retourner à Lui, comme à son principe ; et bien qu’elle soit enchâssée dans un corps terrestre, matériel et mortel, elle est immortelle, impassible, et du tout éloignée du terrestre et temporel. […]

Ch. II. Que l’obéissance est la vraie voie pour s’unir à Dieu.

[…] L’homme ayant été créé à l’image et semblance de Dieu, pour lui faire reconnaître la dépendance [24] qu’il devait avoir de sa puissance, Dieu lui fit un seul commandement, l’assurant qu’en la même heure qu’il le transgresserait, il mourrait806 […] le corps [d’Adam] avec tous ses sentiments était sujet à l’âme, et se conformait à toutes ses volontés sans aucune peine et difficulté ; mais par sa désobéissance il a encouru la perte de cette seigneurie absolue et sans contradiction, ayant depuis toujours sa partie inférieure rebelle et désobéissante. En outre [26] il a perdu le pouvoir et la domination qu’il avait sur toutes les créatures, lesquelles il ne s’assujettit à son pouvoir que par une extrême violence […]

Ch. IV. Que S. Benoît et tous les saints ont mérité la gloire par l’obéissance.

[…] [35] Car il faut poser cette maxime certaine, que d’autant plus que l’homme quitte du sien, s’anéantit devant Dieu, et qu’en cet anéantissement il se rend totalement rien devant [36] Dieu et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu, il peut dire lors que ce n’est plus lui par sa propre volonté qui agit et opère, mais que c’est celle de Dieu qui agit et opère en lui, et lors il peut vraiment dire : « Je ne vis plus en moi, et je vis en Dieu » 807.

Ch. V. Des moyens que nous acquiert l’obéissance.

[…] [43] la personne aura la grâce de Dieu, laquelle se tiendra dans l’état et vocation (séculière ou religieuse) où Dieu l’aura appelée, chacune étant destinée de Dieu en une particulière grâce et état qu’il faut suivre.

Et ce qui cause mille malheurs et mille disgrâces de Dieu, c’est que l’âme ne se tient ni se [44] porte à ce que Dieu veut et [qu’elle] a déterminé qu’elle doit être résistante à Dieu, dans l’état où elle se doit tenir, comme au contraire c’est le bonheur et la félicité de l’âme de demeurer, se tenir et adhérer en tout et partout à la volonté de Dieu dans l’état de sa vocation.

Ch. VI. De la pratique de la présence de Dieu.

L’âme qui se veut tenir ferme en la volonté de Dieu doit se maintenir autant qu’il est possible dans la vue de sa présence, non par discours de l’entendement ni par une vue imaginaire, mais par la créance de la foi, sans image ni espèce des sens trompeurs, [46] sujets à mille et mille illusions, sans discours de l’esprit ; et en cette créance, elle doit faire toutes ses actions depuis le matin jusque au soir, dressant son intention et offrant toutes ses actions à Dieu, pour les faire toutes en sa divine présence et conformément à sa sainte volonté.

Elle peut aussi se maintenir en la vue de la présence divine, par l’exercice de divers actes de [47] ressouvenance, concevant parfois une crainte filiale et une profonde révérence de Dieu, se voyant si près de lui éclairée de sa lumière et de toutes parts frappée des rayons d’icelle [celle-ci]. Quelquefois, elle fera des actes d’humilité et abaissement de soi-même, voyant sa misère honorée de sa divine présence et son indignité être assistée de son divin secours. Autre fois, par une grande admiration, [48] voyant que Dieu opère si familièrement avec elle en toutes ses œuvres. En après, par une extrême joie et liesse de se voir faite le temple de Dieu vivant. Parfois aussi par une douceur de cœur aimant son époux, voyant sa grande débonnaireté et clémence. En outre, par une intime jubilation de cœur, se sentant délivrée de la servitude d’elle-même et de sa propre volonté. Davantage par un [49] total abandonnement de soi entre les mains de son Époux, pour plus pleinement jouir de lui, comme aussi par des actes de perpétuelle résolution de vivre dans l’abnégation de soi-même, ayant connu par expérience la parfaite consolation et secours qu’elle retire de cet abandon de soi entre les mains de Dieu. Bref, elle se maintiendra en la présence de Dieu par un vrai anéantissement de [50] soi-même sous la puissance et grandeur de l’être infini, se soumettant parfaitement à ses mouvements, avec résolution de ne s’en séparer jamais. […]

Ch. VIII. Des fruits qui se recueillent en cet exercice.

L’application d’intention opère la vue et le regard de la présence de Dieu, parce que la volonté de Dieu [55] est Lui-même, tellement que quand nous nous accoutumons de la voir en toutes choses, nous voyons aussi Dieu en icelles [elles]. […] [56] Dieu demeurant continuellement avec l’âme par sa volonté, elle le connaît et se voit soi-même en Lui, elle voit les perfections divines, et en elle ses imperfections : la lumière de cette connaissance divine chasse ces ténèbres par sa clarté, son ignorance par sa sapience. […]

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne [58] peuvent demeurer dans une même âme, d’où vient que l’âme abîmant sa volonté en celle de Dieu, elle commence à vivre en Dieu, et n’opérant qu’en Dieu, pour Dieu et avec Dieu, on peut vraiment dire qu’elle n’est plus active, mais passive, c'est-à-dire qu’elle ne fait plus rien de soi-même, mais que c’est Dieu qui fait tout en elle. Ce n’est pas pourtant que l’âme demeure oisive sans rien [59] faire : au contraire, elle agit parfaitement par les actes qu’elle produit dans cette volonté divine, qui sont si parfaits qu'elle n'en a pas de ressentiment et ne s’aperçoit point de ce qu’elle fait, d’autant qu’elle opère en Dieu spirituellement et non sensiblement. Elle opère sans volonté propre, laquelle d’ordinaire est impétueuse, turbulente et pénible : au contraire, la volonté de Dieu est paisible, [60] tranquille et plaisante, qui fait que vraiment elle demeure suspendue et aliénée d’elle-même, et se tient ferme et constante en Dieu.

Ch. IX. Du transport et transformation qui se fait en cet exercice.

La volonté divine par cette voie ici porte l’âme, en un transport d’elle-même, en Sa [61] divine Majesté. Par un ardent et fervent amour, qu’elle demeure du tout absorbée en l’immense mer de la divinité, en sorte que, de quel côté qu’elle soit, elle regarde Dieu et ne peut rien peser, imaginer, apprendre ni comprendre que Lui seul, dans lequel elle voit, comprend et apprend toutes choses, se perd à soi-même pour se trouver parfaitement en Dieu, et arrive à une union parfaite avec Lui, parce [62] qu’en faisant sa volonté, elle est un même esprit avec Lui, si bien que la volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté il possède Dieu.

Et par cette union de l’âme avec Dieu, s’ensuit la transformation, parce que l’âme se dépouillant de sa propre volonté pour recevoir et avoir celle de Dieu, elle se dépouille de ce qui est de l’homme, se revêtant de Dieu. Et sa sainte volonté remplit tellement [63] son cœur qu’elle pénètre jusqu’aux plus profondes et intimes parties d’icelui, lui communiquant une suavité et parfait goût de sa douceur, en sorte qu’elle demeure toute en lui défaillante à elle-même : elle ne vit plus qu’en Dieu, comme dit l’Apôtre808.

Bref, nous dirons que cet exercice, qui est la vraie lumière de Dieu, nous montre des choses merveilleuses, et qu’il [64] contient tous les chemins qui ont été tracés de la perfection, retranchant tous les travaux, hasards et difficultés qui se rencontrent en la voie du salut.

Ch. X. De la connaissance des secrets de Dieu.

Si c’est une chose tant désirée en ce monde que de savoir les secrets de l’homme, [65] combien désirable doit être la connaissance des secrets de Dieu ? Et s’il est si plaisant et agréable d’entrer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ? Et c’est ce que fait et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît. Et comme [66] Dieu, qui est incompréhensible de sa nature, se faisant homme, s’est rendu compréhensible à nous, et d’invisible qu’il était, il s’est fait visible, et ainsi sa divine volonté qui est son esprit et lui-même : devant [avant] qu’elle soit en la nôtre, elle est cachée et inconnue, mais y étant conjointe, elle se manifeste et se rend visible. Et tout ainsi que, devant l’Incarnation, il était seulement Dieu, mais après [67] l’union, avec l’humanité, il a été fait Dieu et homme, et ainsi la volonté qui était seulement divine, après l’union avec la nôtre est divine et humaine. Et comme cet homme-là pouvait dire : « Je suis Dieu », aussi cette volonté de l’homme peut dire : « Je suis la volonté de Dieu ». […]

Ch. XII. De l’excellence de l’intention de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu.

[…] que tout cela soit fait avec ce seul motif, pour ce que Dieu le veut, tous autres intérêts propres et profits particuliers, et toutes autres fins, quelles qu’elles soient, retranchées. Et d’autant plus fidèlement que nous pratiquons cet exercice [80], d’autant opérerons-nous plus efficacement ; et la joie et le contentement qui se retrouve en cette pratique fera puissamment surmonter tous obstacles qui pourront survenir à cette fin […]

Ch. XIII. Que la pratique de cette intention perfectionne nos œuvres qui ont une fin honnête.

Il est à remarquer que toute autre fin que la volonté de Dieu a en soi toujours quelque affection, passion ou sensualité, ou autre imperfection secrète et cachée, comme les pénitences, prières, aumônes ou [82] autres bonnes œuvres, qui se font pour éviter l’enfer ; et bien que ces intentions soient bonnes et honnêtes, elles ne portent point pourtant l’âme droit à Dieu, ni ne la retirent pas tout d’un coup de l’amour de soi-même et des autres regards humains, comme fera le but, la fin et l’intention pure et simple de faire la volonté de Dieu. […]

Ch. XIV. Que cette intention se doit retrouver ès [dans les] œuvres naturelles.

Les actions naturelles, comme sont celles-ci de manger, boire, dormir, et toutes les autres choses nécessaires à la vie humaine étant faites pour cette seule fin et intention d’accomplir la volonté de Dieu, lui [87] sont grandement agréables et méritoires devant Sa divine Majesté, et comme dit un certain docteur, une âme méritera plus en faisant les dites actions naturelles pour cette fin que si elle jeûnait et se disciplinait et faisait autre pénitence par un autre moyen, quoique bonne. […]

Ch. XVI. Que cette intention nous délivre des peines de la partie inférieure.

[…] Dieu qui est juste et bon ne demande de nous que ce qui est possible, et [98] non pas l’impossible […]

Ch. XVII. Du temps auquel on doit dresser son intention.

Pour faire ces actions avec la perfection qui est requise en cet exercice, il faut appliquer son esprit avec présence actuelle à l’action soit spirituelle ou temporelle, pour voir toutes les conditions qui sont requises, pour être dite parfaite, sans [101] que l’esprit s’arrête ni distraye à autre chose qu’à cette action qui se fait, ni qu’il s’applique à penser même actuellement en Dieu, l’âme ne pouvant pas en ce monde avoir deux objets tout ensemble sans manquer à la perfection de l’un et de l’autre : cette attention actuelle est entée [enracinée] dans l’intention que l’âme a dressée devant [avant] que de s’appliquer à l’action. Il est important de remarquer [102] qu’il n’est pas nécessaire à chaque œuvre de dresser son intention, mais qu’il suffit de le faire lorsque l’on se trouve distrait et éloigné de la pensée de cette intention. Il faut prendre garde de ne se dégoûter ou décourager […]

Les sécheresses et aridités ne doivent point [104] empêcher l’exercice de ses œuvres pour cette fin : car l’âme qui les souffre a autant de mérite comme si elle sentait de la suavité et du plaisir en opérant, puisqu’elle cherche Dieu seulement et non elle-même […]

Ch. XVIII. De la mortification des passions qui provient de cet exercice.

[…] la grâce divine lui donnera une joie et consolation, qui suit immédiatement et accompagne inséparablement [111] à l’âme ce que la règle matérielle sert à régler la ligne, car si on tire la ligne de sa vie par cette règle de la volonté de Dieu, elle sera toujours fort droite, mais si l’âme se laisse emporter d’un côté ou de l’autre, la ligne se courbera et se rendra tortue […]

Ch. XIX. Dénombrement des passions et remèdes pour les mortifier.

Afin que l’âme connaisse mieux ses passions, nous les mettons ici au nombre d’onze en tout, savoir six qui appartiennent à la partie concupiscible : amour, désir et joie, qui regardent [112] le bien ; la haine, la fuite et la tristesse qui regardent le mal. Cinq qui appartiennent à l’appétit irascible, savoir : espérance, désespoir, crainte, audace, et l’ire [colère]. Quelques-uns les réduisent toutes à quatre, savoir vaine joie, vaine crainte, vaine espérance et vaine tristesse.

On pourrait apporter le remède qui est enseigné en beaucoup de livres, opposant le contraire, comme à la vraie joie, la [113] vaine tristesse de nos péchés : […] il est bien inférieur et moins efficace que celui de la volonté de Dieu, lequel travaille incessamment à [114] chasser et bannir les passions et imperfections de l’âme.

Lorsque l’âme se verra combattue des dites passions, elle doit incontinent dresser son intention et penser que pour faire la volonté de Dieu, elle renonce à cette passion, s’en retire […]

Ch. XX. De la parfaite imitation de la Passion de Jésus-Christ qui s’acquiert en cet exercice.

[…] Deux choses se sont rencontrées en la Passion de Notre Seigneur fort [122] considérables, savoir ses souffrances et le but et intention qu’il a eus de faire la volonté de son Père […] cette intention est infiniment plus noble et plus divine que la souffrance. […]

Ch. XXII. Du plaisir qu’il y a de se laisser conduire à la volonté de Dieu.

Nous voyons ordinairement en l’amour humain que la personne qui aime, se trouve si hors d’elle-même qu’elle va selon le mouvement et le sentiment de l’amour qu’elle a, et de là vient que sa volonté va et se donne sans [130] difficulté à cet amour pour agir perpétuellement selon icelui [celui-ci], tant ce lui est chose plaisante et agréable de se laisser aller et emporter aux mouvements du sujet aimé.

Considérons l’amour d’un fils qui aime tendrement et passionnément son Père, il met tellement sa confiance et tout son soin à la providence de ce Père, qu’il ne pense, ne dit et ne fait rien que par sa volonté, il se tient en assurance sur l’affection qu’il a pour son Père, et sur celle que son Père a pour lui. […]

Je m’en vais là pour faire la volonté de Dieu, je reviens pour faire la volonté de Dieu. Mais puisque la [133] fin de cet exercice n’est autre que de porter l’âme à une quiétude et tranquillité, et cessation du travail de l’esprit pour le faire reposer en celui de Dieu, l’âme doit prendre garde à ne se gêner point par des craintes et des scrupules, et chasser bien loin ces anxieuses sollicitudes qu’elle pourrait avoir, si actuellement elle a la pensée de faire la volonté de Dieu : car, par l’intention qu’elle aura dressée, [134] par exemple le matin, elle persistera dans la perfection de son œuvre, pourvu qu’elle n’ait pas une intention mauvaise ou sinistre actuellement, qui la détruise ou la désavoue.

Ch. XXIII. Des moyens de vaincre les difficultés qui se rencontrent en cet exercice.

Parce qu’en cette vie il ne se trouve [135] rien qui n’ait ses inconvénients et difficultés, laissant à part celles qui pourront naître en la pratique de cet exercice, pour les résoudre de vive voix, selon les occurrences, nous nous contenterons d’en examiner deux en ce chapitre.

La première est qu’il se trouvera beaucoup d’âmes qui auront une vue et un désir de la vie contemplative qu’elles se représenteront selon leur désir [136], et souventes fois selon leurs inclinations ; ces âmes, dis-je, étant portées au repos et tranquillité naturellement, croiront que tout le bon plaisir de Dieu est qu’elles se retirent extérieurement, et penseront que toute leur perfection consiste à fuir les actions de la vie active.

La seconde difficulté est qu’il y a des âmes qui verront au contraire si clairement et parfaitement [137] la perfection et le mérite de la vie active, et qui, étant portées par une inclination naturelle, voudront toujours y être employées, et y établissant leur perfection, négligeront les exercices qui portent au repos et tranquillité de la vie contemplative.

Pour vaincre ces difficultés, l’âme religieuse doit savoir que la fin de ce saint exercice est de la conduire à la perfection, [138] et que la perfection ne se retrouve qu’en la conjonction de ces deux vies contemplative et active, et qu’elles se pratiqueront toutes deux ensemble en l’observance des règles de cet exercice.

Or nous appelons la vie active non seulement ce qui est des actions extérieures, mais encore tout ce qui touche l’extirpation des vices pour y planter les vertus, le règlement des passions […]

Ch. XXIV. Que la perfection religieuse consiste en la pratique des vertus.

C'est ici la pierre d'achoppement de plusieurs âmes, qui sans avoir cultivé l'âme et sans l'avoir fondée dans la vertu, elles veulent voler à la contemplation, s'exerçant aux hautes considérations et souvent fois curieuses recherches des grandeurs et perfections de Dieu, ayant méprisé l'exercice continuel de la connaissance d'elles-mêmes, et n'ayant point acquis l'humilité ni les autres vertus, non plus que la mortification des trois facultés de l'âme, ni de leurs sentiments, désirs et passions, elles tombent le nez en terre, et souvent Dieu le permet pour les châtier de leurs présomptions, elles ont des illusions qu'elles [142] croient vraies visions, [...] elles viennent à s’élever en elles-mêmes et à mépriser les autres. […]

Ch. XXV. Que l’opération de la volonté est plus requise en cet exercice que la spéculation de l’entendement.

Nous avons montré ci-devant que ce saint exercice porte l’âme à Dieu par l’amour et continuelle adhésion à sa sainte volonté, dont nous recueillons que la personne [148] religieuse s’abuserait bien fort, qui penserait s’unir à Dieu par des spéculations et beaux discours de l’entendement.

Les spéculations de l’entendement n’arrivent point à la connaissance de Dieu pour le posséder en toute son étendue, mais l’affection de la volonté l’étreint et le possède. L’entendement proportionne Dieu à sa petite capacité, la volonté se forme et proportionne à [149] Dieu selon sa grandeur. L’entendement rend Dieu semblable à soi, mais la volonté se rend semblable à Dieu. L’entendement fait descendre Dieu à l’homme, mais la volonté fait monter l’homme à Dieu. L’entendement travaille au-dessous de soi, mais la volonté opère par-dessus soi-même. La spéculation et le discours fait que nous demeurons en nous-mêmes, mais l’amour de la volonté [150] nous fait sortir hors de nous-mêmes. Et pour fin, le discours est chose humaine, mais l’amour est chose divine, et bien souvent le discours de l'entendement n'est pas la perfection ni la vraie contemplation et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denys conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l'opération de l'entendement ; aussi en la voie de Dieu il ne faut pas tant s'appliquer à la considération et aux discours comme à la fervente affection de cœur. [...]

Ch. XXVI. De l’oraison et des différentes manières de la faire.

Il y a trois façons de faire l'oraison selon ce saint exercice, lesquelles dépendront de la connaissance de la portée de chacun, et du trait [attraction] de Dieu, ou pour le dire plus clairement, selon la grâce que Dieu donnera à l’âme. [153]

La première est la méditation ; la seconde, les aspirations, et la dernière, cette seule volonté de Dieu, qui sans aucune comparaison est le plus sublime moyen.

Le premier de la méditation vient à celui de l’aspiration, et celui de l’aspiration parvient à celui de la volonté ; et les uns et les autres peuvent et doivent toujours être tenus pour cette seule fin d'accomplir la volonté de Dieu. [154]

L’âme religieuse doit observer en ces trois manières d'oraisons que la volonté de Dieu se présente à elle pour seul objet, en sorte qu'elle ne permette à sa volonté d'avoir aucun désir d'être consolée, mais seulement qu'elle ait la vue de faire chose agréable à Dieu.

Que si l'âme peut gagner sur soi-même cette pure intention, elle sera infailliblement consolée et obtiendra tout ce qu'elle [155] désirera de Dieu : elle se verra illuminée et éclairée par sa sagesse, elle trouvera grâce devant lui, par la résignation à sa sainte volonté, elle sera en assurance d'être hors de toutes difficultés ; et étant attachée à Dieu par cet exercice continuel, elle aura du contentement aussi bien en la désolation qu’en la consolation, demeurant toujours ferme, constante et tranquille en son unique bien.

Ch. XXVII. Des marques de la bonne intention pour faire la volonté de Dieu.

Pour reconnaître si la volonté de Dieu a été notre seule et unique intention, il ne faut qu’avoir la considération de quatre points très importants.

Le premier est l'actuelle ressouvenance de cette volontaire rectification [157] d’intention selon la volonté de Dieu, qui chasse de l’esprit l'oubliance d’elle-même.

Le second est que la volonté de Dieu doit être seule et uniquement notre but, ce qui exclut toutes les autres fins et intentions bonnes ou mauvaises.

Le troisième est que cette intention de faire la volonté de Dieu doit être accompagnée d'assurance et de foi vive, croyant [158] qu'après avoir dressé ainsi son intention qu'on fait la volonté de Dieu, et que l'œuvre faite est l'œuvre de Dieu, et que cette volonté est Dieu même. Cette foi et cette assurance chasse toutes les vacillations et hésitations, lesquelles ordinairement empêchent de cueillir les fruits de nos œuvres, nous privent du soulagement de nos travaux, de la joie du Saint-Esprit, accroissement de lumière, [159] présence, assistance, familiarité et jouissance de Dieu.

L’âme religieuse remarquera que cette hésitation dont nous parlons arrive le plus souvent aux choses indifférentes par une très grande curiosité de savoir si l’œuvre est selon la volonté de Dieu ou non, et par l'ignorance, ne sachant pas que nos œuvres ne sont agréables ou désagréables à Dieu, que par l’intention [160] avec laquelle elles sont faites.

Les âmes grossières se persuadent aussi quelquefois que Dieu ne regarde pas aux choses basses, viles et corporelles ; et en ce point elles s’abusent grandement, puisque l'intention que nous savons de faire les actions les plus basses du monde pour ce seul respect de lui plaire et d'accomplir sa sainte volonté, les élève à un degré très haut et les rend [161] agréables à Dieu. Et puisque nous ne pouvons faire sans Dieu et qu'il opère toutes choses en nous, si nous rapportons toutes les actions à sa gloire, pour si petites et basses qu'elles soient, il ne peut, tant il est bon, qu'il ne les agrée et les adouée809.

Il y a aussi un doute qui travaille les personnes qui ne sont pas encore grandement spirituelles sur les choses plaisantes [162] et sensibles : elles estiment qu'on ne peut pas les faire avec cette rectification d'attention, et pensent que ce soit moquerie de croire que ces actions puissent être agréables à Dieu. L'apôtre saint Paul découvre cette tromperie, disant que tout ce que nous ferons doit être rapporté à la gloire de Dieu.

Le quatrième et dernier point est la continuation de cette intention [163] de faire la volonté de Dieu en toutes nos œuvres, autant que notre fragilité le peut permettre. Or cette continuation s'oppose à la discontinuation et interruption de cette pure intention par d'autres affections, qui surviennent en faisant ces œuvres, ou de quelques passions contraires.[…]

Ch. XXIX. Des marques de la bonne action pour faire la volonté de Dieu.

Au matin, la première chose que doit faire une âme chrétienne et religieuse est d'élever son esprit à Dieu, lui rendant grâce de ce qui a plu à Sa divine Majesté la conserver et préserver la nuit de tant d'accidents en [179] quoi elle pouvait tomber.

Elle lui offrira son cœur, ses désirs, ses affections et tout soi-même pour la journée honorer, adorer, référer et servir fidèlement Sa Majesté.

Elle se proposera de passer la journée en tout ce qui est de son devoir, regardant toujours Dieu présent qui la voit et regarde, et de conformer entièrement sa volonté à [180] celle de Dieu, et fera les trois actes suivants : premièrement de foi, reconnaissant et proposant qu'elle croit tout ce que la sainte Église croit et tient, et qu'elle veut vivre et mourir en la foi et créance que l'Église catholique, apostolique et romaine croit et tient.

Secondement, elle fera un acte d'espérance, protestant qu'elle ne veut espérer ni se confier qu'en Dieu seul, et croire et tenir [181] de Dieu tout ce qu'elle recevra de bien en ce monde, comme venant de sa bonté, et comme tenant Dieu pour Père, qui lui donne tous les aides et secours nécessaires pour acquérir son salut.

Tiercement, elle fera un acte d'amour, protestant qu'elle aime et veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances, tant intérieures qu'extérieures, et [182] proteste de ne vouloir aimer aucune créature ni aucune chose qu'en Dieu et pour l’amour de Dieu.

Ces trois actes faits, elle demeurera en une ferme résolution d'employer la journée en tout ce qui sera de sa vocation, et se tiendra le plus qu'elle pourra recueillie en elle-même, pour faire toutes ses actions selon la volonté de Dieu, par les règles et enseignements qui sont couchés dans ce saint [183] exercice, auquel elle profitera selon la fidélité qu'elle aura en la pratique d'iceluy.

Enseignements ou préceptes de S. Denys appliqués aux Filles des Saints Martyrs.

1/ Aimons surtout la vérité, tant en nous qu’aux autres, et ne souffrons pas que la passion prenne place de la raison.

2/ Il faut plutôt souffrir toutes sortes de malheurs que de violer la vérité, il faut que nos cœurs et nos langues soient une même chose, jouant à même ressort.

3/ Le seul objet de nos pensées et de nos vies doit être Jésus-Christ […]

4/ Dieu est bien présent à tous les hommes, mais tous les hommes ne sont pas présents à Dieu. La marque d’une âme qui est présente à Dieu, c’est quand elle parle volontiers à la sainte bonté, qu’elle est en tranquillité […]

5/ Commencez tout ce que vous faites en invoquant Jésus-Christ, non pour faire qu’il vous écoute et qu’il vous regarde, car de sa grâce il le fait toujours […]

6/ Les choses les plus sublimes jetteront dans votre cœur tant de lumières resplendissantes qu’il n’y aura rien que vous ne soyez capables de comprendre, si vous avez le cœur simple et désintéressé. […]

16/ Celui-là seul est bien savant qui fait ce qu’il sait […]

17/ Vaut bien mieux que nous soyons à Dieu qu’à nous-mêmes […]

18/ La sagesse du monde est folle tout ce qui se peut, et la portée de nos esprits est fort raccourcie : ne mesurez pas vos bras ni vos pensées quand vous voulez servir Dieu, mais dépendez tout entièrement de la grâce de Dieu […]

19/ Soyez tout à fait hors de vous-mêmes et de vos intérêts et soyez tout dans Dieu et dans ses intérêts, si vous voulez faire quelque chose de grand […]

20/ [Éloge du grand martyr Denis, protecteur de Paris, ville fortunée…]



Marguerite d’Arbouze (1580-1626)

Marguerite de Vény d’Arbouze reçut l’habit bénédictin à douze ans et fit profession à dix-neuf ans. Ayant eu connaissance de la réforme introduite à Montmartre, elle finit par obtenir d’être reçue dans ce monastère où elle recommença humblement son noviciat et renouvela sa profession à l’âge de trente-deux ans. Marie de Beauvilliers lui confia la direction d’un noviciat fondé près du faubourg Saint-Honoré. Puis Marguerite devint abbesse du Val-de-Grâce en 1619, enfin elle désira redevenir simple religieuse – mais pour peu de temps : l’année de sa mort.

Son biographe et confesseur a pu l’appeler non seulement « restauratrice des religieuses, mais même des religieux » 810. Quelques extraits (que nous citons d’abord en orthographe ancienne puis modernisée) de son bref Traité de l’Oraison mentale811 montrent une orientation toute mystique :

Que l’Oraison est un don de Dieu que son Esprit divin donne à celuy qu’il luy plaist, quand il luy plaist, et en la manière qu’il luy plaist […] l’Oraison estant, comme disent tous les Pères, une élévation de l’âme au dessus d’elle-mesme, et de toutes les choses créées pour s’unir à Dieu, il faut que luy-mesme nous esleve en luy par luy-mesme. [1]

Dieu mesme nous dit : Vous estes des Dieux et les Fils du très-haut. […] Il se communique tout à nous par grâce, nous engendrant continuellement par cette voye ineffable, comme éternellement il engendre son Verbe, et l’engendrera éternellement. Le saint Prophète demande à Dieu qu’il fasse en lui une nouvelle génération et création. Créez en moi, Seigneur, un cœur nouveau, dit-il dans les excez de ses désirs. On dit que le Phénix animal unique en son espèce, se renouvelle et perpétue sa vie par une [5] manière admirable. Il va au haut d’une montagne fort élevée, et sur laquelle le soleil bat sans obstacle, et là ayant amassé quantité de buchettes […] lors que les flammes sont ardentes il se jette dedans, et estant tout consommé par ce feu, les cendres auxquelles il est réduit produisent un ver de sa propre substance ; et de ce ver sort un autre Phénix. Ainsi le Phénix se reproduit luy mesme en cette sorte, et trouve en sa mort une nouvelle vie. Il ne se peut rien de plus clair pour nous enseigner la voie sacrée de l’oraison […]

Cette présence de Dieu nous est donnée par la Foy, qui opère ce premier acte, nous enseignant que Dieu est partout par présence, par essence et par puissance, estant infini et sans bornes, en telle manière que remplissant et comprenant tout, il ne peut être compris que de soy-mesme. [7] […) nous regardant en luy comme une partie en son tout, et une goutte d’eau dans l’abysme de la mer. [14]

Au moment mesme que l’Épouse sacrée est noire812 à ses propres yeux, et qu’elle connoist sa déformité, elle devient belle aux yeux de son Époux […] [16]

Si le Phénix choisissait un lieu où se trouvât une seule nuée entre le soleil et lui, ce serait un empêchement essentiel pour arriver à sa fin. Il faut chercher Dieu en Dieu, sans milieu. Il faut venir à lui pour lui, et selon sa sainte volonté. Le soleil qui éclaire et qui échauffe tout le monde, ne pénètre que les corps transparents qui sont les plus épurés : il ne perce point les murailles ; il faut des fenêtres aux maisons pour avoir sa lumière. Mais d'ailleurs nos yeux ne sauraient le regarder fixement, leur faculté naturelle est trop faible pour supporter son éclat et n'en point être ébloui. Il faut pour le bien voir, nous servir d'une glace de cristal, qui nous le représente autant ou moins parfaitement, qu'elle est plus ou moins pure. [17]

Cet amour divin prend le feu pour symbole : et c'est sous cette forme qu'il descend sur les Apôtres, qui n'avaient auparavant que peu profité en l'école de la Sagesse Éternelle, qui leur enseignait par œuvres et par paroles le chemin de la vie. Sitôt que ce feu divin fut descendu sur eux, ils n'apportèrent plus d'obstacles à la Grâce. Aussi est-ce le propre de cet [23] élément de ne trouver point de résistance et de tout convertir en lui. […] C'est ainsi que cette âme comme un Phénix, est entièrement consumée dans les flammes pour y prendre une nouvelle vie. Et c'est ce qui lui fait aimer les douleurs puissantes du feu : elle ne voudrait pas ne les point souffrir pensant à l'avantage qu'elle en reçoit.

Gardons-nous vivant en l'exercice de l'Oraison, de nos vieilles habitudes, et de prendre l'essor dans l'air de notre amour-propre, comme le Phénix. Mais plus sages faisons comme la Salamandre, qui prend naissance dans le feu, se nourrit dans les flammes, et se conserve dans les cendres. Vivons donc dans cet élément qui vivifie nos cœurs, et nous ne nous en séparons jamais ; je dis de cet amour divin. Il y faut non seulement commencer de vivre en Dieu, mais par ces flammes nourrir en nous cette vie de Dieu, la conservant par l'humilité, qui est la cendre produite de l'amour, et qui conserve l'amour, lequel autrement serait éteint en nous par le vent de la superbe [l’orgueil]. [25]

Ainsi assurons-nous, ma fille, que la voie est très sûre à l'âme qui dans les sécheresses et aridités, conserve la fidélité, souffrant, aimant et recevant toutes les voies par lesquelles son époux bien-aimé la conduit, et se communique à elle : mais étant ce lui semble sans résolution au bien, et sans aucun pouvoir d'en faire, elle pense être en tout inutile, et son [32] oraison sans fruit. C'est lors qu'elle doit par cette impuissance sacrifier sa vie, s'abandonnant entre les bras de son Époux, sans voir ni vouloir voir ce qu'elle doit faire pour lui plaire, se contentant que par-dessus tous sentiments, la partie suprême de l'âme s'écoule dans son Dieu, contente de se perdre et toutes ses facultés, pour laisser opérer en soi la seule volonté de Dieu auquel elle veut adhérer.

Louise de Ballon (1591-1668)

Confiée à la direction spirituelle de son cousin François de Sales dès 1607 ou 1608, elle prit ses vœux à 16 ans en Savoie. Elle reçut une nouvelle impulsion en 1617 lors d'une retraite au monastère de la Visitation d'Annecy dirigé par Mme de Chantal. Elle fonda le monastère de Rumilly pour des moniales cisterciennes réformées en 1622. Puis elle passa la fin de sa vie dans d'autres fondations. Elle mourut simple moniale à 78 ans.

La place qu'elle réserve à l'oraison est centrale : « celles d'entre nous qui ne seront pas filles d'oraison n'auront pas l'esprit de notre institut. Car c'est la pierre fondamentale sur laquelle il a été bâti. » Intériorité comme nécessité d'aller au cœur des choses en leur vérité. Humilité qui a la force d'attirer Dieu. Simplicité de l'homme qui cherche Dieu en toute chose et uniquement813.

Il nous faut donc avoir sur toutes choses, ce soin d'animer toutes nos actions, lequel est une espèce d'oraison continuelle. Car tout doit être esprit. [103].

Je L'ai regardé en cela et Il m'a assistée. Plus on Lui rend ses biens, plus Il en donne. Et je ne sais quelquefois que faire pour me trouver bien en peine de Lui rendre tout. Car je ne veux rien retenir du sien en moi : mais n'ayant de bon que ce qui me vient de Lui, je le Lui veux rapporter. C'est ici l'un de mes exercices particuliers, de ne voir point de bien qu'en Dieu, et de n'en voir nul en moi. Il y a de grands trésors de grâce dans cet exercice et l'âme qui s'y adonnera le pourra expérimenter. [108]

Quoique j’aie pris notre Seigneur pour mon ami particulier […] J'ai aussi de semblables amis parmi les créatures. Je nomme les uns, mes amis de bienveillance et de confiance, et j'appelle les autres, mes amis de croix et de souffrance. [127]

Mon vouloir, c'est Dieu. Je Le trouverai là, comme ici ; cela me suffit. Cette sœur visitée de ce prince céleste, se lève de l'oraison, elle s'en va aux exercices de la communauté où sa charge l'appelle, elle soutient Dieu et elle s'abstient de Dieu. Elle le soutient, dis-je, en ne perdant pas de vue sa présence. [141] […] Elle s'abstient de Dieu, en ce qu'elle ne s'arrête pas à ces douceurs, à ces caresses, à ces consolations spirituelles dont Il la favorise ; en telle sorte qu'on ne remarque rien de plus relevé en ses manières ; au contraire, on y voit la bassesse même. Il ne paraît rien en elle que d'humble et de simple […] Elle se tient donc, cette âme, aux effets que la grâce lui fait opérer. Et quels sont-ils ces effets ? Charité, paix, joie, support du prochain. [143]

C'est une grande fadaise de vouloir connaître si on a de l'esprit. Notre esprit ne vaut rien du tout sans celui de Dieu, et il n'en veut point d'autre en nous que le sien même. [153]

L'oraison assidue nous a attiré de votre miséricorde le bonheur de cette réforme. Non ce n'a pas été l'oraison d'un jour, ni même d'un an : [159] mais de plusieurs années, qui nous l'a acquis. Et en vérité, puisque la fête est maintenant si grande, il était bien juste qu'elle fût précédée d'une veille et d'un jeûne accompagnés de beaucoup de mortifications, de pénitences, de larmes, de faim […]

Comme j'y passais souvent plusieurs heures [devant le Saint-Sacrement], j'étais contrainte de temps en temps de prendre un peu de repos quand le sommeil me pressait. Pour cela, je me couchais à terre, en attendant que l'heure de matines vînt. Alors, je me levais pour les sonner. Mais j'ai trouvé quelquefois la lampe éteinte. Si bien qu'il me fallait aller prendre du feu à la cuisine assez éloignée de l'église [...] [162]

Je fis une fois cette convention avec notre Seigneur, qu'une semaine je ferais sa volonté, et que l'autre, il ferait la mienne. Quand c'était à mon tour d'obéir, je tâchais d'être plus fidèle à ses attraits. Et quand c'était à lui à me satisfaire, je le sommais de me donner ce que je lui demandais, et il l'a fait très souvent. Mais enfin, il a fallu qu'il ait gagné, et que je me sois arrêtée à sa seule volonté, en m'y soumettant et m'y abandonnant entièrement. Ainsi ce n'est plus mon tour, mais c'est toujours le sien de vouloir.

Auprès du poêle commun où l'on se chauffait, en attendant que la communauté fût entrée au réfectoire pour le souper et qu'on le servît, là j'eus tout à coup une présence de Dieu toute extraordinaire, comme s'il y eût été pour m'unir à Lui. En effet, Il me fit entendre qu'Il voulait entrer en alliance avec moi : à quoi je consentis de toute ma volonté. Mais en même temps, Il me fit voir qu'il me fallait entièrement quitter et m'oublier moi-même, pour ne plus penser qu'à Lui ; et que Lui, en échange, prendrait de son côté un soin particulier de moi. Je demeurai ensuite quelques jours dans un très grand recueillement, comme s'Il eût voulu m'apprendre dès lors cette leçon, que je ne devais plus demeurer en moi, mais en Lui-même et en Lui seul, par une confiance filiale et respectueuse. [183] […] Maintenant je ne puis rien prévoir touchant ce que j'ai ou à dire ou à faire ; parce que je vois que la [187] vraie préparation à tout, c'est Dieu même : c'est-à-dire que c'est de recourir à lui et de le prendre pour la préparation que nous ferions. […] Aussi a ce souvent été une de mes plus grandes consolations, de voir et de considérer que Dieu peut tout et que je ne puis rien. [188]

Trois bénédictines à Montargis

Trois religieuses remarquables se succédèrent au couvent de Montargis. La dernière d’entre elles aura une influence déterminante sur une jeune femme, épouse éprouvée habitant la même ville, en l’aidant dans ses premiers pas sur le chemin mystique, avant de la confier à monsieur Bertot, son rigoureux confesseur. Puis madame Guyon reprendra par la suite la direction spirituelle du cercle mystique « quiétiste » fondé par Bertot.



Marie Granger (1598-1636), Mère de l’Assomption

La sœur aînée de deux ans de Geneviève fut formée par Marie de Beauvilliers à Montmartre814. De santé délicate, malade deux années, éprouvée intérieurement dans les Exercices, puis par un mauvais confesseur qui l’accusait de sorcellerie, ce dont elle fut disculpée après examen par deux Docteurs en Théologie, elle devint Maîtresse des novices815 à Montmartre, remarquable par son humilité et sa pratique « de la réconciliation évangélique ».

En 1630, elle fut établie supérieure de la fondation de Montargis et, accompagnée de sept religieuses, établit le nouveau monastère. Elle se remarqua par sa libéralité envers les pauvres (vertu exercée malgré son frère). « On condamna toutes ses grâces extraordinaires » (mais son confesseur vante cependant à la Reine de passage un effet tout mystique selon lui « d’élévation de deux côtes ») :

Ce qui me travaille le plus c’est que lorsque je suis dans cet abandon, mon esprit devient si obscurci, que toutes les grâces précédentes me paraissent comme des songes ; ma pauvreté est si grande, que je ne trouve pas un terme pour parler de Dieu ; et bien moins pour lui adresser mes vœux… (212)

On rapporte ses ravissements :

« Sans donner nul signe de vie, on essaya plusieurs fois de la faire revenir par des remèdes violents […] quoi qu’elle fît tout son possible pour cacher sa grâce, en effet on l’a trouvée ravie au coin d’un jardin […] On n’a pu savoir précisément ce qu’elle voyait […] Elle avait exigé un tel secret de ses directeurs  que même après sa mort ils n’ont osé déclarer… » (220-221)

« J’ai remarqué que les grâces […] ne m’arrivent pas seulement en oraison, mais en tout autre temps, et lors que je m’y attends le moins […] et plus je veux me distraire et me retenir à cause des lieux différents où je me trouve, c’est pour lors que ma volonté devient plus enflammée, de sorte que je ne sais en quelle posture me mettre […] je fais tout ce que je puis pour me cacher » (223)

« Je suis persuadée qu’on ne me souffre que par charité. »



Louise Boussard (1613-1643), Mère de Sainte Gertrude

Cette « Mère des pauvres » prend place entre les sœurs Granger816 :

[…] je ne perds point la vue de Dieu. Les occupations extérieures ne m’en privent pas ordinairement, je suis indifférente à la consolation ou à la sécheresse… [368]

Sa douceur n’était pas lâche, mais forte dans le besoin ; elle ne pouvait souffrir la paresse de certaines créatures qui ne se réveillent jamais de leur léthargie spirituelle. [371]

Depuis quelque temps je n’ai que la seule vue de Dieu et celle de ma misère, je sens mon âme dans une telle union que le jour ne me semble pas assez long pour m’occuper de cette vue sans rien faire que de regarder Dieu. Il n’y a rien, ce me semble, entre lui et moi ; et cet objet divin qui fait la béatitude des saints dans le ciel, fait aussi la mienne sur la terre, avec cette différence que je vois ma misère. Autrefois elle m’était insupportable, parce que je la voyais dans un esprit de péché qui me séparait de Dieu, à présent elle me sert d’un moyen pour l’adorer en esprit et vérité. [380]

Vous avez fait, mon Dieu, une loi nouvelle pour moi, et dont jamais on n’entendit parler ; vous me voulez sauver sans que je fasse pénitence. [382] 817



Geneviève Granger (1600-1674), Mère de Saint Benoît

Elle fut religieuse dans la maison de Hautebrières pendant dix-neuf ans818 avant d’être demandée à Madame de Fontevrault son abbesse pour assister sa sœur à Montargis :

Elle eut bien des combats à rendre quand il fallut sortir de la maison de profession, pour venir à Montargis assister Madame sa sœur … la Révérende Mère Supérieure et fondatrice des bénédictines de Montargis, étant allée pour lui faire la révérence, elle [Mme de Fontevrault] s’écria : « N’approchez pas, ma Mère, vous m’avez fait un tort irréparable, enlevant de Hautebrières la Mère de Saint-Benoist. [421]

Elle fit alors un nouveau noviciat d’un an avant d’être sous-prieure et maîtresse des novices pendant 6 ans jusqu’à la mort de sa sœur.

[424] À peine eut-elle fermé les yeux de Madame sa sœur, qu’elle vit que tous les suffrages [...] étaient réunis pour la nommer prieure [...] elle usa de mille artifices pour éloigner les sœurs, ce n’était plus la charitable Mère de Saint Benoist, c’était une Mère rebutante [...] elle jetait feu et flammes [...] mais ses précautions ne servirent de rien [...]On procéda donc à l’élection, qui fut si uniforme, qu’il ne lui manqua que sa voix.[ ...] elle mit la Mère de saint Alexis sa sœur sous la maîtresse des novices.

Elle se considérait comme la dernière des dernières :

[425] [Déplacée] à l’abbaye de Ville Chasson, pour aider à y mettre la réforme, la répugnance fut terrible de son côté [...] [elle] eut le plaisir de pratiquer une obéissance aveugle, et le temps qu’elle demeura dans ce monastère, elle ne fit jamais paraître qu’elle fut supérieure, étant soumise à l’Abbesse comme une novice...

Monsieur Bertot la soutint :

Un grand serviteur de Dieu et fort élevé dans les voies intérieures fit savoir à notre bonne Mère que Dieu avait des desseins de miséricorde sur sa Communauté ; qu’il leur avait donné l’Esprit d’oraison et qu’il y serait conservé pourvu qu’on ne sortît point de l’état humble, simple et anéanti, et que l’on eut de l’amour pour la vie cachée ; que ses dispositions seraient des canaux par où il ferait couler les eaux de sa grâce dans les âmes pour les rendre fertiles en bonnes œuvres.

On reconnaît son style abrupt dans la lettre qu’il lui écrivit :

[428] Je crois assurément que le Seigneur vous a pardonné vos fautes passées, il est satisfait de votre diligence, parce qu’il connaît que vous avez fait tout ce que vous avez pu pour établir le bien dans le monastère ; mais je vous dis de sa part que vous verrez bientôt les effets de sa justice sur celles qui se sont opposées à la perfection de leurs sœurs. Je vous assure une seconde fois que vous le verrez avant que de mourir.

La prophétie s’accomplit effectivement : la Mère Granger fut un « canal » où coulaient « les eaux de la grâce ».

Elle préférait de beaucoup l’amour aux sanctions :

[429] Je résolus [...] de me relâcher sur ce point (l’accueil de postulantes) et sur d’autres, étant persuadée que la charité est préférable à tout.

La Mère de Blémur remarque :

Notre Seigneur n’a jamais favorisé les choses qui étaient contre son sentiment ; elle ne laissait pas de le céder bien souvent, quand elle le pouvait sans intéresser son autorité ; elle avait de la force pour corriger le vice, mais elle n’avait pas moins de bonté pour supporter les faiblesses ; elle connaissait par un don de Dieu très particulier la capacité de chaque esprit et ensuite elle l’aidait selon sa grâce et ce que Dieu demandait d’elle.

Sa seule présence avait une efficacité spirituelle dont profitera madame Guyon :

[437] Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles [...] elles n’avaient point la peine de lui déclarer leur état [...] en approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés 819 [...] elle demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin [...] qu’elle n’y eut point de part.

Douce aux autres, elle vivait dans le dépouillement et la discrétion :

[432] [...] Elle avait défendu aux infirmières de rendre certains offices aux malades, qui sont les plus répugnants à des filles propres, parce qu’elle s’était réservé cet exercice [...] c’est bientôt dit, mais la pratique en est bien difficile.

[...] après sa mort ses amis ayant demandé quelque chose à garder pour l’amour d’elle, on fut contraint de les refuser, son thrésor ne renfermait que deux choses, un pauvre crucifix et un chapelet…

…elle se levait la nuit sans chandelle [...] faisant toutes choses dans l’obscurité…

Elle était attentive à tous sans souci du rang :

[434] aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects [...] prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance [...] elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu [...] avait en horreur sa propre excellence, disant qu’il n’y avait rien qui éloignât davantage les âmes de la perfection que l’estime secrète[ ...]

Elle conseillait un don total à la grâce :

[436] Elle voulait que l’on fît des actions ordinaires d’une façon surnaturelle, et qu’on reçût avec soumission toutes les rencontres qui arrivent contre notre inclination...

Des paroles rapportées montrent une rigoureuse remise de soi en Dieu :

[439] Elle arriva au point de cette bienheureuse indifférence, où l’âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître [...] Elle disait : ‘je souffre comme un voleur qui est pris sur le fait [...] je suis incapable d’amour de Dieu, je n’ai rien.’

La pureté [440] de Dieu l’appauvrissait de tout, lui ôtant jusqu’à la vue de son dénuement ; elle ignorait son état et l’usage très saint qu’elle en faisait ; tout passait dans son intérieur sans qu’elle y prit garde, elle ne croyait pas faire oraison ni avoir de présence de Dieu, les ténèbres lui cachaient la voie intérieure et lui servaient à se perdre toute en Dieu[ ...] Dans sa dernière maladie, le peu de temps qu’elle fut en liberté, elle répétait souvent ces paroles : ‘Je n’ai rien, je ne suis rien, je n’ai pas même la consolation de voir la beauté de la souffrance ; mais, mon Dieu, mettez-moi en l’état qu’il vous plaira, votre sainte volonté me tient lieu de toutes choses...

Au mois de juillet de l’année 1670, on lui dit à l’oreille du cœur qu’elle n’avait pas encore la sainte liberté d’esprit en Dieu ; on lui marqua en particulier ce qui retardait son avancement, on lui interdit toutes les pratiques ordinaires, jusqu’aux pensées, aux désirs, aux aspirations, excepté les prières du matin et du soir, qu’on lui prescrivit, encore très courtes ; dans cette nudité elle se moquait d’elle-même, disant agréablement à une personne de confiance : ‘Avez-vous jamais vu [441] quelque chose de pareil, on ne me permet pas seulement de penser aux saints, sinon en tant qu’ils sont cachés en Dieu’. Quelque temps après, elle confessa de bonne foi à la même personne, qu’après avoir passé bien des jours sans faire autre chose que de perdre tout en Dieu, elle avait éprouvé un avancement notable, et qu’assurément il fait tout dans l’âme qui ne veut rien faire d’elle-même, par adhérence à sa conduite, et qu’un moment de l’opération divine vaut mieux que l’ouvrage de toute la vie d’une créature. Elle disait quelquefois qu’elle avait eu une peine extrême à se rendre et qu’elle ne pensait pas qu’il y eut jamais eu d’âme plus opiniâtre que la sienne pour la faire entrer dans la voie intérieure ; ce sont ses propres paroles.

Cet abandon à Dieu lui permit d’exercer une fécondité mystique, dans la netteté et la simplicité :

[442] Elle avait trouvé le secret de pacifier les âmes les plus travaillées de peines intérieures, ce que des personnes séculières ont attesté pour en avoir fait l’expérience ; on trouvait le calme en l’approchant et on se sentait recueilli en sa présence.

[443] Elle avait encore une qualité des plus rares dans le sexe [féminin], qui était de faire mourir l’esprit humain et raisonnable de la créature au lieu de la satisfaire [...] elle disait hautement : Cela n’est pas permis, vous vous trompez, Dieu ne souffre pas qu’on se moque de lui [...] Elle haïssait la contrainte et les cérémonies qu’elle jugeait opposées à la véritable charité [...] bien souvent les sœurs lui disaient qu’elle était trop bonne et qu’elle ne tenait pas assez sa gravité. J’en suis persuadée, disait-elle en souriant, mais je ne suis point née pour faire la Madame.

On a trouvé dans ses écrits les résolutions suivantes :

[450] ‘je dois tout commettre à Dieu, me reposant sur sa divine providence, sans empressement ni trouble [...] si je veux mériter les miséricordes de Dieu, je dois être très simple en sa présence, sans m’appuyer sur la sagesse humaine ni sur les maximes du monde, que j’aie l’âme outrée de voir qu’on met Dieu le dernier [...] [451] Je ne m’attacherai personne que pour les unir à Dieu [...] je ne m’inquiéterai jamais des fautes des autres, attendant avec confiance leur amendement et le mien.’

À l’extérieur du monastère : [452] Sans parler du blé que l’on donne à l’hôpital de la ville, elle en faisait distribuer une telle quantité aux autres nécessiteux que si l’on n’eut mis quelques bornes à sa libéralité, elle eut donné plus que la maison n’avait de revenu : il fallut que [...] l’archevêque de Sens lui lia les mains...’

Son influence est louée par sa biographe : [454] L’état où elle laisse le Monastère est la justification de son soin. Peut-on mettre sans beaucoup prier et sans un rare exemple une grande Communauté dans l’esprit d’oraison, de silence, de simplicité et de mortification ; peut-on voir des filles plus unies, plus éloignées du monde et de ses maximes, plus pauvres et qui se plaisent davantage dans leur pauvreté ?[ ...] Ce qui est plus admirable, c’est d’avoir trouvé le secret de contenter les gens au milieu d’une telle nudité...

Charlotte Le Sergent (1604-1677).

Cette religieuse bénédictine eut elle aussi un grand rayonnement en particulier sur le cercle normand : On la consultait de tous côtés […] Monsieur de Bernières […] la sœur Antoinette de Jésus […] la Révérende Mère du Saint-Sacrement [Mectilde] et plusieurs autres820. Elle fut attirée par le Carmel et après « quinze ou seize ans » d’instruction « d’une infinité de merveilles821 », elle connut une nuit dont elle fut délivrée ainsi :

[...] voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes et Dieu de son côté lui faisait voir la beauté d’une âme qui ne veut être autre chose qu’une pure capacité de sa divine opération [...] Après six mois d’exercices interrompus par la vivacité de son esprit naturel accoutumé à vouloir connaître toutes choses, elle résolut enfin d’anéantir tout ce qu’il y avait de contraire à l’attrait de Sa grâce. Quand j’en devrais mourir, dit-elle, je le ferai pour Dieu. Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme une approche de Dieu très secrète et très certaine et elle entendit cette parole intérieure [...] ‘J’agirai à ma mode : vous irez par un chemin que vous ne connaissez pas’ [...] Cette âme demeura lors dans un profond respect devant une si grande Majesté et toute confuse du passé elle répandit quantité de larmes. Cette occupation intérieure dura cinq heures ou environ, pendant laquelle il lui parut que Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai, et que l’on pousse les ordures hors d’une chambre : en effet, elle se trouva si déchargée, qu’elle respirait à son aise et sans nulle peine : elle allait à l’oraison comme au festin de noces, et l’espace d’un an elle ne manqua guère d’y employer quatre ou cinq heures chaque jour, ne portant avec elle que la nudité d’esprit et la cessation de tout acte. Elle voyait Dieu présent par une foi simple822

Dix-huit ans avant sa mort, elle cessa d’écrire ses dispositions, « parce que Dieu produisait en son âme des abîmes si impénétrables qu’elle les adorait sans les pouvoir ni vouloir comprendre ». Madame de Beauvilliers lui donna « un pouvoir absolu pour la direction de la Communauté ; elle a été trente-deux ans prieure en différentes nominations.823 »

Quand on lui demande son avis sur une religieuse « extraordinaire », elle répond avec humour en évoquant son vécu « ordinaire » de « bête en la Maison du Seigneur » :

Que pouvez-vous espérer d’une créature qui est dans un abîme de ténèbres et qui marche à l’aveugle dans sa petite voie ? […] L’entende qui pourra, c’est une vérité que l’âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n’ose pas même remuer, il faut qu’elle demeure ainsi anéantie sans nulle réflexion.

Mais pour vous dire ma pensée sur la personne dont vous me parlez [...] elle réfléchit un peu trop sur ce qui se passe en elle […] Mais enfin Dieu ne conduit pas toutes les âmes par un même sentier : elles ne sont pas toutes appelées pour être des bêtes en la Maison du Seigneur. Il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois ; il les faut abandonner aux règles de l’amour, et le laisser prendre tel empire qu’il lui plaît sur elles. Il faut seulement les tenir fort petites et humiliées et ne jamais leur faire valoir leurs opérations…824

Elle encouragea Mectilde du Saint-Sacrement :

Vous n’avez rien à craindre, ce je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr en votre voie. Vous n’avez qu’à vous abandonner totalement, élevez-vous à la suprême vérité qui est Dieu, laissez tout le reste pour ce qu’il est […] Je vous dis ce que l’on me met en l’esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n’ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout.

J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout. L’âme demeure entre les bras de son Seigneur sans le connaître et sans même s’en apercevoir825.

Elle dirigea Bernières dont elle discerna l’excès d’activité et une compréhension imparfaite de « notre toute aimable abjection »826 :

Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même et sur les opérations divines en son intérieur : elle doit, à mon avis être plus simple, et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets […] Vous me parlez, mon cher Frère, d’un état de déréliction et d’abandon aux égarements d’esprit. Je crois vous avoir déjà dit qu’il faut s’élever en Dieu par la partie suprême de l’âme, et s’y tenir fixe, négligeant beaucoup ce qui se passe dans la partie inférieure […]  C’est alors qu’il faut faire usage d’une foi nue et élevée au-dessus des sens, cette vertu ayant le pouvoir d’arrêter l’âme en Dieu, pendant le tintamarre qui se fait en bas, et que la Sagesse divine permet afin que chacun connaisse quelle serait sa faiblesse s’il était abandonné à lui-même […]

On croit quelquefois que tout est perdu, parce que l’on ne sait pas quel est le prix de la nudité d’esprit […] si l’âme veut agir par elle-même, elle oppose son opération basse et ravalée, à celle de Dieu. Cette inclination d’agir est un reste des activités passées qu’il faut anéantir et écouler en Dieu, pour lui laisser l’âme abandonnée…827

Elle lui adressa une longue lettre le dissuadant de pratiquer la pauvreté matérielle extérieure : Bernières était en effet écartelé entre son désir d’être délivré du souci des biens et le recours que l’on faisait à ses capacités gestionnaires. Il ne fut pas question pour lui d’accompagner Marie de l’Incarnation au Canada ! Charlotte l’incita à pratiquer une pauvreté toute intérieure :

Votre esprit naturel est agissant et actif, Dieu le veut faire mourir [ ...] Ne faites aucune élection pour l’intérieur ni pour l’extérieur : tout exercice vous doit sembler bon : consolation, désolation, tentation […] C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection, dans le détachement des goûts, des consolations et du repos intérieur [...] Pour l’extérieur, tout emploi vous doit être aussi très indifférent, et votre nouvel état d’oraison, de repos et de silence le demande, puis que son fondement est plus dans la mort de l’esprit et de ses propres opérations, que dans une retraite extérieure. Je sais que celle-ci est bonne quand elle vient de Dieu ; mais il la faut posséder sans attache. L’âme ne doit être liée qu’au seul bon plaisir de l’amour ; qu’il nous mette en l’état qu’il lui plaira, il n’importe. Celui du sacré silence convient fort à l’oraison, il est vrai, mais la soumission aux attraits de l’amour vaut beaucoup mieux [...] tout est aimable quand il vient de ce noble principe828.



La Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines

Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698), Mère fondatrice

Mectilde du Saint-Sacrement829 naquit le dernier jour de l’année 1614 à Saint-Dié830. Elle fit profession en 1633 chez les franciscaines annonciades831. Nommée supérieure, elle fuit avec ses religieuses l’entrée des Français en Lorraine et trouva refuge au monastère des bénédictines de Rambervilliers, puis à l’abbaye de Montmartre où elle passa l’année 1641. En Normandie, elle rencontra Jean de Bernières et le groupe qui l’entourait, dont saint Jean Eudes et Marie des Vallées.

En août 1643, elle reconstitua sa communauté près de Paris à Saint-Maur-des-Fossés : elle se confiait au P. Jean-Chrysostome de Saint­-Lô qui « trou­vait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint­-Maur que dans tout Paris ». Le 21 juin 1647, Mectilde fut nommée prieure du monastère du Bon-Secours à Caen, puis retourna à Rambervilliers en août 1650. La guerre la chassa de nouveau ; on la retrouve en mars 1651 en pleine Fronde à Paris où elle rejoignit ses sœurs de Saint-Maur réfugiées rue du Bac.

Elle reçoit quelques secours de son amie la comtesse de Chateau­vieux et s'ouvre pour la première fois de son dessein de fonder un ordre religieux destiné à l'ado­ration perpétuelle du Saint-Sacrement, ce qui est accompli en 1654. La communauté s'accrut rapidement et en 1659 Mectilde prit possession de son premier monas­tère, rue Cassette, puis commença ses fonda­tions : en 1664, Toul avec l'appui d'Épiphane Louys, son confesseur mystique ; en 1666, c’est l’agrégation du monastère de Rambervilliers et en 1669 de celui de Notre-Dame de Consolation de Nancy. Les fondations se poursuivront jusqu'à sa mort à Paris le 6 avril 1698 832.

Elle laisse comme testament les deux seuls mots adhérer-adorer : « adorer Dieu dans le temple de notre âme, dans notre prochain, dans tout événement, et adhérer à cette ‘volonté de Dieu qui est Dieu même’ ». Ayant vécu à Montmartre, elle se situe tout à fait dans la ligne de Madame de Beauvilliers et de Canfield. De nombreux textes donnent le parfum des « conférences » adressées par la « sainte mère » à ses religieuses :

Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l'acquérir. Vous me direz peut-être qu'elle est trop rigou­reuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu'est-ce donc que ces sacrifices qu'elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l'humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […] Laissez à cette divine sainteté la liberté d'opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l'esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s'y opposent. Dès qu'elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s'imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.

Ah ! Quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l'on veut se donner la liberté d'aller partout, [91] de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l'on s'attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes sœurs, je vous le permets…

Il n'y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n'est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langa­ge, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n'avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l'anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l'éternité. Ce n'est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m'a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi833.

Une autre conférence, datée de l’année 1694, livre l’intimité mystique vécue à la fin d’une longue vie riche en épreuves :

Il n'est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : ‘Mon Dieu, je vous adore’, il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en nous comme il y est en vérité … C'est donc dans l'intime de votre [98] âme, où ce Dieu de majesté réside, que vous devez l'adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seule­ment pour soutenir mon être, comme dans les créatures inani­mées, mais il y est agissant, opérant, et pour m'élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d'obstacle à sa grâce834.

Une très belle lettre de 1667 - sur plus de deux mille lettres qui nous sont parvenues - éclaire une sœur scrupuleuse :

À la mère Marie de saint François de Paule [Charbonnier] : Ayant appris que vous continuez d'être dans la douleur, j'ai cru que je devais vous dire ce que Notre Seigneur me donne sur vos dispo­sitions.

Premièrement, je trouve que vous êtes tombée imperceptiblement dans une très grande réflexion et application à vous-même […] Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes trop occupée de vos misères de vos péchés, de vos malices, de vos sacrilèges, de votre damnation, de votre enfer et de la perte que vous faites de Dieu. Je vois qu'au lieu d'aller à la mort de tout, vous avez réfléchi sur votre vide, et vous vous en êtes effrayée. Vous avez voulu y apporter remède par vos industries inté­rieures et, au lieu de trouver du secours, vous avez trouvé le trouble dans l'impuissance et l'enfer dans la pauvreté. Vous avez été abîmée dans la douleur, vous n'avez plus observé de règle, ni de mesure. Vous avez pris des assurances de votre perte éternelle, bref tout est perdu, sans miséricorde, et il n'y a pas lieu d'espérer aucun retour. Ajoutez, si vous voulez, à tout ceci tout ce que votre esprit vous peut suggérer de vice et de péché. J'accorde tout. Soyez, si vous voulez, pis que tous les diables. Cela ne m'effraye et ne m'étonne pas. Vous n'avez de tout cela qu'un péché, c'est d'avoir quitté le néant pour quelque chose, d'avoir quitté l'état de mort pour prendre vie, d'avoir voulu être quelque chose en Dieu et dans la grâce, et vous n'êtes qu'un malheureux néant, qui doit être non seulement oublié de tout le monde mais de Dieu même, vous croyant indigne de son souvenir.

Si j'étais auprès de vous, je vous convaincrais des vérités que je vous dis, mais, ne le pouvant, je vous prie de prêter croyance à ce que ma plume vous dit. Et commencez [286] au moment que vous aurez vu ce que dessus à vous mettre à genoux, disant de cœur et de bouche : ‘Mon Dieu et mon sauveur Jésus-Christ, je vous demande pardon d'avoir voulu être, et d'avoir empêché votre grâce de m'anéantir ; je reçois toutes mes misères en pénitence, et renouvelle en votre Esprit mon vœu de victime qui me destine à la mort et qui me prive de tous les droits que mon amour propre a prétendu avoir sur moi et de tous mes intérêts de grâce, de temps et d'éternité. Je vous rends tout sans réserve, et ne retiens pour moi qu'un néant en tout et partout pour jamais, pour vous laisser être et opérer en moi tout ce qu'il vous plaira’. Après cet acte, cessez vos examens, vos retours, vos réflexions, vos craintes, vos résistances à l'obéissance et à la communion. Nous vous ordonnons de la part de Dieu de vous tenir comme une bête dans la perte de tout et même de votre salut et perfection. Il n'est plus question de tout cela, mais seule­ment de vous tenir dans ce simple abandon avec tant de fermeté que, si vous voyiez l'enfer ouvert pour vous engloutir, vous ne feriez pas un détour de votre pur abandon pour vous en préserver.

Voilà jusqu'où il faut mourir, et où vous ne voulez pas passer. Volon­tiers je vous gronderais de résister comme vous faites à la conduite miséricordieuse de Dieu ; ne permettez pas à votre esprit humain, ni à votre raison de répliquer ni raisonner sur ce que nous vous ordonnons de faire. Marchez tête baissée sous la loi du Seigneur, il vous fait trop de grâce ; ne soyez pas si misérable que de le rejeter sous prétexte que vous l'offensez. Je vous défends de vous amuser à penser à vos péchés, ni de regarder vos communions comme des sacrilèges. Perdez et abî­mez tous ces retours et réflexions dans l'abandon simple comme je vous le propose. Ne prenez aucune part en rien de ce qui se passe en vous ; soit bien, soit mal, laissez tout cela sans le discuter. Dieu en jugera et en fera ce qu'il lui plaira. Et vous, tenez-vous dans un néant éternel, qui ne voit plus, qui n'entend plus et qui ne parle plus pour soi­-même, ni pour autre. Mais je vous répète encore une fois, demeurez comme un mort à votre égard et même à l'égard de Dieu, comme ce qui n'est plus et qui ne doit plus être. Et si vous êtes fidèle à suivre la règle que je vous donne de la part de Dieu, vous trouverez ce que vous ne pouvez-vous imaginer et que je ne dois point présentement vous expli­quer. Allez aveuglément où je vous mène, et croyez que par la grâce de Dieu je sais ce que je vous dis. Marchez sûrement dans l'obéissance, et ne laissez pas de prier Dieu pour celle qui est en Jésus toute à vous. Souvenez-vous donc de demeurer comme une bête en la présence du Seigneur, sans pensée, sans acte et sans force ; le néant n'a rien de tout cela.

Lorsque vous serez dans la croyance que vous êtes damnée, laissez tout ce jugement à Dieu, croyant qu'il fera justice s'il vous met en enfer. N'en soyez pas plus inquiétée, laissez tout pour vous tenir encore au-dessous de tout l'enfer et des démons. Le rien n'est rien de tout cela…835

Elle dirige et encourage avec amour une religieuse de Toul :

Ma chère Fille, […] Je veux votre sainteté ; vous êtes une petite paysanne que l'on mène à la cour. On en veut faire une dame, on lui ôte ses vieux haillons et ses petites guenilles. Elle ne le peut souffrir, ne voulant point de robe plus belle ni plus riche, et s'y trouvant emprun­tée. Elle dit : ‘Ôtez-moi cela, donnez-moi mes hardes, j'aime mieux ma liberté que toutes ces belles choses’. Voilà votre portrait tout fait. Quand Dieu vous aura dépouillée, quelle perte ferez-vous ? Il veut vous ôter vos guenilles pour vous revêtir de Lui-même […] ‘Dieu sera votre force et votre soutien’. -- ‘Oui, mais je ne le vois pas, je n'en sens rien, pourquoi le croirai-je ?’. Eh ! Nous nous confions bien à une personne que nous savons nous aimer et parce que nos sens ne voient point Dieu, nous avons peine à croire en lui et en sa parole ! Un peu de foi et de confiance en Sa bonté fera merveille…

Pourquoi pensez-vous que le Saint Esprit ait descendu sur les Apôtres avec un grand vent et du feu ? C'est que le vent renverse tout, mais étant cessé, les choses se peuvent relever. Il n'en est pas de même du feu, il consomme tout et ne fait aucune réserve. Donnez-vous au pouvoir du Saint Esprit, et vous trouverez un exterminateur qui n'é­pargne rien : il met le feu partout. […] Vous avez trop de compassion sur vous-même ; oubliez-vous une bonne fois, et laissez toutes vos pensées et raisonnements à la porte, sans amuser à contester avec cette marmaille qui vous nuira si vous n'y prenez garde. […] Toutes ces réflexions et tendresses de nature, et de compassion de vos propres intérêts, ne sont que des jeux de petits enfants qui crient devant les portes. Laissez-les crier tant qu'ils voudront. ‘Mais quel moyen de vivre ? J'aimerais mieux perdre toutes créatures que de perdre le goût de Dieu’. C'est l'amour propre qui crie ainsi. […] Demeurez en paix836.

De très nombreux passages montrent l’élan qu’elle tente de transmettre à ses religieuses837 :

Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète […]838

Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! Si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-même839.

Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez840.

Vous m’avez quelquefois demandé comment il faut prier pour le prochain. […] Quelquefois Dieu donne mouvement à l’âme de prier pour les misères d’autrui et, quand vous sentez en vous cette disposition, vous devez prier en la manière qu’on vous donne le mouvement. La plus ordinaire façon […] c’est en foi, par un simple regard vers Dieu qui connaît les besoins de ses créatures ; vous le priez qu’Il les sanctifie toutes […]841

Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point842.

N'ayez point de répugnance d'être en la présence de Dieu sans rien faire, puisqu'il ne veut rien de vous que le silence et l'anéantissement, vous ferez toujours beaucoup lorsque vous vous laisserez et abandonnerez sans réserve à sa toute-puissance843.

L'oraison du cœur n'est autre chose que de croire Dieu dans son cœur, de l'y adorer et de se laisser amoureusement à lui. Cette oraison ne demande point d'autre instruction que les inventions que le Saint Esprit inspire à l'âme. C'est l'amour divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s'ingérer de faire son office844.

Mais, me direz-vous, je me chagrine parce que je crois que ma sécheresse vient à cause de mes infidélités et qu'elles sont la marque de la disgrâce de Notre Sei­gneur. Ces raisons-là ne sont qu'amour-propre. Si c'est vos infidélités qui vous les ont attirées, vous les devez souffrir comme une pénitence que vous avez méri­tée. Il ne faut pas tant se réfléchir, il faut s'abandonner […] ne pensons qu'à l'aimer, qu'à le contenter. Voilà l'unique nécessaire, tout le reste n'est rien845.

Car si, au dedans, il semble que les organes de l'âme soient obscurcis et comme impuissants de s'élever pour trouver Dieu, la vérité le fait posséder en foi puisqu'il est vrai qu'il nous envi­ronne, qu'il est tout notre être plus nous que nous-même. Et si l'âme dit : ‘Je ne puis être unie à Dieu à cause de mes impuretés’, je lui réponds qu'elle est en Dieu, qu'elle vit en Lui […] Si on savait le bien que l'âme reçoit de cette présence quand elle s'y exerce en foi à toute heure ! Elle se trouve investie de Dieu jusqu'à des pénétrations inexplicables. Tout notre mal est que nous ne voulons pas nous captiver sous cette loi d'amour et de simple application à Dieu présent846.



Élisabeth de Brême (1609-1668), Benoite de la Passion

C’est à elle que la Mère de Blémur consacre sa plus longue notice847. Née à Salzbourg, elle fut envoyée à Nancy « afin qu’elle y apprît la langue française » [6] Elle voulut entrer aux Annonciades (le premier couvent de Catherine) mais fut mariée à dix-sept ans. Veuve à vingt ans, elle entre à Rambervilliers trois années plus tard et en deviendra la supérieure. Elle fut peut-être formée par le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô qui témoigne :

[108] L’état de cette âme est vrai, tout ce qui est dans l’esprit est de Dieu, et opération divine dans ses Puissances, qui peu à peu les simplifie, pour les approcher et ainsi les perdre en Dieu, et de cette sorte le faire trouver dans ce fond et capacité intime de l’âme ; qu’elle reçoive donc passivement ces divins et bénis effets, qui sont les messagers du cher retour des puissances dans leur origine ; qu’elle les reçoivent, les laissant écouler à mesure qu’ils s’évanouiront, demeurant ainsi passive après leur départ, et de la sorte elle trouvera Dieu ; car tout ceci tend à ce bonheur. Je crois que si l’âme est généralement passive, soit à l’abondance soit à la pauvreté, qu’elle pourra trouver quelque chose qu’elle ne sait pas, et qu’elle recevra grande bénédiction. Il faut donc qu’elle soit bien fidèle à cet état contemplatif où Dieu l’attire et qu’elle reçoive bien passivement toutes ses miséricordes ; de manière pourtant que si elles se tarissent, elle les laisse aussi tarir passivement.

Elle-même déclare dans l’esprit qui anime Bertot :

[15] Il n’appartient qu’à Dieu de faire son ouvrage et d’opérer sa gloire et son pur amour dans les âmes, mais il est certain que c’est au dépens des sens et de la nature jusqu’à la mort totale de ce qui reste de la créature. Alors Dieu fait un effet de sa Résurrection, par son esprit et par sa vie très pure, et cela d’une manière imperceptible et au-dessus de la connaissance de l’âme. […] il y a de certaines personnes que Notre Seigneur attire dans un abîme d’amour, de silence et d’anéantissement, à l’exclusion de toutes les créatures.

[21] Lorsque je m’applique à lui (Jésus-Christ crucifié), ce n’est point pour charmer mes douleurs mais par devoir d’amour ; et cependant à parler franchement, il me semble que je suis sans amour, sans foi, sans espérance, et que je n’en désire point. Il ne me reste qu’une impression qui consiste en ces mots : perte, abyme, mort. [...] je me trouve dans un grand silence et dans une profonde paix [...] il ne reste rien à la créature qu’une idée très nue et très simple de l’immensité de Dieu...

Dans un autre écrit : [22] Il ne me reste qu’une foi nue et très dégagée [...] si on me demandait la raison pourquoi on souffre, on répondrait : ce n’est pas que j’ai de mauvaises pensées, je n’en ai ni de bonnes ni de mauvaises, mais il me semble que je suis dans une séparation éternelle de l’objet de mon amour qui est mon Dieu ; cette sorte de peine m’est ordinaire à présent et elle m’arrive presque toujours du grand matin.

Dans une lettre à une supérieure : [24] Je vous ai déjà fait savoir que Notre Seigneur me conduit sans lumières et sans connaissances et il m’ôte le désir de savoir et de connaître ce qu’il opère. Un des jours passés, après que la sainte Messe fut achevée, qui ne dura qu’un moment à mon gré, je me trouvai dans une tranquillité qui ne m’est pas ordinaire ; je ne puis m’exprimer là-dessus sinon que je crois que c’est quelque avant-goût de l’autre vie. Je crois encore que si je vivais cent millions d’années, je n’arriverai pas à ce point par tout mon travail ; c’est une grâce qui se donne, mais qui ne se peut acquérir ; il n’y a rien du nôtre ; ce repos n’était que le commencement d’une longue et profonde occupation ; mais comme la Communauté sorti du Chœur pour aller au travail, j’y allai aussi ; cet attrait me continua le long du jour, etc.

Il ne m’est pas possible de considérer les Mystères de la Passion, quoi que j’aie de puissants attraits vers ce douloureux état de Notre Seigneur. Au moment que je tourne ma vue sur le Dieu d’amour crucifié, mon cœur est transporté, l’entendement éclairé et l’âme occupée d’une manière ineffable ; je ne peux dire que ces mots : ‘Excès d’amour infini et incompréhensible à tout esprit’. L’âme demeure ensuite humiliée et anéantie.

[28] Son attrait était le regard simple de Dieu, en nudité de foi, sans nul discours ; c’était un état passif dans lequel elle attendait que Dieu fit en elle ce qu’il aurait agréable.

[31] Il arrive quelquefois, selon qu’il plaît à Dieu, d’emprisonner les puissances de l’âme dans une solitude et dans un silence très dur à la nature et aux sens […] l’état d’emprisonnement n’est pas renfermé au temps de l’oraison, mais encore quand il est passé ; il est vrai que cela ne dure pas ordinairement plus de deux ou trois jours […]

[33] Je n’ai plus d’intention ni de vouloir, ni de pouvoir dans toutes mes actions, pour saintes qu’elles soient ; mon oraison est presque sans commencement et sans fin, je veux dire que j’en sors comme j’y suis entrée, dans la simplicité d’esprit, toutes les voies et les sentiers me sont fermés, et le seront encore plus dans la suite, Dieu seul connaîtra le chemin par où Il me fera marcher […] je serai réduite dans une entière perte de moi-même […] qu’importe, il me suffit de savoir que Dieu est en moi, sans moi, mais un temps viendra que je serai dans un abîme hors de ma connaissance.

[54] on m’arrache, mais doucement et agréablement, de tout ce qui est sous le ciel ; on me tire dans un abîme, c’est-à-dire dans la profondeur de mon néant ; c’est là où je trouve la véritable paix, tout le reste n’est rien ; dans cette profondeur de silence, on apprend une doctrine sans connaissance ni lumière, tout est dans l’obscurité ; il ne reste plus d’ambition à l’âme, que de perdre ses propres intérêts et de se perdre elle-même pour gagner uniquement Jésus-Christ.

[66-67] Le transport d’une douce fureur […] paisible et calme comme le feu qui semble dormir sous la cendre, puis il vient un moment favorable qui rallume ce brasier par le souffle du divin Esprit […] Sur quoi elle entendit ces paroles en l’intérieur de son âme, « par trop d’amour il faut mourir, et revivre d’un élément qui n’est que pure flamme ». […] Il me semble que cette vie est si précieuse que je n’ai qu’un moment pour adhérer à Dieu et que le reste se doit faire en passant848.

[102] La sainte agonisante […] chanta son Cantique ordinaire : ‘Par trop d’amour il faut mourir’, etc. Étant un peu revenue elle se reprit disant : Je me trompe de dire que par trop d’amour il faut mourir, c’est plutôt faute d’amour. L’on ouvrit sa poitrine pour en tirer son cœur, contre sa défense expresse. Ceux qui virent ce cœur assurent qu’il n’était pas fait comme les autres : il était gros et souple, ouvert au-dessus avec des veines toutes navrées [blessées], plusieurs personnes sont d’opinion qu’elle est morte d’amour, quoi qu’elle s’imaginait toujours qu’elle n’aimait pas assez ; c’était sa plainte ordinaire […]



Jacqueline Bouette de Blémur (1618-1696)

Religieuse de l’abbaye de la Trinité de Caen dont elle fut maîtresse des novices puis prieure, connaissant parfaitement le latin, elle écrivit la vie des saints bénédictins des siècles passés puis s’attacha à trente-huit figures illustres de son siècle par ses Éloges849 que nous venons de si largement utiliser :

Je pretens encore que cet ouvrage fera connaître que le bras de Dieu n’est point racourcy, qu’il forme des saints en tous les siècles ; et quoi que ceux dont j’écris les actions ne tiennent pas ce rang [de saints] dans l’Église, ils ne laissent pas de nous laisser les exemples d’une vertu solide, et dont l’imitation nous conduira infailliblement au bonheur dont ils jouissent. Je prie Dieu de nous en faire la grâce.

Elle entra dans la congrégation fondée par Mectilde du Saint-Sacrement et eut l’humilité d’y faire un nouveau noviciat à l’âge de soixante ans et d’y renouveler sa profession. Elle mourut à Paris dans le premier monastère fondé par Mectilde850. Bien qu’auteur de plusieurs ouvrages, elle sut demeurer cachée. On la devine proche en esprit de ces figures, telles celles de Geneviève Granger ou de Charlotte le Sergent, sinon elle n’aurait sans doute pas su nous rapporter leur rare valeur spirituelle : Que ne m’est-il permis de dire là-dessus ce que je sens et ce que je sais ? Peut-être le faudrait-il pour votre gloire ; mais la Mère [du Saint-Sacrement, Mectilde] et les Filles m’ont fermé la bouche et j’obéis. Recevez ce sacrifice, ô mon divin Maître […]851

Tableau II : Lieux, Bénédictines & Spirituels associés

Les notes de la page suivante précisent des relations entre spirituels associés et bénédictines (ainsi qu’entre spirituels).

Lieux.

Bénédictines.

Spirituels associés.

Savoie

Louise de Ballon

1591-1668

François de Sales (1)

1567-1622

Paris (Montmartre)

Marie de Beauvilliers

1574-1657

Marguerite d’Arbouze

1580-1626

Charlotte Le Sergent

1604-1677

Jacqueline Bouette de Blémur 

1618-1696

Benoît de Canfield (2)

1562-1610

Ange de Joyeuse (3)

1563-1608


Lorraine (Rambervillers)

Caen

Paris (rue Cassette)

Mectilde de Bar

1614-1698

Élisabeth de Breme

1609-1668

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (4)

1594-1646

Jean de Bernières (5)

1602-1659

Jacques Bertot (6)

1622-1681

Épiphane Louys (7)

1614-1682

Montargis

Marie Granger

1598-1636

Geneviève Granger

1600-1674





Jeanne-Marie Guyon (8)

1648-1717



  1. Louise de Ballon est confiée à la direction spirituelle de son cousin François de Sales. Elle reçoit une nouvelle impulsion lors d'une retraite au monastère de la Visitation d'Annecy dirigé par Mme de Chantal. Tous sont savoyards.

  2. Benoît de Canfield aide (au moins par son soutien spirituel) Marie de Beauvilliers dans sa difficile réforme.

  3. Ange de Joyeuse prend le relais lorsque son ami Benoît part en Angleterre.

  4. Jean-Chrysostome de Saint-Lô, inspirateur et confesseur de Bernières, est « Notre bon Père » pour Mectilde et Bertot.

  5. Jean de Bernières dirige Bertot et conseille Mectilde.

  6. Monsieur Bertot dirige madame Guyon. Il connaît Mectilde et Élisabeth de Brême.

  7. Épiphane Louys, prieur d’Étival, est le confesseur ami de Mectilde.

  8. Madame Guyon est dirigée par Geneviève Granger puis par monsieur Bertot. Elle apprécie Mectilde, « la sainte Mère du Saint-Sacrement ».





La réforme de l’abbaye cistercienne de Port-Royal par la mère Angélique (1591-1661)

Tout commence par la réforme difficile d’une abbaye cistercienne vénérable fondée en 1204. Elle fut l’œuvre d’une jeune fille ardente et tourmentée. L’érudit Louis Cognet consacre deux ouvrages d’agréable lecture à cette courageuse refondatrice852 :

« En 1599, l’abbesse, cédant à des recommandations, prend pour coadjutrice une enfant de sept ans, Jacqueline-Marie Arnauld, la future mère Angélique […] L’imprévu, ce fut une radicale conversion de la jeune fille en 1608 et sa décision de ramener son abbaye à une pratique stricte de la vie cistercienne, ce qu’elle réussit entre 1609 et 1614. Elle réforma ensuite plusieurs monastères […] l’on compta bientôt quatre-vingts religieuses. Du fait des ravages du paludisme […] celles-ci s’établirent à Paris en 1625… »853.

Rien ne préparait la jeune bénéficiaire, devenue abbesse avant l’âge de onze ans, à être touchée au cœur par la grâce dès le jeune âge de seize ans et demi, puis à entreprendre cette réforme qui ouvrait des luttes familiales et domestiques, quand elle ferma à son (terrible) père l’entrée dans la clôture lors du célèbre épisode de la journée du Guichet854 du vendredi 25 septembre 1609. Elle pratiqua une très grande pauvreté personnelle, abandonnant son logis abbatial et couchant « dans une chambre qui servait de passage […] de sorte qu’on ouvrait et fermait les portes des vingt et trente fois en une nuit ». Elle devint une infirmière bénévole qui apprit à saigner…

Elle lutta par la suite avec l’ancienne abbesse déposée Madame d’Estrées, « vieillie dans ses désordres et ses vices », afin de réformer la maison de Maubuisson. Elle créa à Port-Royal une atmosphère de ferveur chez ses novices. Il faudrait également évoquer l’aide de l’abbesse Agnès (1593-1671), âme mystique, sœur d’Angélique855.

Angélique rencontra François de Sales et lui fit part de ses scrupules de conscience : « Je lui ouvris mon cœur par lettres sur une peine que j’avais bien grande, qui était que je n’avais jamais rencontré personne auquel je puisse prendre une confiance entière et ensuite y avoir une vraie soumission… » Mais leur relation fut malheureusement interrompue par la mort de l’évêque de Genève.

Elle se défiait des états mystiques et de toute oraison extraordinaire, mais cela ne l’empêchait pas d’estimer les sœurs carmélites espagnoles et la mère Madeleine de Saint-Joseph que nous allons bientôt retrouver au cœur du Carmel français856. Amie de Jeanne de Chantal, Angélique ne put jamais réaliser son vœu de la retrouver à la Visitation d’Annecy. Elle se plaça sous la conduite de Monsieur de Saint-Cyran, beaucoup plus ascétique que François de Sales et plus intellectuel.

Saint-Cyran (1581-1643) avait étudié avec Jansénius à la faculté de Louvain. Retirés près de Bayonne, ils se livrèrent ensemble à un travail considérable d’approche de la Bible à la lumière des Pères. Figure fondatrice  du (premier) jansénisme, c’est « un homme d’action accédant peu à peu à une spiritualité élevée et à un statut de directeur spirituel hors de pair. » L’homme d’action se heurta à Richelieu. La prison accrut son rayonnement857.

Marqué par Bérulle et par François de Sales, il partageait avec eux un sens aigu de la transcendance. Il orienta les premiers Messieurs de Port-Royal vers les travaux de traductions qui contribuèrent à faire évoluer les mentalités françaises vers des recherches critiques. Il rapprocha la spiritualité du laïc de celle du clerc : « Tous les chrétiens sont prêtres » même si le sacerdoce ministériel demeure tout à fait à part.

Port-Royal, entré dans l’histoire avec la réforme de l’antique abbaye par la mère Angélique, poursuivit son développement. Après la période de refondation qui s’étend de 1608 à 1638 environ, s’ouvrit une seconde époque où le rayonnement des Solitaires de Port-Royal s’associa à la vie le plus souvent paisible des moniales :

« Inoccupé, le site de la vallée de Chevreuse accueillit à partir de 1638 des hommes décidés à se retirer du monde : les fameux Solitaires de Port-Royal. Grâce à leur travail, les zones humides furent assainies par drainage. […] Autour des moniales ne tarda pas à graviter toute une constellation de parents et d’amis […] Les premiers Solitaires avaient pris en charge l’éducation de jeunes enfants, issus souvent de familles amies. De 1637 à 1660, ces Petites Écoles formèrent environ cent vingt élèves : parmi eux figurent Racine… »858

Cinq années d’épreuves suivirent, dues à l’opposition royale (1664-1669). Suivra un « âge d’or » qui se terminera en 1679.

Nous reviendrons au prochain volume III. Ordres nouveaux et figures singulières sur le grand mouvement rénovateur rayonnant largement au-delà des clôtures et qualifié de « jansénisme ». Il eut plusieurs formes par suite des pressions imposées de l’extérieur et qui culminèrent avec la destruction en 1710-1711 du monastère859. Cependant, nous estimons globalement hors de notre sujet les acteurs des divers « jansénismes » - tout en exceptant la Mère Agnès, le bon docteur Hamon, Pascal860

La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples

Multiples réformes.

Le Carmel a connu de nombreuses réformes tout au long de son histoire861. En France, à la sortie des guerres de religion, la plupart des couvents ont besoin d'être réformés. Deux réformes prennent place simultanément, l’une détachée de l’ancien courant carme tandis que l’autre tente de prendre place en son sein.

La première, féminine, sur laquelle nous reviendrons au chapitre suivant, mise en place sous l’impulsion de Madame Acarie (la future Marie de l’Incarnation), est issue de la réforme espagnole par l’intermédiaire d’Anne de Saint Barthélémy (la sœur converse qui accompagnait Thérèse dans ses voyages) et d’Anne de Jésus, la dédicataire du Cantique spirituel de Jean de la Croix. Le bref séjour de ces mères espagnoles sera fructueux : l’intériorité reconquise par la réforme espagnole sera transmise en France en particulier grâce à Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), maîtresse profondément intérieure de novices qui assurèrent par la suite de nombreuses fondations.

La seconde, masculine, simultanée, naît en Bretagne, où Philippe Thibault, que nous avons rencontré comme visiteur auprès du chartreux Beaucousin, réforme le couvent de Rennes, rattaché à la province de Touraine. Le renouveau s’étend mais ne se sépare pas de l’ancien Carmel malgré des tensions à Angers, Ploërmel, etc. D’origine française, cette seconde réforme est indépendante, même si une influence des déchaux est prouvée en ce qui concerne les pratiques862. Nous commencerons par elle.

C’est Philippe Thibault qui fait venir la future « âme de la réforme de Touraine », Jean de Saint-Samson (1571-1636). Ce très grand mystique forme les novices qui continueront son œuvre, toute intérieure, dans certains couvents carmes. Il apparaît ainsi comme le symétrique masculin de Madeleine de Saint-Joseph chez les femmes.

Puis on oubliera ce maître spirituel pour plusieurs raisons. Tout d’abord, dès les années 1640, naît une méfiance qui provoquera le « crépuscule des mystiques » à la fin du dix-septième siècle : on soupçonne par exemple son disciple Maur de l’Enfant-Jésus, qui dirigea un temps la jeune Madame Guyon, d’être quiétiste. Un affadissement de l’élan intérieur accompagne la fusion de la réforme dans le corps des « grands carmes » ; enfin ces derniers disparaissent de France à la fin du dix-huitième siècle.

Par chance, de très nombreux manuscrits ont survécu. La renaissance de l’intérêt pour la mystique d’expression française depuis Bremond s’est accompagnée de la redécouverte de Jean de Saint-Samson863, puis d’éditions critiques partielles commentées de l’important corpus de « dictées » à ses disciples et/ou de leurs éditions d’époque864. Ce que Jean a dicté n’est pas d’une lecture facile, mais « le plus profond des mystiques français865 » mérite l’effort requis.

La vie d’un frère convers aveugle.

Jean du Moulin, fils d’un contrôleur des tailles, fut baptisé le 30 décembre 1571. Une intervention malheureuse causa sa cécité, suite à une variole contractée à l’âge de trois ans. Aussi « on lui fit apprendre la musique et le jeu des instruments en perfection, spécialement celui de l'orgue, qu'il touchait fort adroitement dès l'âge de douze ans. Il fit quelques années cet office en l'église de saint Dominique de Sens et était toujours appelé aux concerts de musique qui se faisaient aux solennités extraordinaires »866

Quittant Sens pour Paris, en 1593 ou 1594, il alla demeu­rer chez son frère marié Jean‑Baptiste pendant quatre ou cinq ans, près de Saint Eustache. Mais après la mort de ses proches vint la misère : « Le serviteur de Dieu demeurait cependant dans une église toujours à genoux, et en oraison devant le très Saint Sacrement de l'autel, et souffrait beaucoup de faim, de soif et autres incommodités867 ». On dispose d’une abondance de faits très vivants illustrant la dureté de la vie de l’infirme868.

L’église de Saint Eustache était attachée au grand couvent des carmes de la place Maubert : à la fête de sainte Agnès en 1604, Jean demanda la permission au jeune frère Mathieu Pinault « de tou­cher l’orgue » à la grand’messe. Cette rencontre fut le début d’une amitié profonde et durable.

Depuis je le conviais de venir à l’orgue avec moi toutes les fois que je jouais de l’orgue. En devisant avec moi il me demandait si j’avais des livres spirituels, et lui ayant dit qu’entre autres j’avais les œuvres de Nervèze, il me persuada de les quitter et m’en rendit d’autres comme Arias, Grenade869, et me pria de lui donner quelque temps pour lui lire des livres qu’il m’apportait comme les divines Institutions de Thaulere, la Théologie mystique de Harphius, Rubroche [Ruusbroec], la Perle évangélique, le Jardin spirituel des contemplatifs de Mr. Deschamps870.

On voit dans ce choix des plus grands textes du Nord les affinités spirituelles de Jean : il les comprenait de l’intérieur, ils exprimaient sa propre expérience. Sa profonde intériorité rayonnant sur son entourage, la lecture journalière devint très vite une rencontre de prière et d’oraison, et un cercle spirituel bouillonnant se constitua au couvent de la place Maubert. Jean et ses amis voulant ramener les carmes à la mystique, cette impulsion déclencha la réforme au mépris de certaines résistances :

[Jean] exhorta lors pareillement le père Philippe Thibault religieux de la même province à se mettre de la partie [en vue d’établir la réforme] ; l'assurant qu'il y pouvait beaucoup […] Il lui dit ces paroles avec tant d'énergie et d'efficace, qu'elles frappèrent au cœur du père Thibault comme un coup de foudre, et y demeurèrent désormais très profondément gravées, comme il a depuis souvent avisé au père Mathieu [Pinault]871.

Finalement, en 1606, alors que Jean parlait avec Mathieu Pinault des desseins de celui‑ci, il lui dit au dépourvu : « Dieu m’appelle efficacement pour être religieux en votre convent de Dol. » 872

Jean de Saint‑Samson commença par faire profession le 26 juin 1607. Philippe Thibault et Mathieu Pinault, les deux réformateurs, dès leur arrivée définitive à Rennes en novembre 1608, essayèrent d’obtenir du Père Provincial le transfert du frère Jean à leur couvent, mais il leur fallut attendre quatre années, la communauté de Dol s’y opposant. « Les supérieurs de Rennes873 s’efforcèrent d’inventer de rudes épreuves pour mesurer la trempe de son âme et découvrir le fond de son cœur » : devant tenir compte de démêlés avec le général Sylvius et le provincial Le Roy, Thibault avait été obligé d’imposer la méditation méthodique telle qu’il l’avait pratiquée chez les jésuites et les chartreux. Finalement, Jean fut accepté malgré ses trente-cinq ans et sa cécité, mais dans la situation la plus humble de frère lai.

La vie était rude et Jean souvent malade. Le bâtiment était fort misérable et délabré, il n’y avait pas d’infirmerie, les cloisons des cellules du dortoir n’étaient faites que « d’ais fort mal assemblez, où les vents entraient de toutes parts. »

Jean aimait la solitude et le recueillement de la prière : « dans l’hiver on l’a vu souvent à l’abri de quelque muraille, et aux rayons du Soleil, trembler sa fièvre assis sur un buis du jardin. » Il avait appris une prière pour guérir les fiévreux, ce qui suscita une enquête de l’évêque de Dol : celui-ci en sortit tout acquis à la cause du frère et le fréquenta régulièrement jusqu’à la fin de sa vie874. Le disciple Donatien témoignera d’un événement qui révèle en effet la pleine grandeur de Jean :

« La ville de Dol et le couvent des Carmes furent atteints de la peste. Un carme mourut en peu de jours et un novice fut atteint par la contagion. Pris de panique, la communauté entière et le prieur s’enfuirent hors du couvent. Le soin du malade fut confié au jeune frère Olivier et à un séculier. Jean de Saint­-Samson s’était déterminé à tenir ferme et à s’engager pour si peu que cela lui serait possible. Malgré son infirmité et son peu d’expérience, il se mit à leur service pour soigner le malade. Un jour, celui‑ci fut atteint d’un accès de folie furieuse et voulut se précipiter par la fenêtre du dortoir. Alerté par un pressentiment, ou par une lumière divine selon l’interprétation du Père Dona­tien, Jean « sort à même temps de sa chambre, va directement vers ce frénétique au lieu du précipice, le saisit, et l’empêche de se jeter. Le tenant, il appelle les deux autres, qui pour la crainte du mal s’écartaient au bas du jardin, fit remettre ce pauvre malade en son lit, et demeura toujours auprès de lui, sans aucune appréhension de la maladie, priant Dieu qu’il lui rendit son bon sens, afin de pouvoir mourir dans les dispositions de sa grâce. Notre Seigneur octroya l’un et l’autre à ses prières. Car au même instant l’usage de la raison lui revint... » Jean de Saint-Samson finit par contracter lui‑même la maladie à laquelle il s’était exposé volontairement pour l’amour de ses frères malades et agonisants. Les conséquences en demeurèrent limitées, quoiqu’il ait été transféré pendant quelque temps « au champ saint Jammes, lieu destiné pour la retraite et pour le défairement des pestiférés. » Jean y continuait sans relâche ses œuvres charitables. Ces expériences péni­bles face à un mal impitoyable, à la défaillance totale de la médecine et à la peur obsédante de la contagion, l’amenèrent à un dépouillement entier de son intérêt propre et à une disponibilité sans réserve.875 »

L’influence de Jean fut capitale : bien que frère lai, il fut considéré comme le maître spirituel auquel se référaient tous les moines qui avaient soif de passer au-delà des exercices de méditation discursive :

« ... Jean ne pouvait littéralement plus suivre les prescriptions de la méditation méthodique [...] Philippe l’invita à exposer par écrit son exercice d’entière élévation d’esprit. [...] Étant donné que le contenu de ces quelques pages, de l’avis de tous, était bon et admirable, les chefs de file de la réforme n’hésitèrent plus à destiner le simple frère au rôle important de maître spirituel de plusieurs générations de jeunes carmes [...] Mathieu Pinault, le maître des novices [...] prit l’initiative quelque peu curieuse d’envoyer chez lui les jeunes gens les plus doués pour une courte visite.876 » 

Il portait sûrement les moines dans sa prière. Mais surtout on venait le voir pour profiter d’une présence divine en lui qui enflammait les visiteurs d’amour et de ferveur. Uni au divin, étant depuis longtemps bien au-delà de la méditation discursive des débutants, il essayait de les entraîner vers un contact direct avec Dieu par l’appel de l’oraison aspirative où le mystique s’élance amoureusement vers Dieu de tout son être en oubliant tout877 :

C'est en ce continuel et affectif entretien avec Dieu que consiste principalement l'esprit de notre saint Ordre, suivant ce qui nous est commandé en notre règle : de méditer jour et nuit en la loi du Seigneur. D'autant que ce mot de méditer ne veut pas dire que nous soyons continuellement occupés à considérer et à approfondir les choses de Dieu ; car cela est impossible à l'infirmité de l'esprit humain; mais il le faut entendre de l'affection du cœur, et de l'ardeur de la volonté, laquelle non seulement ne se fatigue pas et ne se lasse jamais d'aimer, comme l'esprit se lasse de spéculer, mais au contraire, tant plus elle aime, et plus elle a d'attrait, de plaisir et de force pour aimer de plus en plus.

Pourquoi n'enverrions-nous pas souvent au trône de sa Majesté de fervents souhaits, et des désirs de l'aimer d'un amour fort et continuel ? Et n'aurions-nous pas honte d'avoir moins d'ardeur pour Lui que n'en ont les hommes du siècle pour les fausses divinités de la terre ? 878

Jean demeura à Rennes jusqu’à sa mort à un âge assez avancé879 :

« Pendant ces longues années, il n’aimait guère franchir le seuil du couvent, à moins que ce ne fût pour rendre visite à une personne malade ou agonisante. ... À la fin de sa vie, il demanda même son transfert ... pour y être en solitude totale. Il tenait pourtant sa fenêtre grande ouverte pour les oiseaux qui passaient la nuit dans sa chambre. ... Il ne voulut jamais admettre que sa paillasse soit remplacée par un matelas ... Il mourut le dimanche 14 septembre [1636], en la fête de l’Exaltation de la Croix. Ce jour était l’anniversaire de la mort de Catherine de Gênes, la mystique italienne fort estimée de Jean de Saint‑Samson à cause de la ressem­blance de leur expérience mystique.880 »

Les « dits » de l’amour divin.

Étant aveugle, Jean n’a rien écrit lui-même, mais nous avons ses « dits », que ses novices ont saisis au vol ou qu’il a dictés, et qui forment un corpus considérable : de ce joyau mystique parfois difficile à lire, nous ne pourrons saisir que quelques facettes admirables. Elles ont été mises au clair par son disciple le P. Donatien qui disposait de ces dictées parfois presque incompréhensibles et n’a pas hésité à couper et recomposer.

Le parcours du sentier dure de nombreuses années car il est la vie même. Trouver son entrée, puis le suivre, suppose de perdre ses certitudes pour se laisser conduire, ce qui répugne à l’homme :

L’homme […] ne se sert de sa raison que pour les choses sensibles […] S’il monte plus haut que les sens, il ne veut concevoir les choses divines que par voie d’entendement, et croit que toute sa sainteté doit consister en la forte élévation et dans le lustre de son entendement illuminé de Dieu pour le connaître et le goûter. […] Il ne veut point aller là où il ne sait pas, ni s’exposer à se perdre et s’abandonner à la conduite de Dieu881.

Si on lui ôte un objet sensible, elle [la nature] a recours à un objet de l’esprit. Si on lui ôte ceux de l’esprit, elle cherchera sa propre satisfaction en Dieu même R 64C

Nos voies doivent être si perdues que personne n’en voit ni trace ni sentier R 755E.

Aimer sans amour, aimer au-dessus de l’amour [sensible] P 92.

On traverse une alternance entre amour divin :

Combien de fois, ô mon amour, ai-je eu sujet dans l'abondance de vos communications divines, de vous prier de vous enfuir hâtivement de moi si vous ne vouliez me voir mourir de joie et d'amour, présentement à vos yeux ? P 6.

…et cheminement obscur :

Notre Seigneur lui voulant faire goûter l'amertume de Sa croix, le priva de toutes ces grâces sensibles. Et afin d'éprouver, épurer et affermir sa vertu et sa fidélité, le mit en un état très nu, très délaissé, très obscur et très misérable selon le sens, qui lui dura même plusieurs années sans autre consolation. De sorte qu'il lui semblait pendant tout ce temps-là être abandonné et réprouvé de Dieu P 8.

Seul compte l’élan de tout l’être vers Dieu :

Il n’avait souvent rien autre chose à dire en confession, sinon « qu’il n’avait pas tendu à Dieu à l’infini et de toutes ses forces en son attention », donnant pour précision : « L’infini […] c’est l’arrêt et fermeté de toutes les puissances recueillies, fondues, réduites et entièrement perdues en l’unité divine, par-dessus tout esprit et fond. » P 126.

Par une continuelle et attentive mort de lui-même, le mystique doit plonger de plus en plus en son fond, « ‘sans grand effort du sens’, seulement du plus profond du cœur et du plus intime de l’espritR 62b.

En fait, plus le sujet « s’abîme et se perd au total de son infinie vastité [vasteté], tant moins il s’aperçoit de cette opération simple et cachéeR 762a.

Il ne lui reste qu’à [] s’armer de force de patience et de constance pour ne varier jamais ni à droite ni à gauche [...] se sentir toute vide et destitué de lui et totalement insipide en ses sentiments. C’est en ceci que consiste la fidélité [...] et non dans les grandes connaissances [...] visions et ravissements de l’entendement humain. [ ...] Cela n’arrive qu’afin que les âmes ne se satisfassent point elles-mêmes d’un désir glouton et affamé de posséder Dieu plus pour elles que pour Lui-mêmeR 79 A.

Voilà comment on monte l’escalier d’amour divin, car « celui qui a tout reçu doit toujours tout, à chaque moment R 773e. Ses voies sont la solitude, être totalement impuissant à sa délivrance, mais aussi satisfaire pleinement à Dieu avec joie, en abhorrant la tristesse.

Tout cela est aisé à dire, malaisé à faire, difficile à endurer, très difficile à surmonter. Car il faut demeurer stable, ferme et immobile au dedans de l’esprit, en simple repos, par-dessus l’action et l’intention […] et cela éternellement, parce que l’on croit ne devoir jamais vivre autrement et que cet aimable époux ne doit jamais retourner […] C’est ici que l’industrie humaine est épuisée R 79 a.

Pour un abandon véritable nous devons être « totalement reçus et fondus P 498 » :

Être entièrement enseveli comme mort, c’est encore un tout autre état, et puis être pourri et corrompu, et de la pourriture être rédigé [réduit] en cendre882, ce sont encore d’autres états plus proches du rien. Mais le même rien n’est rien. Il faut que le Mystique avise soigneusement lequel de tous ces états lui convient, afin que sans s’arrêter, il tende toujours à plus, non selon la pure spéculation, ce qui serait tôt fait, mais en véritable pratique dans les occasions, qui ne lui manqueront jamais, et avec ordre et discrétion. C’est un œuvre d’un siècle, à dire la vérité R50 D.

[Soyons] « circonspects à ne se point chercher finement, en faisant sa proie de la mort du sens. [L’âme] doit vivre là toute perdue à elle-même, sans science ni vue de ce que nous sommes R 78a.

[La] « subtile et perdue théorie et pratique des mystiques est inconnue à tout autre qu’à eux-mêmes et cependant ils voient tout, du fond de leur abîme R 759E

Pour arriver heureusement à cette transfusion en Dieu, il faut que toute la créature soit perdue à son vivre, à son sentir, à son savoir, à son pouvoir, et à son mourir […] il n'y a plus en cet état d'acte de réflexion, et l'âme est hors de puissance de le faire. Toutefois le franc arbitre demeure en sa pleine et entière vigueur. En ceci il y a infiniment de quoi s'émerveiller et admirer la force de l'amoureuse activité de Dieu à fondre et convertir totalement en soi, ceux qui lui ont voulu, sans réserve, répondre de tout soi, tant en la vie qu'en la mort R71D.

Au reste dans cet abîme on ne voit ni fond ni déité : tout y est englouti sans ressource et il ravit incessamment tout l’homme sans distinction ni différence. C’est ici qu’il n’y a ni amour, ni vertu, ni charité. Et toutefois c’est d’ici que la charité, l’amour et les vertus sortent à leurs effets quand et autant qu’il le faut, sans perception ni distinction. Ce qui n’est point ne peut avoir de nom ; non par privation d’être, mais parce qu’on est englouti dans l’unique et suréminent être qui va remplissant tout être du sien R 760A

Les vertus ne doivent jamais être distinguées ni séparées de l’amour. Il s’agit de parvenir au feu de l’amour divin, lequel les dévorera et les engloutira, pour les transformer en soi :

L’amour et l’humilité leur ôtent [aux mystiques] toute réflexion, les occupant et les perdant toujours de plus en plus en Dieu, où ils sont et vivent sans distinction ni discernement de ce qu’ils font ou ne font pas. Ainsi ils vaquent incessamment au devoir de l’amour réciproque, sans croire ni penser qu’ils y satisfassent, sinon de fort loin et chétivement R 74b.

Le divin soleil de justice ne manque point de produire les effets de Son amour dans les hommes, aux uns plus tard et aux autres plus tôt et en un différent degré, selon qu’Il trouve la terre de leur cœur diversement disposé à cela par la grâce ; la saveur et l’expérience que nous avons de cette vérité, nous est très délicieuse ; en cette manière nous pénétrons tous les effets de cet amour produit dans les hommes, leur découvrant sa beauté et ses vives splendeurs afin de les rendre parfaitement amoureux de Lui-même R 75C

Là où il y a de la raison pour aimer, l’amour n’est point : d’autant que l’amour est suffisant de soi-même pour tirer et ravir en unité d’esprit tout le sujet qu’il anime R 78B

Jean souligne que nous voyons dans Son tout notre rien R 83e ; que cet exercice d’amour unit souverainement et de plus en plus à l’objet très simple et infini ; éclairant ceux avec qui les âmes ont à traiter, agissant, pâtissant et se comportant comme un flambeau lumineux enfermé en un corps transparent pour l’illumination d’autrui R87A, R91c.  Il s’agit de tenir ce cœur ardemment et continuellement brûlant au feu du même amour, afin que tous les manquements et défauts, qui sont de pure infirmité, soient en un moment consommés et réduits à rien. Ainsi le seul amour demeurera maître de la place R 309b.

Cet état consiste en une élévation d’esprit par-dessus tout objet sensible et créé ; par laquelle on est fixement arrêté au dedans de soi, regardant stablement Dieu, qui tire l’âme en simple unité et nudité d’esprit [...] La constitution de celui qui est en cet état, est simple, nue, obscure et sans science de Dieu même [...] Car là, tout ce qui est sensible, spécifique, et créé est fondu en unité d’esprit, ou plutôt en simplicité [...]Alors les puissances sont fixement arrêtées au dedans, toutes attentives à fixement regarder Dieu[ ...] Et plus cela est ignoré du patient, tant mieux pour la profondeur et l’excellence de cet état. [...] ni créé ni créature, ni science ni ignorance, ni tout ni rien, ni terme ni nom ... ni différence de temps [...] tout cela est perdu et fondu en cet obscur brouillard, lequel Dieu fait lui-même, se complaisant ainsi dans les âmes [...] Là elle doit continuellement être attentive à ne se point laisser occuper des objets naturels et spirituels, qui sourdent presque continuellement, quoique très simplement, de la puissance raisonnable : et à n’écouter point la nature, qui la sollicite continuellement à connaître et à sentir son état et à réfléchir sur ce qu’elle voit et ce qu’elle est. Car la nature veut toujours secrètement avoir quelque objet à quoi elle s’attache [...] qu’elle réponde uniquement et toujours [...] par la simple et totale attention, en l’essence abyssale de Dieu P 495-497. 

Plus que Dieu, au-delà de Dieu etc. paraissent des expressions rudes. Mais parce qu’on ne voit ni terme, ni nom pour répondre à ce dont on se sent et on se voit tout embrasé, on se réduit et on s’exprime comme on peut P 510.

Celui qui à force de mourir et fluer continuellement en Dieu est devenu simple, demeure comme impuissant à réfléchir. Il demeure stable et arrêté en son repos, ne désirant sortir de là sinon lorsque Dieu l’en tire. Et lors il sort sans sortir, pratiquant ce qu’il doit faire, libre et sans empêchement, afin de rentrer selon son total au plus profond de son désert solitaire.  Ces personnes sont vues comme fleuve regorgeant d’amour, de lumière, de saveur et de délices ineffables R 683c, R 683B

Les formes et le vocable même d’amour s’anéantissent. Car alors le sujet se trouve heureusement transformé au feu de Dieu R 754a

Rien de ceci ne rejaillit plus dans les sens ; et il est de nécessité que l’âme soit établie et confirmée en une très grande et très simple force d’esprit, qui l’arrête et constitue fermement et immobilement en son objet ; afin que Dieu vive en elle comme sans elle R 767c.

Alors l’amour n’a plus d’être, de vie, ni d’opération comme pour elle, mais désormais son infini objet qui est Dieu, vit, agit, et pâtit en elle en tout sens et manière, et en tous événements. L’âme dis-je, en cet état ne vit que de la vie, et en la propre vie de Dieu. Elle a atteint sa similitude avec Dieu par-dessus la même similitude ; elle a atteint son image et son exemplaire en son propre fond originaire, et elle est entièrement transfuse en son immense amplitude, par-dessus toute démonstration possible. [...] Pour donc faire vivre Dieu en nous, il faut que nous mourions totalement ; et comme cela ne doit et ne peut être naturellement devant le temps de notre dissolution, il faut que nous mourions en la foi et la créance du rien de toutes choses, et de nous-mêmes au respect de Dieu R 145a

[...] Celui donc qui affecte seulement les formes et intelligences du haut et du profond, si mystique qu’il puisse être, n’est pas capable de notre présent flux et écoulement et ne sait ce que nous disons R 147C.

Un bel extrait d’un important manuscrit demeuré inédit883 donnera une idée de la difficulté à comprendre les notes prises par certains moines quand elles n’ont pas été éclaircies par Donatien : 

[…] le flux de la créature en Dieu procède de son industrie pure plus ou moins vivement touchée de Dieu, pour pouvoir appréhender Dieu petit à petit et le connaître en ses effets, tant en la créature que dehors d’elle aux autres.[…] la créature se sent outrée et ponctuée des vifs attraits de Dieu, à la suite desquels elle sort par divers degrés et par diverse succession d’ordre et de temps d’elle-même et des choses créées et entre par amour et dépouillement de soi plus ou moins avant en Dieu. […] Mais il est tout au contraire de ceux qui tirent Dieu à eux à la manière des écoliers, lesquels par efforts de spéculation naturelle l’accommodent à leurs sens et leurs goûts, duquel se sentant sensiblement et naturellement délectés, il leur semble par cela s’approcher grandement de Lui, et avoir sous grande connaissance et grand goût de Lui, ce qui n’est qu’affection et sentiment purement naturel. Lesquels se trouvant doctes par la science acquise, ils étendent le discours et leurs voies en cela le plus largement et le plus loin qu’ils peuvent, de sorte que leur ponctuation n’est que pure théologie d’école, étudiée [f°2v°] plus ou moins facilement digérée par spéculation, purement humaine. Et comme ils ont lu quelques mystiques, ils en mêlent quelquefois des mots en leur digestion ; si qu’à cette occasion on peut dire que leurs discours en délivre plus ou moins appuyé, mélangée et ornée de quelques petits filets d’or, ou si on veut, frotté d’un peu de miel…

[Au contraire] la sapience est infuse de Dieu dans les cœurs simples qui s’occupent simplement en des sujets affectueux, laquelle les unit et les recueille en vérité par dessus toutes multiplicités de recherches d’école, les pénétrant d’une saveur divine qui ne convient qu’à Dieu qui la verse expressément pour rendre semblables [les] âmes amoureuses de lui par l’infusion de ses lumières et de ses goûts. À quoi l’âme étant fidèle, elle continue de poursuivre Dieu par son attrayant rayon délicieux par dessus tout ce qui se peut penser, quoique cela se fasse par diversités de voies en toutes lesquelles Dieu tient nécessairement cet ordre. [f. 3] Ce que se continuant ainsi, les âmes font progrès en la connaissance de Dieu, d’elles-mêmes, […] elles en deviennent doctes en l’art de la science d’aimer Dieu, auquel le très saint Esprit les instruit d’une ineffable manière pour étendre, pour pénétrer et pour surpasser toutes choses créées en elles-mêmes. Tels sont les vrais et solides effets de la divine sapience abondamment infuse aux âmes assez saintes. C’est pourquoi toutes leurs études et leurs soins, n’est que de se rendre de plus en plus simples et uniques en leur occupation continuelle autour de Dieu.

Là le vide est tout plein R 169D



Disciples et Directoire spirituel.

Le rayonnement de Jean fut très important car il laissa après lui une génération de disciples ardent : Bernard de Sainte-Magdeleine (1589-1669), Dominique de Saint-Albert (1596-1634), Marc de la Nativité (1617-1696), Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8-1690). Nous allons revenir bientôt sur les plus mystiques, Dominique et Maur.

Ils voulurent transmettre par écrit ce renouveau spirituel et rédigèrent le Directoire de l’Ordre constitué de quatre volumes de la Conduite spirituelle des novices, qui parurent en 1650/1884 . Ceux-ci combinent les apports successifs de Dominique, de Bernard qui notait ses enseignements aux novices dans l’intention (non réalisée) de les publier ; de Marc, renommé pour les thèses de théologie mystique qu'il venait de soutenir au chapitre de Poi­tiers, maître des novices chargé par le chapitre de 1647 de leur rédaction - il y consacra deux ans dans la solitude du couvent d’Aulnay - ; enfin du jeune Maur qui sortit de l’obscurité à cette occasion : le chapitre l’adjoignit à Marc pour mettre au point les règles que le père Bernard pré­parait depuis treize ans885.

On est en effet à une époque de consolidation ; le mystique Jean n’est plus là, il faut s’adapter car les novices à former sont nombreux : la méditation méthodique refait son apparition car tous n’ont pas accès immédiat à l’oraison aspirative. Mais le Directoire sera tout imprégné du feu mystique de Jean. En particulier dans le quatrième volume, intitulé « Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale… », les derniers chapitres de la première partie vibrent de sa ferveur. Ils décrivent et donnent des moyens pour pratiquer, dans la liberté, l’oraison aspirative chère à Jean : « prière brève, qui part d’un cœur brûlant dans un élan très intense […] préparation à […] une prière sans forme et sans paroles dans la contemplation de Dieu et l’union avec lui. »886. Ils différencient nettement la mystique de la sainteté : il ne s’agit pas d’atteindre la perfection donnée par l’application des règles, mais d’avoir l’expérience de Dieu. Ils ont soif d’une « élévation de l’esprit en Dieu […] comme une étincelle qui sort du brasier ardent de l’amour de Dieu », où « le but de ces aspirations est d’avancer, et non seulement de nous maintenir dans le chemin de la perfection. »

Cette œuvre majeure des grands carmes tranche heureusement avec toute une littérature spirituelle didactique dévote : une dynamique qui traduit l’élan mystique de ses rédacteurs, anime et oriente un texte par ailleurs solidement charpenté887. Un traité très structuré est consacré en fin d’ouvrage à la prière aspirative vers laquelle convergent les autres formes : il met l’accent sur la présence divine.

Voici un extrait suivi qui montre ce qui était proposé à de jeunes novices méditants d’origines diverses :

Les différentes manières de pratiquer la présence de Dieu.

Les saints Pères qui ont traité de la vie spirituelle distinguent trois sortes de présence de Dieu : l'une est imaginaire, l'autre intellectuelle, et l'autre affective.

Qu'est-ce que la présence de Dieu imaginaire ?

La présence de Dieu est imaginaire, lorsque nous nous représentons l'humanité sacrée de Notre Sauveur, et que nous faisons toutes nos actions en sa présence, comme si nous Le voyons des yeux corporels, tâchant de les accomplir avec la même perfection qu'Il les ferait Lui-même, s'Il vivait encore sur la terre. Ou bien encore, c'est lorsque nous nous représentons Dieu, sous une forme corporelle, vastement étendue dans le monde, remplissant le ciel et la terre de son immensité, tout ainsi que la lumière du soleil remplit l'air. C'est aussi lorsque nous Le considérons vivifiant toutes choses par son intime habitation, et donnant l'action à toutes les créatures, ainsi que l'âme vivifie et donne l'action à tous les membres du corps. C'est enfin, lorsque nous Le concevons comme environnant, pénétrant et inondant tout l'univers, ainsi qu'une vaste mer, dans laquelle nous sommes, nous vivons et nous nous mouvons, comme les poissons dans la mer matérielle.

Car, tout ainsi que les poissons trouvent toujours l'eau en quelque part qu'ils aillent, de même nous ne pouvons aller en aucun lieu, tant secret ou retiré qu'il soit, que Dieu n'y soit présent [paraphrase de Ps. 138, 7-11] : Seigneur, disait le Psalmiste, si je veux monter au ciel, Vous y êtes, et si je veux descendre jusqu'au plus profond des abîmes, je Vous y trouverai. Si je pense m'échapper de Vous, partant de grand matin, pour me retirer aux confins de la mer, Vous me trouverez là ; et je n'y saurais pas même aller si votre main toute-puissante ne m'y conduisait. Si je veux me couvrir des ténèbres de la nuit, je ne me cacherai pas toutefois de vos yeux très pénétrants, car Vous voyez aussi clair la nuit que durant le jour, et ce qui se fait dans les ténèbres ne Vous est pas plus caché que ce qui se fait à la face du soleil.

Qu'est-ce que la présence de Dieu intellectuelle ?

La présence de Dieu est intellectuelle lorsque, sans image ni représentation corpo­relle, mais par un simple acte de foi, nous considérons Dieu, ou bien comme irrité par nos péchés, ou bien comme méritant infini­ment d'être servi de nous ; ou bien disposant toutes choses en ce monde par son admirable Providence ; ou bien enfin, plus généra­lement, lorsque nous nous servons de quelques vérités ou maximes spirituelles pour tenir notre esprit recueilli en les ruminant, et pour nous élever à sa divine Majesté. Celui, par exemple, qui a une vive foi et ferme créance actuelle que rien ne se fait au monde sans la volonté ou permission de Dieu, et que rien ne lui arrive en son particulier sans que sa divine Providence ne le lui envoie, celui-là, dis-je, a une présence de Dieu intellectuelle, et dans toutes les occasions qui lui arriveront de faire ou de souffrir quelque chose, il ne manquera pas de rapporter le tout à la volonté de Dieu, comme à sa première cause.

Qu'est-ce que la présence affective ?

La présence de Dieu est affective lorsque par un sentiment actuel, lumineusement et savoureusement goûté, l'âme demeure dans une certaine incli­nation actuelle vers Dieu, qu'on peut appeler état d'adhésion ; d'autant qu'en cet état, l'âme a non seulement Dieu présent, mais de plus elle Lui est conjointe. On peut encore dire, plus généra­lement, que cette présence de Dieu est affective, lorsque l'amour de Dieu est si ardent en notre âme que, comme d'un brasier vivement allumé, il en sort continuellement des étincelles, c'est­-à-dire des aspirations embrasées. Si bien que nous savons très parfaitement combien Dieu est aimable, non pour l'avoir lu, ou entendu, mais pour l'avoir expérimenté 888.

Dominique de Saint-Albert (1596-1634)

Le carme le plus proche de l’esprit qui animait Jean fut son disciple bien-aimé Dominique de Saint-Albert, malheureusement disparu précocement à l’âge de trente-sept ans889. Brûlant d’amour, il définissait les mystiques comme ceux « qui sentent en eux un incendie d’amour éternel qui ne s’éteint ni jour ni nuit ». Nous venons de voir qu’il fut chargé, dès l’âge de vingt-et-un ans, de rédiger l’ouvrage pour la formation des jeunes carmes. Dominique meurt le 24 janvier 1634, après avoir été maître des novices à Angers, lecteur en théologie, régent d’études, vicaire provincial et prieur à Nantes.

Il existe une intéressante correspondance entre lui et son maître Jean de Saint-Samson qui souligne l’âpreté du temps et l’intensité qui animait Dominique890. Ce dernier semble avoir eu au début quelques difficultés liées à un intellect trop actif, puis la grâce le combla au point qu’il se plaignait de sa force :

Lettre 1. Il me semble que je suis un homme double, tout à la spéculation et tout hors d'icelle, tout hors quant à l'affection, et tout dedans quant à l'obédience qui m'y applique. Je ne sais quelquefois si jamais j'ai fait oraison, d'autant que je me trouve tout absorbé en questions et spéculations ; mais là-dessous je demeure stable et tranquille, faisant qu'au fond tout cela ne m'est rien. Je ne puis quasi retourner à moi-même, car je suis tellement hors de moi que je ne sais, quant au sens, s'il y a un Dieu […] Pour moi, je pense être lors que je ne suis plus ; même souvent, quand je me retrouve encore avoir de l'existence, je me sens crier à notre Seigneur : « Hé quoi, mon Dieu, suis-je encore ? » Je reconnais que nous ne jouissons pas encore à pleine voile de cette divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je désirerais me manifester à vous tout tel que je suis. Vous savez que jamais je ne vous ai rien celé de ce qui se passait en moi ; je crois que notre Seigneur, si c'est pour mon bien, vous fera plus clairement connaître ce qui est de l'état de mon intérieur et de ma pauvre misère. Mon frère, je suis délaissé pour maintenant, quoi que quelquefois notre Seigneur me donne des assurances de ma stabilité en Lui, par-dessus toutes mes spéculations et occupations. […]

4. […] De vous dire les grâces que notre Seigneur me fait et la façon dont Il me traite, les paroles n'en peuvent rien exprimer ; une chose me fait trembler, c'est le peu de fidélité que je porte à y correspondre ; car notre Seigneur vient à moi, ce me semble, avec toute sa divinité. […] Mon âme ne désire être sinon un miroir transparent par lequel le soleil éternel passe de part en part, se retrouvant toujours dedans Soi-même. Je ne veux que rien de Lui demeure en moi, et qu'Il ait son perpétuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frère, vous goûtez ce que c'est. Infidèle que je suis, si notre Seigneur n'a pitié de moi ! Je vous prie de prier sa divine Majesté ou de ne plus venir si fort, ou qu'il me donne la grâce de le suivre, ou pour le moins de me laisser traverser de part en part à Lui. Hélas ! En cette divine lumière, je vois dans moi tant d'ordures ! […] Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cet abîme d'amour ; mais moi je vais tardivement et petitement ; encore faut-il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem [aimer l’amour qui nous aime éternellement]. Dieu nous en fasse la grâce. C'est ce que je désire. Votre pauvre frère Dominique. Ce 31 décembre 1625. D'Angers.

5. […] Nous nous connaissons mieux l'un l'autre en l'unité d'esprit en laquelle nous nous rencontrons à l'embouchure de cet océan infini d'amour que non pas quand nous sommes séparés de la source d'où nous fluons et où nous refluons. […] Je vous écris d'autant plus librement que le Père prieur est capable de nos sentiments. […] Ce 24 juin 1626. De Ploërmel.

8. [De Jean de Saint Samson :] J'ai grande pitié de vous, votre science vous coûte cher ; mais Dieu en qui vous mourez d'une mort si vive et si mortelle l'a prévue sans vous, et l'ordonne et le fait en lui et en vous, comme sans vous. […] Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croire, il le faut soutenir avec allégresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en dispose autrement par quelque autre événement. […] De Rennes, 20 novembre 1629.

9. […] Je ne désire pas connaître et savoir, mais aimer à l'infini. […] Ce 6 février 1630.

11. [De Jean de Saint Samson :] […] C'est cela qui vous approfondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la très simple et très nue foi qui, vous étant une très simple lumière, vous montre et vous dit par elle-même que cela est ainsi. […] Rennes, ce 26 mars 1630.

12. [De Jean de Saint Samson :] Je me réjouis grandement en notre Seigneur de ce que vous ne théologisiez plus spéculativement ni scolastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformément à la simplicité et à la suréminence de votre simple fond. […] Faites donc votre mieux en tous sens et manière, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l'instrument vif de Dieu, pour éternellement faire de vous et en vous à son bon plaisir, tant en vous que dans les créatures. […] Rennes, ce 14 mai 1630.

13. […] Mon frère, que c'est d'aimer, je ne sais que c'est et ne désire autre chose. Nous nous voyons en notre centre, où nous nous reposons et agissons en des manières que nous ne pouvons expliquer par paroles. […] Mon frère, si j'avais quelque désir en ce monde, ce serait de la solitude, mais je trouve aussi bien la mort en l'occupation que dans le silence. Nous sommes à Dieu qui est en nous et nous en Lui, par-dessus les vicissitudes. […] Ce 26 mars 1631.

14. […] Mon cher frère, nous nous entrevoyons tous les jours en notre Seigneur. Vous m'avez encore mieux connu, comme je crois, à cette dernière vue l'un de l'autre à Rennes. […] C'est pitié de tendre à l'infini et ne pouvoir comprendre [citation latine], autant insatiable à désirer que Dieu est infini à se communiquer. Mon frère je me recommande à vos prières, vous savez quomodo unum sumus [comment nous sommes un] : cette unité peut être goûtée mais non pas expliquée. C'est à l'embouchure de l'océan où nous nous rencontrons tous les jours et nous perdons, et notre bien gît à être englouti de cet amour abyssal qui perpétuellement nous dévore sans nous consommer, car vous savez comment nous sommes ceux desquels il est dit : mors depascet eos [Ps. 48,14 : la mort les dévorera], enfin amare amorem nos aeternaliter amantem. C'est tout le désir de / votre pauvre frère Dominique. Ce 26 avril 1631.

18. […] Je ne saurais dire combien la charge où je suis m'est dure, après avoir goûté quelques jours les douceurs de la solitude en laquelle, quoiqu'il y ait des croix, elles sont comme prévenues, et on les attend comme de pied coi [calme, tranquille] ; mais en charge on est en continuelle tempête et bourrasque […] Ce 6 avril 1633.

19. […] J'aimerais mieux, s'il était en mon option, épouser une prison perpétuelle que d'être supérieur. Si nous n'avons point de charité, ne ressentirons pas les fautes contre Dieu comme nous faisons ; mais aimant Dieu, tout ce qui le touche nous touche […] Sous tout cela, je demeure comme l'enclume sous le marteau, non sans grande angoisse. Mon frère, qui a quelque degré d'amour meurt misérablement dans une charge. […] Ce 5 août 1633.

21. […] La mort corporelle n'est rien, mais la continuation des poignantes douleurs891 demande une étendue d'esprit indéficiente pour demeurer en une égalité avec sérénité de visage. C'est être supérieur aux douleurs que de les souffrir avec joie, et sentant un enfer au-dedans, vivre au dehors plein d'allégresse […] Je ne crois pas que la volonté de souffrir puisse égaler la souffrance réelle ; un acte d'amour ne contient pas la perfection de ceux qu'on fait toute la vie, ni la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d'autant d'actes qu'il y a de moments en la durée des grandes douleurs. Je vous laisse à penser ce que c'est de souffrir nu comme sans réfléchir sur chose aucune ; de sorte que si l'amour prévaut en nous, pour nous faire soutenir patiemment, voir joyeusement, cela ne diminue point la douleur. […] Ce 9 novembre 1633.

Citons de Dominique le Traicté tres exquis et mistique de l’oraison mentale892 :

Dès qu’on commence à faire oraison, il est très important de voir clairement l’objectif d’un exercice aussi saint. Il ne faut pas le pratiquer simplement comme les autres exercices qui visent la mort à soi-même et l’acquisition des vertus, ni comme un moyen d’être agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme le tout de notre vie […] l’exercice de sa présence en nous. […] En effet, celui qui ne désire pas faire de l’oraison le tout de sa vie mais seulement l’utiliser comme un simple moyen pour mieux servir Dieu et agir plus parfaitement, ne parviendra jamais au but de l’oraison véritable. Ce but est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé, car nous n’existons, ne subsistons, ne vivons que pour acquérir cette union par les actes intérieurs de connaissance et d’amour. Cette action intérieure doit être notre activité principale, et tout ce que nous faisons d’autre doit s’y référer893.

[…] vous devez commencer à courir après Dieu. […]Vous percevrez uniquement par la foi qu’il réside en tout et qu’il est plus intime à vous-même que vous-même. Ainsi, vous ne penserez pas que vous êtes dans le ciel plutôt que sur la terre, mais que vous êtes en vous plus proche [de lui] que vous ne l’êtes de vous-même. […]

Dieu nous regarde avec attention comme si nous étions la seule personne au monde à devoir être écoutée et entourée, et ce même Dieu désire passionnément demeurer toujours avec nous, nous aimer et nous appeler. Son bonheur est de se communiquer à nous, de faire sentir intérieurement à une personne qui le recherche sa douceur et sa suavité. Quand vous aurez profondément imprimé cette vérité dans votre cœur, l’oraison consistera à vous animer d’un amour réciproque […]

L’âme] doit peu à peu s’abandonner à Dieu et supprimer même les paroles essentielles qu’elle s’efforçait de proférer, et rester dans la nudité du désir de Dieu.

L’amour et le désir de Dieu sont si directs qu’il ne s’agit pas de la vision de Dieu, mais de Dieu en lui-même et pour lui-même […] ayant investi notre désir, c’est lui qui le meut, l’étend, le dilate, l’enfonce en lui-même, et à mesure qu’il le comble, le rend plus capable et ainsi, le rend plus pauvre. Dans cette situation, l’intelligence n’agit que par la foi nue. Celle-ci a montré à la volonté que Dieu est incompréhensible, qu’il dépasse tout sentiment et toute intelligence. […] comme c’est un esprit pur, qu’on ne voit pas et qu’on ne sent pas, mais en qui l’on croit seulement, il faut, pour être vraiment uni à lui, emprunter un moyen inconnu et ineffable et que nous le connaissions non par des moyens discursifs mais seulement de manière directe894.

Il faut bien comprendre que Dieu s’unit à quelqu’un beaucoup mieux et plus intimement quand l’âme est passive sous son action et ne fait rien895.

Nous devons surtout rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos cœurs, et nous ne devons désirer prêcher, étudier, etc., que pour nous unir davantage à Dieu par amour. […] Continuons à penser que nous devons faire des études pour aimer Dieu davantage et non pour acquérir plus de connaissances sur lui […] En étant ainsi contraint de meubler son intelligence par de multiples images créées, c’est bien l’enfer le plus dur que peut souffrir un cœur amoureux qui cherche le visage de Dieu dans la nudité et la simplicité […]896

Cassien rapporte une sentence d’Antoine897 : si quelqu’un, après l’oraison, se souvient de ce qu’il a prié, son oraison n’est pas parfaite. Celui qui est en train de méditer sait ce qu’il a fait, de même celui qui pratique les colloques, les paroles familières et les conversations amoureuses, peut savoir ce qu’il a dit à Dieu, de même celui qui aspire à lui par des conversations essentielles. On peut donc penser que saint Antoine trouvait que, pour faire une oraison parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une manière inconnue, par-delà des paroles bien composées et construites et tout autre moyen créé par l’action de Dieu. C’est lui qui nous inspire et continue à agir en nous, et nous collaborons avec lui non seulement vitalement, mais librement et d’une façon digne d’éloges. […]

Est-ce que ce n’est pas une extase continuelle de ne pas agir selon notre nature mais d’être revêtu d’une action toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’une participation de l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même, grâce à laquelle nous vivons de la vie même de Dieu ? 898

Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8 -1690)

Maur Le Man naquit probablement au Mans899. On peut supposer qu’il fréquenta le collège jésuite de la Flèche. Il entra chez les carmes de l'Observance à Rennes le 21 février 1633 et fit profession l’année suivante, prenant le nom de Maur de l'Enfant-Jésus. Le choix de ce nom pourrait traduire l’influence de son maître des novices, Bernard de Sainte Magdeleine : lorsque celui-ci était sous-prieur en 1615 à Angers, on rapporte que le définiteur, opposé à la réforme alors naissante, voulait imposer un prieur de son choix ; la communauté mit une statue de l’Enfant-Jésus à la place que celui-ci devait occuper au chœur, avec l’inscription : Prior noster [notre prieur]900. On retrouve dans cette anecdote l’influence du réformateur des grands carmes, Philippe Thibault (1572-1638), qui partageait la dévotion bérul­lienne à l'Enfant-Jésus, insistait sur la pauvreté de Jésus et désirait voir réaliser chaque année une crèche de Noël par ses carmes ; le premier ouvrage de Maur aura pour titre : La crèche de l’Enfant-Jésus. Il retiendra de toute cette dévotion le thème important de la pauvreté spirituelle, qui sera repris par la suite chez ses dirigé(e)s, en particulier la jeune Mme Guyon901.

Il poursuivit le cursus de formation propre aux grands carmes, consistant en deux années de séminaire suivies de quatre années de théologie. Selon Marc de la Nativité, Maur fut aimé par Jean de Saint-Samson pour sa « piété singulière »902. Avant même l’achèvement de la rédaction conjointe du Directoire de l’Ordre, il fut envoyé en 1648 dans la province de Gascogne pour y introduire la réforme903. Nommé maître des novi­ces au couvent de Bordeaux (1650), il demeurera désormais dans cette province jusqu’à sa mort, à l’exception de brefs déplacements vers le nord, à Rennes où se situait le centre du rayonnement réformateur, et plus rarement à Paris.

Toute réforme qui tente de se faire au sein d’un ordre ancien (à la différence de la réforme espagnole des déchaussés qui « sortit » de l’ordre), rencontre des difficultés : du temps du fondateur Thibault, des tensions étaient apparues avec les non-réformés de Ploërmel904. À Bordeaux, c’est la forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673) qui va donner bien du souci à Maur et aux partisans de la réforme.

Maur ne fut en effet nommé provincial qu’au bout de cinq ans mouvementés : le père Chéron qui avait été prisonnier des Turcs, voulait récupérer sa charge et lutta pied à pied. Enfin nommé, Maur « rétablit pourtant le calme et l'unité dans sa province. Cet homme paisible et tout habité de Dieu s'imposait à tous.905 »

La décade 1655-1665 fut en effet plus calme, mais Chéron continua la polémique, cette fois en se plaçant sur le terrain théologique. Il publia en 1657 son Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d'illusions ; et qui montre qu'il n'est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l'âme, l'ôtant à la raison et à la doctrine : tout son programme anti-mystique était ainsi esquissé ! Outre l’intervention du déchaussé P. Honoré de Sainte-Marie906, historien remarquable dont nous reparlerons, celle du jésuite Jean-Joseph Surin (1600-1665) contribua à défendre la cause de l’oraison par sa Guide spirituelle907 : lui et Maur étaient en effet devenus amis après la douloureuse expérience de Surin à Loudun. L’analyse du débat qui met en cause Maur (non nommé, pas plus que son maître Jean de Saint-Samson), ainsi que le carme Nicolas de Jésus-Marie (ce dernier directement nommé908), ne présente guère d’intérêt, compte tenu du caractère excessif de l’attaque par Chéron. Michel de Certeau nous dit que « Maur eut la sagesse de ne pas répondre. Il ne se préoccupait que d'instruire ceux et celles qui, en nombre croissant, sollicitaient sa direction spirituelle. Il continuait d'écrire, mais pour eux, pour répondre à leurs besoins, pour apaiser leurs craintes et leur ouvrir la voie de la pauvreté spirituelle et de l'union à Dieu. »

Certeau parle ensuite de la collaboration étroite qui s’établit entre Maur et Surin : « ... Cette période est aussi marquée par ses relations avec le Père Surin qui, rentré à Bordeaux en 1632, retrouvait lente­ment, autour des années 1656-1658, la santé qu'il avait perdue pendant les exorcismes de Loudun. Le jésuite se remettait à circuler dans la ville et à prêcher dans les couvents, tout parti­culièrement dans celui des Carmélites de la rue Permentade où étaient entrées sa sœur et sa mère, et où le Père Maur se rendait lui-même fréquemment. Il se lia d'amitié avec le Carme [...] ses voyages [vers la Bretagne, centre de la réforme], attestés par la correspondance de Surin, permettaient à celui-ci de communi­quer plus facilement avec ses filles spirituelles et de les confier à un ami sûr »909.

En 1671, à l’occasion de la res­tauration de l'ermitage de Lormont, situé sur la Garonne près de Bordeaux, Maur, qui recherchait la paix, demanda à vivre « au désert » : on sait le rôle important de ces lieux de retraite dans la vie carmélitaine. On le lui permit : il y passa donc la fin de sa vie en compagnie de deux autres ermites et fit construire, un peu plus haut que l'ermitage, une petite annexe où il logea Messire Charles de Brion910 venu là en pénitent, vers 1679-1680, après de brillants débuts à la Cour de Louis XIV. Il vivait dans une grande pauvreté911. On retiendra la liste des huit livres figurant dans l’inventaire de sa « bibliothèque »  privée : s’en détachent les œuvres de son maître Jean de Saint-Samson (dans la grande édition in-folio de Rennes), de Pères latins (Léon le Grand, etc.), de Jean de la Croix, de Tauler (les Institutions), de Ruusbroec, et la Summa de Thomas d’Aquin912.

Son influence ne s’interrompit pas car il continuait à écrire à ses dirigées, à rendre visite aux couvents de Bordeaux, aux visitandines, aux feuillants, aux carmélites. C’est dans le « saint désert » qu'il mourut en 1690913 .

Son œuvre s’échelonne depuis 1650, date de la publication du Directoire auquel il contribua, jusqu’aux dernières lettres à une religieuse de 1689. Sur ces quatre décades, la structure s’affermit et la doctrine s’approfondit. En 1652, des opuscules sont rassemblés sous le titre de L’entrée à la divine sagesse… En 1664, apparaît l’ouvrage de la maturité, le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes…dont le titre suit en quelque sorte naturellement le précédent. En 1673, est achevé le plus important de deux brefs mais beaux Traités de la vie intérieure, restés manuscrits. D’une même grande paix et simplicité témoignent aussi les Lettres de direction spirituelle adressées à Mme Guyon (~1670 à ~1675) ; puis, au terme d’une longue vie, les belles Lettres adressées à une religieuse (~1680 à ~1689)914.

Dans les vingt-et-une lettres adressées à Mme Guyon, Maur soutient une mystique qu’il respecte et dont il devine le potentiel915. Il donne la quintessence de son expérience pour aider celle qui l’appelle au secours car elle ne comprend rien à ce qui lui arrive. Il a vécu ce qu’elle traverse et le lui explique pour l’orienter vers son destin, qui est grand. Il s’exprime d’égal à égale, lui décrivant simplement les choses telles qu’elles sont pour l’aider à supporter ce qui est inéluctable. La voie présentée est rigoureuse car l’interlocutrice est favorisée par la grâce et ne doit pas s’arrêter en chemin. Une dynamique de la transformation de l’âme se dégage : elle consiste à faire passer l’homme de son existence propre au règne de Dieu en lui. Un dépouillement rigoureux est incontournable, mais il est possible d’aider ce travail de la grâce divine par un seul moyen : en s’y abandonnant complètement dans la perte de tout repère. Les constats sont radicaux :

 … chacun fait son petit établissement spirituel selon lequel on veut passer la vie, les uns en oraison, les autres en beaucoup d’austérités, d’autres en bonnes œuvres extérieures, mais il faut mourir et tout abandonner. (2e lettre de Maur)

Aucune méthode ne fait l’affaire, il faut abandonner tout ce qu’on a lu sur le sujet :

Il ne faut point chercher ni passiveté, ni repos, ni aucun de tous les états et manières dont il est parlé dans les livres. Il ne faut que se laisser dans l’abîme de la volonté de Dieu. (12e lettre)

On peut quand même orienter la volonté :

… regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. (2e lettre)

La créature raisonnable ne saurait rentrer parfaitement en Dieu, qui est son centre et le principe d’où elle est sortie, qu’elle ne se perde totalement à elle-même. (19e lettre)

Il faut perdre tout appui :

C’est ce qu’Il a commencé à faire, vous jetant dans ce désert intérieur dans lequel vous dites qu’Il vous a mise. Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. (1ère lettre)

Mme Guyon se croit égarée et séparée de Dieu, mais il lui confirme, en partageant sa propre expérience, que c’est bien là ce qu’il faut traverser :

Dieu [...] la dépouille si entièrement de toutes les lumières et de tous les bons désirs qu’elle avait pour cela, et la réduit dans un tel état de sécheresse et d’obscurité, et même d’impuissance de s’aider elle-même en quoi que ce soit, qu’il lui semble que tout est perdu pour elle, et que tout ce qu’elle a vu et éprouvé autrefois de la part de Dieu, sont des illusions. (20e lettre)

Un tel dépouillement est nécessaire car :

[…] pour se dénuder si nuement et se perdre dans un si profond abîme, il faut que l’opération de Dieu absorbe celle de la créature. (1ère lettre)

[…] Il faut se perdre et s’abandonner totalement à l’opération divine, qui exécute son dessein en nous sans que nous sachions comment, sinon que nous souffrons et que notre esprit semble se diviser de l’âme, et que nous sommes pénétrés jusqu’à la moelle des os. (13e lettre)

Quoi qu’il en soit, la consigne reste :

Marchez devant vous quoique vous ne sachiez où vous êtes ! (20e lettre)

Il l’appelle à passer au-delà de tout état :

[…] l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. (1ère lettre)

[…] L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau. (4e lettre)

Alors le vide peut être rempli :

Il est devenu le principe et la cause principale de tous ses mouvements, de ses actions. (3e lettre)

[…] Dieu par Sa grâce Se faisant un autre nous-même, gouverne tout l’intérieur: c’est pourquoi Il détruit et anéantit ce nous-même. (11e lettre)

Dans sa dernière lettre, Maur lui lance cette injonction qui résume tout :

Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien. (21e et dernière lettre)

Michel de Saint-Augustin (1621-1684)

Professeur de philosophie à Gand dès l’âge de vingt-cinq ans, il devint le directeur de la célèbre béguine Maria Petyt (1623-1677). Il occupa de nombreuses fonctions dans l’ordre et favorisa l’introduction de la réforme « de Touraine » aux Pays-Bas espagnols.

A. Deblaere nous dit qu’il unit « l’esprit fondamental du carmel et la richesse de la tradition contemplative des Flandres [le citant] : « L’âme véritablement extatique est celle qui ne s’appuie sur, ni n’est aidée par aucune expérience sensible ou illumination intérieure, mais tend à Dieu par foi nue et amour simple, abstrait et aliéné des sens. » Elle prépare à l’union essentielle où cette âme n’adhère à Dieu pour aucun de ses dons ou de ses attributs, mais simplement parce que c’est Lui. » A. Deblaere explicite aussi, avec grande clarté, ce qui nuisit à l’appréciation du grand carme - et fausse encore trop souvent de nos jours la lecture des mystiques :

« Les théologiens qui s’attachèrent à faire triompher la réforme thérésienne du carmel lisaient ces écrits selon une grille de significations philosophico-théologiques qui en faussait le sens : l’abstraction dont parle Michel et qu’il faut entendre au sens d’abstrahere (détourner l’attention des objets extérieurs vers l’intérieur) était comprise par eux au sens figuré de concepts intellectuels abstraits, et tendant donc à exclure l’humanité du Christ ; de même l’union essentielle leur apparaît non comme un terme situant le lieu de l’expérience spirituelle, mais comme un concept panthéiste : et ainsi de suite916 ».

L’œuvre latine abondante du carme a heureusement été traduite récemment, mais en partie seulement917 :

Puisque l’âme trouve nécessairement son repos, soit en Dieu, soit dans le monde créé, la pauvreté d’esprit mettant le monde créé en quarantaine, l’âme ne peut que se tourner vers Dieu. En outre, cette pauvreté abolissant tout obstacle entre Dieu et l’âme, il en découle qu’elle s’unit en essence avec Dieu et qu’elle ne fait plus qu’un seul esprit avec Dieu. Quand rien ne s’interpose entre deux masses d’eau quelconques, immédiatement elles se réunissent […] (214)

Quand nous concentrons notre regard sur une mouche ou un brin de paille suspendu en l’air, nous ne pouvons voir le ciel directement […] si nous n’y concentrons pas notre vue, alors nous regardons le ciel sans écran : de même aussi, quelque infime que soit tel ou tel objet […] il fait écran entre Dieu et notre âme. (219) […] la vision directe de l’essence franche et stricte de Dieu, tout comme l’amour qu’on lui porte, modelé sur Lui-même, transcendent en excellence toute la réflexion […] pour les perfections de Dieu… (220)

Ne te laisse pas entraîner et abuser en écoutant la foule de ceux qui prennent la mouche au seul mot de théologie mystique qu’ils ne peuvent supporter, sous prétexte qu’elle induirait les hommes à viser trop haut […] [elle] n’est rien d’autre […] que la science pratique de Dieu et des choses divines […] savoir l’exercice de la foi en la présence divine partout et en toute chose créée, et la mise en conformité de notre volonté avec celle de Dieu. Sont-ce là des questions si raffinées que cela et difficiles à comprendre ? (342-343)

Que l’âme […] laisse comme un courant tout emporter à Dieu à qui tout remettre dans la simplicité de son cœur ; et pour s’y maintenir, elle s’efforce de brider l’importunité de tout bouillonnement et des impulsions naturelles, pour pouvoir vaquer à Dieu directement, sans entrave et plonger en lui, devenue absolument déiforme dans tout ce qu’elle fait. (421-422)

[…] tout doit être surnaturel et divin […] l’âme ne peut prendre aucune part, ne peut rien comprendre ni rien dire exactement sur ce que Dieu opère sur elle […] Cela s’explique du fait que Dieu y accomplit ces opérations sans mettre en jeu l’imagination ou quelque faculté des sens, mais en esprit, loin de tout sens physique et que, donc, l’âme, encore unie au corps […] est incapable de les percevoir […] sauf peut-être […] en s’appuyant sur les effets ou les états qu’elles entraînent. (480)



Maria Petyt (1623-1677)

Issue d’une famille aisée des Pays-Bas espagnols, elle suivit sa « voix intérieure » dans divers états de vie. Michel de Saint-Augustin la délivra de multiples observances ascétiques et l’assura dans son oraison de simplicité ; seize mois plus tard il quittait Gand, mais il accepta de continuer sa direction par lettres. En 1657 à Malines, Maria sera rejointe par d’autres béguines et formera une communauté qui vécut d’une manière retirée918.

Elle écrivit un remarquable récit de sa vie sur l’ordre de Michel ainsi que des comptes-rendus sur sa vie spirituelle. Nous reviendrons au tome III sur cette autobiographie. Liant en une tresse événements personnels prosaïques et événements de vie intérieure mystique, elle annonce par son intimité, la Vie par elle-même de Mme Guyon.





3. Le carmel « dÉchaussÉ »

Si les réformes ont été réalisées « sur place » par les bénédictin[e]s et grands carmes, Bremond utilisa le terme d’invasion mystique pour parler de l’implantation du Carmel réformé espagnol en France : le mot est évocateur mais quelque peu excessif. En réalité, c’est Jean de Brétigny qui, fasciné par sa rencontre à Séville de la prieure Maria de San José, disciple de Thérèse d’Avila, eut l’idée de faire venir des carmélites espagnoles en France pour qu’elles puissent transmettre l’expérience mystique issue de Jean de la Croix et de Thérèse. Il communiqua son enthousiasme au cercle animé par madame Acarie. L’arrivée des sœurs espagnoles fut donc voulue avec une grande persévérance par les mystiques français. Les Espagnoles ont beaucoup hésité avant de venir dans ce royaume ennemi alors jugé peu sûr, mais n’ont pas pu résister à cette demande pressante d’apporter aux Français, peuple ennemi à l’époque, la spiritualité du Carmel réformé.

Cette évocation nous permettra de rendre justice à des figures dont certaines furent considérées comme secondaires : Ana de San Bartolome [Anne de Saint Barthélémy], Jean de Brétigny, madame Acarie ; à la génération suivante, Madeleine de Saint-Joseph et son amie Marie de Jésus [de Bréauté], puis leurs dirigées et successeurs. Ces personnalités, majoritairement féminines, ont été cachées le plus souvent par l’ombre du triumvirat masculin qui les dirigeait.

Autrement dit, nous privilégierons les véritables mystiques qui vécurent « au carmel », plutôt que ceux qui les administrèrent. Le cadre formel des règles et des conflits juridictionnels a été d’ailleurs excellemment couvert par des études qui démêlent l’écheveau compliqué des querelles d’autorité919.

Le grand thème carmélitain est celui de l’humilité, comme celui des franciscains est celui de la pauvreté - les deux ne s’excluant guère dans la pratique. Il faut souligner le rôle exceptionnel tenu par des sœurs converses, dites du voile blanc : Anne de Saint-Barthélémy et madame Acarie qui deviendra la (première) Marie de l’Incarnation920. Du côté des hommes, on croisera l’humble frère Laurent à la fin du siècle.

C’est cette humilité que voulut souligner Anne de Jésus, lorsque, le jour de la prise de voile des premières carmélites françaises, elle fit passer en premier, lors de l’entrée très solennelle de la cérémonie, l’ex-servante Andrée Levoix aux côtés de sa maîtresse madame Acarie, arrêtant un instant les autres postulantes par quelque inspiration bienvenue.

À l’humilité s’adjoint la vérité. Elle se traduit par une limpide et ferme rectitude des extraits que l’on va lire.

Nous ouvrons ce chapitre avec un carme espagnol, Joseph de Jésus-Maria [Quiroga]. Nous le plaçons ici pour des raisons de chronologie. Il complète les quatre grandes figures de la réforme présentées à la fin du tome précédent : Teresa de Jesus et Juan de la Cruz, Ana de Jesus et Ana de San Bartolome. Ce mystique pleinement accompli, disciple et défenseur de Juan, reste encore méconnu. Et, contrairement à ceux de Jean de la Croix, ses écrits n’ont pas été mutilés :

Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628), carme défenseur de Jean de la Croix

Neveu du cardinal de Tolède Quiroga, Joseph de Jésus Maria reçut une formation littéraire et juridique soignée avant d’entreprendre une carrière ecclésiastique. Mais il l’abandonna pour entrer chez les carmes déchaux de Madrid à l’âge de trente-trois ans, très peu de temps après la disparition en 1591 de Jean de la Croix. Deux ans plus tard il reçut la fonction d’historien de l’ordre qu’il conservera de 1597 à 1625. Mystique lui-même, il prit vigoureusement la défense de Jean de la Croix dont les œuvres demeuraient suspectes921 : « puni durement », il fut assigné à résidence au couvent de Cuenca le 13 décembre 1628. Il ne sera pleinement reconnu qu’en 1912 lorsque l’on publiera une de ses œuvres dans l’édition critique des œuvres de Jean922.

Car l’historien s’était mué en apologiste déterminé de Jean de la Croix dont les œuvres ne furent éditées qu’à partir de 1618, après un « traitement douteux ». Quiroga se déplaçait d’un couvent à l’autre pour ses recherches, rencontrait les carmes formés par Jean, ce qui lui permit d’écrire une Histoire de la Vie et des Vertus de Jean de la Croix923, parue sans la permission de l’ordre, et qui demeure la première et la meilleure approche de Jean si l’on veut pénétrer l’esprit qui animait ce dernier comme maître des novices (il faut évidemment y joindre la biographie récente du P. Crisogono satisfaisant aux critères modernes de la recherche historique924).

Il est aussi l’auteur d’une importante œuvre mystique925. Son Apologie mystique926 est un « traité fulgurant … qu’il faut placer au soir de sa vie » nous rappelle le P. de Longchamp.

Le disciple de Jean de la Croix commence par retirer tout appui mental qui « doublerait » la grâce divine :

Cette manière de représenter Dieu sur un mode connu, quelque universel qu’en soit le concept, on la concède aux nouveaux contemplatifs pour commencer à les sevrer des similitudes matérielles […] Nous avons à nous unir de façon ineffable et inconnue aux réalités ineffables et inconnues de nous […] par la lumière de la foi au-dessus de la raison et de la connaissance naturelle […] Tout cela fait défaut en cette contemplation formée où l’entendement ne contemple pas Dieu au-dessus de toutes les choses ; mais où il est appuyé sur elles, prenant en elles ce concept connu. […] la vue directe vise son objet en lui-même, alors que la vue réflexe le vise dans son propre acte formé grâce à quelque ressemblance de chose créée et connue.927

Il défend la pratique d’une attention simple et amoureuse à Dieu ou quiétude, contre la méditation discursive à la recherche de grâces en vue de l’acquisition des vertus chrétiennes, telle que le proposent les Exercices d’Ignace de Loyola dans leur interprétation courante : l’opposant auquel répond l’Apologie… aurait été un « bon père » jésuite.

Dieu est une vertu infinie, présente partout de façon invisible et non connue de nous, sinon par la foi, et présente nulle part de façon visible et connue ; aussi n’avons-nous pas à nous comporter dans l’oraison comme qui l’attirerait à soi, puisque l’âme le possède en elle-même, mais comme qui se livre à Lui comme à son principe. (Chap. 15, §5).

Il s’oppose également à tout travail spéculatif qui se référerait à l’obscurité de Denys tout en laissant vivre l’entendement. Car concrètement c’est la « démangeaison » d’un exercice, permettant subtilement de conserver un appui, qu’il faut réduire :

La contemplation est parfaite, elle s'exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l'entendement connaît par la lumière divine les choses que n'atteint aucune raison humaine ... Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c'est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l'obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d'esprit, bien rares sont ceux qui s'y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l'intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l'intention de l'esprit, s'opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l'entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s'abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d'être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part.928

Il s’agit de rétablir la disposition contemplative, science d’amour sans connaissance dans la ligne du chartreux Hugues de Balma et de franciscains, contemplation provoquée par l’irruption de la grâce, agréée par la volonté, non sensible, différente de toute contemplation intellectuelle ; il est en effet impossible de s’élever vers Dieu par un discours, qu’il soit affirmatif (« la théologie scolastique ») ou négatif (« la théologie négative ») :

Saint Thomas disait que celui qui considère actuellement quelque chose, parle à lui-même ... Et aussi longtemps qu’il s’y arrête et ne se tourne pas vers un autre, il ne parle pas à cet autre ... il ne prie pas encore. En revanche, lorsqu’il veut présenter à Dieu ce désir accompagné de la connaissance de sa nécessité ... il soumet alors son désir et son concept à Dieu.929

Toute activité dans la méditation est ainsi inutile, ce qui n’exclut évidemment pas l’exercice actif de la bonté et d’autres qualités dans la vie active. L’irruption de la grâce ne dépend d’aucun mérite, ce qui pourrait paraître scandaleux si elle ne provoquait par la suite un intense travail auquel le mystique participe pour que devienne « naturel » l’exercice de telles qualités.

Quiroga complète son maître et termine une époque, car bientôt, nous dit Krynen, la contemplation mystique cessera

« … d’être la connaissance simple que la foi surnaturelle communique à l’intelligence pure, dans le silence intérieur des puissances spirituelles […] Dans les premières décades du XVIIe siècle, on verra les Carmes de la Réforme eux-mêmes lui substituer une contemplation dite acquise, variété de spéculation négative…930 ».

Cette distinction entre deux « contemplations », alors qu’il n’existe que la contemplation donnée par grâce, donnera lieu à d’inutiles confusions :

« Quiroga a fait mieux que de démarquer la mystique de Saint Jean de la Croix … Il n’est pas exagéré de penser que si l’Apologie avait vu le jour autour des années 1618-1620, la polémique déclenchée à propos du quiétisme entre Bossuet et Fénelon eût été vidée heureusement de son contenu931. »

À cet effet, remarquons qu’il se rencontre communément, chez ceux qui font l’oraison mentale, deux obstacles qui les empêchent d’être mus et illuminés de Dieu tandis qu’ils la font. Le premier provient des images distinctes et particulières de l’imagination, au milieu desquelles la raison est en mouvement dans ses discours, et nous avons déjà traité de cet obstacle. Le second, moins connu encore de ceux qui se croient grands contemplatifs […] consiste à n’avoir pas le courage de détacher de la raison le concept universel de Dieu sous lequel on se présente devant la Grandeur divine dans la contemplation. Ces contemplatifs ne peuvent se décider à envisager Dieu d’un regard direct, en tant qu’objet présent, dans l’obscurité de la foi, mais ils l’envisagent sous un concept formé et distinctement connu. En un mot, ne pouvant comprendre Dieu, ils veulent du moins comprendre le concept sous lequel ils le contemplent932.

La grandeur de Quiroga se révèle, au-delà de la défense de son maître et de la vraie contemplation dont nous venons de fournir quelques extraits, par ses compléments apportés à des textes de Jean de la Croix qui nous sont parvenus incomplets. Mais la Montée de l’âme933 fut critiquée et l’imprimé amendé attend une édition qui tiendrait compte des manuscrits livrant sa forme originale ; la Subida del alma a Dios de Quiroga fut dénoncée à l’Inquisition espagnole par le jésuite Casani et condamnée en 1750 (condamnation levée en 1771 soit quatre années après l’expulsion des jésuites d’Espagne)934. Il est probable que le problème fut soulevé par l’affirmation hardie d’une déification supposée possible dès ici-bas ? Voici la conclusion de l’imprimé :

Chapitre 12 de la Troisième partie. Du règne de Dieu, où l'âme transformée en Lui jouit à en son intérieur avec paix de béatitude.

… La Justice qui est la perfection de la vie introduit l'âme dans ce Royaume et ses fruits sont la paix et la jouissance. Après que ce Royaume de Dieu commence avec la Béatitude, l'âme contemplative transformée en Dieu commence à jouir, depuis que l'Époux Divin a ouvert l'entrée aux puissances dans la maison de la Sagesse […] Après que la forme Divine se saisit de l'âme pour la transformer en elle et la revêt des [512] propriétés de Dieu […] comme en cette union habituelle l'âme est pleine de Dieu, comme elle est très étroitement unie avec lui, sa grande capacité est satisfaite par cette possession du bien suprême, son appétit est déjà si apaisé qu'elle n'aime pas autre chose que ce qu'elle a, et elle a tout ce qu'elle aime, selon ce qui peut être [réalisé]en cette vie ; avec laquelle commence une paix si heureuse qu'elle jouit déjà d'une certaine façon de l'amour pacifique des bienheureux…

Chapitre 13 [et dernier, 518]. De la contemplation éminente que les transformés en Dieu exercent en participation de la vie céleste…

L’implantation de la réforme carmélitaine en France



L’introduction à Paris de la réforme carmélitaine espagnole fut l’œuvre conjointe de Jean de Brétigny et d’un grand nombre de religieux et laïcs rassemblés autour de la mystique Madame Acarie. Avant de raconter l’arrivée des carmélites espagnoles en France, présentons les deux principaux acteurs de ce transfert.



Jean de Brétigny [de Quintanadueñas] (1556-1634) et ses voyages.

Jean de Brétigny fut la figure la plus active et la plus compétente de par sa connaissance approfondie de la langue dans l’acculturation du Carmel espagnol en France et en Flandre. Ce mystique extrêmement humble ne reçut que tardivement la prêtrise et disparut à l’ombre de Bérulle : il fut donc méconnu jusqu’à l’étude fine de Sérouet (dont l’intérêt va au-delà de Jean car il retrace l’histoire de l’arrivée en France des carmélites espagnoles935). Prototype du laïc pieux de l’époque, Brétigny fut le préféré des moniales parmi les très nombreux ecclésiastiques qui en assurèrent de gré ou de force la direction. Mystique lui-même - quelques traits discrets suggèrent l’efficacité de sa prière - il était si apprécié par Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélémy qu’il les accompagna en France puis à Bruxelles.

Son intelligence était concrète. Il tirait une efficacité certaine de son origine, liée au milieu marchand international de Séville et de Rouen : sa double culture espagnole et française s’avéra très utile. Il s’y prit trop tôt pour pouvoir implanter la réforme dans une France plongée encore dans l’affrontement des deux religions catholique et réformée, mais c’est sa constance qui assura le succès de l’équipée prise en main par Bérulle. Il ne cherchait par contre aucunement à s’adapter à l’habileté de puissants ecclésiastiques ou politiques, ce qui fut un handicap certain lors des négociations précédant immédiatement la venue en France des premières carmélites espagnoles : c’est pourquoi Bérulle put s’emparer de l’affaire et manifester son talent diplomatique.

La vie de Brétigny fut celle d’un « missionnaire intérieur » allant et venant entre deux royaumes ennemis. Rouen était à l’époque la deuxième ville du royaume. Le milieu de marchands espagnols immigrés, marranes (juifs convertis) pour la majorité, contrôlait le commerce maritime entre Rouen et Séville. Sa famille l’envoya donc à Séville à l’âge de six ans seulement936 et il y demeura huit ans (il lit alors la vie de François d'Assise). Revenu à quatorze ans à la maison natale de Rouen, fils aîné suivi de deux filles, il fut initié aux affaires commerciales. Il ne semble pas avoir eu des dons intellectuels remarquables, mais compensait ce handicap par une grande détermination : « Si Jean n'avait pas de mémoire, il suppléait à cette déficience trop réelle par une extrême minutie et notait par écrit tout ce qu'il avait fait comme tout ce qu'il devait faire.937 » De plus il lui était difficile de faire des concessions, ce qui est bien nécessaire dans le commerce, car il « aimait singulièrement la vérité, en sorte que jamais, quoi qu'il fût arrivé, il n'usait d'aucune dissimulation...938 »

Il soulageait les miséreux, refusa de se marier. Il partit de nouveau en Espagne l’été 1581 : il s'occupa efficacement de neuf religieuses flamandes réfugiées, rencontra Philippe II au Portugal, revint probablement à Séville en décembre de l’année suivante, juste après l'installation des religieuses à Lisbonne, s'occupa des affaires familiales…

Son « coup de foudre » mystique se produisit lors de son premier entretien avec Maria de San José, prieure du couvent déchaussé de Séville durant neuf ans : appréciée de Thérèse d’Avila, cette religieuse fondera le carmel de Lisbonne en 1584 puis en sera prieure, avant de mourir en 1603. Jean rencontra aussi le confesseur de Thérèse, le père Gratien (Graciàn) à qui il dut plaire puisque celui-ci « lui fit suivre quelques mois les exercices du noviciat, ce qui était une faveur assez extraordinaire939. » C’est au moment de ces rencontres qu’il conçoit le projet d’amener des carmélites espagnoles déchaussées en France pour qu’elles y transmettent leur spiritualité.

On nous raconte comment Jean de Brétigny entreprit la conversion de pécheresses (suivant l’exemple donné par Graciàn, le confesseur de Teresa940). Il eut le bonheur de rencontrer Jean de la Croix. Bien que laïc, il reçut la permission d’assister au chapitre des carmes déchaussés : « Enfin, tous les problèmes importants ainsi réglés, on fit comparaître ce curieux jeune homme qui avait la bourse si bien garnie et le cœur si généreux. Jean de Brétigny plaida avec ferveur la cause de sa patrie…941». Il obtint l’accord du chapitre pour la fondation de couvents de carmélites en France – à la condition qu’un couvent de carmes précède leur établissement, l’état de la France apparaissant peu sûr. Jean rentra en France en octobre 1586 après être passé par Madrid, avoir rencontré Anne de Jésus et financé partiellement une édition des Fondations de Thérèse d’Avila. Ainsi le « fils prodigue […] n’avait fréquenté que les prostituées et les carmélites » ! Mais la situation politique troublée – les rois se succèdent : Henri III, Charles X, Henri IV - ne permit pas de faire avancer le projet du transfert de religieuses espagnoles.

Il repartit en Espagne en 1593 et 1594. Les carmes, tombés sous la coupe de Doria après la mort de Jean de la Croix en 1591, refusèrent de laisser partir des carmélites « en France, où l’on veille à soutenir la foi catholique plus avec les armes qu’avec l’observance régulière de deux ou trois moniales étrangères ; elles ne savent pas la langue et ce n’est pas leur profession de prêcher ni de disputer contre les hérétiques […] il faudrait faire accompagner ces religieuses d’une demi-douzaine des pères les plus graves de l’Ordre…942 ». Brétigny tint bon. Il forma une sorte de petite communauté à Madrid avec Étienne Fouquet, prêtre, et Romain Le Doux, serviteur : on y lisait à trois l’excellent Art d’aimer Dieu d’Alonso de Madrid ; on pratiquait deux heures d’oraison journalière.

Après de nouvelles tentatives pour instaurer un couvent en France, il reçut le sacerdoce en 1598, formé par « un jeune curé savant et pieux, Jacques Gallemant ». Ce dernier lui ordonne-t-il de faire le sermon à sa place ? Il se contente de réciter posément le Notre Père, « ce qui toucha plus les cœurs que le beau sermon de Gallemant. » Il traduisit fidèlement Thérèse : cette première édition française de 1601 demeurera longtemps la seule943. Il assura aussi la délicate réforme du couvent de bénédictines de Montivilliers (qui sera attribuée à Gallemant par les historiens).

Il rencontra enfin en 1602 madame Acarie, qui voulait connaître le premier traducteur de Teresa. Des réunions eurent lieu chez elle à Paris, ainsi que dans la cellule de dom Beaucousin et dans la chapelle publique de la chartreuse de Vauvert : Brétigny venait en compagnie du Père vicaire, Gallemant, Duval, Bérulle (cousin de Mme Acarie), occasionnellement les pères capucins Pacifique et Archange y participaient ; et même François de Sales, devenu le confesseur de madame Acarie : « [Brétigny] laissait discuter tous ces grands personnages … quand on avait besoin d’un renseignement pratique, il était seul à pouvoir le fournir, le seul qui connut vraiment le sujet…944 ». Finalement l’affaire fut prise en main par un « triumvirat d’ecclésiastiques, Messieurs Gallemant, Duval, Bérulle … on se défiait de lui ».

« Jean de Brétigny reprit sa correspondance avec les carmes espagnols. Ce n’était pas chose facile de leur expliquer qu’on allait fonder des monastères de carmélites en se passant d’eux : on leur demandait des sujets de valeur pour ces fondations, dont on serait bien reconnaissant de ne plus s’occuper par la suite. » On réquisitionna le terrain du prieuré bénédictin à Saint-Germain des Prés pour construire le nouveau monastère, mais il « n’aimait pas négocier en menaçant l’autre partie des foudres royales ou papales »945.

Le voyage d’Espagne qui amena les carmélites eut enfin lieu en 1603-1604. Jean parti en premier fit montre d’une apparente inaction : elle fait suite à une lettre comminatoire de Bérulle :

« Contentez-vous, s’il vous plaît, de mettre le pied dans le pays … sans vous adresser ni au roi, ni à la reine, ni à monsieur le nonce, ni à monsieur l’ambassadeur, ni même aux pères de l’Ordre… »946.

Quand Bérulle et Gaultier arrivèrent :

« …notre bienheureux Père de Quintanadoine eut un grand champ pour exercer sa patience et charité en ce pays, car n’y ayant que lui et mademoiselle du Pucheuil qui y fussent connus, tout tombait sur lui, il fallait qu’il répondît et rendît raison de tout … y introduire Monsieur de Bérulle et Monsieur Gaultier, qui faisaient toutes les affaires. »947.

La famille de Jean se porta caution d’une forte somme pour financer le retour des Mères espagnoles dans le cas où il se produirait avant deux années. À quarante-huit ans, Jean voyait enfin son rêve exaucé. Mais il sera encore actif pendant trente ans ! Furent fondés le carmel de France à Paris (1604), et celui de Pontoise.

Il s’entendait bien avec Anne de Saint-Barthélémy qui écrit  en février 1605 quand elle est persécutée par Bérulle :

Je ne sais comment il se fait que l’on vous laisse si longtemps là-bas. Ce doit être pour nous mortifier […] Que ceci soit pour vous seul, parce que, si l’on pense que nous le désirons, ce sera pis.

Il escorta les trois religieuses espagnoles (on n’est pas mécontent de les voir quitter Paris) pour la fondation de Dijon, car il avait toute leur confiance. C’est à ce moment qu’il traversa la « nuit spirituelle la plus noire », tout en étant le confident de la mère Isabelle des Anges948, la seule qui demeurera en France et qui vit comme lui un « ténébreux passage ».

Il fit un séjour préparatoire pour la fondation du carmel de Bruxelles en 1606, car il connaissait l’Infante Isabelle : il alla ensuite à Dijon porter la lettre de l’Infante à Anne de Jésus. S’ensuivit le départ de sœurs pour la Flandre. Bérulle et Duval voulaient Gallemant comme accompagnateur d’Anne de Jésus, mais ce dernier passa outre à leur souhait en inscrivant le nom de Jean sur le bref

Confesseur des carmels des Pays-Bas (1607-1610), il prit part aux trois fondations de Bruxelles, Louvain et Mons, sans oublier de fonder le carmel de Rouen (1609).

À l’époque de sa nuit, il avait la tentation de partir comme missionnaire au Congo : « considérant ma tiédeur … Il me ferait [ainsi] la grâce de me pardonner mes péchés. » Mais on avait besoin de lui : il demeura en Bourgogne à Dole de 1614 à 1622, car cette ville dépendait de l’Espagne tout en étant près de Dijon. Les voyages entre Rouen et la Bourgogne furent fréquents même si la tentation du Congo revenait. À soixante-cinq ans, son activité était toujours inlassable :

Ce sont mes folies, mais, comme elles sont faites par amour, elles sont dignes de pardon949.

Il s’effaça au moment de la « crise des années 1620 », qui était un conflit lié aux règles, mais resta au service des carmélites de 1622 jusqu’à sa mort en 1634.

Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation.



Cette grande mystique a détruit quasiment tous ses écrits, mais heureusement nous disposons des témoignages très nombreux recueillis lors d’un procès de canonisation qui ne put aboutir par suite des querelles qui affligèrent le Carmel réformé français950. Il en existe également de moins directs951.

Barbe Avrillot est née en 1566 à Paris pendant les guerres de religion, elle a six ans lors des massacres de la Saint-Barthélemy. Elle voulut être religieuse à l’Hôtel-Dieu mais on la maria à seize ans et demi à Pierre Acarie, âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans. Sa vie était agréable : ils étaient tombés amoureux l'un de l'autre, et la belle-mère chérissait sa belle-fille. Barbe eut six enfants entre dix-huit et vingt-six ans, dont elle s'occupa très bien conjointement avec sa servante Andrée Levoix, puisqu'ils restèrent tous vivants ! Mais ils furent élevés très strictement, apprenant très tôt à donner et haïssant le mensonge. La « belle Acarie » aimait les fêtes, lisait Amadis de Gaule, éprouvait beaucoup de déplaisir à rencontrer plus belle qu'elle.

À vingt-et-un ou vingt-deux ans, elle lit la maxime célèbre car souvent reprise : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit ». Le choc qu’elle ressent la fait basculer dans l'intériorité.

Jusqu'à sa mort, elle sera sujette à des états mystiques profonds où elle pense « mourir de douceur ». Bien qu'elle ait honte de montrer ces états, elle ne peut les cacher et elle reste sans mots, « hors des sens ». Au début, les médecins ne savent qu'en penser et prescrivent des saignées qui l'anéantissent. Elle craint beaucoup de se tromper, d'autant plus qu'à cette époque la peur du diable est répandue. En témoignent les crises et les conversions non dénuées de crainte de contemporains : le jeune François de Sales, Benoît de Canfield, Augustin Baker, Marie des Vallées … Heureusement elle est « expertisée » par le père Benoît qui reconnaît en elle la présence de la grâce.

À l'époque du siège de Paris par Henri IV, elle se dévoue pour soigner les blessés et les malades comme pour nourrir les affamés. Puis surviennent de nombreuses épreuves qu'elle assume avec grand courage : son mari dévot choisit la Ligue et il est retenu prisonnier en 1594 lorsque Henri IV entre à Paris. Leur maison est saisie, Barbe et ses six enfants se retrouvent sans ressources : elle montre alors une extrême patience dans l’adversité. Sa fille, la future carmélite Marguerite du Saint-Sacrement, raconte comment sa mère fut obligée de demander de l'argent à une relation952 :

Elle se mit à genoux, lui supplie lui faire la faveur lui prêter au moins cinq sols pour lui avoir du pain, lui remontrant sa nécessité et la charge de ses enfants, lui pensant amollir le cœur ; au contraire avec paroles piquantes lui fait refus et lui dit qu’elle ne mettait ses enfants en métier chez quelque cordonnier ou savetier - l’aîné de tous avait environ huit à neuf ans - et la renvoya de la sorte sans lui bailler un sol.

La même Marguerite témoigne du calme de sa mère dans l’épreuve953 :

Et un jour pendant qu’elle prenait sa réfection les sergents entrèrent en sa maison qui saisirent tout même les plats qui étaient sur la table jusqu’à l’assiette qui était devant elle sans qu’elle s’en émut aucunement. Et nous a dit qu’elle ressentit une joie très grande de se voir réduite à cet état de pauvreté…

Elle a un très grave accident : au retour d’une visite à son mari, autorisé à se rapprocher de Paris, elle est désarçonnée et trainée longuement par son cheval ce qui provoque la rupture du fémur en trois endroits. Elle marchera dorénavant avec des béquilles. Deux autres chutes la rendront définitivement infirme.

En 1599 elle obtient d’Henri IV la grâce de son mari et l'hôtel de la rue des Juifs leur est restitué. Il devient un centre de la spiritualité catholique fréquenté en particulier par Bérulle et par François de Sales. Ce dernier confia au P. Jean de Saint-François :

…quand il approchait de cette sainte âme [il s’agit de Barbe], elle imprimait en la sienne un si grand respect à sa vertu [au sens latin de virtus], qu’il n’eut jamais la hardiesse de l’interroger de chose qui se passait en elle…

À trente-deux ans Madame Acarie demeure toujours belle, gaie et agréable. Elle déploie une grande activité, par exemple en faveur de prostituées.

Son premier contact, à trente-cinq ans, avec l’œuvre traduite en 1601 de Thérèse d’Avila ne l’emballe pas : trop de visions ! Mais la sainte se manifeste intérieurement par deux « visions » espacées de sept à huit mois - Barbe n’utilise pas un tel terme mais celui de « vues de l’esprit »954 - et le projet d’introduire le Carmel réformé féminin en France prend forme : les futures jeunes carmélites françaises se placent sous sa direction, réunies à l’hôtel de la rue des Juifs. Les travaux du premier monastère de Paris commencent en 1603, dirigés et financés par Barbe (et par Marillac). Les sœurs espagnoles arrivent enfin le 15 octobre 1604 après l’équipée célèbre de Madrid à Paris (que nous raconterons un peu plus loin). Le second monastère est ouvert à Pontoise dès janvier 1605. Barbe est liée aux nombreuses fondations suivantes.

Pierre Acarie meurt en novembre 1613. Barbe peut entrer au carmel d’Amiens à l’âge de quarante-huit ans comme sœur converse, en février 1614, sous le nom de Marie de l’Incarnation. Elle aide à la cuisine. On la rapprochera du frère Laurent de la Résurrection : « Tous deux sont affectés à des travaux dits abjects à cette époque, ... avec un handicap physique lourd : Laurent avait une jambe de bois et madame Acarie des « potences » pour suppléer à l’infirmité de ses jambes955. »

Elle ne peut être prieure comme le désireraient les carmélites : la nouvelle prieure imposée, qui gouverne « à la Turque », lui interdit de guider les autres sœurs, mais sans les prévenir de cette interdiction ! Marie est finalement transférée à Pontoise en décembre 1616 où elle peut enfin donner conseil aux novices : tout est paix. Mais elle est fondamentalement opposée à toute idée de servitude, et le conflit à propos d’un vœu à Jésus et Marie exigé des religieuses par Bérulle lui est particulièrement pénible956.

Elle est très malade et là encore sa patience est totale. Sa fille raconte :

En ses maladies sa vertu paraissait en elle par-dessus tout autre temps. Jamais je ne l’ai ouï plaindre par mouvement d’impatience et comme j’étais toujours en sa chambre et y couchais, je l’entendais la nuit se lever seule et chanter des Hymnes à Dieu pour ne se laisser aller à donner plaintes pour les grandes douleurs qu’elle souffrait de sa jambe rompue957.

Lors de sa dernière maladie, Agnès de Jésus [des Lyons]…

… a remarqué qu'Icelle Sr Marie de l'Incarnation fût vingt-deux jours et vingt-deux nuits sans reposer aucunement et néanmoins demeura si tranquille et unie à Dieu qu'elle disait quelquefois la nuit : « Mon Dieu je n'en peux plus, pouvez pour moi. »958

Barbe Acarie, devenue la converse Marie de l’Incarnation, meurt le mercredi de Pâques 1618. Elle aurait détruit ses écrits. On ne possède que quinze lettres ou extraits de lettres, un petit opuscule des Vrais exercices…, enfin des dits rapportés dans les témoignages, en particulier par le P. Coton, André Duval, etc. 

Madame Acarie connaissait à la fois le Château de l'âme de Thérèse dont la traduction était récente959, et la tradition rhéno-flamande. On sait que son conseiller spirituel dom Beaucousin et ses compagnons chartreux ont traduit Ruusbroec et la Perle évangélique. Madame Acarie recevait aussi le frère minime Antoine Étienne qui traduisait Tauler. On est donc dans une tradition d'absolue nudité dans l’offrande de soi au divin. Une religieuse raconte960 :

Je demandais une fois à cette Bienheureuse la manière et exercice de l’actuelle présence de Dieu. Elle me répondit qu’elle n’en savait pratique que par une continuelle vue et conversion à Dieu et confusion de soi-même Et qu’elle estimait l’actuelle présence de Dieu être l’état des bienheureux au ciel qui sans cesse sont toujours unis et appliqués à Dieu sans nul détour et que l’homme en sa première justice originelle avait cette droiture [...] que le remède est aussi une continuelle conversion à Dieu et détour de nous-mêmes par humiliation et propre confusion..

Mais Dieu seul a l'initiative :

Hélas ! Mon Bien-aimé, si vous voulez que je vous regarde, regardez-moi, premièrement961.

rapporte le père Duval. Elle n'a laissé aucune description de ses états, et ce que nous en savons provient des témoins qui l'ont vu en oraison :

Son visage était lumineux et si plein de beauté qu'il donnait en même temps de la dévotion et du respect962.

La place où j'étais au chœur durant l'office et l'oraison était tout proche d'elle ; j'avoue que son seul aspect me mettait en recueillement. Elle était toujours comme immobile et cela les heures toutes entières. Elle avait très souvent la face belle et fort enflammée […]963

Elle devenait totalement inconsciente de son entourage :

Un jour après la Sainte Communion étant en oraison à la grille de l'infirmerie devant le précieux Corps de Notre Seigneur je l'appelai par deux fois et voyant qu'elle ne me répondait point je me mis à la tirer pour lui faire prendre quelque chose à cause de son infirmité. Elle ne m'entendit non plus que si elle eut été morte, la voyant ainsi je pris la hardiesse de la considérer. Elle était d'une façon si modeste et anéantie les yeux et la bouche fermés, les mains jointes dessous son scapulaire. Ce qu'elle continua par l'espace d'une heure sans souffler ni remuer964.

[…] bien souvent il est arrivé que la déposante allant aider à déshabiller et coucher ladite Sr Marie de l'Incarnation, comme la déposante ayant allumé le feu pour la chauffer, et lui ayant ôté son voile pour la déshabiller, ladite Sr Marie de l'Incarnation tombait en extase et ravissement qui lui durait bien souvent jusques sur le minuit, ores [alors]qu'il ne fût que dix heures lorsqu'on l'allait coucher, si bien que la déposante était contrainte de lui remettre son voile, et éteindre le feu jusques à ce qu'elle fût revenue en elle. Pendant lesquelles extases la déposante a remarqué qu'icelle Sr Marie de l'Incarnation avait le visage beaucoup plus beau qu'à l'accoutumé, et était son visage tout enflambé [enflammé]… 965.

Et pourtant elle avait honte que ses états se voient et elle les dissimulait le plus possible :

Elle se frottait les mains et les bras pour mettre empêchement à ses abstractions et ravissements auxquels elle eût été quasi continuellement si elle n’y eut apporté ses artifices966.

Elle … était si fort pressée des visites et des assauts de Dieu, qu’elle jetait parfois de grands cris comme si le cœur lui eut voulu crever, puis pour couvrir cela elle s'en prenait à une cuisse, disant que c'était sa cuisse qui de temps en temps lui donnait des douleurs extrêmement aigues et fort sensibles967.

En fait ces « états » deviennent une unité vécue où contemplation et vie ordinaire sont fondues l’une dans l’autre :

En ce même temps et longues années depuis elle voyait sans voir, écoutait sans écouter et répondait sans apercevoir ses réponses, faisant toutes ces choses tellement en Dieu et avec Dieu qu'elle n'en eut su rendre compte après pour ce qu'elles étaient faites sans réflexion ni détour de la vue actuelle et action de Dieu. Et ce néanmoins étaient telles qu'on n'y eut su remarquer aucune défectuosité ni presque apercevoir la différence de sa conversation avec les autres si ce n'est en la suavité d'esprit, modestie, composition du visage qui respirait sainteté et en l'efficace et secrète énergie de ses paroles qui perçaient les cœurs et illuminaient les entendements de ceux qui lui parlaient d'une manière du tout admirable. Cette disposition Intérieure de l'âme avec Dieu faisait qu'elle était en extase sans y être968.

La grâce la faisait parler pour le bien des gens et elle n’avait aucun souvenir de ses paroles :

…elle me disait souvent qu’elle était fort étonnée de ce qu’on faisait tant d'état de ses paroles vu que bien souvent elle ne savait ce qu’elle disait, au moins n’y avait-elle pas pensé. (Déposition du Père Étienne Binet969)

Une fois elle me dit que quand Dieu lui donnait de telles lumières qu'après les avoir dites à ceux à qui elles touchaient elle en perdait la souvenance entièrement. (Père Pierre Coton)

La raison en était qu'elle ne parlait ou agissait que sous l'impulsion de la grâce :

Je l’ai vue en plusieurs occasions ou affaires qu’elle n’entreprenait rien et même en ses paroles ne disait rien si elle ne se sentait mue de Dieu. Je lui ai demandé sur divers sujets d’importance et prié de me dire ce qu’elle en pensait et jugeait. Elle me répondit : « Ma mère, en telle et telle chose que vous me demandez, je ne vous puis rien dire ; Dieu ne me donne rien pour cela, et je n’en dois pas parler par moi-même. » (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

En communauté, elle restait donc très silencieuse :

Elle ne parlait jamais en la communauté des choses de Dieu mais écoutait seulement sans s'avancer d'en rien dire. Et quelquefois notre Mère lui en demandant son avis, elle répondait : « Nous avons ouï dire ceci ou cela sur ce sujet », ne faisant rien paraître d'elle, et encore le disait en trois ou quatre mots dont nous étions grandement édifiées, son humble silence nous instruisant beaucoup plus que n'eut fait sa parole et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes. » (Marie de Saint-Joseph [Castellet]970)

En réponse à la grandeur de Dieu et à Ses dons, l'humilité est la marque propre de Madame Acarie, qui n'est pas une simple vertu morale, mais une conséquence de l'expérience mystique : la nature humaine est nue devant la Face divine, et le seul désir du mystique est qu'elle disparaisse pour laisser place à Dieu :

Ai ouï dire que pour peu qu'il y eût de l'impur en l'union de l'âme avec Dieu, elle demeurait ternie comme la glace d'un miroir par le souffle et que cela se sentait aussitôt. (Père Pierre Coton)

Une image forte fait le point de la situation :

 Elle disait que si un Roi mettait en un chaudron force richesses et pierreries et que puis après il les fit ôter, le chaudron n’en serait pas plus [ou moins] riche. Et qu’ainsi était de nous. (Marie du St Sacrement [de St Leu])

Elle appelait ses compagnes à l’humilité en réponse à la grandeur divine, mais radicalement distincte d'une pusillanimité qui rendrait lâche ou craintif971 :

Une fois, nous étions dans sa cellule avec elle. Elle en vint à nous parler de l’humilité : comme elle retient toujours l’âme en son devoir, lui fait sentir son néant, sa petitesse (qu’elle ne peut rien, qu’elle n’est rien et choses semblables). Elle était si fort plongée dans le sentiment de ce qu’elle disait qu’en parlant de cet abaissement profond où est l’âme qui se connaît en vérité, elle se baissait aussi extérieurement et son visage était fort pâle. Je la regardais attentivement, étant ainsi debout devant elle, sans lui dire un seul mot. Je pensais en moi-même, avec quelque sentiment de dégoût de ce qu’elle nous disait : « Mais celui qui serait toujours ainsi n’aurait point de courage, il n’entreprendrait rien ! » À peine avais-je achevé de penser cela, ... qu’elle se leva comme en sursaut de dessus son siège et, étant droite avec un visage beau et vermeil, elle dit, dans une grande ferveur, en me regardant : « Oh ! l’âme humble est toujours vigoureuse, toujours courageuse, toujours prête à entreprendre de grandes choses, mais c’est en la vue de Dieu et non de soi, car de soi-même elle n’attend rien, mais tout de Dieu. La confiance qu’elle a de Dieu lui fait faire de grandes choses972.

Elle attachait plus d’importance à la lucidité implacable envers soi-même qu’aux états si merveilleux fussent-ils :

Un jour il y avait une personne religieuse qui […] lui parla de ce qui se passait en elle des dispositions de son âme de son oraison ; quand notre bienheureuse eut tout entendu ce que cette personne lui disait en des termes que notre bienheureuse n'aimait point, elle lui dit qu'elle n'entendait point tout ce qu'elle lui disait, qu'elle n'avait pas la capacité d'entendre ses termes et dit : « Or sus parlons de l'intérieur puisque vous voulez que nous en parlions. Pour moi mon intérieur est de voir le fond de mon orgueil et les passions mal mortifiées qui sont en moi ». (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

…surtout elle avait une pratique d’humilité admirable qui faisait que voyant quelques âmes qui avaient reçu quelque grande grâce et n’en ayant point la fidélité à pratiquer l’humilité, elle ne pouvait quasi supporter que l’on dît ces âmes avoir reçu telles grâces et sur cela on pouvait bien dire des particularités. (Jacques Gallemant)

Cette clairvoyance conduisait à un juste réalisme :

 Un jour je lui parlais d'une âme qui d'ordinaire mettait une partie de ses fautes sur la tentation et avait plus de discours que d'œuvres ... elle me dit seulement : « Que voulez-vous, ma mère ... pour y avoir un grain d'amour de Dieu il leur en faut laisser huit d'amour d'eux-mêmes » (Marie de Saint-Joseph [Fournier]).

Cette lucidité allait de pair avec une extrême droiture :

Cette bienheureuse avait une si grande pureté et droiture vers Dieu qu’elle n’eût pas voulu faire la plus petite action qu’elle eût pensé ne lui pas être agréable et dirigeait tellement ses intentions qu’elle semblait ne pouvoir rien faire sans une particulière vue de Dieu. (Marie du St Sacrement [de St Leu])

Elle ne supportait pas la plus petite pensée dirigée vers elle-même :

Une fois qu'un des serviteurs de sa maison tombe malade, il lui vint en pensée qu'il en fallait avoir du soin parce qu'il était fort utile au bien de sa maison ; en lui donnant un bouillon elle se sentit intérieurement reprise d'avoir prêté l'oreille à cette pensée, voulant mêler les intérêts de sa maison avec les offices de charité desquels elle se dépouillait entièrement. Cela la toucha si fort qu'elle en pleura fort amèrement… (Marie de Saint-Joseph [Castellet])

Cette rectitude s'appliqua aussi à l'éducation de ses enfants faite

…ne nous parlant jamais de religion. Entre les fautes qu’elle avait le plus d’aversion, c’était le mensonge quoique léger, et ne nous en pardonnait jamais aucun pour le plus petit sujet que ce fût ; elle nous disait souvent à tous ses enfants : « Quand vous auriez perdu et renversé toute la maison l’avouant lorsqu’on vous le demandera je vous le pardonnerai de bon cœur. Mais je ne vous pardonnerai jamais la plus petite menterie […] » (Marguerite du Saint Sacrement, sa fille)

Cette constante plongée dans la grâce alliée à une lucidité parfaite lui permit d'assurer la direction de ses sœurs. Les sœurs parlent beaucoup de sa clairvoyance :

Elle avait une si claire lumière pour connaître l'intérieur des personnes et discerner l'esprit dont on était mu en ses actions que souvent on demeurait sans lui pouvoir répondre autre chose sinon : « Il est vrai » et avouer tout ce qu'elle disait. Une fois, elle était entrée en ce couvent avant qu'elle fût religieuse et comme je parlais à elle en particulier elle me dit : « Je parlais une fois à une personne et lui disais telle et telle chose », et par cette manière me fit voir beaucoup de fautes que je connaissais point et quoiqu'elle parlât toujours d'une autre personne, je répondais de bouche et de cœur : « Il est vrai, il est vrai... » (Anne de Saint Laurent [de St Lieu])

Tout comme le pratiquait Jean de la Croix,

Elle écrivait des passages des Évangiles et Épîtres de Saint Paul sur des petits papiers qu'elle donnait comme remèdes et instructions des besoins qu'elle voyait dans les âmes. (Seguier)

Elle répondait ainsi aux besoins spirituels d'une façon qui paraissait quasi miraculeuse :

Il arriva aussi à notre Sœur Magdeleine de la Croix défunte et qui a été la première professe de ce Couvent que ne se pouvant supporter elle-même à cause d'un extraordinaire délaissement intérieur dans lequel il lui semblait que sa conscience fut morte, et que Dieu l'eut abandonnée, et soustrait toutes ses grâces, elle crut que notre Bienheureuse Sœur la pouvait soulager en ses peines et s'en allant la chercher en sa cellule elle la trouva qu'elle écrivait et quand elle eut achevé d'écrire sans attendre que notre Sœur Magdeleine de la Croix eut ouvert la bouche pour lui parler, elle lui mit en main le billet qu'elle venait d'écrire dans lequel notre susdite sœur Magdeleine trouva représenté bien au net l'état de son intérieur, et ce qu'elle devait faire pour se tirer de ses peines dont elle et toutes nous autres qui avons vu ce billet demeurâmes fort étonnées […] (Marie de Saint-Ursule [Amiens])

Partout où elle allait, elle assurait la direction des âmes, mais sans le vouloir, et tout en pratiquant la plus extrême obéissance envers ses supérieures. À Amiens, la sœur Marie de Saint-Ursule raconte qu'à l’infirmerie, le soir où Madame Acarie était en extase,

[…] arriva Notre Mère Prieure qui était pour lors la Mère Isabelle de Jésus-Christ qui la reprit bien fort de ce qu'elle n'avait pas pris un bouillon, la force de l'obéissance la fit promptement revenir à soi du ravissement qui l'avait reprise et se levant en hâte de sa chaire, prenant ses potences et venant au-devant de notre Mère d'une façon si humble qu'il semblait une pauvre criminelle qui demanda pardon, et prit en cet acte son bouillon et comme notre Mère l'interrogeait de ce qui s'était passé en son intérieur elle lui fit réponse : « Hélas ma mère je suis une pauvre créature. » Notre Mère lui répliqua : « Comment dites-vous cela, cette sœur vous a vue, vous a appelée et tirée et vous ne lui avez pas répondu. » (Marie de Saint-Ursule [Amiens])

C’était une direction joyeuse et bien ancrée dans la réalité :

Elle en chargeait fort particulièrement aux novices et le disait aussi aux autres sœurs de faire chaque chose parfaitement en son temps et se bien accoutumer à bien chanter au chœur quand elles y étaient, d'être bien ferventes à l'oraison, bien manger quand elles étaient au réfectoire, d'être gaies et se bien réjouir […] quand elle en voyait quelqu'une qui ne paraissait pas assez gaie à la récréation elle la regardait doucement et s'adressait à lui dire quelque parole gracieusement. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Elle combattait toute mélancolie et tout manque d’espérance :

Il me souvient qu'une fois cette Bienheureuse me rencontrant en la sacristie du Monastère de l'Incarnation à Paris et me voyant triste et fort abattu, elle me tira à part et me dit : « Il me semble que je vous vois d'une façon fort contraire à la vie des âmes qui sont à Dieu comme vous désirez d'être. » […] Elle me dit plusieurs autres choses à ce propos avec tant de grâce et avec un si grand efficace que dès lors cette tristesse s'évanouit. Et depuis je ne pense pas être tombé en une semblable mélancolie. (Jean-Baptiste)

Elle préférait la spontanéité :

Elle disait qu'elle n'aimait pas quand on met son principal soin à ne point faire des fautes extérieures que cela souvent procède d'orgueil, qu'il vaut mieux marcher avec une sainte liberté, joie, ouverture de cœur et rondeur parce qu'encore que quelquefois on fit des fautes extérieures, après cela sert beaucoup à humilier l'âme et la rend plus docile et affable. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Elle était optimiste et dynamique :

Elle dit plusieurs fois que les fautes que nous faisons doivent servir beaucoup pour réveiller l'âme, et que ce lui doit être un coup d'éperon pour la faire courir plus vite […] Elle nous disait que les fautes doivent servir à l'âme ce que le fumier sert à la terre qui est à l'engraisser et la rendre plus féconde. (Seguier)

Elle était très sensible à la beauté de la nature comme signe de Dieu :

[…] je dirai que toutes choses portaient cette bienheureuse à Dieu : quand elle allait au jardin, les fleurs, les feuilles, tout ce qu'elle y voyait lui servaient à cet effet, elle prenait une feuille et la montrait en admirant la puissance de Dieu, elle s'entretenait quelquefois toute une récréation sur cette feuille et toutes les autres à l'écouter comme si c'eût été un ange qui leur parlait, Elle avait d'ordinaire des feuilles, des fleurs et des feuilles d'arbres dans ses livres et les considérait de temps en temps […] (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Le dernier jour de notre voyage, sur les neuf heures du matin, il se leva un très beau soleil de sorte qu’il semblait être au printemps ; lors cette bienheureuse commence si fort à s’enflammer à la considération d’iceluy qu’elle se mit à parler de telle ferveur du grand soleil de justice qu’illumine tous les hommes et des grands effets qu’il cause dans les âmes qui sont en grâce et qu’il illumine. (Marie du Saint Sacrement [de St Leu])

Ce qui a frappé aussi les contemporains était son continuel va-et-vient entre oraison et charité car en réalité les deux ne faisaient qu’un :

…à l'Église si ravie et absorbée en Dieu qu'elle n'avait que son chapelet en la main pour contenance, n'usant d'aucune prière vocale, étant quasi toujours et partout abstraite en son intérieur, et n’y avait que la charité qui la peut rappeler à soi, vertu si éminente en elle qu'elle a converti pendant ce temps là plus de dix mille âmes. Se rendant débitrice à tous ceux qui l'employaient, sa porte n'étant jamais fermée à personne ni à heure que ce fût elle touchait si vivement les cœurs par son exemple et remontrances, que j'admirais ses cochers et laquais bref toute sa famille mieux convertie que s'ils eussent demeuré dix ans en religion… (René Gaultier)

Sa bonté rayonnait sur les humbles qu’elle traitait comme des égaux :

La première fois que je fus chez elle pour lui parler du désir que j'avais d'être religieuse, encore que je ne fusse qu'une pauvre fille de basse condition, elle me reçut avec autant d'amour et de charité que si j'eusse été quelque chose ; me donnant autant de temps qu'il en fut besoin avec autant de tranquillité que si elle n'eût eu que moi à satisfaire. Il me semble même qu'il y avait lors des personnes de qualité. Et ne vis point qu'elle leur satisfit premier que moi. (Anne de Saint Laurent [de St Lieu])

Je m’appelle Marguerin Goubelet, tailleur de pierre […] Elle était lors fort incommodée de sa personne et marchait aux potences avec beaucoup de peine, mais elle portait une si grande suavité sur son visage qu’il paraissait bien que son mal lui était bien précieux. J’étais extrêmement consolé quand je lui pouvais parler parce que quoiqu’elle parlât de bâtiment et d’autres semblables choses elle assaisonnait tellement toutes choses de l’esprit de dévotion que tout ce qu’elle disait servait d’édification. » (Goubelet)

Envers Dieu, nous devons nous considérer comme les pauvres qui attendent le travail que va donner leur maître :

…quand elle allait voir les ouvriers, elle était quelquefois qu'elle s'arrêtait de parler puis elle disait : « Je regarde ces pauvres gens qui sont attentifs à leurs ouvrages. Les voilà comme tremblants devant leur maître. Ils se rendent diligents à lui obéir et à lui agréer pour ce qu'ils dépendent de lui pour gagner leur vie […] Elle nous a dit que cela lui a beaucoup servi dès que l'on faisait le bâtiment de Notre Dame des Champs de Paris que quelquefois, y allant du matin avec une personne signalée qui passait par une place qu'elle nommait où sont les gens qui vont pour gagner leur journée, qu'elle les voyait les uns avec un outil, les autres avec un autre, que ces gens sortaient de leurs maisons sans savoir qui les emploierait ni à quoi ils seraient employés. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Elle voulait vivre comme les pauvres : 

En sa dernière maladie elle buvait dans un biberon de verre, quelqu'une dit qu'un de terre serait plus aisé. Je dis qu'il n'était pas si propre, que je ne les aimais point, que j'en avais vu à l'Hôtel-Dieu aux pauvres de même. Quand elle entendit que les pauvres en avaient de semblables, elle me pria instamment qu'elle eût celui-là et qu'elle était pauvre. Elle s'en servit durant toute sa maladie pour ce qu'il était pauvre. (Marie de Saint-Joseph [Fournier])

Elle s’occupait des prostituées comme le bon Brétigny à Séville :

Elle s'employait fort heureusement à la conversion des filles débauchées et les assistait jusques à les retirer en sa maison et les touchait tellement qu’elles menaient une vie exemplaire de vertu […] (Père Jean Sublet de la Guichonnière)

Et avec les malades, son exigence de perfection dans l’amour des autres a frappé son entourage d’admiration :

Une fois étant à la cuisine elle faisait un bouillon pour une personne malade avec une telle ferveur et y prenait telle peine qu'elle faisait dévotion à la voir. Et après qu'elle y eût bien travaillé, il lui en fallut faire un autre parce que, quoiqu'elle y eût goûté plusieurs fois, il lui semblait toujours n'avoir point de goût. […] Elle se remit tout aussitôt avec la même charité à en faire un autre […] (Anne de Saint Laurent [de St Leu])

Elle soigne un malade qui dégoûte tout le monde :

Aussitôt que Sœur Marie de l'Incarnation s'en aperçut elle retira ce malade à part en une chambre séparée du reste de son logis défendant à tous ceux de la maison de s'en approcher sans leur dire pourquoi c'était afin de ne les pas effrayer. Elle prit toute seule le soin de le servir. Elle faisait son lit, elle pansait cet apostume qui suppurait et jetait un pus si puant que le malade même n'en pouvait supporter l'infection. Elle lui donnait à manger et le servait avec un si grand soin et charité qu'il en fut tout guéri. (Mère Françoise, 322)

Elle exprimait ainsi l’union entre la grâce et l’activité humaine :

[…] il faut laisser à la providence divine, comme s'il n'y avait point de moyens humains et travailler et avoir soin comme s'il n'y avait point de providence divine […] (Marie de Saint-Joseph [Fournier], 99)

Madame Acarie fut une mystique complète : sa vie fut totalement unifiée en Dieu. Elle vécut plongée dans la Réalité divine et dans l’oubli de soi, allant et venant entre l’oraison et l’action. Comme le disait le témoignage du Général des Feuillants :

[…] encore que s'occuper avec Dieu soit une action plus divine et noble et plus douce à l'ame, que s'occuper pour Dieu ; néantmoings quand il est necessaire il fault descendre, et se divertir de Dieu aux choses de ceste vie pour le service du mesme Dieu, ce qui s'appelle laisser Dieu pour Dieu. (Dom Sans de Sainte Catherine, 69)

Constamment plongée en Dieu, elle irradiait l’amour divin autour d’elle comme en témoigne le père Sans :

 […] elle allumait les cœurs, détrompait les âmes et changeait les intérieurs, de telle sorte qu’il n’y avait presque personne qui l’allât voir, qu’elle ne s’en retournât touchée extraordinairement par Dieu […] 973

En conclusion voici quelques « dits » relevés dans les deux petits volumes qui lui ont été récemment consacrés974 :

Je Vous offre, mon Dieu, ma volonté, que je ne veux plus faire et suivre, mais remettre totalement à la Vôtre, afin que je n’en aie plus du tout [E26].

C’est pourquoi je prendrai la hardiesse de demander non seulement vos dons et vos grâces, mais aussi Vous-même [E2.].

Je ne sais, Seigneur, que vous rendre, sinon ce que Vous m’avez donné [E81].

Pour la vertu, il suffirait que nous en ayons l’usage, sans en vouloir la possession [v64].

Il ne faut pas vouloir trouver en nous ce qui ne peut pas y être si Dieu ne l’y met pas [v81].

Ceux qui sont au faubourg entendent bien les joies de la ville mais c’est leur tourment de n’être pas dedans [son attente durant sa dernière maladie] [v99].

[Se tenir devant Dieu] comme les pauvres gens qui, sur la place, attendent d’être embauchés [v145].

Mourir et n’avoir pas aimé ! [v112]



Le cercle de madame Acarie

Autour de madame Acarie et de Brétigny, gravitaient nombre de spirituels, laïcs et clercs - en particulier le « triumvirat » masculin que l’on chargea de la direction des carmélites. Malheureusement, c’est la personnalité la plus autoritaire du groupe, le futur cardinal de Bérulle, qui entendit prendre en main toute cette aventure : il se révéla effectivement utile dans le domaine politique puisque c’est lui qui réussit à tirer les carmélites d’Espagne. Mais si Bérulle était un spirituel, il n’était pas mystique et rendit fort malheureuses les femmes expérimentées qu’il prétendait diriger. Par contre, les deux autres directeurs, Jacques Gallemant et André Duval, étaient intérieurs et s’opposèrent autant qu’ils le purent à cet autoritarisme incompétent.

Jacques Gallemant (1559-1630) « souple et nuancé, prudent et désintéressé, sut respecter les carmélites. Il était mystiquement dans le sillage de Benoît de Canfield975. Nous avons vu qu’il eut le courage de faire nommer Brétigny à sa place Supérieur en Flandres. Il était profondément spirituel :

La Mère Marie de Hannivel de la Sainte Trinité, la première carmélite professe de France976 m’a assuré […] qu’elle était entièrement persuadée, que pas une de ses pensées, ni les plus déliés mouvements de son cœur, ne lui étaient point cachés. Il connaissait même pendant ses visites, ce que la grâce opérait dans un monastère, dès qu’il s’en approchait. […] Dieu lui mettait dans les mains en ces conjonctures [les ministères de la pénitence et de l’eucharistie] comme une balance, dont il pesait les âmes. Ce sont les termes dont il a déclaré confidemment cette haute prérogative. Il y voyait d’ordinaire les formes différentes que la grâce y prenait […] le point de Justice où elles arrivaient […] il y ressentait avec des peines horribles, les indispositions criminelles de ceux qui lui demandaient avec des consciences de démons les dons de Dieu977.

Quant à André Duval (1564-1638), il protégea Vincent de Paul en opposition avec Bérulle. Il s’opposa au vœu de servitude que ce dernier voulait imposer aux carmélites978. Il fut le conseiller et le biographe de Mme Acarie qu’il soutint lors du dernier terrible affrontement à Pontoise979. Il approuva, comme Gallemant, la Règle de perfection de Benoît de Canfield : ainsi la fortune de l’école abstraite « s’explique en bonne partie par la protection active du « bon monsieur Duval enseignant pendant plus de quarante ans » à la Sorbonne selon Dodin. À noter que Bérulle et Condren furent ses élèves980.



« Le » voyage d’Espagne

Après avoir présenté les principaux acteurs, nous pouvons revenir plus précisément sur l’histoire de l’implantation carmélitaine. Nous serons brefs, car nous n’oublions pas que tout ce déroulement n’est qu’un des moyens mis en œuvre pour faciliter l’essor de la vie mystique. Pour aller plus profond, on pourra lire le récit de Bremond et revivre par leurs propres récits les aventures et les traverses surmontées par les principales intéressées : un témoignage espagnol, celui d’Ana de San Bartolome, et un regard français, celui de madame Jourdain, devenue par la suite la vénérable Mère Louise de Jésus981.

Tout commença par le voyage qui, après ceux de Brétigny, assura enfin le transfert de six religieuses espagnoles en France. Il fut organisé par le groupe parisien réuni autour de madame Acarie. Nous avons vue cette dernière découvrir en 1601 les récits des fondations de Teresa. À la seconde assemblée tenue à la chartreuse de Paris en 1602, « tout le monde est là » : dom Beaucousin, madame Acarie, Jacques Gallemant, André Duval (docteur de la Sorbonne), Jean de Brétigny, Pierre de Bérulle (dans toute l’énergie de la jeunesse) et François de Sales (brièvement, lors de son passage à Paris)982.

On n’oubliera pas le rôle très important de Michel de Marillac (1560-1632), futur Garde des Sceaux au destin tragique. Il était familier de Pierre, le mari de Mme Acarie, ayant fréquenté le même collège de Navarre. Il avait eu indépendamment l’idée d’établir la réforme en France, et se joignit ainsi à madame Acarie pour l’aider à obtenir les lettres patentes du roi et la permission du pape983, enfin faire hâter les travaux de construction du futur monastère :

Je ne sais si j’ose dire … que j’ai toujours vécu avec elle dans la plus grande et la plus entière amitié qui peut être entre deux personnes et plus de liberté et de franchise qui s’en puisse avoir. 984.

Les négociations commencèrent, compliquées par la politique de l’époque car les catholiques dévots étaient écartelés entre deux fidélités : au pays de France ou à la religion hispano-romaine ? Henri IV sera un temps excommunié et finalement assassiné par un dévot fanatique985.

Jean de Brétigny, son compagnon serviteur Jean Navet, René Gaultier (le futur traducteur de Jean de la Croix) et son domestique Claude, madame Jourdain future Louise de Jésus (1569-1628)986, une cousine de Brétigny et une servante, future carmélite, formèrent l’équipe qui partit de Paris à la fin septembre 1603. À l’exception de Gaultier et de son domestique, ils prirent le bateau à Nantes à la mi-octobre, arrivant au pays basque espagnol le 20 novembre après une tempête ; et leurs livres furent saisis au débarquement par l’Inquisition locale, dont Thérèse en français ! Ils voyagèrent par temps de neige pour arriver à Burgos et à Valladolid le 30. Gaultier et Bérulle les rejoignirent trois mois plus tard. Les négociations furent difficiles987. Enfin, le 15 septembre 1604, passèrent au retour à Irùn six sœurs espagnoles et non des moindres, puisqu’on y trouvait Anne de Jésus, Anne de Saint Barthélémy, Isabelle des Anges.

Les sœurs pensaient (ou désiraient ?) être martyres aux mains des protestants, mais les Français étaient moins sauvages qu’elles ne le craignaient : un mois plus tard, le convoi arriva à Paris en sécurité. Accueillies par les bénédictines de Montmartre, elles furent dès le lendemain installées dans le monastère de Notre-Dame des Champs en voie d’achèvement.

L’arrivée des carmes déchaux en France

Peu après l’arrivée des carmélites eut lieu celle de carmes déchaux. Cette implantation suivit tardivement celle qui eut lieu dès 1584 à Gênes par Nicolas de Jésus-Marie Doria, puis en 1597 à Rome. Elle achève une expansion étonnante de l’ordre dans le monde entier durant la première décade du nouveau siècle : missions en Perse, Syrie, en divers pays d’Afrique, en Pologne, dans toute l’Europe dont l’Empire espagnol qui incluait les Flandres988.

L’intervention auprès du pape Paul V d’Anne de Jésus « qui voulait que les carmélites fussent placées sous le gouvernement des pères comme l’avait demandé la sainte Mère » Thérèse, associée à celle de l’Archiduc Albert d’Autriche et de sa femme pour la Flandre, porte ses fruits : le père Thomas de Jésus et sept religieux sont désignés pour fonder et en Flandre et en France. Parmi eux les deux pères français du couvent de Gênes Bernard de Saint-Joseph et Denys de la Mère de Dieu érigeront le couvent Saint-Joseph à Paris en 1611. Le père Denys d’ « une vivacité d’esprit, une solidité de jugement et une vertu hors du commun » s’opposera farouchement à Pierre de Bérulle dans la question du gouvernement des carmélites989

Les carmes parisiens se distingueront par une production littéraire abondante dont se détachent les excellentes traductions des poèmes de Jean de la Croix par Cyprien de la Nativité [André de Compans, 1605-1680]. Nous intéressent surtout deux figures présentées à la fin de ce chapitre : le mystique convers Laurent de la Résurrection [Nicolas Herman, 1614-1691] et l’historien spirituel Honoré de Sainte-Marie [1651-1729]. Pour l’instant revenons sur la consolidation qui fait suite à l’arrivée des carmélites :

Constitutions et confesseurs.

L’installation en France fut mouvementée. Nous serons bref sur un sujet qui a fait l’objet de nombreuses études990 : il est plus important de faire vivre les figures intérieures aux couvents du Carmel, directement en prise avec l’aventure mystique, que de retracer les péripéties qu’elles durent surmonter et le détail de règles diverses auxquelles elles se soumettaient volontiers dès lors qu’on leur laissait leur liberté intérieure sans exercer l’inquisition des âmes.

Les frictions entre Anne de Jésus (1545-1621) et Bérulle (1575-1629) commencèrent bientôt : Anne avait déjà dû lutter en Espagne pour préserver les Constitutions de la fondatrice, contre la volonté des carmes de régenter leur vie intérieure en s’imposant comme confesseurs ; elle a cinquante-neuf ans lorsque l’étranger Bérulle qui en a seulement vingt-neuf, veut régenter les abords d’une vie intérieure dont il méconnait la profondeur :

« Bérulle aurait pu remarquer dans les carmels thérésiens la place donnée à l’oraison, à l’humanité du Christ, au silence, à la joie des récréations … non : il souligne l’abnégation, « la mortification extrême de la nature », cet anéantissement … renoncement à cette autonomie illusoire qui empêche la nature d’être totalement disponible dans les mains de Dieu »991.

Se greffe le problème des Constitutions : faut-il adopter le premier texte élaboré par Thérèse entre 1562 et 1567 (il est perdu, probablement détruit en 1567), la forme approuvée en 1567 par Rubeo (Rossi), les constitutions d’Alcalà de 1581 (introduites par Graciàn donc acceptées par Thérèse : elle meurt en 1582), l’édition corrigée de 1588, la traduction castillane de l’édition latine de 1590 modifiée sous l’influence de Doria, approuvée par le pape en 1592 et qui constituera le texte législatif légal ? Nous énumérons toutes ces dates pour montrer la pression permanente subie par les carmélites.

Anne de Jésus est arrivée en France avec les Constitutions de 1588 (traduites par Brétigny vers 1590, donc accessibles aux carmélites françaises), bien décidée à défendre l’esprit de Thérèse. S’ajoute le problème du choix parmi les confesseurs imposés : carmes espagnols ou supérieurs français (le triumvirat Bérulle - Gallemant - Duval) ?

L’histoire des rapports entre Espagnoles et Français fut complexe. Des fondations multiples (Pontoise, Dijon, etc.) firent éclater le noyau des Espagnoles. Anne de Jésus partit à Dijon : elle y rencontra la baronne de Chantal992 ; puis elle décida de quitter la France, à ses yeux hostile, pour les Pays-Bas espagnols. Une cause à première vue insignifiante, mais significative de la méfiance qui régnait entre Espagnols et Français, y contribua : « Lors de la fondation du carmel de Dijon, la mère Anne rompit entre ses doigts une des fleurs de lys qui ornaient la grille du chœur parce qu’elle gênait la vue de l’autel. Cet incident, interprété comme hostile à la France, nécessita l’intervention du Parlement993. » La Madre partit donc, accompagnée de deux sœurs espagnoles et de quatre sœurs françaises, pour fonder à Bruxelles.

Anne de Saint-Barthélémy paraissait plus souple – souplesse qui explique une brève incompréhension de la part d’Anne de Jésus – car elle ne fut longtemps qu’une simple converse, même si elle accompagna Thérèse sur tous les chemins d’Espagne : aussi Bérulle la fit-il changer de statut et elle devint sœur de chœur. Mais elle se rendit compte de tentatives de manipulation, et se rebiffa. Progressivement les carmélites françaises apprirent à se défier de leur prieure, à la soupçonner, à l’ignorer. « La consigne donnée aux sœurs est sévère : « Ne traitez pas de vos âmes avec la Mère, son esprit n’est pas fait pour vous. » Pierre de Bérulle refuse, malgré ses protestations, de lui trouver un autre confesseur que lui-même. L’angoisse de la pauvre prieure augmente chaque jour  ... Sa décision est prise de passer en Flandre.»994

Elle partit donc à son tour : d’abord à Tours en 1608, puis aux Pays-Bas en 1611. Elle témoigna de l’enfer intérieur qu’elle connut en France :

Cette première année terminée, le démon, père des zizanies, dressa contre moi le cœur des supérieurs, qui jusques là m’aimaient extrêmement…

Isabelle des Anges (1565-1644), espagnole ou française ?

Isabelle des Anges fut la seule des six fondatrices espagnoles qui sut demeurer jusqu’à sa mort en France. Pendant quarante ans, - légèrement plus de la moitié d’une longue vie, - elle exerça une influence de fondatrice « discrète mais puissante » dans le sud de son nouveau pays : à Amiens, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Limoges enfin où elle mourut en 1644. On sait que c’est au parloir de Bordeaux que le jeune Surin la rencontrant découvrit sa vocation (il choisit toutefois l’ordre actif des jésuites, ce qui ne lui convenait guère).

La Mère Isabelle ne laissa que quelques lettres. Mais voici « quelques paroles d’une belle douceur que notre vénérable Mère Isabelle des Anges a dites en diverses occasions à ses filles »995:

Pour l’amour de Dieu, mes filles, que chacune de vous pense au lieu d’où Dieu l’a tirée, et en celui où il l’a mise, et aux choses pour lesquelles il nous y a appelées. Nos obligations sont très grandes, et puisque nous avons trouvé, comme l’on dit, la table mise, et que nous n’avons pas à chercher ce qu’il nous faut pour être parfaites, soyons fidèles à garder notre Règle et nos Constitutions, car ce n’est pas sans grande raison que nous trouverons tout là, avec tant de douceur et de suavité, que je ne sais comment on peut dire qu’il y a de l’austérité dans notre Religion. Tout y est si doux pour les âmes qui ont un peu d’amour de Dieu, qu’encore qu’il y ait beaucoup de pénitence et de mortification, je confesse néanmoins que tous les plaisirs du monde, et tous les contentements qu’il promet à ceux qui le suivent, ne sont rien en comparaison. […]

Nous ne devons pas regarder ce qui paraît au-dehors pour aimer le prochain, car encore qu’il soit mal conditionné, il a une âme en laquelle Dieu habite, et peut-être même que celui qui nous semble le plus imparfait et négligeant est vertueux devant Dieu. Ainsi il est très dangereux de juger des actions d’autrui, et l’on s’y trompe très souvent, pensant que la vertu est vice, et que ce qui est imperfection est vertu. Pour éviter cette tromperie, il faut honorer Dieu en notre prochain, et nous jouirons de la paix des enfants de Dieu. Si je demandais à toutes mes filles si elles veulent faire la volonté de Dieu, chacune répondrait qu’elle aimerait mieux mourir que de manquer à l’accomplir, et je vous dis de sa part que c’est sa volonté que nous nous aimions les unes les autres, comme il nous a aimées. […]

Lorsque l’âme se sent si délaissée qu’il lui semble que toutes choses lui manquent, ne lui restant rien qu’une grande crainte d’offenser Dieu, et de le perdre pour jamais, cette expérience lui faisant connaître clairement qu’il n’y a que le bras de Dieu seul qui soit assez fort pour la soutenir, elle en est d’autant plus obligée de faire un total abandon d’elle-même […]

Je vous ai dit souvent, mes filles, qu’il n’est pas besoin de multiplier nos exercices, mais que l’importance est de perfectionner tous les jours nos exercices […]

Une « filiation » ?

Nous avons présenté, dans la section du tome I consacrée à l’Espagne, les deux carmélites espagnoles les plus proches de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila : Anne de Jésus (1545-1621) et Anne de Saint-Barthélémy (1549-1614). Nous venons de voir leur contribution brève mais décisive à la transplantation du Carmel en France.

Anne de Saint-Barthélémy fut chargée du noviciat du premier carmel de l’Incarnation. Elle était remarquable par sa douceur non dénuée de fermeté996. Dès sa nomination comme prieure, elle désigna Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) pour la remplacer comme maîtresse des novices ; elle gardera aussi une « estime particulière » pour Marie de Jésus [de Bréauté], intime de Madeleine, et pour Marie de la Trinité [Sevin].

Madeleine de Saint-Joseph reste la plus importante des premières carmélites françaises997 car la majorité des fondatrices de carmels en France se formèrent sous sa direction spirituelle quand elle fut devenue supérieure du couvent de Paris.

À partir de Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, le courant mystique est donc passé de génération en génération. Des personnalités rayonnantes transmettent la vitalité de l’expérience intérieure : l’aînée forme les cadettes qui à leur tour fondent des carmels où elles formeront les jeunes. Mais contrairement au réseau que nous mettrons en évidence dans notre tome IV chez les pré-quiétistes normands puis parisiens, dans le cas du Carmel il est délicat de trouver des témoignages explicites, parce que tout se passe au sein de communautés réglées et fermées ne livrant que peu de traces écrites de nature personnelle (grâce au monde « ouvert » où vivaient Bernières ou plus tard madame Guyon, nous avons la chance d’avoir leurs lettres de direction).

Ne nous restent que des textes normatifs expliquant la « demeure » intérieure ou le sens mystique de l’Écriture, des lettres (assez neutres : ces dernières remplissent d’abord une fonction de contact intercommunautaire), quelques dépositions révélatrices consignées à l’occasion d’un procès de béatification même si les témoins ont en vue de souligner la sainteté plutôt que le vécu mystique (les témoignages retenus dans les procès n’incluent pas le domaine « psychologique » tandis que les miracles sont considérés comme des faits « objectifs » pouvant faire avancer la cause). Il faut recourir aux manuscrits, ce que nous avons fait aux archives de Clamart [Pontoise] « autour » de Madeleine de Saint-Joseph.

Puis ces traces disparaissent, comme c’est aussi le cas pour la génération qui suit celle des disciples connus directement de Jean de Saint-Samson, tandis que l’on observe une involution ascétisante dans les « livres » de carmélites sous l’influence janséniste (de deuxième et troisième formes). L’assèchement mystique est accompli à la fin du siècle.

Pour résumer toute cette période998, rappelons en amont les influences de franciscains et de conversos sur Thérèse (sans compter celle des écrits des « mystiques du Nord » sur Jean de la Croix et Jean de Saint-Samson). Puis le courant mystique passe de Pierre d’Alcantara à Thérèse d’Avila, qui forme Anne de Saint Barthélémy ; Jean de la Croix forme Anne de Jésus… Ces influences de personne à personne passent donc d’Espagne en France, où elles convergent sur Madeleine de Saint-Joseph - sans préjudice d’influences « externes », en particulier de madame Acarie co-fondatrice du Carmel français, de Gallemant… Elles irriguent les fondations religieuses de Jeanne de Chantal et de la Mère Mectilde du Saint Sacrement.

Parallèlement (sans contact bien reconnu) Jean de Saint-Samson, le carme convers de la réforme dite de Touraine (réforme française indépendante de celle de Jean de la Croix) initie des disciples dont se détachent Dominique de Saint-Albert et Maur de l’Enfant-Jésus. Ce dernier comme plus tard la Mectilde du Saint Sacrement seront en relation avec madame Guyon : celle-ci sera au centre de convergence de ces courants mystiques et leur donnera un nouvel élan.



Madeleine de Saint-Joseph et sa communauté

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) : une vie cachée.

Notre connaissance de la vie en clôture de cette religieuse est par chance excellente, grâce à de très nombreuses sources999. Les « brouillons » des carmélites qui déposèrent en vue du procès de béatification donnent de précieuses informations et restent à exploiter car les plus intéressantes d’un point de vue intérieur ne sont pas retenues dans les dépositions d’un procès exigeant des faits objectifs : le summarium du procès présente donc peu d’intérêt1000. La belle biographie par Louise de Jésus, à compléter par des études particulières, demeure incontournable1001. De nombreux écrits de Madeleine nous sont parvenus grâce aux sources manuscrites, aux citations de ses biographes, aux publications faites au XVIIe siècle à l’intention des carmels nouvellement fondés1002.

Née à Paris en mai 1578, elle habita en Touraine et fit la connaissance de Bérulle au cours de l’hiver 1603-1604 : ce dernier travaillait alors à introduire les carmélites en France. Madeleine décida de se joindre à la fondation et fit profession le 12 novembre 1605, soit treize mois après l’arrivée des six sœurs espagnoles ; immédiatement chargée des novices, elle prit effectivement cet emploi au printemps 1606. Son père désira fonder un couvent à Tours sous la direction d’Anne de Saint-Barthélemy qui s’y rendit. Madeleine de Saint Joseph fut alors élue prieure du premier couvent de Paris en avril 1608, puis réélue en 1611. Déchargée en 1614, elle fonda en 1616 le carmel de Lyon. Elle fut rappelée en 1617 pour établir le deuxième couvent de Paris, rue Chapon, dont elle fut prieure pendant six ans.

Sa vie intérieure se voit dans quelques notes « échappées à son humilité destructrice »1003. Elle peint ainsi l’anéantissement devant Dieu :

…la vérité qui est en elle lui montre que se faire quelque chose, c’est dérober à Dieu. Et lors l’âme dit : Je ne dois pas Seigneur, me trouver en quelque lieu, puisque je ne suis pas.1004.

Son destin lui est montré :

Le 15e janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté, et qu’au moment de ma mort, il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire, sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les autres et non plus pour moi-même1005.

Sa biographe ne doute pas d’une filiation spirituelle dont les chaînons principaux sont Jean de la Croix, Anne de Jésus, Madeleine de Saint-Joseph1006 et Marie-Madeleine de Jésus [de Bréauté]1007.

En 1624 Madeleine fut de nouveau élue prieure du premier couvent, qu’elle gouverna pendant onze ans. Elle ne nous apparaît pas du tout comme une créature soumise aux cardinaux de Bérulle et Richelieu : elle est estimée de ce dernier1008, et ne manque pas de courage politique1009.

Elle fut longuement malade :

Ses douleurs atteignaient parfois une telle acuité, « qu’elle se trouvait obligée de s’écrier … « Mon Dieu, patience ! » … Son esprit était dans une aussi grande paix, et sa conversation avec les sœurs aussi libre que si elle n’eût rien souffert1010.

Le premier médecin de la reine lui ayant demandé quelque chose sur ses maladies, lui offrant de la traiter, elle se contenta de sourire et lui répondit qu’elle savait un bon remède qui était la résurrection, détournant ainsi l’entretien … elle en faisait de même à nos sœurs … si je meurs de ce mal, je ne mourrai pas d’un autre1011.

À son agonie en avril 1637 :

Chacun était attentif non à pleurer, mais à prier et à admirer la consommation de l'œuvre de Dieu sur cette grande âme. Ce ne fut pas seulement les religieuses et les ecclésiastiques qui se trouvaient dans ce sentiment, car les médecins ayant encore demandé à rentrer pour voir s'ils ne pourraient pas sinon allonger sa vie au moins lui apporter quelque petit soulagement, lorsqu'ils furent arrivés en l'infirmerie ils se mirent à genoux pour prier comme les autres1012.

Cette vie en communauté sous la clôture, et donc sans trace d’événements particulièrement originaux, cache en réalité une action très profonde qui assura le développement et l’unité future des carmels, puisque les carmélites que Madeleine forma à la vie intérieure, devinrent à leur tour fondatrices.

La direction spirituelle.

Une « élévation » ou courte homélie faite par Madeleine à ses religieuses, ainsi qu’une « instruction » ou méditation proposée pour la semaine, constituent des témoignages intéressants sur la spiritualité des carmélites en général. Le caractère de joie qui en est la marque mystique, disparaîtra malheureusement dès la fin du siècle sous l’influence du (second puis du troisième) jansénisme.

Voici un extrait de l’« Élévation » proposée par Madeleine de Saint-Joseph à ses religieuses à l’occasion de la fête de saint Jean l’Évangéliste :

Nous devons faire ce que vous commandez, rien de plus, sans nous mettre en peine de ce que votre sainte volonté ordonne à l’égard des autres, n’étant point à nous à entrer dans vos secrets ; votre disciple bien-aimé nous en a donné l’exemple, n’ayant pas voulu pénétrer votre dessein sur lui, s’y abandonnant sans le connaître, il a eu le privilège de reposer sur votre sein en la Cène, c’est là où il a puisé les vérités si relevées qu’il nous a laissées par écrit, ce qui nous fait voir que ce sera par un humble repos en vous, dans l’Eucharistie, que nous connaissons bien mieux les vérités saintes, que par toute autre étude […] ce repos de saint Jean sur votre sein est l’image du repos que tous les chrétiens doivent trouver en vous et le modèle du silence intérieur où ils doivent se tenir, pour vous écouter parler, que de parler eux-mêmes extérieurement aux hommes ; car on peut dire, que comme la vie du Ciel est un amour tranquille dans la vue et connaissance que les esprits bienheureux ont de vous, celle du Chrétien sur la terre doit être dans un amour et repos en vous. Je vous adore au Très saint Sacrement comme mon repos, faites-moi la grâce que je ne le cherche qu’en vous seul, et que je trouve toutes mes délices dans l’union intérieure avec vous […] Exaucez-moi, Seigneur, puisque votre miséricorde est si prête à faire du bien et tournez vos regards sur moi selon la grandeur de vos miséricordes. [Ps. 68, 20]1013.

D’autres « Élévations » montrent une orientation de tout l’être vers Dieu, sans concession, et affirment une unité possible :

[…] aller en haute mer, cela marque l’état de perfection […] [les âmes] doivent toujours chercher ce qui est plus parfait […] vous voulez entrer en mon âme comme vous entrâtes en la barque de saint Pierre et vous me recommandez comme à lui de m’éloigner de la terre1014.

Quoi que je ne sois que poudre et cendre, j’oserai dire, appuyée sur l’autorité de l’Écriture Sainte, que je ne suis qu’un seul esprit avec Vous, pourvu que je sois attachée à Vous. Ainsi que l’est un de ceux qui demeurent en Votre amour, c’est-à-dire en Vous-même, comme Vous demeurez en eux […] celui qui est uni à Dieu n’est qu’un seul esprit avec Lui. Si donc vous disez [sic], mon Seigneur, « Je suis dans mon Père et mon Père est dans moi », l’homme a l’avantage de pouvoir dire aussi, « Je suis en vous mon Dieu et vous êtes en moi, et nous ne sommes qu’un seul esprit1015.

Sa direction journalière demeurait toujours en référence directe à la grâce divine et traduisait un recours à Dieu dans un élan renouvelé1016. Dans la déposition suivante, on voit qu’elle demandait la grâce pour ses filles et que sa prière était libératrice :

Ce qui se sentait continuellement, étant avec notre bonne mère Madeleine, c’est qu’elle était dans un respect continuel devant la majesté de Dieu ce qui s’imprimait dans celles qui l’approchaient et les élevait à Dieu. [694] Ce qu’elle disait aux âmes était si profond et si efficace qu’il semblait que ce fût Dieu qui parlât Lui-même par sa langue et que Sa puissance divine portât ses paroles dans les âmes et dans les cœurs pour les incliner du côté qu’Il voulait […] En mes commencements dans la vie religieuse, Dieu [699] permettait que je fusse travaillée de tentations qui augmentaient la répugnance que j’avais par ma nature imparfaite à me rendre aux pratiques de vertu que Dieu demandait de moi. Quelquefois notre bonne mère me faisait mettre auprès d’elle et s’élevait à Dieu pour moi et de temps en temps me demandait : “ Comment êtes-vous ? ” et ne me renvoyait point que je ne fusse libre de tentation1017.

Éprouvant toujours plus son impuissance […] [elle] recourait aussi toujours plus à Dieu […] elle consacrait ses journées presque entières à l’oraison […] ne faisait point d’action […] qu’elle n’eût été faire prière au chœur.

À propos d’une personne qui disait : « Ma voie est de cette sorte… », elle déclare, toute de simplicité et de réalisme :

J’ai déjà cinquante ans, et je ne pourrais parler de moi avec cette assurance […] Rien ne m’appartient […] nous allons à Dieu comme nous pouvons […] cette voie n’est pas circonscrite si exactement […] que Dieu n’y puisse renfermer d’autres sentiers […] Que peuvent savoir ces âmes parmi les ténèbres de ce monde, qu’elles puissent dire avec assurance : telle est ma voie ? Peut-être le disent-elles au moment même où cette voie leur est ôtée.

L’on passe la vie comme l’on peut ; l’on tombe, l’on se relève ! Le propre de la terre c’est l’inconstance et la diversité. Dieu, qui voit cela, excuse la faiblesse de sa créature. Il faut vivre en liberté d’esprit, nonobstant la vue et l’expérience de ces choses, et se confier en la divine bonté. […] Oh que si les âmes pouvaient voir combien Dieu les aime et est prêt de les aider et leur faire miséricorde, elles marcheraient bien d’un autre pas qu’elles ne font ! […] Mes enfants, or sus ! Ne nous lassons jamais de commencer, et novices et professes ! Il faut toujours commencer jusqu’à la mort1018.

Son gouvernement de 1624 à 1635 montre une grande autorité jointe à la douceur et au souci de prêter toute son attention à autrui1019. Elle diffusait la grâce autour d’elle :

[Elle avait une] grâce toute extraordinaire […] pour assister ses filles en ce dernier passage […] Elle dit à plusieurs de nous sur la mort d’une de nos sœurs, que comme nous ne sommes toutes qu’unes [sic] en Jésus-Christ, nous devions regarder notre sœur comme quelque chose de nous qui était allé à Dieu. Continuant ce discours, elle disait : Nous devons […] nous appliquer beaucoup à Dieu pour elle, afin de lui aider à faire son chemin […] Les âmes qui sont séparées du corps languissent de ne pas voir Dieu, de telle sorte que cela ne se peut comprendre […] Aussitôt qu’une autre de mes sœurs eut rendu l’esprit, cette servante de Dieu dit tout haut dans l’infirmerie : maintenant cette âme est dans un parfait amour et une parfaite souffrance !

Je n’ai jamais vu [la mère] en émotion d’esprit ni de corps. Si elle reprenait, c’était avec tant de douceur, des termes si charitables et une façon si affable qu’elle donnait grande humiliation […] Elle le faisait à voix basse […] après […] il ne lui en restait plus rien ; elle était tout de même vers la personne qu’elle avait reprise […] et lui parlait avec plus de tendresse et de charité […] Elle agissait en ce sujet, selon ce que j’en ai pu reconnaître, tout à fait divinement

Notre Mère Madeleine portait Dieu en soi et le répandait avec efficace dans les âmes qui s’en voulaient rendre dignes […] je sentais, lorsque j’approchais d’elle, qu’elle répandait dans mon âme je ne sais quoi de divin […] ses paroles […] ont fait en un instant en moi ce qu’elle voulait de moi.

Elle sépare l’Essentiel de l’accessoire :

Ayant été élue prieure au loin, cette religieuse vint, avant son départ, passer quelque temps auprès de la Mère Madeleine pour profiter de ses conseils. Or la mère l’entretenait souvent, mais toujours de sa sanctification personnelle…  « Je lui fis paraître quelque petit étonnement de ce qu’elle ne me disait rien du tout de la charge où l’on me mettait […] - Ma fille, rien n’est important que d’être à Dieu, je veux que vous y soyez. La charge n’est qu’un accident ; et en vérité quand vous serez à Dieu par état, vous verrez que ce n’est rien d’aller ici ou là. Ne vous en occupez point. » 1020.

Enfin un « exercice de retraite » montre comment la méditation de la Passion propre à la tradition du Carmel espagnol est revêtue de douceur tourangelle dans la Petite Instruction … à faire l’Oraison1021 :

L’ordre des points que l’on prendra pour la méditation de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ chaque jour de la semaine :

[…] Et voyons seulement la préparation [de l’oraison mentale]. Voir et se représenter que l’on est devant cette Majesté Divine qui est ce grand Tout que nous pouvons seulement adorer et aimer, et que les anges mêmes ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que cette parole : « Saint, saint, saint est le Seigneur. » Ainsi l’âme demeure Angélique par la présence de son Dieu, L’admire, Le révère et se remplit tout de Lui, ne pouvant plus parler1022.

[…] Et puis si l’âme pénètre dans cet amour divin qui fait pâtir et qui fait désirer souffrir encore davantage à ce Seigneur impassible, et que l’amour de nos âmes tient ici si patient. Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l’âme un peu désireuse de son Époux trouvera bien de quoi s’occuper et s’en approcher, lui rendant grâce et donnant mille bénédictions pour ses infinies miséricordes. […]

Mais pour ce que les dispositions de l’esprit sont diverses, ceux qui auront moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, ou sécheresse, pourront se servir d’un moyen bien aisé à l’âme qui a quelque fidélité et amour vers notre Seigneur. L’âme pourra donc prendre son point sans user de discours, mais par un œil et douce inclination, et regard vers notre Seigneur, souvent elle lui ouvrira l’intime et fonds de son âme, désirant L’aimer au plus profond de soi, et se lier à Lui par l’effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en Sa puissance, et dont parfois même, il lui semble ne pouvoir entièrement user si l’amour n’est pas assez puissant pour l’assurer de ce que dit saint Paul : « Qui nous séparera de la charité ? » [Rom. 8, 35].

Que si l’âme parfois se trouve ne pouvant rien faire de ceci, elle peut néanmoins souffrir ses peines en sa présence, et avec Lui se résigner ainsi qu’il fit, s’humilier comme elle le voit abaissé, être patiente, et enfin exercer toutes les vertus à son exemple.

Sa grande expérience dans la conduite des âmes la fait s’ajuster au travail de la grâce :

Une des choses que je trouve plus importantes à faire dans les âmes dès le commencement, c'est de prendre un grand soin de voir ce que Dieu fait en elles et à quoi il les tire parce qu'il conduit les unes d'une façon et les autres d'une autre, et l'on doit suivre exactement ce qu'il fait sans les en détourner. […] C'est un grand secret que doivent apprendre celles que Dieu a choisies pour cet emploi que la nécessité qu'elles ont d'attendre avec patience, le temps ordonné de sa Divine Majesté pour faire ses œuvres dans les âmes : car alors on fait plus en un jour que l'on aurait fait en beaucoup d'années, et cela, je l'ai vu par expérience en plusieurs. Ce n'est pas qu'il n'y faille toujours faire quelque chose, car les âmes commençantes ont besoin qu'on s'applique beaucoup à elles […] Mais je dis que lorsqu'on ne voit pas en elles le progrès en toutes ces choses que l'on y pourrait désirer, il ne faut pour cela s'étonner ni faire violence aux âmes pour les contraindre d'entrer dans les dispositions où nous croyons qu'elles devraient être, quoique nous le fissions par grand zèle ce nous semblerait : car cette manière est fort peu utile.

Les âmes sont à Dieu ; il les lui faut commettre incessamment et nous souvenir que c'est de lui et non pas de nous et de nos forces que dépend leur avancement. Voyez avec quelle patience le Fils de Dieu supportait les faiblesses et les défauts des hommes, ne se lassant point de voir, même ses Apôtres qui étaient instruits en son école, manquer tantôt en la Foi, tantôt en la Charité et ainsi dans les autres Vertus. Ce qui nous est un merveilleux exemple de patience et nous doit apprendre à la pratiquer envers les âmes, faisant avec douceur ce qui nous est possible pour les faire entrer dans les Vertus en attendant qu'il plaise à Dieu donner bénédiction à nos travaux et les établir parfaitement dans la grâce de leur vocation.1023.

Réaliste et modeste, elle écrit dans ses dernières années :

Je suis tout étonnée de ce que les âmes parlent ainsi de leur voie car j’ai tantôt soixante ans et si je ne pourrais pas dire cela ; quand mon supérieur m’obligerait et même mon bon ange à dire quelle est ma voie, je ne le pourrais pas faire car je n’ai rien et ne sais que c’est de parler ainsi. L’on va à Dieu comme l’on peut. Ce n’est pas que les âmes n’aient une voie, par où elles vont à Dieu, ni qu’elles n’en puissent avoir quelque petite connaissance, tant par la lumière que Dieu leur en donne immédiatement par lui-même que par la personne qui les conduise, mais cette voie n’est pas tellement limitée à une certaine disposition qu’elle n’en enferme beaucoup d’autres selon le vouloir de Dieu qui fait à ses créatures ce qu’il lui plaît, ni l’âme ne se doit tellement approprier sa voie et s’en assurer qu’elle ne pense que Dieu la changera quand il lui plaira : et que peuvent savoir ces âmes dans les ténèbres de la terre, quand ils disent si assurément : « ma voie » ? Peut- être que leur voie est déjà changée quand ils parlent ainsi et les inégalités que nous expérimentons tous les jours dans ce qui se passe en nous nous empêchent bien, ce me semble, de pouvoir parler de cette sorte, car un jour Dieu élève l’âme et lors elle est dans une voie d’élévation par laquelle il faut qu’elle cherche, le lendemain il lui ôte tout et la laisse dans sa petitesse et sa misère et lors c’est une voie d’humiliation et de patience1024.

Tout repose sur la foi :

La foi est un don que Dieu fait à Sa créature, par lequel elle croit et adore cette puissance souveraine et lui rend l'honneur qui lui est dû : et comme cette foi est au-dessus de toutes les choses que nous pouvons sentir en la terre, l'âme s'y doit attacher aussi, au-dessus de tout ce qu'elle voit et de ce qu'elle sent. C'est un don très pur, que l'âme doit suivre avec une grande et haute pureté, se séparant même de tous les sentiments intérieurs, ou ne s'en servant qu'autant qu'ils la peuvent fortifier ; encore faut-il qu'elle se fonde toujours sur la foi, quelque lumière qu'elle reçoive d'ailleurs, et qu'elle reconnaisse que c'est [407] un guide, sous la conduite duquel elle ne peut s'égarer ; mais parce que la tentation, et l'obscurité qu'elle produit, nous empêche quelquefois de faire usage de cette vertu, et diminue en nous la liberté de nous élever à Dieu par elle, il faut souffrir avec patience cet empêchement, et ne pas croire que pour en avoir perdu l'usage sensible, nous en ayons perdu l'habitude ; car le don de la foi ne sera jamais ôté quelque chose qui arrive, si nous-mêmes n'y renonçons volontairement ; Dieu sera toujours ce qu'Il nous a enseigné qu'Il est, et Il nous aimera en toute éternité, si nous Le servons, Sa grâce sera toujours présente, jusqu'à la mort, et il faut que l'âme soit fidèle à rendre hommage à son Dieu par cette croyance1025.

Une religieuse témoignera de l’efficience spirituelle de la Mère Madeleine depuis sa mort :

Elle m’est demeurée fort présente, depuis ce jour-là, et je la sens toujours proche de moi, avec plus de certitude que si je la voyais en la terre ; elle me met dans une continuelle présence de Dieu […] Je la ressens vers moi comme une Mère […] Je la vois comme une guide, que Dieu m’a donnée pour aller à lui […]1026.

Novices et fondations

La mère Madeleine quitte Paris en juillet 1615 pour aider avec discrétion deux professes du couvent de Paris, prieure et sous-prieure nouvellement élues au couvent de Tours1027. Un « petit essaim de carmélites » quitte Paris fin août 1616 sous sa direction pour fonder à Lyon1028. Elle devient la prieure du deuxième monastère de Paris fondé en 1617 et qui, pour faire face au nombre croissant de novices, s’installe rue Chapon en octobre 16191029. Les tableaux de la Généalogie des couvents témoignent de l’explosion des fondations1030. Madeleine retournera « au milieu de ses filles » du premier couvent en 1624 et poursuivra leur formation :

Le nombre des religieuses reçues ou instruites par [elle] est très considérable. J’en ai connu plusieurs […] toutes ont été admises dans l’Ordre ou formées par la Mère Madeleine […] elles avaient un tel soin de se remplir de son esprit et d’adopter ses pratiques, que celui qui voyait un seul des monastères de l’Ordre pouvait juger de tous les autres1031.

Il y avait une telle liaison de tous avec la Révérende Mère Madeleine et avec le couvent de l’Incarnation, dont elle était prieure, qu’il semblait que, dans toute la France, il n’y eût qu’un couvent […]1032.

Sœur Catherine de Jésus (1589-1623)

C’est Madeleine de Saint-Joseph qui écrivit la vie de cette jeune religieuse dont elle avait été maîtresse des novices et prieure1033. Catherine de Jésus (1589-1623) est une figure attachante, typique des vies brèves et « sans histoire » de carmélites : Madeleine la propose intentionnellement comme modèle. Voici des « dits » qui situent l’esprit qui anime cette « mystique carmélite exemplaire » :

Je me jette en Dieu comme dans un abîme profond pour faire de moi des choses qui semblent n’avoir point de limites ni de fin. ... il me suffit que Dieu est suffisant à Lui-même1034.

Il est en tout ce que vous portez ; c’est Lui qui vous soutient ; encore que vous ne Le voyiez ni ne Le sentiez pas. Nous en savons par sa grâce de bonnes nouvelles que je ne vous écris pas, parce qu’Il ne veut pas. Entrez […] dans la voie inconnue […] J’ai eu quelque vue que votre âme se doit perdre toute dans l’amour pur […] Je dis donc que cette perte nous fait retrouver en Dieu et que c’est une très heureuse perte, mais qu’elle doit être persévérante ; elle ne doit avoir fin qu’avec notre vie […] C’est un travail sur lequel on trouve peu à dire, mais beaucoup à faire1035.

Dieu me montra […] quelle netteté et simplicité il me faut avoir pour être transformée en cet amour1036.

Elle témoigne dans sa dix-neuvième lettre d’un rapport étroit avec Madeleine de Saint-Joseph :

[…] il y a eu plusieurs choses […] auxquelles Dieu s’est servi de notre mère Prieure, pour m’y assister ; et elle m’y a beaucoup aidée. Ensuite il me fut présenté de me perdre en Dieu […] Je donnai mon consentement à cette perte, avec la permission de notre mère Prieure ; et depuis l’avoir donné, je me vois comme dans un abîme, où je ne puis trouver le fond ; et cela sans connaître où je vais1037.

Marguerite du Saint-Sacrement [Acarie] (1590-1660)

La seconde fille de Mme Acarie reçut de sa mère la lettre suivante :

Il faut que vous soyez à Dieu selon ce que vous y pouvez être, pour demeurer en la vue et en l’impuissance de vous-même sans vous y affaiblir, s’il vous ôte votre puissance ; et ce qu’à votre vue vous trouverez nécessaire de faire, portez cela puisqu’il le veut, et perdez votre âme, puisqu’il vous veut dans cet état ; car il veut que votre âme soit à lui sans acceptation et sans appui ni vue d’aucune chose, hors la puissance de son amour et de sa miséricorde pour nous sauver, afin qu’en toutes choses vous lui sacrifiez tout ce que vous êtes. Il veut vous laisser pauvre sans volonté du bien, afin de voir si vous serez fidèle, et si dans cette nudité vous vous tiendrez attachée à lui par cette nudité même1038.

Ses écrits ont été recueillis et édités1039 :

Dans l'épreuve de Dieu, qui mortifie et vivifie quand il lui plaît, il faut que votre [188] cœur se jette entre ses bras pour soutenir les croix qu'il vous envoie, afin d'augmenter votre amour et votre confiance vers lui. Suivez la conduite de l'amour de Dieu sur votre âme, par laquelle, sans vous ôter vos peines et vos misères, il vous attire doucement à la retraite intérieure, sans que vous sachiez comment. N'en cherchez point l'intelligence, mais seulement l'adhérence simple à suivre cette grâce qu'il vous fait. […] Portons gaiement tous nos rebuts et impatiences pour l'amour de Dieu : moins nous le sentons, plus il nous aime ; ayons foi et [189] espérance en lui quand nous nous trouverons dans les amertumes et angoisses de cœur, aux jours que nous voudrions l'aimer davantage. Il nous fait voir que ce n'est pas par les voies sensibles et favorables à l'amour-propre que nous le désirons […]

Marie de Jésus [de Bréauté] (1579-1652).

Marie de Jésus (1579-1652) fut la compagne très proche de Madeleine de Saint-Joseph1040. Elle lui succéda.

Mariée à dix-huit ans au marquis de Bréauté, brillant dans le métier des armes, et qui lui plut davantage qu’un prétendant prudemment éconduit, elle se trouva veuve avec un enfant de treize mois, le 5 février 1600. Elle rencontra madame Acarie et, abandonnant tout, elle rentra au carmel de Paris le 8 décembre 1604. Elle fut à l’infirmerie, puis sous-prieure en 1606. Elle fut responsable des novices en 1608, lorsque Madeleine de Saint-Joseph devint prieure. Prieure à son tour en 1615, quand Madeleine fut partie fonder Tours, Lyon puis le deuxième couvent de Paris, elle fit bâtir une infirmerie. Elle exprima l’ardent désir de ne plus accepter de charge en 1624. À la fin de la même année, son fils mourut en combat singulier : 

Je sais par expérience […] les efforts que le diable fait dans les âmes […] afin de les porter au désespoir […] lorsque Dieu nous traite plus rigoureusement1041.

Depuis 1641 sa santé était ruinée : elle disait « n’avoir pas assez de mal pour mourir et en avoir trop pour appeler cela vivre. » Elle mourut le 29 novembre 1652.

Son portrait nous est donné par ses lettres :

Il [Dieu] ne nous donne pas toujours en nous-mêmes toute la lumière dont nous avons besoin pour notre conduite, Il la met souvent en autrui afin de nous lier les uns avec les autres d’une plus grande charité1042.

Ne sentant rien de Dieu pour assister les âmes […] [il suffit de] lui demander par ce regard que ce soit lui qui fasse votre charge, puisque vous n’êtes, et ne pouvez rien, et puis faites doucement selon votre conscience […] sans faire tant de réflexion sur vos actions pour voir comme vous avez fait, car ce n’est que perte de temps1043.

[…]l’abandon que l’âme doit faire continuellement à Dieu de tout ce qu’elle est […] nous n’avons pas le droit de lui rien demander, sinon la grâce de le bien servir […] nous ne devons faire autre chose que recevoir tout de sa main1044.

Elle dit son lien profond avec Madeleine de Saint-Joseph, qui continue à porter ses filles au-delà de la mort :

[…] Je rends grâces très humbles avec vous à notre Seigneur, de ce qu’il lui plaît vous donner pour mère au ciel, celle qui l’a été en la terre, elle ne vous y sera pas moins utile qu’elle était ici, et même il se peut dire qu’elle vous la sera davantage parce que sa condition l’enfermait entre quatre murailles dont elle ne pouvait sortir, et ne pouvait humainement savoir le besoin des âmes absentes que par lettres, ce qui était quelquefois un peu long : mais maintenant elle écoute les prières, voit les besoins, et y remédie. Grand nombre de religieuses de cet Ordre l’ont déjà éprouvé en divers endroits, et ce m’est une grande consolation que vous en soyez une1045.

Des lettres montrent son intelligence des situations tout autant que sa profondeur spirituelle. Elle n’a pas d’illusion sur le monde et sait en déjouer les pièges pour préserver les vocations :

[…] En faisant le service du roi, il est bon, Monsieur mon neveu, de conserver la vie des hommes autant qu’il se peut, ils l’ont reçue de Dieu pour chose grande, et il ne faut pas la leur faire prodiguer sans grande nécessité. Je sais bien que peu de généraux d’armée s’y appliquent pour y penser, mais quand vous seriez un peu meilleur que le commun, il n’y aura pas de mal1046.

[…] Ces personnes-là n’ont d’autre dessein que de vous amuser et gagner du temps, sachant bien que vous ne pouvez, étant privée de toute assistance, persévérer en vos bonnes intentions [de quitter le monde] si vous ne sortez promptement du lieu où vous êtes, et en cela ils ont raison. C’est pourquoi, ma très chère fille, il vous faut bien garder de prolonger le temps que vous avez donné quoique l’on vous puisse dire pour vous le persuader. Si la plupart de nous autres religieuses avions écouté quand nous quittâmes le monde, tout ce que nos amis et nos parents nous disaient, et faisaient dire par des personnes de très grande piété et doctrine, pour nous y retenir, et cela sous de beaux et apparents prétextes, il n’y en a guères qui n’y fussent demeurées. Pour moi, j’avais un fils qui n’avait pas encore six ans, qui apparemment pouvait avoir besoin de moi, il y avait bien des choses à dire là-dessus pour m’empêcher de le quitter, et on ne manquait pas de me représenter que lorsque je l’aurais mis dans un état plus assuré, je pourrais après me faire religieuse. Mais Dieu me fit la grâce de me fortifier contre ces tentations, et d’entrer où je suis depuis quarante-cinq ans, malgré toutes leurs raisons, et je vous assure devant Dieu que je ne m’en suis jamais repentie, et que j’aimerais mieux être morte de cent mille morts, que d’y avoir manqué1047.

Ma fille, il court un bruit chez vous que la personne que vous savez a bien plus d’espérance sur votre sujet que de coutume, que vous lui avez parlé avec bien plus de douceur que par le passé, que vous commencez à changer un peu votre habillement et votre coiffure, et que vous portez maintenant des gants d’Espagne. Mais comme nous connaissons la facilité que le monde a de parler, nous ne prenons pas garde à ces discours […] Je vous prie, ma fille, de ne point croire ceux qui vous disent qu’il est nécessaire que vous voyez cette personne pour essayer de le convertir, c’est une tromperie. Jamais Dieu ne vous prendra pour faire cette œuvre-là, il n’y est pas disposé, au contraire votre vue et vos paroles entretiennent sa passion, et ne peuvent faire nul bon effet que de lui donner des espérances très préjudiciables pour vous. Votre âge ne vous permet pas de connaître le monde comme moi, c’est pourquoi je vous supplie de croire en cela mon conseil, et d’être toujours le plus retirée et solitaire que vous pourrez, hormis la visite des Églises qui ne vous peut être qu’utile, pourvu que vous n’y entreteniez que celui que vous y allez chercher.

Je suis bien aise que vous ayez un bon confesseur pour votre âme comme vous me mandez, mais je ne sais s’il est vrai ce que l’on m’a dit, qu’il y a un autre religieux qui vous voit tous les jours, et qui est envoyé vers vous sans que vous le sachiez par ceux qui désirent détruire vos bons desseins. Prenez-y bien garde, s’il vous plaît, il est très propre à faire ce métier-là, et très adroit pour le faire, en sorte que vous ne vous en aperceviez pas jusqu’à ce qu’il ait trouvé moyen de faire son coup. Si j’étais à votre place je diminuerais peu à peu ces communications jusques à ce qu’elles soient réduites à une fois le mois. La lecture des deux livres que je vous ai mandés vous sera bien plus utile que son entretien ; vous n’avez besoin que de fidélité à Dieu pour poursuivre ce que vous avez commencé jusques à son accomplissement […]1048.

D’autres informations, dont de nombreuses précisions biographiques intéressantes, demeurent manuscrites1049, par exemple celle-ci sur l’union des âmes par-delà la mort :

Elle dit à la Mère Marie-Madeleine de Bains : « J’ai vu […] que notre union ne périra pas et qu’elle sera stable pour l’éternité, et j’ai une grande consolation de voir que ma mort n’y changera rien. C’est Dieu qui l’a faite et je l’emporte, elle ne s’évanouira pas. Oh ! Que j’en ai de joie et que c’est une grande chose que cette volonté de Dieu ! Elle conserve elle-même tout ce qui vient d’elle. »

Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691).

Elle fut supérieure du grand couvent de Paris durant trois périodes couvrant dix-neuf années et eut la charge de maintenir intérieurement vivante la communauté. Elle semble être la dernière grande spirituelle de la filiation. Ses réponses à la (future) sœur Anne Marie d'Épernon s'avèrent intéressantes, en particulier sur la prière :

[…] la vraie oraison est un entretien de l'âme avec Dieu et une parole intérieure par laquelle l'âme se communique à Dieu et Dieu se communique à elle, mais comme c'est chose si grande, il ne faut pas penser que nous la puissions acquérir par nous-même, quoique nous devions y employer tous nos soins ; mais il la faut demander à Dieu avec beaucoup d'humilité et de connaissance que nous ne la méritons pas, l'attendre avec patience et confiance et la recevoir avec action de grâce1050.

Involutions spirituelles ?

Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune 

Nous nous sommes évidemment penchés sur le cas des deux célèbres carmélites de Beaune, Marie de la Trinité et Marguerite du Saint-Sacrement avec lesquelles un Gaston de Renty était en relation suivie. Nous y avons trouvé des manifestations de la dévotion, mais sans « dits » rapportés qui laisseraient transparaître une vie intérieure mystique et la justifieraient par une exemplarité dans les comportements concrets de la vie quotidienne. L’instrumentalisation de sœur Marguerite est particulièrement suspecte. Marie de Jésus de Bréauté se serait d’ailleurs opposée à l’impression de sa vie1051.

Le lecteur curieux de phénomènes hystériques aura recours à la Vie rédigée par Amelote1052, un prêtre de l’Oratoire par ailleurs fort savant, car il fut chargé de la réédition corrigée d’un Nouveau Testament largement distribué dans le Royaume après la révocation de l’Édit de Nantes. Nous y relevons bien des déformations et des caricatures de la « sainteté mystique ». On y adopte sans aucun sens critique des représentations propres à l’époque : diables bérulliens1053, almanach évangélique…, tandis que les « dits » rapportés sont généralement incolores.

Le résumé qui suit couvre une étonnante anthologie. Nous le donnons parce que ces excès sont typiques des publications dévotes du siècle : il faut bien comprendre que les témoignages mystiques sobres que nous avons concentrés dans notre « florilège » sont très largement minoritaires au sein d’un surabondant genre littéraire dévot ! Par exemple, on voit ici que le pus d’un malade est léché et avalé « deux ou trois heures » [15] ! Ce topos de l’excès ascétique faisait l’admiration de tous et sera repris par Marie de l’Incarnation (du Canada) comme par la jeune madame Guyon, grandes lectrices de textes religieux ; mais leurs excès seront modérés en comparaison.

Les spectres apparaissent [20], ainsi que « la fumée d’enfer » [41], tandis que la sainte éprouve convulsion et assoupissement [43], affrontant les bataillons de malins esprits [51]. Il s’ensuit bien naturellement des convulsions traitées par un cautère sur la tête [59], lequel est remplacé fort efficacement par le camail de Bérulle ! [65] Mais la « rage des diables » (« épilepsie » ?) perdure [67]. Une attestation médicale décrit ce que nous considérons comme une tétanisation hystérique [76].

Dans la partie consacrée aux visions, « le Fils de Dieu habitait en elle comme dans son temple » [142], elle est « enfermée dans la croix » [163]. Aussi « dix jours pâmée de douleur, les mains et les pieds attachés l’un sur l’autre ... elle ne cessa de prier pour les Ordres Religieux… » [167]. La puanteur de l’enfer  se manifeste à nouveau [185]. Elle fait de nombreux « voyages » au jardin des Olives, pour assister à la capture du Fils de Dieu, pour rencontrer Anne ou Caïphe, etc. [p. 285 sq.]. On n’oubliera pas « la pesanteur du péché de Judas et de celui des Juifs » [227]. Des dévotions sont organisées avec une minutie étonnante  [pages 316 sq., 350 sq., 391 sq.]. Elle obtient « les grâces sublimes » pour Renty  [383]. Suivent des questions puériles : « S’ils avaient cherché l’étable de Bethléem », etc. [pages 428-453]. On respire enfin dans les dernières pages [pages 627, 630, 716 citées ci-après].

Dans ce dernier beau passage, l’on retrouve heureusement exprimée (introduite toutefois par des « Il faut… Il veut… », et sous forme d’une injonction à son confesseur) la grande humilité propre au Carmel :

Il faut que vous viviez selon Lui, dans une très grande pureté, simplicité et humilité de cœur […] attentif à la grâce pour le faire […] comme s’il n’y avait que Lui et vous au monde […] Il veut que vous conserviez une égalité ferme et stable, soit dans l’intérieur ou dans l’extérieur, en sorte que vous ne vous éleviez en aucun bon succès, ni ne vous laissiez emporter à la joie, et que vous ne vous abbatiez dans les disgrâces et désolations. Il faut que vous vous laissiez entre Ses mains divines, afin qu’Il dispose de vous, pour la vie et pour la mort, pour la santé et pour la maladie, pour l’estime et pour le mépris […] que vous Lui laissiez tout ce que vous êtes […] il vaut bien mieux penser à Dieu et à Ses divines perfections, qu’à nous-mêmes et à nos fautes et misères.

Une vie mystique en péril

À partir de la fin du siècle et culminant dans la première moitié du XVIIIe siècle, des influences tarissent la vie mystique : nous ressentons l’angoisse de religieuses soumises à une prédication que l’on peut résumer ainsi : « Vous qui avez reçu tant de grâces, vous devrez en rendre compte au Jugement de Dieu… »

Les carmélites portaient sur elles des « livres », où elles transcrivaient leurs textes mystiques préférés (Bernières et Milley dans l’exemplaire que nous avons analysé) : ces livres très personnels se transmettaient entre carmélites, des aînées aux cadettes. De même que les notes de leurs retraites annuelles de dix jours, ils montrent comment la mystique vivante du premier demi-siècle a laissé place à la « vertu de crainte ». Une monographie analysant les centaines de feuillets écrits dans ces livres intimes, par des mains anonymes qui se sont succédé surtout entre les années 1650 et 1750, et dont certaines sont admirables, éclairerait l’involution de la spiritualité carmélitaine. Les sources « externes » imprimées demeurent en comparaison bien pâle1054. Le vécu conserve une grande intensité, mais le rendu mystique laisse place au compte-rendu d’angoisses. Cette involution est parallèle au développement d’une censure qui étouffa les mystiques après la condamnation du quiétisme : tout le monde avait peur !

Voici un terrible témoignage tiré de l’un des recueils du Grand carmel de Pari1055. Il est annoncé comme « 3e point » de « Méditations sur les peines de l’enfer ». Il traduit la crainte inscrite au cœur de malheureuses femmes soumises à de mauvais directeurs. On touche à la source de l’assèchement mystique qui atteindra les carmels à la fin du siècle et au début du XVIIIe siècle :

Un ver immortel : Ce ver n’est autre chose qu’un souvenir fixe et funeste des grâces et des moyens de salut qu’on aura eus durant la vie, et un reproche rongeur de l’abus qu’on en aura fait par sa négligence et par ses crimes, c’est proprement le supplice des chrétiens et des religieux. L’enfer de l’enfer, dit le chrétien intérieur1056, c’est d’avoir pu si aisément éviter l’enfer et de ne l’avoir pas voulu faire. Qu’est-ce qu’il faut pour me délivrer de cet abîme de douleur, revenir à Dieu par une sincère et prompte pénitence ... Que vois-je ici de tous côtés sur moi, une pluie de sang, ou des ruisseaux de feu, l’un et l’autre tout ensemble, c’est le sang de Jésus-Christ qui coule de toutes ses plaies transformé en des torrents de flammes et de colère.

La situation fut redressée à Paris en 1748 1057 mais peu avant les effets dévastateurs de la grande Révolution en ce qui concerne les communautés sous clôtures.

Pour ne pas terminer sur cette involution spirituelle qui suit l’élan initial du Carmel féminin, citons la belle élévation  rapportée par une main inconnue (de telles mains se succèdent dans ces cahiers de prière transmis des aînées aux cadettes):

[…] son esprit ne souffrant rien de sombre, ni de mélancolie […][427] dès le premier regard elle va au pur amour […] Voilà pourquoi l’esprit de l’Ordre est d’une exactitude si sévère et si étendue. Parce qu’il porte le cœur droit au souverain bien et qu’il n’a pour but que de plaire à Dieu, il ne modifie rien, il ne se dispense de rien, il ne peut supporter de mitigation, il n’accorde rien à la nature, il ne capitule point avec l’amour-propre. Charmé de la noblesse de l’amour divin, il ne trouve rien de difficile. L’Amour lui fait goûter des douceurs dans les plus grandes austérités. […] Permettez-moi de vous dire à vous et à toutes vos chères sœurs qu’il faut que la grâce maintienne en vous trois dispositions. Premièrement l’amour de la retraite afin que vous puissiez être admise dans le cabinet de Jésus, et y entendre les secrètes paroles qu’il dit aux [433] vrais solitaires. Secondement la perpétuelle ferveur de l’amour, qui ne se contente de rien de médiocre, s’efforçant par une vigilance fidèle de tendre toujours au plus grand bien de la grâce, troisièmement une affectation particulière pour la vie pénitente de sorte que vous y trouviez non seulement la vigueur de votre esprit mais encore vos délices1058.



Grands Carmes de la fin du Siècle

Laurent de la Résurrection (1614-1691), frère convers

Ce convers très attachant fut beaucoup lu par le cercle de Madame Guyon. Partager l’expérience de la présence de Dieu forme le sujet des conversations de Laurent et de ses lettres. Leur regroupement moderne ne couvre qu’une centaine de pages1059. Nous avons peut-être perdu une grande partie de ses écrits. Madame Guyon s’en plaint : « On a supprimé tous les livres du frère Laurent, et il n’y en a plus que six dans tout Paris, possédés par des particuliers. […] ils en ont fait imprimer un autre en la place, pour surprendre, qui n’a rien de ce qu’avait l’autre. »1060. Les Entretiens sont un « composite Laurent - Beaufort » et la Pratique un « condensé de la doctrine du frère Laurent » nous dit Conrad de Meester, son éditeur récent1061. On ne peut que regretter leur brièveté.

Insister sur la pratique proposée pour accéder à cette expérience rend bien compte de l’apport de Laurent de la Résurrection. Son second éditeur, Pierre Poiret, souligne justement dans le titre de l’essai qu’il donne à la suite des œuvres de Laurent, « l’importance et les avantages de la pratique de la présence de Dieu1062. » Il s’agit d’aimer sans perdre de temps, par le « moyen court » de cette mise en présence.

Nicolas Herman naquit à Hériménil, village proche de Lunéville, en 1614.

Je vis le Frère Laurent pour la première fois; il me dit que Dieu lui avait fait une grâce singulière dans sa conversion, étant encore dans le monde, âgé de dix-huit ans. Qu'un jour en hiver, regardant un arbre dépouillé de ses feuilles, et considérant que quelque temps après ces feuilles paraîtraient de nouveau, puis des fleurs et des fruits, il reçut une haute vue de la providence et de la puissance de Dieu, qui ne s'est jamais effacée de son âme ; que cette vue le détacha entièrement du monde, et lui donna un tel amour pour Dieu qu'il ne pouvait pas dire s'il était augmenté, depuis plus de quarante ans qu'il avait reçu cette grâce 1063.

Il fut engagé comme soldat et « la Lorraine l’ayant engagé dans le malheur de ses troubles », et des troupes allemandes l’ayant fait prisonnier, il fut pris et traité comme un espion car « les chefs s’écrivaient de quartiers à quartiers […] on y employait ordinairement des paysans ou des soldats sans armes, portant à la main un bâton creux, dans lequel ils introduisaient les missives dont ils étaient chargés. »1064[…] « On le menaça de le faire pendre ; mais lui, sans s’effrayer, répondit qu’il n’était pas tel […] que sa conscience ne lui reprochant aucun crime, il regardait la mort avec indifférence […] Les Suédois ayant fait une incursion dans la Lorraine et attaqué en passant la petite ville de Rambervilliers, notre jeune soldat y fut blessé en 1635. » 1065. Finalement la petite cité tomba entre les mains du duc Charles IV1066.

À la suite de quoi, Herman suivit les traces d’un oncle carme et devint pendant une période indéterminée ermite, conseillé par un gentilhomme. Il hésitait à prendre un engagement perpétuel mais finalement vint à Paris1067. À vingt-six ans, il se décida à devenir convers de l’ordre des carmes déchaussés au couvent de la rue de Vaugirard, en 1640, et fit profession le 14 août 1642 1068. Il semble avoir traversé une période de purification de 1640 à 1651 environ, soit sur plus de dix années, dont les quatre dernières furent très intenses1069 :

Qu'il avait eu une très grande peine d'esprit, croyant certainement qu'il était damné ; que tous les hommes du monde ne lui auraient pu ôter cette opinion ; mais qu'il avait sur cela raisonné en cette manière : « Je ne suis venu en religion que pour l'amour de Dieu, je n'ai tâché à agir que pour lui ; que je sois damné ou sauvé, je veux toujours continuer à agir purement pour l'amour de Dieu; j'aurai du moins cela de bon que, jusqu'à la mort, je ferai ce qui sera en moi pour l'aimer. » Que cette peine lui avait duré quatre ans pendant lesquels il avait beaucoup souffert.

Que depuis il ne songeait ni à paradis ni à enfer; que toute sa vie n'était qu'un libertinage et une réjouissance continuelle ; qu'il mettait ses péchés entre Dieu et lui, comme pour lui dire qu'il ne méritait pas ses grâces, mais que cela n'empêchait pas Dieu de l'en combler. Qu'il le prenait quelquefois comme par la main et le menait devant toute la cour céleste, pour faire voir le misérable auquel il prenait plaisir de faire ses grâces1070.

Comme ce fut le cas auprès de Ruusbroec pour Jan van Leeuwen, le “bon cuisinier” de Groenendael, il fut cuisinier pendant quinze ans ; puis il trouva un emploi à la savaterie1071 :

Qu'on lui avait dit depuis peu de jours d'aller faire la provision du vin en Bourgogne, ce qui lui était fort pénible, parce qu'outre qu'il n'avait point d'adresse pour les affaires, il était estropié d'une jambe et ne pouvait marcher sur le bateau qu'en se roulant sur les tonneaux, mais qu'il ne s'en mettait point en peine, non plus que de toute son emplette de vin; qu'il disait à Dieu que c'était son affaire; après quoi il trouvait que tout se faisait, et se faisait bien. […] De même en la cuisine, qui était sa plus grande aversion naturelle, s'étant accoutumé à y tout faire pour l'amour de Dieu, et en lui demandant en toute occasion sa grâce pour faire son ouvrage, il y avait trouvé une très grande facilité pendant quinze ans qu'il y avait été occupé. / Qu'il était alors à la savaterie où étaient ses délices, mais qu'il était prêt de quitter cet emploi comme les autres, ne faisant que se réjouir partout en faisant de petites choses pour l'amour de Dieu1072.

Un grand ulcère lui survint à la jambe, qui obligea les supérieurs de l’employer à un office plus doux1073. Son caractère était d’une grande netteté :

[…] quand ses supérieurs l’obligeaient à dire naïvement sa pensée sur les difficultés qu’on proposait dans les conférences, il répondait si juste et avec tant de netteté, que ses réponses ne souffraient aucune réplique1074.

Un autre caractère du Frère Laurent était une fermeté extraordinaire, qu’on aurait nommé intrépidité dans un autre genre de vie, et qui montrait une âme grande et élevée au-dessus de la crainte et de l’espérance de tout ce qui n’était point Dieu1075.

Fénelon qui le rencontra vers la fin de sa vie, en témoigne 1076. Laurent mourut à soixante-dix-sept ans, le 12 février 1691.

Ses Maximes spirituelles offrent une admirable anthologie de brèves injonctions à trouver un Dieu qui est d’ailleurs toujours présent, en attente :

[79] Après m’être donné […] j’ai cru n’avoir plus rien à faire […] que de vivre comme s’il n’y avait plus que Dieu et moi au monde.

[92] Toutes choses sont possibles à celui qui croit, encore plus à celui qui espère, encore plus à celui qui aime.

[94] La pratique la plus sainte, la plus commune et la plus nécessaire en la vie spirituelle est la présence de Dieu, c’est de se plaire et s’accoutumer en sa divine compagnie, parlant humblement et s’entretenant amoureusement avec lui en tous temps, à tous moments, sans règle ni mesure, surtout dans le temps des tentations, des peines, des aridités […] il faut s’appliquer continuellement à ce qu’indifféremment toutes nos actions soient une manière de petits entretiens avec Dieu, pourtant sans étude, mais comme ils viennent de la pureté et simplicité du cœur.

[100] [Il réside] au fond et au centre de l’âme ; c’est là que l’âme parle à Dieu cœur à cœur et toujours dans une grande et profonde paix […] ce qui se passe au dehors […][est un] feu de paille qui s’éteint à mesure qu’il s’allume.

Pour acquérir la présence de Dieu. 1. Le premier moyen est une grande pureté de vie. 2. Le second, une grande fidélité à la pratique de cette présence et au regard intérieur de Dieu en soi, qui se doit toujours faire doucement, humblement et amoureusement, sans se laisser aller à aucun trouble ou inquiétude.

[104] l’âme se familiarise avec Dieu de telle manière qu’elle passe presque toute sa vie en des actes continuels […] quelquefois même elle ne devient plus qu’un seul acte qui ne passe plus.

[109] Qu'il s'était toujours gouverné par amour, sans aucun autre intérêt, sans se soucier s'il serait damné ou s'il serait sauvé. […] Qu'il était content quand il pouvait lever une paille de terre pour l'amour de Dieu […] / Que cette conduite de l'âme obligeait Dieu à lui faire des grâces infinies, mais qu'en prenant le fruit de ces grâces, c'est-à-dire l'amour qui en naît, il en fallait rejeter le goût, en disant que tout cela n'était point Dieu, puisqu'on savait par la foi qu'il était infiniment plus grand et tout autre que ce que l'on en sentait. Qu'en cette manière d'agir, il se passait entre Dieu et l'âme un merveilleux combat […]

[111] Qu'il s'adressait toujours à Dieu quand il se présentait quelque vertu à pratiquer, en lui disant : « Mon Dieu, je ne saurais faire cela si vous ne me le faites faire », et qu'on lui donnait aussitôt de la force et au-delà.

[112] Sachant qu'il fallait aimer Dieu en toutes choses et travaillant à s'acquitter de ce devoir, qu'il n'avait pas besoin de directeur […] Que dans ses peines il n'avait consulté personne ; mais qu'avec la lumière de la foi, sachant seulement que Dieu était présent, il se contentait d'agir pour Lui, arrive ce qui pourra, et qu'il se voulait bien perdre ainsi pour l'amour de Dieu, dont il s'était bien trouvé. / [116] que la bonté de Dieu l'assurait qu'il ne le quitterait point absolument et qu'il lui donnerait la force de supporter le mal qu'il permettrait lui arriver : qu'avec cela, il ne craignait rien et n'avait besoin de communiquer de son âme avec personne. Que, quand il l'avait voulu faire, il en était toujours sorti plus embarrassé, et qu'en voulant mourir et se perdre pour l'amour de Dieu, il n'avait nulle appréhension; que l'abandon entier à Dieu était la voie sûre et dans laquelle on avait toujours lumière pour se conduire. / Qu'il fallait être fidèle à agir et à se renoncer dans le commencement ; mais qu'après cela il n'y avait plus que contentements indicibles.

[112] Que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l'union avec Dieu par amour : qu'après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu'il était encore plus court d'y aller tout droit par un exercice continuel d'amour, en faisant tout pour l'amour de Dieu. / Qu'il fallait faire grande différence entre les actions de l'entendement et celles de la volonté ; que les premières étaient peu de chose, et les autres tout : qu'il n'y avait qu'à aimer et à se réjouir avec Dieu.

[114] Qu'il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l'enfer, mais seulement à faire de petites choses pour l'amour de Dieu, n'étant pas capable d'en faire de grandes ; qu'après cela il arriverait de lui tout ce qu'il plairait à Dieu, dont il n'était point en peine.

[115] Qu'il était impossible, non seulement que Dieu trompât, mais même qu'il laissât longtemps souffrir une âme tout abandonnée à lui, et résolue de tout endurer pour lui. / Que, sur cette même expérience, quand il avait quelque affaire extérieure, il n'y pensait point par avance, mais que dans le temps nécessaire à l'action, il trouvait en Dieu comme dans un clair miroir ce qu'il était nécessaire qu'il fît pour le temps présent. Que depuis quelque temps il avait agi de la sorte sans aucun soin anticipé / Qu'il n'avait aucune mémoire des choses qu'il faisait et presque point d'advertance lors même qu'il s'y occupait : qu'en sortant de table il ne savait ce qu'il avait mangé.

[118] Que notre sanctification dépendait, non du changement de nos œuvres, mais de faire pour Dieu ce que nous faisons ordinairement pour nous-mêmes.

[122] Sentant en lui continuellement un si grand trésor, il n’est plus dans l’inquiétude de le trouver, il n’est plus en peine de le chercher, il lui est entièrement découvert, et libre d’y prendre ce qu’il lui plaît. / Il se plaint souvent de notre aveuglement et il s’écrie sans cesse que nous sommes dignes de compassion de nous contenter de si peu. Dieu, dit-il, a des trésors infinis à nous donner […] [123] lorsqu’il trouve une […] foi vive, il lui verse des grâces en abondance. C’est un torrent arrêté par force contre son cours ordinaire qui, ayant trouvé une issue, se répand avec impétuosité et avec abondance. […] rentrons en nous-même, rompons cette digue, faisons jour à la grâce, réparons le temps perdu.

[133] […] comme une pierre devant un sculpteur de laquelle il veut faire une statue ; me présentant ainsi devant Dieu je le prie de former en mon âme sa parfaite image et de me rendre entièrement semblable à lui.

[140] […] penser souvent à Dieu, le jour, la nuit, en toutes vos occupations, vos exercices, même pendant vos divertissements ; il est toujours auprès de vous et avec vous, ne le laissez pas seul : vous croiriez être incivil de laisser seul un ami.

Honoré de Sainte-Marie (1651-1729), historien

Blaise Vauzelle, natif de Limoges, devenu carme à vingt ans, fut un intellectuel qui vécut sans qu’on nous rapporte quelque événement marquant de sa vie ; il demanda toutefois à partir en mission et séjourna à Malte pendant des années avant de revenir dans sa province d’Aquitaine et d’y exercer diverses fonctions au sein de l’ordre des déchaussés.

Dans sa Réfutation de ce que l’on impose aux mystiques…, malheureusement publié tardivement, en 1701, il défendit les mystiques contre le « terrible » Jean Chéron (1596-1673), qui avait été un temps provincial des grands carmes de Bordeaux et l’adversaire de Maur de l’Enfant-Jésus comme de Surin. Il reprit cette défense dans La Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708, deux volumes bientôt complétés par un troisième, Les motifs et la pratique de l’amour de Dieu… paru en 1714. Il traita de Denys l’Aréopagite, et composa une Vie de S. Jean de la Croix (1727) ; d’autres ouvrages de sa main relèvent de la critique historique ou s’opposent au jansénisme.

Une érudition d’une lucidité et étendue extraordinaire pour son temps se met au service d’une mystique combattue de toutes parts. Il ne compose pas un traité théorique de plus, mais collecte les témoignages des Pères et des spirituels, sous forme de citations précisant principes, termes, degrés, effets et pratique de la contemplation.

Auteur soucieux d’éclairer le vocabulaire utilisé dans la « science des saints », il complète les travaux de Sandaeus, l’auteur de la Pro theologia mystica clavis (1640), dictionnaire des termes utilisés par les mystiques et éclairés par un choix de citations de leurs écrits ; ceux de Civoré, qui livra Les secrets de la science des saints… (1651) ; ceux de Madame Guyon qui, aidée par Fénelon, rassembla dans ses Justifications (1694) des textes choisis chez les meilleurs mystiques, autour de soixante-sept « clés » de l’expérience intérieure.

Après eux, une période improductive s’étendra sur plusieurs siècles, jusqu’à la réhabilitation du domaine mystique, postérieure même à la querelle moderniste qui marqua le monde catholique au début du XXe siècle. L’œuvre collective du Dictionnaire de spiritualité (1937-1992) comporte en effet de nombreux articles précisant les termes utilisés par les spirituels. Mais l’absence de tout dictionnaire depuis Sandaeus livrant une synthèse de ce vocabulaire, rend toute étude des expressions de la mystique à l’âge classique sans fondation solide, raison pour laquelle nous nous limitons à des Florilèges, n’explicitant que quelques points spirituels.

Honoré est un historien pour qui il existe une filiation mystique traversant les siècles. Cette tentative de la mettre en évidence dans les faits est unique parmi les historiens religieux, même si la vision d’une telle continuité mystique est présente chez madame Guyon et chez Fénelon. Honoré relève des passages pertinents des principaux spirituels, les situant siècle par siècle, au risque d’une procession qui peut apparaître monotone. Mais l’attrait de la nouveauté n’est pas son objet et il n’oppose jamais des nouveaux à des anciens. Il veut en fait répondre au reproche de « nouveauté » qui est faite aux mystiques de sa génération.

Donnant préséance à l’expérience vécue par une chaîne ininterrompue de témoins individuels, faisant preuve d’une très grande discrimination dans le choix de ces figures, il n’a pas d’équivalent. Une grande clarté d’exposition s’allie à la démarche originale de retrouver une filiation justifiant les mystiques vis-à-vis des structures de pouvoir1077. Il montre comment un thème unique revit au travers de cadres divers : préchrétiens, chrétiens dès l’origine, chrétiens orientaux aussi bien qu’occidentaux. Sa culture est exceptionnelle et il n’oublie pas les figures de langue grecque. Même le byzantin « tardif » Syméon le Nouveau Théologien ne lui est pas inconnu.

L’exposé méthodique vaut par sa structure et sa clarté, par son équilibre, surtout par un souci de définir précisément les termes. Nous reproduisons en premier lieu la liste de tous les auteurs qu’il analyse siècle après siècle dans son « Tableau historique et chronologique des Auteurs Ecclésiastiques qui composent la Tradition de la Contemplation »1078. Cette liste de mystiques montre combien nous avons peu innové depuis Honoré :

Siècle I. Philon, « Juif d’Alexandrie ... Philosophe Platonicien ».

Siècles II & III. Clément d’Alexandrie (et son Gnostique), Origène, Lactance.

IVe siècle. Antoine, Athanase, Basile, Cyrille, Grégoire de Naziance, Grégoire de Nysse, Ambroise, Macaire, Diadochus.

Ve siècle. Jean Chrysostome, Pallade, Nil, Jérôme, Augustin, Cassien, Isidore, Socrate scolastique, Cyrille, Théodoret, Julien Pomere.

VIe siècle. « L’auteur des ouvrages attribués à saint Denis l’Areopagite », Cassiodore, Isaac Syrien, Pélage, Grégoire le Grand, Jean Climaque, Jean abbé.

VIIe siècle. Hesychius, Isidore de Séville, Antiochus de Palestine, Maxime, Thalasius, Isaïe abbé, l’auteur de l’Exposition Anagogique (attribué à Cyrille).

VIIIe siècle. Le V. Bede, Jean de Damas, Elie de Candie, Alcuin, Etherius et Beatus.

IXe siècle. Theodore Studite, Halitgarius de Cambrai, Angelome, Raban de Mayence, Theophane. [Honoré remplit vaillamment ces deux siècles, dans son souci de préserver la chaîne d’or de la transmission mystique].

Xe siècle. Odon de Cluny, Moïse Bar-cepha de Syrie, Radulphe, Odilon de Cluny.

XIe siècle. Pierre Damien d’Ostie, Nicetas d’Heraclée, Simeon le jeune surnommé le Théologien [longue notice, à juste titre], Anselme de Cantorbery.

XIIe siècle. Zacharie de Chrysople, Hugues de Saint Victor, Bernard [Honoré attribue justement l’Épître aux frères du Mont-Dieu à Guillaume de Saint-Thierry], Arnaud de Bonneval, Guerric, Aelred, Richard de Saint Victor, Pierre de Celles, Guigues le chartreux, Pothon.

XIIIe siècle. Edmond de Cantorbery, Thomas d’Aquin, Bonaventure, David d’Augsbourg, Albert de Ratisbonne, Pierre Célestin.

XIVe siècle. Jean Thaulère, Jean de Rusbrok [à juste titre Honoré lui consacre une longue notice], Jean le Sage [un adversaire de Palamas].

XVe siècle. Gerson, Laurent Justinien, Harphius, Denis le chartreux.

XVIe siècle. Catherine de Gênes, Ignace de Loyola, Pierre d’Alcantara, Thérèse (« sa fille spirituelle »), Louis de Grenade, Barthélémi des Martyrs, Jean de la Croix, François de Sales, Jean de Jésus-Maria.

[Tout se termine par :] Analyse. Des trente-quatre Articles des Ordonnances des 16 et 25 Avril 1695 [les 34 articles d’Issy], « par de très savants et très sages prélats. »

Ensuite, les fondations étant bien définies, commence la « Première partie, De la Contemplation sur la durée de l’histoire humaine » définie comme :

[…] un regard simple et amoureux de Dieu et de ses mystères, par le secours de sa grâce ou des dons du Saint Esprit. Simple par la « suppression de tous les actes discursifs et empressés » ; amoureux car la volonté est impliquée ; de Dieu et de ses Mystères « c’est-à-dire l’Unité de l’Essence, la Trinité des Personnes […]1079.

Il tente de répondre à l’objection de nouveauté, qui fut opposée aux quiétistes, les « nouveaux mystiques », puis relativise sagement les « phénomènes » variés qui accompagnent l’oraison :

Il est certain qu’il n’y a point de différence entre cet exercice d’oraison qui s’est pratiqué dans tous les siècles et ce qu’on appelle aujourd’hui Contemplation […] de sorte que je puis dire de la Contemplation ce que saint Augustin disait […] : « la chose signifiée par ce nom de Chrétien a été depuis le commencement du monde. L’on doit regarder tout le reste ; par exemple les espèces infuses ou rangées surnaturellement dans l’esprit […] les lumières […] impressions d’amour […] ravissement […] [comme] seulement des suites, des circonstances et des grâces particulières que Dieu fait quand il lui plaît […] sans lesquelles elle peut subsister »1080.

Il présente des exemples de la contemplation dans l’Ancien Testament, établissant ainsi une continuité mystique sur la durée de l’histoire humaine connue de son temps, citant :

[…] Adam, Jacob, Elie, Rachel, jusqu’à Marie sœur de Marthe […]1081 » [Puis l’exemple de Jésus-Christ] « lorsqu’il priait dans un profond silence ; il y avait en Jésus-Christ deux entendements, l’un divin et l’autre humain » [citant] « Ma doctrine ne vient pas de moi, mais de celui qui m’a envoyé (Jean, 7, 16) », « Il s’avançait en sagesse et en âge (Luc, 2, 40)1082 ».

Il définit ainsi la nature de Jésus :

Jésus apparaît comme le premier des mystiques, ayant connu toutes les manières de contempler1083.

Honoré passe ensuite en revue la Vierge, les Apôtres, le ravissement de Paul :

[…] le visage découvert du Seigneur imprime sa gloire, comme dans un miroir […] (II Cor, 3, 18). [Aussi] les Pères de l’Église ont reçu des Apôtres la doctrine de la Contemplation […] ils nous ont laissé des Traditions infaillibles sur la Contemplation1084.

Suit la reprise développée de la liste donnée précédemment, en remontant dans le temps depuis le XVIe siècle, dans le style des généalogies évangéliques :

Les spirituels de ce dernier siècle apprirent les secrets de la contemplation de ceux du XVe […]1085 

Les apôtres sont mystiques. Le rôle de saint Clément d’Alexandrie, si cher aux yeux de Fénelon et de Madame Guyon, et plus encore l’importance d’une filiation mystique sont soulignés :

Puis donc que la contemplation est une des principales traditions dont parle saint Clément dans les livres de ses Stromates, et qu'il déclare avoir reçu de la bouche de ses maîtres, qui les avaient apprises des apôtres saint Pierre, saint Jean, saint Jacques et saint Paul ; il faut conclure que les apôtres ont été comme une source seconde de la doctrine de la Contemplation … et qu’elle passa ensuite aux anciens Pères du désert…1086.

Enfin Honoré prend la défense de l’amour pur avec une clarté et une logique déjà typiques des écrivains du siècle des Lumières. Nous la citons en prenant de l’avance sur un prochain volume, ce qui est bien justifié par la nature récurrente des disputes quant à toute possibilité d’amour pur (affirmée très tôt au XVIIe siècle par François de Sales) :

De la pratique du pur amour

Article I. L’exercice de l’amour divin pur et chaste est possible en cette vie.

Il faut demeure d’accord après tout ce que nous avons dit jusqu’à présent, qu’il y a un amour chaste et parfait, qui consiste à aimer Dieu purement pour luy-même, indépendamment de la vue actuelle de la béatitude et de tout intérêt du salut […] Ainsi une âme excitée par les attraits de la beauté, de la grandeur et de la bonté de Dieu, peut l’aimer sans aucune vue de cette félicité qu’il a promise. (419) […] L’âme élevée à cet état ne cherche rien comme propre à elle […] Elle est comme privée de l’amour d’elle-même et tend à Dieu de toutes ses forces. (421).

Si donc l’amour d’un Ami, d’un Fils et d’une Épouse peut être quelquefois si pur, si chaste, et si désintéressé, qu’ils n’aiment l’objet aimé, un tendre Père et un Époux fidèle que pour l’amour d’eux-mêmes. Pourquoi (426) un Juste […] quand il ne serait que du nombre des commençants ou des avancés ; ne pourra-t-il pas quelquefois être touché […] sans aucun retour actuel et explicite sur sa propre félicité…

Article II. Dieu nous ordonne de l’aimer d’un amour pur et désintéressé.

‘ Vous aimerez le Seigneur ’ dit Moïse aux Israélites. Mais pour montrer que cet amour doit être sans mesure, sans bornes et sans réserve, il ajoute, ‘ de tout votre cœur, de toute votre âme, et de toutes vos forces […] (428)

Ainsi à la fin du siècle racorni, il faut rappeler des évidences… Nous ne pouvons poursuivre plus longtemps l’analyse de l’œuvre et en particulier l’approche systématique de la signification donnée aux termes mystiques. Une telle hauteur et largeur de vues resteront inégalées jusqu’à aujourd’hui mais leur défenseur est resté négligé1087. Nous sommes heureux de terminer chronologiquement ce chapitre sur un carme convaincu du rôle d’une filiation issue du « Premier des mystiques », Jésus.

Rayonnement des deux Carmels

La rencontre de Jeanne de Chantal avec l’espagnole Anne de Jésus au carmel de Dijon aurait contribué à orienter la jeune veuve vers la mystique. Des liens se tissèrent entre carmélites et visitandines (par exemple entre Madeleine de Saint-Joseph et la mère Favre). On en trouve des traces dans les « livres » de retraites que portaient ces dernières sur elles et qu’elles se transmettaient.

La rencontre du jeune Surin avec l’espagnole Isabelle de Jésus au carmel de Bordeaux aurait déterminé sa vocation …jésuite. Dans sa longue maladie, Surin fut aidé par le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus.

Madame Guyon eut une correspondance avec le même Maur de l’Enfant-Jésus et le rencontra à Paris ; on a conservé vingt-et-une lettres qu’il lui adressa1088. Elle attribuait beaucoup d’importance au Carmel (parallèlement à l’influence franciscaine qui reste cependant prédominante). Si l’on ajoute les passages cités de Jean de Saint-Samson à ceux de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila, ainsi que ceux de quelques carmes « secondaires », l’ensemble carmélitain représente la moitié du nombre de passages mystiques cités dans l’anthologie de ses Justifications1089 (1694). Fénelon apprécia directement frère Laurent.

Tableau III : Carmels et milieux associés

Ce tableau des Carmels et milieux associés rassemble quelques figures principales. Il comporte trois colonnes. Les deux premières portent sur la réforme d’origine espagnole et la dernière porte sur la réforme française dite de Touraine. L’ordre adopté de haut en bas est chronologique et des influences s’exercent au sein de chaque colonne ; elles s’étendent bien au-delà des carmels (colonne centrale mixte), sur les visitandines, sur les bénédictines du Saint Sacrement, sur le cercle mystique quiétiste1090. Plusieurs de nos figures furent les premières supérieures du Grand Carmel de Paris, le couvent fondateur1091.








Franciscains

Pierre d’Alcantara

(1499-1562)




Thérèse d’Avila (1515-1582)





Jean de la Croix (1542-1591)



Jean de Quintadanavoine

/ de Brétigny

(1556-1634)

Jacques Gallemant

(1559-1630)

André Duval

(1564-1638)



Anne de Jésus

(1545-1621)

Anne de Saint-Barthélémy

(1549-1626) 



Isabelle des Anges (1565-1644)




Madame Acarie

[Marie de L’Incarnation]

(1566-1618)

Madame Jourdain

[Louise de Jésus]

(1569-1628)

Pierre de Bérulle

(1575-1629)

Madeleine de Saint-Joseph

[née de Fontaine]

(1578-1637)

Marie de Jésus

[née de Bréauté]

(1579-1652)






Mère de Chantal (1572-1641) Visitandines











Jean de Saint-Samson (1571-1636)

Carmes de la

réforme de Touraine


Marie-Madeleine de Jésus

[née de Bains]

(1598-1679)

Agnès de Jésus Maria

[née de Bellefonds]

(1611-1691)


Laurent de la Résurrection

1614-1691


Jean-Joseph Surin

(1600-1665)

Jésuite


Mectilde Mère du St.Sacrement

(1614-1698)

Inst. Adoration Perpétuelle


Dominique de Saint-Albert

(1596-1634)

Maur de 

l’Enfant-Jésus

(1617/18-1690)

Honoré de Sainte-Marie

(1651-1729)


Carmes déchaux et carmélites.

Madame Guyon

(1648-1717)

Fénelon

(1651-1715)

cercles quiétistes.


Grands Carmes

4. franciscains

Capucins, récollets, Tiers Ordre Régulier

L’ordre des capucins est apparu en Italie, fondé par un frère lai qui vivait près de Rome, vers 1520 ; s’y ajoutèrent ensuite des influences, dont celle de l’oratoire de Philippe Néri. Les capucins voulaient se conformer au programme de vie que François recommandait et pratiquait : place importante donnée à la vie de prière sous la forme d’une double méditation quotidienne, emprunts aux pratiques des ermites, pauvreté et pénitence, charité, prédication. Leur oraison était « affective » selon l’esprit d’Harphius (van Herp). Ils pratiquaient l’ascèse ; certains ouvraient leurs âmes à la vie mystique car « la pratique de la pureté d’intention dans l’exercice de l’amour divin doit y conduire. » Ils étaient très nombreux : avant même de franchir en 1574 les Alpes, plus de trois mille capucins italiens sont répartis en trois cents couvents1092.

L’apport des nombreux membres de l’ordre reste sous-estimé de nos jours car les travaux intellectuels ont été peu pratiqués dans leurs communautés, à la différence des jésuites, des oratoriens ou d’ordres réguliers tels que les bénédictins. Certaines figures capucines sont reconnues. La Pratica dell’orazione mentale de l’italien Matthias Bellintani de Salo (-1611) fut traduite dix-huit fois mais cet organisateur actif est peu mystique, du moins dans la Pratica qui répond aux premiers besoins des novices. Il en est de même pour Laurent de Paris (-1631). Archange de Pembroke (-1632) fut actif auprès de la jeune réformatrice de Port-Royal. François Nugent (1569-1635) était connu de Constantin de Barbanson et de Martial d’Étampes ; ce dernier eut pour disciple Jean-François de Reims (-1660).

Se distinguent Eloy Hardouin de S. Jacques (-1661), Maximien de Bernezay dont on ne connaît que le Traité de la vie intérieure (1686). Le « Jean de la Croix nordique » Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635) est influant en Flandres et en Grande Bretagne. Le « père Joseph » de Paris (1577-1638) est connu pour son activité politique. Et nous n’avons cité que quelques figures célèbres1093 d’une littérature immense car tout capucin faisait imprimer son « manuel ».

Les récollets sont une branche issue des observants par l’établissement de communautés dont les membres s’adonnaient avec une plus grande intensité à l’observance régulière et à l’oraison dans les maisons de « recueillement » en Espagne. Ils pénétrèrent en Aquitaine avec Séverin Rubéric et migrèrent dans le nord de la France : nous rencontrons Victorin Aubertin à Nancy.

Chrysostome de Saint-Lô, qui n’était pas capucin mais franciscain du Tiers Ordre Régulier, fut le directeur de M. de Bernières, de Catherine de Bar, la jeune Mectilde du Saint-Sacrement, et d’autres… Pour des raisons de chronologie, ici s’arrêtera la présentation franciscaine propre à ce volume II1094. On se reportera en fin de chapitre au Tableau IV : Esquisse de réseaux franciscains. Le courant mystique se poursuivra dans la seconde moitié du siècle par de grandes figures capucines, auteurs de synthèses qui ont été négligées à cause de leur caractère tardif clôturant une tradition d’enseignement mystique1095. Elles seront découvertes dans le tome III : citons Simon de Bourg-en-Bresse (-1694), Pierre de Poitiers (-1683) auteur du Jour [ou lumière] mystique, Paul de Lagny (-1694), Alexandrin de la Ciotat (1629-1706). Ces auteurs rencontrèrent une opposition croissante de contempteurs de « mystiqueries » ; aussi s’adressèrent-ils seulement à leurs novices ; ces derniers disparurent sans être remplacés par défaut de vocations ; leurs maîtres furent oubliés.

Benoît de Canfield (1562-1610), capucin anglais

Fasciné par l’ardeur de cet amoureux de Dieu, tout le XVIIe siècle mystique a lu Benoît de Canfield. Les chercheurs en sciences religieuses l’ont donc beaucoup étudié et la bibliographie qui lui est consacrée est étendue1096.

Benoît naquit dans une famille puritaine assez fortunée à Canfield, comté d’Essex, et suivit les cours universitaires à Londres. Sa jeunesse aurait été assez libre, d’après son « impitoyable autobiographie », la Véritable et miraculeuse conversion du révérend père Benoît de Canfeld, anglais capucin, qui par visions et ravissements fut converti de l'hérésie en laquelle était en Angleterre, à la vraie religion, et en même temps vendit ses biens, s'en vint en France et se fit religieux1097. Il changea de vie à la suite de la lecture d’un livre où : « …d'un côté les insupportables tourments infernaux m’étaient si cruellement objectés et rigoureusement fulminés contre moi, et de l'autre les joies inénarrables et inexplicables du ciel m'étaient si abondamment offertes… ». Il eut aussi une vision qui lui montra une société constituée de pauvres gens et « de belle compagnie d'hommes et d'enfants tous vêtus de couleur blanche » préfigurant la communauté franciscaine à laquelle il appartiendrait1098.

La musique le portait à l’extase :

À peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie, que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde … Me trouvant tout enflammé du feu de votre amour, je ne peux me contenir qu'avec les bras élevés vers le ciel, je ne criasse, disant ces paroles : ô Seigneur, qui est semblable à toi ? 1099.

Ainsi s’exprimait le futur défenseur d’une mystique qui sera jugée trop « abstraite » !

Il rejoignit à Douai le groupe de catholiques émigrés de Grande-Bretagne parce qu’ils étaient persécutés par l’anglicanisme naissant. Il entra en 1585 ou 1586 chez les capucins parisiens du couvent Saint-Honoré, qu’il effrayait par des extases si profondes qu’on ne pouvait l’en sortir.

Il étudia ensuite en Italie «…où il développa par écrit ce qu'il avait appris dans des extases et enseigné d'abord à ses compagnons de noviciat (dont était Ange de Joyeuse). » Sa renommée se répandit très tôt, dès la circulation de ses premiers manuscrits1100.

Il fut nommé au couvent d'Orléans en 1592 et devint la grande autorité mystique de son temps. Sa réputation était telle qu’on l’appela pour expertiser l’état de Mme Acarie qui trouva ainsi « un guide éclairé1101 ». Nous l’avons vu aider Marie de Beauvilliers dans sa réforme de l’abbaye de Montmartre. Claire d'Abra de Raconis lui fut confiée par Bérulle qui l’avait ramenée du protestantisme. Il eut le rêve de ramener les Anglais au catholicisme et passa en Angleterre à l'été 1599 ; mais fait prisonnier pendant trois ans, il ne fut délivré que sur l’intervention d’Henri IV. Il fut nommé gardien de Meudon, puis de Rouen. Il dirigea Jeanne Absolu1102 et Judith de Pons1103 , s'occupa d'Antoinette d'Orléans1104 et de carmélites dont Marie de la Trinité d'Hannivel1105.

Son chef d’œuvre, La Règle de Perfection (The Rule of Perfection) (1609), est une synthèse de son expérience mystique1106 qui eut une influence considérable tout au long du siècle. En 1694, Mme Guyon conclut ses Justifications sur cette œuvre.

On commença par n’imprimer que les deux premières parties. Benoît hésitait à publier la troisième intitulée De la volonté de Dieu essentielle… car il craignait qu’elle ne soit incomprise : celle-ci rassemblait en effet son expérience la plus profonde et traitait, disait-il, « de choses abstraites de haute contemplation et de l'essence de Dieu. » Ses admirateurs enthousiastes firent paraître une édition pirate en 1609 chez l’éditeur Osmont à Rouen. Ce que craignait Benoît arriva : des théologiens affluèrent au couvent des capucins pour émettre des critiques ; François de Sales s’inquiéta de la condamnation de l’intellect et de l’imaginaire dans l’expérience de Dieu. Devant ces pressions, Benoît prit la précaution d’annoncer que cette troisième partie n’était « ni propre ni convenable au commun ». Les réunions qui eurent lieu et les compromis qui en résultèrent ressemblent beaucoup à ceux qui entoureront les quiétistes à Issy à la fin du siècle : déjà « un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d'orthodoxie »1107.

Cependant Benoît ne voulait pas laisser les âmes expérimentées sans conseil. Or il savait qu’en 1606 les chartreux avaient traduit Ruusbroec, qui traite précisément de la « vie suréminente ». Il se décida à publier, mais, par prudence, ajouta un Traité de la Passion  en cinq chapitres (XVII à XX) « écrits par le mystique anglais pour servir de remède à l’audacieuse abstraction de la version A » (J. Orcibal). Ils « furent jugés encore insuffisants », et Benoît dut supporter qu’un confrère ajoutât le chapitre XVI : « Qu’il faut toujours pratiquer et contempler la passion de notre Seigneur » 1108, ce qui constituait une régression (peu joyeuse) dans le monde des images. Il en sortit la version éditée par Chastellain l’année de la mort de Benoît en 1610.

Nous avons cependant choisi de donner ici l’essentiel de la version Chastellain : elle est un peu plus facile à lire que la version Osmont1109. Surtout, malgré les concessions qui affaiblissent la hardiesse du texte, c’est ce compromis qui a été lu durant tout le XVIIe siècle dans ses nombreuses rééditions. Nous nous bornons aux chapitres I à XV : ils forment un bloc cohérent1110 qui, même un peu édulcoré, s’approche de la pensée réelle de Benoît.

La troisième partie de la Règle traite de la vie superéminente, le sommet de la vie mystique puisqu’elle met en jeu la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme, là où l’on contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux (II, 12). Ce grand amoureux de Dieu est exigeant : il ne supporte rien entre Dieu et lui ! Il appelle donc à passer au-delà du monde de l’imaginaire et de l’intellect, là où aucune image ne subsiste (pas même la Passion !) car l’image la plus déliée empêche le vol de l’esprit (III, 4).

Toute la vie intérieure est rassemblée en un abandon actif à la volonté de Dieu, définie comme identique à Dieu. Cette volonté, que  d’autres mystiques ont appelée « grâce », est ressentie comme « chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée dans l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu1111».

Par amour pour elle, le mystique renonce à sa volonté propre, laisse Dieu éliminer tout ce qui n’est pas lui et devenir le principe de tous les actes humains. Comme dans la grande tradition rhéno-flamande, l’identification à la volonté divine s’opère par l’anéantissement amoureux de la créature.

Benoît distingue deux sortes d’annihilations : la première est passive quand le mystique attend l’extase due à l’initiative de la grâce. Sa langue se fait lyrique pour évoquer ces moments : « Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l’âme ! » (III, 5). Mais il préfère la seconde annihilation, active, qui permet à l’homme d’aider un peu la grâce par quelques très subtiles industries. Elle est très exigeante : à tous les moments de la vie, l’homme choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu. La nue foi consiste à vivre « continuellement avec toute constance en cet abîme de l’Être de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, 13).

Ce qui ne signifie pas mépriser les œuvres extérieures : « …entendons qu’on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait » (III, 13). Comme dans la « vie commune » chère à Ruusbroec, la vie ordinaire est toute pénétrée de Dieu : « … l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre » (III, 7). Ce qui a le plus choqué les docteurs, fut de déclarer non seulement que cette expérience est possible, mais qu’elle devient « habituelle : … cette annihilation est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle-même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière » (III, 7). Il prend bien soin de préciser que cette vacuité n’est pas vide car l’amour y réside : « Or en cette lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme… » (III, 7).

Le style souvent pénible requiert un effort de lecture, mais le lecteur patient sera récompensé par les merveilles qu’il découvrira.



Troisième partie. De la volonté de Dieu Essentielle, parlant de la vie Superéminente [chapitres 1 à 15 de la version officielle]1112.

  1. Que la volonté de Dieu essentielle est Dieu même ; et de la différence entre icelle et la volonté intérieure.

Ayant achevé les deux premières parties, à savoir de la volonté extérieure et intérieure contenant la vie active et contemplative, reste maintenant que nous venions à la troisième traitant de la volonté de Dieu essentielle, et contenant la vie superéminente.

Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée (d'elle‑même) et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée par le sens ni par le jugement de l'homme, ni par la raison humaine, ains [mais] est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce [parce] qu'elle n'est autre chose que Dieu même: elle n'est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même, et son essence1113. Car cette volonté étant en Dieu, il s'ensuit qu'elle soit Dieu, puisqu'en Dieu il n'y a que Dieu. […]

Donc tout en premier lieu, j'admoneste le lecteur qu'il n'ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes [comparaisons], tant spirituelles ou subtiles puissent‑elles être, mais au contraire bien éloignée de telles toutes images comme indignes d'icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi‑même et tout ce qui est créé, qu'il la contemple telle qu'elle est en vérité, à savoir (comme il a été montré) l'essence de Dieu. […]

2. Qu'il n'y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi.

Maintenant donc ayant vu quelle est cette volonté, et la perfection et sublimité d'icelle, il semble nécessaire que nous montrions le moyen d'y parvenir, moyen, dis‑je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, nul discours, exercice ou enseignement, ni nul moyen doit ici moyenner [s’insérer au milieu] entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu.

Mais cette seule fin, sans aucun moyen, nous doit attirer à elle et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle. […] il faut tout à fait retrancher la vue de l'entendement, pour ce qu'en cette consurrection1114, il veut toujours comprendre1115 ce à quoi tend l'affection. Et pour ce, le plus grand empêchement qui soit est la forte adhésion de l'intellect avec la volonté, laquelle néanmoins il faut par nécessité retrancher par grand exercice ; les causes sont ou pour ce que l'intellect tâche de comprendre par fantaisie [imagination], ou par moyen circonscrit et limité.

Et encore : il y a autant d'impureté en cette élévation que l'entendement se mêle avec l'affection ; et tant plus que l'œil de l'entendement est totalement fermé (ce qui ne se fait que par un grand travail et exercice) et tant plus l'œil de la volonté est incomparablement, librement et éminemment élevé en ses dilatations. […]

Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise de notre sens et jugement : étant incompréhensible, [elle] n'est [pas] comprise par la raison ; cette essence n'est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration, ou opération, nous sommes dedans nous. Elle n'est comprise sinon [que] quand on est le patient, mais quand l'âme produit quelque acte, elle est l'agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. […]

Toute pensée ou opération, quelle qu'elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. […] Pour comprendre cette essence, il faut y entendre1116 uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n'est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées ou empêchés d'actes et opérations propres. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d'un esprit parfaitement simplifié.

Nulle contemplation spéculative peut transformer, mais l'amour seul. […] Donc par toutes ces raisons ici est manifeste qu'en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu'on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l’entendement ; mais, au contraire, qu'il faut retrancher comme grandement nuisibles tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'entendement […]

Donc, par tout ce qui est dit ci‑dessus, il est manifeste que les aspirations, méditations et discours de l'entendement ne profitent pas à cette union, vu que tout sens, jugement et raison humaine doit ici succomber à la gloire de Dieu, finalement que tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranchée. Et pour ce, je conclus qu'il n'y a nul moyen humain ou actif d'aborder cette union ou volonté essentielle. De sorte que cette essence ne peut être comprise sinon comme elle‑même se donne à comprendre, ni entendue sinon comme elle‑même se donne à entendre, ni vue sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon. Et de nous, nous n'y pouvons rien.

3. Premier moyen. Qu'il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif, tout divin, et par-dessus tout entendement, non humain, ni par les actes de l'esprit ; et que ce moyen est de deux sortes.

Bien que (comme est prouvé) il n'y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu'il n'y ait moyen actif ou actuel1117, c'est-à-dire où l'homme puisse opérer ou être l'agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l'homme ne fait rien, mais est le patient ; et pour ce qu'on n'y fait rien, je l'appelle moyen sans moyen. […] Dieu seulement y opère, et l'âme ne fait que souffrir [endurer], et est immédiatement unie à Dieu sans aucun moyen […] L'élévation d'esprit qui se fait par ignorance, n'est autre chose que d'être mu immédiatement par l'ardeur d'amour, sans aucun miroir ou aide des créatures, sans l'entremise d'aucune pensée précédente, et sans aucun mouvement présent d'entendement, afin que la seule affection puisse toucher, et que la connaissance spéculative ne puisse rien connaître en cet actuel exercice d'esprit. 

Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans l'interrompre, et suivant toujours son trait [attraction] ou cours jà [déjà] goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu'elle nous ait menés à l'essentielle. […]

Mais cette continuation se fait en deux façons, l'une par la seule influence, suave opération et très intime inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l'âme, et la simplifie, et consomme [consume] en elle. L'autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue.

[…] L'un est pour ceux qui ont la ferveur et dévotion, l'autre tant pour ceux-ci que pour les autres, qui n'ont que la nue dévotion raisonnable. L'un n'est pas toujours si totalement assuré comme est l'autre. En l'un, cette volonté dispose l'âme par ses douces influences et familières caresses ; en l'autre, il semble au commencement que l'Époux se tient plus éloigné et laisse à l'âme se disposer elle‑même. En l'un, se trouve quelque dévotion sensible redondante des puissances intellectuelles, mais en l'autre, particulièrement au commencement, l'on monte par-dessus tout sens, voir et entendement, et là on voit Dieu et, par nu amour, on l'embrasse et possède. […]

4. Premier point. Quatre points principaux du premier moyen. Est l'explication du premier point.

[…] Dont le premier est une très subtile connaissance de l'imperfection de sa contemplation. Le second, un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième, une parfaite dénudation d'esprit. Le quatrième, une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.

Touchant le premier, il est à savoir qu'il n'y a contemplation si haute qui ne puisse être plus sublime, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus dénuée, ni lumière si grande qui ne puisse être plus éclairante, ni trait si fort qui ne puisse être plus violent, ni conversion si simple qui ne puisse être plus directe, ni finalement union si étroite qui ne puisse être plus serrée. Et que ce peut être, et ne l'est pas, vient de nous et de notre faute, et non de Dieu, qui ne désire et ne peut qu'infiniment désirer de se communiquer. […]

Sur quoi, il faut noter que d'autant plus subtil et illuminé qu'est l'esprit, d'autant plus subtiles et secrètes aussi faut‑il que soient ses tromperies et fautes (car autrement il les connaîtrait et découvrirait). Mais en cette vie superéminente, l'esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D'où il s'ensuit que ceux-là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs imperfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu'en la vie active, ne se souvenant qu'à mesure que l'esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement et secrètement. […]

Ceux donc s'abusent bien qui, en cette vie suréminente, avalent toutes ces choses ou passent légèrement dessus, comme s'ils étaient encore en la vie active, n'employant pas fidèlement leur talent, lumière et subtilité d'esprit à l'arrachement de leurs totales imperfections ; mais, y faisant comme les borgnes, et se flattant tacitement, disent que telles ne sont pas imperfections, et ainsi se donnent trop de liberté et secrètement dorlotent et accoquinent leur sensuelle nature, usant de telle grâce et subtilité d'esprit pour s'introvertir1118 pour leurs consolations, et non à la parfaite abnégation, connivant toujours avec leurs imperfections, et faisant ainsi les ambidextres et jouant des deux mains : tantôt se mettant du côté de l'esprit, tantôt du côté de la chair, voulant jouir des délices spirituelles ensemble et des sensuelles, désirant être tout esprit sans attrister la chair. […]

Donc, pour venir à propos, l'âme, bien qu'elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est ce que [cependant] maintenant elle y découvre quelques fautes et imperfections bien secrètes, lesquelles ôtées, elle suit d’un plus haut vol et d'une plus grande vitesse et légèreté le trait de son Époux, et poursuit plus essentiellement le fil de la volonté de Dieu déjà pratiquée en la première et seconde partie. Or ces fautes sont trois : la première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l'âme, sentant trop l'actif, empêchant la douce paix et souëf [suave] repos de l'Époux en elle et son unique, entière et parfaite opération, absolu et total domaine et seigneurie en icelle ; et par ce moyen ne se laissait [l’âme] pas être parfaitement illuminée, et ne se levait pas aux spirituels et doux baisers et chastes embrassements, ains demeurait aucunement [en quelque façon] courbée en elle‑même.

La seconde est une secrète, subtile et inconnue image, que l'âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la contempler essentiellement.

La troisième est [que] quelquefois elle ne regardait son Époux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus dedans elle qu’elle-même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d'elle qu'elle ; d'où advenait que ni la foi n'était si vive, ni l'espérance si grande, ni l'amour si brûlant, ni les familiarités si très-admirables, comme autrement elles eussent été. […]

5. Second point. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l'écoulement d'iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est montrée une subtile et essentielle élévation d'esprit.

[…] Cet empêchement est le trop grand bouillonnement à savoir actif : je dis actif pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme ; mais au contraire, cet [empêchement est] actif, impétueux, remuant, superficiel, et sentant trop l'homme, la nature et l'opération naturelle et humaine.

Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux dont l'une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n'est pas creuse [profonde]; l'autre douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien profonde1119[…]

Ainsi que se voit au grain de froment, qui n'est pas perdu pour être jeté en terre, mais se change et multiplie, de même les désirs ne sont [pas] perdus pour être jetés en Dieu, mais se purifient, se multiplient et s'accomplissent. Et comme le grain ne produit pas le blé, qu'il ne soit consumé et amorti [rendu comme mort], ainsi les bons désirs ne produisent jamais leurs effets, à savoir l'union et la transformation, qu'ils ne soient consumés et assoupis en Dieu. C’est pourquoi Notre Seigneur dit: Si le grain de froment tombant en terre n'est mort, il demeure seul ; mais s'il est mort, il fructifie abondamment1120. […] Et toutefois comme ce grain ne revient jamais à soi, mais demeure toujours transformé ou transmué en blé, comme en son effet, dernière fin et perfection, ainsi les désirs ne doivent jamais revenir, mais demeurer transformés en union, comme en leur effet et comble de leur perfection. […] Là où se voit comme ceux se trompent, qui pensent qu'il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspirations ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi-injuste et oisiveté vicieuse […]

Or l'âme, ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses ferveurs en Dieu […] Ce mot « écoulement » contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu'en tant que la ferveur coule hors de l'âme, elle s'assoupit et meurt, s'évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu, elle s'augmente davantage, et vit plus que jamais. Et pour ce je ne dis pas « anéantissement » comme s'ils étaient anéantis en Dieu, mais un écoulement en Dieu, comme étant en lui préservés, aussi je ne dis pas une préservation des désirs, mais « écoulement » pour montrer qu'ils ne sont plus sentis dans l'âme pour être subtilisés et pour la vive et suave opération de Dieu en elle, lequel change ainsi les désirs en la chose désirée1121.

Or ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée, un remplissement des désirs, et un évanouissement de ces désirs.

Touchant la première, cette manifestation de la chose désirée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit et comme par degrés, selon l'accroissement de notre amour. Car au commencement Dieu est dans l'âme, mais elle ne le sait point ; après, il s'y montre, mais obscurément ; en après, plus clairement, mais sous quelque ombre ; et en fin, très clairement, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l'épouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : « Je l'ai cherché, et ne l'ai pas trouvé 1122 ». Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu'elle ne le savait point : l'une desquelles est prouvée par ce mot cherché puisque, comme est clair, et selon le dire de saint Augustin, elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l'autre, à savoir qu'elle ne savait pas qu'il fût en elle, est claire par ce mot pas trouvé.

Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l'âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes inspirations, que non par quelque connaissance essentielle, ce qui est montré par la parole de l'épouse disant : « Je l'ai tenu et ne le lairrai1123[laisserai], tant que je l'aie introduit. » Car parce qu'elle dit tenu, elle montre qu'elle savait qu'elle l'avait en elle, mais en ce qu'elle dit tant que je l'aie introduit, elle montre de ne le posséder ni de le voir et jouir de lui, encore si [à] plein comme elle désirait, mais que ce serait pour quand elle l'aurait introduit en la maison de sa mère. Et cette façon de manifestation est quand l'Époux commence à se montrer, non seulement comme Seigneur, mais comme Époux, non seulement par secrètes inspirations, mais par intimes et divins attouchements, et enseigne l'âme non comme maître par préceptes, mais comme Ami et Époux par douces attractions.

Mais d'autant qu’encore cette jouissance et vision de son Époux n'est en sa perfection, elle ne cesse de crier à lui avec toute sa force, du fond de son cœur : Qui est‑ce qui te donnera à moi pour être mon frère suçant les mamelles de ma mère, à ce que je te puisse trouver seul dehors et te baiser 1124 ?  Ce qu'elle obtient au troisième degré de cette manifestation, qui est plus clair et excellent que celui‑ci, et est quand l'Époux s'approche si près de l'épouse qu'elle voit son ombre vraie, à savoir une déiforme image, sous laquelle elle le connaît et contemple y faisant sa demeure, disant : Je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré1125. Là, elle l'écoute, là elle l'adore, là elle ouït ses familiers colloques, doux propos, et paroles melliflues [où coule le miel]. […]

Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu'elle en a la capacité […]

D'où nécessairement s'ensuit le troisième point, à savoir l'évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour que, quand le désir est rempli, il s'évanouit et n'est plus : quand les actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus, car, comme le grain ayant produit le blé n'est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations, ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus. […]

En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l'abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Époux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur ne lui défaut après tel remplissement, nul empêchement d'union se rencontre après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit Dieu comme à découvert, en ce remplissement le reçoit en elle et par cet évanouissement toute dénuée, se conjoint à lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l'épouse, laquelle la ravit en admiration ; toute suavité infuse en son intérieur, qui la confit en douceur ; tous secrets quasi lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n'est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement. […]

6. Troisième point. De la parfaite dénudation d'esprit.

Dénudation d'esprit est une divine opération purifiant l'âme, et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu'incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de contempler sans formes.

Premièrement, je l'appelle « divine opération » pour exclure l'humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dénudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu'ils sont nécessairement formés et imaginés devant qu'être produits. Aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. […]

Tant s'en faut que plus qu'on tâcherait de ce faire, et plus on s'en trouverait éloigné, car comme celui qui marcherait sur la terre molle pour la rendre unie, la ferait plus rude par les vestiges qu'il y laisserait imprimés, de même celui qui, par propre acte, voudrait aplanir son âme et la rendre polie et dénuée d'images, l'en remplirait davantage par l'impression des vestiges de ses propres actes. Et comme l'eau, plus qu'elle se meut, et plus elle est éloignée d'être calme et recoye [tranquille], ainsi plus l'âme se meut par son propre acte et plus elle est éloignée d'être abstraite. Et comme l'eau doit cesser de sa motion pour être calme et polie, ainsi l'âme doit désister de sa propre opération pour être nue et abstraite.

Toutefois cette désistance, ou cessation d'opération, ne se peut faire utilement et en Dieu par l'âme seule ; ains l'opération de l'Esprit de Dieu y est nécessaire pour élever et suspendre ses puissances, et les faire cesser de leur naturelle opération, et comme expirer en Dieu.

Là où plusieurs âmes se trompent qui, sans être élevées et attirées de Dieu, cessant de toute opération, demeurent bien en une certaine abstraction, mais ce n'est que naturelle et en leur pur esprit, l'estimant toutefois surnaturelle, jugeant une fausse et mauvaise oisiveté être l'union avec Dieu. […]

Or cette dénudation par son premier effet de purgation, particulièrement, et sur toutes autres impuretés, purge l'âme d'une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contemplation mentionnée au quatrième chapitre. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle, qu'en la volonté intérieure jamais l'âme ne s'en apercevait, mais se persuadait que, purement et sans voile ou image, elle contemplait cette volonté en son essence […]

Cette opération d'amour divin est si interne, intrinsèque et puissante et efficace, qu'elle opère plus vivement en elle que jamais elle n'avait encore senti ; et si fort est ce trait qu'il tire l'âme encore plus hors d'elle que jamais. Si ardent est ce feu d'amour qu'il consume en elle toute impureté. Et finalement, si étroite est cette union qu'elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties.

Et par même moyen, elle reçoit une nouvelle lumière et une autre capacité [possibilité de contenir] que toutes celles qu'encore elle a eues, et est faite capable d'opérer surnaturellement, hors et par-dessus elle-même et toute intelligence naturelle et humaine, qui est le second effet de cette dénudation, à savoir illumination. […]

Et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d'elle qu'elle-même, qu'elle est plus lui qu'elle-même, et qu'elle le possède non comme quelque chose ni comme elle‑même, mais plus que toute chose et plus qu'elle-même, selon cette lumière, elle se comporte tellement que sa joie, sa vie, sa volonté, son amour et ses regards sont plus en lui qu'en elle-même, et ce d'autant plus qu'elle connaît qu'il est meilleur et plus digne qu'elle, et qu'elle a expérimenté qu'il est plus doux et suave qu'elle, et finalement qu'elle le voit plus beau et glorieux qu'elle. Voire, ayant parfaitement connu qu'il est tout, et qu'elle n'est rien, et qu'en lui est toute beauté, bonté, et douceur, et qu'en elle n'est rien qu'amertume de malice, elle demeure, réside, et vit uniquement en lui, et rien en elle-même, d'où suit qu'elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu, et toute Dieu, et rien en elle‑même, rien à elle‑même, rien pour elle-même, rien elle‑même. Elle est toute en l'Esprit, Volonté, Lumière et Force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière et capacité propre et naturelle.

En cette capacité, en cet Esprit et en cette Lumière, elle contemple cette Volonté essentielle, à savoir l'Essence de Dieu, comme est écrit : En ta lumière nous verrons la lumière1126. Ici elle contemple les choses secrètes et inscrutables, ici elle a accès à la lumière inaccessible, ici elle découvre les mystères ineffables, ici elle voit les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables, car d'autant qu'elle est unie à Dieu, elle connaît des mystères secrets et merveilles. […]

7. Quatrième point. De la proximité, ou continuelle proche vision, et assistance de la fin heureuse.

[…] Là où l'âme poursuit l'Époux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d'avidité, soif et insatiabilité, lui étant conjointe par une si amoureuse inclination, et indissoluble adhésion qu'ils pourraient sembler le corps et l'ombre, l'âme suivant l'Agneau, « quelque part qu'il aille »1127, l'odeur, douceur, et beauté duquel l'ont tant fait courir après lui, l'ont tant enivrée et si violemment ravie que du plus profond de son cœur, elle s'abhorre elle‑même et s'éloigne infiniment de toutes pensées d'elle‑même et de tout sentiment de douceur, pour comprendre la totalité de cette substance, pour s'y plonger éternellement, s'y perdre irrécupérablement, et y mourir totalement, et ce pour le nu amour d'icelle Essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle‑même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée, et anéantie.

Ici elle s'étend et reçoit cette Essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune celle du soleil. […] Par cette simple conversion, elle se divertit de toutes créatures, et par l'immutabilité d’icelle, elle les oublie toutes. […]

Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu'il n'y a rien en elle que lui. Tellement qu'elle a tant habité en l'abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est confirmée et pratiquée par l'amour, qui est si fervent et si attrayant qu'il ravit, liquéfie et fond l'âme en telle sorte qu'étant par icelui absorbée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées et anéanties.

D'où arrive (comme est dit) qu'elle ne peut voir autre [chose] que Dieu ; et d'autant que ces causes sont habituelles, leur effet l'est pareillement, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses réduites à rien, elle demeure en l'oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité , sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle‑même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière.

Or en cette lumière est aussi l'amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu'elle ne cause nul mouvement dans l'âme qui puisse empêcher cette sérénité, ains [mais] au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu'elle se fond, liquéfie et s'évanouit davantage, et sa tranquillité et sérénité en est augmentée.

Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l'Époux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son cœur1128. Et d'autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle pour en avoir vu le fond par expérience, et pareillement cet amour pour être fondue et transformée en icelui, de là advient que leur effet est comme continuel, à savoir l'habitude d'union, ou continuelle assistance, et proche vision de cette Essence.

Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation mentionnée au quatrième chapitre, qui était que quelquefois l'âme ne regardait pas son Époux comme vraiment présent et plus présent qu'elle, plus dedans elle qu'elle‑même, plus elle qu'elle‑même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d'elle qu'elle […]

Et voilà la vraie vie active et contemplative non pas séparées comme quelques‑uns pensent, mais jointes en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contemplative, ses œuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une. 

8. Second moyen. Que ce moyen n'est autre chose que la volonté de Dieu, manifestée par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique, et du premier point.

[…] Doncques pour être uni à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu'icelle ; pour ne rien voir qu'icelle, il faut savoir qu'il n'y a rien qu'icelle et vivre selon ce savoir. […] Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu'il n'y a rien que Dieu ; maintenant convient à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et philosophie que les docteurs en théologie, comme aussi la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.

Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparés à l'être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini : car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son Être aurait fin où le nôtre commencerait. […] Et en l'Évangile il est écrit : « Je suis qui me donne témoignage de moi‑même », et : « Je suis, ne craignez point1129 ». Et en un autre endroit est écrit : « Je suis qui suis1130 ». En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot : Je suis. Saint Paul aussi, après avoir parlé de la grandeur du Fils de Dieu, vient à dire : Il s'est anéanti soi‑même, ayant pris forme de serviteur, fait à la semblance des hommes, et trouvé en figure d'homme1131. Que si le Fils de Dieu pour s'être fait homme s'est anéanti et fait rien, donc l'homme n'est rien.

Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l'appréhension de notre Seigneur, où incontinent qu'il dit : « Ego sum1132» [Je suis], tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que, quand il est question de l'être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s'anéantissent et ne sont plus. […]

Si ici on me demande : « Qu'est‑ce donc la créature ? », je réponds qu'elle n'est qu'une pure dépendance de Dieu. Si derechef l'on me demande : « Qu'est‑ce que c'est que cette dépendance ? », je réponds que c'est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l'on en peut savoir quelque chose. Donc la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication de lui, elles ne pourraient subsister, […] Et pour ce tout ainsi qu'incontinent que le soleil se cache et se retire, les rayons ne sont plus, de même, si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s'évanouirait. Mais comme les rayons et chaleur (bien que tout ce qui est en eux soit soleil et feu) néanmoins ne sont pas essentiellement soleil et feu, considérés en eux‑mêmes, ains [mais] une certaine dépendance ou étincelle d'iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n'est pas Dieu, considérée en elle‑même.

Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose, je réponds qu'elle est et qu'elle n'est pas, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur : car si on regarde les rayons sans voir le soleil, ou la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n'y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature, car comme le soleil s'attribue et s'approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque à leur origine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige [réduit] en rien, de même le Créateur s'attribue et s'approprie la créature, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infinité l'annihile et réduit à rien. Voilà donc comme la créature est quelque chose considérée à part, mais rien considérée en l'immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n'est point. […]

9. Que l'homme est la source de tout erreur et du trop grand avancement1133 de l'être des créatures, et ce par ces ténèbres, et non par son être ; lesquelles ténèbres annihilées, tout cet erreur est aboli ; que telle annihilation ne peut être active, ains passive .

Ayant donc par le premier point trouvé qu'il n'y a rien que cette volonté essentielle, et qu'elle est tout, il faut voir par le second la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cet anéantissement, nihilaité des créatures, et continuelle contemplation de ce Tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu'il s'en trouve beaucoup qui ont l'une, mais peu qui font l'autre, car beaucoup vous diront qu'il n'y a que Dieu, mais presque personne ne pratique ce qu'il dit.

Or je ne trouve moyen si convenable que la même Volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, finalement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l'Époux, qu'il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu'il se fie à l'immobilité, fermeté et vérité d'icelui, à savoir qu'il n'y a rien que Dieu ; puis, qu'il en poursuive la pratique, en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure, et le contemplant toujours ; et ceci par la mort ou annihilation de soi-même comme lui étant le seul empêchement de ceci ou la racine d'où bourgeonnent, la source d'où sourdent, et la fontaine d'où coulent tous les autres. […]

Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s'annihiler, pour n'avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n'avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n'avoir aucun amour, mais au contraire s'en vont toujours s'augmentant. L'homme aussi, auquel ils demeurent comme une même chose avec lui, ne le sait pas faire pour ce que ces ténèbres l'ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l'a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l'a endurci. Reste donc cette seule Volonté essentielle qui est Dieu même, pour faire ce chef d'œuvre d'annihilation : là est la lumière qui sait, la puissance qui peut. […]

Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette Volonté essentielle, il faut quelque disposition de notre côté, disposition, dis‑je, non remote1134, telle qu’est celle de la vie active, où on faisait le bien et chassait les tentations et imperfections en l'objet de la volonté extérieure, savoir pour ce que Dieu le veut ; mais une disposition proche, telle qu'est due en cette vie‑ci, où il le faut faire en l'objet de la Volonté essentielle, savoir est pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, et à ce qu'il puisse être, vivre, et régner en nous, comme est de droit. Car, par là, se voit que cette disposition doit tendre au total anéantissement de soi, à ce que ce Tout puisse uniquement être. Et pour tendre à cet anéantissement, il faut anéantir et faire cesser sa passion ou affection1135 et actes imparfaits d'esprit, par et en la fixe vue de ce Tout qui les engloutit par son infinité et très vraie présence. Car cependant que l'âme demeure ainsi fichée en cette Essence, détournée de la créature et convertie à son Époux, la tentation ou passion et tous mouvements imparfaits d'esprit d'un côté se diminuent, lâchent leur prise et s'évanouissent, et de l'autre côté la bonté infinie se montre tellement à elle, la possède, vivifie, attire et conjoint à soi de telle sorte qu'elle demeure plongée en l'abîme de cet Être infini. […]

10. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation.

La première de ces imperfections subtiles et inconnues en cette vie superessentielle est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions, et la raison est pour ce que par telles contestations, les pensées s'impriment plus fort dans l'esprit. […] il ne faut pas s'émouvoir ni contester contre les pensées et distractions. Une autre raison est que d'autant plus qu'ainsi on conteste, d'autant plus y a de mouvements et actes dans l'âme, et ainsi d'autant plus est-on plus éloigné (selon notre Règle) de cette mort et annihilation, puisque d'autant plus qu'on fait, d'autant plus on est.

Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, et l'annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie où [soi-même] étant anéanti, les pensées conséquemment s'évanouiront. Car le même abîme qui annihile la personne, noie aussi ces distractions. Et ne faut faire de différence entre le sentir et non-sentir de ces pensées, ains [mais] se tenir toujours ferme et assuré en son rien, et laisser combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle, son Dieu. […]

Une autre imperfection en cette vie est d'attacher son esprit à quelque exercice particulier, pensant qu'il soit nécessaire d'achever telle ou telle pratique devant que se laisser tirer plus haut. La raison est pour ce qu'ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu'on n'est pas libre pour s'abandonner totalement à l'Époux et suivre son trait ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi. Bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l'annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation. […]

En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de la volonté de Dieu ou de la divinité, soit de sa puissance, sapience, ou bonté, voire soit de l'unité, Trinité ou de l'Essence divine, ou même de cette volonté superessentielle […]

Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes autres images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l'âme nue puisse voir Dieu son Époux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image, aussi pour autant que si on vit, on agit, et tout acte a image. Or cette annihilation ne se peut faire, mais la peut-on seulement souffrir : même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s'en trouverait autant plus éloigné qu'on y aurait opéré, pour ce que d'autant plus qu'on opère, d'autant plus et on vit et est […]

Davantage, c'est une imperfection de désirer l'union sensible, comme font beaucoup, sans s'en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu'explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font, témoin de quoi est qu'ils ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union : d'où advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation et, comme enfermés dans le pourpris1136 de nature et enclos et circuit du sens [sensualité], ne peuvent sortir hors d'eux-mêmes aux choses supernaturelles […]

Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n'est nullement sensible ni aucunement compris du sens, mais est un pur esprit. Car qui considère bien ceci, verra quelle folie c'est de se vouloir unir à celui la nature duquel est infiniment plus pure que celle des Anges, par le moyen du sens qui lui est commun avec la nature des bêtes : ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et Vie amortisse [détruise] et anéantisse notre sens et mort.

Plus est une imperfection de chercher quelque assurance ou connaissance expérimentale qu'on est uni.[…] En quoi l'on fait beaucoup de fautes, car premièrement on n'a pas une ferme confiance, ains une défiance en Dieu ; secondement, on ne l'aime pas d'un nu amour, ains par le sensitif ; troisièmement, on bâtit sur le sable et se fie aux sens, et s'y arrête‑on comme sur un bon appui. Et finalement cela fait qu'on ne peut jamais sortir hors de sa terre et de soi, ni s'abandonner du tout [tout à fait] entre les mains de Dieu. […]

Sixièmement, en cette vie essentielle, est une imperfection d'élever son esprit comme voulant trouver Dieu ailleurs et plus haut que dans nous-mêmes, pour ce qu'il y a un aveuglement qui ignore que déjà l'esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l'âme délivrée de tel aveuglement voit qu'elle est et vit plus en Dieu qu'en elle-même, et Dieu plus en elle qu'elle-même. Il ne faut donc pas faire tel acte d'élèvement d'esprit, mais demeurant en son rien et en ce Tout, et comme ayant déjà ce qu'on demande, on la doit contempler et continuellement embrasser.

Septièmement, il se faut garder d'une très subtile tromperie par le moyen d'une image très déliée qui arrive quand l'âme ayant assez bien quitté et perdu les images de toutes les choses qu'elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche à contempler Dieu comme grand, large, spacieux et étendu d'une immense extension, employant toute sa capacité à comprendre cette sorte de grandeur, et est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et même pense que si ainsi elle ne le voit, que sa contemplation ne le vaut guère, et tâche en cette manière de voir son infinité, ne s'apercevant pas que cette sorte de grandeur est une grandeur matérielle et non pas la grandeur de Dieu, qui est spirituelle et bien éloignée de celle‑ci, laquelle n'est qu'une forme ou image composée plutôt par l'âme que par la vérité même. […]

Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu autrement que par une simple ressouvenance comme au chapitre douze sera montré. La raison est que la recherche présuppose l'absence, puisque jamais l'on ne cherche ce qu'on a déjà présent, comme cette contemplation ici présuppose avoir Dieu : cette imperfection vient à faute de foi, ne voyant [pas] qu'on a ce qu'on cherche. Et non seulement elle vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le même chercher fait qu'on ne peut pas trouver. […]

Neuvièmement est ici imperfection de désirer Dieu comme s'il était absent, et ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n'est pas en possession ni fruition. Mais en cette vie essentielle, Dieu se donne en possession et fruition suivant notre portée, et pour ce, ne le doit-on désirer comme absent, mais en jouir comme présent. […]

Onzièmement, c'est imperfection de jeter un regard en Dieu autre que la simple ressouvenance de lui comme s'il était ailleurs et non dans l'âme, et l'âme aussi en lui, ainsi que le poisson dans la mer, et l'oiseau dans l'air, au respect duquel le regard de l'âme doit être comme le patient1137, demeurant en son rien, c'est-à-dire que ce regard de l'âme doit être tiré hors d'elle par cette divine beauté, et non envoyé de l'âme. Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane ou transparent comme l'eau, la terre et cristal, attire une réciproque splendeur vers lui, ainsi Dieu qui jette les rayons de son regard sur l'âme1138, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l'eau et du cristal ne vient pas d'eux seulement ni de leur vertu, mais principalement du soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas principalement de l'âme, ni par quelque acte sien, ains [mais] de Dieu. […]

11. De deux sortes d'annihilation : la différence de l'une et de l'autre, et comme elles servent aux deux amours.

[…] L'annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies ; et l'appelons passive pour ce qu’elle pâtit cette annihilation, et de celle‑ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.

L'annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont [pas] ainsi passivement annihilées, mais bien activement, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l’entendement, par laquelle on découvre et sait assurément qu'elles ne sont rien, et [qu’on] s'appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.

L'une est quand il n'y reste aucune image et sentiment des créatures ; l'autre est quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu'elles ne sont rien. L'une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigé à [réduit à] rien, comme est écrit : « Je suis réduit à rien1139 ». L'autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimentale selon le sens, mais bien selon l'intellect.

De ces deux annihilations, l'active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et pour sa continuation. Pour sa force, d'autant qu'elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l'actuel trait de cette volonté, ou Essence divine, mais aussi, quand la personne est en stérilité, elle les annihile tout autant quand elles demeurent, que quand elles ne demeurent pas et s'évanouissent, ce qui est un point qui doit être bien remarqué. Car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui annihile, à savoir son esprit et sa connaissance, avec toute son opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sentiment demeure, ains Dieu seul. Pour sa force aussi, d'autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n'est suffisante pour empêcher cette annihilation, ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu'elle annihile les choses non seulement quand l'âme est élevée par-dessus elles, mais quand elle est même parmi elles, les regardant non autrement que si elle ne les regardait point.

D'où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihilation active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l'annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l'actuel trait [attraction] de Dieu.

Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais il y a peu qui connaissent, et moins qui s'exercent en l'active ; faute de quoi, incontinent qu'ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l'étude, etc., ils sont déboutés [poussés dehors], abattus, distraits et vivent ainsi toujours en pauvreté et pénurie d'Esprit. […]

12. Que la perfection de l'annihilation active consiste à s'égaler à la passive, et sa pratique en lumière et ressouvenance.

[…] Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l'expérience, et n'est [pas] sujette aux sens, n’y [ni] n'a aucune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence « en la plus haute partie de l'âme », et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.

Je dis qu'elle est « pure » pour exclure l'aide des sens, tellement qu'en vain cherche-t-on l'appui ou assurance d'iceux, auxquels il faut totalement renoncer, premièrement pour ce qu'on ne peut avoir toujours l'aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours ; secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n'est [pas] assurée, ains incertaine et flottante, mais cette foi doit être stable. […]

Secondement, je l'appelle « simple » pour exclure toute multiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi, premièrement pour ce qu'elle la rend humaine, mais elle doit être divine ; secondement, pour ce qu'elle la fait produire des actes, et par conséquent cause l'être, non l'annihilation. Troisièmement, elle cause des entre‑deux et images entre Dieu et l'âme.

En outre, je dis « habituelle » [là] où il y a un grand point ou concept, et bien à remarquer, à savoir qu'elle doit être continuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de Tout […]

Cinquièmement, je dis « confirmée par l'expérience », à savoir quand l'âme tirée et abîmée en Dieu se voit en ce gouffre être réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu'il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation, et par cette lumière de s'y enfoncer. […]

Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration ou un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l'âme, et qui plus soudain et plus vite qu'un éclair la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir absorbée en ce Tout, et comme entre les bras de son Époux ; et ainsi, par cette ressouvenance, l'âme se relève quand elle semble distraite quant à son actuelle vue et ressouvenance de Dieu.

Et notez premièrement que je l'appelle « ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l'une est pour ce que l'introversion importe acte, dont cette ressouvenance n'en a quasi rien pour sa grande pureté, nudité et simplicité. L'autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extroversion et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu'elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.

Secondement je l'appelle « ressouvenance» pour ce qu'elle n'est pas tant l'acte de l'âme, comme [que] l'opération de Dieu en elle, et ne vient pas tant d'elle-même que de lui. […]

13. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active.

[…] Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou le bien de le croire à demi, ou bien de le croire d'une croyance négligente et comme endormie.

Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c'est-à-dire s'amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne [pas] s'éveiller à contempler et continuellement embrasser cette beauté et céleste gloire de l'Époux, lequel non seulement on reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.

Troisièmement, de croire aux sens et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les écouter aucunement, vu qu'ils sont mensongers, que la mort entre par eux, qu'ils sont les fenêtres d'icelle, que la vie ne peut entrer par eux, que cette vie est par-dessus eux, finalement vu qu'ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, ains amortis [détruits] et anéantis.

Quatrièmement, de fuir quelque œuvre [travail] nécessaire intérieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l'erreur et ténèbres de telle personne, et l'imperfection de son annihilation, qui pense que tel œuvre soit de soi quelque chose, vu qu'il n'est rien […]

Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc. […]

Sixièmement est une très secrète imperfection de s'introvertir, comme d'un lieu extérieur à un intérieur et comme si Dieu n'était pas présent, ou qu'il fût plus en un lieu qu'en un autre : ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par la présence de Dieu en tout lieu, et par le total absorbissement [absorption] de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire. Elle est aussi imperfection, pour ce qu'elle use d'un ordre renversé, à savoir en s'enfuyant de ce qu'elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l'âme s'introvertit, elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images s'impriment en elle. Davantage elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui, au lieu qu'il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence devrait faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses que leur présence fait évanouir Dieu. […]

Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c'est-à-dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n'est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n'a pas telle lumière, ni moins quand on n'a pas telle particulière lumière, que quand on l'a, dont il arrive que quand, par quelque grande attraction, on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu'il est tout, pour ce qu'on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu'on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, on pense tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand et plus parfait en un temps qu'en un autre. La raison est pour ce qu'ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l'appréhension des sens.

Huitièmement, est une imperfection de prendre la susdite souvenance comme acte, ou mouvement propre seulement, pour ce qu'ainsi elle empêcherait aucunement la vraie contemplation, mais la faut prendre principalement comme une opération et mouvement de Dieu  […]

Finalement est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, et toutefois est chose ordinaire à beaucoup qui l'interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émotion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu'ils marchent selon le sens et non selon la nue foi : ils ne peuvent, dis‑je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature. […]

14. Qu'il ne faut pratiquer ces deux annihilations l'une au temps et lieu de l'autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l'une et de l'autre. De trois sortes d'opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs différences et marques pour les connaître.

Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l'une au temps et lieu de l'autre. Or pour savoir le lieu propre de l'une et de l'autre, il faut se souvenir que (comme est touché au chapitre onzième) les deux annihilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l'amour fruitif, c'est-à-dire à la nue contemplation, union et fruition de Dieu ; l'active à l'amour pratique, c'est-à-dire à l'extroversion vigoureuse et fidèle opération soit corporelle ou spirituelle. […]

Le propre lieu de l'annihilation active est quand il est question de l'amour pratique ; car par icelle comme par une transcendance d'esprit, (comme est montré) sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l'esprit. Tellement que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant sans laisser son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l'amour pratique l'amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l'opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection1140. Voilà les propres lieux de ces deux annihilations.

Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l'annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques-uns) quand il faudrait fidèlement opérer par amour pratique, et se servant de l'annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisiveté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d'opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu. […]

Donc l'amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure, et intime : extérieure au regard des œuvres corporelles, intérieure en discours et études, intime en la rénovation d'opération en la contemplation. Touchant l'opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l'obédience, l'obligation, charité ou discrétion [discernement] les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure en la première partie ; et si, suivant cette règle, elles ne sont pas nécessaires, il ne faut [pas] sortir de l'amour fruitif pour les faire. Car bien que l'annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois [il] ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car « qui aime le danger périra en icelui », et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues, puisse pratiquer cette annihilation active : la raison est qu'il ne peut avoir cette ressouvenance, d'autant que l'affection1141 ou passion qui l'émeut [le pousse] à ainsi opérer ou parler superfluement [en vain] , étant contre la susdite règle, lui ôte telle ressouvenance et se donne ainsi des fausses libertés, et même se trompe d'autant plus dangereusement qu'il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation.

Mais si au contraire on ne veut faire telles œuvres suivant la susdite règle, c'est une paresseuse oisiveté, d'autant plus dangereuse qu'elle est masquée du voile de contemplation, ou de s'adonner à l'Esprit.

Touchant l'opération intérieure comme est l'étude, ratiocination, etc., il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l'on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans passion, affection ou négligence ; et si l'on n'y donne ordre, une grande immortification et dérèglement s'en engendrent et s'élèvent en notre cœur, s'y nourrissent et s'accroissent d'autant plus que moins on les découvre pour telles, sous prétexte de perfection ou annihilation : d'où ensuit une fausse et pernicieuse liberté d'esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours. […]

Touchant l'opération intime, comme la rénovation d'opération en la contemplation, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin ou vigueur et vivacité d'esprit, ou à cause de tépidité [tiédeur] ou endormissement de nature, l'âme s'abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l'attraction ou inaction de l'Époux, ou par une vigueur et vivacité d'esprit, ou même par adhésion et simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l'amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l'annihilation active et amour pratique par actes, car c'est là où l'âme s'élève, se dilate, s'illumine, et s'unit à Dieu. […] Il ne faut pas (dis‑je) sortir de cette annihilation passive, et de cet amour fruitif qui en dépend, encore qu'on n'ait pas ces consolations, et que cet amour fruitif soit si nu et insensible que l'on n'ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature, présupposé qu'on fasse son devoir par une simple ressouvenance.

Et c'est ici la vraie et bonne oisiveté, où est l'épreuve de la fidélité, et où l'âme est constituée en la vraie pauvreté, et patience d'esprit, et parfaite résignation ; c'est ici où est le dernier épuisement1142 de tout ce qui est d'humain dans l'âme ; c'est ici où est la totale mort et la pleine victoire et où l'on rend l'esprit à Dieu, et finalement où l'homme est rendu divin ; d'autant que, par telle constance et mort, Dieu vit et règne en l'âme, y opérant toutes ses œuvres.

Par cette oisiveté et cessation d'opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d'esprit, où l'âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans multiplicité d'actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigilance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seulement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les passions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l'amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l'audace réprimée, l'ire [colère] apaisée, et en somme tout dérèglement de l'âme y est réformé, et si la moindre passion, affection ou dérèglement y est, il n'y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive pendant qu'ils y demeureront. […]

Ceux donc font mal, lesquels quand ils n'ont quelque union perceptible et expérimentale, se reculent de cette annihilation, mort et expiration, retournant et rentrant en eux­-mêmes, en reprenant leurs propres actes sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d'esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination suréminente et céleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expiration et mort, se trouve cette vraie et éminente connaissance et pure contemplation de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit et rentrant ainsi en eux-mêmes, ils s'éloignent de toute connaissance pure, vraie et céleste, et de toute union et transformation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme : ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations humaines peuvent produire cette transformation et union divine, ains la seule annihilation.

Mais ces personnes pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se laisser tromper d'un prétexte de vertu, disant qu'il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation, et qu'il ne faut être oiseux ; bien qu'en vérité on opère ainsi d'autant plus que plus on est oiseux ; et d'autant moins que moins on est oiseux, quoiqu'il ne le semble à ceux qui ne l'ont [pas] expérimenté, et d'autant que cette façon d'opérer est toute spirituelle et divine, et éloignée du sens et de l'opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédiatement unir l'âme à Dieu. […]

Mais bien que plusieurs personnes spirituelles donnent dans cette extrémité d'activité, il y en a toutefois d'autres qui sont en l'autre extrémité d'oisiveté, prenant l'extrémité pour le moyen, et la fausse et mauvaise oisiveté pour la bonne, et pour ce, il semble ici nécessaire d'en parler, et de la différence de l'une et de l'autre.

Donc l'oisiveté fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n'opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l'homme. […]

15. La manière d'opérer par les trois sortes d'opérations, extérieure, intérieure et intime ; où est montrée la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente ; et la pratique des deux premières volontés à la troisième.

[…] Donc, quand il est question de l'amour pratique et opération extérieure, comme les œuvres et exercices corporels, ou de l'amour et opération intérieure comme la vertu, l'étude, la résistance au péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l'objet de la volonté extérieure et pour ce que Dieu le veut, mais avec l'objet de la volonté essentielle, à savoir l'Essence divine, ou pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, comme connaissant vraiment qu'ainsi faisant, on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en l'âme, et qu'en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, on ne jouira pas de Dieu ni contemplera cette Essence. Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieur, ou qu'on embrasse quelque vertu ou résiste à quelque vice et passion, il le faut faire non pas en dressant quelque intention, mais en connaissant très assurément, très simplement et très purement qu'ainsi Dieu sera ; mais en faisant le contraire, l'homme même sera, et Dieu ne sera pas, quant à lui ni pour lui, et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu'il a pu ; d'autant que par son péché ou propre volonté anticipant sur Dieu, il s'est levé [élevé] soi‑même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi‑même, de son péché et de sa passion.

Et notez que je ne dis [pas] qu'en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c'est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps ; mais je dis simplement que Dieu sera : la raison est que ce mot Essence ou Dieu abstrahit ab hic et nunc1143. Tellement qu'il ne sera pas en un tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l'âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement hors d'elle en cet Être et avec lui, et, comme si toutes choses étaient fondues en icelui, semble n'être plus sur la terre. Aussi je ne dis [pas] que l'âme contemplera Dieu alors, mais simplement qu'elle le contemplera, c'est-à-dire non pas comme dès alors, mais en quelque manière comme dès le commencement.

Davantage, d'autant que toute la vie active, comme la pratique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contemplative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soigner d'être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d'être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l'Être de Dieu et trouvons nous‑mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection : voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d'état de ce Tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou perfection, et de fuir quelque vice et imperfection.

Et ne faut ici se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l'annihilation active, pensant en icelle les annihiler ; car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être est l'absence du vrai Être ; de sorte que c'est chose autant [im]possible d'être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que d'être et n'être point, puisqu'en ce même qu'on est passionné ou déréglé, on est, ce qui s'oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation n’est donc qu'en feintise [faux-semblant] et [non] en vérité, et ne sert sinon de « couvrir leur péché par excuse »1144. […]

Par ceci donc se voit la manière de l'opération extérieure et intérieure, à savoir qu'elle se doit pratiquer non en la volonté ou suivant la volonté extérieure, mais par et en la volonté essentielle, qui est Dieu même ; non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfection, en spiritualisant les choses corporelles, et réduisant ainsi la vie active en la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à l'essentielle, et ceci en remarquant le lieu ou le temps, quand et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré. […]

Beaucoup de personnes font contre la règle de cette intimité d'opération, les unes toutefois plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s'éloignant par icelles d'autant plus de la vraie union et éminente contemplation qu'ils pensent ainsi s'en approcher ; et vivent d'autant plus en eux‑mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son Essence, n'étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure ; et ceux‑ci non seulement font contre la pureté et intimité d'opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu'ils opèrent toujours sans donner lieu à l'amour fruitif.

D'autres y a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, ains alors qu'ils se sentent assoupis et abattus. Ceux‑ci font aussi contre l'intime pureté d'opération de cette vie, bien qu'ils observent le temps.

Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, ains sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.

Mais la plus pure et intime, et la plus naïve et parfaite opération en cet endroit, est une pure et simple ressouvenance de Dieu, faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l'intime opération, qui remet l'âme immédiatement à l'union et amour fruitif, et qui la jette en l'Essence de Dieu. Car, d'un côté, elle s'oppose à l'oisiveté, endormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l'âme et la faisant attentive à son Tout ; de l'autre côté, elle milite contre la dommageable activité, en tant qu'elle opère non tant par mouvement naturel que par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et une vertu infuse, non tant par l'homme que par ce Tout même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et comme lui disant : « Me voici 1145 ».

[…] comme le philosophe ne doit pas retourner en arrière à l'école et aux règles de grammaire, ains en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spirituelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, ains les doit parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir. Non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu'il les faut faire avec perfection, c'est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quand et quand [en même temps] être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.





Constantin de Barbanson (1582-1631), capucin rhénan



Constantin de Barbanson est original parce qu’il associe une très profonde intériorité à la tentative de la traduire par un « système ». Il jugea probablement nécessaire de donner une compréhension « théorique » de l’expérience mystique à cause des suspicions qui se manifestaient déjà à l’époque envers elle. Exprimée avec vivacité à l’occasion d’une retraite de religieuses1146, cette expérience se traduisit par les Secrets sentiers de l’amour divin édités en 16231147. Puis le témoignage fut relayé par la théologie mystique exposée dans l’Anatomie de l’âme (avait-il entendu parler de l’exposé de la découverte d’Harvey, Exercitatio anatomica…, daté de 1628 ?) : elle ne fut publiée qu’en 1635, soit quatre années après la mort de son auteur, et ne sera jamais réimprimée1148.

L’effort nécessaire pour surmonter un style par endroits ardu1149 est largement récompensé ! On se situe encore tôt dans le siècle, et hors de France. Constantin est remarquable par son optimisme profond, comparable à celui des grands Flamands du Moyen Âge : il est né sur leur terre. Cet optimisme le conduit à insister sur l’efficace manifestée par le mystique accompli. La « divinisation », loin d’être une illusoire possession, marque l’abandon et l’oubli total de soi-même, signes de la prise en main de tout l’être par la grâce.

Constantin expose cette vie mystique avancée, renvoyant pour le reste aux traités portant sur la méditation, par ailleurs très abondants. Il présente sans détour un « état permanent ». Il parle par contre peu des représentations de Jésus-Christ : elles soutiennent une méditation affective qu’il faut dépasser. Il tente d’harmoniser la théologie (qui se sépare à cette époque de la vie mystique) avec sa propre expérience.

Il voulait probablement répondre aux critiques venant du père Graciàn, l’ancien confesseur de Thérèse. On sait que celui-ci, à la fin d’une vie mouvementée, fut le confesseur en Flandre d’Anne de Jésus et d’Anne de Saint Barthélémy. Toujours très actif, Graciàn fut le moteur d’une querelle née de la divergence entre l’approche christocentrique thérésienne importée « du sud » et la traditionnelle approche apophatique « nordique » défendue par les capucins. La méfiance envers les mystiques « abstraits » s’était déjà manifestée dès l’arrivée des jésuites (qui contrôlent à l’époque la nouvelle université de Douai).

Ce conflit oblige Constantin à mettre de l’ordre dans son exposé mystique, mais non sans une certaine prolixité (qu’il eût probablement corrigée s’il avait vécu jusqu’à l’édition). Cette prolixité et la grande rareté de l’imprimé expliquent l’obscurité dans laquelle est tombée l’Anatomie, par ailleurs desservie par son volume : un bon millier de pages ! Car la marque d’un capucin est de s’en tenir souvent à un unique mais fort volume, le « manuel » qui résume une vie d’apostolat. Ici, l’auteur est desservi par sa localisation géographique, qui explique d’ailleurs probablement une certaine lenteur d’exposition et un style peu alerte. Tout cela ne doit pas décourager la méditation des deux traités, qui s’avèrent en fait aussi lisibles (mais plus longs !) que la Reigle si appréciée de William Fitch of Little Canfield.

Le rhénan Constantin prend la suite de l’anglais Benoît, et par la chronologie et dans l’exposé de la vie mystique. Il prend le relais en allant plus profondément dans l’exposé de la voie mystique, ce que nous attribuons en partie à leur différence d’âge lorsqu’ils écrivaient. Son objectif est également défini plus largement, car il ne se limite pas à un exposé portant sur la pratique de l’oraison. Aussi le carme Dominique de Saint-Albert (1596-1634), le disciple préféré du grand Jean de Saint-Samson, écrit :

En ma solitude j’ai conféré ces deux livres, celui du P. Benoît et de Barbanson. P. Benoît ne me semble que spéculatif au respect de l’autre qui a la vraie expérience des secrets mystiques 1150.

Constantin de Barbanson était le troisième fils d’une veuve. Les trois frères entrèrent dans les ordres et l’un d’entre eux devint évêque de Saint-Omer. Constantin entra en 1601 chez les capucins de Bruxelles, ayant pour maître Jean de Landen. La province flamande comptait dix-sept couvents après seulement quinze ans d’existence : « Toute la province est spiritualisée : nombreux sont ceux qui éprouvent extases et rapts1151 », raconte Philippe de Cambrai. Formé par F. Nugent (1569-1635), gardien du couvent de Douai, actif auprès des capucines et des bénédictines de la même ville, il fut envoyé en Rhénanie en 1612. Il y passa la fin de sa vie comme prédicateur itinérant, instructeur de novices, gardien de divers couvents. En 1613, âgé de trente-et-un ans, il écrivit les Secrets sentiers à la demande de l’abbesse des bénédictines de Douai ; ils ne seront toutefois publiés qu’en 1623. En 1618, il présida aux destinées de la communauté de Mayence et fut élu définiteur provincial. En 1631, date de sa mort brutale due à une hémorragie cérébrale, il venait de terminer le manuscrit de l’Anatomie de l’âme. L’ouvrage sera publié en 1635.

« Tous les témoignages nous [le] montrent bon jusqu’à l’extrême limite, celle qui voisine avec la faiblesse, bon par détachement, aimé et vénéré de tous…» Il présente une « voie affective ou mystique par négation … Aussi la volonté est-elle, d’après les Secrets sentiers, la principale faculté mystique. Entendez … surtout l’amour. » 1152.

Il fut influencé par la Mystica theologia du chartreux Hugues de Balma1153, attribuée à l’époque à Bonaventure et relayée par les écrits de Harphius1154 et de Canfield. Il exerça à son tour une influence sur le Cardinal Bona1155, sur le capucin allemand V. Gelen1156, sur l’anglais A. Baker1157.

Constantin commence par poser la réalité expérimentale de la vie mystique : ce n’est pas une croyance voire une superstition, ce n’est pas philosophique mais pratique :

…Car tous ces mystérieux secrets de la vie mystique, que sont-ce autre chose que venir à l'expérience et jusques aux premiers principes de vérités surnaturelles de notre foi ? En telle sorte que ce que seulement, instruit de la foi, on croyait être invisiblement, ici on le voit, expérimente et en a-t-on la connaissance pratique.1158.

Comme tous les mystiques, il pose la Source comme « intime » à nous-mêmes, dépendant de la grâce divine, embrassée dans l’unité par une adhésion amoureuse de la volonté :

La fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs de l'esprit, c'est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par l'aide de la divine grâce; laquelle nous relève tellement peu à peu à la connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vraie acquisition, jouis­sance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien (présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction de notre esprit à sa Divinité et par un embrassement d'amour, possession, tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit; embrassant ce bien souverain par un lien d'amour communiqué d'en haut, si étroitement que par icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents, tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un amour et un vouloir1159.

On avance autant quand la grâce est sensible que pendant les sécheresses :

L'âme [doit] savoir une vérité de laquelle son avancement dépend beaucoup, et c'est de croire et se persuader entiè­rement que non seulement elle s'avance par les actes d'entendement et volonté qu'elle pratique quelquefois avec tant de facilité ou amoureuse inclination, - mais encore en la privation du divin concours, lorsqu'elle ne peut rien faire qui soit de vigueur ou efficace selon son estimation1160.

Il demande un abandon paisible et libre, en silence, sans rien attendre de particulier, en allant au-delà de ses habitudes :

Et partant, donc renonçant à tout son propre sembler, que pleinement, entièrement et irrévocablement [l’âme] s'abandonne toute entière sans aucune réserve entre les mains de Dieu, sans plus se lier ni [s’]attacher à rien, sans plus concevoir, attendre ou penser rien de déterminé, de particulier, ou en propre opinion, en son esprit; mais qu'en ce général abandon, elle s'immerge toute en la divine ordonnance, se contentant de tout ce qu'elle trouve en son état présent, sans arrière-pensée, sans recherche de pourquoi ni comment, contente de tout et louant Dieu en tout ; chemi­nant ainsi en toute paix et liberté, sans aucun bruit de soin ou multiplicité de pensées, afin de pouvoir, en tel solitaire contentement d'esprit, être aux écoutes et en expectation de ce qui se passera en soi-même. Car se con­tentant ainsi de tout, [elle] s'étonnera de se trouver en un abîme de joie et de mouvement d'affection en son centre, cependant que, peut-être, elle ne s'imaginait et n'attendait autrement que de trouver son désir en une autre manière.

Finalement, comme entre les choses qui pourraient empêcher, retarder et même troubler cette élévation, est la dévotion que peut-être on porterait vers quelque saint ou sainte, ou bien encore le désir et nécessité que l'on aurait de prier pour les âmes du purgatoire, ou certes pour le prochain, et autre nécessité temporelle que l'on aurait à représenter à Dieu; il faut prendre garde de réformer ces grossières façons ordinaires que l'on a tenues, de [195] penser de telles matières selon l'imagination, et apprendre cette façon qui est conforme à cette élévation spirituelle et mystique. L'accoutumance qu'avons acquise d'opérer selon nos sens et propres concepts humains tirés des phantômes, espèces et compositions des choses vues ou ouïes en ce monde, nous a tellement dépeint l'âme et préoccupé notre sens commun, que nous ne nous en pouvons pas si facilement dépêtrer, ains [mais] voulons toute chose, quoique sublime et divine, attirer à nos façons grossières.1161.

Une vacance de l’esprit n’est pas un obstacle, on peut (on doit) se laisser conduire sans réflexion ni conscience particulière de son état :

[…] il arrivera que l'âme se retrouvera assez bien recueillie, extrêmement portée à Dieu et non harassée d'autres impertinences, et néanmoins ne se sentira inclinée à produire actes d'affection, mais plutôt de légère, joyeuse et sereine façon de se trouver ; elle ne doit combattre contre telle disposition, voulant par force former le dit sentiment d'affection, mais se laisser con­duire à opérer selon la dite façon joyeuse, sereine, paci­fique et tranquille, encore que sans réflexion, ressentiment ou connaissance de ce que particulièrement on fait ; seule­ment s'efforçant de se tenir ainsi légère et agile […]1162

On découvre alors une nouvelle région de l’âme où règnent largeur et liberté, où Dieu se communique :

On dirait aussi que c'est comme une nouvelle région intérieure, étage, ou mansion1163 large, ample et étendue, sans bornes ou limites, de nouveau découverte à l'âme que cette portion supérieure, en laquelle Dieu se commu­nique et rend à l'âme toute liberté et inclination au bien ; pouvant en toute facilité et joyeusement faire ce qui autre­ment semblait difficile et bien amer1164.

Il décrit une longue période de sécheresse avec humour et bonté :

…Que si encore cela ne durait que pour quelque espace, deux, trois ou quatre mois, et puis retourner à la jouissance comme devant, la chose serait passable ; mais d'y demeurer les demi-ans et les années entières, ou peut-être davantage, sans se voir plus retourner aux grâces précédentes, cela fait quasi perdre toute l'espérance, emporte, peu s'en faut, toute la patience de cette âme.

Car si elle se veut élever à Dieu pour refuge en ses misères, il n'y a que ténèbre et obscurité dans son esprit, et voit que la porte lui est fermée de cette part. Si elle se refuse à ses actes propres pour exercer les vertus con­traires, c'est avec si peu d'efficace contre le mal, que nul ou certes petit soulagement lui peut revenir de ce côté aussi. Où donc aura son recours cette créature en ses angoisses ? [256] […] Mais de voir enfin la continuation ou plutôt augmentation de jour en jour, il lui prend fantaisie de croire assurément que c'est tout perdu, que cela est venu de quelque sienne grande faute, qui a fait que Dieu s'est retiré et l'a laissée en si pauvre état1165.

La solution est une acceptation paisible et sans tension :

[…] elle doit apprendre à se passer même de Dieu et faire de soi-même du mieux qu'elle pourra ; ne s'étonnant point pour tous ces fâcheux ni divers événements. Non pas qu'elle veuille être sans dépendance continuelle de la divine grâce; mais parce que toute aide demeure si cachée que rien de perceptible lui est commu­niqué. La raison est que, par tel accoisement [apaisement] et conten­tement en tout, le fond de l'état intérieur se pourra éclaircir, et ainsi connaître où on est ; l'imagination perdra sa force et sera comprise en la récollection de son dit état, et peu à peu l'on sera relevé en la portion supérieure, sans plus de mention de ces mauvais effets. Et, pour retenir maintenant cette paix et tranquillité, pourra grandement aider de ne se vouloir pas toujours former un tel intérieur lequel ait Dieu actuellement pour objet et présent1166.

Il ne faut pas faire à sa façon mais laisser la grâce agir :

Toutes ces règles et préceptes et si grand soin que l'on a de dire à l'âme qu'elle ait à se tenir en paix et silencieuse opération, [proviennent] de ce que désireuse de s'aider, toujours elle se voudrait former quelque chose à sa façon et selon qu'elle estimerait la chose devoir venir. Et d'autant qu'assurément la vraie divine opération efficace et infuse viendra autrement qu'elle ne pense et qu'elle ne saurait même penser (puisque ne l'ayant expérimentée, cela lui serait impossible de la bien préconcevoir) […]

Il décrit la parfaite union :

[…] L'on ne sait en cet état plus rien concevoir ou penser de Dieu en manière de haut et par élévation ; mais en façon égale et uniforme. Comme lorsque quelqu'un parvenu au sommet d'une montagne, trouve le coupeau [sommet] d'icelle être une plaine bien large et bien étendue, région uniforme et de toute égale exten­sion, perdant entièrement la façon de montée que l'on avait tandis que quelque degré restait encore à monter ; ainsi cette âme, parvenue au sommet de l'élévation à Dieu où toute entière elle habite, il n'y a plus aucune forme ou façon de montée ni élévation, mais tout est uniforme à son fond, en la même région que l'on est, comme si ce fût ici le ciel intellectuel où tout ce que l'on cherche, est1167.

Nous donnons maintenant des extraits assez amples de son œuvre de maturité, l’Anatomie de l’âme, car elle est restée pratiquement ignorée jusqu’à présent. Les affirmations de déiformité qu’elle contient sont rares car les mystiques accomplis sont prudents. Nous donnons ce texte malgré son style très lourd parce qu’il porte sur un état rarement atteint. De ce fait, la possibilité même de le vivre ici et maintenant a été mise en doute.

[1.39]1168 [Dieu] se communique […] pour être le premier principe et plus intime de notre être, et de tout ce que nous sommes et opérons selon l'état de la vie surnaturelle […) nous le devons unir avec ce que nous sommes, et le prendre par manière d'être, comme devenu notre nous-mêmes, notre moi, ou égoïté fondamentale, nous faisant déiformes et divins, au lieu de la corruption qui nous rendait difformes et dissemblables.

[1.53][ …] Quand cet être et opérer de nature est outrepassé, et que plus outre que ce silence on trouve le nouvel être et opérer de la grâce surnaturelle et déiforme (qu'aucuns prennent pour Dieu même comme nous venons de dire), c'est alors que nous retrouvons premièrement […] un moi fondamental de participation de l'être divin, qui nous rend déiformes ; et puis un opérer [1.54] tout nouveau, qui lui est proportionné. Apprenant tous les jours de mieux en mieux à servir, louer, bénir, et honorer Dieu ; faire aussi tout ce qui est de notre vocation, selon la manière que requiert et porte en soi un tel être nouveau […]

[…] L'âme prend ce même Tout (qu'ils appellent Dieu même, ou l'essence divine) pour son propre être fondamental, habituel et stable de déiformité, que lui donne, à savoir, la participation de l'essence et volonté divine incréée. En sorte que ce divin Tout (dont ils parlent) et tout ce entièrement qui paraît dedans l'intérieur de [1.56] l'âme, et qu'on peut voir ou contempler ; tout cela n'est autre chose auprès d'une telle âme, que son propre être déiforme et supernaturel, que la participation de l'essence divine lui donne.

[1.59] […] L'âme, qui a une fois expérimenté cette lumière suprême de la divine présence et union objective, par-dessus même son être déiforme, et vu comme cela est en sa propre réalité une chose actuelle et une opération formelle, à savoir d'amour et de connaissance ; elle entend aussi d'ici en avant, qu'elle est née et régénérée en Dieu, pour être opérative et non passive, […] façon toutefois qui n'empêche aucunement qu'on ne se plonge et immerge à tout moment dans la volonté divine, comme si rien ne fut en être au ciel ou en terre qu'icelle volonté. Car comme cette même volonté divine nous est devenue pour être, c'est chose déjà toute faite et accomplie, qu'on ne peut non plus vivre sans elle, ou respirer hors de icelle, comme on ne peut vivre ou respirer sans soi-même, et pour [1.60] ce on ne peut plus avant, ni plus vite, qu'elle ne conduit.

Des erreurs d’appréciation sur ce dernier état sont possibles et Constantin a soin de souligner le long parcours qui le précède, entièrement dépendant de la volonté divine, d’un caractère tout nouveau, afin de prévenir toute illusion :

[les doctes] ne s'aperçoivent point qu'il faut, pendant le cours de ce voyage à Dieu, venir à un grand renversement et mutation de son état fondamental, avant qu'on puisse connaître et aimer Dieu comme il faut, pour l'état de la perfection ; mais pensent y pouvoir parvenir par la seule continuation de leur propre effort, diligence, et vaillance à opérer, qu'ils ont commencé ; croissant toujours selon [123] tel effort propre aidé de la grâce ; et ainsi ils n'attendent tout au plus, sinon quelques altérations en telle façon de procéder par opérations actuelles, et non pas (comme nous disons) un changement grand et particulier de tout leur état fondamental. […] c'est-à-dire, venir au changement de son être naturel, qui opérait par effort et industrie propre et humaine (bien que prévenu et aidé de la grâce ordinaire) à un être surnaturel et déiforme, qui a la volonté de Dieu opérante et efficiente pour son principe ; au lieu de la volonté propre, qui par avant vivait en nous.

[…] Il faut donc que les hommes doctes et spéculatifs sachent que (parlant expérimentalement) on commence la vie intérieure comme si on fût encore totalement vivant en l'état de nature corrompue, sans présence ou amour de Dieu, mais en ignorance de la façon de surnaturalité et déiformité […] puisqu'un être et opérer naturel et humain n'est pas suffisant pour acquérir une fin si surnaturelle, […] il faudra aussi de nécessité qu'au progrès on trouve un changement ou renversement et une mélioration grande de son fond ou être fondamental ; et non seulement une petite altération selon sa façon d'opérer […] soyez, dit l'Apôtre, renouvelé en l'esprit de votre entendement, et soyez vêtus du nouvel homme, créé selon Dieu en justice et vraie sainteté1169, etc.

Comme donc les mystiques trouvent si réellement et clairement, que tout opérer naturel et humain se perd, et qu'on est souvent conduit à des passivetés et pures souffrances, qui ne contiennent pas des opérations actuelles ou formelles, mais plutôt un pâtir et un abandon de soi à Dieu, qui par sa volonté opérante cause tels ou tels effets en nous, pour le renversement, détachement et la mélioration de notre état fondamental, c'est pour cela que leurs documents et règles sont plutôt dressés pour enseigner l'âme à s'accommoder à une telle volonté divine, et accepter cette mutation de son état, et y correspondre, pour parvenir à la déiformité, au lieu de la corruption, que non pas de persuader à beaucoup opérer.

De sorte que comme les hommes doctes seront désabusés, quand ils connaîtront que la forme de l'état et de l'opérer humain et naturel de l'âme qui tend à la perfection, doit être changé en une autre surnaturelle et déiforme, par une participation et communication plus parfaite de la nature et volonté divine, qui s'acquiert par les préventions et secours des grâces actuelles que Dieu opère en nous, et notre fidèle coopération. Ainsi les mystiques et dévots [128] ne seront plus trompés ni arrêtés en chemin, mais iront toujours se perfectionnant, lors qu'ils croiront que cet être déiforme qu'ils expérimentent en leur intérieur, pensant avoir trouvé et posséder Dieu intimement, n'est pas l'essence ou volonté essentielle de Dieu mais seulement la participation d'icelle, solide et habituelle ; ni par conséquent notre fin. Mais le fondement et la première pièce du vrai état de la perfection […]

C'est ici le grand secret à découvrir aux âmes en cet endroit, que depuis l'état [2.99] de la privation, que l'âme mourant à soi vient à trouver Dieu, elle ne doit nullement plus procéder par vision ou contemplation, mais par l'être, unifiant avec soi tout ce qu'elle voulait contempler : en sorte que le Rien ne se doit pas occupé à contempler le Tout, mais de rien et du tout l'âme en doit faire son propre être fondamental d'une vie nouvelle. ... Concluant donc, je dirai que puisqu'il est ainsi, qu'être en Dieu et avoir Dieu habitant, vivant et opérant en nous, n'est autre chose que de l'avoir en tant que cause efficiente d'un être surnaturel en nous, il s'ensuit que ce n'est pas pour cesser de toute opération que nous sommes en Dieu : mais plutôt pour commencer à vivre avec lui de la vie de pure grâce et de déiformité [2.100] et ainsi parvenir à notre vrai fin, qui reste encore plus outre.

[2.195] […] il y a un grand chaos, l'espace d'un grand abîme entre ces deux états, de propriété et de déiformité ; tel que de celui-là on ne peut passer à celui-ci sans avoir dévoré cet abîme, qui est l'état de la privation totale, et surnagé par-dessus, et venu à port en la terre ferme des vivants ressuscités en nouveauté de vie selon Dieu. Et ce gouffre est un détroit et passage si notable, si affreux, si laborieux et difficile, que nul ne peut en façon quelconque se persuader de l'avoir (peut-être) outrepassé, qu'il ne l'ait bien aperçu […]

[3.118] Que nos âmes doivent être réunies à Dieu, comme l’effet à sa cause et derechef entées [enracinées] en lui, comme la branche en sa tige, le sarment en sa vigne ; pour être reproduites et mises en la lumière d’une vie nouvelle de participation divine. […] [3.120] Dieu n’est pas seulement un esprit très pur à la jouissance duquel nous pouvons parvenir […] Dieu peut vivre et opérer en nous […] être homme en nous […] [3.121] par forme de grâce et d’union mystique […] nous possédant, mouvant et gouvernant spécialement : non pas toutefois en sorte qu’il vive et opère seul en nos âmes à notre exclusion, mais que nous ayons aussi notre vie et opération de lui, par lui et en lui.

[3.135][Dieu] fait aussi d'icelle, et en icelle une anatomie merveilleuse et incroyable de tous les coins, degrés, états et opérations diverses qui se peuvent trouver ... [Il] la fait tant de fois passer par toutes les demeures, étages, et par les plus secrets cachots de sa capacité interne, la culbutant, renversant et changeant de bas à haut et de haut à bas, selon qu'il daigne opérer en elle diversement ; qu'enfin il conduit aussi cette âme par un tel chemin et artifice à la vraie et réelle connaissance de soi-même, lui mettant en évidence devant ses yeux ce qu'elle est et n'est pas, ce qu'elle peut et ne peut dedans, et avec, ou hors, et sans son ordre et gouvernement divin. Ce que tout demeurait caché et inconnu à cette âme si elle persistait toujours stablement au sommet de son esprit, jouissant actuellement du divin et y adhérant fixement.

[3.145] Qu’au lieu qu’en la première élévation à Dieu on pratiquait un progrès continuel vers Dieu par un oubli et détachement de soi-même, n’arrêtant en nul degré de son propre être, mais tendant et s’écoulant toujours en Dieu; afin qu’en se négligeant, on se peut finalement perdre et immerger en Dieu au sommet de son esprit ; ici au contraire ... rien de plus dommageable à l’âme [que si]... [3.146] elle voulait par actes de son désir, encore que subtilement produits, se promouvoir et adresser à Dieu comme à un autre et distinct par dessus soi. ... Le secret consiste à bien entendre, que la relation, ou l’attention, ou l’extension que l’âme doit avoir envers Dieu, ne doit pas être comme en tant qu’il est sa fin et le terme ou l’objet de ses opérations : mais comme préalable et premier principe fondal et fontal de tout son opérer : et en tant que tel, il n’est pas alors autre et distinct, mais comme devenu radicalement et fondamentalement son moi.

Voici en conclusion l’exposé dense et très précis du renversement de perspective que traverse le pèlerin mystique : Dieu n’est plus objet de désir, mais « celui qui en notre fonds est devenu ce que nous sommes » :

[3.148] Pour ce que l'âme en semblable recommencement est réduite à la seule pure et nue bonne volonté, sans aucune divine entité supérieure d'esprit ou d'intelligence ; et que le désir de Dieu est en cette âme de telle sorte uni et identifié avec son fond et sa bonne volonté, qu'il semble être une [3.149] même chose avec ce qu'une telle âme est. D'autant que toute sa vie, son être, son respirer, son opérer, c'est être toujours au désir de Dieu ; et ce quasi connaturellement. Tellement qu'elle n'a plus aucun besoin de s'exciter ou exercer au désir de Dieu : car tout ce qu'elle vit, qu'elle respire et qu'elle est, c'est substantiellement, réellement et en vérité être en désir de Dieu. N'étant pas néanmoins pour cela jamais oiseuse, ou persistante en un même état : mais marchant, et profitant toujours en la voie de Dieu. Excepté que son progrès se fait ici d'une façon tout autre et diverse qu'auparavant ; attendu qu'au lieu de s'entendre et de s'écouler en Dieu comme par-dessus soi, elle est maintenant contrainte de demeurer et consister tout en soi-même ; sans pouvoir même en ce sien propre état nullement comprendre la pensée objective ou finale de son Dieu.

Si qu'une telle âme a expérimentalement la compagnie de Dieu avec soi en son plus bas fond, non pas comme fruitivement possédé, mais comme premier principe de tout son être et opérer ; comme consort [161] et participant de tout le travail qu'elle doit subir en achevant le pèlerinage de cette vie ; non pas en lui ôtant les croix, travaux et fâcheries d'icelle, mais comme ami fidèle, qui lui rend le fardeau léger, la soulageant et le portant avec elle. D'où se peut voir qu'il ne faut pas seulement penser de Dieu en ces chemins ici, comme de celui auquel finalement nous tendons, et duquel nous pouvons jouir au sommet de notre esprit ; mais encore comme de celui qui en notre fonds est devenu ce que nous sommes. Et pour ce, le portant avec nous comme notre moitié, c'est lui qui vit, opère, et fait avec nous tout ce que nous vivons et faisons ; à savoir en forme et en qualité de premier principe.

Deux capucins nés en France

Martial d’Étampes (1575-1635) 

Jean Raclardy  qui deviendra Martial d’Étampes est né le 22 juillet 1575, dans une famille de petits artisans1170. Il entra le 20 juillet 1597 au couvent des capucins d'Orléans, où il eut la chance de recevoir l'habit des mains de Benoît de Canfield, alors maître des novices ; puis il fit profession le 29 juin 1598 entre les mains d’Honoré de Paris1171. Il fut absorbé par la tâche de maître des novices (Meudon, Paris, Troyes, Amiens) et de confesseur de religieuses capucines à Paris, puis résida à Amiens de 1631 à sa mort. De santé fragile, il exerça sa patience dans ses infirmités. On lui attribue miracles et prémonitions. Le Nécrologe1172 en fait grand cas :

Il était porté d'une charité si grande envers les infirmes et ceux qui étaient en quelque nécessité, qu'il eut employé sa vie et incommodé sa santé pour leur porter du soulagement, et était si compatissant aux besoins et nécessités des affligés, qu'il en pleurait de compassion.

Son enseignement est à la fois humain et élevé. Tous sont appelés. Chaque acte d’une méthode d’oraison est déjà une oraison, aussi devons-nous y entrer « comme à yeux clos, car Dieu n’a pas besoin de nos règles pour nous donner ses grâces et lumières1173 ». Il parle des « secrets sentiers de Son divin amour », en référence à Constantin de Barbanson1174.

L’Exercice des trois clous… « conduit l’âme jusqu’à la plus haute perfection … On y rencontre pour ainsi dire l’essence de la spiritualité mystique de son époque…1175 » : il s’agit, reprenant ses termes, de « plonger en Dieu comme des poissons dans l'eau. » C’est un acte de la volonté, au travers des images, qui demande simplement quelques paroles amoureuses, « sans plus d'autres inventions pour aimer que l'amour même, car rien n'est plus propre à produire un feu qu'un autre feu. » Cela suffit car « le doux, simple et amoureux souvenir de Dieu contient éminemment tous les autres actes que l'on pourrait produire, comme de dresser son intention. » Il est dans la lignée de Canfield : « Acquiescez à Sa volonté pour ne ressentir plus qu'un seul vouloir. [Car] Dieu est toujours présent, paix et repos au centre de soi-même » sans attribut particulier pour Celui qui s’annonce par : « Je suis qui suis. » La patience est requise car, « fontaine de bonté, il ne peut opérer que le bien dans le mal qu'Il permet de nous arriver. » On atteindra finalement un état où « l'on ne reconnaîtra plus que Dieu en nous, par la grâce de son opération » tandis que « nous ne verrons plus que Dieu en toutes choses. » 

On trouve l’écho de son exigeante tendresse dans des lettres :

C'est le propre des bonnes âmes, plus elles approchent du soleil, de se perdre de vue et de s'anéantir tellement, qu'elles ne voient pas seulement leur ombre, car elles n'en ont point du tout tant elles sont dans l'anéantissement et basse estime d'elles-mêmes […] Interrogez votre pauvre cœur pour savoir ce qu'il désire, et quand vous trouverez que ce n'est pas Dieu ou ce qui vous peut aider à vous élever à lui, recourez-y promptement, et vous remettez en Dieu seul. Cette remise de votre esprit en Dieu souvent pratiquée vous apportera un grand profit, et abondance de fruits, et s'ils n'ont été si grands depuis mon départ, ce n'est pas faute que je n'ai prié Dieu pour vous, et si vous ne vous avancez, c'est que mes prières ne sont exaucées pour n'être assez ferventes, priez qu'elles le soient […] Frère Martial, capucin inutile, et en parfaite santé grâce à Dieu1176.

Le Traité très facile commence par traiter de l’oraison mentale :

La dévotion n'est pas un sentiment comme plusieurs se persuadent, mais c'est un acte de la volonté par lequel on se porte promptement au service de Dieu1177.

L’expérience acquise dans son ministère lui permet de donner quelques conseils pour passer de la méditation au « silence de l’esprit » qui est la marque de l’entrée dans l’oraison dite passive :

Il faut passer au travers des images, objets, distractions, et diverses pensées qui se présenteront à notre pauvre esprit pour détourner notre vue de Dieu, et demeurer fixes en ce simple regard tant qu'il nous sera possible, sans pourtant nous forcer, ni violenter la tête, ni l'estomac ; et pour pratiquer ceci plus facilement, il faut jeter les yeux de l'esprit sur la grandeur de Dieu, sur sa majesté, sur sa bonté, puissance, sagesse, et autres perfections; mais particulièrement sur son amour, duquel Il s'aime Lui-même, nous en réjouissant et L'en congratulant, en comprenant telles perfections seulement en bloc, et sans aucune spéculation ou distinction, les admirant et contemplant simplement au plus intérieur de notre [177] âme ; puis en un instant il faut retomber sur notre néant au plus intime de notre âme. Ce regard doit être accompagné d'une grande révérence, qui causera une douceur en notre intérieur et un silence en notre esprit, dans lequel nous devons demeurer tant qu'il durera.

Dans les distractions de l’oraison, si l’annihilation active canfieldienne ne marche pas, il conseille en toute simplicité de se « plonger et jeter en Dieu comme des poissons dans l’eau » :

Quand nous voyons donc la complaisance, le chagrin ou le dégoût survenir, soit en l'opération intime, soit en l'oraison, qui est son propre lieu, ou parmi les hantises et actions du prochain, sans que nous nous amusions à combattre tels fantômes, il faut, par un acte de foi, croire fermement que toutes ces tentations, distractions, dégoûts, inquiétudes, efforts, perturbations ; et bref tout ce que les démons nous peuvent susciter, ne sont pas capables de faire que Dieu nous soit moins présent ni qu'il soit moins digne d'être notre unique objet, ni empêcher que nous ne prenions en Lui en ce temps-là même notre très parfait contentement : et si les [184] distractions nous ont possédé quelque temps, en telle sorte que durant leur violence nous n'ayons eu le loisir de recourir à l'anéantissement actif, comme il arrive souvent en l'oraison et en d'autres rencontres, nous nous devons au moins pour lors abîmer, plonger et jeter en Dieu comme des poissons dans l'eau, sitôt que nous nous apercevons du péril auquel nous sommes. C'est pourquoi il faut toujours nous tenir sur le bord du lac […] 

Il recourt à la comparaison traditionnelle illustrant le dur chemin de transformation et qui sera si souvent reprise :

[…]et qu'il faut que nous nous considérions comme le blé qui sert tant à l'entretien et à la nourriture des hommes, et qui ne peut être bon à manger s'il n'a pas passé par beaucoup de métiers, parmi lesquels il semble qu'il doive être plutôt consommé et anéanti, que pouvoir servir à aucun usage ; car le jetant premièrement en terre, qui ne dirait qu'on le veut perdre en le faisant pourrir ? Le mettant puis [188] après sous un fléau, l'écrasant entre deux meules, le jetant dans un four embrasé, qui ne dirait qu'il est entièrement perdu ? Et cependant c'est pour lors qu'il est plus propre pour nos usages1178.

L’in-action ou action divine dans l’intérieur assure une nouvelle naissance dans le silence de toutes nos puissances :

C'est là pareillement l'exercice des âmes avancées, qui sont tirés de Dieu par un mouvement particulier, ou par je ne sais quelle impuissance de ne pouvoir faire autrement, ce qui arrive par un délaissement intérieur qui les rend incapables d'une plus grande et plus actuelle occupation d'esprit, ou par une disposition corporelle qui leur donne le même empêchement : et c'est l'exercice de la seule chose nécessaire que Notre Seigneur recommandait tant à Marthe, et dont il louait si hautement Marie, qui écoutait dans le plus intime et le plus [311] profond de son cœur avec un profond silence ces divines paroles, au pied de lesquelles étaient prosternés. Ainsi les âmes séraphiques n'ayant qu'une pensée, qu'une volonté et une action en l'objet de Dieu seul, si simplement, si nuement, si paisiblement écouté, elles semblent plutôt souffrir la suave inaction de Dieu qu'agir d'elles-mêmes ...

Ce saint exercice nous a été enseigné de Jésus naissant aussi bien que de Jésus prêchant Marthe et Marie : naissant, parce qu'il naquit au temps de la minuit, que toutes choses étaient en un très profond silence, comme dit le Sage, afin que cette sienne seconde naissance temporelle répondit à l'éternelle, qui est grandement silencieuse ; que la troisième naissance qu'il prétend faire en nos âmes, fût en quelque façon semblable aux deux susdites, par la pratique d'un silence universel de toutes nos puissances, en l'objet de quoi que ce soit, excepté de Dieu : car autrement comme Dieu ne se manifesta pas à Élie dans le tourbillon ni dans la commotion, ni dans le feu, mais dans un doux [314] respir d'un très agréable zéphir […]

La garde du cœur est permanente, sans effort :

Une âme séraphique, selon cet exercice, depuis le lever du matin jusqu'au coucher du soir, ne fera donc autre chose intérieurement, à quelque action qu'elle vaque, soit profane ou sainte, que de se recueillir toute en la simple vue de Dieu seul ; à chaque [321] fois qu'elle y retourne, si elle s'aperçoit en sortir par quelques distractions, elle y rentre aussi paisiblement et confidemment, comme si elle n'en eût jamais sorti, […][327] Se portant donc ainsi avec les ailes d'un souvenir simple, et d'un amour pur vers Dieu leur unique objet, comme si elles n'avaient que cela à faire et à voir, elles y découvrent tout ce qui se passe et s'élève de tumultueux en elles-mêmes, pour le calmer aussitôt, ni plus ni moins qu'en voyant dans un miroir les tâches et les difformités de leur visage […] Cette voie de l'âme fait un bruit silencieux comme le murmure confus des eaux, et le son de Dieu sublime, parce que tout ce qu'elle voit par pensée et qu'elle reçoit de l'amour de Dieu (qui sont les deux ailes qui l'élèvent) n'est rien de distinct par autre attribut particulier ; ainsi Dieu parlant de soi-même à Moïse, ne lui dit-il pas : « Je suis qui suis », sans dire quel qu'il était. C'est aussi le même langage de l'Épouse parlant de son Époux : « mon Bien-aimé est à moi et moi à lui », sans spécifier quel est le Bien-aimé, ni quel est la Bien-aimée, pour donner à entendre qu'il est tout son bien, toute sorte [330] de perfections […]1179

Dans L’Exercice des trois clous…, les clous sont « conformité, uniformité, et déiformité1180 », et non pas quelque dévotion imaginative comme pouvait le faire croire le titre de l’œuvre dont nous avons indiqué l’origine fortuite dans la note bibliographique. Il s’agit de l’expérience très concrète d’une transformation dans la vie, que l’on ne peut se cacher1181 :

[195] Nous expérimenterons en nous-mêmes de si grands changements intérieurs et extérieurs, que nous ne les croirions pas, si nous ne les voyons de nos propres yeux, mais par des effets quasi inconcevables de la sainte opération de l'esprit de Dieu en nous, comme de paix sans plus d'inquiétudes […]

La fonte de la volonté dans l’amour divin donne un assouvissement total :

Notre volonté étant fondue par le feu du divin amour, elle s'écoulera tout en Dieu, pour n'avoir plus et ne ressentir plus qu'un seul vouloir, semblable à celui de Dieu et par ce moyen plus divin ; que tous nos désirs et souhaits seront accomplis, d'où nécessairement s'ensuivra la paix ; car le plus grand ennemi d'icelle, qui est notre propre volonté, étant surmonté, et lui ayant fait jeter les armes par terre, toutes les guerres viendront à cesser, tant les inquiétudes d'esprit que les perturbations de cœur, causées [214] par les dérèglements de la propre volonté en soi […]

Renoncez aussi à tous les choix et élections de vos raisons humaines et propre jugement: encore que très bonnes et très saintes, qui ne font que tyranniser votre pauvre cœur et le désunir de Dieu : c'est pourquoi anéantissez toutes les vues et lumières de votre esprit, encore que très justes et raisonnables, qui vous troublent et inquiètent, et divisent votre cœur de l'unité, pour vous rendre en tout [225] uniformes par la lumière de la foi, afin de dissiper toutes les multiplicités et de vous faire reposer non plus en votre plaisir mais seulement en celui de Dieu en l'état où vous êtes.

Puis l’abandon conduit à « voir toutes choses en Dieu », nous déiformant :

[…] Ne faisant quasi plus rien de nous-mêmes, comme si nous étions [253] dans l'impuissance : nous devons voir Dieu en toutes choses, ou plutôt toutes choses en Dieu, […] Cette fidèle pratique nous rendra toujours déiforme, c'est-à-dire qu'elle transformera nos actions humaines en divines […]

Ici notre conversion doit [317] être ferme, notre récollection stable, notre introversion continuelle, notre paix très grande, et notre tranquillité très simple : pour ce que nous commençons à entrer dans la région déiforme, sur le haut de la montagne de l'esprit, au lieu du calvaire, d'où elle ne doit plus rien respirer que l'air du paradis, et aspirer, et soupirer de vivre dans la pureté de l'esprit, en paix et silence, au-dessus de tous les troubles et inquiétudes de la nature, et là aimer Dieu sans moyen.

Il affirme nettement la possibilité d’une union divine en utilisant subtilement l’image classique du miroir :

L'union est toute spirituelle […] lui fait trouver Dieu partout, même dans les plus grandes souffrances : avec l'épouse, elle en jouit comme d'un beau lys entre les ronces des tribulations.

C'est la pratique de la déiformité, où Dieu par l'abondance de ses grâces, dissipe tous les empêchements et anéantit tous les milieux et entre-deux de l'union de notre esprit pour nous unir à Lui : car par cette pratique, ne voulant rien, ne désirant rien, ayant tout quitté, n'ayant plus nulle propriété, notre âme sera comme un très beau miroir, dans laquelle se pourra former l'image des vertus de Jésus-Christ crucifié, et surtout de la charité. Or prenez garde, que pour former l'image dans le miroir, il doit être éloigné de l'objet pour la représenter au vrai, et voilà ce que l'âme fidèle fait par l'anéantissement sous les pieds de toutes les créatures : et c'est en ce temps que ce grand [465] Dieu par un amour de bienveillance, forme en cette âme l'image de sa toute-puissance, de sa bonté et de son amour […]

L’œuvre se termine par quelques conseils pratiques et un encouragement :

[626] […] Servez-vous des vertus et jamais ne servez les vertus […]

Chaque degré est divisé en quatre articles, […] Le quatrième article est l'opération de Dieu; et c'est lors qu'il vous donne l'assurance, par l'expérience de sa proximité, et qu'il vous regarde ; car ce regard amoureux sur vous, dissipe par un instant tout le mal [642] qui est en vous, pour vous remplir de tout bien […]

Martial eut un disciple capucin notable, Jean-François de Reims.



Jean-François de Reims ( ?-1660).

On sait peu de choses de lui. Entré chez les capucins en 1615, il apprit de Martial d’Étampes à partager « le même climat de liberté intérieure, la même préoccupation d’initiation mystique… » Son expérience servit dans la conduite des monastères de religieuses et le gouvernement de maisons de sa province. On rapproche son enseignement de la « doctrine » de l’ardennais Jaspart1182. Il aurait influencé saint Jean-Baptiste de la Salle, né également à Reims, fondateur de l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes1183.

Jean-François est méconnu de nos jours, tout comme Martial, son inspirateur. Il est l’auteur de La vraie perfection… dans l’exercice de la présence de Dieu, ouvrage qui eut de nombreuses éditions1184 et qu’il a corrigé d’édition en édition : celle de 1660 que l’on peut considérer comme l’édition de référence (« dernière du vivant de l’auteur ») est quatre fois plus étendue que celle de 1638 !  Nos extraits proviennent de l’édition de 1646.

Il conseille l’abandon total entre les mains de la grâce :

[16] Il est en toutes choses pour leur donner l'être et la puissance d'opérer, et hors de toutes choses pour les renfermer en Soi comme dans Son sein ; Il est sans division quelconque, étant tout en toutes les parties du monde. ... Il y est par Puissance, c'est à dire, qu'il y exerce son pouvoir, en leur donnant la force et la puissance d'agir.

Vous pourrez vous mettre en la présence de Dieu en une manière encore plus parfaite. C'est qu'après l'avoir conçu présent en vous, non avec rapport aux créatures ou à vous comme dessus, ni en considérant ses perfections en particuliers, mais l'envisageant avec une vive foi dans le fond de votre âme, en gros et par une vue confuse comme un bien universel, qui est infiniment au-delà de tout ce qui se peut imaginer ou penser : après l'avoir, dis-je, l'avoir conçu de la sorte, vous devez vous donner et attacher par affection entièrement à lui, comme il est en lui-même, dans un acoisement [apaisement] et profond silence de toutes vos puissances, le laissant agir en vous beaucoup plus que [40] d'agir de votre côté […] Nous voulons toujours agir, d'autant que nous y trouvons quelque satisfaction de nature, et partant nous empêchons l'opération de Dieu en nous, lequel [41] s'il trouvait notre âme dans une parfaite mort de toutes propres recherches, la posséderait si parfaitement, qu'elle ne serait plus agie ni agissante que par lui.

[43] Ou bien demeurer simplement dans l'action où sa volonté vous voudra, et la faire comme si vous étiez devant lui ; et ainsi vous pourrez facilement demeurer en sa présence en toutes vos actions, même dormant, car vous endormant en sa vue et dans sa volonté, vous le trouverez auprès de vous lorsque vous vous éveillerez, parce que le sommeil ne l'en a point chassé, et vous aussi auprès de lui, puisque vous êtes dans l'exécution de sa volonté.

Il évoque le désir « d’affections divines », écueil habituel après les années de « lumières » lorsqu’on entre dans la « foi nue » :

Gardez-vous bien en vos oraisons d'empêcher l'opération de Dieu présent en vous, ni par le mauvais usage des grâces sensibles ou intellectuelles, en les recevant avec trop d'avidité, ni par un désir empressé de les avoir, lorsque sa divine Providence vous en privera : car c'est une erreur commune qui retarde la plupart des esprits, qu'on ne fait rien qui vaille dans l'oraison, quand elle est destituée de lumières et d'affections divines, qui touchent le sentiment, ou qui se ressentent en l'esprit ; et néanmoins c'est là où l'amour de nous-même trouve sa ruine, et où nous nous perfectionnons davantage. Ne cherchez donc pas en vos oraisons le goût et le repos de votre esprit, mais le repos et le règne de l'esprit de Dieu, qui ne peut être établi en vous que par la destruction du vôtre. Si Dieu intimement en vous, vous est un Dieu caché, adorez-le dans cette obscurité, [54] et parvenez à lui par cette voie ; car ces obscurités vous seront des lumières pour arriver à lui, puisqu'elles vous feront perdre la vue de vous-même, pour ne regarder que lui dans les ténèbres de la foi.

Et de vrai, si nous voulons faire quelque progrès, et entrer dans le cœur de Dieu, en nos oraisons, il faut que nous paraissions nus devant lui, et que nous le cherchions dans la privation de tout ce que notre appétit peut désirer, autrement nous ne le trouverons jamais pour en jouir parfaitement ; si jusque à présent il ne s'est pas communiqué à [60] nous, c'est que nous n'avons pris cette résolution. Hélas combien marchandons-nous avant que de la prendre ? Nous nous flattons dans cette pensée, que nous ne faisons pas bonne oraison en cet état de privation, et ainsi nous nous entretenons toujours dans le désir de rentrer en l'état de consolation.

La présence de Dieu en nous se traduit par l’amour universel :

Que si vous voulez avoir une conception encore plus relevée de la présence de Dieu généralement en tous les hommes, tendance aussi à cette vertu de charité : c'est que comme toutes les personnes divines très présentes en elles-mêmes, s'aiment d'un amour infini et inséparable ; aussi cette amoureuse présence qui se retrouve généralement en un chacun de nous, tend à nous unir non seulement avec Dieu par amour, mais aussi entre nous. Et à cet effet elle nous fait découler de sa charité infinie, les vertus nécessaires pour l'entretien de cette charité fraternelle, la mansuétude, de l'humilité, la miséricorde, la tolérance des imperfections, le pardon, [167] l'oubli des injures, etc. […] Et comme cette bonté infinie qui est en nous, nous rend ses biens communs en nous les communiquant, afin de nous unir plus étroitement à soi ; aussi cette divine présence qui se retrouve en tous les hommes, fait que les biens que avons reçus de sa libéralité, sont communs à notre prochain et à nous, et qu'ils servent pour nous unir plus parfaitement avec lui par union de charité. Voilà comme cette aimable présence nous unit non seulement avec Dieu, mais aussi entre nous très parfaitement, afin qu'étant ainsi unis par union de charité, nous retournions à lui comme à la souveraine unité.

Dieu ne se contente pas de produire en l’âme cette profonde humilité dont nous venons de parler, mais à même temps il lui communique son amour, & ce ordinairement selon la grandeur de l’humilité susdite. Or pour l’établir en ce saint amour, il lui fait connaître premièrement la grandeur de sa dilection en son endroit, & lui en donne des touches & des assurances si grandes qu’elle ne peut plus douter de ce sien amour, ce qui lui donne [450] une telle confiance en lui & de son assistance jusqu’au bout, que toutes les privations & autres croix qui lui peuvent arriver, ne lui font pas perdre cette confiance amoureuse, qui lui est demeurée de ses touches divines.

Martial a vu la mer car il vécut près d’Amiens : après une mise en garde contre les livres, il compare à l’écume ce qu’il faut abandonner pour accueillir Dieu en soi :

À quoi [460] j’ajouterai que les âmes qui y sont élevées entendent mieux ce qui se passe, leur intérieur ayant Dieu même pour guide & pour précepteur, que tout ce que les livres leur en peuvent déclarer ; & se trouvent pour l’ordinaire plutôt embrouillées par la lecture des livres qui en traitent, qu’enseignées & soulagées.

Il me reste seulement à vous dire que la cause pour laquelle cette divine présence ne produit pas en nous les degrés & effets susdits, n’est autre que notre indisposition ; car comme le soleil matériel n’imprime ses rayons [que] sur un sujet bien poli, de même ce divin soleil n’envoie ses grâces [que] sur un sujet bien disposé. Et comme la mer ne souffre rien d’impur, mais jette toute l’écume dehors, même les corps morts ; ainsi Dieu ne veut rien d’impur, & ne peut demeurer avec [461] ce qui ressent la mort & l’impureté. Il faut donc que ce Dieu de pureté ne trouve point d’obstacles en nous, mais qu’il y rencontre un cœur dépouillé et vide de toute créature, afin qu’il le puisse remplir de lui.



Franciscains récollets

Parmi les observants, le désir d’une plus grande solitude donna lieu à l’établissement de communautés dont les membres s’adonnaient à l’oraison régulière. Elles s’organisèrent peu à peu en provinces indépendantes. En Espagne surtout, certains évêchés, monastères et les lieux de retraites ou recolectorios, « déserts » franciscains, pratiquaient cette vie d’oraison intense. Au chapitre général franciscain de 1502, s’institutionnalisèrent les maisons de retraite où se pratiquait le recogimiento : l’on priait en ces lieux jusqu’à douze heures par jour1185 ! Ceux qui retrouvèrent ainsi une vie intérieure furent à l’origine des récollets.

En France, l’origine serait sans doute à rechercher en Aquitaine. Conjoints peut-être à des migrants d’Espagne, les récollets prospérèrent et finirent par absorber partiellement les observants (entièrement en Belgique et en Allemagne, pays « dépeuplés » à la suite de nombreux retours à la vie civile qui furent permis ou imposés par les protestants)1186.

Par leur importance, ils forment le troisième groupe de nos mystiques franciscains, après les capucins et les membres des deux Tiers Ordres. Le premier d’entre eux est Séverin Rubéric, un « passeur » spirituel quelque peu isolé en Guyenne, province proche de l’Espagne.

Séverin Rubéric ( ? – après 1625)

La réforme des récollets née en Espagne s’introduisit en France à partir de 1590. Ils vivaient dans la contemplation, la pénitence, une stricte pauvreté. En 1616, la province d’Aquitaine fut fondée avec le P. Séverin Rubéric comme ministre. Il eut à défendre la réforme contre des manœuvres d’observants, adressant en 1625 une supplique au pape pour obtenir qu’ils fussent unis aux capucins - alors dans leur première ferveur - s’ils ne pouvaient rester indépendants.

On n’en sait guère plus sur ce frère mineur, sinon qu’il a été confirmé comme gardien du couvent de Cognac en 1614, prêcha une mission à Bergerac en 1620, intervint en 1622 dans une fondation au Dorat, et fut conseiller de la fondatrice des clarisses de Saintes. De cinq ouvrages spirituels devenus rares sinon introuvables, nous retiendrons les Exercices sacrés de l’amour de Jésus1187, dont nous citerons les avis portant sur la voie unitive1188.  Il y affirme la réalité de l’expérience mystique, et comme Canfield, l’existence après un certain temps d’un état d’union « habituelle » avec Dieu :

La voie d’amour (1623) : Avis sur les quatre méditations de la vie unitive

1. L'amour divin purge l'âme, l'éclaire, l'unit à son principe et souverain Bien : il ne peut plei­nement éclairer s’il n’a purgé, ni ne peut intimement unir s’il n'a éclairé. ...

2. L'âme est capable de recevoir cet effet de l'amour et peut être unie même dès cette vie à son Dieu ; car elle a en soi une partie suprême laquelle est pure­ment spirituelle, appelée esprit par saint Paul écrivant aux Galates, chap. V : “Marchez en esprit”. C’est le sommet ou pointe de l'âme où les simples vues et conceptions spirituelles et éternelles de Dieu, et des vérités et perfections divines se forment ... cette union est une action, qui, comme un lien fort étroit, serre fortement l’âme avec son Dieu.

3. Toute action que l'âme exerce envers son Dieu n'est pas union, mais seulement celle-là qui, lui mon­trant son cher Époux intimement présent au fonds de son esprit, la lie avec Lui comme un bien qu'elle pos­sède, et non qu'elle va chercher fort loin, lui montrant, dis-je, présent, non par simple foi, mais par véritables expériences et sentiments spirituels, ou par une intime et secrète communication que l'âme prend, d'une manière indicible, de la présence de son Époux.

Cette action se commence en l'entendement, mais elle se perfectionne et accomplit en la volonté, par un pur amour possédant et fruitif, qui unit la volonté avec la cime de l'âme, à la suprême et unique Bonté, et ensuite d’icelle l'entendement est encore plus uni et toutes les autres puissances inférieures sont aussi souvent attirées à cette union, autant qu'elles en sont capables, sans qu'elles en soient empêchées de leurs objets sensibles : par ainsi toute l'âme est unie à son Dieu : « Mon cœur et ma chair ont tressailli en mon Dieu »1189, dit le Roi-Prophète.

Premièrement, mon cœur, qui est ma volonté, se réjouit [251] en mon Dieu, Le possédant ; puis toutes mes autres puissances, même les sensitives, qui sont en la chair.

4. Cet amour d'union est précédé d'un acte de suprême contemplation et élévation en l'entende­ment, lequel, éclairé d'une lumière divine, surnatu­relle, montre à la volonté que Dieu comme une Vérité très simple et essentielle, et comme une Bonté unique toute savoureuse, remplissante et regorgeante, est présent à l'âme, à ce qu’elle entre en possession et jouissance suréminente et ineffable ; selon Cassien, « La vérité contemplée est l'aliment de l'amour. »

Après cet acte très simple de nue contemplation, la volonté s'embrase et s'enflamme par un amour qui lui fait jouir de ses délices, et qui la lie et serre avec son Époux. La volonté ainsi enflammée entraîne encore et ap­plique de plus en plus l'entendement [251v] à la très nue et éminente vérité de Dieu, jusqu'à ce qu'enfin l'admira­tion, suspension, ravissement et ex­tase parfois s'accomplissent en l'entendement, et adhésion en la volonté. Cette union, à raison des actes de l'entendement est effet de l'intelligence et sagesse, deux dons très excellents du Saint-Esprit ; mais à raison de ceux de la volonté, c’est une action d’une charité très parfaite et accomplie [...]

[254] 6. L'une et l'autre de ces deux unions si admirables et intimes, qui approchent de si près celle qu’ont les bienheureux en la jouissance de Dieu ne sont pas une fiction ou imagination des âmes dévotes. Car outre l'expérience très certaine des justes et des saints, l’autorité de l'Écriture et des Pères nous certifient et assurent que Dieu fait cette grâce à Ses amis intimes, que de leur commu­niquer sa jouissance par une union intime autant qu'il est possible à l'état des voyageurs, qui tendent à la dernière et consommée jouissance. Saint Paul écrivant aux Corinthiens, en la première [épitre], chapitre 6, dit que celui qui adhère à Dieu est fait un même esprit avec lui […]

7. Cette union n'est pas continuée en l'âme, quand elle l'a une fois, pendant tout le temps de cette vie, sans aucune interruption, car les actions nécessaires de cette vie, auxquelles elle se doit occuper, ou par l'obligation de son état ou par charité la divertissent souvent, et par leur occupation lui ôtent l'attention d'entendement [255v], et de volonté qu'elle doit avoir en l'union. Au commencement avant qu'y être habituée, elle n'y peut pas pour l'ordinaire demeurer longtemps, parce que ses puissances ne peuvent pas tenir bon en l'abstraction et unité d'opération : mais retournent aussitôt à ce à quoi elles sont accoutumées, c'est-à-dire aux sens et en la multiplicité, ou diversité d'opérations, de discours, de vues et d'affections. L'âme dis-je, ne peut pas demeurer au commencement qu'elle passe en l'état d'union, que fort peu temps en cette union sacrée, et même n'y retourne pas aisément, à cause qu'elle n'est pas encore en l'état d'icelle, n'y est pas habituée, mais quand elle y a fait progrès, elle prend une habitude qui lui rend cette divine union plus facile, pour la reprendre à toutes les occasions et la continuer plus longtemps, pour lors elle est en l'état de l'oraison d'union, qui est une station d'une âme illuminée pour jouir de son Dieu par [256] fruition tant qu'il lui est permis.[…] 1190

L'âme ayant acquis cet habitude et facilité est dite être en l'état d'union, est dite mener une vie unitive ; parce qu'elle ne vit spirituellement que de la vie d'union. Toutes ses actions intérieures et spirituelles sont union, ou pour l'union, ou de l'union sainte et sacrée : car s'il y a, en cet état et vie, une plus exacte purgation des impuretés de l'âme et illumination des vertus, tout cela se fait pour l'union et de l'union comme de sa cause […]

8. L'âme qui est en cette habitude d'union, et en l'état de la vie unitive, doit être stable en l'amortissement de tous ses sentiments, de tous ses appétits, passions et désirs. L'imagination et fantaisie doit être purifiée de toutes les images qui l'emportent tantôt d'un côté tantôt d'un autre, et doit être en telle disposition qu'elle ne soit pas facile à recevoir les impressions des objets sensibles, ni à s'attacher à quelque objet ou action de laquelle elle a reçu l'image.

L'entendement doit être simplifié de la multiplicité de ses pensées, premièrement déréglées, secondement de celles qui consistent en discours et longs raisonnements, soit des choses extérieures, soit des objets sensibles, soit des objets spirituels, et qui appartiennent aux sciences. Troisièmement, il doit être détaché de toutes spéculations, tant hautes et sublimes soient-elles ; il doit être mort à toutes propres opinions [257 v] et lumières qu'il a acquis et appris en l'étude des sciences à toutes inspirations et illustrations reçues en l'oraison, à tous propres jugements, et tout cela pour être réduit à une simple et nue pensée de l'unique vérité de Dieu existante par soi-même en toute l'éternité, voyant toutes autres vérités des créatures contenues sous cette unique essentielle vérité, et réduisant à cette unique et simple pensée de Dieu toutes ses pensées, vues, et raisonnements, qu'il est nécessaire qu'elle forme de choses qu'elle traite.

La volonté ne doit avoir aucun désir, affection, ni attache à aucune chose que ce soit, à aucune action, soit intérieure, soit extérieure, à aucune grâce, ni disposition divine ; ne doit avoir aucune propriété, mais toutes ses affections doivent être réunies et réduites au simple amour de Dieu regardé comme présent intimement à l'âme, afin qu'en toute liberté, l'âme se puisse [258] unir à Dieu par cet amour en toutes les occupations et actions auxquelles elle se rencontre et se trouve […]

10. Quand l'âme est établie aux choses susdites, que son jugement est au-dessous de tous les jugements, principalement de son conducteur, sans aucune sienne propriété, que sa volonté est au-dessous de toutes les volontés, unie par conformité à celle de Dieu, que toute la vertu active qu'elle a pour opérer, et toute la capacité passive qu'elle a pour être émue de Dieu et recevoir ses illustrations, inspirations et élévations, est subordonnée à la disposition de la volonté divine [259v] pour agir quand elle voudra et se tenir en passiveté quand elle le disposera ; quand en toutes ces actions intérieures et extérieures, et en toutes ses paroles et discours, elle tâche, anéantissant la nature, d'attendre et suivre les mouvements de la grâce, donnant à elle toute son opération, ne faisant rien sans consulter la grâce et la demander ; quand, dis-je, l'âme est établie en toutes ces choses, et que Dieu lui donne la grâce de la mouvoir souvent à l'union sacrée, nous pouvons dire qu'elle est en l'état de la vie unitive.

11. Partant c'est une chose certaine qu'il y en a fort peu qui soient en cet état, quoique plusieurs pensent y être, s'élevant d'eux-mêmes à une vie suréminente, sans que Dieu les y fasse monter […]

L'amour divin tend bien à l'union sacrée dès le premier instant qu'il commence d'être en une âme, et la convertit à Dieu, mais c'est de loin : il ne l'exécute pas aussitôt, c'est en son temps après qu'il a purgé, éclairé et illuminé, après qu'il a détruit les imperfections, propriétés, et attaches qui contrarient à cette union et produit les excellentes vertus qui y disposent. Le feu sépare les choses dissemblables, mais il assemble, congrège1191, et unit celles qui sont de même et semblable nature. L'amour divin est un feu, qui nous trouvant en son commencement dissemblable à Dieu par nos vices et impuretés, nous éloigne de l'union avec sa bonté et par l'abaissement et anéantissement de nous-mêmes, qu'il cause en nous purgeant ; puis nous ayant rendus semblables aux perfections divines et à notre bien-aimé tout par les excellentes vertus de Jésus acquises par son illumination, nous unit à Dieu, et nous constitue en l'état, habitude et disposition de l'union sacrée.



Victorin Aubertin (1604-1669)

Récollet de Nancy, définiteur, « maître en théologie mystique1192 », Victorin Aubertin est associé à Jean Aumont  comme théologien de l’école de l’oraison cordiale1193. Son vocabulaire est proche de celui de Constantin de Barbanson.

Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667).

Leçon troisième. Diverses manières de pratiquer l'oraison.

Demande : Y a-t-il plusieurs sortes d'oraison ? Réponse : Oui. La première est une oraison de discours ...

D. : Est-il nécessaire que l'âme qui a quitté les discours et les formes, s'occupe de Dieu par une connaissance de lui au moins confuse et amoureuse ? R. : Oui. Parce que l'âme ne peut persévérer autrement en ce à quoi elle est parvenue par l'action de la puissance sensitive ou spirituelle. Par ses puissances sensitives elle discourt, elle cherche, elle opère les notices des objets, et par les spirituelles elle se réjouit en l'objet des connaissances reçues en ses puissances, sans qu'elle opère plus [120] avec travail, avec enquête ou discours. Voilà pourquoi, après avoir quitté les opérations des puissances sensitives, cette connaissance générale de Dieu est nécessaire ; autrement elle serait oisive et sans tendance vers Dieu.

D. : Cette connaissance confuse et amoureuse de Dieu, est-elle connue de l'âme contemplative ? R. : Parfois elle est si subtile et si délicate, si pure, si simple, si spirituelle et si intérieure, que l'âme n'en a ni vue ni sentiment : comme le rayon du soleil qui entre par une fenêtre […] si ce rayon passait par une fenêtre et sortait par une autre sans rencontrer quelque corps, il serait si pur qu'il serait imperceptible. Ainsi quand la lumière surnaturelle entre dans une âme pure, simple, et dénuée de toutes les formes intelligibles qui sont des objets proportionnés à son entendement, elle ne la sent ni ne l'aperçoit ; au contraire tant plus elle est parfaite, tant plus elle lui cause de ténèbres, parce qu'elle l'éloigne des lumières ordinaires de formes et de fantômes.

Quelquefois cette lumière divine investit l'âme avec tant de brillant qu'elle ne voit ni lumières ni ténèbres. Il lui semble qu'elle ne conçoit aucune chose ; ce qui la met dans un si grand oubli, que plusieurs heures se passent en oraison,[122] pensant n'y avoir pas été un moment à cause de la pureté et simplicité de la connaissance qui l'occupait, et laquelle l'élevant au-dessus de toutes les formes et appréhensions, ne lui permet pas de réfléchir sur aucune différence de temps. L'âme pourtant n'est jamais plus occupée, parce qu'elle n'est jamais plus intelligente, et tant plus elle approche de Dieu, et tant plus cet accident lui est-il ordinaire. Saint François de Sales en parle quand il distingue l'oraison en oraison discursive et en oraison cordiale […] 1194

Leçon quatrième. De l'action ou inaction de l'âme dans l'oraison.

D. : Y a-t-il quelque état ou oraison dans la vie mystique et intérieure, où l'âme n'agisse plus et soit purement passive ? R. : […] elles n'agissent plus par des actions de poursuite, puisqu'elles possèdent ce qu'elles cherchaient, et que cette fin qui les attirait par ses influences ne les attire plus, puisqu'elles lui sont unies.

D. : Quelles sont donc les opérations de l'âme qui possède sa fin ? R. : Comme la consommation de la perfection de l'âme consiste en ses opérations en l'état de la grâce, comme dans celui de gloire, Dieu s'unissant à elle par la vive foi et l'amour très épuré de toute sorte de vue, et de toute recherche de propre intérêt, comme objet final et fin dernière, il lui donne toute la plénitude de soi-même autant que le degré de la grâce sanctifiante qui est en elle, a étendu sa capacité ; et cette communication de Dieu comme fin dernière donne à l'âme comme une espèce d'être et de subsistance surnaturelle, qui pénètre la sienne propre et l'élève à cet état qu'on peut appeler tout divin, qui a des opérations conformes à ses excellences […]

Au lieu donc de demeurer dans l'oisiveté qui serait vicieuse, Dieu veut que l'on soit toute action pour ainsi dire, afin de rentrer en lui et lui donner tout soi-même avec [142] tous les dons qu'il a faits, à dessein que l'on s'en serve pour s'abîmer avec plus d'activité dans l'océan du divin amour, et pour s'y perdre en telle sorte qu'on n'y voye et qu'on n'y sente plus rien de soi, et qu'on demeure dans sa perte, sans vouloir réfléchir sur soi pour prendre par cette réflexion assurance de son état ; car ayant abandonné tout soi-même et tous ses propres intérêts à Jésus-Christ, il est juste de vivre continuellement dans cet abandon avec cette croyance de foi, qui est beaucoup plus certaine que toutes celles de notre raison, que Jésus-Christ à qui nous avons confié toutes nos espérances est autant fidèle comme il est à Dieu, et par conséquent impossible qu'il nous manque.

D. : Pourquoi donc dit-on que l'on ne doit pas agir lorsque Dieu agit de peur de troubler son opération ? R. : Quand les mystiques parlent de la cessation d'actes en la [143] contemplation sublime, ils n'excluent pas toutes sortes d'opérations, mais seulement les opérations propres, c'est-à-dire celles qui se font par le propre travail, industrie, inquisition de discours et façon connaturelle, de peur que telles opérations n'en empêchent d'autres plus relevées et d'un ordre supérieur : car il se trouve des personnes qui pensant atteindre Dieu par des efforts naturels d'entendement ou de volonté, voudraient comme l'engloutir et comprendre en elles-mêmes prévenant ses opérations. Et c'est ce qu'il faut éviter, de peur que Dieu ne nous rebute comme présomptueux, car c'est par l'anéantissement qu'il faut se disposer à un si grand bien. […]

D. : L'appétit sensitif de l'âme est-il capable de participer à cette vie surnaturelle ? R. : Oui, puisque l'entière perfection de l'âme requiert que tout l'appétit sensible soit non seulement retenu comme esclave, sous le domaine et l'obéissance la partie supérieure, mais qu'aussi comme enfant et ami de la maison il soit participant de cette vie divine, que l'âme a reçue en son élévation à l'état d'union, et cela suivant le genre et la capacité de son être, afin [146] que désormais tout l'homme étant mû et gouverné par l'esprit de Jésus-Christ recoule incessamment en Dieu, tant selon son être corporel que selon le spirituel.

Cette participation n'est autre chose qu'une certaine vertu très secrète et très forte, qui le pénètre et qui le gagne tellement, que non seulement elle amortit cette inclination naturelle, qui résidait tant dans l'imagination que dans tout ce qui lui était inférieur pour toutes les choses sensibles, qu'elle jugeait être propre et convenable à son individu, mais en sa place elle introduit une pente et une vie qui porte tout l'homme sensible et animal à ne vouloir et ne chercher plus dans les objets qui lui sont conformes, que le seul plaisir de Dieu, étant en cela conduit et gouverné par l'âme élevée en cet état de vie surnaturelle […]

D. : Les visions et les révélations spirituelles et infuses peuvent-elles contribuer quelque chose à la parfaite union avec Dieu ? R. : Comme la solitude et la nudité de toutes choses en pureté de foi est nécessaire pour s'unir à Dieu en parfait amour, il faut tâcher avec la grâce de les évacuer toutes de l'esprit, si on veut être uni immédiatement à Dieu. […]

D. : Qu'entendez-vous par le fond et le centre de l'âme, où Dieu se communique et opère si souvent dans les sublimes états de la vie intérieure, quand il y trouve la pureté qu'il souhaite ? R. : L'âme en tant qu'elle est esprit n'a ni bas, ni profondeur, ni centre plus ou moins profond, parce que étant spirituelle elle est sans quantité corporelle, mais les mystiques appellent le centre de l'âme, où son être, où sa vertu peut atteindre, et disent que le plus profond de l'âme est le dernier terme de son effort et de son opération. […] Voilà pourquoi selon les divers degrés d'amour, elle a divers degrés de profondeur en son centre incréé, qui sont les diverses demeures que Notre seigneur dit être en la maison de son Père. De manière que si elle a un degré d'amour, elle est en Dieu ; si elle en a deux, elle entre en Dieu plus profondément et plus intimement. Enfin si elle parvient à un très haut degré d'amour, sa profondeur s'augmentera jusqu'à se perdre dans l'abîme de ce divin centre, pour y être transformé en lui comme [154] le cristal pur et net d'autant plus qu'il reçoit de degrés de lumière d'autant plus cette lumière le pénètre plus abondamment, en sorte qu'il paraît toute lumière. […]

Leçon cinquième. L’utilité des diverses sortes d’oraison.

D. : Pourquoi nous enseignez-vous tant de sortes d’oraison ? […] Pour bien entendre ces diverses façons d'oraison, il faut savoir qu'ordinairement on commence le chemin de perfection par les sensibilités, par l'amour de cœur et d'affection, dont la partie aimante est prévenue du Saint Esprit pour la conforter et faire revivre en Dieu. La raison en est que comme l'amour est le premier entre les mouvements de la volonté ou de l'appétit, c'est aussi la première et comme le centre de toutes les passions de l'âme : c'est pourquoi Dieu, voulant réduire l'homme peu à peu à l'unité de l'Esprit divin, il commence premièrement à le réduire à l'unité cordiale de son amour par ses touches sensibles et amour tendre d'affection. Cela cessé, elle procède par estime, discours et volonté [159] raisonnable ; et voilà la méditation où l'on raisonne sur un sujet.

Enfin, perdant le raisonnement, elle s'attache à Dieu par un simple acte de foi, et voilà la contemplation, laquelle pour être achevée, ce n'est pas assez qu'elle l'envisage par des simples regards de foi, mais il faut aussi qu'elle l'exprime intelligiblement par une fécondité de grâce et de lumière : et voici comment cela se fait. L'âme considérant que tout ce qu'elle peut voir et contempler en son intérieur, n'est rien autre chose que soi-même devenue déiforme par la grâce, et la charité habituelle, et la volonté de Dieu essentielle participée, infuse en elle, au lieu de son être de corruption, retirant toute vue et contemplation, et toute extension interne de regards près d'elle-même en l'unité et centre de sa puissance intelligible, qui opérait ainsi cette vue au regard interne, recueille toutes les forces de [158] cette simple intelligence relevée à opérer en cet être de déiformité en un seul point de ce qu'elle est, attendant l'ouverture de cette sienne intelligence et les principes de la grâce actuelle, nécessaire pour être rendu seconde en la production du verbe mental, de simple pensée, intelligible et connaissance actuelle de Dieu, qu'elle produit à l'instant qu'elle est informée des principes opératifs de ces merveilles.

Et l'amour fruitif procédant d'un tel verbe mental et présence objective, suit immédiatement, si bien que l'âme demeurant intimement unie à Dieu et en qualité de principe, opérant en elle toutes ses actions surnaturelles et en qualité d'objet, elle devient son image parfaite, tant par la participation de son être divin que de son opération d'amour et de connaissance, et ainsi un petit Dieu par grâce ; en sorte que qui pourrait la voir et ne saurait pas par la foi que [159] Dieu est infiniment par-dessus tout le créé, penserait que ce serait Dieu même. Cette production n'étant qu'actuelle et non point habituelle, ne dure qu'un espace de temps, la perpétuité est réservée au ciel.

Et c'est pour lors que l'âme entend qu'elle est née et régénérée en Dieu pour être opérative et non pas passive, sinon quand la volonté divine en laquelle est fondée, enracinée, et devenue la sienne, le veut ainsi, et pour cela, de là en avant elle se tient toujours en posture, forme et façon vitale, opérative et voyagère, passant à travers de tout sans s'arrêter à rien, pour arriver à Dieu par-dessus tout, en tant qu'Objet de notre amour et de connaissance. Si cela n'arrive pas sitôt, il faut s'accommoder à la volonté divine qui est devenue nôtre et avoir une humble patience, d'où il s'ensuit que l'être déiforme est composé de notre rien propre et [160] naturel et de Dieu comme notre tout, en tant que principe efficient et nous dirigeant à notre fin objective par des opérations actuelles de connaissance et d'amour. Il est appelé déiforme, parce qu'il rend l'âme une parfaite image de Dieu1195.



Éloy Hardouin de S. Jacques (1612 ?-1661)

On ne sait presque rien de sa vie. Beaucoup moins intellectuel que Victorin, il est particulièrement intéressant par son expérience personnelle que l’on sent affleurer à chaque phrase.

Frère mineur récollet, lecteur en théologie et prédicateur, définiteur provincial, il gouverna plusieurs couvents, successivement à Sézanne, Rouen, Verdun, Montargis (1658-1660), ville où vivait à ce moment la toute jeune Jeanne-Marie Guyon1196. Nous citons le dernier écrit de sa trilogie spirituelle1197 : la Conduite d’une âme dans l’oraison (1661).

Il pense avant tout aux novices : tout est extrêmement organisé et comprend même un tableau (p. 25) à divisions tripartites (oraison mentale par discours en trois parties : préparation, méditation, conclusion, chacune divisée en trois), le tout accompagné d’explications détaillées (choix du lieu, posture, recueillement) ! Les affaires intéressantes commencent lorsqu’il souligne la différence entre les commencements de la vie spirituelle et le troisième degré :

Son emploi était de rapporter le tout à quelque pratique de dehors, faisant résolution avec les assistances de son amour Monarque de produire telles et telles actions, étant dans ce sentiment que son amour n'était grand s'il ne produisait de grandes actions au-dehors, et étant tout actif, devait être tout [127] dans l'action et l'opération ; mais ici dans ce troisième degré il faut qu'elle procède d'une façon toute opposée et qu'elle marche par une voie toute contraire, car il ne faut point qu'elle se penche au-dehors, mais qu'elle se recueille au-dedans […]

À ce niveau confirmé, il se différencie nettement de l’école « française » bérullienne  qui s’attache à considérer la grandeur divine :

Entrant en l'oraison, qu'elle conçoive Jésus-Christ non par des [154] imaginations et conceptions sublimes de son essence et de ses perfections d'Infinité, d'Éternité, d'indépendance et d'autres semblables ; mais au contraire par retranchements de telles pensées, sachant bien qu'il n'est rien de tout ce qu'elle pourrait concevoir ou imaginer, son principal soin devant être de l'aimer ; qu'elle ne le conçoive que comme une bonté infiniment aimable ; et ainsi s'élève vers lui par la vue intérieure comme vers un abîme de bonté par-dessus toute sa portée et sa capacité sans autre plus particulière connaissance, ne recherche rien plus que de pénétrer intimement jusqu'au lieu de sa demeure en soi, outrepassant tous les milieux, toutes les ténèbres et obscurités de son esprit.

Il propose [161] « une élévation en Dieu amoureuse, tranquille, sereine, joyeuse, qui est la cime de ce troisième degré d’oraison » faisant bon usage de l’état de privation [167]  « qui la dispose à ses divines grâces et lumières, lui faisant connaître et ressentir son peu de pouvoir pour le bien et comme tout doit venir de Lui et non de son industrie propre ». Dilatations ainsi que resserrements alternent. Au chapitre 4, De la contemplation infuse, commence véritablement la vie mystique : la coopération de l’âme consiste principalement à « ne penser jamais que ces grâces lui viennent par sa fidélité au service de Dieu et [313] par la diligence et industrie qu’elle ait apportées pour l’aimer, mais à rapporter le tout à la pure bonté. »

L’âme disposée à l’oraison d’union ne peut plus penser Dieu comme objet élevé mais en son fond. Elle reçoit des touches d’amour dans la volonté sans que fonctionne l’entendement. Elle reçoit une connaissance expérimentale de Dieu qui se fait ressentir non comme objet mais comme source et origine de tout amour :

Conduite d’oraison d’Union.

[…] Ce degré si sublime d'union, comme aussi celui de contemplation infuse ne sont pas des dons de Dieu de courte durée, des opérations passagères ni de simples actuelles infusions qui informent et actualisent l'âme seulement quelque temps ; mais ce sont des dons et des grâces permanentes qui informent [donnent une forme à] l'âme, [375] qui changent son fond, réformant son être et sa disposition, et étant des participations de l'être divin, lui communiquent un être ferme, stable et permanent pour vivre d'une vie divine dans des inclinations aux choses de Dieu.

L'âme dans cet état se conservant dans un simple, paisible et silencieux souvenir de Dieu en grande tranquillité et contentement sans aucun impétueux effort et soin empressé de faire [381] quelque chose, ni même se mettre en devoir de se recueillir en son intérieur, par une lumière et connaissance plus profonde sentira bientôt cette mémoire devenir seconde par l'infusion et impression de lumière très intime […] de grâces qui lui sont communiquées, qu'il ne lui semble pas qu'elle opère, mais seulement qu'elle les reçoive, les admette et y consente.

Et premièrement quant à la connaissance, elle se sent si intimement prévenue d'une impression de lumières qui lui découvre et manifeste la grandeur et immensité divine que, toute informée et [382] remplie de cette espèce représentant une immensité, grandeur, infinité sans termes, sans bornes et sans fin, sans distinction de lieu de temps et de notion, elle sent son entendement être comme une goutte d'eau jetée, plongée et abîmée dans cette mer immense de grandeur […]

[…] bien que Dieu se communique ici à l'âme réellement et substantiellement [385] faisant sa demeure en son esprit, néanmoins ce qui informe actuellement l'âme, ce qu'elle ressent et expérimente par ses puissances n'est pas Dieu même, mais seulement l'image et l'espèce de Dieu […] ne pouvant autrement communiquer que par quelque effet qu'il produit ou par quelque opération qu'il fait en nous. Il en est de même de l'inclination d'amour et du mouvement sacré qui est en la volonté, tant celle qui sort de cette connaissance comme celle qui se fait sans connaissance précédente dont nous [386] parlerons en l'article suivant.

De la fruition d'amour par prévention de touches divines au centre de la volonté.

Après cette opération précédente qui consiste plus en un acte de simple intelligence et de contemplation et d'amour […] Dieu vient à ôter à l'âme toutes ses lumières et la met en privation de toutes ses sublimes connaissances. Pour lors, il semble à l'âme qu'elle est déchue de ses opérations élevées et sortie de ses occupations si sublimes qu'elle avait avec Dieu […]

[…] lorsque l'âme, durant telle privation de lumières, a beaucoup de peine à suivre l'opération de Dieu, la tenant occupée dans de si obscures ténèbres, tandis qu'elle est fort empêchée à rechercher les moyens pour retourner à sa précédente élévation et retrouver cette heureuse occupation dans laquelle elle était tout en lumières divines et intelligences sublimes, tandis peut-être qu'elle est toute distraite et penchée au-dehors, occupée aux emplois [390] extérieurs1198, voici qu'elle vient à ressentir au plus intime de sa volonté un trait divin et une touche d'amour si pressante et si efficace qu'elle ressent par cette prévention son cœur tout rempli d'amour de Dieu et son affection toute embrasée et toute emportée en Lui, sans pourtant qu'il paraisse rien au-dehors par la suspension de ses puissances comme il pouvait être au degré précédent quand telle opération se faisait en elle; car bien que cette opération se passe seulement dans l'enceinte et dans le fond de la volonté, et que nulle autre puissance n'y contribue de rien, la subite prévention suppléant tout ce qui serait requis de la part des autres puissances, la touchant et la mouvant si efficacement qu'il faudrait un cœur plus dur qu'un rocher pour n'être ému, et plus rebelle que celui de pharaon pour pouvoir résister […]

Que si vous lui demandez quelle est la cause en elle d'un si ardent et excessif amour, quel motif l'a émue à se fondre ainsi toute en affection pour Dieu, elle ne peut vous répondre et vous en donner autre raison sinon de vous dire que la touche divine qu'elle a ressentie au centre de son cœur y a fait telle impression et causé telle motion que sa volonté n'a pu s'empêcher de s'emporter en amour et de coopérer à une telle et si puissante motion, et lui étant venu lorsqu'elle y pensait le moins et qu'elle était occupée même ailleurs, que c'est le Tout-puissant qui lui a jeté et imprimé ce feu jusques dans le centre de son cœur et dans la moelle de ses os […]

C'est l'expérience de cette opération si extraordinaire et de la façon en laquelle elle devient si subite qui fait assez [395] connaître la raison qu'ont eue plusieurs Pères de la vie spirituelle de dire qu'il y pouvait avoir de l'amour dans la volonté sans qu'il y eût de connaissance d'objet et considération de motifs et de raison précédente dans l'entendement…[Touche] venant dans cette volonté à la façon qu'il entra autrefois dans le cénacle où étaient les Apôtres […][400]

Or de cette opération par prévention de touche divine et motion si puissante et efficace qui est le fondement de toute la vie mystique, apprenant l’âme à marcher dans la voie de la perfection plus par actes d’amour produits par la prévention de la grâce que par considération de raisons et recherche de motifs, dérive en l’âme une connaissance expérimentale de Dieu qui se fait ressentir non [401] comme objet mais comme principe touchant, mouvant, inclinant efficacement la volonté, comme source et origine de tout amour, qui le trouve au centre du cœur et comme premier auteur de tout ce que l’âme peut avoir fait en la mouvant par sa touche et non par considération de motif et de raison. L’entendement étant ici au bout de sa course […] Dieu n’est pas ressenti en manière de hauteur comme une majesté redoutable et une infinie grandeur, mais en façon d’égal, comme embrassé, tenu, possédé au fond de l’intérieur d’une façon si intime, si secrète et divine que la parole est trop grossière pour expliquer [402] choses si subtiles. Et en effet l’amour a tellement gagné le dessus dans cette âme et la volonté s’est tellement soumise toutes les autres puissances dans le fond de son recueillement que même l’entendement qui lui servait d’œil et de vue en son intérieur pour la recherche de la présence de Dieu lui est ici soumis et compris dans le fond de son recueillement au-dessus duquel elle opère. […]

La raison pourquoi on ne remarque point le concours de la connaissance à cet amour, est d'autant que la connaissance que l'âme reçoit en cet état sublime et par une lumière intérieure, immense, [405] sans bornes et sans limites qui ne représente rien de fixe et de limité pour être objet de l'entendement comme se fait en la connaissance que nous avons des créatures et des choses extérieures, ou bien même en la connaissance que nous avons de Dieu qui est formée de nous-mêmes ; car ici l'entendement est plutôt compris que comprenant, plutôt abîmé dans son objet que le contenant en soi.

J'avertis néanmoins l'âme désireuse de son avancement qu'elle fera mieux de suivre l'opinion [406] d'amour sans connaissance que d'amour précédé par connaissance, d'autant que s'il y en a, l'âme n'y a aucun arrêt, attention ni vue en son intérieur, mais seulement à l'amour efficace qu'elle ressent en soi déjà à demi-produit avant qu'elle s'en aperçoive de quel principe il puisse partir, ayant plutôt besoin de le réprimer, le modérer et même quelquefois s'en divertir que non pas d'y concourir et aider à l'accroître […] car l'âme en son intérieur est devenue toute amour vers Dieu et ne remarque en soi qu'inclination pour Dieu, et [407] en cet état il lui est aussi connaturel de s'incliner et de se porter vers Dieu et tout ce qui est divin, comme lorsqu'elle vivait selon la nature inférieure il lui était connaturel de se porter au-dehors vers les créatures, vers ses intérêts et ses propres commodités ; et quand je dis vers Dieu, ce n'est pas par élévation, car cette façon de s'y porter est ici absolument évanouie et détruite par le terrassement de l'entendement, mais par embrassement, et à proprement exprimer comme on le sent, c'est aimer sans voir ni savoir qui, sinon que c'est bien chose assurée qu'étant interrogée : qui ?, elle dirait que c'est Dieu ; mais néanmoins elle ne le voit pas en son intérieur et [il] n'y est point comme objet sur lequel elle ait vue, attention et arrêt ; mais ce qu'elle reçoit en sentant cet amour lui vient comme de l'intime du centre de sa volonté […]

Des diverses dispositions et façons d'être de l'âme en ce degré d'oraison.

Car le temps déterminé de Dieu étant venu, il faudra qu'elle sorte de cet état et qu'elle descende peu à peu jusqu'aux états inférieurs ; puis derechef qu'elle s'efforce de retourner selon la grâce et la force qui lui sera donnée à son premier état, reprenant quelques opérations d'entendement, et puis après celle de la volonté ; et ainsi souvent montant et descendant selon que l'Esprit divin la conduira, elle croîtra toujours de plus en plus en amour et connaissance […]

De dire ensuite ce qui lui arrive, il n'est pas possible, et tout ce qu'on en dirait serait tenu pour sottise et rêverie. Et ne faut s'étonner si on ne peut comprendre si facilement les façons de parler dont usent les auteurs de la mystique et ces termes assez rudes et peu usités même dans la théologie scolastique [412] comme anéantissement, mort, expiration, privation, caliginosité1199 et autres ; car qui pourrait expliquer ce qui se passe dans l'âme élevée à cet état sublime, à cet heureux silence et sabbat de la suprême partie affective, vu que l'âme en cette intérieure caliginosité expire et est perdue en un état inconnu et inexplicable où elle ne peut rien voir ni savoir ni vouloir, d'autant qu'elle a laissé au-dessous de soi toutes capacités pour se réfléchir, pour voir et vouloir …

Néanmoins le temps étant venu auquel Dieu a déterminé de la priver de cet heureux état, il laisse peu à peu diminuer cette jouissance et se sépare d'elle quant à l'actuelle jouissance, la laissant retourner à la vie ordinaire des âmes privées de ces opérations sublimes, la faisant descendre jusqu'au premier degré de cette élévation, et plus avant encore jusqu'au plus bas de la nature [417] intérieure en aussi grande privation de toute grâce qu'elle avait avant cette jouissance ; avec cette différence pourtant qu'ayant eu l'expérience de cette opération jusqu'à la consommation, elle est délivrée de tant de doutes qui l'accablaient la première fois qu'elle y passa, n'y ressentant plus tant de peines et de difficultés, comme ayant trouvé le secret et fondé le fond de ces fâcheuses et rudes opérations […]

Et ainsi toujours jusqu'à la mort par vicissitude continuelle d'élévations et d'abaissements, de montée et descente, de jouissances et de [418] privations, il la fait croître en connaissance et amour ; et ne faut pas penser qu'en ces états sublimes, ces élévations et abaissements se fassent en peu de temps et que ces opérations soient subites et passagères et de peu de durée comme au commencement et aux états premiers de la perfection ; car les années tout entières se passent […]

Des comportements de l'âme en ces diverses dispositions, comme elle y est agissante et non oisive et purement passive pour ne tomber en oisiveté.

Néanmoins pour ce il ne faut [423] pas s'imaginer qu'elle soit en pure passivité comme si elle était dans une continuelle attente de l'opération divine et qu'elle n'osât rien faire d'elle ; car bien que du commencement elle n'osât agir d'elle-même, craignant toujours de par trop s'émanciper de cette glorieuse captivité, toutefois ici, étant établie en l'état d'esprit auquel elle est élevée en ce degré, comme nous avons dit, non seulement par des opérations passagères et coulantes, mais en façon d'être et de vie, elle jouit de si grande liberté d'esprit qu'elle peut agir, parler, penser, ruminer, raisonner et s'appliquer à tout ce que bon lui semble sans perdre sa paix, son repos dans la possession de Dieu, parce que toutes ses puissances sont entièrement soumises et subordonnées à l'Esprit divin. 

Suivent des explications détaillées qui se terminent sur l’état de privation :

Quant à l'état de la vie de l'esprit dans lequel l'âme élevée au-dessus du précédent ne peut parler dans son intérieur comme elle faisait, ni dire en son cœur comme devant : « Dieu mon Dieu » ; mais sa (430) disposition n'étant que paix, sérénité, calme, joie d'esprit, d'assurance en Dieu sans pouvoir mot dire pour être toute remplie de l'Esprit divin et de son opération, produisant en elle d'une part une victoire entière de la partie inférieure, et de l'autre une attention fidèle et une tendance puissante vers la sublimité de l'esprit en la caliginosité duquel elle est plongée et abîmée sans plus de vue et sentiment d'elle-même […]

Quant à l'état de privation auquel l'âme qui a eu l'expérience (433) de ces états précédents est réduite, pendant lequel elle n'a actuellement ni le ressentiment de la touche divine et amoureuse affection, ni la tendance et élévation vers Dieu, mais seulement virtuellement, la volonté demeurant toujours bonne mais l'âme n'ayant d'effet les principes de grâce nécessaires pour former les actes de l'esprit et d'entretien en son intérieur avec Dieu, l'imagination étant en vigueur et la nature inférieure avec ses passions étant dominante, il lui reste seulement un désir de retourner derechef vers l'Esprit et de rentrer en un plus intime recueillement, désir qui lui cause une sainte inquiétude.

Et cet état bien que l'âme ne puisse rien faire pour son retour et sa relégation vers l'Esprit sinon quand Dieu lui en fournira le moyen et lui en ouvrira la porte, et que conservant sa paix intérieure et sa confiance en Dieu, elle (434) suivra sa divine volonté, néanmoins il y a beaucoup d'industrie que l'âme peut et doit y apporter, de sorte que l'oisiveté n'a non plus de lieu en cet état qu'es deux précédents. Et quelquefois elle doute si elle ne devrait pas faire plus de violence qu'elle ne fait pour agir, spécialement quand la privation est de longue durée et qu'elle est devenue toute grossière en ses façons d'agir, soit dans ses imaginations, soit dans ses ressentiments de la nature ; mais l'âme médiocrement exercée en ces voies sait pour son comportement qu'en ce temps elle doit seulement se tenir en paix, garder son calme et sa sérénité sans penser à faire de plus grands efforts ni à embrasser d'autres exercices qui la détournent de ce sien état de paisible attention à Dieu. Et si elle est attentive à elle-même, elle pourra remarquer que, quand la grâce ne nous prévient, ne nous (435) aide et ne nous élève pour agir, que nous ne pouvons rien faire pour nous y disposer sinon que d'une part faire ce que nous pouvons par aspirations, désirs, demandes et autre industries d'esprit, et de l'autre de l'attendre, et dans cette attente s'abandonner entièrement à la disposition de Dieu sans se troubler aucunement et sans s'empresser dans son intérieur […]

Mais son comportement en cet état, c'est de retenir sa paix et sa confiance en Dieu, espérant un autre état meilleur quand il lui plaira ; et tout le secret ici est, d'un esprit serein et tranquille, coopérer à son recueillement, évitant entièrement toute pesanteur, chagrin et tristesse dans son intérieur, se contentant de retenir ainsi pour le moins son intérieur dans la paix et le calme.

Archange Enguerrand (1631-1699), le « bon franciscain »

Une rencontre décisive

Archange Enguerrand, né en 1631, entra chez les récollets à seize ans et accomplit probablement son noviciat au couvent de Paris. Une lettre écrite à l’âge de vingt-cinq ans évoque sa première messe. Neuf ans plus tard, il partit en Italie, passa à Rome, à Sienne, séjourna jusqu’en 1668 au mont Alverne, le célèbre « désert » franciscain.

Revenant en France, âgé de trente-sept ans, il rencontra à Montargis la jeune madame Guyon âgée de vingt ans, mais qui avait déjà accompli une première recherche spirituelle ; il fut pour elle d’une importance capitale puisqu’il l’introduisit à la vie intérieure :

Il fut un grand temps sans me pouvoir parler. Je ne savais à quoi attribuer son silence. Je ne laissai pas de lui parler et de lui dire en peu de mots mes difficultés sur l’oraison. Il me répliqua aussitôt : « C'est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l'y trouverez1200. » […] En achevant ces paroles, il me quitta. Le lendemain matin, il fut bien autrement étonné lorsque je fus le voir et que je lui dis l'effet que ses paroles avaient fait dans mon âme ; car il est vrai qu'elles furent pour moi un coup de flèche qui percèrent [sic] mon cœur de part en part. Je sentis dans ce moment une plaie très profonde, autant délicieuse qu'amoureuse1201.

Le « bon religieux fort intérieur de l'ordre de Saint François » resta probablement quelques mois au couvent des récollets de Montargis, et il lui fit rencontrer la Mère Granger. Par la suite madame Guyon reverra Archange à Corbeil, en 1681 : au moment où elle se rendra à Gex, il lui déconseilla de s’engager dans les Nouvelles Catholiques : les événements qui suivirent près de Genève lui donnèrent raison. Enfin elle le demandera en vain comme confesseur lors de son emprisonnement, en 1696 :

En cette extrémité, je demandai un confesseur pour mourir en chrétienne. L’on me demanda qui je souhaitais ; je nommai le P. Archange Enguerrant [sic], récollet d'un grand mérite, ou bien un jésuite. Non seulement on ne voulut m'en faire venir aucun, mais on me fit un crime de cette demande1202.

Gardien du couvent de Saint-Denis (1670-1672), prédicateur assez réputé en 1677, provincial en 1683 de la province de Saint-Antoine (Artois, Hainaut et Flandre française), il fut ensuite exilé dix ans à l’autre extrémité du royaume à Saint-Jean de Luz, à la suite d’une affaire qui avait provoqué une intervention de la Cour. En 1694 il fut chargé de la communauté des sœurs visitandines « de Saint Antoine » : « C’est à quoi je ne suis plus guère propre après dix ans d’exil ». Il mourut à Paris le 23 avril 16991203.

Archange Enguerrand fut formé par Jean Aumont et se rattachait par lui au réseau de « l’école du cœur1204 » issu de l’Ermitage. Il fut en relation avec Le Gall du Querdu1205 et avec Mectilde, la Mère du Saint-Sacrement si estimée de madame Guyon : la réformatrice bénédictine pratiquait l’adoration perpétuelle, sujet du premier ouvrage imprimé d’Archange1206. Au sein d’un réseau informel d’amitiés spirituelles, ces mystiques s’entendaient pour préférer une oraison du cœur sans aucune spéculation mais utilisant tous les moyens, comme ceux d’une symbolique affective dont les gravures de l’Agneau occis du « simple vigneron » étaient l’illustration. Chez eux, « le cœur purifié et vidé de l’amour propre est dans son fond le lieu de l’union à Dieu1207. »

Pour E. Longpré et A. Rayez1208, Enguerrand est l’une des deux personnalités marquantes des récollets1209 : « ses inédits le classent parmi les grands spirituels du siècle ». Son biographe A. Derville a transcrit une admirable direction de religieuse1210. Nous renvoyons pour les sources textuelles1211 à ce dernier qui édite aussi des lettres à des religieuses datant de la jeunesse d’Archange, outre un échange avec Jean Aumont1212, le « pauvre villageois de Montmorency ». L’ensemble donne un aperçu précis sur la vie d’un récollet à la fin du siècle en France et en Italie, et témoigne également d’une expérience d’amour au début de sa vie mystique1213.

Un directeur spirituel averti

Rien n’ayant été édité à ce jour qui puisse témoigner d’une direction typique de la fin du siècle, nous accordons une bonne place à la série de lettres adressées à la sœur Marguerite Angélique, qui vivait très probablement à la Visitation de Saint-Denis. Moins souple et joyeuse que les directions du début du siècle, celle-ci demeure toutefois très équilibrée et humaine dans son austérité. La ressemblance avec les lettres de direction de Nicolas Barré1214 à la même époque est frappante. Enguerrand n’est pas du tout « janséniste » contrairement à d’autres de la même époque, sans même parler du desséchement spirituel propre au siècle suivant.

Il s’adresse à une religieuse qui a dépassé les douceurs du début de la mystique et aborde le « désert » de la mort intérieure : la grâce la conduit vers la foi nue. L’intérêt est de pouvoir suivre leur échange pendant une douzaine d’années pendant lesquelles cet état va s’approfondir et devenir parfois difficile à supporter. Grâce à sa longue expérience personnelle, il sait par où il faut passer pour mourir intérieurement, avant de s’abandonner enfin à la grâce. Il ne s’étonne pas des révoltes de la sœur : il est plein d’amour et de fermeté à la fois, rempli de la paix insondable de celui qui a traversé tous ces obstacles. Même quand, submergée d’angoisse, elle l’accuse de quiétisme (ce qui le met lui-même en danger), il lui répond avec grande profondeur et clarté. Elle se débat, et il lui demande sans cesse de faire confiance, de s’abandonner à l’Esprit Saint dans ce dépouillement de tout ce qu’elle connaît : l’abandon est fondamental chez lui comme chez tous les mystiques de l’école du cœur.

Un grand plaisir pour le lecteur moderne : Enguerrand écrit dans une langue classique d’une élégance et d’une clarté parfaites. C’est la seconde série de lettres qui nous est parvenue. Elle en comporte soixante-dix datées dont les extraits suivants :

1.

Ce ne sont pas les choses extérieures qui nous nuisent par elles-mêmes, c'est l’attachement que nous y avons […]

Vous comprendrez aussi qu'une âme n'est pas dans l'oisiveté quand elle suit son attrait avec simplicité. Ces réflexions, ces méthodes, cet art étudié d'aller à Dieu, tout cela est artificiel et tient plus de l'humain que du divin ; ce ne sont pas [2] là les conduites et les actions naturelles de l'âme. Nous l'expérimentons même dans les manières ordinaires d'agir ; nous faisons toutes nos actions par de simples vues de la raison et par des mouvements de la volonté vers les objets où nous nous portons.

C'est cette manière simple, directe, que la vie de la grâce doit nous donner peu à peu dans l'intérieur ; l'âme doit aller sans tant de retours où la pente naturelle de la grâce la porte […] l'attrait fait cela par la foi et par l'amour.

2.

Il y a des chemins si perdus et des routes si peu tracées dans ce grand désert qu'il faut passer pour aller de nous à Dieu dans notre centre, qu'à moins que Jésus-Christ ne nous tienne toujours de sa main et ne soit notre guide, il est impossible de s'y pas égarer.

4.

L'opération de Jésus-Christ fait de grands dépouillements dans l'âme et la réduit à une nudité et à une simplicité inconcevable, avant qu'elle soit en état d'entrer dans cette région intime et centrale qui est comme le buisson ardent et le trône véritable de la Divinité en nous. […]

Les voies intérieures sont si fort au-delà et au-dessus de nos idées et de notre raison qu'elles nous surprennent en mille rencontres et que, si nous n'avions pour guide l'esprit de la foi, nous nous égarerions sans cesse en prenant nos propres voies pour celles de Dieu.

5. (16 juin 1679) 

L'esprit de foi est le premier ; car, comme la raison, aigrie par les violences que l'amour-propre souffre sous ses opérations, cherche naturellement une voie plus douce et plus aisée, si la foi ne l'aveugle pour tenir la volonté dans une vraie dépendance de Jésus-Christ et dans un abandonnement entier à tous ses desseins, cette raison tâchera souvent de vous donner le change [tromper] et de vous ranger sous la conduite de ses vues et de vos propres désirs. Tenez donc ferme à cet esprit de foi, dépendez de Jésus-Christ, abandonnez-vous à lui, confiez-vous en lui. [7] L'esprit de foi consiste dans ces trois choses. Premièrement, « un cheveu de votre tête ne tombera pas sans l'ordre de votre Père céleste.1215 » Deuxièmement, les moindres événements de votre vie serviront à ses desseins. Troisièmement, Jésus-Christ aura toujours les yeux ouverts sur vous comme sur une âme dont il s'est approprié la conduite d'une façon particulière. […]

Au lieu de remplir votre esprit avec dessein par les applications forcées et par les lectures d'idées qui le soutiennent et le remplissent dans l'oraison, consentez que Jésus-Christ le vide : c'est là le grand sacrifice de l'être et de la vie [8] […]

Il faut lire quelquefois, mais lisez des livres propres à votre état. Le Chrétien intérieur, les Lettres de M. de Bernières et du révérend père de Condren, le Trésor spirituel, ne vous brouilleront pas1216.

8. (août 1679)

Ne vous effrayez pas. Quand un gros dogue est enchaîné, plus il est retenu et plus il s'élance et s'emporte en aboyant. […]

Souvenez-vous que je vous ai dit que dans votre [12] conduite Notre Seigneur ne prendrait plus ses mesures sur celles que nous nous donnons dans la dévotion active. […] L'on vous désespérerait en voulant exciter votre activité et vos efforts. […] Ce n'est pas qu'il ne fasse retenir autant que vous pourrez les saillies de vos passions. Mais ce que je prétends de vous, c'est que l'esprit de foi vous tourne vers Jésus-Christ, vous fasse dépendre de lui et attendre uniquement de son souverain pouvoir sur vous ce que vous devez désespérer de pouvoir vous donner vous-même.

9. (27 septembre 1679)

C'est le propre de la grâce crucifiante de ne faire distinguer son ouvrage que quand il est achevé. Chaque opération conduit l'âme à un nouveau degré de pureté dans lequel, quand cette opération est finie, Dieu se communique aussi d'une manière nouvelle. On sent une paix plus intime, on respire dans son intérieur un air plus pur et plus naturel à la grâce, l'âme se sent plus spirituelle, pour ainsi dire, et plus démêlée de cette masse de corruption à laquelle elle tient encore, elle distingue bien qu'elle est plus pénétrée de la lumière et de la présence de Dieu [13b] parce qu'elle y a été préparée dans le fourneau où elle a passé. […]

Vivez de la foi, ne cherchez pas à distinguer […] Vous voyez bien que cette voie est bien plus naturelle à la grâce et à la foi que cette autre voie où il faut tout distinguer, tout examiner, tout soumettre à l'arbitrage de la raison. [16b]

18. (8 novembre)

Ne sentez-vous pas que, pour peu que la pointe du rayon de Dieu fasse d'ouverture dans votre intérieur, l'espérance se relève, le courage se ranime, la joie se répand dans l'âme ? C'est une nouvelle vie. Si un objet créé causait tous ses mouvements dans votre cœur, ne croiriez-vous pas que vous l'aimiez et cette passion ne vous paraîtrait-t-elle pas criminelle ? […] Jugez par la loi du contraire que tous les différents mouvements de votre âme à l'égard de Dieu présent ou absent sont des effets de la charité, et dans quelque situation qu'une âme de votre degré se trouve avec Dieu, c'est la charité qui agit.

Souvenez-vous de ce petit grain de froment qui, pour germer, doit pourrir dans la terre.

Quelle machine qu'une âme chrétienne ! Quelle machine, si j'ose m'exprimer ainsi ! Elle est composée de corps et d'esprit, de nature, de grâce, de péché, de sens, de passions, de puissances spirituelles, de l'Esprit de Dieu et de l'esprit de Lucifer. Voilà de grands ressorts. L'amour-propre veut être le maître et les faire jouer tout à son gré.

Je ne prétends que vous imprimer fortement fort avant dans le cœur et dans le fond de l'âme cet esprit de foi qui vous lie et vous soumette avec une dépendance aveugle à Jésus-Christ. Cet Esprit fera le reste, car je n'attends pas même beaucoup des éclaircissements que je vous donne.

Je vous ai déjà dit comment vous devez vous comporter dans le compte que vous rendez à votre supérieure. L'on vous ordonne de vous appliquer à la connaissance de vous-même. […] « Oui, j'y ai toujours été appliquée, je fais ce que vous m'avez dit. Je me suis vue et sentie comme un monstre de corruption, de faiblesse, d'inconstance, d'égarement. Je suis toute pénétrée de cette vérité que sans Jésus-Christ je suis perdue, mais j'espère qu'il me soutiendra ». En parlant de la sorte, vous dites votre état et vous en proportionnez la déclaration à la lumière de la personne à qui vous parlez sans blesser la vérité, et vous évitez tout les tourments que vous vous attireriez de créatures par la résistance à votre attrait et à la conduite de Dieu sur vous, faute d'être comprise ni d'elle ni de vous.

26. (7 juillet 1681)

Il faut donc arracher l'âme à elle-même et l’attirer en Dieu. Tant qu’elle sera en elle-même, c’est elle-même qu'elle aimera et tous ses mouvements auront quelque chose de cet amour propre qui la tient tournée vers elle-même.

29. (14 octobre 1681)

L'âme veut vivre là où elle doit mourir. Il faut passer par là. Il n'y a pas de méthode qui puisse vous tracer la route et le sentier. […] Il est juste que votre petite bluette1217 de raison cède à la raison infinie de Dieu, qui pourrait d'un regard vous faire un séraphin, mais qui juge à propos pour la gloire de Jésus-Christ son Fils de ne vous conduire à la vie que par la tentation et par la mort.

32. (3 janvier 1682)

Vous me faites bien de la pitié, ma chère fille, car je connais l'étendue et la violence de vos peines. C'est une tempête dans la nuit, pendant laquelle Jésus-Christ dort. […] Je voudrais que vous ne vous effrayassiez pas plus que moi de cet état-là. […] Jésus-Christ se fait place dans votre âme par le vide où il la tient. S'il ne vous aimait, il laisserait tout en vous dans l'intelligence […] L'âme attachée à son fond naturel sent de loin Dieu comme source de vie ; elle voudrait tout rompre pour aller à lui et pour en remplir son vide, mais elle est retenue.

Il y aura plus d'amour que si vous vouliez l’aimer malgré lui par des emportements de propre suffisance et d’un amour fait à votre manière. J'aurai grand soin de vous recommander à sa bonté. Il vous aime. Il ne vous abandonnera pas.

33. (13 [ou 23 ?]janvier 1682)

[…] C’est présentement le temps d'arracher, de renverser, de déraciner, d'ébranler l'amour-propre par ses fondements. Une vie tranquille où l'on se compose au gré des esprits, où peu de choses choquent, où l'on est toujours à soi pour retenir par la puissance qu'on exerce sur soi les saillies des passions, où il ne paraît que peu de chose de la corruption qui est au-dedans, ce n'est pas une vie propre à ce grand [71] renversement. Il faut que l'âme soit exposée comme un but et pour cela elle doit être suspendue et en vue.

[…] Vivez, agissez, faites votre devoir dans cette confiance. Bonjour.

53. (17 janvier 1689)

Si vous vous mettez sur le pied de consulter sur vos peines des gens qui ne savent ce que c’est que tout cela, l’on vous fera voir bien du pays et vous m'exposerez moi-même à des inconvénients fâcheux. On prendra pour quiétisme, sur des apparences de termes mal pénétrés, ce qu'il faut vous dire selon votre état. […]

Nous avons deux manières d'expliquer les choses intérieures. Premièrement, quand nous parlons à des personnes savantes, nous réduisons nos expressions aux termes de l'Écriture et aux principes établis dans la science. Deuxièmement, quand nous parlons à des personnes qui s’en rapportent à nos lumières, nous leur parlons un langage d’expérience qu'elles comprennent mieux et dans lequel les vérités plus spirituelles se rendent comme sensibles à leurs yeux par ce qu'elles sentent elles-mêmes. [115] C'est par exemple une extravagance dans la science de parler de l'âme spirituelle et indivisible comme des corps, de lui donner des parties, un centre, une superficie et circonférence, une profondeur. Cependant on ne peut bien exprimer ce qui se passe au-dedans que par ce terme familier et ordinaire aux saints Pères. Mais on réduit ces termes aux principes de la science quand on parle aux savants.

56.

« Quis ut deus ? » 1218 C'est un Tout-puissant qui entreprend en nous cet ouvrage. Toute-puissance lui est donnée dans le ciel et sur la terre. Nous en faut-il davantage pour une foi vive ? Il fait même servir à cet ouvrage les chutes et les égarements de l'âme, son impuissance ou impossibilité de pouvoir se soumettre et souffrir causée par la révolte continuelle de son amour-propre, qui est tout ce qu'elle est d'elle comme d'elle qui s'y oppose. [139] Dieu prétend de là qu’elle s'en humilie, qu'elle en reconnaisse mieux son médecin et son libérateur, qu'elle en dépende davantage de lui, qu'elle ait recours à lui, à sa conduite, et mette tout son appui unique en lui, sans rien attendre d’elle ni de son courage.

60.  (23 avril 1690)

Ô, que vous parlez bien quand vous dites que chacune âme a sa voie, aussi différente et plus de celle des autres âmes que le sont les traits des visages ! C'est ce qui vous fait mieux comprendre que la sanctification d'une âme n'est l’ouvrage que de Jésus-Christ, et ensuite qu'il faut peu compter tout autre chose. Il ne faut voir que lui dans ses ministres. Il faut ne s'adresser à eux que selon ses desseins. Il faut n’attendre d’eux que ce que la source veut répandre d’eau vive par des canaux de terre et d’argile. Bonjour, ma chère fille. Je suis tout amour en Jésus-Christ. [144]

64. (27 mars 1691)

Quand je repasse moi-même à sa lumière, d’une simple vue d'esprit, sur tous les événements et sur tous les différents états intérieurs par où sa Providence m’a fait passer et m’a tenu de sa main depuis que j’ai le bonheur de le servir, j'admire également et sa bonté et mes aveuglements qui m'ont souvent fait juger tout de travers des conduites cachées et impénétrables de sa grâce. Je suis frappé d'étonnement que ce qui m'apparut en certains temps devoir me perdre, était une dispensation qui veillait à me détourner de moi-même et à me faire mourir à mon amour-propre superbe, actif et présomptueux.

C'est à vous, ma chère fille, à voir s'il y a là quelque chose qui vous ressemble et dont vous puissiez faire usage. Car nous ne sommes que des canaux qui sont à sec quand la source d’en-haut ne fournit pas, des instruments qui n'ont qu'un son vague et confus si le Verbe de la parole de Dieu ne les articule pas à l'oreille du cœur. Enfin nous sommes moins qu'un zéro en arithmétique si Dieu ne nous fait valoir. Nous sommes bien dans notre néant alors, et nous devons avoir patience avec les âmes dont il veut [154] s'approprier la conduite, comme il a patience avec la nôtre.

65. (juillet 1691)

L'année a quatre saisons et la dernière est celle de la récolte des fruits. Il faut que le grain meure, que la vigne soit taillée, que ce même grain perde sa première force pour en acquérir une nouvelle et féconde son épi. C'est présentement pour vous le temps de mourir. Quels cris, si le grain de froment était sensible, ne ferait-il pas dans la terre quand il se sent dissoudre ? Quels sentiments aurait-il par la main qui l’y a jeté et qui le tire pour cela d'un grenier où il était à son aise en repos et comme en sûreté ? Laissez-vous dans la main de Jésus-Christ, comme ce grain [156] de froment a été dans celle du laboureur. Il ne s'agit pas de vivre quand il faut mourir ni de se revêtir quand il faut se dépouiller. Le crucifiement de la nature corrompue et la mort de l'amour-propre, de la propre suffisance et de la présomption de nos propres forces est un grand et long ouvrage. Il n’est l'ouvrage que de son Esprit. Il fait tout servir à cela et, comme il y rapporte même comme à l'essentiel tout l'extérieur de la religion chrétienne qui ne travaille qu'à faire des adorateurs en esprit et en vérité, il ne faut pas s'étonner que ce grand Dieu tout-puissant change la situation de l'âme à l'égard même de l'extérieur de la religion selon qu'il le juge plus convenable à son dessein principal, qu'il tourne même sur ses mesures toutes les créatures et celles qui pourraient le plus vous servir d'appui.



Maximien de Bernezay

La vie et les dates mêmes de ce récollet nous sont inconnues, mais l’exposé clair de son Traité de la vie intérieure… n’a pas vieilli !

Traités de la vie intérieure… (1686)

Ces deux Traités1219 sont divisés chacun en deux livres. Maximien de Bernezay présente clairement son but dans la préface du premier traité qu’il est rafraîchissant de lire quand on sait qu’il a été écrit à l’époque de Louis XIV et de Bossuet : 

La vie intérieure dont je vous donne ici les maximes principales est une vie aussi ancienne que l’Église. Elle a été la vie de tous les saints et c’est encore celle de toutes les grandes âmes, dont Dieu ne laisse jamais son Église dépourvue […] l’on n’a jamais distingué dans le christianisme l’homme intérieur vivant au-dedans de lui-même de l’Esprit et de la Vie de Jésus-Christ, de ce que l’on appelle l’homme chrétien. […] Mais hélas ! cette religion si sainte dans ses mystères, si grande dans ses plus petites observances, et si intérieure même dans tout ce qu’elle a d’extérieur, ne paraît à la plupart des chrétiens qu’une religion des sens, comme si elle consistait seulement dans les cérémonies d’un culte extérieur […] Et quoique toutes les Écritures nous enseignent, que tous les saints Pères nous disent, que tous les hommes Apostoliques de nos jours nous crient d’une même voix de rentrer au-dedans de nous-même et d’y chercher le royaume de Dieu que Jésus-Christ est venu y établir ; cependant tant de lumières ne dissipent pas nos ténèbres.

Le second traité nous intéresse particulièrement. Les deux derniers chapitres de son premier livre forment une sorte de conclusion spirituelle, tandis que sa suite, le second livre, fournit des avis et mises en pratique, suivant un plan assez commun (on le trouve déjà chez Séverin Rubéric, récollet du début du siècle), car la « théorie » ne doit pas être dissociée de l’exercice.

Cette conclusion spirituelle apportée à l’ensemble de l’œuvre, quelque peu cachée puisqu’elle ne figure pas en fin du second traité, se détache du reste1220 :

[…] Dieu opère quelquefois dans le fond de l'âme sans que l'entendement y puisse avoir entrée pour réfléchir sur ce qui se fait en elle. Il voudrait bien y avoir part, mais Dieu ne l'appelle pas dans cette demeure secrète et intime : il reste au-dehors dans la tête et n'a pas la liberté de descendre ni entrer dans le fond du cœur. Alors comme abandonné à lui-même et aux impressions violentes que l'imagination fait sur lui, il s'arrête à toutes sortes d'objets, il s'attache où il peut pour se soutenir et pour trouver quelque plaisir pendant que la volonté jouit du sien dans le centre du cœur. Ces distractions n'empêchent pas que l'âme ne soit unie à Dieu, étant par sa plus noble puissance, qui est sa volonté, et ensuite par sa substance même, tournée vers lui. Il y a dans le cœur une intelligence plus pure, plus simple, plus élevée que celle de la tête, une intelligence qui n'est en acte que par le rayon de la foi, une intelligence qui ne peut agir que surnaturellement, et qui est sans action quand la foi ne l'anime pas, une intelligence enfin dont les vues se font imperceptiblement, parce qu'elles n'ont pour objet que des choses purement spirituelles, et qu'elles sont simples et sans réflexion. […]

Il faut être aussi content de sortir de l'oraison vide que plein de lumières […] D'où vient que l'on croit souvent s'en retourner vide de la prière, lorsqu'on est en effet rempli de l'esprit de Dieu ? La raison de ceci est, que si l'on n'en remporte pas des lumières et des sentiments pour les objets que l'on avait dans l'esprit, du moins on en remporte une vive connaissance de son néant et une humilité très profonde, qui sont les plus grands dons du saint Esprit. […]

L'oraison passive, ou la contemplation.

[…] La méditation cherche Dieu par l'exercice propre des puissances de l'âme, la contemplation le trouve et en jouit dans un grand repos et sans grande peine. La première pratique cherche Dieu en s'élevant vers lui par des oraisons jaculatoires, par des actes distincts et réfléchis de foi, d'amour, d'espérance et autres, employant pour cet effet les puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, afin de s'unir à Dieu par leur moyen. La seconde pratique ne cherche plus Dieu, d'autant qu'elle l'a trouvé en elle-même, elle en jouit paisiblement dans le fond de son cœur sans aucun effort de ses puissances qui sont unies a Dieu, et occupées uniquement et agréablement de sa divine présence. L'âme se trouve pour lors en Dieu sans savoir comment elle y est entrée, elle se sent saisie d'un attrait de grâce dominant, qui l'enlève au-dessus d'elle-même, et qui l'abîme tout en Dieu, qu'elle ne connaît en cet état que par les lumières d'une foi simple, générale, confuse, et sans distinction particulière, par une vue sans vue, une vue amoureuse de Dieu en Dieu, abstraite et sans aucune idée sensible. Voilà à peu près quelle est l'oraison infuse ou passive, que l'on appelle communément la contemplation où Dieu attire l'âme plus tôt ou plus tard, selon qu'il lui plaît.

[…] Lorsqu'elle se sentira unie à Dieu par cette délicieuse expérience de sa présence dont nous parlons, elle doit répondre à la voix de Dieu qui l'appelle à cet état, par une adhérence simple et tranquille, à ce qu'il lui plaît de faire en elle, et ne combattre jamais cet attrait intérieur de recueillement ; qu'elle se garde aussi de produire quantité d'actes, comme pour seconder l'opération de Dieu en elle ; il faut qu'elle se tienne paisible et comme inutile dans la présence de Dieu, en jouissant avec tranquillité de sa visite.

[…] Enfin, elle se trouve sous l'empire de la grâce d'une manière si facile, qu'aussitôt qu'elle s'abandonne à l'attrait de Dieu et à l'opération de son esprit, il tire sa volonté à lui, et par sa volonté toutes les puissances de l'âme qui reçoivent d'elle le mouvement : de sorte que cette volonté prévenue de cet attrait d'amour, emporte l'âme avec tant de vitesse et de tranquillité à son objet pour s'y reposer, qu'il ne lui paraît pas qu'elle agisse, parce qu'elle ne sent pas que ses puissances fassent d'efforts, qu'elles se [82] déterminent elles-mêmes, et qu'elles aient une multiplicité d'actions et de mouvements. Dieu agit en ces occasions comme la pierre d'aimant qui attire avec tant de force une aiguille, qu'elle la tient suspendue hors de son lieu naturel, sans que cette aiguille contribue autre chose à son élévation que la sympathie naturelle qu'elle a pour se laisser attirer par cette pierre et pour s'y unir […]

Une comparaison familière vous pourra faciliter l'intelligence de ces merveilles : lorsque vous voyez un objet à la lueur d'un flambeau, comme votre œil fait effort pour le regarder et pour en distinguer les traits, vous vous apercevez que votre œil agit ; mais quand vous le voyez à la lumière du soleil, l'œil le voit si aisément qu'il ne distingue pas son action, il semble qu'il ne fasse que recevoir, quoiqu'il agisse d'autant plus réellement que c'est plus parfaitement. Il en est de même de votre manière d'oraison : vous y êtes actif et passif tout ensemble, mais le mouvement de votre âme vers Dieu est si doux, si facile et si spirituel, qu'il est imperceptible ; mais toutefois la délicatesse de son opération n'en est pas moins réelle et effective […]

L'expérience fait voir que dans l'oraison passive, l'âme se trouve dans une certaine impuissance de faire ses actes selon sa coutume : elle ne peut plus croire en Dieu, aimer Dieu, et espérer en Dieu comme auparavant, elle ne trouve en elle-même qu'un grand vide de toutes choses, sans pouvoir se prendre à quoi que ce soit pour retourner et pour se conserver dans ses pratiques ordinaires : ce qui fait qu'elle entre en de grandes frayeurs, croyant avoir tout perdu et être sans amour, sans foi, et sans espérance, ainsi elle tâche de tirer d'elle-même ce que Dieu veut qu'elle trouve en lui ; et comme elle ne distingue pas assez cette opération de grâce, elle la combat comme une illusion du démon, d'autant qu'elle ne comprend pas le dessein de Dieu, qui n'est autre que de lui ôter l'appui qu'elle cherche en elle-même pour être lui-même le principe de tous ses mouvements, son soutien et sa force : d'un côté l'attrait intérieur de la grâce lui inspire de la répugnance à se porter vers Dieu d'une manière trop active ; c'est lui qui l'excite à demeurer unie à lui simplement par le fond de son être, par sa substance, et comme par état […] C'est comme si Dieu lui disait : je ne veux plus que tu m'aimes à la manière ordinaire, ton fond est trop corrompu pour pouvoir produire aucune chose qui me puisse être parfaitement agréable ; c'est pour cela que je veux te faire sortir hors de toi-même pour t'attirer en moi comme dans le centre de tous les biens, afin que n'étant plus en toi, je te puisse conduire par mon esprit et me glorifier en toi d'une manière qui ait du rapport à ma pureté et à ma grandeur.

[…] Ceci est d'un grand usage parmi les âmes conduites par un attrait particulier de Dieu et de sa grâce. Il s'en rencontre quelquefois qui sont appelées à ces états de voie passive, mais qui n'y répondent pas assez, parce qu'elles sont trop attachées à leurs pratiques actives, et qu'elles ne veulent pas se laisser aller dans ce néant d'opérations où la grâce les conduit ; elles pensent bien faire en lui résistant, mais en croyant bien faire elles se font un préjudice notable, puisqu'elles retardent par ce moyen leur mort intérieur, et les progrès qu'elles pourraient faire dans la perfection.

Voulez-vous que je vous dise nettement d'où vient leur opposition ; sachez qu'elle vient d'un certain amour-propre, fin et délié qui se mêle partout, et jusque dans les ouvrages de la grâce la plus excellente ; et voici comment : c'est que l'âme veut avoir quelque preuve sensible qu'elle fait bien; elle cherche quelque appui pour la satisfaire ; elle veut s'assurer elle-même de son propre acte, en rappelant jusqu'au sentiment une foi qui est bien plus pure et plus spirituelle quand elle est sans expérience : en un mot, c'est que l'âme veut goûter et savourer l'amour de Dieu par la production distincte expérimentale de ses actes ; de sorte que l'on peut dire qu'elle les convertit par ce moyen en amour-propre. Il faut servir Dieu en sa manière et marcher aux pas de la grâce et selon les degrés de la vie intérieure où elle vous met […]

C'est un grand abus que de prétendre entrer par soi-même dans l'état d'inaction, cette grâce dépend de la pure libéralité de Dieu, elle n'est pas pour tout le monde, il faut la recevoir avec humilité lorsqu'il la donne ; mais il y a de la présomption et de l'orgueil à s'y porter sans y être appelé. Tout ce qu'on peut faire, est de s'y disposer par la pratique des vertus, de la mortification, de la retraite, de l'oraison ; mais laissez-vous chercher et laissez-vous trouver dans l'excellence de cet état surnaturel. Si vous faites autrement, vous ne serez pas sous la conduite de Dieu, mais sous celle de votre amour-propre, vous ne ferez aucun progrès dans la vie intérieure, et plus vous voudrez vous mettre en silence, plus votre intérieur sera dans le bruit : votre esprit fera comme ces huissiers qui en commandant de se taire font plus de bruit que ceux qui parlent […]

Tertiaires Réguliers et Laïcs

« Très tôt, sans doute dès le XIIIe siècle, des membres du Tiers-Ordre franciscain (hommes et femmes) ont vécu en communauté et se sont orientés vers la vie religieuse, la vie « régulière ». Ce mouvement a donné naissance à une infinie variété de sœurs franciscaines, mais également – et c'est plus étonnant compte tenu de l'existence du premier ordre des frères mineurs – à un Tiers-Ordre régulier masculin. Celui-ci a connu une histoire complexe, marquée par diverses réformes dont celle du père Vincent Mussart au début du XVIIe siècle1221. »

La première communauté du Tiers Ordre régulier (TOR) franciscain aurait été reconnue par le Pape en 1401. Les populaires tiercelins se propagèrent surtout en Italie : ainsi à Gênes, ils eurent en charge l’hôpital dont s’occupa la grande mystique Catherine de Gênes (1447-1510), elle-même tertiaire franciscaine laïque1222.

La réforme française est d’origine autochtone. Elle commence avec l’histoire de Vincent Mussart (ou « de Paris », 1570-1637) et de son compagnon Antoine qui recherchaient une solitude peu compatible avec les événements politiques de la fin des guerres de religion. Pendant l’été 1592 l’ermitage est dévalisé tandis que Vincent est gravement malade comme en témoigne le récit pittoresque des tribulations de nos ermites :

Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu’ils avaient pris parce que le siège [de Paris] devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller, et de prendre les deux hermites. Frère Antoine en eut avis secrètement par une Demoiselle prisonnière, le malade [Vincent] qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, et se jetant hors de sa couche descendit l’escalier si promptement qu’il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L’intempérance des soldats, et l’excès du vin les avait mis en tel état, que Vincent et Antoine s’échappèrent aisément…1223.

Pierre Moracchini poursuit leur histoire - celle de la fondation du TOR français : “les deux ermites parviennent à rentrer dans Paris alors assiégé, et Vincent est transporté à l’infirmerie des capucins. Une fois guéri, il reprend sa vie d’ermite, et il est rejoint par plusieurs compagnons, dont son propre frère, François Mussart. L’ermitage change encore une fois d’emplacement avant de trouver son implantation définitive, à Franconville-sous-Bois, dans le diocèse de Beauvais. Le Seigneur du lieu, Jacques d’O, et son épouse, Anne Luillier, cousine de Madame Acarie, concèdent aux ermites une petite chapelle et un bâtiment attenant. Vincent Mussart et ses compagnons cherchent encore leur voie sur le plan spirituel. C’est alors que survient l’épisode décisif que nous relate Jean-Marie de Vernon”:

« Le Père Vincent taschant plus que jamais de découvrir la volonté de Dieu, connut par le rapport de Frère Antoine, que la manière de vivre de la Demoiselle Flamande, qui le faisoit autrefois subsister par ses aumosnes, consistoit dans la troisième Règle de saint François d’Assize. […] Ayant visité plusieurs Bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M. Acarie, mary de sœur Marie de l’Incarnation, avant qu’elle entrast dans l’Ordre des Carmélites, les Commentaires du docteur extatique Denis Rikel Chartreux1224, sur la troisième Règle de saint François ».

Il y retrouve sa propre inspiration… Soulignons ici le lien de Vincent avec le couple Acarie : il se poursuivra probablement au sein du cercle qui incluait le chartreux Beaucousin, vit passer François de Sales et bien d’autres. Vincent établit le monastère de Picpus entre le Faubourg Saint Antoine et le château du bois de Vincennes ; la congrégation se développa et une bulle de 1603 ordonna qu’un Chapitre provincial fût tenu tous les deux ou trois ans. Le premier Chapitre eut lieu en 1604. Vincent de Paris étendit peu à peu sa juridiction sur d’anciens couvents tertiaires en y implantant sa réforme.

Les figures tertiaires marquantes répondent au type classique du frère mineur du XVIIe siècle, mais leur préoccupation mystique est plus prononcée. Ainsi apparaîtra à la génération suivante la figure du père Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), élu Provincial de France en 1634, puis, lorsque la province sera divisée en deux, élu en 1640 Provincial de la Normandie-Bretagne1225.

Son rôle sera éminent auprès du groupe mystique normand de Jean de Bernières, incluant Mectilde du Saint-Sacrement, Jean Aumont qui sera membre du Tiers Ordre laïc, et d’autres. Peut-être aussi fut-il influent auprès de Vincent de Paul et auprès de Monsieur Olier, le fondateur (mystique) de la compagnie des prêtres de Saint-Sulpice1226.

À la fin du XVIIe siècle la congrégation espagnole comptait environ 800 membres, l’italienne (incluant Flandre et Dalmatie) plus de 2250 membres. En France, avant la Révolution, la congrégation réunissait 900 religieux en 60 maisons1227.

La Règle commentée par Denys le chartreux et Vincent Mussart

Vincent Mussart, devenu premier Provincial du TOR, ne rédigea qu’une courte règle (elle couvre les pages 12 à 17 de ce volume de petit format), mais la fit suivre du texte de Denys trouvé à Paris qui exprimait parfaitement sa propre aspiration : les « Commentaires et enseignements moraux sur la règle de pénitence du séraphique père saint François, traduits1228 du latin du révérend père Denys le chartreux, surnommé le docteur extatique… ». Ils sont fort abondants puisque l’ensemble du volume ne comporte pas moins de 313 doubles pages1229. Les réglementations sont nécessairement pointilleuses et sèches, car, nous rappelle Denys le chartreux, « bien que l’habit ne fasse le moine, sans lui le moine se défait ». Mais Denys les éclaire d’une lumière douce et profondément intérieure. On trouve ainsi, présentée par ce chartreux, une règle simplement expliquée à l’intention de membres souvent novices du TO. En voici quelques extraits où l’amour et la joie règnent en maîtres :

(20) Ainsi ce genre de vie enjoint par saint François guide sûrement et traverse nos âmes au vrai port de salut, sans glisser ni faire naufrage en aucun labyrinthe, et pour ce qu'il dresse salutairement les actions de la vie humaine, enseigne le chemin de justice, censure et réforme ce qui va d'un pas inégal, justement il est honoré du titre de règle, au haut et faîte de laquelle ceux qui auront courageusement monté et grimpé recevront pour gage du Tout-puissant paix en leur cœur et miséricorde.

Car qu'est-ce que (25) Dieu, abîme de toute gloire, regorgeant de libéralités, a promis et préparé à ses amis que soi-même et la béatifique vision de sa chère essence; une perpétuelle, très délicieuse jouissance et assurée possession […]

Après les bienfaits de la méditation, la grâce conduit à la contemplation :

Car l'entendement par un simple regard, et par une simple intelligence connaît Dieu ; et la (58) volonté par un grand amour lui est étroitement unie, ce qui se fait en deux façons : la première est naturelle, quand l'entendement par son discours s'élève des choses sensibles jusqu'à Dieu, où étant parvenu il l'appréhende sans discours, considérant simplement et nuement, sa bonté, sa sagesse, sa puissance, et ces autres perfections divines, dont la volonté est excitée à un amour, et à une joie, et par ce moyen est unie à Dieu. La seconde est supernaturelle, quand Dieu élève l'entendement sans aucun discours, et sans aucune coopération des facultés sensitives, et quand et quand [en même temps] unit à soi la volonté : en quoi l'âme se comporte plus passivement qu'activement, c'est-à-dire elle n'acquiert point ce bien par son travail, mais elle le reçoit gratuitement de Dieu […]

(151) Tiercement il est requis une soigneuse garde sur son cœur et y avoir une continuelle et amoureuse souvenance de Dieu à raison de quoi l'abbé Agathon disait qu'il y avait point de travail si grand que celui de bien prier […]

L’amour doit régner dans les monastères :

Sans la charité les monastères et congrégations sont des enfers, et ceux qui les habitent des diables. Avec elle, les monastères sont des paradis terrestres et ceux qui y résident sont anges. Partant, bien qu'ils se macèrent à force de jeûner, qu'ils sont au lit par la forme de leurs habits, et qu'ils portent le faix de quelques offices laborieux, si avec tout cela leur intérieur est vide de charité, ils n'ont pas encore atteint le plus bas et premier degré de religion, partant il faut (61) commencer son vol de la charité, au sommet de la perfection apostolique. Ceux dont ils sont corporellement congrégés en un ne doivent être qu'un cœur, qu'une âme et une volonté en Dieu […]

Le rappel de grands auteurs anciens ouvre un hymne à la caritas qui règne dans le monastère idéal :

Divines demeures donc, dit saint Basile, sont celles des monastères, car c'est là où toutes choses sont communes, les esprits, les pensées, les corps et toutes choses nécessaires au vivre et au vêtir. Là, il y a un Dieu commun, même trafic de piété, le salut commun, les exercices communs, les labeurs communs, les récompenses communes, et les couronnes communes : là, plusieurs sont un, et un n'est seul, mais plusieurs. / Des monastères, dit saint Chrysostome, sont du tout chassés ces deux mots qui troublent et renversent toute chose, mien et tien. Car tout y est commun, la table, la maison, le vêtement, et ce qui est plus à admirer, tous n'ont qu'un et même esprit, tous y sont nobles de même noblesse, tous serviteurs de même service, (71) tous les livres de même liberté, là n'y a qu'un plaisir, qu'une joie, qu'un désir et une espérance pour tous […]

(79) comme l'on a accoutumé de lier les vignes et les jeunes et tendres arbrisseaux […] celui qui se serre avec Dieu, lie ou serre aucunement [en quelque façon]Dieu avec soi, et avec lui se lient aussi tous les biens et trésors […]

(175) Et quand je lui aurai donné tout ce que je suis et tout ce que je puis, tout cela ne sera pas une petite étoile au parangon du grand et excellent soleil ; ou une goutte d'eau au regard d'une grande rivière ; une petite pierre en comparaison d'une grande montagne ; et un petit grain au rapport d'un grand amas. Que personne donc ne vive pour soi […]

Le supérieur doit être le plus avancé :

186) Celui-là doit être réputé pour très vil qui étant le premier en honneur et le plus haut en dignité n'est pas le plus avancé en la science des lumières intellectuelles et divines […] Car comme dit saint Bernard, c'est une chose monstrueuse d'être élevé en dignité et mener une vie basse […]

Le volume quitte les explications de Denys sur un sommaire des perfections « en six ailes séraphiques » qui précède le testament de François :

(255) Sommaire et abrégé des perfections de la troisième règle du père séraphique saint François. / Les perfections de la règle consistent en six ailes séraphiques, à savoir : 1. En totale obédience. 2. En pauvreté évangélique. 3. En chasteté immaculée. 4. En humilité très profonde. 5. En simplicité pacifique. 6. En charité séraphique.

Enfin un Exercice journalier, probablement de la main de Vincent, comporte « quelques petits avis » fort importants :

(278) Les frères, et particulièrement les novices, seront avertis que ce temps de faire l'oraison mentale n'a pas été ordonné afin qu'en iceluy seulement ils s'adonnent à la méditation, mais afin de leur y donner un accès perpétuel, et pour mieux dire, pour faire de toute leur vie une seule et perpétuelle méditation. Ils s'efforceront donc de continuer la méditation, que Dieu leur aura fait la grâce de faire, non seulement jusqu'au repos qu'ils prendront après matines, mais encore toute la journée […]



Billets de Noël

Pour faire contrepoint au sérieux de la règle générale, nous citerons un petit volume où l’esprit de simplicité franciscaine s’exprime avec le sourire. Composé à l’intention des sœurs tertiaires de la communauté franciscaine associée au couvent de Nazareth à Paris, il comporte nombre de billets humoristiques destinés à être distribués à Noël. La coutume en était assez répandue. Madame Guyon, à la fin de sa vie, tributaire de la spiritualité du TOR, poursuivra la tradition en distribuant de semblables petits billets avec intentions à son entourage. En voici de 1619 :

Tablature Spirituelle, Des Offices & Officiers de la Couronne de Jésus, couché sur l'état Royal de la Crèche, et payés sur l'épargne de l'étable de Bethléem, réduits en petits exercices pour la consolation des âmes dévotes qui s'adonnent à l'oraison, par un Père de la Congrégation du Tiers Ordre S. François, Paris, 16191230.

Aux vénérables religieuses de Sainte Élisabeth du tiers ordre Saint-François, du dévot monastère de Notre-Dame de Nazareth à Paris.

Voici, chères sœurs, l'accomplissement de vos désirs, ce petit mais dévot et amoureux exercice que vous pratiquez tous les ans à l'exemple de notre séraphique Père saint François, sur la naissance du Verbe Éternel dans les mazures de Bethléem […] Vous verrez les officiers de sa Couronne rangés et logés dans l'étable de Bethléem comme dans un Louvre Royal, et leurs gages assignés sur l'épargne de sa Crèche, dont les finances ne sont que paille et foin, mais de si grand prix et valeur […] Il y a peu d'offices, car il y a peu d'élus, mais aussi les gages sont grands et immenses parce que ce Roi […] donne des Royaumes éternels à ceux qui le servent, et néanmoins ces offices ne sont pas chers […] finançant seulement aux coffres de ce prince une obole de bonne volonté […] si elle n'a de quoi payer cette petite somme, elle lui est offerte gratuitement des mêmes coffres du roi, pourvu qu'elle soit demandée avec désir et humilité […] Mais n'écoutez pas Lucifer ni les démons ses confrères […] Ces esprits malicieux et intéressés ne sont pas bons conseillers en un marché où ils ont si mal fait leurs affaires, l'incarnation du Fils de Dieu étant le sujet de leur ruine […] Sortez au-devant de Lui avec vos lampes ardentes, car Il vient au milieu de la nuit1231, et ne craignez pas que la porte vous soit fermée, car Il naît en un lieu où il n'y a portes ni fenêtres […] C'est, chères âmes, à quoi vous invitent ces petits billets que vous distribuerez entre vous […]

§85. Chasser les chiens de la crèche. Tout ainsi que le chien est chassé de la cuisine, par le moyen de l'eau chaude, ainsi le diable et le péché sont chassés de notre âme par le moyen des larmes ferventes. S. Bonaventure. Priez pour les parlements de France.

§87. Fermer les fenêtres de la crèche. La vue, l'ouïe, le goût, le toucher et l'odorat sont les saillies de l'âme par lesquelles elle sort et convoite ce qui est hors de soi ; car par ces cinq sens du corps, comme par de certaines fenêtres, l'âme regarde les choses extérieures, & les regardant les convoite. Ce qui fait dire au prophète Jérémie [9, 21], « la mort est montée par la fenêtre, elle est entrée dans nos maisons ». S. Grégoire. Priez pour les novices des ordres religieux.

§89. Housser1232 les araignes de la crèche. L'ambition est un poison caché, la mère d'hypocrisie, la nourrice de la haine, la source des vices, la teigne des vertus, l'aveuglement des cœurs, convertissant comme l'araigne vénéneuse le miel en venin, et les remèdes en maladie. Humilité. Priez pour les courtisans.

§129. Fourier des logis de la crèche. Choisissez le lieu que vous montre votre maître, non le premier, ni le milieu, mais le dernier, après lequel il n'y en ait point d'autre plus bas. L'humilité. S. Bernard. Priez pour les prélats de l'Église.



Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) du Tiers Ordre Régulier

Cet éminent spirituel a été encore plus négligé que Constantin de Barbanson. Il fut pourtant le chaînon essentiel qui transmit la spiritualité de l’ancien monde monacal aux grands mystiques de la seconde moitié du XVIIe siècle. Le cercle spirituel qui se rassembla autour de lui à Caen, comprenait en particulier Jean de Bernières et sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint-Sacrement, Jean Aumont (sans doute tertiaire régulier), auxquels les historiens ajoutent Vincent de Paul et J.-J. Olier). Ils ont vécu ensemble « une doctrine d’abnégation, de “désoccupation”, de “passivité divine…1233 ». Jean-Chrysostome est la figure discrète mais centrale à laquelle se référaient ces éminentes figures qui n’auraient rien entrepris sans l’avis de leur père spirituel :

L’on a vu plusieurs personnes de celles qui suivaient ses avis, marcher à grands pas, ou, pour mieux dire, courir avec ferveur dans les voies les plus simples de la haute perfection. […] La première est feu Mr de Bernières, de Caen […] Le P. Jean-Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle pauvreté était le centre de sa grâce, et qu’il n’aurait jamais de parfait repos qu’il n’y fût comme dans son centre 1234.

Ce que nous connaissons provient de la biographie écrite par Boudon. Les connaisseurs modernes de l’école des mystiques normands, Souriau1235 et Heurtevent1236, n’ajoutent guère à ces éléments : le premier éclaire le contexte historique ; le second ajoute qu’un de ses frères fut capucin, une de ses sœurs clarisse à Rouen : tout le milieu était donc d’inspiration franciscaine.

L’homme intérieur de Boudon couvre des centaines de pages qui nous conduisent suivant le schéma canonique « de la vie aux vertus », mais les faits biographiques précis sont rapportés en quelques paragraphes.

Jean-Chrysostome naquit vers 1594 dans le diocèse de Bayeux en basse Normandie, et étudia au collège des jésuites de Rouen. Agé de dix-huit ans, il prit l’habit, contre le gré paternel, le 3 juin 1612, au couvent de Picpus à Paris. Lecteur en philosophie et théologie à vingt-cinq ans, il fut définiteur de la province de France en 1622, définiteur général de son ordre et gardien de Picpus en 1625, puis de nouveau en 1631, provincial de la province de France en 1634, puis premier provincial de la nouvelle province de Saint-Yves (après que la province de France eut été séparée en deux) en 1640.

Le temps de son second Provincialat étant expiré, on le mit confesseur des religieuses de Ste Élisabeth de Paris qui fut son dernier emploi à la fin de sa troisième année [de Provincialat] […] au confessionnal dès cinq heures du matin, il rendait service aux religieuses avec une assiduité incroyable. À peine quelquefois se donnait-il lieu de manger, ne prenant pour son dîner qu’un peu de pain et de potage, pour [y] retourner aussitôt1237.

Il alla en Espagne sur l’ordre exprès de la Reine, pour aller visiter de sa part une visionnaire, la Mère Louise de l’Ascension, du monastère de Burgos. Voyage rude et contraint car il préférait la solitude :

Libéral pour les pauvres […] il ne voulait pas autre monture qu’un âne […] dans les dernières années de sa vie il ne pouvait plus supporter l’abord des gens du monde et surtout de ceux qui y ont le plus d’éclat1238.

Aussi, quand il fut enfin libéré de son provincialat, il éprouva une sainte joie et ne tarda pas à se retirer :

Il ne fit qu’aller dans sa cellule pour y prendre ses écrits et les mettre dans une besace dont il se chargea les épaules à son ordinaire […] passant à travers Paris […] sans voir ni parler à une seule personne de toutes celles qui prenaient ses avis[…]1239.

Il enseignait

Qu’il fallait laisser les âmes dans une grande liberté, pour suivre les attraits de l’esprit de Dieu […] commencer par la vue des perfections divines […] ne regarder le prochain qu’en charité et vérité dans l’union intime avec Dieu1240.

Boudon ne nous cache aucunement que son agonie fut difficile et qu’il traversa un dernier dépouillement intérieur :

Ayant été soulagé de la fièvre quarte il s’en alla à Saint Maur […] pour y voir la R. Mère du Saint-Sacrement [Mectilde], maintenant supérieure générale des Religieuses bénédictines du Saint Sacrement […] Elle était l’une des filles spirituelles du bon père, et en cette qualité il voulut qu’elle fût témoin de son agonie: il passa environ neuf ou dix jours à Saint Maur, proche de la bonne Mère […] au retour de Saint Maur […] il entra dans des ténèbres épouvantables […] il écrivit aux Religieuses : « Mes Chères Sœurs […] il est bien tard d’attendre à bien faire la mort et bien douloureux de n’avoir rien fait qui vaille en sa vie. Soyez plus sages que moi […] C’est une chose bien fâcheuse et bien terrible à une personne qui professait la sainte perfection de mourir avec de la paille […] » L’on remarqua que la plupart des religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646, âgé de 52 ans], fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher1241.

Une anthologie spirituelle

Les trois seuls exemplaires connus des ouvrages de Jean-Chrysostome relèvent de deux sources1242 : la première est constituée des Divers traités spirituels et méditatifs. Le « grand contemplatif consommé de l’amour de Dieu » y figure en habit de pénitent - belle mais sévère figure - et est qualifié dans l’avis au lecteur d’une « passion ardente pour la pauvreté, les pauvres et les affligés qu’il consolait avec une grâce sans pareille […] une intégrité inviolable […] un solide jugement […] une pleine science ... un insigne don de conseil pour des personnes de toutes conditions ».

Le Traité premier, Le Temps, la mort et l’éternité, comporte des « Pensées d’Éternité d’un certain solitaire et d’un autre serviteur de Dieu » qui nous touchent par leur rectitude et leur grandeur. Si ce texte évoque les grandes peurs de la damnation que l’on rattache en général au Moyen Âge, il possède par contre un côté biographique tout nouveau. Jean-Chrysostome y résume très sobrement les biographies de deux amis1243 foudroyés par l’amour divin : après le coup de poing initial donné par la grâce, la vie mystique est découpée en quelques grandes périodes ponctuées de moments charnières, dans une dynamique qui couvre toute la durée de la vie. Une existence est résumée en quelques paragraphes, ce qui donne une impression saisissante de force associée à la brièveté de notre condition :

I. Le premier, étant un jeune homme d’un naturel fort doux et d’un esprit fort pénétrant […] se retira en solitude, après une forte pensée qu’il eut de l’Éternité, en cette manière. C’est que huit jours durant, à même qu’il commençait la nuit à dormir dans son lit, (82) il entendit une voix très éclatante qui prononçait ce mot d’Éternité, et pénétrait non seulement le sens externe, mais encore le fonds de l’âme, y faisant une admirable impression.

II. Là-dessus, s’étant retiré en solitude, il lui était souvent dit à l’oraison, Je suis ton Dieu, je te veux aimer éternellement : ce qui lui faisait une grande impression de cet amour éternel.

III. Ensuite il lui semblait que toutes les créatures lui disaient sans cesse d’une commune voix éternité d’amour, et son âme en demeurait fort élevée.

IV. Il passa à un état de peine, et demeura quelques années dans une vue du centre de l’enfer […] (84)

VI. Dieu tout bon lui fit voir un jour ce qui se passait dans le jugement particulier d’une âme qui l’avait bien servi : je voyais, disait-il, une miséricorde infinie qui comblait cette âme d’un amour éternel.

VII. Une autre fois faisant oraison, il entendit une voix qui dit, je t’ai aimé de toute Éternité : ce qui lui imprima une certaine idée de cet (85) amour divin, qui le séparait du souvenir des créatures. Et au même temps il fut tellement frappé d’amour, qu’il en demeura comme hors de soi toute sa vie1244, laquelle il finit heureusement en des actes d’amour, pour les aller continuer à toute Éternité. […]

On passe maintenant à l’autre ami de Dieu :

I. Un autre serviteur de Dieu a été conduit à une très haute perfection [86] par les vues pensées de l’Éternité. Il était de maison et façonné aux armes. Voici que environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le seul mot d’Éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose, qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.

II. Le lendemain, ayant l’usage fort libre de ses puissances, environné néanmoins de la vue d’Éternité, il s’alla confesser à un saint Religieux avec beaucoup de larmes et lui ayant révélé son secret, il en reçut beaucoup de consolation, car il était serviteur de Dieu et homme de grande oraison, qui avait eu révélation de ce qui s’était passé, et qui en se séparant lui dit, mon frère aime Dieu un moment, et tu l’aimeras éternellement. Ces mots portés et partis d’un esprit embrasé, lui furent comme une flèche de feu, qui navra son pauvre cœur d’un certain amour divin, dont l’impression lui en demeura toute sa vie.

III. Ensuite il fut tourmenté de la vue de l’éternité de l’Enfer, environ huit ans, dans plusieurs visions […]

IV. Après cet état il demeura trois autres années dans une croyance comme certaine de sa damnation : tentation qui était aucune fois si extrême, qu’il s’en évanouissait.

V. Ensuite de cet état, il [89] demeura un an durant fort libre de toutes peines […]

VI. Après cette année, il en demeura deux dans la seule vue de la brièveté de la vie […] Ce qui lui donna un si extrême mépris des choses du monde […] [qu’il] ne pouvait comprendre comme les hommes créés pour l’éternité s’y pouvaient arrêter. [90]

VII. Ensuite […] il fut huit ans dans la continuelle vue que Dieu l’aimait de toute Éternité ; ce qui l’affligeait, avec des larmes de tendresse et d’amour, d’autant qu’il l’aimait si peu et avait commencé si tard. Il eut conjointement des vues fort particulières de la Sainte Passion.

VIII. Dans la dernière maladie il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité.

Dans son Traité second : La Sainte Désoccupation de toutes les créatures, pour s’occuper en Dieu seul, Jean-Chrysostome balaye le chemin sans compromis : il faut laisser de la place et toute la place au divin qui peut alors animer la créature : la passive mystique est le terme d’un long cheminement. Jean-Chrysostome donne des indications concrètes et fournit des exemples plutôt qu’il n’expose une théorie :

Dieu tout bon a imprimé votre âme de Sa belle image, pour vous divertir de la laideur des créatures et vous attacher à Sa pure beauté. […] Le Bienheureux frère Gilles, Religieux Mineur, enseignait que pour aller droit à la sainte perfection, il fallait que le spirituel fut un à un, c’est-à-dire seul avec Dieu seul, occupé de Dieu seul, et désoccupé de tout ce qui n’était point Dieu1245.

À chaque chose principale qu’il commençait dans la journée, il entrait dans un recueillement intérieur et il faisait résolution de la commencer, continuer et finir en la vue de Dieu seul […] désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu : de sorte que toutes les créatures semblent lui disparaître, et ne regarde en elle que Dieu seul, intimement présent et opérant […] L’âme parvient à ce degré […] par la fervente pratique de l’oraison et des actes du pur amour1246.

Lors […] elle est comme déiformée et comme passive en ses opérations ; car encore que la volonté concoure à aimer Dieu, néanmoins Dieu opère tellement en cette âme, qu’il semble que ce soit plutôt Lui qui produise cet amour […] l’âme demeure souvent comme liée et garrotée, sans rien penser ni agir comme d’elle-même, mais mue seulement par le Saint Esprit tant Dieu est jaloux que tout ce qu’elle fait, elle le fasse pour Lui1247.

Le Traité troisième : les dix journées de la sainte occupation, ou divers motifs d’aimer Dieu et s’occuper en son amour appartient aux schémas de retraites qui forment une littérature abondante propre au XVIIe siècle. Leur forme répondait au besoin des Directeurs de retraites dans les maisons religieuses (on sait qu’une retraite de dix jours est encore pratiquée annuellement par les carmélites). Le thème de l’amour pur et la joie donnée par la grâce tranchent avec bonheur sur le pessimisme et la culpabilité qui se répandront dans les retraites de la seconde moitié du siècle. L’échange d’amour et la bonté divine sont les thèmes propres à toutes les journées, depuis la première. La grâce divine qui se manifeste par Sa bonté, ne dépend pas d’une purification préalable.

Voici un aperçu très contracté de l’un de ces schémas :

Iere journée : Il veut que ses fidèles amants L’aiment […] d’un amour si pur, qu’ils ne L’aiment pas par la vue des bienfaits [190] qu’ils ont reçus, ou doivent recevoir de Lui.

IIe journée : [196] Comme Dieu le créateur a donné aux éléments leur centre, de sorte que les légers tendent rapidement en haut, et les gros et pesants se ruent fortement en bas ; ainsi le feu élémentaire gagne le haut, l’air le suit, la terre se jette en bas et s’arrête vers le centre du monde : de même il a donné à l’homme pour son centre l’amour infini de son essence et il lui donne grâce pour y tendre ; de manière que partout ailleurs il ne peut trouver aucun repos, comme étant pour lors hors de son centre.

IIIe journée : [199] Dieu tout bon nous a tellement destinés à l’amour, qu’Il nous a aimés de toute éternité, pour nous obliger à l’aimer ensuite de notre création et des grâces qu’Il nous ferait.

Ve journée : [213] L’amour divin est la vie de notre âme en ce pèlerinage et en l’éternité, de sorte que l’âme qui est ici bas et en l’éternité sans amour divin, est réputée comme morte.

VIIe journée : Dieu tout bon [227] est le vrai, seul, fidèle et l’immuable ami. Assurez-vous que toutes les créatures ne vous aiment point, mais seulement leurs passions, satisfactions ou intérêts ; d’où finalement vous ne recueillerez que de l’inquiétude et du trouble, si ce n’est que telle amitié soit réglée dans la pure vue de Dieu et fondée en Lui seul : ce qui est très rare.

IXe journée : [243] À vrai dire, tendre au pur amour de Dieu c’est l’unique vrai bien et le paradis de cette vie ; tout le reste n’est que vanité et affliction d’esprit. […] sans cet amour je deviens comme un néant […]

Xe journée : [253] Je considérais que le seul amour de Dieu donnait la vue et l’affection de la vraie perfection ; et comme il était rare, je voyais que beaucoup se méprenaient par abondance de l’esprit de nature et travaux de leur perfection […]

De la seconde source, Divers exercices…, nous retiendrons l’extrait d’une lettre peut-être écrite à une dirigée :

Ne vous donnez point la peine de m’écrire votre état passé : je crois vous connaître beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-même : allez droit à Dieu […] ne vous précipitez pas ; soumettez toujours votre perfection et votre ferveur à la volonté divine, ne voulant que l’état qu’elle agréera en vous […] Votre paix […] consiste en un certain état de l’âme dans lequel elle est tranquille en son fonds avec son maître, quelque tempête qu’il y ait au dehors ou en la partie inférieure qui sert de croix à la supérieure où Dieu réside dans la pureté de son esprit et dans la paix suprême.

[…] Tout n’est rien. Tout n’est ni pur ni parfait sinon Dieu seul […] par la grâce d’oraison, et je tiens que c’est Dieu qui se rend maître de l’âme, qui la lui donne, avec goût qu’elle seule savoure et peut dire1248.

L’Exercice de la Sainte vertu d’Abjection, quant à lui, a été écrit pour répondre aux besoins du groupe de l’Ermitage fondé à Caen par Jean de Bernières, son disciple. Il fait aussi partie de la littérature des exercices ou schémas de retraites qui fut abondante avant de disparaître avec leurs prédicateurs (qui étaient rarement mystiques). Le terme abjection ne doit pas être pris au sens péjoratif d’avilissement : il désigne l’humiliation et la prosternation intérieure devant la grandeur divine (second sens selon Littré), la prise de conscience due à la grâce que l’on n’est rien devant Dieu. Quelques extraits suffiront à mieux comprendre l’extrême austérité du vécu de ces spirituels :

Premier exercice traitant de la sainte vertu d’abjection / Premier traité : de la sainte abjection. / La Société spirituelle de la sainte abjection ; / pratiquée en ce temps avec grand fruit de perfection, par quelques dévots de Jésus humilié et méprisé. / Avis. 1249

Chapitre I. Vues ou lumières surnaturelles de la superbe [orgueil] d’Adam.

Le spirituel en cet état est pénétré de certaines vues ou lumières surnaturelles, par lesquelles il entre en la connaissance [14] intime de son âme et de ses parties intellectuelles, et voit clairement que tout cet être est rempli de la superbe, de l’ambition, de l’orgueil, et de la vanité d’Adam […]

Chapitre II. Abjection dans le rien de l’être.

Le spirituel en cet état voit par lumière surnaturelle, comme le néant ou le rien est son principe originel. Sur quoi vous remarquerez : 1. Que cette vue provient d’une grande faveur de Dieu. 2. Que par icelle l’âme se voit dans un éloignement infini de son créateur. 3. Qu’elle le voit dans une sublimité infinie. 4. Qu’elle se réjouit selon la disposition de sa pureté [16] intérieure de voir que son Dieu soit en l’infinité de l’être et de toute perfection, et elle comme en une certaine infinité du non être, c’est-à-dire du néant et du rien.

La pratique. L’exercitant ainsi disposé, 1. Se réjouira de l’infinité divine. 2. Il prendra plaisir de se voir dans l’infinité du rien respectivement à son Dieu. 3. Il considérera que Dieu l’a tiré de ce rien par sa toute puissance, pour l’élever et le faire entrer en la communion incompréhensible de son être divin et de sa vie divine, par les actes intellectuels et spirituels de l’entendement et de la volonté, par lesquels il est si hautement élevé que comme Dieu se connaît et s’aime, ainsi par alliance ineffable, il le connaît et l’aime […]

Chapitre IV. Abjection d’inutilité.

Cet état appartient particulièrement aux personnes qui sont [19] liées et attachées par obligation aux communautés, dont nous en voyons plusieurs extrêmement tourmentées de la vue de leur inutilité, desquelles aucunes le sont par une certaine bonté naturelle de voir leurs prochains surchargés à leur occasion, et les autres par un certain orgueil qui les pique et les aigrit ; le diable se mêle en ces deux dispositions et le spirituel doit prendre garde de s’en défendre. Pour donc en faire bon usage, 1. Il considérera que celui qui agrée son abjection dans son inutilité, rend souvent plus de gloire à Dieu qu’une infinité de certains utiles, suffisants, indévots et superbes […] 4. Il supportera patiemment les inutilités des autres prochains. 5. Il pensera que la créature [20] n’est autant agréable à Dieu qu’elle est passive à la conduite divine […]

Chapitre XIX. Tourment d’amour en l’abjection.

La superbe vide l’âme de toute disposition d’amour envers son divin créateur où au contraire la sainte abjection la purifie et la dispose à la pureté de cette charité divine dans les manières ineffables […] J’appelle cet état tourment d’amour, d’autant qu’en icelui les âmes sanctifiées par les humiliations sont extrêmement [53] tourmentées des saintes ardeurs, vives flammes et divin amour […]

Méditation XXIII. De la sainte abjection de Jésus dans le reniement de St Pierre.

[108] Considérez et pesez ensuite les circonstances de l’abjection que Jésus a souffertes au reniement de Pierre. 1. C’était le plus considérable des Apôtres. 2. C’était celui qui lui avait plus témoigné de bonne volonté. 3. C’était dans une grande persécution, et lorsqu’il était délaissé de tous les siens. 4. C’était enfin en un temps auquel étant accusé d’avoir semé et prêché des fausses doctrines, il paraissait plus suspect et coupable par un tel reniement […]

Méditation XXX. De l’abjection de Jésus dans son crucifiement.

[130] Quand vous verrez certaines personnes dévotes mourir dans la folie et même avec des circonstances étranges, extravagantes et superbes, ainsi qu’est mort le saint nommé Tauler 1250 […] souvenez-vous qu’il peut arriver que Dieu accorde la mort d’abjection à certains de ses fidèles amants, pour les récompenser de leurs travaux généreux dans les voies de cette sainte vertu et pour les rendre conformes à Jésus […]

IV. Traité. Méditations d’abjection en la vue de la divinité.

Méditation I. D’abjection en la vue de l’existence divine.

Considérez que comme Dieu est le premier être de soi, qui n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien, de même l’amour divin n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien ; pensez que comme [145] Dieu a toujours été et sera toujours nécessairement, étant l’être de soi nécessaire ; ainsi il s’est toujours aimé et s’aimera toujours nécessairement. Ajoutez qu’encore que vous soyez très vil et très abject, il vous a néanmoins toujours aimé et vous aimera toujours à toute éternité, d’un amour autant adorable qu’inconcevable, pesez bien sur tout combien c’est une chose étrange et incompréhensible qu’un Dieu s’applique à aimer une créature si abjecte et si petite, qu’elle n’est de soi qu’un pur rien […] chose inconcevable, qu’un Dieu daigne vous donner de l’amour pour l’aimer […]

Méditation XI. D’abjection en la vue de l’incompréhensibilité divine.

Considérez que Dieu […] reste toujours à connaître à l’infini dans son infinité.

Enfin, des lettres remarquables éclairent sa direction spirituelle de Mectilde du Saint-Sacrement. Nous choisissons un petit traité, aux paragraphes numérotés, qui donne à la jeune religieuse quelques directives précises. On verra combien son appréciation est sévère sur la nature humaine qui résiste à Dieu, mais il conclut sur une très belle et très concise définition de l’oraison :

Autres réponses du même Père à la même âme1251.

[…] 16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par l'âme ; entrant à l'aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu'ils soient de lumières ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d'abjection, d'abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu par cette indifférence à tout état, et cette passivité à Sa conduite vous acquerra une paix suprême qui vous établira dans la pure Oraison, et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.

19. Par la vie d'Adam nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang; cette vie nous est si intime qu'elle s'est glissée dans tout notre être naturel, n'y ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n'en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l'encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de Sa grâce, ce qui nous rend en Sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang […]

25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combat ; tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans les vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions ; tantôt dans d'autres tentations très horribles et violentes ; Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l'âme l'impureté de la vie d'Adam et sa propre excellence […]

27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tâchez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection […]

29. Tendez à l'oraison autant que vous pourrez : c'est ce me semble uniquement pour cela que nous sommes créés ; je dis pour contempler et pour aimer ; c'est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l'oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l'oraison passive, en laquelle l'âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l'amour, pour être dévorée par ses très pures flammes, unissant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez pas beaucoup de l'oraison, souvent contentez-vous d'être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L'aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire l'oraison.

Nous reviendrons sur l’influence du « bon père Chrysostome »: il est le père fondateur de la lignée mystique qui passe par monsieur de Bernières, monsieur Bertot, madame Guyon… L’exposé de cette filiation de « l’école du cœur » couvrira la plus grande partie du tome IV.

Tableau IV: Esquisse de réseaux franciscains

Cette esquisse recouvre des franciscains depuis les origines jusqu’à la fin du XVIIe siècle (et inclut donc des figures que nous présenterons aux volumes III et IV).

Les figures appartenant à une « religion » franciscaine sont soulignées. Leurs appartenances sont indiquées sous leurs noms (capucins : ca, Tiers Ordre Régulier : T, récollets : R). Suivent les dates de naissance et de décès, puis s’il y a lieu et entre parenthèses, la date soulignée de la première édition d’une première œuvre influente. Des figures remarquables « sous influence » sont indiquées sans soulignement. Les traits verticaux ou d’égalité horizontaux marquent des influences attestées de personne à personne (les multiples relations indirectes par les œuvres ne sont pas indiquées). Les pointillés séparent des figures superposées mais qui n’ont pas eu de relation de personne à personne.

L’esquisse comporte deux volets, le premier en bonne page concerne surtout des capucins, le second au verso concerne surtout le Tiers Ordre Régulier (et ses associés laïcs) ainsi que des récollets. Le capucin Pierre de Poitiers figure dans ce second volet à cause de son rôle tardif de défenseur des mystiques (« L’auteur du Jour Mistique » sera invoqué par madame Guyon dans les Justifications).

François d’Assise 1182-1226

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rhéno-flamands >1300

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

H. de Balma ~1400

Harphius 1400-1477

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

François Nugent == Benoît de Canfield

(ca) 1569-1635 (ca) 1562-1610 (1608)

| |= Marie de l’I. [Mme Acarie]

| | 1566-1618

Martial d’Étampes Marie de Beauvilliers

(ca) 1575-1635 (1630) 1575-1657 (1631)

|

| Const.de Barbanson == dom Augustin Baker

| (ca) 1582-1631 (1623) 1575-1641

| |

| Capucines de Flandres à Douai

Jean-François de Reims

(ca) -1660 (1635)



……………………………………………









Jean-Chrysostome de S.Lô

(T) 1594-1646 (1651)

| |

Cal Bona (-1674), V. Gelen (-1669) |

________________________

Marie de l’I. [Canada] J. de Bernières |

1599-1672 1602-1659 |

| | Jean Aumont

| | (T) -1689 (1660)

Mectilde [du Saint-Sacrement] | Victorin Aubertin

1614-1698 | (R)1604-1699)(1667) Jacques Bertot | …… 1620-1681 Archange Enguerrand Pierre de Poitiers | (R) 1631-1699

(ca) -1683 (1671) |_______________|

Madame Guyon

1648-1717

Autres figures : Séverin Rubéric (R) - >1625, Jean-Évangéliste de Bois-le-duc (ca) 1588-1635, Eloy Hardouin de S. Jacques (R) 1612?-1661, Paul de Lagny (ca) -1694, Alexandrin de la Ciotat (ca) -1706, Maximien de Bernezay (R).

Dans ce volume

Suivant l’ordre de leur présentation



Naiss.



Décès

Grégoire Lopez [ermite mexicain]

1542

1596

Mectilde du Saint-Sacrement /Catherine de Bar

[Bénédictine du Saint-Sacrement]

1614

1698

Jean de Saint-Samson [Grand Carme]

1571

1636

Dominique de Saint-Albert

[Grand Carme]

1596

1634

Joseph de Jésus Maria [Quiroga]

[carme déchaux espagnol]

1562

1628

Madame Acarie

[(première) Marie de l’Incarnation]

1566

1618

Madeleine de Saint-Joseph [carmélite]

1578

1637

Laurent de la Résurrection

[carme déchaux convers]

1614

1691

Benoît de Canfield [franciscain capucin]

1562

1610

Constantin de Barbanson [franc. capucin]

1582

1631

Séverin Rubéric [franciscain récollet]


Apr.1625

Archange Enguerrand [franc. récollet]

1631

1699

Maximien de Bernezay [franc. récollet]


Apr.1686

Jean-Chrysostome de Saint-Lô

[franciscain du Tiers Ordre Régulier]

1594

1646

quatorze mystiques











EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT





Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, même partielle, réservés pour tous pays.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par la loi.







ISBN 978.2.86681.173.0

© Les Deux Océans. 2012

19, rue du Val-de-Grâce

75005 – PARIS –

tél. 01.46.33.68.19

www.lesdeuxoceans.fr





EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

III

ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES

Dominique Tronc



Image 1



Les Deux Océans

Paris







« Je sais le jugement que la plupart des hommes porteront sur ce livre. Ils y verront l'œuvre d'un moine halluciné, d'un solitaire hagard et d'un ermite ivre de jeûne et consumé de fièvre. Ils y verront un rêve extravagant et noir, traversé de grands éclairs, et rien de plus. C'est l'idée ordinaire que l'on se fait des mystiques ; et on oublie trop souvent que toute certitude est en eux seuls. »

Maurice Maeterlinck présentait ainsi l'œuvre de Ruysbroeck !

Avertissement

J’ai bénéficié, et plus largement encore que précédemment, de la collaboration de Murielle Tronc : elle est coauteure de ce tome III. Notre volume est tributaire de multiples apports auxquels nous ne pouvons rendre ici justice sinon en références. Ceci à cause de la variété des vécus mystiques abordés qui prennent place hors des ordres traditionnels mis en valeur au tome II (encore présents dans ce tome III par des franciscains « tardifs » et par des appartenances individuelles).

Nous ne nous sommes pas trop étendus sur des figures largement reconnues dans les histoires de la spiritualité : les fondateurs de la Visitation qui ouvrent le volume, les jésuites, les spirituels dans le monde dont les “Amis de la Vérité”, des figures pratiquant la charité, etc. Nous avons par contre élargi le cercle mystique en soulignant la valeur de figures féminines singulières qui vécurent à la périphérie ou hors du « royaume très chrétien » ; enfin par une incursion hors du monde catholique : évocation de mystiques britanniques ou d’outre-Rhin, de poètes. Nous sommes conscients du risque encouru abordant telle figure imposante, par exemple Pascal - mais comment faire autrement ? - ou en nous élargissant cavalièrement sur l’Europe pour respecter notre titre d’Expériences mystiques en Occident. Certaines figures sont absentes ici mais prendront toute leur place en « IV. Une école du cœur », dans l’approche du large mouvement mystique de la quiétude. 

Enfin nous ne pouvons laisser supposer que la vie mystique s’arrête au début du XVIIIe siècle ! Une « Conclusion » précédemment annoncée devient « V. Des Lumières à nos jours », sortie symétrique de l’entrée en matière « I. Des Origines à la Renaissance. » Ce tome V présentera à l’aide d’exemples l’étoilement mystique qui accompagne la grande diversité culturelle d’aujourd’hui.









Présentation

Dans les tomes précédents, nous avons tenté de montrer que toute renaissance religieuse a pour origine l’impulsion donnée par un mystique : traversé par le courant de la grâce, il réveille son entourage et le ramène à la vie intérieure, il provoque ou dirige le changement qui se propage ensuite par l’intermédiaire de personnes qu’il a formées1252. C’est ainsi que les ordres « anciens », les bénédictins, les carmes et les carmélites, surtout les franciscains, retrouvèrent en France une vitalité inattendue.

Tandis que les actifs réformateurs présentés dans le tome II ont été souvent oubliés1253, nous allons maintenant rencontrer des mystiques reconnus, dont quelques-uns sont encore célèbres de nos jours. Ces figures n’appartiennent pas aux ordres anciens, certaines sont même restés complètement indépendantes dans leurs vécus. D’autres ont adopté des approches novatrices qui leur ont permis de créer des structures nouvelles. Aussi leurs successeurs en révèrent-ils le souvenir.

Grâce à la puissance de certains ordres toujours actifs, quelques-uns occupent presque toute la place dans les fresques qui retracent l’histoire religieuse et spirituelle du Grand Siècle, au détriment de personnalités plus profondes. Comme l’expérience intérieure est notre fil conducteur, nous n’adopterons pas la même hiérarchie que les histoires classiques de la spiritualité1254. Tenant à notre parti-pris subjectif, nous citons pour le XVIIe siècle une centaine de figures1255 en tenant compte non de leur notoriété, mais de l’impression de qualité intérieure mystique éprouvée à la lecture de leurs écrits ou de leurs ‘dits’. Le lecteur s’étonnera de la place réduite donnée à certains spirituels (Bérulle, des membres de « l’École française », des figures rattachées à Port-Royal). Nous préférons rester concentrés sur ce qui nous guide depuis le début : l’expérience du divin transmise d’âge en âge dans la profondeur mystique.

Le critère de jugement dans l’histoire officielle de la spiritualité est la sainteté et non pas l’expérience mystique (qui fait souvent peur). On confond souvent saint et mystique, la sainteté pouvant apparaître à la lecture de certaines hagiographies comme la condition préalable à l’ouverture de toute vie intérieure. Or, Thomas d’Aquin le dit bien, « l’amour de Dieu n’est pas, comme le nôtre, dépendant d’un bien préexistant dans l’être aimé ; il crée le bien qu’il aime1256 ». La grâce divine est première : l’effort, le mérite ne la font malheureusement pas venir. Elle semble répondre à l’appel de l’homme, mais elle est la source de cet appel. Il n’y a pas d’automatisme, l’ascétisme entraînant la grâce : celle-ci est libre, incompréhensible et inopinée.

Un saint n’a donc pas forcément d’expérience mystique. Il montre l’exemple : il est l’incarnation du grand idéal moral donné par les religions. Mais c’est par sa volonté propre qu’il tend vers la perfection. Le mystique, lui, est traversé par la grâce : c’est parce qu’il en suit les mouvements qu’il manifeste l’amour divin autour de lui. S’il est parfait, sa sainteté n’est qu’une facette de son intériorité et une conséquence de l’amour qui vit en lui. C’est parce qu’il acquiesce à l’action de la grâce que s’accomplit la remise en ordre de ses comportements : après une (longue) phase de nettoyage, le torchon aura exprimé son dû, le bois humide sera devenu sec et pourra brûler d’amour.

Toutes les variantes sont possibles : les mystiques s’imposent souvent une ascèse et pensent que leur état d’impureté et de péché doit être purifié pour que la grâce descende. Au Grand Siècle, l’héroïsme est très bien considéré et fait partie de la culture de l’époque. C’est au bout d’un long périple que monsieur de Bernières ou madame Guyon comprennent qu’ils ne font que tourner en eux-mêmes et que l’abandon à la grâce est la seule voie efficace.

Exceptionnellement, nous ouvrons ce tome III à quelques spirituels qui n’ont pas laissé de trace écrite, mais qui sont admirables par leur charité : nous avons fait le pari que l’amour universel dont ils ont témoigné ne pouvait provenir que d’une intense vie intérieure.

§



Ce tome III comporte cinq parties :

1. Nous présentons le cadre où évoluent ces personnalités : un monde en mutation prédomine à partir du milieu du XVIIe siècle.

2. Apparaissent les créateurs ou membres des ordres nouveaux : François de Sales associé à Jeanne de Chantal et leurs visitandines, jésuites mystiques inspirés par Louis Lallemant, Jean-Jacques Olier fondateur des sulpiciens, des oratoriens.

3. Puis nous nous attachons à des mystiques actifs dans le monde : monsieur de Bernières, quelques spirituels illustres par leur charité, des « Amis de la vérité » assemblés autour de Port-Royal, des franciscains « tardifs » défenseurs de la vraie vie mystique.

4. Nous consacrons une place importante à cinq figures féminines mystiques remarquables (et à un couple). Elles réussirent à rester relativement indépendantes des structures religieuses pendant la plus grande partie de leur vie. Nous rendons ainsi justice au sexe ignoré mais souvent premier dans l’ordre mystique.

5. Enfin, pour ne pas demeurer cantonnés au monde catholique de France et en conformité avec le titre d’Expériences mystiques en Occident, nous évoquons quelques contemporains remarquables qui vécurent hors de la juridiction du « Roi très chrétien » dans le Saint-Empire, en république hollandaise, dans les îles britanniques. Ce dernier chapitre sera bien entendu un survol sans aucune visée exhaustive, pour rappeler que la mystique existait ‘ailleurs’.

Nous aurons alors évoqué aux tomes II et III une bonne partie du XVIIe siècle mystique européen. Restera à présenter l’école de la quiétude (tome IV), enfin à montrer que la vie mystique ne s’arrête pas en 1699 par une deuxième condamnation du quiétisme (tome V), même si ses expressions écrites furent par la suite et pour longtemps bridées.

1. Un monde en mutation.

Au début du XVIIe siècle, les mystiques qui rendaient compte de leur expérience par écrit le faisaient au sein d’un monde très différent du nôtre, même si la modernité apparaissait déjà chez quelques membres d’une minorité socialement favorisée. Si les structures où entraient ces « chrétiens intérieurs » se révélaient déjà très diverses depuis Réformes et Contre-Réforme, au milieu du XVIIe siècle s’opère aussi un basculement des connaissances et des idées : l’Ancien Monde du Moyen Age, dont les pratiques ont été transmises par les ordres religieux rénovés, laisse place à un monde nouveau qui va nécessiter d’autres manières de vivre intérieurement. De nouvelles formes vont devoir être inventées pour s’y adapter : nous les abordons au cours de ce volume.

Les institutions religieuses tentèrent de faire face à ces nouveautés, mais leurs efforts ne purent équilibrer la crispation de structures qui se trouvaient en proie à des luttes intestines : à l’opposition entre protestants et catholiques, s’ajouta l’opposition entre partisans des idées nouvelles et traditionalistes. Ces derniers perdront progressivement le contrôle des idées avant celle des hommes.

Aux XVIe et au XVIIe siècles, quatre phénomènes majeurs sont à l’origine de ce bouleversement des idées et du monde1257 : la circulation des idées facilitée par l’imprimerie, le progrès dans la connaissance du monde naturel, la montée en puissance de l’État souverain, la division confessionnelle de l’Europe. Ils mettent en cause l’unité du monde. L’individu se met à questionner la nature même d’une vérité disputée publiquement : à quelle confession doit-il se rattacher s’il en a le choix ? Faut-il inventer la tolérance ? S’il cherche des remèdes à la violence1258, doit-il se soumettre comme à un moindre mal à un despotisme qui ne deviendra « éclairé » qu’un siècle plus tard (et trop tard pour sa version française), ou faut-il réinventer une démocratie dont l’Antiquité donne une image idéalisée ?

De l’Ancien au Nouveau Monde

Au début du XVIIe siècle, la société demeurait attachée à un Ordre divin : elle était politiquement reliée à l’Absolu par un Roi et religieusement dominée par des Églises. Intériorisé à partir des écrits très appréciés de Denys, l’Ancien Monde supposait une

adhésion à un ordre antérieur et supérieur aux hommes. Leur attitude était dominée par une aspiration à la sagesse et au salut dans l’intégration à un ordre divin, naturel, communautaire et idéologique, préétabli, qui définissait le vrai, le bien, le juste, ainsi que le statut et la personnalité même des individus1259.

On retrouve de nos jours un tel état d’adhésion à l’état de survivances dans d’autres civilisations. Il s’exprime de façon pathogène lorsque l’adhésion s’accompagne d’une soumission sociale sans limite au sein de communautés qui se sentent trop menacées1260. Anciennement « ce n’était pas l’individu qui était perçu comme l’unité de base, mais la famille et la lignée, groupes naturels, la cité ou la communauté organisée, porteuse du projet qui donne sens à la vie », tandis que nous vivons aujourd’hui « dans des sociétés conçues comme des associations reposant sur un contrat entre des individus libres qui leur préexistent en principe : ils peuvent les modifier… »1261.

Mais arrive le physicien-praticien Galilée, qui ouvre un monde nouveau par l’observation combinée à l’expérience : il renverse des modèles admis en astronomie et en mécanique. Son influence n’a d’égale que celle du théoricien Descartes qui lie géométrie et algèbre. Ils permettront de quantifier des résultats expérimentaux, pour aboutir à la maturité scientifique atteinte à la fin du siècle par Newton.

La maîtrise apparente d’un monde matériel dépendant d’un monde spirituel ‘des idées’ est ainsi rapidement entamée1262. L’inversion du processus de connaissance s’appuie sur l’expérience physique : Descartes assure que ses « conclusions sont toutes appuyées sur des expériences très certaines » (ce qui n’était encore le cas ni chez Bacon ni chez lui). L’orientation est acquise ainsi tôt, même si la rigueur expérimentale n’apparaît qu’au milieu du siècle, génialement chez Pascal qui associe pratique et théorie avec une grande inventivité. Sa liberté prise vis-à-vis de présupposés ouvre de nouvelles failles1263.

Cette liberté ne se manifeste pas encore dans deux domaines : celui de la représentation historique, car elle ne se prête pas à l’expérimentation scientifique immédiate ; et celui de l’exploration critique des sources bibliques qui débutera avec Spinoza1264.

Les Pensées de Pascal montre cet écart : le contraste est grand entre sa première partie avec la liberté prise sur tous les sujets, dont le politique, et sa seconde partie qui ne peut encore tenir compte que de la tradition biblique dans sa durée brève.

Il faut une génération pour qu’un acquis nouveau se généralise au niveau des connaissances de l’homme cultivé, puis une nouvelle génération pour qu’elle soit exprimée socialement et prise en compte - ou non - par les structures civiles et religieuses. La fermeture d’un Bossuet vis-à-vis de toute nouveauté et de toute tentative œcuménique, telle qu’elle fut entreprise par Leibniz, illustre cette rémanence. Une tension très forte se manifeste lorsque le débat devient public, à la charnière entre ancien modèle du monde et nouvelles ouvertures.

Toutefois en Hollande puis en Angleterre, l’orthodoxie s’ouvre dès le XVIIe siècle à la tolérance et au progrès qui en découle. Mais pas moins de quatre révolutions accompagnées des guerres menées par la république hollandaise pour survivre, puis de terribles luttes civiles au sein du royaume auront été nécessaires à l’accouchement d’une société politique déjà démocratique sous certains aspects1265.

L’absolutisme en France



La France eut moins de chance. À l’essor du début du siècle, rapidement freiné par les troubles de la Fronde, succède un renforcement de l’absolutisme mené par Louis XIV. Dans le contexte des guerres de religion, les juristes catholiques voulurent mettre le roi à l’abri des anti-absolutistes protestants et des tyrannicides (Henri IV avait été l’objet de plusieurs attentats avant celui qui lui coûta la vie). D’où une survalorisation du personnage royal, que le monarque mettra en scène tout en bridant toutes les expressions politiques dont la parlementaire. Le Roi-Soleil respecte cependant une morale1266. En France, le régime

reste modéré, parce que nombre de traits traditionnels du royaume subsistent : le roi est chrétien, il respecte les “lois fonda­mentales”, il a un “esprit de justice, de conseil et de raison”, la société comporte encore des ordres, des corporations, des “pays” qui ont des droits propres dont le régime est obligé de tenir compte. D’ailleurs, le royaume est grand et incomplètement contrôlé. Mais ces éléments de modération sont étrangers à la doctrine absolutiste proprement dite. Quand le régime s’effondrera, ils disparaîtront. Le jacobinisme pourra alors hériter des pouvoirs d’État illimités qu’ont élaborés les théoriciens absolutistes1267.

Au sein de cet absolutisme, le système dit des Lettres de Cachet fait des victimes chez les spirituels. À la question fréquente : « Quelle est la justification de tel ou tel emprisonnement ? » posée par le moderne qui suspecte quelque transgression cachée, la réponse est : « Aucune n’est nécessaire ! » Ces lettres sont signées par le roi (mais par lui seul), sans intervention de la justice, mais souvent sous l’influence de son entourage : Richelieu pour Saint-Cyran emprisonné de 1638 à 1643, madame de Maintenon pour « la Guyon » qu’elle fait emprisonner de 1697 à 1703. Il ne s’agit que d’éloigner quelqu’un, de l’assigner à résidence, de l’emprisonner.

Saint-Cyran fut envoyé un beau matin à Vincennes, sans motif, sans jugement, ayant été pris à son domicile par des “messieurs” (annonciateurs des hommes en gabardine de polices politiques modernes). Il passa cinq ans dans son cachot, mais il aurait pu y passer, tout aussi bien, vingt ou quarante, si la mort inopinée du ministre n’avait permis à ses amis de le faire libérer1268.

Nous étendons souvent au passé (et les supposons à tort acquises) les conquêtes récentes de révolutions européennes. Or la liberté de conscience et de culte qui nous considérons comme naturelle, est absolument inconnue sous l’Ancien Régime : « L’évêque ou le supérieur peut requérir des lettres de cachet contre des prêtres ou religieux suspectés d’indiscipline (par exemple de jansénisme), pour contourner l’impuissance de l’officialité paralysée par l’appel comme d’abus » souvent interjeté par l’inculpé1269. Les hérétiques, conformément au serment du sacre, doivent être « exterminés » (entendons : rejetés hors des limites du royaume, ex-terminare). L’édit de Nantes est révoqué par l’édit de Fontainebleau de 1685 : toute liberté de culte est abolie, les églises réformées sont détruites, ceux qui ne se convertissent pas sont bannis. Les juifs, bannis en principe du royaume en 1615, ne font pas partie de la communauté française, pas plus que les protestants.

De même, la liberté d’expression est restreinte. Il faut un privi­lège spécial pour imprimer des livres, et les privilèges ne sont accor­dés qu’après examen attentif par la censure. Les imprimeries sont étroitement surveillées, ce qui n’empêchera pas l’impression des Provinciales en feuilles grâce à des complicités. La solution habituelle était d’imprimer les ouvrages en Hollande.



La montée en puissance du royaume

Après les terribles luttes religieuses du XVIe siècle où l’angoisse et la peur créent la violence1270, la paix à peine rétablie, la France doit lutter contre l’encerclement pour sa survie. Car Charles-Quint unifiant Espagne, une partie de l’Italie, Autriche, Flandre, et riche de ses colonies, a créé le premier des empires sur lequel le soleil ne se couche pas.

En France, on ne peut encore parler de sentiment « national » : la diversité des provinces est grande et le français qui y est pratiqué est souvent un patois. Il s’agit plutôt d’une originalité qui s’exprime dans les coutumes intimement liées à la royauté la plus ancienne d’Europe. Les catholiques succombent d’ailleurs à l’attrait de la puissance étrangère qui se pose en protectrice de leur religion : tous admirent la culture hispanique arrivée à pleine maturité ; beaucoup parlent et lisent sa langue (ainsi que l’italien, langue de culture plus ancienne mais qui n’est plus associée à un pouvoir politique sinon celui de la papauté).

L’indépendance l’emportera pourtant grâce entre autres au génie de Richelieu : elle s’exprimera religieusement par le gallicanisme, et en politique se formeront des alliances assez compromettantes avec des principautés protestantes voire avec le Grand Turc. La démographie aidant, car la France est à elle seule aussi peuplée que le reste de l’Europe occidentale, la puissance française dominera l’espagnole dès lors que le pays sera unifié et en paix, et culminera sous Louis XIV. Mais sa politique guerrière provoquera contre elle l’union de l’Europe, financée par la Hollande, et conduira à des guerres perpétuelles.

Sur le plan culturel, le royaume se situe à mi-chemin entre l’état de servitude régnant au sud de l’Europe où l’Inquisition et un système de « castes » stérilisent tout essor1271, et l’état de liberté (relative) confinée à et près d’Amsterdam ou Londres. L’essor littéraire est toutefois grand, favorisé en France par le désintérêt obligé de la noblesse pour toute activité économique. Le développement des connaissances est moindre. L’expression des idées novatrices prend le chemin du nord de l’Europe.

Sur le plan religieux, les hétérodoxies sont nombreuses depuis la Réforme, mais restent étroitement circonscrites dans ces quelques « zones libres » (ou sauvages : la Suisse). L’Europe occidentale chrétienne est partagée entre sa moitié traditionnelle catholique du sud, qui conserve des richesses mystiques au prix de beaucoup de pesanteurs sociales, et sa moitié réformée du nord, diversifiée en Églises anglicane, luthérienne, calviniste. Elle facilite l’émergence d’un ordre bourgeois nouveau, mais au prix de la destruction des havres mystiques préservés par leurs clôtures.

Le problème n’est pas seulement politique : l’individualisme naissant fait surgir une opposition entre vécus intérieurs et structures ecclésiales. Kolakowski, l’historien-philosophe des mystiques hétérodoxes au XVIIe siècle, analyse l’essence irréductible de contradictions opposant les adeptes d’un christianisme intérieur aux Églises, qu’elles soient protestantes ou catholique1272 :

On voit que cette double opposition [aux conceptions propres aux uns et aux autres], autrement dit l’idée que le culte extérieur n’est pas nécessaire au salut dans l’Église catholique, et que l’orthodoxie n’est pas nécessaire dans les Églises réformées, est l’équivalent, dans la pratique, de l’exi­gence de la suppression des Églises en tant qu’institutions visi­bles, si l’on remarque que l’existence de l’Église en tant qu’ins­titution sociale est définie par l’existence de la caste sacerdotale qui, dans les deux cas, est ainsi privée de sa raison d’être. […]

Examiné dans l’abstrait, il [le mysticisme] révèle l’orientation originelle de sa pensée : celle-ci est en opposition directe au principe même d’organisation religieuse. C’est la croyance que l’on atteint toutes les valeurs essentielles par le moyen d’une communication directe de l’individu avec Dieu, donc sans tous les instruments que l’Église fournit pour cette communication — rituels, sacrements, catéchèse. C’est en même temps la croyance que la voie du salut, c’est la pratique de la passivité (“laissez agir Dieu”), du perfectionnement inté­rieur passant par tous les stades et toutes les pénibles expé­riences décrites dans les relations des auteurs mystiques.

Presque universellement — mais avec quelques exceptions toutefois — s’y associe la conviction que l’individu est entiè­rement responsable de son propre salut et que le démon ne trouve accès à l’âme que si elle le lui permet de bonne grâce ; que par conséquent le principe de la responsabilité individuelle dans les rapports entre Dieu et l’homme conserve sa valeur absolue ; et que ni le décret de la prédestination divine assignant à chacun à l’avance son destin d’outre-tombe ni les formalités peu gênantes des recours rituels ne peuvent nous dégager de notre responsabilité, donc nous libérer de notre abandon à la grâce ; que seul son propre effort rend l’âme individuelle capable de recevoir la grâce, même si cet effort doit se ramener — comme le proclame la majorité des mystiques — à se dépouil­ler de sa propre volonté et à atteindre à une passivité totale face aux opérations surnaturelles qui s’effectuent dans l’âme, si c’est donc là un effort paradoxal de passivité.

Les institutions religieuses recherchent bien l’appui des mystiques par confesseurs interposés, mais, incapables d’absorber le fait mystique, elles prétendent le faire rentrer dans un dogme étroit et en fixer l’expression dans une langue commune1273. La censure menace tout le monde.

Pratiquement, l’opposition entre chrétiens intérieurs et appareil d’Église est atténuée par le respect que ces chrétiens observent vis-à-vis de l’ancienne vision du monde hiérarchique. Mais les tensions demeurent, envenimées par l’asservissement de l’appareil ecclésial au pouvoir royal.

Cette dépendance est accomplie en France en 1682 par la déclaration du clergé dite des « Quatre Articles » dans laquelle Bossuet a joué le premier rôle : « Nous déclarons […] que les rois et souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique […] que leurs sujets ne peuvent être dispensés de la soumission ou de l’obéissance qu’ils leurs doivent ou absous du serment de fidélité 1274 ». Ce dernier point ouvre la voie à des décisions arbitraires.

Confrontés à cette incompréhension, refusant de nier l’évidence de leur vécu, certains mystiques se retrouvent en marge des structures, mais en éprouvent une grande souffrance, car ils demeurent attachés aux formes religieuses tout en ayant le sentiment de représenter le vrai christianisme. Pour eux, la religion est la chose la plus simple du monde. J. Byrom, un lettré du XVIIIe siècle, du groupe mystique écossais d’Aberdeen, définira ainsi la “vraie religion : la chose la plus simple du monde ; non pas un mot, mais une chose ; non pas une matière de dispute, mais de pratique” 1275.

Mais ils sont emprisonnés, condamnés ou bannis. Il devient dangereux d’être soupçonné de quiétisme. C’est probablement la peur qui explique le tarissement des écrits mystiques à la fin du XVIIe siècle1276 : on parlera d’un « crépuscule des mystiques » après le bref pontifical de 1699 condamnant le quiétisme1277.

Nombreux seront ces chrétiens sans Église sommés de se soumettre ou de se démettre. L’exode hors des limites religieuses prendra de l’ampleur au Siècle des Lumières, principalement en Hollande, asile relativement ouvert, et dans le Saint-Empire, Allemagne aux multiples centres de pouvoir : l’on peut ainsi se déplacer d’une principauté où règne une confession vers sa voisine où demeure une rivale, et très simplement d’université en université.

La théologie devient alors philosophie avant que cette dernière n’entreprenne au XIXe siècle une mutation vers la « science » politique. La tradition européenne ne connut ainsi jamais une complète rupture. Des influences s’exercèrent : de quiétistes et de piétistes sur Kant et ses successeurs dont Hegel, puis de ce dernier sur ses critiques Kierkegaard ou Marx.

Le mouvement lent de l’Ancien Monde religieux au Nouveau Monde des “Lumières” dont les membres s’opposaient aux religieux fut voilé par la lutte entre partis religieux et laïque1278.

La réconciliation peut aujourd’hui avoir lieu lorsque celui qui est animé d’une vie intérieure ne se croit plus obligé de rentrer dans des structures religieuses devenues minoritaires.

2. les ordres nouveaux.



Nous pouvons parler d’Ordres « nouveaux » dans la mesure où leurs membres vivent au moins en partie comme des « spirituels dans le monde ». Jésuites, oratoriens et sulpiciens ont des contacts ouverts avec la société civile - mais pour un jésuite  seulement après une longue préparation à l’apostolat actif ; la préparation est certes moins contraignante pour un oratorien ; enfin pour un sulpicien il s’agit d’une simple animation de séminaire et d’œuvres améliorant la qualité morale de ses dirigés. Du côté féminin, des visitandines répondent à une ouverture au monde sans devoir adopter la double clôture permettant l’éducation des filles, comme ce fut le cas chez les ursulines qui les précédaient (ces dernières pénétrèrent en France pour se retrouver bientôt ainsi « protégées »).

Nous différons nettement de présentations d’histoires religieuses du XVIIe siècle, où prédominent les figures des chapitres 2 et 3 du présent tome, ce qui représente moins du quart de nos tomes II, III et IV réservés au Grand Siècle. L’histoire religieuse doit rendre en effet compte des structures ecclésiales et ne peut guère s’intéresser à des individualités mystiques demeurées le plus souvent discrètes.

Nous présentons bientôt des figures à la fois accomplies mystiquement et reconnues socialement. Nous leur accordons une place qui les favorise peut-être beaucoup vis-à-vis de figures égales mystiquement, mais cachées - sur la vie desquelles nous sommes donc moins bien renseigné. Les figures reconnues seront celles de François de Sales et de Jeanne de Chantal entourée de ses visitandines, du jésuite Surin puis, à un niveau moindre, de monsieur Olier fondateur de Saint-Sulpice, de l’actif laïc Jean de Bernières et ses amis et successeurs très présents au tome IV, de Pierre de Poitiers et de capucins, enfin longuement de l’ursuline Marie de l’Incarnation qui mena la dernière moitié de sa vie à Québec.

Les inspirations qui animent les membres des Ordres convergent souvent, car ceux-ci tentent de répondre aux besoins communs d’une nouvelle société civile bourgeoise : il en est ainsi de l’Oratoire français et des sulpiciens ; de plus, dans ce cas, l’union est étroite car il faut tenir compte de l’influence de l’oratorien Condren sur le fondateur Olier (c’est « l’école française » au sens strict).

En général, et malgré la faible durée historique couverte ici sur trois générations, il nous a paru plus simple et très clair de respecter pour la présentation une chronologie définie par les dates de disparition des figures qui sont le plus souvent proches de leurs pics d’activité mystique. Elles sont parfois regroupées en familles d’une même localisation géographique : ceci rompt alors le fil chronologique.

La Chronologie de la France religieuse : une « école française ? » donnée en fin de tome résume l’évolution qui eut lieu de 1608 à 1642 c’est-à-dire couvrant la période critique du siècle pour son épanouissement spirituel. Elle situe des réformes qui se produisent simultanément et suggère des interactions que nous ne pouvions trop souligner au fil des présentations sans nuire à la clarté de l’exposé.







Jeanne de Chantal et François de Sales : la création de la Visitation

Une “ extraordinaire amitié 1279 ” a uni de 1604 à 1622 ces deux grandes personnalités proches en âge (Jeanne vécut toutefois dix-neuf années de plus que François, malgré la fatigue due aux fondations). Cet accord spirituel total leur a permis de créer une structure d’inspiration nouvelle : la Visitation d’Annecy qui essaima rapidement en couvents dirigés par les religieuses formées par Jeanne de Chantal.

François de Sales (1567-1622).

Le rayonnement de son œuvre en fait la figure centrale en Savoie et en France du renouveau spirituel et religieux de la Contre-Réforme catholique. Sa vie exemplaire permit au jésuite A. Ravier de le considérer comme un « mystique de l’action chrétienne » 1280.

La chronologie donnée par A. Ravier, que l’on peut compléter par l’étude de P. Serouet, peut se résumer ainsi :

21 août 1567 : François naît dans la maison forte du hameau de Sales, à Thorens. De rang élevé dans la noblesse de Savoie, son père a de grandes ambitions pour lui. À douze ans François part pour Paris et suit la formation du collège jésuite de Clermont (futur lycée Louis-le-Grand) : cours de lettres et d’arts libéraux ainsi que des « arts de noblesse » (escrime, équitation, danse…).

Il s’intéresse beaucoup à la théologie. En décembre 1586 et janvier 1587 il est terrassé par l’angoisse d’aller en enfer : la problématique de la prédestination est en effet commune à tous à la fin du XVIe siècle (jamais tranchée, elle prendra une forme jansénisante dans le monde catholique et calviniste chez les protestants). Il prie la Vierge et est délivré. Il fait vœu de chasteté et mène une vie de prière. De 1589 à 1592, il part faire des études de droit et de théologie à Padoue. A son retour, au grand regret de son père, il devient religieux le 10 mai 1593.

Nommé prévôt de Genève, il siège à Annecy (les calvinistes occupent Genève). Il appelle à la reconquête de Genève, sans recourir à la force, mais par l’exemple de la charité. En 1597, il tente à Genève des entretiens secrets (et infructueux !) avec le successeur de Calvin, l’ouvert Théodore de Bèze.

1598 : grande vague de conversions pendant les « Quarante heures de Thonon », suivie de l’élimination des protestants par le duc de Savoie qui déclare : « Videz mes États ! » François était intervenu auparavant pour que l’on chasse les ministres... Voyage à Rome. Devenu « missionnaire » dans le Chablais, il en visite « toutes les églises ».

1602 : Sa réputation s’étend et il est appelé à Paris. Il y fréquente le cercle de Mme Acarie. Henri IV lui propose d’être évêque de Paris, mais François reste fidèle à « sa pauvre église de Genève-Annecy ». Il est sacré évêque à Thorens à la fin de l’année.

5 mars 1604 : Il rencontre la baronne de Chantal à la Sainte-Chapelle de Dijon. Puis il est absorbé par de très nombreux déplacements et fonde une académie culturelle à Annecy. Il commence une correspondance qui sera la base de son Introduction à la vie dévote.

1608 : Rédaction de l’Introduction publiée en 1609.

1609-1616 : Rédaction du Traité de l’amour de Dieu publié en 1616.

6 juin 1610 : il fonde la Visitation avec Jeanne de Chantal.

1611 : Deux séjours au pays de Gex, déjà visité en 1603 (beaucoup plus tard, Mme Guyon séjournera à Gex chez les Nouvelles Catholiques). Il est en butte à des calomnies.

1612 : La Mère de Chantal et la sœur Favre inaugurent la visite des pauvres et des malades.

1613 : Turin et Milan. Négociation pour l’installation des barnabites à Annecy (Le P. Lacombe, confesseur de madame Guyon, sera barnabite savoyard à Thonon).

1618 : Voyage à Paris. Il refuse d’être nommé coadjuteur de l’archevêque de Paris, rencontre et apprécie Angélique Arnauld. Il est le grand aumônier de Christine de France qui épouse le prince de Piémont.

1622 : Le duc de Savoie l’emmène dans des voyages qui l’épuisent : Turin, Avignon, Lyon… Le 27 décembre au soir survient une attaque d’apoplexie qui s’avère fatale dès le lendemain.

Au premier abord, François choque nos convictions modernes par son adhésion aux préjugés de son temps, préférant le pouvoir royal à la liberté et prônant l’obéissance totale au pape comme au duc de Savoie. Totalement engagé dans la Contre-Réforme, pour rétablir l’unité de la foi, il parcourt le Chablais comme missionnaire, participe aux fêtes de Thonon où se convertiraient plus de deux mille personnes en onze jours ! Quand le duc décide la conversion forcée du Chablais par des jésuites et des capucins secondés de militaires, il ne s’y oppose pas. Il faut dire que son ministère à Annecy s’exerça au milieu d’un tourbillon politico-religieux : lutte entre le duc catholique de Savoie et le bastion protestant genevois, rapports délicats entre le duché et les puissances concurrentes française et espagnole. Il fut directement aux prises avec les puissants de ce monde difficiles à tempérer et dut user de toute sa diplomatie.

Autant qu’il le pût cependant, il s’efforça de lutter contre le climat de violence habituel chez ses contemporains, répétant dans ses sermons : « C’est par la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer. » Il organisa des disputes avec les pasteurs où il convainquait le public par son éloquence et sa douceur. S’il lutta contre les protestants, ce fut surtout par de nombreux sermons et textes (polémiques) : il eut même l’idée innovante de les faire imprimer sur des feuilles volantes pour les distribuer à tous1281. Alors qu’Henri IV lui proposait l’évêché de Paris, il préféra rester attaché à son pauvre diocèse où il mena un apostolat exemplaire auprès des simples comme des puissants, qui lui valut une réputation de conciliateur et d’être appelé « l’auteur de la paix ». Il prit pour modèle l’évêque de Milan Charles Borromée (1538-1584)1282. Il fut un pasteur-évêque qui enseigna une dévotion simple et quotidienne aussi bien au roi de France qu’aux laïcs.

Cette intense activité était fécondée par une profonde vie intérieure. Voici ce qu’en dit sa confidente, Jeanne de Chantal, dans une belle lettre1283 rédigée après la mort de François :

Dieu avait répandu au centre de cette très sainte âme, ou, comme il dit, en la cime de son esprit, une lumière, mais si claire, qu'il voyait d'une simple vue les vérités de la foi et leur excellence : ce qui lui causait de grandes ardeurs, des extases et des ravissements de volonté ; et il se soumettait à ces vérités qui lui étaient montrées par un simple acquiescement et sentiment de sa volonté. Il appelait le lieu où se faisaient ces clartés "le sanctuaire de Dieu", où rien n'entre que la seule âme avec son Dieu. C'était le lieu de ses retrai­tes et son plus ordinaire séjour, car, nonobstant ses continuelles occupations extérieures, il tenait son esprit en cette solitude intérieure tant qu'il pouvait. […]

Il disait que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre et marcher après lui sur la fine pointe de l'âme, sans aucun appui de consolation, de sentiments ou de lumière que celle de la foi nue et simple; c'est pourquoi il aimait les délaissements, les abandonne­ments et désolations intérieures. Il me dit une fois qu'il ne prenait point garde s'il était en consolation ou désolation et que, quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les recevait en simplicité : s'il ne lui en donnait point, il n'y pensait pas ; mais c'est la vérité, que pour l'ordinaire il avait de grandes suavités intérieu­res, et l'on voyait cela en son visage pour peu qu'il se retirât en lui-même, ce qu'il faisait fréquemment.

Aussi tirait-il de bonnes pensées de toutes choses, convertis­sant tout au profit de l'âme ; mais surtout il recevait ces gran­des lumières en se préparant pour ses sermons, ce qu'il faisait ordinairement en se promenant ; et m'a dit qu'il tirait l'oraison de l'étude, et en sortait fort éclairé et affectionné.

Il y a plusieurs années qu'il me dit qu'il n'avait pas des goûts sensibles en l'oraison et que Dieu opérait en lui par des clartés et sentiments insensibles qu'il répandait en la partie intellectuelle de son âme, que la partie inférieure n'y avait aucune part. À l'ordinai­re c'étaient des vues et sentiments de l'unité, très simples, et des émanations divines auxquelles il ne s'enfonçait pas, mais les rece­vait simplement avec une très profonde révérence et humilité; car sa méthode était de se tenir très humble, très petit, et très abaissé devant son Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un enfant d'amour.

Souvent il m'a écrit que, quand je le verrais, je le fisse ressou­venir de me dire ce que Dieu lui avait donné en la sainte oraison et comme je le lui demandais, il me répondit : "Ce sont des choses si minces, simples et délicates que l'on ne les peut dire quand elles sont passées ; les effets en demeurent seulement dans l'âme".

Plusieurs années avant son décès, il ne prenait quasi plus de temps pour faire l'oraison, car les affaires l'accablaient ; et, un jour, je lui demandais s'il l'avait faite. "Non, me dit-il, mais je fais bien ce qui la vaut". C'est qu'il se tenait toujours en cette union avec Dieu ; et disait qu'en cette vie il faut faire l'oraison d'œuvre et d'action. Mais c'est la vérité que sa vie était une continuelle oraison.

Par ce qui est dit, il est aisé à croire que ce Bienheureux ne se contentait pas seulement de jouir de la délicieuse union de son âme avec son Dieu en l'oraison. Non, certes, car il aimait également la volonté de Dieu en tout, mais cela assurément. Et je crois qu'en ses dernières années il était parvenu à telle pureté que même il ne voulait, il n'aimait, il ne voyait plus que Dieu en toutes choses : aussi le voyait-on absorbé en Dieu, et disait qu'il n'y avait plus rien au monde qui lui pût donner du contentement que Dieu, et ainsi il vivait, non plus lui, certes, mais Jésus-Christ vivait en lui. Cet amour général de la volonté de Dieu était d'autant plus excel­lent et pur que cette âme n'était pas sujette à changer ni à se tromper, à cause de la très claire lumière que Dieu y avait répan­due, par laquelle il voyait naître les mouvements de l'amour-propre, qu'il retranchait fidèlement, afin de s'unir toujours plus purement à Dieu. Aussi m'a-t-il dit que quelquefois, au fort de ses plus grandes afflictions, il sentait une douceur cent fois plus douce qu'à l'ordinaire ; car, par le moyen de cette union intime, les choses plus amères lui étaient rendues savoureuses.[…]

De cette union si parfaite procédaient si éminentes vertus que chacun a pu remarquer, cette générale et universelle indiffé­rence que l'on voyait ordinairement en lui. Et, certes, je ne lis point les chapitres qui en traitent au neuvième livre de l'Amour divin1284, que je ne voie clairement qu'il pratiquait ce qu'il enseignait, selon les occasions.

[…] Qui l'a jamais vu s'oublier ni perdre un seul brin de la mo­destie ? Qui a vu sa patience ébranlée, ni son âme altérée contre qui que ce soit ? Aussi avait-il un coeur tout à fait innocent. Jamais il ne fit aucun acte de malice ou amertume de coeur : non, certes, jamais n’a-t-on vu un coeur si doux, si humble, si débonnaire, gracieux et affable, qu'était le sien ?

Il est célèbre surtout par son Introduction à la vie dévote (1609) où il prodigue des conseils spirituels dans un langage simple sans citations et destiné à tous, hommes et femmes : ce livre eut un franc succès (même Henri IV le lut !) et fut réédité plus de quarante fois du vivant de François.

Mais l’expérience proprement mystique qui nous intéresse est mieux abordée dans le Traité de l’amour de Dieu, qu’il n’écrivit qu’en 1615 après quelques années de fréquentation de Jeanne de Chantal et des visitandines. Il fut en effet rédigé pour les sœurs : « on parle d’une façon aux jeunes apprentis et d’une autre sorte aux vieux compagnons ». Ce Traité fait écho à l’expérience personnelle de François, mais reflète aussi celle des sœurs : elles sont citées à plusieurs reprises.

Les grands thèmes de cet ouvrage seront lus et discutés jusqu’à la fin du siècle (lors de la querelle du quiétisme) : la conformité par l’amour, la quiétude, la célèbre « question impossible », « l’amour pur », le non-vouloir, l’amour surnaturel à la « pointe de l’âme », etc.1285 En voici quelques extraits1286 :

Dans l’œuvre comme dans la vie de François, l’amour de Dieu est tout :

L’homme est la perfection de l’univers, l’esprit est la perfection de l’âme, l’amour celle de l’esprit, et la charité celle de l’amour : c’est pourquoi l’amour de Dieu est la fin, la perfection et l’excellence de l’univers. (Traité, X, 1)

L’amour est l’abrégé de toute la théologie… (VIII, 1)

[…] cette inclination est forte parce que nous sommes plus en Dieu qu’en nous-mêmes, nous vivons plus en Lui qu’en nous [Actes, 17, 28], et nous sommes tellement de Lui, par Lui, pour Lui et à Lui, que nous ne saurions, de sens rassis, penser ce que nous Lui sommes et ce qu’Il nous est que nous ne soyons forcés de crier: « Je suis vôtre, Seigneur »1287. (X, 11)

Il était passé au-delà de la méditation (qu’il connaissait bien puisqu’il avait pratiqué les exercices jésuites) à la contemplation qui n’est due qu’à la grâce :

Mais, en quelle des trois façons que l'on procède, la contemplation a toujours cette excellence, qu'elle se fait avec plaisir, d'autant qu'elle présuppose que l'on a trouvé Dieu et son saint amour, qu'on en jouit et qu'on s'y délecte, en disant : « J’ai trouvé Celui que mon âme chérit, je l’ai trouvé et ne le quitterai point » 1288. En quoi elle diffère d'avec la méditation, qui se fait presque toujours avec peine, travail et discours, notre esprit allant par icelle de considération en considération, cherchant en divers endroits, ou le Bien-aimé de son amour, ou l'amour de son Bien-aimé. (VI, 6)

La « suprême pointe de l’esprit » est le point de contact avec Dieu (le « fond de l’âme » chez d’autres auteurs) :

Pour moi, je parle en ce traité, de l’amour surnaturel que Dieu répand en nos cœurs par sa bonté, et duquel la résidence est en la suprême pointe de l’esprit ; pointe qui est au-dessus de tout le reste de notre âme, et qui est indépendante de toute complexion naturelle. (XII, 1)

François exprime la relation mystérieuse qui unit l’âme à Dieu en une belle image :

Chose étrange, mais véritable : s’il y a deux luths unisones, c’est-à-dire de même son et accord, l’un près de l’autre, et que l’on joue de l’un d’iceux, l’autre, quoiqu’on ne le touche pas, ne laissera pas de résonner comme celui duquel on joue […] On ne peut s’empêcher de se conformer à ce qu’on aime […] (VIII, 1)

Notre amour envers Dieu ne dépend pas d’un jugement ou d’une obligation, il n’est tributaire d’aucune cause autre que « la souveraine bonté, justice et droiture » :

[…] l’amour de bienveillance nous porterait à rendre toute obéissance et soumission à Dieu par élection et inclination, voire même par une douce violence amoureuse, en considération de la souveraine bonté, justice et droiture de sa divine volonté. […] Et en ce point consiste la très profonde obéissance d’amour, laquelle n’a pas besoin d’être excitée par menace ou récompense, ni par aucune loi ou par quelque commandement. (VIII, 2)

Il évoque Catherine de Gênes pour parler du pur amour sans entremise ou interposition et qui ne souffre aucun mélange :

Les enseignements que la séraphique sainte Catherine de Gênes a faits pour déclarer les propriétés du pur amour, entre lesquelles elle inculque et presse fort celle-ci : que l’amour parfait, c’est-à-dire l’amour étant parvenu jusques au zèle, ne peut souffrir l’entremise ou interposition, ni le mélange d’aucune autre chose, non pas même des dons de Dieu, voire jusques à cette rigueur, qu’il ne permet pas qu’on affectionne le paradis sinon pour y aimer plus parfaitement la bonté de Celui qui le donne ; de sorte que les lampes de ce pur amour n’ont point d’huile, de lumignon ni de fumée, elles sont toutes feu et flamme que rien du monde ne peut éteindre1289. (X, 13)

Or, il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour. Celui qui priant Dieu s’aperçoit qu’il prie n’est pas parfaitement attentif à prier ; car il divertit son attention de Dieu, lequel il prie, pour penser à la prière par laquelle il prie. (IX, 10)

Afin de faire goûter au lecteur le charme du style salésien, voici des extraits de chapitres qui se font l’écho de l’expérience des visitandines et de leur confesseur. Le recueillement est évoqué par de belles comparaisons empruntées à la nature :

DU RECUEILLEMENT AMOUREUX DE L'ÂME EN LA CONTEMPLATION

Je ne parle pas ici, Théotime, du recueillement par lequel ceux qui veulent prier se mettent en la présence de Dieu, rentrant en eux-mêmes, et retirant, par manière de dire, leur âme dedans leur cœur pour parler à Dieu ; car ce recueillement se fait par le commandement de l'amour, qui, nous provoquant à l'oraison, nous fait prendre ce moyen de la bien faire, de sorte que nous faisons nous-mêmes ce retirement de notre esprit. Mais le recueillement duquel j'entends de parler ne se fait pas par le commandement de l'amour, ains [mais] par l'amour même ; c'est-à-dire, nous ne le faisons pas nous-mêmes par élévation, d'autant qu'il n'est pas en notre pouvoir de l'avoir quand nous voulons et ne dépend pas de notre soin, mais Dieu le fait en nous, quand il lui plaît, par sa très sainte grâce. Celui, dit la bienheureuse Mère Thérèse de Jésus, qui a laissé par écrit que l'oraison de recueillement se fait comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de soi, l'entendait bien ; hormis que ces bêtes se retirent au dedans d'elles-mêmes quand elles veulent, mais le recueillement ne gît pas en notre volonté, ains [mais] il nous advient quand il plaît à Dieu de nous faire cette grâce.

Or il se fait ainsi. Rien n'est si naturel au bien que d'unir et attirer à soi les choses qui le peuvent sentir, comme font nos âmes, lesquelles tirent toujours et se rendent à leur trésor, c'est-à-dire à ce qu'elles aiment. Il arrive donc quelquefois que Notre Seigneur répande imperceptiblement au fond du cœur une certaine douce suavité qui témoigne sa présence, et lors les puissances, voire même les sens extérieurs de l'âme, par un certain secret consentement se retournent du côté de cette intime partie où est le très aimable et très cher Époux. Car tout ainsi qu'un nouvel essaim ou jeton1290 de mouches à miel, lorsqu'il veut fuir et changer pays, est rappelé par le son que l'on fait doucement sur des bassins, ou par l'odeur du vin emmiellé, ou bien encore par la senteur de quelques herbes odorantes, en sorte qu'il s'arrête par l'amorce de ces douceurs et entre dans la ruche qu'on lui a préparée, de même Notre Seigneur, prononçant quelque secrète parole de son amour, ou répandant l'odeur du vin de sa dilection plus délicieuse que le miel, ou bien évaporant les parfums de ses vêtements1291, c'est-à-dire quelques sentiments de ses consolations célestes en nos cœurs, et par ce moyen leur faisant sentir sa très aimable présence, il retire à soi toutes les facultés de notre âme, lesquelles se ramassent autour de lui et s'arrêtent en lui comme en leur objet très désirable. Et comme qui mettrait un morceau d'aimant entre plusieurs aiguilles, verrait que soudain toutes leurs pointes se retourneraient du côté de leur aimant bien-aimé et se viendraient attacher à lui, aussi lorsque Notre-Seigneur fait sentir au milieu de notre âme sa très délicieuse présence, toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là, pour se venir joindre à cette incomparable douceur.

Ô Dieu ! dit l'âme alors, à l'imitation de saint Augustin, où vous allais-je cherchant, Beauté très infinie ! Je vous cherchais dehors, et vous étiez au milieu de mon cœur. » Toutes les affections de Madeleine et toutes ses pensées étaient épanchées autour du sépulcre de son Sauveur qu'elle allait quêtant çà et là ; et bien qu'elle l'eût trouvé et qu'il parlât à elle, elle ne laisse pas de les laisser éparses, parce qu'elle ne s'apercevait pas de sa présence ; mais soudain qu'il l'eut appelée par son nom, la voilà qu'elle se ramasse et s'attache toute à ses pieds1292 : une seule parole la met en recueillement.

[…] ainsi arrive-t-il à plusieurs saints et dévots fidèles, qu'ayant reçu le divin Sacrement qui contient la rosée de toutes bénédictions célestes, leur âme se resserre et toutes leurs facultés se recueillent, non seulement pour adorer ce Roi souverain nouvellement présent d'une présence admirable à leurs entrailles, mais pour l'incroyable consolation et rafraîchissement spirituel qu'ils reçoivent, de sentir par la foi ce germe divin de l'immortalité en leur intérieur. Où vous noterez soigneusement, Théotime, qu'en somme tout ce recueillement se fait par l'amour, qui sentant la présence du Bien-aimé par les attraits qu'il répand au milieu du cœur, ramasse et rapporte toute l'âme vers icelui par une très amiable inclination, par un très doux contournement et par un délicieux repli de toutes les facultés du côté du Bien-aimé, qui les attire à soi par la force de sa suavité, avec laquelle il lie et tire les cœurs, comme on tire les corps par les cordes et liens matériels.

Mais ce doux recueillement de notre âme en soi-même ne se fait pas seulement par le sentiment de la présence divine au milieu de notre cœur, ains en quelle manière que ce soit que nous nous mettions en cette sacrée présence. Il arrive quelquefois que toutes nos puissances intérieures se resserrent et ramassent en elles-mêmes, par l'extrême révérence et douce crainte qui nous saisit en considération de la souveraine majesté de Celui qui nous est présent et nous regarde; ainsi que, pour distraits que nous soyons, si le Pape ou quelque grand prince comparaît, nous revenons à nous-mêmes et retournons nos pensées sur nous, pour nous tenir en contenance et respect. […] C'en est de même en cette sorte de recueillement de laquelle nous parlons ; car à la seule présence de Dieu, au seul sentiment que nous avons qu'il nous regarde, ou dès le Ciel ou de quelque autre lieu hors de nous, bien que pour lors nous ne pensions pas à l'autre sorte de présence par laquelle il est en nous, nos facultés et puissances se ramassent et assemblent en nous-mêmes pour la révérence de sa divine Majesté, que l'amour nous fait craindre d'une crainte d'honneur et de respect.

Certes, je connais une âme1293 à laquelle sitôt qu'on mentionnait quelque mystère ou sentence qui lui ramentevait [rappelait] un peu plus expressément que l'ordinaire la présence de Dieu, tant en confession qu'en particulière conférence, elle rentrait si fort en elle-même qu'elle avait peine d'en sortir pour parler et répondre; en telle sorte qu'en son extérieur elle demeurait comme destituée de vie et tous les sens engourdis, jusques à ce que l'Époux lui permît de sortir, qui était quelquefois assez tôt et d'autres fois plus tard. (VI, 7)

Il aborde le thème du repos qui, chez lui, est une bénédiction pour l’âme, mais deviendra un grave problème lors de la future querelle du quiétisme à la fin du siècle :

DU REPOS DE L'ÂME RECUEILLIE EN SON BIEN-AIMÉ

L'âme, étant donc ainsi recueillie dedans elle-même en Dieu ou devant Dieu, se rend parfois si doucement attentive à la bonté de son Bien-aimé, qu'il lui semble que son attention ne soit presque pas attention, tant elle est simplement et délicatement exercée ; comme il arrive en certains fleuves, qui coulent si doucement et également, qu'il semble à ceux qui les regardent ou naviguent sur iceux de ne voir ni sentir aucun mouvement, parce qu'on ne les voit nullement ondoyer ni flotter. Et c'est cet aimable repos de l'âme que la bienheureuse vierge Thérèse de Jésus appelle « oraison de quiétude, » non guère différente de ce qu'elle-même nomme « sommeil des puissances, » si toutefois je l'entends bien. […]

Or ce repos passe quelquefois si avant en sa tranquillité, que toute l'âme et toutes les puissances d'icelle demeurent comme endormies, sans faire aucun mouvement ni action quelconque, sinon la seule volonté, laquelle même ne fait aucune autre chose sinon recevoir l'aise et la satisfaction que la présence du Bien-aimé lui donne. Et ce qui est encore plus admirable, c'est que la volonté n'aperçoit point cette aise et contentement qu'elle reçoit, jouissant insensiblement d'icelui ; d'autant qu'elle ne pense pas à soi, mais à Celui la présence duquel lui donne ce plaisir : comme il arrive maintes fois que, surpris d'un léger sommeil, nous entr'oyons seulement ce que nos amis disent autour de nous ou ressentons les caresses qu'ils nous font, presque imperceptiblement, sans sentir que nous sentons.

Néanmoins l'âme qui en ce doux repos jouit de ce délicat sentiment de la présence divine, quoiqu'elle ne s'aperçoive pas de cette jouissance, témoigne toutefois clairement combien ce bonheur lui est précieux et aimable, quand on le lui veut ôter ou que quelque chose l'en détourne : car alors, la pauvre âme fait des plaintes, crie, voire quelquefois pleure, comme un petit enfant qu'on a éveillé avant qu'il eût assez dormi, lequel, par la douleur qu'il ressent de son réveil, montre bien la satisfaction qu'il avait en son sommeil. Dont le divin Berger adjure les filles de Sion, par les chevreuils et cerfs des campagnes, qu'elles n'éveillent point sa bien-aimée jusques à ce qu'elle le veuille1294, c'est-à-dire, qu'elle s'éveille d'elle-même. Non, Théotime, l'âme ainsi tranquille en son Dieu ne quitterait pas ce repos pour tous les plus grands biens du monde.

Telle fut presque la quiétude de la très sainte Madeleine quand, assise aux pieds de son Maître, elle écoutait sa sainte parole1295. Voyez-la, je vous prie, Théotime : elle est assise en une profonde tranquillité, elle ne dit mot, elle ne pleure point, elle ne sanglote point, elle ne soupire point, elle ne bouge point, elle ne prie point. Marthe, tout empressée, passe et repasse dedans la salette1296 ; Marie n'y pense point. Et que fait-elle donc ? Elle ne fait rien, ains écoute. Et qu'est-ce à dire, elle écoute ? C'est-à-dire, elle est là comme un vaisseau d'honneur, à recevoir goutte à goutte la myrrhe de suavité que les lèvres1297 de son Bien-aimé distillaient dans son cœur. Et ce divin Amant, jaloux de l'amoureux sommeil et repos de cette bien-aimée, tança Marthe qui la voulait éveiller : “Marthe, Marthe, tu es bien embesognée et te troubles après plusieurs choses ; une seule chose néanmoins est requise : Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée1298”. Mais quelle fut la partie ou portion de Marie ? De demeurer en paix, en repos, en quiétude auprès de son doux Jésus. […]

Quand donc vous serez en cette simple et pure confiance filiale auprès de Notre-Seigneur, demeurez-y, mon cher Théotime, sans vous remuer nullement pour faire des actes sensibles ni de l'entendement ni de la volonté ; car cet amour simple de confiance et cet endormissement amoureux de votre esprit entre les bras du Sauveur, comprend par excellence tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre goût. Il est mieux de dormir sur cette sacrée poitrine que de veiller ailleurs, où que ce soit. (VI, 8)

Il aborde alors la conséquence bienheureuse de ce doux “sommeil” :

DE L’ÉCOULEMENT OU LIQUÉFACTION DE L’ÂME EN DIEU.

Mais comme se fait cet écoulement sacré de l'âme en son Bien-aimé ? Une extrême complaisance de l'amant en la chose aimée produit une certaine impuissance spirituelle qui fait que l'âme ne se sent plus aucun pouvoir de demeurer en soi-même ; c'est pourquoi, comme un baume fondu, qui n'a plus de fermeté ni de solidité, elle se laisse aller et écouler en ce qu'elle aime : elle ne se jette pas par manière d'élancement ni elle ne se serre pas par manière d'union, mais elle se va doucement coulant, comme une chose fluide et liquide, dedans la Divinité qu'elle aime. Et comme nous voyons que les nuées épaissies par le vent de midi, se fondant et convertissant en pluie ne peuvent plus demeurer en elles-mêmes, ains tombent et s'écoulent en bas, se mêlant si intimement avec la terre qu'elles détrempent qu'elles ne sont plus qu'une même chose avec icelle [elle], ainsi l'âme laquelle, quoiqu’amante, demeurait encore en elle-même, sort par cet écoulement sacré et fluidité sainte, et se quitte soi-même, non seulement pour s'unir au Bien-aimé, mais pour se mêler toute et se détremper avec lui.

Vous voyez donc bien, Théotime, que l'écoulement d'une âme en son Dieu n'est autre chose qu'une véritable extase, par laquelle l'âme est toute hors des bornes de son maintien naturel, toute mêlée, absorbée et engloutie en son Dieu : dont il arrive que ceux qui parviennent à ce saint excès de l'amour divin, étant par après revenus à eux, ne voient rien en la terre qui les contente, et vivant en un extrême anéantissement d'eux-mêmes demeurent fort alangouris [affaiblis] en tout ce qui appartient aux sens, et ont perpétuellement au cœur la maxime de la bienheureuse vierge Thérèse de Jésus : « Ce qui n'est pas Dieu ne m'est rien. » Et semble que telle fut la passion amoureuse de ce grand ami du Bien-aimé [Paul], qui disait: “Je vis, mais non pas moi, ains Jésus-Christ vit en moi”1299, et : “Notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu”1300. Car dites-moi, je vous prie, Théotime, si une goutte d'eau élémentaire jetée dans un océan d'eau naffe1301 était vivante et qu'elle pût parler et dire l'état auquel elle serait, ne crierait-elle pas de grande joie: « Ô mortels, je vis voirement [vraiment], mais je ne vis pas moi-même, ains cet océan vit en moi et ma vie et cachée en cet abîme ».

L'âme écoulée en Dieu ne meurt pas ; car, comme pourrait-elle mourir d'être abîmée en la vie ? Mais elle vit sans vivre en elle-même, parce que, comme les étoiles sans perdre leur lumière ne luisent plus en la présence du soleil, ains [mais] le soleil luit en elles et sont cachées en la lumière du soleil, aussi l'âme, sans perdre sa vie, ne vit plus étant mêlée avec Dieu, ains Dieu vit en elle. Tels furent, je pense, les sentiments des grands bienheureux Philippe Nérius [de Néri] et François Xavier, quand, accablés des consolations célestes, ils demandaient à Dieu qu'il se retirât pour un peu d'eux, puisqu'il voulait que leur vie parût aussi encore un peu au monde, ce qui ne se pouvait tandis qu'elle était toute cachée et absorbée en Dieu. (VI, 12)

L’oraison doit entraîner la transformation de l’individualité à tous niveaux sous l’action de la grâce, sinon elle ne vaut rien :

Quand donc on voit une personne qui en l'oraison a des ravissements par lesquels elle sort et monte au-dessus de soi-même en Dieu, et néanmoins n'a point d'extase en sa vie, c'est-à-dire ne fait point une vie relevée et attachée à Dieu, par abnégation des convoitises mondaines et mortification des volontés et inclinations naturelles, par une intérieure douceur, simplicité, humilité, et surtout par une continuelle charité, croyez, Théotime, que tous ses ravissements sont grandement douteux et périlleux ; ce sont ravissements propres à faire admirer les hommes, mais non pas à les sanctifier. Car, quel bien peut avoir une âme d'être ravie à Dieu par l'oraison, si en sa conversation et en sa vie elle est ravie des affections terrestres, basses et naturelles ? Être au-dessus de soi-même en l'oraison et au-dessous de soi en la vie et opération, être angélique en la méditation et bestial en la conversation, […] en somme c'est une vraie marque que tels ravissements et telles extases ne sont que des amusements et tromperies du malin esprit. Bienheureux sont ceux qui vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au-dessus d'eux-mêmes, quoiqu'ils ne soient point ravis au-dessus d'eux-mêmes en l'oraison ! […]

Et qui ne voit, Théotime, je vous prie, que c'est l'extase de la vie et opération de laquelle le grand Apôtre parle principalement, quand il dit : « Je vis, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en moi » ? Car il l'explique lui-même en autres termes aux Romains1302, disant que notre vieil homme est crucifié ensemblement avec Jésus-Christ, que nous sommes morts au péché avec lui, et que de même nous sommes ressuscités avec lui pour marcher en nouveauté de vie, afin de ne servir plus au péché. Voilà deux hommes représentés en un chacun de nous, Théotime, et par conséquent deux vies : l'une du vieil homme, qui est une vieille vie, comme on dit de l'aigle qui étant devenue vieille1303 va traînant ses plumes et ne peut plus prendre son vol ; l'autre vie est de l'homme nouveau, qui est aussi une vie nouvelle, comme celle de l'aigle laquelle déchargée de ses vieilles plumes qu'elle a secouées dans la mer, en prend des nouvelles, et s'étant rajeunie vole en la nouveauté de ses forces1304. (VII, 7)

Suivre la volonté de Dieu est nécessaire, mais ne doit produire ni tension ni scrupules :

Le choix de la vocation, le dessein de quelque affaire de grande conséquence, de quelque œuvre de longue haleine, ou de quelque dépense bien grande, le changement de séjour, l'élection des conversations, et telles semblables choses méritent qu'on pense sérieusement ce qui et plus selon la volonté divine ; mais ès [dans les] menues actions journalières, esquelles même la faute n'est ni de conséquence ni irréparable, qu'est-il besoin de faire l'embesogné, l'attentif et l'empêché à faire des importunes consultations ? À quel propos me mettrai-je en dépense pour apprendre si Dieu aime mieux que je dise le Rosaire ou l'Office de Notre-Dame, puisqu'il ne saurait y avoir tant de différence entre l'un et l'autre qu'il faille pour cela faire une grande enquête ? Que j'aille plutôt à l'hôpital visiter les malades qu'à Vêpres ? Que j'aille plutôt au sermon qu'en une église où il y a indulgence ? Il n'y a rien, pour l'ordinaire, de si apparemment remarquable en l'un plus qu'en l'autre, qu'il faille pour cela entrer en grande délibération. Il faut aller tout à la bonne foi et sans subtilité en telles occurrences, et, comme dit saint Basile, faire librement ce que bon nous semblera, pour ne point lasser notre esprit, perdre le temps et nous mettre en danger d'inquiétude, scrupule et superstition. Or j'entends toujours quand il n'y a pas grande disproportion entre une œuvre et l'autre, et qu'il ne se rencontre point de circonstance considérable d'une part plus que de l'autre.

Ès choses même de conséquence il faut être bien humble, et ne point penser de trouver la volonté de Dieu à force d'examen et de subtilité de discours ; mais après avoir demandé la lumière du Saint-Esprit, appliqué notre considération à la recherche de son bon plaisir, pris le conseil de notre directeur et, s'il y échoit [le cas échéant], de deux ou trois autres personnes spirituelles, il faut se résoudre et déterminer au nom de Dieu, et ne faut plus par après révoquer en doute notre choix, mais le cultiver et soutenir dévotement, paisiblement et constamment. Et bien que les difficultés, tentations et diversités d'événements qui se rencontrent au progrès de l'exécution de notre dessein, nous pourraient donner quelque défiance d'avoir bien choisi, il faut néanmoins demeurer fermes et ne point regarder tout cela, ains [mais] considérer que si nous eussions fait un autre choix nous eussions peut-être trouvé cent fois pis, outre que nous ne savons pas si Dieu veut que nous soyons exercés en la consolation ou en la tribulation, en la paix ou en la guerre. La résolution étant saintement prise, il ne faut jamais douter de la sainteté de l'exécution, car s'il ne tient à nous elle ne peut manquer : faire autrement c'est une marque d'un grand amour-propre, ou d'enfance, faiblesse et niaiserie d'esprit. (VIII, 14)

A la fin, l’âme n’a plus ni mouvement ni volonté propre :

Je n’ai aucun souci de savoir où Il va, ains [mais] seulement d’aller avec Lui […] Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, ains se laisse seulement mouvoir selon le mouvement du vaisseau dans lequel il est, de même, le cœur qui est embarqué dans le bon plaisir divin ne doit avoir aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu. Et lors, le cœur ne dit plus : « Votre volonté soit faite et non la mienne » [Luc, 22, 42], car il n’a plus aucune volonté à renoncer… (IX, 13)

Jeanne de Chantal (1572-1641).

Jeanne Frémyot, née à Dijon en 1572 dans une famille de noblesse de robe, reçut une excellente éducation. Elle fut mariée en 1592 à Christophe de Rabutin, baron de Chantal. La jeune femme fut heureuse en mariage et eut six enfants (mais deux morts-nés). En 1601, son mari, blessé au cours d’une partie de chasse, mourut neuf jours après en lui demandant de pardonner son meurtrier involontaire. Un chagrin immense la submerge, elle songe au suicide, puis se sentant attirée vers l’intériorité, elle fait vœu de ne pas se remarier et de se consacrer à la charité.

Cherchant désespérément un bon guide, elle rencontre François de Sales à Dijon, le 5 mars 1604. Dans le récit qu’elle en fait, on notera la résistance de François qui attend un signe divin pour prendre la décision de la diriger, puis sa perplexité :

Dans mes perplexités et tourments, j'étais sans secours ni assistance spirituelle […] je suppliai son infinie Bonté avec abondan­ce de larmes qu'il lui plaise me donner un homme qui fut vraiment saint et vraiment son serviteur, qu'il m'enseignasse tout ce qu'il désirait de moi et je lui promettais en sa Face que je ferais tout ce qu'il me dirait de sa part […]

[Elle le rencontre :] je le priais deux ou trois jours avant son départ de Dijon de m'ouïr en confession, ce qu'il me refusa d'abord croyant que ce fut par curiosité, et me l'accorda après. Or en cette petite confession, Dieu me logea dans son cœur d'une manière extraordinaire, ainsi qu'il me dit après, et de même, je me sentis portée à ses avis incroyablement, mais il me dit que je demeurasse sous la conduite de mon premier directeur et qu'il ne lairrait [continuerait] de m'assister. Je demeurais fort contente de cela.

Le jour qu'il partit, un peu auparavant, il me dit que, me parlant du mouvement intérieur qu'il ressentait pour mon bien, que dès lors qu'il avait le visage tourné du côté de l'autel qu'il n'avait plus de distractions, mais que, dès quelques jours, je lui revenais continuellement autour de l'imagination, non pas, dit-il, pour me distraire car je n'en reçois point de divertissement […] et par d'autres paroles qu'il ajouta lui donnait à entendre qu'il regardait cela comme chose extraordinaire, par laquelle Dieu le mouvait et incitait à son bien, pour en prendre un soin spécial. Et lui dit pour conclusion, "Je ne sais ce que Dieu veut par là". Ensuite de cela au partir de Dijon il lui écrivit un billet où il n'y avait rien plus que ces paroles: « Dieu ce me semble m'a donné à vous, je m'en assure toutes les heures plus fort, c'est tout ce que je vous puis dire maintenant » 1305.

Il devint donc son directeur. Dans leur correspondance des années 1608-1610, on les voit concevoir le projet d’un nouvel ordre religieux, mais il lui demanda de remplir d’abord ses obligations familiales. Après avoir établi ses enfants, elle le rejoignit pour créer le 6 juin 1610, à Annecy, une nouvelle forme de vie religieuse sans vœux solennels ni clôture : les filles de la Visitation, dont le modèle était Marie qui, visitant Elisabeth, lui apporta la joie qui était en elle par son Fils.

Le développement des fondations obligea la Mère de Chantal à une activité permanente : l’extension des Visitations fut très rapide dans toute la France. Elle déploya une énergie comparable à celle de Thérèse d’Avila. On suivra les péripéties de cette vie épuisante dans la chronologie commentée par l’éditrice de sa Correspondance en fin de chacun de ses six volumes1306.

Des merveilles se découvrent au milieu de multiples affaires courantes que la fondatrice doit régler : on faisait appel à elle sur le comportement à avoir en temps de peste comme sur des points de direction spirituelle. On relève aussi, dans divers écrits non épistolaires, rassemblés dans ses Œuvres, des « dits » admirables dans leur concision et des aperçus profonds sur une vie mystique vécue dans la sobriété, au cœur même d’une intense activité1307.

Son influence fut très grande : certainement d’abord sur François de Sales, bien qu’il soit difficile de dire qui influença l’autre1308. Elle marqua tout le siècle, en particulier grâce au récit de sa vie rédigé par la mère de Chaugy1309. La très jeune Jeanne-Marie Guyon témoignera ainsi du mimétisme exagéré qu’elle inspira chez ses lectrices :

Tout ce que je voyais écrit dans la vie de Madame de Chantal me charmait, et j’étais si enfant que je croyais devoir faire tout ce que j’y voyais. Tous les vœux qu’elle avait faits 1310 je les faisais aussi, comme celui de tendre toujours au plus parfait et de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Je n’avais pas encore douze ans, je prenais néanmoins la discipline selon ma force. Un jour que je lus qu’elle avait mis le nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l’Époux : “Mets-moi comme un cachet sur ton cœur” 1311, et qu’elle avait pris un fer rouge où était gravé ce saint Nom, je restai fort affligée de ne pouvoir faire de même. Je m’avisai d’écrire ce nom sacré et adorable en gros caractères sur un morceau de papier et avec des rubans et une grosse aiguille je l’attachai à ma peau en quatre endroits, il resta longtemps attaché en cette manière 1312

Par rapport au style prolixe et volontiers poétique de François de Sales, le dépouillement et la sobriété sont les caractéristiques de la Mère de Chantal. Elle a dépassé les expériences extraordinaires du début de la vie mystique et veut attirer ses correspondantes vers la nudité de l’union avec Dieu.

C’est l’aspect circonstanciel de ses écrits qui a empêché sa reconnaissance comme une des immenses figures intérieures du siècle. Il est aussi regrettable qu’elle ait détruit la plupart de ses lettres adressées à François de Sales. Nous ne pouvons donner que quelques extraits de son abondante correspondance par ailleurs et de ses opuscules.

Les papiers précieux retrouvés après sa mort livrent la transcription de paroles que François de Sales lui avait adressées après une retraite :

Notre Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne […] Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire, de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors de vous, que rien ne soit entre deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes toute abandonnée et remise au soin de l'amour éternel que la divine Providence a pour vous; demeurez là en repos, en esprit de très simple et amoureuse confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l'oraison, où il faut aller avec une grande douceur d'esprit, sans dessein d'y faire chose quelconque, ains [mais] seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simple remise et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d'être à sa présence, encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu'il vous excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui; non seulement, dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l'oraison, mais en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos actions, vos succès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son soin : il faut tenir l'âme ferme dans ce train. (II, p. 62-63) 1313.

Elle suivra ces instructions à la lettre, parfois avec difficulté comme elle l’écrit en 1637 à la mère Angélique Arnauld, se tourmentant de n’avoir pas accès à un état stable :

[…] nonobstant ce peu de calme, la croix est toujours là, si je la voulais regarder elle ne me donnerait guère de trêve. Depuis ma dernière lettre, j'en ai eu de rudes atteintes et des pensées qui sont autant de dards qui me transpercent le coeur, et suis si fort liée quelquefois que je regarde cela, que je ne puis aller ni avant ni arrière.

Cependant j’ai grande expérience et souvent une claire lumière que Dieu ne veut de moi que ce seul unique et très simple regard en Lui, mais sans aucun mélange d’aucun acte ni discours quelconque, sinon qu’Il m’y excite […] [Et pourtant] je ne vois ni ne peux rien voir ni regarder des choses de Dieu ni en avoir goût, sinon quelquefois en certaines lectures.

Dans la même lettre, elle dit son admiration envers la sœur Anne-Marie Rosset (que nous avons déjà vue citée par François de Sales), et son regret d’être engloutie par les occupations :

Nous avons une sœur céans qu’il y a bien vingt-quatre ans qu’elle chemine dans une voie de si grand dénuement que jamais elle n’a ni lumières ni pensées sur aucun mystère ni sur choses quelconques, et, s’il lui en venait, elle dit qu’elle pense qu’elle s’en détournerait pour tenir, comme elle fait, son esprit très simplement arrêté en Dieu. Et est si fidèle en cet exercice qu'elle est toujours là, ou du moins, rarement et courtement est-elle distraite, que sitôt qu'elle s'en aperçoit elle se remet là. Jamais non plus, elle n'est portée à rien demander à Notre Seigneur, ni rien désirer ni s'unir ni faire aucun acte de quoi que ce soit, ni ne pense à en faire ni si elle en doit faire, seulement, elle se prosterne le matin comme pour faire un acte d'adoration que notre Bienheureux Père lui a dit de faire, avec quelque oraison jaculatoire, pendant les octaves des grands mystères. Elle le fait sans goût ni se divertir de sa simple attention et, de même, entend les sermons et ses lectures sans autre attention que de retenir quelque chose pour l'entretien d'après vêpres. Au bout, c'est une âme totalement fidèle à la suite du bien et exacte à la moindre plus petite observance.

Feu notre bonne Mère supérieure [Péronne-Marie de Châtel] me disait que Notre Seigneur faisait cheminer cette fille devant moi pour me donner lumière à ce qu'il m'attirait et voulait de moi. Certes, il m'a toujours été impossible d'avoir cette continuelle attention parmi les occupations, j'en ai de tant de sortes et si continuelles, que je ne puis m'empêcher d'y mettre mon attention ; Notre Seigneur me laissant tout l'esprit fort libre pour m'y appliquer nonobstant toutes mes peines intérieures. Et vais toujours mon train pour l'extérieur, sans voir comment, pour ce qui est de mes exercices spirituels… (L. 2040)

Elle avoue pourtant être dans l’oraison passive depuis fort longtemps :

Vous m'avez donné un bon sujet de confusion de m'avoir demandé mon oraison. Hélas ! ma fille, ce n'est que distraction et un peu de souffrance pour l'ordinaire; car que peut faire un pauvre chétif esprit rempli de mille sortes d'affaires, que cela ? Et je vous dis confidemment et simplement que, il y a environ vingt ans, Dieu m'ôta tout pouvoir de rien faire à l'oraison avec l'entendement et la considération ou méditation, et que tout mon faire est de souffrir et d'arrêter très simplement mon esprit en Dieu, adhérant à son opération par une entière remise, sans en faire les actes, sinon que j'y sois excitée par son mouvement, attendant là ce qu'il plaît à sa Bonté de me donner. Voilà comme je satisfais à votre désir, mais à vous seule ces trois dernières lignes; quand nous nous verrons, nous dirons le reste, si Dieu le veut. (L. 2602)

J’ai eu cette vue que Dieu veut que j’aille à Lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en Lui, sans aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu'il lui plaira et de toutes choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui plaira, avec l’aide de sa grâce… (II, p. 24).

Elle ne se lassera pas d’appeler ses filles au dépouillement total, à la simplicité du regard en Dieu et à la passivité absolue devant l’action de la grâce :

Ma très chère fille, ne vous détournez jamais de cette très solide et très utile voie de la sainte simplicité en laquelle Dieu vous a mise. Et je remercie sa Bonté d’avoir voulu, avec sa divine lumière, confirmer ce que je vous en avais écrit. Demeurez donc invariable en cette résolution, quoique vous entendiez dire des merveilles des autres voies. Laissez-les suivre à qui Dieu les donne, et suivez toujours la vôtre. Car cette unique simplicité et très simple unité de présence et abandonnement en Dieu les comprend toutes et d’une manière très excellente […]

Dieu vous a soustrait les vues et sentiments de ses richesses pour un temps, à ce que je vois. J’en suis consolée, car c’est chose très utile et même nécessaire, de passer par cette étamine1314. Vous en avez expérimenté les fruits qui sont la connaissance de votre impuissance et misère, une plus grande pureté et nudité d’esprit. Dieu, par un amour très grand, vous dépouillant des affections et sentiments plus désirables et spirituels, afin que Ses dons n’occupent pas nos cœurs, mais lui seul et son bon plaisir. […] Je crois donc que l’âme qui est réduite dans cette extrême impuissance, ténèbres et insensibilité, se doit contenter de se laisser très simplement à la merci de la miséricorde de Dieu par un très simple acquiescement à tout ce qu’il lui plaira faire d’elle, sans le vouloir même sentir, ni en faire l’acte ; mais par un simple regard en Dieu, de la suprême pointe de l’esprit, qui ne veut résister en rien à Dieu, mais consent à tout ce qu’il lui plaît. Et faut se contenter du même simple regard à la rencontre du mal, ne lui résistant qu’en lui déniant le consentement de l’acte. Or sus, ma très chère fille, il faut absolument retrancher toutes sortes de réflexions sur ce qui se passe en vous… (L. 1599)

Il ne s’agit pas d’ascétisme : ce serait tourner en soi-même. On ne livre pas bataille, ce serait rester dans l’horizontalité du moi. La solution est toujours d’appeler la grâce en préférant l’amour à tout :

Le remède que je vous donne pour toutes sortes de tentations, peines, afflictions, sécheresses et contradictions, c’est les actes d’amour, retournant promptement et simplement votre cœur à Dieu […] Ne vous efforcez point de vaincre les tentations, car cet effort les fortifierait … (L. 1421)

Loin d’une voie héroïque, c’est une voie de douceur, réaliste et modérée. Jeanne se sert d’une comparaison avec une tempête sur le lac d’Annecy pour expliquer comment on traverse les difficultés intérieures :

[…] il nous faut faire comme nos grangers ont fait au­jourd'hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se sont trouvés subitement en un très-grand péril ; dans un instant ils ont vu s'élever une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout ce qui était dessus. Hélas ! qu'ont-ils fait ? Ils ne se sont pas opiniâtrés de vouloir prendre le droit fil de l'eau en traversant ces grosses ondes ; non, ils se seraient perdus faisant de la sorte ; mais ils ont très sagement conduit leur barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes ; par ce moyen ils sont arrivés, en évitant l'orage et non en le combattant. (II, p. 237, Entretien VI)

Demeurez en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté. (I, p. 63)

Nue et sans vertu je suis venue au monde, et sans vertu quelconque je me remets, mon Dieu, entre vos mains. Dites cela, ma fille, et quand vous verrez que votre esprit se voudra revêtir de ce qu’il s’est dépouillé, ne faites autre chose que de le retourner simplement à son Dieu, ne voulant que lui seul … (L. 2615)

Il faut passer au-delà de tous les états et de la multiplicité des expériences, dans la simplicité sans « goût », s’oublier soi-même dans un abandon total à la « divine bonté » :

… il ne faut faire aucune réflexion sur ce qui se passe en vous, pour voir ou connaître ce que c’est. Soyez, mon cher enfant, comme un vaisseau vide devant Sa divine bonté, pour recevoir ce qu’il Lui plaira de vous donner, et ne permettez jamais à votre esprit aucun retour ni réflexion sur vous-même ni sur ce qui se passe en vous.

… cette véritable humilité […] ne veut aucune excellence que d’être sans excellence, que celle […] de dépendre totalement du bon plaisir de son Dieu, ne recherchant en toutes choses que sa seule gloire ; car c’est le caractère des filles de la Visitation. (L. 903)

Oh ! Que nous serons heureuses, ma vraie fille, quand nous nous serons entièrement oubliées. (L. 1255)

Jetez-vous et toutes vos misères et vos intérêts et affections, dans le sein de la bonté de Dieu, vous laissant gouverner à sa Providence et à l’obéissance, et cela à yeux clos, sans permettre à votre esprit de regarder où il va ; mais allez toujours, ne regardant que Dieu et la besogne qu’Il vous présente dans chaque occasion et moment, pour la faire fidèlement avec la pointe de l’esprit sans vous amuser à vos sentiments ou dissentiments et répugnances … (L.1271)

Ma très chère fille, vivez au-dessus de vous-même et toute en Dieu. (L. 2454)

En cela, elle suit le conseil donné par François de Sales :

Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition divine. (II, p. 47, Questions)

Tout converge sur l’amour, à bien distinguer d’un sentiment ou d’un « goût » humain :

Toujours en cette nudité et simplicité ; il n’y a rien au-delà... « Aime et fais tout ce que tu voudras », dit Saint Augustin. Aimons donc... toute la perfection est là. (L. 2565)

S’il était en mon pouvoir d’avoir des sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain ; or Notre Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut ; sa divine Majesté les donne à qui il lui plaît. C'est le Maître qui fait ce qu'il veut. (II, p. 233, Entretien V).

Jamais nous ne savourerons les douceurs de la familiarité de l'âme avec son Dieu, que lorsque nous serons déterminées à suivre et que nous suivrons au péril de toutes nos inclinations, affections, habitudes et propensions, tout ce qui nous est marqué, qui n'est autre que l'amortissement de la nature, le mépris du monde et la vraie fidélité à Dieu. Ce ne sera pas sans peine, mais là où il y a de l'amour, il n'y a point de travail ; et d'ailleurs un moment de la jouissance intérieure de Dieu vaut plus que tous les plaisirs que la propre volonté nous ferait jamais goûter ensuite de nos inclinations. (II, p. 197-8, Exhortation XIV).

Le renoncement est total entre les mains de Dieu et elle est très radicale quand elle affirme ce chemin court et direct :

[…] ma très chère fille, il faut passer à la totale résignation et remise de nous-même entre les mains de notre bon Dieu, rendant votre chère âme et celles que vous conduisez, en tant qu'il vous sera possible, indépendantes de tout ce qui n'est point Dieu, afin que les esprits aient une prétention si pure et si droite qu'ils ne s'amusent point à tracasser autour des créatures, de leurs amitiés, de leurs contenances, de leurs paroles, mais sans s'arrêter à rien de tout cela ni à chose quelconque que l'on puisse rencontrer en chemin, l'on passe outre en la voie de cette perfection dans l'exacte observance de l'Institut, ne regardant en toutes choses que le sacré visage de Dieu, c'est-à-dire son divin bon plaisir. Ce chemin est fort droit, ma très chère fille, mais il est solide, court, simple et assuré, et fait bientôt arriver l'âme à sa fin qui est l'union très unique avec son Dieu. Suivons cette voie fidèlement […] (L. 966)

Ayant tout laissé derrière elle, elle ne désirait plus depuis longtemps que s’abandonner à la Présence silencieuse. Voici un extrait des papiers intimes que l’on a retrouvés sur elle à sa mort et qu’elle ordonna de mettre dans son cercueil :

Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison, que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque, non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et reposée en lui, en ce très pur regard, sans mélange d’autre chose. (II, p. 65, 6e papier).

Dans une enveloppe, se trouvaient deux papiers, l’un écrit par François de Sales, l’autre par elle-même et dont nous tirons ce court passage :

N'exceptant ni réservant aucune chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mes forces, de toutes mes affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m'abandonne, je me consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très sainte, très-adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu'il lui plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir… (II, p. 51, Papiers intimes, 1er Papier de notre bienheureuse Mère).

L’esprit de la Visitation

La mère Françoise-Madeleine de Chaugy1315 fut l’historienne de l’Ordre naissant et nous est fort précieuse pour décrire l’esprit qui animait Jeanne de Chantal et François de Sales dans la fondation de la Visitation. Elle raconte combien la nouvelle forme de vie instituée le 6 juin 1610 « est marquée par la simplicité. La clôture est modérée. Les sœurs peuvent sortir pour visiter des malades… les femmes peuvent entrer en clôture pour faire quelques jours de retraite… » Malheureusement, contre l’esprit des fondateurs, à partir de 1618, l’ordre devint cloîtré par ordre du Pape. Jeanne se battit lors de la transformation de ce premier projet, car « il fâchait à notre Bienheureux Père de changer la simplicité de sa petite congrégation ». Elle veilla donc à consolider l’œuvre par des Constitutions et un Coutumier. Le problème était important, car à sa mort en 1641, 87 monastères avaient été fondés.

Y règnait, avant toute influence du dernier jansénisme, une vie mystique où « l’amour est le commencement, le moyen et la fin de la vie spirituelle », où « les vertus ne sont que des modalités de l’Amour »1316, où les décisions ne sont prises qu’en écoutant les mouvements de la grâce :

L’esprit de sagesse et de prudence humaine doit être tout à fait banni de la Congrégation de la Visitation, car il la détruirait, et particulièrement en ce qui est de l’élection des Supérieures, et des Sœurs aux principales charges du Monastère1317.

L’abbé Boudon (1624-1702), lui-même mystique, résume bien la voie simple et directe, sans ascèse corporelle, recommandée par la Mère de Chantal :

L’attrait quasi universel des filles de la Visitation est d’une très simple présence de Dieu, avec un don et transport en lui de tout ce qu’elles sont, sans aucune exception, et un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte providence, et je pourrais bien dire sans quasi, car vraiment j’ai reconnu que toutes celles qui dès le commencement s’appliquent à l’oraison comme il faut sont attirées d’abord. Enfin je tiens que cette manière d’oraison est essentielle à notre petite congrégation, ce qui est un très grand don de Dieu, et qui requiert de nous comme une reconnaissance infinie. ». […] [elle] estimait que la contemplation […] était une chose fort ordinaire […] qu’on la devait conseiller presque généralement […] que l’attrait que Dieu en donne y est quasi universel 1318.

La direction de Jeanne, à la fois ferme et encourageante, s’appuyait sur l’amour :

Dieu vous a logée dans mon cœur, ma fille : rien ne vous en saurait déplacer. (L. 931)

Mon cœur est invariable en l’amour qu’il a pour le vôtre, duquel je connais très distinctement la voie où Dieu l’a mis depuis le commencement. Elle est si solide, et tellement de Dieu, que jamais il ne faut recevoir aucun avis contraire ; et vous faites bien de n’en guère parler. (L.2715)

Ses filles devenues mères supérieures des nouvelles fondations devaient agir dans ce même esprit :

Ayez un soin tout maternel de vos filles. En toutes leurs nécessités, penchez du côté de la douceur et du support ; tenez leurs esprits joyeux, et, pour cela, conservez-leur une sainte liberté aux récréations, ne les y reprenant, ni leur disant rien qui les mortifie, sinon qu'il fût bien nécessaire. (L. 2518)

Les supérieures doivent veiller à ce que l’amour de charité lie les soeurs entre elles dans la communauté, et non une amitié d’origine humaine :

Vous devez par tous les moyens que vous pourrez tenir vos filles fort unies à vous, mais d’une union qui soit de pure charité […] Tenez-les fort unies par ensemble et avec estime l’une de l’autre, ce que vous ferez efficacement par l’amour et l’estime que vous témoignerez d’en avoir vous-même par vos paroles et actions ; mais amour général envers toutes, les aimant également, sans qu’il paraisse aucune particularité. (L.1247)

Dans ses Réponses1319 à ses dirigées, le ton est fort pratique. Il s’agit

de remettre fréquemment notre esprit en Dieu ; et quand nous y manquerons, il s’en faut humilier, et de l’humilité aller à Dieu, et de Dieu à l’humilité ; et surtout nous devons toujours aller à Dieu et nous confier en lui, comme un enfant fait à sa mère. [37]

Il y en a qui ne peuvent souffrir qu’on dise que les tentations viennent d’elles-mêmes, et de leur amour-propre ; ains [mais] voudraient que l’on jetât la faute sur le diable, lequel bien souvent n’y pense pas. [128]

Oui, c’est contre cet article, de s’empresser à ce que l’on fait. Cela suffoque l’esprit d’oraison, empêche de retourner fréquemment son esprit à Dieu, et de nous tenir en sa présence… [177]

Non, je vous assure, ma très chère Fille, qu’il ne se faut point porter de soi-même à ces oraisons d’admiration, de complaisance et de bienveillance. Il faut attendre que Dieu nous excite à cela, et alors suivre son attrait avec humilité et fidélité. Nous pouvons bien faire fort simplement et doucement des actes de confiance, d’admiration, et d’union de notre âme avec Dieu ; mais d’en avoir l’oraison, c’est à Dieu seul de nous la donner. [480]

… plus je vais en avant, et plus clairement je reconnais que Notre Seigneur conduit quasi toutes les Filles de la Visitation à l’oraison d’une très simple unité, et unique simplicité de présence de Dieu, par un entier abandonnement d’elles-mêmes à sa sainte volonté, et au soin de sa divine providence. [517]

Marchez donc dorénavant, mes très chères sœurs, avec une très humble assurance, dans cette voie divine ; et n’y apportez aucune façon ni industrie, que de suivre très simplement et fidèlement l’attrait de Dieu […] retranchant toute réflexion sur le passé, sur le présent, et sur l’avenir […] unissant leur esprit à sa bonté, en tout ce qui arrive de moment en moment, et cela fort simplement. Il faut que je dise encore ceci.

C’est qu’il arrive souvent que les âmes qui sont en cette voie, sont travaillées [521] de beaucoup de distractions, et qu’elles demeurent sans appui sensible […] de sorte qu’elles demeurent dans une totale impuissance et insensibilité, bien que quelquefois moins. Cela étonne un peu les âmes qui ne sont pas encore bien expérimentées : mais elles doivent demeurer fermes et se reposer en Dieu par dessus toute vue et sentiment […] sans voir ni vouloir voir ce qu’elles font ni doivent faire : mais par-dessus toute leur voie et propre connaissance, elles doivent avec la pointe suprême de leur esprit se joindre à Dieu, et se perdre toutes en lui, trouvant par ce moyen la paix au milieu de la guerre, et le repos dans le travail. Bref, il se faut tenir en l’état où Dieu nous met.

Dans une lettre, elle résume l’esprit de la Visitation :

L'es­prit de sa1320 petite Congrégation est un esprit de douceur, de petites­se, de simplicité et pauvreté, et ne s’en faut point départir, ains [mais] y assujettir tellement nos inclinations qu'elles nous portent même au mépris du monde et de nos propres intérêts, et que la douceur et l'humilité surnagent toujours en nos paroles et actions. (L.740 A une supérieure, Chambéry, 8 décembre 1624)



Influences : Marie de Valernod, la mère de Ballon, Angélique Arnauld.

Dans ce sillage s’inscrit la figure de Marie de Valernod, dame d’Herculais (1619-1654), auteur d’un Recueil des grâces. Elle aurait exercé de l’influence sur Claude La Colombière (1641-1682)1321. Elle était liée aux visitandines de Grenoble qui rapportent ainsi ses paroles lors d’une de ses visites1322 :

« Que je vous dirai-je, mes chères sœurs ? Il me semble (et en disant ces paroles elle parut toute transportée), il me semble que Dieu est affamé de nous. » Puis, tout étonnée elle-même de ces paroles, elle se prit à sourire : « De quelle façon parlée-je ! C’est une impertinence, il est vrai, cependant je veux le redire : oui, Dieu est affamé de nous ! Avez-vous remarqué la précipitation avec laquelle on se jette parfois sur la nourriture ? Elle ne peut avoir que deux causes : ou l’extrémité de la faim, ou l’horreur naturelle d’une nourriture qui répugne. Si en Dieu il pouvait y avoir cette répugnance, il semble que ce serait la cause qui l’obligerait à ce désir empressé, mais je dis que c’est Son amour qui Lui donne cette faim insatiable de nous-mêmes. […] que tout ce qui est en nous et qui appartient à Dieu, retourne à Lui et s’absorbe en Lui par l’amour…”Avec une sorte d’ivresse naturelle, elle nous avait montré le terme proposé à la perfection religieuse.

Il faut aussi évoquer les relations importantes qui existèrent entre François de Sales, les visitandines et la mère Louise de Ballon1323 : cette dernière en effet se retira au monastère de la Visitation d’Annecy pendant l’année 1617. Elle y « reçut d’abondantes lumières et décida de se donner avantage à Dieutoute et en toutes choses” ». C’est là que naquit en elle le désir de réformer son monastère de bénédictines.

Enfin n’oublions pas la Mère Angélique Arnauld, réformatrice de Port-Royal1324, qui rencontra François de Sales et aurait souhaité rentrer à la Visitation ; celui-ci mourut malheureusement avant de devenir son père spirituel. Elle se confia à Saint-Cyran, plus ascétique, et ne put probablement pas s’épanouir sur le plan mystique. Cependant elle échangea une profonde correspondance avec Jeanne de Chantal dont elle resta l’amie et la confidente.


Une vague mystique chez les jésuites



Le milieu jésuite n’a pas la réputation d’être propice à l’intériorité et pourtant il a été le lieu d’un très important renouveau mystique au XVIIe siècle1325.

Au sein de la compagnie de Jésus fondée en 1540 par Ignace de Loyola (1491-1556) et ses compagnons, une formation longue et poussée (elle dure dix-sept ans !) a donné à cet ordre une juste réputation de haut niveau intellectuel. La spiritualité ignacienne s’exprime surtout dans les Exercices spirituels rédigés par Ignace. Cette méthode fait appel à la volonté propre de l’individu, et en ce sens elle n’est pas favorable à la vie mystique, fruit du libre don divin1326. Enfin, les jésuites sont envoyés en mission dans le monde entier, s’occupent d’éducation dans leurs nombreux collèges, bref sont dévorés par le travail extérieur.

Pourtant, de jeunes jésuites ont réagi avec force au début du XVIIe siècle pour réclamer de la place pour la contemplation. Ils se nourrissaient de la Vie de Thérèse d’Avila qu’ils lisaient dès le collège. C’est grâce à Michel de Certeau que nous les connaissons : il cite à leur propos un critique du temps qui évoque une « espèce d’illuminés »… inspirée par « trois ou quatre jeunes hommes assez bien faits » qui « ne manquaient pas de bonnes qualités naturelles » ; heureusement, « il ne reste plus rien ou presque rien plus » de ces « mystiques réformés »1327 ( !).

Ces partisans d’une « nouvelle spiritualité » furent accueillis avec une telle méfiance que certains quittèrent l’ordre (Cluniac en 1642). Heureusement, la haute figure du père Lallemant fit reconnaître la mystique au sein de la Compagnie et permit à la génération suivante d’exister de façon discrète en province. Leurs relations sont illustrées à la fin du volume au Tableau I : Mystiques & Spirituels jésuites et leurs amis qui souligne les influences exercées sur des figures mystiques (dont la « bonne Armelle » Nicolas).

En dehors d’une suractivité et d’un intellectualisme poussés, une problématique est propre au monde jésuite : tension intime qui résulte d’une contradiction non résolue entre l’effort de mortification, forme intérieure de l’activité volontaire prônée dans l’Ordre, visant certes à une soumission totale à la grâce, et l’abandon réel à la grâce, qui demande de reconnaître l’impuissance de tout notre être humain (les « nuits » en sont des formes extrêmes). Le « combat spirituel » ne laisse guère de place pour un tel abandon chez les soldats du Christ.

Ceci conduira Surin, qui appartenait à la nouvelle génération, à expliquer avec justesse que les Exercices ne sont qu’une première étape pour un être appelé au cheminement mystique :

En effet, ce livre a fait des effets incroyables pour le bien des [104] âmes, et en fait tous les jours. Mais il faut remar­quer que ce saint, dans cet ouvrage, donne les méditations qui sont propres à ramener les âmes à Dieu, et que, communément, ceux à qui il les donnait étaient des gens qui ne s’adonnaient point à l’oraison, et qui par la pratique de ces méditations devenaient tous convertis à Dieu, et avant qu’ils sortissent de ses mains, il les rendait très bien instruits dans l’oraison. Son livre, pour cela, est excellent à la culture des âmes. Mais il ne s’ensuit pas qu’un homme, toute sa vie, revenant à la solitude pour s’exercer en l’oraison, doive pren­dre les mêmes méditations sans passer les mêmes leçons. […] La conclusion de ceci est que saint Ignace a trouvé le moyen de ramener les âmes à Dieu, et que, qui fera bien ces méditations se rendra fort spirituel, parce que la plupart des hommes sont dans la médiocrité 1328.

Le P. Coton (1564-1626).

Sans nous étendre malgré son grand renom de prédicateur,  citons tout d’abord le père Coton pour donner un exemple typique de cet esprit de volonté en tension.

Il était attiré par le milieu mystique de son temps : il connut Gagliardi et la mystique Isabelle Belinzaga à Milan ; il participa au cénacle qui se réunissait chez madame de Bérulle et auquel participaient madame Acarie, dom Beaucousin, messieurs Gallemant et Duval. Il devint l’ami du futur cardinal de Bérulle. Prédicateur, il fut apprécié par Henri IV. Puis pendant la relative disgrâce qui frappa les jésuites sous Louis XIII, ses responsabilités lui devinrent « une pesante croix. »

N’étant pas lui-même mystique, il réprimanda Lallemant, de dix ans son cadet1329. Mais son influence et son rôle de passeur furent considérables. L’Intérieure occupation d’une âme dévote1330 serait son chef-d’œuvre : les prières dévotionnelles sont décevantes, mais sa pensée métaphysique est intéressante, comme cette « Pétition » à Dieu qui insiste sur le rôle de la volonté :

Première pétition : [57] En cela vous m’avez particulièrement formé à votre image et ressemblance, que je puisse vouloir tout ce que vous pouvez vouloir ; et comme votre puissance est d’infinie étendue, la capacité de ma volonté l’est aussi. […] Je pourrai bien appliquer ma volonté sur quelque objet, mais c’est en tant que la vôtre s’y trouve, et non autrement.

Voici comment, sur un ton héroïque, il énonce l’abandon nécessaire à la volonté divine :

Seconde pétition : [70] … que vous me regardiez désormais comme chose vôtre, et que vous m’imputiez l’amour de moi-même comme une affection portée et exercée à l’endroit d’une chose qui est purement vôtre […] ni plus ni moins que si je l’exerçais à l’endroit d’un pauvre de l’hôpital.

Antoine Le Gaudier (1572-1622).

Sa vie se passa entre Paris, Louvain, Liège, Pont-à-Mousson. Son volontarisme dans le combat spirituel fut parfois repris par Lallemant et Rigoleuc1331. Son Petit traicté du Très Sainct Amour de Jésus-Christ Dieu et Homme1332 célèbre l’amour :

[…] l’amour que nous portons à Jésus-Christ n’est autre chose qu’une participation de l’amour [181] éternel que son Père lui porte, et par ainsi notre affection dépend de la sienne, comme le rayon tient son être du soleil. Il faut donc souvent demander ce don parfait…

L’image de la fournaise et du moule suggère un élan du cœur que l’on ne trouve que rarement chez les fils d’Ignace :

C’est la vérité mon Seigneur Jésus-Christ que ce très saint amour source de toute pureté et sainteté qui embrase nos poitrines, est une fournaise ardente, qui ne consomme pas seulement la rouille de notre vieil homme, mais d’abondant [288] après nous avoir comme refondus, nous reforme sur le nouveau moule et prototype parfait de votre très sainte vie. 

[L’amour] nous liquéfie pour être jeté dans le moule de votre vie très sainte [1619] 1333.

Louis Lallemant (1588-1635).

C’est avec ce mystique émouvant que débute le grand mouvement intérieur chez les jésuites. Son influence fut capitale.

Lallemant reçut une formation classique jésuite, qu’il vécut en souffrant continuellement de maux de tête et d’estomac pendant neuf ans. À cause de sa santé, ses supérieurs le dispensèrent d’enseigner dans les petites classes1334.

Son amour de Dieu le porta à un ascétisme extrême qu’il croyait nécessaire à la venue de la grâce. La tension de l’idéal le dévorait. Le XVIIe siècle est aussi une période où l’on rêve de partir convertir les Indiens, voire d’être martyrisé. Une forte pression psychologique était profondément ressentie par ceux qui ne pouvaient rejoindre les missionnaires. Lallemant aurait voulu partir au Canada. Il admirait tant cette voie héroïque qu’il poussa ses élèves Isaac Jogues et Antoine Daniel à partir : « Il faut des croix pour assurer le salut du monde », disait-il. Le père Jogues eut les oreilles coupées par les Indiens, revint en France qu’il parcourut pour enrôler des volontaires, puis retourné au Canada, il y fut (enfin) martyrisé. Marie de l’Incarnation, elle-même partie au Canada évangéliser les Hurons, décrit en 1647 ce qui est arrivé1335 :

C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de Français et de Sauvages Chrétiens, et surtout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pays des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçait les côtes. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes… »

Sa santé ne permit pas à Lallemant de partager leur sort : ce n’était donc pas sa voie. Il resta en France, ce qui lui permit d’exercer une immense influence intérieure. Il fut en effet maître des novices à Rouen, de 1622 à 1626 puis de 1628 à 1631, pendant la grande peste des années 1628 à 1630. Il eut pour élèves les missionnaires du Canada, et des mystiques qu’il marqua profondément : Surin, Rigoleuc, Huby…

En 1631, après avoir éloigné ses novices, il resta pour s’occuper des malades de la peste. Son élève Jean Rigoleuc rapporte ses paroles : “Il y a trois sortes de belle mort: premièrement mourir au service des pestiférés, secondement mourir dans les missions étrangères […], troisièmement mourir en donnant sa vie pour son troupeau.” Il s’épuisa au service des novices puis vécut encore quatre années à Bourges. Un témoin de ces dernières années écrit :

Il avait un tel amour de la mortification qu’il y employait toutes ses forces… Il était encore plus énergique à réprimer ses sentiments… Cette surveillance, d’une fermeté et d’une continuité incroyables, était rendue encore plus intense par un voeu particulier émis sept ou huit ans avant sa mort, selon lequel il avait promis de faire en tout, jour et nuit, ce que Dieu lui aurait fait voir comme plus parfait … et ce voeu hors du commun s’accordait au mieux avec son tempérament…1336.

Ce qui frappait ses élèves était pourtant sa douceur. « …ne cherchant que Dieu seul… exerçait sur lui-même une continuelle surveillance »1337. Il appelait l’oraison « sa félicité sur la terre » et « y passait même quelquefois la nuit plusieurs heures qu’il dérobait au sommeil »1338. Ce totus mysticus fut critiqué par Coton et d’autres1339. Mais ses conférences, recueillies par son disciple Rigoleuc (1596-1658), sont devenues la célèbre Doctrine spirituelle à travers l’édition assemblée par le père Champion (1633-1701), qui fit également appel à des notes prises par Surin1340.

Il « voulait être un vrai pauvre ». Navré par son imperfection devant Dieu, il insistait sur la pratique de la pureté de cœur :

La voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à la per­fection, c’est de nous étudier à la pureté de cœur, plutôt qu’à l’exercice des vertus, parce que Dieu est prêt à nous faire toutes sortes de grâces, pourvu que nous n’y mettions point d’obstacle. Or, c’est en purifiant notre cœur que nous retran­chons ce qui empêche l’opération de Dieu. De sorte que, les empêchements étant ôtés, il n’est pas concevable combien Dieu opère en l’âme d’admirables effets […]

Entre tous les exercices de la vie spirituelle, il n’y en a point à quoi le démon s’oppose plus qu’à l’étude de la pureté de cœur. Il nous laissera faire quelques actes extérieurs de vertu, nous accuser en public de nos fautes, servir à la cuisine, aller aux hôpitaux et aux prisons, parce que nous nous con­tentons quelquefois en cela, et que cela sert à nous flatter et à empêcher les remords intérieurs de la conscience ; mais il ne peut souffrir que nous jetions les yeux sur notre cœur, que nous en examinions les désordres et que nous nous appliquions à les corriger. Notre cœur même ne fuit rien tant que cette recherche et cette cure qui lui fait voir et sentir ses misères. Toutes nos puissances sont infiniment déréglées, et nous n’aimons point [142] à en connaître les dérèglements, parce que cette connaissance nous humilie. 

Tout doit être orienté vers Dieu seul et on ne doit pas s’attacher aux états même divins :

Les personnes éclairées des vraies lumières ne portent leur affection qu’à Dieu, ne s’attachant pas même aux choses les plus saintes. Si Dieu leur donne quelque bon sentiment, ils le reçoivent avec action de grâce et abnégation, se gardant bien de prendre le change [changer d’objet] en recevant d’autres pensées que le démon tâche subtilement de leur suggérer. Et quand ce sentiment de Dieu est passé, ils ne s’y attachent plus et ne s’efforcent point de le retenir plus longtemps que Dieu ne veut. Ils ne se pro­posent point de rappeler la cause ou l’occasion qui l’avait [158] excité, comme de faire encore les mêmes exercices, la même oraison, la même lecture, à dessein d’avoir un pareil sentiment ; mais ils passent outre, marchant toujours dans une entière nudité d’esprit.

Il nous fait part de l’espoir qui gouverne sa vie : après tant d’efforts, s’abandonner enfin à la gouverne de l’Esprit Saint !

Le but où nous devons aspirer, après que nous nous serons longtemps exercés dans la pureté de cœur, c’est d’être telle­ment possédés et gouvernés par le Saint-Esprit, que ce soit lui seul qui conduise toutes nos puissances et tous nos sens, et qui règle tous nos mouvements intérieurs et extérieurs, et que nous nous abandonnions nous-mêmes entièrement, par un renonce­ment spirituel de nos volontés et de nos propres satisfactions. Ainsi nous ne vivrons plus en nous-mêmes, mais en Jésus-­Christ, par une fidèle correspondance aux opérations de son divin esprit, et par un parfait assujettissement de toutes nos rébellions au pouvoir de sa grâce. [177].

Mettant en garde contre l’ascétisme pur, il dit la joie du recueillement simple sous la direction de l’Esprit Saint :

Ceux qui tendent à la perfection par la voie des pratiques et des actes méthodiques, sans s’abandonner entièrement à la conduite du Saint-Esprit, n’ont jamais cette douceur et comme cette maturité de la vertu ; ils sentent toujours de la difficulté et des répugnances, ils ont toujours à combattre, et souvent sont vaincus et font des fautes, au lieu que ceux qui marchent sous la direction du Saint-Esprit dans la voie du recueillement [233] simple, pratiquent le bien avec une ferveur et une joie digne du Saint-Esprit, et, sans combat, remportent de glorieuses victoires, ou, s’il faut combattre, ils le font avec plaisir.

Son influence fut majeure, tout d’abord en Bretagne, où son disciple Jean Rigoleuc fut envoyé en mission1341.

Un cercle en Bretagne

Des missionnaires étaient envoyés dans les provinces pour seconder les pouvoirs civils d’un Royaume centralisé en unifiant et en confortant les pratiques religieuses locales déjà bien présentes dans le pays vannetais en Morbihan où la ferveur était grande. Au milieu du siècle, quatre missionnaires étaient établis à Quimper, et Vannes fut le port d’attache des pères Rigoleuc, Bernard, Thomas, Maunoir… Certains furent des directeurs spirituels accomplis.  Leurs vies et leurs écrits nous sont parvenus grâce à leur historien et éditeur Pierre Champion. Brémond se réfère à lui pour parler d’une « généalogie mystique » :

De Nantes, son ministère appelait souvent le P. Champion en Bretagne. C’est là que semblait l’attendre pour lui passer le flambeau, un jésuite septuagénaire, le P. Vincent Huby, disciple et héritier du P. Jean Rigoleuc, qui l’avait été lui-même du P. Louis Lallemant. Cette généalogie mystique, cette “suite” si intéressante pour nous, est nettement marquée par le P. Champion1342.

L’expression se vérifie : Lallemant meurt en 1635, Rigoleuc en 1658, Huby en 1693, Champion en 1701.

Jean Rigoleu[c] (1596-1658)

Avec Rigoleuc, nous sommes au cœur de cette mystique profonde vécue en province. Breton de naissance, d’éducation et probablement de tempérament, il fut formé par Lallemant maître des novices à Rouen entre 1628 et 1631. Il le retrouva à Bourges, où « il fut mis dans cet état que les mystiques appellent passif ». Il passa une grande partie de sa vie à Vannes d’où il rayonna en collaborant aux missions populaires bretonnes du bienheureux Julien Maunoir (1606-1683). Il intervenait dans les couvents d’ursulines (dont celui où vécut Armelle Nicolas pendant quelques années), puis à Quimper où il forma des prêtres.

Champion rapporte1343 que « Dieu permit qu’il fût moins considéré que les autres » ; qu’il « faisait ses voyages à peu de frais, se traitant mal et vivant comme les pauvres … » ; qu’il « ne portait ordinairement point d’autre provision qu’un petit sac de farine … C’était un proverbe dans le pays pour exprimer la misère des serviteurs mal nourris, de dire qu’ils étaient traités comme le cheval du P. Rigoleuc ». Il ne fut jamais supérieur : « peut-être sa rude franchise faisait-elle peur1344 ».

Il se référait à Canfield, Catherine de Gênes, Jean de la Croix, Gaudier … Des textes inédits seraient à explorer et l’ensemble de ses écrits mériterait une édition critique1345.

Douceur et simplicité sont sa marque :

Traité III. Le pur amour, ou les moyens d’y arriver, et ses effets.

Chapitre I. De la garde du cœur.

La garde de du cœur n’est autre chose que l’attention qu’on apporte aux mouvements de son cœur et à tout ce qui se passe dans l’homme intérieur, pour régler sa conduite par l’Esprit de Dieu, et l’ajuster à son devoir et aux obligations de son état. D’où l’on peut voir combien cet exercice est différent de l’examen de [226] conscience. Premièrement. L’examen se fait en certains temps réglés. La garde du cœur se pratique à toute heure, et n’a point de temps limité. Deuxièmement. L’examen est une revue des actions passées, et de plusieurs actions ensemble, et d’ordinaire d’une partie de la journée. La garde du cœur est une vue des actions présentes, et une application d’esprit aux diverses parties d’une action, à mesure qu’on la fait. Troisièmement. L’examen envisage les choses plus en gros et plus superficiellement. La garde du cœur les considère en détail et d’une manière plus distincte et plus intime. Quatrièmement. L’examen travaille la mémoire. La garde du cœur ne la fatigue nullement, et n’est pas si gênante qu’on se pourrait peut-être d’abord figurer. Elle ne demande point une contention violente qui doive rendre l’esprit abstrait, mais seulement une attention d’esprit modérée, qui produit un fond de paix intérieure, et qui est la source des plus douces consolations qu’on puisse goûter en cette vie. […]

Chapitre II. De l’obscure nuit de l’âme […]

Paragraphe 6. De la nuit, ou mortification passive du sens et de l’esprit. [266]

Pour arriver au dernier point de pureté requis à l’union divine, il faut que Dieu même mette lui-même l’âme dans cette sorte de mortification que l’on appelle nuit surnaturelle ou passive. À quoi Il ne manque pas d’ordinaire quand l’âme de son côté est fidèle et constante à pratiquer l’application qui dépend d’elle et que l’on nomme nuit naturelle, ou active. […] C’est ainsi que Dieu achève de purifier l’âme, lui ôtant sa manière d’agir naturelle et humaine, pour lui en donner une surnaturelle et toute divine. Ensuite de quoi la mémoire et l’imagination vide de cette confusion d’objets qui les [269] remplissaient, ne sont plus occupées que de la seule vue de Dieu et des choses qu’il faut faire par Son ordre, et qui ne se présentent à elles qu’à mesure qu’il les faut faire. L’entendement affranchi de ses réflexions et de son activité, reçoit paisiblement les effusions de la lumière incréée. La volonté entièrement libre et parfaitement pure se transforme et s’écoule avec plaisir en celle de Dieu. […] Enfin l’âme se trouve si changée qu’elle ne se connaît plus elle-même.

Vincent Huby (1608-1693)

Ce disciple de Rigoleuc eut Vannes pour point d’attache : de 1631 à 1635, de 1639 à 1641 comme professeur, de 1646 à 1649 comme père spirituel et prédicateur, de 1654 à 1693 comme missionnaire. Il fut le directeur spirituel de prêtres, de notables …et de simples servantes, dont Armelle Nicolas1346. Il eut le grand mérite de reconnaître Armelle en tant que mystique et de favoriser en elle l’action de la grâce devant laquelle il s’effaça toujours.

Premier à établir une maison de retraite ouverte aux laïcs (ce qui était promis à un grand avenir dans l’histoire de l’apostolat jésuite), il en fut le supérieur jusqu’à sa mort en 1693 (sauf en 1675-1676). Il composait « des livres, cahiers et feuilles » à l’usage de ses retraitants, donnait des Exercices aux religieuses dans leurs couvents, prenait largement la plume1347. « Tout ne respirait en lui que l’amour de Dieu », nous dit Champion.

Il suffit de ces mots : Dieu est celui qui est, après quoi l’âme doit se tenir dans un profond silence, accoisant [calmant] doucement et sans effort les saillies de l’imagination qui ne laisse pas au commencement de courir comme une folle 1348

À mesure que vous bannirez de chez vous tout ce qui n’est pas Dieu, vous vous remplirez de Dieu. Ne vous regardez pas vous-même : oubliez-vous et séparez-vous de vous-même. Là où vous ne vous trouverez plus, vous trouverez Dieu. […] Se soumettre ainsi à Dieu par un total abandon de soi-même, et se perdre dans l’abîme de son néant pour ne se retrouver plus qu’en Dieu, c’est produire l’acte le plus excellent dont nous soyons capables…1349.

Pierre Champion (1633-1701)

Le père Champion fut le « sourcier de la mystique jésuite » : il eut le mérite d’éditer Lallemant, Rigoleuc et Surin. D’origine normande, il enseigna en Bretagne, en Normandie, etc., et participa à des missions navales. D’où peut-être un ton quelque peu grandiloquent quand il parle de ses « héros ».

Des femmes mystiques

Ces missionnaires comprirent, encouragèrent et dirigèrent les nombreux témoins d’une vie spirituelle née « aux champs ». Ils ont respecté et accompagné la grâce qui agissait librement chez la « bonne Armelle » Nicolas, si grande mystique que nous lui consacrerons une large section.

Mais elle n’était pas seule. Son amie, la rédactrice du Triomphe de l’Amour divin, sœur Jeanne [Le Corvaisier Pelaine] de la Nativité, était de même sensibilité. Voici un extrait de la belle préface qu’elle écrivit pour expliquer comment elle rédigea la vie d’Armelle. On retrouvera le même type d’écriture chez madame Guyon, écriture qui n’existe que sous l’impulsion de la grâce :

Je différai quelque temps ; mais enfin étant pressée intérieurement de Dieu, et au-dehors par ceux qui me tenaient sa place, je me résolus de mettre la main à la plume, ce que je fis une vigile de Noël, le soir, en attendant l’heure de Matines ; je me retirai en notre cellule, et priai Notre Seigneur que, si telle était sa volonté, qu’il lui plût me fournir la matière et les conceptions propres à la déclarer ; car, pour moi, je n’en avais aucune, et ne savais nullement par où commencer. Après je me mis à écrire, et je le fis avec une si grande facilité que ma plume avait peine à suivre les pensées de mon esprit ; de sorte que, devant que d’aller à matines, je trouvais tout le premier chapitre fait, sans y avoir apporté autre industrie ni application de ma part, que la simple expression des matières qui se présentaient à ma pensée. À ma première commodité, je fis le second, le troisième et ainsi des autres, jusque vers la moitié de la première partie, dérobant quelques moments sur mes autres occupations, étant souvent les deux ou trois mois sans pouvoir trouver un quart d’heure pour m’y appliquer, et même n’y pouvais penser ; et cependant sitôt que je m’y remettais, je le faisais avec autant de facilité, que si j’eusse employé les jours entiers, et que j’eusse prémédités les matières, et Dieu sait que c’est ce que je n’ai jamais pu faire, et que lorsque j’écrivais une ligne, j’ignorais celle qui la devait suivre… 1350.

Sœur Jeanne fut deux fois supérieure des ursulines de Vannes (1666-1672, 1684-1690), et dirigea les retraites créées au couvent en 1672 par Catherine de Francheville1351. Cette dernière, Marguerite de Kerderf, ainsi que M. de Kerlivio, ont aidé nos jésuites. La moisson fut abondante et Bremond cite pour les seules femmes : la Mère de Matel, Amice Picard, Catherine Daniélou, madame du Houx1352. On y ajoutera Anne-Toussainte de Volvire puis, venue plus tard, Madeleine Morice1353.



Un mystique du nord : Antoine Civoré (1608-1668).

La Bretagne avec ses récits de missions ne doit pas cacher la profonde spiritualité jésuite qui existait dans toutes les provinces. Ce fut le cas d’Antoine Civoré né (et mort) à Lille. Il fit profession à Tournai. Ses Secrets de la science des saints…, « un des livres oubliés de la spiritualité française1354 », expliquent les termes mystiques en « termes communs » et décrivent les différentes étapes de la contemplation. C’est pour notre époque l’une des sources utiles pour l’analyse du vocabulaire mystique1355. Par exemple il définit ici avec simplicité la fameuse « inaction » : ce terme a changé de sens et est devenu pour nous source d’ambiguïté, mais il sera utilisé par tout le siècle comme étant l’action de Dieu en l’homme :

XI. L’Inaction divine, l’avènement de Dieu en nous, c’est la même chose : avec cette différence, que l’Introversion se fait par choix et application de l’âme, l’Inaction par actes reçus.

Le troisième traité consacré à la contemplation est tout à fait remarquable par son extrême clarté et sa pénétration1356. Il y fait appel à des comparaisons toutes cartésiennes :

L’union de l’âme avec Dieu sans aucun milieu ou entre-deux c’est le même exercice. L’optique et l’expérience nous apprend que l’œil corporel ne reconnaît point la distance de deux corps qui sont en droite ligne dans ou sous le rayon visuel, que par la vue de ce qui est entre-deux. Ainsi l’œil de l’âme, quand il va droit à Dieu, sans aucune réflexion sur son opération, ne connaît point de distance entre lui et Dieu. [290]

Il devrait donc être simple de trouver Dieu :

Le royaume de Dieu est dans nous : Dieu est plus présent à nous, que nous-mêmes : il est avec le trésor de toutes ses perfections, dans nos cœurs et dans nos âmes, et il s’y complaît, comme dans son temple : et qui le sait trouver là, peut traiter avec lui, cœur à cœur. […] La racine du mal est que nous sommes trop accoutumés à n’agir qu’à la suite de nos sens : d’où vient que quand nous voulons nous présenter à Dieu, notre esprit sort comme hors de lui-même, il travaille à le chercher comme infiniment élevé par-dessus nos têtes. [319]

Père spirituel, spécialement auprès de religieuses de la congrégation de Saint-André1357, prédicateur dans les campagnes, confesseur et consulteur, il « fut un homme d’une intelligence remarquable et d’une aptitude à toutes sciences, mais sa faiblesse physique l’empêcha de s’appliquer à les transmettre. Dieu voulut se servir de lui pour le salut et la perfection d’un grand nombre… »

Un cercle en Aquitaine

L’élan mystique fut également vécu intensément en Aquitaine par plusieurs jeunes novices, non sans susciter des réactions. Le séminaire de Bordeaux était alors « inondé » de mystique espagnole de par sa proximité avec l’Espagne. A ce cercle se rattache la grande figure de Surin.

Pierre Cluniac (1606 - après 1642)

Né à Périgueux, il entra à seize ans au noviciat de Bordeaux. Il faisait partie du groupe de jeunes bouillonnant de ferveur qui, lisant Thérèse, pratiquaient l’oraison avec fougue et réclamaient de la place pour l’intériorité1358 à une hiérarchie très réticente. Il fut signalé dès 1627 comme suspect au général des jésuites Vitelleschi. Dans l’espoir de lui faire accepter le fait mystique, il lui adressa un beau texte cette même année1359, où il décrivait son oraison :

Dès que j’entre en oraison, bien que j’en aie préparé le sujet, c’est comme si Dieu, plutôt, avait Lui-même pré­paré ce qu’Il devait présenter à mon âme (« mens ») : une vérité s’offre tout de suite (telle que : Dieu doit être aimé. Dieu nous aime. Dieu s’est incarné, il est glorieux devant Dieu de souffrir persécutions et afflictions pour le Christ, etc.), avec une telle lumière et comblant tellement mon esprit (« intellectus ») qu’il y trouve un total repos, qu’il est capté par cette vue et que, tenu en suspens par une vérité dont la clarté s’impose, il y adhère sans aucun raisonnement. En même temps, la volonté s’enflamme en une douce adhésion à Dieu, non pas sans doute avec le repos continu que connaît l’esprit, mais parfois avec une complaisance très simple dans un objet dont l’amour et l’attrait ravissent avec tant de douceur et de facilité que cette inclination semble innée et non venue de Lui.

Il est clair en effet qu’il est passé de la méditation ignacienne à la contemplation : il a préparé son oraison selon les principes ignaciens de méditation sur un thème, mais une lumière d’origine non humaine s’impose à lui qui supplante tout exercice mental. Avec humour, Surin comparera d’ailleurs les adeptes de la méditation ignacienne à des animaux attachés à un pieu, qui ne peuvent aller que jusqu’où leur corde se peut étendre et qui, après, ne font que tournoyer avec ennui ! Étant passé au-delà, Cluniac voulait faire admettre ce qui pour lui était un fait d’expérience intérieure. Il tentait aussi de convaincre Vitelleschi que l’oraison peut inonder la vie quotidienne, qu’elle a des effets visibles et bénéfiques, et qu’elle n’éloigne pas de l’action :

Dans l’oraison même, je peux rarement m’appliquer aux occasions de vertus que présente, d’une façon plus déterminée, la pratique quotidienne. Pourtant, lorsque, hors du temps de l’oraison, je m’examine à ce sujet, je ressens un très grand courage à entreprendre les choses les plus ardues, et l’expérience même témoigne que l’orai­son seule est plus que tout le reste une source d’améliora­tion dans mes façons d’agir. De plus, cette grâce d’orai­son ne se prolonge pas seulement pendant tout le temps destiné à la prière, elle s’étend à d’autres moments avec plus ou moins d’intensité, de sorte qu’elle est en moi presque perpétuelle et que l’attention et l’amour pour Dieu présent ne cessent presque pas. Cette occupation et attraction intérieure de l’âme (« mens ») me détournent si peu des travaux internes ou externes qu’elles aug­mentent plutôt à proportion de mon application aux études ou à d’autres choses. 

Ce fut en vain et il finit par quitter la Compagnie en 1642.

Jean-Joseph Surin (1600-1665)

Jean de Seurin, issu du milieu parlementaire bordelais, entra à seize ans dans ce noviciat jésuite de Bordeaux qui bouillonnait d’aspiration mystique. Il fut envoyé à Rouen pour une troisième année de probation : il y rencontra le père Lallemant et fut le condisciple de Rigoleuc.

Son destin fut très particulier. Après avoir été prédicateur à Bordeaux et en Saintonge à partir de 1630, il fut envoyé à Loudun dans le Poitou, dont le curé venait d’être brûlé vif comme « sorcier », pour exorciser la communauté des ursulines « possédées » par le démon. Il délivra en effet la prieure Jeanne des Anges, mais l’angoisse qui l’accompagnait depuis son enfance l’engloutit et il succomba à la maladie mentale. Vingt années durant (1637-1657), se croyant damné, il resta quasi paralysé, le plus souvent incapable d’écrire et de marcher, retenu dans une petite chambre d’infirmerie du collège où il avait été élève.

Convalescent, il entretint une intense correspon­dance et écrivit alors la plupart de ses grandes œuvres1360. Peu à peu, il reprit ses ministères en Aquitaine, surtout pendant les trois dernières années de sa vie.

Le gros problème de Surin est sa pathologie, que notre époque férue de psychanalyse a expertisée avec gourmandise, en sous-entendant que la mystique en général est aussi une pathologie. Surin est intéressant parce qu’il combine les deux niveaux : sa maladie mentale est évidente et a explosé au contact des hystériques de Loudun. Mais la réalité mystique était là qui attendait dans la profondeur et a fini par supplanter tout le reste, une fois le plan psychologique calmé par l’abandon au divin. Ses beaux poèmes en sont témoins.

Michel de Certeau qui l’a étudié avec l’outil psychanalytique, explique son angoisse par une mère ne lui a pas « permis d’exister »1361, puis par une pression familiale et sociale qui n’a cessé de l’étouffer. Il se réfère au beau récit que Surin fait à Jeanne des Anges d’un souvenir d’enfance qui se situe pendant la peste de Bordeaux (1608) :

[je fus envoyé] “en une maison aux champs, près de la ville, en un très beau lieu, en la plus belle saison de l’année, et laissé seul avec une gouvernante qui n’avait soin que de me procurer tout plaisir ; et chaque jour, j’étais visité par mes proches qui, les uns après les autres, me venaient voir et m’apportaient des présents. Toute ma journée s’employait à jouer et à me promener, sans avoir crainte de personne. Après cette quarantaine, on me mit à apprendre les lettres et mon mauvais temps commença.”

M. de Certeau explique :

“ Depuis l’âge de huit ans” jusqu’à la soixante-troisième année, Surin “n’a jamais possédé” une pareille “liberté”. Le “beau lieu” où pay­sage et visages organisent un univers de sympathies n’est qu’un paradis solitaire, brève parenthèse dans une vie oppressée par la “crainte” au milieu des hommes. L’image d’un “ailleurs” trouant le tissu continu de l’angoisse manifeste une secrète déchirure.”

Mais au milieu de cet étouffement, Surin a fait une rencontre capitale à la fin de ses études au collège : « les jours de congé, j’allais quelquefois voir la Mère Isabelle des Anges, qui était la Mère prieure et qui avait fait la fondation. »

Nous avons déjà rencontré cette supérieure remarquable1362 venue en France avec Anne de Jésus, et seule Espagnole à être restée en France tant était inébranlable sa volonté de maintenir intact l’esprit du Carmel1363. C’est ainsi que, tout jeune, il fut initié à la mystique carmélitaine, comme il le rappelle à une prieure dans ce superbe éloge du Carmel :

Il me semble que ses exemples et ses paroles opéraient un effet de grâce précieux, imprimant dans les cœurs la vivacité de la foi, les élevant aux choses éternelles et retirant des affections de l’être présent, en sorte que rien de temporel, sous quelque prétexte que ce fût, ne tirât l’âme de l’unique décharge en Dieu et du repos dans le sein de sa provi­dence. Si bien que cette âme demeure toujours arrêtée et accoisée en lui, capable de vaquer librement et totalement à lui, en sorte qu’étant aussi libre pour lui, elle puisse se plonger et abîmer toute en lui.

C’est en ce plongement qu’est le bien des véritables carmélites, et en un profond éloignement en Dieu, hors l’hémisphère de cette vie, ne se souvenant que de vaquer à l’unique affaire que chacun doit avoir de faire un établissement invariable en lui, de tenir de cœur et de pensée affective à lui, ne recevant ni agréant de vie que pour cela, jusqu’à être si uniquement attentive à lui que les applications sincères et rapports à lui soient la totale vie du cœur. Ces rapports ne sont pas par des imaginations ou conceptions, mais par des liens du cœur, aimant véritablement Jésus-Christ …

C’est dans ce cadre qu’il eut sa première expérience mystique :

Dans leur chapelle où il n’y avait personne que moi, je fus attiré à m’asseoir dans un confessionnal ; car quoique je fusse enfant assez peu dévot et peu sage, notre Seigneur pourtant me faisait de grandes grâces. Il m’en fit lors une signalée, car outre ces profonds sentiments de lui et forts unissant à sa bonté, il me fit, cette après-dînée, une déclaration de ses principaux attributs et me les fit savourer 1364.

La vieille génération jésuite de Bordeaux était très inquiète de la « nouvelle spiritualité » prônée par les jeunes, dont Surin faisait partie. Il eut à faire face dès 1639 à des accusations à l’intérieur de la Compagnie. La dénonciation suivante1365 fut rédigée par un professeur du noviciat, Champeils (1587-1669) :

Articles sur quelques points dont il a paru important d’informer le très révérend père général […] aussi ai-je estimé devoir joindre à cette lettre les enseignements du père, tels qu’il les a donnés et lui-même écrits […]

1. L’âme qui veut progresser en esprit doit s’en remettre à l’opération divine au point de ne pas chercher elle-même à y coopé­rer, à moins que ce ne soit, tout au plus, par un acquiescement insensible…

4. Elle doit s’en remettre à Dieu au point de se conduire exacte­ment comme un enfant privé de raison, ou comme de petits animaux guidés seulement par l’instinct, ou comme un agonisant absolument incapable d’agir, ou comme une jeune fille qui est parée et ornée par la main d’un autre.

5. Elle doit subir le mouvement intérieur sans faire elle-même d’efforts pour s’y exciter et pour accroître la ferveur, et ne jamais outrepasser l’instinct.

6. Elle ne doit rien demander à Dieu, à moins qu’il ne lui soit auparavant révélé que Dieu même forme et produit en elle une requête.

7. Elle ne doit jamais juger d’après ce qu’elle voit, mais d’après l’instinct intérieur.

8. Dans les désolations, elle ne doit pas recourir aux actes de pénitence ou à d’autres semblables remèdes, mais demeurer dans cet état, sans rien faire pendant tout ce temps […]

11. L’âme qui s’efforce de se soumettre à Dieu doit bannir toute appréhension, et vouloir se libérer non des ennemis, mais de leur crainte.

12. L’âme progresse d’autant plus qu’elle a moins le souci et la pensée de son progrès.

13. L’amour libère l’âme de tout souci, la rend passive en tout et lui retire tout ce qui pourrait lui servir d’appui. […]

20. Les apôtres ont péché quand, par crainte du naufrage, ils ont prié le Christ, car dans la nécessité chacun doit s’en remettre à la volonté divine, sans rien solliciter de Dieu.

Voilà ce qu’il écrivait. Quand il parlait, en chaire ou au cours d’entretiens privés, il détournait de la méditation, des prières vocales et autres semblables pratiques de piété, de sorte que beaucoup de religieuses croyaient devoir s’en abstenir et l’on eut toutes les peines du monde à les guérir de leur erreur. On constate que tous ces enseignements sont bourrés d’erreurs, qu’ils anéantissent tout travail pour la perfection, et qu’ils sont surtout opposés à l’esprit de notre Compagnie…

Cette liste est importante car ces accusations seront reprises à la fin du siècle par les non-mystiques pour accuser les membres du cercle animé par madame Guyon.

Dans les années qui suivirent la délivrance de la mère Jeanne des Anges à Loudun Surin avait basculé dans un état pathologique : comme sa proche aînée Marie des Vallées (1590-1656), il se sentait possédé du démon, donc damné. Le 17 mai 1645, il tenta même de se suicider. Voici comment, remis, il raconte son histoire à la troisième personne1366 :

« Il fut logé en une de ces chambres qui sont sur la rivière et qui sont extrêmement élevées, à cause que la maison est bâtie sur un rocher au pied duquel passe la rivière de Garonne. La chambre où il était est l’infirmerie, laquelle est au troisième étage et sur la salle. Il passa quelques jours dans cette maison, dans une désolation aussi grande qu’il n’eût jamais eue en la vie, à cause de la pensée qu’il avait qu’il était déjà condamné et rejeté de Dieu.

Un éclair traverse ces ténèbres :

Je vous dirai que le jour avant ma chute de Saint-Macaire, comme j’étais abîmé dans ces eaux profondes du désespoir, il me vint une parole qui venait de la bouche propre et particulière de la Personne du Saint-Esprit, qui me dit, au milieu de mon trouble, une parole espagnole qui est dans le Cantique de sainte Thérèse, qui est “Espe­ranza larga”, c’est-à-dire amplitude d’espérance, qui est la chose la plus suave qui puisse jamais venir à l’esprit. Mais, à cause de la misère où j’étais, cela se renferma comme un éclair, et ensuite mes effrois ne furent point diminués.1367.

Voici le récit saisissant de sa tentative de suicide. On y perçoit l’impersonnalité propre aux actes de mélancoliques :

Comme son âme était remplie de cette pensée [de la damnation], poursuit le récit de la « Science expérimentale », il eut encore une autre puissante suggestion, qui était de se jeter par la fenêtre de la chambre où il était logé, qui répond à ce rocher sur lequel la maison est bâtie. Il porta cette pensée qui lui venait d’une manière tout à fait affreuse. Il passa toute la nuit à la combattre et, le matin venu [le 17 mai], il alla devant le saint Sacrement à la petite tribune qui est vis-à-vis du grand autel et passa là une partie de la matinée, et, un peu avant le dîner, il se retira dans sa chambre.

« Comme il entra dedans, il vit la fenêtre ouverte. Il fut jusqu’à elle et, ayant considéré le précipice pour lequel il avait eu ce furieux instinct, il se retira au milieu de la chambre, tourné vers la fenêtre. Là, il perdit toute connaissance et soudain, comme s’il eût dormi, sans aucune vue de ce qu’il faisait, il fut élancé par cette fenêtre et jeté à trente pieds loin de la muraille, jusqu’au bord de la rivière, ayant sa robe vêtue, ses pantoufles aux pieds et son bonnet carré en tête. Le dire commun est qu’il tomba sur le rocher et de là bondit jusqu’au bord de la rivière, contre un petit saule qui se trouva entre ses jambes et empêcha qu’il ne tombât dans l’eau. En tombant, il se cassa l’os de la cuisse, tout au haut, proche de la jointure de la hanche 1368.

Il restera boiteux toute sa vie.

Enfin, le 12 octobre 1655, la guérison commença1369 :

… cela fit une opération de tendresse et d’amour d’une manière si puissante que je ne le saurais exprimer. Après, comme venant d’un profond sommeil, je dis encore : « Est-il bien possible que je sois capable de revenir à Dieu et d’espérer en lui ? » Il me fut répondu en même langage de vie : « En doutes-tu, que cela se puisse ? »

La consolation, dans ce commencement que je viens de dire, était si grande en mon âme que je ne la pouvais contenir ; et comme je marchais par le couloir de l’infirmerie, je tombais tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, en la pensée que j’avais que Dieu me ferait miséricorde. Et ce qui m’accablait, c’est que les paroles que Dieu dit à mon âme étaient si douces et si pénétrantes qu’elles me renver­saient tantôt contre une muraille, tantôt contre une autre, et ce qui achevait de m’accabler, c’est que parfois il m’était demandé intérieurement : « Eh bien, Dieu est-il bon ? »

[Ainsi la guérison] « fut un bien comme le jour qui arrive à ceux qui sont dans l’ombre de la nuit […] La noire tristesse qui m’avait saisi ne s’en alla que peu à peu, et la sérénité ne revint dans mon âme que par degrés ».

La guérison définitive n’eut lieu cependant que le 9 juin 1656 par un abandon total à Dieu :

… il me vint pour lors en l’esprit : « Mais pourtant tu es damné », et cela d’un tel ton que l’âme en fut accablée. Et comme cela m’allait réduire en grande angoisse, je sentis un mouvement dans le cœur fort puissant qui me fit résigner à cela si c’était la volonté de Dieu, et je dis ces paroles : « Je le veux si Dieu le veut », et je me jetai le visage contre mon lit, pour me soumettre du tout [totalement] à la divine volonté.

Il me semble que je sentis pour lors en l’esprit comme si un deuxième flot m’eut couvert et englouti, qui mit mon âme en paix […] Et notre Seigneur me fit comprendre, lors, que l’abandon à la divine volonté doit porter l’âme jusque là que, sans tant discerner ni quoi ni comment, d’accepter même, par soumission au divin pouvoir, pour l’éternité, tout ce qu’il lui plairait. Et cela me mit effectivement en telle paix que jamais plus le désespoir n’a pu dominer en mon intérieur […] quoiqu’il ne laisse, de temps en temps, de friser mes terres et faire encore des efforts pour attaquer mes bastions, jamais pourtant je n’ai, depuis ce jour-là, senti aucune impression pénétrante de ce cruel ennemi du genre humain…1370.

Il put reprendre son ministère tout en entretenant une intense correspondance. Il écrivit aussi ses grandes oeuvres où il déversa en quelques années tout ce qu’il n’avait pas pu écrire du fait de la maladie. On mesurera en le lisant combien poignant fut le destin de cet être trop sensible, à la structure trop fragile, et qui perdit vingt ans à cause de la maladie mentale. Ces trop brefs extraits montreront, nous l’espérons, une intelligence d’une clarté supérieure, un talent poétique certain et une grande profondeur d’expérience.

Il opposait les mystiques avec ceux qui se contentent « de bons discours en leurs oraisons » 1371 comme le préconisaient les professeurs qui l’ont tant fait souffrir :

Car souvent, pour le regard de Dieu, ils sont très peu instruits, quoiqu’ils soient très grands docteurs, parce que l’école de Jésus-Christ est, comme dit saint Ignace, une école d’affection. Ceux-là donc ont besoin de raisonner, sur les pra­tiques spirituelles ; et, si on les prive du discours, on les met incontinent à sec, à cause de l’habitude qu’ils ont à raisonner, et du peu qu’ils en ont à aimer et à goûter.

La vraie raison de cela est que ces gens, quoi­qu’ils ne s’en aperçoivent pas, n’ont point donné leur volonté totalement à Dieu, ni, ne recherchant pas Dieu en tout et se contentant des idées com­munes, n’entrent pas bien avant en celles de la totale abnégation de leur intérêt, ne sachant pas même humilier leur entendement en agissant avec Dieu. Souvent ces personnes, parce qu’ils s’adon­nent fort par leur profession, qui est sainte et apos­tolique, à l’aide du prochain, ne gardant pas le déga­gement qu’il faut dans les choses extérieures [p.83 du ms.] et basses, ni n’y cherchant pas assez purement Dieu, il arrive que leur vie n’est qu’un mélange de bonnes choses et de conduites imparfaites. Ainsi, insen­siblement, ils se trouvent éloignés de Dieu et sont [102] plongés dans le goût des objets créés, et, dans cet état, se sentent dans leur oraison un peu loin de Dieu. Ils ont besoin de tirer l’aviron pour appro­cher de Lui, ce qu’ils font par les discours et con­sidérations. Et comme l’autre sorte d’oraison qui est affective leur est inutile, ils prêchent leur manière d’oraison et la louent grandement, tenant l’autre comme une chimère. Et comme ils ont pris cette habitude dans leur jeunesse, et dans leur plus grand âge ils suivent toujours cette méthode, et disent que c’est la meilleure. Et, véritablement, ils ont quelque raison, car il faut proportionner chaque chose à son sujet, aussi bien qu’à son principe.

Toutefois, ceux qui tiennent une autre méthode et qui cherchent Dieu en tout, non seulement en faisant les actions de son service, mais les faisant pour lui, n’envisageant que lui et ne souffrant d’autre motif que sa gloire, ont un sujet bien diffé­rent en leur dévotion ; car ceux-là deviennent entiè­rement spirituels et sont en chemin évident de se faire saints. Voilà pourquoi, n’ayant pas besoin d’avirons pour aller à Dieu, ni de grands discours pour le sentir, mais trouvant qu’ils sont vraiment en lui avec peu d’effort, leur oraison est de le goûter et de s’unir à lui, et, dans ce goût, croître en sa connaissance et en son amour.

Reprenant l’image de la montagne, Surin décrit les divers accès possibles à son sommet : « par le dehors », ou par le dedans, voie « des degrés obscurs », qui fut la sienne :

Ceux qui sont en bas, ayant ouï parler des mer­veilles qui sont au haut de la montagne, font réso­lution d’y aller et entreprennent d’y monter avec grand courage. Dans la montée il y a beaucoup de peine, à cause de la raideur et parce que souvent il n’y a que des sentiers étroits, difficiles à tenir et peu frayés. Il y a, outre cela, des bêtes sauvages, des précipices, des grands déserts arides avec une grande pauvreté et misère. En quelque endroit de cette montagne on trouve une grotte en laquelle, quand on entre, on trouve des degrés obscurs qui, par dedans la terre et par des voies obscures et occultes, donnent passage pour aller en haut, trouvant de temps en temps des soupiraux et des ouvertures par lesquelles on reçoit le jour pour voir où l’on est. Mais, communément, ces conduits sont fort ténébreux et, montant toujours par des voies secrètes, vont aboutir au haut de la mon­tagne, jusqu’au beau jour qui est au sommet. [111]

Ceux qui ne passent pas ces degrés [p. 90 du ms.] obscurs et ténébreux vont par le dehors et trouvent tantôt des voleurs et mille traverses périlleuses. Enfin, aucun n’y va qu’en souffrant beaucoup ; mais c’est toujours avec une espérance certaine de parvenir à de grands biens.

De même, ceux qui s’adonnent à la vie spiri­tuelle, abandonnent la campagne de ce monde inconstant et voluptueux, et s’en vont jusqu’au pied de la montagne, et puis s’engagent à monter, sans s’étonner de la raideur et du peu de douceur que l’on trouve par les chemins. Il y a peu de retraites agréables, beaucoup de souffrances et de mauvais chemins. Quelques-uns arrivent à cette caverne où il y a des conduits souterrains et des degrés obscurs, qui sont les peines intérieures où l’homme souffre ce que personne ne sait, que ceux qui l’ont éprouvé ; ou bien ils vont, par les peines [112] extérieures et travaux qui sont les maladies, les persécutions des hommes et les traverses que la Providence divine permet qui leur arrivent. Enfin, les uns et les autres, après de grands travaux et de longs exercices de vertus, arrivent au haut de la montagne, et trouvent là des biens et des richesses …

Son Guide Spirituel invoque Catherine de Gênes, Constantin de Barbanson, Jean de Saint-Samson, Thérèse d’Avila. Fort d’une grande culture, il définit avec précision les différents degrés d’oraison, mais son expérience profonde lui permet de tout simplifier1372 :

Qu’est-ce que l’oraison de quiétude et silence ? C’est un repos que l’âme prend en la pensée de Dieu sans opérer beaucoup par son propre effort. Nous l’appelons le premier degré de la contemplation parce qu’il n’y a rien de cela, mis dans l’ordre de l’oraison, qui passe la grâce commune. Il est vrai que ceux qui traitent des degrés de l’oraison les multiplient fort. […] On lui donne quatre noms différents : le premier est l’orai­son de présence à Dieu ; le second, de recueillement ; le troisième, de quiétude, et le quatrième, de silence. Entre ces quatre choses, il y a quelque différence, mais non pas si grande qu’on en puisse faire des degrés à part. L’oraison de la présence de Dieu n’est pas une simple représentation que le chrétien peut faire en soi-même d’avoir Dieu présent ; c’est un don très relevé par lequel l’âme sent manifestement en soi la pré­sence divine ou celle de notre Seigneur Jésus Christ, ce qui l’élève beaucoup au-dessus de ses forces naturelles. L’oraison de recueillement est quand l’âme, ensuite ou au moyen de [284] cette présence, se trouve ramassée en son intérieur et séparée de toutes choses créées pour être attentive à Dieu. Celle de quiétude est quand cela est accompagné d’un goût très suave qui lui fait savourer la douceur divine, comme celui qu’aurait un enfant à sucer le lait de sa mère […] Le silence est quand l’âme, par cette opéra­tion, est contrainte de cesser en la sienne propre et d’écouter Dieu, demeurant accoisée [apaisée] sans s’émouvoir en rien. Or nous trouvons que toutes ces quatre choses viennent quasi à une. Il faut seulement remarquer la différence qu’il y a entre quiétude et silence ; et c’est que la quiétude est avec goût et saveur, le silence est parfois avec très grande aridité. Ainsi, c’est la même sorte d’oraison parce que le principal point de ce degré est que l’âme demeure tranquille, sans beaucoup opérer de soi-même.

Surin aborde le sujet de la suspension des sens qui exclut toute compréhension et tout souvenir : cette « vacance » pose souvent problème aux mystiques comme à leurs examinateurs. Ce texte demeure une tentative rare de répondre au doute de son entourage immédiat, peu préparé par la Compagnie à comprendre le vécu mystique, et dont on imagine le scepticisme renforcé par l’évidence de sa maladie. L’absence d’action de l’âme sera le grand problème soulevé à la fin du siècle contre les mystiques :

Est-il vrai que l’âme, en cette sorte d’oraison, puisse être dite demeurer sans opération ? Sur le sujet de cette question, il y a grand différend entre plusieurs docteurs et les mystiques auxquels on trouve à redire parce qu’ils disent franchement qu’en telles contempla­tions l’âme n’agit point, mais que Dieu opère en elle ; les autres se fâchent de cela, disant qu’il ne se peut que l’âme soit sans opération, c’est-à-dire sans connaissance et sans affection. Pour les accorder, nous dirons que l’âme, à la vérité, a grande connaissance et grande affection, mais qu’elle ne l’a pas par son action propre ou par son effort, mais qu’elle la reçoit de Dieu. […]

Qu’est-ce que l’extase ? C’est une défaillance du cœur assailli de l’amour, qui fait cesser les opérations des sens afin que l’âme vaque aux impressions de ce même amour. Cela se fait lorsque l’âme reçoit quelque effet puissant du divin amour duquel le cœur demeure faible, et ne peut fournir aux fonctions des sens qui demeurent interdits pendant que l’âme vaque à ce qui lui est communiqué de la part de Dieu. Cette opération aussi bien que la suivante qui est le ravissement, dont nous [291] par­lerons par après, ne font point un degré différent de contemplation, mais se rapportent à l’oraison d’union, encore bien que, parfois, pendant l’extase, l’imagination demeure troublée parce que le grand effet s’en va au cœur et moins aux parties supérieures de l’âme comme pourrait être l’intelligence laquelle, quand elle est fortement arrêtée, emmène après soi tout le reste. Ce qui est ici de plus notable, c’est que l’âme est inter­dite en ses sentiments.

Les examinateurs de la mystique donnent ici une grande attaque […] parce que, disent-ils, cela serait contre l’intention de Dieu, lequel a donné la vie à l’homme pour opérer et mériter, et que, dans l’extase, l’homme n’étant pas à soi, il ne peut rien mériter 1373. Ce sont des raisons prises du sentiment humain, comme si les noces de Dieu étaient faites comme les nôtres. On pourrait dire de même que le sommeil que Dieu a donné aux hommes est contre son intention, parce qu’il a donné la vie aux hommes pour opérer et que toutefois, pendant le sommeil, les opéra­tions cessent ; mais on peut répondre à cela que le sommeil n’est pas inutile parce que, encore que, tandis qu’il dure, l’homme cesse d’opérer, néanmoins il prend des forces pour agir plus vigoureusement par après. En même façon, dans les opérations surnaturelles, quand bien l’âme demeurerait inter­dite pour un temps, cela n’empêcherait pas le dessein de Dieu qui est de faire agir l’âme parfaitement, à cause qu’elle peut prendre là des forces pour cet effet.

Surin parle des peines de la purification :

Ce travail, quoiqu’il semble n’être qu’en imagination, est néanmoins fort terrible et vient des autres peines que nous avons dites, qui fait qu’elle est réduite à l’étroit. Comme le serpent quand il se dépouille de sa peau, qui se met entre deux pierres, ainsi l’âme, pour être renouvelée, est obligée de passer par un chemin si étroit. À cause des choses qui y sont traitées et de cette censure, nous avons dit qu’elle ne sait comment vivre et les moindres choses l’accablent. Cependant il faut qu’elle vaque à tous ses devoirs : si c’est un prédicateur, il faut qu’il prêche, et enfin, de quelque condition qu’il soit, il faut qu’il vaque aux devoirs de son état ; ou si c’est une mère de famille, il faut qu’elle pourvoie à ses enfants, qu’elle soutienne la charge de toute une maison, des procès qui surviennent, et fournisse à tout ce qu’il faut, sans avoir égard à ses peines. D’où vient que cet exercice est très grand et cela tient lieu de purgatoire. [301]

Dieu met l’âme dans « l’avant-goût de la gloire future » :

[315] Quels sont les biens que l’homme reçoit en cet état ? On les peut réduire à trois chefs. Le premier est un plonge­ment de l’âme dans l’essence divine, qui est une union de son fond, c’est-à-dire de l’origine de toutes ses opérations, de son centre et de son être plus intime avec Dieu […] Tout ainsi que les personnes qui sont mariées ensemble n’ont point besoin d’étude ni de réflexion pour s’entretenir et vivre avec mutuelle affection, mais ils éprouvent comme une douce loi qui, à la rencontre et aux occasions, leur prescrit cette même affection ; de même l’âme, en suite et par la vertu de cet état de mariage avec Dieu, se trouve liée à lui et attirée à l’aimer. […]

Or cet état fondamental dit trois choses. Premièrement, une lumière perpétuelle dans l’âme, qui la fait marcher en plein jour avec une disposition de connaître aux occasions ce qui est pour son besoin et pour celui d’autrui : « Ut filii lucis ambulate [Éph. 5, 8 : « Marchez en fils de lumière. »]. La seconde chose est un goût perpétuel de Dieu, fort doux et universel, à la façon qu’un poisson dans la mer ne perd jamais le goût de la mer. Parfois, cette âme est plon­gée dans cet océan du divin amour ; elle savoure comme ferait un homme s’il avait tout son corps disposé et imbu [rempli, pénétré] de la même faculté que la langue pour goûter, et qui serait trempé par moments dans un océan de lait et de sucre. La troisième chose propre à cet état est une perpétuelle et très douce pente à tout bien et à ce qui regarde Dieu et son service, et cette pente vient de la loi très suave dont nous avons parlé [Guide spirituel, VI, 3], gravée au fond de l’homme, c’est-à-dire en sa plus intime faculté d’opérer, vouloir et aimer. […] Ainsi que nous avons dit au commencement, que celui qui s’est marié ne se considère plus comme seul, mais comme attaché à une personne inséparablement, ainsi de même l’âme ne peut rien entreprendre sans lui, ni ne former aucun dessein sans qu’il y consente. Si elle est en peine, il la conseille ; si elle est en doute, il l’éclaire ; si elle est seule, il lui sert d’entretien.

On le voit orienter ses correspondantes vers l’immensité divine et l’abandon qui apporte la joie :

Elle doit regarder Dieu comme une immensité d’être qui n’a point de bornes et, suivant cette idée, quelque bien qui se présente, étendant sa vue infiniment au-delà, elle dira en elle-même : « Dieu est cela et infiniment davantage. » Ainsi elle ne se bornera jamais et, ne se restreignant d’elle-même à rien en particulier, elle jouira de toute la liberté dont un cœur est capable. Cet espace sans limites, cette immensité d’être qui est Dieu sera sa demeure, son élément et son fonds. Elle n’en pourra sortir et tâchera d’asseoir tous ses projets, toutes ses entreprises, tous ses désirs, tous ses biens sur ce fonds solide et immuable1374.

Vous dites que vous vous sentez deux dispositions bien diffé­rentes, l’une paisible au fond de votre intérieur, et l’autre active dans vos puissances. […] Vous devez donc sérieusement vous appliquer à diminuer et affaiblir vos efforts et activité naturelle, par laquelle vous prenez en vous-même un petit contentement et une petite satisfaction, croyant que ce travail contente Dieu. Il n’en est pas si content que vous croyez, ma chère fille, et, quoique vos diligences lui plaisent, il se plaît encore davantage que nous l’écoutions et le laissions faire. Il semble qu’il n’y ait rien de si aisé à faire, mais pourtant je trouve fort peu de gens qui l’entendent, et j’en vois plusieurs qui se repaissent des sentiments auxquels ils ont contribué et les préfèrent à cette délicate paix qui est au fond du cœur, parce qu’elle est moins sensible, mais beaucoup plus efficace. Si vous vous défaites de vos empressements, votre extérieur sera libre ; vous ne paraîtrez plus gênée et angoissée comme vous êtes […] Mettez, je vous prie, votre cœur au large et tâchez d’aller à Dieu par le chemin de l’amour1375.

Dans une autre lettre, il conseille le contraire de ce qu’il a vécu, à savoir la gaieté et l’absence de tension :

Et tout cela doit être sans gêne ni torture d’esprit, car Dieu veut les âmes gaies et au large, et non pas rampantes dans les créatures et la faiblesse des sens. Il faut toujours avoir un respir vers le ciel et, par une foi vive, prendre souvent l’air de l’autre monde et ne participer à celui d’ici-bas que par humilité, charité, condescen­dance aux petits et aux affligés. Il ne faut être ni abattue, ni triste, ni égarée, l’âme doit être gaie, tranquille et fervente. Je tiens heureuses, ma chère sœur, celles qui ont Dieu présent en leur intérieur et qui ne perdent jamais le doux sentiment de sa grâce : cela maintient l’âme en joie et dans son devoir.

Cette disposition s’acquiert en peu de temps quand le cœur est dégagé. Nous avons quantité de petits desseins et de petites appré­hensions qui arrêtent notre âme et l’empêchent de voler vers Dieu. Quand une personne aime qu’on la méprise et ne désire au fond de son âme que d’entrer en familiarité avec Dieu, elle trouve bien­tôt la paix et, le cabinet intérieur étant ouvert, elle y trouve bien­tôt sa retraite assurée et son entretien avec l’Époux. Et si la grâce sensible lui manque, elle s’estimera heureuse de travailler à froid, se fortifiant par l’oraison, et sera en toutes choses veillantes sur son cœur, attisant toujours son petit feu, soufflant toujours dessus pour tâcher de le faire plus grand, jusqu’à ce qu’enfin elle gagne la miséricorde de Dieu et obtienne que la flamme du ciel vienne enflammer le bois qu’elle aura préparé 1376.

Enfin s’avance la paix qui illumine les dernières années. Il la décrit dans les Questions importantes de la vie spirituelle, le dernier texte qu’il écrit un an avant sa mort en 1664. Dans un texte d’une poésie singulièrement prégnante, Surin évoque exactement les grandes marées d’équi­noxe par temps calme : pas un souffle de vent, mais sur la grève, à perte de vue, la mer montant comme une masse animée, roulant et brassant elle-même ses eaux, les alignant en longues lames parallèles et les faisant une à une déferler, avec un rythme d’une puissance et d’une majesté souveraine. On trouverait difficilement, croyons-nous, dans toute la littérature du XVIIe siècle, une page où le sentiment de la mer s’affirme à ce point. Surin a été de 1631 à 1634 à Marennes et il avait emporté de la mer une impression inoubliable :

Quand Dieu a fait passer l’âme par les travaux ou par les passages ténébreux de la montagne, et qu’il commence à lui faire voir la lumière de cette région sublime de son amour, il fait écouler sur elle une paix abondante comme un grand fleuve. Ce sont des torrents de paix. Non seulement c’est un calme qui ressemble à la bonace [calme de la mer après un orage] de la mer, ou au cours tranquille des grands fleuves, mais cette paix et ce repos divin viennent dedans comme des torrents qui l’inondent, et l’âme sent vraiment, après les tempêtes passées, comme des inondations de [116] paix ; et le goût du repos divin non seulement entre dans l’âme et s’en saisit, mais la vient assaillir en la façon de quantité d’eaux. […]

Cette paix entrante fait ce qui ne [117] lui est pas propre, qui est des impétuosités très grandes, et il n’appartient qu’à la paix de Dieu de faire cela. C’est elle seule qui peut marcher en cet équipage, comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l’espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugis­sement quoiqu’elle soit tranquille ; l’abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur, car ce ne sont pas les eaux [p.96 du ms.] agitées par la tempête, mais par les eaux, dans leur plus natu­rel calme, lorsqu’il n’y a pas un souffle de vent. La mer en sa plénitude vient visiter la terre, et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. Cette mer vient en majesté et en magni­ficence. Ainsi vient la paix dans l’âme, quand la grandeur de la paix la vient visiter après les souffrances, sans qu’il y ait un seul souffle de vent qui puisse faire sur elle une ride. Cette divine paix, portant avec soi les biens de Dieu et les richesses de son royaume, elle a aussi ses [118] avant-coureurs, qui sont les alcyons et les oiseaux qui marquent sa venue : ce sont les visites des anges qui la précèdent. Elle vient comme un élément de l’autre vie, avec un son de l’harmonie céleste et avec une telle raideur, que l’âme même en est toute renversée, non par aucune opposition à son bien, mais par abondance.

Il décrit la vie en unité avec Dieu :

Dieu s’étant uni à l’homme en suite de l’exercice que nous avons pro­posé de le chercher en tout, il s’empare aussi des puissances intérieures qui sont l’entendement et la volonté. La lumière surnaturelle remplissant l’entendement, il se fait, à l’occasion des objets qui se présentent et à leur rencontre, un écoule­ment perpétuel de la lumière et de la vérité en l’homme, par lequel Dieu rayonne dans l’âme par ses rayons sereins et répond aux pensées de l’âme, l’éclaircissant secrètement et l’instruisant des vérités. Cela touchant aussi le cœur, par la [147] chaleur de l’amour l’âme [p.121 du ms.] est excitée, avec Dieu, et à s’adresser à lui. Quand l’âme parle à Dieu, jamais Dieu ne manque de faire sa réponse, et la vertu divine opère alors dans l’âme, je dis quand l’âme est déjà unie à Dieu et assujettie à sa lumière. Et, pour avoir le commencement de cette communication, il n’est pas nécessaire que l’âme soit parfaite. Dieu souvent fait cela aux âmes dès qu’elles entrent dans la lumière surnaturelle, quoiqu’il y ait en elles un grand mélange de ténèbres. Et cette réponse divine se fait si subtile­ment que souvent, l’âme ne l’aperçoit pas. […]

Car vraiment la vie intérieure de l’âme consiste en ce commerce continuel que l’âme a avec Dieu, Dieu lui parlant sans cesse. Et quoique ceci semble incroyable à ceux qui n’y sont pas habitués, parce qu’ils ne seront peut-être pas engagés si avant avec Dieu, il est pourtant très véritable qu’il s’établit une perpétuelle communication vitale entre Dieu et l’âme, Dieu répondant à toutes les pensées de l’âme ; selon qu’elle connaît sensiblement la parole de son Dieu qui, au fond, est son inspiration, et quelquefois même paroles distinctes : et l’âme sent que Dieu lui parle ; sans aucune prononcia­tion, ni vocale, ni verbale distincte : néanmoins elle sent que c’est la Parole de Dieu qui lui étale sa doctrine.

À cette lumière s’ajoute l’amour, car Dieu, par­lant à l’âme, l’enflamme et même la caresse, comme deux amoureux qui se parlent […] Enfin, le fruit dont je prétends parler ici est [150] que, quand l’âme a tenu longtemps cette pratique et que Dieu lui a donné son amour, il se fait un perpétuel commerce et une communication qui n’est jamais interrompue, comme d’ami à ami, sans aucun bandement, sans aucune charge, avec une grande amplitude et soulagement de l’âme ; et même, si elle interrompait tant soit peu, l’âme semblerait perdre la vie et trouverait une diminu­tion comme de sa propre vie.

Et voici en conclusion trois beaux poèmes qui expriment la libération finale1377 :



III. Du délaissement de toutes choses pour vivre plus parfaitement.

Je n’ai plus rien à prétendre,

Plus d’amis à rechercher,

Plus de causes à défendre,

Plus de desseins à cacher :

Je ne saurais plus rien craindre,

Rien déguiser ni rien feindre ;

Après avoir tout quitté,

J’ai trouvé ma liberté.

Aussitôt qu’à cette perte

Mon esprit s’est préparé,

Ma poitrine s’est ouverte,

Et Dieu s’en est emparé :

Sus, monde, quittons la place,

Rien que Dieu, rien que la grâce.

Après avoir tout quitté,

J’ai trouvé ma liberté.


V. De l'abandon intérieur, pour se disposer à la perfection de l'Amour divin.

Je veux aller courir parmy le monde,

Où je vivray comme un enfant perdu,

J'ay pris l'humeur d'une âme vagabonde

Après avoir tout mon bien dépendu.

Ce m'est tout un que je vive ou je meure,

Il me suffit que l'Amour me demeure.


Déchu d'honneur, d'amis et de finance,

Amour je suis reduit à ta mercy,

Je ne puis plus mettre mon espérance,

Qu'au seul plaisir d'être à toy sans soucy.

Ce m'est tout un que je vive ou je meure,

Il me suffit que l'Amour me demeure.


Pauvre, content, j'iray chercher fortune

Par un chemin que je n'ay jamais su,

J'ay pour logis la campagne commune,

Où je seray toujours le bien reçu.

Ce m'est tout un que je vive ou je meure,

I1 me suffit que l'Amour me demeure.


Allons, Amour, allons à l'aventure

Avecque toy je n'appréhende rien,

Quelque travail que souffre la nature,

Te possédant, je seray toujours bien.

Ce m'est tout un que je vive ou je meure,

Il me suffit que l'Amour me demeure. (38-39)


XIV. Le Renouvellement.

Amour rompant toutes les portes

Qui font obstacle à ses desseins,

Et les murailles les plus fortes

Qui bornent ses désirs plus saints,

Enfin est entré dans mon âme,

Pour la réchauffer de sa flamme.

Des spirituels dominicains



Après nous avoir donné Maître Eckhart et Tauler, l’ordre des frères prêcheurs ne semble pas avoir eu au XVIIe siècle de figures mystiques comparables aux jésuites Surin et Lallemant. Cependant, deux figures de valeur se détachent :

Louis Chardon (1595-1651)

Il naquit à Clermont de l’Oise. Sa vie « simple et cachée » se déroula à Paris. Il publia une traduction des Institutions Taulériennes et, en 1647, La Croix de Jésus, où il insère sa traduction de la Théologie mystique de Denys l’Aréopagite.

« Il donne raison de l’union mystique par la rencontre en l’âme de deux amours aussi exigeants ; l’un qui vient de l’âme et par lequel elle s’efforce de se perdre en Dieu, l’autre qui vient de Dieu et par lequel il cherche à se répandre dans l’âme. Lorsque le premier de ces amours, ou amour actif, vient à expirer et à céder la place à l’autre amour, ou amour passif […] alors se produit l’union transformante […]  Le “dernier effet” des désolations intérieures est une perfection de l’amour même. L’amour d’action meurt pour tout de bon au bénéfice de l’amour de quiétude. Assertion et doctrine qui durent éveiller les soupçons des adversaires du quiétisme1378 ».

Il témoigne de sa joie devant l’omniprésence divine :

« Dieu est partout, de telle manière qu’il ne possède pas plus de bonté et plus de beauté, pas plus de liberté et plus de pouvoir, plus de joies et plus de perfections en tout le monde ensemble, que dans le plus petit grain de sable ou la moindre goutte d’eau de la mer […] Il est partout et en chaque partie de ce tout…1379

Alexandre Piny (1640-1709)

Provençal, il enseigna à Marseille où il a vraisemblablement croisé François Malaval1380 et le capucin Alexandrin de la Ciotat. Puis il fut appelé à Paris à partir de 1676. Il fit des conférences à l’abbaye royale de Maubuisson, prêcha des retraites chez les annonciades de sainte Eutrope près d’Arpajon. Prédicateur connu, on se pressait pour l’entendre. Il fut le confesseur de nombreux supérieurs et supérieures de Paris.

Il a certainement lu la traduction que Chardon a publiée en 1681 des Institutions de Tauler. Il fait rarement des confidences, mais semble avoir été initié à l’oraison par un prêtre dont l’austérité le marqua à jamais :

Une personne que je connais, mais personne également expérimentée et éclairée dans les voies intérieures du pur amour et de la croix. Quand on lui demandait ce que c’était que d’être la joie de Dieu en ce monde, et comment et par quel moyen on pourrait parvenir à ce divin état ; c’est, répondit ce directeur expérimenté, c’est être sans joie, vivre sans joie, et mourir sans joie. Car c’est alors que Dieu goûte et savoure l’âme, ainsi qu’un pain selon son goût, ne trouvant rien dans l’âme où elle se contente, ni par conséquent où il ne puisse se contenter. C’est alors que l’âme est à Dieu, comme on dit, un « pain cuit », où il n’y a plus rien à cuire et à consumer, puisqu’il n’y a joie aucune à purifier 1381.

Celui que Brémond appelle “le maître du pur amour” publia huit opuscules, dont les principaux : L’Etat du pur amour en 1676, La Clef du pur amour, ou la manière et le secret pour aimer Dieu en souffrant et pour toujours aimer en toujours souffrant en 1680. Il y expose une doctrine du pur amour par acquiescement de la volonté individuelle à la volonté divine, conduisant à l’abandon. Il considérait ce « laisser-faire » comme l’activité d’un libre vouloir qui tend vers l’abandon total : Tout devient bois au feu du Pur Amour, quand tout est pris et accepté en vue du bon plaisir de Dieu. 

Il ne publia plus rien après 1685, date de l’arrestation de Molinos mais vécut encore vingt-quatre années sans être inquiété, car il avait pris la précaution d’élaborer (nous explique son éditeur), « une sorte de néo-quiétisme » par son insistance sur l’activité d’un libre vouloir.

Il avait une grande réputation de sainteté. “Ses journées se passaient dans la plus grande activité […] princes et petites gens du quartier trouvaient près de lui le même bienveillant accueil”1382. Mais ensuite on sait qu’après l’office de nuit, il demeurait en oraison durant une heure.

Il reconnut un frère d’oraison en la personne du capucin Alexandrin de la Ciotat1383, dont Le Parfait dénuement de l’âme contemplative suscita son enthousiasme. Il en résume le thème dans son Approbation :

… savoir que, dans l’oraison des parfaits, et parmi les contemplatifs, on contemple et qu’on peut contempler sans formes, [ni] images ; que la contemplation n’en est pas moins lumineuse, pour ne rien apercevoir de distinct ; que l’oraison n’est jamais plus sublime que quand on pense à Dieu et qu’on le connaît, sans penser qu’on y pense, et sans pouvoir comprendre ni exprimer ce qu’on connaît, et qu’on est jamais moins oisif dans l’oraison, ni l’oraison jamais plus fructueuse, ni plus sanctifiante, que quand on cesse de faire et d’opérer, pour laisser agir Dieu et opérer ce qu’il lui plaît et en la manière qu’il lui plaît.

Voici quelques extraits de son premier ouvrage, De L’État du Pur Amour ou Conduite pour bientôt arriver à la Perfection par le seul Fiat dit et réitéré en toute sorte d’occasions1384 :

[Préface :] […] il n’est rien de plus vrai que le grand moyen pour avancer bientôt et voir enfin quelque fin dans cet ouvrage de notre perfection, que le grand moyen, et peut-être bien l’unique, c’est le moyen sans moyen ; c’est-à-dire se défier de tous les moyens créés qu’on peut avoir tentés, et qu’on pourrait encore prendre; faire véritablement des réflexions, des résolutions et des actes, mais se désapproprier de tout l’appui secret qu’on pouvait y avoir, pour ne nous confier et ne vous appuyer qu’en vous seul, ô grand Dieu, qu’en votre seule force, et qu’en votre grâce, qui ne manquera de faire et d’achever dans nous, avec nous et par nous, tout ce qu’il y aura à faire […]

Chapitre V. De la facilité au Pur Amour.

§ 1. […] Ô ! qu’il est bien vrai en effet que c’est ici l’état de perfection le plus aisé et le plus facile à acquérir ; puisqu’il ne s’acquiert point tant en faisant comme [que] en laissant faire ; que ce n’est point en s’empressant à faire pour avancer, et devenir actif, qu’on y avance ; mais bien en demeurant passif, et approuvant paisiblement ce que Dieu fait en nous…

§ 2. […] ce n’est point en se travaillant pour faire, et s’empressant jusques à se lasser, qu’on avance dans cette École du pur amour, mais bien en demeurant passif à ce que Dieu opère en nous, et ce n’est point en aimant, en sorte qu’on veuille à force d’aimer sentir et savoir que l’on aime, qu’on arrive au plus haut degré ; mais bien en devenant si fort abandonné à ce qui plaît à Dieu que nous ne veuillions pas seulement savoir si nous aimons.

§ 3. […] on fait beaucoup, quand on approuve paisiblement l’impuissance où Dieu nous met parfois à ne pouvoir faire, comme à prier et contempler ; et on y aime dans la perfection, quand dans la vue du bon plaisir de Dieu, nous consentons tranquillement à ne pouvoir sentir si on aime.

Chapitre VIII. De la manière d’oraison la plus conforme au Pur Amour.

§ 2. La manière d’oraison la plus conforme au pur amour […] peut se faire en s’y proposant seulement d’aimer et adorer […] Après cet acte de foi sur la présence de Dieu, elle doit faire encore un acte d’abandon entre ses paternelles mains, lui protestant comme de tout son cœur, elle abandonne et son intérieur et son extérieur à sa très sainte volonté, afin qu’il dispose entièrement d’elle selon son bon plaisir et son service, dans l’oraison et hors de l’oraison, pour le temps et pour l’éternité […]

§ 3. Cela fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le reste du temps de l’oraison en paix, et en silence ; ne s’attachant, et ne s’occupant qu’à demeurer, et dans ce souvenir amoureux de Dieu présent en elle, […] étant au reste convaincu pour une bonne fois, que cette volonté qu’on a d’être là, à cette fin d’aimer, est l’amour en effet ; et partant que quelque distraction qu’on puisse y avoir, pourvu qu’on soit toujours dans cette volonté, et qu’on ne la rétracte point, on ne laisse pas de toujours aimer.

Chapitre IX. De l’occupation intérieure du pur Amour.

§ 5. Il est donc vrai qu’en quelque état, et en quelque lieu que nous soyons, nous sommes dans le sein de Dieu, et dans Dieu même, qui est comme l’âme du monde, et comme l’âme de notre âme, aussi bien que de notre corps ; que c’est dans lui, et dans son être que nous sommes ; que c’est par lui que nous nous mouvons ; que c’est en lui que nous vivons.

Chapitre XVII. Vision Mystérieuse, où est manifesté l’état du pur Amour.

§ 2. Elle [l’âme] fut au reste bien surprise, quand elle prit garde qu’il n’y avait personne dans ce Temple, quoique si beau, si ravissant, et si charmant ; si bien que s’avisant qu’il y avoit une porte ouverte par où l’on en sortait pour entrer dans une Chapelle qui était tout joignant, et désireuse de savoir pourquoi un si divin Temple était pourtant si peu fréquenté, elle voulut se mettre en état d’en sortir pour s’en informer, et s’en instruire ; mais son étonnement fut encore bien plus grand, lors qu’elle vit que cette Chapelle qui était tout joignant le Temple, était remplie d’une foule de peuple, qui était, et demeurait là pour offrir des vœux, et des présents à la divine Marie, mais pour les lui offrir à dessein seulement d’en retirer des grâces, et des faveurs, soit pour la santé, soit pour le gain des procès, pour la conservation de la vie, pour l’assurance du salut, et autres pareilles grâces […]

§ 3. […] Pourquoi pensons-nous que cette âme ne vit rien dans ce Temple, qui pût servir d’appui, et de soutien, que pour nous faire comprendre cette vérité, qui est comme la vérité fondamentale du pur amour ; savoir, que l’âme qui marche dans cet état, et par cette voie, ne doit avoir autre assurance, ni autre appui pour tous ses intérêts, que celle de n’en point avoir ; pour être ainsi, et vouloir être à la merci du bon plaisir de Dieu, en quoi consiste le caractère du pur amour.

§ 7. […] ô grand Dieu, en vue de votre grandeur, mérite, et Majesté infinie, en vue de ce que vous valez, et de ce que vous êtes, je veux et j’ose bien vous assurer, que quand je ne serais rien à mon Dieu, mon Dieu me sera toujours Tout : oui, quand je vous deviendrais si indifférent que vous ne penseriez jamais à moi, quand vous ne daigneriez jamais de me regarder, quand vous ne voudriez jamais rien faire pour moi, quand même vous me rejetteriez de votre face, n’ayant pour moi que du rebut, en vue de votre mérite infini, en vue de ce que vous valez et de ce que vous êtes, vous me seriez toujours Tout : je veux dire que je ne cesserais jamais de m’occuper de vous, de penser à vous, de me souvenir amoureusement de vous, d’être ravi qu’il n’y eût rien pour moi, afin que tout y fût pour vous…

Il entretint une correspondance avec la Mère Marie Madeleine Le Prince, supérieure d’un couvent d’annonciades1385:

La marque véritable d’un cœur véritablement abandonné à la divine volonté, et véritablement possédé du pur amour, c’est quand il aime et qu’il veut bien aimer à ses propres dépens, qu’il vaut bien être la joie du bon plaisir de Dieu, quand même Dieu ne devrait point être la sienne, qui accepte cette adorable et toujours paternelle volonté dans les croix comme dans les joies et qui se maintient dans la paix ; mais la paix, non de la nature qui fuit autant qu’elle peut tout ce qui fait peine, mais paix de la grâce qui sait se conserver au milieu des croix par une douce inclination que la grâce nous donne pour les accepter. C’est donc ce que nous souhaitons encor une fois à toutes vos bonnes sœurs, à qui nous sommes acquis de bien bon cœur, et que nous ne manquerons point de recommander au Bon Dieu puisqu’elles le veulent bien.



Pierre de Bérulle et l’Oratoire.



Bremond s’est fait le chantre du cardinal de Bérulle dans sa recherche d’un chef de file d’une “École française de spiritualité” dont la vocation aurait été de rénover la religion catholique en France. En réalité, il ne s’agit que d’une tradition spirituelle car les « élévations » bérulliennes ne sont pas les expériences du divin ; le concept trop large recouvre mal les courants mystiques1386. Les nombreux spirituels de l’École française, tels F. Bourgoing ou G. Gibieuf, ainsi que la majorité des poètes à visée spirituelle tel Claude Hopil, sont des figures plus religieuses que mystiques.

La forte personnalité de Pierre de Bérulle ne peut cependant être omise compte tenu de ses rapports très étroits avec la France mystique du début du siècle : le cercle de madame Acarie, les carmélites espagnoles, Madeleine de Saint-Joseph (voir notre volume précédent). Il est également au centre de réseaux oratorien et sulpicien (voir le Tableau II en fin de volume).

Pierre de Bérulle (1575-1629)

Les histoires de la spiritualité le placent souvent au centre de l’« École française ». Sa fondation de l’Oratoire, pour réformer le sacerdoce des prêtres, fut le point culminant de la Contre-Réforme 1387.

L’admiration dont il est entouré et sa réputation de sainteté sont telles que nous aimerions tempérer quelques faits concrets - histoires de jeunesse il est vrai - qui, il faut l’avouer, suscitent notre indignation : il nous paraît impossible d’en faire un chef de file d’une histoire de la mystique française.

Pourtant il côtoya de près sa cousine, madame Acarie. Cette dernière avait été accueillie avec ses enfants par madame de Bérulle dans sa maison du Marais pendant les frasques de M. Acarie. Le jeune Bérulle était tous les jours témoin des états mystiques de madame Acarie et voyait ses visiteurs : Benoît de Canfield, Beaucousin, Duval et Gallemant… Mais même s’il y aspira, il ne semble pas avoir eu d’expérience mystique.

Il devint l’exécuteur des décisions du cercle et, en particulier, fut envoyé en Espagne pour hâter la venue des carmélites espagnoles. Sa ténacité acheva le travail d’un Brétigny trop effacé1388. On sait bien que toute rénovation requiert autorité1389, mais que penser des rapports de Bérulle avec les mystiques, sinon qu’il se conduisit aussi mal que Bossuet à la fin du siècle ?

En 1604, il n’avait pas trente ans, mais voulut imposer son autorité aux carmélites espagnoles qui arrivaient en France. Or Anne de Jésus avait cinquante-neuf ans et était prieure de Grenade quand Jean de la Croix rédigea le Cantique à son intention ; Anne de Saint-Barthélémy avait cinquante-cinq ans : elle avait accompagné Thérèse sur les chemins de Castille, rédigeait sous sa dictée et assista à sa mort, lorsque Bérulle n’avait que sept ans ! Pourtant, inconscient de leur grandeur intérieure, il s’affronta successivement avec Anne de Jésus (~1605), puis avec Anne de Saint-Barthélémy (~1607). En 1610, il voulut leur imposer un double vœu de « servitude » à Jésus et Marie, alors que ces mystiques accomplies étaient bien au-delà de tels enfantillages ; ceci conduira en 1620 à une grave crise dans les carmels.

  La liste est longue de ses débordements d’autorité : il traita cavalièrement Jean de Quintadanavoine (de Brétigny), dont nous avons souligné le rôle essentiel dans la venue des carmélites espagnoles ; celui-ci se pliera avec son humilité coutumière à ses injonctions. Il se disputa avec André Duval. Comme madame Acarie ne pouvait organiser le Carmel toute seule, car elle n’était qu’une femme, elle fut obligée de collaborer avec Bérulle ; mais en 1616, à Pontoise, alors qu’elle était malade, il la traita indignement, ce qui précipita probablement sa fin1390.

Il est aussi l’auteur irresponsable d’un Traité des énergumènes1391 sur les « sorciers ». Son époque était crédule et l’on exécutait des prétendus sorciers et possédé[e]s. Ces persécutions furent intenses, causant beaucoup plus de victimes autour de 1600 qu’au Moyen Âge. Une mystique comme Marie des Vallées sera victime d’un traitement inhumain, auquel elle consentit, car elle était elle-même convaincue de sa possession, ce qui la plongea dans les plus grandes souffrances intérieures ; on connaît l’affaire des possédées de Loudun où Surin sombra dans la folie.

On comprendra mieux ces souffrances en lisant les affirmations avancées par le Traité de Bérulle :

Satan communique avec nous […] s’incorpore dedans l’homme (840) […] est mis en possession des sens humains. (841) […] si n’a-t-il pas cessé de prendre possession des corps humains. (846) […] Dieu donc permet ce mal plus volontiers depuis l’Incarnation (849) […] il est difficile à croire que les Juifs tirent un pouvoir du ciel, lorsque leur foi n’est qu’impiété, lorsque leurs cérémonies ne sont qu’en abomination (854).

Bérulle veut expliquer ici que le pouvoir de chasser les démons a été transféré justement des Juifs bibliques à l’Église catholique, mais une lecture orientée tire vers le pire. Et la liste se poursuit :

… Quiconque sait bien que ce mal est grand et fréquent, ne sait pas pourtant en quoi précisément il consiste […] (859) Quelquefois c’est Dieu même qui expédie à Satan le pouvoir sur la personne, comme jadis sur Job (866) […] les magiciens, lesquels comme ils se servent des esprits malins pour endommager l’homme, tantôt en ses biens […] tantôt en l’usage de la raison (867)[…] [Satan] essaye d’empêcher que son usurpation ne soit manifeste […] il peut être présent dans l’énergumène sans y être apparent[…] ainsi s’est-il caché trois mois sous un mal épileptique en un gentilhomme de marque (874).

Bérulle ne répercute pas seulement les croyances de son époque : il leur apporte l’appui de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui abondent en histoires de pouvoirs et de possédés, ce qui leur assure un poids considérable dont on imagine aisément les conséquences désastreuses.

Enfin, faire de Bérulle le chef d’une école mystique française relève d’une confusion entre mystique et religion. Le père Bourgoing oratorien déclare d’ailleurs très bien : « [Ce] que notre très honoré Père a renouvelé en l’Église, autant que Dieu lui en a donné le moyen, c’est l’esprit de religion, le culte suprême d’adoration et de révérence dû à Dieu »1392. On voit en effet chez le Bérulle de la maturité de belles expressions quand il célèbre la grandeur divine1393 :

La terre est tout à Dieu, et elle n’est qu’un point au regard de Dieu, elle n’est rien devant la grandeur de Dieu1394.

Il a bien écouté les mystiques autour de lui quand il déclare :

J’étais instruit et poussé à adhérer totalement à Dieu, à dépendre entièrement de lui, en un parfait oubli de moi-même et de tous états 1395.

 J’ai résolu de me dépouiller de tout usage de moi-même, tant des facultés spirituelles de l’âme que des sens, et de parvenir à ce degré, auquel l’âme ne se ressent plus, où elle n’a ni ne veut plus rien de soi-même, et où elle ne prend pas même la juridiction et l’autorité de disposer de soi pour le bien 1396.

Il a compris « la vertu transformatrice de l’amour »1397 :

Et c’est une des excel­lences qu’on remarque en l’entendement par-dessus la volonté que l’entendement transforme son objet en soi-même et la volonté se transforme en son objet. Et c’est aussi un des points qui rend la connaissance différente de l’amour que la connaissance tire l’ob­jet à soi et n’abaisse pas celui qui connaît dans les objets connus, mais élève et proportionne les choses connues à la proportion et à la dignité de celui qui les connaît. Et l’amour, au contraire, porte l’âme en l’objet qu’elle aime et, par une douce puissance, abaisse et incline l’amant en la chose aimée. Cette différence générale entre l’amour et la connaissance est fort considérable, et d’autant plus que d’elle naît une différence particulière, même entre la connaissance et l’amour de Dieu que nous pouvons acquérir en la terre. Car puisque la connaissance met l’objet en nous et ne nous met pas en l’objet et l’amour, au contraire, nous met en l’objet et nous transporte en lui si puissamment que, selon ce dire sacré autorisé de l’une et de l’autre philosophie, l’âme est plus là où elle aime que là où elle anime et a plus de vie et de présence, plus d’occupation et de sentiment en l’un qu’en l’autre. Il s’ensuit que, par la connaissance, l’âme en la terre possède Dieu, non pas tel qu’il est en Lui-même, mais tel qu’Il est en elle, et que, par l’amour, l’âme possède Dieu dès la terre, tel qu’Il est en Lui-même et non pas tel qu’Il est en elle. Car l’amour nous transporte de nous en Lui, et ce qui plus est, nous rend tel qu’Il est Lui-même en nous déifiant et transformant en Dieu.

Heureuse condition de l’âme qui s’élève en l’école de l’amour de son Dieu, si elle la savait bien connaître et s’en servir ! Et condition étrange (s’il est permis de le dire en passant), même entre les chrétiens et les plus éminents et savants des chrétiens, qui, ne pouvant connaître Dieu tel qu’Il est en Soi-même et le pouvant aimer tel qu’Il est en Soi, travaillent toutefois beaucoup plus à le connaître qu’à l’aimer ; d’où vient qu’il y a tant d’écoles et d’académies pour élever les âmes en cette connaissance obscure, incertaine et imparfaite, et qu’il y en a si peu, et encore si peu fréquentes, pour élever et per­fectionner l’âme en l’amour et en la possession haute et éminente de son Dieu par voie d’amour. Et toutefois nous ne pouvons pas en cette vie mortelle connaître Dieu autant que nous voulons, et nous pouvons l’aimer autant que nous voulons, nous élevant de degré en degré, par sa grâce, en son amour.

Dans ces conditions, l’oraison devient une « élévation », que le fidèle disciple Bourgoing définit ainsi : « [cette] sorte d’oraison […] qui se fait par voie d’admiration, d’adoration, de révérence, d’humble regard, d’hommage et d’honneur, et d’autres semblables pratiques, qui tendent purement et simplement à honorer et glorifier Dieu, sans aucun retour vers nous, sans rien désirer ni demander »1398. Pour Bérulle, l’admiration est « une occupation sublime, rare et ravissante1399 » : l’âme se complaît dans des occupations, fabrications humaines. Ces pratiques tout à fait honorables appartiennent au monde de la dévotion religieuse. Mais la mystique est l’expérience de l’envahissement de l’homme par le divin, puis sa transformation sous l’action de la grâce ? Nous n’avons pas su en trouver témoignage chez ce cardinal.

Charles de Condren (1588-1641).

Au contraire, le second supérieur de l’Oratoire après Bérulle, Charles de Condren, fut un mystique qui rayonna sur tout son entourage1400 : « On discernait en lui une différence d’avec les autres, pareille à celle qu’on trouve aux personnes qui racontent quelque chose qu’ils ont vu, et ceux qui ne savent que par ouï-dire. Il semblait que cet homme fût du pays des vérités, et qu’il touchât du doigt ce qu’il proposait à croire »1401

Mais il n’a quasiment rien écrit : on trouvera l’expression de sa pensée surtout dans les œuvres de son disciple, M. Olier, car il ne nous reste que quelques lettres et des notes prises par ses dirigés.

Il montra toute sa vie une aversion pour les charges auxquelles il ne pouvait cependant se soustraire : « malgré la désolation intérieure qui l’accablait, il fut un des directeurs les plus appréciés de son temps…1402».

Né d’une famille de vieille noblesse d’un père protestant converti, Condren fut voué à Dieu dès sa naissance. Il fut un enfant doué qui apprenait sans maître. Il connut, dès douze ans, sa première expérience mystique1403 : « il se trouva tout en un moment l’esprit environné d’une admirable lumière dans la clarté de laquelle la divine Majesté lui parut si immense et si infinie qu’il lui sembla n’y avoir que ce pur Être qui dût subsister et que tout l’univers devait être détruit à Sa gloire […] Cette lumière était si pure et si puissante qu’elle fit une impression de mort en son âme, qui ne s’est jamais effacée. Il se donna de tout son cœur à Dieu pour être réduit au néant en son honneur […] [Il vit que Dieu] chérissait uniquement les âmes qui sacrifiaient l’état présent à sa sainteté et à sa justice […] Il se sentit vivement attiré à ce genre de vie, qui est une parfaite mort aux choses présentes, et qui n’adhère qu’à Jésus-Christ. »

Il fit ensuite d’excellentes études tout en se passionnant pour les armes auxquelles le destinait son père. Mais la nuit, il se consacrait à la lecture et à l’oraison. Lors d’une grave maladie, il osa braver son père et devenir prêtre à vingt-six ans. Attendant un signe de Dieu, il hésita entre différents ordres, puis entra à l’Oratoire en 1617 sur l’insistance de Bérulle.

Après divers emplois, à trente-six ans il dirigeait un séminaire. En 1629, contre son gré, il fut élu à l’unanimité pour succéder à Bérulle à la tête de l’Oratoire. En 1631, il voulut se démettre, mais obtint seulement que « ce serait une congrégation purement ecclésiastique et sacerdotale », sans vœux. Il avait demandé « que son pouvoir fût petit sur les choses temporelles et grand sur les spirituelles ». Il sera réélu en 1634, de nouveau contre son gré : il disparut, mais on le découvrit à huit lieues de Paris… En 1638, Richelieu le « menaça » de l’archevêché de Reims, et il garda ainsi sa charge, pour mourir trois ans plus tard, prononçant la formule qu’il avait enseignée à Olier : « Venez, Seigneur Jésus, et vivez en vos serviteurs »1404

Véridique, il se souciait peu d’avoir l’allure d’un saint et passait pour quelqu’un d’ordinaire. Il attendait toujours un signe de Dieu pour agir : il en paraissait indécis. Il n’en était pas moins très gai et plein d’humour. Admirable causeur, il attirait vers Dieu tous ses auditeurs : « C’était à qui témoignerait de plus grandes admirations après l’avoir ouï. Qui les faisait paraître par des soupirs ; qui, par une joie extraordinaire, laquelle se lisait sur les visages ; qui, par un silence nécessaire et par une impuissance d’en dire ses sentiments.1405 »

Cet homme si tôt brûlé par la grâce était hanté par cet esprit de pureté qui ne peut souffrir que rien ne vive que Dieu1406 : c’est cela qu’il tentait de communiquer à ses interlocuteurs. Tout notre être doit s’anéantir devant la grandeur divine dans un sacrifice d’adoration qui s’accomplit en s’unissant au Christ :

Car c’est Lui qui s’est vraiment offert à Dieu comme un entier et parfait holocauste, duquel il n’est rien resté qui ne fût consommé dans la fournaise ardente de la Divinité. Or nous devons être […] à Dieu dans cette intention de Jésus-Christ, afin qu’il nous consomme tout à fait en lui, et avec dessein de perdre tout ce que nous sommes, mais singulièrement tout ce qui est du vieil Adam ; en l’honneur de Dieu, de sa grandeur et de sa sainteté, comme il a perdu en Dieu sa personne et ses qualités humaines. Il n’était pas raisonnable que le Fils de la Vierge, ayant été sacrifié à Dieu, fût consommé d’un autre feu que de Dieu même […] et ce doit être aussi Dieu même qui réduise et consomme tout ce que nous sommes, nos vies, nos qualités, nos esprits…1407.

Comme Bremond, on reste fasciné par la Lettre XXI, lettre de direction admirable de radicalité :

Laissez-vous à Dieu, dans la consommation qu’il a faite de Jésus-Christ ; et à Jésus-Christ, dedans la perte qu’il a faite de soi en Dieu, afin que Dieu fût tout en lui ; et perdant pour vous tout désir de vivre et d’être, que toute votre disposition soit que Dieu soit en vous et qu’il y vive selon tout ce qu’il est envers toutes choses. […] Je vous donne à la subsistance du Verbe, et à la puissance personnelle qu’elle a de soutenir et faire vivre et faire être la nature humaine, convenablement à ce que Dieu est, et d’en faire un usage divin en quelque état d’extrémité qu’elle puisse être. […] Je vous donne aussi […] à la mission du Saint-Esprit, par laquelle cette divine personne, sans changement et sans mouvement quelconque, et sans autre chose que ce qu’elle est éternellement, elle s’approprie les hommes, et en fait usage pour Dieu, et fait vivre en eux tous les mystères de Dieu; […] parce qu’en s’appliquant aux hommes il les anéantit dans son application même, et ainsi son application consomme l’application même, tant elle est sainte, et elle ne peut rien souffrir de créé, ni rien endurer que sa propre pureté […]

Dedans cet état, votre occupation doit tout être pour Dieu ; vous ne devez rien être pour la créature et moins encore pour vous-même, mais vous devez être consommé dans tout ce qu’est Jésus-Christ, dans tout ce que le Saint-Esprit est, et en un mot dans ce que Dieu est […] consommant ses créatures en soi sans être autre chose que soi. Et vous ne devez, pour lui coopérer, que vous perdre et anéantir dans ce qu’il est, et vouloir qu’il soit et vive selon tout ce qu’il est, en attendant que cette gloire même ait tiré les choses mêmes dans son unité.

Nous ne pouvons rien faire par nos propres forces, c’est Jésus-Christ qui est notre appui :

… nous ne devons pas nous appuyer sur nos forces, nous ne devons pas prendre garde si nous le pouvons, mais bien nous rendre forts dans Jésus-Christ Notre Seigneur qui peut tout, et qui nous donnera la force et la vertu de nous acquitter de ce qui (50) nous est enchargé. (T1)1408.

On le sent bien, c’est par expérience personnelle que Condren décrit la transformation qui advient quand Jésus-Christ lui-même anime l’âme :

Une autre chose encore à remarquer, touchant le Fils de Dieu au regard de ces accidents, c’est l’usage divin qu’il en fait dans les âmes ; car par eux, il opère des effets de sainteté merveilleux […] si nous nous donnons en vérité à Jésus-Christ, il fera par nous des effets de grâce et de sainteté très grands ; car, au lieu que, si nous usons de nous-mêmes, nous en usons mal […] il opérera par nous […] des effets de grâce vers le prochain, à la sanctification duquel nous servirons, quand nous demeurerons comme simples instruments entre ses mains1409.

Il faut lui donner tout, il faut qu’il nous (48) trouve tout vides, que nous soyons des vaisseaux vides, vasa vacua1410, afin que ne trouvant rien en nous qui empêche d’opérer ce qu’Il veut opérer qui est la grâce et son esprit. (T1)

Ainsi nous ne nous regarderons plus comme chose (315) nôtre, mais comme une portion et une partie du fils de Dieu. […] Nous vivrons en Lui… (T1)

Ce serait bien peu d’aimer Dieu tel que je le sentirais […] je le devrais toujours aimer par-dessus ma connaissance et mon affection (B386)

… sans attachement à aucune chose et sans élection d’aucun moyen pour l’honorer, mais bien en une parfaite volonté d’user à sa gloire de toutes les choses que sa providence nous fera rencontrer et d’être à lui dans son esprit pour cela. (B396)

Les droits divins nous obligent à consentir que Dieu soit en nous comme Dieu plus que nous-mêmes […] et non seulement à être ses serviteurs […] mais aussi ses créatures. (B361)

L’homme vis-à-vis de Dieu peut se sentir

 … comme Jacob lequel voyageant s’endormit corporellement. Mais il veillait spirituellement, car il vit une échelle au haut de laquelle était Dieu, et lui était au bas, sans autre entre-deux, entre Dieu et lui, que l’échelle. De même entre Dieu et nous il n’y doit avoir que cette échelle comme seul moyen pour arriver à Lui lequel se tient au haut de l’échelle avec un dessein éternel de se communiquer à nous (94) par l’excessif amour qu’Il nous porte, et nous au bas d’icelle, devant être réciproquement avec un désir perpétuel de l’aimer et l’honorer en Lui… (95) toute notre vie qui est hors de nous ou en nous n’est pas vie. Notre vie est celle par laquelle nous vivons en Jésus et Jésus vit en nous, étant plus âme de notre âme et cœur de notre cœur que notre âme n’est âme de notre corps, lui donnant un être et un mouvement. (T1)

Surgissent parfois les intuitions métaphysiques qui ont soutenu sa vie :

Dieu au commencement du monde créa une lumière, mais errante et vagabonde, puis il créa un corps, une substance en laquelle il arrêta toute cette lumière. (T1, 104)1411

Le mystère de l’incarnation n’a pu être opéré en un seul (365) instant, mais il est continuellement opéré. (T1, 364)

Nous terminerons en constatant qu’il partageait la conception qui sera développée par l’historien Honoré de Sainte-Marie1412 :

L’Église que Jésus-Christ veut sanctifier et sauver […] est composée de divers membres répandus dans tous les siècles depuis Adam jusqu’à la fin du monde. (Q103)

Condren a profondément marqué ses élèves. C’est son préféré, Amelote, qui écrivit sa biographie 1413 : « C’était son cœur qui m’avait charmé […] Je disais en moi-même que cet homme était trop du ciel pour être découvert en la terre, et, qu’ayant à traiter une matière d’une si incroyable beauté, j’étais malheureux par l’excès de mon bonheur ».

Le père Boudon confiait dans une lettre en 1690 : « Il y a plus de quarante-six ou quarante-sept ans que la divine Providence […] me fait aller à son tombeau sacré […] demander la grâce de l’anéantissement chrétien. »

Ses disciples ont rassemblé ses entretiens et certaines de leurs œuvres sont en fait des recueils de conférences de Condren. C’est ainsi que Jean Eudes reprend une de ces lettres dans son Royaume de Jésus1414 : « Certainement s’il avait assisté à la discussion de Bossuet et de Fénelon sur l’acte d’amour pur, il eût fourni des textes à opposer à M. de Meaux : il faut […] vouloir que l’âme ne se complaise et ne se repose qu’en Dieu ; il faut vouloir que Dieu soit tout votre amour, votre plaisir et votre joie 1415 ».

De même, l’Introduction à la vie et aux vertus chrétiennes de M. Olier est un recueil d’entretiens de Condren. Il exprime toute sa vénération pour lui dans ses Mémoires :

Il n’était qu’une apparence et écorce de ce qu’il paraissait être, étant au-dedans tout un autre lui-même, étant vraiment l’intérieur de Jésus-Christ en sa vie cachée ; en sorte que c’était plutôt Jésus-Christ vivant dans le P. de Condren que le P. de Condren vivant en lui-même. […] Notre Seigneur qui résidait en sa personne, le préparait à prêcher le christianisme, à renouveler la première pureté et piété de l’Église ; et c’est ce que ce grand personnage a voulu faire dans le cœur de ses disciples, pendant son séjour sur la terre, qui a été inconnu, comme le séjour de Notre Seigneur dans le mone 1416.

Jean-Jacques Olier (1608-1657) et Saint-Sulpice.



Jean-Jacques Olier appartint au petit nombre de disciples que Condren a formé : aussi bien ses écrits que la fondation de Saint-Sulpice sont l’expression de cette influence. [Nous regroupons dans le Tableau II en fin de volume les filiations et les influences croisées de cette « école » considéré du point de vue mystique.]

Quatrième fils d’un conseiller au parlement de Paris, tonsuré à onze ans, Jean-Jacques Olier était destiné à toucher des bénéfices ecclésiastiques. Bachelier en Sorbonne en 1630, il se rendit à Rome, fut guéri la même année d’une maladie des yeux à Lorette, où il éprouva « un grand désir de prière » et pensa devenir chartreux. Rappelé à Paris par la mort de son père, il s’orienta, au scandale de sa famille, vers la prédication populaire sous la direction de Vincent de Paul. Il devint prêtre en 1633, et assura de nombreuses missions en province.

En 1634, il rencontra mère Agnès, prieure des dominicaines de Langeac : il eut la surprise de la reconnaître, car il avait  rêvé d’elle ; elle mourut quatre mois après et l’aurait confié à Condren. Il fut également un jeune ami du père Chrysostome de Saint-Lô et aurait fait partie du Tiers Ordre Franciscain1417. Il était également depuis 1638 en relation avec une « sainte veuve », Marie Rousseau (1596-1680), estimée de Condren et directrice de nombreux laïcs et ecclésiastiques : elle le soutint matériellement et spirituellement, guidant souvent ses décisions ; puis il s’éloigna par peur d’un attachement affectif.

Durant toutes ces années, il fut sujet à des états mystiques parfois si fort qu’il devait se jeter à terre pour les supporter. Entre 1639 et 1641, il connut une très grave crise dont on ne sait pas grand-chose, sauf qu’il y prit conscience de son orgueil : sa conduite devint extravagante, tout le monde se moquait de lui, il se sentait dans une confusion totale. On lui interdit ses emplois extérieurs et même Condren sembla s’éloigner de lui. Puis la guérison arriva soudainement et les états intérieurs reprirent. Il devint un prêcheur remarquable par sa ferveur qui bouleversait les foules.

Fin 1641, avec un petit groupe, il fonda le premier séminaire. Ils s’installèrent dans le quartier de St Sulpice dont Olier devint le curé. En se consacrant à la formation du clergé, les « Messieurs de Saint-Sulpice » accomplissaient le désir que Condren avait exprimé sur son lit de mort : former un clergé tourné vers l’intériorité.

Curé de Saint-Sulpice, M. Olier refusa plusieurs fois les évêchés qu’on lui offrait.  Inspiré par les derniers conseils de Condren, il exerça pendant dix ans sa charge avec dévouement, dynamisme, intransigeance aussi (en 1645 se manifestent des opposants, dont des prostituées). Il eut une profonde influence aussi bien sur l’aristocratie que sur le peuple (catéchismes, visites aux malades, écoles…). Le séminaire devint un modèle et de nombreux collaborateurs essaimèrent dans toute la France : la nouveauté était que ces directeurs partageaient la vie des prêtres qui venaient faire retraite auprès d’eux, et leur enseignaient les profondeurs de la vie sacerdotale.

Il s’opposa à la fin de sa vie aux jansénistes (notamment en 1655 quand Picoté refusa l’absolution au duc de Liancourt). Bien que malade à partir de 1652, il demeura actif avec un souci missionnaire, jusqu’à sa seconde et fatale apoplexie1418.

Parmi ses œuvres se détachent ses Lettres1419. Restent aussi aux Archives Saint-Sulpice ses Mémoires autographes qui sont le compte-rendu à son confesseur des grâces reçues de 1642 à 1646 1420.

Voici une lettre à son directeur M. Picoté, où il confie son état intérieur1421 :

Le divin Maître me donnait par là un grand dégoût de tous les sentiments extérieurs qui se rencontrent en la piété […] En cet état, le divin Maître m’a appris par une expérience intérieure de mes facultés qui voulaient agir auprès de Lui, que je devais alors demeurer en silence, et dans la sainte oisiveté de sainte Madeleine, en présence du Maître et du divin Époux. Il m’a fait (1, 246) remarquer que mes facultés allaient chercher loin ce que je possédais dans le fond de ma substance ; et que le saint Époux était bien plus intime dans le fond de mon âme, que toutes mes facultés qui se mêlaient de le chercher. Et il me semble que pour me faire entendre cela sensiblement, il me donnait la comparaison d’une tour, au milieu de laquelle il y aurait une belle chambre, et qui serait environnée de murailles auxquelles seraient attachées plusieurs guérites par où on pourrait voir ce qui se passe au-dehors.

Il me faisait comprendre que notre âme, dont la substance est très profonde au dedans de nous, et le fond très caché, était comme cette chambre qui servait de retraite à Jésus-Christ, et que les facultés opérantes en nous étaient comme des saillies et des guérites qui se poussent au-dehors. De là j’apprenais encore une autre chose, qui est que l’âme en cet état, quand elle se veut recueillir, ne doit point faire d’efforts pour aller chercher Jésus-Christ ni dans le ciel, ni sur la terre. Il n’est point nécessaire qu’elle aille dans le sein de Dieu, ni dans les cœurs des justes de ce monde, où il se rend si souvent sensible, pour exciter et réveiller l’amour divin dans les âmes qui l’y cherchent, et qui s’y unissent en esprit. Il suffit pour le trouver qu’elle le cherche en elle-même, et qu’elle le cherche comme un bien qu’elle possède, et non comme une chose qui serait éloignée. Car il faut savoir qu’il est en nous dans un fond inaccessible, d’où il sort pour se manifester et se faire sentir quand il lui plaît à l’âme. (Lettre 115, écrite probablement en juin 1645).

Très fidèle à Condren, M. Olier présente le chemin mystique dans toute sa nudité et sobriété, faisant fi de toutes représentations.

Il ressent tous ses dirigés et lui-même comme unis même à distance dans la même communion en Dieu :

… la vie de Dieu nous doit être commune. Nous sommes assis à une même table pour vivre d’un même repas et il me semble même que nous mangeons d’un même morceau […] Nous éprouvons par là le soin sensible d’un même Père, qui nous veut tenir unis en sa présence, quoique nous soyons bien éloignés de corps. (1, 403, à la Mère de Saint-Michel).

Il confie ses correspondants à l’action de la grâce :

Que vous usiez de la méthode que je vous ai marquée, qui est d’être élevée simplement à Dieu dans une présence confuse, et dans l’attente de ce qu’Il vous donnera, sans que votre esprit fasse effort pour se rendre attentif aux matières particulières, ni qu’il y agisse par aucun choix. Attendez que l’Esprit de Dieu touche et frappe intérieurement le vôtre par son rayon […] vous ne devez point vous effrayer dans ce vide général de tout où vous vous trouvez souvent, quoique vous n’y ayez aucune application sensible, et que vous y soyez sans discernement quelconque. Dieu ne laisse pas de faire son œuvre intérieurement en vous […] Il ne vous la donne [la vue] que comme un éclair, afin que vous servant seulement à vous affermir dans votre voie, elle ne vous serve pas d’obstacle à l’intime union en vous occupant de ses dons, et vous distrayant de ce délassement très simple, et adhérence très unique à lui, dans la nudité d’une foi parfaitement épurée. Comme Dieu vous conduit par cette voie de foi, ne cherchez jamais à découvrir plus que ce qu’Il montre ; et quand Il ne vous montre rien, demeurez dans cet approfondissement fort intime, sans rien faire que d’adhérer très simplement à Son attrait, et je ne dis pas même que vous y adhériez par un acte sensible ; car c’est assez que cela se fasse… (2, 137, à la Mère de Bressand)

Il faut renoncer au sensible pour ne viser que Dieu même dans la foi nue :

La foi nue, sans forme, sans figure […] [ne conçoit] rien de Dieu par soi-même, ce qui Le rétrécirait et nous déroberait la vue de ce qui est en Lui, Le renfermant en notre idée, en faisant plutôt une production de notre esprit et un effet de notre pensée, qu’une véritable appréhension de ce qu’Il est. 1422

[…] la vraie manière de prier des âmes fidèles est la foi nue destituée de toute vue particulière et de tout sentiment. (2, 328)

Je la vois [cette âme], comme une nuit cachée, obscure, basse, dégagée, séparée de tout et de Dieu même qui désire qu’on ne se répande point en ses dons et qu’on ne s’appuie en autre qu’en lui seul et sa propre substance. (1, 173)

À quelqu’un qui vit la transition entre les états sensibles et la foi nue, il donne le sens de ce qui est vécu :

Si vous avez maintenant moins de jour, vous n’avez pas pourtant moins de force en Lui qui soustrait toujours petit à petit Sa lumière sensible, pour mettre l’âme dans la pureté de la foi, par laquelle on adhère à Dieu sans moyen ni milieu, mais immédiatement par Lui-même, qui étant insensible et invisible aux hommes, se sert de quelque autre chose que Lui quand il leur apparaît ou intérieurement ou extérieurement. (1, 423)

L’abandon doit être total :

Dieu veut que nous vivions dans Sa dépendance, Il veut nous laisser en ténèbres sur cela pour nous tenir totalement abandonnés à Sa bonté. (1, 101)

[N’ayez] plus de puissance propre ni plus d’activité ; la puissance divine, ses opérations et ses vertus doivent être dans vous comme dans leur fond naturel. Dieu ne veut plus de liberté ni de vie dans vous ; sa sainte liberté et sa vie doivent être votre tout. Il ne faut plus sentir de propre… (1, 406)

[…] qu’Il soit Lui-même en vous votre chantre, votre instrument de musique et votre voix […] en un mot qu’Il commence en vous dès ce jour l’ouvrage des louanges de Dieu qu’Il y doit continuer toute l’éternité. Et pour cela vous Le prierez de vous vider de vous-même […] afin qu’Il agisse en vous et S’y dilate en toute la plénitude qu’Il désire. (2, 421)

La façon dont la grâce conduit les âmes anéanties est incompréhensible aux facultés humaines :

Ma fille, une chose que je vous demande avec Jésus-Christ Notre Seigneur parlant à la Madeleine : soyez toujours anéantie en votre cœur […] Après Il vous fera connaître (1, 442) ce qu’Il veut et vous y établira sûrement, vous conduisant petit à petit en Sa vertu cachée, qui est la manière du véritable esprit qui fait enfin régner Dieu pleinement dans les âmes. Le royaume de Dieu ne vient point avec éclat ni observation, dit Notre Seigneur ; il ne s’établit point en nos règles, ni par la conduite d’une sagesse qui prétend, comme les architectes, établir par ordre une pierre après pierre. Dieu renverse toujours ses vues aux âmes qu’il chérit ; Il tient son œuvre invisible en leur fond, et, s’Il leur a laissé pour un moment la vue de quelque établissement de vertu dedans elles, Il l’arrache sensiblement, Il trouble, Il renverse, Il dessèche, Il aveugle, enfin Il met son âme en un état où elle ne sait plus ce qu’elle est, ni ce qu’elle doit devenir ; et cela est une marche assurée et un degré certain, mais contraire à la sagesse humaine pour élever, avancer, purifier, sanctifier, polir, fortifier l’œuvre invisible et insensible de l’esprit qui n’a point part en sa pureté avec nos expériences.

Mais cet abandon fait entrer dans une nouvelle vie :

Il veut que vous soyez divine et que par conséquent il n’y ait rien de reste intérieurement en vous de tout votre fond. […] ce n’est pas périr, c’est entrer dans un nouvel être, c’est s’établir dès la vie présente dedans sa fin dernière. (1, 407)

Il faut que vous sachiez que quoique vous ne soyez rien en vous et par vous-même, vous êtes pourtant en terre une participation de la divinité qui veut être en vous et sous vous pour paraître en Sa Majesté aux yeux des créatures […] [il faut] que tout passe à Lui et rien du tout demeure à vous. (1, 286)

Le dessein de Dieu de se communiquer aux créatures par l’intermédiaire d’un être anéanti s’accomplit, semble-t-il, chez M. Olier lui-même. Il existe en effet de nombreux témoignages de l’efficacité de sa seule présence. La diffusion de la grâce par une personne est un charisme rare, et il est encore plus rare que cette personne en soit consciente : c’est pourtant le cas ici puisque M. Olier en a parlé dans ses Mémoires. Nous reverrons cette prise de conscience de la transmission chez M. Bertot et Mme Guyon. M. Olier raconte ici trois souvenirs1423 :

L’un des principaux magistrats du Parlement de Paris, M. Molé, premier président, dans une visite que je lui fis, me dit, dans la joie de son coeur : “J’ai senti une vertu sortir de vous, qui a réjoui et conforté mon âme…” Le jour de la Septuagésime, confessant un de nos Messieurs, je sentais une certaine influence 1424, qui sortant de ma poitrine, se répandait en lui. Je demeurai longtemps sans lui parler, laissant influer ces effets dans son âme ; et lui aussi demeurait en silence durant ce temps. Le jour de l’Annonciation, M. de Bretonvilliers venant se confesser à moi, ressentit en lui, dès qu’il fut à genoux, une substance qui le remplissait, et sortait de ce serviteur misérable ; et n’étant pas accoutumé à ces expériences divines, il ne savait ce que c’était. Il demeurait près de moi, sans pouvoir se retirer, et me disait, par étonnement : “Vous êtes en moi : je vous sens en mon âme”.

Les témoignages abondent, comme celui de la Mère de Saint-Gabriel1425:

Presque toutes les fois qu’elle s’entretenait avec M. Olier, ou qu’elle était seulement en sa présence […] elle ressentait une impression de grâce si abondante qu’elle en était toute pénétrée et comme embaumée, non seulement dans le temps de leur entretien, mais durant des mois entiers, pendant lesquels elle eût désiré d’être séparée de toute créature, pour ne s’occuper que de Dieu seul. Quelquefois cet effet durait jusqu’à ce qu’il revînt ; alors la même grâce se renouvelait encore et avec tant d’abondance, qu’il lui est arrivé de ne pouvoir proférer dans cet état une seule parole.

M. Olier ressentait à distance l’état des personnes qu’il portait et souffrait pour elles :

Si l’âme de l’un s’épanche le moins que ce soit en quelque créature, l’autre souffre étrangement, sans même qu’elle le sache […] Pendant que cette seconde âme qui, s’amusant à la créature, se retire de Dieu et se refroidit elle-même, perd sa joie, sa paix et le repos, elle met l’autre âme dans la langueur, dans la froideur…1426.

La personne humaine n’est pas la cause, mais sert de “canal” :

[Jésus-Christ] réside en moi pour produire dans les âmes des effets de communions divines, et se répandre de là en elles […] C’est Jésus-Christ en moi qui produit ces effets : car en parlant à ces personnes, je sens sa vertu sortir de moi et se porter en elles, pour leur communiquer ses lumières et ses grâces…1427.

C’est cette haute conception du pasteur des âmes que portait Olier en fondant les séminaires. L’influence d’Olier s’est propagée plus par la haute formation des prêtres que par ses écrits : les “Messieurs de Saint-Sulpice” ont gardé jusqu’à nos jours cet idéal d’être à la fois prêtres et hommes d’oraison.

Des poètes chrétiens



Des mystiques ont eu parfois recours au mode poétique puisqu’il s’agit pour eux de nous faire « lire entre les lignes ». Ce mode expressif fut admirablement mis en valeur par Jean de la Croix en espagnol au XVIe siècle, puis au siècle suivant par de nombreux poètes en langue anglaise, et même dans la langue allemande en pleine évolution.

La France de l’Âge classique n’est pas très portée vers ce mode d’expression. En dehors de Surin dont nous avons déjà reproduit de beaux poèmes, parmi les centaines de noms présents dans des recueils d’une poésie spirituelle qui s’avère peu mystique1428, quatre noms nous ont touchés : le très protestant Agrippa d’Aubigné (-1630), le parisien presque inconnu Claude Hopil (disparu après 1633), le prêtre puis pasteur Jean de Labadie (-1674), enfin et surtout le minime Nicolas Barré (-1686). Notre tome IV ajoutera la figure de François Malaval ( -1719). Le regroupement proposé souligne leur grande diversité. Constatons la difficulté de s’exprimer sans emphase (d’Aubigné) ni exaltation (Labadie). Nous ne les avons guère introduit sinon en brèves notes attachées. Nous concluons ici chronologiquement sur Nicolas Barré qui par chance est un indiscutable mystique !

Agrippa d’Aubigné (1552-1630)

Prière du soir



Dans l'épais des ombres funèbres,

Parmi l'obscure nuit, image de la mort,

Astre de nos esprits, soit l'étoile du Nord,

Flambeau de nos ténèbres.


Délivre-nous des vains mensonges

Et des illusions des faibles en la foi

Que le corps dorme en paix, que l'esprit veille à toi,

Pour ne veiller à songes.


Le cœur repose en patience

Dorme la froide crainte et le pressant ennui!

Si l'œil est clos en paix, soit clos ainsi que lui

L'oeil de la conscience.


Ne souffre, pas en nos poitrines

Les sursauts des méchants sommeillant en frayeur,

Qui sont couverts de plomb, et se courbent en peur,

Sur un chevet d'épines.


A ceux qui chantent tes louanges,

Ton visage est leur ciel, leur chevet ton giron ;

Abrités de tes mains, les rideaux d’environ

Sont le camp de tes anges. (23) 1429.

Claude Hopil (~1585 ? – apr. 1633)

Abisme de lumière

Acte tres-simple et pur, essence tres-abstraicte,

Sublimité cachee et plus que tres-secrette,

Solitaire hauteur,

Abisme de lumière, ô Dieu je vous adore,

Confus je vous admire, ô mon doux Createur,

Dés le poinct de l'aurore.


Seigneur, je veux avoir de vous la cognoissance

Par l'oeil mystérieux de la simple ignorance

Qui void qu'il ne void pas ;

Dans cet estre abissal penser voir quelque chose,

C'est dire qu'on peut voir dans un espais broüillats

Des lumieres la cause. (28)


Je cherche à tastons

Je suis seul sans mon Roy, ne pouvant seulement

Sans sa grace exister un seul petit moment,

Mais j'espere de voir un jour mon salutaire ;

Je me pasme de joye, et je me meurs d'amour

Croyant qu'il n'est pas seul au sejour solitaire

De sa divine cour. (33) 1430.

Jean de Labadie (1610-1674)

Élévation générale d'esprit à Dieu, en veue de son unité divine



Source de multitude ! Adorable unité !

De qui come d'un point tous les nombres découlent,

Vers qui come à leur centre encore eux-mêmes roulent,

Avec eux reçois-moi dans ton Immensité.


Je suis avec tous eux sorti de ton grand sein,

Qui sans se diviser, s'alonger, ou se fendre,

Come il a tout doné, peut encor tout reprendre,

Sans pour prendre ou doper estre plus ou moins plein.


Ton unité reprand, ton unité reçoit,

Et quoi que mile biens coulent de ta poitrine,

Quoi qu'un nombre infini s'y rende et s'y termine,

Ton unité pourtant ne croist, ni ne decroist.


Tout estre autre que toi se change à tout moment

Acquerant ou perdant des qualités contraires,

Ton Unité demeure égale en tous mysteres,

Et meut tout sans se voir sujete au mouvement.


Les esprits et les corps de tes dons embelis

Ont leurs plus riches biens par mesure et par compte ;

Mais ta seule Unité tous leurs nombres surmonte,

Ils ne les ont qu'épars, Tu les as recueillis.


Qu'on coure l'univers de l'un à l'autre bout,

Nul estre n'est parfait, et chacun d'eux soûpire

Après le bien, qu'un autre, ou que luy trouve à dire ;

Mais en ton Unité se trouve ensemble Tout.


Elle est tout à la fois soleil, lumière, feu,

Terre et ciel, air et mer, estre d'home, estre d'ange,

Sans matiere pourtant, sans forme, et sans mélange,

Et d'un air eminent qu'on n'a jamais conceu.


Encore est-elle plus cete rare Unité,

Et pour grand tas qu'on fasse et de biens et de choses,

On n'en assemble point, qu'elle ne tiene encloses,

Et ne surpasse encor de son infinité.


O Dieu ! qui seul és Tout, un et Tout sans doubler,

Source sans s'épancher, et sans te bouger centre !

Quand dans ton unité veux-tu que ma ligne entre ?

Et que mon eau s'arreste à toi sans plus couler ?


Fai que je ne sois plus en moi si divisé,

Que mon ame en ton coeur vive plus recueillie,

Et qu'en luy ton amour de sorte me ralie,

Qu'estant un avec toi, je sois divinisé. (44-45) 1431.


Nicolas Barré (1621-1686).

Ne sortir point hors de soi-même,

se trouver toujours être en Dieu,

N’avoir ni ne voir de milieu,

être animé par ce qu’on aime,

Sentir Dieu agir dedans soi,

ne plus se conduire par soi,

Laisser tout à la Providence,

n’opérer plus humainement,

Font encore la différence

de ce ténébreux monument.


O Dieu, par qui tout est en être,

ô fond, par qui tout se soutient,

O milieu, en qui tout se tient,

ô Roi, que tout a pour son maître,

O Esprit pur et souverain,

qui portez tout dans votre main,

Vie qui animez toute âme,

soyez ainsi, par vos bontés,

L’esprit, le principe, et la flamme,

qui anime nos volontés. 1432

3.  mystiques actifs dans le monde.



Après avoir relevé les figures des principaux Ordres apparus depuis la Renaissance (visitandines, jésuites, oratoriens, sulpiciens), nous allons aborder maintenant celles qui côtoyaient de près le monde au point d’en être souvent partie prenante.

Comme d’habitude, ce chapitre restera limité aux seuls mystiques. Nous leur donnerons un espace comparable au précédent car nous entendons respecter l’équilibre entre les figures situées au sein des Ordres et celles qui n’ont pas souhaité y rentrer.

La tâche est délicate, car le déséquilibre règne dans les sources : par exemple les figures « laïques » ne couvrent que le vingtième environ de l’espace du Dictionnaire de Spiritualité, un travail collectif dont l’ouverture reste pourtant reconnue. Mais il était difficile de faire mieux puisque les traces écrites sont elles-mêmes de volumes disproportionnés dans les sources. Car les membres des principaux Ordres ont droit à un travail de mémoire sous forme de nécrologes (les capucins de la province de Paris), d’éloges (l’admirable recueil de notices assemblé par la Mère de Blémur), de témoignages sollicités en vue de canonisations possibles : tous ces textes ont été bien conservés par les institutions religieuses, alors que les bibliothèques privées sont dispersées à la mort de leurs possesseurs et que leurs contenus sont ainsi rapidement perdus. On met ici le doigt sur une immense « injustice » : les mystiques sont triés selon leurs appartenances, et nous n’y pouvons rien !

La diversité étant extrême, nos regroupements seront parfois arbitraires. Nous suivrons un ordre chronologique : en premier, M. de Bernières, charnière essentielle entre le franciscain régulier Jean-Chrysostome (cf. tome II) et les membres de l’École du Coeur (tome IV) ; puis quelques spirituels remarquables par leur exercice de la charité ; ensuite nous aborderons Port-Royal mais par ses seules figures mystiques (incluant Pascal) ; enfin nous accorderons une large place aux franciscains « tardifs » parce qu’ils furent les défenseurs oubliés de la vraie vie mystique.

Ensuite, nous présenterons largement six figures féminines parce qu’elles sont exceptionnelles. Deux d’entre elles suivaient certes des Règles imposées, mais de manière assez libre : Marie de l’Incarnation vécut au service des Indiennes du Nouveau Monde, Marie Petyt s’inscrivait dans la tradition autonome béguine. Quatre femmes étaient de « simples » laïques : Marie des Vallées et Armelle Nicolas partagèrent la vie dure des provinces de l’Ouest (Cotentin et Bretagne), tandis que Claudine Moine et le couple Helyot vécurent à Paris.

Au dernier chapitre, nous situerons rapidement toutes ces figures par rapport au monde qui les entourait en présentant quelques mystiques juifs, d’Outre-Rhin, des îles Britanniques, dont des poètes annoncés précédemment.

Monsieur de Bernières (1602-1659)

Étant donné son rôle capital, nous reparlerons des amis et du milieu animé par Jean de Bernières dans le tome IV puisque, sous la direction de Chrysostome de Saint-Lô1433, il a édifié la maison de l’Ermitage, lieu de retraite à usage des mystiques qui fut à l’origine de l’école de la quiétude. L’histoire de cette école est si importante que nous lui consacrerons un tome entier : on y verra alterner consacrés et laïcs au sein d’une filiation de directeurs spirituels, courant né dans le milieu franciscain médiéval qui atteint les rives du XIXe siècle : partant du sieur de la Forest, il passe par le Père Chrysostome, Monsieur de Bernières (laïc), Monsieur Bertot (prêtre), Madame Guyon et Fénelon ; enfin il trouve une extension européenne.

Ici nous voudrions approcher Jean de Bernières dans sa vie personnelle. Étrangement, il est difficile de cerner l’homme car il s’efface dans une humilité gênante pour notre propos1434. Il ne put cependant disparaître entièrement, car son abondante correspondance fut à l’origine de publications qui le rendirent célèbre post-mortem1435. Jean de Bernières n’a dicté que des lettres et rédigé des notes prises au cours de retraites. À partir de ces sources (malheureusement perdues), assemblées avec toute la liberté permise à l’époque, on a ‘fabriqué’ L’Intérieur Chrétien, puis dès l’année suivante Le Chrétien Intérieur. Ce dernier titre entreprendra une glorieuse carrière : il a atteint un public large, car il est plein d’onction et de lecture aisée. On en retrouvait le titre même dans des bibliothèques réduites.

Jean de Bernières naquit dans une famille de la haute bourgeoisie normande : en bon franciscain de cœur, il aurait voulu se débarrasser de sa fortune, mais sa famille s’y refusant, il en fit un large usage. Au-delà de ses dons, il impliquait sa personne : son amour des pauvres était tel qu’il les portait sur son dos jusqu’à l’hôpital de la bonne ville de Caen, suscitant l’hilarité.

Il hérita d’une charge de receveur général des impôts et s’en acquitta de 1631 à 1653 à la satisfaction générale. En 1639-1640, en tant que notable impliqué par sa charge, il dut faire face aux évènements de la révolte des nu-pieds qui, menacés de la gabelle, attaquèrent les maisons des receveurs. Cette révolte fut horriblement réprimée par le chancelier Séguier dont on sait qu’il notait sur son carnet jour après jour le nombre de pendus pour l’exemple… On raconte que Bernières allait à cheval prévenir les paysans de la répression imminente.

Quelques histoires personnelles sont édifiantes ou comiques, par exemple celle où Bernières contracte un mariage blanc dans un but très saint. Madame de la Peltrie (-1671), veuve aussi généreuse qu’originale, voulait donner son argent à une foundation en Nouvelle-France incluant un projet d’expédition imaginée pour aller convertir les Indiens d’Amérique, mais sa famille s’y opposait. Un religieux suggéra un expédient : un mariage simulé libérerait la dame. La proposition fut présentée à M. de Bernières et ce « fort honnête homme qui vivait dans une odeur de sainteté » demanda conseil à son directeur1436 :

Celui qui le décida fut le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô […] Finalement Bernières se décida, sinon à contracter mariage […] du moins à se prêter au jeu […] en faisant demander sa main. […] La négociation réussit trop bien à son gré. Au lieu de lui laisser le temps de réfléchir, M. de Chauvigny [le père], tout heureux de l’affaire « faisait tapisser et parer la maison pour recevoir et inspirait à sa fille les paroles qu’elle lui devait dire pour les avantages du mariage1437.

On voit là combien le Père Chrysostome pouvait, malgré son austérité, être large d’esprit, et la liberté de tous dans cette affaire qui va prendre une pente assez comique. En vue du grand voyage au Canada, ils partent chercher deux sœurs à Tours, dont la grande Marie de l’Incarnation (1599-1672)1438, puis supportent une présentation à la Cour et un séjour à Paris :

Le groupe comprenait sept personnes, madame de la Peltrie et Charlotte Barré, M. de Bernières avec son homme de chambre et son laquais, et les deux Ursulines dont Marie de l’Incarnation, qui écrit : « M. de Bernières réglait notre temps et nos observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le monastère. […] À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière […] Durant la dernière journée de route, M. de Bernières s’était senti mal : il arriva à Paris pour se coucher. » Madame de la Peltrie joua jusqu’au bout la comédie du mariage : « elle demeurait tout le jour en sa chambre, et les médecins lui faisaient le rapport de l’état de sa maladie et lui donnaient les ordonnances pour les remèdes ». Madame de la Peltrie et la sœur de Savonnières s’amusaient beaucoup de cette comédie. M. de Bernières un peu moins1439.

Finalement partant de Dieppe, la flotte du printemps 1639 emporta Mme de la Peltrie, fondatrice temporelle de la communauté ursuline du Québec, et Marie de l’Incarnation qui allait animer cette communauté :

Marie de l’Incarnation est encore sous le coup du ravissement qu’elle vient d’avoir en la chapelle de l’Hôtel-Dieu. M. de Bernières monta dans la chaloupe avec les partantes […] mais on lui conseilla de demeurer en France afin de recueillir les revenus de Madame de la Peltrie, pour satisfaire aux frais de la fondation1440.

Bernières, resté en France malgré son ardent désir de partir en mission, gérera les ressources pour les missions de Nouvelle-France pendant les vingt années qui suivront le voyage de fondation. Il aura une longue correspondance (malheureusement perdue) avec Marie de l’Incarnation, aînée mystique qui lui permit de progresser et de sortir de ses limitations.

Bernières lui même eut maille à partir avec sa famille pour des questions financières : faisant partie du Tiers-Ordre franciscain, il voulait faire donation de ses biens. Sa famille résistait. Il se plaignait : « Ma belle-sœur fait de son mieux pour empêcher que je ne sois pauvre ; elle me fait parler pour ce sujet par de bons religieux […] il n’y a plus moyen d’être pauvre »1441. Pour ses dernières années, il trouva un accord : il ne vécut plus que de ce que lui donnait sa famille, c’est-à-dire très pauvrement et sans confort. Il déclarait, enfin satisfait : « J’embrasse la pauvreté quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle »1442.

Il était insensible aux différences sociales. Ses serviteurs n’étaient pas pour lui de simples laquais, mais de véritables frères en Jésus-Christ. Son valet le considérait comme son père spirituel :

Vous êtes mon maître, je vous dois tout dire comme à mon père spirituel – Vous le pouvez, lui dis-je, car je vous aime en Jésus-Christ, et je vous ai tenu auprès de moi, afin que vous fussiez tout à lui 1443.

Jean mourut au printemps 1659. Comme il avait en esprit le souvenir de l’agonie douloureuse de son confesseur Jean-Chrysostome, il était très angoissé par la mort et par l’idée qu’il pouvait être damné. En fait, usé par une vie suractive, il fut exaucé par sa fin heureusement rapide :

Il avait pourtant peur de la mort […] Une tradition de famille rapportait qu’il demandait toujours à Dieu de mourir subitement […] Le 3 mai 1659 […] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre [Denis Roberge] vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier1444.

Son valet de chambre ne s’en aperçut [de sa mort] qu’en l’entendant tomber sur son prie-Dieu1445.

Mectilde du Saint-Sacrement1446 écrit à ce propos :

Sa mort et sa maladie n’ont duré qu’un quart d’heure. Sans être aucunement malade, sur les 9 heures du soir, samedi, 3e de mai […] Il se souviendra de nous. Il nous aimait 1447.

L’intériorité

Nous sont parvenues près de deux cents lettres éditées et datées à partir de 1641, qui tracent son parcours spirituel1448. Les dix-huit années couvertes par cette correspondance témoignent de la rencontre avec Mectilde / Catherine de Bar dès 1643 (on a malheureusement perdu la correspondance avec Marie de l’Incarnation), puis de la mort du P. Chrysostome en 1646, année où débute la construction du bâtiment de l’Ermitage achevé deux années plus tard ; enfin, c’est la disparition de son ami Gaston de Renty en 1649 : Jean prend alors la responsabilité de la Compagnie du Saint-Sacrement.

Presque aveugle à la fin de sa vie, Bernières dictait sa correspondance à un prêtre qui vivait chez lui. Compilé après sa mort, le Chrétien intérieur a été composé hâtivement à partir de ces lettres.

Les années de jeunesse sont pleines de culpabilité et de tension : Bernières appartenait à la confrérie de la “sainte Abjection” fondée par Jean-Chrysostome, et même si ce dernier terme traduit à l’époque reconnaissance et soumission devant la grandeur divine, nous préférons ce qui nous est parvenu des années de maturité où, peut-être grâce à Marie de l’Incarnation, Bernières a évolué de l’abjection vers l’abandon.

Dans les dernières années, il atteint la grande simplicité :

Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire.1449

L’oraison est le fondement de sa vie :

L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement.1450

Il en décrit plusieurs sortes, et propose surtout l’oraison passive dans laquelle il a vécu toutes ses dernières années. Celle-ci met l’âme dans « une nudité totale pour la rendre capable de l’union immédiate et consommée », écrit-il à sa sœur Jourdaine :

[L’âme] ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu […] En cet état, il faut laisser opérer Dieu et recevoir tous les effets de sa sainte opération par un tacite consentement dans le fond de l’âme.1451

Cette oraison ne peut donc s’appuyer que sur un absolu renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu : aucune satisfaction ne doit être donnée à la « nature », si peu que ce soit. Ce principe a couramment donné lieu à des outrances ascétiques qui ne sont plus de notre époque : l’amour de la souffrance et l’intense culpabilité vis-à-vis de la “nature” nous choquent. Mais ici la raison de cette rigueur est beaucoup plus profonde : il s’agit de laisser la grâce, la présence de Jésus-Christ, gouverner toutes les actions humaines :

Ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui.1452

C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire […] L’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la nature, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commise une infidélité.1453

La charité en particulier ne doit s’appuyer que sur cette vie intérieure profonde. Contrairement au volontarisme de sa jeunesse, Bernières se méfie de toute action qui ne serait pas dictée par un mouvement de la grâce :

Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâc1454.

Les Lettres à l’ami intime 1455 sont les plus belles et Bernières s’y dévoile : bien que son ami (probablement Jacques Bertot) soit plus jeune, Bernières a trouvé un être à qui il peut confier librement ses états les plus profonds :

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] 

Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même…1456.

Après avoir cru l’abjection supérieure à tout, et pratiqué l’humiliation de soi devant Dieu avec une austérité extrême, dans ses dernières années, il prend conscience que l’abandon est la clé de tout et, dans sa joie, lui compose un hymne :

Ô cher abandon, vous êtes à présent l’objet de mon amour, qui dans vous se purifie, s’augmente et s’enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit. […]

Ô cher abandon, vous êtes la disposition des dispositions, et toutes les autres se rapportent à vous. Bienheureux qui vous connaît, car vous valez mieux que toutes les grâces et toute la gloire de la terre et du ciel. Une âme abandonnée à un pur regard vers Dieu n’a du ressentiment que pour ses intérêts, n’a point de désir, même des croix et de l’abjection : elle abandonne tout pour devenir abandonnée. Peu de paroles ne peuvent expliquer les grands effets que vous produisez dans un intérieur, qui n’est jamais parfaitement établi en Dieu s’il ne l’est en vous. Vous le rendez insensible à toutes sortes d’accidents, rien que votre perte ne le peut affliger.

Vous êtes admirable, mon Dieu, vous êtes admirable dans vos saintes opérations, et dans les ascensions que vous faites faire aux âmes que vous conduisez de lumière en lumière avec une sainte et divine providence qui ne se voit que dans l’expérience. Il me semblait autrefois que la Grâce de l’amour de l’abjection était comme la dernière ; mais vous m’en découvrez d’autres qui me font monter l’âme plus haut. […]

Ô cher abandon, vous êtes le bon ami de mon cœur, qui pour vous seul soupire. Mais quand pourrai-je connaître que je vous posséderai parfaitement ? Ce sera lorsque la divine Volonté régnera parfaitement en moi. Car mon âme sera établie dans une entière indifférence au regard des événements et des moyens de la perfection, quand elle n’aura point d’autre joie que celle de Dieu, point d’autre tristesse, d’autre bonheur, d’autre félicité. […] 1457.

Le directeur de conscience

Comme cela était possible à cette époque, ce laïc très respecté dirigea des clercs comme des laïcs : on le considéra comme « directeur des directeurs de conscience1458 ». Il créa un « hôpital » un peu particulier pour accueillir ses amis d’oraison, maison qu’il fit construire « au pied » du couvent de Jourdaine. Il en parlait avec humour :

Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger a avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes 1459.

Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison 1460.

Dans une lettre du 29 mars 1654, il précise le but de ces réunions d’amis :

C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.

Nous ne attarderons pas sur ce sujet car nous reparlerons longuement dans le Tome IV de l’Ermitage et de sa fécondité (Chapitre “Familiers de l’Ermitage”).

Pratiques de la charité



Les « spirituels » sont parfois accusés de rechercher leur salut personnel dans un monde en perdition dont ils ne se soucieraient guère ; en particulier les moines se détourneraient des misères de la condition humaine.

En réalité, on constate que les mystiques se sont beaucoup consacrés à l’aide des malades du corps tout autant que de l’âme : la première Hadewijch visitait un hospice ; le convers franciscain Bernardino de Laredo était un médecin apprécié au dehors et dans son ordre, Catherine de Gênes gérait les comptes de l’hôpital de sa ville, Jean de la Croix fut apprécié en tant que jeune infirmier à l’hôpital de las Bubas de Medina del Campo, le convers Jean de Saint-Samson veilla les malades lors d’une peste, Bernières portait les malades à l’hôpital sur son dos… Bien d’autres s’activèrent pour leurs frères1461 : le travail dans les hospices ou les hôpitaux du temps faisait partie du chemin mystique. À cette époque où la prise en charge des malades n’était assurée que par les fondations religieuses, les âmes intérieures se mettaient au service d’autrui : membres de la Compagnie du Saint-Sacrement, capucins, le bon docteur Hamon, madame de Miramion, madame Guyon, etc. ; quant à Milley, il contracta la peste au service des malades en 1721 à Marseille et en mourut.

Nous parlerons donc de quatre spirituels aux pratiques de charité restées légendaires. Ils furent mystiques en même temps que saints : Renty a écrit de profondes lettres de direction, et là encore, c’est un laïc qui est directeur de conscience. Les autres n’ont pas écrit sur leur expérience, mais cette consécration au service d’autrui laisse supposer une profonde vie intérieure : c’est très visible dans les témoignages sur Vincent de Paul.

Vincent de Paul (1581-1660)

Cette figure célèbre incarne une charité peu ordinaire dans un siècle dur sans préoccupation « sociale » : il fut au centre d’un vaste réseau charitable que sa forte personnalité a su établir1462. Cet homme aux manières directes, voire rugueuses, n’apparaît pas d’emblée comme très saint. Le jeune Vincent Depaul était d’origine paysanne :

Étant petit garçon, comme mon père me menait avec lui dans la ville, j’avais honte d’aller avec lui et de le reconnaître pour mon père, parce qu’il était mal habillé et un peu boiteux 1463.

Prêtre en 1600, il fut aidé par Bérulle et par François de Sales. Celui-ci le fit nommer supérieur de la Visitation parisienne. Le nouveau supérieur éprouva une « honte de classe » à l’arrivée d’un membre crotté de sa famille, mais s’en corrigea vigoureusement :

Ayant donné charge à l’un des siens d’aller prendre (son neveu) dans la rue où il était, habillé à la mode des paysans de ce pays, pour le mener à la chambre, ce bon serviteur de Dieu eut un mouvement extraordinaire de se surmonter, comme il fit, car, descendant de sa chambre il alla lui-même jusqu’à la rue et ayant trouvé son neveu, il l’embrassa, le baisa et le prit par la main, et l’ayant conduit dans la cour, il fit descendre tous les Messieurs de la Compagnie ; il dit que c’était le plus honnête homme de sa famille et les lui fit saluer tous. Il lui fit faire la même civilité aux premiers exercices spirituels qu’il fit après, et s’accusa publiquement en pleine assemblée d’avoir eu quelque honte à l’arrivée de son neveu et de l’avoir voulu faire monter secrètement en sa chambre parce qu’il était paysan et mal habillé… 1464.

Il en fut de même pour son attachement paysan à l’argent, décrit par Dodin1465. Après ces débuts d’aventurier, un épisode montre la profondeur de sa vie intérieure et de sa charité quand il demanda de porter une grave tentation contre la foi à la place d’un autre et que Dieu le lui octroya :

Un célèbre docteur […] se trouva assailli dans le repos où il était d’une rude tentation contre la foi […] Comme la technique classique était inefficace, M. Vincent le voyant réduit en ce pitoyable état craignit avec sujet qu’il ne succombât enfin à la violence de ces tentations d’infi­délité et de blasphème […] et s’offrit à Dieu en esprit de pénitence pour porter en lui-même, sinon les mêmes peines, au moins tels effets de sa justice qu’il aurait agréable de lui faire souffrir, imitant en ce point la charité de Jésus-­Christ qui s’est chargé de nos infirmités pour nous en guérir […] Dieu permit que cette même tentation passât dans l’esprit de M. Vincent qui s’en trouva dès lors vivement assailli […] il fit deux choses : la première fut qu’il écrivit sa profession de foi sur un papier qu’il appliqua sur son cœur, comme un remède spéci­fique au mal qu’il sentait […] Le second remède qu’il employa fut de faire le contraire de ce que la tentation lui suggérait, tâchant d’agir par foi et de rendre honneur et service à Jésus-Christ ; ce qu’il fit parti­culièrement en la visite et consolation des pauvres malades de l’Hôpital de la Charité du faubourg Saint-Germain, où il demeurait pour lors […]

Enfin trois ou quatre ans s’étaient passés dans ce rude exercice ; M. Vincent gémissait toujours devant Dieu […] Il s’avisa un jour de prendre une résolution ferme et invio­lable pour honorer davantage Jésus-Christ, et pour l’imiter plus parfaitement qu’il n’avait encore fait, qui fut de s’adonner toute sa vie pour son amour au service des pauvres. Il n’eut pas plus tôt formé cette résolution dans son esprit que, par un effet merveilleux de la grâce, toutes ces sugges­tions du malin esprit se dissipèrent et s’évanouirent ; son cœur qui avait été depuis si longtemps dans l’oppression se trouva remis dans une douce liberté et son âme fut remplie d’une si abondante lumière, qu’il a avoué en diverses occa­sions qu’il lui semblait voir les vérités de la foi avec une lumière toute particulière…1466.

Il restera cependant souvent plongé « dans une profonde tristesse », pensant, comme saint Bernard, que l’homme est « un pauvre ver de terre et une simple vapeur », que certaines bonnes actions en apparence « sont pleines de fumée, sans poids ni consistance »1467. Cette parfaite lucidité n’empêcha pas son rôle éminent au service de la charité : il organisa dès 1624 le secours des galériens ; il fonda en 1625 la Congrégation de la Mission (elle s’installera au prieuré Saint-Lazare), puis en 1633 la Compagnie des Filles de la Charité (dirigée par Louise de Marillac) et les Conférences des mardis pour les prêtres, enfin en 1641 un premier séminaire. Vingt-cinq maisons de la Mission et quatorze séminaires existaient lorsqu’il disparut en 1660 1468.

Une tradition Vincentine de vie intérieure sobre mais profonde demeure jusqu’à nos jours, dont se détachent les figures du lazariste Fernand Portal (1855-1926) et celle de l’aveugle Guillaume Pouget (1847-1933)1469.

Les entretiens de Vincent étaient marqués par la simplicité et l’humilité. Il recommandait la pratique de l’oraison et la prière pour autrui :

Vous devez encore avoir recours à l’oraison pour demander à notre Seigneur les besoins de ceux dont vous aurez la conduite. Croyez assurément que vous ferez plus de fruit par ce moyen que par aucun autre. Jésus Christ, qui doit être l’exemple de toutes vos conduites, ne s’est pas contenté d’employer ses prédications, ses jeûnes, son sang et sa mort même ; mais à tout cela il a ajouté l’oraison. Il n’en avait pas besoin pour lui ; c’est donc pour nous qu’il a tant de fois prié, et pour nous enseigner à faire de même, tant pour ce qui nous regarde, que pour ce qui touche ceux dont nous devons être avec lui les sauveurs.

Dieu est très simple, ou plutôt il est la simplicité même. Et partant, où est la simplicité, là aussi Dieu se rencontre. Et comme dit le Sage [Pr 10,9], celui qui marche simplement, marche avec assurance.

Jean Eudes (1601-1680) et les missions des campagnes.

Originaire lui aussi d’une famille paysanne, il entra à l’Oratoire et se distingua par son assistance héroïque aux pestiférés, que l’on isolait par peur de la contagion : « Jean Eudes voulait assister les malades : il ne pouvait donc rester dans les quartiers encore sains. Il décida de vivre comme ceux qu’il aidait. On les isolait dans les prés, abrités dans de grands tonneaux […] dans la vallée de l’Orne, les prairies Saint-Gilles appartenant à l’abbaye aux Dames [] c’est là qu’il priait, dormait, mangeait ; et l’abbesse, nous dit-on, venait elle-même lui servir ses repas. » Les précautions étaient strictes, selon la médecine du temps dont voici les prescriptions : « Quant aux paquets de lettres missives [ils] seront parfumés avec la fumée de graines de laurier, genièvre ou bois de romarin, ou mis dans le vinaigre ou eau-de-vie avec leur enveloppe… » 1470.

Il consacra son activité aux missions, évangélisant des diocèses normands. Il quitta l’Oratoire pour pouvoir fonder une congrégation en vue de former des prêtres : celle-ci existe de nos jours1471. Il prit en charge plusieurs séminaires, malgré l’opposition de ses anciens confrères puis de jansénistes. Par contre, il trouva « lumière et encouragement » à l’Ermitage de Jean de Bernières et chez Marie des Vallées qu’il admira beaucoup et dont il retraça La vie admirable

Il déclarait que « l’amour, vie de Dieu, est l’alpha et l’oméga de toute réalité […] chacun est aimé sans mesure, d’un amour unique ». Notre cœur est fait pour « une très simple vue de Dieu, sans discours ni raisonnement » 1472.

Le sens profond que prend pour lui le mot « cœur » est remarquable, avant que ce terme d’origine physiologique ne soit dévalué, voire dévoyé par des sensibilités dévotes et imaginatives. Pour Jean Eudes, c’est le lieu de l’intériorité et de l’amour, « partie suprême de l’âme […] pointe de l’esprit par lequel se fait la contemplation », centre intime d’un « sujet » capable d’entrer en communion, par et dans l’amour, avec d’autres sujets. Profondément, c’est « Dieu lui-même vivant en nous » ; en Jésus, le « cœur divin » est le « Saint-Esprit, duquel son humanité adorable a toujours été plus animée et vivifiée que de son âme propre et de son propre cœur ».

Les très nombreuses prédications en missions constituent la matière de son œuvre : abondante, celle-ci est peu lisible de nos jours à cause de son caractère répétitif et terne, mais on y sent beaucoup de paix. S’en détache La vie et le royaume de Jésus1473 :

Il n’y a point de lieu qui soit digne de Vous que Vous-même ; et il n’y a point d’amour avec lequel Vous puissiez être reçu dignement, sinon celui que Vous avez pour Vous-même… (109)

Réalité divine que l’on retrouve chez le prochain autant qu’au plus profond de soi-même :

Regardez votre prochain […] comme une chose qui est sortie du cœur et de la bonté de Dieu, qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner en Dieu. (236)

L’homme n’est rien sans la grâce :

Je n’ai aucune force par moi-même de résister au moindre mal. (122)

Ils ne peuvent exercer le moindre acte de vertu par eux-mêmes […] la vertu étant un don de la pure miséricorde de Dieu […] Et au lieu de se troubler et décourager, ils demeurent en paix et en humilité devant Dieu. (182)

Il reprend les paroles de saint Paul :

Qu’ainsi je ne sois plus […] que je puisse dire : […] Je vis, non plus moi, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. (126)

Je veux Vous aimer de toute l’étendue et de toutes les forces de Votre divine volonté, qui est mienne, puisque Vous Vous êtes tout donné à moi. (377)

Dès lors que Vous avez pensé à moi […] Vous m’avez aimé et Vous avez eu dessein de former en moi un vif portrait de Vous-même […] séparez-moi de moi-même et de tout ce qui n’est point Vous […] videz-moi de moi-même et de toutes choses […] afin de me remplir de Vous-même. (521/2)

Comme la terre change et transforme en soi les corps qui sont ensevelis en elle, convertissez-moi et me transformez tout en Vous […] afin que comme la terre consomme toutes les corruptions du corps qui est enseveli en elle, ainsi toutes les corruptions de mon âme soient consommées et anéanties dans Vos divines perfections. (573)

Gaston de Renty (1611-1649)

Ce grand seigneur à la personnalité attachante reçut une excellente éducation. Il se distingua en mathématiques et sciences naturelles, entra à dix-sept ans à l’académie militaire, se maria à vingt-deux ans : le couple eut deux fils et deux filles. Très brillant, il publia à vingt-huit ans un traité de la sphère céleste, une géographie, un manuel de fortification. Tous les éléments de la réussite mondaine étaient réunis, mais il voulait se faire chartreux ! Découvert et ramené à Paris, il s’occupa de reconstruire des églises, ruinant les projets de sa mère : elle le poursuivra de procédures pour lui disputer l’héritage paternel.

Il trouva le cadre de son action dans la Compagnie du Saint-Sacrement dont il fut un supérieur exemplaire de 1639 à sa mort, multipliant les fondations charitables. Ce laïc fut un grand directeur de conscience : il dirigeait aussi bien des carmélites qu’une ursuline, une fille de Saint-Thomas ou la présidente de Castille. Il fonda avec Henry Buch les Frères cordonniers en 1645, puis les Frères tailleurs.

Sa mort fut la conséquence d’une charité sans limites : « Dans Paris inondé, glacé et assiégé, il porte lui-même « du pain à des pau­vres honteux dans des quatrièmes étages » (Annales). Le 11 avril 1649 il est contraint de se mettre au lit, soigné par la sœur de Charité de la paroisse Saint-Paul. » Il meurt le 24 avril1474.

Pour son éditeur R. Triboulet, « dans la spiritualité française du XVIIe siècle, Renty par sa sainteté agissante… se distin­gue des deux autres célèbres mystiques laïques du siè­cle : son compatriote et ami Jean de Bernières et son émule Blaise Pascal, qui avait lu sa Vie. Son style est plus viril que celui de “l’ermite” de Caen, plus vert et plus serein que celui du penseur de Port-Royal. »1475 

Son influence sera considérable au XVIIIe siècle, en particulier sur le fondateur du méthodisme John Wesley qui l’étudie lors de son séjour dans la Géorgie lointaine et qui tire un Abrégé très élaboré de sa Vie1476, ainsi que sur le quaker W. Penn, sur le groupe mystique guyonien d’Aberdeen, etc.

Ses lettres témoignent d’un profond équilibre spirituel et d’une grande paix, ce que ne laissait pas deviner le récit d’une vie haletante1477. On y sent une profonde intelligence et une hauteur de vue qui surpasse bien de ses contemporains. Ainsi dans cette lettre, il s’oppose à un archevêque qui veut restreindre les femmes au cloître, de préférence, ou à la maternité :

… tant s’en faut qu’elle [la grâce] nous restreigne à deux conditions qu’au contraire elle les sanctifie toutes. Il n’y a plus de grec, ni de juif, ni de barbare, ni de français, de serviteur ni de maître, de mâle ni de femelle […] Tout autant que nous sommes de baptisés, nous avons revêtu Jésus Christ, et les lieux, les habits ni les vœux n’aug­mentent rien à la perfection chrétienne, mais sont moyens faciles pour y arriver […] Et je crois que ce serait une très grande erreur de vouloir faire changer une personne de son état et de sa condition pour lui faire trouver la perfection ; comme si Notre Seigneur n’avait pas sanctifié tous états, fait usage de tous et ne communiquait pas la plénitude de son Esprit à toute son Église […] Car il faut savoir que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. Et le mot de voca­tion veut dire qu’on est appelé de Dieu, qu’on est poussé, que nous sentons qu’il nous veut là. Hé ! que serait-ce donc d’ôter une personne d’un état parfait puisqu’il est chrétien, d’une vie sainte, si elle y a grâce ! 1478.

À Élisabeth de la Trinité, prieure du Carmel de Beaune, femme tortu­rée, il écrit avec une autorité que l’on rencontre rarement1479 :

Votre mortification sera que je ne donne point mon consen­tement sur ce que vous me demandez. Veillez à affer­mir votre esprit en pureté et simplicité sous les ordres de Dieu […] en vous abandonnant.

En auteur d’un manuel de fortification, il utilise l’image du rempart pour faire l’éloge de la simplicité :

La simplicité est l’autre rempart de Pureté et agit sur le passé, séparant l’âme de toute duplicité, et multiplicité, et lui ôtant toutes les vues de ce que l’on a fait, et de ce que l’on a vu : ainsi l’âme est comme enclose entre deux remparts […]  1480.

Ses lettres de direction rendent le son de l’expérience :

Vrai renoncement de soi, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prévoyance, ni de la capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et dépouillée de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui suggère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vie ; mais cet état doit être accompagné de paix, et d’une grande adhérence à Dieu dans son recueillement, c’est-à-dire que la pointe de l’esprit soit toujours tournée avec vigueur et ferveur vers la majesté suprême, dans une union simple avec Notre Seigneur notre réconciliateur, et qui seul nous donne accès vers Dieu par son esprit, lequel nous donne cet état de dépouillement pour réparer nos grands raisonnements et enchaînements de convenances et de retours ; c’est un désert qui est donné à l’âme qui ne produit rien et qui ne sent qu’aridité infertile en sorte qu’elle ne se peut rien promettre pour l’avenir, ce qui l’étonne fort parce qu’en effet c’est un grand changement, mais il faut qu’il serve à habituer l’âme à vivre en foi, c’est-à-dire non selon elle et ce qu’elle faisait, non s’arrêtant à ce qu’elle voit, mais à ce qu’elle croit 1481.

Il est bon que l’âme s’oriente vers Dieu comme l’aiguille aimantée vers le nord :

[…] l’âme qui ne trouve rien en soi pour l’arrêter, est toujours pointée vers Celui qui la peut rassasier et nourrir ; c’est comme une aiguille touchée d’aimant […] aussitôt elle se tournerait vers son Nord, et que la tempête de la mer et des vents bouleverse et submerge même les vaisseaux […] toujours elle est fixe à cette propriété que Dieu a mise en elle par la nature […] et après toutes considérations, que faut-il faire ? Néant pour soi, et abandon […] Il est l’aimant qui touche, et qui pirouette et nous tourne après comme Il lui plaît, quand nous sommes bien abandonnés à Lui sans autre vue que Lui, renonçant sans cesse à toutes les autres adhérences ; il ne peut mal arriver ; on est entre Ses mains, quoi plus ? 1482.

Les lettres à son confesseur, Saint-Jure, nous donnent accès à son expérience intime, par exemple celle-ci où ce grand seigneur raconte un souvenir d’humilité pleine d’ambiguité :

Marchant un de ces jours de ce Carême par les rues de Paris fort crotté et bien bas d’extérieur, je portais en moi ce sentiment de l’Apôtre, quand il dit qu’il était comme l’ordure et la balayure du monde, et comme il me semblait que j’étais dans ce rebut, je donnais bénédiction pour malédiction, et le reste du passage qui me fut mis en puissance passive, et en acte recevant lumière pour l’entendre et force pour l’exécuter. Je connus combien la propriété, et les choses neuves jusques aux bottes, jusqu’à un regard et à une contenance, blessent, si l’on n’y prend bien garde, la simplicité et la dignité de cet avilissement chrétien ; et je voyais que c’était une grande tentation de penser conserver son état de grandeur et de marque pour donner plus d’exemple, et avoir plus de poids pour servir Dieu 1483.

La paix l’habite :

Pour ce qui me regarde, je n’ai pas grand-chose à dire. Je porte par la miséricorde de Dieu un fond de paix devant lui en l’esprit de Jesus-Christ, dans une expérience si intime de la vie éternelle, que je ne la puis déclarer : et voilà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si stérile, que j’admire la manière où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnais, comme parlant à la personne susdite, je commençais un discours sans savoir comme je le devais poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avais point de vue de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aie la connaissance entière des choses en la manière que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit 1484.

L’unité ou communion des saints est une réalité qu’il partage dès ici-bas :

Il y a environ dix ou douze jours que m’étant mis à mon ordinaire le matin à prier Dieu, je sentais en moi-même n’y avoir aucune entrée : je me tiens là humilié […] Lorsqu’il me fut donné à connaître qu’en effet j’avais l’indignité que je sentais, mais que je devais chercher en la communion des Saints mon entrée à Dieu […]J’eus connaissance pour lors que Dieu et Notre Seigneur ne nous formaient pas pour être tous seuls et séparés, mais pour être unis à d’autres, et composer avec eux par notre union un Tout divin. Comme une belle pierre, telle que serait le chapiteau d’une colonne, est inutile, si elle n’est au lieu où elle est destinée pour tout l’ouvrage, et jusqu’à ce qu’elle soit posée et cimentée avec tout le corps du bâtiment, elle n’a ni sa conservation, ni sa décoration, ni en un mot, sa fin. Cela m’a laissé dans l’amour et dans la liaison véritable et expérimentale de la Communion et de la communication des Saints 1485.

Madeleine de Neuvillette (1610-1657).

Gaston de Renty la connaissait et lorsqu’elle avait trente ans, c’est lui qui lui annonça la mort de son mari, tué au siège d’Arras. Sur ses conseils, elle se consacra toute à Dieu. Elle est un bel exemple de la conversion d’une vie mondaine à une vie d’oraison menée dans le siècle. Si elle parle de sa vie intérieure avec trop de généralité pour mériter une lecture suivie, la mission très particulière qu’elle remplit, s’occuper des condamnés à mort, ne manque pas de couleur. Le récit nous en est conté par le carme Cyprien de la Nativité, le grand traducteur de Jean de la Croix :

Elle s’en allait aux cachots de la Conciergerie visiter ces pauvres criminels […] Il s’en est ensuivi des choses si extraordinaires en manière de repentance, qu’on en a vu et entendu qui ne cessaient de pleurer et de regretter leurs offenses […] Elle n’abandonnait pas les pauvres criminels, mais après les avoir visités en la prison qu’autant qu’elle pouvait […] elle conduisait à ses dépens [frais] le confesseur en carrosse jusqu’au lieu du supplice et demeurait là jusqu’à ce qu’elle les eut vus mourir.

[…] [à propos d’un jeune homme] l’ayant vu monter sur l’échafaud, et se tenant dans la presse […] elle lui faisait de fois à autre un signal avec un mouchoir, pour le faire souvenir d’élever son cœur à Dieu…1486.

Port-Royal…

Que pouvait-il sortir d’intéressant d’un monastère de cisterciennes ? Il s’avère pourtant impossible de saisir pleinement le mouvement de Port-Royal si on ne le considère pas à partir du cloître, du chœur et de la cellule. Port-Royal n’est ni une école universitaire, ni un cénacle, ni un groupe réuni autour d’une personnalité prestigieuse (Lamennais). C’est un déploiement culturel de la prière. Au centre de tout : les religieuses. Ce sont les trois abbesses Arnauld et leurs sœurs qui ont fait graviter autour des monastères le reste de leur famille, tout comme c’est Jacqueline qui a attiré Pascal dans l’orbite de Port-Royal…1487.



L’ensemble du mouvement de Port-Royal élargi aux jansénismes - le pluriel s’impose ici - a bénéficié d’une attention séculaire et a été la source d’une immense littérature1488. Dans notre tome II, nous avons parlé de la réforme de l’abbaye par la Mère Angélique1489. Notre projet se limitant à la seule mystique, au risque de décevoir nos lecteurs, nous ne présenterons ici que la Mère Agnès et le docteur Hamon, puis Pascal : tous trois sont clairement mystiques. Nous serons brefs, car nous nous effaçons avec respect devant des études d’amis de la Société de Port-Royal

Rappelons simplement que l’abbaye devint le centre d’un mouvement intellectuel et spirituel grâce au rayonnement de l’abbé de Saint-Cyran et du théologien Antoine Arnauld : ils défendaient la théologie de saint Augustin. Ce fut le début de la controverse janséniste, du nom de Corneille Jansen, ami de Saint-Cyran et auteur en 1640 d’une forte défense d’Augustin. S’ensuivit en 1653 la condamnation par Rome de cinq propositions supposées refléter la pensée de l’Augustinus 1490, et l’obligation de signer un Formulaire anti-janséniste. Le refus de la grande majorité des moniales entraîna toutes sortes de brimades. Finalement un compromis permit « le bel automne de Port-Royal », période brillante où s’illustrèrent Nicole, Arnauld d’Andilly, Le Maistre de Sacy qui poursuivit la belle traduction de la Bible qui porte son nom. Pascal, dont la sœur Jacqueline fut sous-prieure aux Champs, participa à la vie des Messieurs : il ridiculisa les jésuites en 1656-1657 dans ses Lettres Provinciales. Enfin une triste période couvre les années 1679 à 1710 qui virent diminuer le nombre des religieuses par suite de l’interdiction royale de tout recrutement. Elle se termine par la destruction physique de l’abbaye.

Trois générations se sont ainsi succédé en deux localisations, le monastère du Faubourg Saint-Jacques et l’abbaye de Port-Royal des Champs. Des rapports multiples avec tous les milieux de la société ont placé l’ordre de Port-Royal au cœur du vaste mouvement janséniste.

Ce vaste mouvement a inspiré la première approche moderne de l’univers religieux du XVIIe siècle proposée dans le Port-Royal de Sainte-Beuve : il y exprime de façon émouvante le regret de n’avoir pas trouvé dans les idéaux de Port-Royal une réponse à son questionnement intime. À Lausanne, lors de sa première étude du mouvement, il n’avait pas été non plus touché par le « Réveil » protestant suisse illustré par son ami théologien Vinet, auditeur de son cours1491.

Puis Bremond, au début du XXe siècle, s’intéresse à d’autres « Écoles » et à la mystique d’abandon à la grâce. Cognet, au milieu du siècle, reprend de son côté le dossier de Port-Royal, en le précisant dans ses monographies : celles-ci complètent la fresque de Sainte-Beuve par l’approche des vécus intimes. Aujourd’hui les études sur Port-Royal dominent toujours l’érudition universitaire.

Une approche sérieuse du « jansénisme » conclut à l’absence de contenu précis de cette étiquette forgée par les jésuites de Louvain, à l’imitation du vocable de « calvinistes », puis reprise pendant plus de trois siècles. On rencontre dans la mouvance jansénisante les figures les plus diverses, depuis les augustiniens combatifs comme Arnauld, jusqu’à de belles figures iréniques. « Faut-il en conclure que le jansénisme n’est qu’un fantôme, comme le prétendait Arnauld ? » se demande Louis Cognet. C’est le sentiment profond de défendre la théologie augustinienne de la grâce qui rassemble la plupart des membres du groupe. À cela s’ajoute « un minimum d’orientations psychologiques communes […] la conception d’un christianisme profondément exigeant, qui veut être vécu sans compromissions ni concessions […] une conscience intense des droits de la personne et surtout de la pensée personnelle, en face des absolutismes de l’autorité1492. » On songe alors à Pascal.

Sur le plan intime du vécu spirituel, la sensation est valorisée comme preuve expérimentale de la présence de la grâce divine, une tendance propre à la fin d’un siècle déjà psychologisant (Bossuet a tendance à ramener la béatitude au bonheur ressenti1493). L’amour de Dieu supposerait l’amour de nous-mêmes comme son ressort, l’homme n’aimant Dieu que d’un amour second (Fénelon opposera à cette conception l’amour pur des mystiques).

Les Amis de la vérité

« Le jansénisme n’existe pas […] il a toujours hanté la pensée chrétienne […] le Dieu des jansénistes demande à ses élus un dépassement permanent » : ferment multiforme, victorieux des jésuites lorsqu’il est étendu à l’Europe, il est révolutionnaire jusqu’à sa fin1494. Les relations conflictuelles avec les autorités ecclésiale et royale traduisent une opposition profonde entre l’esprit de liberté intérieure qui naît dans le milieu ascendant de la bourgeoisie de robe et fait face à la fermeture progressive du despotisme royal né en réaction à la Fronde. Cet esprit s’exprimera tardivement et violemment à la Révolution - dont des figures marquantes seront jansénisantes, tel l’abbé Grégoire1495.

Des frictions existèrent avec d’autres écoles spirituelles :

La rigueur des Amis de la Vérité ne pouvait s’accorder à l’adaptation des jésuites, soldats du Christ pour l’avancement de la cause catholique. Les Provinciales présentent un tableau quelque peu outré des accommodements consentis par ces derniers pour garder leur influence sur les Puissants, tableau si génial qu’ils ne s’en relevèrent pas.

L’étude des rapports entre les jansénistes et le cercle « quiétiste » assemblé autour de madame Guyon et de Fénelon, constate une opposition qui paraît à première vue irréductible. Elle n’est pas argumentée chez Madame Guyon, qui ne se place jamais sur le plan théologique, mais rend seulement compte d’une expérience intérieure reliée à la vie concrète1496. On peut trouver des causes de circonstance à l’opposition que nous venons d’évoquer : un contentieux historique datant d’affrontements à Caen, ville de monsieur de Bernières1497 ; l’action du curé de Saint-Jacques du Haut Pas, Louis Marcel1498 ; des rapports cordiaux avec les jésuites, dont l’un d’entre eux, le P. Alleaume, membre du cercle qui entourait madame Guyon, fut inquiété ; la publication par Nicole de son dernier ouvrage, en 1695, Réfutation des principales erreurs des quiétistes… ; l’évolution du duc de Chevreuse, issu des Petites Écoles de Port-Royal, devenu un fidèle du cercle quiétiste ; l’opposition forte et constante de Fénelon devenu archevêque de Cambrai. Plus largement, comme c’est souvent le cas des minorités, chaque parti ne tenait guère à aggraver sa cause vis-à-vis des Pouvoirs en s’associant à un autre parti en difficulté1499 !

L’étude fine reste à faire pour cerner les causes sous-jacentes aux échanges et aux malentendus. Sera-t-il possible de trouver des convergences entre les Amis de la vérité et les adeptes du pur Amour, les uns et les autres réprimés si durement par des pouvoirs civils et religieux qui par ailleurs composent si facilement avec les mondains… ?

Il faut pour cela se placer au niveau de la vie intérieure, au-delà des incompréhensions, des différences d’expression ou de comportements. L’appréciation de protestants étrangers, donc « neutres » a priori, est remarquable. Certains ont considéré les spiritualités quiétistes et jansénistes comme voisines : « C’est que le double recul, chronologique et confessionnel, leur permettait de saisir des analogies que les polémiques avaient cachées aux intéressés et à leurs disciples directs. Voyez comment Wesley définit la spiritualité de “Kempis, de Pascal et de Fénelon […] ce n’est pas la religion extérieure, mais la religion du cœur, la vie de Dieu dans l’âme de l’homme, la marche avec Dieu…”1500 » : ceci s’écarte d’un côté de la position protestante affirmant une incapacité à l’union avec Dieu et, de l’autre côté, de celle de laxistes qui, loin de rechercher un contact avec Dieu, pensent que l’homme qui acquiert un minimum de moralité est promis au salut.

Jansénius « suggère à son lecteur une vie spirituelle très profondément unifiée par la relation à Dieu consciemment vécue », Nicole « propose une union continuelle à la volonté divine », comme Canfield1501. Les jansénistes « rappellent avec force que tous sont appelés à être parfaits et donc à prendre les moyens d’y parvenir » : ce désir manifeste l’action de Dieu en eux. Au contraire, pour les quiétistes, « le vouloir est l’obstacle à la présence de Dieu », la volonté de perfection ne fait que recourber l’âme sur elle-même : ces mystiques vivent eux aussi une vie très sévère, mais l’essentiel est l’abandon à la grâce. Cette opposition reste donc importante1502.

De toute façon, les uns et les autres furent discrédités, il ne resta de place que pour une voie « ordinaire offerte à tous » et une voie de perfection seulement réservée aux consacrés. De plus, on caractérisera l’expérience mystique par les seuls phénomènes extraordinaires au grand dam de tout christianisme intérieur.

La Mère Agnès Arnauld (1593-1671).

La Mère Agnès est la première grande figure mystique de Port-Royal. Angélique Arnauld déclarait (avec envie ?) à propos de sa sœur : « peu à peu, l’amour qu’elle avait toujours eu pour la prière croissait, en sorte que, toute languissante, elle se traînait à l’église, où elle demeurait des heures entières » 1503.

Elle fut pourtant tour à tour maîtresse des novices, coadjutrice, abbesse, simple religieuse. Succédant à Angélique en tant qu’abbesse en 1658, elle traversa de nombreuses épreuves car elle fut « non-signeuse » du Formulaire anti-janséniste que le pouvoir voulut imposer en 1665, ce qui l’éloigna des sacrements durant plusieurs années. Elle rappelait que, selon Saint-Cyran, « les âmes de grâce étaient comme les oiseaux qui se désaltèrent d’une goutte d’eau ». Sa bonté lui fera écrire son pardon à la « renégate » Flavie Passart.

Son premier écrit, le Chapelet secret, reste sous l’influence de Condren, puis des Lettres pleines d’amour pour ses correspondantes donnent la quintessence de sa profonde expérience dans un style très simple.

Il faut acquiescer aux renversements :

Quand Dieu laisse une âme dans la conduite ordinaire, elle doit prendre les meilleures voies pour aller à Lui et choisir l’état le plus sûr. Mais quand Il veut la diriger par Lui-même, Il a accoutumé de la mettre dans le renversement, pour faire voir que Ses voies ne sont pas nos voies, et que ce qui est périlleux dans notre élection est très salutaire dans la sienne, parce que c’est Lui qui donne le nom, la substance et la vérité aux choses, qui met la lumière pour les ténèbres, les ténèbres pour la lumière. En l’honneur de sa puissance de sa bonté, laissez-Le, je vous supplie, ma chère sœur [Catherine], faire de vous tout ce qu’il Lui plaira ; mais que ce soit dans un délaissement absolu qui vous tire de votre conduite, et vous fasse user de toutes les inventions que vous pourriez chercher pour votre délivrance, aimant mieux la captivité par Son ordre, que d’être libre par vous-même1504.

Voici un passage sur la véritable oisiveté qui n’aurait pas été renié par Madame Guyon (qui l’appellera passiveté) :

… nous devons cesser toute pensée, tout acte, toute affection, et ne point cesser de cette cessation jusqu’à ce que Jésus-Christ nous en tire, nous obligeant d’exercer quelque acte qui nous réveille de ce sommeil dont parle l’épouse quand elle dit : je dors, mais mon cœur veille. Elle dort parce qu’elle n’agit pas, mais elle veille par ce qu’elle est attentive à recevoir les impulsions de la grâce pour les suivre fidèlement ; et c’est ce qui fait que cette oisiveté est sainte et non vicieuse, parce qu’elle est référée au faire de Dieu, et que c’est par respect à ses opérations saintes que nous n’osons agir, et non par paresse et stupidité, comme il pourrait arriver à quelques âmes 1505.

S’adonner à la culpabilité devant ses fautes n’est qu’un obstacle à l’infusion de la grâce :

Plus vous vous sonderez et plus vous trouverez d’indisposition en vous ; et en y pensant moins, vous mettrez votre esprit dans un vide que Dieu remplira, n’y ayant rien qui L’empêche tant d’être en nous que l’occupation de nous-mêmes. Vous tenez merveilleusement à cela ; on sent en vous cette captivité, qui vous fait plus tort que vos fautes mêmes que vous voudriez bien retrancher ; mais vous ne voulez pas quitter prise aux réflexions que vous faites sur vous-même, établissant sur cela le principe de votre avancement, quoique ce soit celui de votre arrêt. Si vous aviez quitté cet entretien que vous avez avec vous-même, vous seriez dans la solitude, et Dieu vous parlerait au cœur, c’est-à-dire, Il vous changerait le cœur, car son parler est opérer. Il faudrait pour cela entrer dans une grande simplicité, ne regardant que les choses présentes, sans prévoir l’avenir ni se souvenir 1506.

… arrêtez autant que vous pourrez tous les mouvements de votre esprit propre, sachant que tout ce qu’il fait est mauvais, et attendez que l’Esprit de Dieu prenne sa place. Il le fera quand vous cessez d’agir […] Dieu ne donne aucune lumière ni onction aux âmes qui en veulent avoir comme une chose qui leur est due, et qui se rebutent quand Il ne leur en donne pas ; mais Il les garde pour celles qui ne s’y attendent pas, et qui se mettent devant Lui pour Lui rendre leurs devoirs selon l’état où elle se trouvent […] Quand vous vous mettez devant Dieu, ne vous mettez point en peine de chercher des pensées pour vous entretenir en Sa présence 1507.

Elle appelle à se libérer de toute pratique centrée autour de soi, y compris les bonnes œuvres, pour ne plus obéir qu’aux mouvements de la grâce :

Je voudrais que vous regardassiez vos fautes comme vous vous feriez celles d’une autre dont on vous aurait donné la charge. […] Vous gémiriez devant Dieu pour elle, mais avec une paix intérieure qui serait l’effet de la charité que vous auriez pour cette personne. Faites de même, ma chère sœur, à l’égard de votre âme ; aimez-la comme un dépôt que Dieu vous a mis entre les mains, et ne la maltraitez point comme si elle était votre esclave ; conservez-lui la liberté que le Fils de Dieu lui a acquise, et délivrez-la de la tyrannie de votre amour-propre qui vous porte à la circoncire avec un couteau de pierre, afin de se glorifier en votre chair1508. Vous avez toujours aspiré à mourir à vous-même, ma très chère sœur, depuis que vous êtes morte au monde ; mais parce qu’on le fait fort imparfaitement, Dieu y travaille Lui-même, et Il le fait principalement en nous mettant dans l’impuissance de rien faire, afin que nous attendions tout de Sa grâce, qui ne paraît pas tant quand elle nous donne quelque part à son action en nous faisant faire extérieurement de bonnes œuvres 1509.

Le bon docteur Jean Hamon (1618-1687).

Après de brillantes études de médecine, Jean Hamon s’établit dans la paroisse Saint-Merri. Âgé de trente et un ans, il décida de quitter le monde, vendit sa bibliothèque, distribua son patrimoine aux pauvres. Sous la direction de Singlin, renonçant à devenir chartreux, il rejoignit le groupe des Solitaires à Port-Royal-des-Champs1510.

Son orientation était « presque franciscaine » selon Cognet. Il s’occupa du jeune Racine qui demanda d’être enterré à ses pieds. En 1665, lors de la crise du Formulaire anti-janséniste, il lui fut permis comme médecin de résider aux Champs : alors qu’un paludisme endémique1511 décimait la communauté, il assuma la double fonction de médecin des corps et des âmes. Il demeura de fait le seul directeur de conscience pendant plusieurs années. Il parvint dans cette situation complexe à conquérir l’estime de tous.

Chez lui, d’après Cognet, « la vie intérieure… se situe toujours au niveau conscient et discursif, et il en ignore les aspects proprement mystiques »1512. Cependant, la prière est centrale et c’est dans la vie intérieure qu’il se ressource : il est aux frontières de la mystique. En découlent une douceur, une finesse et une bonté qui ne distinguait pas entre les conditions sociales. Nous citerons donc assez largement ce médecin des cœurs1513 :

Comme on ne peut vivre de la vie du corps sans respirer, on ne peut non plus vivre de la vie de l’âme sans prier. Car comme le cœur ne peut pas tempérer sa chaleur dans la proportion nécessaire à la conservation du corps, sans le secours de l’air qu’il respire ; notre véritable cœur aussi ne saurait se [2] maintenir dans la participation de la vie de Dieu, que par le secours de la grâce de Jésus-Christ qu’il attire en le priant. Il n’y a point de vie pour le corps sans la respiration ; il n’y a point de vie pour l’âme sans la prière. [… 4] l’intermission de la prière est donc dans la vie de l’âme, ce qu’est l’intermission du mouvement du cœur dans la vie du corps.

[6] Toute la nature est réglée, excepté nous […] Les pierres tombent toujours, et leur propre poids ne les quitte point dans le repos. Le fer s’unit toujours à l’aimant. Chaque chose connaît son centre, sans même qu’elle ait de connaissance. Il n’y a que le cœur de l’homme qui ne le connaît pas, ou qui le connaissant par la lumière du Saint-Esprit qui l’éclaire, et s’y portant avec amour, cesse à l’heure même de s’y porter et souffre une interruption de son amour, qui le ferait mourir, si l’amour de Dieu qui est infini et qui nous a aimés de toute éternité avant que nous pussions L’aimer n’éveillait sans cesse notre cœur qui s’endort toujours sans Lui […] La prière n’étant rien dans le fond que le mouvement de cet amour.

[65] Quoi que je vous puisse donner, que je ne regarde jamais que ce que vous me donnez. Car si je vous donne quelque chose, Seigneur, c’est vous qui me le donnez. Si je vous réserve quelque chose, c’est vous qui me le réservez. Que je commence donc à vivre, Seigneur, sur la fin de ma vie, et que je me consacre entièrement à votre service ; car ce n’est pas vivre que de n’être pas entièrement à vous. Vous m’avez tout donné, mon Dieu, que je vous donne tout, et que je ne sois pas si malheureux que de me réserver rien, lorsque vous vous donnez vous-même à moi. Que toute ma prudence soit de voir ce que vous désirez de moi.

Cette prière étant cachée et n’étant point offerte à Dieu sur un autre autel que sur celui du cœur, elle est indépendante de toute sorte de juridiction, et elle ne peut pas nous être ravie ni par les [76] démons ni par les hommes. On peut fermer nos églises ; mais qui peut fermer notre cœur, que celui qui l’ouvre quand il lui plaît ? On peut nous mettre en prison ; mais qui peut empêcher le Saint-Esprit, comme parle Tertullien, d’y venir habiter avec nous ? […] Enfin quand on peut prier Dieu en quelque lieu que ce soit, tout lieu devient saint, et devient un temple, comme dit saint Clément d’Alexandrie.

[77] Dieu nous préserve de croire que le chant du cœur qui réveille le travail, que cette harmonie du Saint Esprit qui le sanctifie, et que ce gémissement de la colombe qui l’anime à la pénitence, puisse nuire en effet au travail qui est le premier fruit de la pénitence, et nous rende plus paresseux ou moins attentifs à ce que nous avons à faire. C’est pourquoi je trouve qu’on fait tort à la sainteté de la prière, quand on dit, pour excuser des personnes qui ne prennent point garde à ce qu’elles font, que c’est qu’elles pensent à Dieu.

Il est étonnant combien on ressent moins la lassitude du chemin quand on marche avec quelqu’un et qu’on s’entretient avec lui : j’ai vu des gens qui aimaient mieux parler à un paysan que de ne parler avec personne […] Mais ce qui est bien plus digne d’étonnement, c’est [80] que les hommes qui cherchent naturellement la compagnie ne cherchent point celle de Jésus-Christ […]

Marthe qui n’est que Marthe et qui ne prie pas en s’occupant au-dehors regarde le repos de Marie comme une peine, et se plaindrait de [83] ceux qui voudraient la faire jouir de ce repos. Ce qui est un grand désordre, comme remarque saint Bernard, et qui n’arrive que trop souvent dans les monastères où l’on aime mieux être rendu participant des affaires de la maison de Dieu, que de jouir de son repos ; ce qui vient de ce que l’on a l’âme tout extérieure, et que n’ayant jamais goûté le repos de Dieu, on n’en a aucune idée.

[123] Saint Paul veut qu’on garde le silence, non pas tant pour ajouter quelque chose à la mortification du travail, que pour le rendre au contraire plus facile par la consolation du Saint-Esprit. C’est pourquoi quand on s’ennuie dans son travail, c’est une marque que l’on travaille seul et que l’on ne prie point en travaillant.

[147] si le don de la contemplation et celui de la plus haute science doivent rendre les personnes exemptes du travail, il est certain que Sainte Thérèse ne devait point travailler […] Comme ses confesseurs lui avaient commandé d’écrire sa vie, nous voyons qu’elle se plaint dans ses livres de ce qu’elle était ainsi obligée d’écrire au lieu de filer.

[288] L’importance n’est pas tant de travailler ou de lire beaucoup, que de prier beaucoup : car si la science est à craindre, et s’il y a du péril dans la lecture, c’est la prière qui nous en délivre. Si la lecture peut nous faire du bien, comme certainement elle peut nous en faire beaucoup, c’est par le moyen de la prière, qui fait que nous nous appliquons ce que nous lisons, que nous nous en humilions, et que ce que nous lisons entre jusque dans le fond de notre cœur pour le soutenir et pour le nourrir.

[306] Qui a le cœur, a tout.

[311] Ce qui fait que nous sommes si peu utiles, c’est que souvent nous croyons l’être beaucoup, et que nous sommes éloignés de l’humilité du grand Saint Ignace, qui voyant son église sans pasteur par sa détention, se consolait de ce qu’elle aurait Jésus-Christ pour pasteur et qu’il la conduirait lui seul.

[330] C’est ce que demande Pharaon, de nous tenir toujours tellement occupés, que nous n’entendions plus l’amour de la vérité ; et par conséquent, que nous ne puissions point y acquiescer […] [331] Si donc la sagesse de Pharaon consiste à nous occuper d’une manière qui nous empêche de prier, la nôtre doit consister à nous occuper de telle sorte que nous puissions toujours prier. Si sa sagesse consiste à nous faire préférer les affaires qui paraissent bonnes et utiles à la prière, la nôtre doit consister à préférer la prière à toute sorte d’affaires, autant que l’obéissance ou la charité peuvent le permettre. […] à n’abandonner jamais le dedans pour le dehors, puisque même nous ne pouvons jamais nous maintenir dans la possession des dehors, si nous ne conservons avec soin le corps de la place. […] [332] c’est une grande folie de perdre le cœur pour les mains.

… et Pascal (1623-1662)

Blaise Pascal est le plus célèbre des amis de Port-Royal. Son génie intellectuel exceptionnel suscite l’admiration. Par contre, on parle moins de lui sur le plan intérieur, ou bien on traite parfois son Mémorial à la légère comme s’il était l’écho d’une divagation temporaire du grand homme.

Or on constate que parallèlement1514 à une activité intellectuelle d’une ampleur exceptionnelle, de nombreux textes témoignent d’une vie intérieure tourmentée et en continuelle recherche : Sur la conversion du pécheur composé à la fin de l’année 1653, le Mémorial de novembre 1654, le fragment 753 proche de la seconde lettre à Charlotte de Roannez du 24 septembre 1656, certains passages des Écrits sur la Grâce de 1655-1656, l’Écrit sur la conversion et La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies de novembre 1659.

Dès 1647, avec sa sœur Jacqueline, il se mit à fréquenter le monastère de Port-Royal de Paris où l’on suivait le sévère enseignement de Saint-Cyran. Le problème de la liberté de la grâce le taraudait et il prit parti pour la théorie augustinienne : l’homme ne peut faire le bien et obtenir le salut que par la grâce divine ; seuls quelques-uns seront sauvés, les prédestinés. Les mêmes choses découvrent ou cachent Dieu selon que nous le connaissons ou non :

… nous devons nous considérer comme des criminels dans une prison toute remplie des images de leur libérateur et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude ; mais il faut avouer qu’on ne peut apercevoir ces saints caractères sans une lumière surnaturelle ; car comme toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le connaissent, et qu’elles le découvrent à tous ceux qui l’aiment, ces mêmes choses le cachent à tous ceux qui ne le connaissent pas 1515.

Il se lança dans les mondanités au moment où sa sœur Jacqueline rentrait à Port-Royal en 1652, mais dès 1653 celle-ci témoigne qu’il ressentait « un grand mépris du monde ». Il ne s’en départira plus. Plus largement, le sentiment d’impermanence et d’irréalité du moi hante Pascal : Qu’est-ce que le moi ? […] Si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? […] On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. (Fragment 567)

Philippe Sellier analyse ainsi cette angoisse métaphysique :

Les sciences nouvelles, mathématiques et physique, fonctionnent, mais elles n’apportent que des connaissances inessentielles ; les philosophes varient comme les modes ou ne conduisent qu’à un déisme vaporeux sans prise sur l’existence. L’être humain erre, égaré dans le monde vertigineux découvert par la révolution galiléenne, perdu entre la gravitation d’astres qu’il soupçonne à peine et le tourbillonnement des particules. Sa raison flotte au gré des idéologies, des pulsions, des maladies, des habitudes. Son affectivité déréglée, narcissique, le pousse sans cesse à se faire « centre de tout », lui si proche de rien. Existe-t-il un Dieu ? Qui est-il, et comment vivre uni à lui ? Impossible de sortir des incertitudes sans une expérience immédiate…1516.

Puis Pascal déménage pour être plus près de Port-Royal. Toute cette période est remplie d’une intense créativité intellectuelle : en particulier, il jette les bases du calcul des probabilités. Mais il est en attente. Il écrira plus tard :

… [L’âme] se porte à la recherche du véritable bien. Elle comprend qu’il faut qu’il ait ces deux qualités, l’une qu’il dure autant qu’elle et qu’il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l’autre qu’il n’y ait rien de plus aimable. […] Elle fait d’ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme Il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire et lui faire naître les moyens d’y arriver…1517.

Il trouve la réponse à son attente et à ses doutes dans l’expérience fulgurante qui a lieu dans la nuit du 23 novembre 1654, et dont il écrit le compte-rendu sur un parchemin gardé caché sur sa poitrine tant l’événement fut important1518. Pour J. Mesnard, le Mémorial constitue la « révélation mystique, toute personnelle : Dieu embrase le cœur du fidèle de son “feu”, apportant la “certitude” de sa présence, dans le ravissement et la “joie”. À expérience exceptionnelle, langage exceptionnel : à la fois poème et calligrammes, le Mémorial rejoint la grande tradition des mystiques1519. » De même, pour Ph. Sellier, « tout indique qu’il a éprouvé la présence de ce Dieu qui s’unit au fond de l’âme, qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour (fr. 690). Le fameux « Mémorial » porte la trace d’une rencontre exceptionnelle avec ce Dieu d’amour. »1520 :



L’an de grâce 16541521 

Lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au Martyrologe.

Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres.

Depuis environ dix heures et demie du soir jusques envi­ron minuit et demi.

Feu.

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob1522

non des philosophes et des savants.

Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.

Dieu de Jésus-Christ.

Deum meum et Deum vestrum. 1523

Ton Dieu sera mon Dieu.1524

Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.

Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

Grandeur de l’âme humaine.

Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu.1525

Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Je m’en suis séparé.

Dereliquerunt me fontem aquae vivae.1526

Mon Dieu, me quitterez-vous ?

Que je n’en sois pas séparé éternellement.

Cette est la vie éternelle, qu’ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ.

Jésus-Christ

Jésus-Christ

Je m’en suis séparé. Je l’ai fui, renoncé, crucifié.

Que je n’en sois jamais séparé.1527

Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Évangile.

Renonciation totale et douce.



Il nous est donc donné de lire un texte que personne n’aurait dû voir : l’aide-mémoire où Pascal a relaté l’événement le plus important de sa vie afin de ne jamais oublier ce qui lui avait été donné. Le style sobre fait ressortir l’intensité de l’expérience : aucun sentimentalisme ne l’affaiblit. Pas d’ornement superflu dans ce compte-rendu précis et ordonné : ce scientifique note en premier le cadre objectif (date, durée). En se limitant à des substantifs, Pascal rend compte du vécu de façon immédiate sans introduire de formes verbales qui traduiraient des mises en relations ou des explications, c’est-à-dire la réflexion du sujet.

Des citations bibliques inscrivent ce vécu dans la tradition : Pascal a un souci intense d’être dans l’orthodoxie chrétienne et ne veut pas vivre une illusion. Réciproquement, cette expérience lui confirme l’exactitude de ce qui est dit dans les Écritures.

Plus profondément encore, en un éblouissement, il comprend soudain ce dont parlent la Bible et l’Évangile : le feu du Buisson ardent vécu par Moïse, il le revit en lui. De même il a la révélation de l’expérience intérieure qui sous-tend l’Évangile. Cette révélation et l’intensité de l’amour reçu font couler des « pleurs de joie ».

L’état mystique est si profond qu’il entraîne un « oubli du monde et de tout ». Puis à la remontée vers la condition ordinaire, resurgissent culpabilité et crainte propres aux couches psychologiques superficielles de l’être. Le temps réapparaît. « Je m’en suis séparé…», « Me quitterez-vous ? » : il comprend le passé, il émet le souhait à l’avenir de ne plus être séparé de cette réalité qu’il a touchée de si près.

Dès lors, la certitude l’habitera. Comme l’explique Ph. Sellier, « La fluidité de notre apparence physique […] l’instabilité de notre être psychologique, tout cela conduit Pascal à la question la plus radicale “Qu’est-ce que le moi ?” […] La réponse se trouve contenue tout entière dans le texte du “Mémorial” […] Pascal est intimement convaincu que, sous la fluidité de nos contenus de conscience, existe à jamais un lieu mystérieux que nous appelons âme : lieu des incandescences qui éclairent toute existence humaine… » 1528.

Sa vie reposera désormais sur l’expérience de Dieu comme l’indique le triomphant fragment 360 :

 Prophétiser, c’est parler de Dieu non par preuve du dehors, mais par sentiment intérieur et IMMEDIAT 1529.

Le Mémorial se termine sur une renonciation totale et douce, donc pleinement acceptée, qui va conduire toute sa vie à partir de là : il va vivre dans des règles de vie très strictes, un détachement croissant de toutes choses et des gens pour cheminer vers Dieu.

La maladie va alterner avec le travail et finira par l’emporter. Il fait d’abord retraite à Port-Royal des Champs du 7 au 28 janvier 1655 1530. Suivront les Écrits sur la grâce (fin 1655- début 1656), Provinciales (janvier 1656 à mars 1657) et divers écrits qui tentent de protéger Port-Royal (1658), Projet de juin 1658. Il travaille le corps principal des Pensées en 1658 jusqu’au tout début de 1659, la maladie réduisant l’activité. Il écrit la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies (novembre 1659) : il souffre beaucoup, en particulier de maux de tête, à tel point qu’il ne peut travailler pendant des mois entiers. Mais il ne se plaint pas et vit la souffrance en chrétien, comme il l’avait écrit dès l651 :

tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l’âme et dans le corps de chaque chrétien 1531. 

En 1661, il quitte les controverses sur Port-Royal, et se consacre à son Apologie qui restera inachevée et que nous ne connaissons que sous la forme de fragments, les Pensées. Il y suit un schéma augustinien : préparer l’irruption possible de la grâce en faisant le vide préalable, c’est-à-dire en minant les certitudes de la sagesse humaine (première partie : le monde sans la grâce, source d’incertitude, d’ennui, d’angoisse, qui attend sa rédemption ; deuxième partie : le monde nourri par l’Écriture, trace de cette attente, puis de la réponse de la grâce en Jésus-Christ). Il entend partager la découverte qui lui fut accordée.

Le témoignage de Gilberte1532 sur la fin de la vie de son frère nous le montre menant une vie remplie d’un “amour si grand pour la pauvreté qu’elle lui était toujours présente”. Il se souciait beaucoup d’améliorer concrètement la condition des pauvres : pendant une rémission de la maladie en 1662, il lance avec le duc de Roannez les premiers transports publics, les « carrosses à cinq sols ».

À la fin, il veut partager le sort des plus démunis, il réclame qu’on le transporte à l’hôpital général, mais sa famille le garde. Après avoir reçu l’Extrême-Onction, il meurt chez Gilberte “le dix-neuvième d’août à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans deux mois” 1533.





Des capucins défendent la mystique.



Avant de justifier ce titre en présentant des figures faisant partie de la seconde moitié du siècle, nous rappelons l’existence de deux grands mystiques « étrangers » qui auraient dû figurer au tome précédent : l’un fut appelé le « Jean de la Croix néerlandais », l’autre a été récemment découvert par un manuscrit napolitain.

Jean-Evangéliste de Bois-le-duc (1588-1635)

Gérard Verscharen, né à Bois-le-duc (« s Hertogenbosch) vers 1588, entra au noviciat à Gand en 1613 sous le nom de Jean-Evangéliste. Dès 1620, il fut nommé au couvent de Louvain comme maître des novices de la province de Flandre. Il devint un directeur spirituel recherché puis passa les dernières années de sa vie à Tervuren (entre Bruxelles et Louvain), participant à la fondation d’un nouveau couvent de capucins à la lisière de la forêt de Soignes qui avait abrité Ruusbroec… Il y écrivit ses ouvrages, en gardant contact avec ses amis de Louvain et avec de jeunes religieux qui venaient y compléter leur formation spirituelle.

Il fut reconnu partout comme un maître, aussi bien dans des milieux jansénisants (par l’intermédiaire de son ami Libert Froidmont), dans des milieux piétistes (par l’intermédiaire de Pierre Poiret), et en Espagne (par Isidore de Léon). Son œuvre principale rédigée en flamand, Het Ryck Godts inder Zielen oft binnen u. lieden, a bénéficié de plusieurs éditions depuis 1637. Elle a été traduite en anglais, allemand, espagnol …mais ce Royaume de Dieu dans l’âme ne l’est pas encore en français1534. Son importance le nécessiterait pourtant.

Le « Jean de la Croix néerlandais » ouvre sur la « lumière intérieure » chère aux quakers ainsi que sur la « foi nue » chère à madame Guyon. Il invite à l’achèvement de la vie spirituelle par le retour à un état d’activité.

Chapitre 21. De ce que l’âme expérimente ici de Dieu, et comment elle doit soigneusement le garder.1535

Elle voit maintenant comment elle cherchait Dieu grossièrement et stupidement, lorsqu’avec des images, des considérations, et en s’exerçant dans les exercices, elle se tournait extérieurement vers Lui. Elle ne peut s’étonner suffisamment de son aveuglement d’autrefois et de son insensibilité, alors que Dieu est si proche d’elle ; elle ne L’avait pas encore connu ni expérimenté, tout comme s’Il avait été loin d’elle. Parce qu’elle voit clairement qu’elle est saisie et entourée par Lui, comme son corps l’est par l’air. Pas plus que l’air, il ne doit être cherché ou connu à travers des images ou des similitudes, mais seulement par une jouissance intérieure.

Chapitre 27. Que dans cet exercice il n’y a pas d’aridité, ou désolation pour l’âme comme dans les autres exercices.

De même que la nuit vient parce que le soleil est sous la terre qui s’interpose entre lui et nous de telle façon qu’entravé par la grandeur et l’épaisseur de la terre il ne puisse nous envoyer ses rayons, de même si nous sommes tournés vers des images et des pensées quelconques, nous fabriquons une grosse terre : un obstacle entre Dieu et l’âme qui empêche qu’Il puisse déverser ses rayons divins. […] Et de même que lorsque le soleil, aussitôt qu’il a fini sa course sous la terre, commence à s’élever de nouveau au-dessus de l’hémisphère, la clarté du jour revient parce que le soleil étant maintenant au-dessus de la terre envoie ses rayons brillants sur nous, aussitôt que l’âme se détourne elle-même de ces images et pensées, elle reçoit de nouveau la vivacité et l’agilité de l’Esprit et par là s’élève à Dieu, elle est de nouveau illuminée de la splendeur et de la clarté de la proximité divine comme auparavant…

Gregorio da Napoli (1577-1641)

Homonyme du Gregorio de Napoli humaniste passé à la réforme capucine en 1576, il entra chez les capucins en 1610, vécut de façon retirée, supportant un asthme invalidant, mais « sempre contentissimo » 1536. Sa « dottrina mirabile » de l’amour (c. 1622) traduit son expérience directe de la nudité spirituelle couronnée par l’amour :

Chap. 61. Traités divers d’exercices spirituels. Premier traité : de l’amour unitif et de la manière de l’acquérir.

Aucune vertu n’a la force d’unir l’âme à Dieu, sinon la charité. […]

Par là, on reconnaît la grande différence entre la théologie scolastique et la mystique : l’une s’apprend par les actes de l’intellect, et l’autre, par les passions amoureuses de la volonté, qui rendent compte à l’intellect combien bon et doux est le Seigneur, de sorte que le chemin vers la Sagesse divine consiste à traiter toujours avec Dieu en causant jour et nuit avec lui.

Ici il faut donner un avertissement très important : il faut veiller à tenir les rênes de l’intellect, afin qu’il ne soit pas trop spéculatif, et qu’il n’empêche pas les passions et les impulsions de la volonté ; puisque je ne parle pas ici de la connaissance, mais de l’amour de Dieu, car il vaut mieux aimer Dieu que le connaître ; et si l’on argumente avec saint Thomas que la béatitude au ciel consiste essentiellement en la connaissance de Dieu, d’où il est plus important de connaître Dieu que de l’aimer, je réponds : au ciel nous verrons Dieu tel qu’il est en soi-même, et cela suffit à rendre bienheureux celui qui le voit ; mais en cette vie, nous ne le verrons pas tel qu’il est, mais selon nos petites capacités, en l’adaptant à la mesure de notre intellect.

Mais l’amour n’est pas cela. Le propre de l’amour consistant à transformer l’amant en la chose aimée, qui, s’oubliant soi-même, est entièrement passé en celle-ci, comme en une seule chose, c’est pourquoi il vaut mieux l’aimer que le connaître, car en cette vie, nous le connaissons comme nous le pouvons, mais nous l’aimons tel qu’il est.

Attaque et défense mystique

Les clercs sans expérience mystique ont l’habitude curieuse de critiquer ce qu’ils ne connaissent pas : plus l’expérience est élevée, plus les ennuis sont importants ! Nous l’avons vu pour Benoît de Canfield à propos de la troisième partie de sa Règle. Constantin de Barbanson eut lui aussi à répondre à de nombreuses critiques faites à ses Secrets sentiers de l’amour divin parus en 1623 : il rédigea son Anatomie de l’âme en 1635 pour clarifier sa pensée.

Puis le carme Maur de l’Enfant-Jésus fut attaqué par son confrère Jean Chéron (1596-1673), « ferrailleur redoutable » selon Certeau, type même du théologien-philosophe anti-mystique : ses moqueries se veulent l’expression d’un bon sens rationnel. Chéron publie en 1657 son Examen de la Théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d’illusions ; et qui montre qu’il n’est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l’âme, l’ôtant à la raison et à la doctrine : ces mêmes arguments seront repris dans le procès de la fin du siècle qui mettra aux prises Nicole et Bossuet d’une part, Fénelon et madame Guyon d’autre part.

Comme Chéron est à l’origine de la première attaque violente du siècle, à laquelle nos « avocats du vécu mystique » vont tous avoir affaire, résumons par quelques citations ses griefs très classiques qui se regroupent en cinq chefs d’accusation :

(1) Scandaleux mépris des mérites et paresse : « D’où vient que tous ces goûts spirituels, ces élévations, ces contemplations, ces états où l’âme se trouve sans aucun usage de sa [9] liberté, doivent être tenus pour suspects. Pourquoi cela ? Parce que tous ces états ne sont pas méritoires par eux-mêmes ; ce sont comme des intervalles où l’âme se repose sans avancer, sans combattre … Il [Dieu] nous a mis en ce monde pour travailler, il n’a garde de nous ôter par ces faveurs le temps qu’il nous a donné pour acquérir des mérites… »1537.

(2) Idée confuse d’aimer ce que l’on ne connaît pas : « Théologie Mystique … [est] une explication, [18] raisonnement ou intelligence des choses ou des vérités divines … Cependant ces Auteurs donnant le doctorat de la Théologie Mystique aux plus simples femmelettes … quelques-uns même la mettent dans un seul acte, qu’ils appellent contemplation amoureuse, … si subtil et si délicat que l’âme ne le voit ni le sent … Comme on peut voir dans le degré du Mont-Carmel, [19] d’où il suit que cette connaissance générale …[est une] idée confuse … car il faut connaître avant que d’aimer, et n’aimer rien par-dessus son mérite … Ainsi je ne sais pourquoi l’Auteur de la nuit obscure1538 dit que cette contemplation amoureuse est une lumière pure, simple, générale…” ; « L’Anatomiste de l’âme [Constantin de Barbanson !]… dit Que Dieu excite l’âme au plus intime de la volonté à aimer, sans savoir quoi ni comment, il suppose la même fausseté… [24]. »

(3) Des descriptions imaginaires de l’âme : « Or comme ils donnent à l’âme un fond, un milieu, un sommet, aussi lui donnent-ils un pourpris [enceinte, habitation] et un centre à ce pourpris, comme on peut voir dans l’autheur de l’Anatomie de l’âme… [42] ; ainsi les mystiques parlent de la nature de l’âme « comme d’une arche de Noé, composée de plusieurs étages, comme d’un château qui a ses parties1539 … : toutes imaginations fausses… [43, 250] » ; or « il est obscur comment on peut voir et trouver dans un centre qui n’est qu’un point, une vaste solitude de divinité… [265]. »

(4) La célèbre “supposition impossible” : « N’est-ce pas donc une erreur épouvantable de mettre le soin de son salut entre les empêchements de la perfection et dire qu’il ne faut point craindre l’enfer, mais s’en rapporter à Dieu qu’il en fasse comme il voudra … c’est une ruse de Satan [209]. »

(5) Influencés par les femmes, les “nouveaux mystiques” croient tout savoir par expérience et même comprendre le sens profond de l’Evangile : « Les maux que les visions des femmes ont causés dans l’esprit des doctes » [178] peuvent s’expliquer par les « productions de la mélancholie » [184]. Quant aux productions des « nouveaux mystiques » [198], « je laisse donc à penser au Lecteur ce qu’il doit espérer de la lecture de ces livres … [où] leurs auteurs si contraires entre eux se professent savoir tout par expérience … supposent que Jésus-Christ a souffert mille reproches pour l’enseigner ; ce qui n’est point vrai, car la doctrine de Jésus-Christ est claire et facile à entendre… [266]. »

Devant ces attaques, plusieurs capucins vont prendre la défense de la vie mystique1540. Nous avons vu1541 que les capucins étaient la branche franciscaine vouée à l’intériorité, le premier d’entre eux étant Benoît de Canfield.

La défense de la mystique n’était pas leur objet premier : loin de céder à quelque licence écrivaine, ils entendaient le plus souvent répondre à la fonction de maître de novices qui leur avait été confiée parce que leur achèvement avait été reconnu par leurs pairs. Ils évitent toute controverse, mais exposent pas à pas des degrés, des étapes qui laissent deviner leur expérience intime.

Une telle « mise en ordre » du vécu spirituel et mystique se justifie pour fournir d’une manière organique directions et conseils concrets aux jeunes disciples, attachés à tel ou tel état, qu’il faut donc présenter avec précision, dans une juste perspective, en indiquant leur caractère relatif, les risques de stagnation, etc. Le danger propre à toute systématisation d’une échelle spirituelle pouvait par ailleurs être corrigé cas par cas dans les relations personnelles entre maîtres et dirigés durant les années de noviciat. L’insistance sur la primauté de la grâce divine reste toujours clairement affirmée.

Un cercle de fidèles se formait donc autour d’un capucin rayonnant sur son entourage dans et près d’un couvent de province. À sa demande, mué en auteur plus ou moins adroit, il rédigeait un manuel sur la vie chrétienne intérieure appelée à devenir mystique si Dieu le veut. Souvent il restera l’auteur d’un seul épais volume repris et augmenté lors d’éditions successives.

L’utilisation qui pouvait en être faite sans discernement par des lecteurs curieux ou imaginatifs n’était guère possible car ces « œuvres » étaient des manuels proposant des médecines de l’âme plutôt que des développements lyriques ; ils se référaient à un vécu que leurs auteurs affirmaient réel et possible ; ils ne développaient pas des idées. Aussi ont-ils été oubliés lorsque leur usage à fin de guidance mystique a disparu au moment de l’assèchement spirituel du siècle suivant au sein des Ordres. Ils demeurent sous-évalués par des érudits modernes parce qu’ils n’y ont pas trouvé d’originalité conceptuelle1542.

Leur redécouverte permet celle d’une vie intérieure analysée avec toute l’expérience humaine que ces maîtres de novices ont acquise en répondant à des difficultés. Leurs « manuels » de vie intérieure sont plus aisés d’accès que leurs équivalents en langues étrangères qui nécessitent des traductions délicates du vocabulaire. Ils tiennent compte de la nature des dirigés et sont généralement clairs et simples. Il faut accepter leurs répétitions, car ils veulent présenter le diamant sous toutes ses facettes. Mais ils sont les témoignages optimistes d’un vécu attesté très vigoureusement. Les « méthodes » sont proposées sans fausse humilité ni déréliction (pas de masochisme ou de « croix » mal interprétées).

Nos présents traités fixent une tradition en voie d’affaiblissement. La nécessité d’en sauver par écrit l’essentiel a probablement été ressentie par un Pierre de Poitiers auteur du Jour [Lumière] mystique, par un Simon de Bourg-en-Bresse Cela les a conduits à rédiger de gros volumes (huit cents et seize cents pages !) dont nous ne pouvons ici que suggérer les parfums. Pour quelques traités triés dans une longue liste, nous avons été émerveillés de retrouver l’équivalent en qualité d’autres traditions1543. Parmi ces capucins oubliés du Grand Siècle, certains sont particulièrement importants et profonds1544.

Pierre de Poitiers (-1683), conseiller et défenseur.

Pierre de Poitiers prit l’habit en 1625 et assura de nombreuses charges à partir de 1648, séjourna à Rome où il fut apprécié par deux papes et par Christine de Suède1545. Il publia un ouvrage longuement médité de 1600 pages en deux tomes comportant dix traités, où il se proposait d’apporter toute la lumière possible sur la « science amoureuse » : Le Jour mystique ou l’éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. Provincial des Capucins de la province de Touraine, Chez Denys Thierry, 1671. Il entendait défendre ainsi auprès de Rome l’exercice de l’oraison de foi nue contre Nicole et d’autres « anti-mystiques ». Il se situe dans la lignée de Ruusbroec, Tauler, Benoît de Canfield…

Le Jour mystique… traitait si bien de l’expérience mystique qu’il fut pris comme référence par deux mystiques en difficulté : madame Guyon et Fénelon. Ils le citèrent longuement sous le nom quelque peu mystérieux d’Auteur du Jour mystique dans leurs Justifications, l’anthologie d’auteurs mystiques de toutes époques qu’ils établirent durant l’été 1694 pour préparer leur défense aux « rencontres d’Issy », procès fait aux « nouveaux mystiques. » Il est trente fois1546 present, soit dans presque la moitié de soixante-sept clés où sont abordés tout à tour les principaux thèmes spirituels. Pierre de Poitiers se place ainsi entre saint Bernard cité vingt-huit fois et Canfield cité vingt-quatre fois ; il est le seul contemporain prenant une très honorable onzième place dans une anthologie qui couvre tous les siècles ; il faut remonter au début du XVIIe siècle pour trouver deux autres noms plus présents : Jean de Saint-Samson et François de Sales. De plus madame Guyon renvoie trois fois (sans les reproduire, par suite de leur longueur) à d’importants développements1547, ce qui est très exceptionnel, signe d’une considération partagée seulement pour Canfield.

Certains lecteurs souffriront un peu, car il faut accepter de suivre pas à pas Pierre de Poitiers dans sa volonté de définir chaque degré de la vie mystique. Mais nous ne doutons pas qu’ils apprécieront la clarté du propos et la profondeur de sa « science amoureuse ». Dans l’anthologie qui suit, le choix d’un quart des extraits relevés par madame Guyon est combiné à ceux de notre choix, en suivant le plan du Jour mystique1548.

LE JOUR MYSTIQUE (1671)

Préface.

J’y parle aux âmes mystiques de cet amour savant et de cette science amoureuse, ou de cette sublime Sagesse dont votre apôtre entretenait les parfaits ; et c’est vous mon sauveur qui êtes le principe et le seigneur des sciences ; c’est en vous que sont cachés et renfermés tous les trésors de la Sagesse ; c’est vous qui en avez la clef comme le Maître, et qui seul pouvez ouvrir et fermer comme il vous plaît.

Je découvre le fond de l’âme mystique que vous avez rendu un abîme qui ne peut être rempli que de Dieu, qui a pour objet la connaissance et l’amour de ses incompréhensibles perfections ; et c’est vous, mon seigneur, qui seul pouvez combler cet abîme qui soupire après vous, parce que vous êtes l’objet et le trésor de son entendement, sous la considération d’une ineffable beauté, comme vous êtes la vie et le repos de sa volonté par l’amour jouissant de son infinie bonté.

Cet objet est si éminent que de toutes les lumières celle de la foi nue est seule capable de l’éclaircir et de le découvrir à l’âme qui vous connaît d’autant plus, qu’elle sait que vous surpassez toutes ses connaissances, toutes les idées et les images de l’être créé, et vous êtes d’autant plus cher et plus précieux à son cœur qu’elle prend plaisir d’adorer et [3] d’aimer en silence une beauté et une bonté qui se peut seule parfaitement connaître, et qui surpasse infiniment tout ce qu’elle en peut comprendre et concevoir 1549.



Livre premier. De la nature de l’oraison mystique, et de l’excessive activité ou propriété d’images :

Traité 1. De l’existence, de la nature, de l’objet et des espèces de l’oraison mystique.

Chapitre 1. Pour servir de préface à tout l’ouvrage.

L’oraison, ainsi que disent les saints Pères, est une élévation de l’âme en Dieu, un entretien familier et réciproque entre la créature et son Créateur, qui lui découvre ses secrets, et lui révèle ses mystères, pour se faire aimer d’elle en se faisant connaître ; mais il ne fait cette grâce qu’à celles qui sont petites à leurs propres yeux, et qui demeurent abaissées devant lui par la connaissance de leur néant, par l’aveu de leur faiblesse et par le sentiment de leurs misères et de leur indignité 1550.

Cette âme ayant tout abandonné à son Dieu, son être et la capacité de son être ; tout son plaisir est de se laisser faire en elle et par elle tout ce qui Lui plaira, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l’abondance ; demeurant tranquille dans l’inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans les obscurités et tentations, en vue et par le respect de Celui qui est et qui opère toutes choses en elle, selon qu’Il l’entend et le veut, par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout, aimant tous les états qu’Il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c’est-à-dire, par des actes non réfléchis et aperçus de foi et d’amour nu en la pointe de son esprit. Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l’incompréhensible est aimé en l’âme au-dessus de toutes pensées et de tout acte apercevable 1551.

Dans l’oraison mystique, l’âme par la foi nue s’élève à un très pur amour ; et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu, parce qu’Il est goûté et savouré, et que, comme dit très bien saint Grégoire, l’amour même est une connaissance, qui procède dans les âmes de l’union avec celui qu’elles aiment ; outre que d’autant plus que l’amour est exquis dans les opérations mystiques, d’autant plus l’union y est étroite 1552.

C’est par l’humilité, je veux dire par l’anéantissement et le dénuement de lumière, de sentiments, de facilité à produire ses actes et ses affections que Dieu veut introduire l’âme au secret de sa face. On a beau lui recommander cette mort entière d’elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple qu’un enfant : toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendu du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu. […] C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité, et d’une dépendance continuelle de son Dieu ; auquel elle dit avec plaisir, par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé (Isaïe 26, 12) : « C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous », ne faisant presque autre chose de sa part qu’anéantir comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu 1553.

Chapitre 2. De l’oraison en général.

[…] Mais selon ma pensée la meilleure définition de l’oraison, qui lui est plus essentielle, et qui aussi est la plus communément reçue, est celle que lui donnent quelques Pères disant qu’elle est une ascension, une montée, une élévation de l’âme en Dieu. Je dis qu’elle est la meilleure, parce qu’elle comprend toutes sortes d’actes intérieurs qui occupent l’âme de Dieu, et la disposent à son union, que prétend l’oraison.

D’où il faut conclure que bien que quelques-uns restreignent l’oraison mentale ou vocale au point de la simple demande qu’on fait à Dieu de quelque chose convenable ; néanmoins dans le sens le plus commun des Pères et des auteurs qui ont écrit de l’oraison, elle a plus d’étendue, et comprend tous les actes intérieurs qui tendent au culte divin ; et ainsi nous pouvons dire que l’oraison mentale est une sérieuse application de l’entendement à la contemplation ou méditation de Dieu, des choses divines et des vérités importantes au salut, ordonné pour enflammer la volonté à fuir les vices, à pratiquer les vertus, et enfin à aimer Dieu de tout son cœur.

Sous cette définition quelques-uns comprennent, et avec beaucoup de raison, toutes choses qui peuvent être opérées en la vue de Dieu par le motif de sa gloire et [95] de son divin plaisir, de quelque nature qu’elles puissent être, non seulement les choses commandées et qui sont d’obligation, mais aussi les naturelles, ou nécessaires, comme sont le boire, le manger, et semblables.

C’est pourquoi un saint évêque de nos jours [saint François de Sales] grand maître en l’art de bien prier, considérant que Notre Seigneur nous enseignait et recommandait une oraison sans relâche et sans interruption, en tirait cette conséquence qu’on pouvait donc prier par pensée, par paroles, par actions, et par souffrances, et qu’ainsi il n’était pas nécessaire à celui qui veut faire oraison d’être toujours à genoux ou en méditation actuelle, ni même de quitter ses occupations et emplois, quand ils sont nécessaires, ou prescrits par la volonté de Dieu : mais qu’il pouvait faire oraison en tout lieu, en tout temps, en toute rencontre, s’il voulait porter Jésus-Christ en son cœur par l’amour 1554 […]

Le vrai Dieu d’infinie Majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité, comme son épouse1555 et l’âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec Lui comme avec son époux : tout est commun entre eux ; ils s’accordent partout ; ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L’exercice de cette amitié, qui procède en l’âme d’une charité parfaite, fait qu’elle veut à Dieu tous ces biens, qu’elle se réjouit, et qu’elle s’y complaît pour l’amour de Lui-même ; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu’Il lui veut et lui communique ses mêmes biens ; et plus l’union est étroite, plus ces deux esprits observent les lois de cette amitié divine, plus ils s’embrassent et jouissent l’un de l’autre par une mutuelle bienveillance.1556

Chapitre 3. Du nom de l’oraison mystique, et en quel sens on le doit prendre.

L’oraison mystique est celle que les théologiens mystiques appellent communément sans formes et images, et que nous pouvons dire être sans actes et sans pensées. Ou bien comme parlent les autres, c’est un repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé acte, quoiqu’en effet il le soit, parce que ni son opération ni l’objet de son repos ne sont aperçus.

Et comme il est difficile à ceux qui n’ont pas l’intelligence de cette mystique Théologie de comprendre comment l’âme peut faire oraison sans formes et images, et en sorte qu’elle soit sans pensées, ou production d’actes d’entendement et de volonté, puisque l’oraison étant un parler avec Dieu, et les pensées étant les paroles de l’âme, il semble qu’on ne peut pas parler à Dieu sans penser en lui, non plus que l’aimer sans affection. C’est pourquoi il faut remarquer d’abord :

Premièrement, qu’il y a deux sortes de [124] formes et images, ou pour parler plus intelligiblement, deux sortes de pensées ou d’actes intérieurs ; les uns sont appelés mystiques, c’est-à-dire non aperçus ni réfléchis, sans lesquelles l’oraison de repos ne se peut pratiquer. Les autres peuvent être aperçus et réfléchis. Or quand nous disons qu’il faut quelquefois faire oraison sans formes ou images, sans pensées ou actes, nous n’entendons pas parler des images ou des actes mystiques et non apercevables, mais seulement des autres, qui peuvent être réfléchis et aperçus.

Secondement, que sous le nom de pensées, actes, formes, et images, je comprends les opérations de l’affection, ou de la volonté, aussi bien que celles de l’entendement et de l’imagination, qui semblent s’expliquer mieux par le mot d’actes, comprenant ceux de toutes ces puissances.

Troisièmement, que le mot d’images vient de l’imagination, et que celui de formes signifie les images formées par l’imagination, sans lesquelles l’entendement et la volonté ne peuvent opérer communément et naturellement. D’où vient que les mystiques par les formes et les images entendent les opérations apercevables de nos puissances intérieures, tant de la partie inférieure que de la supérieure. [125]

Quatrièmement, que bien que les mots de formes ou images soient plus usités parmi les mystiques que ceux de pensées et d’actes, je me servirai plus ordinairement de ceux-ci, comme plus intelligibles.

Et cinquièmement, que la connaissance de ceci est très nécessaire, parce que sans elle nous ne pouvons bien entendre et moins encore bien pratiquer tout ce que nous avons à dire et à expliquer sur le sujet de l’oraison mystique.1557 […]

Chapitre 4. De l’existence de l’oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images.

Section première. S’il y a quelque oraison mystique, où il faille quitter les actes ou les pensées.

Cette question fondamentale est des plus disputées, et dont la connaissance est la plus nécessaire puisque tout la fabrique et l’édifice de cette oraison ne peut subsister ni s’élever que sur la supposition de son existence, sur quoi je trouve deux opinions fort contraires : l’une est qu’il n’y a pas d’oraison mentale qui exclut les formes et les images, en sorte qu’elle soit sans pensées et sans production d’actes d’entendement et de volonté. Cette opinion est assez commune chez les scolastiques, et chez les autres qui ne sont pas appelés mystiques. Entre lesquels Crombecius 1558 [127] la tient formellement, soutenant que l’inaction dans l’oraison, ou l’oraison sans pensées, est une chose inconnue à plusieurs, obscure, difficile à comprendre, et telle que jusqu’à présent on a eu peine de connaître en fond ce que c’est. Et il dit ailleurs que les saints Pères ont estimé que ne s’occuper pas de bonnes pensées en l’oraison était une pernicieuse oisiveté.

Les raisons qu’ils apportent pour combattre cette sorte d’oraison sont :

Premièrement, qu’il semble y avoir de la contradiction à dire qu’on puisse faire oraison, ou parler à Dieu sans penser ; on ne peut parler à quelqu’un sans penser à lui, les pensées sont les paroles de notre esprit, on ne peut donc parler à Dieu sans penser à lui.

Secondement, les pensées de Dieu non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison.

Troisièmement, l’oraison étant union avec Dieu, une oraison ne peut être contraire à l’autre, non plus que le jour au jour.

Quatrièmement, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent de plus en Dieu.

Cinquièmement, l’expérience journalière fait connaître que si on veut chasser une pensée, il en naît une autre. [128]

Sixièmement, une âme sans pensées est comme une souche de bois, la raison n’opérant pas en elle puisqu’elle n’opère que par pensées.

Septièmement, il semble que rejeter les pensées soit mépriser les actes de charité et des autres vertus.

Huitièmement, ce serait tenter Dieu que d’agir de la sorte.

Neuvièmement, cette sorte d’oraison comme on la décrit, a quelquefois tant d’attraits pour l’âme qui la pratique, qu’elle semble perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales, et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers.

En dixième lieu, il semble que cette sorte d’oraison empêche la commune méthode de prier, que saint Ignace a enseignée, et que les Docteurs recommandent ordinairement.1559 […131]

Chapitre 5. Description de l’oraison mystique, et de ses différentes espèces.

Section 1. Ce que c’est que l’oraison mystique.

L’oraison mystique de laquelle nous traitons, autrement appelée de quiétude, ou l’oraison sans formes et sans images, sans actes et sans pensées, est à proprement parler un certain repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé opération ou acte, quoi que vraiment il le soit, parce que ni l’objet de son repos, ni son opération ne sont aperçus, ou bien parce qu’elle ne connaît pas distinctement son objet et la façon dont elle s’y repose. […]

Section 2. L’oraison mystique expliquée […]

[133] Nous ne pouvons pas, dit-elle [Thérèse] en son Château 1560, entrer dans ce cellier par nos propres diligences ; Sa Majesté est celle qui nous y doit mettre, et qui doit entrer au centre de notre âme : et pour faire davantage paraître ses merveilles, il ne veut pas que de notre part il y ait autre chose sinon que la volonté soit toute rendue à lui ; il ne veut pas qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, mais il veut entrer dans le centre de notre âme sans aucune porte.

Je mets ensuite le témoignage du bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le fils et tout ensemble le père et le directeur spirituel de cette sainte mère, qui en plusieurs endroits de ses écrits enseigne que dans cet état d’oraison de repos [134] Dieu conduit l’âme dans une voie telle que si elle voulait opérer d’elle-même et par son industrie, elle troublerait l’action de Dieu en elle au lieu de l’aider. Qu’on ne doit pas contraindre ni obliger l’âme à méditer, ni à s’exercer dans les actes tirés à force de discours, ni à les procurer avec attachement, faveur et ferveur ; parce que ce serait mettre un obstacle à Dieu qui infond la notion amoureuse sans beaucoup de différence, expression et multiplication d’actes. Il le prouve par la comparaison d’un peintre qui voudrait colorer un visage branlant et agité, qui au lieu d’asseoir et d’appliquer ses couleurs à propos, ne ferait que barbouiller ; de même que quand l’âme est en paix et en repos intérieur, elle sera troublée et distraite par les opérations et affections, telles qu’elles puissent être. Il viendra, dit-il, quelqu’un qui ne sait que frapper sur l’enclume comme un forgeron, qui dira : « allez, tirez-vous de là, c’est perdre le temps et demeurer oisif, méditez et faites des actes, car il est besoin que vous fassiez des diligences de votre part ». Ce sont des illusions et des tromperies ; parce que ne comprenant pas que cette âme est déjà en la vie de l’esprit, en laquelle il n’y a plus de discours, où le sens cesse [135] et où Dieu est particulièrement agent, ils lui ôtent la solitude et la retraite et ruinent par conséquent l’ouvrage excellent que Dieu peignait en elle 1561 […]

Section 3. L’oraison mystique décrite et expliquée sous les termes de contemplation sans formes et images.

Cette oraison mystique est aussi souvent appelée contemplation sans formes ou images, c’est-à-dire sans actes, pensées ou opérations qui puissent être aperçues.

Les créatures, dit Thaulere 1562 parlant de cette oraison sous le nom de Royaume de Dieu, nous servent d’empêchement, en ce que notre esprit s’en forme les images, et y adhère avec propriété : car si nous pouvions nous rendre libres de toute image, propriété et affection, rien ne pourrait faire obstacle au Royaume de Dieu en nous.

Si l’esprit, dit Rusbroche 1563, entreprend de contempler Dieu par lui-même dans sa propre lumière sans moyen, il est nécessaire qu’il soit libre de tout acte extérieur, comme s’il était sans action : car si l’esprit s’occupe au-dedans des actes des vertus, dès là il s’embarrasse d’images en son intérieur, pendant lesquelles il ne jouira jamais de la liberté requise pour la contemplation.

Tenez pour assuré, dit le père Benoît1564, que nuls actes, méditations, pensées, [137] aspirations ou opérations ne profitent ici (il entend l’oraison mystique) : nul discours, exercice, enseignement, ni aucun moyen ne doit être entre l’âme et la volonté de Dieu. Et il dit plus bas1565 qu’il ne faut pas combattre les pensées superflues et distractions, ni attacher son esprit à quelque exercice particulier ; pour répondre à quoi il ne faut retenir aucunes formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, non pas même de Dieu et de ses perfections, qu’il ne faut pas désirer l’union sensible, ni chercher assurance ou connaissance expérimentale de son union, parce que tout cela se fait par des actes qui ne sont pas Dieu, auquel l’âme doit s’attacher immédiatement sans aucun moyen.

Il ne faut plus, dit le père Jean de la Croix 1566, embarrasser l’âme dans les formes, les imaginations ou autres discours, de peur de l’inquiéter et la retirer de sa paix.

Et c’est le sentiment commun des théologiens mystiques, que l’âme en cette oraison étant capable de s’unir à Dieu intimement, le moindre petit entre-deux peut empêcher l’écoulement de la divine clarté, ce qu’ils entendent non pas seulement des péchés les plus menus, mais aussi des formes, des images et des notions ; parce que toutes ces choses sont un milieu entre le soleil divin et le miroir de l’âme, qui en doit être [138] revêtu. Ce qui est bien conforme à la doctrine de saint Denys, qui dit que les choses divines étant sans limites et incompréhensibles, nous les devons entendre autant qu’il est possible, sans bornes, moyens, figure ou proportion, n’attirant pas l’objet à nous et ne joignant notre entendement sinon à ce qui est suressentiel, et ainsi le séparant des formes, des figures ou des images, sans s’arrêter en chose ni moyen créé ; et c’est cela même que veulent entendre les mystiques quand ils disent qu’il faut fuir tout concept de Dieu. 1567 […]

Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre Seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quiétude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années aux méditations, et qui sont déjà bien avancés, et disposer à cette manière de prier avec quiétude intérieure, en la présence de Dieu, leur donnant avis 1568 de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu. Et cela ne cause point de division dans les Communautés, d’autant que la forme de prier par affections avec peu de discours est commune à plusieurs 1569[…]

L’objet de l’oraison de repos, n’est autre que Dieu, auquel l’âme se repose tant que dure cette quiétude qui n’admet aucune pensée : ce qui se prouve par les raisons suivantes.

La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet ; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs. Ou s’il l’est, comme il est plus probable, cette connaissance est si déliée et si directe, qu’elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose, d’autant que l’entendement ne lui peut donner plus de connaissance qu’il n’en a. Or l’entendement ne saurait dire quel est l’objet auquel la volonté se repose encore qu’il le voit, comme on ne peut discerner une chose qu’on voit de loin. L’entendement présente bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c’est, de sorte qu’en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi ; ce qui donne une grande conjecture, que l’objet de cette oraison n’est pas créé, puisque la volonté étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé que l’entendement ne lui fasse voir la convenance qu’il y a entre elle et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n’a pas une telle sympathie avec la volonté qu’il la tire à soi comme naturellement. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable ; et pour cet effet il est nécessaire que l’entendement raisonne et discoure sur les convenances que cet objet présente à la volonté ; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l’entendement, lorsqu’il se réfléchira sur son acte. C’est pourquoi quand la volonté se porte à un objet qui n’est point aperçu, et qui ne le peut être, il faut dire que c’est le Souverain bien qui lui est représenté, auquel elle se porte sans savoir à quoi elle tend.

Secondement : dans cette oraison la volonté se repose en Dieu, plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre sans connaissance de la convenance qu’il y a entre elles et leur centre : ainsi le fer est tiré par l’aimant, sans connaître la convenance qu’il a avec lui. […] L’entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l’homme, qui prend la pierre d’aimant pour l’approcher du fer d’une distance proportionnée, lequel sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur, va embrasser ce cher aimant : ainsi l’entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l’aider à s’élever vers lui ; néanmoins1570 par une sympathie naturelle avec les forces que la grâce lui donne, elle se porte à lui et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l’aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme, que Dieu, à l’image duquel elle est créée ? La ressemblance est cause d’amour et d’union ; et comme Dieu est la source de tout bien, chacun a inclination naturelle de l’aimer, comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque partie s’incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose beaucoup pour préserver le chef [tête]; ainsi par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout ; mais cela s’accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.

La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison : car c’est en s’élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d’elle-même, au-dessus des sens et même de la partie raisonnable, jusqu’au faîte de la pointe de l’esprit, montrant bien que son objet est plus relevé qu’elle-même, et que tout ce qui est créé, puisque pour l’atteindre il faut s’élever au-dessus de tout, et monter au-dessus de soi. Et ce qui est plus considérable, c’est que cette âme, ainsi élevée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant les rayons de la vue autant qu’elle veut, elle voit néanmoins son objet si obscurément qu’elle ne s’en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l’image de Dieu, que Dieu même ? Ce qui confirme ceci, est que l’âme ne pourrait s’élever plus haut pour atteindre un objet, sans savoir quel il est, si elle n’avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle 1571.



Livre second. De la foi nue, tant divine qu’humaine, et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l’âme.

Traité 3. De la foi nue, divine et humaine. Je puis tirer de ce que dessus cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, que c’est une connaissance générale du souverain bien, sans distinction des personnes ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchie 1572.

L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable, parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en quoi : ainsi l’acte de ce repos et simplement non aperçu puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison.

La foi nue a son siège au sommet de l’entendement, comme le repos l’a au sommet de la volonté. La foi commune à son siège dans l’entendement ; c’est pourquoi encore que ces deux sortes de croyances soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son effort plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, qui est que la foi commune ne simplifie pas l’entendement, comme fait la foi mystique, qui le dépouille de toutes pensées. C’est pourquoi elle est appelée simple et non la commune 1573.

Chapitre 6. De l’existence de la Foi Nue Divine.

Section première. Cette existence prouvée par raisons.

[…] [446] Ceux qui pratiquent l’oraison de repos sans goût doivent être persuadés en leur entendement que le souverain bien est en ce repos ; qui fait qu’ils ne s’y ennuyent, et ne croient pas perdre le temps d’y demeurer.

Section II : Suite des raisons pour la preuve de l’existence de la Foi Nue.

[…] [447] Sixièmement, bien que le repos soit sans saveur, et souvent amer en soi, la volonté néanmoins s’y arrête, et s’y plaît en même façon que s’il était bien savoureux, sans se mettre en peine d’être en l’un ou l’autre état, d’amertume ou de suavité : ce qui fait voir que la volonté prend un goût raisonnable et indépendant des sens. Si quelqu’un prenait une potion ou un morceau bien amers aussi volontiers que les viandes les plus savoureuses, on dirait que c’est à cause qu’il les croit fort utiles à sa santé. De même, quand on voit une âme également satisfaite du repos sans goût et de celui qui est savoureux, ce que l’expérience apprendra à ceux qui en auront acquis l’habitude, il faut que l’âme croie que l’un lui est autant profitable et agréable à Dieu que l’autre. Et comme dans le repos savoureux, elle reconnaît par le goût qu’elle y a, si conforme à sa volonté et qui lui donne tant de plaisir spirituel et surnaturel, que c’est son Dieu et son souverain bien ; elle s’attache de même au repos sans goût où elle croie le même objet, et parce que cette croyance n’est pas aperçue de l’âme, elle est appelée Foi Nue.

[…] [448] Neuvièmement, l’assurance avec laquelle la volonté se tient en cette oraison de repos sans avoir aucune lumière ni des sens ni de la raison, qui lui fasse connaître qu’elle est en bon chemin, est une bonne raison pour prouver qu’il y a une Foi Nue Divine. Si un aveugle se trouvait la nuit dans un bois plein de tant et de si différents chemins que le jour même les plus clairvoyants des routiers eussent de la peine à les tenir sans s’égarer, et que cependant ce pauvre [449] aveugle arrivât sans guide au but où il prétend, il n’y a personne qui ne dît que quelque bon génie l’aurait conduit si droit. De même quand on voit notre volonté aveugle cheminant par la nuit obscure d’une oraison où les plus éclairés ne voient goutte, et allant droit à Dieu avec si grande assurance, n’a-t-on pas sujet de dire que quelque lumière secrète et non aperçue la conduit ? 1574.

Taulère dit qu’Albert le Grand assure que le centre de l’âme est très merveilleux, très pur et très certain, que c’est la chose qu’on peut le moins arracher, et qui de toutes peut être le moins empêchée, qu’elle est la plus inhérente et qui persévère le plus, que nulle contrariété ni adversité ne se trouve dans ce fond, point d’image, point de sensualité, point de mutabilité ; il est sans aucune différence ou distinctions, qui procèdent de la fantaisie, comme dit saint Denys ; […] il est le suprême entre toutes les choses, et il n’y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur1575 parce qu’il n’a rien de commun avec la matière, ni avec les choses matérielles ; très certain, d’autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres. […] Ce fond ne peut être arraché ni par la sensualité, ni par les défauts des vices et des tentations charnelles : il ne peut non plus être empêché, l’âme ayant acquis une grande lumière par son étude, par son effort, et par sa diligence, qui lui est tournée en nature et en habitude ; en sorte qu’elle n’y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu’il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond, n’est mêlé d’aucune douleur, ni goûté dans la partie sensible 1576.



ARGUMENT [ouvre le tome II du Jour mystique] :

Je suis, dit-elle [la Sagesse], non comme une fleur renfermée dans un parterre environné de murailles de toutes parts, pour en empêcher l’abord à ceux qui la voudraient cueillir, mais plutôt comme une fleur qui pousse sa tige, épanouit, et développe ses feuilles autant odorantes que belles et éclatantes, au milieu des champs nullement clos, ou comme un lys argentin aux filaments et martelets d’or dans une vallée qui marque l’abaissement où je me suis réduit vivant sur terre. Il ne tient qu’aux âmes d’approcher de Moi […] Le saint Évangile nous représente cette même Sagesse incarnée, comme une fontaine publique, qui souffre par l’abondance de ses eaux, et qui en demande la décharge […] Il y convie et sollicite les âmes mêmes qui semblaient en être les plus indignes et les plus incapables, telle qu’était la Samaritaine […] Il ne manquera jamais de sa part à communiquer ses dons à tous ceux qu’il trouvera disposés à les recevoir […] Il leur donnera cette eau vive et vivifiante, non goutte à goutte, mais avec abondance […]

C’est ce que je prétends faire voir par ordre en ce petit traité, dans lequel il paraîtra que toutes les âmes chrétiennes sont capables de l’oraison et de la théologie mystique, qu’elle peut être utilement enseignée aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont le plus occupées ; qu’on y doit instruire les novices ou commençants, les simples et les ignorants, aussi bien que les doctes […]



Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l’oraison mystique.

Traité 5. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capables de la pratiquer.

Chapitre 1. Des personnes capables ou incapables de l’oraison mystique.

Section 3. L’oraison mystique doit être enseignée aux Commençants et aux Novices.

L’oraison sans actes et pensées, et qui n’a qu’un repos sans savoir en quoi on se repose, doit être enseignée aux novices, et à ceux qui ne font que commencer la pratique de l’oraison mentale, aussi bien qu’à ceux qui s’y sont depuis longtemps exercés ; et les livres qui en traitent ne doivent pas être défendus aux uns non plus qu’aux autres.

Pour preuve de cette conclusion qui paraîtra d’abord contraire aux sentiments de tous les Docteurs tant mystiques qu’autres, il faut remarquer que ceux qui ne sont pas mystiques, c’est-à-dire qui n’ont pas expérimenté cette oraison sans pensées et sans discours, bien qu’ils la croient, se persuadent que pour la pratiquer, il faut quitter tout à fait les bonnes pensées, ne plus méditer, oublier la Passion de Jésus-Christ et les autres mystères de la foi, et qu’ainsi cette oraison doit être pratiquée non par des Commençants, mais par ceux qui ont déjà l’habitude de ces méditations, et qui sont tellement remplis de bonnes pensées qu’ils en ont fait un magasin au-dedans de [12] leur mémoire. Ils veulent qu’ils aient déjà acquis toutes les vertus, parce que n’en produisant plus d’actes on ne les acquerrait pas, puisque leurs habitudes ne se peuvent que difficilement obtenir sans de bons actes. Et comme on dit qu’une absurdité posée, il s’ensuit plusieurs autres, de cette opinion absurde et sans vérité, il s’ensuit une autre qui l’est encore plus, savoir qu’il ne faut pas permettre aux Commençants et Novices la lecture des livres qui traitent de telle oraison, ni en avoir connaissance. […]

Section 5. Il faut enseigner aux Commençants l’oraison de repos sans goût.

Il faut enseigner aux Commençants et aux Novices non seulement la pratique de l’oraison de repos savoureuse, mais encore celle qui est sans pensées et sans goût ; je veux dire qu’ils doivent être instruit comment il faut prendre patience durant les sécheresses car, s’il leur est nécessaire de savoir l’oraison qui se fait par le moyen des bonnes pensées et des discours, pourquoi ignoreraient-ils le moyen de bien employer le temps par union avec Dieu, quand ils ne peuvent avoir des bonnes pensées et discours intérieurs ? Ce serait être semblable à ceux qui refuseraient du pain aux faméliques, pour en donner aux autres qui seraient remplis. Vous apprenez à vos Novices à bien méditer quand ils peuvent aisément faire oraison ; et quand ils sont en disette et comme affamés, vous leur enfermez le pain, leur cachant l’oraison, qui lors les peut sustenter.

Mais j’arraisonne ainsi les Pères maîtres : si vos Novices [21] demandant conseil vous disent qu’ils ne peuvent méditer ni avoir aucune bonne pensée tant ils se trouvent arides, que leur direz-vous, sinon qu’il faut avoir patience, se résigner et se tenir en repos selon le bon plaisir de Dieu ? Nous disons aussi la même chose quand nous enseignons l’oraison de repos sans goût. La différence qu’il peut y avoir, est que nous leur disons que, prenant patience, et se tenant en un repos souffrant, ils font aussi bonne oraison que s’ils méditaient et avaient de bonnes pensées. Et vous qui ne connaissez pas d’oraison de quiétude sans goût, vous les laissez dans la créance qu’ils sont sans oraison, tandis qu’ils ne peuvent produire de bons actes. De là arrive que comme il y a des âmes qui sont quasi toujours dans ces états d’aridité, croyant ne pas faire oraison, elles perdent courage et quittent tout là. Au contraire, j’ai vu quelques-uns de ces novices qui, ayant été instruits de cette oraison souffrante et attendante, témoignaient grande joie de pouvoir faire oraison dans un état où ils la croyaient impossible, se tenant fort fidèles sur l’assurance qu’on leur donnait que dans cette attente ils étaient aussi agréables à Dieu et souvent plus, que dans une plus douce oraison.

Et je puis dire que le défaut de cette [22] croyance, est la pierre de scandale et d’achoppement où la plupart des commençants trébuchent, perdent cœur, et souvent quittent tout à fait l’oraison, parce que s’y trouvant en aridité et s’y jugeant inutiles, ils pensent que hors de là ils s’emploieraient en quelque bonne action plus utile et que même ils pourraient exercer mieux et plus fructueusement la patience. Car c’est tout au plus ce qu’on leur dit, que demeurant ainsi ils pratiqueront la patience ; mais ils ne se persuaderont jamais que ce soit une patience si utile comme de sortir de l’oraison et aller travailler manuellement, faire quelque autre action pénible, dont le profit est évident plus que demeurer ainsi à ne rien faire, ce leur semble ; et l’aversion naturelle qu’a l’âme de demeurer ainsi en sécheresse aidera fort à cette persuasion ; d’où il arrivera qu’elle cherchera toutes les occasions de sortir de l’oraison contre la doctrine des saints ; ou si elle y demeure, ce sera avec trouble et inquiétude ; et ainsi elle n’aura garde de pratiquer l’oraison de repos sans goût, mais plutôt d’inquiétude très amère, sans pouvoir acquérir aucune habitude de tranquillité.

Et même quand nos jeunes contemplatifs se persuaderaient que demeurer ainsi en l’oraison, c’est bien pratiquer la patience, si vous n’y [23] ajoutez qu’ils font une fort bonne oraison, à la longue ils s’ennuieront. Que si quelque âme plus stimulée ne quitte pas l’oraison, se voyant toujours distraite et sans pouvoir de la faire, elle tombera en une espèce de désespoir, pensant être délaissée de Dieu, parce qu’elle ne croit pas qu’il y ait d’oraison sans bonnes pensées et actes intérieurs ou celle en laquelle on médite, ou au moins celle en laquelle Dieu opère par quelque opération surnaturelle. Elle voit qu’elle n’a rien de tout cela, car pour ce qui est des oraisons savoureuses et surnaturelles, ces âmes inquiètes qui ne pratiquent pas l’oraison de repos ne les ressentent guère.

Ajoutez à ce que dessus, que cette âme entendra dire que l’oraison est si profitable que sans elle on ne peut arriver à la perfection, elle en ressent même de grands désirs ; voyez en quel désarroi vous mettez cette pauvre âme pour ne lui pas enseigner l’oraison de repos sans goût, et si elle n’entre pas dans un labyrinthe dont elle ne pourra pas trouver l’issue, parce que vous lui cachez l’oraison de repos, qui est le fils d’Ariane seul capable de l’en tirer.

Ce qui doit encore obliger les directeurs prudents et charitables à découvrir le secret de cette oraison à leurs enfants, c’est qu’elle est un amour de Dieu sur toutes choses, une [24] élévation d’esprit à ce divin Objet, et une union immédiate avec lui, le sûr chemin qui conduit à l’oraison continuelle. Il ne faut pas frustrer les Novices de tant de biens, dont ils sont capables avec la grâce de Dieu, sans laquelle les plus anciens ne le seraient pas. Et quand on fait exception des Novices, cela doit être entendu de ceux qui en abusent, comme il est prouvé ailleurs.

Et à ce qu’on pourrait opposer qu’il faut commencer par les choses plus faciles, comme dit Aristote, et que cette oraison est presque inconcevable, je réponds que l’oraison sans pensées n’est pas plus difficile à entendre que celle qui se fait avec pensées et avec production d’actes, si elle est bien expliquée, comme il paraît par ce que j’en dis ailleurs ; et c’est une fausse persuasion de penser que l’oraison avec pensées est le rudiment et que celle de repos ne se doit pratiquer qu’ensuite : car elles doivent être exercées toutes deux dès le commencement, ainsi que je le prouverai en montrant quand il la faut pratiquer.

Les raisons que nous venons d’apporter, pour faire voir que l’oraison mystique doit être enseignée aux commençants, prouvent encore que la lecture des livres qui en traitent leur doit être permise 1577.

Chapitre 2. Si la Théologie mystique 1578 doit être enseignée […]

Section 2. Cette Théologie doit être enseignée aux simples et aux ignorants.

[…] Ce n’est pas à la faveur de la science humaine que l’on arrive à la connaissance de la Théologie mystique, qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire qui enseigne l’oraison sans pensées et sans autres actes qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques. Personne, disent quelques-uns 1579, ne peut comprendre les secrets mystiques [30] par la profondeur de la science, ou par la subtilité de l’intelligence, ou par quelque exercice que ce soit, mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer par sa bonté 1580.

Cette sapience, disent quelques autres, n’est pas de la terre, mais du ciel ; ne gît pas en belles paroles et bien agencées, mais en la vertu du Saint Eprit ; ne procède pas de la subtilité d’esprit, mais de la pureté de vie. En vain vous feuilletterez les livres, si vous n’en cherchez la jouissance, car on ne la tire pas de la science, mais de l’expérience, sans laquelle en entendra bien peu de tous ces parlers mystiques ; ce sont des secrets d’amour céleste : si on ne les goûte, on ne les comprendra pas 1581.



Traité 6. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’âme.

Chapitre 9. Qualité, noblesse et excellence de la suprême partie de l’âme.

Section 11. Effets de l’introversion de l’âme en son fond.

L’oraison de repos, ou la fonction de la pointe de l’esprit, qui est une introversion de l’âme en son fond, produit en elle beaucoup de biens et d’excellents effets.

Premièrement, elle l’unit à Dieu, parce que cette introversion est un amour très pur et très ardent, et que, comme dit saint Denys, l’amour tend à l’union, faisant sortir l’âme de soi-même pour l’unir à l’objet aimé, dans lequel elle est plus vivante que dans le sujet qu’elle anime.

Secondement, l’âme, en vertu de cette conjonction et union si intime et si étroite avec Dieu, devient son épouse consacrée et dédiée à ses plaisirs, l’objet de ses complaisances, tout éclatante des rayons de son ineffable beauté, et comblée de ses dons et richesses inestimables.

Troisièmement, dans cette union Dieu se découvre à l’âme ôtant le voile des images et des nuages des créatures, et bien que cette manifestation ou vision ne soit pas [272] intuitive, comme est celle des bienheureux, elle est néanmoins la plus grande qui soit sous le ciel, et l’âme y est enseignée de Dieu même, comme parle Isaïe [Chapitre 54]. Là parmi ses divins embrassements il lui révèle ses secrets, et cette âme étant comme une belle glace vive et profonde, sans tache des images et des affections créées, il lui communique sa clarté ; aussi cette union est appelée du nom de mystique Théologie, c’est-à-dire connaissance de Dieu très secrète, parce qu’au moyen de cette union l’âme acquiert une certaine connaissance expérimentale qui surpasse la science, et qui pour cela est appelé Sapience par saint Denys, ou très divine connaissance.

Quatrièmement, la suavité, la paix et le repos découleront encore de cette même source de l’expérience et de l’union de Dieu. Car cette introversion étant une conjonction très étroite de l’âme aimante avec le Bien-aimé, il faut que la joie soit abondante, et que d’elle suive la paix et le repos, qui même donnent le nom à cette Théologie et oraison mystique.

Cinquièmement, la perfection de l’âme par l’ornement de toutes les vertus, est encore l’effet de cette amoureuse introversion ; l’amour tend à l’union, transportant l’amant, et le faisant sortir de soi-même pour [273] l’unir à l’objet aimé et le transformer en lui. L’âme qui aime puissamment Dieu, se transforme si fort en lui de cœur et de volonté qu’elle ne veut plus que ce que Dieu veut, et la volonté étant unie, toutes les autres puissances qui en dépendent, demeurent transformées ; et la vie de l’âme changée en la vie du Bien-aimé par une ressemblance la plus grande qui se puisse trouver entre Dieu et la créature. C’est pourquoi elle doit avoir toutes les vertus en un degré héroïque, comme il est bien séant à une âme qui a acquis la divine ressemblance avec le Dieu des vertus. Cette âme ainsi arrivée aux très purs et très aimables embrassements de l’Époux céleste, se trouve très conforme à l’image de Jésus-Christ souffrant, se plaisant non seulement à faire des choses grandes pour lui, mais à souffrir toutes sortes de peines extérieures et intérieures, par un amour nu et soutenu de sa seule générosité, qui ne trouve de consolation qu’au seul accomplissement de sa sainte volonté.

Sixièmement, cette introversion conduit l’âme à l’état d’une oraison et présence de Dieu habituelle ou continuelle, qui est le but de la vie contemplative, parce qu’elle y apprend à ne voir que Dieu et adhérer à lui seul en toutes choses ; et comme nos yeux ne peuvent apercevoir les choses de ce [274] bas monde sans voir la lumière par laquelle elles sont vues et rendues visibles, de même cette âme élevée par cette lumineuse introversion voit Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, par lequel et pour lequel elles subsistent, sans être divertie de cette divine présence ni par les occupations extérieures ni par la fréquence des hommes, conservant par une intime, stable et essentielle introversion, l’unité d’esprit en toute multiplicité 1582.



Livre quatrième. De l’oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût.

Traité 7. Des diverses espèces d’oraison mystique savoureuse.

Chapitre 1. De la première espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est dans l’imagination et qui s’appelle assoupissement délicieux.

Section 4. Différences entre l’assoupissement mystique et le corporel.

Ces deux assoupissements diffèrent :

Premièrement, en ce que le corporel charge la tête de vapeurs, rends le corps pesant et paresseux au travail ; mais l’assoupissement mystique n’appesantit pas le corps. S’il demande la retraite, ce n’est pas par paresse, mais pour vaquer plus aisément à Dieu et se reposer en lui.

Secondement, le travail et l’occupation réveillent le corps, mais ils ne divertissent pas l’âme de son assoupissement, quand elle ne s’y porte pas par excès. [297]

Troisièmement, l’homme peut ou procurer ou éloigner par son industrie l’assoupissement corporel, le mystique dépend de Dieu ; l’âme pourtant le pourrait empêcher par un grand divertissement, ou par la résistance qu’elle y apporterait.

Quatrièmement, si l’assoupissement corporel cause la paresse, qui est une espèce de tristesse, le mystique est bien différent, puisqu’il rend l’âme allègre et contente.

Cinquièmement, l’assoupissement corporel rend l’homme terrestre, brutal, hébété, empêche les pensées des choses spirituelles ; le mystique rend l’âme dévote, intérieure, la confit en douceur et la plonge en Dieu.

Sixièmement, l’assoupissement corporel procède quelquefois de lassitude et empêche les fonctions du corps et de l’esprit ; le mystique rend l’âme allègre, prompte et plus propre à opérer, au moins spirituellement.

Section 6. Quelques raisons qui prouvent qu’en cet assoupissement mystique l’âme a une attention particulière à un objet qui n’est pas aperçu.

[…] La quatrième raison. L’expérience apprend que cet assoupissement mystique s’entretient mieux, se conserve et se rappelle quand il diminue, par des imaginations que par des raisonnements et des discours d’entendement. Car quand ce repos savoureux diminue, l’âme le rappellera facilement par de petites imaginations. Par exemple que tout ce monde n’est rien, que Dieu est tout ; et par un rebut de tout ce qui n’est pas Dieu, formé plutôt avec l’imagination, comme si elle chassait assez loin toutes choses, que non pas par discours et raisonnements. Ou bien s’imaginant une grandeur immense, à laquelle seule elle adhère en rejetant tout le reste. Ce qui me fait croire que ce repos assoupi est dans l’imagination et que c’est un rebut mystique imaginaire de tout ce qui n’est pas Dieu, parce que, selon la maxime de la philosophie, chaque chose est nourrie et entretenue de ce dont elle est composée ; et puisque ce repos mystique est entretenu et conservé par des imaginations, il doit être une opération de l’imagination, et je crois que c’est la même chose que l’imagination de cette grandeur immense et de ce rebut ; mais l’un est mystique et direct, et l’autre réfléchi ; et [303] le direct est entretenu et conservé par le réfléchi. […]

Section 8. Les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique, et comment.

J’ai dit que les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique par un repos savoureux de la volonté, et par une connaissance mystique directe, tant de l’entendement que de l’imagination. Ce que pour mieux entendre, il faut savoir, premièrement, que la Concupiscible et l’Irascible n’y opèrent pas du tout. Secondement, que la volonté n’y produit aucun acte. Troisièmement, qu’il n’y a aucune pensée ni de Dieu ni d’autre chose, la volonté se tient en un repos agréable adhérant à un objet qui n’est pas aperçu, auquel nonobstant elle a si grande attention qu’il l’élève, la suspend, la tient occupée sans produire ni acte, ni pensée, mais une simple suspension. C’est encore une grande tranquillité de l’âme qui s’essore et s’élève vers ce bien non-aperçu ; elle s’agrandit même au-dessus de soi et de tout ce qui n’est pas goûté dans ce Repos, avec un désaveu, au moins virtuel, de tout ce qui est au-dessous de lui 1583.

[…] Puisque ce tourment et agitation de la partie inférieure ne nous ôte point le goût et le repos de la quiétude de la volonté, de quoi nous mettons-nous en peine ? Qu’il demeure tant qu’il voudra : il suffit que nous soyons assurés que Dieu nous le laisse pour exercer notre patience.

Le second avis que je donne à l’âme est de ne s’efforcer pas plus que de raison, de ramener le sens à son devoir ; parce que cet effort qu’elle fera pour l’apaiser et l’attirer à son goût, ne lui peut être que préjudiciable en tel état pour plusieurs raisons : premièrement, parce qu’il est inutile, le sens n’obéissant pas à la raison. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l’inquiétude, croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal ; et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût. Le troisième raison est, que travaillant son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d’affaires qu’elle n’en peut digérer. Le soin d’apaiser ses sens est seul capable d’engloutir toute son attention ; celui d’entretenir le goût de Dieu n’en demande pas moins : ayant deux fusées 1584 à démêler si difficiles qu’à peine peut-elle satisfaire à une, comment le pourrait-elle à toutes deux ? Et ainsi elle tombera accablée sous le faix, comme l’a remarqué sainte Thérèse. La quatrième raison est, que le pénible et inutile travail que prend l’âme d’apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repos savoureux, parce que l’attention qu’elle donne aux sens, diminue celle qu’elle doit à l’entretien de ce goût ; et que le défaut d’attention et de coopération à telles grâces les diminue, ou fait évanouir tout à fait. […] L’entendement a honte de voir qu’il n’entend pas ce que l’âme veut, et ainsi il va de part à autre comme étourdi et tout étonné, car il ne s’assied et ne se repose en chose aucune. La volonté est si plongée en Dieu que l’inquiétude de l’entendement lui donne une grande peine ; et partant il ne faut point qu’elle en fasse cas, car il lui ferait perdre beaucoup de ce dont elle jouit, mais il faut qu’elle le laisse là et qu’elle s’abandonne entre les bras de l’amour, car Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en ce temps-là ; et presque le tout gît à s’estimer indigne d’un si grand bien, et à s’employer en Action de grâces. Il arrive souvent que quelqu’un voulant empêcher un autre de se noyer, se noie avec lui et perd la vie qu’il lui veut sauver : ainsi l’âme voulant tirer le sens au point de tranquillité et de repos, se noie avec lui dans les eaux de ses inquiétudes, perdant la grâce de son précieux repos 1585.



Traité 8. Des différentes espèces d’oraison mystique sans goût.

Chapitre 1. L’oraison mystique sans goût produit ses actes sèchement et difficilement.

Section 2. De la nature des sécheresses. [501]

Les sécheresses qu’on appelle autrement des noms de délaissements, d’abandons, de privations et semblables, ne sont autre chose que la difficulté que ressent l’âme à faire oraison. Ces sécheresses rendent le cœur stérile de bonnes pensées, et sont semblables à une bise ou à un vent froid qui flétrit les fleurs de la dévotion, et qui amortit et éteint toute suavité et suc spirituel.

Et comme le palmier produit ses dattes en des lieux arides, comme l’or se tire d’une terre sèche et stérile, crevassée, et la nacre de perle de la mer salée, cette oraison de même produit ses actes en amertume de cœur, ses bonnes pensées sont sèches et arides. Il ne faut pas parler à une âme qui est en telles sécheresses de garder de méthode en la production de ces actes, non plus qu’un prédicateur ou orateur qui a perdu la mémoire du discours qu’il avait prémédité ; il faut qu’il dise ce qui lui viendra en bouche le mieux qu’il pourra, à peine d’être sifflé. Que l’âme d’eux-mêmes qui se trouvant ce pitoyable état d’oraison, s’échappe et se tire de ce bourbier le mieux qu’elle pourra 1586.

Section 2. Le mot de négligence ou nonchalance mystique usité et approuvé dans la Théologie mystique.

[…] Nos mystiques sont quelquefois contraints d’user de termes extraordinaires pour signifier des choses fort difficiles à connaître et expliquer, et spécialement cette union avec Dieu qui se fait sans pensées. […] En tête de cet escadron marchera une [669] Deborah, car Dieu a donné le salut en la main d’une femme. C’est sainte Thérèse qui ne déguise pas les mots, mais les prend en leur plus naïve signification pour se donner à entendre. Voici ses paroles 1587 : il faut, dit-elle, laisser l’âme entre les mains de Dieu, qui fassent ce qui lui plaira d’elle avec la plus grande négligence de son profit et la plus grande résignation à la volonté de Dieu. En cet endroit on ne peut prendre ce mot que pour une négligence mystique, voulant dire que l’âme se doit laisser conduire à Dieu par la voie qu’il lui plaira, négligeant son propre profit ; et que quand il lui semblera qu’elle avance par l’oraison, n’ayant aucune bonne pensée, elle ne se doit pas mettre en peine de ce prétendu avancement, mais s’unir à Dieu par la voie ou par le moyen qui lui plaira davantage. Le bienheureux Jean de la Croix parlant de l’oraison de quiétude ou de repos, laquelle opère parmi les aridités et des sécheresses, dit 1588 que si en aridité et en sécheresse qui excite l’âme d’être seule et en repos, ceux à qui cela arrive, se savaient calmer et négliger toute œuvre intérieure et extérieure qu’ils prétendent faire par leurs industries et par leurs discours, ne se souciant d’autre chose que de se laisser conduire à Dieu, ils jouiraient en ce loisir sans souci de cette [670] délicate réfection intérieure, laquelle opère au plus grand loisir et négligence de l’âme.

Le Père Jacques de Jésus 1589 dans les notes qu’il a faites sur les œuvres de ce bienheureux Père, use aussi mot de sainte négligence ; et en la phrase seconde 1590 il montre qu’il ne faut pas avoir soin ni souci d’opérer, c’est-à-dire, d’avoir de bonnes pensées pour jouir d’une autre opération. C’est, dit-il parlant de lui, ce qu’il savourait souvent, et qu’il répète savoureusement, que nous laissions l’âme libre et sans souci, ajoutant que comme cette opération et cette faveur que reçoit l’âme, est réellement de Dieu, le soin et la prétention nuit pour lors, voire même au spirituel. Or quiconque dit prétention dit affection avec effet que l’âme a de tenir ce qu’elle a prétendu, y ayant en cela un peu de propriété et regardant cette œuvre comme fille de ses diligences, où elle a bonne part.

Le père Constantin use aussi de ce mot de négligence 1591. […]

Section 3. Le mot de négligence mystique en sa propre signification […]

Cette nonchalance ou négligence mystique est donc en l’âme un acte de grande résignation à la volonté de Dieu, qui pour lors ne veut pas qu’elle puisse avoir de pensées. [673] C’est une indifférence de les avoir ou non, qui la rend satisfaite de ce que Dieu ordonne : ce qu’elle peut faire en deux façons. La première, c’est lorsqu’étant en telle sécheresse qu’elle ne peut avoir de bonnes pensées, ou qu’ayant un repos savoureux ou un goût qui l’entretient suffisamment sans autre pensée, elle ne se met pas en peine d’en procurer ; et pour lors bien qu’elle ne fasse pas de réflexion que c’est par un tel motif qu’elle néglige ces bonnes pensées et se contente de se tenir en repos et en tranquillité, elle ne laisse pas de les négliger en effet. La seconde, c’est quand elle a une lumière et une vue, que pour se tenir en ce repos mystique et mieux pratiquer la tranquille patience, elle doit négliger ces bonnes pensées et demeurer indifférente ; et pour lors cette négligence est exprimée et signifiée à son entendement par cette vue et lumière. […]

Section 4. Comment l’entendement et la volonté opèrent dans cette oraison.

L’entendement opère en cette oraison par une vue simple sans discours, et la volonté par un repos délicat.

Nous avons dit ci-dessus que la volonté avait une nonchalance de produire des actes et ne se souciait pas d’avoir de bonnes pensées, parce que l’entendement lui fait voir qu’elles ne lui sont pas possibles et qu’elle se peut unir à Dieu sans elles, et qu’ainsi Dieu ne lui en voulant pas donner, elle se devait tenir soumise à sa volonté, ce qui lui donne ce repos.

Mais il faut savoir que l’entendement n’a pas toutes ces connaissances par forme de discours et de plusieurs pensées, mais par une simple vue contemplative sans raisonnement, et par une lumière fort déliée qui lui fait voir qu’elle se doit tenir contente bien qu’elle ne puisse opérer par bonnes pensées ni faire autre chose que se tenir en repos mystique. Cette lumière vient de la foi nue humaine qui est réfléchie en tant qu’elle est humaine ; mais directe, en tant qu’elle est divine. C’est-à-dire que cette lumière donne une connaissance réfléchie à [676] l’âme qui lui fait voir qu’elle ne peut opérer, et qu’elle ne s’en doit pas mettre en peine ni s’inquiéter de ce qu’elle ne peut pas avoir de bonnes pensées, et qu’elle ne s’unira pas moins à Dieu par une patience tranquille que par l’opération. Toute cette connaissance lui est donnée par une lumière de la foi nue en tant qu’elle est humaine, non par discours ou diverses pensées, mais par une simple vue ; et cette même lumière excite la volonté à se tenir en repos sans qu’elle voie par connaissance réfléchie en quoi elle se repose ; et c’est la foi nue, en tant qu’elle est divine qui lui donne cette connaissance qui est seulement directe mystiquement. Cette lumière lui montre encore, non seulement qu’elle ne peut pas opérer, mais qu’en l’état auquel elle est, elle ne doit pas s’y efforcer ; parce que si elle voulait opérer et chercher de bonnes pensées et des méditations, elle empêcherait l’oraison de repos, qui pour lors est en son droit et en ses appartenances ; et la lumière qui lui fait produire cet acte de ne vouloir pas opérer, porte toutes les raisons et les motifs qui l’y doivent induire, mais la plupart virtuellement ; au moins l’âme ne s’en aperçoit guère 1592.

Simon de Bourg-en-Bresse (-1694)



Ce capucin de la province de Lyon est lui aussi très remarquable : on sent qu’il a été comblé par la grâce. On ne sait « presque rien » de lui sauf qu’il fit profession en 1652, fut prédicateur et mourut à Saint-Étienne en 1694 1593. Il tenait le capucin Archange Ripault en particulière estime 1594, après des auteurs mystiques plus anciens, en particulier Jean de la Croix, Catherine de Gênes et Harphius. Comme tous les capucins, il connaissait Benoît de Canfield par cœur.

Les saintes élévations (1657) sont le seul, mais bel ouvrage écrit par Simon 1595. Ce « manuel » met de l’ordre dans la théologie mystique telle qu’elle est comprise au milieu du siècle : en treize points, huit degrés… L’intérêt réside dans l’approche expérimentale et la grande finesse psychologique avec lesquelles Simon expose toutes les étapes d’un vécu intérieur sobre, équilibré, doux et suave. Le style est direct, spontané et vivant, parfois fleuri. Le fond est élevé : il a vécu ce dont il parle même si, en introduction, il affirme une « extrême inexpérience » - dont nous doutons. Sa lecture est intéressante dès le début, ce qui est très rare chez ces auteurs « progressifs » qu’il vaut mieux souvent aborder par leur fin. Ici, on ne traîne pas longtemps : dès le troisième degré, « Dieu habite dans l’âme » par « infusion continuelle de sa grâce » ! La présence de Dieu incline à la parfaite conformité. La simplification conduit à l’unité.

Simon commence par accepter paisiblement la diversité des tempéraments voulue par Dieu :

Et ce qui est très remarquable, Dieu infiniment sage se conforme pour l’ordinaire au [10] naturel et à l’état d’un chacun, et lui donne les grâces qui lui sont propres, à l’actif pour le diriger dans la vie active, au contemplatif pour la vie contemplative, au religieux pour sa religion particulière, et au séculier pour sa vie séculière et divertie. Car c’est de lui qu’il est écrit qu’il atteint d’un bout jusqu’à l’autre fortement, et dispose toutes choses suavement. Et pour ce sujet les théologiens disent que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. […]

Il distingue plusieurs degrés :

Au premier degré nous nous occupons en plusieurs et diverses méditations prises sur des sujets tous différents ; et par ainsi, nous agissons beaucoup, et sommes dans une grande multiplicité.

Au second nous restreignons et recueillons notre esprit à une seule méditation qui est celle de Dieu, et encore pour le regard de sa seule immensité, de son existence et de sa simple présence ; et par ainsi nous commençons à nous simplifier.

Au troisième nous ne recherchons plus comme Dieu est présent, et nous ne nous évertuons plus grossièrement de produire des affections en sa simple présence ; mais par l’abondance de la grâce et opérations de Dieu en nous, et par une sainte habitude nous possédons les sentiments de sa simple présence et nous conservons une vue intérieure de lui tout présent, dans laquelle nous formons nos affections, non plus activement et grossièrement, mais passivement et intimement ; de sorte que nous devenons encore plus simples et détachés de nous et de nos actes.

Au quatrième, non seulement nous retranchons les méditations, mais encore les diverses affections sur Dieu présent. Et communément nous nous contentons d’une élévation simple, amoureuse et respectueuse notre esprit sur Dieu tout présent ; et par ce moyen nous [22] sommes rendus encore plus simples.

Au cinquième, comme plus passif et surnaturel, Dieu nous fait perdre notre propre activité, et tout notre effort grossier du quatrième degré avec lequel nous tâchions d’élever notre esprit à lui ; de sorte qu’il nous fait faire cette élévation d’une manière plus passive et surnaturelle, et par même moyen il nous rend plus simples et intimes.

Au sixième, Dieu nous prive du regard de notre entendement sur lui tout présent, et il ne nous laisse que le seul amour : amour sans aucune connaissance actuelle et par conséquent obscur et ténébreux, dont nous restons tout désolés, craignant de retourner en arrière et de devenir oisifs et moins spirituels, quoique pourtant nous devenions plus simples, plus intimes et plus élevés, en ce que nous sommes très noblement occupés au meilleur, qui est l’amour.

Au septième, Dieu nous laisse bien son amour, voire même il nous l’augmente ; mais il nous prive de tout le sentiment d’icelui ; voire même il nous en donne un sentiment tout contraire, par les diverses rébellions de la partie inférieure, et par le peu d’action et de résistance sensible de la partie supérieure, dont nous restons encore plus troublés et angoissés, mais en vérité plus simples, plus éloignés de nous et de nos actes, plus purgés de nous-mêmes et de nos imperfections, et plus déiformes.

Et au huitième, non seulement nous pratiquons toutes les vertus les plus excellentes [23], mais encore nous n’opérons plus imparfaitement, bassement, activement et humainement, mais très parfaitement, hautement, passivement et divinement ; en ce qu’en toutes nos œuvres nous sommes comme continuellement mus et agis de Dieu. Et par même moyen nous vivons dans une très grande simplicité, nudité et aliénation de nous-mêmes.

Et par cette simplification parfaite de nous-mêmes, nous acquérons une union, et si j’ose dire, une unité très admirable avec Dieu ; car comme dit l’Apôtre, celui qui, défunt et étranger de soi-même, adhère intimement à Dieu, il devient très glorieusement un même esprit avec lui.

Notons l’affirmation :

Et de grâce, remarquons bien ceci : vivant toujours en nous-mêmes et opérant par nos industries, nous n’acquérons que des vertus naturelles, morales, imparfaites et petites ; mais vivant en la présence de Dieu, nous exposant devant lui et nous dépouillant de nos propres activités pour laisser agir Dieu en nous, nous recevons de lui des vertus surnaturelles, infuses, très parfaites et excellentes.

L’oraison est pour tous :

Abus et ignorance extrême de dire que ces choses sont trop hautes et extraordinaires, lesquelles ne doivent pas être poursuivies d’un chacun ; car si elles sont hautes, et quoi de plus glorieux que d’aspirer à elles et travailler pour les acquérir ? Sainte Thérèse a bien dit que les âmes magnanimes qui prétendent à une haute vertu réjouissent Dieu et reçoivent de lui ses grâces plus abondantes, mais que les pusillanimes qui vont languissant après une vie commune contristent le Saint-Esprit et demeurent toujours pauvres de vertus.

Et puis ces choses ne sont hautes et extraordinaires [35] que par une opinion erronée, ou bien par la paresse et la corruption de notre vicieuse nature, et comme elles ne demandent pas les hautes spéculations et qu’elles consistent particulièrement en amour, certes elles sont pour tous, et particulièrement pour les plus simples ; et de vrai elles ne requièrent qu’une volonté bonne, véritable, sincère et ardente, laquelle je puis appeler toute-puissante, parce que Dieu Tout-puissant ne manque pas de la fortifier toujours de ses grâces, et pour cela saint Bernard assure avec vérité qu’elle est le plus grand trésor du monde.

Abus encore et ignorance de n’oser aspirer à ces choses par crainte des périls et illusions de Satan ; car les dangers de l’océan et des pirates ne détournent pas les avares marchands de la navigation et du riche trafic des Indes. Et cet homme ne serait-il pas extravagant, lequel s’arrêterait aux fondations de sa maison, sans vouloir bâtir plus haut par crainte de la hauteur ? […]

Qui me dira pourquoi […] si peu reçoivent de Dieu des grâces extraordinaires ? […] Comme nous lâchons nos yeux à la picorée1596, que nous parlons à tout propos, que nous suivons les impulsions de notre volonté, que nous sommes attachés à notre jugement, que nous ne voulons souffrir aucune persécution ; et en un mot, que nous ne nous faisons aucune violence pour vivre étroitement selon la discipline des saints, ces imperfections journalières détruisent autant et encore plus que l’oraison ne bâtit : nous [43] ne voulons donner aucun sang à Dieu, et Dieu très justement nous dénie son esprit.

[…] Soudain que nous commençons à goûter Dieu en l’oraison, nous nous sentons pousser de profiter aux âmes, et leur communiquer nos lumières et nos affections ; mais nous devons modérer nos ardeurs, jusqu’à ce que nous soyons plus confirmés en Dieu, et du commencement nous devons nous représenter qu’il n’y a que Dieu et nous au monde ; autrement voulant prendre l’essor, et n’ayant encore [48] que du poil soulet nous tomberions ridiculement.

Certes nous ne devons pas nous employer avec tant de zèle pour le bien des consciences que nous en perdions le repos de la nôtre. Et partant qu’il nous suffise d’avoir un ardent désir qu’un chacun boive ce vin très délicieux que Dieu nous verse avec tant de libéralité ; mais ne nous entremettons pas d’en être les distributeurs : si Dieu ne nous y appelle, nous devons avoir une très petite opinion de nous, et reconnaître combien nous sommes malpropres pour profiter à autrui.

[…] Éloignons de nous tous scrupules, car comme cette présence de Dieu est toute fondée en amour, les scrupules qui procèdent d’une crainte servile et mercenaire lui sont entièrement contraires. De plus cette présence de Dieu demande d’esprit tout tranquille et quiet, et les scrupuleux au contraire sont tous dans le trouble et l’inquiétude.

Deuxième degré qui est de la méditation sur la sainte présence de Dieu.

[…192] Et remarquons qu’en souffrant ou faisant une telle chose dans la vue de Dieu infini, parce que lui seul est, et afin que lui seul soit, non seulement nous verrons Dieu en elle, mais par abstraction de toute chose particulière, et par l’anéantissement de tout ce qui n’est pas Dieu, nous le verrons absolument partout, ou plutôt nous le verrons absolument en lui-même ; ou bien encore nous ne verrons que lui seul, et nous nous sentirons très admirablement et continuellement emportés et engloutis en tout ce que nous souffrirons et serons dans cet être infini, comme si nous avec toutes choses étions fondus en lui.

Et par même moyen, nous verrons Dieu non pas dès lors que nous souffrons ou opérons, mais comme dès le commencement, ou plutôt comme étant sans commencement et sans fin, car nous le verrons comme l’être absolument éternel et nécessaire, et comme le seul et unique être.

[194] Nous ne pouvons voir et trouver chose aucune, et particulièrement nous-mêmes hors de Dieu.

Nous ne pouvons faire chose aucune hors de Dieu et en laquelle Dieu ne soit.

Nous faisons toutes nos œuvres comme si Dieu les faisait et non pas nous, et ainsi par icelles nous contemplons Dieu, nous nous unissons à lui, nous entrons en lui, et nous jouissons de lui.

[…] Si Dieu voulait publier au monde notre transformation en lui, dont il nous a gratifiés, nous ne nous en inquiéterions pas, mais nous dirions avec une très douce paix : Seigneur, toute l’œuvre est vôtre, faites de moi à jamais tout ce qu’il vous plaira.

Si nous sommes accueillis de douleurs, de mépris et de persécutions, nous ne nous troublons pas, mais nous demeurons toujours tranquilles et contents, parce que nous demeurons dans notre rien, que nous ne nous recherchons pas nous-mêmes et que nous savons que celui qui seul est, opère tout cela.

Si Dieu quelquefois se cache et soustrait de nous d’autant plus qu’il semble que par cette soustraction, rigueur, âpreté et amertume il s’éloigne de nous, d’autant plus nous retournons, nous nous cachons, nous nous reposons, et nous nous transformons en lui sans aucune douceur ni sentiment, parce que demeurant toujours dans notre néant, nous connaissons que chose aucune ne nous appartient. […]

[196] Mais de plus, nous goûterons beaucoup plus de contentement en toutes ces choses que nous n’en aurions jamais ressenti en suivant notre propre volonté et nous recherchant nous-mêmes, car toute la peine et contradiction de renoncer à nous-mêmes sera en même temps changée en une joie extrême et ineffable, en ce que nous posséderons, non pas quelque grâce ou vertu créée, mais Dieu même infini, lequel seul nous contemplerons, aimerons et goûterons pour l’amour de lui-même […]

Troisième degré qui est de l’oraison affective sur la présence de Dieu.

[…252] Divine face de notre cher époux amoureusement riante sur nous1597 […] c’est Dieu qui se donne à nous passivement […]

Quatrième degré qui est de l’élévation amoureuse, adorante et offrante de notre esprit à Dieu présent.

Certes Dieu tout bon par sa grâce et opération efficace est la vraie cause de cette oraison passive et surnaturelle. Mais en deux manières, car il ravit quelques-uns en petit nombre à ce don sublime d’oraison extraordinairement dès le commencement de leur conversion 1598, il les élève à cet heureux principe de contemplation tout d’un coup ; et il se donne à connaître, à goûter, et [256] à jouir à eux, sans aucune préalable méditation, ni même mortification, et puis par ce doux feu d’amour il consume en eux toutes leurs impuretés vicieuses et les porte à une très exacte mortification, car si bien la contemplation n’est pas toute vertu, néanmoins elle cause toute vertu. Mais pour l’ordinaire il conduit la plupart à cette oraison excellente, bellement et pas à pas par sa grâce commune, et par leur fidèle coopération […]

[258] Savoir est quand la volonté déjà déprise de l’affection de toutes les choses d’ici-bas, Dame en tout le royaume intérieur, dominante sur toutes les autres puissances, maîtresse de son propre vouloir, recueillie, tranquille, et actuellement amoureuse et désireuse de Dieu. Et de plus, mue et agie par le Saint-Esprit, elle désire, passionne et recherche la face et présence de celui qu’elle aime. Et partant elle commande imperceptiblement, mais efficacement à l’entendement, de s’élever et s’écouler en Dieu tout présent, non pas par des sublimes conceptions de ses divines perfections pour s’exciter à l’aimer, car elle n’en a pas besoin, mais par un nu et simple regard sur lui tout présent, comme sur le seul et unique être, et sur le seul aimable et uniquement et infiniment pour l’amour de lui-même. […] Et par ainsi cette vue sur Dieu n’est pas une [259] imagination contrainte et forcée, mais elle est une redondance, une suite et un effet admirable de la volonté aimante et recueillie, laquelle cherche la face et la présence de son Dieu. Et par même moyen elle n’est pas une oisiveté, mais bien une opération très sublime de toute l’âme, laquelle agit très noblement en Dieu par ses deux puissances, l’entendement et la volonté. […]

[276] Premièrement l’essence divine est infinie et incompréhensible à nos esprits finis et très petits. Donc toutes nos ratiocinations et spéculations humaines, au lieu de la comprendre, elles la rétrécissent à leur capacité finie, et partant elles doivent cesser et succomber à sa gloire infinie, quand elle nous en fait la grâce.

Deuxièmement. Aucune spéculation humaine ne nous peut transformer en Dieu, mais elle nous laisse toujours en nous et ajuste Dieu à nous ; mais c’est l’amour et particulièrement le surnaturel, qui nous faisant sortir hors de nous, nous ravit et transforme en Dieu ; et par conséquent cette vue laquelle est toute amoureuse et surnaturelle. […]

[294] Nous nous sentons admis dans une solitude immense, dans laquelle Dieu seul habite, et en laquelle nous ne rencontrons ni nous, ni aucune autre créature.

Contemplant Dieu infiniment élevé au-dessus de toutes ses créatures nous nous écoulons et perdons très heureusement en Lui. Nous conversons familièrement avec lui et demeurons unis et transformés en lui, mais avec des respects comme infinis. Nous lui adressons nos prières d’une manière toute simple et inexplicable, avec une confiance toute filiale […]

Mais particulièrement nous nous trouvons enrichis d’un amour très ardent et très pur, car si dans les ténèbres de la sainte incompréhensibilité de Dieu nous ne pouvons pas le voir par notre raison naturelle et découvrir ses perfections souveraines ; nous pouvons toutefois beaucoup l’aimer, l’embrasser, jouir de Lui, prendre ses mêmes vouloirs et non vouloirs, et devenir un même esprit avec Lui.

Chapitre XXIV (donné en entier comme exemple)

Voici cinq défauts subtils que nous commettons, soit en nos distractions, soit en nos recueillements.1599

Le premier, nous contestons et combattons contre nos pensées superflues, nos distractions et nos tentations, et contre les objets d’icelles, comme contre quelque chose de réel ; et par ainsi elles s’impriment bien souvent plus vivement dans notre esprit, et nous inquiètent davantage.

Donc pour remède, après le reproche contre nous-mêmes et la confusion devant Sa Majesté infinie, laquelle sonde nos cœurs, découvre nettement toutes nos extravagances [342] et jamais ne nous abandonne. Anéantissons toutes choses, et particulièrement nous-mêmes dans cet abîme infini d’être, de lumière et de vie ; et ce même abîme qui anéantira nos personnes et tout ce qui est créé, dissipera et perdra soudain toutes nos distractions et tentations, et nous tenant fermes et assurés en notre rien, nous nous livrerons tous à notre très grand tout, et le laisserons combattre pour nous.

Le second est, que lorsque nous nous voyons distraits, pour nous recueillir, nous nous introvertissons. Mais premièrement. L’introversion suppose l’extraversion, et cependant nous devons être continuellement unis pour le total engloutissement de nous et de toutes choses dans notre grand Tout infini, le seul être existant, de sorte que chose aucune créée, quelle qu’elle soit, ne nous puisse distraire et désunir de lui. Deuxièmement. Nous introvertissant, nous nous enfuyons craintivement des choses, lesquelles nous devrions généreusement faire fuir et évanouir par la vue vive de Dieu tout présent et qui seul est en vérité. Troisièmement. Plus nous nous enfuyons de peur d’elles, comme de quelque chose réel, et plus leurs images s’impriment dans nos esprits et nous remplissent de distractions et de tentations. Quatrièmement. C’est toujours à refaire, car en nous nous enfuyant ainsi les choses, soudain que nous devons recommencer quelque œuvre extérieur, nous sommes derechef distraits et abattus en icelui [lui]1600. Cinquièmement. En nous introvertissant, nous nous recherchons imperceptiblement nous-mêmes, et aspirons à quelque [343] consolation sensible, comme il appert [arrive] parce que nous ne croyons pas d’être bien introvertis, et nous nous ne nous contentons pas nous-mêmes, que nous n’ayons quelque goût et expérience sensible pour nous assurer de que nous sommes unis.

Donc, pour remède, lorsque nous nous trouvons distraits et désunis de Dieu, soudain relançons-nous en lui, par une foi vive, mais simple et nue, par un nu et pur amour, par l’anéantissement de tout ce qui est créé, de nous et de tous nos propres intérêts et plaisirs, comme si nous n’étions pas, et par la vue vive de Dieu comme de l’être infini et seul existant.

Le troisième est que nous cherchons Dieu, car telle recherche suppose l’absence de ce très grand Tout infini, lequel nous est toujours très présent, et même qui est le seul être existant, et par conséquent elle fait que nous ne pouvons pas le trouver, en ce que nous le cherchons mal et par une manière qu’il ne faut pas.

Donc pour remède, possédons continuellement celui qui nous est toujours plus présent et intime que nous-mêmes, et qui est notre souverain bien. Et si nous l’avons pour quelque peu quitté de vue, soudain trouvons-le, possédons-le, et embrassons-le très étroitement par la perte et l’anéantissement de nous et de tout ce qui est créé, et par la vue vive de lui comme du seul être en vérité existant.

Le quatrième est que nous désirons Dieu, car tout désir marque en nous du vide, et de [344] l’imperfection, et étant dans le désir, nous ne sommes pas dans la possession et la jouissance.

Donc pour remède, possédons continuellement Dieu notre bien souverain et infini, tout et uniquement présent, qui nous remplit tous de tout lui-même, et qui se donne à nous en jouissance et fruition très admirable, en tant que la condition de cette vie le peut permettre et ne veuillons jouir de lui qu’en la manière qu’il lui plaira.

Le cinquième est, que nous jetons notre regard comme de nous-mêmes en Dieu, et par ainsi nous faisons quelque mouvement et acte propre pour tendre à Dieu.

Donc pour remède, demeurons continuellement unis à Dieu, par un regard sur lui comme sur le seul être existant, et par l’anéantissement de nous et de tous nos actes propres, comme venant de nous. Et par ainsi ce notre regard sera un regard non pas actif, mais passif et infus, tiré de Dieu hors de nous sur lui, de sorte que nous demeurerons toujours en notre rien.

Le soleil en son midi frappant par ses rayons un cristal transparent, il le pénètre intimement, et l’éclaire de toutes parts. Et par son efficace il tire de lui vers soi une splendeur réciproque, et cette splendeur réciproque du cristal vers le soleil est, non pas tant du cristal comme du soleil, lequel en frappant, pénétrant et illuminant le cristal, lui fait jeter et réciproquer cette splendeur vers soi. De même Dieu jetant ses regards amoureux [345] sur l’âme, dardant ses lumières favorables sur elle, et la prévenant et comblant de ses grâces efficaces, il tire d’elle par sa vertu infinie des regards très intimes d’un amour réciproque, lesquels en vérité ne sont pas tant de l’âme comme [que] de Dieu, lequel étant tout esprit, vie et lumière, prévient, pénètre, illumine et embrasse divinement l’âme.

Chapitre XXV.

Ces trois défauts, et qui seront les derniers, regardent la recherche de nous-mêmes.

Le premier est l’attache à quelque exercice de vertu, de dévotion et de prière, car nous sommes propriétaires de nous-mêmes, et de notre exercice, et nous nous rendons quelque chose, et partant incapables d’être anéantis et transformés en Dieu.

Donc pour remède, rendons-nous libres et dénués de toute propriété, du prix fait de nos prières vocales et de tout exercice particulier de dévotion, pour suivre en tout temps l’attrait divin, pour recevoir pleinement en nous à toute heure l’opération divine, pour mourir entièrement à nous pour nous anéantir [346] totalement, pour nous abandonner absolument à Dieu, pour nous laissez absorber et transformer en lui et par lui, et pour le contempler sans cesse sans aucun empêchement.

Le second est, comme j’ai déjà dit, que nous recherchions l’union sensible, ou bien quelque lumière, connaissance et assurance en l’esprit que nous sommes unis, sans quoi nous ne sommes pas contents, et craignons d’être éloignés de Dieu.

Donc pour remède, ne recherchons jamais aucune connaissance perceptible, ni par les sens ni par l’esprit, pour savoir si nous sommes unis ; mais unissons-nous à Dieu vivement autant que nous pourrons, mais par la foi simple et obscure, par un nu et pur amour, et par l’acte direct, vif et attentif, et non pas par le réflexe.

En un mot, permettons à cet Être infini que par ses lumières, opérations et mouvements intimes il nous réduise à rien, car n’étant plus quelque chose, et ne voulant plus être, nous ne nous fierons plus à nous et à nos actes, et nous ne nous rechercherons plus nous-mêmes ; mais voyant et expérimentant que Dieu est le seul tout, nous l’envisagerons continuellement et uniquement, nous ne nous fierons qu’en lui seul, nous n’aspirerons qu’à son pur amour, nous ne rechercherons purement que lui seul, et par ce moyen nous serons parfaitement anéantis en nous, unis, absorbés et transformés en lui.

La troisième est la trop grande recherche de ces imperfections et autres semblables ; car [347] par ainsi nous agissons trop, nous nous rendons quelque chose, demeurons toujours dans nous-mêmes, et nous quittons la vue de notre grand Tout infini.

Donc pour remède, recherchons et remarquons ces imperfections par une vue subtile sur icelles, et puis continuons notre vue vive et amoureuse sur Dieu.

En nous engloutissant et anéantissant dans ce divin abîme, nous nous oublierons de nous, de nos imperfections et de toutes choses, et Dieu duquel seul nous nous ressouviendrons, combattra pour nous, et nous rendra quittes de ces imperfections, beaucoup mieux que si nous faisions plusieurs bons propos sur icelles [elles], outre que cette simple vue de Dieu parfaitement pratiquée, nous dépouille insensiblement de tous les défauts contre elle.

Et ainsi sainte Catherine de Gênes disait : plusieurs font des bons propos, et plus ils en font et moins ils les gardent, parce qu’ils les font tacitement appuyés sur eux-mêmes ; et Dieu pour punir leur présomption et leur donner l’expérience de leur faiblesse, permet leurs chutes et rechutes continuelles.

Donc, hé mon Dieu, je ne veux pas former des bons propos sur l’amendement de mes fautes et l’acquisition des vertus ! Seulement je veux vivre continuellement dans la vue vive de votre Être souverain et de mon pur néant ; et encore non pas comme de moi, puisque je ne suis rien, mais de votre grâce et opération en moi, et dans cette vue je vous laisserai avec une grande confiance ma malice [348] extrême à corriger comme étant entièrement incorrigible à mes faiblesses, et à m’octroyer les vertus qu’il vous plaira, lesquelles sont toutes par dessus mes forces, mes forces qui ne sont que faiblesses.

Cinquième degré qui est du don de la présence surnaturelle, passive et infuse de Dieu.

[…] Nous ne ramons pas à force [399] de bras, mais que nous voguons à pleines voiles, enflés par le souffle du Saint-Esprit ; lorsque nous ne sommes plus tant agissant nous-mêmes comme [que] souffrant [supportant] les divines opérations en nous […]

[410] la Théologie mystique est une appréhension et connaissance surnaturelle très haute et expérimentale de Dieu, de sa bonté infinie, et de sa présence très intime, obtenue par l’union très sublime d’amour et de douceur que la volonté a de lui. […]

Sixième degré qui est de l’amour admirable de Dieu, sans vue et connaissance actuelle.

[457] Et c’est pour lors que l’âme ne regarde plus Dieu comme un autre, un second et un distinct d’elle, car l’aimant très purement et lui adhérant très intimement, sans aucune vue et connaissance sur lui, et ne se pouvant plus regarder elle-même ; par conséquent elle ne voit aucune distinction entre lui et elle. Et par ce moyen elle devient, comme parle l’Apôtre [Paul dans I Corinthiens 6, 17], « un même esprit avec lui ». Et, ô merveille très grande ! La condition d’égalité, laquelle Aristote requiert ès amants se rencontre admirablement entre Dieu infini et l’âme, ce chétif vermisseau, car l’âme ne pouvant plus voir de distinction entre Dieu et elle, non seulement elle entre dans une certaine égalité avec Dieu, mais encore dans une union, une unité, une transformation, et une perte de toute elle dans Dieu. […]

Septième degré, qui est de l’amour sans sentiment, ains [mais] avec des sentiments tout contraires ; ou bien de la privation et déréliction intérieure, passive et surnaturelle.

Au second, troisième, quatrième, et cinquième degré, nous nous écoulons comme continuellement en Dieu tout présent et actuellement [réellement] ressenti ; et nous conversons avec lui par mille actes délicieux d’admiration, d’adoration, d’offrande et d’autres. Mais c’est comme avec un second, un autre et un distinct de nous. Au sixième degré cette distinction est ôtée  en ce que nous aimons Dieu sans aucune connaissance et vue sur lui ; mais elle n’est pas ôtée parfaitement, en ce que nous connaissons que nous aimons et que nous ressentons notre amour, de sorte que nous ne sommes pas parfaitement anéantis ; et dans la première purgation de ce degré, cette distinction est encore plus parfaitement ôtée, par le terrassement et la mort de notre nature inférieure, mais l’esprit vit encore par ses actes.

Or Dieu prétend que par une très intime union de nous à lui cette distinction s’évanouisse entièrement, que nous ne sortions plus aucun acte nôtre, et que nous ne puissions plus nous voir nous-mêmes, comme si nous [527] n’étions pas, et que jamais nous n’eussions été ; afin que de Dieu et de nous il se fasse un même esprit, par le total anéantissement de nous-mêmes, par une entière transformation et diffusion de nous en Dieu, et par un amour très pur que nous lui porterons, comme au seul et unique Être : conformément à cette parole de l’Apôtre [I Cor. 6, 17], qui adhère à Dieu comme à l’Être infini tout soutenant et unique, il devient « un même esprit avec lui ». […]

Mais en cette seconde purgation, l’âme est entièrement déchassée de la présence de son Dieu, elle ignore et méconnaît tout son amour, elle résiste à ses rébellions sans aucun sentiment, elle opère vertueusement sans connaissance ni satisfaction.

Que si craignant de se perdre parmi ses extrêmes misères et ne pouvant vivre sans son Dieu, sans sa présence et sans son amour, elle s’efforce de s’élever amoureusement vers lui, elle sent soudain comme un poids de pesanteur insupportable qui tombe sur son entendement et sur sa volonté, comme si tous ces degrés passés n’eussent été que fiction et tromperie.

[…] C’est cette parfaite union de nous à Dieu, et si j’ose dire unité, sans aucune distinction ressentie de lui et de nous, laquelle Dieu prétend de nous, et de laquelle l’Apôtre parle : qui adhère nuement à Dieu, il devient « un même esprit avec lui » ; car comme nous n’opérons plus, ou du moins si peu, et qu’encore nous ne [535] ressentons pas ce peu, nous ne pouvons plus nous voir et nous sentir, mais nous demeurons tous absorbés et perdus en Dieu.

[…] C’est une déification très excellente et inexplicable. Et entre autres raisons, par ce que l’âme apprend à se passer de Dieu même pour son amour, c’est-à-dire qu’elle renonce à tout le goût de Dieu et à Dieu même, pour tout ce que Dieu la regarde. […]

Huitième degré, qui est de la sainte opération, et des vertus sublimes : fruits nécessaires des degrés précédents. Solitude surnaturelle et admirable des âmes d’oraison.

Dieu nous dit et nous promet par son prophète : je conduirai moi-même l’âme juste, ma bien-aimée, dans la solitude 1601, et là je parlerai privément à son cœur et pour donner des effets [vêtements] glorieux à ses saintes promesses.

Il loge surnaturellement et passivement l’âme sainte dans une solitude très admirable, pour l’entendement et pour la volonté, pour la pensée et pour l’amour tout ensemble, dans laquelle elle ne peut voir ni sentir, ni aimer aucune créature, ni encore elle-même, mais Dieu seul.

Solitude si vaste et si profonde, que quoi que l’âme fasse, en quelque lieu qu’elle soit, et quelque compagnie qu’elle fréquente, il lui semble que chose aucune d’ici-bas ne [563] l’accompagne, que tout n’est que songe et moquerie, que tous les hommes sont morts pour elle, que tout est perdu et anéanti pour son regard, et qu’elle-même n’est pas, mais que Dieu seul est, lequel par conséquent elle veut uniquement contempler et aimer.

Solitude encore si naturelle et bien-aimée, que l’âme traitant d’affaires, parlant et conversant, elle ne sorte pas d’icelle[elle], ni n’en veut pas sortir, mais elle souhaite ardemment et espère fortement par la grâce de son Dieu, de vivre sans interruption dans icelle, et de mourir heureusement avec elle.

Et de vrai, l’âme unie intimement à Dieu par pensée et par amour, comme à l’être infini tout soutenant et unique, elle devient inunissable à toute créature. Tout occupée par ces deux nobles puissances, l’entendement et la volonté en Dieu, cet objet infini, tout l’ennuit, toute personne la lasse, et toute amitié des créatures la surcharge, jouissant de Dieu par un regard amoureux sur lui tout présent, lui, dis-je, l’objet infiniment rassasiant des bienheureux : elle est tout abstraite et aliénée de tout le reste, comme d’un pur rien.

Elle opère à l’extérieur comme les autres, et ne manque pas au devoir de sa vocation, mais bien différemment des autres pour l’intérieur, car c’est sans attache ni plaisir ; elle parle au-dehors aux personnes, mais plus au-dedans avec Dieu ; elle rit honnêtement à l’extérieur, mais sans aucun goût intérieur ; elle mange, et ne sait bonnement quoi ; elle vit, et ne sait pas comment. […]

Les effets de cette conformité, uniformité, et si j’ose dire déiformité de notre volonté [572] avec la divine, sont très excellentes […]

1. Nous dressons les yeux de notre esprit pour considérer attentivement et exécuter diligemment tout ce que Dieu veut faire de nous, sans nous soucier l’autre chose. […]

3. En toutes nos œuvres extérieures et intérieures, nous nous unissons en un moment à Dieu, pour connaître en icelles sa volonté, et lui donner au même temps des effets.

4. Nous faisons toutes nos œuvres non pas comme si nous les faisions nous-mêmes, mais comme si Dieu les faisait, et hors lui nous n’en pouvons faire aucune. Et ainsi en icelles [elles] et par icelles nous trouvons toujours Dieu, nous le contemplons, nous nous unissons à lui et nous jouissons de lui. […]

8. Nous jouissons d’une grande liberté d’esprit, exempts de tous scrupules, et de toutes inquiétudes intérieures, disant souvent à Dieu : Seigneur, vous savez comme je ne veux autre [chose] que l’accomplissement de votre sainte volonté, faites me la connaître s’il vous plaît. […]

10. Si les hommes s’aperçoivent de nos grâces, et nous louent pour icelles, nous ne nous y complaisons pas ; et aussi nous ne nous en troublons aucunement, mais nous nous en remettons entièrement à Dieu, et à sa sainte volonté, lui disant : « Hé seigneur, toute [573] l’œuvre est vôtre, faites en moi tout ce qu’il vous plaira ».

11. Rencontrant une âme désintéressée d’elle-même, et unie à Dieu comme nous, nous avons une très grande conformité d’affection avec elle, et nous l’aimons d’un amour mutuel très grand, car la ressemblance est cause de l’amour. Et Dieu à qui nous sommes unis avec tant de ressemblance nous unit entre nous. […]

Et de vrai, il n’y a que les seules personnes d’oraison qui sachent véritablement aimer le prochain. […]

[582] elles lui portent toujours le même amour cordial [du cœur], parce que ne l’aimant et ne le pouvant aimer que pour Dieu, et nullement pour elles, leur amitié est immortelle. Parce qu’étant toujours en l’oraison aux portes de la divine miséricorde, et ne pouvant vivre un seul moment sans elle, elles ne peuvent que pardonner et faire miséricorde au prochain […]



Paul de Lagny (-1694), missionnaire visiteur



Paul de Lagny prit l’habit à Amiens en 1630. Missionnaire au Levant de 1640 à 1649 puis de 1660 à 1662, « presque aussitôt après son retour de mission le Père Paul de Lagny fut nommé maître des novices au couvent de Saint-Jacques, au chapitre de 1651. « C’était une véritable mère spirituelle pour ses enfants ; il les aimait tendrement, et s’il était obligé de leur faire pratiquer les coutumes de l’ordre par quelques morti­fications ou des réprimandes publiques, il adoucissait cela par des termes si doux, si affables, dans les con­versations particulières, que l’on courait à lui comme au médecin des âmes. Il leur apprenait ces conversa­tions divines que l’âme religieuse goûte dans l’oraison, la retraite et le silence 1602. »

Pendant la dizaine d’années où il exerça cette charge (avec deux interruptions pour être secrétaire provincial), il s’efforça de former des religieux capables de remettre sur pied l’ancienne pra­tique qu’il avait vue observer dans sa jeunesse.

On peut en effet constater dans tous ces textes franciscains l’existence d’une belle tradition intérieure soigneusement transmise de maître à maître des novices depuis le XVIe siècle. Le père Ubald en est très conscient, lui qui cite avec soin une « lignée » de Pères maîtres qui rayonnaient intérieurement

Pacifique de Saint-Gervais, 1574-1576 ; Mathias Bellintani del Salo, 1576-1588 ; François de la Briga, 1588-1590 ; Luc de la Terce, 1590-1592 ; Anselme de Rhegio, 1592-1594 ; Benoît de Canfeld, 1594-1595 ; Archange de Penbrock, 1595-1596 ; Honoré de Champigny, 1596-1599 ; Archange de Penbrock, 1599-1606. Le noviciat passe alors au couvent de Meudon où le premier Père Maître fut le P. Louis d’Argentan. Le P. Benoît de Canfeld sera aussi le premier Père Maître au noviciat de Rouen en 1595 pendant six ans, et il aura pour successeur le P. Louis d’Argentan (1602-1606)1603.

C’est ainsi que nous avons pu voir la Règle de Benoît très étudiée et revécue de l’intérieur par Simon de Bourg-en-Bresse.

Deux fois maître des novices à Paris, confesseur des capucines, le P. de Lagny se consacra pendant trente ans à la visite des malades pauvres et mourut au couvent Saint-Jacques. Il laissait une douzaine d’œuvres, dont deux en grec. 

Composé en 1658, sept ans après sa nomination comme maître des novices, son Exercice méthodique de l’oraison mentale… est un beau texte, mais fort long, un peu diffus de par sa volonté de répondre aux besoins divers de novices. Le Chemin abbrégé de la Perfection chrétienne (1673, réédité en 1929) serait son chef-d’œuvre spirituel. Tout tient dans la conformité à la volonté de Dieu, comme pour Canfield : « l’âme supposant les soins que Dieu a de son salut, elle ne s’en met plus en peine […] elle se fie totalement à sa souveraine bonté1604. » Les deux œuvres sont à considérer sur un même pied d’égalité :



L’EXERCICE MÉTHODIQUE… (1658)

Cette œuvre de taille généreuse reflète la découverte de l’intériorité. Voici des extraits du cinquième traité de la première partie1605. La vie intérieure commence par une période heureuse de quelques années :

[189] Toutes les consolations sensibles qu’on reçoit au service de Dieu, ne sont autre chose qu’un épanouissement du cœur, qui se réjouit par l’appréhension d’un bien présent, de sorte que selon que le bien est plus ou moins fortement conçu dans l’imagination, aussi la joie qui en résulte paraît plus ou moins sensible. De cette explication, il est facile de connaître que tous les goûts qu’on ressent dans les exercices de la piété se retrouvent uniquement au cœur, comme dans leur propre sujet, et seul capable de joie et de tristesse ; et qu’étant chose sensible, ce n’est rien de spirituel ; que si néanmoins on leur en donne quelquefois le nom, ce n’est qu’improprement, et pour les distinguer des autres satisfactions qu’on ressent, lorsque les sens jouissent parfaitement de leurs objets ; et qu’il y a rien d’ailleurs, qui en divertisse le plaisir. […]

Mais Lagny ne les méprise pas : c’est en effet « [193] une merveille de voir les douceurs dont Dieu prévient les personnes qu’il veut attirer ». Par ce moyen, « [195] Il lui départ des goûts sensibles […] plus délicieux que ceux qu’elle ressentait dans son vice ».

Il ne faut pas s’y arrêter. L’âme poursuit son chemin vers des consolations plus hautes :

[196] Chapitre V. Des consolations intérieures que l’âme reçoit de l’oraison dans les vies illuminative et unitive.

Il faut premièrement savoir que les âmes de ce second état sont toutes embrasées d’amour : que l’amour est un feu ; et que les faveurs qu’elles reçoivent de Dieu sont autant de gouttes d’huile épanchées sur leur cœur ; mais qui doute que l’huile jetée dans le feu n’excite des flammes ? Et que les grâces de Dieu reçues dans un cœur purifié ne l’enflamment encore davantage en son saint amour que lors qu’il était rempli d’immondices ? […]

Ces âmes donc aiment leur divin époux, non précisément parce qu’Il leur est bon : mais principalement parce qu’Il est bon en lui-même. Elles rendent de grands services et de profonds respects à son nom adorable, non simplement parce qu’Il est tout comme de l’huile, et de l’huile épanchée qui se prodigue et se communique à tout ceux qui en veulent ; mais souverainement parce qu’il est saint en soi-même, aimable et digne de toute louange. Et la satisfaction qu’elles en reçoivent paraît beaucoup plus pure, et [199] plus grande que dans les états précédents, parce que comme le bien universel est absolument préférable au particulier, aussi y a-t-il plus de plaisir de se réjouir d’un bien commun, que d’un bien privé. Et c’est la raison pourquoi la principale joie des bienheureux dans le ciel ne procède pas tant de ce qu’ils possèdent Dieu le souverain bien en leur particulier, comme de ce que Dieu est le souverain bien de soi-même et de toutes les créatures raisonnables : ils entrent dans les intérêts de ce premier de tous les êtres et de ce bien universel, duquel dépend le bonheur de tous les êtres particuliers. […]

Mais suivent bientôt des années de « peines intérieures », expression préférable, car plus large, au terme « sécheresses » :

[212] Chapitre IX. Le troisième principe des peines intérieures qu’on ressent en l’oraison, c’est Dieu même qui par une certaine manière de délaissement tout mystérieux, semble abandonner l’âme à elle-même, et la laisser en proie à ses ennemis. […]

[217] Le cinquième remède sera de faire réflexion à quel dessein vous venez à l’oraison ? À quelle intention ? Et ce que vous y prétendez faire ? Si vous y venez à dessein de vous y satisfaire vous-même, et en intention d’y être fort recueilli pour y être fort consolé, je vous conseille de ne pas passer outre, et de ne pas commettre cette espèce de sacrilège convertissant les dons de Dieu en votre propre gloutonnerie spirituelle. Si vous prétendez de faire une bonne méditation, pour tirer une bonne résolution, et de cette résolution passer à la pratique de la vertu, afin de vous rendre plus agréable à Dieu, votre attention est droite jusques là. Mais si vous vous inquiétez, parce qu’il a plu à Dieu que vous ayez passé tout le temps de votre oraison en distractions, en ténèbres, ou en aridités, dès lors vous pervertissez votre intention, quand vous recherchez votre propre satisfaction et non celle de Dieu, quand vous désirez qu’Il s’accommode à vous et non vous à Lui. […]

[221] les opérations des âmes de cet état étant presque toutes dégagées des fantômes de l’imagination et des goûts sensibles du cœur, elles ne sont plus sujettes à être trompées ni par la splendeur des lumières, ni par l’obscurité des ténèbres, ni par l’amorce des douceurs, ni par la privation des consolations qui flattent ou qui abattent la nature, puisque s’élevant au-dessus de cette basse région, elles ne font estime que des opérations relevées de l’esprit et de la vertu. Reste donc qu’elles viennent immédiatement de Dieu, qui veut éprouver la fidélité de ses épouses par son absence, qui les délaisse par la suspension de ses grâces sensibles, pour les combler de celle de l’esprit ; qui les afflige au corps pour les faire mériter en l’âme ; et qui enfin, les abandonnent pour leur faire ressentir quelque chose de l’état douloureux où sa sainte âme fut réduite, lorsqu’elle se vit abandonnée de son Père à la croix, et par cet abandon s’unir plus parfaitement à elle. […] Car le moyen de se parer contre Dieu ? Que si c’est son œuvre, qui le pourra détruire ? Et s’il a dessein de perfectionner l’âme par cette voie, qui osera lui contredire ? Le saint homme Job décrit parfaitement bien cette peine intérieure de l’âme juste, avec son remède, comme celui qui avait eu expérience de l’une et de l’autre […]

Il insiste sur la persévérance, quelles qu’en soient les peines :

[222] Chapitre 10. De l’oraison continuelle.

Plusieurs estiment l’exercice de l’oraison, plusieurs en parlent, plusieurs le commencent, et très peu néanmoins en continuent la pratique, nonobstant les mouvements intérieurs que Dieu leur donne de s’y abandonner plus souvent […]

Je remarque deux raisons principales :

Du côté de la volonté, en ce que l’âme […] se lasse enfin de ce pénible exercice de la mortification […] pour se donner une large liberté qui lui permet de voir, de parler, de manger, de se divertir, de passer le temps, etc. […]

[223] la seconde raison se prend de la part de l’entendement qui ne peut s’accoutumer aux ténèbres, aux aridités, ni aux privations que Dieu envoie souvent à l’oraison pour supplanter son orgueil, et son appétit insatiable qui veut toujours voir, goûter, connaître, raisonner, afin de faire éclater ensuite cette lumière divine en l’âme. Mais comme notre esprit ne connaît et n’approuve pas cette sorte de conduite, parce qu’étant purement spirituelle, elle combat la sienne qui est toute sensible, de là vient qu’il se dégoûte de la pratique de l’oraison, où il ne trouve pas le goût et les lumières qu’il prétendait y rencontrer. […]

À ces deux raisons plus universelles, l’on en peut ajouter une troisième fondée sur la pusillanimité de plusieurs âmes qui se contentant d’une vertu médiocre, n’aspirent pas d’en acquérir la perfection ni par conséquent de pratiquer souvent l’oraison mentale, qui est le moyen plus efficace, plus ordinaire, et plus facile que Dieu nous présente pour l’obtenir. […]

[…] Si l’âme est d’autant plus à estimer qu’elle fait des opérations plus nobles. Quoi de plus relevé que de prier Dieu sans interruption ? Puisque par l’oraison continuelle nous nous élevons continuellement de la terre au ciel, nous nous unissons véritablement à notre premier Principe, nous arrivons à la fin pour laquelle Il nous a créés ; nous imitons tous les anges qui l’adorent sans cesse et ressemblons à la sainte humanité de Jésus-Christ Notre Seigneur qui est assis à la droite de Dieu son Père où il nous sert de médiateur et qu’il prie continuellement pour nous au ciel cependant que nous sommes pèlerins en terre. […]

Chapitre XI. Les sept degrés de l’oraison continuelle.

[…] Le cinquième et dernier degré d’oraison continuelle s’appelle Habituel, et s’entend être véritablement formé en l’âme, lorsqu’ayant passé par tous les degrés précédents, d’actuel, d’assidu, de persévérant, et de fréquent, enfin il se forme une grande facilité dans les puissances de tendre toujours à Dieu par le moyen d’une certaine habitude actualisée, qui l’occupe sans interruption, et fait que l’âme se trouve plus en Dieu qu’en soi-même ; et qu’elle Le considère davantage le Bien-aimé de son cœur, dans toutes les actions qu’elle fait, que les actions mêmes qu’elle opère quoiqu’avec application d’esprit.

Ce degré consiste en deux opérations principales, dont la première est une élévation habituelle de l’esprit au-dessus de toutes choses créées, qui fait que l’âme ne peut plus rien considérer avec attention, et estime, qu’autant que les choses ont du rapport à Dieu ; de sorte que ne les pouvant pas même regarder avec réflexion, elles ne font plus aucune impression sur les sens, et ainsi l’âme demeure toujours désoccupée de toutes les créatures, et ne s’en trouve jamais embarrassée jusques au point de l’empêcher d’être unie à Dieu, et ce par un regard confus, qui lui fait contempler la beauté de sa divine Face dans toutes choses sans en pouvoir être divertie, que par de petits accidents qui ne sont pas de durée ; et ce regard confus par lequel l’âme contemple Dieu incessamment, est une oraison continuelle, dont le Saint-Esprit est le premier moteur, pour l’y conduire sans erreur, pour la faire agir à l’extérieur sans en être divertie, et lui faire enfin obtenir toutes les grâces qui lui sont nécessaires. Et c’est en ce sens qu’il faut entendre ces paroles de l’Apôtre, quand il assure que le Saint-Esprit aide notre faiblesse en l’oraison, comme ne sachant [232] pas ce que nous y devons demander ; mais qu’Il demande pour nous avec des gémissements inénarrables1606, en ce qu’Il nous fait prier d’une manière si extraordinaire et si relevée, qu’il n’y a que Lui seul, qui pénétrant le secret des cœurs en puisse avoir la connaissance.

La seconde opération de ce degré, consiste dans une adhésion très forte et très immuable de notre volonté à celle de Dieu, que nous regardons par une vue confuse, mais continuelle, comme le principe et la fin de toutes nos actions, de sorte que notre volonté étant fondée et enracinée dans l’habitude de toutes les vertus morales et divines, aussi bien que dans celle de la charité, comme témoigne l’Apôtre1607 : In charitate radicati, et fundati. L’âme devient lumineuse, et douée de cette suréminente science de Jésus-Christ, qui surpasse de beaucoup celle que le commun des hommes est capable de concevoir par les lumières de la raison naturelle, parce que celle-ci se reçoit dans l’intelligence, et se réduit en acte par des espèces déiformes que Dieu répand continuellement dans cette âme, qui l’élèvent au-dessus de la commune manière d’agir des autres, pour toujours aimer Dieu au-dessus de toutes les créatures, et sans en pouvoir être divertie par ses passions que bien difficilement, à cause de l’abondance de la grâce qu’elle reçoit sans cesse, et de la forte habitude des vertus qu’elle a contractées : si bien que connaissant et aimant toujours Dieu habituellement, elle l’honore, elle le loue, elle l’adore, elle le prie sans interruption.





LE CHEMIN ABBRÉGÉ DE LA PERFECTION (1673)

Le père Ubald, éditeur et grand connaisseur des spirituels franciscains, écrit1608 :

“Il y a là vingt et un sections ou chapitres, et l’on sent dans le P. Paul l’héritier direct du P. Benoît de Canfeld et de ces vieux Pères Maîtres des Capucins de la rue Saint­-Honoré. On trouve chez lui, comme chez ses pré­décesseurs, la même distinction entre la volonté essen­tielle et la volonté éminente, la même prédication de la conformité de notre volonté avec la volonté divine, le même enseignement que notre oraison se conforme d’or­dinaire à l’état de notre volonté, parce que dans l’oraison « l’entendement reçoit beaucoup plus d’assistance de la volonté dans les aspirations surnaturelles... que la volonté n’en reçoit de l’entendement.

Et tout est présenté dans un style parfait et nous lisons aujourd’hui ces pages avec un plaisir infini, comme si l’on mangeait un fruit savoureux.

Si nous osions exprimer ici notre pensée entière au sujet de ce petit livre d’or le Chemin Abbrégé, nous dirions que de tout ce que les Capucins français ont écrit sur ce sujet au XVIIe siècle, aucun volume n’est plus totalement et plus bellement représentatif de leurs doc­trines spirituelles.”

Voici des extraits des sections VIII à XIX :

SECTION VIII. Pratique générale de cet Exercice qui explique les trois états de la volonté de Dieu, et de l’âme qui s’efforce de l’accomplir.

[…] L’Exercice de la volonté de Bon Plaisir de Dieu nous rend agréables à sa divine Majesté par la spéciale pra­tique des trois vertus théologales, Foi, Espérance et Charité qui sont ici dans leur force. D’où il s’ensuit que l’âme ne cherche plus que Dieu, ne veut que Dieu, n’aime que Dieu, n’opère que pour Dieu, ne soupire qu’après Dieu et ne veut connaître que Dieu. Non par les lumières de la raison naturelle qu’elle trouve impar­faite, mais par celles de la foi qui sont toutes divines et nullement sujettes à l’erreur. Cet état appartient aux profitants, comme le précédent appartient aux corn­mençants.

L’Exercice de la volonté de Dieu, que le saint Apôtre appelle parfaite, est propre aux saintes âmes qui ont acquis l’habitude des deux états précédents par la des­truction de leur propre volonté et par la fidèle pratique de celle de Dieu, non avec interruption et par reprises com­me auparavant, mais habituellement et sans discontinua­tion, autant qu’il est possible à la faiblesse humaine. D’où s’ensuit l’état d’union qui ordinairement demeure inva­riable jusques à la mort.

Les grâces qui se trouvent le plus en usage dans ce troisième état sont les dons du Saint-Esprit qui éclairent l’entendement et fortifient la volonté humaine d’une manière éminente pour leur faire connaître et aimer Dieu autant parfaitement que la créature est capable de le connaître et de l’aimer sur terre.

SECTION IX. Premier état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme commençante qui le pratique.

Quiconque aura un véritable désir de s’adonner à ce saint Exercice, doit premièrement faire réflexion sur chacune de ses actions particulières pour connaître si elle est conforme à la volonté de Dieu. Puis s’étant aperçu que Dieu veut qu’il la fasse, par le moyen des règles données ci-dessus, il la rapportera à Dieu par cet acte ou un autre semblable : « Mon Dieu, je me propose de faire cette action avec le secours de votre sainte grâce, parce que vous le voulez et me le commandez, comme étant votre bon plaisir et votre plus grande gloire. »

Réitérez cet acte à chaque action indifférente que vous entreprendrez, spécialement si vous êtes distrait de Dieu. Car si ayant commencé la journée ou quelque action avec intention de faire la volonté de Dieu, et que votre esprit demeure toujours recueilli en Lui, par une ten­dance amoureuse vers sa divine Majesté, il ne sera pas nécessaire de quitter cette union de votre esprit et de votre volonté avec Dieu, pour faire ce qui est déjà fait par un nouvel acte. Cet acte serait plutôt une espèce de distraction de Dieu, qu’une véritable application de Dieu.

Ne vous arrêtez pas tant à vouloir connaître trop curieusement la volonté de Dieu comme à la bien faire. Plusieurs s’inquiètent pour savoir le bon plaisir de Dieu dans les choses indifférentes et négligent de s’y confor­mer dans celles qu’ils connaissent leur être commandé. Exécutez fidèlement ce que vous savez certainement être dans l’ordre des volontés de Dieu. Pour la pleine intelli­gence de ce que vous devez faire dans les matières douteuses et indifférentes, elle vous sera donnée à pro­portion que vous avancerez en la vertu. […]

SECTION X. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des commençants.

… que toutes vos actions soient accompagnées des trois perfections suivantes, savoir, de pureté, de fidélité et de force.

Quant à la pureté : […] Enfin, souvenez-vous que cette pureté d’intention est la première perfection et le fondement de votre divin Exercice, aussi bien que de toute action vertueuse. Vous devez vous accoutumer de la pratiquer au commencement de chaque action indifférente qui n’a pas de rapport avec la précédente. J’ai dit : « au commencement de l’action », parce que quand vous aurez produit l’acte de pureté d’intention de ne vouloir faire l’action présente que pour plaire à Dieu, en accomplissant sa sainte volonté, il ne faut plus penser qu’à bien faire l’œuvre qui vous est commandée, sans faire réflexion sur la volonté de Dieu comme si elle était distincte de l’œuvre, puisque la volon­té de Dieu et l’œuvre ne sont ici qu’une même chose. De sorte que vous ferez toujours la volonté de Dieu si vous faites bien l’œuvre qu’il vous commande.

Quant à la fidélité que vous devez apporter pour bien faire chacune de vos actions, elle doit être telle que vous n’épargniez aucune puissance ni aucune peine néces­saire pour bien réussir dans l’exécution de la volonté de Dieu, appliquant tout votre esprit pour bien penser à ce que vous faites, employant toutes vos forces pour vous en acquitter dignement, et donnant tout le temps convenable pour conduire votre action à la perfection que Dieu vous demande. [...]

Quant à la persévérance, elle consiste à ne pas vous lasser dans l’Exercice de la volonté de Dieu, mais à y persévérer dans tous les moments, toutes les heures, tous les jours, toutes les semaines, tous les mois et toutes les années de toute votre vie. Ceux-là ne conti­nuent pas à faire la volonté de Dieu dans tous les mo­ments de leur vie qui n’emploient aucun moment de leur vie pour la bien faire. Les autres ne la font pas à toutes les heures du jour qui passent la plus grande partie du jour sans y penser. Les autres ne s’y occupent pas tous les jours tous les jours qui ne servent Dieu que par humeur et par reprises. Les autres ne font pas la volonté de Dieu toutes les semaines ni tous les mois qui ne la font que semaine à semaine, et comme par quartier. Enfin il y en a qui ne l’accomplissent pas toutes les années de leur vie, puisqu’ils en passent la plus longue partie à faire leur propre volonté ou à ne point faire réflexion sur celle de Dieu. Mais pour vous, ne cessez point d’être à Dieu afin que vous rem­portiez la couronne qui vous est due et qui est promise à la persévérance. […]

SECTION XI. Second état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme profitante qui le pratique.

Après que vous vous serez exercé si fidèlement et si longuement dans les pratiques de la volonté de Dieu en qualité de juste, que vous en aurez contracté l’ha­bitude, détruisant vos vices par l’affermissement des vertus contraires, vous vous apercevrez que votre âme étant prévenue de nouvelles lumières, elle sera invitée et même pressée par les sacrés mouvements du Saint-­Esprit de passer du premier au second état de l’Exer­cice de. la volonté de Dieu. Cette volonté l’apôtre l’ap­pelle bien plaisante ou du Bon Plaisir, soit parce que l’âme ayant surmonté toutes les difficultés de ses mau­vaises habitudes dans le premier état, elle ne trouve plus que de la facilité dans celui-ci, soit effectivement que l’âme y opère avec tant de bonne volonté pour Dieu qu’elle n’y goûte que de la joie et des suavités intérieures qui lui viennent par l’infusion de la grâce. […]

L’état des âmes qui s’exercent dans la volonté bien­faisante ou le bon plaisir de Dieu consiste principale­ment en deux points. Le premier en ce qu’elles mettent tout leur plaisir à faire la volonté de Dieu sans consi­dérer si ce que Dieu leur commande est facile ou diffi­cile, si elles y souffrent ou n’y souffrent pas, si elles y meurent ou si elles y vivent. Bref si elles sont conso­lées ou ne le sont pas.

Le second consiste en ce qu’elles ne font pas tant d’estime de l’action extérieure qu’elles opèrent, que du plaisir que Dieu prend à voir que ce qu’il commande est accompli. Ainsi outrepassant toutes les créatures d’un vol très léger de grâce elles vont trouver Dieu pour se réjouir uniquement en lui. […]

SECTION XII. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des profitants.

[…] Quant à la vertu de la foi, il est certain qu’elle seule ne nous fera pas atteindre à la parfaite connaissance de la vérité de Dieu, si notre entendement n’est fortifié par les dons lumineux du Saint-Esprit, pour la réduire excellemment en pratique. Or c’est ce qui se fait heu­reusement dans ce second état où l’âme ayant levé les obstacles à la réception des rayons divins par la par­faite conformité de sa volonté avec le divin, elle com­mence à découvrir quelque chose de grand de la ma­jesté de Dieu, pour ensuite avoir entrée dans les secrets de la vie mystique par les admirations, suspensions, contemplations et transformations de son esprit en Dieu. […]

Quant à la vertu d’espérance, elle suit comme naturel­lement de la foi. Comment se peut-il faire, en effet, que l’âme juste qui par le fidèle accomplissement de toutes les volontés de Dieu, reçoit des lumières éclatantes pour [...] connaître les biens éternels, ne conçoive en même temps des désirs très ardents de les posséder ? [...] C’est encore dans cet état où l’espérance en Dieu est si grande qu’elle passe en confiance. De sorte que l’âme supposant les soins qu’a Dieu de son salut elle ne s’en met plus en peine pour ne penser qu’à le servir. Elle s’oublie soi-même pour ne se souvenir que de lui. Comme elle tient Dieu pour son bon ami et son très libéral bien­faiteur elle se fie totalement à sa souveraine Bonté. Ainsi il est impossible de concevoir la joie et la liberté d’esprit avec laquelle l’âme se comporte dans toutes ses actions.

Quant à la vertu de charité, elle ne manque pas d’ac­compagner ici la foi et l’espérance. Non comme leur suivante, mais comme l’âme qui leur donne la vie et le plus grand éclat qu’elles possèdent. Dans cet état l’âme ne croit pas seulement aux vérités divines parce que Dieu les a révélées et n’espère pas simplement de posséder les biens éternels que Dieu a promis parce qu’il est fidèle, mais aussi parce qu’il est bon et qu’elle a un grand amour pour sa divine Majesté.

En effet, comment cette âme n’aurait-elle pas un grand amour pour Dieu puisqu’elle est dans l’Exercice de la volonté de son bon plaisir ? Et cet exercice consiste en ce que sa volonté ne prend plaisir qu’à faire celle de Dieu pour le grand amour qu’elle lui porte. Dans l’état pré­cédent, l’âme faisait la volonté de Dieu pour obéir à Dieu son Seigneur. Mais dans celui-ci elle ne la fait que pour l’aimer comme son bon ami. Ainsi, elle ne pense plus aux récompenses qui sont promises aux fidèles serviteurs, mais à l’amour qui est dû à son Bien-Aimé. Et cette douce pensée la transforme tellement en Dieu qu’elle n’opère que par ses ordres et pour son amour, soupirant sans cesse après lui pour le posséder et ne craignant rien davantage que de le perdre un seul moment.

Enfin si les vertus dans l’état précédent ont servi d’objet prochain à l’âme pour y tendre et pour les acqué­rir, sans avoir de fin plus relevée sinon de devenir ver­tueuse, dans celui-ci l’âme suppose qu’elle les a acquises par la miséricorde de son Bien-Aimé. Elle s’en sert com­me de principe et de fondement pour s’élever au Dieu des vertus, afin de l’aimer par-dessus toutes choses. Dieu en tant que souverainement aimable devient lui-même immédiatement le cher objet de son cœur pour tendre à lui sans relâche et l’aimer sans fin par-dessus toutes choses, en ne faisant rien que par son amour, pour son amour et en son amour. Ce qui est accomplir noblement la volonté de Dieu et d’une manière beaucoup plus par­faite que dans le premier état.

SECTION XIII. Troisième état de l’Exercice de la volonté de Dieu et de l’âme parfaite qui le pratique.

Les peintres n’enseignent d’abord à leurs apprentis qu’à tracer des lignes droites et tirer des traits hardis pour leur former la main ; puis ils leur montrent la manière de contre-tirer un pied, un œil, une main, une tête. Enfin ils leur apprennent à crayonner un corps entier assorti de tous ses membres avec toutes les pro­portions qu’il doit avoir. De même le Saint-Esprit qui est le grand maître de la vie spirituelle, voulant conduire une âme à la perfection, ne lui enseigne d’abord que le renoncement à sa propre volonté afin de bien faire la sienne, parce que c’est une conséquence infaillible que quiconque renonce à sa propre volonté ne manque ja­mais de bien faire celle de Dieu.

Mais après que l’âme a acquis l’habitude de renoncer à sa propre volonté pour se conformer à la divine, le Saint-Esprit l’excite à aimer Dieu en tout ce qu’elle fait d’autant que la volonté de cette âme qui est habi­tuellement réformée, demande naturellement qu’elle se transforme en celui qu’elle aime, par autant d’actes d’amour qu’elle fait de bonnes œuvres, ainsi que nous avons vu dans la vie illuminative ou affective.

Mais enfin, l’habitude du divin amour étant formée dans la volonté de cette âme et ne pouvant, ce sem­ble, passer plus outre parce qu’elle ne peut pas aimer un objet plus parfait que Dieu, voici que le Saint-Esprit, son sage directeur, lui inspire une autre manière de se conduire beaucoup plus parfaite que les précédentes. Les autres manières, en effet, sont toutes actives ; celle-ci au contraire demeure toute passive. Non que l’âme cesse d’aimer Dieu, mais parce qu’elle ne l’aime plus comme autrefois avec de grands efforts naturels. Non que l’âme demeure dans un état de perfection sans plus avancer dans la voie du saint amour. Au contraire, elle s’y perfectionne à tous les moments et par toutes les actions de sa vie. Son cœur se consacre par état à l’amour sacré de son Dieu, il s’en suit que tout ce qu’il veut par lui­-même et que tout ce qu’il commande être fait par les autres puissances qui lui sont sujettes devient aussi par état animé du même divin amour. Cet amour pour ce sujet est appelé état d’union, parce que dans les deux états précédents la volonté de l’homme tendait à celle de Dieu par les actes d’abnégation, de conformité et de transformation. Mais dans l’état présent la volonté hu­maine se trouve parfaitement transformée en celle de Dieu et elle lui demeure heureusement unie.

La lumière du midi n’est point essentiellement diffé­rente de celle de l’aurore, puisque c’est la même et qui est seulement rendue plus grande par des degrés plus intenses. De même la volonté de Dieu que l’apôtre appelle parfaite suit les deux précédentes dont celle-ci est la consommation, aussi bien que la perfection de l’âme qui s’y exerce. C’est pourquoi, comme le midi est une réunion de toutes les splendeurs que le ciel a en­voyées sur la » terre, depuis le premier instant du jour jusques au plus haut point de notre méridien : De même l’état de la volonté unitive consiste dans l’habi­tude formée et bien établie de toutes les vertus mo­rales, et singulièrement des théologales, foi, espérance, charité, avec toute leur suite composée des dons et des fruits du Saint-Esprit, bref des huit béatitudes qui sont proprement les actes héroïques de la vie mystique.

Cette habitude donne une telle facilité à l’âme de n’agir qu’en Dieu et pour Dieu, qu’elle ne trouve pres­que plus de difficulté dans toutes les pratiques de la vertu. Elle souffre même avec joie les mortifications, les humiliations, les confusions, les injures, bref tout ce qu’on lui fait de mal et tout ce qu’elle doit faire de bien pour plaire à Dieu son unique amour. Elle a comme éteint tous les mouvements de sa propre volonté qui étaient la cause des contradictions qu’elle ressentait à faire celle de son Dieu.

SECTION XIV. Les trois perfections qui doivent accompagner toutes les actions des âmes parfaites.

Simpli­cité, Abandon, Repos.

Quant à la simplicité, vous devez savoir que le gram­mairien qui a acquis une parfaite habitude de mettre toutes les règles de la grammaire en pratique, perd l’idée de toutes les règles particulières qu’on lui a ensei­gnées sans manquer néanmoins contre ses règles pour ne se servir que de la simple habitude que lui donne une grande liberté d’exprimer correcte en tout ce qu’il veut dire. De même, après que l’âme a passé par tous les états de la vie spirituelle et par toutes ses pratiques, elle s’en forme une espèce d’habitude dans son entendement et dans sa volonté. Et à la façon des anges, cette âme voit tout d’un coup ce qu’elle doit faire et le fait en effet sans s’amuser à de longues délibérations. C’est à cet heureux état que les docteurs mystiques donnent le nom d’Union parce que les actes y sont très simples, et comme tous réduits au seul amour en parfaite unité avec son objet. D’où s’en suit que l’âme a la satisfaction de voir (sans néanmoins en tirer vanité) que sa volonté est entièrement soumise à celle de Dieu ; et Dieu aussi en récompense lui assujettit toutes ses puissances spiri­tuelles, ses facultés corporelles, ses appétits, ses passions, enfin tous ses sens, tant extérieurs qu’intérieurs, pour être gouverné par les principes de la raison et de la grâce, cela dans un bel ordre qui passe tout ce qu’en peuvent concevoir ceux qui ne l’ont pas expérimenté.

Je dirai plus. La simplification de ses opérations est si grande qu’elle ne fait plus distinction entre le sujet qui aime et l’objet qui est aimé. Entre, dis-je, l’enten­dement du sujet qui connaît la beauté de l’objet, et la volonté du même sujet qui aime la bonté du même objet, enfin entre les puissances et leurs actes, c’est-à­-dire entre les puissances qui connaissent et qui aiment, et les actes de connaissance et d’amour qui sont produits par ces mêmes puissances. Comme si l’âme qui aime, la volonté avec laquelle elle aime, l’acte par lequel elle aime, Dieu qu’elle aime et l’entendement par lequel elle connaît qu’il est aimable n’était qu’une seule et très simple chose, quoiqu’en effet toutes ces choses soient très différentes entre elles.

Quant à l’abandon, il faut concevoir qu’il suit comme nécessairement des pratiques précédentes. Car après que l’âme a dit mille et mille fois à Dieu qu’elle renonçait à sa propre volonté pour faire la sienne, après qu’elle s’est mille et mille fois conformée au bon plaisir de Dieu en tous les accidents prospères et adverses, qui se sont présentés, après qu’elle a mille et mille fois aspiré et soupiré après Dieu, son cher objet, pour se transformer en son divin amour, après que cette âme s’est donnée mille et mille fois à Dieu, son bien-aimé, sans réserve et sans fin pour disposer d’elle en la manière qu’il lui plaira dans le temps et dans l’éternité. Enfin Dieu la prend au mot, c’est-à-dire sous sa spéciale protection. L’âme supposant avoir assez dit à Dieu qu’elle se donnait à lui, elle cesse de le dire, pour ne plus penser qu’à vivre comme une personne qui s’est entièrement abandonnée et dont Dieu fait tout ce qui lui plaît, sans que l’âme lui contredise en rien. Ainsi un petit enfant de lait ne demande rien, ne refuse rien, bref il se laisse conduire par sa bonne mère partout où elle veut, sans qu’il y apporte aucune contradiction.

Mais remarquez que cet abandon ne se fait pas tant par actes que par état. C’est comme l’enfant qui demeure abandonné par l’état de son enfance, mais non pas par aucun acte d’abandon qu’il produise à toutes les dispositions de ceux qui le gouvernent. Puisque l’âme a le bonheur d’être entrée dans la liberté et les droits des vrais enfants de Dieu, elle vit effectivement sans soin comme un véritable enfant du Père céleste qui la nourrit du lait de sa grâce, la couvre avec le manteau de sa toute puissante protection, la caresse avec les douceurs de son divin amour, lui prépare le magni­fique héritage de sa gloire. Il lui en donnera la jouissance éternelle après qu’elle sera sevrée de toutes les bassesses de son enfance temporelle.

Quant au repos, il suit naturellement de l’abandon. Qui a jamais vu un petit enfant s’abandonner entre les bras de sa bonne mère et en demeurer inquiété ? Au contraire, il demeure et dort tranquille sur son sein maternel, comme sur le gracieux principe de son être et de toutes ses douceurs. Mais s’il se trouve des dou­ceurs dans la nature qui donnent tant de repos à ceux qui les goûtent par état, que devons-nous penser des âmes qui se sont abandonnées entre les bras de Dieu leur bon père, dont les tendresses, la suavité et les soins paternels surpassent infiniment ceux de toutes les mères. En vérité ce sont ces âmes bien aimantes et bien aimées qui ont sujet de dire avec la sainte Epouse du Cantique des Cantiques : « Nous nous sommes enfin » reposées sous l’ombre de Celui que nous avions dé­siré1609 ». Après l’avoir tant et tant de fois désiré, enfin il est venu, ce Bien-Aimé de nos cœurs, pour nous porter entre ses bras, pour nous couvrir de ses ailes, pour nous conduire par sa Sagesse, pour nous aimer par sa Bonté et pour pourvoir à tous nos besoins par une spéciale providence.

Mais supposé que l’âme soit puissamment convaincue que Dieu prend un soin spécial de sa conduite, il s’en­suit le repos de son salut, de sa perfection et de sa propre vie, sans avoir jamais aucune inquiétude pour quelque accident qui lui arrive. […]

SECTION XV. L’état d’oraison suit ordinairement l’état de la volonté humaine.

Puisque l’entendement et la volonté sont les deux principales puissances de l’âme qui lui ont été données de Dieu pour marcher d’un pas égal dans les voies de la perfection, il est certain qu’il faut faire un égal usage de l’une et de l’autre pour parvenir à la fin que nous prétendons.

L’oiseau qui ne bat que d’une aile ne volera pas bien loin ni bien haut. L’âme qui prétend n’aller à Dieu que par l’une de ses puissances n’y parviendra jamais.

Les Séraphins que le prophète vit sur le trône de Dieu, se servaient de deux ailes pour voler en l’air et se sou­tenir en la présence de sa divine majesté. L’âme qui aspire à la sainte union de Dieu doit également se servir de son entendement pour contempler ses divines perfec­tions et de sa volonté pour l’aimer par la sainteté de ses œuvres. […]

SECTION XVI. De l’oraison des commençants dans l’état de la vie purgative.

[…] L’âme pécheresse trouvera Dieu propice, comme la Madeleine, si elle se présente devant lui avec les larmes et la contrition de ses fautes. Dieu ne rebute jamais un cœur humilié et contrit qui se convertit véri­tablement à lui. Enfin si le divin Sauveur s’entretenait familièrement avec les pécheurs jusqu’à banqueter chez eux pour avoir occasion de prolonger ses entretiens en écoutant leurs demandes et leur donnant ses réponses ; sans doute il fera encore la même grâce aux âmes péni­tentes pourvues qu’elles travaillent à détruire leur propre volonté en ne faisant aucune action qui ne soit conforme à la sienne, pourvu qu’elles s’appliquent à l’oraison men­tale dans le temps et en la manière qui leur sera inspirée par le Saint-Esprit selon la disposition présente de leur volonté.

SECTION XVII. De l’oraison des profitants dans l’état de la vie illuminative.

Tout ce que prétendent les commençants dans leurs oraisons mentales, c’est de former de puissantes consi­dérations pour leur entendement sur les mystères de la foi. Ces mystères excitent leur volonté à réformer leur mauvaise conduite par les bonnes résolutions qu’elle prend de se retirer du péché pour embrasser la vertu.

Mais quand l’âme est parvenue à cette première fin et que par la grâce de Dieu elle n’a plus d’attache volon­taire à aucun péché, l’on peut dire qu’elle a atteint l’état de bonne volonté et de complaisance au bon plaisir de Dieu. En effet, elle ne veut habituellement que ce qui plaît à Dieu. Elle aimerait mieux mourir que de commettre la moindre faute qui lui put déplaire.

Or ; je demande maintenant quels sont les actes que veut naturellement produire une bonne volonté qui a de grands respects et de fortes inclinations pour Dieu son unique objet. Sans doute c’est de lui témoigner la véhémence de son amour par une espèce de reconnais­sance et de décharge, ainsi que nous voyons dans toutes les personnes qui s’entr’aiment véritablement. Elles n’ont point de plus grande satisfaction que de parler familiè­rement pour se communiquer naturellement tous leurs secrets.

C’est donc ainsi que l’âme qui est parvenue à l’état de bonne volonté se lasse de méditer pour aimer, parce qu’elle est suffisamment informée de la vérité des mys­tères divins pour ne plus s’occuper que de l’amour de Dieu, le Bien-Aimé de son cœur.

Dans cet état l’âme trouve que l’entendement marche trop lentement dans les voies spacieuses de l’oraison. C’est pourquoi elle se sert de la volonté pour tendre plus promptement à son divin objet.

Dans cet état, l’âme ne se contente plus des moyens qui conduisent à Dieu ; mais elle désire joindre sa fin dernière qui n’est autre que Dieu même. Tous les dis­cours intérieurs qu’elle peut faire de Dieu en l’oraison lui sont ennuyeux si elle n’arrive à la présence de Dieu qui est tout son souhait.

Dans cet état, l’âme ne s’entretient ordinairement que sur deux grandes vérités qui sont le tout de Dieu et son propre néant. Dans ces vérités elle découvre une si grande plénitude de lumières pour admirer les grandeurs de Dieu et ses bassesses qu’elles suffisent pour remplir toute la capacité de son esprit, sans qu’elle ait besoin d’autres matières durant le temps de ses oraisons.

Dans cet état, l’âme ne peut prendre aucun sujet d’éternité pour s’entretenir avec Dieu en son oraison, parce que ce n’est plus des lumières de l’entendement, mais des affections de la volonté qu’elle reçoit ses ordres. C’est pourquoi elle fait toujours oraison selon la disposition de sa volonté. Mais comme il n’y a rien de si constant que l’amour fort, ni de si changeant que les productions de l’amour pur qui s’accommode à tout ce que Dieu veut en se faisant tout à tous, il est certain que l’âme qui s’entretient avec Dieu par voie d’affection, produira autant d’actes différents, d’amour, de foi, d’es­pérance, d’adoration de Dieu, d’anéantissement de soi­-même, de demande ou d’Actions de grâces que les mou­vements de son cœur seront différemment excités par le Saint-Esprit. Et en cela il n’y a point de tromperie, mais une divine Sagesse. En effet, l’âme suit en cela les sacrés mouvements de la charité qui est la principale règle de sa conduite.

Dans cet état, l’âme se trouve ordinairement dans les dispositions suivantes lorsqu’elle fait oraison. Ou elle y jouit de la présence de Dieu, ou elle se plaint amou­reusement de son absence ; ou elle se console de ce qu’elle possède, ou elle s’afflige de ce qui lui manque ; ou elle demande, ou elle reçoit ; ou elle aspire, ou elle soupire ; ou elle cherche, ou elle trouve ; ou elle désire, ou elle se repose à l’ombre de celui qu’elle a désiré. De sorte néanmoins que ses désirs et son repos, sa jouis­sance et ses plaintes, ses consolations et ses afflictions ne partent que de la grandeur de son amour.

Ainsi l’on voit que l’oraison d’affection ne roule que sur le principe de la volonté du bon plaisir de Dieu. Cette oraison dépend davantage d’un cœur réformé qui a de grandes ardeurs pour Dieu, que d’un entendement subtil qui a beaucoup de science et peu de vertu. Aussi connaît-on par expérience que les âmes simples ont plus d’entrée à cette manière d’oraison que les savants. Les premières donnent incomparablement davantage à l’a­mour qu’à la spéculation, et à la vertu qu’à la curiosité de l’esprit. Les seconds au contraire s’occupent davan­tage à méditer les perfections de Dieu qu’à les imiter et à pénétrer les secrets des mystères plus qu’à entrer dans les pratiques vertueuses qu’ils renferment. Ces derniers sont toujours secs en l’oraison parce que leur volonté n’est presque jamais prévenue de l’onction du Saint-Esprit, et cette onction est absolument nécessaire pour faire l’oraison d’affection. Il s’ensuit qu’ils demeu­rent toujours frappants à la porte, sans jamais entrer dans le sanctuaire de l’amour.

SECTION XVIII. De l’oraison des parfaits dans la vie unitive.

La parfaite amitié entre les parfaits amis consiste à n’avoir qu’un même vouloir et non vouloir, et par ce moyen se communiquer mutuellement le cœur l’un de l’autre. C’est comme si des deux cœurs il ne s’en formait qu’un seul qui ne fut propre à aucun d’eux, mais parfai­tement commun à tous les deux.

La morale enseigne cette amitié entre les hommes. Mais la loi chrétienne, passant plus avant, commande que la volonté de l’âme juste soit tellement transformée en celle de Dieu qu’elle disparaisse pour faire régner en elle la divine volonté, de sorte que la volonté de Dieu soit l’âme, l’esprit et la vie de la volonté de l’homme, pour la mouvoir dans l’oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. D’où s’ensuit cette oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. Cette oraison a plusieurs noms quoiqu’ils ne signifient tous qu’une même chose.

Premièrement, l’oraison des âmes parfaites dans la vie unitive est appelée Oraison d’union. En effet, une goutte d’eau qui tombe dans l’océan s’unit tellement à ce grand élément qu’elle ne fait plus qu’un seul Tout avec lui. De même, par proportion, quand la volonté humaine est devenue si conforme et si semblable à la divine qu’elle a de la disposition pour s’unir avec elle, au moment que Dieu lui est manifesté par l’irradiation de sa grâce, elle s’unit à lui par une liaison si étroite qu’elle surpasse celle de deux intimes amis. Ces amis se sont cherchés avec empressement, ils s’embrassent très étroitement au moment de leur rencontre, sans parler d’abord, parce que la véhémence de leur amour qui remplit toute la capacité de leurs cœurs les empêche de former des paroles.

Secondement, cette manière d’oraison est appelée In­troversion. Tout ainsi, en effet, que le limaçon rentre dans sa coquille et se ramasse en lui-même pour se mettre à couvert de la pluie ou des autres injures du temps ; de même l’âme attirée par l’attouchement divin au dedans de soi, se retire du dehors de ses opérations sensibles pour se recueillir au plus intime de son fonds. C’est comme si toutes ses puissances avec leurs actes étaient fondues en l’unité de son essence, afin d’avoir plus de force pour soutenir l’opération de Dieu.

Troisièmement, cette manière d’oraison est appelée passive, parce que Dieu y opère en l’âme les sacrés mouvements de son amour, sans qu’elle y contribue autre chose que de consentir à l’opération de Dieu en elle.

Cette opération se fait principalement dans la volonté, par une abondance d’amour qui met toutes les autres puissances dans la suspension de leurs actes, afin que l’âme soit plus recueillie et plus vigoureuse pour soutenir la présence de. Dieu qui se manifeste à l’esprit comme un tout incompréhensible, dépouillé de toute espèce dis­tincte parce qu’il est conçu par l’effort d’une foi simple et une, et cette foi n’admet ni composition, ni fantôme au moins perceptible à l’entendement humain.

Quatrièmement, cette manière d’oraison est appelée jouissance de Dieu. Les bienheureux qui voient Dieu, aiment Dieu et se réjouissent de Dieu au ciel selon la grandeur de leur charité et de la lumière de gloire qui leur est communiquée. Ils jouissent véritablement de Dieu autant qu’ils en sont capables. De même, les âmes parfaites, dont la foi est épurée et l’amour pour Dieu très intense sur la terre, se réjouissent souverainement en Dieu comme du Souverain Bien qu’elles ont cherché, qu’elles ont trouvé et dont elles jouissent paisiblement au dedans d’elles-mêmes. Il plaît alors à Dieu de se communiquer à elles dans leurs contemplations par les profusions d’une bonté extraordinaire et cette bonté leur fait ensuite prendre à dégoût tous les autres biens infé­rieurs qui ne sont pas Dieu, ou ne conduisent pas à Dieu.

Cinquièmement, cette manière d’oraison est appelée extatique. La véhémence de l’amour que l’âme y a pour Dieu la transporte, en effet, si fortement hors d’elle­-même pour se donner toute à Dieu qu’elle semble être plus en Dieu qu’en soi-même. S’il arrive donc que l’âme soit souvent attirée à cette sublime contemplation qui suspend les sens et change sa manière d’opérer selon ses puissances spirituelles, elle devient enfin si habituelle­ment introvertie et simplifiée qu’elle ne peut plus réflé­chir sur ses actes, ni se servir des espèces grossières de l’imagination comme elle faisait autrefois ; ou elle ne s’en sert qu’avec d’extrêmes contraintes qui la font beau­coup souffrir.

Sixièmement, cette manière d’oraison est appelée le sommeil de l’âme en Dieu à l’imitation de celui que saint Jean prit sur la poitrine sacrée de Jésus après avoir reçu son précieux corps. Non que l’âme y dorme effecti­vement par un assoupissement de son corps, ainsi qu’il arrive dans le sommeil naturel. Mais elle s’y repose doucement en Dieu par une suspension de tous ses sens, tant extérieurs qu’intérieurs. Ces sens demeurent calmes, et l’âme se console par un doux écoulement d’amour avec le Bien-Aimé de son cœur. Cela lui fait dire avec la Sainte Épouse : Ego dormio et cor meum vigilat1610. Je dors quant aux fantômes de l’imagination qui sont évanouis et quant aux discours de l’entendement qui sont cessés. Mais je veille selon les amoureuses productions de mon cœur qui est tout appliqué à aimer celui que je ne saurais trop aimer.

Tout ceci nous fait voir que l’oraison d’union ne se fait dans une âme que lorsque sa volonté est uniforme avec celle de Dieu. Car c’est l’amour qui applique l’âme à cette manière d’oraison. C’est l’amour qui lui en donne la continuation. C’est l’amour qui l’élève et la transforme en Dieu, après que sa volonté est revêtue de la perfec­tion que Dieu lui demande pour une si divine opération.

SECTION XIX. L’on n’a accès dans la théologie mystique que par une volonté parfaitement réformée selon celle de Dieu.

Il y a grande différence entre la théologie mystique et la vie mystique. […]

La théologie mystique procède originairement de la vie mystique et de la volonté humaine. Elle est cepen­dant l’acte formé de l’entendement, en ce que c’est la volonté en tant que remplie d’amour qui applique l’en­tendement à connaître Dieu d’une manière héroïque dans ses contemplations passives. Mais la vie mystique ne procède pas de la théologie mystique, puisque cette seconde suppose la première, et qu’on ne vit pas ordi­nairement de la Vie mystique sans avoir le don de la vie contemplative.

La théologie mystique, outre les préventions de la grâce, demande encore des dispositions naturelles qui ôtent les obstacles aux effets de la grâce. D’où il arrive que ceux qui ont un esprit pesant, curieux, scrupuleux ou inquiet ne sont ordinairement pas propres pour la contemplation divine. Mais tous sont propres pour la vie mystique, pourvu que tous aient une bonne volonté pour servir Dieu et l’aimer de toutes leurs forces avec le secours de la grâce.

La théologie mystique se forme par les actes de l’entendement élevé par la foi pour contempler Dieu d’une manière héroïque. Mais la vie mystique consiste dans les opérations de la volonté, en tant qu’elle est animée de la charité et excitée par les dons du Saint-Esprit pour produire tous les actes héroïques de vertu que Dieu nous commande ou nous conseille de pra­tiquer.

La théologie mystique ne peut subsister sans la vie mystique puisqu’on ne peut pas connaître héroïquement Dieu qu’on ne l’aime d’une manière aussi héroïque que surnaturelle. Mais la vie mystique peut subsister sans la théologie mystique puisqu’on peut aimer héroïquement Dieu sans avoir le don de la contemplation divine, ainsi qu’il est arrivé chez plusieurs grands saints qui se sont sanctifiés dans les pratiques de la vie active en secourant le prochain sans avoir été appelés par les doux attraits de la grâce au repos de la contemplation.

Enfin la théologie mystique peut être contrefaite et déguisée par la nature. Cela arrive en ceux qui ont peu de grâce et beaucoup de dispositions naturelles pour la contemplation passive et qui ne laissent pas d’être très imparfaits devant Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas s’y arrêter, ni faire un grand fondement, comme si l’on était aussi immanquablement parfait qu’on est avancé dans cette sorte d’oraison. Mais quant à la Vie mystique qui ne subsiste que par la mort de la volonté afin que la volonté de Dieu règne seule dans l’âme, elle peut donner de l’assurance à celui qui en est animé. Tout l’abrégé de la perfection consiste en effet à mourir à nous-mêmes, pour vivre à Dieu seul, en faisant sa sainte volonté, avec toute la fidélité qui nous sera possible.

Toutes ces différences nous montrent clairement que la volonté humaine parfaitement conforme à la divine est la grande disposition qu’il faut avoir pour entrer dans les pratiques de la vie mystique, et que la vie mys­tique prépare l’esprit pour avoir accès dans les secrets de la théologie mystique. La vie mystique sera finalement accordée à l’âme fidèle si Dieu la veut attirer à soi par l’esprit de contemplation.

Mais soit que Dieu attire ou n’attire pas l’âme à cette sorte d’oraison passive, il ne faut pas que l’âme s’estime plus parfaite pour en avoir reçu le don, ni plus impar­faite pour n’en avoir pas été gratifiée. On voit en effet des âmes que Dieu laisse dans les pratiques de la vie active, faire paraître beaucoup plus de vertu, et par conséquent avoir plus de perfection, que d’autres qui sont attirées au repos de la contemplation. Ces dernières ne se servent pas en effet de leurs belles lumières pour faire mourir en soi l’esprit de nature ; elles les profanent par la vanité qu’elles en tirent en se préférant aux autres qui n’ont pas les mêmes attraits de grâce, et en ne travaillant pas comme il faut aux solides pratiques de la vertu.

Ne jugez donc pas de votre avancement en la perfec­tion par le goût que vous en aurez en l’oraison, mais par la mort de vous-mêmes.

Alexandrin de la Ciotat (1629-1706)



Honoré Colomb naquit près de Marseille, d’un père capitaine de vaisseau marchand. Il fit profession en 1648 comme frère mineur capucin et remplit la charge de gardien dans plusieurs couvents. Nous avons vu son ouvrage unique1611 apprécié par le dominicain Alexandre Piny, le spirituel du pur amour1612. Il se place dans le courant de Denys l’Aréopagite. On appréciera sa profonde expérience, son réalisme, son humour. Il affirme les choses avec une autorité tranquille. Son dynamisme est tel qu’il veut entraîner son lecteur en trois jours seulement vers la plus haute contemplation ! On ne s’ennuie pas !



LE PARFAIT DÉNUEMENT DE L’ÂME CONTEMPLATIVE (1680)

Épître au divin enfant Jésus […] Et je remarque qu’il n’y en a qu’une seule [science], dont vous êtes si jaloux que vous n’y voulez pas d’autre maître que vous ; car vous voulez que la Mystique qui nous fait connaître et votre Père et vous, soit toute à vous, vienne de vous, retourne à vous, et qu’on ne la puisse apprendre que de vous-même, comme une science toute divine.[…] Je vous présente dans ce livre ce que vous m’en avez communiqué dans mes oraisons.

Du motif et de l’intention de l’auteur : […] Je connais même des personnes spirituelles qui n’avancent pas dans les voies de l’oraison parce qu’elles n’y marchent qu’à tâtons et qu’on ne leur fait pas comprendre que les voies par lesquelles Dieu les conduit sont des élévations à la contemplation. Ces pauvres âmes souffrent les peines d’une amante fidèle, à laquelle on défendrait d’aimer, de converser, et de parler du langage de son bien-aimé […] L’âme contemplative s’instruira [ici] que les cessations d’actes, que les connaissances sans réflexion, que l’amour sans sentiment, que les anéantissements passifs et actifs, que la sainte oisiveté, et que les abandonnements qu’elle expérimente dans l’oraison, sont des voies et des effets de la mystique […] Je prie mon lecteur de considérer que le chemin de la vie mystique est si raboteux, et si mal aplani, pour être si relevé et si peu fréquenté, que si ceux qui sont plus habiles que moi n’y bronchent pas si fréquemment, ils ont de grandes obligations à Dieu […]1613

[78] il est bien vrai que trop de raisonnement et un jugement trop actif mettent un grand obstacle à la vie contemplative ; parce que l’oraison demande qu’on agisse, plus de cœur que de tête, et un esprit actif y est moins propre que l’affectif. Mais aussi d’éteindre tout d’un coup tout le discours et de retrancher absolument tout raisonnement, c’est une illusion à la mode […] Ce grand repos n’est que pour des âmes choisies, lesquelles Dieu ne laisse jamais dans l’oisiveté.

Je dis qu’il n’y a personne qui ne sache très bien faire tout ce qui se fait dans la méditation : les jeunes et les vieux, les ignorants et les savants, les pauvres et les riches ; et vous serez surpris, si je vous dis que cet avare, que ce libertin, que ce cavalier, et que cette jeune demoiselle qui ne se plaît qu’à la belle compagnie et qui ne s’emploie qu’à dérober des cœurs à Dieu, tous ceux-là sont très propres à bien faire l’oraison et tous savent très bien faire la méditation. Mais vous serez encore plus surpris, si je vous dis que non seulement ils savent [95], mais encore qu’ils font très bien chacun à sa mode, puisqu’il n’est pas un de tous ceux-là, qui ne fasse pour plaire au monde tout ce qu’on fait pour plaire à Dieu dans la parfaite méditation.

Car dites-moi […] Cette jeune délicate ne sait-elle pas très bien l’art d’aimer et de se faire aimer ? Or pour bien et parfaitement méditer, le tout consiste à aimer et à se faire aimer. […] Si l’on considérait que l’oraison est une union, où la volonté étant élevée par la grâce et enflammée des lumières de la foi n’a pas besoin des autres puissances, où la perfection ne se trouve que dans le repos, l’on ferait connaître à cette âme qu’elle peut aimer, et qu’elle peut être unie avec Dieu sans la participation des puissances sensibles ; et que lorsque sans son congé elles s’unissent avec les créatures, l’âme ne doit pas sortir de son fond, où elle est unie avec son bien-aimé, pour arrêter une imagination [126] qui se plaît dans le changement.

[…] On lui dirait que l’oraison est une école où il faut apprendre peu à peu à ne rien faire ; et qu’une des belles leçons qu’on y fait est de souffrir la suspension des opérations naturelles. On lui ferait comprendre qu’il peut y avoir des excès aux actes mêmes de la volonté. […] On lui ferait concevoir que, comme dans un bassin plein d’eau claire, le moindre mouvement empêche que le soleil ne s’y représente parfaitement ; qu’ainsi ces empressements durant les attraits divins, cette multitude d’actes, ces épanchements, ces aspirations, ces élancements, cette grande activité sont des mouvements qui empêchent l’époux sacré d’achever[127] ses plus belles unions dans le fond de l’âme, où il ne demande que le repos et un entier abandonnement. […]

Premièrement, la contemplation est un regard et non pas une considération, parce que considérer tient du raisonnement et du discours ; et la contemplation est une vue en Dieu sans discours, qui nous dépouille peu à peu de la vue des sens et de la raison, afin de donner lieu aux lumières divines, qui nous font connaître plusieurs objets sans multiplicité et nous manifestent plusieurs vérités cachées.

Secondement, ce regard doit être simple et sans distinction, ou très peu, c’est-à-dire sans images distinctes et dans une foi nue et obscure, aidée de la foi humaine, afin d’apprendre à se perdre peu à peu dans l’universelle unité de Dieu et dans l’abîme de ses mystères qui nous sont toujours plus cachés que connus. [140]

Troisièmement ce regard doit être respectueux et dans une crainte filiale sans aucune familiarité ; car Dieu ne la permet jamais aux âmes mêmes qu’il traite le plus familièrement : c’est pourquoi un simple souvenir de leur propre néant et de la grandeur de Dieu leur est très nécessaire […]

Enfin en quatrième lieu ce regard simple et respectueux doit être encore amoureux, c’est-à-dire fervent et affectif et non pas paresseux et assoupi, et qui participe plus des ardeurs de la volonté que des lumières de l’entendement. Car si la vraie contemplation n’est qu’une transformation de l’âme en Dieu, c’est l’amour principalement [141], et non la connaissance, qui doit faire cet heureux changement.

Bien que la contemplation infuse soit sans moyen, puisqu’elle est une grâce extraordinaire de la pure miséricorde divine, qui ne dépend pas de nos efforts ni de notre industrie […][142] Si chaque fois qu’on se présente l’oraison on a la pensée de s’unir à Dieu, cette pensée produit le désir et ce désir produit un subtil et un tranquille ressouvenir de Dieu ; à force de se souvenir de Dieu si souvent, on vient à s’en souvenir toujours ; de sorte que ce n’est plus un simple ressouvenir, mais une vue continuelle dans laquelle consiste la vraie contemplation. […]

[153] L’acte de pure intelligence est une contemplation toute nue qui ne reçoit ni regards ni images ; ou si elle en admet, elles sont indistinctes et dénudées en telle façon qu’elles ne sont ni connues et ne le sauraient être parce qu’elles surpassent nos connaissances. Et si on veut savoir pourquoi cette contemplation est sans pensée et sans image, on répond que c’est parce qu’elle tend à une vérité qui est toute simple et toute nue […]

[161]... Comme la vue des péchés qu’on a commis produit une amertume et une confusion qui trouble, qui obscurcit les yeux de l’âme, il faut, après les avoir submergés dans les abîmes de la miséricorde divine, s’élever en Dieu avec un cœur libre et un esprit affranchi de toute crainte. […]

[164] […] nous avons dit qu’il y a deux parties dans l’âme savoir l’inférieure ou animale, qui consiste en un assemblage de tous les sens, et la supérieure ou raisonnable, qui comprend toutes les puissances intellectuelles ; et que quand nous parlons d’une troisième partie, qui est la pointe de l’esprit, c’est plutôt pour faire comprendre qu’il y a trois sortes d’opérations différentes qui sont les sensibles ou animales ; et raisonnables ou intellectuelles qui sont connues ou qui le peuvent être ; et les mystiques qui ne sont ni connues, qui ne peuvent être, que pour ajouter une troisième partie aux deux premières. […]

[204] vous devez demeurer tranquille et recueilli, afin de vous laisser occuper par sa présence. Et pour faciliter ce dénuement, souvenez-vous qu’en vous mettant en la présence de Dieu, vous ne devez former aucune idée de son être ni de ses attributs en particulier, mais regarder fixement cette universelle unité, qui exclue toutes les images et toutes les formes qu’on saurait lui donner ; c’est-à-dire qu’il ne faut pas s’imaginer la présence de Dieu, car c’est ce que nous ne saurions faire ; mais il le faut croire […] [205] si vous entrez bien dans cet exercice, il vous pourra servir d’entretien pendant toutes les actions de votre vie en quel état que vous soyez et que vous puissiez être.

Voici un des « pas » du chemin qui ne demandera que trois jours :

Quatrième pas. De la contemplation purement mystique ou négative en général.

Lorsque les mystiques disent que la contemplation de la pointe de l’esprit nous élève au-dessus de l’entendement et de toutes les puissances, ils ne prétendent pas dire que cette suprême pointe de l’esprit ne [332] soit pas quelque puissance, mais c’est pour nous faire entendre que cette façon de contempler met les puissances hors de leurs opérations ordinaires, les élevant à une autre contemplation plus sublime, qui est la négative et obscure.

La contemplation négative et purement mystique est celle qui est sans formes, sans images, où l’oraison de quiétude <qui> n’a ni pensées ni actes, mais un seul repos obscur, parce que l’âme n’y aperçoit point l’objet qu’elle contemple, ni comment elle y tend et s’y repose, ni de quelle manière elle s’y est perdue. Or cette manière de contempler et ce repos mystique est la fonction propre qui distingue et marque la suprême pointe de l’esprit, et pour la bien comprendre il faut remarquer qu’il y a trois sortes d’oraisons, qui conviennent chacune à une des trois parties de l’âme.

Premièrement, l’oraison qui est accompagnée de dévotion sensible est la fonction propre de la partie inférieure qui contient tous les sens [333] en unité de cœur. Secondement, l’oraison qui se fait sans aucune dévotion sensible en produisant des actes, qui sont les bonnes pensées et les discours, comme aussi la contemplation claire et affirmative, qui aperçoit son objet par les espèces de la fantaisie et imagination, et même toutes les oraisons dépouillées de sensibilité, à l’exception de la contemplation sans formes ; toutes celles-là sont la fonction propre de la seconde partie, qui est la supérieure ou raisonnable. Mais la contemplation sans pensées, qui n’est autre que la contemplation obscure en l’oraison de quiétude, qui n’a autre acte qu’un repos, cette fonction est tellement particulière à la suprême pointe de l’esprit, qu’elle n’est en nulle autre.

Remarquez qu’il y a encore une manière de contempler, qu’on appelle pure, ou proprement intellectuelle, qui est naturelle à l’âme séparée du corps, et si fort extraordinaire quand elle anime le corps. Elle se fait par des espèces purement intellectuelles que Dieu communique à l’âme, et [334] avec lesquelles l’entendement opère sans regarder les fantômes et les espèces imaginaires, et la volonté se repose à son objet purement connu. Cette fonction est si particulière à la partie supérieure et raisonnable, qu’elle est incommunicable à la suprême, quoiqu’il y en ait qui veulent qu’elle soit encore propre à la pointe de l’esprit. Il s’ensuit donc de ce que nous venons de dire, que l’oraison sensible est la fonction particulière de la partie inférieure ; la contemplation pure est celle de la partie supérieure ; la contemplation sans forme est celle de la suprême. Et toutes les autres oraisons et contemplations avec la participation des sens, sont communes aux parties inférieures et supérieures : néanmoins ce n’est pas à dire qu’une partie ne puisse concourir avec l’autre dans l’oraison qui lui est propre et particulière, puisque toutes les puissances, les sensibles en unité de cœur, et les raisonnables en unité d’essence peuvent toutes concourir au repos mystique, quoique l’oraison de quiétude sans formes et [335] pensées soit tellement affectée à la suprême pointe d’esprit, qu’elle ne se trouve jamais en nul autre sujet.

Or pour expliquer autant clairement que je puis cette opération particulièrement de la pointe de l’esprit, il faut supposer que l’âme ne saurait agir naturellement tant qu’elle est dans le corps sans formes, sans images, c’est-à-dire sans pensées : car il faut premièrement qu’elle forme et imagine ses actes avant qu’elle les produisent ; d’où il s’ensuit nécessairement qu’étant sans connaissances distinctes dans l’oraison de quiétude, il faut qu’elle soit en repos et qu’elle cesse d’agir, ou qu’elle agisse surnaturellement comme elle fait, c’est-à-dire par des actes directs, qui ne peuvent être réfléchis et aperçus, parce qu’il surpasse toutes les puissances en leur manière d’agir.

On ne dit pas aussi que l’âme agisse, mais bien qu’elle est simplement passive et qu’elle souffre l’inaction1614 divine, qui n’est autre de la part de l’âme qu’un entier anéantissement de toutes ses opérations propres et [336] naturelles, et un abandonnement simplement passif au bon plaisir de Dieu, sans rien faire de son propre mouvement pour augmenter l’opération divine ni pour la conserver, craignant qu’elle ne s’échappe, car ce serait une grande faute à laquelle les âmes contemplatives doivent bien prendre garde ; parce qu’il faut remarquer que l’âme dans cet état n’a rien de plus à craindre que sa propre opération qui n’a nulle proportion avec l’opération divine, et même quand celle-ci vient à manquer, un seul regard de contemplation lui doit suffire pour se relever, et quand elle est distraite, elle ne doit rappeler son attention que par un simple souvenir.

L’on ne dit pas même que l’âme se repose en Dieu dans l’oraison de quiétude et purement mystique, parce que ce serait la faire agir naturellement en quelque manière, puisque se reposer est une action naturelle, et qu’elle pourrait apercevoir son repos comme dans la contemplation affirmative ; mais on dit que c’est Dieu qui se repose dans le fond de l’âme, qui la remplit de sa présence et qui l’occupe toute de son opération.

Pour faire mieux comprendre cette oraison si peu connue, il faut savoir qu’il y a deux sortes d’unions mystiques où l’âme est immédiatement unie à Dieu et sans milieu : l’une se fait dans les douceurs et l’autre dans les amertumes. La première que nous ne saurions avoir de nous-mêmes et sans une grâce extraordinaire est pleine de lumières et de grâces que Dieu verse dans l’âme ; mais quoique ces grâces et ces dons se communiquent quelquefois jusqu’aux puissances, l’âme est si intimement unie et perdue en Dieu et jouit en telle manière de sa divine présence, qu’elle ne saurait faire réflexion sur le bonheur de son heureux état ni sentir la douceur de son repos.

Car si elle sentait cette douceur, ou si elle connaissait son bonheur, elle ne serait pas immédiatement unie à Dieu ni tout occupée de sa présence, parce qu’il y aurait un goût, une douceur, une lumière entre l’âme et Dieu, qui sont des obstacles à cette [338] même union : vous devez donc inférer de cela que tous les milieux quoique saints, ne sont pas dans l’oraison purement mystique, qui est l’état du parfait anéantissement et d’un parfait contemplatif.

La seconde sorte d’union dans l’oraison purement mystique est une union stérile, sans lumière et pleine de pure souffrance, qu’on appelle l’oraison sans goût, où l’oraison dans les sécheresses, dans les abandons et d’autres termes qui ne signifient qu’une difficulté de faire oraison, parce que pour lors Dieu suspend toutes ses grâces et prive l’âme de tous ses dons ; dans cet état de privation, quoique stérile de toutes sortes de bonnes pensées, l’âme n’interrompt pas pourtant l’union que Dieu fait avec elle : car bien qu’elle soit abîmée dans les peines intérieures qui l’occupent toute, elle ne perd jamais dans son fond le repos en Dieu, ni son intime présence, quoique cette présence ne lui soit pas connue, ni son repos aperçu.

Car si ce repos et cette présence sont obscurcis par la suspension des [339] lumières, ou par les souffrances qui accablent une âme, ils ne sont pas pourtant anéantis ni du côté de Dieu ni du côté de l’âme ; cela n’arrive pas de la part de Dieu, puisqu’il la soutient dans cette union de pure souffrance par des grâces qui sont toutes spirituelles et nullement sensibles. Cela n’arrive pas non plus du côté de l’âme, puisqu’elle persévère dans son heureux abandon au bon plaisir de Dieu, qui l’anéantit et la transforme en lui.

La première réunion est une abondance de lumières divines qui cause ce repos mystique, et cette jouissance essentielle qui fait le Paradis de l’âme contemplative.

La seconde union mystique est une privation de cette même lumière et un abandon dans les peines intérieures ; mais l’une et l’autre union dans leur perfection ne sont qu’une perte, un absorbement, un anéantissement de l’âme en Dieu, ou pour mieux dire une élévation, une transformation que Dieu opère dans le fond de l’âme.

Car dans cet heureux état Dieu [340] élève l’âme au-dessus de toutes ses opérations ; dans cet heureux anéantissement l’âme est si bien perdue en Dieu, et Dieu consomme si bien dans l’âme tout ce qu’elle a de créé, qu’elle n’a ni vue ni sentiment de son être, elle ne connaît pas même son anéantissement ; de sorte qu’elle est si heureusement perdue dans l’être infini, qu’elle ne voit rien de ce qu’elle voit, elle ne sent rien de ce qu’elle sent, elle ne sait rien de ce qu’elle sait, parce que tout ce que l’âme voit, tout ce qu’elle sent et tout ce qu’elle sait surpassent sa vue, son sentiment et sa connaissance, et c’est ce que les mystiques appellent la sainte oisiveté.

Mais ce qui est à craindre dans cet heureux état, c’est que bien souvent le Démon se sert du propre raisonnement pour persuader aux âmes contemplatives qu’elles perdent le temps dans cette occupation toute divine, et qu’elles sont oisives durant cet anéantissement, parce qu’elles n’y ont rien de sensible ; les Directeurs mêmes, s’ils n’ont pas l’expérience de [341] cette heureuse oisiveté, obligent ces âmes anéanties dans l’être infini de revenir dans l’être créé, et veulent qu’elles s’élèvent en Dieu par des actes qui les en éloignent et qui les abaissent au lieu de les élever.

Je ne prétends pas dire que l’âme est tellement absorbée et abîmée dans l’être incréé, qu’elle ne puisse revenir quelquefois dans son être propre et fini, où elle sent et connaît le bonheur qu’elle a de s’être divinement perdue dans l’être infini ; mais je dis que ce sont des vues très simples, et qu’il faut que Dieu les lui donne sans qu’elle les recherche ; et encore l’âme contemplative ne doit s’en servir que pour se laisser perdre davantage, parce que Dieu ne lui permet ces vues et ne lui laisse sentir cette surabondance de grâce que pour l’engager dans un plus grand anéantissement d’elle et de tout ce qu’il y a de créé ; et vous voyez bien par là que l’oraison de repos n’exclut pas toujours et incessamment toutes sortes de pensées, et que quand l’inaction divine [342] diminue, l’âme doit reprendre doucement et par un simple souvenir ses images que Dieu n’avait suspendues que pour une meilleure attention au repos mystique, ou les vues les plus simples et les sentiments les plus dénués sont des empêchements.

Cinquième pas. Du système ou constitution de l’âme contemplative, et pour connaître si elle est en vue de la contemplation passive et purement mystique.

Si vous désirez savoir en quoi consiste la perfection nécessaire aux âmes contemplatives, et comment on peut connaître si elles sont dans la disposition que Dieu demande pour les élever à la contemplation purement mystique, je ne sais rien de plus fort pour appuyer un jugement solide touchant cette question si difficile, et je n’expérimente rien de plus convaincant, selon mon sens, pour faire cette expérience si dangereuse où tant de personnes [343] d’oraison se trompent et sont trompées, que cet endroit des épîtres aux Galates où l’Apôtre [Paul] dit avec justice de lui-même : « Je vis, ou plutôt ce n’est plus moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi. »1615

Ce sont ces mêmes paroles que je voudrais faire dire à l’âme contemplative, pour lui servir de conviction touchant les qualités qu’elle n’a pas et qu’elle doit avoir pour être élevée à la contemplation passive si elle y prétend, et dans laquelle Dieu n’attire que les âmes anéanties en toutes les créatures et en elles-mêmes dont elle n’est pas peut-être du nombre. Car s’il faut expirer dans la vie des sens et de la raison pour vivre de la vie de Jésus-Christ, et si la vie de Jésus-Christ est une vie de croix, de mortification, d’humiliation, il s’ensuit légitimement que l’âme, quoique contemplative, qui ne vit pas encore de cette vie de souffrance et d’anéantissement, et qui adhère aux sentiments de nature, ne saurait dire dans son oraison sans sentir dans son [344] intérieur des sensibles reproches de ses recherches […]

Remarquez bien ceci, âmes contemplatives, et souvenez-vous pour n’être pas trompées que la contemplation négative n’est pas toujours et dans toute son étendue une aliénation et une abstraction continuelle de toutes sortes de pensées et images, comme on pourrait s’imaginer ; [355] au contraire elle commence d’ordinaire par des ressemblances, par des vues simples et dénuées, lesquelles se dénuent et se perfectionnent de plus en plus à mesure que les opérations sont plus spirituelles, et enfin elles s’anéantissent dans un repos qui ne laisse pas seulement dans l’âme la liberté d’avoir des désirs ni de former nulle sorte de pensée ; parce qu’étant toute pleine de Dieu, tout absorbée dans son amour et entièrement occupée de son intime présence, elle en reste tout éprise au lieu de la comprendre et de se posséder. […]

Pour trouver Dieu dans la pure contemplation, il faut le chercher seulement par un simple ressouvenir et non par des élancements sensibles qui sont contraires à cet état de perfection où on ne doit avoir qu’une foi nue et sans vue, et non une vue expérimentale comme vous souhaitez. Souvenez-vous donc que Dieu est un pur esprit qui ne tombe pas sous les sens, et qui s’unit parfaitement dans le fond de [365] l’âme où il n’entre ni vue ni expérience, mais seulement un amour pur, nu et vide de tout sentiment.

[…] Car pourquoi s’amuser à examiner tous les mouvements intérieurs et faire des réflexions sur toutes les pensées, si ce n’est pour en produire à l’infini dans un temps où il n’en faut pas avoir. […]

[373] […] ne pas interrompre ces touches divines par vos propres efforts, sous prétexte d’y coopérer, ni confondre ces lumières expérimentales par vos propres réflexions, sous prétexte de vous les imprimer davantage : tout le secret consiste à les conserver tant qu’elles durent, et souffrir doucement le dénuement qu’elles opèrent, sans rien contribuer de votre part qu’un consentement efficace pour tout ce que l’esprit de Dieu vous inspire ; parce qu’il ne faut jamais mêler l’humain avec le divin ni adhérer non plus à ces grâces expérimentales pour vous les rendre plus sensibles. […]

[378] La seconde condition de l’âme contemplative est qu’elle adhère incessamment à Dieu, et s’unit immédiatement à lui et sans milieu, par voie d’amour et non par voie de connaissance ; car bien que selon l’École on ne puisse rien aimer d’inconnu, néanmoins selon la mystique, cette partie supérieure de l’âme dont nous avons parlé, recevant quelque touche de l’esprit divin, s’élève incessamment à Dieu par voie d’amour et non par voie d’entendement, et tend à lui comme à son centre ; ainsi qu’une aiguille touchée de la pierre d’aimant, tourne toujours vers le pôle du monde, par voie de sympathie et non par voie de jugement.



Des jésuites défendent la mystique



Nous avons évoqué les figures jésuites de début du siècle : la filiation mystique issue de Lallemant, puis Civoré, Cluniac, enfin la grande figure de Surin. Nous avons vu celui-ci et son ami le Grand Carme Maur de l’Enfant-Jésus se heurter à la virulente opposition du Père Chéron, bientôt rejoints dans la seconde moitié du siècle par de nombreux opposants aux « mystiqueries ».

Les capucins ne furent pas les seuls à défendre la vie mystique. Quelques jésuites ouverts à la vie mystique firent face courageusement : tout d’abord le Père Alleaume dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’il fut en relation avec madame Guyon et suspecté de quiétisme1616 ; puis les Pères Guilloré et Milley. Ils seront suivis au Siècle des Lumières par le Père de Caussade, éditeur plutôt qu’auteur du texte quiétiste le plus largement accepté aujourd’hui : L’Abandon à la Providence divine.

François Guilloré (1615-1684)

« Sachez que cet auteur […] a tout tiré de sa propre expérience… »1617, disait de lui un biographe jésuite anonyme.

Né le jour de Noël dans une famille modeste, Guilloré entra en religion à vingt ans. Enseignant au collège de Vannes, en compagnie de Vincent Huby (-1693), il connut probablement Jean Rigoleuc (-1658). Outre la fréquentation de ces grands spirituels1618, lors d’épreuves intérieures et extérieures, il fut éclairé et soutenu1619 par la « bonne Armelle », mystique accomplie sur laquelle nous reviendrons. Après divers professorats, il demanda à être envoyé aux missions des campagnes, ce qui « semble avoir été exaucé ». Il passa enfin une dizaine d’années à Paris comme directeur spirituel : on appréciait son extrême subtilité psychologique. Il s’occupa entre autres de Louise du Néant1620. Il était aussi en relation avec Mectilde du Saint Sacrement et lui inspira peut-être la réédition de la Solitude intérieure d’Hubert Jaspart1621.

Nous voyons donc là réapparaître le “cercle de l’ouest” : mystiques jésuites de la « filiation » Lallemant > Rigoleuc > Huby > Champion, - en relation avec Mectilde et Jaspart, qui côtoyaient le cercle de l’Ermitage fondé par Bernières sous l’inspiration du P. Chrysostome de Saint-Lô. Guilloré ferait ainsi le lien entre les deux cercles1622.

C’est seulement à la cinquantaine passée qu’il pensa pouvoir écrire son premier livre ; puis avant de mourir, il assembla ses publications en un vaste in-folio d’Œuvres spirituelles1623. Le seul ouvrage qu’il recommandait était la Pratique facile de Malaval. Guilloré est souvent considéré comme un préquiétiste et Pierre Nicole dénonça de prétendues erreurs1624. Par contre, Fénelon s’inspirera de sa doctrine et Caussade le recommandera à ses dirigées1625. Pour A. Derville, « par l’anéantissement du moi égocentrique […] le fond de Dieu remplit le fond de l’âme et l’anime, [mais] dès que l’on s’arrête à un bien particulier et qu’on prétend s’y borner, il y a illusion […] L’homme spirituel n’a jamais achevé ici-bas de se quitter lui-même, de même que Dieu n’a jamais achevé d’en prendre possession1626. »

Infirmités […] grandes maladies […] La voilà cette personne, abattue et anéantie à ses yeux, n’ayant plus rien où appuyer avec [haute] opinion de sa vertu ; c’est que Dieu veut qu’étant détruite à sa propre estime et à ses attachements par la destruction de tout ce qui en faisait le fond, elle apprenne à reposer et à se complaire purement en Dieu. (118a §1)

Croyez-moi, personne ne veut trembler et frémir, et l’amour de cette disposition est si rare qu’il n’en est point, qui dans ses craintes et dans ses doutes, ne cherche toujours ses assurances. (120b)





La doctrine est certes sévère, mais il rejette le masochisme des croix, conseillant plutôt de se jeter dans l’amour divin :

J’avance en premier lieu que l’attachement aux croix extérieures est ordinairement vicieux (123a) La nature a un poids qui la porte à s’attacher toujours à quelque chose avec complaisance ; n’ayant donc rien du côté de Dieu et de la créature dont elle puisse se satisfaire […] elle se jette sur les croix à la façon d’une désespérée (123b)

Il y a encore des âmes tellement prises de l’amour divin qu’il leur est presque aussi peu possible de penser à leurs péchés qu’elles sont heureusement éloignées de les commettre, tant elles sont occupées de cet attrait, leur plénitude leur donnant une sainte incapacité de recevoir aucune autre pensée. Elles ne sont non plus capables d’une contrition douloureuse, parce que cet amour, qui est éminemment toutes choses, les purifie bien mieux par son divin feu que ne ferait pas le feu de la contrition. (140 b)

Vous tenir simplement où Dieu vous place. (144a)



Les directeurs sont au service des âmes :

Il est du devoir et de l’adresse du directeur de se joindre et de ne la point faire sortir de sa disposition ; car il n’est point pour elle d’autre perfection que celle qui lui est marquée de Dieu, et un homme ne doit pas prétendre de la perfectionner à sa mode. (128a)

[…] son devoir d’écarter tous les empêchements que non pas d’élever ; l’élévation d’une âme étant proprement l’occupation et l’emploi de Dieu (128 b)



La manière de conduire les “âmes éminentes” est très particulière (livre quatrième) :

[…] on les peut très justement réduire à quatre sortes 1. Celles qui sont dans une parfaite mort de tout. 2. Celles qui sont élevées à une haute contemplation. 3. Celles qui sont blessées de la plaie de l’amour divin. 4. Celles qui sont durement éprouvées tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. (895)

Il faut, tant qu’il se peut, empêcher que ces âmes [éminentes] ne connaissent les dons de grâces et les grandes faveurs dont elles sont prévenues. (899)

Il arrive que si un directeur les souffre dans de longs entretiens, l’inclination leur vient insensiblement de dire toutes les merveilles de grâce qui se passent en elles, dont elles ne devraient parler que par un pur mouvement d’obéir à leur directeur, et elles commencent de le faire par un désir secret d’être entendues. (912)

[…] ce grand attrait [de s’engager dans des œuvres de charité] se pourrait facilement diminuer peu à peu avec le temps, parmi cette foule d’occupations, leur grâce n’ayant plus sa première vigueur, dont l’opération forte ne se conserve guères que dans le dégagement de tout l’extérieur. (913)

Lorsque rien ne se passe en elles de particulier du côté de Dieu et qu’elles n’en ont aucune visite, elles ne doivent pas incontinent s’occuper d’actes et de pratiques […] elles doivent grandement s’accoutumer au silence intérieur ; elles doivent imiter ce silence divin en elles-mêmes. (132 a)



Patience, silence, purification nécessaire, amour pur qui ne se connaît pas, perte en Dieu :

Cette intérieure disposition de l’âme de respect, d’attente et de silence n’est point une disposition fainéante, comme la veulent faire passer ceux qui décrient assez souvent ce qu’ils ne sont pas. (133 b)

Il faut laisser cette âme toute plongée dans son amertume, afin d’empêcher qu’elle ne soit une superbe. Car il arrive très souvent que de nouveaux convertis se veulent aussitôt familiariser aux embrassements de l’Époux céleste : ils en expérimentent les douceurs et les consolations qui sont les appas que Dieu leur jette pour les retirer de leurs égarements ; là-dessus ils s’oublient facilement de ce qu’ils ont été pour aspirer à des communications dont ils ne sont pas dignes n’étant pas encore purifiés. C’est ce qui leur fait naître une secrète opinion de vertu, comme si déjà ils étaient entre les vertueux et les spirituels […] Pour empêcher ce désordre, Dieu permet qu’ils tombent dans la désolation afin qu’ils sentent et qu’ils connaissent leur fond corrompu et qu’ils ne soient pas orgueilleux de ces divines visites (136 b) […] c’est le sel qui empêche la corruption ; et c’est un hiver qui resserre toutes les avenues pour conserver cette précieuse semence. (137a)

Sur le pur Amour, livre III : […] c’est à notre amour d’immoler tout ; mais il est anéanti par une action étrangère qui est celle de Dieu. Mon amour donc détruit tout ce qui n’est point Dieu ; et l’amour de mon Dieu détruit et perd mon amour à mes yeux, qui par là devient anéanti. Cela veut dire que mon amour ne se connaît plus et qu’il n’est connu que de Dieu ; c’est ainsi qu’il nous laisse bien les fruits et les opérations de l’amour, mais non pas la vue et la connaissance de cet amour ; et voilà l’amour anéanti. (607a)

Instruction VI. Sur l’amour caché et inconnu à l’âme qui aime : […] Car votre cœur ne doit jamais reposer avec assurance dans son amour comme s’il aimait sans aucun doute. Cette disposition est fort superbe et corrompue, où le cœur humain repose dans son amour et non pas dans l’objet de son amour […] il se doit plaindre incessamment qu’il n’aime pas, et qu’il en devrait mourir de ne point aimer. (609ab)

Voici donc la nouvelle leçon que je vous fais si vous voulez vivre d’une vie tout ensevelie en celle de Dieu. Ne prenez plus d’intérêt en vous-même, ce que vous faites néanmoins lorsqu’il arrive que vous fassiez distinction de vos états intérieurs pour en préférer les uns aux autres : votre esprit vous dira que vos grandes ténèbres ne sont pas une si bonne disposition que les lumières ; que les ferveurs sont préférables au froid et à la glace du cœur […]

État de l’âme unie à Dieu par sa perte dans Dieu. Instruction III. Sur le silence et sur le sommeil intérieur : Ce silence est un certain calme général, répandu dans toutes les puissances, lequel vient de la cessation des opérations de l’âme ; et cette cessation est causée ou bien par le spectacle de quelque grande vérité (636) qui lui est représentée ; ou bien par une certaine occupation aveugle et liante, qui ne se faisant point connaître se fait néanmoins sentir par une espèce de chaîne qui semble comme la garrotter, et en effet la rendre impuissante pour ne se remuer par aucune opération.

Claude-François Milley (1668 - 1720)

Ce jésuite vécut en Provence, assurant successivement les emplois ordinaires d’enseignant, prêcheur puis confesseur à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. A Apt, il rencontra une visitandine, la Mère de Siry (- 1735), qui l’orienta mystiquement : notons qu’elle avait été supérieure de la Visitation de Caen (la ville de Bernières) ; sa figure reste à approfondir1627.

Milley devint le « messager de la voie d’abandon », très proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade. Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y sacrifiant la vie. Il est le seul religieux cité nommément dans le mémorial qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : « Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion », rue du quartier populaire qui fut interdit et barricadé pendant cette peste. Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante ; il a aussi édité une moitié de ses lettres, dont l’échange avec la Mère de Siry1628 :

Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous.(104) 

Je le demande ce rien et je le souhaite de tout mon cœur. Mon Dieu, qu’il fait bon vivre en enfant perdu, en homme sans souci. […] je ne trouve point de plus doux parti que de fermer les yeux sur ma faiblesse et mes chutes, et de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité. (179)

J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières ; cet ouvrage surpasse tous les autres […] j’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqué, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. (183)

A présent je suis résolu de me laisser aller à l’aventure, le moindre retour me fait horreur, me trouble, me tire de mon centre. Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là jusqu’à ce que Celui qui m’y a conduit m’en retire. (195)

Ce je ne sais quoi, que vous dites qui vous occupe et vous tient recueillie dans votre obscurité, c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont […] et regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. (206) 

La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité, qu’une goutte d’eau mêlée dans les eaux de cet océan, qu’un petit rien réuni à ce tout unique, cette seule pensée, dis-je, opère plus dans une âme fidèle et docile que toutes les pratiques et les moyens ordinaires. Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible et hors de la sphère de notre activité ; c’est justement un enfant qui veut enfermer la mer dans un petit creux, comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. (213-214)

Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide et dans le trouble.

Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible pour les différentes fonctions  auxquelles Il l’occupe. C’est Lui qui se sert de votre langue pour parler [… ] de votre cœur pour aimer. (348)

C’est le néant, c’est le rien, c’est / Milley, Jésuite. (391)

Jean-Pierre de Caussade (1675-1751)



Ce jésuite est considéré par certains comme le dernier grand mystique catholique de l’époque classique (on y ajoute Grou à la fin du XVIIIe siècle).

Il fit son noviciat à Toulouse à dix-huit ans, fut prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, il était missionnaire à Beauvais puis arriva en Lorraine à cinquante-quatre ans : il rencontre la Mère de Bassompierre (1656-1734) et dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revint cependant en Lorraine après deux ans. Il appréciait Fénelon. Il quitta définitivement la Lorraine à soixante-quatre ans et mourut douze ans plus tard.

Il a été redécouvert au XIXe siècle par Ramières puis à notre époque par le beau travail de M. Olphe-Galliard1629. On lui a longtemps attribué L’Abandon à la Providence divine, qui continue d’être très apprécié par nos contemporains1630. Cependant tout le monde est d’accord pour penser que ce beau petit livre a été en réalité écrit ‘dans l’entourage’ de madame Guyon : nous réserverons donc l’Abandon à notre tome IV comme faisant partie de l’influence guyonienne pour ne citer ici que des écrits reconnus de Caussade1631, et tout d’abord ses lettres de direction car il fut directeur spirituel de visitandines.





Lettres spirituelles, vol. II :



Le grand principe de la vie intérieure est dans la paix du cœur : il la faut conserver avec tant de soin que, du moment qu’elle reçoit quelque atteinte, il faut abandonner tout autre soin pour s’appliquer à rétablir cette sainte paix, tout comme durant un incendie on quitte tout pour aller éteindre le feu. [page 12]

[…] Acquiesçant de cœur à ce qu’il donne ou qu’il ôte, comme il lui plaît, sans faire autre chose que de conserver au fond de l’âme le désir sincère d’être à Dieu sans réserve, d’aimer Dieu ardemment et de s’unir à Dieu intimement, ou bien, comme nous avons dit, de conserver le désir d’avoir ses désirs. [15]

[…] Je vous trouve encore bien sensible à l’état de misère, de pauvreté et d’impuissance spirituelle. Cela ne vient que d’un grand fonds d’amour propre qui ne se peut souffrir dans le rien, qui abhorre cet état d’anéantissement. Cependant, il [19] faut nécessairement passer par cette épreuve, car il faut vider notre intérieur de notre propre esprit avant que celui de Dieu puisse le remplir.

[…] Vie surnaturelle de la grâce, vie [30] toute spirituelle, tout intérieure, à quoi vous aspirez et où vous ne parviendriez jamais, si Dieu n’opérait en vous cette seconde mort qui est la mort aux consolations spirituelles, à quoi, si Dieu n’y remédiait, on s’attacherait encore plus fortement qu’à tous les plaisirs du monde, ce qui serait un obstacle éternel à l’union parfaite.

« Mon Dieu, je ne vous aime pas ! » Oh ! Que le désir intérieur et profond de l’aimer doit donc être bien violent […] Si vous Le connaissiez à présent, vous seriez si satisfaite de votre amour pour Dieu que vous penseriez plus à lui qu’à Dieu même. [50]

Plût à Dieu qu’il vous fît la grâce de passer toutes vos oraisons dans ce simple anéantissement intérieur, abîmé dans votre misère, mais en paix, soumission, abandon et confiance. Je vous dirai alors : demeurez là, et tout est fait. Dieu fera le reste, peut-être sans même que vous le connaissiez et le sentiez. [65]

Imitons le saint archevêque de Cambrai [Fénelon] qui dit de lui-même : « Je porte tout au pis aller ; et c’est au fond de ce pis aller que je trouve ma paix dans l’entier abandon. » [67]

[…] À force de laisser tomber les pensées inutiles on parvient à une sorte d’oubli général de toutes choses, en sorte que, durant quelque temps, on passe ses journées entières sans penser, ce semble, à rien, comme si on était devenu stupide. Souvent même Dieu met certaines âmes dans cet état qu’on appelle le vide de l’esprit et de l’entendement ; cela s’appelle encore être dans le rien. […] Ce grand vide de l’esprit en produit souvent un autre encore plus pénible : c’est celui de la volonté ; en sorte que l’on n’a, ce [73] semble, nul sentiment ni pour Dieu ni pour les choses de ce monde, et qu’on se trouve également insensible à tout. […] Seconde mort mystique qui doit précéder l’heureuse résurrection à une vie toute nouvelle.

Bref, du moment que pour ne penser qu’à Dieu et ne s’occuper intérieurement que de lui seul on se décharge ainsi de tout soin temporel et même en un sens de tout soin spirituel, on se trouve déchargé d’une infinité d’inquiétudes, de désirs, de craintes, de pensées inutiles et affligeantes, de mille retours frivoles, bas et intéressés sur soi-même. Et voilà ce qui s’appelle la parfaite liberté des enfants de Dieu : le servir dans la latitude du cœur, ne se rien réserver, sacrifier tout au pur amour. Et [77] voilà d’où vient dans les saints cette constante égalité d’esprit qu’on admire, cette paix de l’âme qui, croissant tous les jours, devient profonde comme les abîmes de la mer.

Vous me parlez de l’oraison : non, vous n’en faites point, ma chère sœur, car c’est Dieu qui la fait en vous. Eh ! Laissez-le donc faire, demeurez en repos, en humilité et Action de grâce ; suivez son attrait en tout et partout ; ne faites absolument que cela, toujours dans le vide, toujours dans le rien […] en grande simplicité. [129]

Il ne faut vouloir précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, à tout instant, pour toutes choses. Et voilà le plus sûr et le plus court chemin de la perfection, et j’ose dire l’unique : tout le reste est suspect d’illusion, d’orgueil et d’amour-propre. [177]

La présence de Dieu par pure foi, sans image ni représentation, quelque momentanée qu'elle soit, est ce qu'il y a de meilleur, de plus consolant, de plus purifiant et encourageant dans la vie intérieure, et, peu à peu, à force de revenir, quoique momentanée, elle se rend enfin continuelle et voilà le grand trésor, ou, pour mieux dire, le tout dans la vie intérieure. Car ce simple regard de pure foi est la vraie prière continuelle, la vraie adoration en esprit et en vérité en sorte que le seul et simple regard, ou vue par pure foi, renferme tous les actes les plus parfaits qu'il soit possible de faire. C'est bien alors qu'on se trouve peu à peu non simplement en la présence de Dieu, mais comme perdu et abîmé en Dieu, sans pourtant, pour l'ordinaire, qu'on ressente de grandes douceurs mais simplement une paix au-dessus des sens, et profonde comme les abîmes de la mer. / Je ne suis pas surpris qu'il se fasse comme un nouveau jour dans votre esprit; à mesure qu'on s'approche de la lumière de Dieu, on voit les choses tout autrement, et c'est par l'usage de la [290] prière intérieure, par le saint recueillement et la présence de Dieu qu'on s'approche de cette divine lumière qui dissipe peu à peu les ténèbres, les illusions de l'amour-propre qui s'attache à son sentiment et à ses vues.1632



Concluons par des extraits du “Dialogue VIII” des Instructions spirituelles, “Sur le vide de l'esprit, sur les impuissances qui s'ensuivent et les révoltes extraordinaires des passions”1633 :

D. — Qu'appelle-t-on le vide de l'esprit ?

R. — Ce seul terme le fait presque entendre : c'est un esprit vide, à ce qu'il lui semble, de toutes les pensées de Dieu et souvent du monde. Car vous devez savoir que, tandis que Dieu, pour humilier et purifier une âme, la détacher et l'avancer, la tient dans cet état passager, il lui semble qu'elle est tombée dans une espèce de stupidité et de bêtise', d'où s'ensuit ce qu'on appelle impuissance de s'occuper de Dieu et de rien de bon.

D. — Quelles sont les suites de cet état ?

R. — […] ce qui redouble cette pesante et humiliante croix, c'est la triste comparaison des états précédents si différents de celui-ci, où l'on se trouve suspendu entre le ciel et la terre, ne recevant nulle consolation de l'un ni de l'autre, ne trouvant nul appui ni au-dehors ni au-dedans.

D. — Peut-être est-ce un furieux accès de mélancolie ou stupidité naturelle ?

R. — Point du tout, puisque, d'une part, il en arrive bien autant dans la même voie aux personnes du naturel le plus enjoué, qui ont le plus d'esprit, et que, de l'autre, durant cette triste situation, par un effet singulier de la Providence, ces mêmes personnes si stupides en elles-mêmes paraissent d'ordinaire à l'extérieur tout autres qu'elles ne sont intérieurement, parlant, répondant fort à propos sur tout sujet, raisonnant très bien quand il faut, écrivant même au besoin sur les choses de Dieu avec une facilité dont elles-mêmes sont surprises […]

D. — Pendant ce temps-là, de quoi sont donc

intérieurement occupées les personnes qui passent par cette épreuve ?

R. — Quoique, en conséquence des divers degrés de ténèbres et d'impuissances, on puisse les ranger en des classes différentes, je dis pourtant sans nulle distinction qu'elles sont toutes presque continuellement occupées de Dieu, chacune à sa façon, non pas, à la vérité, par des actes réfléchis et connus, mais par de simples actes directs ou, ce qui est le même, par la seule disposition actuelle de leur coeur, mais non aperçue ou si confusément que c'est là ce qui fait tout ensemble et leur mérite et leur martyre, sans avoir la consolation de le connaître. […]

D. — Sur quel principe est appuyé ce sentiment de M. de Meaux 1634 et des mystiques ? R. — Sur ces paroles de Jésus Christ : « Là où est votre trésor, là aussi est votre coeur », sans doute par ces simples mouvements, sentiments et affections délibérés qui sont véritablement des actes de volonté, quoique le commun des gens ne les reconnaissent pas pour tels. […]

D. — Mais quelles preuves en peut avoir alors le directeur contre le sentiment et la propre conscience des personnes intéressées ?

R. — Des preuves aussi assurées qu'elles doivent et qu'elles peuvent l'être ; ce sont ces larmes mêmes et cette douleur ; en d'autres, ce seront certaines ouvertures de coeur ou paroles échappées qui, en faisant certainement la disposition dominante du coeur, en font aussi connaître les suites et les effets. […] De même, quand, par certaines ouvertures de coeur, le directeur a une fois bien connu que la personne ne désire rien tant que plaire à Dieu, qu'elle ne craint rien tant que de lui déplaire, que le seul doute ou la seule crainte en cette matière la crucifie, il aperçoit dès lors dans cette disposition dominante ce que les mystiques, M. de Meaux et les autres évêques appellent la prière continuelle 1635. C'est pour cela qu'ils dressèrent à Issy l'article dont voici les paroles : «L'oraison perpétuelle ne consiste pas dans un acte perpétuel et unique (...) mais dans une disposition et préparation habituelle et perpétuelle à ne rien faire qui déplaise à Dieu, et à tout taire pour lui plaire » (Instr. 393). Par là il vous sera aisé de bien pénétrer pourquoi tous les livres et tous les prédicateurs nous prêchent qu'en fait de salut et de perfection, tout consiste dans la bonne volonté et dans la droiture de coeur avec Dieu. […]

D. — Comment s'expliquent les autres?

R. — Que l'état si humiliant et si crucifiant de stupidité, de ténèbres et d'impuissances n'est pourtant pas ce qui les désole, mais la seule crainte d'être abandonnées de Dieu et d'y avoir peut-être contribué par quelque infidélité cachée : désolante réflexion qui les occupe et les crucifie sans cesse. Or vous voyez assez le principe d'où partent de pareils sentiments. Qu'elles demeurent donc aussi en paix et contentes […]

4. Figures féminines.


Les femmes représentent la moitié du genre humain, mais jusqu’à présent nous n’en avons signalé que cinq assez brièvement contre une trentaine de figures masculines largement présentées jusqu’à maintenant dans ce tome III : nous allons compenser cette « injustice » en faisant revivre six figures féminines. Impossibles à rattacher à des écoles, elles ont en commun d’avoir vécu la mystique dans le monde, dans des conditions très variées. Une seule d’entre elles devint religieuse, mais après avoir été mariée. Elles nous feront voyager en France, au Canada et en Flandre.

L’influente « sœur Marie » des Vallées (1590-1656).

C’est Marie des Vallées qui connut le destin le plus étrange à nos yeux puisqu’elle traversa d’abord des épisodes de “possession”, puis fut considérée comme une grande sainte. C’est grâce au compte-rendu1636 de saint Jean Eudes que nous connaissons sa vie.

Née de parents pauvres dans un village de Basse-Normandie, orpheline de père à douze ans, elle devint servante. Après avoir refusé une demande en mariage, elle se crut possédée du démon : on la conduisit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels. Voici comment on procédait à l’époque :

On lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe 1637 hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite.

Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquelles elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes 1638.

Elle eut encore droit à six mois de prison dans des conditions atroces, puis fut déclarée vertueuse tout en se croyant toujours possédée : “mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi”1639. L’évêque de Coutances la prit heureusement sous sa protection comme servante à l’évêché.

Parallèlement à cette étrange atmosphère, sa vie intérieure évoluait : étant d’un caractère absolu, elle se jette sans réserve à Dieu. A vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte un « échange de volonté » avec Dieu :

Si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne L’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. (Vie 1.9).

[…] la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination 1640.

Elle dialogue avec le Seigneur :

Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses. » 1641.

Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un. - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre 1642.

Son choix de l’amour divin est absolu :

Aujourd’hui, Il me disait : Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?

- Non […] j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. […] C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelle qu’elle soit 1643.

Comme Surin, elle se livra “en sacrifice” pour le rachat de ses persécuteurs. A une période où l’on brûlait les sorcières par milliers, elle restait obsédée par la crainte, voire la conviction d’être possédée. Elle se croyait toujours damnée, objet de « l’Ire de Dieu », et vécut encore deux épisodes terribles qu’elle nomma « l’Enfer » (1617-1619) et « le Mal de douze ans » (1622-1634) où elle désira se tuer. Encore en 1641, l’évêque ordonnera au Père Eudes de l’exorciser (« en grec »).

Certaines pages de la relation rédigée par Jean Eudes nous paraissent donc étranges. Elles mettent en évidence l’esprit du temps : une fille de la campagne excentrée du Cotentin traverse des épreuves intimes extrêmes et se croit possédée bien qu’elle se soit donnée à Dieu. La description véridique de cette nuit de l’âme s’exprime sur un mode très coloré, proche de celui de certaines visionnaires du Moyen Age. Par exemple, ce rêve qui se passe dans un monde infernal :

Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni portes ni fenêtres, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer […] Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme. Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. (Vie 1.8)

Le début de la biographie est donc peuplé de diables. Puis une rupture se produit entre les livres III et IV où l’on constate, avec l’introduction de feuillets vierges et un changement de main du copiste, un changement très profond d’atmosphère : les beaux et profonds passages prennent la place des diableries. Ceci laisse supposer qu’on a affaire à deux rédacteurs distincts sans doute d’époques différentes.

La suite offre alors des dialogues magnifiques qui restituent l’élan « implacable » du chemin mystique de Marie1644. Elle y parle avec Dieu d’égal à égal et se montre d’une exigence absolue :

Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

– Voulez-vous la contemplation ?

– Non.

– Quoi donc ?

-- Je demande la connaissance de la vérité ! 1645.

Ou encore ce passage qui enthousiasmait Julien Green lisant la biographie d’Emile Dermenghem1646 :

“Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place que feriez-vous ?

“– Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.

“– Mais si l’adorable volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?

“– Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.

“– Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?

“– Je vous assure que oui.

“– Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ? – Oui, je vous y laisserais!1647.

Parallèlement à ces dialogues avec le Seigneur, se détachent des songes de toute beauté, dont elle explicite le sens spirituel sous-jacent quand les symboles sont trop mystérieux. Les images qui utilisent une représentation médiévale du monde, assurent la fonction enseignante de paraboles mystiques. Lorsque « sœur Marie » rapporte un « songe », c’est pour l’interpréter tout de suite en tant qu’enseignement spirituel :

Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde[…]

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme.1648.

Ces visions appellent donc une interprétation mystique. Ici, l’un des plus beaux songes a pour cadre la forêt de l’existence humaine1649. L’injonction impérieuse de la grâce est symbolisée par la Sainte Vierge. Des images bien concrètes décrivent le rude travail de purification qui nettoie ce qui est humain. Le cheminement mystique conduit à la transformation de Marie, qui, à ce moment de sa vie, garde encore la peur du sans-appui et d’un envol à l’aveuglette :

Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponse […] Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.1650.

À propos de cet envol vers l’inconnu, elle disait que le mystique est appelé à “vivre hors de son être, d’une vie inconnue à celui qui la possède”(Vie 9.4).

Elle se plaignait de la rigueur de l’amour divin :

Mais l’amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais il frappe bien rudement. Je tremble quand je le vois. Quand on se plaint à lui, il ne fait qu’en rire ; on ne sait où il va ni où il mène ; il se fait suivre à l’aveugle. (Vie 6.4)

Un dense résumé de la vie mystique lui fut donné :

En la même année 1645, le 29 janvier, Notre Seigneur lui dit encore : « […] J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients : donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne. À mesure que l’homme meurt à soi-même, c’est-à-dire à son esprit, à sa volonté, à ses passions et à ses sentiments, il vit de Mon esprit, de Ma volonté, de Mes passions, de Mes sentiments. Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin, et quand cela est, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. » 1651.

Demander « hardiment le salut du prochain » correspondait à son plus profond désir, sauver les âmes :

 Mais quand je serais arrivée à la porte du paradis, après que toutes les âmes y seraient entrées jusqu’à la dernière, si on me fermait la porte, que dirais-je ? Je dirais à Dieu sans regret, puisque toutes les âmes sont sauvées : Je suis en repos, je suis contente qu’on m’envoie au néant’. » 1652.

Pourtant elle ne se faisait aucune illusion sur l’importance de son rôle :

« Voulez-vous que je vous fasse voir de quelle façon vous augmentez Ma gloire ? Dites-moi une chose : voilà un petit enfant qui prend de l’eau dans le creux de sa main ou au bout de son doigt et qui la jette dans la mer, accroît-il de beaucoup l’eau de la mer ? […] Il y en a d’autres qui retiennent toute l’eau dans leur main au lieu de la jeter dans la mer et ce sont ceux qui font quelques bonnes actions, mais qui Me les dérobent par vanité. »

En une autre occasion, Il lui dit encore : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite bûchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. »1653.

Mais il se pourrait bien que le Seigneur ait obtempéré à ses demandes pressantes comme en témoigne ce dialogue :

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon amour. »

Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »1654[…]

– Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

– Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi.1655.

On mesure la profondeur de son expérience mystique à ses réactions lorsqu’elle lit des auteurs arrivés au sommet. Témoin cet épisode à propos de Benoît de Canfield dont elle n’apprécia que la troisième partie de la Règle 1656:

Auparavant qu’elle vint à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.

Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie 1657.

A propos d’autres auteurs :

Notre Seigneur lui donna encore un autre livre composé par un prêtre nommé Thomas Deschamps 1658, intitulé « Les Fleurs de l’Amour divin » ou « Le Jardin des Contemplatifs », là où l’on voyait plusieurs choses de très haute perfection […] quand elle lisait ce que sainte Thérèse a écrit dans ses livres touchant la plus sublime contemplation, elle s’étonnait de ce que cette sainte en faisait tant d’état, parce qu’elle croyait que cela était commun à tout le monde 1659.

Elle se sentait aussi très proche de Catherine de Gênes :

La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de Ste Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible […] Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer […] sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut […] C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur 1660.

Elle avouait donc avoir marché “à la despérade”, mais elle émergea de ces terribles combats, pour vivre encore vingt-deux ans de grand rayonnement où elle put s’occuper des autres.

Elle devint en effet la conseillère très écoutée d’un grand nombre de spirituels pour qui elle était “la soeur Marie” bien qu’elle ne fût pas religieuse : Jean de Bernières et le cercle de l’Ermitage, Catherine de Bar, François de Montmorency-Laval futur évêque de Québec, le futur saint Jean Eudes (qui défendra son souvenir avec constance) vinrent régulièrement la visiter à Coutances. Le baron de Renty1661  déclarait qu’elle lui avait donné « la clef qui ouvre le chemin que j’ai marché en cette vie ». Mectilde de Bar, fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement, sollicitait ses prières par l’intermédiaire de Bernières et continua à la prier après sa mort.

Au-delà de ce cercle, elle fut admirée par des gens aussi divers que le jésuite P. Coton, J.-B. Saint-Jure directeur de Renty, la future Marie-Catherine de Saint-Augustin, religieuse hospitalière (tourmentée elle aussi par des obsessions sataniques, elle vécut de 1648 à sa mort à l’Hôtel-Dieu de Québec).

Les amis de l’Ermitage de Caen allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « la sainte de Coutances », lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes. Jean Eudes nota soigneusement les « dits de la sœur Marie ». Son compte-rendu nous est parvenu par le manuscrit de la Vie admirable dit « de Québec » que Mgr de Laval, premier évêque de Québec, emporta dans ses bagages, ce qui montre la vénération dont le cercle de l’Ermitage entourait Marie.

Voici un exemple de ces visites :

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, elles demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.

Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.

« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente 1662.



Que se passait-il en sa présence ? On perçoit chez elle trois niveaux d’action : soit elle répondait aux questions et ses réponses étaient notées, probablement le jour même, par ses interlocuteurs, dont Jean Eudes ; soit elle racontait ses « songes », pour instruire sur un mode symbolique ; mais certains connaissaient auprès d’elle une expérience beaucoup plus profonde dans une communication de cœur à cœur en silence :

Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre…1663.



En voici un témoignage, probablement de Bernières :

27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire.

33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.

34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé 1664.

Le Seigneur lui avait dit que ce travail serait une maternité spirituelle :

Vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant […] vous enfanterez la joie. (Vie 5.6.6).



Son souvenir resta très présent : on se recueillait sur sa tombe dans la cathédrale de Coutances. A la fin du siècle, madame Guyon l’appréciera :

Pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose 1665.

Son influence se prolongea encore au XVIIIe siècle : en 1726, près d’Amsterdam, l’éditeur Pierre Poiret1666 intégra les Conseils d’une grande Servante de Dieu au sein du très beau recueil consacré aux œuvres de M. Bertot par Mme Guyon1667. C’est dire l’importance que le cercle guyonien lui accordait.









Terminons par ce beau passage qui fait songer à Ruusbroec et résume bien la vie ardente de Marie des Vallées :



L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle :

« Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. »

Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.

La sœur Marie demanda : « Quelle est cette voix ?

– C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.1668.

Marie de l’Incarnation (1599-1672) ursuline et canadienne.





Admirée au Canada comme en France,  la « seconde » Marie de l’Incarnation1669 est souvent considérée comme la plus grande mystique du XVIIe siècle français. Brémond qui l’a redécouverte, lui consacra la moitié du tome IV de son Histoire. Aussi lui donnons-nous une place exceptionnelle qui ne sera égalée que par celle que nous réserverons à Madame Guyon au tome IV.

Sa vie fut extraordinaire : elle est partie vivre au Canada au milieu des Indiens. Elle a donc vécu la mystique en plein cœur de l’action. Elle n’est l’héritière d’aucune école : même si elle a eu des confesseurs, elle a surtout suivi la direction intérieure que lui donnait l’Esprit Saint.

Marie Guyart, quatrième enfant d’un maître boulanger, fut mariée avant dix-sept ans à un maître ouvrier en soie, Claude Martin, qui mourut en 1619, peu après la naissance d’un fils, Claude. La jeune veuve prit la tête de la fabrique, termina les procès en cours, remboursa les créanciers et se retira chez son père avec le bébé. Mais le 24 mars 1620, elle fut foudroyée par l’amour divin : Je m’en revins à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même, racontera-t-elle à son fils en 1654. Puis, tout en pratiquant de sévères mortifications, se faisant « la servante des servantes de la maison », elle fut appelée à seconder son beau-frère dans la direction de son entreprise de transports par voie d’eau et de terre (elle avait « le soin de tout le négoce »).

En 1631, à l’âge avancé (pour l’époque) de trente et un ans, bien que son fils n’ait que douze ans, elle céda à l’appel de la vie religieuse et entra chez les ursulines où contemplation et action s’équilibraient. Elle y fut accueillie sans dot. La famille tenta de la dissuader en lui faisant rencontrer son fils désespéré par son départ, mais en vain. Elle passa une dizaine d’années cloîtrée. En 1633, elle fit un songe qui lui dévoilait un pays mystérieux plongé dans la brume : celui-ci se révélera être le Canada.

Nous avons vu avec Bernières que partir convertir les sauvages était le grand rêve de tout spirituel de l’époque. En 1639, elle accepta donc une mission pour la Nouvelle-France (le futur Québec). Elle était accompagnée d’une moniale de Tours et d’une autre de Dieppe, ainsi que d’une jeune veuve d’Alençon, Marie-Madeleine de la Peltrie, fondatrice temporelle (que nous avons vue « fiancée » à Bernières) : nous avons raconté les péripéties de leur embarquement dans la section sur Bernières.

À Québec, qui n’était encore qu’un village de deux cent cinquante colons, commença une nouvelle vie : Marie supervisa la construction du couvent, prit contact avec les Hurons pour éduquer leurs petites filles. Les épreuves ne manquèrent pas : destruction de la communauté des Hurons, nuit intérieure jusqu’en 1647, incendie du couvent, épidémies… La guerre indienne décima les Français laissés sans secours de la métropole elle-même déchirée par les luttes de la Fronde. Puis vinrent les maladies douloureuses et les infirmités. Parvenue à un état d’union intime à Dieu, « d’une simplicité telle qu’il lui est difficile d’en rendre compte », elle mourut le 30 avril 1672 1670 & 1671 .

Comme son éditeur Dom Oury le montre, elle était d’un tempérament énergique et bien trempé : il faut être impitoyable à soi-même et courir sans relâche pour arriver au Roi 1672. Elle aimait aller droit au but en évitant tout retour sur soi-même :

Depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi-fait […] Pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine est absolument nécessaire. Il importe de fortifier son âme contre une certaine humeur plaintive et contre de certaines tendresses sur soi-même 1673.

Dieu s’était révélé à elle comme l’Amour :

Il est si passionné [de notre âme] qu’il en veut faire les approches 1674.

C’est donc par la voie de l’amour qu’elle fut conduite :

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance 1675.

Les petits font de petits présents, mais un Dieu divinise ses enfants et leur donne des qualités conformes à cette haute dignité. C’est pour cela que je me plais plus à l’aimer qu’à me tant arrêter à considérer mes bassesses et mes indignités 1676.

La meilleure façon de découvrir Marie est de la lire ! Ses deux Relations comme sa Correspondance forment un ensemble vaste (près de deux mille pages), mais qui demeure tout au long très vivant. On y voit la dynamique d’une vie mystique au cœur d’une vie difficile.

C’est à l’admiration fidèle de son fils que nous devons la conservation de tous ces documents. Les deux Relations furent écrites à près de vingt ans d’intervalle, en 1633 puis en 1653-1654 : indépendantes l’une de l’autre - car Marie perdit tous ses documents pendant l’incendie du couvent canadien, - elles couvrent en grande partie les mêmes périodes de sa vie. Disposer de relations séparées par près de vingt ans est un cas unique parmi tous les témoignages que nous ont laissés les mystiques. De plus, ces écrits ne subirent aucune censure1677, ce qui est rare. La seconde Relation fut écrite à la demande d’un fils très cher qui était entré chez les bénédictins et s’était engagé dans le même chemin intérieur1678 : elle est particulièrement belle et intime. Le récit des instants forts ou d’événements intérieurs précis que donnait la première Relation, laisse place à une division en treize « états d’oraison » qui ont un début, une durée et une fin, et qui englobent toute la vie : à chaque étape, se manifeste une nouvelle expérience donnée par la grâce, une nouvelle phase qui fait progresser Marie dans son chemin mystique.

La Correspondance nous apporte enfin des témoignages spirituels de la pleine maturité et de la fin de vie : ce complément précieux sur sa vie intérieure s’étale sur la longue période de dix-neuf années qui va de la seconde Relation à sa mort. Là se trouvent les admirables lettres à son fils que nous citerons abondamment. En même temps, Marie qui a appris et composé dans les langues indiennes y décrit la vie quotidienne et concrète, l’isolement et l’insécurité de la dure vie canadienne, le retentissement de l’isolement et des menaces exercées sur une petite communauté.

Parsemées de notations colorées, parfois étranges ou sanglantes, les lettres restent plus spontanées que les Relations. Elles étaient écrites annuellement, au rythme des rares voyages maritimes saisonniers : les bateaux arrivaient de France en juillet et partaient fin août ou début septembre. On note pourtant le soin des rédactions qui nous sont parvenues : répondant aux demandes des correspondants, certaines sont longues et s’apparentent à de petits traités. Ce type d’écrit concret et libre de toute théorie ne se retrouvera que chez Mme Guyon.

Grâce à une correspondance bien datée et aux deux Relations, nous avons donc la possibilité assez exceptionnelle d’établir une série chronologique d’extraits qui relatent les événements extérieurs biographiques sans les séparer de l’évolution mystique : comment vit-on intériorisé, tout en étant environné de contraintes terribles ?

Le lecteur va trouver ici entrelacés des textes de la première Relation de 1633, de la seconde Relation de 1654, et de la Correspondance. Leur classement chronologique couvre les trois périodes  d’une vie pleine et longue : la vie laïque de Marie Guyart (une trentaine d’années), la vie religieuse cloîtrée en France (dix ans), puis la vie religieuse active au Canada.

I. la vie laïque de Marie Guyart :

28 octobre 1599 : elle naît à Tours. Elle rêve de Jésus-Christ à sept ans : l’effet fut une pente au bien (rr47) 1679. Mariée à dix-sept ans, elle est veuve à dix-neuf ans. Elle aspire à Dieu et se livre aux excès ascétiques classiques à son époque :

Elle avoue que les disciplines d’orties, dont elle usait l’été, lui étaient extrêmement sensibles, à s’en ressentir trois jours durant. Elle usait aussi de chardons, et l’hiver d’une discipline de chaînes qui ne semblait rien au regard des orties, dit-elle. Pendant quelque temps, elle se contraignit à manger avec un peu d’absinthe et à garder dans la journée par moment de l’absinthe dans la bouche. Cela lui causa des maux d’estomac… (b87) 1680.

Heureusement la grâce prend les choses en main :

24 mars 1620 : En cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées, qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentées […] voir un Dieu d’une infinie bonté et pureté, offensé par un vermisseau de terre surpasse l’horreur même […] En ce même moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde […] Ce trait de l’amour est si pénétrant et inexorable pour ne point relâcher la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent en sorte l’âme qu’il la mène où il veut, et elle s’estime ainsi heureuse de se laisser ainsi captive. (rr69). 

Elle entre dans l’église où elle rencontre celui qui va devenir son confesseur, Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, puis rentre chez elle :

[…] je m’en revins en notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même (rr71).

1621 : Après avoir goûté un an de tranquillité chez son père, à vingt-et-un ans, elle est appelée chez sa sœur pour aider le couple dans leur entreprise. Là s’affirme sa capacité à rester très absorbée intérieurement tout en agissant dans le monde :

Je me sentais tirée puissamment, et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur […] J’étais ainsi une heure ou deux, et cela se terminant avec une grande douceur d’esprit, j’étais toute étonnée que je me retrouvais en mon entretien ordinaire (r159). Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé (r162) ; cela n’a apporté aucun trouble à ceux avec qui j’étais. Je les quittais doucement et pendant qu’ils s’entretenaient de diverses choses, je donnais à Dieu le temps qu’il voulait (r174). Qui m’eut demandé : Que voulez-vous ? J’eusse dit : Je ne veux rien, Dieu est mon tout (r166). Quand je voyais que quelqu’un avait besoin de quelque chose, je lui disais : Mon amour, cette personne a besoin de cela ; je vous prie qu’on le lui donne. Il m’exauçait et je trouvais aussitôt ce qui faisait besoin à ces pauvres (r182).

1623 : Elle lit des livres sur la méditation et s’imagine bien faire en les suivant  : Le mal violent que je m’étais fait à la tête, en tentant de méditer au lieu de s’abandonner à la conduite de Dieu, me demeura plus de deux ans (rr86).

Elle passe au-delà de l’imaginaire humain pour entrer dans la réalité divine :

J’avais quelquefois un sentiment intérieur que Notre Seigneur Jésus-Christ était proche de moi, à mon côté, lequel m’accompagnait. Cette présence et compagnie m’étaient si suaves et étaient une chose si divine que je ne pouvais dire la manière comme cela était […] l’âme se sentant appelée à choses plus épurées, ne sait où l’on la veut mener […] elle s’abandonne, ne voulant rien suivre que le chemin que Celui à qui elle tend avec tant d’ardeur lui fera tenir […] Dieu lui fait voir qu’il est comme une grande mer, laquelle, tout ainsi que la mer élémentaire ne peut souffrir rien d’impur, aussi que lui, Dieu de pureté infinie, ne veut et ne peut souffrir rien d’impur, qu’il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures 1681 (rr91,93).

[…] ce grand Dieu comme un abîme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvais voir qu’absorbée et abîmée dans cet être incompréhensible, ni regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyais Dieu en toutes choses […] grande et vaste mer, qui venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait (r354).

Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit était rempli de tant de nouvelles lumières qu’il était offusqué et ébloui, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la majesté de Dieu. Ce qui lui étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvait plus voir que dans la négation, et par-dessus tout cela il voyait ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. […] cette infinie Majesté était à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait et m’enveloppait de toutes parts. Je me sentais comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvais n’y voir n’y comprendre rien de beau que les perfections qui m’étaient montrées. Je ne pouvais comprendre comme les hommes oublient si facilement celui dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent 1682.

Tout soudain une grande lumière […] me faisant voir le néant et l’impuissance de la créature pour s’élever d’elle-même à Dieu […] si lui-même n’édifiait l’édifice et ne lui donnait les ornements convenables à un si haut dessein.[…] Il ne se peut dire combien cet amour est angoisseux (rr100).

Tout ceci s’accomplit au milieu de la vie ordinaire :

Tout cela se passe en des chemins, dans un tracas d’affaires, et avec et dans la conversation, quoique nécessaire, de nombre de personnes, avec autant d’application et d’attention d’esprit que si c’était dans l’oratoire, parce que l’âme est emportée passivement par un trait qui, dans son fond, lui donne une très grande paix. Mais d’ailleurs, l’amour divin la tient en une angoisse qui se peut bien sentir mais non pas dire (rr 102).

1624/5 : elle traverse des états pénibles de purification :

Ce recueillement intérieur me fit voir si clairement mon néant que ce sentiment n’est jamais sorti de mon esprit, de sorte que je ne me suis pu attribuer aucun bien depuis ce temps-là (r186) […] cette vérité de mon néant m’étant comme un flambeau […] qui me faisait voir continuellement la profondeur de mon impuissance et l’attribution que je devais faire à Dieu de tout. [Elle voit un chien mort mangé par les vers]  : Ah ! Je ne suis qu’un chien mort (r187).

Il me semblait que j’étais comme ces pauvres loqueteux qui vont tremblants de porte en porte (rr112) […] Je m’enfermais dans un lieu à l’écart, je me prosternais contre terre pour étouffer mes sanglots et tout ensemble pour gagner, par un abaissement intérieur sous sa Majesté, Celui après qui soupirait mon âme (rr113) […] Je ne trouvais du soulagement que dans les actions de charité (rr114).

Mais le 19 mai 1625, elle tombe dans une profonde extase, ce qui la fait entrer dans une nouvelle phase :

En un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer (rr 119).

Cette grande lumière susdite me fit entrer en nouvel état intérieur (rr122).

Je crois que je passai près d’une année dans l’impression des divins Attributs (rr131). Ce n’est pas qu’ensuite elle me fût ôtée, mais au contraire, mon âme y fut établie […] dans un fond habituel que j’appellerai béatitude, à cause de la jouissance des biens inénarrables qu’elle contient pour le nourrissement de l’âme. Je pouvais avoir pour lors 26 à 27 ans (rr132).

Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu […] elle était comme un petit moucheron, tant elle était abaissée et anéantie en elle-même ; et tout cela n’empêchait pas l’amour, mais il était tout autre qu’auparavant, c’est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. Je ressentais pourtant, ce me semble, en moi une espèce d’orgueil […] ravie d’être rien et de ce que Dieu était tout, parce que, si elle (l’âme) eût été quelque chose, Il ne serait pas tout (r202).

Elle profite de son travail pour gagner les âmes à son Bien-Aimé :

Je me voyais quelquefois avec une troupe d’hommes, serviteurs de mon frère, et me mettais à table avec eux, et, étant seule avec vingt ou environ de ces bonnes gens […] pour avoir le moyen de les entretenir en ce qui concernait leur salut, et eux me rendaient familièrement compte de leurs actions […] Ils venaient à moi, à recours en tous leurs besoins et surtout en leurs maladies, et pour les remettre en paix avec mon frère lorsqu’ils l’avaient mécontenté. J’avais une grande vocation à tout cela […] Il semblait un hôpital duquel j’étais infirmière (rr142).

1626 : Mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où il est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler […] [et] demeurer collé à lui par une union d’amour dans le fond de son âme, où tout est dans le calme et dégagé des sens (r234).

Si l’on me parlait, j’oubliais aussitôt […] Je ne pouvais même manger que fort peu […] c’était ce grand recueillement et cette paix intérieure qui ne me permettait pas de sortir hors de moi-même (r272). Je me trouvais comme un enfant […] j’étais revêtue d’une si grande simplicité que j’eusse obéi à un enfant (r286).

1627 : Premièrement j’ai souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. […] Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me vois comme immobile et impuissante à rien faire pour le Bien-Aimé. […] je vois très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis lui rien donner. […] je suis comme les petits enfants dans mon impuissance ; tout ce que je puis faire c’est d’attendre les volontés de l’Amour sur moi, où il fera tout par sa pure bonté 1683.

Elle écrit à son confesseur la liberté de l’unité en Dieu :

L’âme étant parvenue à cet état, il lui importe fort peu d’être dans l’embarras des affaires, ou dans le repos de la solitude ; tout lui est égal, parce que tout ce qui la touche, tout ce qui l’environne, tout ce qui lui frappe les sens n’empêchent point la jouissance de l’amour actuel. Dans la conversation et parmi le bruit du monde elle est en solitude dans le cabinet de l’Époux, c’est-à-dire, dans son propre fond où elle le caresse et l’entretient, sans que rien puisse troubler ce divin commerce. Il ne s’entend là aucun bruit, tout est dans le repos : et je ne puis dire si l’âme étant ainsi possédée, il lui serait possible de se délivrer de ce qu’elle souffre ; car alors il semble qu’elle n’ait aucun pouvoir d’agir, n’y même de vouloir, non plus que si elle n’avait point de libre arbitre. Il semble que l’Amour se soit emparé de tout : lors qu’elle lui en a fait la donation par acquiescement dans la partie supérieure de l’esprit, où ce Dieu d’amour s’est donné à elle, et elle réciproquement à Dieu. Elle voit seulement ce que Dieu veut, et que Dieu la veut en cet état. Elle est comme un Ciel, dans lequel elle jouit de Dieu, et il lui serait impossible d’exprimer ce qui se passe là dedans. C’est un concert et une harmonie qui ne peut être goûtée n’y entendue que de ceux qui en ont l’expérience et qui en jouissent 1684.

Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne lui permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’étais bien fort unie à cette divine Majesté, lui offrant, ainsi que je crois, quelques âmes qui s’étaient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : Apporte-moi des vaisseaux vides 1685.

1628/9 : Mon esprit de plus en plus s’allait simplifiant […] mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu et ce centre est en elle-même où elle est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler et faire ce que l’on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l’âme ne cesse point d’être unie à Dieu (b130).

Mais quoi que je dise des rapports d’esprit à esprit et des submergements dans cette abîme, quelque perte de moi-même en elle, quelques communications les plus intimes, mon âme a toujours connu qu’elle était le rien à qui le Tout 1686 se plaisait de faire miséricorde, parce qu’Il n’a exception de personne, et j’ai toujours cru et vu, dans les mêmes impressions, le néant de la créature, étant bien aise d’être ce néant et que ce grand Dieu fût tout (rr152) […] J’avais 28 à 29 ans en ce temps-là (rr153).

La vue de la grandeur de Dieu, face à son néant, au lieu de lui causer du trouble, provoque la joie : « c’est ma gloire que vous soyez le Tout et que je sois le rien » (b130).

II. La vie religieuse en France.

1631/2 : 1687 Bien que déchirée par la souffrance de son fils qui n’a que douze ans, elle obéit à l’appel et entre chez les Ursulines :

La voix intérieure qui me suivait partout me disant : “Hâte-toi, il est temps ; il ne fait plus bon pour toi dans le monde”, celle-ci l’emporta par son efficacité. Mettant mon fils entre les bras de Dieu et de la sainte Vierge, je le quittai, et mon père aussi, fort âgé, qui faisait des cris lamentables […] Mon fils vint avec moi, qui pleurait amèrement en me quittant. En le voyant, il me semblait qu’on me séparait en deux : ce que, néanmoins, je ne faisais pas paraître (rr161).

Une fois cloîtrée, elle se rend compte qu’elle est loin de la pureté nécessaire et se désespère :

J’étais persuadée que les croix que je souffrais ne venaient point de la disposition de Dieu, mais que j’étais si imparfaite, qu’elles ne pouvaient avoir d’autre cause que moi-même ; c’était une tentation de désespoir (r330) […] Avant […] l’on pense être dans un état fort parfait (r334).

Étant une fois proche d’une fenêtre il me vint une tentation de me précipiter du haut en bas. Cela me fit tout rentrer en moi-même, tant cette pensée était effroyable (b200).

Il me semblait que […] toutes mes sœurs avaient de la peine à me supporter, qu’elles avaient de l’aversion de me voir (r313) .

[…] elle veut être rien et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée et toute vide (r356).

[…] on est collé à l’amour, et se serait lui faire tort d’abaisser son œuvre par nos défectueuses paroles. […] C’est là où l’âme se voit anéantie en le parfait anéantissement qui est une connaissance qui lui est infuse sans qu’elle y fasse rien de sa part, qui est une des grandes faveurs que l’on puise expérimenter en ceste vie et qui humilie davantage que l’on ne saurait dire. Et, chose admirable, en cet anéantissement on se voit propre pour l’Amour, lui, grand Tout et l’âme, rien, propre pour lui qui agrée de rien et l’a créé pour cette œuvre qui est incompréhensible qu’à qui l’a expérimentée 1688.

Elle sera soeur laie 1689 : Je ressentais un grand contentement d’esprit de voir combien je serais heureuse en cet état, où tous mes sentiments intérieurs et extérieurs seraient humiliés, au lieu que dans la condition de sœur de chœur, ils pourraient prétendre à plusieurs choses qui les pourrait contenter, quand ce ne serait que l’entretien familier des choses spirituelles […] dont je serais affranchie dans l’état de sœur liée (laie) (r295).

 Plus elle s’abaisse, plus elle reçoit des consolations :

Encore que tu sois le néant et le rien, toutefois tu es toute propre pour moi (rr173).

25 janvier 1633 : elle fait profession et devient Marie de l’Incarnation :

[Il lui est dit] au retour du chœur […]que comme le battement des ailes des séraphins était continuel, aussi il ne fallait pas que mon amour et ma correspondance eussent des trêves, bornes ni limites (rr182-183).

A Noël, elle fait un rêve prémonitoire de ce qui sera le cadre Canadien :

…il y eût un an aux féries de Noël […] je me trouvé [sic] fortement unie à Dieu. Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moi nous tenant par la main cheminions en un lieu très difficile. Nous ne voyions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultés, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux pendant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel. Le pavé était blanc comme de l’albâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avait là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice […] La situation de cette maison regardait l’Orient. Elle était bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avait de grands espaces et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture 1690.

1634-1639 : Le couvent entend parler des possessions chez les soeurs de Loudun. Marie qui prie pour elles, se sent possédée toute la nuit : …ce malin esprit s’était glissé dans mes os (rr180) ; elle en est délivrée au matin.

Elle est nommée sous-maitresse du noviciat. Les purifications intérieures continuent :

… une mort si longue et si sensible est dure à la partie inférieure. Je vous le dis avec vérité, j’expérimente généralement la soustraction de tout ce qui peut me donner quelque satisfaction, de sorte que je ne me puis voir que comme une étrangère pour qui l’on n’a que de l’indifférence, ou plutôt comme une personne dégradée à qui l’on ôte tout.

Vous souvenez-vous de cette lumière que Notre Seigneur me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyais toutes les choses créées derrière moi, et que je courais nue à sa divine Majesté ? Cela se fait tous les jours aux dépens de mes sentiments. Je pensais dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyais toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyais pas encore ce qui était en moi de superflu ; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout ; il me fit voir une âme nue et vide de tout atome d’imperfection, et m’enseigna que pour aller à lui il fallait ainsi être pure. Or comme je lui étais unie très fortement, je croyais qu’en vertu de sa divine union il me rendrait telle qu’il me l’avait fait connaître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveuglait et m’empêchait de voir ce que j’avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étais bien éloignée du terme que je croyais tout proche ; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je vois clair qu’il y a encore en moi quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Époux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourrait nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. Tout ce que j’aimais le plus m’est matière de croix, c’est de cela même que je souffre davantage 1691.

Elle est hantée par le malheur des âmes qui ne connaissent pas le Christ :

Mon occupation intérieure et mes poursuites continuelles avec le Père Eternel au sujet de l’amplification du royaume de Jésus-Christ dans les pauvres âmes qui ne le connaissaient point [se fortifiait] (rr202).

Mais elle est envahie par une grâce nouvelle :

C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ (rr198) […] il me semblait que je connaissais toutes les âmes rachetées […] en quelque coin de la terre habitable qu’elles pussent être (rr203).

Une paix, un repos, un non-vouloir et une demeure dans la volonté de Dieu […] Je fus un an dans cet état (rr215).

Enfin elle reçoit une mission pour le Canada :

Lors de ma vocation en la Mission du Canada, toutes les maximes et passages qui traitent du domaine et de l’amplification du royaume de Jésus-Christ et de l’importance du salut des âmes pour lesquelles il a répandu son Sang m’étaient autant de flèches qui me perçaient le coeur d’une angoisse amoureuse à ce que le Père Eternel fit justice à ce sien Fils bien-aimé contre les démons qui lui ravissaient ce qui lui avait tant coûté (rr317).

III. Au Canada.

1639 : Départ pour le Canada : équipée avec Mme de la Peltrie, rencontre de Bernières. À Tours le 19 février 1639, elle a la vision de ce qui les attend :

J’eus une vue de ce qui me devait arriver. Je vis des croix sans fin, un abandon intérieur de la part de Dieu et des créatures en un point très crucifiant, que j’allais entrer dans une vie cachée et inconnue […] Je ne puis dire l’effroi qu’eut mon esprit et toute ma nature en cette vue […] à même moment je m’abandonnai pour acquiescer… (rr230sv.).

Embarquement le 4 mai à Dieppe1692 pour un voyage qui dure trois mois ! (rr245). Elles arrivent à Québec le 1er août 1369 et commencent leur mission de conversion des Indiens. Leur séjour débute avec une épidémie de variole :

L’on nous donna une petite maison (rr256) […] bientôt réduite en un hôpital […] tous les lits étaient sur le plancher, en une si bonne quantité qu’il nous fallait passer par dessus les lits des malades. Trois ou quatre de nos filles sauvages moururent (de la variole) (rr257). Ce pays […] je le reconnus être celui que Notre Seigneur m’avait montré il y avait six ans. Ces grandes montagnes, ces vastitudes, la situation et la forme qui étaient encore marquées dans mon esprit comme à l’heure même (rr259).

1640 : Dans ses descriptions historiques, on voit combien Marie, pourtant tributaire de son époque, quitte ses œillères quand il s’agit de la dignité et de la santé des Indiens. Elle a une conscience très aiguë de la dureté et de la dignité de la vie des femmes indiennes. Tout ceci montre la compassion profonde d’une mystique devant les réalités du monde.

Marie raconte ici les conséquences émouvantes de certaines conversions :

Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquemment discourir à notre grille de ce qui leur presse le cœur. Voici un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les Iroquois, me vient voir et me tient ce langage : « Ma Mère, voilà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemis. S’ils nous tuent, il n’importe ; aussi bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et même de prendre et tuer nos amis les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas à cause qu’ils nous tuent, mais qu’ils tuent nos amis.

[…] Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fut pas bénie, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines nonpareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau 1693.

Marie rapporte loyalement le point de vue indien qui constate la coïncidence entre les maladies mortelles et l’arrivée des Robes noires :

L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer [les Hurons], et eux bien loin de s’effrayer, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au-devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : “ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; écoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connaître véritables. Ils (les Pères) se sont logés dans un tel village où tout le monde se portait bien, sitôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches ? Il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie partout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pays, en sorte qu’il n’y demeurera ni petit ni grand”. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela était véritable, et qu’il fallait apporter du remède à un si grand mal. Ce qui a encore aigri les affaires 1694.

1642/3 : Les conditions sont très difficiles :

En une chambre d’environ seize pieds en carré étaient notre chœur, notre parloir, dortoir, réfectoire, et dans une autre, la classe pour les Françaises et Sauvages et pour notre cuisine. Nous fîmes faire un appentif [appendre : être attaché] pour la chapelle et sacristie extérieure.(rr260)

Les soeurs apprivoisent les jeunes Indiennes :

[La saleté des filles sauvages :] Les personnes qui nous visitaient, […] ne pouvaient comprendre comment nous pouvions nous y accoutumer, non plus que de nous voir embrasser et caresser et mettre sur les genoux de petites orphelines sauvages qu’on nous donnait, qui étaient graissées en un guenillon [haillon] sur une petite partie de leur corps empesé de graisse qui rendait une fort mauvaise odeur. Tout cela nous était un délice plus suave qu’on ne pourrait penser. Lorsqu’elles étaient un peu accoutumées, nous les dégraissions par plusieurs jours […] Par la bonté et miséricorde de Dieu, la vocation et l’amour qu’il m’a donnée pour les Sauvages est toujours la même. Je les porte tous dans mon coeur, d’une façon pleine de suavité, pour tâcher, par mes pauvres prières, de les gagner pour le ciel …(rr260)

Tout en accomplissant son travail extérieur, elle entre dans la nuit spirituelle :

Je me vis, ce me semblait, dépouillée de tous les dons et grâces que Dieu avait mis en moi, de tous les talents intérieurs et extérieurs qu’il m’avait donnés. Je perdais la confiance en qui que ce fût […] Je me voyais, en mon estimative, la plus basse et ravalée et digne de mépris qui fût au monde […] (rr264) Dans cette bassesse d’esprit, je m’étudiais de faire les actions les plus basses et viles, ne m’estimant pas digne d’en faire d’autres, et aux récréations, je n’osais quasi parler, m’en estimant indigne. […] je ne pouvais découvrir aucun bien en moi, ne voyant que cela, qui semblait m’avoir éloignée de Dieu et mise dans la privation de ses grâces […] Je communiquai peu ma disposition au R. P. Le Jeune me trouvant impuissante de le faire ; mais il en connaissait assez pour en avoir compassion et en appréhender l’issue. Parfois un rayon de lumière illuminait mon âme et l’embrasait d’amour […] Mais cela passait bientôt et servait à l’augmentation de ma croix…(rr265)

Ah ! qui est-ce qui pourra exprimer les voies de cette divine Pureté et de celle qu’elle demande et veut exiger des âmes qui sont appelées à la vie purement spirituelle et intérieure ? Cela ne se peut dire, ni combien l’amour divin est terrible, pénétrant et inexorable en matière de cette pureté, ennemie irréconciliable de l’esprit de nature. […] il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très intense et subtil et par son souverain pouvoir. Et quand il veut et qu’il lui plaît d’y travailler, c’est un purgatoire plus pénétrant que la foudre, un glaive qui divise et fait des opérations dignes de sa subtilité tranchante. […] en cet état, [Dieu] paraît un abîme et lieu séparé (rr267).

Dieu […] semble se cacher[…] il demeure comme si c’était une vacuité, qui est une chose insupportable. Et c’est d’où naissent les désespoirs […] [ces moments] ne portent que des ténèbres qui ne permettent aucune autre vue que ce qu’on pâtit, qui est d’être entièrement contraire à Dieu. Et ne pouvais lui demander d’en être délivrée étant revenue à moi-même, me semblant que mes croix devaient être éternelles et moi-même me condamnant à cette éternité (rr268-9).

Dès 1643, elle est délivrée des agonies extrêmes. Mais lui reste la révolte des passions :

Je ne puis exprimer l’humiliation en laquelle était mon intérieur en cet état, car il me marquait une grande déchéance en la perfection (rr286) Une fois, entrant dans notre cellule, j’eus une vue et sentiment subit qui me confirmait en ce sentiment que j’étais encore plus vile et pauvre que je ne l’avais conçu. À cet instant, je vêtis une haire que je laissais plusieurs jours […] Cet esprit censeur et jaloux du pur amour est inexorable et se fait obéir sans remises (rr287) […] C’est cette pureté de Dieu qui époinçonne l’âme et qui lui fait pousser ces élans, et ensuite qui la fait abandonner à tout par un entier anéantissement. Perte d’honneur, de réputation, il ne lui importe; il faut que la pureté règne […] Cela vient de la grande sainteté de Dieu, laquelle est incompatible avec aucun opposé (rr288).

1644 : Je vois ma vie intérieure passée dans des impuretés presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connais pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs n’y des élans, n’y de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent.

Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment ; j’étais comme cela, et je me voyais vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensais avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Soeurs parlaient, je les écoutais en silence et avec admiration, et je me confessais moy-même sans esprit. Je ne laissais pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eût point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisait la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’était désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. […] Tout cela ne m’a pas peu servy pour connaître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’oraison pour élevée qu’elle soit. À présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus 1695.

1645 : Son supériorat se termine et, sa réputation se réduisant, on ne lui donne que des emplois humiliants (rr296). Elle a un nouveau confesseur : le père Jérôme Lalemant1696 qu’elle gardera jusqu’à la fin. Les Constitutions sont rédigées.

1646 : Les difficultés intérieures continuent. Elle raconte avec émotion la mort d’une petite Indienne convertie :

Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfants, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled [blé] d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper. La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Eglise […] C’était le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. À peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étaient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle était la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5 ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix ; ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. […] Étant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : « Ouy, je l’aime de tout mon cœur », et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. […] Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez 1697.

1647 : Fin de la nuit spirituelle le jour de l’Assomption :

En un instant je me sentis exaucée et ôter de moi comme un vêtement sensible, et une suite et écoulement de paix en toute la partie sensitive de l’âme. Cette aversion fût changée en un amour cordial pour toutes les personnes (rr308).

Il ne se peut dire la paix et grande tranquillité que l’âme possède se voyant entièrement libre de ses liens et rétablie en tout ce qu’elle croyait avoir perdu… (rr312)

J’expérimentais que j’étais une créature tout autre et que Dieu me possédait par les maximes de son suradorable Fils, m’agissant en tout ce que j’avais à faire selon mon état… (rr318).

Parallèlement, c’est la guerre avec les Iroquois et le sort terrible de jésuites qu’elle raconte à son fils :

C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pais des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçoit les cotez. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nus à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries ; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête était sur les palissades. À ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se comfesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances. En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfants, mais les hommes et les jeunes gens, qui étaient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans voîant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte […] Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées 1698.

1648 : elle décrit à sa correspondante l’exigence intérieure qui s’impose aux membres de cette communauté du Québec :

Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : “Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment”. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étaient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit lui est incompatible ; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même 1699.

1649 : Les massacres se poursuivent :

Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. […] La bourgade où ils étaient, ayant été prise par les Iroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Étant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient […] Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel ; car c’est ce que vous enseignez 1700.

Au milieu de ces horreurs, elle répond longuement aux questions spirituelles de son fils, et sans doute trouvons-nous là le fond de sa pensée :

Il est vrai que la nature cache en soy des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte ; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourrait supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu ; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée.

Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure […] Non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui lui ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire, tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles ; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait ; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussitôt ému ; après quoi il n’y a plus de paix n’y de tranquillité. Pour vous dire vrai, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrès, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultés qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point à Dieu, ou la pratique de la vertu.

[…] L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables ; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter familiairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer ; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement ; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celui de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.

Mais, mon très-cher Fils, en vérité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites. […]

L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on lui fait, l’âme s’en apperçoit aussitôt, et la nature n’a plus de force. La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y a de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent. Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parce qu’elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre. Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfants de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accès qu’il lui donne. Dans les états passez elle étoit dans un enivrement et transport qui la faisoit oublier elle-même ; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérêts et de biens, si j’ose ainsi parler 1701.

1650 : Année catastrophique car les Iroquois massacrent aussi bien les Français que les Hurons. Pourtant Marie continue d’espérer :

Tout ce que j’entends dire ne m’abbat point le coeur ; et pour vous en donner une preuve, c’est qu’à l’âge que j’ai [j’ai] étudié la langue huronne, et en toutes sortes d’affaires, nous agissons comme si rien ne devait arriver 1702.

Autre catastrophe : par la faute d’une converse, le couvent est dévasté par l’incendie. Marie perd ses papiers. Elle raconte à son fils :

Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Iroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Soeurs et moy n’ayons été consumées par celui de la Providence. […] Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres, je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moy-même qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé. Il en fut de même de tout le reste, car j’ai laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandés, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parce que je m’étais engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu 1703.

Ce événement permet de voir que toutes les soeurs, et pas seulement Marie, sont dans un état intérieur si profond qu’elles n’éprouvent aucune peine de leurs pertes :

C’était un spectacle pitoyable à voir. Une bonne personne qui regardait les soeurs, les voyant si tranquilles, dit tout haut qu’il fallait que nous fussions folles ou que nous eussions un grand amour de Dieu, d’être sans émotion dans la perte de tous nos biens, et de nous voir en de petits moments réduites à rien sur la neige. Ce bon Monsieur ne savait pas la force de la grâce que notre bon Jésus répandait dans nos coeurs (rr323).

1651 : Pour faire face aux difficultés, on la nomme de nouveau supérieure.

Cela m’arrive le plus souvent quand je suis seule en notre chambre […] C’est une chose si haute, si ravissante, si divine, si simple, et hors de ce qui peut tomber sous le sens de la diction humaine, que je ne la puis exprimer, sinon que je suis en Dieu, possédée de Dieu et que c’est Dieu qui m’aurait bientôt consommée par sa subtilité et efficacité amoureuse, si [je n’étais soutenue] par une autre impression qui […] tempère sa grandeur comme insupportable en cette vie. […]

Les effets que porte cet état sont toujours un anéantissement et une véritable et foncière connaissance qu’on est le néant et l’impuissance même ; une basse estime de soi-même et de son propre opérer, que l’on voit toujours mêlé d’imperfection, duquel on a l’esprit convaincu, ce qui tient l’âme dans une grande humilité […] une crainte, sans inquiétude (de) se tromper dans les voies de l’esprit et d’y prendre le faux pour le vrai (rr354).

1653/4 : A la demande de son fils, elle recommence à rédiger sa biographie ; ce sera la seconde Relation.

Lorsque j’ai pris la plume pour commencer, je ne savais pas un mot de ce que j’allais dire ; mais en écrivant, l’esprit de grâce qui me conduit m’a fait produire ce qu’il lui a plu 1704.

Elle lui écrit sa difficulté à parler de l’indicible malgré toute sa bonne volonté :

Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je passe de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, savoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connaître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il lui plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle.[…]

Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me serait impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque j’ai présenté mon Index1705 à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, savoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler 1706.

Elle rédige en outre un beau Supplément en réponse aux questions de son fils sur quelques points importants :

L’âme a une expérience et une certitude de foi que Dieu non seulement lui est présent, mais encore qu’il habite en elle, qu’il y agit par son divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît […] Quand elle agit par elle-même, elle a ses vues et ses desseins, se proposant un sujet ; mais la privauté dont je parle vient de cette source suprême, et l’âme qui en comparaison n’est qu’une goutte d’eau, se perd en cette source, n’ayant plus d’opération que par son mouvement (rr384).

Le respir doux et amoureux qui suit l’anéantissement des puissances, se doit entendre ainsi : savoir, que comme notre vie naturelle se soutient et se maintient par la respiration, sans laquelle il faudrait mourir, ainsi l’âme, étant libre de l’opération de ses puissances, ne vit plus que de la vie de son Époux, sans quoi elle serait réduite au néant, recevant sa vie de lui dans son intime union, et lui respirant la même vie qu’Il lui influe, et c’est ce que j’appelle commerce d’esprit à esprit et d’esprit dans l’esprit. Je m’entends bien, mais je n’ai pas de paroles plus significatives pour m’expliquer. Je m’étendrais bien plus au long, mais je gâterais tout dans une matière si délicate (rr384-385).

[…] encore qu’en cette voie spirituelle vous m’ayez vu nommer en divers endroits le sacré Verbe Incarné, il ne se trouve néanmoins dans mon fond aucune espèce imaginaire. Que si par quelques passages de ce qu’il a dit ou fait ou souffert, il s’en forme quelqu’une, tout est incontinent absorbé dans ce fond, et je n’ai plus de souvenir que de sa Personne divine et de son entretien. Il ne se passe pas un moment à autre chose qu’à me laisser conduire par son Esprit et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela il n’est point besoin d’espèces, parce que l’âme est si éclairée qu’elle distingue sans hésiter si c’est le Père éternel ou le Fils ou le Saint-Esprit qui opère en elle (rr386).

La parole intérieure se dit subitement dans le fond de l’âme et porte en un moment son effet. Elle ne laisse aucun lieu de douter ni même d’hésiter que c’est Dieu qui parle dans l’âme, mais elle se la rend soumise avec tout ce qui est dans la créature, et la chose arrive infailliblement comme elle a été signifiée […] c’est comme une impression claire et distincte qui se fait tout d’un coup dans l’esprit (rr387).

En conclusion, Marie exprime avec autorité la grande dignité de l’âme perdue en Dieu :

L’âme a une certitude de foi et une expérience certaine que non seulement Dieu lui est présent, mais encore qu’il habite en elle et qu’il y agit par son saint et divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît, car elle se perd toute en lui et n’a plus d’opération que par son mouvement. […] dans cet état de privauté, l’âme agit avec Dieu suivant ce que Dieu fait pour lors en elle, soit en qualité de souveraine Majesté, soit en qualité d’Epoux, soit en qualité de Juge des vivants et des morts, et enfin selon l’état par lequel il se manifeste à elle. Mais il y a un certain état foncier et permanent dans lequel l’état d’épouse prévaut à tout. […] elle a toujours le rang d’épouse partout (rr388).

1657 : il arrive encore des catastrophes :

L’avant-veille de nos moissons, un grand tourbillon accompagné d’un coup de tonnerre écrasa en un moment la grange de notre métairie, tua nos bœufs, et écrasa notre laboureur, ce qui nous mit en perte de plus de quatre mille livres. Depuis deux jours il nous est encore arrivé un autre accident. […] Sur les huit heures du soir les Iroquois ont appelé de loin un jeune homme qui demeuroit seul pour faire paître nos bœufs, à dessein comme l’on croit, de l’emmener vif, comme ils avoient fait un vacher quelques jours auparavant. Ce jeune homme est demeuré si effrayé, qu’il a quitté la maison pour s’aller cacher dans les haliers de la campagne. Étant revenu à soy il nous est venu dire ce qu’il avoit entendu, et aussitôt nos gens au nombre de dix sont partis pour aller défendre la place. Mais ils sont arrivez trop tard, parce qu’ils ont trouvé la maison en feu, et nos cinq bœufs disparus. Le lendemain on les a trouvez dans un lieu fort éloigné, où épouvantez du feu, ils s’étaient retirez, ayant traîné avec eux une longue pièce de bois où ils étaient attachez. Dieu nous les a conservez, excepté un seul qui s’est trouvé tout percé de coups de couteau. La maison étoit de peu de valeur, mais la perte des meubles, des armes, des outils, et de tout l’attirail nous cause une trèsgrande incommodité. C’est ainsi que sa bonté nous visite de temps en temps. Elle nous donne et elle nous ôte : qu’elle soit bénie dans tous les événemens de sa Providence 1707.

1659 : Elle a la joie de voir arriver Mgr de Laval1708, un disciple de Bernières, accompagné d’un neveu de Bernières :

[…] ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le païs d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection ; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si ayant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un neveu de Monsieur de Bernières 1709 l’a voulu suivre. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat 1710.

La vie continue avec sa violence :

L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, savoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le païs ; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’était sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense ; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine (39), c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pout sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons ; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.

Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 13. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.

L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous semblaient légers comme des plumes…1711.

1660 : Notre monastère est converti en fort gardé (b536).

1661 : Voici une lettre qui montre dans quelles croyances l’on se débattait à cette époque et l’impuissance devant les épidémies (ici la coqueluche) :

Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 1660 il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comète, dont les verges étaient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfants avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidens ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.

De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. […] Le lieu est éloigné de Québec, et c’était une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. […]

Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfants des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées ; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal ; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.

Voilà deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année ; l’autre est la persécution des Iroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles 1712.

1662 : Elle travaille à écrire un gros livre en algonquin et enseigne ces langues aux jeunes sœurs (b512-515). Ici elle constate les ravages de l’alcool chez les Indiens vulnérables :

Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Iroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce païs des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même ; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouies. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez nous. […] Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours […] Il a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances 1713.

1663 : Ils subissent même des tremblements de terre :

Ces secousses ont continué l’espace de sept mois, quoi qu’avec inégalité. Les unes étaient fréquentes, mais foibles ; les autres étaient plus rares, mais fortes et violentes : ainsi le mal ne nous quittant que pour fondre sur nous avec plus d’effort, à peine avions-nous le loisir de faire réflexion sur le malheur qui nous menaçoit, qu’il nous surprenoit tout d’un coup, quelquefois durant le jour, et plus souvent durant la nuit.

Si la terre nous donnoit tant d’allarmes, le ciel ne nous en donnoit pas moins, tant par les hurlemens et les clameurs qu’on entendoit retentir en l’air, que par des voix articulées qui donnoient de la fraïeur. Les unes disoient des hélas : les autres, allons, allons ; les autres, bouchons les rivières. L’on entendoit des bruits tantôt comme de cloches, tantôt comme de canons, tantôt comme de tonnerres. L’on voioit des feux, des flambeaux, des globes enflammez qui tomboient quelquefois à terre, et qui quelquefois se dissipoient en l’air. On a veu dans l’air un feu en forme d’homme qui jettoit les flammes par la bouche. […] Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en quelque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne voiant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte. […]

Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver ; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, savoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu ; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes ; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées […]

Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un gtand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans 1714.

Cela ne l’empêche pas de continuer à former son fils :

Vous avez raison de dire que votre perfection consiste à faire la volonté de Dieu. Vous serez toujours dans l’embarras des affaires conformes à votre état, et dans cet embarras Il vous donnera la grâce de cette union actuelle, si vous lui êtes fidele. Son Esprit saint vous donnera le don de Conseil pour tout ce qu’il voudra commettre à vos soins, de sorte que vous ne pourrez rien vouloir que ce qu’il vous fera vouloir, n’y faire que ce qu’il vous fera faire. Voilà où son esprit vous appelle, et où vous arriverez selon le degré de votre fidélité.

Et ne vous étonnez point si vous voyez des défauts dans vos actions ; c’est cet état d’union où l’esprit de Dieu vous appelle qui vous ouvre les yeux. Plus cet esprit vous donnera de lumière, plus vous y verrez d’impuretez. Vous tâcherez de corriger celles-là ; puis d’autres, et encore d’autres : mais vous remarquerez qu’elles seront de plus en plus subtiles et de différente qualité. Car il n’en est pas de ces sortes d’impuretez ou défauts, comme de celles du vice ou de l’imperfection que l’on a commises par le passé, par attachement, ou par surprise, ou par coutume. Elles sont bien plus intérieures et plus subtiles, et l’esprit de Dieu, qui ne peut rien souffrir d’impur, ne donne nulle trêve à l’âme, qu’elle ne travaille pour passer de ce qui est plus pur à ce qui l’est davantage. Dans cet état de plus grande pureté l’on découvre de nouveaux défauts encore plus imperceptibles que les précédens, et le même Esprit aiguillonne toujours l’âme à les chasser et à se purifier sans cesse. Elle se voit néanmoins impuissante de s’en garentir, mais l’esprit de Dieu le fait par de certaines purgations ou privations intérieutes, et par des croix conformes, ou plutôt contraires à l’état dont il purifie. Ma croix en ce point est souvent l’embarras des affaires où je me trouve presque continuellement. Prenez-y garde, vous trouverez cela en vous 1715.

1665 : Après avoir été gravement malade, elle trouve la force d’écrire à son fils :

L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réïtérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvemoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très sainte Vierge par un Memorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.

Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettant dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étaient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Étant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu.

La lettre se transforme en petit traité sur l’oraison “surnaturelle” (donnée par la grâce) :

Vous me parlez de quelques points d’oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma faiblesse le pourra permettre. Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. […]

Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencements avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues [vues] distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer ; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.

Cet état d’oraison, c’est à dire l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencements, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins ; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celui qui agit l’âme et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il lui soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle.

Le second état de l’oraison surnaturelle est l’oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enivré l’âme des douceurs de l’oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses ; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire ; parce que les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint Esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre ; parce que s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles lui manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois.

Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il lui plaît de caresser et d’honorer de la sorte ; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parce que les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même lui sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée : Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart1716. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Époux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera ; Nous viendrons en lui, et y ferons notre demeure1717. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique.

Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il lui faut néanmoins avoir un grand courage, parce que la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle lui parle sans peine de ses mystéres et de tout ce qu’elle veut. Il lui est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité 1718.

1666 : Je suis devenue extrêmement faible… (b555).

1667 : Je ne me remets point de ma grande maladie : elle a des suites très douloureuses à la nature, quoiqu’elle se les soit aprivoisées, et qu’elle se soit accoutumée à la souffrance. […] Je n’eusse jamais cru qu’il y eut tant de délices dans les souffrances, si je ne l’avois expérimenté depuis plus de trois ans. J’en ay eu encore une nouvelle expérience dans l’abscez qui s’étoit formé dans la tête il y a trois mois, et qui m’avoit rendue sourde d’une oreille […] dans l’incommodité de mon mal habituel, je devrois toujours garder le lit et être dans l’inaction. Cependant je ne m’arrête pas un moment. Je suis la première levée et la dernière couchée […]

Quand j’ay appris que vous étiez malade et si affoibli, j’ay pensé que nous pourrions bien nous rencontrer dans le chemin de l’éternité. Mais une autre pensée a suivi cette première, que si nous nous rencontrons dans ce chemin, vous me devancerez dans le terme, puisque je n’ay point de vertu et que déjà vous me devancez dans l’état où Dieu nous a appellez. Je n’ai que dix-neuf ans de naissance plus que vous, et ces années là me donnent de la confusion. Vous êtes Religieux que vous n’aviez guères plus de vingt ans, et moi j’en avois trente et un. Enfin vous avez plus travaillé que moi, mon très-cher Fils : achevez, ou plutôt, que Dieu par sa bonté achève son œuvre en vous. Priez-le qu’il me fasse miséricorde, et qu’il oublie tous mes défauts. Cependant je jouis d’une grande paix, parceque j’ay à faire à un bon Père qui m’a toujours fait de grandes grâces. J’espère qu’il me les continuera, et qu’à la mort il me recevra dans son sein sous la faveur de sa très-sainte Mère 1719.

1668 : Dans une longue lettre à son fils, elle parle de sa santé et de son travail :

Ma santé est en quelque façon meilleure que les années dernières, mes forces néanmoins étant extrêmement diminuées. […] Je chante si bas qu’à peine me peut-on entendre, mais pour réciter à voix droite j’ai encore assez de force. J’ai peine de me tenir à genoux durant une messe ; je suis foible en ce point, et l’on s’étonne que je ne le suis davantage eu égard à la nature du mal qui m’a duré si long-temps avec une grande fièvre.

Elle poursuit sur son désir de transmettre toutes ses connaissances sur les langues indiennes :

[…] ces langues barbares sont difficiles, et pour s’y assujettir il faut des esprits constans. Mon occupation les matinées d’hiver est de les enseigner à mes jeunes Sceurs […] Comme ces choses sont très difficiles, je me suis résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. Depuis le commencement du Carême demier jusqu’à l’Ascension j’ay écrit un gros livre Algonquin de l’histoire sacrée et de choses saintes, avec un Dictionnaire et un Catéchisme Hiroquois, qui est un trésor. L’année dernière j’écrivis un gros Dictionnaire Algonquin à l’alphabet François ; j’en ai un autre à l’alphabet Sauvage. Je vous dis cela pour vous faire voir que la bonté divine me donne des forces dans ma foiblesse pour laisser à mes Soeurs dequoy travailler à son service pour le salut des âmes.

Puis elle défend le travail de la communauté dans des conditions difficiles :

Pour les filles Françoises il ne nous faut point d’autre étude que celle de nos règles : mais enfin après que nous aurons fait ce que nous pourrons, nous nous devons croire des servantes inutiles, et de petits grains de sable au fond de l’édifice de cette nouvelle Église. […] Premièrement, nous avons tous les jours sept Religieuses de Chœur, employées à l’instruction des filles Françoises, sans y comprendre deux Converses qui sont pour l’extérieur. Les filles Sauvages logent et mangent avec les filles Françoises ; mais pour leur instruction, il leur faut une Maîtresse particulière, et quelquefois plus selon le nombre que nous en avons. je viens de refuser à mon grand regret sept séminaristes Algonquines, parce que nous manquons de vivres, les Officiers ayant tout enlevé pour les troupes du Roy qui en manquoient. Depuis que nous sommes en Canada nous n’en avions refusé aucune nonobstant notre pauvreté ; et la nécessité où nous avons été de refuser celles cy, m’a causé une très-sensible mortification ; mais il me l’a fallu subir et m’humilier dans notre impuissance, qui nous a même obligées de rendre quelques filles Françoises à leurs parens. Nous nous sommes restraintes à seize Françoises et à trois Sauvages, dont il y en a deux d’Hiroquoises, et une captive à qui l’on veut que nous apprenions la langue Françoise. Je ne parle point des pauvres qui sont en très-grand nombre, et à qui il faut que nous fassions part de ce qui nous reste. Revenons à nos Pensionnaires.

L’on est fort soigneux en ce païs de faire instruire les filles Françoises ; et je vous puis assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur salut (7). La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes. […] Enfin ce que je puis dire est que les filles en ce pais sont pour la pluspart plus sçavantes en plusieurs matières dangereuses, que celles de France. […] Pour les filles Sauvages nous en prenons de tout âge. Il arrivera que quelque Sauvage soit Chrétien soit Payen voudra s’oublier de son devoir et enlever quelque fille de sa nation pour la garder contre la loy de Dieu, on nous la donne, et nous l’instruisons et la gardons jusqu’à ce que les Révérends Pères la viennent retirer. D’autres n’y sont que comme des oyseaux passagers, et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrir : dès qu’elles sont tristes les parens les retirent de crainte qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point, car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte ou par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par caprice ; elles grimpent comme des écurieux [sic] notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois. Il y en a qui persévèrent et que nous élevons à la françoise : ou les pourvoit en suite et elles font très-bien. L’on en a donné une à Monsieur Boucher, qui a été depuis Gouverneur des trois Rivières. D’autres retournent chez leurs parens sauvages ; elles parlent bien François, et sont sçavantes dans la lecture et dans l’écriture.

Voilà les fruits de notre petit travail, dont j’ai bien voulu vous dire quelques particularitez, pour répondre aux bruits que vous dites que l’on fait courir que les Ursulines sont inutiles en ce païs, et que les relations [jésuites] ne parlent point qu’elles fassent rien. […] Que si l’on dit que nous sommes ici inutiles, parce que la relation ne parle point de nous, il faut dire que Monseigneur notre Prélat est inutile, que son Séminaire est inutile […] Et cependant c’est ce qui fait le soutien, la force, et l’honneur même de tout le païs 1720.

Elle a maintenant soixante-dix ans :

Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans savoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne crois pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celui qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance 1721.

1670 : Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre ; et qui a néanmoins la veue de celui à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état ; et c’est sa grâce prédominante.

Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela lui est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions n’y d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foi où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire ; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames  1722.

Dans cette très belle lettre, Marie tente de décrire l’état d’anéantissement en Dieu où elle se trouve depuis des années :

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25. d’Avril I670. […] Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentiments et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces. Je vous diray avec simplicité, mon très cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. […]

Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moy-méme de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup ; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, Sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une joy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture ; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent là et s’anéantissent dans ce fond, où Dieu même agit et où son divin esprit opère. La foi fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec la paix et tranquillité, ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.

Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moi. Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parce que ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire. Aujourd  huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même ; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis. Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. […]

Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appellez saillies de jeunesse : il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement, j’ay eu des sentiments de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appelé en Religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutît à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. […]

Il me semble que j’y suis inutile ; que je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Soeurs ; que je suis la plus ignorante du monde ; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, n’y pensées de vanité n’y de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt. Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentiments si semblables ; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre 1723.





Voici enfin un long passage d’une des dernières lettres que reçut son fils :

Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous dirai que quelque sujet d’oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je lui parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans lui parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme lui parle conformément à cela. Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions. S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres ; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela.

J’ai dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberai, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’aperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant ; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que lui seul lui peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme.

Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au-dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante ; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec lui à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment! Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.

Quand je vous ai dit ci-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres ; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manquerai pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étais auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur 1724. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose ; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer ; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais 1725.

1672 : Quelques mois après la mort de Mme de la Peltrie, deux abcès se déclarent au côté droit de Marie, qu’on lui ouvre en faisant d’énormes plaies. Elle supporte douleur et terrible traitement avec patience. Elle accueille les petites Indiennes dans sa cellule et les bénit. Elle meurt dans la douceur le 30 avril (b579).

Quelle fut sa postérité ? Bien que nous ayons peu de traces écrites concernant son entourage, nous savons qu’elle exerça une grande influence sur le cou­vent, la colonie, les jésuites de la Mission. Mais c’est surtout par sa correspondance que se répandit sa spiritualité. Les destinataires en furent de nombreuses ursulines à Tours et Dijon dont on peut penser qu’elle ont répandu son enseignement. Elle avait noué aussi des liens d’amitié, en particulier avec la comtesse de Brienne, fondatrice des Carmélites de Saint-Denys.

Le plus important destinataire fut évidemment son fils devenu bénédictin, Dom Claude Martin : nous avons donné de nombreux extraits de ces lettres dont la profondeur n’a plus à être soulignée.

Par Claude Martin, nous savons aussi qu’elle entretint une importante correspondance avec M. de Bernières qu’elle aimait beaucoup : elle lui écrivait souvent [...] ses lettres ne traitaient pour l’ordinaire que de l’oraison [...] la plupart étaient de quinze et seize pages […] Il en faisait une estime singulière. Il me dit entre autres choses qu’il avait connu bien des personnes appliqués à l’oraison […] mais qu’il n’en avait jamais vu qui en eût mieux l’esprit, ni qui en eût parlé plus divinement” (b310). Il est très malheureux que ces lettres aient été perdues car on peut penser qu’elles ont largement contribué à l’évolution de Bernières, en particulier à son abandon à la grâce. Et à travers lui, elle a sans doute inspiré les amis de l’Ermitage.

En tout cas, Madame Guyon et son entourage l’ont lue assidûment. Plusieurs liens existaient entre elles, car toutes deux avaient des relations avec Bernières : Marie de l’Incarnation le rencontra jusqu’à son départ de Dieppe, puis poursuivit une relation épistolaire privilégiée, tandis que Mme Guyon recevra son influence par l’intermédiaire de Bertot ; c’est à Dom Claude Martin que Mme Guyon demandera conseil au moment de décider de sortir de France ; le frère de Fénelon, l’abbé François de Fénelon, sulpicien, fut missionnaire au Canada1726.

Enfin, retrouvant en elle leur propre expérience, Fénelon (l’archevêque) et Mme Guyon feront copier plus de cent trente passages de Marie de l’Incarnation quand ils défendront la mystique dans leurs Justifications, dont celui-ci :

La Mère Marie de l’Incarnation […] rapporte en sa Vie l’acte admirable et héroïque de satisfaction à la divine Justice, qu’elle fit par un mouvement de Dieu, en lui sacrifiant son salut et son éternité : « Je me fusse perdue en cette tentation (de désespoir), si par une vertu secrète la bonté de Dieu ne m’eût soutenue ; car réellement je me voyais sur le bord de l’enfer […] Cet acte était une simple vue de foi qui me tirait de ce grand précipice : je voyais que je méritais l’enfer et que la Justice divine ne m’eût point fait de tort de me jeter dans l’abîme ; et je le voulais bien, pourvu que je ne fusse point privée de l’amitié de Dieu 1727.





La « bonne Armelle » (1606-1671)



L’abbé Bremond1728 comparait Armelle Nicolas à une « pierre de lave » tant elle lui paraissait rude ! Nous la connaissons par Le Triomphe de l’Amour divin que son amie ursuline1729, Jeanne de la Nativité, écrivit après sa mort1730, fascinée par cette personnalité hors du commun.

Les dits que son amie a rapportés, traduisent une liberté de ton et une fermeté souveraine. Ils ne s’accordent guère avec l’image de pauvre servante naïve et illettrée que suggère son surnom de « bonne Armelle », mais font penser à ceux de Catherine de Gênes. Son optimisme, sa confiance envers la grâce, évoque Ruusbroec, qu’elle n’avait certainement jamais lu !

On connaît sa vie grâce aux nombreux témoignages dont Jeanne a entouré les dits. Armelle naquit en 1606 à Campénéac chez une sœur d’une carmélite de Ploermel : elle fut plongée dès l’enfance dans le christianisme ardent qui régnait alors en Bretagne. Elle refusa de se marier et s’engagea comme servante chez des bourgeois bienfaiteurs des ursulines, où elle vécut la rude vie des domestiques.

Un jour, on lui lit l’Imitation : le récit de la Passion la jeta dans un amour violent pour le Seigneur. À partir de là, son chemin mystique commença, très solitaire au début : elle avait parfois le désir de mourir, elle était souvent malade. Méprisée par sa maîtresse, elle était accablée de travail.

En 1636, elle accompagna la fille de sa patronne, qui se mariait, pour aller habiter près de Vannes : elle restera attachée au couple pendant trente-cinq ans.

Après trois ou quatre ans dans des « délices » intérieurs, elle vécut une purification de deux ans sans avoir personne à qui se confier :

Son cœur fut rempli d’un feu infernal, et son esprit d’abominables pensées (Tr. 1, 8).

La soeur ajoute son commentaire :

Je ne fais point de doute que Dieu n’eût donné pouvoir aux démons de la posséder1731.

Puis un jour, elle demanda à mourir plutôt que de rester dans cet état, et fut délivrée définitivement :

Elle n’eut plus d’yeux que pour contempler son Amour, plus d’oreilles que pour entendre sa voix, plus de langue que pour le bénir et raconter ses louanges, plus de bras que pour travailler pour lui, plus de pieds que pour marcher en la voie de ses divins conseils, plus de corps que pour l’emporter toute à son service, plus de désirs que pour accroître sa gloire, plus de volonté que pour lui obéir, enfin plus de coeur que pour être consumée de ses flammes (Tr. 2, 3).

Mais sa santé s’altérait, car parallèlement elle travaillait très dur :

l’amour la transportait […] sitôt qu’elle avait la moindre santé, elle travaillait infatigablement […] retombait malade ; [elle] passa ainsi trois ou quatre années après être délivrée de l’état des tentations tant devant qu’après cette fièvre de huit mois  (Tr. 1, 12).

Elle eut alors la chance d’être présentée au père Rigoleuc et au père Huby1732 : ces profonds spirituels jésuites reconnurent son état intérieur à propos duquel ils la rassurèrent. Ils aimèrent venir l’entendre parler de Dieu : “Nous ne sommes que froideurs et glaces auprès de son ardeur à aimer Dieu”, disait Rigoleuc (Tr. 2, 22). Devenu le confesseur d’Armelle, compétent par son expérience personnelle et sa connaissance des textes, Huby se contenta d’accompagner avec délicatesse et modération le travail de la grâce. On a là l’exemple parfait du bien que peut faire un bon confesseur à un mystique :

[Il] la laissait agir selon les mouvements de l’Esprit, se contentant de sa part de la disposer, tout de loin, à ce qu’il prévoyait que Dieu voulait opérer en elle (Tr. 1, 15).

Huby s’inquiétait pour la santé d’Armelle, et l’envoya se reposer chez les ursulines : elle passa dix-huit mois au poste de sœur tourière et lia amitié avec Jeanne de la Nativité. Les sœurs auraient voulu la garder tant elle s’occupait des petites filles pensionnaires avec douceur et cordialité. Mais après un songe, elle se sentit tenue de sortir du couvent pour retrouver son ancienne patronne : elle sentait un certain mouvement qui lui faisait connaître que ce n’était pas le lieu où Dieu la voulait (Tr. 1, 13).

C’est une constante chez elle de fuir les situations confortables. Sa voie se situe dans la vie de tous les jours et les difficultés avec l’entourage : elle s’occupe du ménage, des provisions, de la cuisine, pour tout un manoir. Elle est méprisée par les domestiques car elle est trop parfaite et étrange avec ses états qui l’envahissent. Ses maîtres sont des enfants gâtés, mais elle leur obéit comme à Dieu :

Cela n’apprend-il pas bien à se tenir en humilité, à mettre tout son appui et sa confiance en Dieu, et ne chercher qu’à plaire à lui seul ? (Tr. 2, 10)

Plus elle travaillait et s’employait pour son Amour en tous les embarras de son ménage, et plus il se communiquait à elle ; elle eut cru commettre une grande infidélité de quitter son travail pour chercher le repos (Tr. 2, 10).

Armelle est un exemple intéressant pour nous modernes puisqu’elle est entièrement donnée à la vie mystique tout en affrontant parfaitement les charges d’une vie ordinaire. Le fidélité à Dieu est son axe de vie. Sur le conseil de Rigoleuc, elle était ferme et inébranlable, comme un rocher au milieu de la mer qui, pour être battu de divers flots et attaqué des vents, ne remue et ne penche de côté ni d’autre (Tr. 1, 13).

En 1649, Huby et Rigoleuc furent nommés à Quimper et elle dut les quitter. Mais ce fut l’occasion d’une nouvelle étape : après toutes ces années d’amour brûlant où jusqu’alors Lui et elle avaient travaillé ensemble (Tr. 2, 3), elle passe à un état où le Seigneur va régner seul. Elle lui demanda :

N’y aurait-il point encore quelque chose à faire ou à détruire pour vous plaire ? […] Rien, rien du tout, sinon t’abandonner et me laisser faire. À ces mots tout s’apaisa (Tr. 1, 20).

Jusqu’à cette époque, elle avait eu le corps brisé par les états d’amour, maintenant elle ne ressentira plus de douleurs tant le corps est spiritualisé :

Entre Dieu et moi, il n’y a plus que la fragilité de ce pauvre corps, qui est devenu si miné à force d’aimer qu’il ne faut plus qu’un petit souffle pour le casser et le rompre tout à fait (Tr. 1, 17).

La grande unité dans le divin est accomplie :

Je n’ai plus aucune pensée, ni rien qui m’arrête, ni m’occupe comme de coutume : il y a un seul objet, qui est l’être et l’immensité de Dieu, qui pénètre et consume mon âme d’une manière inconcevable, et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en puis plus savoir les bornes. Autrefois je voulais tout faire et tout embrasser, mais maintenant il n’en va pas ainsi, car rien n’approche plus de moi. Je comprends tout et ne suis comprise de rien ; mon âme est seule, simple et pure ; et quand je la vois ainsi, c’est comme une merveille que je ne meure à chaque moment ; et si cela continue encore quelque temps en moi, je crois qu’il en faudra mourir. Je vais et j’agis à mon ordinaire, pour le dehors, sans que je perde cette vue, mais mon Dieu me l’ôte parfois, permettant qu’il passe quelques pensées par mon esprit, qui m’en détournent ; autrement je serais déjà morte. L’amour qui me consume ne se peut exprimer ni concevoir, il est comme infini et tous les jours il croît davantage (Tr. 1, 20).

Il n’y avait plus de différence entre oraison et vie :

[elle n’avait pas] besoin de travailler à se recueillir ni rentrer en elle-même, pour rechercher quelque lieu à l’écart pour s’occuper avec son Dieu ; tout cela ne lui était point nécessaire car au milieu des rues, en plein marché, dans l’embarras d’un grand ménage, elle était aussi attentive à contempler les perfections de son Bien-Aimé que si elle eût été dans un désert (Tr. 2, Section unique faisant suite au chap. 3).

À partir de 1651, elle demanda à Dieu de décharger sur elle toutes les peines qu’il lui plairait, afin d’empêcher qu’il ne fût point offensé (Tr. 1, 17) : cette année-là, à la surprise générale, le carnaval fut beaucoup plus tranquille ! Nombreux sont les témoignages de ceux qu’elle a aidés par sa prière. Elle connaissait leur état à distance et souffrait beaucoup de leurs douleurs, mais le centre restait inaltérable. Elle se voyait comme la procureuse de l’honneur de Dieu : je n’ai autre chose à faire qu’à voir si sa gloire est accrue et augmentée : c’est là tout mon emploi et mon office (Tr. 1, 19).

En 1656, sa maîtresse décéda, dont elle avait pris un soin attentif. À partir de 1657, son état devint si nu et si profond qu’elle ne pouvait plus en parler :

Son âme était si perdue et abîmée dans ce divin regard qu’elle ne se comprenait pas elle-même; et nonobstant cela, elle était aussi libre pour agir au-dehors, comme si rien ne fût passé au-dedans ; et même elle avait la santé assez bonne pour s’acquitter de tout ce qui était nécessaire dans le ménage (Tr. 1, 25).

En 1666, une de ses jambes fut brisée par un cheval, ce qui lui occasionna de grandes douleurs et l’immobilisa quinze mois au lit ou sur une chaise ; elle s’aidera dorénavant de béquilles : Elle demeurait dans un petit coin de la cuisine à donner ordre au ménage, et à faire quelque occupation pour l’utilité de la maison, n’étant jamais oisive. Plusieurs personnes de toutes sortes de conditions l’allaient voir pour se consoler avec elle et jouir de la douceur de son entretien  (Tr. 1, 27). Un grand nombre avouait en sortir tout changé et renouvelé (Tr. 2, 16).

Elle recouvra miraculeusement la marche deux ans plus tard, puis mourut à la suite d’une fièvre, à l’âge de soixante-cinq ans. Sa chambre était remplie d’une foule en prière qui se disputa ses reliques. Une procession énorme escorta son enterrement.

Le Triomphe fut édité dès l’année suivante. A priori improbable hors de la Bretagne, son influence fut très grande. Il fut redécouvert et réédité par Pierre Poiret1733 à Amsterdam, grand éditeur de textes mystiques. Après l’Allemagne et la Hollande, il sera distribué à Londres par le Dr Keith et apprécié des intellectuels anglais. Armelle sera admirée chez les piétistes, chez les disciples anglais et écossais de Mme Guyon. En Amérique, John Wesley, le fondateur du méthodisme, insérera des extraits de The life of Armelle Nicolas dans sa revue l’Arminian Magazine.

Jeanne de la Nativité nous dit qu’elle a fait contrôler ses écrits par Armelle elle-même et qu’elle a pris soin de mettre les dits entre guillemets. En voici quelques-uns qui, par leur concision, leur simplicité, leur netteté, sont des flèches qui vont droit au cœur :

… le plus grand empêchement que les âmes apportent à leur avancement, c’est qu’elles ne veulent pas laisser agir Dieu seul, mais qu’elles veulent toujours avoir part en tout ce qu’Il fait (161) [169].1734.

Maintenant Dieu est tout et moi je ne suis plus, je suis par Sa miséricorde retournée d’où j’étais sortie […] je ne suis plus en moi, mais dans Lui, où je ne me trouve plus, et où je me suis perdue. C’est Lui seul qui S’anime, car je ne trouve plus rien qui ne soit Lui-même (207-208) [217].

Il n’y a plus d’entre-deux entre Vous et moi (232)[242].

D’où vient que votre cœur est si grand et si spacieux et qu’on soit si au large quand on est dedans ; et cependant que la porte pour y entrer soit si petite et si étroite ? Alors Notre Seigneur me fit connaître, que c’était parce qu’Il ne voulait pas que d’autres que les petits, les nus et les seuls, y pussent trouver entrée. Les petits sont ceux qui […] s’humilient pour l’amour de Lui […] Comment est-ce qu’une personne grosse et enflée de l’estime et opinion d’elle-même pourrait passer par une si petite porte ? (265)[275].

Je retournai à mon premier état, ne ressentant qu’une flamme sainte et divine qui n’est autre que le pur Amour de mon Dieu, qui […] me détruit […] me réduit toute en Lui et fait que ma vie est plus qu’humaine (275).

Mon Amour me donnait à connaître que comme le poisson ne peut vivre ni subsister hors de l’eau, de même je ne pouvais plus vivre un moment hors de Lui ; et comme de quelque côté que le poisson se tourne, il trouve toujours l’eau, de même en quelque part ou manière que je puisse être, je Le trouverai toujours. Je fus près d’un mois avec cette vue, au bout duquel je perdis l’idée de la mer et du poisson pour n’avoir que celle de Dieu seul, qui se fit sentir comme renfermé dans le secret de mon âme en qualité de son Conducteur et de son Conseiller, en sorte qu’en tout ce qui se présentait à faire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, j’étais invitée d’entrer en ce cabinet secret pour prendre l’ordre de tout ce que j’avais à faire ou à dire, me donnant là une lumière certaine et assurée pour toutes choses (276)[287]

Je me trouve maintenant […] aussi pauvre intérieurement qu’extérieurement. Mon divin Amour m’a dépouillée de tout ; et Il ne se communique ni répand plus dans mon âme ni dans aucune de mes puissances. Elles sont toutes libres dans leurs fonctions, et je puis m’appliquer avec facilité à tout ce qui se présente à faire, sans aucun empêchement ; mais Il est retiré au centre de mon âme, où Il me gouverne et agit en moi (313)[325].

[Du Livre deuxième où il est traité des vertus admirables de cette grande servante de Dieu :]

Jamais elle ne s’arrêtait aux […] sentiments que Dieu lui communiquait parce que disait-elle : tout ce que nous concevons ou expérimentons, pour haut et élevé qu’il puisse être, n’est pas Dieu ; et partant nous devons passer outre, et ne nous y arrêter, de crainte de nous attacher à autre chose qu’à Dieu (390)[6].

Je sais bien que si mon Amour et mon Tout me délaissait tant soit peu, je tomberai dans une infinité de maux et de péchés : mais je sais bien aussi que Sa bonté ne permettra jamais que ce malheur m’arrive […] ne doutez pas que Dieu ne parachève en moi Son ouvrage et n’accomplisse ce qu’Il a commencé. Je suis à Lui et il n’y a rien en moi qui ne vienne de Lui et ne retourne à Lui. C’est pourquoi Sa bonté aura soin de moi comme d’une chose qui est entièrement sienne. Il est si bon, qu’Il n’abandonne jamais le premier : et si dans le temps que je Le mettais en oubli, Il m’a si miséricordieusement attiré à Lui, pensez-vous qu’à présent […] Il me délaissera ? (412-413)[29].

O mon Dieu, qu’il faut bien qu’en vous il y ait quelque chose de bien aimable ! Puis que ne vous connaissant point et ne sachant qui vous êtes, cependant je brûle d’amour pour vous (420).

Elle agissait d’une manière si simple et si dégagée, que sitôt que les choses étaient accomplies elle en perdait l’idée […] Elle disait qu’elle croyait que Dieu faisait tout en elle afin que de sa part elle ne fît autre chose que l’aimer (431).

Elle disait quelquefois en se divertissant que : l’Amour est un vrai avare, qui veut tout avoir pour Soi ; et que depuis qu’une fois Il a une entrée libre dans un cœur, Il en ferme si bien la porte que nul autre n’y peut trouver d’ouverture (438).

Il a détruit en moi tout ce qui Lui déplaisait : et maintenant il n’y a plus que Lui qui vit et règne en moi tout ainsi que bon Lui semble […] O pauvre Armelle […] tu es perdue maintenant […] changée, transformée en Dieu par Sa grande miséricorde ! (466-467).

Depuis que Dieu m’eût fait cette grâce de me faire sentir Sa divine présence, et qu’Il se voulait bien charger de ma conduite, je m’abandonnai entièrement à Lui : de sorte que je ne me considérai plus que comme la Disciple de Dieu et l’écolière du Saint-Esprit. J’étais toujours attentive en moi-même à L’aimer et à considérer ce qu’Il me commandait, pour l’exécuter […] en toutes choses, grandes et petites, il m’instruisait […] me gouvernait, et parfois il me faisait entendre que j’étais semblable à ces petits écoliers qui commencent d’apprendre à écrire, à qui le maître ne se contente pas de donner un exemple et modèle, mais encore prend la main de l’apprenti et la conduit, afin de lui apprendre ainsi à former ses lettres. J’étais tout de même au regard de mon Dieu, et fort souvent je sentais comme une autre main qui conduisait la mienne […] ceci ne se passait point par imagination ou par fantaisie ; c’était la vraie et pure vérité, que je voyais plus clairement que le jour. Et non seulement Il m’instruisait et me gouvernait ; mais de plus, Il me reprenait de tous mes défauts. Vous eussiez dit qu’Il était jaloux de mon bien et de ma perfection ; de sorte que je n’eusse pas osé remuer la main, faire un geste, ou même dire une seule parole inutile […] que tout au même instant j’en étais reprise, mais avec tant d’exactitude, que rien n’échappait […] ayant reconnu cela, je […] n’osais avancer ni reculer que par Ses ordres : et cela ne se faisait point par une contrainte qui m’eût gêné le cœur ; au contraire, c’était par un excès d’amour (475 – 477)[97-98].

Quand je voyais les arbres se plier au gré des vents, la mer qui ne passait jamais ses bornes : O Dieu ! disais-je, que ne suis-je aussi maniable aux mouvements et inspirations de votre divin Esprit (481).

Je n’eusse […] voulu faire la moindre action pour la gloire du Paradis : je n’y pensais pas même. Mon Paradis et ma gloire étaient de lui plaire et d’accomplir ses volontés. Après cela, il me semblait n’avoir plus rien à espérer ni à prétendre. Je n’ai jamais su ce que c’était que de penser à mon profit particulier ; parce que l’Amour me possédait si pleinement, et m’élevait si fort au-dessus de moi-même et de toutes les choses de ce monde, qu’il ne me restait rien pour moi ni pour elles (537).

Jamais […] je n’ai su ce que c’était que vanité […] Il me semblait qu’à moins de perdre l’esprit je ne pouvais entrer en aucune estime de moi : car je voyais si clairement que tout ce qui était en moi venait de Dieu […] étant d’ailleurs si plein de Dieu, qu’il n’y avait rien de vide où la superbe eût pu se loger. (Tr. 2, 10)

O qu’il faut être dépouillé de soi pour ressentir cet amour ! Jamais je ne l’eusse pensé qu’après que j’en ai eu l’expérience. /O qu’heureux sont ceux qui quittent tout ! Car ils trouveront tout : mais il faut quitter jusqu’à la moindre petite partie de nous-même ; non seulement en ce que nous voyons être mal, mais encore en ce que nous croyons être bien. Car jamais Dieu ne régnera en nous que quand nous nous délaisserons entièrement à Lui, et Le laisserons faire tout ce que bon Lui semble, sans que nous nous mettions en peine de ce qu’Il fera ou laissera à faire (575).

Il est impossible à une âme, quelque effort qu’elle se fasse, de parvenir en cette vie à un si heureux état. Il faut que Dieu même […] l’y admette et introduise […] les choses qui se passent en elle sont si admirables qu’il n’y a cœur humain qui les puisse concevoir […] il n’y a plus rien que simple unité, ou, pour parler plus clairement, il n’y a plus que Dieu seul. Tout le reste est dissipé par sa présence (639-640).

Je suis comme ces personnes […] enfin heureusement arrivées au port […] tandis que leurs plus proches amis sont au milieu des tempêtes et des orages de la mer. Je vous laisse à penser si, quoique qu’ils soient arrivés, ils ne sont pas néanmoins en soin de procurer que les autres arrivent aussi à bon port (657).

À savoir qu’elle ne savait ce que c’était que d’avoir des ennemis et que jamais elle n’en avait eu aucun […] dès lors qu’une personne lui avait fait du mal, ce lui était une porte pour trouver entrée dans son cœur […] Elle dit à son confesseur qu’elle craignait que le grand excès d’amour que son cœur ressentait pour eux ne fût blâmable (696).

Il semble mon Dieu que l’amour que j’ai pour vous soit moindre que celui que vous me donnez pour mes prochains […] celui de mes frères m’anime et me donne des forces pour les servir […] pour vous je ne puis plus rien faire, je suis réduite au pur et simple néant (704).

Jamais je n’étais plus forte que quand j’étais le plus faible et de ma faiblesse je tirais mes forces. C’était alors que je ressentais l’effort de la grâce si puissant, qu’il me faisait passer sans crainte par dessus toutes difficultés… (791).

J’aime ardemment. C’est tout ce que je sais faire. En disant cela, je dis toute ma vie, car elle n’a été autre qu’un continuel amour et reconnaissance des bontés et des miséricordes de mon Dieu en mon endroit. […] Dès le commencement l’Amour me donna plus d’inclination à travailler pour Lui en m’acquittant de mon devoir de servante, qu’à jouir de Lui en me reposant : j’eusse cru faire un grand mal de laisser mon travail pour Le prier, et je L’ai bien plus trouvé au milieu de mon ménage que je n’eusse fait dans les églises quand ce n’était pas le temps d’y être. Il avait cette bonté pour moi que de m’accompagner toujours dans tout ce que je faisais…(804)[380].



Claudine Moine (1618 - apr.1655), couturière.



Cette quatrième grande dame de la mystique est l’antithèse des précédentes tant elle fut secrète et réservée : ni diable, ni imaginaire débridé, mais un profond réalisme. La plus grande partie de sa vie se passa sans bruit, dans sa chambre, à faire de la couture ! Mais elle a laissé des Relations qui nous permettent de la connaître un peu.

Née en Franche-Comté d’une famille aisée, elle fut une enfant gâtée. Puis deux ans chez les ursulines la transformèrent en une jeune fille fervente qui fit voeu de chasteté en secret. Elle revint chez son père où elle vécut sept ans dans les mondanités, mais sans se marier : elle ne cessera d’avoir honte de cette période où elle lisait des romans et des comédies ! Mais en 1639, la guerre franco-espagnole ruina la famille comme toute la province. Claudine partit à Besançon quelques mois et au retour fit une chute de cheval : alitée pendant quinze mois, elle lut François de Sales et commença à recevoir des grâces d’oraison. Mais elle était destinée à vivre la mystique dans la vie laïque, hors de sa famille. En avril 1642, elle partit pour Paris chercher du travail avec sa sœur. En chemin, des paysans les dépouillèrent du peu qu’elles avaient et elles manquèrent d’être violées par des soldats. Accueillies à Paris par des religieuses, elles partagèrent une chambre au Marais avec d’autres jeunes filles et commencèrent à gagner leur vie en faisant de la couture.

Ses absorptions devenaient plus profondes, mais elle ne voulait pas déranger son entourage et s’efforçait de dissimuler ses états1735 :

Je ne parlai quasi plus à personne, ne le pouvant à raison de cette grande occupation d’esprit où j’étais. Je cherchais incessamment de me mettre à l’écart mais, demeurant dans une chambre avec plusieurs personnes, je n’avais de bon que le soir où, à la faveur des ténèbres, je pouvais pleurer et soupirer sans être aperçue […] Néanmoins, ma sœur, voyant en moi un grand changement, me disait quelquefois : “Je ne sais pas ce que vous avez, mais vous devenez toute bête !” [101]

Pendant toutes ces années, Claudine connut la grande pauvreté et la faim, car la couture ne suffisait pas à la nourrir :

… J’étais si pauvre que je n’avais pas seulement pour acheter de l’eau, ni pour en mettre, sinon une bouteille que l’on m’avait donnée, dont j’en allais quérir moi-même chez les Annonciades, quelquefois à la fontaine. Je prenais grand plaisir à cet exercice de pauvreté et d’humiliation […] Plusieurs fois je n’y avais pas de pain […] [Dieu] était ma nourriture, mon feu, mon habit, et tout mon bien, trouvant en lui d’une façon ineffable toutes ces choses [113]

En 1645, sur recommandation d’un jésuite, elle entra au service d’une famille noble du Marais et eut enfin le bonheur d’avoir une chambre pour elle. Elle faisait de la couture ou servait de dame de compagnie, tout en pratiquant l’oraison et une sévère mortification de la nature (jeûne, froid…). Sa récréation était d’assister aux sermons donnés à l’église St Louis par les prédicateurs les plus renommés. Sa vie était extrêmement réglée :

Le soir, je prie Dieu avec tous ceux de la maison. Étant à ma chambre, j’achève mes prières, qui durent une petite demi-heure, faisant quasi les mêmes actes en me couchant qu’en me levant ; puis je prends mon sujet d’oraison pour le lendemain. Toute prête à me mettre au lit, je me jette à genoux priant la Sainte Vierge et les Saints de bénir Dieu et Jésus-Christ pour moi tandis qu’en dormant je ne pourrais pas le faire … [161]

Elle plongeait dans l’oraison tout en cousant, sans effort de la volonté ou de l’intellect. Elle déclarait avoir été surtout enseignée par Jésus-Christ :

O mon Dieu, vous fûtes mon maître en ce saint exercice [ 99]

Mais son cheminement croisa d’autres mystiques : elle fréquenta le monastère de l’Annonciade dès son arrivée à Paris, où elle connut une grande prieure, la mère Agnès Dauvaine. Par bonheur, l’un de ses confesseurs fut le P. Castillon, un jésuite qui avait été élève du P. Louis Lallemant1736: il la comprenait et laissa agir la grâce comme elle le voulait. Elle s’est imprégnée aussi de lectures de Catherine de Gênes et de l’Homme spirituel du P. de Saint-Jure (que nous avons vu diriger Gaston de Renty1737) : elle emprunte certaines de leurs expressions.

Claudine rédigea quatre Relations entre 1652 et 1655, à la demande du P. Castillon : elle le fit par obéissance et ne se relisait pas. Seule le quatrième récit porte un titre donné par l’auteur : De l’oraison. Elle écrivait avec retenue, dans un style classique très pur et dense :

Tout ainsi que, lorsque je n’avais pas de quoi manger et que vous nourrissiez mon corps d’une viande qui ne lui nullement propre, il ne pouvait se plaindre (tous les sentiments de la nature étant tels et soumis à vos ordres […]), de même, quand vous lui avez donné les choses qui lui sont propres, vous avez, par votre grâce, si fort attaché mon âme à vous et à l’accomplissement de votre volonté que, ne recherchant rien, rejetant le reste, je n’ai ressentis goût, ni délectation aucune, dans toutes les choses visibles et sensibles. [119]

[Elle se plaint un jour de n’être plus en Franche-Comté :] Une voix intérieure me répondit: “Pauvre créature ! Tout le monde n’est-ce pas une terre étrangère pour toi ? Que t’importe ni où, ni comment tu passes les jours de ton pèlerinage ? Ton pays est le Ciel.” […] Je compris cette vérité, et commençai dès lors à marcher comme pélerine sur la terre, ne désirant plus aucun établissement, pour petit qu’il fût. [139]

Tout le monde me parut comme un grand hôpital de fous, possédés de toutes sortes de folies : qui de celle des honneurs, qui de celle des richesses, qui des plaisirs, ou de l’amour de quelque créature …[140]

La présence de Dieu visible et sensible m’a été changée en une impression que j’ai de Dieu dans l’âme, qui la remplit et l’occupe tellement que rien autre chose n’y peut entrer, qui me recueille et fait être en grand respect en tour temps, en tout lieu et en toute rencontre. Je n’ai nulle image de la divinité ou humanité de Dieu Notre-Seigneur, que quelquefois, mais cela ne dure point, et l’état de mon âme est de rejeter aussitôt cette forme ou représentation, voulant et désirant absolument l’original et non la figure. [144]

L’âme donc est vide de toutes choses, les fait toutes sans prévoyance ; mais elle est appliquée à tout ce qui se rencontre qu’elle doit faire, le faisant avec grand amour ; et les choses faites, soit spirituelles ou corporelles, ne se représentent [plus] à l’âme (la connaissance en étant entièrement ôtée) demeurant ainsi toujours vide et toujours pleine. [145]

Premièrement, je n’ai nulle prévoyance de mes actions, soit générales ou particulières, soit spirituelles ou naturelles, et néanmoins je ne me suis pas aperçue d’avoir omis trois ou quatre fois, depuis peut-être plus de six ans, aucune des choses que je devais faire. Voici donc ma disposition : je ne pense point, dis-je, à ce que j’ai à faire et n’y saurais penser ni le prévoir. Mais dans le temps et l’occasion que l’on doit faire ce qu’on a à faire, de quelque nature que ce soit., il y a un petit souvenir qui nous est donné, comme une personne qui vien­drait dire tout bas à l’oreille d’une autre : « Allez faire cela ! » Je dis : tout bas, parce que c’est un souvenir qui se donne si doucement que cela ne fait nul bruit dans l’âme, comme font les désirs bouillants qu’on a d’effectuer quelque chose. Mais il fait le même quant à l’effet, parce que cela s’accomplit exactement. […] Les actions se font et s’accomplissent d’une manière presque insensible et l’on passe de l’une à l’autre d’une façon si imperceptible que l’on ne s’en aperçoit pas. [249]

Pour le dire en un mot, je ne sais, dans l’état où je suis depuis plus de six ans, ce que c’est que dévotion sensible ni que peine et angoisse d’esprit. J’ai éprouvé et l’un et l’autre, je puis dire jusque dans l’excès. Mais je n’en ai plus de con­naissance. Et tout ce que j’en entends dire, et tout ce que moi-même j’en ai dit, ne fait pas impression sur mon esprit pour me le faire comprendre. [250]

C’était la perte des biens spirituels qui me donnait peine, et j’eusse bien voulu les conserver et réserver ! Et l’on me dit intérieurement : « Trop avare est celui à qui Dieu ne suffit pas ! », ce que jusqu’alors je n’avais jamais bien entendu et compris que pour les choses temporelles, mais que l’on me fit voir aussi pour les choses spirituelles. Car il y a bien de la différence entre être remplie de Dieu et de ses dons ! Ses dons ne sont que des moyens par lesquels il prétend nous attirer à lui. Et j’ai vu comme l’on se peut perdre avec tous ces dons, combien il est dangereux et criminel de s’y arrêter ! Mais il faut que l’âme, pour être en assurance, s’abîme et se perde dans Dieu et que Dieu aussi la remplisse et possède pleinement. Il me dit un jour, comme je me mettais en peine de la perte de toutes ces grâces et lumières intérieures : « Je veux me mettre à la place de tout cela ! – O mon Dieu, lui dis-je, je le veux bien ! Je ne veux et ne désire que vous ! » Et il m’im­prima fortement ce désir clans le cœur.[260-261]

Je n’ai ni image, ni figure, espèce ou représentation soit corporelle ou spirituelle, non pas même de la divinité et humanité de Notre Seigneur, et lorsqu’il s’en présente et les veux former, il y a quelque chose en moi qui les rejette et les détruit en un moment, parce que je veux Dieu, et non son image et sa figure ! La mémoire ne repasse point sur le passé et ne pense point à l’avenir. L’entendement est sans discours et raisonnement, ou du moins il en a si peu que cela peut passer pour rien. Et pour la volonté, elle est toute de feu. Et toutes ces puissances sont dans je ne sais quels rassasiement et repos ; et toute l’âme dans un oubli de soi et de toutes choses, où elle ne se soucie ni de son bien ni de son mal, de son salut ou de sa perte ; c’est à quoi elle ne pense pas ! [266]

Cet amour que l’âme a pour Dieu est sans raison, sans considération et sans intérêts. Il ne prend point sa source de ses bienfaits, puisqu’elle ne les voit pas, sinon par des petits rayons de lumière qui passent comme des éclairs et qui excitent pourtant dans l’âme beaucoup d’affections, de louanges, de remerciement, d’humiliation et de crainte, et autres semblables. [270]

Cette destruction de toutes choses […] qui s’est faite à mon égard ne s’est pas opérée en moi par considération ni par lumière de l’entendement, mais seulement par les affections de l’amour infus de Dieu dans l’âme, qui la sépare de toutes choses pour l’attirer à soi et anéantir tout, afin que n’ayant plus rien qui empêche, et étant Lui seul présent à son âme, elle l’aime de toutes ses forces. Et Dieu la trouvant vide, il la remplit d’un plus grand amour. [368]

Dans la quatrième Relation, elle distingue deux façons de faire oraison :

Voilà la première façon d’oraison infuse, qu’il a plu à Dieu de me donner, ordinaire et presque chaque jour, quelques années, ou le premier degré de cette oraison que je ne sais comment nommer. Il y a des lumières dans l’entendement et des affections dans la volonté, le tout lui venant de la bonté et libéralité de Dieu, car l’âme sent bien que cela lui est donné et ne vient point d’elle. [393]

[…] en ce second degré d’oraison, je ne vois pas qu’il y ait de lumières dans l’entendement, ni qu’il ait [395] de part à l’oraison. Toutes les lumières dont il a été éclairé touchant les mystères de la foi, de la religion, et les vérités du christianisme, lui sont ôtées et entièrement éteintes, sinon parfois, selon la nécessité où l’âme se trouve, que Dieu y en fait briller quelques étincelles. Mais ce feu et cette lumière dans soi, qui lui faisait voir plus clairement et plus certainement les mystères de la sainte vie, mort et passion de Notre-Seigneur, que si elle les eût vus de ses yeux corporels, tout de même comme il est véritablement et réellement au saint sacrement de l’autel, vrai Dieu et vrai homme, comme en tant que Dieu il est partout par essence, présence et puissance, et ainsi de tout le reste. Or, je dis qu’elle n’a plus ces lumières qui lui découvrent et manifestent ces vérités, ni dans l’oraison ou en d’autres temps, comme elle les avait, sinon fort légè­rement et bien rarement ; mais seulement il lui en reste dans l’âme un petit souvenir de les avoir vus ; encore me semble-t-il qu’il diminue presque tous les jours.

Mais elle a la foi pour les voir. […] [396] Mais il est à remarquer qu’il y a bien de la différence à avoir la foi, ou d’en avoir les lumières. Dans le premier état, elle les a abondamment et très grandes pour toutes sortes de choses, et dans celui-ci elle a la foi toute pure, dénuée de ses lumières. C’est pourquoi il n’y a plus dans l’âme ni image ni représentation aucune, soit pour les choses spirituelles ou corporelles. Lorsqu’elle est en oraison, elle est donc sans les opérations de l’entendement, soit naturelles ou surnatu­relles ou si elle les a, c’est si imperceptiblement qu’elle ne s’en aperçoit pas. […]

Voilà la seconde manière d’oraison, où l’entendement ne fait rien que fournir à l’âme un petit ressouvenir des vérités qu’il a connues, et la volonté est remplie de plus grandes affections.

Je passe bien plus avant et dis que l’on vient en un certain état où l’entendement n’a aucune occupation, et néanmoins il est occupé et rempli avec toutes les puissances de l’âme d’une façon qui m’est inconnue. Elles sont calmes et en repos, ne courant point ni d’un côté ni d’autre, et dans un certain rassasiement et plénitude de paix, qui fait qu’elle ne désire rien que le bien qu’elle possède. Dieu fait les choses par des moyens selon l’ordre de son ordinaire providence, et quand il lui plaît il les fait par soi-même. Aussi, pour l’ordinaire, en matière d’oraison, il donne des lumières avant les affections, s’en servant comme de moyens pour les émouvoir. Mais quand [398] il lui plaît, il les infuse lui-même sans cela dans la substance et dans le plus intime de l’âme. Il me semble avoir fort bien remarqué et éprouvé cela. Et pour lors, elle n’a point une si grande variété d’affections comme dans les précédentes, où elle les exerce de toutes les vertus en diverses manières. Mais ici, elles sont quasi toutes réduites à deux, à savoir : d’anéantis­sement et d’amour.

L’âme, étant ainsi disposée et vide de toutes choses, est tirée à de certains embrassements amoureux que je ne sais comme exprimer que par cette comparaison de deux personnes qui s’entr’aiment ardemment, qui se rencontrent à l’improviste et, sans se dire une parole, se jettent entre les bras l’un de l’autre, et ne font rien que s’embrasser, étreindre et serrer sur le cœur l’un de l’autre ; et, après avoir été longtemps ainsi, se regarder mutuellement et dire quelques paroles entrecoupées et sans ordre. [400) […]

Et l’âme s’élance avec une vigueur amoureuse, comme une personne qui se jette avec force et impétuosité dans la mer qui, par la force et roideur dont elle s’y est lancée, va toujours au fond et ne paraît plus sur la surface de l’eau et ne vient plus au rivage. Ainsi l’âme se jetant dans Dieu, elle s’y noie et enfonce toujours davantage. Et comme cette personne qui se serait ainsi jetée dans l’eau ne verrait et et ne sentirait que l’eau, aussi l’âme ne voit plus que Dieu, ne touche et ne sent plus que Lui, mais dans lui-même et par lui-même, et non plus par le moyen des créatures comme elle faisait auparavant […][402]

[…] Voilà donc comme de cette sorte oraison l’âme ne voit point Dieu : seulement elle le sent et le touche. Il ne lui fait point connaître que ses services lui sont agréables, et il semble qu’elle soit toute seule aimante, qu’elle n’est pas aimée ou du moins n’a-t-elle pas de signe de cet amour. Ainsi elle demeure privée des connaissances qui lui pouvaient donner plus de satisfaction. Toutefois, comme elle n’en peut avoir de plus grande que d’être dans l’état que Dieu la voudra mettre, mettant son souverain contentement à faire en tout sa sainte volonté, elle ne se trouble pas, souffrant cette privation en grandes paix et résignation, ayant cette confiance que Dieu ne l’a pas abandonnée pour cela. [405]

Il existe une forme d’oraison qu’elle a eue rarement :

L’âme se sent recueillie de toutes ses puissances dans un respect profond et extraordinaire […] en cet état, il se fait un si grand calme dans l’âme, dans le corps, dans toutes les passions et appétits, qu’elle ne sent rien qu’un sentiment de paix qui la remplit avec tant d’abondance qu’il semble qu’elle aille fondre d’un excès de paix. Mais cela ne dure jamais plus d’un quart d’heure, et souvent bien moins. [414]

Plus généralement,

Il n’y a point de travail d’esprit dans toutes ces sortes d’oraison […] où l’on ne se lasse point à force de raisonnement, car l’on n’en fait point […] L’on ne fait que d’y aimer, et l’amour bannit la peine et exerce les actes de toutes les vertus. L’on n’y garde ni point, ni règle ; tout cela se fait dans une confusion bien réglée et bien ordonnée, puisque c’est Dieu et l’amour qui l’ordonnent. L’âme y est tellement transportée et tirée hors de soi, qu’elle ne sait ce qu’elle fait, ni ce qui se fait, ni ce qui se passe en elle. [415]

Elle parle de la prière pour autrui :

L’âme ne prie point pour qui, quand, ni pour ce qu’elle veut. (Aussi n’aimé-je point à promettre cela à ceux qui se recommandent à mes prières, parce que cela ne dépend pas de moi. Je fais ordinairement quelques prières vocales pour m’acquitter de tout cela.) Mais il y a des choses et des personnes pour qui elle [l’âme] a des attraits dans l’oraison, qu’il semble que comme un autre Jacob elle lutte corps à corps avec le bon Dieu, lui disant : « Je ne vous laisserai point que vous ne m’ayez bénie [Gen. 32, 27] : je ne vous laisserai point que vous ne m’ayez donné ce que je vous demande. »

J’ai été un temps que par ces attraits je connaissais l’évé­nement des choses. Mais depuis que Dieu m’a ôté toutes les lumières, je ne connais plus quels effets ont mes prières, ni pour moi, ni pour autrui. [445]

Après 1655, la trace de Claudine Moine se perd.





La béguine Marie Petyt (1623-1677)



Maria Petyt fut la célèbre dirigée de Michel de Saint-Augustin, l’un des bons disciples de Jean de Saint-Samson1738 : le lien exceptionnel vécu au sein des Grands Carmes se poursuivit donc sur une troisième génération, laïque cette fois-ci, puisque Marie adopta le mode de vie des béguines à Gand. Ce fut une chance immense pour elle de rencontrer ce mystique accompli qui sut la reconnaître et la délivra de pratiques inadaptées qui empêchaient son épanouissement intérieur.

Ecrit à la demande de son père spirituel, son témoignage1739 a été partiellement traduit en français1740, ce qui nous permet de goûter sa qualité unique. Sa Vie nous donne un compte-rendu véridique, pénétrant et réaliste de sa trajectoire mystique : partant de la folie de l’ascèse propre à son temps, passant par des angoisses et des difficultés psychologiques autant que spirituelles, elle fut conduite à une plénitude de grâce qu’elle partagea autour d’elle. Marie est la preuve qu’une vie béguinale parfaite a existé bien après les grandes figures des Hadewijch I et II 1741.

Née aux Pays-Bas espagnols d’une famille aisée de commerçants, elle reçut une bonne éducation chrétienne. Toute jeune, elle recherchait la solitude pour prier et suivre sa « voix intérieure ». Elle entra à dix-neuf ans au couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand qu’elle dut bientôt quitter, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office :

(I, 24 :) 1742 Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps […] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation […] me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante ; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement.

Dans le couvent régnait la folle ascèse habituelle du temps :

Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines ; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.

(I, 26 :) Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.

Puis elle trouva asile au petit béguinage de Gand, dont elle ne supporta toujours pas les pénitences corporelles. De plus, son directeur spirituel eut l’initiative inopportune de vouloir la mettre en oraison passive sans attendre que la grâce l’y pousse. Elle tentait donc d’établir le vide par la force, empêchant la libre circulation de la grâce. Heureusement, elle finit par comprendre son impuissance :

(I, 28 :) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame 1743 si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donna l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc. Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. […]

À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà : malgré tous mes efforts pour résister au sommeil, il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant ; et cela m’était un véritable tourment.

Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.

[Cette nouvelle pratique me coûtait aussi] parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatiguée de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages ; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.

(I, 44 :) Ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance ; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.

(I, 45 :) Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres, plus favorisées de grâce, m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.

Elle avait beaucoup de doutes sur toutes ces pratiques :

(I, 101 :) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. […] J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelée à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie.

Elle s’établit alors avec une amie dans une maison pour y vivre selon une règle inspirée du Carmel donnée par son confesseur ; elle fait profession de tertiaire du Carmel. Heureusement a lieu une rencontre capitale : le Grand Carme Michel de Saint-Augustin va la délivrer de ces pratiques qui lui font du mal, et la dirigera pendant trente ans. Il sauvera sa biographie et ses lettres. Voici comment elle décrit sa délivrance et sa relation avec ce père spirituel :

(I, 47 :) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession.

(I, 48 :) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. […] Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, me disait-il, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux […] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit, et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.

[Elle lui demande de la prendre en charge :] Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. […] Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité, (50) la tension et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels ; et je m’en trouvais fort bien. […] La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturées de son Être.

Elle s’aperçoit que son père spirituel lui est présent à chaque instant :

(I, 51 :) [Son soutien fut] efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais, je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. […] Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir ; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.

Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu.

En 1657, elle s’installe à Malines, dans une maison proche des carmes. Elle est toujours dirigée par Michel de Saint-Augustin. Avec d’autres femmes spirituelles se crée une communauté qui vivra d’une manière très retirée.

Dans les comptes-rendus qu’elle donne au père Michel, voici comment elle décrit son écriture sous l’empire de la grâce:

(I, 56 :) Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme ; et les sujets se présentent à point nommé : « ceci et rien de plus ». […] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet […] Avant comme après, je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire, mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, même ce qui s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années. Quand j’écris, je me comporte d’une façon plus passive qu’active. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire ; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcée d’écrire sur d’autres sujets.

Selon A. Derville, « elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie »1744:

(I, 121 :) Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.

(I, 125 :) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait ; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon Bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire. […] Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés. […]

C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloignée de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est faite, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.

La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas s’y reposer ni s’y attacher. J’ai compris que je ne devrais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. […]

Si, au cours des années précédentes, je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer ; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : « Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre, d’être comptée au nombre des créatures de vos mains. »

(I, 132 :) On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.

(I, 133 :) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par l’infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus. […]

Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux commande à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourde charge ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.

Elle accède à un état sans image, ce qui l’inquiète au début, puis elle se met à vivre habituellement dans cette “simplicité essentielle” :

(I, 144 :) Un jour de Noël je me suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. […]

La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et unis à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet.

(I, 145 :) Placée dans cet état, l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. […] Quand on se trouve dans cet état, il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. […] Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite ; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature. […] La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.

(I, 147 :) Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouvent ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.

Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve [pas] le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire.

Elle décrit avec précision le passage à l’union avec « Dieu tel qu’il est », au-delà de tout état :

… mais quelque privée que je me sente de grâce sensible, d’amour sensible, de dévotion, etc., cela ne me tourmente en rien ni ne m’attriste. À peine y fais-je attention. Au contraire, lorsque, à l’improviste, me survient une réflexion sur cet état de privation, il jaillit dans mon esprit une certaine joie, un contentement et une paix intérieure. C’est que je me sens alors toute indigne des grâces et faveurs du Bien-aimé. Je considère que je ne mérite absolument rien de bon ; que cette privation me revient à juste titre. Je me sens totalement vide d’attente ou de prétention à la moindre grâce, comme si jamais encore je n’avais goûté et expérimenté quoi que ce soit d’exceptionnel en Dieu.

D’autre part cette joie intérieure, mais d’une pure et sincère tendance vers Dieu tel qu’il est, c’est-à-dire dépouillé ou non revêtu de lumière ou de quelque attribut. Car tous les attributs, quelques nobles et éminents et excellents, ne sont tout de même pas Dieu lui-même. Aussi faut-il les dépasser, les perdre en Dieu afin d’obtenir une réelle union avec Lui. En effet, tant qu’il reste dans l’âme ne fût-ce qu’un rien, une parcelle de sensibilité ou d’émotion, la moindre représentation ou forme de quoi que ce soit, ou quelque attache, cela crée un intermédiaire entre elle et Dieu. […]

Cette simplicité est telle qu’elle répugne à écrire :

(I, 177 :) j’ai ressenti quelque trouble dans l’âme et un obscurcissement de l’esprit parce que la sainte obéissance me forçait à noter mes états intérieurs, ma manière de prier, les opérations de l’esprit, les illuminations, etc. Cela, me semble-t-il, avait été commandé sans la moindre raison, car cet esprit était si peu de chose, si petites les grâces, si faibles les opérations de l’esprit en moi que tout cela ne valait pas une relation écrite. J’estimais que l’on se faisait de moi une opinion meilleure que ce qu’il en était en réalité. Je ressentais une répulsion à écrire ces choses parce que j’aimais m’attacher au repos en Dieu sans retour sur moi-même, sans remarquer ce qui se passait en moi, ce que Dieu y opérait. Et cette absence de réflexion et d’images, je craignais de la perdre par des notations écrites et de subir ainsi l’immixtion d’intermédiaires dans mon union d’amour avec le bien suprême, le Bien-aimé sans images.

Sur le couple humilité-amour :

Les deux extrêmes de l’amour et de l’humilité se conjuguent parfaitement dans l’âme qui en est favorisée : ils s’y trouvent également nécessaires l’un et l’autre pour tempérer et harmoniser leurs mutuels excès. Car l’amour sans l’humilité serait trop téméraire, trop ardent, sans prudence nécessaire. Il dépasserait facilement les limites permises. Et l’humilité, sans l’amour, serait trop timorée, trop peu libre. Mais quand ces deux vertus sont réunies, tout réussit, et l’amour et l’humilité se partagent l’un à l’autre leurs propres qualités.

Elle décrit différentes modalités d’immersion de l’âme dans le divin :

(I, 233 :) Après avoir été comblée pendant quelque temps de prévenances et de communications divines et d’avoir joui de confidences amoureuses du Bien-aimé, etc., il lui a plu de me replacer dans un état un peu moins élevé et moins exceptionnel. Ce fut un certain repos en Dieu, un silence, une sainte inaction, une très retirée solitude du sommet de l’âme dépouillée de toutes images ou formes dans l’obscurité de la foi, afin de contempler ainsi et sans cesse Dieu dans un regard simple et nu de la foi.

Mon Bien-aimé m’a fait expérimenter un autre mode encore d’union. Celui-ci est tout différent de ceux dont je viens de parler. Cette rencontre de l’époux et de l’épouse commence par une contemplation, par une perception de l’infini de l’être divin sans mesure. Dans cet infini de Dieu, mon âme se trouve absorbée, immergée. […] Elle sent, elle sait avec certitude qu’elle repose en Dieu, en son Tout, en son origine et sa fin d’où elle s’est écoulée et où elle reflue, espérant pouvoir y reposer éternellement. L’âme se tient immobile et coite […] Le calme et le silence sont tels que l’époux et l’épouse semblent être seuls au monde. J’éprouve alors en toute réalité ce qui est écrit de l’âme aimante : « Je la conduirai dans le désert et là je parlerai à son cœur » [Osée 2, 14]..

(III, 31:) Toutes ces opérations de l’esprit se développent dans un silence, un mystère, une élévation d’esprit vraiment admirables. Elles s’ordonnent en grande simplicité, l’une suivant l’autre, sans que l’on sache comment, tant l’âme est prise et absorbée. […]

Cette immersion, cette disparition, cet anéantissement en Dieu ne se produisent pas à la suite d’un ravissement d’esprit ou par une surélévation, comme je l’ai dit autrefois. Il s’agit ici d’une chute au plus profond de mon fond, en parfait recueillement et silence des puissances. Ce silence et ce recueillement sont tels qu’aucune des puissances de l’âme ne peut plus agir de quelque manière, car le moindre de leurs mouvements retarderait le total anéantissement requis pour être transformée et unifiée d’esprit en Dieu. Tant qu’il reste un mouvement ou une activité propres, si minimes soient-ils, l’âme demeure en elle-même. Mais lorsque Dieu, tout soudain, prend possession de l’âme et l’absorbe, il suspend aussi les puissances et leurs opérations tant que durent l’union et la transformation. Aussi l’âme n’a-t-elle aucune difficulté à les réduire au silence.

Mais lorsque l’attraction du Bien-aimé se fait un peu moins puissante, l’âme peut intervenir quelque peu. Avec une adresse toute spirituelle, elle tâche de s’enfoncer dans son néant ; et lorsqu’elle y parvient, anéantissant tout ce qu’en dehors de ce Rien elle pourrait comprendre, percevoir, découvrir ou éprouver, son fond réduit au Rien se trouve enlevé et possédé par Dieu. […]

Sachez, révérend père, qu’un feu d’amour brûle très doucement dans le cœur et qu’en s’étendant il attire à lui ce que l’esprit d’amour actif lui signale afin d’y être purifié dans son brasier. Ce qui se passe très secrètement, paisiblement, sans que les puissances sensibles participent.

(III, 36 :) Mais parfois, lorsque l’esprit d’amour agissant est destiné à attirer certaines âmes pour les purifier de quelque défaut, imperfection, etc., toutes les puissances de l’âme semblent agir : l’intelligence pour comprendre la mission de l’esprit d’amour, la mémoire pour s’en souvenir, la volonté pour supporter et le prendre à cœur, etc. […] Mais tout cela se fait en très peu d’instants, puis tout rentre dans le recueillement et la solitude du fond de l’âme où le feu d’amour poursuit silencieusement l’œuvre de purification. […] L’âme reste alors immergée en Dieu.

(III, 66 :) (le 15 novembre 1672) Le soir avant de me coucher l’esprit d’amour actif cessa d’opérer en moi et en même temps aussi l’esprit de prière silencieuse. Je me suis trouvée pauvre, abandonnée, sans lumière, bannie du Palais royal comme une misérable mendiante. […] Je crois avoir été avertie ainsi de donner moins d’importance et de liberté à l’esprit d’amour agissant et de m’en tenir, comme je l’avais fait déjà, à l’esprit de prière en simplicité et solitude qui est plus constant et plus parfait.

(III, 84 :) Actuellement la façon de prier pour telle ou telle chose ou pour quelqu’un […] doit se faire uniquement lorsque je vois qu’il veut me voir prier à cette intention, et rien de plus.

Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il faut au contraire une tranquillité et une simplicité suréminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop…

À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. […] J’ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. […] Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et elle communique ses connaissances aux autres puissances, imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc. […] Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration imparfaite de pétulance et d’émotions. […]

Voici un magnifique billet daté du 27 juin 1671 :

(IV, 11 :) Je contemple Dieu dans une obscurité, dans une ténèbre à l’intérieur de mon fond. Toutes les puissances de l’âme sont dans un paisible repos et dans le silence. Cette contemplation s’opère par un simple et ardent regard de l’âme. Ce regard est bien plus passif qu’actif. Tout ce que je reçois dans cette oraison se réduit à nier ou à ignorer ce que l’esprit naturel peut connaître et savoir de Dieu. Et l’âme sombre dans l’abîme caché de l’Etre inconnaissable, se perdant elle-même dans cet Etre avec tout ce qui la touche. Par cette perte et disparition dans le Tout, l’âme devient une avec ce Tout.

Elle adresse une dernière lettre à son père spirituel :

(287 :) 1745 la parfaite pauvreté d’esprit que, depuis quelque temps, l’Aimé semble avoir implantée en moi, me paraît être le siège de l’amour où le très pur amour de Dieu repose et se maintient.

Suit une relation des derniers jours par Michel de Saint Augustin :

Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : « On dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis toute tranquille et en paix ». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcé ces paroles présomptueuses.

Le couple Hélyot



Marie Hélyot (1644-1682) et Claude Hélyot (1628-1686) sont l’exemple rare d’un couple uni dans la mystique. Mariés en 1662, ils menèrent la vie mondaine de riches bourgeois : très jolie, Marie aimait le luxe, les bijoux et les beaux vêtements. Mais une grande épreuve les atteignit : ils eurent un fils, mais celui-ci mourut à quatre ans. Alors, au grand scandale de la famille, Marie quitta le monde pour se consacrer à l’oraison, à la mortification et aux oeuvres de charité1746. Contrairement à toutes ces femmes qui durent attendre le veuvage pour être libres, Marie reçut l’appui indéfectible d’un mari rempli d’une tendresse toute paternelle et qui ne pouvait lui résister :

Elle se coupa les cheveux pour ne perdre point tant de temps à se coiffer […] de sorte qu’elle n’avait qu’un simple bonnet sous sa coiffe, au grand étonnement des personnes de son sexe […] Ensuite elle se défit de tous ses bijoux, de ses perles et de ses diamants et n’eut point de repos que son mari, pour la contenter, n’eût ôté les couleurs à ses laquais, qu’il n’en eût retranché le nombre, jusqu’à se contenter d’un seul, et ensuite qu’il ne se fût défait de son carrosse et de ses chevaux1747.

Dans sa Vie de Mme Helyot, son confesseur jésuite, le P. Crasset, visiblement ému lui aussi, la décrit comme la plus douce, la plus humble et la plus aimable personne du monde (p.42).

La douceur était tellement peinte sur son visage qu’il n’y avait qu’à la regarder pour calmer ses passions (p. 81).

On ne pouvait lui parler sans concevoir un grand désir de changer de vie (p. 85).

Elle passait ses journées auprès des pauvres :

Elle faisait entrer dans son logis des laitières, des bouquetières et autres femmes de très vile condition, et après avoir acheté leur marchandise qu’elle payait double, elle les instruisait… (p. 100).

Nous n’avons malheureusement aucun écrit de Marie, car elle détruisit les pages qu’elle avait écrites sur le « mariage de l’âme avec Dieu ». Seul nous reste le témoignage admiratif du père Crasset. Dans un style pieux, il a tenté laborieusement de rendre une expérience qui n’était pas la sienne tout en y mêlant ses souvenirs de lectures pour la garder dans un cadre orthodoxe :

Dès lors qu’elle commençait son oraison, elle s’élevait par une vue transcendante au-dessus de tout ce qui est créé et contemplait la Divinité sans forme et sans figure, sachant bien que Dieu n’est rien de ce qui tombe sous les sens et qu’étant infini et incompréhensible de sa nature, il est impossible à l’esprit humain de le renfermer dans ses connaissances […] Elle entrait dans un abîme de ténèbres qui environnent le trône de la Divinité et qui le rendent inaccessible à tous les esprits créés s’ils ne sont éclairés et fortifiés par la lumière de la gloire. Comme Dieu n’est que lumière, il est impossible qu’il y ait des ténèbres dans son palais ; mais ce grand abîme de clarté est à notre esprit qui n’en peut supporter l’éclat, un abîme de ténèbres qui l’éblouissent, qui l’aveuglent et qui lui dérobent la connaissance des créatures.

Après qu’elle avait fait s’évanouir toutes les images dont la nature a tant de peine à se défaire, qu’elle s’était plongée dans ces ténèbres mystérieuses qui font tant de frayeurs aux âmes qui n’ont point marché dans ces routes, elle se trouvait tout à coup élevée dans la Jérusalem céleste, où il n’y a ni lune ni soleil, parce que c’est l’Agneau de Dieu qui en est la lumière. Elle se voyait comme plongée dans ce grand et vaste océan de la Divi­nité où elle se perdait heureusement. Elle voyait l’être de Dieu sans pouvoir rien comprendre de sa nature que sa grandeur immense […] Son esprit, pénétré comme un globe de cristal, de cette lumière substantielle, demeurait tout ravi de se trouver dans Dieu, sans pouvoir dire ce qu’il voyait et par cette perte heureuse de sa raison, elle arrivait jusqu’à ces obscurités lumi­neuses qui surpassent toutes nos vues et toutes nos intelli­gences […]

Un fleuve est toujours fleuve, tandis qu’il est resserré et bordé de deux rivages ; mais dès lors qu’il a quitté ce lit de terre et qu’il s’est déchargé dans la mer, il cesse d’être fleuve et devient mer par le mélange et la confusion de ses eaux avec celles de l’océan […] Il en est de même de notre âme ; elle se resserre et se rétrécit en quelque façon dans elle-même, tant qu’elle est bornée par ces espèces créées et ces images sen­sibles, mais dès lors qu’elle s’est plongée dans Dieu […] elle se transforme en quelque manière en Lui, non pas par la perte de son être qu’elle conserve toujours, mais par un écoulement dans celui de Dieu et une union sacrée qui des deux n’en fait qu’un (p.118).

Son mari, Claude Hélyot, un peu plus rétif, ne fit d’abord que soutenir sa femme. Puis il tomba gravement malade en 1669, et fut guéri après un vœu à St François de Sales. Il suivit alors le même chemin que Marie : ils furent unis dans l’oraison et l’amour des pauvres. Nous avons la joie de pouvoir le lire puisqu’il a laissé la description de ses états spirituels : loin de l’ennui que suscitait le texte du P. Crasset, le style de Claude nous émeut par sa joie, sa simplicité et sa poésie. On voit sa modestie profonde et son réalisme précis dans cette lettre au P. Crasset devenu son confesseur :

J’ai bien de la peine à me tenir dans la contemplation après la communion ; car il me semble toujours que si l’esprit et les autres puissances de l’âme ne trouvent de quoi discourir, c’est perdre le temps inutilement. Néanmoins je puis vous dire que le jour de Pâques-fleuries, Dieu me fit la grâce de m’en faire comprendre quelque chose, si je ne me trompe. Car m’étant recueilli quelque temps après, j’entrai dans un si grand repos que toutes les facultés qui ont coutume d’agir en pareilles occa­sions d’une manière si distinguée et si sensible me parurent comme liées et sans action.

Il m’arriva quelque temps après cette grâce sensible dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir quelquefois et dont j’avais été sevré il y a plus de trois mois, que je ne puis vous mieux représenter que par un vaisseau qu’on vide et que l’on remplit aussitôt d’une autre liqueur. Car il me semblait que c’était un silence de ces mêmes puissances qui facilitait l’entrée à quelque chose de plus noble et de plus grand ; et ayant été près d’une demi-heure en cet état, je sentis un mouvement intérieur, comme une voix douce qui me disait au cœur que je devais servir Dieu dans la personne des pauvres (Œuvres…, p. 15).

Il servit en effet les pauvres :

C’est pour assister les pauvres qu’il a quitté le carrosse, qu’il s’est dépouillé de ses meubles les plus précieux, et qu’il ne se servait à table que de vaisselle de terre, s’étant défait presque de toute son argenterie […] Il a fait venir à son logis pendant plusieurs années quantité de petits ramoneurs […] Comme le nombre de ces petits enfants croissait de jour en jour et que cela faisait beaucoup d’éclat dans le voisinage, il […] prit la résolution de recevoir chez lui, au lieu de ces enfants, de pauvres personnes qui voudraient faire des retraites […] Il allait le soir très souvent à l’hôpital Saint-Gervais où les pauvres se retirent pour passer la nuit … (p. 26)

Sa spontanéité et sa profonde sensibilité à la nature nous touchent quand il chante l’amour divin :

La campagne n’est jamais si belle qu’au lever de l’aurore, lorsque le ciel est pur et sans nuage. Toute la nature nage dans la joie ; l’air est serein et transparent, la terre riante de verdure, l’eau brillante de lumière. […] Il en est ainsi de l’amour dans l’âme qui […] en a reçu les premières atteintes. Le coeur se dilate, s’épanouit ; c’est une terre qui devient profonde… (p. 110).

Il n’y a pas de mouvement plus vif ni plus inquiet que celui du petit ruisseau qui bat le pays. Ce sont des eaux qui roulent par la campagne, qui arrosent les prairies ou qui bondissent contre les rochers. Enfin, étant las de courir, il entre dans les eaux plus spacieuses et plus étendues, où il demeure en paix, n’ayant plus de mouvements que le cours majestueux d’une grande rivière. O l’heureux état que celui d’une âme qui s’écoule de la sorte, qui calme ses désirs et qui les fait reposer dans le sein de la Providence ! Elle s’y éclaircit aussitôt, elle y perd toutes ses ordures. Enfin ce n’est plus elle qui agit, mais Dieu seul, qui en a pris possession, comme ce n’est plus ce petit ruisseau qui dispose de lui-même, mais un grand fleuve qui s’en est rendu le maître.

Ainsi le pur amour est une vaste solitude, où l’on ne trouve aucune créature.[…] Voilà ce qui arrive à l’âme qui tend au pur amour. Il ne faut pas qu’elle espère voir au ciel et sur la terre autre chose que Dieu seul (p. 111).

Comme il dessinait très bien, il avait fait le portrait de son épouse. C’est en allant faire tirer de nouvelles gravures qu’il attrapa froid : quelques jours plus tard, il rejoignit sa femme bien-aimée auprès de Dieu.

5. Mystiques d’ailleurs



Nous nous sommes limités jusqu’ici au seul domaine catholique français à cause de sa richesse exceptionnelle. Mais pour respecter quelque peu le titre général d’Expériences mystiques en Occident, nous allons esquisser maintenant le paysage qui entoure ce jardin de langue française en évoquant quelques figures parmi les nombreuses qui vécurent outre-Rhin, dans les îles britanniques, dans le monde juif. Quelques noms sont incontournables dont nous ne pourrons donner que quelques citations.

Les conditions sont différentes entre terres catholiques et terres réformées : les traces de la vie mystique, que l’on peut supposer également distribuée dans l’humanité, sont inégalement préservées de part et d’autre. En Italie et en Espagne, l’expression de la vie intérieure est surveillée par l’autorité implacable du roi, du pape et de l’Inquisition ; la classe bourgeoise, condition de la culture et de la liberté de pensée, n’existe pratiquement pas. Au contraire en France on peut encore se débrouiller pour jouir d’une relative liberté : malgré la censure royale, les bourgeois sont cultivés donc indépendants d’esprit ; les enceintes conventuelles sont le lieu de la formation des novices et attirent les tempéraments mystiques ; les confesseurs sont obligatoires et étouffent souvent les âmes, mais, quand ils sont bons, ils demandent des comptes-rendus qu’ils préservent ou même éditent : la « bonne Armelle » fut publiée par son confesseur jésuite, Marie de l’Incarnation du Canada par son fils bénédictin, Marie des Vallées par Jean Eudes. Les riches bâtiments religieux contiennent des bibliothèques : même quand les vieilles structures disparaîtront, leurs rayonnages conserveront mieux les précieux manuscrits que les fonds privés. On peut donc à propos des textes mystiques parler d’un miracle français sur quelques décennies.

Par contre, en terres protestantes, il n’existe pas de contrôle sur l’éducation, donc pas de recrutement religieux. Aucun confesseur n’est à la recherche d’un(e) dirigé(e) qui mettrait en valeur sa direction : les traces de vie mystique ne sont pas encouragées. Les individus cherchent en leur âme et conscience, armés de leur bible. La vie intérieure n’est pas favorisée mais le culte et l’étude de l’Écriture, qui ne sont plus que formalisme et dogmatisme, au grand dam de certains paroissiens.  Une réaction1748 va donc avoir lieu : outre-Rhin, le mouvement piétiste va mettre l’accent sur la prière individuelle ; au sein de l’Eglise d’Angleterre ont lieu des « réveils »1749, dont celui des « quakers ». On parlera de dissidents de la « troisième voie »1750. Le lecteur pourra trouver des trésors chez les anabaptistes mennonites des Pays-Bas, les hussites ou frères moraves, les sociniens… à condition de connaître l’allemand.

Mais parlons tout d’abord du monde juif  car il est regrettable et faux d’opposer judaisme et mystique1751.

Mystiques juifs.

Un faible nombre de juifs vivaient en France sous la royauté : trente mille environ sous Louis XIV, répartis en « portugais » du sud-ouest (assez bien intégrés), « allemands » (plus ou moins misérables d’Alsace), « juifs du pape » avignonnais, enfin quelques centaines à Paris (ville qui ne connaissait alors que des juifs munis d’un laissez-passer1752). L’influence de la plus ancienne s’exerça en France par l’intermédiaire des hébraïsants. Au XVIIe siècle, elle ne déborda guère du domaine des idées, mais à ce niveau elle fut considérable1753.

La Kabbale est le nom donné à la mystique juive médiévale. Elle sera relayée au XVIIIe siècle par le grand mouvement hassidique né en Europe orientale.

La Kabbale

La Kabbale est redécouverte depuis un peu plus d’un siècle1754. Le Zohar ou Livre de la Splendeur, attribué au rabbi Shimon bar Yohai (2e siècle), en constitue le joyau perpétuellement commenté1755 : Dieu est le « sans fin » (ein-sof), la création s’opère par contraction ou limitation de l’infini… La Kabbale n’est pas inhumaine : les mystiques juifs spiritualisent les textes bibliques, tel celui du Cantique, et célèbrent l’amour mystique1756.

La Kabbale s’est rapprochée de son environnement chrétien, par exemple par sa conception de la présence divine, et par là elle a pu l’influencer. L’idée de la Shekinah (présence divine) pourrait être un lien entre le judaïsme et le christianisme si on l’interprète comme une présence en suivant l’interprétation de Nahmanide (contre celle de Maïmonide pour qui la Shekinah n’est qu’un intermédiaire)1757.

La Kabbale fut reprise par des chrétiens, mais ces kabbalistes, mal acceptés de part et d’autre, furent le plus souvent ignorés. Pourtant, des croisements d’influences eurent lieu entre les deux traditions. Dès le Moyen Age, Ramon Lull (-1316) a pu être regardé comme le père spirituel des kabbalistes chrétiens ; le franciscain Roger Bacon écrit une grammaire hébraïque ; Nicolas de Lyre (-1340) se consacre à l’étude de l’hébreu et enseigne à la Sorbonne. Une kabbale chrétienne prit son essor lors de la Renaissance en Italie, ce dont témoignent, entre autres écrits, les 900 Conclusions (1486) de Pic de la Mirandole1758. Pic influença Johann Reuchlin (-1522), qui sera en relation avec l’abbé bénédictin Trithème de Sanheim (-1516) et enseignera Œcolampade (-1531) et Melanchthon (-1560), le compagnon de Luther.

Le jeune Luther (1483-1546) espéra une conversion de juifs avant de se retourner violemment contre eux. Les liens se poursuivirent surtout de par le retour biblique protestant : Milton (-1674) connaissait l’hébreu tandis que les Puritains trouvèrent quelque analogie entre leur sort et celui de l’ancien Israël (l’analogie laisse des traces encore aujourd’hui).

Enfin, la Kabbale fut connue et reprise, partiellement, par le juif le plus illustre et le plus controversé du XVIIe siècle, Baruch Spinoza.

Baruch Spinoza (? -1677)

Son « panthéisme » et son rationalisme cartésien en firent aux yeux de ses contemporains l’ennemi premier des religions1759 : il ne pouvait y avoir de conciliation entre sa métaphysique et une conception religieuse juive traditionnelle personnaliste. Dans le domaine des idées, Spinoza provoqua une révolution des études bibliques en voulant les soumettre à la critique rationnelle et historique, comptant sur la raison pour connaître Dieu et non sur les doctrines des Eglises1760. Cette critique très moderne de la Bible fut reprise par l’oratorien Richard Simon (-1722) qui fut condamné par Bossuet1761.

Spinoza fut chassé de sa communauté d’Amsterdam en 1656 et vécut à Rijnsburg de son travail de tailleur de verres optiques. Toute l’Europe des esprits libres vint le visiter, en particulier Leibniz.

Spinoza a pâti de sa condamnation par Bayle comme athée alors que, comme le montre le jésuite H. Laux  dans sa présentation des cinq premières définitions de l’Éthique, « on pourrait même dire que Spinoza ne parle que de Dieu »1762. En effet, Dieu est un « être unique dont toutes les autres choses ne sont que des modifications », « Il ne crée pas, il produit, il est ce qu’il produit, de sorte que tout est Dieu ». Nous serions en présence d’une « expérience de paix intérieure par rapport à soi et de générosité vis-à-vis d’autrui », « mystique de pleine affirmation et d’intelligibilité ». Voici en effet ce qu’écrivait Spinoza à Oldenburg :

[…] qui, enfin, ne peut gouverner ses désirs, ni les contenir par la crainte des lois, bien qu’il doive être excusé en raison de sa faiblesse, ne peut cependant jouir de la paix de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu, mais périt nécessairement. (Lettre 78). 

Sans doute la rationalité s’inclinait-elle pourtant devant une intuition plus profonde, dont se fait écho la Proposition 23 de l’Ethique 1763 :

Proposition 23. L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en subsiste quelque chose qui est éternel.

Scolie. […] il n’est pas possible que nous nous souvenions d’avoir existé avant le corps, puisque aucune trace n’en peut rester dans le corps, et que l’éternité ne peut être définie par le temps ni avoir aucune relation au temps. Mais néanmoins nous sentons et nous faisons l’épreuve 1764 que nous sommes éternels. Car l’esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit par l’entendement que celles qu’il a dans la mémoire. […] nous sentons […] que notre esprit, en tant qu’il enveloppe l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité, est éternel, et que cette existence de l’esprit ne peut être définie par le temps ou expliquée par la durée.

Des mystiques d’outre-Rhin

Le Piétisme s’enracine dans l’héritage spirituel du Luthéranisme par un mouvement de piété qui se fait jour autour de 1600. Surgirent des auteurs attirés par la mystique au centre de l’Europe et tout particulièrement en Silésie1765 .

Johann Arndt (1555-1621)

« Père du piétisme » il déploie son activité en Allemagne du Nord et déplace l’accent luthérien mis sur la foi en la justification vers l’unio mystica, nouvelle naissance de l’homme intérieur1766. Dans son Vrai Christianisme, il insiste sur

deux manières de chercher Dieu, l’une extérieure, l’autre intérieure. La première est la voie active, quand l’homme cherche Dieu ; la seconde est la passive, quand Dieu cherche l’homme […] Maintenant si l’homme pouvait de ses yeux corporels voir une telle âme en cette union, il verrait la plus belle créature du monde … car une telle âme est unie à Dieu, et par conséquent partage sa gloire, non par nature mais par grace.

Jakob Böhme (1575-1624)

Le plus connu est Jakob Böhme : fils de paysan, il ne fit pas d’études et devint le simple « cordonnier de Görlitz ». Mais ce chrétien fervent vécut une grande expérience en 1600. Voici comment il la décrit dans une lettre :

Jamais je n’ai nourri le désir de connaître quelque chose du Mystère divin, encore moins compris comment le chercher et comment le trouver […] avec sérieux je priai Dieu de me donner son Esprit Saint et sa grâce pour qu’il me bénît en lui et pour qu’il me conduisît, pour qu’il m’otât ce qui me détournait de lui, afin que je m’abandonnasse entièrement à lui […]

Dans cette recherche et dans ce désir qui m’animaient avec un sérieux extrême, […] la porte s’était ouverte devant moi, si bien qu’en un quart d’heure j’ai vu et j’ai su plus que si j’avais fréquenté l’université pendant de nombreuses années. Cela m’a grandement étonné, je ne savais pas ce qui m’arrivait, et alors, j’ai tourné mon coeur vers la louange de Dieu.

En effet, je vis et je connus l’être de tous les êtres, le fonds et le sans-fonds, également la naissance de la sainte trinité, l’origine et l’état originel de ce monde et de toutes les créatures par la Sagesse divine.1767

Böhme a donc cru avec candeur qu’il avait connu “le fonds et le sans-fonds”: cet état a changé sa vie et il passera le reste de ses jours à l’expliciter par ses écrits. Bien que respectable, cette expérience, si forte soit-elle, n’est pas mystique : un effleurement réel du divin fait mourir. Cette illumination, cette compréhension, si belle soit-elle, n’est pas l’irruption du divin dans l’humain, mais l’inverse : cette extase est celle, purement humaine, de l’intellect et de l’imagination créatrice qui surimposent leur activité sur la réalité divine.

Ses écrits commencèrent à circuler, mais suscitèrent la colère du pasteur de Gorlitz : Böhme fut condamné à ne plus écrire. En fidèle obéissant, il ne recommencera qu’après 1619, laissant une oeuvre abondante : loin des concepts intellectuels, parfois obscure, elle est très admirable par l’ampleur poétique de ses visions, de ses mythes et de ses symboles.

Par la force de ses images, il a fécondé la pensée des philosophes jusqu’à l’époque moderne. Hegel lui-même a lu le témoignage rapporté par le disciple et biographe de Böhme, le médecin Abraham von Frankenberg (1593-1652). Voici comment il résume le récit de la célèbre vision suscitée par un pot d’étain1768 : « Il vit dans sa chambre, raconte-t-il, une ustensile d’étain décapé et « à l’aspect subit offert par l’aimable brillant jovien » de ce métal, il fut introduit … dans la lumière de l’essence divine … il sortit de la ville … gagna la campagne … sa vue pouvait pour ainsi dire pénétrer dans le cœur et dans la nature la plus intime de toutes les créatures … ensuite de quoi, pénétré d’une grande joie, il remercia Dieu et s’en retourna en paix chez lui. » A l’époque moderne, le philosophe Alexandre Koyré écrira son chef-d’oeuvre sur Böhme. Voici comment il analyse cette même vision : [Boehme a vu] “dans la lumière qui, invisible en elle-même, se révélait dans sa splendeur et son éclat en s’opposant, en se heurtant à la surface polie et opaque de l’étain, le vrai symbole de Dieu, de la lumière divine qui, pour se révéler et se manifester, avait besoin d’un « autre », d’une résistance, d’une opposition ; qui pour tout dire, avait besoin du monde pour s’y réfléchir, s’y exprimer, s’y opposer, s’en séparer1769”.

Böhme eut également une grande influence sur le christianisme ésotérique (Louis-Claude de Saint-Martin), en particulier son thème de l’émergence du Dieu vivant au sein de l’obscurité du sans-fond divin ; celui des correspondances entre Dieu, le monde et l’homme qu’il faut apprendre à déchiffrer, sera repris par l’anthroposophie de Rudolf Steiner. A notre époque, Böhme continue à fasciner le mouvement New Age.

Sandaeus (1578-1656)

Maximilien van der Sandt naquit à Amsterdam. Jésuite, il voyagea dans toute l’Europe. Il mourut à Cologne. Prédicateur et écrivain spirituel estimé, il est l’auteur de soixante-quinze livres denses, en particulier la ProTheologia mystica clavis1770, qui influencera Angelus Silesius. Cet ouvrage de fond se présente comme la “clef”donnant le sens des termes utilisés par les mystiques. Il comporte un large florilège de citations bien choisies. Son importance est considérable hors de France. Ce texte indispensable pour définir le vocabulaire mystique1771 reste à traduire en français.

Angelus Silesius (1624-1677)

Silesius remerciait Dieu d’avoir lu Jacob Böhme ! De son vrai nom Johann Scheffler, il étudia à Leyde, où il devint l’ami de Frankenberg, médecin comme lui, qui venait faire éditer Böhme en Hollande. Leur amitié fut si profonde que Franckenberg lui lègua sa bibliothèque. Scheffler retourna en Silésie et, sous le nom d’Angelus Silesius, publia le Pèlerin chérubinique (1657, 1675)1772 : s’il s’inspire de l’Aurore naissante, le premier ouvrage écrit par Böhme, et des distiques de Czepko, un ami de Frankenberg, le fonds provient de Ruusbroec et de la Clavis (1640) du jésuite Sandaeus, dictionnaire de termes mystiques dont on possède l’exemplaire soigneusement annoté de sa main.

Il n’est pas certain que ses distiques traduisent une expérience personnelle1773, mais ils témoignent d’un génie métaphysique qui se rapproche de celui d’Eckhart :

Je ne sais pas ce que je suis, je ne suis pas ce que je sais : une chose sans être une chose ; un point et un cercle (I, 5).

… c’est Toi sans doute qui est Moi en moi : aussi je te rends à Toi seul, mon Dieu, la gloire (II, 180).

La déité est une source, tout provient d’elle ; et tout s’écoule de nouveau en elle : aussi est-elle également une mer (III, 168).

Quand tu amènes ton navire dans la haute mer de la Déité, heureux es-tu alors, si tu t’y noies (IV, 139).

Dieu n’aime pas la multiplicité, c’est pour cela qu’Il nous attire en Lui… (V, 149).

Homme, tout change de forme : comment donc peux-tu seul être toujours, sans un progrès, le même bloc de chair ? (VI, 33).

Silesius est important pour la pensée allemande : il a été très lu par les poètes et philosophes jusqu’à Heidegger.



Catharina von Greiffenberg (1633-1694)



L’une des très grandes poétesses autrichiennes1774 :


Ce qu’il faut dire de Dieu, c’est lui-même qui l’insuffle.

L’art qui exalte le ciel appartient à son trésor.

Ce qui vise à l’honorer trouve sa source là-haut.


Sur le malheur, mer amère

Naviguer devient trop rude.

Je me jette par temps rude

En Dieu grand comme la mer .


Louée soit l’étoile fleur

Le noyau de la cerise ;

Qu’en jaillisse un tronc solide.

De la gratitude fuse

Bénédiction, sève et force :

Plus doux coulera la grâce.



Spener (1635-1705) fondateur du piétisme



Dans les milieux luthériens allemands, des fidèles, insatisfaits de la seule lecture de la Bible et d’un culte réfrigérant, réclamaient davantage d’intériorité : c’est ainsi qu’autour du pasteur Philippe Jacob Spener, nommé Grand Prédicateur de Dresde en 1686, s’organisèrent des petits groupes de prière, les collegia pietatis, ressuscitant les assemblées des premiers temps chrétiens1775. La morale pratiquée y était sévère : leurs critiques qui n’épargnaient personne, suscitèrent l’hostilité des mondains, en particulier du prince électeur de Dresde. Surtout, et cela nous intéresse davantage, ces groupes, que leurs adversaires surnommèrent les « piétistes », préféraient la spiritualité à la connaissance, la prière en privé plutôt que le culte public. Ils s’attirèrent donc l’opposition des Eglises officielles1776 et Spener fut obligé d’interrompre les collegia. En 1691, sa situation étant difficile, il se rendit à Berlin, invité par le futur Frédéric Ier de Prusse, tandis que la controverse était vive en Allemagne. Son influence devint cependant considérable, surtout à partir de 1694 quand fut fondée la faculté de théologie de Halle : son disciple A. H. Francke (1663-1727) en fait le foyer rayonnant du piétisme. Enfin en 1729, un édit de Frédéric-Guillaume Ier de Prusse stipule qu’aucun théologien luthérien ne pouvait accéder à un poste d’état sans avoir passé deux ans à Halle : le piétisme devenait ainsi religion de la cour.

Mystiques des îles britanniques

Les poètes “métaphysiques” anglais.

On regroupe souvent sous le terme de « poètes métaphysiques » les poètes anglais du XVIIe siècle dont l’inspiration est liée à la spiritualité1777. Nous n’en citerons que deux, qui furent pasteurs, et reconnus saints par l’Église anglicane.



Georges Herbert (1593-1633)



Georges Herbert a été célébré en France par Simone Weil et par A. J. Festugière1778. Sa mère, très cultivée, était amie de poètes comme John Donne. Herbert fit de bonnes études, mais après avoir côtoyé les honneurs de la cour, il préféra devenir le pasteur d’un petit village près de Salisbury. Il traitait ses paroissiens avec beaucoup d’amour. Il mourut de la tuberculose.

Ses deux grands thèmes sont Dieu et l’amour. Le poème que nous citons, Love, appartient au recueil The Temple (1633). Il peut être une réponse au Château de Kafka, car né d’une même angoisse :

Love bade me welcome : yet my soul drew back,

Guilty of dust and sin.

But quick-eyed Love, observing me grow slack

From my first entrance in.

Drew nearer to me, sweetly questioning

If I lacked anything.



A guest, I answered. worthy to be here.

Love said, You shall be he.

I, the unkind, ungrateful? Ah, my dear,

I cannot look on thee.

Love took my hand and smiling did reply:

Who made the eyes but I ?



Truth, Lord ; but I have marred them; let my shame

Go where it doth deserve.

And know you not, says Love; who bore the blame?

My deare, then I will serve.

You must sit down, says Love, and taste my meat.

So I did sit and eat.1779





Thomas Traherne (1637-1674)

Mon esprit

J’étais ma vie toute simple, toute nue.

Cet acte si fortement brillait,

Sur la terre, la mer, et le ciel,

Qu’il était la substance de l’esprit.

J’étais le sens lui-même.

Je ne sentais ni impureté ni matière dans mon âme,

Ni bords ni limites, comme nous en voyons

Dans un vase; mon essence était capacité.

Cela sentait toutes choses…1780



« Joyau de la prose mystique anglaise » pour Jean Mambrino, la prose poétique de Traherne n’a été redécouverte que récemment1781 : il avait donné ses manuscrits à son frère sans les signer et ils ont failli être perdus. Son œuvre resta inconnue de son vivant.

Né au Pays de Galles dans un milieu très simple, Traherne devint pasteur d’un petit village. Puis parallèlement il fut aumônier du Lord Gardien du Grand Sceau et précepteur de ses enfants.

Son expérience mystique est évidente, comme en témoigne ce texte des Select Meditations1782 écrites en 1665 :

La première fois que je la vis, cette inépuisable compréhension de mon âme immortelle me saisit de ravissement et transporta mon esprit si intégralement que pendant la quinzaine qui suivit, je pus à peine penser à quoi que ce soit d’autre, ni rien dire ou écrire d’autre. Comme un homme titubant de délice et d’extase, j’en parlais nuit et jour comme si toute joie du Ciel et de la Terre y était contenue. Car je voyais là réellement l’Image divine lumineuse et étincelante, je voyais là le fondement de l’excellence de l’homme et ce qui le rendait fils de Dieu. Jamais je ne pourrai en oublier la gloire.

Pour son amie Suzanna Hopton, il écrivit les Centuries of Meditations dont Jean Mambrino nous dit qu’elles « rayonnent d’une lumière, d’une musique presque issue d’un autre monde, à travers une prose où l’on entend comme un écho de l’innocence divine » :

Centurie I, 2 : … j’ai découvert que les choses inconnues exercent une influence secrète sur l’âme et, comme le centre de la Terre qu’on ne voit pas, l’attirent violemment. Nous aimons nous ne savons quoi et ainsi chaque chose nous séduit. Comme le fer est attiré à distance par l’aimant, d’invisibles communications existant entre eux, ainsi y a-t-il en nous un monde d’amour pour un “je ne sais quoi” bien que nous ne sachions pas ce que cela peut être dans le monde. C’est par des modes invisibles de transmission que quelque Grande Chose touche nos âmes et que nous tendons vers elle. Ne vous sentez-vous pas mû par l’attente et le désir de quelque Grande Chose ?

Centurie I, 29 : Vous ne goûtez pas le monde comme il se doit tant que la mer elle-même ne coule pas dans vos veines, tant que vous n’êtes pas vêtus des cieux ni couronnés des étoiles, tant que vous ne vous percevez pas l’unique héritier du monde entier, ceci d’autant plus fortement que les hommes s’y trouvent, chacun d’eux, uniques héritiers tout comme vous. Tant que vous ne chantez ni ne vous réjouissez ni ne vous délectez en Dieu, comme les avares le font de l’or et les rois des sceptres, vous ne goûtez pas le monde.

Centurie I, 30 : Jusqu’à ce que votre esprit emplisse le monde tout entier, que les étoiles soient vos joyaux, que vous soyez aussi familier des voies de Dieu en tous temps que de votre marche ou de votre table, que vous soyez parmi les intimes de ce Rien nuageux d’où le monde est tiré, que vous aimiez les hommes de sorte que vous désiriez leur bonheur avec une ardeur aussi grande que le zèle employé à chercher le vôtre, que vous vous délectiez en Dieu d’être bon envers tous, vous ne goûtez jamais le monde. Jusqu’à ce qu’il vous soit davantage perceptible que votre domaine privé, et que vous soyez davantage présent dans l’Hémisphère que dans votre “chez vous”, considérant les gloires et les beautés qui s’y trouvent. Avant de vous rappeler que vous n’avez été créés que tardivement, et combien c’était merveilleux de venir [en ce monde]…

Centurie II, 66 : Cette fougue avec laquelle un homme s’éprend parfois d’une créature n’est qu’une toute petite étincelle de cet amour, égal envers tous, tapi dans sa nature. Nous sommes faits pour aimer : à la fois pour satisfaire l’impératif de notre nature active et pour répondre aux beautés [présentes] en chaque créature. Par l’amour nos âmes épousent les créatures et y sont soudées et c’est notre devoir, comme Dieu, d’être uni à toutes. Nous devons les aimer infiniment mais en Dieu, pour Dieu et Dieu en elles, c’est-à-dire [aimer] toutes Ses excellences manifestées en elles. Quand nous nous éprenons des perfections et des beautés de quelque créature, nous ne l’aimons pas trop mais nous aimons le reste trop peu. Jamais une chose au monde n’a été trop aimée mais bien des choses l’ont été de fausse manière : toutes l’ont été dans une trop faible mesure.

Centurie II, 94 : […] De même qu’aucun homme ne peut expirer plus d’air qu’il n’en inspire, ainsi aucun homme ne peut offrir plus de louanges qu’il ne reçoit de bienfaits pour les renvoyer en louanges. Car les louanges sont transformées et renvoient des bienfaits. Dieu désire donc tellement qu’on le connaisse, parce que Dieu, quand Il est connu, est tout Amour; et les louanges qu’Il désire sont le reflet de Ses rayons, qui ne s’en retourneront pas avant d’avoir été appréhendés. Le monde n’est donc pas seulement le temple de ces louanges et l’autel où ils sont offerts, mais le combustible qui les embrase et la substance même qui les compose. Ce qui vous sert d’autant plus puisqu’Il embrase en vous un désir que Dieu soit loué et vous conduit à vous délecter en tout ce qui le loue. De sorte qu’en même temps qu’Il incite les vôtres, Il vous donne un intérêt pour les louanges des autres ; et c’est une vallée de vision, dans laquelle vous voyez, vue bénie, les louanges de tous les hommes qui montent et toutes les bénédictions de Dieu qui descendent sur eux.

En Écosse : Henry Scougal (1650-1678)

L’Écosse a eu un rayonnement bien supérieur à ce que l’on pouvait attendre d’un pays pauvre à la population clairsemée, situé aux confins de l’Europe (il en sera de même pour la Suède plus tard) : les noms de David Hume (1711-1776) et d’Adam Smith (1723-1790) illustreront le dynamisme d’un pays qui ne comptera qu’un peu plus d’un million d’habitants vers 1750.

Sa situation excentrée permit une évolution moins radicale qu’en Angleterre et facilita peut-être le maintien d’une tradition mystique liée au maintien d’une vie monacale encore médiévale. Une filiation de spirituels traverse le XVIIe siècle à Aberdeen, dont se détachent quelques figures épiscopaliennes remarquables1783. Au début du siècle suivant, ils seront en relation avec Mme Guyon et ses disciples, grâce aux liens politiques avec la France de Louis XIV et ses exilés, grâce au Dr Keith à Londres et au pasteur Poiret en Hollande (la liaison maritime était facile en période de paix).

Au XVIIe siècle, avant ces figures que nous présenterons dans le prochain tome, se détache la figure de Henry Scougal,  auteur d’une Life of God in the Soul of Man : cet admirateur de Renty et disciple des platoniciens de Cambridge, mourut trop tôt. Il eut cependant le temps d’être Professor of Divinity au King’s College d’Aberdeen, comme l’avait été John Forbes auteur de The Spiritual Exercises (1624-1647) et le sera James Garden, auteur de Comparative Theology (1699), apprécié par Poiret. Forbes, Scougal et Garden se succèdent ainsi dans une tradition spirituelle propre à Aberdeen, autour de la « cathédrale » d’Old Machar : cette belle église entourée de tombes, au centre du vieil Aberdeen, reste aujourd’hui un lieu de promenade paisible et presque champêtre, à côté de la vivante capitale du pétrole.

Le livre fut publié en 1677 et exercera son influence au siècle suivant sur J. Wesley (1703-1791), le fondateur du méthodisme, et sur G. Whitefield (1714-1770), évangéliste célèbre des deux côtés de l’Atlantique. Il reste apprécié1784, car le texte limpide est remarquable par sa fraîcheur, par l’absence de tout caractère morbide (trop souvent présent dans le catholicisme français de l’époque), comme par son refus de tout sectarisme et de tout « enthousiasme » fanatique.

Il comporte trois parties : I. Présentation de la vie naturelle et divine, dont Jésus-Christ est le prototype ; II. Sur l’amour divin ; III. Sur les difficultés concrètes rencontrées dans une vie chrétienne.

Le début de la première partie situe clairement la position du christianisme intérieur, de la vraie religion quand elle est vécue en liberté au milieu des formes religieuses ou sectaires du temps :

Je ne peux parler de la religion, mais dois regretter que dans le nombre de ceux qui y prétendent, si peu comprennent ce qu’elle signifie : quelques-uns la réduisent à la compréhension, aux notions orthodoxes et aux opinions ; le témoignage qu’ils peuvent en donner tient en ce qu’ils ont tel ou tel avis, qu’ils se sont attachés à l’une ou l’autre des nombreuses sectes entre lesquelles le christianisme est bien malheureusement divisé. D’autres placent la religion à l’extérieur de l’homme, dans une course perpétuelle pour accomplir des devoirs selon un modèle performant. S’ils vivent en paix avec leurs voisins, observent la tempérance, le calendrier des obligations en fréquentant l’église et si parfois ils font l’aumône, ils pensent s’être acquittés de leurs devoirs. D’autres placent toute la religion dans les sentiments, dans les cœurs exaltés et la dévotion extatique ; tout leur but est de prier passionnément, de penser au ciel et d’être sensibles à ces expressions tendres par lesquelles ils font la cour à leur Seigneur, jusqu’à ce qu’ils se persuadent qu’ils sont amoureux de Lui : ils affichent alors une grande confiance dans leur salut, qu’ils estiment être la principale grâce chrétienne […] Mais la religion est très certainement tout autre chose ; ceux qui en ont la pratique ont des pensées bien différentes et dédaignent toutes ces ombres et fausses imitations. Ils savent par expérience que la vraie religion est l’union de l’âme avec Dieu, une participation réelle à la nature divine, la véritable image de Dieu dessinée en l’âme, ou, selon l’Apôtre, « le Christ formé en notre intérieur. » Je ne vois pas comment la nature de la religion peut être mieux et pleinement exprimée de manière brève, qu’en la nommant une Vie Divine : et je vais en parler sous ces termes, montrant d’abord, comment elle est nommée une vie ; et ensuite, comment elle est appelée divine.

J’ai choisi premièrement de l’exprimer sous le nom de vie à cause de sa permanence et de sa stabilité. La religion n’est pas un départ soudain, ou une passion de l’esprit ; on ne doit pas penser qu’elle doive s’élever à la hauteur d’un rapt et sembler porter l’homme à des performances extraordinaires. […] La religion peut encore être désignée du nom de vie, parce qu’elle est intérieure, libre, principe automoteur : ceux qui ont progressé ne sont pas seulement conduits par des motifs extérieurs, par des craintes, ni achetés par des promesses, ni limités par des lois ; mais ils sont puissamment inclinés vers ce qui est bon, et trouvent leur joie dans cet accomplissement. L’amour qu’un homme pieux porte à Dieu et à la bonté, n’est pas tant le fait d’un commandement lui enjoignant d’agir ainsi, que d’une nouvelle nature l’instruisant et le poussant.1785

La seconde partie est un hymne à l’amour non sans référence à l’expérience de l’amour humain :

 Love is the greatest and most excellent thing we are masters of and therefore it is folly and baseness to bestow it unworthily. It is indeed the only thing we can call our own: other things may be taken from us by violence, but none can ravish our love. […]

First, I say, love must needs be miserable, and full of trouble and disquietude, when there is not worth and excellency enough in the object to answer the vastness of its capacity. […]

Again, Love is accompanied with trouble, when it misseth a suitable return of affection. Love is the most valuable thing we can bestow, and by giving it, we do, in effect, give all that we have

Les Quakers : Georges Fox et Robert Barclay

Le mouvement quaker est, du point de vue de l’expérience mystique, d’une exceptionnelle importance. Osant dépasser les cultes extérieurs et les querelles de dogme, ils retournèrent à l’expérience de la grâce dans son dépouillement originel. Leur surnom fut inventé par un juge qui les traita de quakers (« trembleurs ») puisque Georges Fox exhortait à « trembler au nom du Seigneur ».

Georges Fox (1624-1691)1786 fut leur grand initiateur : épris de simplicité et plein de foi, après plusieurs années de voyages et de méditations, il connut ce qu’il appella « openings » (ouvertures), des évidences qui lui venaient de Jésus-Christ. Il comprit alors l’inutilité des rites : ce qui importe, c’est que Jésus-Christ donne la grâce. Vers 1648, il se mit à prêcher sur les marchés, dans les champs, se fondant sur l’Ecriture pour revenir au christianisme originel. La puissance de son discours rassembla les foules. Un groupe voyageait avec lui à la recherche d’âmes à convertir. Ce fut le début de la Société des Amis, qui est leur nom réel.

La patience de Fox « vis-à-vis des insultes ou même des coups, possédé qu’il était par sa conviction d’avoir à répondre à ce qu’il y a de Dieu en chacun »1787, ne fut pas étrangère à l’émergence d’une solide communauté. Beaucoup quittaient ainsi croyances et dogmes, sources de terribles conflits dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au profit de la « Lumière intérieure » découverte dans le silence des réunions : le culte qui est la grande particularité quaker, consistait - et consiste toujours - à s’asseoir tout simplement en silence pour attendre que l’Esprit se manifeste intérieurement.

Contrairement à son époque, Fox prônait l’égalité entre hommes et femmes, et entre tous les êtres humains : il refusait d’ôter son chapeau devant qui que ce soit. Il ne prêtait aucun serment même devant un tribunal. Il récusait toute violence. Il se moquait des sacrements car ils ne sont que des formes extérieures. Voici comment il exprime sa mission avec conviction et simplicité :

Quand le Seigneur Dieu et son Fils Jésus Christ m’envoya dans la monde pour prêcher Son évangile et royaume éternels, j’étais heureux qu’il me soit ordonné de tourner les gens à voir cette Lumière intérieure, Esprit et Grâce par lesquels tous peuvent connaître leur salut et leur chemin vers Dieu ; et même que cet Esprit Divin les conduirait à toute vérité et, je le savais avec certitude, ne déçoit jamais personne.

Mais avec et par ce pouvoir divin et Esprit de Dieu, et Lumière de Jésus, j’étais là pour mener les gens hors de leurs manières propres à Christ, la nouvelle vivante voie ; et de leurs églises, faites par les hommes qui s’y assemblent, à l’Église en Dieu, l’assemblée générale inscrite au ciel, dont Christ est la tête. Et j’étais pour les enlever des maîtres de ce monde fait par les hommes, pour apprendre de Christ, qui est la Voie, le Vrai et la Vie, de qui le Père dit « C’est mon Fils aimé, écoutez-le » ; et hors de tous les cultes du monde, pour connaître l’Esprit du Vrai dans leur intérieur, et pour être conduits par là ; qu’en cela ils puissent adorer le Père des esprits qui le recherche pour Lui rendre hommage. Et je vis qu’ils n’adoraient pas l’Esprit du Vrai et ne savaient ce qu’ils adoraient.

Et j’étais là pour les mener hors de toutes les formes religieuses du monde, qui sont vaines, afin qu’ils puissent connaître la pure religion ; puissent visiter ceux qui sont sans père, les veuves, et les étrangers, et se garder eux-mêmes des taches du monde. Alors il n’y aurait plus tant de mendiants, dont la vue a souvent blessé mon cœur, car cela montre tant de dureté de cœur chez ceux qui professent le nom du Christ.

J’étais là pour les mener hors des compagnies du monde et des prières et des chants qui demeurent formes sans pouvoir ; que leur communauté pouvait être au sein du Saint Esprit et dans l’Esprit Éternel de Dieu ; qu’ils pouvaient prier en Saint Esprit et chanter en Esprit et avec la grâce qui vient par Jésus ; faisant mélodie dans leur cœur pour le Seigneur qui a envoyé son Fils bien-aimé pour être leur Sauveur ; et a établi Son soleil céleste pour briller sur le monde entier, et Sa pluie céleste pour tomber sur le juste et l’injuste, comme Sa pluie naturelle tombe et Son soleil extérieur brille sur tous.

J’éais là pour mener les gens hors des cérémonies juives et des fables païennes et des inventions humaines et des doctrines du monde, par lesquelles ils chassent des gens d’ici à là, de secte en secte ; et hors de tous leurs notions élémentaires coquines, avec leurs écoles et collèges pour fabriquer des ministres de Christ, qui sont en vérité des ministres de propre fabrication mais non de Christ ; et de toutes leurs images, et croix, et aspersion d’enfants, tous leurs jours saints [holy-days], et de toutes leurs vaines traditions qu’ils ont institués depuis l’époque des Apôtres, contre lesquelles le pouvoir du Seigneur était disposé : dans la crainte et par l’autorité de ce pouvoir, j’étais agi à déclarer contre eux tous, contre tous deux qui prêchent sans liberté, comme étant ainsi pour n’avoir reçu de Christ avec liberté.

De plus, quand le Seigneur m’a envoyé [prêcher] dans le monde, il m’a défendu d’enlever mon chapeau devant quiconque, élevé ou bas : et j’ai été tenu de dire Tu et Toi à tous homme et femmes, sans aucun respect à riches ou pauvre, grand ou petit. Et comme je voyageai partout je ne devais pas saluer par ‘Bonjour’ ou ‘Bonsoir’ ; ni ne devais m’incliner ou racler [la terre] avec ma jambe devant quiconque ; et cela enrage les sectes et les professions. Mais le pouvoir du Seigneur m’a transporté sur tout pour Sa gloire, et nombreux retournèrent à Dieu en peu de temps ; parce que le jour céleste du Seigneur s’élança d’en haut et dompta rapidement, à la lumière duquel nombreux en vinrent à voir où ils étaient 1788.

Cette rectitude suscita de violentes oppositions et il fut souvent mis en prison pour trouble à l’ordre public. Mais son énergie prodigieuse et sa santé à toute épreuve lui permirent de résister aux persécutions. Une fois, il fut enfermé « à Doomsdale dans un cachot dont, généralement, on ne sortait pas vivant : les excréments des prisonniers qui y avaient déjà séjourné n’avaient pas été enlevés depuis des années et, par places, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans l’eau et dans l’urine. Des personnes compatissantes leur apportaient des chandelles et un peu de paille, et ils brûlaient un peu de leur paille pour combattre la puanteur »1789. En 1655, l’état eut peur d’un complot car les réunions attiraient des milliers de personnes : il réussit à rassurer Cromwell et gagna son estime.

Après 1666, il standardisa les réunions mensuelles dans tout le pays. Entre 1671 et 1673, il voyagea aux Etats-Unis et rencontra des Indiens qu’il apprécia beaucoup, puis alla aux Pays-Bas. En 1689, l’Edit de Tolérance permit enfin aux quakers de sortir de prison. À sa mort en 1691, il laissait cinquante mille Amis dans les îles britanniques ainsi que des groupes en Hollande et dans les colonies américaines.

L’Ecossais Robert Barclay (1648-1690) fut un disciple exceptionnel qui s’attacha aux pas de Fox dès l’âge de dix-huit ans. Il commença par visiter les communautés quakers en Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne. Homme très cultivé, d’une expérience mystique profonde, il sut décrire dans son Apologie1790 les fondamentaux de la vie intérieure chez les Quakers. Tout repose sur l’expérience individuelle de la grâce qui est donnée par le Christ selon sa promesse à ses disciples : « Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » (Mat. 28, 20). Ces quelques passages donneront une idée de ce très grand texte du « théologien quaker » :

… ces révélations divines intérieures que nous posons comme absolument nécessaires pour servir de fondement à la vraie foi, ne contredisent jamais et ne peuvent contredire le témoignage extérieur des Ecritures ni la droite et saine raison […] cette révélation divine, cette illumination intérieure, est une chose évidente et claire en elle-même qui, par sa propre évidence et sa clarté, force à y acquiescer tout entendement bien disposé ; de même que les principes communs des vérités naturelles entraînent la conviction de l’’esprit, à savoir, par exemple, que “le tout est plus grand que la partie”… [140]

La connaissance du Christ qui ne provient pas de la révélation de son Esprit dans le cœur n’est donc pas la vraie, pas plus que le bavardage d’un perroquet à qui l’on a appris quelques mots ne peut être regardé comme la voix d’un homme. [145]

… Ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas ; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience [187][…] c’est donc vers la lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner. […] Mais cette lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme. [188]

[…] notre doctrine tend, plus que toute autre, à attribuer entièrement notre salut à la puissance, à l’Esprit et à la grâce de Dieu seul. […] à mesure que l’homme se laisse façonner par elle, elle développe en lui une volonté qui lui permet [189] de devenir un ouvrier coopérant avec cette grâce. […] Dans ces moments particuliers de visitation accordés à chaque homme, […] celui-ci, croyons-nous, est totalement incapable, par lui-même, de coopérer avec la grâce et de faire un seul pas pour se sortir de son état naturel, tant que celle-ci ne s’est pas emparée de lui. En revanche, ce qui lui est alors possible, c’est soit d’être passif et de ne pas résister à cette grâce,soit, au contraire, de s’opposer à son action. [190]

Parce qu’il repose sur la grâce, le mouvement quaker se situe au-delà de toute doctrine et controverse. Il est ouvert à tous :

L’Eglise […] n’est rien d’autre que la société, la réunion ou la communauté de tous ceux que Dieu a appelés à sortir du monde et de l’esprit du monde, pour marcher dans sa Lumière et dans sa vie. […] elle comprend absolument tous les hommes, à quelque nation, race, langue ou peuple qu’ils appartiennent […] la vie secrète ou vertu de Jésus est communiquée à bien des hommes qui demeurent au loin, tout comme la vie naturelle est transmise de la tête et du coeur jusqu’aux extrêmités du corps par le sang qui coule dans les veines et les artères. Il peut donc y avoir des membres de cette Eglise catholique [universelle] aussi bien parmi les païens, les Turcs et les Juifs que chez les Chrétiens de toutes sortes, hommes et femmes au coeur simple et intègre… [223]

Barclay explique comment sont nées ces assemblées en silence, particulières aux Quakers :

… cette attente de Dieu dans le silence, on ne peut l’accepter et la comprendre correctement que si, renonçant à cette volonté et à cette sagesse [humaines], on se contente d’être entièrement soumis à Dieu. Aussi ce culte n’a-t-il été prêché et ne peut-il être pratiqué que par ceux qui ont constaté qu’aucune cérémonie, aucune observance, aucune parole, pas même les meilleures et les plus pures fussent-elles celles de l’Ecriture, ne sont capables de satisfaire leurs âmes fatiguées et affligées. […] Ceux-là, dis-je, ont été contraints à renoncer à toutes les pratiques extérieures et à se tenir en silence devant le Seigneur.

C’est donc de ce principe, à savoir que l’homme doit rester en silence et ne pas agir de lui-même dans les choses de Dieu tant qu’il n’y est pas poussé par sa Lumière et sa grâce dans le cœur, qu’a pris tout naturellement naissance cette manière de s’asseoir ensemble en silence et de s’attendre à Dieu. […] chacun s’est employé à se retirer intérieurement, selon la mesure de grâce qui était en lui. Et leur silence a consisté non seulement à ne pas parler, mais même à s’abstenir de tout ce qui est pensée, imagination et désir personnels. [249]

Dans ces réunions, les quakers expérimentent la force de l’action de la grâce et constatent qu’elle peut passer par un intermédiaire humain :

… [Le cas suivant] peut même se produire. Plusieurs personnes réunies, gardant extérieurement le silence, mais laissant cependant leur esprit errer à l’aventure, ne prêtent pas attention à la mesure de grâce qui est en elles […] mais en revanche, il se trouve dans l’assemblée, ou il y entre, quelqu’un qui, lui, y est attentif, et en qui la Vie se manifeste intensément. Ce dernier, comme il demeure vigilant à sa place, sent alors [s’opérer en lui] un travail secret en faveur des autres personnes […] Et comme il veille fidèlement dans la Lumière et persévère dans cette œuvre divine, Dieu répond souvent à ce travail secret de sa propre semence à travers lui, et touche alors les autres au plus intime d’eux-mêmes, sans l’aide d’aucune parole. Semblable à une sage-femme, ce fidèle, par le travail secret de son âme, fait naître ainsi la Vie en eux, tout comme un peu d’eau versée dans une pompe y fait monter le reste. Cette Vie s’épanouit alors en tous, leurs vaines imaginations sont réduites à néant, et ils prennent conscience que c’est lui qui la leur a communiquée sans cependant avoir rien dit. (251)

On lira aussi l’émouvant Journal de John Woolman (1720-1772) : ce grand texte du début de la littérature américaine fait revivre l’existence aventureuse des visiteurs qui allaient voir les communautés isolées dans les Etats-Unis naissants. On y trouve le contact avec la nature (qui annonce les romans de F. Cooper), le sens de l’unité profonde dans toute la création (autre qualité rencontrée chez quelques poètes américains) :

Nous attachâmes nos chevaux à l’abri et rassemblâmes quelques broussailles sous un chêne. Nous nous couchâmes. Mais les moustiques étaient nombreux et le sol humide : je dormis peu. Alors allongé dans ce pays sauvage, regardant les étoiles, je considérai la condition de nos premiers parents quand ils furent chassés du Jardin ; comment le Très Haut, quoiqu’ils aient été désobéissants, continua à être leur père…

Je fus mené si près des portes de la mort que j’oubliai mon nom. Alors désireux de savoir qui j’étais, je vis une masse de matière de terne et sombre couleur, du sud à l’ouest, et je fus informé que cette masse représentait les êtres humains gisant dans une misère la plus grande où ils puissent se trouver ; et vivant, que j’étais mélangé avec eux, que désormais je ne pouvais pas me considérer comme être distinct ou séparé [choisi] 1791.

Suivant l’impulsion intérieure donnée par le Seigneur, les Quakers furent très actifs socialement : un ami de Barclay, William Penn (1644-1718), partit en Amérique du Nord où il fonda Philadelphie et tissa des liens d’amitié avec les Indiens Delaware. Les idéaux quakers eurent une grande influence sur les institutions américaines.

Mais les Amis ne furent jamais nombreux, à cause de leur exigence de vie : au XVIIIe siècle, ils furent les premiers à libérer leurs esclaves, perdant ainsi volontairement une grande richesse. Récemment la Religious Society of Friends ne comporterait que seize mille membres en Grande-Bretagne1792. Mais le mouvement est encore vivant et ouvert1793.

Conclusion



Après avoir constaté la grande vitalité de la mystique catholique durant tout le XVIIe siècle, nous avons vu (rapidement) l’effervescence spirituelle parcourir le monde protestant surtout dans la seconde moitié du siècle : en Allemagne avec le piétisme de Spener, en Grande-Bretagne avec les Quakers (Fox, Barclay), s’est opéré un retour vers l’intériorité et une exigence de liberté individuelle dans la recherche de Dieu.

Durant cette seconde moitié du siècle en France de grands mystiques surgissent, dont la plus importante sera madame Guyon (1648-1717) présentée au prochain tome avec ses proches. “Quiétistes”, ils furent persécutés de la même façon que les quakers auxquels ils ressemblaient par une même attente de la grâce en silence et l’absence de clergé. On trouvait d’ailleurs les oeuvres de madame Guyon dans leurs foyers aussi bien en Angleterre qu’en Amérique, parce qu’ils la comprenaient bien.

Ces mystiques français ont été liés entre eux par des relations de maître à disciple qui ont duré tout le XVIIe siècle à travers plusieurs générations : nous jugeons cette “école” si exceptionnelle que nous lui consacrons tout le tome suivant.

Chronologie de la France religieuse : une « école française » ?

Cette chronologie qui couvre le début du siècle permet de situer le contexte dans lequel prennent place les réformes du clergé entreprises par Olier et d’autres1794.

1608 François de Sales : Introduction à la vie dévote.

François de Sales a 41 ans, Bérulle 33 ans, Vincent de Paul et Saint-Cyran 27 ans, Bourdoise 24 ans, Condren 20 ans, Eudes 7 ans.

1609 Benoît de Canfield : Règle de perfection.

Réforme de Port-Royal par Angélique Arnauld.

1610 Début de la Visitation d’Annecy

Vincent de Paul aumônier de la reine Marguerite de Valois.

1611 Fondation de l’Oratoire

1614 Bérulle visiteur des carmélites – Vœu de servitude à Marie.

1615 L’Assemblée du Clergé reçoit les décisions du Concile de Trente

1616 Traité de l’Amour de Dieu

1617 Entrée de Condren à l’Oratoire.

1618 Mort de madame Acarie, première Marie de l’Incarnation.

Réforme de Saint-Maur

1619 Bérulle contesté par les Carmes et par les Jésuites

1622 Création de la Congrégation De Propagande Fide

Paris devient archevêché

Canonisations de saint Ignace, Thérèse d’Avila, Philippe Néri, François Xavier — Mort de François de Sales à Lyon.

1623 Élection d’Urbain VIII

Édit contre les Alumbrados de Séville

1625 Élévations sur sainte Madeleine

1626 Les Oratoriens aux Pays-Bas, à la demande de Jansénius

La congrégation de la Mission est approuvée

1627 Bérulle cardinal

1628 Vincent de Paul prêche à Beauvais

1629 Mort de Bérulle — Condren supérieur général de l’Oratoire.

1630 Libellé anti-hiérarchique de Knot et Floyd

Action du P. Joseph contre les Guérinets de Montdidier

Mars : première réunion de la Compagnie du Saint-Sacrement

Début de la Confrérie de Charité à la paroisse Saint-Sulpice

1631 Dom Grégoire Tarrisse fait de l’abbaye bénédictine de St-Germain-des-Prés le chef-lieu de la congrégation réformée de St-Maur

1632 Nouvel envoi de Jésuites au Canada — Début des missions de Jean-François Régis en Languedoc, Vivarais, Velay (1632-1640)

1633 débuts des conférences ecclésiastiques des « mardis », établies par M. Vincent.

1634 À Loudun, procès et exécution de Grandier

Fondation des filles et des dames de la charité par Vincent de Paul

Bourdoise prêche avec grand succès au clergé d’Arles

1635 Zamet, évêque de Langres, rompt avec Saint-Cyran

Les Guérinets sont déclarés innocents à Amiens et relâchés

Saint-Cyran devient confesseur à Port-Royal

1636 Jansénius évêque d’Ypres

1637 J Eudes : La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes.

Création du séminaire interne de la Mission. — Le P. de Condren envisage la création d’un séminaire avec l’évêque de Carcassonne. En novembre, il conclut un concordat avec l’évêque de Meaux pour établir un séminaire à Juilly et il invite Olier à contribuer aux premiers frais.

1638 Vœu de Louis XIII

Début de l’installation des Solitaires à Port-Royal

Arrestation de Saint-Cyran

1639 J.-P. Camus, L’esprit de saint François de Sales

Condamnation de l’ouvrage de Du Puy sur les libertés de l’Église gallicane

L’ursuline Marie de l’Incarnation fonde la communauté de Québec

1640 Le P. de Condren confie à Marie Rousseau sa résolution de mettre par écrit le projet d’un séminaire puis expose son projet.

En Autriche, Barthelemy Holzhauser fonde l’institut des prêtres séculiers en vie commune

Publication de l’Augustinus

1641 Bourgoing devient supérieur général de l’Oratoire

La Faculté de Théologie de Sorbonne prononce (mais ne peut publier) la censure contre la Somme des péchés du P. Bauny, accusée de laxisme

Condamnation de l’Augustinus à Rome (et suppression des thèses que les jésuites de Louvain avaient opposées à ce livre)

Antoine Arnauld est reçu docteur en théologie

1642 M. Vincent, subventionné par Richelieu, ouvre au collège des Bons Enfants un séminaire pour douze élèves.

Le Conseil de l’Oratoire supprime la première édition des écrits de Condren préparée par le P. Barrême

Fondation du séminaire de Caen par S. J. Eudes

Le théologal de Paris prêche à ND contre la doctrine de l’Augustinus.

§

Si je veux

parvenir à ce noble néant

et être fait rien, il est nécessaire que ce rien,

c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien :

car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui.

La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n’en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu’il nous soit tellement totalement rendu innominable [impossible à nommer] que nous le sentions n’être rien du tout [du tout : totalement], voire moins que rien, de toutes les choses qu’on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l’essence divine, tellement que nous n’en revenions jamais. Là alors sera l’essence comprise de l’essence. Là ce rien, c’est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c’est-à-dire de l’âme. Là, rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c’est-à-dire Dieu. Là enfin, le rien est absorbé et englouti du rien. J’habiterai là, d’autant que c’est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l’ombre d’icelui [lui]. J’entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et

laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c’est à [dire] savoir que

nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-mêmes

droitement, toutes les vraies

richesses de Dieu y sont

comprises 1795.

§

Tableau I reliant spirituels jésuites à leurs ami(e)s.




La première colonne situe le pic d’activité des figures de sensibilité mystique. Figures laissées de côté : Saint Jean de Brébeuf -1649, Baiole (Jean-Jérémie) 1588-1653), Baiole (André) 1590-1660, Claude La Colombière 1641-1682, Crasset (Jean) -1692, Boutauld (Michel) 1608-1689, Lalemand (Charles) 1593-1673, Le Jeune (Paul) -1664, Médaille (J.-P.) -1669, Maillard (Jean) -1704, Nouet (Jacques) 1605-1680, Saint-Jure (J.-B.) -1657, etc.



1610

Breve Compendio

Coton

(1564-1626).

Antoine Le Gaudier

1572-1622



1630

Louis Lallemant

1588-1635

Julien Hayneufve

1588-1663


1650

Jean Rigoleuc

1596-1658

Surin 1600-1663

J. Maulnoir –1683

F. Ragueneau †1665

P. Ragueneau –1680

I. Jogues †1646

Armelle Nicolas dite la bonne Armelle

1606-1671

1670

Vincent Huby

1608-1693

Antoine Civoré

1608-1668

François Guilloré

1615-1684

Mectilde- Catherine de Bar (Mère du St Sacrement) 1614-1698

1690

Champion

1633-1701

Louise du Néant (de Bellère du Tronchay) †1694




État d’un relevé dinfluences : Breve Compendio > Coton > Lallemant > Surin & Maunoir & P. Ragueneau & Jogues… ; Breve compendio > Guilloré  ; Coton > M. de Beauvilliers (il l’aide à réformer Montmartre). Lallemant > Rigoleuc (dont les notes du troisième an sont la source utilisée tardivement par Champion : Doctrine spirituelle) & Huby > Armelle > Guilloré = Mectilde-Catherine de Bar > Louise du Néant ; Surin = Mère Ste Elie = Maur de l’E.J.Tableau II reliant oratoriens et sulpiciens à leurs ami(e)s.

Tableau II reliant oratoriens et sulpiciens à leurs ami(e)s.




Condren

1588-1641

[> directeur d’Olier]

&

Marie Rousseau

~1596-1680

[> dirige et soutient Olier]

&

Mère Agnès de Langeac

1602-1634

[apparaît à Olier]



Jean-Jacques Olier

1608-1657

[mystique en crise puis fonde Saint-Sulpice]



A.de Bretonvilliers 1621-1671(1)

[succède à Olier]

L. Tronson

[succède à Bretonvilliers, dirige le jeune Fénelon]

1622-1700



Fénelon

1651-1715



… Libermann 1802-1852

TABLE

Table des matières

II 3

L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS 3

III 3

ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES 3

édition revisee (2018) 5

Remerciements 8

INTRODUCTION 9

De la Mystique 9

Opinions de quelques-uns. 11

Contenu des quatre volumes 14

Avertissement. 16

I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE 17

1. L’antiquitÉ et le haut moyen Âge 19

Israël 19

L’Ancien Testament 19

Le Nouveau Testament 20

L’apport judaïque 20

Le monde gréco-romain 22

Le stoïcisme et Épictète (vers 130) 22

Le néoplatonisme de Plotin ( ? - 270) à Proclus (412-485) 22

Grégoire de Nysse (~331 – apr. 394) et les Pères grecs 23

Saint Augustin (~354 - 430) et les Pères latins 24

Denys l’Aréopagite (~500) 24

Le Moyen Âge en terres chrétiennes 27

Moines du désert et leurs Apophtegmes 27

Jean Climaque (~575 ~650) et la Philocalie 27

Jean de Dalyatha (~690 ~780) 29

Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022) 29

Le Moyen Âge en pays islamisés 32

Thèmes et influence 33

Figures 35

Tables et listes de spirituels et mystiques chrétiens 35

LISTE DE MYSTIQUES CHRÉTIENS DU XIE AU XVIIE SIÈCLE dont les quatre volumes vont traiter. 38

2. Le nord de l’Europe du XIIe au XVe siÈcle 41

Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148) 41

Cisterciens, victorins, chartreux 44

Les cisterciens et Bernard de Clairvaux (1091-1153) 44

Les victorins 45

Les chartreux 46

Trois Guigues 47

Hugues de Balma (~1300) 48

Denys le chartreux (1402-1471) 49

Béguines et Moniales 51

Un nouveau mode de vie 51

Deux Hadewijch 52

Marguerite Porete 54

Monachisme féminin 56

Gertrude d’Helfta 56

L’essor dans la vallée du Rhin 59

Maître Eckhart (~1260-1328) 59

Suso (~1295-1366) 61

Tauler (~1300-1361) 62

Institutions pseudo-taulériennes­ & Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. 66

Jan van Ruusbroec (1293-1381) 69

Un siècle de troubles 69

La vie et les œuvres 69

Les Noces spirituelles : Thèmes. Incertitude des traductions. Aperçu. 72

L’influence de Ruusbroec 77

Le cercle des proches. 77

Gérard Grote et la « Vie commune ». La congrégation de Windesheim  77

De la congrégation élargie de Windesheim au nouvel ordre jésuite 78

Gerlac Peters (1378-1411) 79

L’Imitation de Jésus-Christ (~1408 ?) 81

Henri van Herp (Harphius)(1400-1477) 81

L’Angleterre 83

Ermites et recluses, l’Ancren Riwle) (~1240 ?). 83

Richard Rolle (~1295 ? -1349) 84

Walter Hilton ( ? -1396) 86

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance et son œuvre (~1370). 86

Julian de Norwich (~1343 – apr. 1416) 87

The book of Margery Kempe (~1373 ~1440) 89

3. Le sud de l’Europe aux XIIe – XVe siÈcles 91

Les mouvements spirituels italiens de ~1000 à ~1200 92

François d’Assise (1182-1226) 93

Vertu de « pauvreté » et écrits 94

L’influence franciscaine 98

Claire d’Assise et les clarisses 98

Les débuts de l’ordre franciscain 99

Les Spirituels 99

Jacopone da Todi (~1236 - 1306) 101

Angèle de Foligno (1248 -1309) 102

Catherine de Gênes (1447-1510) et son cercle 106

La Vita 106

La « doctrine » 108

Le cercle génois ; influences reçues et exercées 109

Les origines en Espagne 111

Les influences 111

Le demi-siècle « des origines » 114

Le recueillement 114

4. L’EFFERVESCENCE DU XVIE SIÈCLE 117

Figures du Nord 117

Theologia Deutsch, Livre de la Vie Parfaite (~1370 ?) 117

La Perle évangélique (~1520 ? éd. 1535) 118

Louis de Blois (Blosius) (1506-1566) 119

Évolutions franciscaines 122

Conventuels et observants, capucins, tertiaires… 122

Une « seconde » Angèle 123

Franciscains espagnols, Laredo (1482 ~1540) 124

Pierre d’Alcantara (1499-1562), ascète mystique 126

Chronologie du Carmel espagnol  127

Thérèse de Jésus (1515-1582) 130

Jeu d’influences 130

La vie d’une jeune fille espagnole pieuse 131

Sept demeures de l’âme 131

Le fondateur des carmes réformés 135

Les traces écrites 136

Le mont Carmel 137

Vide et unité 139

La « seconde génération » du carmel d’Espagne 143

Turba magna 143

Gratien (Graciàn de la Madre de Dios)(1545-1614) 144

Anne de Jésus (1545-1621) 144

Anne de Saint-Barthélémy (1549-1626) 146

Le Breve compendio (~1580) 149

Philippe Neri (1515-1595) fondateur de l’Oratoire romain 151

Tableau des Spirituels espagnols des XVIe et XVIIe siècles 154

Lieux fréquentés par Jean de la Croix et Thérèse 156

Caravaca 156

156

Douze figures, douze textes, des sources 159

ANNEXES 161

I : COURANTS & MYSTIQUES JUIFS 161

Liste de courants et de mystiques juifs du Xe au XVIIe siècle 161

II : MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM 163

Table géographique de mystiques ayant vécu en terre d’Islam du IXe au XVIe siècle 163

164

CHOIX BibliographiQUe 165

1.Ouvrages généraux 165

2.Figures et œuvres 165

Index 168

EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT 173

EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT 174

II 174

L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS 174

Remerciements 175

PRÉSENTATION 177

Avertissement 178

1. des textes et des hommes 180

Le jeu des influences de 1381 à 1594. 180

1. La voie passant par la chartreuse de Cologne. 181

2. La voie anglaise. 181

3. La voie italienne. 182

4. La voie espagnole. 182

Troubles, chartreux et traducteurs. 182

Une tradition chartreuse 182

Les textes essentiels des siècles précédents 183

Émigration mystique, fécondité et décadence 186

Tableau I : Principales influences exercées sur les mystiques français du XVIIe siècle. 187

2. Traditions et rÉformes monastiques 188

188

Ermites. 189

La vie des ermites et des recluses. 189

Grégoire Lopez (1542-1596), ermite mystique au Mexique. 190

Jeanne de Cambry (1581-1639), ermite à Tournai. 193

Hubert Jaspart (1582 ~1655), prêtre ermite de Mons. 196

Maintien de la règle de saint Augustin 198

La vie canoniale. 198

Antoinette de Jésus (1612-1678) 198

Épiphane Louys (1614-1682), prémontré. 199

Permanence de l’ordre bénédictin 202

La Tradition. Congrégations de Saint-Vanne et de Saint-Maur 202

Dom Augustin Baker (1575-1641) 204

Dom Simplicien Gody (1600-1662) 206

Dom Claude Martin (1619-1696). 207

Une succession de bénédictines réformatrices 209

Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre 210

Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu (1631). 211

[Épître] À nos très chères Filles les religieuses de l’Abbaye de Montmartre, Prieuré de Notre Dame de Grace, de la Ville l’Évêque, et des saints martyrs. 211

Marguerite d’Arbouze (1580-1626) 218

Louise de Ballon (1591-1668) 219

Trois bénédictines à Montargis 221

Marie Granger (1598-1636), Mère de l’Assomption 221

Louise Boussard (1613-1643), Mère de Sainte Gertrude 221

Geneviève Granger (1600-1674), Mère de Saint Benoît 222

Charlotte Le Sergent (1604-1677). 224

La Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines 226

Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698), Mère fondatrice 226

Élisabeth de Brême (1609-1668), Benoite de la Passion 229

Jacqueline Bouette de Blémur (1618-1696) 230

Tableau II : Lieux, Bénédictines & Spirituels associés 231

La réforme de l’abbaye cistercienne de Port-Royal par la mère Angélique (1591-1661) 233

La Réforme du carmel français par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et ses disciples 235

Multiples réformes. 235

La vie d’un frère convers aveugle. 236

Les « dits » de l’amour divin. 238

Disciples et Directoire spirituel. 241

Dominique de Saint-Albert (1596-1634) 243

Maur de l’Enfant-Jésus (1617/8 -1690) 245

Michel de Saint-Augustin (1621-1684) 248

Maria Petyt (1623-1677) 249

3. Le carmel « dÉchaussÉ » 250

Joseph de Jésus Maria [Quiroga] (1562-1628), carme défenseur de Jean de la Croix 251

L’implantation de la réforme carmélitaine en France 253

Jean de Brétigny [de Quintanadueñas] (1556-1634) et ses voyages. 253

Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation. 256

262

Le cercle de madame Acarie 263

« Le » voyage d’Espagne 263

L’arrivée des carmes déchaux en France 264

Constitutions et confesseurs. 265

Isabelle des Anges (1565-1644), espagnole ou française ? 266

Une « filiation » ? 266

Madeleine de Saint-Joseph et sa communauté 268

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) : une vie cachée. 268

La direction spirituelle. 269

Novices et fondations 272

Sœur Catherine de Jésus (1589-1623) 273

Marguerite du Saint-Sacrement [Acarie] (1590-1660) 273

Marie de Jésus [de Bréauté] (1579-1652). 274

Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691). 275

Involutions spirituelles ? 276

Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune  276

Une vie mystique en péril 277

Grands Carmes de la fin du Siècle 278

Laurent de la Résurrection (1614-1691), frère convers 278

Honoré de Sainte-Marie (1651-1729), historien 281

De la pratique du pur amour 283

Rayonnement des deux Carmels 284

Tableau III : Carmels et milieux associés 284

4. franciscains 286

Capucins, récollets, Tiers Ordre Régulier 286

Benoît de Canfield (1562-1610), capucin anglais 286

I. Que la volonté de Dieu essentielle est Dieu même ; et de la différence entre icelle et la volonté intérieure. 289

2. Qu'il n'y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi. 289

3. Premier moyen. Qu'il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif, tout divin, et par-dessus tout entendement, non humain, ni par les actes de l'esprit ; et que ce moyen est de deux sortes. 290

4. Premier point. Quatre points principaux du premier moyen. Est l'explication du premier point. 290

5. Second point. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l'écoulement d'iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est montrée une subtile et essentielle élévation d'esprit. 291

6. Troisième point. De la parfaite dénudation d'esprit. 292

7. Quatrième point. De la proximité, ou continuelle proche vision, et assistance de la fin heureuse. 293

8. Second moyen. Que ce moyen n'est autre chose que la volonté de Dieu, manifestée par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique, et du premier point. 294

9. Que l'homme est la source de tout erreur et du trop grand avancement de l'être des créatures, et ce par ces ténèbres, et non par son être ; lesquelles ténèbres annihilées, tout cet erreur est aboli ; que telle annihilation ne peut être active, ains passive . 295

10. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation. 295

11. De deux sortes d'annihilation : la différence de l'une et de l'autre, et comme elles servent aux deux amours. 297

12. Que la perfection de l'annihilation active consiste à s'égaler à la passive, et sa pratique en lumière et ressouvenance. 297

13. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active. 298

14. Qu'il ne faut pratiquer ces deux annihilations l'une au temps et lieu de l'autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l'une et de l'autre. De trois sortes d'opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs différences et marques pour les connaître. 299

15. La manière d'opérer par les trois sortes d'opérations, extérieure, intérieure et intime ; où est montrée la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente ; et la pratique des deux premières volontés à la troisième. 300

Constantin de Barbanson (1582-1631), capucin rhénan 303

Deux capucins nés en France 309

Martial d’Étampes (1575-1635)  309

Jean-François de Reims ( ?-1660). 312

313

Franciscains récollets 314

Séverin Rubéric ( ? – après 1625) 314

La voie d’amour (1623) : Avis sur les quatre méditations de la vie unitive 314

Victorin Aubertin (1604-1669) 316

Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667). 316

Éloy Hardouin de S. Jacques (1612 ?-1661) 319

Conduite d’oraison d’Union. 319

De la fruition d'amour par prévention de touches divines au centre de la volonté. 320

Des diverses dispositions et façons d'être de l'âme en ce degré d'oraison. 321

Des comportements de l'âme en ces diverses dispositions, comme elle y est agissante et non oisive et purement passive pour ne tomber en oisiveté. 321

Archange Enguerrand (1631-1699), le « bon franciscain » 322

Une rencontre décisive 322

Un directeur spirituel averti 323

Traités de la vie intérieure… (1686) 327

Tertiaires Réguliers et Laïcs 330

La Règle commentée par Denys le chartreux et Vincent Mussart 331

Billets de Noël 333

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) du Tiers Ordre Régulier 334

Une anthologie spirituelle 335

Tableau IV: Esquisse de réseaux franciscains 340

quatorze mystiques 342

EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT 343

EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT 344

III 344

ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES 344

Avertissement 345

Présentation 346

1. Un monde en mutation. 348

De l’Ancien au Nouveau Monde 348

L’absolutisme en France 350

La montée en puissance du royaume 351

2. les ordres nouveaux. 353

353

Jeanne de Chantal et François de Sales : la création de la Visitation 354

François de Sales (1567-1622). 354

Jeanne de Chantal (1572-1641). 362

L’esprit de la Visitation 366

Influences : Marie de Valernod, la mère de Ballon, Angélique Arnauld. 368

Une vague mystique chez les jésuites 369

Le P. Coton (1564-1626). 369

Antoine Le Gaudier (1572-1622). 370

Louis Lallemant (1588-1635). 370

Un cercle en Bretagne 372

Jean Rigoleu[c] (1596-1658) 372

Vincent Huby (1608-1693) 373

Pierre Champion (1633-1701) 374

Des femmes mystiques 374

Un mystique du nord : Antoine Civoré (1608-1668). 375

Un cercle en Aquitaine 375

Pierre Cluniac (1606 - après 1642) 375

Jean-Joseph Surin (1600-1665) 377

Des spirituels dominicains 385

Louis Chardon (1595-1651) 385

Alexandre Piny (1640-1709) 385

Pierre de Bérulle et l’Oratoire. 388

Pierre de Bérulle (1575-1629) 388

Charles de Condren (1588-1641). 391

Jean-Jacques Olier (1608-1657) et Saint-Sulpice. 394

Des poètes chrétiens 398

Agrippa d’Aubigné (1552-1630) 399

Claude Hopil (~1585 ? – apr. 1633) 400

Jean de Labadie (1610-1674) 401

Nicolas Barré (1621-1686). 402

3.  mystiques actifs dans le monde. 403

Monsieur de Bernières (1602-1659) 404

L’intériorité 406

Le directeur de conscience 407

Pratiques de la charité 408

Vincent de Paul (1581-1660) 408

Jean Eudes (1601-1680) et les missions des campagnes. 410

Gaston de Renty (1611-1649) 411

Madeleine de Neuvillette (1610-1657). 413

Port-Royal… 414

Les Amis de la vérité 415

La Mère Agnès Arnauld (1593-1671). 416

Le bon docteur Jean Hamon (1618-1687). 417

et Pascal (1623-1662) 419

Des capucins défendent la mystique. 423

Jean-Evangéliste de Bois-le-duc (1588-1635) 423

Gregorio da Napoli (1577-1641) 423

Attaque et défense mystique 424

Pierre de Poitiers (-1683), conseiller et défenseur. 427

LE JOUR MYSTIQUE (1671) 427

Simon de Bourg-en-Bresse (-1694) 440

Paul de Lagny (-1694), missionnaire visiteur 446

L’EXERCICE MÉTHODIQUE… (1658) 448

LE CHEMIN ABBRÉGÉ DE LA PERFECTION (1673) 450

Alexandrin de la Ciotat (1629-1706) 457

LE PARFAIT DÉNUEMENT DE L’ÂME CONTEMPLATIVE (1680) 457

Des jésuites défendent la mystique 462

François Guilloré (1615-1684) 463

Claude-François Milley (1668 - 1720) 466

Jean-Pierre de Caussade (1675-1751) 467

470

4. Figures féminines. 470

L’influente « sœur Marie » des Vallées (1590-1656). 470

Marie de l’Incarnation (1599-1672) ursuline et canadienne. 477

I. la vie laïque de Marie Guyart : 479

II. La vie religieuse en France. 482

III. Au Canada. 483

La « bonne Armelle » (1606-1671) 499

Claudine Moine (1618 - apr.1655), couturière. 504

La béguine Marie Petyt (1623-1677) 508

Le couple Hélyot 515

5. Mystiques d’ailleurs 517

Mystiques juifs. 518

La Kabbale 518

Baruch Spinoza (? -1677) 519

Des mystiques d’outre-Rhin 519

Johann Arndt (1555-1621) 519

Jakob Böhme (1575-1624) 520

Sandaeus (1578-1656) 520

Angelus Silesius (1624-1677) 521

Catharina von Greiffenberg (1633-1694) 521

Spener (1635-1705) fondateur du piétisme 522

Mystiques des îles britanniques 523

Les poètes “métaphysiques” anglais. 523

Georges Herbert (1593-1633) 523

Thomas Traherne (1637-1674) 524

En Écosse : Henry Scougal (1650-1678) 525

Les Quakers : Georges Fox et Robert Barclay 526

Conclusion 530

Chronologie de la France religieuse : une « école française » ? 531

Tableau II reliant oratoriens et sulpiciens à leurs ami(e)s. 535













1Le titre dont le détournement est devenu célèbre du travail de Cognet sur Guyon et Fénelon.

2Si bien décrite par Ruusbroec (-1381).

3Quatre cent pages ou moins pour I, II, III, IV, IVb, V, VI soit au total 2700 pages.

En édition sous Lulu.com : Format Digest 14.0 x 21.6 Marges ht 2, bas 2, interne 2.5, externe 1.5 – Exemple d’un En-tête : « EXPERIENCES MYSTIQUES/ IV. de l’Ermitage à Madame Guyon et à Fénelon. »

4Lilian Silburn, « Le vide, le rien, l’abîme » in Le Vide, Expérience spirituelle en Occident et en Orient, Hermès 2, Nouvelle série, Éditions des Deux Océans, 1981.

5Yolande Duran-Serrano, Le silence qui guérit, Paris, 2010, p. 16.

6Évangile de Jean 3, 8.

7Benoît de Canfield, La Règle de Perfection, Arfuyen, 2008, [partie III, chap.] 7, p. 70.

8Lilian Silburn, « Le Vide, le Rien, l’Abîme », op.cit., souligne son dynamisme puis analyse ses degrés.

9Ruusbroec l’Admirable, La Pierre brillante, traduction et commentaire par Max Huot de Longchamp, « Sources mystiques », suivi de L’Ornement des Noces spirituelles, Traduction de 1606 par un chartreux de Paris, Centre St-Jean-de-la-Croix /Éditions du Carmel, 2010, 42.

10Galates 2, 20.

11Benoît de Canfield, op.cit.., III, 7, 72-73.

12 La section suivante « Opinions de quelques-uns » cite des auteurs érudits. Elle peut être omise par un lecteur peu tenté par l’exercice.

13Benoît de Canfield, op.cit.., III, 2, Ed. Arfuyen, 33.

14 Œuvres complètes du Pseudo-Denys, traduction Gandillac, Aubier, [1943], 1980, « Les noms divins », 146. [872D-873A].

15Jean Baruzi, Préface [1924] à la première édition de Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, 1931, XXIV. - Échappant à l’influence récente de l’école historique des Annales, J. Le Brun maintient cette approche : « …pour l’historien de la religion, le travail est désappropriation de soi et redécouverte de soi en une union avec l’autre qui est de l’ordre du sentiment, de l’ « intérieur ». Cette approche de l’autre ne peut que s’attacher à l’individuel… » (Introduction à J. Orcibal, Études…, 1997, 21).

16Nous avons cherché un meilleur synonyme à « mystique » : « spiritualité » est large et mou, « vie intérieure » conviendrait peut-être mieux, comme le reconnaissaient les « chrétiens intérieurs » quiétistes ou piétistes, ainsi que les quakers ouverts à la « lumière intérieure ».

17Nous présenterons une autre liste de douze compagnons choisis dans les trois volumes suivants.

18Nous n’évoquons guère le Mystère de la Trinité sinon comme circulation de l’Amour, les aspects cultuels … Par contre nous savons combien le recours à Jésus-Christ, médiateur, le « petit maître » de Mme Guyon, est essentiel à tout mystique chrétien.

19Les deux sources de la morale et de la religion, in Henri Bergson, Œuvres, P.U.F., 1959, 1177.


20Et commet le péché d’anachronisme si l’on tente de l’appliquer au x interprétations du passé.

21L. Kolakowski, Chrétiens sans Église, [Varsovie, 1965], Paris, Gallimard, 1969, 35 . Marxiste puis catholique à la fin de sa vie, le philosophe devint le critique sans concession de Main currents of Marxism, 1978.

22Le mot récurrent « Dieu » que le lecteur va constamment retrouver dans cette citation et par la suite, peut lasser certains ; on le dissociera de toute représentation anthropocentrique, retrouvant sinon l’apophatisme du moins la « grandeur divine » chère à l’école française. Mais cette grandeur est aussi éprouvée comme amour personnel, d’où l’usage très justifié et commode du substantif.

23L. Kolakowski, op.cit., p. 36 , fait appel à sa note 16, p. 67, qui cite in extenso -- nous en tirons ici des extraits -- [Pierre Poiret], Lettre sur les principes et les Caractères des principaux Auteurs mystiques et spirituels des derniers siècles., Bibliothèque de l'Université de la ville d'Amsterdam, ms. Bd 67 a, b, c. – Le texte est réédité dans : Pierre Poiret, Écrits sur le Théologie mystique, Préface, Lettre, Catalogue, 1700, introduction et notes par Marjolaine Chevallier, Millon, 2005.

24Henri Bremond, Histoire du sentiment religieux (11 vol., Paris, 1916-1933 ; rééd. avec études, d’importants compléments de l’auteur, l’indispensable Index, Grenoble, Millon, 5 vol., 2006). - On y adjoindra les autres ouvrages du même spirituel (les deux sens du terme conviennent à Bremond !) : il aborde Madame de Chantal (l’ouvrage fut mis à l’Index de par la grande influence qui lui est attribuée sur François de Sales), Fénelon (défendu avec flamme), la prière (traitée avec émotion et justesse). – La “querelle du modernisme” explique certains “excès” de ce défenseur des mystiques (voir : E. Goichot, Henri Bremond, historien du sentiment religieux, Paris, Ophrys, 1982).

25A. Tanquerey, Précis de Théologie ascétique et mystique, 5° éd., 1925. - Balma, qui vivait peu avant 1300, est l’auteur vénérable d’une Théologie mystique (Sources Chrétiennes [SC] 409/410, 1995) que nous citerons.

26Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, guide complet de la vie spirituelle, Centre Saint-Jean-de-la-Croix (Courtioux 36230 Mers-sur-Indre), 2008.

27Le Dictionnaire de Spiritualité Ascétique et Mystique, Doctrine et Histoire [DS] sera très fréquemment cité. Nous avons eu la chance de commencer à travailler juste à l’achèvement de cette immense et dernière entreprise de cette envergure dans le domaine de la tradition chrétienne catholique. Elle a été conduite de A à Z sur plus d’un demi-siècle. Il n’y manquait qu’une synthèse triée mystiquement : nous avons bénéficié à Chantilly de l’aide irremplaçable de son dernier éditeur, bienfaiteur et ami André Derville, S.J.

28Voir l’article “Mystique” du Dictionnaire de Spiritualité, tome 10, (1980), colonnes 1889 à 1984, [dénoté dorénavant : DS 10.1889/1984]. Il couvre donc près de cent colonnes ( !) dont se détachent « II A. La littérature mystique au Moyen Âge » par A. Deblaere ainsi que « III. La vie mystique chrétienne » par P. Agaësse et M. Sales. - Voir aussi d’autres renvois fournis aux Tables générales, ouverture “mystique, DS 17.487/8.

29Le choix effectué avant 1925 par A. Tanquerey Précis de Théologie ascétique et mystique, op. cit., s’avère filtré par le critère étroit d’orthodoxie propre à l’époque (on n’y trouvera évidemment pas Mme Guyon !), mais reste juste. -- La permanence doit satisfaire dans la longue durée au critère de stabilité essentiel validant tout travail tel que le nôtre : ce qui est vérifié si l’on considère les solides autorités du carme historien Honoré de Sainte-Marie, Tradition sur la contemplation, t. I, 1708 ; de Mme Guyon et Fénelon, Justifications [1694], 1720 ; de Pierre Poiret (ouvert à l’univers protestant), Écrits sur la Théologie mystique…, 1700 (rééd. M. Chevallier, Millon, 2005).

30On reprochera à Pierre Janet de généraliser une approche faite à partir de la seule (et folle) Madeleine ; la même erreur méthodologique – une courbe n’est pas définie par un point – affecte d’autres théoriciens abordant le champ mystique. Michel de Certeau, si attachant par ailleurs, établit sa Fable mystique sur la figure (fragile) de Surin.

31A. Poulain, Des grâces d’oraison, (1901, 10e éd. 1922).

32Voir : G. Mursell, English spirituality, 2 vol., S.P.C.K, London, & Westminster John Knox Press, Louisville, USA, 2001, pour un tableau très complet couvrant la spiritualité propre aux Iles Britanniques ; grande bibliographie répartie par chapitres, complémentaire de la nôtre qui favorise le monde latin catholique.

33 Un univers en soi ! Un choix ? La Philocalie (reprise des 11 vol. de l’éd. de Bellefontaine en 2 vol. : Desclée/Lattès, 1995) qui couvre les principaux auteurs jusqu’à la chute de Byzance). Pour la Russie : DS , art. “monachisme”& “Nil Sorskij” (E. Behr-Sigel) ; Vieux-croyants au XVIIe siècle & Avvakum (P. Pascal) ; renaissance au XIXe et début du XXe siècle : Séraphim de Sarov, starets d’Optino, Pèlerin russe, Spiridon, Chariton, Silouane ; modernes accessibles en français : L. Chestov (-1938), S. Boulgakov (-1944), S. Frank (-1950), V. Lossky (-1958), P. Evdokimov (-1970), Un moine de l’église d’Orient [Lev Gillet](-1980) ; la revue « Contacts » ouverte sur l’Occident.

34Sainte-Beuve, Port-Royal (1840-1867 ; rééd. Laffont, 2004) - H. Bremond, Histoire du sentiment religieux, op.cit.

35Il a été abordé par C. Belin, La Conversation intérieure, La méditation en France au XVIIe siècle, Honoré Champion, 2002.

36L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet Fénelon, Desclée, 1958.

37Henry F. Ellenberger, The discovery of the unconscious … the history and evolution of dynamic psychiatry, London, 1970, trad. française 1994, présente dans toute sa variété le domaine psychologique (et lui seul) depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle.

38Le problème posé par les anciennes orthographes et fontes -- f et s confondus, sur-ponctuation… -- s’avère un fantôme écarté en peu d’heures de pratique, ce qui ouvre un domaine immense commun à plusieurs langues -- comparez cela à l’effort d’apprentissage pour une seule d’entre elles ! La difficulté pour cerner le sens profond des rares mots-clefs essentiels à l’accès en profondeur d’un auteur mystique demeure entière, mais nul n’est avantagé, pas même les plus érudits, puisqu’il s’agit d’expérience intime.

39Philon d’Alexandrie (~15 av. J.-C. - 50 après) dans son De vita contemplativa (Cerf, 1963), décrit cette communauté. L’étude introductive par F. Daumas évoque aux pages 11 à 69 la retraite au désert dans l’Égypte ancienne et aux pages 60 à 65 la communauté du temple Serapeum.

40Galates 2, 20, cité ici selon la traduction catholique du XVIIe siècle de la Vulgate ancienne revue par Amelote.

41 Madame Guyon, Œuvres mystiques, Champion, 2008, “Discours spirituels”, 1.02 § II, pages 558-559.

42Charles Perrot, Jésus, coll. « Que sais-je ? », 1998, 122, citant Philippiens 2, 6-11.

43Culminant avec la matanza (tuerie) de 1391, v. Yitzhak Baer, Historia de los judios en la Espana cristiana, trad. de l’hébreu (Tel-Aviv 1945, 1959), Riopiedras, Barcelona.

44M. Bataillon, Érasme et l’Espagne, 1937 (réédition Droz, 1998, 24).

45S. W. Baron, Histoire d’Israël, [1957], trad. française 1961, 4 tomes ; B. Bennassar, L’Inquisition espagnole, 1979, pour une rapide mise au point ; J. C. Baroja, Los Judios en la Espana moderna y contemporanea, 3 vol., 2e éd. 1978 ; et surtout : Yitzhak Baer, Historia…, op. cit. , pour la période médiévale ; etc.

46The Zohar, translation and commentary by D. C. Matt, Stanford, 2004 sq.

47D. Bourel, Moses Mendelssohn, Paris, 2004.

48Au sein d’une bibliographie immense, soulignons l’apport oublié de L. Gillet, Communion in the Messiah, Londres, [1942], réédité Cambridge [2003], remarquable par sa recherche des convergences qui permettraient une harmonisation entre les traditions juives et chrétiennes selon le principe de tolérance « positive » où la valeur d’une combinaison des parties dépasse leur somme. Le même auteur, connu sous le nom du « Moine de l’Église d’Orient » a tenté de rapprocher Orient et Occident chrétiens.

49Les stoïciens, Pléiade, 1962 ; Sénèque, Entretiens, Lettres à Lucilius, 1993, 2004 (riche introduction de P. Veyne) ; Marcus Aurelius, London, Humphreys, 1902 (belle adaptation anglaise).

50L’apatheia devient progressivement pureté de l’âme, v. A. Guillaumont, Un philosophe au désert, Évagre le Pontique, 2004, 267 sq.

51 DS 14.1248/52.

52 DS 4.833 & 4.849.

53 DS, art. « Platonisme », en particulier les col. 12.1808/9 ; les Ennéades des Plotin sont traduites par E. Bréhier, 1924-1938, Belles Lettres, 6 vol. ; nouvelles traductions en cours.. – Claire et profonde introduction à Plotin par Bréhier, Histoire de la philosophie, P.U.F. , 2004.

54H. Crouzel pense qu’Origène suivit le cours d’Ammonios sur le traité de Porphyre Contre les chrétiens, DS 11.933. Voir E. Bréhier, prudent, Histoire de la philosophie, op.cit., 406.

55J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 1957, 90, & P. Verdeyen, La Théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, Paris, FAC, 1990, 9.

56Proclus, Théologie platonicienne, Belles Lettres, 6 vol., Introduction par H. D. Saffrey au vol. I, 1968, XXVII ; voir : « L’école d’Athènes au IVe siècle », XXXV-XLVIII.

57L’hymne ouvre Les Stoïciens, op.cit. , 7.

58Proclus, Hymnes et prières, trad. de H. D. Saffrey, Arfuyen, Paris, 1994, 79 ; Firmicus - Porphyre – Sallustus, Trois dévots païens, trad. de A.J. Festugière, Arfuyen, Paris, 1998 ; le dernier feu antique est admirable chez Damascius (Des premiers principes en 1 vol., trad. Galpérine, Verdier, 1987).

59Rapporté par son biographe éditeur et disciple Porphyre.

60Bréhier, Histoire…, op. cit., 2004, 419 sq.

61Proclus, Théologie platonicienne, vol. I, 108 & 110.

62En particulier peu avant la chute de Constantinople en 1453, par l’intermédiaire des membres du groupe constitué autour de Pléthon, le cultivé plénipotentiaire de l’accord trop tardif entre les deux Églises, qui gouverna à Mistra un lambeau du Péloponnèse sous autorité grecque, situé à mi-chemin entre une capitale déjà isolée et l’Italie (Jeremi M.F. Wasiutynski, The Solar Mystery, Solum Forlag, Oslo 2003, 67 sq.).

63Fénelon compose Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie peu après sa rencontre avec Mme Guyon (rééd. Fénelon, La Tradition secrète des mystiques, Arfuyen, 2006).

64Citations de Basile du Contre Eunome et, DS 1.1277/8, extraits Hom. 20 & De spiritu sancto.

65Traduction de La vie de Moïse…, Sources Chrétiennes SC n°1bis ; sur G. de Nysse, DS 6.971/1011.

66Préface à La vie de Moïse…, op.cit., 26-27.

67La vie de Moïse…, § 24-25, SC n°1bis, 121.

68Ibid., § 120-121, 179.

69Ibid., § 229 à 236, 265.

70Citations : La Trinité, Études augustiniennes, 16, 1991, II. Les Images, 71 & 63. – Au sein d’une immense littérature : Paul Agaësse (-1979), L’anthropologie chrétienne selon saint Augustin, Paris, Médiasèvres, 2004 ; Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, [1970], 1995.

71Dictionnaire critique de théologie, 1998, 964a.

72« Nous essayons d’abord de voir le soleil, et de loin du moins nous le voyons ; mais plus nous allons à lui, moins nous le voyons et à la fin nous ne voyons plus ni lui ni les autres choses. Au lieu d’être œil qui reçoit la lumière, nous sommes devenus la lumière elle-même » (Damascius, Des premiers principes, trad. Galpérine, 222).

73Pseudo-Denys, Œuvres complètes… trad. Gandillac, Aubier, [1943], 1980. [Noms divins : 701C-708A sur le Bien, le Beau, l’intériorité, 712C-713D sur l’amour, 872A-873A sur l’inconnaissance. Hiérarchie céleste : 165A-168A] ; DS 3.244/429 ; J. Krynen [thèse disponible aux Archives Saint-Sulpice, annotée par Orcibal] ; R. Roques, L’univers dionysien, 1983.

74Pseudo-Denys, Œuvres…, op.cit., « Les noms divins » 101 et 102, [704A et 705A].

75Le centre de révolution caché qui sous-tend les limites ou frontières au sein desquelles sont canalisés certains phénomènes dynamiques, tels que des trajectoires fermées qui, considérées individuellement, sont chaotiques (dont les révolutions ne répètent jamais le même parcours).

76Ibid., 104 [708A-B].

77Ibid., « La hiérarchie céleste »,198 [168A].

78Une belle analogie « par réflexion » a été proposée par un disciple d’Ibn ‘Arabi : l’analogie optique d’Amoli (-1385) utilisant les moyens connus à son époque (optique « par réflexion ») est explicitée par H. Corbin, Le paradoxe du monothéisme, L’Herne, 1981, LP, 1992, 27 sq. Elle permet « d’intégrer et de différencier », de voir à la fois la flamme unique divine (centrale) et les multiples miroirs (ces derniers seuls perçus par la plupart des hommes malgré l’Image unique qu’ils reflètent).

79Madame Guyon, Correspondance I, Paris, Champion, 2003, lettre à Fénelon n° 201, novembre 1689, 423. - Ces « miroirs pénétrés » sont des lentilles dont les propriétés optiques furent découvertes au début du XVIIe siècle ; en 1609 Galilée apprend l’existence du télescope hollandais, qu’il réinvente, publiant l’année suivante Sidereus nuncius, « le messager des étoiles ».

80  L. Regnault, Paroles du désert d’Égypte, Solesmes, 2005, commente un apophtegme par chapitre pour une dernière retraite destinée à des carmélites. Par ailleurs auteur de Sentences et Apophtegmes des Pères du désert, Solesmes ; nombreux volumes d’auteurs ascétiques et mystiques dans les collections « Sources Chrétiennes » (éd. Cerf) et « Spiritualité Orientale » (éd. Bellefontaine) ; Philocalie des Pères Neptiques (trad. Touraille, éd. Bellefontaine, rééd. Lattès 2 vol., 1995) ; en ce qui concerne l’Occident, étude dans La spiritualité du Moyen Âge, Première partie, par Dom J. Leclercq, Aubier, Paris, 1961.

81Jean Cassien, Conférences, coll. « Sources Chrétiennes ».

82 DS 8.370 sq.

83 Saint Jean Climaque, L’Échelle sainte, collection « Spiritualité Orientale », éd. de Bellefontaine, n°24, 1999, « Introduction » par le P. Deseille, 10.

84Ibid., 12.

85Ibid., Quatrième degré, §13-14 [4, 13-14].

86Ibid., 4, 135.

87Ibid., 30, 11.

88Ibid., 5, 28. Allusion à Luc 7, 47.

89Ibid., 27, 71.

90Ibid., 5, 46.

91Ibid., 28, 46.

92Ibid., 26, 1.

93Ibid., 30, 8. Allusion à I Cor. 13, 5.

94Ibid., 27, 89.

95Ibid., 28, 45.

96Ibid., “Lettre au pasteur”, 54.

97Philocalie des Pères Neptiques, op. cit. : 1580 grandes pages.

98Robert Beulay, L’enseignement spirituel de Jean de Dalyatha, mystique syro-oriental du VIII e siècle, Beauchesne, 1990. Citation p. 406. Par quelque secrète symbiose, R. Beulay sait rendre compte précisément et admirablement des étapes de la voie  proposée : purification, sanctification et illumination, union …

99Syméon, Chapitres Théologiques Gnostiques et pratiques, SC 51bis (1957) ; Catéchèses I, II, III, SC 96, 104, 113 ; Traités Théologiques et éthiques I & II, SC 122 & 129 ; Hymnes I, II, III, SC 156, 174, 196 (1973).

100 DS 14.1391.

101Hymne III.

102Hymne XXXIII.

103Hymne XVI.

104Hymne XV.

105O résurrection soudaine, ô miséricorde infinie !

O toi qui dans le buisson des pensées as jeté le feu,

Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé telle la clef d’une prison.

Tu es venu chez les pauvres comme une aumône, pareil à la grâce divine.

Toi le chambellan du soleil, toi nécessaire à l’espoir,

Tu es le but et le chercheur, tu es la fin et le commencement,

Tu es apparu dans les cœurs, tu as orné les pensées.

C’est toi qui présentes la demande, et c’est toi aussi qui l’exauces

(Rûmî, Odes mystiques, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et M. Mokri, Klincksieck, 1973 : ici citée l’ouverture de la première ode).

106 DS 14.1398 ; citation : SC 129, 247.

107SC 129, 221.

108Ibid., 11, 13.

109Ibid., troisième série, 38.

110Il n’est pas facile dans les royaumes chrétiens de saisir le pouvoir par un assassinat trop visible, comme c’est le cas dans les sultanats musulmans : l’assassin du jour est cité le vendredi suivant à la mosquée comme le nouveau détenteur du pouvoir - effet pervers inattendu d’une séparation des pouvoirs pourtant à priori souhaitable vu de nos yeux modernes.

111Selon Miguel Asin Palacios, La escatologia musulmana en la divina comedia, ediciones Hiperion. (trad. : Dante e l’Islam, Milano, 2005).

112G.Théry, Tolède , Grande ville de la renaissance médiévale, Point de jonction entre cultures musulmanes et chrétienne, Ed. Heintz, Oran.


113Aflaki, Les saints des Derviches tourneurs, trad. Huart, § 272 (rééd. Paris, 1978).

114Madame Guyon, Œuvres mystiques, op. cit., «  Discours spirituel 2.52, Sur le sacrifice absolu et l’indifférence du salut  », 709.

115Sources majeures : Encycl. of Islam ; Encycl. Iranica ; M. Molé, Les Mystiques musulmans, PUF, 1965 ; J. S. Trimingham, The sufi orders in Islam, Oxford, 1971; A. Schimmel, Mystical dimensions of Islam, Chapel Hill, 1975 ; etc. - Les commentaires indispensables à la compréhension des textes traduits font en général défaut. Le Divan d’Hafez de Chiraz commenté par C.H. de Fouchécour, Verdier-poche, 2006, constitue l’exception remarquable qui, introduisant aux symboles maniés dans des poèmes à la fois codés et personnels, peut aider à l’approche des grands poètes de la Perse.

116Toutefois nombreux sont ceux qui évitèrent tout étalage de dévotion. Ainsi les membres de la naqshbandiyya largement répandue dans les milieux urbains d’artisans, ne portent aucun vêtement distinctif, pratiquent une prière (dikr) silencieuse, ce qui facilita le maintien d'une véritable vie intérieure dans les conditions oppressives des pouvoirs timourides, safavides, turcs. Un tel ordre regroupe des traits « soufis » propres aux périodes de consolidation (une organisation rendue nécessaire par l'état anarchique provoquée par les invasions mongoles et leurs suites), avec des traits propres aux « hommes du blâme » du Khorassan .

117Sulami, La lucidité implacable, par R. Deladrière, Arlea, 1991, 1999 ; Kharaqani, Paroles d’un soufi, par C. Tortel, Seuil, 1998.

118Descartes reprendra une démarche parallèle avec une clarté d’exposé comparable mais sans atteindre au terme mystique ; Bergson établira à la fin de sa vie une hiérarchie couronnée par le vécu mystique.

119Sa pensée est d’un accès difficile, sinon par sa belle poésie auto-commentée (comme le fera plus tard Jean de la Croix) dont : L’interprète des désirs, présentation et traduction par Maurice Gloton, Albin Michel, 1996 ; très nombreuses traductions disponibles ; on lui a longtemps attribué le beau et bref Traité de l’Unité.

120Al-Ghazali, Al-Munqid min adalal (erreur et délivrance), trad. F. Jabre, Beyrouth, 1969, 99 & 100.

121Inspiré de Guy Casaril, Rabbi Siméon bar Yochaï et la Cabbale, « Maitres spirituels », Seuil, 1961, 175 sq.

122Résumé établi à partir de Vincent Desprez, Le Monachisme primitif, Des origines jusqu’au concile d’Éphèse, Bellefontaine, 1998. 

123L’Islam paraît - surtout compte tenu d’un assoupissement sur le plan philosophique et critique à l’époque moderne qui laisse du champ aux intolérances - quelque peu éloigné du tronc commun biblique. On oublie l’importance de Moïse, de Jésus, de Marie, dans le Coran. Un Faouzi Skali, auteur de Jésus dans la tradition soufie, Paris, 2004, tente d’établir un dialogue en profondeur, sans tricher sur sa fidélité envers sa tradition.

124On peut s’étonner de l’absence dans cette liste de François de Sales, de Condren et de bien d’autres... Ces figures sont soit essentiellement spirituelles, soit laissant moins d’écrits significatifs du point de vue mystique.

125Exceptionnellement ce dernier compartiment très ouvert géographiquement remonte avant le XIe siècle.

126Voir : Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques, Introduction de J.–M. Déchanet, SC 82, 1961, 1998, page 10 note 2. L’importance de cette rencontre entre les deux grands spirituels a été soulignée par A. Deblaere, P. Verdeyen, M. Huot de Longchamp.

127Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques, Cerf, « Sources chrétiennes » [SC], [1962], 1998, Introduction, 10, note 2. Déchanet a rédigé sa préface en 1960 en Afrique, au monastère Saint-Benoît du Katanga.

128Dom Guy Oury, L’héritage de saint Benoît, Initiation aux auteurs spiritueles de l’Ordre, Solesmes, 1988, 38-39.

129Dom Guy Oury, L’héritage de Saint-Benoît, introduction aux auteurs spirituels de l’Ordre, Solesmes, 1988 ; dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Cerf, 1957.

130Lettre aux frères du Mont-Dieu, SC 223, § 1, 145.

131 J. Déchanet, Guillaume de Saint-Thierry, Beauchesne, Paris, 1978, 137 & 132.

132 P. Verdeyen, La théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, FAC, Paris, 1990, 14.

133Lettre aux frères du Mont-Dieu, op.cit., 381.

134Miroir de la foi, 390d.

135Exposé sur le Cantique, SC 82, 166.

136Guillaume de Saint-Thierry, La contemplation de Dieu, SC 61 bis, 113.

137Guillaume de Saint-Thierry, Miroir de la foi, SC 301, 394a. Cité par Déchanet dans ses notes à la Lettre aux frères du Mont-Dieu, op. cit., 410-411.

138Avec toutefois des différences de la dualité chrétienne à l’unicité en terre d’islam : « Mon âme a été créée dans ton amour ; je ne connais donc ni le ciel ni l’enfer. Si tu me brûles et me réduis en cendres, on ne trouvera pas en moi un autre être que Toi. Je Te connais, mais je ne connais ni la religion, ni l’infidélité » (Attar, Le langage des oiseaux, trad. Garcin de Tassy, 1843, chap. XXXVI, 169).

139 DS 13.791. Sur les cisterciens v. DS 13.736/7, (I. Robert de Molesme) ; DS 13.737/814 (II. La spiritualité cistercienne) ; DS 5.274/87 (Feuillants). 

140 DS 1.1454/99 (Bernard de Clairvaux).

141Saint Bernard, Œuvres I, Aubier, 1945, Introduction de M.-M. Davy, 33, cit. Epist. CIV, 3, c., 240a.

142Ibid.,  I, 267, faisant référence à I Cor. 12, 3.

143Ibid., I, 217/8, inspiré de Sévère de Milève : “…la sagesse incarnée de Dieu ... demande que Dieu soit aimé sans mesure”.

144Ibid., II, 126/7.

145Ibid., II, 71.

146Ibid., I, 254, faisant référence à I Jean, 4, 8.

147Ibid., II, 152-155.

148La spiritualité du Moyen-Âge, Deuxième partie par Dom Fr. Vandenbroucke, Aubier, 1961, 282 sq., citation : 294 ; DS 7.901/939.

149R. Baron, Hugues et Richard de Saint-Victor, introduction et choix de textes, “Le Gage des divines fiançailles”, traduction du De arrha animae, 94-102. 

150Ibid., op.cit., 96 sq.

151Galates, 2, 20, verset invoqué par tous les mystiques chrétiens.

152Ibid., op.cit., 125-133.

153Citation des Coutumes, DS 2.716.

154DS 2.724 – v. sur les chartreux, DS 2.705/776.

155DS 2.725/7.

156Voyage littéraire…, Paris, 1717, 251, cit. DS 2.731.

157DS 6.1169.

158Guigues II, Lettre sur le vie contemplative (l’Échelle des moines) / Douze méditations, SC 163, 1970, “Introduction”, 33 et 48.

159DS 6.1169/75 (Guigues I) ; DS 6.1175/6 (Guigues II) ; DS 6.1176/9 (Guigues du Pont) - Outre les volumes SC 88 ou 274 (Lettres des premiers chartreux) et SC 163, v. Guigues du Pont, Traité sur la Contemplation, Analecta Cartusiana, 1985.

160Guigues II, Lettre…, SC 163, “Lettre, XII Récapitulation”, 107-109.

161Ibid.,Lettre…”, 103.

162Ibid.,Lettre…”, 105-107.

163Ibid.,Lettre…”, “Méditation V”, 151.

164Ibid., “Lettre…”, page 115 faisant référence à Matthieu 7, 7 et 11, 12.

165Ibid., “Méditation X, 185 ; vertu pour virtus : qualité, vigueur, énergie.

166 DS 7.859/873 ; Hugues de Balma, Théologie mystique, SC 408, 1995.

167 DS 7.871.

168 DS 2.705/776 (art. « Chartreux », dont en fait toute une partie est consacrée à ce Denys) ; DS 3.430/49 (art. « Denys le Chartreux »).

169Justifications [assemblées l’été 1694 avec Madame Guyon en préparation du procès dit des « Journées d’Issy »], tome III comportant les contributions de Fénelon.

170De donis Spiritus Sancti, 523A (cité en DS 3.436).

171Œuvres, Tome 38, 406A & 394A.

172 DS 12.715.

173 DS 13.725 (P. Verdeyen, art. « Ruusbroec et ses disciples »).

174DS 12. 719 sq. (P. Verdeyen, art. « Les béguines »)

175L’Amour et la Dilection, La vie de Christine de Stommeln suivie de Lettre de Pierre et de Christine (1267-1289), 2005, William Blake and Co, diffusion Les Belles Lettres., 21. – À nos yeux le poème intitulé «  Les vertus de Christine de Stommeln ou l’enrichissement de la nature par la grâce » qui ouvre cette « idylle mystique », cité ici très partiellement, n’est autre que le compte-rendu d’un vrai rapport entre disciple et maître spirituel.

176« C’est là que nous recevons la douce Vie vivante que la Vie donne à la vivante vie. On l’appelle Source vive, parce qu’elle nourrit et garde en l’homme l’âme vivante. »

177J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers, Seuil, 1954, 78-79 [l’introduction, qui couvre cinquante pages denses, et les notes sont très précieuses], réédition 1994. – Autres œuvres d’Hadewijch : Lettres spirituelles / Béatrice de Nazareth, Sept degrés d’amour, trad. J.B. P[orion], « Ad Solem », Genève, 1972 ; Les Visions, trad. G. Epiney-Burgard, Ad Solem, 2008 ; The complete works, [Lettres, Poèmes, Visions] by mother Columba Hart, o.s.b. , « Classic of Western Spirituality », Paulist Press, New-York, 1980.

178Ibid., 117.

179Hadewijch Lettres spirituellesop. cit., 170 - Nous ne pouvons tout citer des Lettres XVIII « La nature de l’âme et son repos divin »  & XX, « Les douze heures mystérieuses »  [les degrés de l’Amour].

180Ibid., 120-121.

181Ses poèmes sont traduits dans : J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers, op.cit., 116-182, comme venant d’une “plume différente” (Introduction, 45) .

182 DS 12.721.

183Ibid., 170-171.

184Ibid., 182.

185Hadewijch, The complete works, op. cit., pages 4-5. : « …Hadewijch’s authority among the Beguines met with opposition ... she was threatened with an accusation of teaching quietism ... was evicted ... It may perhaps be conjectured that … she offered her services to a leprosarium or hospital for the poor… »

186Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, trad. M. Huot de Longchamp, Albin Michel, 1984. Nous venons de reprendre des éléments biographiques donnés dans sa vivante introduction. - L’édition critique du Miroir de Marguerite Porete (-1310) en vieux français a été livrée sous la rubrique du «  libre esprit  » par Romana Guarnieri, Il movimento del Libero Spirito, Edizioni di storia e letteratura, Roma, 1965. - Cette érudite définit - une seule fois - cet esprit libre comme  « doctrine quiétiste de la conformité à la volonté divine »,  ce qui ne trouble pas !

187Le lecteur sera aidé par les “indications scéniques” et les “Quelques points de repère…” donnés en fin d’introduction par M. Huot de Longchamp, op. cit., 32-35.

188Ibid., 55 et 64 (pour les commentaires II à IV), 68.

189Ibid., page 95. Cette image rappelle l’image marine utilisée avant par Syméon le Nouveau Théologien (-1022), ou après par Jean-Évangéliste de Bois-le-duc  (-1635) qui évoquera «  la nacre de perle de la mer salée… » . On pourrait constituer deux anthologies de comparaisons naturelles : l’une avec la mer, l’autre avec la montagne.

190Ibid., 116.

191Ibid., 200.

192Hadewijch d’Anvers, op.cit., note de J.-B. P[orion], 185.

193DS 1605, Monachisme féminin ».

194DS 7.505/521. Cit. : 7.519.

195DS 7.1239/1242. Relation avec le monde  « rendue possible à cette époque par une législation moins stricte concernant la clôture des moniales ».

196DS 10.877/885. Cit. : 10.880.

197DS 10.873/7.

198DS 6.331/9.

199Gertrude d’Helfta, Œuvres spirituelles, Tome III Le Héraut, Introduction, texte critique, traduction et notes par Pierre Doyère, moine de l’Abbaye Saint-Paul de Wisques, SC 143, Cerf, 1968 : Livre III, Ch.ap. XI, 49.

200Livre III, Ch.ap. XVII, 77, 79.

201Livre III, Chap. XXX, 155.


202L. Cognet, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968 ; DS 13.506-521 (1987).

203Hadewijch, The complete works, 1980, op. cit., page 70, Letter 12 : « They who strive and desire to content God in love begin here on earth that eternal life by which God lives eternally. »

204Eckhart, Œuvres, trad. P. Petit, Gallimard, 1942 (et rééd. récente NRF poche), 58. [dorénavant : Eckhart, Œuvres…]. Cette traduction inspirée est faite à partir de l’ancienne édition Buttner / Pfeiffer - Les traductions plus récentes de J. Ancelet-Hustache, 1974, A. de Libera, 1993, G. Jarczyk et P.-J. Labarrièrre, 1998, 2009, sont faites à partir des travaux critiques de J. Quint et de ses collaborateurs. Mais: «  personne ne pourrait nous empêcher de penser in petto que le pseudo-Eckhart est, lui aussi, un vrai Eckhart – et de préférer les anciennes éditions. » (Avant-propos de P. Petit , 11).

205Eckhart, Œuvres…, 109.

206Eckhart, Œuvres…, 207-208.

207DS 13.516-517.

208E. Gilson, La philosophie au Moyen Âge, 2e éd., Payot, 1952, 699. –- Approche parallèle mais plus brutale dans Kolakowski, Main currents of Marxism, Norton, 2004, 27 sq., §5. “Eckhart and the dialectic of deification” : « …unremitting conviction that Being and God are one and the same … Hence the question as to the reason of creation does not figure, properly speaking, in his sermons and writings. »

209Eckhart, Œuvres…, 157.

210 DS 4.99/101 (et v. la suite : DS 4.101/110).

211 Bréhier, Histoire…, op.cit., 2004, pages 658 sq. (et v. sa présentation de Guillaume d’Ockham, pages 650 sq.).

212 DS 13.518/9.

213 Introduction au Chant d’amour de Rolle, SC 168, 75.

214DS 13.513.

215 Ibid. La citation est de Tauler, Sermons, éd. Vetter, 15.

216 DS 13.515.

217 Eckhart, Œuvres, trad. P. Petit, Gallimard, 1942, 58.

218Ibid., 109.

219Ibid., 280-281.

220v. DS 4.93/116, art. « Eckhart » ; L. Cognet, Introduction…

221« Livret de la vérité », Livre III, 32. in L’œuvre mystique de Henri Suso, Introduction et traduction du R.P. Benoît Lavaud o.p., Egloff, Fribourg, 1946.

222L’œuvre mystique de Henri Suso, op.cit., 73.

223DS 7. 234.

224DS 7. 236/46.

225Sermon IV. « Iterum relinquo  » in L’œuvre mystique de Henri Suso, op.cit., Livre IV, 195.

226Ibid., 81

227« La Vie » in L’œuvre mystique de Henri Suso, op.cit., 168-169.

228Sur Merswin, v. DS 10.1056/8. Sur tout le milieu, v. L. Cognet, Introduction..., chap. V, « Le mysticisme germanique médiéval » ; B. Gorceix, Amis de Dieu en Allemagne au siècle de Maître Eckhart, Paris, 1984.

229 DS 15.61/71, dont les citations précédentes.

230Tauler, Sermons, trad. E. Hugueny – G. Théry – M.A.L. Corin, Cerf, Paris, rééd. 1991, 36.

231Ibid., 61.

232Le Vijñana Bhairava, traduit et commenté par L. Silburn, De Boccard, Paris, 1959, « Introduction », pages 15-16. Bhairava désigne, dans le Sivaisme du Cachemire médiéval, le Dieu suprême, Conscience encore indifférenciée.

233Tauler, Sermons, op. cit., 16-17 pour les deux dernières citations.

234Ibid., 212-213.

235Ibid., 323-325.

236Ibid., 442..

237Ibid., 334.

238Ibid., 654-655.

239Ibid., 181-182.

240Œuvres complètes de J. T., 8 volumes [les Sermons occupent 4 volumes], traduction de E.-P. Noël, 1911-1913 - Tauler, Sermons, trad. sur l’allemand de E. Hugueny – G. Théry – M.A.L. Corin, Cerf, Paris, 3 vol., 1927-1935, rééd. 1991 en un volume.

241 DS . 1572.

242La situation devient totalement incontrôlable dans une tradition orientale telle que le bouddhisme. Heureusement de grands érudits - Lamotte pour L’enseignement de Vimalakîrti, Conze pour The large sûtra on Perfect Wisdom - n’hésitent pas à « pécher par contamination » (i.e. à réaliser des reconstitutions à partir de plusieurs sources).

243« L’Imitation de la Vie pauvre de N.S.J.C. », édition A. Tralin, Paris, 1914, constitue le 9e volume ajouté aux Œuvres complètes de J. T . traduites par E.P. Noël, op. cit. La traduction de l’Imitation fut réalisée à partir de l’allemand “par un prêtre du diocèse de Strasbourg” qui a voulu rester anonyme.

244Ibid., « Introduction », 17.

245Ce dernier semble être l’auteur de la note la plus longue que nous ayons jamais rencontrée : Elle couvre la majeure partie des pages 50 …à 75 ! Note très intéressante par sa profondeur, malgré son tribut à l’idéalisme post-kantien en vogue au début du XX e siècle, qui aurait pu devenir une préface si son auteur probable avait consenti à sortir de son anonymat.

246Ibid., 355-356.

247Ibid., 377.

248Ibid., 419-424.

249A. Wautier d’Aygaliers, Ruysbroeck l’Admirable, Cahors 1909, 1923, 105-108. L’approche “sociale” et des options affirmées portant sur la spiritualité de Ruusbroec ont nui à la réputation de cet ouvrage attachant. – Les luttes sociales se produisent aussi ailleurs, en Italie par exemple, à Lyon, etc., d’où notre récit assez long visant à ne pas perdre de vue le dur vécu social où prennent place la majorité de nos témoins d’un vécu intérieur qui pourrait paraître se produire dans quelque retraite « éthérée ». Que l’on songe aux mémoires d’époque de Philippe de Commynes, son récit d’une tuerie de la piétaille à laquelle il assista ; celui de la traque de misérables gens dans les forêts d’Ardenne par les gens d’armes (Livre II, chap. XIII)…

250M. de Barante, Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois, 1364-1477, Paris, 12 vol., 1837-1838.

251Paul Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, Cerf, Paris, 1990, 7 ; v. aussi : DS 8.659/97, art. « Jean Ruusbroec » d’A. Ampe ; L. Cognet, Introduction aux mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1968, chap. VI « Ruusbroec » ; v. surtout les introductions à la grande édition critique en dix volumes des Œuvres de Ruusbroec (Corpus Christianorum, Brepols).  Nous reviendrons bientôt sur cette édition dans une note qui la décrit.

252D. Jean Rusbroch ou de Ruysbroeck, Vie et Gestes suivis de son livre très parfait des Sept degrés de l’amour, [par Hello], Paris, Chamonal, 1909, 1-68.

253Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, op. cit.,13.

254Vie et Gestes…, op. cit., chap. IV, 12-13.

255 DS 2.466, art. « chanoines réguliers ».

256Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, op.cit., 34.

257Ibid., 38.

258 DS 12.724/5 (art. “Ruusbroec”, P. Verdeyen).

259Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, op. cit., 42.

260Vie et Gestes…, op. cit., 47.

261Ou Miroir de la vie éternelle.

262Édition critique dans le Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, volumes CI à CX, Brepols, 1989 sq. , où le texte critique brabançon, l’anglais, le latin et les variantes sont donnés en parallèle ; traduction récente par le bénédictin dom André Louf : Jan van Ruusbroec, Écrits, Bellefontaine, 1993 sq. ; traductions anciennes de Wisques (puis d’Oosterhout) : Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable, Bruxelles, Vromant, 1915-1938 ; belles introduction et traduction par Bizet : Ruysbroeck, Œuvres choisies, Aubier, 1946.

263Voici les titres en quatre langues des œuvres suivant l'ordre de composition indiqué par Verdeyen, ce qui s’avère utile pour entreprendre une lecture suivie des douze pièces du corpus lorsque l’on fait presque nécessairement appel à plusieurs éditions (celle de référence du Corpus Christianorum , outre son coût, ne fournissant pas de traduction française) :

1. Royaume des amants - Dat rijcke der ghelieven - The realm of Lovers - Regnum Deum amantium,

2. Les Noces spirituelles - Die geestelike brulocht - The spiritual espousals - De ornatu spiritalium nuptiarum,

3. La Pierre brillante - Vanden blinkenden steen - The sparkling stone - De calculo…,

4. Les quatre tentations - Vanden vier becoringhen - The four temptations - De quatuor…,

5. De la foi chrétienne - Vanden kerstenen ghelove - The Christian faith - De fide et iudicio,

6. Le livre du Tabernacle spirituel - Van den geesteliken tabernakel - The Spiritual Tabernacle - In tabernaculum foederis commentaria,

7. [ici débutent les écrits achevés ou composés entre 1346 et 1361 à Groenendael :] Première lettre (à soeur Marguerite) - Brieven - Letters – Epistolae,

8. Les sept clôtures - Vanden seven sloten - The seven enclosures - De septem custodiis,

9. Le Miroir de la vie éternelle - Een spieghel der eeuwigher salicheit - A Mirror of Eternal Blessedness - Speculum aeternae salutis,

10. [peu avant 1359 :] Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituelle - Van seven trappen - The seven rungs - De septem amoris gradibus,

11. Livre de la plus haute vérité - Boecsken der Verclaringhe - Little book of Enlightment - Samuel sive apologia,

12. Les Douze Béguines - Vanden XII beghinen - The twelve Beguines - De vera contemplatione.


264J. Orcibal, « Vers le vrai Ruysbroeck » (1976), Études d’histoire et de littérature religieuses, Paris, 1997, pages 835-845.

265P. Verdeyen, DS 12.727/8.

266Les sept degrés d’amour spirituel in Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable, traduction des bénédictins de Wisques, 263. (cité par P. Verdeyen, DS 12.726).

267 J. Chambron, « Les trois avènements du Christ dans l’âme d’après Ruysbroeck l’Admirable » in Hermès I,  Les Voies de la Mystique, Les Deux Océans, Paris, 1981, 119 (réédition 2008).

268Jan Van Ruusbroec, Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis », vol. CIII, Brepols, 1988, 148-601.

269Rolfson (1988) : Die Geestelike Brulocht, Corpus Christianorum, vol. CIII, 598.

270Bénédictins de Wisques (1920) : Œuvres…, op. cit., vol. III, 219.

271Bizet (1946), op. cit., 365.

272 Louf (1993) : Jan van Ruusbroec, Écrits II, op.cit., 217.

273Die Geestelike Brulocht, Corpus Christianorum, vol. CIII, 599. _ Le glossaire brabançon anglais, pages 637 sq., donne pour chaque mot toutes ses occurrences dans les Noces ; pour la forme des mots les plus courants et pour une introduction grammaticale v. A. van Loey, Introduction à l’étude du Moyen-Néerlandais, Aubier, 1951. - Il est facile, au moins pour une phrase-clé, aidé par la translittération anglaise, de remonter au brabançon, voisin de l’anglais médiéval.

274Bizet (1946), op. cit., “Les Noces spirituelles”, 179-361 ; nous omettons les références de chaque passage : cet aperçu n’est proposé que pour inciter à l’approche du texte complet, car chaque nouvelle lecture conduit à un choix différent… - On se reportera au choix proposé par J. Chambron, « Les trois avènements du Christ dans l’âme d’après Ruysbroeck l’Admirable », op.cit., 119-139.

275Bizet, op.cit.,189.

276Ibid., 191.

277Ibid., 209.

278Ibid., 213.

279Ibid., 226.

280Ibid., 236.

281Ibid., 237.

282Ibid., 238.

283Ibid., 264.

284Ibid., 281-282.

285Ibid., 300.

286Ibid., 305. L'esprit est une demeure de Dieu qui ne saurait sortir de Lui-même.

287Ibid., 311-327.

288Ibid., 327-328.

289Ibid., 329.

290Ibid., 332.

291Ibid., 349, 350, 351.

292Ibid., 353-354.

293Ibid., 355.

294Ibid., 365.

295 DS 8.606.

296Ce que nous avons souligné dans la section consacrée aux deux Hadewijch .

297cit. in P. Verdeyen, Ruysbroec l’Admirable, 67-68.

298Ibid., 75.

299Mouvement spirituel né au Pays-bas qui prit forme en deux institutions : Frères et soeurs de la vie commune, chanoines de la congrégation de Windesheim.. (DS 3.727/747 mis à jour table DS 17.165 ).

300Ibid., 82 - Sur la vie remarquable de Grote (ou Groote), l’expansion de sa fondation, les maîtres, le déclin et l’influence ascétique, v. DS 3.727/47, art. “Dévotion moderne” ; v. DS 6.265/74, art. “Gérard Groote”; G. Epinay-Burgard, Gerard Grote (1340-1384) et les débuts de la dévotion moderne, Wiesbaden, 1970.

301 DS 6.267 & 272.

302 DS 12.729.

303 DS 5.427/34.

304 DS 3.727.

305P. Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, op. cit., 92. 

306Aux origines de la Devotio Moderna, Gérard Zerbolt de Zutphen, La Montée du cœur & Manuel de la réforme intérieure, 2 vol de la coll. « Sous la Règle de Saint Augustin », Brepols. – Cit. : « Introduction », premier vol., 32.

307DS 3.730, 3.733/4.

308DS 10.1516/21.

309 DS 10.1521.

310Erwin Panofsky, Les Primitifs flamands, Hazan, 438. - Sans souci de mélange des genres, on devrait compléter tout exposé de traces écrites de la vie intérieure en se référant à des peintres  (Fra Angelico, Rembrandt) ; à des compositeurs (Tallis ou Palestrina, Monteverdi, Bach). L’ouverture par la musique est la plus directe qui soit possible, insaisissable par l’intellect car inscrite dans la durée.

311 DS 3.745.

312Gerlac Peters, Le Soliloque Enflammé, Trad. [de l’édition de Cologne de 1616] par Dom E. Assemaine, moine de Saint-Paul de Wisques, Saint-Maximin, Var, c. 1921, 45 puis pages 143, 144, pour les extraits suivants ; Gerlac, Les Soliloques enflammés avec Dieu, Arfuyen.

313Le Soliloque Enflammé, op.cit., 97.

314Ibid., 143-144.

315Citation extraite de l’art. « Peters » par Guido de Baere, DS 12.1193/4.

316Ibid., 144-145.

317Ibid., 70-71.

318Ibid., 118-119.

319Ibid., 122-123.

320 DS 7.2339/67. 

321Ibid., chap. XV.

322Ibid., III, 8.1.

323DS 7.358. (v. DS , 7.346/66, art. « Herp »).

324Formant à nos yeux le trésor de Mistici Francescani Secolo XV, III, Editrici Francescane, « 2 Enrico Erp… », pages 259 à 449, précédées d’une solide introduction sur Herp, 217 à 258.

325Harphius, Théologie mystique…, traduction [sur l’édition postérieure à la censure romaine] par J.-B. de Machault, Paris, 1616, « Livre troisième intitulé … Paradis des Contemplatifs », 622-847 (nos citations indiquent entre crochets les paginations). – « Lisible », c’est-à-dire avec orthographe et ponctuation révisées, annotations expliquant le vocabulaire… Ceci justifie le travail nécessaire pour mettre à disposition les grands textes mystiques des siècles précédant celui des Lumières, malgré la disponibilité de sources brutes offertes sur le net.

326C. Janssen, L’oraison aspirative chez Herp, Carmelus, 1956, vol. III, 47.

327DS 7.361/4. – Pierre Poiret, Écrits sur la Théologie mystique, 1700, rééd. par M. Chevallier, Grenoble, Millon, 2005, 139-141 (« Lettre sur les principes et les caractères des principaux auteurs mystiques… », notice II. Henry Harphius).

328DS 1.642, art.  « Anglaise, écossaise, irlandaise (spiritualité) » ; G. Mursell, English spirituality…, London, Louisville, 2001 (vol. I : From Earliest Times to 1700) ; Joan Nuth, God lovers in an Âge of Anxiety. The Medieval English Mystics, London, 2001 ; Cinq amis de Dieu en un temps d’angoisse, les mystiques anglais du XIVe siècle, Ed. du Carmel, Toulouse, 2010.

329The nun’s rule being the ancren riwle modernised by James Morton with introduction by abbot Gasquet, London, 1907.

330Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu…, éd. Bellefontaine, 1977, extraits de l’ Introduction [traduite de l’anglais], “La recluse”, 48-58.

331 DS 13.572/90, art. « Richard Rolle » ; Le Chant d’Amour, SC 168 & SC 169 ; Incendium amoris, trad. M. Noetinger, 1929 ; Joan Nuth, Cinq amis de Dieu…, op.cit., 45-76.

332Le Chant d’Amour, SC 168, 25.

333Ibid., vol. I, 99, (Ch.1).

334Ibid., vol. I, 297 (Ch. 25).

335Ibid., vol. I, 175, 177, 179 (Ch. 2).

336Ibid., vol I, 211 (Ch. 14).

337Ibid., vol. I, 185 (Ch. 12) et v. Introduction, 82.

338Ibid., vol. II, 187 (Ch. 50).

339 DS 7.528 ( DS 7.525/30 art. “Hilton”) ; Joan Nuth, Cinq amis de Dieu…, op.cit., 107-138.

340Joan Nuth, Cinq amis de Dieu…, op.cit., 137 (cit. de l’Échelle, Livre II, Chap. 44).

341Ladder, Livre 2, Ch. 35, cité en DS 7.528 ; Walter Hilton, The Ladder of Perfection, Penguin ; e-text sur ccel.org (Cressy’s text, 1870).

342v. DS 11.497/508.

343L’édition de base en anglais ancien a été établie par P. Hodgson, 2 vol. (The Cloud… & Dionise…), Oxford Univ. Press, 1958 ; e-text en anglais ancien sur le net (The Cloud, P. Gallagher, Michigan Univ.) ; l’adaptation en anglais moderne du Cloud par Wolters, Penguin, 1961 (nombreuses rééd.), est décevante ; il en est de même de la traduction du Nuage par Noetinger, Solesmes, 1925, (rééd. 1977), cependant utile pour les Epitres ; la traduction d’Abel Guerne paraît préférable (Le Nuage d’Inconnaissance, Documents spirituels, Cahiers du sud 6, 1953).

344Choix commenté non édité. Il est repris ici presque intégralement.

345Ch. 5. Traduction du Nuage par Armel Guerne, Cahiers du Sud, 1953.

346Ch. 9.

347Ch. 8.

348Ch. 4.

349Ch. 7.

350Ch. 5.

351Ch. 43.

352Ch. 34.

353Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu…, Bellefontaine, 1977, « Introduction », 30.

354The book of Margery Kempe, Penguin classics, 1985, chap. 18.

355 DS 8.1605/7, art. « Julienne de Norwich ».

356Une révélation…, op. cit., 36-37.

357 DS 8.1608. - Sagesse, 11, 21-24 : “Oui, le monde entier est devant toi comme le poids infime qui déséquilibre une balance, comme la goutte de rosée matinale ... Tu aimes tous les êtres…”

358Ch. 5, Première révélation.

359Une révélation…, op.cit., 1977, 92.

360Ibid., 112. – pardon : indulgence, récompense… (Godefroy, Lexique de l’Ancien Français).

361Ibid., 148.

362The Book of Margery Kempe, Penguin classics, 1985. L’introduction et les notes par B. A. Windeatt, le traducteur en anglais moderne, constitue une aide précieuse.

363Joan Nuth, Cinq amis de Dieu…, op.cit., 238 (citant le Livre II, Ch. 10).

364Joan Nuth, Cinq amis de Dieu…, op.cit., 234 (citant le Livre I, Ch. 14).

365Ce phénomène déborde largement le cadre italien et a été analysé déjà dans les Cahiers de Fanjeaux n°2, « Vaudois languedociens et Pauvres catholiques », Privat éditeur, 1967.

366  DS  7.2184, art. « Italie, mouvements spirituels orthodoxes et hétérodoxes ».

367 DS 7.1129/35 & Cahiers de Fanjeaux n°2.

368 DS 7.2190.

369François d’Assise, Écrits, Vies témoignages, Édition du VIIIe centenaire, Sources franciscaines - Cerf, sous la direction de J. Dalarun, 2010, tome I, 61-396 (Écrits et leurs introductions).

370Ibid., tome I, 1209-1412.

371Ibid., tome II, 2735-2954. - Les deux tomes totalisant 3418 pages alternent introductions et textes, ce qui assure une « respiration » rendant l’ensemble très lisible, malgré un souci de précision scientifique assuré sans faille et la présence de textes relativement mineurs [cit. : Édition du VIIIe centenaire]. - Un « parfum » spécifique reste attaché au Saint François d’Assise, Documents, écrits et premières biographies par T. Desbonnets et D. Vorreux, Ed. Franciscaines, Paris, 1968, qui ne compte « que » 1599 pages [cit. : Documents… ; pour les familiers  «  le « Desbonnets-Vorreux » ]. – On y associera D. Vorreux, François d’Assise dans les Lettres françaises, Bibliothèque Européenne, Desclée de Brouwer, 1988. - Nous avons également eu recours à : Gli scritti di Francesco e Chiara d’Assisi, Ed. Messagero, Padova, 1978 ; DS 7.2141/2311, art. « Italie » ; DS 5.1271/1303, art. « François d’Assise » par E. Longpré ; DS 5.1167/1188, art. « Fraticelles ».

372Citations en corps réduit : DS 5.1271/75.

373Isaïe, 53, 3 : « Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l’on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l’estimions nullement. »

374Matthieu 10, 7-14.

375Matthieu 19, 21 ; Luc 9, 23 ; Matthieu 16, 26.

376Ce que montrera la déconstruction de la biographie traditionnelle d’Angèle Mérici, figure pourtant plus récente de trois siècles et riche en sources écrites.

377André Vauchez peut ainsi établir une chronologie datée (François d’Assise, Fayard, 2009, 523-526).

378 Saint François d’Assise, Documents…, op .cit., « Admonition », 77.

379Documents…, « Prière », 174.

380Simone Weil, Œuvres, Quarto Gallimard, 1999, « Autobiographie spirituelle », 769, 771.

381Dans les Documents… ; couvre par contre les pages 61-396 dans l’Édition du VIIIe centenaire, où les textes sont divisés en 13 sections comportant 31 entrées, ce qui assure une meilleure assimilation (commentaires extensifs au fil des écrits).

382Documents…, 32.

383Édition du VIIIe centenaire, 378.

384V. Branca, Il Can­tico di Frate Sole, Firen­ze, 1950.

385Nous adoptons la traduction de J.-F. Godet-Calogeras, Édition du VIIIe centenaire, 173-174, plus fidèle à l’italien que celle du « Desbonnets-Vorreux  ».

386Noter l’usage répété de « par » au lieu de « pour » (Desbonnets-Vorreux), ce qui change le sens profond.

387Au sens de « prendre soin de » (extr. de la NdT).

388Mort corporelle, précédée de celle du moi égoïste (extr. de la NdT).

389Édition du VIIIe centenaire, 388, note 1 pour la réf. précise du ms. ; 393 pour le texte traduit par J.-F. Godet-Calogeras.

390Édition du VIIIe centenaire, « Introduction » par Michael W. Blastic, 390-391.

391Portrait du vrai frère mineur, in Documents…, «  Ms. de Pérouse », Ch. 83, 956.  - « Compilation d’Assise » in Édition du VIIIe centenaire, Ch. 109, 1384.  

392Actes du bienheureux François (Actus), 52, in Édition du VIIIe centenaire, 2772.

393Ibid., 2847.

394Claire d’Assise, Écrits, SC 325, Cerf, 1985., 30, note 1 : « Ces textes pour les femmes ont tous été écrits par des hommes », par Césaire d’Arles pour sa sœur, par Abélard pour Héloïse… - Sur Claire voir aussi DS 5.1401/9 .

395Écrits, 1ère lettre (écrite avant le 11 juin 1234), 89. – Quatre lettres préservées sur une correspondance avec Agnès qui dura près de vingt années …

396Apocalypse, 14, 3-4 : Ils chantaient un cantique nouveau, devant le trône …Et nul ne pouvait apprendre ce cantique, sinon …les rachetés de la terre. (TOB)

397Écrits, 4e lettre (écrite entre février et début août 1253), 113, 115.

398Sainte Claire d’Assise, Documents…, par D. Vorreux, éd. Franciscaines, 1983, 4e lettre, 135. 

399Témoignage au Procès de canonisation, cité in Écrits, 49.

400Bénédiction (14), Écrits, 189.

401v. DS 5.1413/4.

402Jeanne Ancelet-Hustache, Les Clarisses, Grasset, 1929.

403Citation de la très respectueuse Histoire de la Fondation et de l’évolution de l’Ordre des Frères mineurs au XIIIe siècle du P. Gratien, 1928, 100.

404Édition du VIIIe centenaire, 312.

405La bulle Quo elongati de Grégoire IX, pourtant ami : v. Édition du VIIIe centenaire, 659 sq.

406v. Histoire de la Fondation et de l’évolution de l’Ordre… op. cit.

407v. DS 5.1304/7, outre l’Histoire de la Fondation et de l’évolution de l’Ordre

408 DS 5.1306, dont le ton est fort critique vis-à-vis de ces derniers.

409Malheureusement Célestin V renonça l’année même de son élection (1295) à la papauté pour redevenir ermite, cas remarquable mais fort exceptionnel. Ceci précipita la chute des Spirituels.

410DS 5.1306 : « 2° Le mouvement des Spirituels » est résumé en une seule colonne au sein « Fondations et Réformes franciscaines », 5.1304-1314, section elle-même modeste de l’immense art. « Frères mineurs », 5.1268-1422, mine d’informations et de références.

411DS 5.1167-1188 art. « Fraticelles » complète DS 5.1210-1217 art. « Frères franciscains « & DS 1268-1422 ( !) art. « Frères mineurs ».

412« Observance » : cette famille postérieure ne doit pas être confondue avec celle dite de la « Communauté » que nous avons vue opposée aux « Spirituels ».

413Situé près de l’Adriatique, point trop éloigné de la Grèce, « au relief cloisonné, aux petites cités isolées », la Marche d’Ancône fut un refuge de Spirituels auxquels on doit les Actus par l’intermédiaire de Jacques de Massa et d’autres (Édition du VIIIe centenaire,, 2721-2723).

414 DS 5.1167/88. Cet art . « Fraticelles » par Clément Schmitt complète heureusement DS 5.1306 par Melchior de Pobladura, mais risque de passer inaperçu de par son titre.

415v. DS 11.751/62 .

416Édition du VIIIe centenaire, 2547 sq., 2550, « Pierre de Jean Olivi, Extraits » ; 2558 : « …la Règle des Mineurs … est vraiment et proprement cette règle évangélique que le Christ observa pour lui-même, imposa aux apôtres… » . Voir aussi  Cahiers de Fanjeaux 10 Franciscains d’Oc / Les Spirituels ca 1280-1324, Privat, 1975, 99-168.

417 DS 16.3/15. - L’Arbor vitae est résumé en DS 16.6/7.

418DS 12.1582/8. - v. Édition du VIIIe centenaire, 2565 sq., « Ange Clareno, extraits de l’histoire des sept tribulations de l’ordre des mineurs. »

419 DS 5.1187.

420 DS 5.1183.

421Jacopone de Todi, Chants de pauvreté, trad. de S. et I. Mangano, Arfuyen, Paris, 1994 : éd. bilingue de huit laudes. Biographie donnée dans l’ « Avant-propos », pages 7-13 ; J. Pacheu, Jacopone de Todi…, Tralin, 1914  : éd. bilingue translittérée de très nombreux laudes, facilitant ainsi le retour au texte par ailleurs modernisé ; Iacopone da Todi, Laude, reprint a cura di Franco Mancini, Laterza, 1977 ; DS 8.20-26.

422Chants…, op. cit., « Avant-propos », 7, « Poésie franciscaine et poésie populaire », 105.

423Chants…, op.cit., 22-23 & 30-31. (O amor de povertate, première et dernière strophe).

424 DS 8.20/26.

425Vita constituée de « dits » rapportés par le confesseur Marabotto et les membres du cercle des proches, sur laquelle nous reviendrons.

426Jacopone da Todi, Laude, Reprint a cura di Franco Mancini, Laterza, 1977 ; Debongnies, La Dame du pur amour…, 1959 ; J. Pacheu, Jacopone da Todi, Paris, Tralin, 1914 ; Jacopone de Todi, Chants de Pauvreté, trad. de Stefano et Irène Mangano, Arfuyen, 1994. La numérotation des Laudes varie entre Mancini et Debongnies ; l’éd. bilingue de Pacheu donne une traduction peu élégante mais très utile car fidèle.

427Laude 36 (fin). Chants…, op.cit., 28-29 & 30-31. (O amor de povertate, strophes intermédiaires).

428Laude 39 (fin) : Chants de Pauvreté, op.cit., 50-51. (O Amor, devino Amore…, strophes finales).

429Le livre de l’expérience des vrais fidèles, texte latin publié d’après le manuscrit d’Assise par M.-J. Ferré, traduit avec la collaboration de L. Baudry, Droz, 1927.

430Le livre…, op.cit., 3.

431Le livre…, op.cit., 11.

432Le livre…, op.cit., 15.

433Ibid., 23.

434Ibid., 25, 27, 29.

435Ibid., 41.

436Ibid., 54-55.

437Ibid., 83.

438Ibid., 111.

439Ibid., 159.

440Ibid., 173.

441Ibid., 311 & 399 pour ces deux dernières citations.

442Ibid., 423.

443Ibid., 481.

444Ibid., 519. 

445Faut-il évoquer ici, à sa place chronologique, la grande figure de Dante  (-1321) ? Il serait si beau de terminer le long chapitre franciscain sur Angèle !

Le grand poète exprime avec justesse la succession des émotions­ : « …presque toute ma vision s’est évanouie, et je sens encore couler lentement dans mon cœur la douceur qu’elle y a fait naître. » Et il reconnaît l’impossibilité d’exprimer littérairement le contenu d’un vécu mystique : «  mes paroles seront plus impuissantes … que celles d’un enfant… non qu’il y ait plus d’un seul aspect dans la Lumière vivante… mais parce qu’à ma vue …un aspect unique se modifiait comme je me transformais moi-même. »

Il reprend le grand thème de l’amour unificateur commun à tous les mystiques : « …je vis que se trouve réuni, comme lié par l’amour en un seul livre, tout ce qui est épars dans l’univers.  (« Paradis », citations du dernier chant XXXIII, trad. A. Masseron, La Divine Comédie, Albin Michel, 1947 : vers 61 & 106, 109, 112 & 85).

On peut toutefois douter de son expérience directe, malgré l’opinion d’un bénédictin qui questionnait par contre celle d’Eckhart. Il présente le poète comme «  le dernier génie synthétique  ... en ce sens qu’après lui ... les disciplines chrétiennes commencèrent à se séparer. » (Dom F. Vandenbroucke, La spiritualité du Moyen Âge, Aubier, 1961, « Dante, poète mystique », 438-447. Cit. : 446).

446 P. Debongnie, La grande Dame du pur amour, Sainte Catherine de Gênes 1447-1510, Études Carmélitaines, Desclée, 1960 ; DS 2.290/325, art. « Catherine de Gênes », M. Viller et Umile Bonzi (1953) ; DS 5.332, art. « Fieschi (Tommasina) » ; DS 16.461/7, art. « Vernazza » ; Baron Friedrich von Hügel, The mystical element of religion as studied in saint Catherine of Genoa and her friends, London, New-York, 1908, 2 vol. [comportant en outre de très intéressants aperçus sur la mystique telle que von Hügel la perçoit : voir le vol. II, pages 360-364, 374, 378, 384, 390, 392].

447Vita, Ch. 45.

448Ibid.., Ch. 1.

449Ibid.., Ch. 2 “De la blessure d ‘amour...”, 10.

450Ibid.., Ch. 3.

451Ibid.., . Ch. 6, “Comment elle était ravie…” 24.

452Ibid.., Ch. 6, 26.

453DS 2.293.

454Vita, Ch. 8.

455Ibid.., Ch. 45.

456Ibid.., Ch. 38.

457Ibid.., Ch. 48.

458P. Umile Bonzi, S. Caterina Fieschi Adorno, vol. I : « Theologia mistica… », vol. II : « Edizione critica dei manoscritti Cateriniani. », Marietti, 1962.

459Ibid.., Ch. 23.

460Ibid.., Ch. 49.

461Ibid.., Ch. 18.

462Ibid., Ch. 22.

463Ibid., Ch. 30.

464DS 2.316.

465DS 2.319/20. 

466 DS 16.464.

467J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers, 50 n. 65, 54 n. 68, 147 n. 6, 184.

468 DS 2.322/5. Les traductions françaises du début du XVIIe siècle sont véridiques et préférables aux « belles infidèles » de la fin du siècle, ce que nous observons ici comme sur le Cantique A de Jean de la Croix.

469Une brève bibliographie hispanisante :

I. Études générales : Melchiades Andres [MA], La teologia espanola en el siglo XVI, I & II, Biblioteca de Autores Cristianos (B.A.C.), 1976 [éditée en deux tomes, le premier comprenant la partie 1 et le début de la partie 2] ; DS 4.1089/1203, art. « Espagne », édité en 1961 ; DS 12.2756/2805, art. “Quiétisme. En Italie. En Espagne”; DS 13.255/67, art. « Recueillement » [recogimiento ; cet article, édité en 1988, s’appuie sur MA et compense le caractère décevant de l’article antérieur « Espagne »] ,

II. Études thématiques : M. Bataillon, Érasme et l’Espagne, 1937, 1997 ; J. Krynen, Saint Jean de la Croix et l’aventure de la mystique espagnole, 1990 ; études par Miguel Asin Palacios dont : « Un précurseur hispano-musulman de saint Jean de la Croix [il s’agit d’Ibn Abbad de Ronda] », Etudes Carmélitaines, avril 1932, & El islam cristianizado, traduction L’Islam christianisé, 1982 .

470Menendez Pelayo, Historia de los Heterodoxos Espanoles, 2e éd., Madrid, 1928 (rééd. B.A.C.).

471MA (Melchiades Andres) 2.13.107 (parte 2, cap. 13, 107).

472 DS 4.1146/53.

473 DS 3.547 souligne l’aide apportée par ces ermites toscans (DS 2.52) aux “déserts” franciscains.

474Attachant théologien franciscain auquel on attribua même une œuvre alchimiste… on appréciera son lyrisme célébrant l’Amour, telle le Libre d’Evast e d’Aloma e de Blanquerna (in Ramon Llull, Obres Essentials, Barcelona, 1957, 2 vol.). – Le catalan est à mi-chemin de l’espagnol et du français de Mistral : l’on a ainsi accès sans le savoir à une langue de plus.

475À ne pas confondre avec le cardinal François Ximenes de Cisneros (1436-1517).

476MA 2.8.365 (parte 2, cap. 8, 365).

477MA 2.8.396/8.

478MA 2.8.404. (alumbrado = iluminismo ; en fait mal connu).

479MA 2.8.362.

480MA 1.8.359.

481L’institution spirituelle, Maredsous, 1927, 126. ; éd. bilingue récente présentée et traduite par M. Huot de Longchamp : Louis de Blois, Institution spirituelle, Centre Saint Jean de la Croix & Éditions du Carmel, 2004.

482Marcel Bataillon, Érasme et l’Espagne, 1937, rééd. Droz, 1998.

483MA 2.8.418/9. - Sur l’intégration « difficile » des juifs en Espagne v. Yitzhak Baer, Historia…, op. cit

484MA 2.14.227 sq. ne s’intéresse pas au sort des alumbrados, ne traitant que de la doctrine : on ne saura pas qui est brûlé ou non !

485MA 2.8.423 et 2.14.240.

486Fidèle de Ros, Le père François d’Osuna, Beauchesne, 1936, 79, 83-85.

487Bataillon, Érasme et l’Espagne, 191 sq. : évocation détaillée des cercles et des procès faits à leurs membres.

488Ibid., 467 sq. (tout le chap. 9 décrit le déroulement intime des procès) et 770 sq.

489L’ouverture des archives romaines date de 1997, un repérage est en cours au sein de leur masse immense.

490v. Asin Palacios, Tres estudios…, 1992, et autres œuvres, libros Hiperion ; trad. L’Islam christianisé, 1982 : v. 160, 169, 177-178, 208. – Révolte au sud-est de Grenade, dans les Alpujaras, à la fin du XVIe siècle.

491v. Bennassar, L’Inquisition espagnole, 1979 : histogrammes des pages 21 et 163 sq. sur les morisques.

492Ibid., histogrammes et pages 183 à 186.

493La liste donné par MA 2.8.369 sq. couvre trente-deux pages…

494DS 13.255/67 (« Recueillement II. Dans la spiritualité classique espagnole »), donne quelques références qui soulignent les étapes de cette longue étude. L’auteur, Lopez Santidrian, s’appuie lui-même sur MA (Melquiades Andres).

495DS 12.132/9.

496 DS 13.256.

497DS 13.266.

498DS 13.259/62.

499Osuña, 3 e abécédaire, tr. 21, 3, 589 cité par DS 13.264, art. « Recueillement ».

500 DS 13.264/5 paraphrase Osuña, 3e abécédaire, tr. 21, 3, 589 & tr. 9, 4, 324. – Le 3e abécédaire est l’ouvrage qui répondit à l’anxiété de Teresa : « …commençe a tener ratos de soledad … comenzar aquel camino, tiniendo aquel libro por maestro. » - Nous reviendrons brièvement sur Osuna.

501Nombreuses traductions en notre langue : La Théologie germanique… par S. Castellion, Anvers, 1558 ; La Théologie réelle par P. Poiret, Amsterdam, 1676, 1700 (réimpr. Grenoble, 2000) ; Théologie Germanique par Marie Windstosser, Paris, 1911 (réimpr. 1994) ; Le Livre de la Vie parfaite… par J. Paquier, Paris, 1928 ; Une Théologie Germanique… par J.-J. Anstett, 1983 ; Anonyme de Francfort, Le Petit Livre de la Vie Parfaite, trad. par Gérard Pfister, préf. d’A. de Libera, Arfuyen, Orbey, 2000, dont nous tirons cette bibliographie et nos extraits.

502DS 15.459/63. Cit. : 15.461.

503Théologie Germanique par Marie Windstosser, op.cit., 207.

504Ibid., 191.

505Cette citation, ainsi que toutes les suivantes, sont reprises de la belle traduction par G. Pfister. Ici page 36.

506Ibid., 38.

507Ibid., 46.

508Ibid., pages 47, 49, 50.

509Ibid., 76.

510Ibid., 85.

511Ibid., 91.

512Ibid., 97.

513Ibid., 121, 127, 128.

514DS 12.705-789, art. « Pays-Bas » & DS , 12.1159-1169, art. « Perle évangélique ». 

515Dom Richard Beaucousin (1561-1610) et son « équipe » de chartreux traduisent la Perle en 1602 (rééd. Millon, La Perle évangélique, éd. Vidal, Grenoble, 1997), et révisent leur travail en 1608 [cette dernière édition fut appréciée par Louis Cognet, qui travailla aux Archives Saint-Sulpice sur une reproduction – disponible -- d’un original bordelais aujourd’hui égaré].

516 DS 12.731.

517 DS 12.734.

518La traduction de 1608 est ici identique à celle de 1602.

519Farid Uddin Attar, Mantic Uttair ou le Langage des Oiseaux, trad. Garcin de Tacy, Paris, Imprimerie Impériale, 1863, 4.

520  DS 1.730/38. – Voir : Louis de Blois, Institution spirituelle, Présentation, traduction et notes par Max Huot de Longchamp, [cit. : Institution…], Centre Saint-Jean-de-la-Croix & Ed. du Carmel, 2004, « Introduction » (voir pages 9-12 sur la diffusion de l’œuvre et les influences et pages 12-22 pour une analyse spirituelle et les termes définissant la structure de l’âme).

521En particulier vers la fin de l’ouvrage, lorsque son lecteur est prêt à se mettre en œuvre, 95 sq., 127 sq. – Les Moyens courts du siècle suivant, dont se détache celui de madame Guyon, seront adressés aux laïcs.

522Institution…, chap. I, 35.

523Ibid…, chap. II, 55.

524Ibid…, chap. III, 65.

525Ibid…, chap. VII, 91.

526Ibid…, chap. VIII, 103.

527Ibid…, chap. VIII, § 2, 113. - La longue citation intègre des éléments des Institutions taulériennes, ch. XI, dont la plus grande partie est traduite au tome VIII, 136, de l’édition Noël des « Œuvres complètes de Jean Tauler », 1913.

528Ibid…, chap. XII, 151.

529Ibid…, 171. – Associe des données du Royaume des Amants de Ruusbroec (NdT).

530 DS 4.1139.

531  DS  5.1304/14 (art. Frères mineurs. II. Fondations et réformes franciscaines).

532v. DS 5.1359/67.

533 DS 5.1381/7 ; Analecta TOR 152 (1992) ; Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de S. François d’Assize, par le R.P. Jean Marie de Vernon, 1667.

534L. Mariani, E. Tarolli, M. Seynaeve, Angèle de Mérici, contribution pour une biographie, Editrice Ancora Milano, Mediaspaul, 1987 : le titre assez étrange de « contribution pour…» reflète le travail de déconstruction mené dans ce fort volume ; Mère Marie de Chantal Gueudré, Histoire de l’ordre des Ursulines en France, Paris, (tome II : 1960).

535L. Mariani…, Angèle de Mérici, op.cit., 228 (la citation est extraite de : Doneda, Vita…, 1768).

536Ibid., X & 404 (rédaction méricienne de la règle).

537Ibid., 285 (D 23, f°14r-15r).

538Ibid., 361.

539Ibid., 319.

540Chronique de l’Ordre, t. I, 97.

541L. Mariani…, Angèle…, op.cit., 446, 449, 450.

542Cette description nous a été donnée par une sœur du couvent de Caen (couvent d’ursulines dont Jourdaine de Bernières fut la supérieure).

543Misticos Franciscanos Espanoles, B.A.C, 1948, 3 volumes, ajoutent les noms et les œuvres de Nicolas Factor, Diego de Estrella, Juan de Pineda, Juan de los Angeles, Melchor de Cetina, Juan Bautista de Madrigal, que nous apprécions moins.

544 DS 11.1037/51, art. « Osuna » par Melchiades Andres ; Francisco de Osuna, Tercer Abecedario espiritual, B.A.C., 1972 (voir l’« Introduccion general » du même Melchiades Andres, 1-117, suivie du Tercer abecedario, 118 à 644) ; Misticos…, B.A.C., vol. I, 1948, 4e abecedario ou « Ley de amor santo », 217 à 684.

545Crisogono de Jesus, le grand historien du carmel, le préfère pour cette dernière raison à Bernardino de Laredo, M.F.E., II, 1933, 24, note. - Crisogono n’est pas exempt de la tendance ascétisante de son époque.

546“Dios no tiene necesidad de nadie ”; DS 10.904/5 ; Misticos…, vol. I, B.A.C, 1948, “Infancia Espiritual” , 818. Voir sa critique conséquente de l’ascèse, 772/5 : “…y al fin triunfa de ellos un vanos deseo de mandar [commander] a los otros…” (On pense déjà au futur Doria !).

547 DS 1.389/91 ; Misticos…, vol. I, « Arte para servir a Dios ».

548Ibid., 158.

549Ibid., 175.

550DS 9.277/81 ; Misticos…, vol. II, « Subida del monte Sion », 25-442. – Via spiritus de Bernabé de Palma [et] Subida del Monte Sion de Bernardino de Laredo, ed. B.A.C., 1998.

551Fidèle de Ros, Le Frère Bernardin de Laredo, Paris, 1948, 135.

552 DS 9.277.

553 DS 9.280 & Fidèle de Ros, Le père François d’Osuna, Beauchesne, 1936.

554Misticos…, vol. II, « Subida del monte Sion », 370, que nous traduisons.

555Ibid., 373/4.

556Ibid., 387.

557Ibid., 388/9.

558 DS 12.1489/95.

559Tratado de la oracion y meditacion : Traité…, P. Ubald d'Alençon, Paris, 1923,7.

560Ibid., 56.

561A.E. Steinmann, La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris, 1982, 28 [ce très remarquable et bref ouvrage d’une carmélite devenue ermite dispense de nombreuses lectures érudites].

562Le terme vient spontanément à la bouche de telle carmélite moderne nous parlant de l’agonie de l’une d’entre elles dans sa communauté.

563Section précédente : « 3. Le sud de l’Europe…, Les origines en Espagne ».

564Entre parenthèses sont indiquées des pages faisant référence à : J. Smet, I Carmelitani, Storia dell’ordine del Carmelo, Institutum Carmelitanum, Roma, 1990, vol. II. On complète (et l’on opère un tri dans) cet historique par les chronologies suivantes : Œuvres de Thérèse d’Avila, Cerf, 1995, XVII ; Œuvres complètes de Jean de la Croix, Cerf, 2001, « La vie … repères chronologiques » ; Anne de Jésus, Écrits et documents, éd. du Carmel, Toulouse, 2001, « Principaux jalons… », 17 sq.

565Les exemples suivants qui ne se rattachent pas directement à des figures bénéficiant de leurs sections propres, en témoignent : des préfaces et des documents sur les premières carmélites espagnoles joints aux traductions de l’œuvre par Marie du Saint-Sacrement, 1907-1910 ; Crisogono, L’école mystique carmélitaine, trad. française, 1934 ; A.-E. Steinmann, La nuit et la flamme, Chemins du Carmel, op.cit., 1982 ; O. Steggink, La Reforma del Carmelo Espanol…, 1993 ; Thomas Alvarez, contribution au texte de Sainte Thérèse d’Avila, la grande aventure des fondations, 1981, & Entrer dans le Château intérieur, Ed. du Carmel, 2004 ; nombreux articles de la revue Carmel.

566Thomas Alvarez, Préface à la rééd. des Œuvres, Cerf, 1995, IV-V.

567Diccionario de Santa Teresa de Jesus, Director Thomas Alvarez, Editorial Monte Carmelo, 2000, art. « Biografia », 191 ; v. aussi art. « enfermedades, Las enfermedades de Teresa  », 580.

568On a très peu d’informations sur cette crise intérieure (le Diccionario…, op. cit., ne l’aborde pas).

569v. Teresa de Jesus y el siglo XVI, Catedral de Avila, 1995, [catalogo de la exposicion Castillo Interior], art. « Ambiente historico », 23-44, et « El ambiante familiar… », 131 sq.

570Teresa de Jesus, con an essayo de Fray Tomas Alvarez, Santander, 1984, 38-39.

571Santa Teresa de Jesus, Obras completas, B.A.C., 1974 ; traduction par la carmélite Marie du Saint-Sacrement, 1907-1910, rééd. (sans les introductions) Cerf, 1995, 2 volumes : Œuvres & Lettres.

572Thomas Alvarez, Préface à la rééd. des Œuvres, Cerf, 1995.

573…sin ninguna fuerza ni ruido procure atajar el discurir del entendimiento, mas no el suspenderle, ni el pensamiento ; sino que es bien que se acuerde que està delante de Dios y quién es este Dios. Si lo mesmo que siente en si le embeviere, enhorabuena ; mas no procure entender lo que es, porque es dado a la voluntad.

574Nous omettons de fréquentes références à la crainte des démons, etc. : Teresa partage les limitations de son époque. Il serait ainsi cruel de citer les deux passages contre les Luthériens figurant au premier chapitre du Chemin de Perfection écrit en 1566 - mais ne seraient-ils pas inspirés par le Père Garcia de Toledo ?

575Œuvres complètes, trad. par Mère Marie du Saint-Sacrement, Cerf, op.cit., Premières demeures, Chap.1, 969.

576Sixièmes demeures, Chap.2, 1070-1071.

577Ibid., 1072.

578Sixièmes demeures, Chap.7, § 3, 1103.

579Ibid., § 7, 1105.


580Septièmes demeures, Chap.2, 1142.

581Septièmes demeures, Chap.3, § 2, 1146.

582Ibid., § 10, 1149.

583Nous suivons  la « Vida de san Juan de la Cruz, por fray Crisogono de Jesus », ouvrant le volume Vida y obras de San Juan de la Cruz, B.A.C., 1974, biographie publiée en un volume séparé par la suite ; traduction française disponible (avec moins de notes) : Crisogono de Jesus, Vie de Jean de la Croix, Cerf, 1998. –- Cette biographie doit être complétée par l’Historia de la vida… de José de Jesus Maria [Quiroga], Bruxelles, 1628, (réimpr. récente espagnole, trad. française 1638 & 1642 par Cyprien), œuvre du disciple mystique et défenseur de Jean, chargé des archives de l’ordre. Il a pu s’entretenir avec des témoins directs (avant d’être relégué dans un couvent), et livre ainsi des compléments très utiles sur la vie intérieure de Jean communiquée à ses novices.

584De bubon, tuméfaction inflammatoire des ganglions en relation avec certaines maladies - syphilis, pestes - fréquentes en Espagne à l’époque.

585Fundaciones, cap. 14.

586“Muchas veces oyo decir a religiosos que hablaban a la parte de afuera [del hueco sin ventana]: Qué aguardamos de este hombre? Empocémosle [du verbe empozar], que nadie sabrà de el ?” (Relation d’Innocent de Saint-André, Crisogono, 131 n.29).

587“dedos de sus pies despellejados por el frio ... muchos años después conservarà aùn mal cerradas las cicatrices de estos latigazos” (Crisogono, 131 et 132).

588“Todas … oyendolo quedaban encendidos los corazones en amor de Dios” (Crisogono, 164 n.74, déclaration de Françoise de la Mère de Dieu).

589Angeles del Purisima Corazon de Maria, Las carmelitas descalzas de San José de Granada, Granada, 2005, apporte un éclairage très neuf sur les débuts du couvent (édition disponible en s’adressant au carmel de Grenade).

590La biographie de Crisogono est à compléter par Dieu parle dans la nuit, Saint Jean de la Croix sa vie, son message, son milieu, Paris, 1991, ouvrage utile non seulement par son texte mais par ses très nombreuses illustrations : il peut servir de guide sur le terrain. En ce qui concerne des traces andalouses : nada ! rien ne reste d’accessible à La Penuela, une ville ayant été construite au XVIIIe siècle en ce lieu auparavant sauvage proche de la sierra Morena ; rien non plus del ermita del Calvario, disparu dans les années 1930 - mais encore indiqué sur la carte détaillée (vendue encore en 2006) couvrant Beas de Segura et les sierras nord du parc naturel du Haut-Guadalquivir. Cette carte indique le début du chemin qui reliait à Beas l’ermitage situé au sud, tout proche de la plaque commémorative « En este paraje… » située au bord de la petite route qui longe le Guadalquivir, à mi-chemin entre Villanueva del Arzobispo et le lieu-dit Tranco situé sur la rive du lac-retenue. Puis le chemin se perd dans les oliviers par suite du mode modernisé des cultures, mais la vue splendide vaut une marche de plus en plus pentue ; tandis que monter à partir de Beas risquerait de ne jamais conduire à l’emplacement supposé de l’ermitage… Des reliques sont exposées au couvent des carmélites de Beas, qui complémentent le petit musée du couvent d’Ubeda, belle ville qui mérite plus d’une journée, proche de Baeza. Il ne reste rien non plus de Los Martires à Grenade, détruit au XIXe siècle, sinon l’aqueduc dans le parc qui en a pris la place et le nom, au pied de l’Alhambra. Personne ne semble connaître dans le Grenade moderne l’adresse de la maison d’ El gran capitan… vencedor de moros, franceses y turcos…, lieu du couvent des carmélites.

591Crisogono, 155. – Anne de Jésus fut scandalisée par une telle appréciation jugée cavalière compte tenu d’un écart d’âge de vingt-sept ans. Le mariage spirituel de la Madre se produisit en présence de Jean de la Croix. (Relation 35).

592Ibid.,156.

593Ibid., 164, note 74.

594Ibid., 185, n. 19.

595Ibid., 216, n. 45. : “Souriant, il me répondit : En avant, idiot ! cela n’est rien !”

596Dont : J. Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, 2e ed., 1924, 1931, rééd. récente ; Marie du Saint-Sacrement, op. cit. [préfaces, 1933-1937] ; Crisogono, op. cit., 1934 ; L. Cognet, Saint Jean de la Croix et la pensée chrétienne, cours ronéotypé donné à l’Institut Catholique, 1962-1963 [disponible aux A.S.-S., ref. gV181] ; J. Orcibal, Saint Jean de la Croix et les Mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1966 ; DS 8.408/447, 1972 ; J. Krynen, Saint Jean de la Croix et l’aventure de la mystique espagnole, 1990 ; M. Huot de Longchamp, Lectures de Jean de la Croix, essai d’anthropologie mystique, Beauchesne, Paris 1981 ; A. Bord, Jean de la Croix en France, PUF, 1993  & Les amours chez Jean de la Croix, PUF, 1998 ; M. Huot de Longchamp, Saint Jean de la Croix, pour lire le docteur mystique, FAC, Paris, 1991, nouvelle édition revue et augmentée suivie de la Vive flamme d’amour traduite et commentée, coll. « Sources mystiques », 2010.

597À la Mère Marie de l’Incarnation, Prieure à Ségovie, 6 juillet 1591. – Noter un affaiblissement dans la traduction (Œuvres, Cerf, p. 1598). Gran Diccionario, Larousse : « Sacar  : tirer (la lengua, un buen numero)| sortir [ … | puiser, tirer (agua) | … » Retrouver la saveur de l’espagnol mérite un effort pour quelques verbes ; ici « poner [65] » pour ponga  [65] renvoie au « Précis de grammaire espagnole » intégré au dictionnaire où l’on trouve les temps de verbes modèles].

598L’œuvre porte un titre identique à celui de l’œuvre également mystique du prédécesseur Bernardo de Laredo.

599Ce que montre un essai de translittération interlinéaire en vue d’établir une petite Initiation à l’espagnol de Jean de la Croix, aide encore aujourd’hui étrangement indisponible. Son vocabulaire s’avère limité (ce qui a peut-être été voulu consciemment) et la seule difficulté tient donc à quelques verbes irréguliers – problème réglé très simplement à l’aide du Gran diccionario moderne Larousse (l’espagnol fut fixé bien avant le français ce qui autorise son usage). Il vaut mieux aborder directement l’espagnol que de perdre du temps à comparer des traductions !

600Et elle traduisit également José de Jesus Maria [Quiroga], le fidèle défenseur de Jean.

601Textes et traductions : Vida y obras… B.A.C., 1974 & Obras completas, Editorial de Espiritualidad, 1992 ; Obras completas preparada por E. Pacho, Editorial Monte Carmelo, Burgos [préférable : en gros corps bien lisible !] ; traduction /adaptation (avec parfois des adjonctions au texte précisant le sens) par sœur Marie du Saint-Sacrement (1933-1937), réédition : Jean de la Croix, Œuvres complètes, Cerf, 2001 (les introductions et les notices d’origine sont omises). [Marie acheva ce travail après la traduction de Teresa - avant de partir fonder à un âge avancé un carmel en Indes à Mangalore] ; Jean de la Croix, Œuvres complètes, « Bibliothèque Européenne », Desclée de B., 1959 [traduction de Cyprien de la Nativité, 1641, « belle infidèle » révisée par Lucien-Marie de Saint-Joseph] ; Saint Jean de la Croix, Œuvres spirituelles, trad. de Grégoire de Saint-Joseph, Seuil, 1947.

602Ordre de (B) rapporté aux couplets numérotés 1 à 39 de (A) : 1, 2 … 10, Couplet supplémentaire, 11 [qui est donc le douzième de (B)] à 14, 25 à 32, 29, 30, 27, 28, 15 à 24, 23, 34 à 39.

603Une copie de (A) fut transportée à Paris en 1604 par Anne de Jésus et servit très probablement à la traduction par Gaultier, publiée en 1622 (il attendit très probablement la mort d’Anne en 1621 pour la publier) : elle s’avère, sinon élégante, du moins très précise, selon un sondage de comparaison avec le texte espagnol publié aux Pays-Bas espagnols en 1627. Gaultier est un spirituel qui prit la peine d’aller en Espagne chercher les carmélites ; et au début de son siècle, l’on ne se sent pas encore obligé d’adapter plutôt que de traduire selon les recommandations de Port-Royal qui conduiront aux « belles infidèles » de la fin du siècle (la traduction admirable des poèmes par Cyprien de la Nativité, en 1641, sur le Cantico B, devient catastrophique dans celle de certains commentaires quand il met en avant l’acquisition de mérite, en conformité avec l’esprit de son époque).

604Saint Jean de la Croix, Cantique d’Amour Divin traduit par René Gaultier, 1998, éd. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 36230 Mers-sur-Indre, “Introduction” par M. Huot de Longchamp, 10.

605Marie du Saint Sacrement défend (B) d’un point de vue intériorisé aussi bien qu’érudit - tout en traduisant les deux formes ; l’édition B.A.C. de 1974 donne les deux textes : (B) et, en plus petit corps, le borrador [brouillon] (A). - On se reportera à R. Duvivier, La Genèse du « Cantique spirituel » de saint Jean de la Croix, 1971, 254 sq. sur Gaultier et ses deux traductions françaises de 1621 (le canon officiel d’Alcala) et de 1622 (le Cantique A), ce qui laisse deviner son choix intime. Personnellement nous aimons (A) …et (B) : la querelle érudite divertit de l’essentiel !

606L. Cognet, La spiritualité moderne, 105. - v. 107 sur l’inachèvement de la « nuit passive » dans la Montée du Mont-Carmel.

607J. Orcibal, Études…, op. cit., “La Montée du Carmel a-t-elle été interpolée ?”, 673-707.

608San Juan de la Cruz, Obras completas, 5e ed., Editorial de Espiritualidad, Madrid, 1993, 136-137 ; Vida y obras de San Juan de la Cruz, B.A.C., Madrid, 1974, 436 ; Œuvres complètes, trad. Marie du Saint-Sacrement, Cerf, 562 ; Œuvres complètes, trad Cyprien de la Nativité, Desclée de B., LXVII ; etc.

609Iznatorafe, tout proche de Villanueva del Arzobispo. Les constructions de la cité sont invisibles de l’endroit d’où l’on peut supposer que Jean de la Croix voyait ce piton aplani par l’homme en son sommet depuis un temps immémorial : point de vue à partir du nord (et non de l’ermita del Calvario d’où la vision directe est barrée par les reliefs voisins). Jean a gravi lui-même plusieurs fois le chemin raide qui conduisait de la plaine à son sommet – devenu une large route à lacets.

610M. Huot de Longchamp, Bien lire les mystiques, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1999, 124. Il cite  La Montée du Carmel, livre 2 : chap. 26, §2, & chap. 14, §10-11, comme aussi Saussure, Cours de Linguistique générale, 103.

611Selon le Mémoire (2005, non publié) sur quatre Montées de Jean de la Croix, de Catherine Bouvier.

612Emblèmes de Vaenius (1615) et de Herman Hugo (1624) utilisés par des spirituels jusqu’à madame Guyon qui les accompagne de poèmes. Cf. A. Guiderdoni-Bruslé, “L’âme amante de son Dieu…” in : The Low countries as a crossroads of religious beliefs, Brill, 2004, 297 sq.

613Jean de la Croix, Œuvres, BAC, 5e édition, 195.

614Thérèse d’Avila, Œuvres…, Cerf, « Les Fondations », Chap. 14, 514.

615Cognet, op. cit.,144.

616Œuvres…, Cerf, 2001, 1515/6.

617Traduction par Cyprien de la Nativité, Nuit Obscure , II, Ch. VI, 554-555.

618Jean de la Croix, Œuvres complètes traduites de l’espagnol par le R.P. Cyprien de la Nativité, op.cit., Poème V « Couplet de l’âme qui peine pour voir Dieu », 1232.

619J. Orcibal, Saint Jean de la Croix et les Mystiques Rhéno-flamands, op.cit., 197.

620Traduction par Marie du Saint-Sacrement, commentaire au troisième couplet, 1533. Obombration [obombrer : couvrir d’une ombre, terme mystique Littré ] par conformité.

621J. Chambron, « Le vide chez St Jean de la Croix, dénuement et vive flamme », 144-156, dans Hermès 6, Le Vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient, 1960. Cit.ations : 151, 156. - Vive flamme, strophes I & II, traduction de Cyprien de la Nativité (1641).

622Les poèmes mystiques de saint Jean de la Croix, traduits par le père Lucien-Marie de Saint-Joseph, Desclée, de Brouwer & Cie, Bruges, 1943, repris dans : Jean de la Croix, Œuvres complètes traduites de l’espagnol par le R.P. Cyprien de la Nativité, édition établie par le R.P. Lucien-Marie de Saint-Joseph, Desclée de Brouwer, 1959, Poème IV composé à Ségovie vers 1686, 1229.

623Page 175 et n. 40 de la Vida par Crisogono de Jesus, B.A.C., éd. de 1974.

624Idem, 292, 314, 323.

625Idem, 216, 284, 321 n. 84.

626Idem, 234 n. 6, 247.

627Idem, 234.

628Idem, 156 : « Me lleno el interior de una gran luz que causaba quietud y paz. »

629Idem, 161.

630Idem, 164 : « por qué … las ranas [grenouilles] … apenas oyen el ruido de sus pisadas, saltan al agua y se ocultan en lo hondo de la balsa de agua que tienen en la huerta – Asi ha de hacer … huir de las criaturas y zambullirse [se plonger] en lo hondo y centro, que es Dios ».

631Idem, 196 (notice sur cette prieure du couvent de Beas).

632Idem, 187 n. 30 (clairvoyance de Jean).

633Idem, 186.

634Œuvres de Sainte Thérèse, tome troisième, 1909, considérables notices dans « Le monastère de l’Incarnation et les professes de l’observance coopératrices de sainte Térèse dans les Fondations. », 289 à 314, et dans « Les monastères de carmélites déchaussées du vivant de Sainte Thérèse », 317 à 496.

635Graciàn, Peregrinacion de Anastasio, Roma, Teresianum, 2001.

636Anne de Jésus, carmélite déchaussée, Écrits et documents, éd. préparée par A. Fortes et R. Palmero, éd. du Carmel, 2001. V. la chronologie et ses commentaires dans « Traits de la vie… », 17-57.

637Ibid., pages des extraits cités : 127, 134, 135, 138, 136, 142, 153.

638Il faut tenir compte d’un quasi-état de guerre opposant Français et Espagnols, avec des incidences internes (tentatives multiples pour se débarrasser du « faux catholique » Henri IV). Les religieuses espagnoles s’attendaient en 1604 au martyre à leur arrivée en terre ennemie.

639Ibid., 195.

640Ibid.,188.

641Ibid.,228.

642Anne de Saint-Barthélemy, Lettres et écrits spirituels, par P. Serouet, Présence du Carmel, Desclée de Brouwer ; Obras completas de Ana de San Bartolomé, Teresianum, Roma, 1981 & 1985 (Deux forts volumes, chef d’œuvre de l’éditeur et présentateur Urquiza).

643Obras…, op. cit., t. I, *56 (astérisques de la pagination propre aux documents introductifs).

644Ibid., *57. (notre traduction).

645Voir quelques éléments dans la section consacrée à Thérèse, les témoignages d’Anne de Jésus, enfin ce récit «  de la fin  », que nous traduisons au plus près pour rendre compte d’un style peu littéraire mais précis et émouvant (rédigé en un espagnol plus difficile à traduire que celui de Jean de la Croix ).

646Obras…, op. cit., t. I, 23, extrait d’une relation rédigée vers 1585 ; on trouve un récit parallèle dans l’autobiographie A tardive, rédigée entre 1607 et 1625, pages 306-307.

647Obras…, t. I, page *62.

648Madame Acarie, « co-fondatrice » du Carmel français, heureusement hors de cause dans toute cette histoire. Mystique que nous étudierons dans notre deuxième volume, humble, elle ne devint la (première) Marie de l’Incarnation qu’en toute fin de vie, peut-être abrégée par les traitements du « perlado » et d’une supérieure au carmel d’Amiens.

649Madeleine de Saint-Joseph sera prieure à partir d’avril 1608 ; le témoignage date du milieu de 1607 : il doit donc s’agir d’une allusion à madame Acarie qui, quoique laïque, exerçait une forte influence sur les religieuses lors de ses fréquentes visites.

650Obras…, t. I, 142-143, extrait d’une note rédigée en 1607. La mise en forme au présent du début traduit une émotion très comparable à celle de la relation rédigée par madame Guyon après de terribles « entretiens » avec Bossuet, à la Visitation de Meaux, en 1695.

651 Obras…, t. I, 532, vers juillet 1605.

652Breve compendio intorno alla perfettione christiania, dove si vede una prattica mirabile per unire l’anima con Dio. - Réédité dans La théologie du Cœur ou recueil de quelques traités qui contiennent les lumières les plus divines des âmes simples et pures, A Cologne [Amsterdam], 1690 [Première partie : I. Le Berger Illuminé (5-71), II. L’abrégé de la perfection chrétienne (72-220), III. La ruine de l’amour-propre (221-328). En préface à la première partie, P. Poiret indique que les parties II et III sont écrites en italien « par une Dame Milanaise ». Il s’agit de notre Breve Compendio d’Isabelle Bellinzaga] - Édition moderne : Achille Gagliardi, Commentaire des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1590) / suivi de / Abrégé de la perfection chrétienne (1588), Introduction par A. Derville ..., « Christus » n°83, Desclée. [sous ce titre complexe se cache le Breve Compendio, 213-245, traduit par J. Kiryllo, revu par A. Derville qui lui adjoint une intéressante introduction].

653Introduction par A. Derville, op.cit., 18-19.

654Pierre Poiret, réédition dans La théologie du cœur…, op.cit., 100.

655Ibid., 113 et 114.

656Ibid., 141/2.

657 DS 11.853/76 ; biographie de Philippe Neri par Bacci, 1622 (la trad. française en 1643 est ornée de magnifiques gravures) ; L. Ponelle et L. Bordet, Saint Philippe Néri et la société romaine de son temps, Paris, 1928, [que nous citons Saint Philippe Néri…].

658Saint Philippe Néri…, 35. - Encore une vocation (brève) d’infirmier !

659Ibid., 49.

660Une évolution « décevante » du « porte-étendard » de la réforme Bascio, « fortement aidé par Louis de Fossombrone » ? (DS 5.1312).

661Saint Philippe Néri…, 31 & 51. 

662Ibid., 93.

663Ibid., 50, 60, 61.

664Ibid., 92.

665 DS 11.853/76. 

666On a déjà rencontré le cardinal « inversant » la règle indépendante mise en place par Angèle Mérici au profit des confesseurs.

667Saint Philippe Néri…, 479.

668 DS 11.862/76.

669Extraits du récit rapporté par Ponelle et Bordet, Saint Philippe Néri… , 67.

670Ibid.., 83. Cette pratique se retrouverait dans des cercles quiétistes italiens selon les résultats d’un procès : « …quelques-uns avaient dit qu’ils se communiquaient réciproquement, dans leur secte, la grâce, en appliquant l’un à l’autre la région du cœur… » (Les années d’épreuves de madame Guyon…, Champion, 2009, 113 n.192, information ayant servi à préparer les interrogatoires). Elle est observée dans d’autres traditions.

671Témoignage de Simone Grazzini (Ponelle et Bordet fournissent la référence de leur source, ici un manuscrit), Ibid.., 124.

672Ibid., 126.

673Ibid., 124.

674Ibid., XXX.

675Ibid., 525.

676Ibid., 526.

677Chronologie inspirée par : G. Casaril, Rabbi Siméon Bar Yochaï et la Cabbale, Seuil, 1961.

678On complétera les sources précédemment indiquées par : M. Mujeeb, The Indian muslims, Allen, 1967 ; S. A. A. Rizvi, A History of sufism in India, I et II, Munshiram, 1983 ; The Heritage of Sufism, 3 vol., ed. by L. Lewisohn, Oxford, 1999 (contributions à la connaissance du soufisme persan et indien par les érudits de la “nouvelle génération”).

679Expériences mystiques en Occident I Des origines à la Renaissance, Les Deux Océans, 2012. [Expériences  I].

680 De telles concentrations statistiquement anormales sur de courtes durées et des localisations étroites se produisent par quelque alchimie discrète  dans de nombreux domaines : philosophes du ~IVe siècle AC à Athènes, spirituels en terres d’islam au ~XIIe siècle (Ibn ‘Arabî, Ghazâli, Rûmî…), spirituels rhéno-flamands au ~XIVe siècle (Eckhart, Tauler, Ruusbroec…) ; dans un tout autre domaine l’on peut citer au XXe siècle les dizaines de scientifiques nobélisés pour la seule petite ville de Cambridge.

681Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, tome II. L’Invasion mystique. Cette expression promise à un succès qui dépassa probablement la visée de son auteur a été discutée (Sophie Houdard, Les invasions mystiques, Paris, 2008).

682Dante présente cette représentation d’un « outre-tombe » (v. Masseron, La Divine Comédie, Paris, 1973, « carte » de la page 27) ; à ce monde ancien convient la procession dionysienne.

683Elles ont été présentées à la fin du volume I. Des origines à la Renaissance sous la forme d’un tableau : « Synthèse des filiations et influences du XIIe au XVIIe siècle », 320 sq. Nous nous limiterons ici aux deux derniers siècles couvrant « le jeu des influences de 1381 à 1594 ».

684« Troubles, Tradition et traducteurs  » : cette section met particulièrement en valeur l’activité des chartreux (qui ne seront donc plus présentés par la suite).

685Des figures qui « connurent » le XVIIe siècle naquirent avant ou moururent après lui : on dépasse ainsi sa durée d’une demi-génération précédant puis succédant au siècle.

686Les entrées par noms d’auteurs sont attachées à une présentation chronologique élargie à d’autres traditions.

687La possibilité d’accéder aux éditions anciennes (via Google books par exemple) interdira probablement des éditions critiques dans le proche futur : « Pourquoi imprimer puisque l’on trouve tout sur internet ? » disent déjà certains.

Le problème se pose en premier lieu au niveau de la forme. Les érudits sont habitués à la lecture de fontes, orthographes, ponctuations anciennes. Mais les « amateurs », ceux qui aiment, seront-ils rebutés ? Heureusement l’étrangeté apparente (fontes anciennes, confusion des f et des s, etc.) ne résiste pas à quelques heures de pratique ; et une lecture ralentie est très favorable à l’abord des témoignages mystiques.

688Le Roi de France « Très Chrétien » résiste au Roi « Très Catholique  » d’Espagne, avant de le dominer : résumé de l’évolution politique des deux premiers tiers du XVIIe siècle.

689La première « Grande Peste » se produit en 1348, la seconde en 1362 : la population est alors réduite à sa moitié ; les effets des épidémies suivantes seront moins dramatiques, mais elles se reproduiront jusqu’à 1720, dernière manifestation à Marseille, où elle provoque la mort du dévoué mystique François-Claude Milley (1668-1720) auquel nous consacrerons ultérieurement une section.

690Débuts vers 1338 ; 1346 Crécy ; 1453 reconquête du Bordelais.

691Grégoire XII (1406-1416) à Rome, Benoit XIII (1394-1423) à Avignon.

692« Cologne entre 1530 et 1580 connut sans doute l’une des plus fortes concentrations de talents spirituels et littéraires de l’histoire de l’Église catholique, dans les années même où son archevêque adhérait à la Réforme ! » (Louis de Blois, Institution spirituelle, édition bilingue, Éd. du Carmel – Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2004, Introduction, 13 note).

693Expériences I, « Institutions… », 124 sq., « Louis de Blois (Blosius) », 239 sq.

694v. DS 12.1519/25.

695Jean-Marie Gueullette, Eckhart en France, La lecture des Institutions spirituelles attribuées à Tauler, 1548-1699, Jérôme Millon, 2012 (outre l’étude très attendue, l’ouvrage contient la bonne traduction par le P. Noël des Institutions parue en 1913 comme tome VIII des Œuvres complètes de Tauler, Tralin, Paris). – Signalons ici la toute récente réédition de l’Imitations de la vie pauvre de N.S.J.C. (présentée dans notre précédent tome : Expériences I, 125 sq.) sous le titre : Jean Tauler, Le Livre de la pauvreté spirituelle, Arfuyen, septembre 2012.

696Institution spirituelle, éd. bilingue, 2004, op. cit. ; La Perle évangélique, traduction de 1602 par des chartreux, Millon, Grenoble, 1997.

697DS 12.735. – On les retrouvera largement exposées dans nos extraits de sa Reigle.

698DS 12.738/9 : Paul Mommaers éclaire (entre guillemets) puis traduit (italiques) l’ouvrage rédigé en flamand de Pelgrim Pullen.

699Nous consacrons bientôt une section  à dom Augustin Baker en « 2. Traditions…, Permanence de l’Ordre bénédictin. »

700Expériences I, « Le cercle génois ; influences… », 218 sq.

701J. Orcibal, La rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du Nord, 1959.

702Expériences I, « Anne de Jésus », 295-296.

703Histoire du Christianisme, tome 8, « Le temps des Confessions », 432 sq. ; D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu, 2 tomes, Champ Vallon, 1990, illustre par de nombreux textes d’époque les horreurs perpétrées par nos ancêtres intégristes.

704DS 5.899.

705Coutumes, Chapitre 28, n°3/4, v. DS 2.753.

706DS 2.758. Sur les éditions et traductions de Thérèse, v. C. Renoux, “Madame Acarie ‘lit’ Thérèse d’Avila…”, Carmes et carmélites en France…, Actes du colloque de Lyon en 1997, 117 sq.

707DS 1.1314/5.

708DS 1.1314/5 (art. Beaucousin par l’érudit M. Viller).

709Les références des œuvres de chartreux français, allemands, espagnols, italiens, couvrent environ quatre colonnes pour le XVIIe siècle, pour environ sept pour les autres siècles (sans compter les anonymes), dans « III. Travaux des chartreux sur la spiritualité », DS 2.760 sq.

710Hadewijch d’Anvers, Écrits mystiques des béguines [poèmes d’Hadewijch I et d’Hadewijch II], Seuil, 1954  (réédité); Hadewijch Lettres spirituelles, Béatrice de Nazareth Sept degrés de l’Amour, Ad Solem, 1972.

711Un chartreux, Écoles de silence, Parole et Silence, 2001 ; Le fil à plomb du monde, Aspects du taoïsme primitif (non publié) ; Dom Jean-Baptiste Porion, Amour et Silence et autres textes, documents inédits rassemblés et présentés par Nathalie Nabert, Paris, Beauchesne, 2012.

712Il se publie au total un même nombre d’ouvrages en latin et en français au XVIIe siècle, la proportion s’inversant progressivement au fil du temps en faveur du français. – Sur ces deux Institutions (à prendre au sens de fondements de la vie spirituelle) v. Expériences I, 124 (I. Taulériennes) & 239 (Louis de Blois).

713Erreur est au masculin au XVIIe siècle.

714La Perle évangélique, 1602, Édition établie et présentée par Daniel Vidal, Jérôme Millon, 1997, 587/8 (330v°-331r°).

715Luis de la Puente (1554-1624), jésuite castillan, théologien plutôt que mystique, auteur de Méditations sur les Mystères de notre sainte foi, ouvrage qui fut très largement lu.

716DS 6. 145/6. Traduction en 1602 de Pierre d’Alcantara, franciscain très influent sur Teresa, des principales œuvres de Jean de la Croix en 1621 (suivant de peu l’édition d’Alcala de 1618), du Cantique (A) en 1622 quelques mois après la mort d’Anne de Jésus, de l’Echelle de Jean Climaque en 1621…

717Les traductions de l’ensemble de l’œuvre de Jean de la Croix par Cyprien de la Nativité, éditées en 1641, seront certes plus belles, en particulier pour la traduction des poèmes (des vers « de mirliton » ont nui à l’appréciation du sensible travail de Gaultier). Mais Cyprien est déjà influencé par l’école de Port-Royal sinon par un esprit janséniste qui fait appel aux mérites d’où quelques contresens de sa traduction. Plus tard, en 1680, le « Général des chartreux » dom Le Masson installera certes une imprimerie à la Grande Chartreuse reconstruite après un incendie, mais à part les ouvrages ascétiques ou de controverses de ce dernier, « on n’y imprima guère que les Statuts de l’ordre, le Directoire des Novices et les livres liturgiques ». 

718Réédition : Jean de la Croix, Œuvres complètes, Cerf, 2000 – Ce partage devient parfois explicite quand elle ajoute un membre de phrase précisant le sens, mais absent de l’original espagnol.

719Ruusbroec l’Admirable, L’Ornement des Noces spirituelles, Traduction de 1606 par un chartreux de Paris, in : « La Pierre brillante, Traduction et commentaire par Max Huot de Longchamp, Sources mystiques », Centre Saint Jean-de-la-Croix / Éditions du Carmel, 2010, 276/7.

720Harphius, Théologie mystique…, traduction [sur l’édition postérieure à la censure romaine] par J.-B. de Machault, Paris, 1616 (dont le « Livre troisième intitulé … Paradis des Contemplatifs » [l’Eden], 622-847). Citation : 631.

721Date tardive par discrétion envers Anne de Jésus morte en 1621 ; en 1627 le Cantico paraît enfin à Bruxelles - il ne figurait pas dans la première édition d’œuvres de Jean de la Croix (Alcalà, 1618). On lira cette belle traduction, reflet précieux de la version A, dans Saint Jean de la Croix, Cantique d’Amour divin traduit par René Gaultier (1622), texte établi et présenté par M. Huot de Longchamp, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1998.

722Saint Jean de la Croix, Cantique d’Amour … (1622), op. cit., 15 : traduction dédiée « Au Révérend Père Archange, Gardien du couvent des pères capucins de Saint-Honoré, Près Paris. » Le manuscrit apporté par Anne de Jésus circulait donc ! Gaultier avait déjà traduit l’édition espagnole de 1618 (qui ne contenait pas le Cantique). Les critiques envers les mystiques étaient déjà fort vives, comme en témoignent les péripéties d’éditions de la Reigle de Benoit de Canfield (1608 pour sa troisième partie) qui s’abstiendra de toute édition d’écrits postérieurs…

723L’importance du fond précède celle de la forme quand il s’agit de mystique. En fait, très peu de pratique suffit pour apprécier une langue rocailleuse mais savoureuse, riche et par là précise. Un glossaire est toutefois utile, tel que ceux fournis par J. Orcibal pour la Reigle de Benoît de Canfield, ou par D. Vidal pour la Perle. Le Lexique de l’Ancien Français de F. Godefroy, réédition Champion Classiques (poche), 2003, s’avère très utile.

724« Quinze procès par an en moyenne entre 1615 et 1700 à Saragosse, contre soixante-quinze de 1560 à 1615. Vingt-trois contre quarante-deux à Tolède ». Trente-deux mille «  brûlés » sur un grand total de trois cent quarante mille condamnations «  sérieuses » en Espagne de 1481 à 1808 ? (B. Bennassar, L’Inquisition espagnole, XVe-XIXe siècles, Hachette, 2001, cit. page 29 & relevé page 15)  - Sur le théâtre et le rôle de la terreur, voir l’ouvrage célèbre de M. Bataillon, Erasme et l’Espagne, 745, 753, 770 sq.

725Vida, ch. 32, 1-3, « vision » du début du mois de septembre 1560. – Les grands autos de Valladolid et de Séville ont lieu en 1559 et 1561 - Le thème de l’enfer se présente 84 fois dans ses écrits (Diccionario de Santa Teresa de Jesus, Monte Carmelo, 2000, 801).



726Ordre fondé à Camaldoli en Toscane par le « patriarche des ermites » saint Romuald vers 1012 ; inclut la congrégation fondée en 1520 par Paul Giustiniani. (DS 2.50 sq.).

727Expériences I, « L’Angleterre, Ermites et recluses, l’Ancreen Riwle (~1240 ?) ».

728François Colletet, Apologie de le Solitude sacrée, 1662, cité en DS 4.971. V. les longs articles sur les érémitismes en DS 4.936/982, dont 4.971/976 traitent du XVIIe siècle.

729v. l’intéressante et concrète monographie par F. Lemoing, Ermites et reclus du diocèse de Bordeaux, Bordeaux, 1953, utilisée par Michel de Certeau, dont le sujet principal est Maur de l’Enfant-Jésus : ce grand carme devenu ermite sera présenté au chapitre suivant.

730Vida que el siervo de Dios Gregorio Lopez hizo en algunos lugares de la Nueva España…, Mexico 1613, Lisbonne 1615 ; Séville et Madrid 1618 à 1727 ; cette Vida fut traduite en français par le jésuite Conart (1644 et 1656), puis figure dans les Œuvres diverses de Monsieur Arnauld d’Andilly, Paris, chez Pierre le Petit, 1675, en trois in-folios (sur huit prévus !) : le tome I contient « La Vie du Bienheureux Grégoire Lopez » (153-301).

731Poiret réédite la traduction d’Arnauld d’Andilly (Le saint solitaire des Indes ou la vie de G.L., 1717), Tersteegen la remanie en allemand, Wesley l’abrège en anglais ; traduction italienne en 1740.

732Traduction par Arnauld d’Andilly, 1675, op. cit. Paginations données entre crochets.

733DS 9.997. - Ruysbroeck (et parfois Rusbroche !) pour Ruusbroec : nous respectons l’ancienne orthographe.

734DS 9.997/8.

735DS 2.61/2, article « Cambry » (P. Droulers) ; H. de Boissieu, Une recluse au XVIIe siècle, Paris et Gembloux, 1934.

736Le Flambeau mystique..., 95. On sait que les recluses conservaient souvent de nombreux contacts avec le monde extérieur, par le biais de leur activité de conseil spirituel (v. les recluses anglaises dont Julian de Norwich).

737Ce dont témoigne son Traité de la réforme du mariage.

738Auxquels s’adresse son Traité de l’excellence de la solitude à la sollicitation de quelques saints ermites

739Tout le début du Flambeau mystique  est destiné aux « Pères directeurs ».

740Pierre de Cambry, Abbrégé [sic] de la vie de Dame Jeanne de Cambry... Anvers, 1659 ; 2e Éd. augmentée, Abrégé..., Tournai 1663.

741Les œuvres spirituelles de sœur Ienne Marie de la présentation, premièrement dame Ienne de Cambry, religieuse de l’ordre des chanoinesses régulières de St Augustin et en après recluse, décédée en son ermitage l’an 1639 dédiées à ... Madame Marie Ferdinande de Croy … par P. de Cambry prêtre … à Tournay, imprimerie Adrien Quinque, 1665 [contient : Frontispice : portrait ; lettre dédicatoire ; lettre du vicaire générale de l’évêque de Tournai ; Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu... (1-17) ; Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres... (1-328 et table) ; Le flambeau mystique (1-104 et table) ; Traité de la réforme du mariage (1-79 et table) ; Traité de l’excellence de la solitude à la sollicitation de quelques saints ermites... (1-20 et table) ; Lamentation de l’âme captive... (1-51 et table)].

742« Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres... », inclus dans les Œuvres spirituelles…, op. cit. La préface donne son plan : livre I : De la ruine de l’amour propre. Partie première, le vif portrait de l’amour propre... II : Mortifications et consolations, III : Imperfections secrètes anéanties, IV : Union et transformation.

743Voir Cantique 2, 15 : « Prenez-vous les petits renards qui détruisent les vignes… »

744Mt 5, 3.

745Ct 6, 9.

746Vistè  : vélocité, rapidité (Godefroy, Lexique de l’ancien français)

747Le traité se termine ainsi (311-328) par un long développement sur l’amour qui est tout.

748Le flambeau mystique ou adresse des âmes pieuses ès secrets et cachés sentiers de la vie intérieure, composé par Sœur Jenne Marie de la Présentation, recluse les Lille [sic], avec approbations par des docteurs de Douai et Gand en 1631, inclut dans les Œuvres spirituelles « [...] des matières [...] [du] livre de la ruine de l’amour propre; sur le sujet desquelles ayant été par ses directeurs examinée l’espace de huit ans [...] ».

749DS 8.172/3 : A. Derville, qui met souvent en valeur des figures mystiques importante mal traitées ailleurs, renvoie à DS 4.976 (Erémitisme en Occident), à M. Viller sur “l'influence possible de l'Abrégé de la perfection (DS 6.57/60) sur l'opposition et la relation entre le Tout de Dieu et le rien de la créature que développe la Solitude (RAM, t. 13, 1932, 46-47).”

750 [H. Jaspart], Solitude intérieure dans laquelle le solitaire fidèle, comme aussi tout chrétien, par l’usage d’un simple et continuel regard, dans la seule volonté divine, trouvera le moyen, d’être, vivre, mourir et opérer en Dieu, par un prêtre solitaire, Mons, 1643, Paris 1678, 1685, 1698 (après les citations de Derville nous utiliserons l’édition de 1685). – Réédition due à Mectilde du Saint Sacrement, peut-être sous l’inspiration de F. Guilloré ou d’Épiphane Louys.

751DS 2.463/477, art. « Chanoines réguliers ». – Introduction à Ruusbroec (Expériences…, I), évoquant la recherche d’une vie semi-cloîtrée par les chanoines vivant en milieu urbain.

752DS 11.412/424, art.  « Norbert »

753DS 4.983/4.1018, art. « Ermites de Saint-Augustin ».

754H. Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., VI, « Turba magna », 341-342. [v. les pages 339 à 373 consacrées à Antoinette] ; La vie de la mère Antoinette de Jésus, religieuse chanoinesse de l’ordre de S.Augustin... avec un abrégé de ses lettres..., Paris, 1685.

755Le 20 juin 1649 au Père Paris, minime, son directeur, La vie … lettres, 369.

756Tour : on fait passer les objets de part et d’autre de la clôture par rotation d’une boite ouverte : par extension le parloir d’un monastère.

757« Lettre à feu M. Cauvel environ en 1670 », La vie … lettres, 378 sq.

758DS 9.1088/1091 art. Louys [son auteur J.M. Vaillant, fait référence à son préquiétisme ou mystique abstraite. La doctrine spirituelle du P. E. Louys, Université Grégorienne, thèse, 1973].

759Conférences mystiques sur le recueillement de l’âme, Pour arriver à la contemplation du simple regard de Dieu par les lumières de la Foi, Paris, 1676, 1684 (l’éd. citée ici), 1690. Ce titre définit bien l’objet de l’ouvrage.

760DS 1.1410/38 ; Dom J. Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1957 ; Dom J. Leclercq, Dom F. Vandenbroucke, L. Bouyer, La spiritualité du Moyen Âge, Aubier, 1961.

761Lecture des textes divins : on écoute Dieu qui parle par les Saintes Ecritures. Avec le travail manuel et la liturgie, un des piliers de la vie monastique.

762DS 1.1382.

763DS 1.1390/95.

764Dom J. Leclercq…, La spiritualité…, op. cit., « La doctrine de saint Grégoire », 22.

765DS 1.1410/20.

766DS 1.1426/30.

767DS 1.1433.

768That mysterious man, Essays on Augustine Baker…, Analecta Cartusiana, 2001 ; Gordon Mursell, English spirituality from Earliest Times to 1700, SPCK, London-Leiden, 2001, 348/355 [v. aussi les références et leurs notes des pages 482/484].

769 DS 8.1610.

770 DS 13.879/885.

771Mursell, op. cit., 352-353.

772La sainte Sapience ou les voies de la prière contemplative, 2 vol., Plon, 1954 [v. la préface pour la biographie].  Nous citons le volume II.

773Fr. Augustine Baker, Collections I-III & The twelve mortifications of Harphius, ed. by John Clark, Analecta Cartusiana, Salzburg, 2004 ; Secretum, Ibid., 2003 ; The life and death of Dame Gertrude More..., 2002 ; Spirituall treatise... .A.B.C, 2001; Directions for contemplation : books A, D, E, F, G, 1999-2002.

774DS 6.570/72 ; Jean Godefroy, La vie de dom Simplicien Gody, poète et écrivain mystique, Abbaye Saint-Martin de Ligugé, 1931.

775Pratique de l’Oraison mentale divisée en deux Traités, Par Dom Simplicien Gody, Religieux Bénédictin de la Congrégation de saint Vanne et saint Hyduplhe, Dole, 1658 [ouvrage rare  de 464+174 pages, A.S.-S., cote 3H56, copie Solesmes]. Nous citons le Second traité : L’Essay de la Théologie mystique, où il est traité de la Contemplation divine, dans sa troisième (et dernière) partie.

776Brun : allusion à Ct 1, 4 : «  Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jerusalem … »

777Charles de Condren (1588-1641), mystique oratorien abordé au tome III.

778Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., VI, 54. – V. « La mère et le fils », 49-71. Compte tenu de l’utilité pratique de sa mère, les proches ne firent rien pour atténuer le coup, « certains croyaient pouvoir se servir de lui pour faire pression sur sa mère » et la contraindre à changer d’avis avant la prise d’habit. » Claude vient pleurer au parloir puis l’assaut du monastère est entrepris par les enfants de sa classe. (Dom G. Oury, Marie de l’Incarnation, Univ. Laval / Solesmes, 1972, 174 sq.).

779Dom Claude Martin, Les voies de la prière contemplative, textes réunis et présentés par dom Thierry Barbeau, Solesmes, 2005, remplace DS 10.695-701 et Dom G.-M. Oury, Dom Claude Martin…, Solesmes, 1983 - Voir aussi : L’ordre de Saint-Benoît et Port-Royal, Chroniques de Port-Royal, Paris, 2003, Dom Thierry Barbeau, « Port-Royal et le mysticisme…  », 177-194. - Le Dict. de Port-Royal, 2004, ne propose qu’une caricature dans son article « Martin, Claude ».

780A. Rayez, « Le Traité de la contemplation de dom Claude Martin », Revue d’Ascétique et de Mystique, t. 29, 1953, n. 3, 208.

781Dom Claude Martin, La Vie de la V. Mère Marie de l’Incarnation, 1677, 1981. V. les « additions » sur l’oraison de quiétude, 683 sq., sur l’oraison d’union, 687 sq., sur le mariage spirituel, 693 sq.

782Dom Claude Martin, Conférences ascétiques, par dom R.-J. Hesbert, Alsatia, Paris, 1956, 2 tomes [le terme ascétique n’est pas à prendre au sens négatif qu’on lui prête généralement aujourd’hui] - Voir les Conférences VIII-XIV du tome I. Voir les pages 171 sq. traitant de la difficulté causée par Thérèse qui dit que c'est un abus de rejeter toute image, et la page 205 comparant la méditation à la vision d’un tableau. Nous citons ici un extrait de la Conférence VIII, page 122. Cette conférence « de la parfaite oraison » mérite grande attention, tandis que les suivantes en détaillent les divers aspects : préparation et conclusion, empêchements, difficultés… - On retrouvera les meilleurs passages de dom Claude dans les textes réunis par dom Thierry Barbeau, op. cit., 2005 (pages 167/8, 179, 184 à 186, 249, 251, 271…).

783Dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 1957, 249.

784A. Rayez, « Le Traité de la contemplation… », op. cit., couvre les pages 206-249. – « Mon dessein est seulement de sauver l'oraison dont il s'agit de la manière dont je l'ai expliquée, et de faire voir que le Chemin court n'enferme point les hérésies dont l'auteur de la réfutation [Réfutation des principales erreurs des quiétistes, imprimé à Paris en 1695, œuvre d’un La Bruyère vieillissant qui se met au service du pouvoir] le flétrit avec un peu trop de témérité. » (248)  - « Il est clair que l'auteur du Chemin court, que je ne connais point, est un homme [il s’agit bien du Moyen court de Mme Guyon ! note Rayez, 229] de bien, qui n'a que de bonnes intentions. » (249) – « J'ai seulement vu [des textes condamnés] l'Analysis du père de la Combe [confesseur de Mme Guyon]. Je l'ai lu plus d'une fois et je n'y ai rien remarqué que d'édifiant ; le style en est pur et la manière dévote et onctueuse, aussi l'auteur de la réfutation n'y touche pas. […] il est assez surprenant qu'un homme de probité comme il était noircisse des personnes de vertu… » (247).

785Dom J. Leclercq, op. cit., 205.

786A.Rayez, « Le Traité de la contemplation… », op. cit., 224.

787Nous avons brièvement abordé ces visionnaires en Expériences…I, Le Nord de l’Europe…, Monachisme féminin, 106. Voir les figures d’Hildegarde de Bingen (1098-1179), d’Élisabeth de Schönau (1129-1164). – Sur le rôle de l’imagination propre au Moyen Âge, v. Dom Leclercq, L’amour des lettres…, op. cit., 1957, 74.

788Gertrude d’Helfta, Le Héraut, SC, Livre II [autobiographique, rédigé en 1282 par elle-même], chap. VIII, §3 (toutes les qualités qui s’ajoutent à la nue nature humaine sont accidentelles).

789 Répertoire Topo-bibliographique des abbayes et prieurés, L. H. Cottineau, Macon, 1937. 

790Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II, 467 : rédigée tôt, en 1916. Bremond changera d’avis : il se proposait de consacrer le dernier volume de son grand œuvre à madame Guyon, avant de disparaître prématurément en 1933 (v. Emile Goichot, Henri Bremond historien du sentiment religieux, Ophrys, 1982).

791Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoist décédées en ces derniers siècles, Paris, 1679, tome I, 184. [Ouvrage couvrant plus de mille grandes pages en deux tomes, dorénavant cité Éloges…].

792Ainsi Antoinette d’Orléans, fondatrice de la Congrégation du Calvaire, explique « que la religieuse se peut définir la meurtrière des voluptés » (Éloges…, 100). Elle pratiqua en sa jeunesse « une Oratoire au haut du château, qu’elle fit peindre de têtes de mort et de larmes » ! (104).

793Éloges…, II, « Éloge de feu Madame Marie de Beauvilliers, abbesse de Montmartre », 143-184. – Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., vol. II L’invasion mystique, Ch. VI « Les grandes abbesses ».

794Éloges…, II, 145.

795La Mère de Blémur consacre un chapitre à Madame de Sourdis : Éloges…, I, 498 sq.

796Éloges…, II, citations pages 147, 149, 152.

797Éloges…, II, 154 & 155.

798Éloges…, II, 155-156. – « L’Exercice composé par le R.P. Benoist capucin, Abrégé de toute la vie spirituelle en trois parties … réduites en un seul point qui est la volonté de Dieu » précède (pages 47-97) la Règle de Perfection (pages 98-476) dans Benoît de Canfeld, La règle de perfection, Paris, P.U.F., 1982.

799«  Son Directeur ayant été d’avis qu’elle déposât la Prieure et les autres Officières qui ne voulaient point la Réforme, elle tint le Chapitre pour cet effet ... Toutes les Anciennes se levèrent avec un grand bruit ... la chargèrent d’injures ... lui mettant le poing contre le visage en sorte qu’elle crut qu’elles allaient frapper » (Ibid., 156-157).

800Éloges…, II, 162.

801Éloges…, II, 182.

802Éloges…, II, 184.

803Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. A Paris, chez Fiacre Dehors, 1631, chapitre X, page 65 ; J. Orcibal, Benoît de Canfield, La règle de perfection, op. cit., souligne page 16 la reprise par Marie de Beauvilliers du contenu de l’Abrégé de la Règle.

804Anéantissement identifié au vertige du néant (Morali), voire à une perversion dans une joie suppliciante (Bataille) !

805Le fils de Marie de l’Incarnation du Canada est admiratif d’une compagne de sa mère car on lui trouve sur la tête une « calotte armée de pointes de fer ». « Elle portait encore deux chaînes de fer à ses deux pieds. Les disciplines dont elle se servait étaient aussi des chaînes de fer » (dom Claude Martin, La vie de la Vénérable Mère Marie de L’Incarnation, op. cit., 263 et 268). Un exemple célèbre d’ascèse, raconté par Rodriguez, lu par de très nombreux spirituels du siècle, est fourni par François-Xavier dans les hôpitaux de Venise : pour vaincre la répugnance qu’il avait à donner les soins réclamés par un malade, il porte à sa bouche le pus d’un ulcère et « toute la nuit suivante il lui semblait avoir encore ce pus dans la gorge sans pouvoir arriver à s’en débarrasser, tant avait été forte la violence qu’il avait dû faire à tous ses instincts. » (Art. appréciatif ! « Ascèse », J. de Guibert, DS 1.997 sq.). - L’appréciation très réservée portée sur ce sujet par Benoît de Canfield annonce la modération de sa dirigée : «  Plusieurs saints et saintes … qui baisaient et léchaient les plaies et ulcères des pauvres … pourront au moins servir pour la condamnation de la délicatesse. » (La Règle de Perfection, op. cit., 242) ; v. les longues notes attenantes d’Orcibal sur François, sur les deux Catherine (de Sienne et de Gênes), sur Élisabeth de Hongrie…

806Gn 2, 17 : Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal… (Sacy).

807Gal 2, 20.

808Gal. 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi… (Amelote)

809Adouée : accouplement. Adouer : 1. doter, 2. accoupler (Godefroy)

810DS 1.837/839. –- Marguerite d’Arbouze, abbesse du Val-de-Grâce, par H. M. Delsart, Paris / Maredsous, 1923.

811Traité de l’Oraison mentale, Abbaye de Maredsous, 1934.

812Allusion à Ct 1, 4 : « Je suis noire, mais je suis belle… »

813Louise de Ballon 1591-1668, Écrits spirituels, Réimpression anastatique des « Œuvres de piété » recueillies par le Père Jean Grossi, Paris, Nicolas Couterot, 1700, Introduction par la Père Edmont Mikkers, Monastère Notre-Dame de Géronde, 3960 Sierre, 1979 ; DS 1.1208/1209 ; Remarquable étude de sa vie : Myriam de G., Louyse de Ballon, Desclée de Brouwer, Paris, 1935.

814Éloges…, I, « Éloge de la Vénérable Mère Marie Granger de l’Assomption… », 184 sq.

815Éloges…, I, 195

816Un chapitre lui est consacré : Éloges, I, 345 sq.

817Éloges…, I : citations 368, 371, 380, 382.

818Éloges…, II, « Éloge de feue la révérende mère Geneviève Granger de Saint Benoist, supérieure du monastère des Bénédictines de Montargis », 417 sq. - Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II « L’Invasion mystique », 463-467 , note qu’elle “était mystique” et “conduite par une voie d’inaction et de ténèbres apparentes qui devait paraître singulièrement rude à cette âme claire, vive et décidée.”

819Il en sera ainsi pour madame Guyon.

820Vie de la Vénérable Mère de S.Jean l’Évangéliste, religieuse de l’Abbaye royale de Montmartre. Par la Mère Jacqueline Bouette de Blémur, religieuse bénédictine de l’Abbaye de la Ste Trinité de Caen. À Paris, chez Nicolas Le Clerc, 1689, 108. – Cette Vie cite (puis résume) les compositions suivantes de sa main : un “Abrégé des voies mystiques réimprimé plus d’une fois … des Méditations et une Explication de la règle de St Benoît, la Vie du Père Claude Le Sergent, son très cher frère, auquel elle servit longtemps de directrice.” (151-152).

821Vie de la Vénérable Mère…, 56.

822Ibid., 73-76.

823Ibid., 105.

824Ibid., 109-111.

825Ibid., 117 & 127.

826Ibid., 142.

827Ibid., 138-141.

828Ibid., 146-148. - Cette longue lettre couvre les pages 143-149.

829Parmi les nombreuses graphies qui ont été utilisées (Mectilde, Mectilde, Catherine de Bar, la Mère du Saint-Sacrement, leurs combinaisons…), nous adoptons Mectilde du Saint-Sacrement.

830Documents historiques, par les bénédictines du Saint-Sacrement, Rouen, 1973 ; DS 10.885/888 ; Daoust, Catherine de Bar…, Paris, Téqui, 1979 ; Véronique Andral, osb. ap., C. de Bar / Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, 2e éd. Revue et amplifiée, 1997, Monastère des Bénédictines, Rouen, [grande valeur intérieure et érudite] ; Catherine de Bar 1614-1698, une âme offerte…, Téqui, 1998 [bonne revue bibliogr. par Dom J. Letellier, 11-96]. – Écrits : Documents historiques, op. cit.Lettres inédites, Rouen, 1976 ; Fondation de Rouen, Rouen, 1977 ; Une amitié … Lettres à Marie de Châteauvieux, Téqui, 1989 ; À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988  [beau choix de dits] ; Adorer et adhérer, Cerf, 1994 ; il existe encore de nombreuses lettres non éditées entre C. de Bar, J. de Bernières, le P. Chrysostome de Saint-Lô…

831Guide pour l’histoire des Ordres et Congrégations religieuses, France XVIe–XXe siècles, dir. Daniel-Odon Hurel, Brepols, « L’Annonciade », 166 sq.

832DS 10.885/6.

833Daoust, Catherine de Bar…, op. cit., « Conférence sur l’appel à la sainteté », 90-91. 

834Ibid., 97-98.

835C. de Bar, Lettres inédites, op. cit., 285-286. 

836C. de Bar, Lettres inédites, op. cit., 378-379.

837Citations suivantes : À l’écoute de saint Benoît, op. cit

838Conférence n°659, 34.

839Conférence n°1075, 39.

840Entretiens familiers, n°2401, 40.

841À la comtesse de Châteauvieux, n°33, 55.

842 n°340, juillet 1662, 84.

843n°1746, À Mère Marie de Jésus Chopinel, Caen, 24 mai 1649, 104.

844À la comtesse de Châteauvieux, no2032, 105.

845À une Religieuse en particulier, n°2548, 107.

846Chapitre, n°592 107.

847Éloges…, II, 1-112 (pagination reprise en tête des citations qui suivent).

848Bien d’autres citations signalées par des guillemets marginaux mériteraient d’être reprises : pages 34-35, 36, 48-49 (lettre à la Mère du Saint Sacrement qu’elle encourage) ; 66-67 (mon exercice est un regard de l’âme, actuel, fixe et arrêté en Dieu...) ; 69 (chose terrible de quitter Dieu ... la sainte liberté des enfants de Dieu) ; 74 (acte d’abandon à Magdelaine ; sera repris par Madame Guyon) ; 83 (révélation de la gloire du Père Jean Chrysostome de sainte mémoire, d’une vertueuse fille de Normandie [Marie des Vallées] et d’autres...).

849Éloges…, I & II, soit 1250 grandes pages ! (hors Epitre, Avertissement, tables…). La citation « Je pretens… » conclut le bref « Avertissement » qui ouvre le tome I.

850DS 1.1723/4 brève biographie et bibliographie ; DS 12.1829 où elle retouche le style d’un ouvrage de l’érudit jésuite François Poiré (1584-1637), auteur d’une Science des saints.

851Éloges…, II, Élévation à Jésus-Christ.

852L. Cognet, La réforme de Port-Royal 1591-1618, Sulliver, 1950 ; La Mère Angélique et saint François de Sales, 1618-1626. Paris, 1951.

853Ph. Sellier, « Un lieu de mémoire, Port-Royal des Champs », Chroniques de Port-Royal, Paris, 2004, 7.

854Sainte-Beuve, Port-Royal, Livre premier, VI. On compensera la brièveté de notre approche orientée mystique par la lecture de ce chef-d’œuvre réédité récemment (collection « Bouquins », Robert Laffont, 2004), en prêtant une attention particulière à la présentation de Philippe Sellier « Le Port-Royal : une méditation sur le Christianisme ».

855Puis souligner le rôle de la Mère Angélique de Saint-Jean (1624-1684), elle aussi abbesse à la fin de sa vie.

856Voir Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, op. cit., 241-244 : « …tous les gens de bien admiraient le zèle intrépide de la jeune abbesse, la prudence qu’elle avait montrée dans la réforme de Port-Royal, puis de Maubuisson… ».

857J. Orcibal : Saint-Cyran, “Maîtres spirituels”, Seuil, 1961. Et ses grandes études sur le même ; DS 14.140/150 (B. Chédozeau ; citation : DS 14.143).

858Ph. Sellier,  « Un lieu de mémoire… », op. cit., 8.

859De l’immense littérature autour des « jansénismes » se détachent les œuvres de Sainte-Beuve, Cognet, Orcibal, Sellier ; les Chroniques de Port-Royal (plus de 60 volumes publiés annuellement autour de thèmes approfondis) ; le Dictionnaire de Port-Royal, Honoré Champion, 2004 ; et l’ensemble d’ouvrages considérables du Grand Siècle (nous avons déjà eu recours à la traduction d’Arnauld d’Andilly rapportant les dits de l’ermite  mexicain  Grégoire Lopez ; nous utilisons la Bible dite de Sacy…).

860Une belle ouverture sur notre sujet «  mystique » a été proposée par Philippe Sellier dans Port-Royal et la littérature II, «  Littérature et théologie, I. Le ressourcement mystique », Honoré Champion, 2000, 12 sq. (section reprise comme « Introduction II » au Dictionnaire de Port-Royal, 2004).

861A.-E. Steinmann, La nuit et la flamme, chemins du Carmel, Paris-Fribourg, 1982 ; J. Smet, I Carmelitani (trad. disponible de l’original anglais), 4 vol., Roma, 1989.

862 C. Janssen, Les origines de la réforme des Carmes en France au XVIIe siècle, Martinus Nijhoff, s’Gravenhage, 1963, 225, souligne l’influence des déchaux sur les pratiques ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Cerf, 1995, 69, souligne le rôle du chartreux dom Beaucousin en relation avec les deux groupes réformateurs.

863 H. Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II L’Invasion mystique [chap. V sur Jean], 1930 ; S.-M. Bouchereaux, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, 1950 ; H. Blommestijn, Jean de Saint-Samson, L’éguillon, les flammes, les flèches et le miroir de l’amour de Dieu…, Pontificiae Universitatis Gregorianae, Rome, 1987 [l’étude sur Jean couvre en fait les deux tiers du volume].

864 Manuscrits aux Archives d’Ille-et-Vilaine à Rennes, liasses 9H39 à 9H44 [deux mille folios dont le quart bénéficie d’éditions récentes – notre base photographique est disponible]; Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif f. Iean de S.Samson ... avec un abrégé de sa vie, recueilly et composé par le P. Donatien de S.Nicolas, Pierre Coupard, Rennes, 1658-1659 [totum incontournable malgré les recompositions opérées par Donatien] ; Jean de Saint-Samson, Œuvres mystiques, texte établi et présenté par H. Blommestijn et M. Huot de Longchamp, Paris, O.E.I.L., 1984 ; Jean de Saint-Samson, La pratique essentielle de l’amour, Coll. « Sagesses chrétiennes », Cerf, 1989 ; Jean de Saint-Samson, Le vrai esprit du Carmel, Œuvre spirituelle et mystique assemblée par le P. Donatien de S. Nicolas. Sources manuscrites. Édition critique présentée par Dominique Tronc, étude par le P. Max Huot de Longchamp, Coll. « Sources mystiques », Centre Saint Jean-de-la-Croix, 2012.

865L.Reypens S.J., art. « Âme », DS 1.462.

866Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif …, op. cit., « La Vie, les Maximes…», 3.

867Ibid., 9, 10.

868H. Blommestijn, op. cit., « 4. La vie de Jean de Saint-Samson », 69-87.

869Arias (-1605) et Louis de Grenade (1504-1588) dont les Traités spirituels peuvent « remplacer les ouvrages très médiocres de Nervèze » (Blommestijn, op. cit., 99).

870Le Jardin des contemplatifs (1605) est une compilation didactique et pratique.

871La Vie, les Maximes…, op. cit., 17.

872Blommestijn, op. cit., 78. Les citations sont extraites du ms. du P. Pinault et de la Vie de Donatien ; nous en modernisons le style.

873v. C. Janssen, Les origines…, 158 et 160 sq.

874Blommestijn, op. cit., 79-80.

875Ibid., p. 81-82 ; en italiques les reprises de : Donatien, La Vie, les maximes…, op. cit., 27, 28.

876Blommestijn, op. cit., 83.

877Voir C. Janssen, L’oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson, Carmelus, 1956, vol. II, 211. Janssen présente en parallèle des textes de Harphius /Herp et de Jean « quatre manières d’exercices ; qui sont comme quatre marteaux, avec lesquels on heurte fortement à la porte de Dieu, afin de pouvoir entrer en Lui selon son total. …La première [manière] est d’offrir à Dieu soi-même et tout le créé… La seconde de demander ses dons en Lui et pour Lui-même. La troisième est de se conformer à Lui par une pleine et entière conformité de tout soi, très haute, très parfaite et très amoureuse… La quatrième est [de] s’unir … ».

878Traité de la conduite spirituelle des novices, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison, quatrième volume, Ch. XXVIII, De l'oraison aspirative. Quel usage nous devons faire de l'exercice des aspirations.

879À l’exception d’une année à Dol.

880Blommestijn, op. cit., 86-87.

881Œuvres spirituelles et mystiques du divin contemplatif …, op. cit., p. 60, repère B de cet in-folio en deux colonnes : ce que nous abrégeons par « R[ennes] 60B ». Par la suite nous mettons ces références R (ou rarement P pour Donatien, La Vie, les Maximes et partie des œuvres, Paris, 1651) en exposant en fin de citation, ce qui évite de trop fréquentes notes.

882Le thème du passage par la pourriture puis la cendre est repris par Madame Guyon dans ses Torrents.

883Archives d’Ille-et-Vilaine, 9H42, folio 2 sq.

884K. J. Healy, Les méthodes de prière du directoire de la réforme de Touraine chez les Carmes, Abbaye de Bellefontaine, 2011 [traduction de Methods of prayer in the Directory of the Carmelite reform of Touraine, Institutum Carmelitanum, Rome, 1956 ]. Cette étude présente aussi Jean et ses disciples.

885M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus, Textes inédits », Revue d’Ascétique et de Mystique, n°139, 1959, 266 sq., 268.

886 C. Janssen, « L’oraison aspirative chez Herp … chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. III, p.19 à 216, (cit. p.21).

887Les quatre volumes des Directoires des novices (Paris, Cottereau, 1650-1651) ont intéressé des carmes des deux réformes. Etude par K. J. Healy, Les méthodes de prière… /Methods of prayer… , op.cit. ; réédition par P. Innocent de Marie Immaculée, du dernier volume, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu, éd. Beyaert, Bruges, 1962. [V. tout particulièrement, les chapitres 28 et 29 (début), p. 195-207, 30 et 31 (début), p. 211-224, 33 (début), p. 269-277]. – Enfin il existe un cinquième volume (non compris sous le Directoire), Traité de la componction. - Voir aussi DS 10.284/7 car l’art. « Marc de la Nativité de la Vierge » est consacré en grande partie au Directoire.

888Quatrième volume du Traité de la conduite spirituelle des novices, « Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison et pour s'exercer avec fruit en la présence de Dieu », Deuxième partie : Présence de Dieu, Chapitre XXX. De la présence de Dieu laquelle est nécessairement conjointe à l’Oraison aspirative.

889S.M. Bouchereaux, « Dominique de Saint-Albert » 3-167, 307-334 [contient la Vie du Père Dominique… par Donatien de Saint-Nicolas, ainsi qu’un échange de lettres], Analecta Ordinis Carmelitarum, vol. II, Nova series, / vol. XV, 1950, Fasc. I. ; K. J. Healy, Les méthodes de prières…, op.cit., « II. Le vénérable Dominique de Saint-Albert », 245-261 ; DS 3.1542/3.

890S.M. Bouchereaux, op.cit. , [échange de 21 lettres entre Dominique et Jean].

891Dominique souffrit beaucoup ses derniers mois d’un “ulcère [cancer?] avecq de grandes doulleurs dans le fondement” (lettre d’Isaac de Sainte Thérèse, Bouchereaux, op.cit., 142).

892Nous remercions le Frère Klaus (Couvent des Grands Carmes, 8 rue Vauvert, 49100 Angers) qui nous l’a communiqué. Il prépare l’édition des œuvres de Dominique de Saint-Albert, dont un admirable Exercice mistique [sic] … et un Traité de l’Oraison infuse et des dispositions nécessaires… ; voir aussi du même Dominique : « Théologie mystique… », Etudes carmélitaines 22, avril 1937, 258-269.

893Ch. I. « L’occupation la plus importante pour un chrétien, c’est de faire oraison ».

894Ch. II. « Des moyens à utiliser pour avancer dans l’oraison d’union ».

895Ch. III. « Comment on doit affronter lumières et ténèbres dans l’oraison ».

896Ch. V. « En quoi consiste la vraie contemplation en cette vie ? ».

897Jean Cassien (+ entre 430 et 435) et saint Antoine (+356), moines.

898Ch. IX. « Sur tous ces chemins mystiques et dans tous ces états perdus… »

899M. de Certeau, « Le Père Maur de l’Enfant-Jésus…, op. cit. ; Thèse (qui fut dirigée par L. Cognet) de D. Di Domizio, « Maur de l’Enfant-Jésus (+1690), A study of his life and works », Institut Catholique, réf. 9099, Th. 254. – Nous avons publié l’intégralité de l’œuvre de Maur, quelque peu sévère mais profonde et très structurée : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689 & Entrée à la Divine Sagesse, Sources Mystiques, Éditions du Carmel, 2007 & 2008.

900Di Domizio, op. cit., p. 3.

901Les cheveux de Mme Guyon qui servirent à la confection d’une crèche et de ses personnages lors de son emprisonnement à la Bastille, sont conservés à la B.N.F., papiers La Reynie, ms. N. Acq. Française 5250.

902Di Domizio, op. cit., p.3 qui traduit sa source : Arch. Ord., II, 42, f°70.

903Di Domizio, op. cit., p. 16 ; v. p. 21, note 26.

904C. Janssen, Les origines de la réforme des carmes en France au XVIIe siècle, Martinus Nijhoff, s’Gravenhage, 1963, chapitre IV, pages 166, 180.

905M. de Certeau, op. cit., p. 269 où il donne un résumé savoureux de l’affaire.

906S.-M. Bouchereaux, La réforme des carmes en France et Jean de Saint-Samson, Vrin, 1950, p.449/50.

907J.-J. Surin, Guide Spirituel, Desclée de Brouwer, 1963. Voir sur la « campagne » de Chéron, l’Introduction par M. de Certeau, p. 1-61.

908Nicolas de Jésus-Marie avait édité la Phrasium mysticae theologiae R.P.F. Joannis a Cruce elucidatio (Cologne, 1639), traduit par le Père Cyprien de la Nativité et publiée en appendice aux Œuvres spirituelles du B. Père Jean de la Croix, Paris, 1641.

909M. de Certeau, op. cit., 272. - À propos de la célèbre Jeanne des Anges, il nous informe que « le Père Maur se montre un sage : il n'a pas l'air d'apprécier beaucoup les révé­lations que Jeanne prétendait tenir de son Ange gardien et qui lui permettaient de donner des consultations sur les questions les plus diverses. Le Carme fait ici preuve de plus de prudence que Surin. Il était bon juge en matière de spiritualité ; aussi la Mère de Saint-Eli, carmélite de Bordeaux, lui fait-elle lire les Questions importantes à la vie spirituelle sur l'Amour de Dieu, ouvrage que Surin venait d'écrire et qu'il prêtait à ses Philo­thées. » On se reportera au grand œuvre de M. de Certeau : J.-J. Surin, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1966, 945 (brève notice élogieuse sur Maur).

910L’abbé de Brion ( ? -1728) ne semble pas avoir su poursuivre l’apostolat spirituel de Maur, même si ses écrits sont nombreux et abondants.

911L’inventaire de sa cellule ne comportait qu’une « petite couchette à tresteaux, deux chaises à bras, une méchante table de sapin couverte d'un treillis bled ».

912M. de Certeau, op. cit., 10-11, établit les éditions du XVIIe siècle qui constituaient probablement cette modeste « bibliothèque ».

913M. de Certeau, op. cit., p. 274.

914Opus complet : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689 & Entrée à la Divine Sagesse, op. cit. (Coll. Sources Mystiques, Éditions du Carmel, 2007 & 2008).

915Outre Écrits de la maturité, op. cit., v. Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles, Champion, 2003, 50-74. Sur son “inspiration” par Maur et Jean de Saint-Samson, v. aussi Pourrat, La spiritualité chrétienne, IV, 181-182, repris par Bouchereaux, La réforme…, op. cit., 448.

916DS 10.1187/91 (A. Deblaere). Nos extraits : 10.1189, 10.1190/91.

917Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure, Parole et Silence, 2005.

918DS 12.1227/9 (A.Derville) ; Albert Deblaere ,S.J. (1916-1994) Essays..., Essais sur la littérature mystique, Saggi..., with contributions... [de ses élèves] Edited by Rob Faesen, Leuven univ. - Peeters, 2004, "Maria Petyt, écrivain et mystique flamande (1979)" 223-290.

919Dont se détache : Morgain, Pierre de Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995. – Le « triumvirat » : Bérulle, Gallemant, Duval.

920La seconde sera l’ursuline Marie de l’Incarnation du Canada présentée au tome III.

921Nous ne revenons pas sur la fin de vie douloureuse de Jean de la Croix en 1591 sous Doria. Ce dernier disparaît en 1594 mais ce décès ne met pas un terme à la méconnaissance de l’enseignement du saint, en particulier par Thomas de Jésus et ses proches (v. l’introduction de Jean Krynen à son édition de l’Apologie mystique de Quiroga, Toulouse, 1990).

922Éd. de Tolède : Obras del Mistico Doctor San Juan de la Cruz…, Tomo tercero, 1914, Apendice III, « Don que tuvo San Juan de la Cruz para guiar las almas a Dios », 505-576.

923La première édition de 1628 est aujourd’hui disponible, rééditée par Fortunato Antolin : José de Jesus Maria (Quiroga), Historia de la vida y vitudes del Venerable Padre Fray Juan de la Cruz, Junta de Castilla y Leon, 1992. Traductions (rares, nous ne les avons pas vues) d’Elisée de Saint-Bernard, Paris, 1638 & de Cyprien de la Nativité, Paris, 1642.

924La Vida de San Juan de la Cruz por fray Crisogono de Jesus (1904-1945) éditée en tête de Vida y Obras de San Juan de la Cruz, Biblioteca de Autores Cristianos, Madrid, 1974, 13-356, est traduite (mais sans l’intégralité des notes qui rendent le charme des sources) : Vie de Jean de la Croix, Cerf, 1998.

925DS 8.1354-1359 par F. de Jesùs Sacramentado, 1974, avec bibliogr. espagnole dont références à des manuscrits ; Quiroga avait été apprécié par la traductrice-adaptatrice inspirée de Thérèse d’Avila puis de Jean de la Croix, Marie du Saint-Sacrement. Les manuscrits de cette dernière disponibles au carmel de Pontoise [anciennement au carmel de Clamart] comprennent les traductions des deux opuscules de Quiroga reproduits dans l’éd. de Tolède des œuvres de Jean de la Croix, 1912-1914, op. cit. ; nous souhaitons pouvoir éditer : Joseph de Jesus-Marie [Quiroga], L’Oraison, selon saint Jean de la Croix, saint Thomas d’Aquin et saint Denis, traduction et adaptation par la Mère Marie du Saint Sacrement.

926José de Jesùs Maria Quiroga, Apologie mystique en défense de la contemplation, texte espagnol et français, éd. par Max Huot de Longchamp, F.A.C., 1990 ; J. Krynen, L’Apologie mystique de Quiroga, 1990 (complément de 1955 à sa thèse non éditée portant sur l’influence de Denys et d’auteurs médiévaux, annotée par Orcibal, Archives Saint-Sulpice, réf. gV-189).

927Apologie…, Chap. V, § 8 à §11.

928Apologie…, Chap. VI, §1 et §6, « Où l'on expose plus à fond cette quiétude de la contemplation… ».

929Ibid., Chap. IX, §8.

930J. Krynen, op. cit., Préface, p. X.

931Ibid., p. XXXVI.

932Respuesta a algunas razones contrarias a la contemplación afectiva y oscura que N. santo Padre Fr. Juan de la Cruz, guiado de Dios, de la Escritura y de los Santos, enseño en sus escritos, extrait du Ch. XIII : « De certains contemplatifs qui ne savent pas se dégager entièrement de la raison », traduction demeurée manuscrite (Archives du Premier couvent de Paris, Carmel de Pontoise) par la mère Marie du Saint-Sacrement d’un opuscule publié en dans le Tome III des Œuvres de saint Jean de la Croix (Édition de Tolède, 1912-1914).



.

933Quiroga, Subida del alma, 1675 (transcription de l’imprimé disponible à Solesmes ; pdf de l’imprimé disponible sous Google). Voir surtout le « Libro tercero, de la entrada en el Parayso Espiritual : donde se trata de al union habitual, y espiritual matrimonio ».

934DS 8.1356. « L’édition … diffère notablement des mss autographes ».

935DS 12.2854/56 - P. Sérouet, Jean de Brétigny (1556-1634), Aux origines du Carmel de France, de Belgique et du Congo, Louvain, 1974 ; Lettres de Jean de Brétigny, par P. Sérouet, Louvain, 1971 ; Compagnot, La vie du Vén. Jean de Quintanadoine..., ms. (copie XVIIIe siècle), Archives de Clamart (aujourd’hui Pontoise) [souvent cité par P. Sérouet].

936P. Sérouet, Jean…, 4, 15.

937Ibid., 20.

938Compagnot cité, Ibid., 10.

939P. Sérouet, Jean…, 42.

940Graciàn lui avait raconté qu’avant d’entrer dans les ordres, il « allait souvent trouver ces sortes de femmes qui mettent leur honneur à prix d’argent, et leur donnait largement ce qu’elles eussent pu recevoir en faisant le mal, les obligeant à passer ce jour-là sans pécher ; et même passait souvent la nuit en leur chambre, en prières et en oraisons pour leur conversion, pendant qu’elles dormaient…. » ( !) (P. Sérouet, Jean…, 44). Brétigny s’en inspire : selon un proche, « au lieu d’un monastère de pauvres repenties qui l’appelaient leur père, comme lui reprochait sa cousine, et de cinquante enfants que lui souhaitait sa tante, Dieu avait voulu que les religieuses de plus de cinquante monastères … l’appelassent leur père… » (Ibid. citant Compagnot, 5 ; la cousine l’avait appelé « padre de putas » !).

941P. Sérouet, Jean…, Ibid., 60.

942Ibid., 98.

943Brétigny traduisit les Constitutions en 1586 ; il entreprit la traduction des Œuvres de Thérèse en 1598, qui fut publiée dès 1601. Même aidé en partie par un chartreux, il n’est pas aussi limité intellectuellement qu’on l’a suggéré (v. sur les traductions : Christian Renoux, « Madame Acarie ‘lit’ Thérèse… », Carmes et carmélites en France…, Colloque de Lyon (1997), 117 sq.).

944P. Sérouet, Jean…, 148.

945Ibid., 149, 153, 157.

946Ibid., 178.

947Ibid., Mère Marie de la Trinité, citée 181.

948Ibid., 197, 205, 215, 217.

949Ibid., lettre cit. 325.

950Les témoignages du procès informatif, recueillis par et disponibles au carmel de Pontoise, sont cités ici par le nom du témoin suivi du numéro de folio ou de la page relatif au ms. correspondant. L’ensemble dépasse le millier de pages (notre fichier concaténé Témoignages.doc). Nous nous limitons dans nos choix à moderniser l’orthographe et à introduire une ponctuation conforme aux habitudes modernes.

951 La Vie Admirable de sœur Marie de L’Incarnation, religieuse converse en l’ordre de Notre Dame du mont Carmel , et fondatrice d’iceluy en France, appelée au monde la Damoiselle Acarie, par M. André Du Val, Docteur en Théologie, l’un des supérieurs dudit ordre en France, 3e édition revue et augmentée, Paris, 1621. [Epitre, Avertissement au lecteur, Approbation, Privilège, Portrait, (1-807) La Vie [en trois parties dont biographie 1-429 à laquelle fait suite les vertus…] ; Vie de la Bienheureuse sœur Marie de L’Incarnation, … par J. B. A. Boucher, Paris, 1800. [xxviii +570 p. En préface, intéressante histoire des Vies écrites dont se détache Duval] ; DS 10.486/87. - Voir les Communications à l’Association des Amis de Madame Acarie, 55 rue Pierre Butin, 95 300 Pontoise [cité dorénavant : AAA] ; Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, Carmel Vivant, Toulouse, 2002 ; Madame Acarie, Écrits spirituels, présentation par Bernard Sesé, Arfuyen, 2004.

952Marguerite du Saint-Sacrement, 521.

953Ibid., 538.

954Sœur Anne-Thérèse, « L’amitié spirituelle de François de Sales…», Communication du 14 avril 2002 à l’Association des Amis de Madame Acarie (Pontoise), cite le P. Duval : « Pour ce qui est des visions et des révélations qui lui arrivaient pendant ses extases, on n’en a rien pu savoir, bien qu’elle en ait eu de grandes qu’elle appelait « vues de l’esprit » plutôt que « visions »… ».

955R. Coté, « Vivre en présence de Dieu… », Comm. du 27 avril 2003 à l’AAA. 

956Nous y revenons plus bas (longue note dans la section « Le cercle de madame Acarie ».)

957Marguerite du Saint-Sacrement, 426.

958Agnès de Jésus [des Lyons], 52.

959C. Renoux, « Madame Acarie « lit » Thérèse d’Avila… », Actes du colloque de Lyon , op. cit.

960Mère Marie du Saint-Sacrement [de St Leu], 217.

961A. Duval, La Vie admirable…, Paris, 1893, 353.

962Marie de Saint-Joseph [Castellet], 398. Nombreux témoignages parallèles.

963Seguier, 830.

964Marie de Saint-Ursule [Amiens], 447.

965Marguerite de St Joseph, 59.

966Marie du St Sacrement [de St Leu], 184 ; nombreux témoignages parallèles dont celui de Marie de Saint-Joseph [Fournier], 103.

967Père Étienne Binet, 65. – La cuisse brisée à la suite d’une chute de cheval.

968Père Pierre Coton, 62.

969 Nous donnons dorénavant les noms des déposants à la fin des témoignages, car certaines figures connues ajoutent leur autorité aux dépositions.

970Un témoignage parallèle illustre les « échanges d’inspiration » fréquents lors de dépositions dans des communautés, qu’il faut donc prendre avec mesure : « Elle ne parlait jamais en la Communauté en laquelle elle se plaisait grandement des choses de Dieu, mais elle écoutait seulement sans s'avancer d'en rien dire. Et si quelques fois notre Mère lui demandait son avis sur les sujets dont on traitait, ne faisant point paraître que cela vint d'elle, elle disait : « Nous avons ouï dire ou ceci ou cela, et encore c'était en trois ou quatre mots ». Ce qui servait de grande édification aux Sœurs qui l'écoutaient et son humble silence nous instruisait plus que n'eût fait sa parole, et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes et reconnaître combien nous étions éloignées de son humilité. » (Marie de Saint-Ursule [Amiens]).

971J.H. Houdret, « Madame Acarie, un abîme d’humilité », Comm. du 5 novembre 2000 à l’AAA.

972Marie du St Sacrement [de Marillac] (Pontoise) P.A. témoin 102, f° 727 cité par J.H. Houdret, op .cit. (Absent de notre fichier Témoignages.doc).

973Sœur Anne-Thérèse, « L’amitié spirituelle de François de Sales…», op. cit.

974[E] : Madame Acarie, Écrits spirituels, présentation Bernard Sesé, 2004, op.cit. - [v] : Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, 2002, op.cit.

975DS 6.75/79 (Dodin), que nous citons ; Discours de M. Gallemant… ; Toulouse, 1835 (28 pages que l’on retrouve au début du ms. de Clamart [Pontoise] 4 A 51 ainsi que dans Le Trésor du Carmel…, 1879 ; La Vie du V. prêtre de Jésus-Christ M. Jacques Gallemant… par le R. P. Placide Gallemant, Paris, 1653.

976Nous rencontrerons plusieurs fois Marie de la Trinité [Hannivel] (1579-1647), traductrice auprès d’Anne de Jésus, amie de Jeanne de Chantal, dirigée de Benoît de Canfield (une note lui est attachée dans la section consacrée à ce dernier) : autant de liens entre mystiques !

977La vie du V…, op. cit., « Section I, Ses vues lumineuses des choses cachées », 270-271.

978Pierre de Bérulle découvrit en Espagne une nouvelle forme de dévotion mariale : « De même en effet, que dans les maisons des rois et des princes les esclaves attachent une grande importance à être inscrits parmi les membres de leur maison – à être couché sur l’état, selon l’expression - parce qu’ils acquièrent de ce fait nombre de biens, de privilèges et d’immunités … pourrons-nous attendre de Dieu des grâces abondantes. » - ce texte proposé aux âmes mercenaires est cité par Stéphane-Marie Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, op. cit., 267. Bérulle voudra l’imposer à chaque carmélite : « cette dévotion et liaison par vœu à la Très sainte Vierge sera tenue pour essentielle et primitive en l’ordre ». De plus, « absorbé par son programme d’initiation mystique » ( ! 283), il ne dit pas un mot sur la « garde générale des Constitutions » chères aux mères fondatrices. Il place « le sommet de la vie mystique non pas dans un ‘avant-goût de la béatitude céleste’ mais dans une communion toujours plus profonde à l’anéantissement… » (286). La liberté dans la joie voulue par Teresa s’oppose ainsi au « vœu de servitude » institué pour être renouvelé « chaque jour » (287). Enfin le relativement jeune Bérulle (29 ans en 1604 contre 55 ans pour Ana de San Bartolome et 59 ans pour Ana de Jésus), se comporte maladroitement et parfois en brute (v. note suivante) lors de ce qui va bientôt devenir une « tempête » dans l’Ordre (titre du Ch. XI). Son idée du prêtre ‘initiateur’ « pouvait être ressentie douloureusement par les mères fondatrices » conclut doucement Morgain (481). Bérulle précède Bossuet par son autoritarisme et son incompréhension des mystiques.

979L’« altercation » de Bérulle à Pontoise en janvier 1618, avec madame Acarie devenue la converse Marie de l’Incarnation, proviendrait de ce que sa cousine était un « petit esprit trompé » ( !) qui « désapprouvait le vœu de servitude. Cela revenait dans l’esprit de Bérulle, à insinuer qu’elle jugeait défavorablement son ministère de visiteur des Carmélites. » (S.-M. Morgain, op. cit., 478-479). Ecartée à Amiens, où elle est mal accueillie, elle va mourir le 18 avril.

980DS 3.1857/62 (Dodin) ; La Vie de Mr. André Duval, prêtre…, par Robert Duval son neveu, ms. [non daté, écriture du XVIIe s.], 196 pages.

981H. Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II « L’Invasion mystique » : chap. IV, §1. Madame Acarie…, §2. Jean de Quintanadoine…, §3. Madeleine de Saint-Joseph…, 193-330 : les trois figures clefs sont cernées avec justesse ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995 : chap. 3 « Les négociations » & chap. 4 « le voyage d’Espagne » ; Obras completas de Ana de San Bartolomé, Teresianum, Roma, 1981 & 1985 (2 tomes) : v. tomo I, « I. Escritos historico-autobiograficos » ; « Le voyage d’Espagne, écrit de la main de la Vénérable Mère Louise de Jésus [Madame Jourdain]  … », Carmel, 1960 (II, III, IV) & 1961 (I, II).

982Morgain, op. cit., 84. 

983Déposition pour procès de béatification de Marie de l’Incarnation, ms. Clamart [Pontoise], 6.

984Ibid., 63.

985Présentation particulièrement vivante du cadre par Max Huot de Longchamp : « Paris, carrefour mystique autour de 1610 », Mélanges carmélitains, vol. 2, 2004, 222-242.

986v. J. Roland-Gosselin, Le Carmel de Beaune, 1969, page 11 (ainsi que sur le P. Pacifique), et page 14 (rapports avec Bérulle).

987Bérulle en 1603 « laisse nettement comprendre à Jean de Brétigny qu’il pouvait désormais se considérer comme déchargé d’une mission qu’il remplissait scrupuleusement depuis 1583 : « Contentez-vous, s’il vous plaît, de vous rendre droit à Valladolid …». Place nette ainsi faite, l’ aumônier du roi, secondé par un bref romain, rencontre ambassadeur, roi et nonce. Il est assisté par Gaultier et …Brétigny (qui connaît bien l’espagnol) (sur toute l’entreprise v. Morgain, op. cit., « IV Le voyage d’Espagne », 117-149).

988Stéphane-Marie Morgain, « La préhistoire de l’arrivée des carmes déchaux à Paris… » in Le défi de l’intériorité, Le Carmel réformé en France 1611-2011, sous la direction de Jean-Baptiste Lecuit, Desclée de Brouwer, 2012, 19 sq. – Noter une contribution signe de vitalité spirituelle actuelle : Olivier Rousseau, « L’union à Dieu selon la tradition du Carmel », 179 sq.

989Morgain cite cet éloge des Annales des Carmes déchaussés de France, I, 289, et réfère à son grand œuvre : Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, op.cit., 287 sq.

990Depuis le Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l’observance des carmélites déchaussées, 2 tomes, Reims, 1894, base toujours utile résumée par Bremond, jusqu’à Morgain, op. cit.

991Morgain, op. cit., p. 148.

992« La jeune baronne de Chantal se rendrait souvent au parloir du carmel pour s’y entretenir avec la mère Anne de Jésus, à qui Marie de la Trinité [d’Hannivel] servirait d’interprète » (Morgain, op. cit., 187). Anne de Jésus arrive à Dijon le 20 septembre 1605 et à Bruxelles le 22 janvier 1607, ce qui laisse une pleine année 1606 disponible pour de tels entretiens.

993Morgain, op. cit., 189.

994Morgain, op. cit., 198 ; Obras I Autobiographia A, 343 sq.

995Voir : Françoise de Sainte-Thérèse, La vie de la vénérable Mère Isabelle des Anges, Paris, 1658 [ d’où nous tirons ces « quelques paroles…»] ; DS 7.2055/57 (Pierre Sérouet) ; Pierre de la Croix, « Une carmélite espagnole en France : la M. Isa­belle des Anges. Lettres inédites... (1606-1614) », dans Ephemerides carmeliticae 9 (1958), 196-221. – Il existe un ronéotype de 117 de ses lettres traduites, soigneusement annotées, prêtes à être éditées (Carmel de Limoges).

996Morgain, op. cit., 196.

997Madame Acarie, figure « aînée » essentielle née le 1er février 1566, ne devint carmélite sous le nom de (première) Marie de l’Incarnation que les quatre dernières années de sa vie (12 février 1614 -18 avril 1618).

998Ce qui peut être fait plus analytiquement en visitant de haut en bas les trois colonnes du tableau III « Carmels et milieux associés », synthèse située à la fin de ce chapitre.

999G. Gibieuf, Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph, ms. aux Archives de Clamart [Pontoise] ; La Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph…, par un prêtre de l’Oratoire [les P. Gibieuf et J.- F. Senault], Paris, veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1645 ; cette première source, reprise et augmentée devient : La vie de la Mère Magdeleine de S. Joseph, religieuse carmélite ... / Par un prêtre de l’Oratoire de Jésus-Christ N.S. [Senault], nouvelle édition revue et augmentée [par le P. Talon], Paris, chez Pierre Le Petit, 1670.

1000Brouillons des pièces pour le procès & Dépositions des carmélites, mss. à Clamart [Pontoise] ; Summarium du procès, 1655, imprimé à Rome, 1782 & 1785. 

1001 [Louise de Jésus], La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du premier monastère des Carmélites Déchaussées en France (1578-1637), Carmel de l’Incarnation (Clamart), 1935 ; J.-B. Eriau, La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph. Essais sur sa vie et ses écrits, Paris, 1921 [voir aussi de ce dernier : L’ancien carmel du faubourg Saint-Jacques, 1604-1792, Paris, 1929, chap. 16] ; Th. Bailloud, Sillages de foi, Blois, 1966 [sur les Dubays de Fontaines] ; DS 10.57/60, 1977 (art. « Madeleine de Saint-Joseph » par Pierre Serouet) ; Madeleine de Saint-Joseph ou l’accomplissement d’une vocation, Stéphane-Marie du Cœur de Jésus [Morgain], mémoire de licence, Univ. de Fribourg, 1987 ; « Mère Madeleine de Saint-Joseph », Vives Flammes, mai 1987 ; « Mère Madeleine … Inculturation et expansion du Carmel en France », Carmel, juin 2004.

1002Avis de la vénérable Mère Madeleine de S. Joseph, pour la conduite des novices, suivi de Petite Instruction…, Paris, de l’Imprimerie d’Antoine Vitré, 1672 ; voir aussi  le ms. de Clamart [Pontoise] des Avis… ; Élévations au Fils de Dieu, sur toutes les Évangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année…, et Retraite, 1684 ; Recueil de plusieurs paroles et sentiments de piété sur les Mystères du Fils de Dieu, tirées de la Vie…, suivi de Recueil de quelques avis, suivi de Applications… sur notre bienheureuse mère [Thérèse] & d’autres textes, Aix, 1689 ; Petite instruction…, ms. Clamart, réf. : M.S.J./R n°4 [Louise de Jésus marque d’un “M” rouge ce qu’elle pense être de Madeleine].

1003Humilité commune aux carmélites puis aux visitandines de Jeanne de Chantal.

1004Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, citant Talon, La vie…, 204.

1005Talon, 149 ; Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, 208.

1006Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, 212.

1007Ibid., 230-231. Louise de Jésus la distingue de la grande amie de Madeleine de Saint-Joseph, Marie de Jésus de Bréauté.

1008Ibid. 290.

1009Ibid., 303, 328.

1010Ibid., 276.

1011Ibid., 277, citant Agnès de Jésus-Maria, dép. min. A, 85.

1012Brouillon manuscrit de la Mère de Bains.

1013Élévations, éd. 1684, 40-41.

1014Ibid., 254-255.

1015Ibid., 323.

1016Citations relevées chez Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, Chap. XVII, « …au milieu de ses filles », 365, 369, 386.

1017Déposition d’Agnès de Saint Michel (entrée au Carmel de l’Incarnation en 1616 puis Prieure à Angers), Procès, tome I.

1018Atmosphère qui évoque à nos yeux les multiples lettres et écrits de circonstances de Jeanne de Chantal visitandine.

1019Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, Chap. XVIII, 394-395, 411, 417-418.

1020Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, Chap. XIX, 438, cite un « dit » de Madeleine.

1021Cette instruction est certainement de Madeleine. Elle est contenue à la fois dans le ms. « Petite instruction… » et dans l’imprimé Élévations…, 1684. Ce dernier gomme subtilement ce qui traduit une expérience personnelle ! Nous reproduisons donc quelques extraits, pages 293- 296 tirées du manuscrit.

1022La grandeur divine chère à Bérulle et l’école française ne constitue qu’une préparation : l’amour prend toute la place dans ce qui suit !

1023Avis de la vénérable Mère Madeleine de S. Joseph, pour la conduite des novices, Paris, de l’Imprimerie d’Antoine Vitré, 1672 (74 pages).

1024Madeleine de Saint-Joseph, Lettres spirituelles, op. cit., Lettre CIII, 104.

1025La Vie de la Mère Magdelaine…, 1670, op. cit., 406/7.

1026Ibid., 193, « Autres lettres ajoutées », « Préface sur les assistances intérieures et extérieures… ».

1027Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, 144-147.

1028Ibid., 147-152, 158-160.

1029Ibid., ch. IX, 161-181.

1030Généalogie des couvents de carmélites de la Réforme de sainte Thérèse, 1562-1962, par le carmel de Cherbourg, ronéotype hors commerce.  Quarante-cinq graphiques établissent les relations (personnalisées) entre tous les couvents de l’Ordre auxquelles s’ajoutent de précieuses notices. « Les graphiques 3 à 16 inclus traitent du Carmel de l’Incarnation de Paris et de tous ceux issus de lui à des degrés divers » dont pour les dates anciennes : Paris >> Pontoise (1605), Dijon (1605), Amiens (1606), Tours (1608), Bordeaux (1610), Lyon (1616), Paris-Chapon (1617), Metz (1623), Chaumont (1623), Poitiers (1630), Niort (1648)…

1031Louise de Jésus, La Vénérable Madeleine…, 431-432, cite la déposition du P. Duchesne au procès, t. I, 179 ; « On ne peut actuellement préciser combien de prieures furent formées à si bonne école. La Mère Marie de Jésus parle de soixante : ‘notre très honoré Père Gibieuf ne nomme que celles-ci [soit trente et une], mais il y en avait encore beaucoup d’autres qu’il eût pu ajouter à cette liste, et le nombre s’en augmente tous les jours’ » (436).

1032Louise de Jésus, 432, cite le chanoine Castaing, Dép. min. 7.

1033[Madeleine de Saint-Joseph], La vie de sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’Ordre de nostre Dame du Mont-Carmel ... décédée à Paris le dix-neuviesme fevrier 1623, Paris, chez Edme Martin, 1624 ; Toulouse, chez Jean Boude, 1625 ; Paris, 1626, 1628 ; Paris, chez Fiacre Dehors, 1631 ; Paris, chez Pierre Le Petit, 1656 ; J.-B. Eriau, Une mystique du XVIIe siècle, sœur Catherine de Jésus, Carmélite (1589-1623), Paris, Desclée, 1929, Introduction, I-XVI, réimpression de La Vie… d’après l’édition de 1656.

1034Eriau, Une mystique…, op. cit., 43, « La vie ».

1035Ibid., pages 125, 135, 152, « Recueil des pieux écrits et lettres… »

1036Ibid., 176.

1037Ibid., 180, « Autres lettres ajoutées… »

1038La vie de la V.M. Marguerite Acarie, dite du S. Sacrement … Fille de la B. Sœur Marie de l’Incarnation… Écrite par M.T.D.C. [Tronson de Chenevière], Paris, Chez Louis Sevestre 1689 [cité et largement utilisé par Bremond, Histoire du sentiment religieux…, II « L’invasion mystique », 344 sq.]

1039Conduite chrétienne et religieuse selon les sentimens de la V.M. Marguerite du S. Sacrement… avec un abrégé de sa vie, par Jean Marie de Vernon, Lyon, chez François Comba, 1687.

1040Carmel, 1962, II, « Aux origines du Carmel de France, Mère Marie de Jésus, marquise de Bréauté », 125-147. – Marie-Madeleine de Jésus [de Bréauté] (1579-1652) ne doit pas être confondue avec Marie-Madeleine de Jésus [de Bains] (1598-1679), qui sera prieure durant quelques vingt années.

1041Ms. Archives de Clamart [Pontoise], « Lettres de la Révérende Mère Marie de Jésus, seconde prieure française de ce premier monastère de l’Incarnation à Paris, copiées en 1872 d’un ancien ms. des Carmes du couvent de Santa Maria della Vittoria à Rome », 163.

1042« Lettres de la Révérende Mère Marie de Jésus, seconde prieure française… », op. cit., 6.

1043Ibid., 65, Lettre 37.

1044Ibid., 93, Lettre 2 à une Sous-prieure.

1045Ibid., 95, Lettre première à une religieuse témoignant sur Madeleine de Saint-Joseph.

1046Ibid., 148, Lettre troisième à M. le duc de Villeroy son neveu.

1047Ibid., 177-179, Lettre troisième à Mlle de M. 

1048Ibid., 186-187, Lettre sixième à la même.

1049Ms. Archives de Clamart [Pontoise], 3A2, 385. Il vaudrait d’être réédité. Au verso de la couverture : « I, Vie de la Mère Marie de Jésus de Bréauté, II (p.180), Vie de la Mère Agnès de Jésus Maria (de Bellefonds), III (p.195), Vie de la Mère Madeleine de Jésus de Bains ».

1050Ms. Clamart, Lettres d'Épernon…, f°3r°, quatrième lettre.

1051v. J. Roland-Gosselin, Le Carmel de Beaune, 1969, op. cit. : ce très beau travail apporte beaucoup d’informations débordant le cadre de ce carmel, en particulier par ses citations et dans ses notes - L’attitude « prudente » de Marie de Jésus de Bréauté est indiquée page 307.

1052La Vie de sœur Marguerite du S. Sacrement… [par Denis Amelote], Paris, 1655 (744 pages).

1053Bérulle fut le jeune auteur imprudent d’un Traité des énergumènes, Migne, Œuvres complètes de Bérulle, 1856, 835 sq., dont on peut penser qu’il favorisa la chasse aux sorciers en particulier dans le pays basque (Ch. II « Que Satan communique avec l’homme… », Ch. III « …Satan s’incorpore dedans l’homme… »).

1054Il faudrait sauver les rares volumes anonymes qui survécurent à des tris successifs, comme celui qui eut lieu au début du siècle dernier au carmel de Clamart héritier du Grand Carmel de Paris ! Car d’une trentaine de tels « livres »  (essentiellement de retraites de dix jours), un ou deux seulement furent conservés à titre d’« exemples » (communication de sœur Thérèse).

1055 La citation qui suit provient d’une main tardive, probablement du XVIIIe siècle, parmi d’autres mains du ms. 7A1 des Archives de Clamart [Pontoise], comportant 701 pages manuscrites (à l’exception de l’Association au saint Amour qui en constitue le titre et le seul imprimé, paginé 1-34). Main des pages 530-531.

1056Que l’on est loin du Chrétien Intérieur de Jean de Bernières !

1057J.-B. Eriau, L’Ancien Carmel du Faubourg Saint-Jacques 1604-1792, op. cit, 389 sq.

1058Cahier de prières « 7A1 » du fond du Grand Carmel de Paris. – Dans un autre cahier, « de principes et de règles »  : (4) s’appliquer constamment à ne suivre que les mouvements de la grâce et que c’est dans cette application proprement que consiste la vie intérieure. … (157) Soyez seulement fidèle à vous tourner simplement vers Dieu seul

1059Éditions originales par l’abbé de Beaufort, grand vicaire du Cardinal de Noailles : Maximes spirituelles fort utiles aux âmes pieuses, pour acquérir la présence de Dieu, recueillies de quelques manuscrits du Frère Laurent de la Résurrection..., Paris, Couterot, 1692 ; Les mœurs et entretiens du Frère Laurent..., Châlons, J. Seneuze, 1694 ; suivirent deux éditions par Poiret (v. la note détaillée ci-dessous le concernant).

1060Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat, 2004, fin d’une des lettres de décembre 1697 adressée à la « petite duchesse [de Mortemart], v. notice sur Laurent, 906.

1061On dispose de deux éditions modernes : Fr. Laurent de la Résurrection, L’expérience de la présence de Dieu, Seuil, 1948, avec une note liminaire et des notes historiques de S.-M. Bouchereaux, édition que nous utilisons, dénotée [B] ; Conrad de Meester, Frère Laurent de la Résurrection, Écrits et entretiens sur la Pratique de la présence de Dieu, Cerf, 1991, édition que nous citons.

1062Les écrits de Laurent furent regroupés par P. Poiret avec le Moyen Court et le Cantique de madame Guyon dans Recueil de divers traités de théologie mystique qui entrent dans la célèbre dispute du Quiétisme qui s’agite présentement en France, 1699. Les parties consacrées à Fr. Laurent couvrent les pages 343-492. –Pierre Poiret les réédita : La Théologie de la présence de Dieu contenant la Vie, les Moeurs, les Entretiens, la Pratique et les Lettres du Frère Laurent de la Résurrection. Avec un Traité de l’importance et des avantages de la pratique de la présence de Dieu, qu’on appuie de témoignages divins et humains, 1710 [ce dernier Traité est l’œuvre de P. Poiret].

1063Premier entretien, le 3 août 1666, [B], 106 ; noter l’incertitude des dates : si l’on décompte 40 ans, l’on est ramené à 1626, ce qui lui donne 12 ans! La date de naissance de 1614 le fait mourir à 77 ans ; or il s’en donne presque 80 dans une lettre qui serait de 1686, ce qui le fait naître vers 1607... Cf. la discussion p. 42, note 1 ; pourrait-on supposer une erreur sur sa date de naissance retenue du Necrologium carmelitarum ?

1064[B] 43, note 2.

1065Éloge du frère… (par l’abbé de Beaufort), 43.

1066[B] pages 43-44, note 3. – Charles IV « provoqua la levée en masse de ses sujets ; puis, en présence des renforts reçus par l’armée française, il se retrancha sur un plateau, au nord de Rambervilliers, qui porte encore aujourd’hui le nom de camp des Suédois. Peut-être la terreur qu’à juste titre ces troupes inspiraient aux Lorrains s’est-elle ainsi perpétuée... » .

1067Entretiens, 107 : « Qu’il avait été laquais de M. de Fieubet, le Trésorier de l"Epargne, et était un gros lourdaud qui cassait tout. / qu"il avait demandé d"entrer en religion... ».

1068[B] 48, n.1.

1069Éloge du frère…, 49-51.

1070Entretiens, 110.

1071[B] 55, n.1.

1072Entretiens, pages 111-112.

1073Éloge du frère…, 55 ; 66 : « sans parler ici d’une espèce de goutte sciatique (qui l’avait rendu boiteux) qui l’a tourmenté environ vingt-cinq ans et qui, ayant dégénéré ensuite dans un ulcère à la jambe, lui causa des douleurs très aigues, je m’arrête principalement à trois grandes maladies... »

1074Éloge du frère…, 58.

1075Les mœurs et entretiens du Frère Laurent..., op. cit., 82.

1076« Le Frère Laurent est grossier par nature, et délicat par grâce ; Ce mélange est aimable, et montre Dieu en lui. Je l’ai vu, et il y a un endroit du livre, où l’auteur, sans me nommer par mon nom, raconte en deux mots une conversation que j’eus avec lui sur la mort, pendant qu’il était fort malade et fort gai. » (Lettre 677, Correspondance de Fénelon, tome X, Droz, 1989. À la comtesse de Montboron, jeudi 5 août [1700]) [l’auteur cité est Joseph de Beaufort, proche de Bossuet, v. Correspondance de Fénelon, tome VII, note 6 à la lettre 467].

1077Le protestant piétiste Spener (1635-1705), qui prend peut-être la suite de Jean Arndt (+1621) (voir de ce dernier : Les quatre livres du vrai christianisme traduits par Samuel de Beauval, Amsterdam, 1723), partagerait une même largeur de pensée.

1078Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708, tome I, 2 à 86.

1079Ibid., page 2 d’une nouvelle numérotation. 

1080Ibid., 45-46.

1081Ibid., 47-62.

1082Ibid., 64, 66.

1083Ibid., 72.

1084Ibid., 89.

1085Ibid., 93.

1086Ibid., 102. Sur Clément d’Alexandrie v. Stromates I (SC30) II (SC38) V (SC278 et 279 ce dernier vol. étant le commentaire d'édition) Pédagogue I (SC70) intéressant pour la seule partie du chapitre V (et pour l'introduction correspondante) soit 22-42, 133-155.

1087Cependant : DS 7.721/29. - On évoquera de même l’oublié historien Tillemont, auteur dans un domaine certes très différent d’une “œuvre qui brave l’obsolescence” (Dict. de Port-Royal, 2004, 647b).

1088Éditées dans Le Directeur Mystique, 1726, les 21 lettres de Maur sont reproduites au début du premier volume de la Correspondance de Madame Guyon, Champion, 2003, ainsi que dans le corpus de l’œuvre de Maur (Écrits de la maturité 1664-1689, coll. Sources mystiques, 2007, 37-64).

1089Nombres de passages cités par auteur dans les trois volumes des Justifications assemblés par madame Guyon aidée de Fénelon : 293 pour Jean de la Croix (qui ne sera canonisé qu’en 1726 ; ces « passages » sont souvent longs), 241 pour Jean de Saint Samson (le maître de Maur de l’Enfant-Jésus), 156 pour Catherine de Gênes (très lue au XVIIe siècle), 117 pour Thérèse d’Avila, 100 pour Denys (le garant de la tradition chrétienne la plus ancienne aux yeux de la majorité des auteurs du XVIIe siècle), etc.  : les trois principaux auteurs du Carmel représentent à eux seuls 40% de l’ensemble des passages (pour 76 auteurs cités !).

1090Influences > et liens ^ : P. d’Alcantara > Thérèse d’Avila (très nombreuses réf. dont DS 12.1492) - Anne de Saint-Barthélémy assistait Thérèse dans ses pérégrinations - La Llama de amor viva fut dédiée à la supérieure du couvent de Grenade, Anne de Jésus - Madeleine de Saint-Joseph ^ Marie de Jésus [de Bréauté]  (v. la déposition de cette dernière, ms. des Archives du Grand couvent de Paris, carmel de Clamart [Pontoise] - Madeleine de Saint-Joseph > Marie-Madeleine de Jésus  [de Bains] (v. La Vain. Madeleine de Saint-Joseph, Carmel de l’Incarnation, 1935, 231, 505) - Marie de Jésus [de Bréauté] > Marie-Madeleine de Jésus [de Bains] (v. La Vén. Madeleine…, appendice II, 594) - Anne de Jésus > Mère de Chantal  (au parloir de Dijon) - Isabelle des Anges > Jean-Joseph Surin (v. Surin, Poésies…, Catta, Vrin, 1957, 8) - D’autres sœurs dignes d’intérêt ne figurent pas dans ce tableau par manque de place, telles Marguerite Acarie, Anne Marie de Jésus d’Épernon (petite fille d’Henri IV), Marie de la Trinité [d’Hannivel] (l’amie de Jeanne de Chantal, v. Eriau, L’ancien carmel…, 442  et Gosselin, Carmel de Beaune… ), etc.

1091Durées de supériorats dans le couvent fondateur parisien : Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélémy : 4 ans - Madeleine de Saint-Joseph : 7+11=18 ans - Marie de Jésus [de Bréauté] : 9 ans - Marie-Madeleine de Jésus [de Bains] :7+4+6+3=20 ans - Agnès de Jésus Maria [de Bellefonds] :7+6+6=19 ans - Marie du Saint Sacrement [de la Thuillerie] : 6+5=11ans - Les autres supérieures entre 1604 et 1705 ne couvrent que 16 années (soit 15%).





.

1092DS 5.1312. Voir DS 5.1268-1422, « Frères mineurs », article couvrant tout l’ensemble franciscain, dont les capucins.

1093DS 5.1374/80 – Nous espérons prochainement éditer deux ouvrages couvrant ces figures dans la collection « Sources mystiques » : La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siècle, florilège de leurs écrits, Tome I. Introduction & Études – Figures mystiques des traditions franciscaines & Tome II. Figures mystiques de la réforme capucine. Textes rassemblés et présentés par Dominique Tronc. Avec une étude par Pierre Moracchini.  

1094Cette présentation succède à celles du tome précédent : Expériences I, Chap. 3 (en entier) et Chap. 4 (« Evolutions franciscaines »).

1095Il existe un déséquilibre dans l’appréciation des premiers au détriment des derniers apparus dans toute tradition : les derniers venus sont handicapés parce qu’on leur prête un manque de créativité ; parce qu’ils héritent d’une certaine complexité à la suite des développements qui les précédèrent ; enfin par suite de la disparition de leurs historiens avant le terme de quêtes entreprises chronologiquement (c’est le cas des abbés Bremond et Cognet).

1096Choix d’études: DS 1.1446/51, art. « Benoît de Canfeld », 1937 ; Optat de Veghel, Benoît de Canfield…, Rome, 1949 ; P. Renaudin, Un maître de la mystique française. Benoît de Canfeld, Paris, 1955 ; DS 2.1446, art. « Divinisation, V. Au 17esiècle, 1. Benoît de Canfield… » (J. Orcibal), 1957 (réédité dans J. Orcibal, Études…, 1997, p. 409) ; DS 5.913/15, art. « France, 3. Vers l’épanouissement du XVIIe siècle… 7° Benoît de Canfield… » (J. Le Brun), 1963 ; L. Cognet, La spiritualité moderne, Aubier, 1966, 244-258 ; Benoît de Canfield, La Règle de Perfection – The rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982, Introduction.

1097Véritable et miraculeuse conversion …, par le sieur de Nantilly, 1608. Citation page 58.

1098Ibid., intéressant récit de ces « visions » arrivées au cours d’une promenade, 65-70.

1099Ibid., 126.

1100DS 1.1446/7 (dont citation).

1101DS 10.486, art. « Marie de l’Incarnation » (qui cite Beaucousin comme autre guide éclairé).

1102Jeanne du Saint-Sauveur Absolu (1557-1637) religieuse de l’ordre de Fontevrault, auquel Benoît aurait confié son Exercice spirituel.

1103Judith de Pons (1594-1627), abbesse réformatrice de Saint-Sauveur-d’Evreux.

1104Antoinette d’Orléans (+1618) réforma Fontevrault puis fonda les bénédictines du Calvaire.

1105Marie de la Trinité [d’Hannivel] (1579-1647), première professe du carmel de France, haute figure fondatrice des deux couvents de Troyes …à ne pas confondre avec Marie de la Trinité [Mignard] la maîtresse des novices de Beaune chargée de la formation de la jeune Marguerite du Saint-Sacrement (v. notre section : « Involutions spirituelles ? » ), ni avec Marie de la Trinité [Sevin], fondatrice du carmel d’Auch. (DS 10.535).

1106DS 5.914 (immense article « France » couvrant les colonnes 5.785 à 5.1004. Pour les XVIe et XVIIe siècles se succèdent les érudits Michel de Certeau, Jean Orcibal (« Vers l’épanouissement du 17e siècle », 5.910-5.916), Jacques Le Brun – ce qui rend « l’article » incontournable.

1107J. Orcibal, Règle…, Introduction, 23.

1108J. Orcibal, Règle…, 38, 25.

1109Nous avons déjà présenté l’audacieuse version Osmont  de cette troisième partie dans ; Benoît de Canfield, La Règle de perfection, Quinze chapitres de De la Volonté de Dieu essentielle, d’après la première édition, texte établi et présenté par Murielle et Dominique Tronc, Arfuyen, 2009. Nous continuons à préférer la spontanéité de cette première édition Osmont. Nous avons photographié l’ouvrage de poche minuscule de la bibliothèque de Troyes.

1110 Ibid. Ce bloc couvre les pages 327 à 428 de la remarquable édition critique par J. Orcibal. Son « Introduction » rend compte des variations entre les éditions successives, donne de nombreux éclaircissements et extraits de sources parallèles, renvoie à un très utile glossaire. Mais le texte concaténant les versions - texte commun en romain ; texte ne relevant que de A « pirate » éditée par Osmont en gras ; texte ne relevant que de la version « officielle » éditée par Chastellain seule en italiques - présente une grande difficulté de lecture.

1111Canfield, Exercice, 2e partie, chap. I (rédigé autour de 1590) in J. Orcibal, op. cit.

1112 Nous supprimons de nombreuses majuscules qui attiraient l’attention sur « Extérieure et Intérieure », sur « Essentielle », etc., ce qui donne une tonalité métaphysique à un texte issu de l’expérience. Nous modernisons  la ponctuation et indiquons entre crochets des synonymes donnés par Orcibal dans son lexique. Nous reproduisons l’édition « officielle » de Chastellain selon un exemplaire de la Bibliothèque Franciscaine de 1622.

1113 Essentiel, superéminent… : supérieur (tout simplement !). Tous ces mots se réfèrent au vocabulaire de Ruusbroec et Harphius pour désigner les hauts degrés de la vie mystique où l’âme contemple l’essence du Divin dans une extase où les facultés humaines sont anéanties. Voir DS 4.1346/66 art. « Essentiel (superessentiel, suressentiel) » (A. Deblaere). Les termes se sont compliqués à plaisir pour tenter d’éviter des controverses.

1114Du latin consurrectio : action de se lever ensemble.

1115Au sens étymologique de « contenir ».

1116Entend à : fait attention à.

1117Actuel : sens de réel, effectif.

1118S’introvertir : entrer en soi-même.

1119Une « explication admirable » pour madame Guyon qui cite tout le début de ce chapitre 5 (Justifications, XV. Non-désir, § 32)

1120Jn 12, 24, commenté par Eckhart, Tauler, la Perle Évangélique

1121« Il faut que, lorsque l’âme est transformée en Dieu, tout se transforme en elle » (note des Justifications à l’« explication admirable » citée par Mme Guyon).

1122Ct 3, 1.

1123Ct 3, 4.

1124Ct 8, 1.

1125Ct 2, 3.

1126Ps 35, 10.

1127Ap 14, 4.

1128Osée 2, 14.

1129Jn 8, 14-18 et 18, 5 ; Mc 6, 50.

1130Exode 3, 14.

1131Philippiens 2, 7.

1132Jn 18, 6.

1133Action de se mettre en avant.

1134remote : éloignée (anglicisme).

1135Attache de l’âme.

1136pourpris  : enceinte, habitation.

1137Celui qui reçoit l’impression d’un agent.

1138L’optique de l’époque imaginait une vue active, explorant les objets de ses rayons.

1139Ps 72, 22.

1140« …car quelquefois Je trouve plus grande aptitude d’opérer en toi, alors que tu es constitué en l’œuvre extérieure […] tu seras ensemblement fruitive et active, comme Moi qui opère toujours et toutefois suis immobilement en repos, et en cette manière tu M’auras toujours et en tout lieu présent. » (La Perle évangélique).

1141Péjoratif : attache de l’âme à quelque chose.

1142Fait de vider complètement.

1143Arrache d’ici et maintenant.

1144Ps 140, 4.

1145Is 52, 6.

1146Les Secrets sentiers de l’Esprit divin, manuscrit 2367 de la réserve de la Bibl. Franciscaine de Paris. Ce ms., signalé dans les Études Francisc. (1950, page 97, « Note sur un ms. des Secrets sentiers… ») présente une spontanéité remarquable et s’avère très différent de la version éditée. Nous espérons éditer prochainement cette première version adressée aux capucines de Douai.

1147Les Secrets sentiers de l’Amour divin esquels est cachée la vraie sapience céleste et le royaume de Dieu en nos âmes, composés par le P. Constantin de Barbanson prédicateur capucin et gardien du couvent de Cologne, première édition en 1623 à Cologne ; deuxième édition du vivant de l’auteur en 1629 à Douai ; édition à Paris en 1634 ; traductions en latin et allemand ; réédition moderne : Les secrets sentiers de l’amour divin, par le P. Constantin de Barbanson capucin, Desclée, 1932.

1148Anatomie de l’âme et des opérations divines en icelle, qui est une addition au livre des Secrets sentiers de l’amour divin enseignant en quoy consiste l'avancement spirituel de l'âme dévote et le vray état de la perfection… par le R. Père Constantin de Barbanson, Prédicateur Capucin, Définiteur de la province de Cologne et gardien du couvent de Bonne, à Liège, 1635. - Il en existe un bref résumé, donné en annexe à la réédition de 1932 des Secrets sentiers. Nous espérons éditer prochainement un volume d’extraits complété par une édition intégrale électronique : Constantin de Barbanson, Tome II. L’Anatomie de l’Ame, et des opérations divines en icelle.

1149Constantin serait mort au moment où il portait un paquet manuscrit à l’Inquisition de Douai, et ses proches (ni nous-mêmes) ne purent pas remettre la main sur ce trésor. Ils éditèrent donc les « papiers » laissés lors du décès inattendu (v. la préface de l’édition de 1635). Ayant échappé aux censeurs par sa brusque disparition, par une difficulté évidente d’accès, par son excentrement vis-à-vis des centres de contrôle (Rome, Paris), Constantin demeura une autorité qui ne fut pas mise en cause dans le monde catholique, très utile donc pour justifier certaines affirmations (hardies tant qu’on les pose sur le plan d’idées toujours prêtes à être détachées de l’expérience qui les justifie, mais acceptables quand on reconnaît leur dépendance vis-à-vis de la réalité mystique dont notre auteur veut rendre compte).

1150Tours, B.M., ms. 488, f.°274r, cité p. 188 par C. Janssen, « L’Oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. III, 183 sq.

1151« Tota provincia spiritualizata : multi patiebantur extases et raptus. »

1152DS 2.1635 et Secrets sentiers, « Préface », v. pages X-XIV sur les capucins.

1153Expériences I, « Hugues de Balma (~1300) », 89-92.

1154Expériences I, « Henri van Herp (Harphius)(1400-1477), 155-158.

1155Jean Bona (1609-1674), cistercien, cardinal, « aussi saint que savant » (DS 1.1762/66).

1156Gelen (Victor de Trèves) (+1669) « homme d’une grande sagesse et bonté … l’eut vraisemblablement comme maître des novices » (DS 6.179/181).

1157David Augustin Baker (1575-1641), auquel nous avons consacré une section précédemment : chapitre II, « Permanence de l’ordre bénédictin ». - On relève les séquences suivantes traduisant les influences exercées soit par les textes (>) soit directement (>>) : Hugues de Balma > Harphius > Canfield > C. de Barbanson, J. de Landen ; F. Nugent >> C. de Barbanson > Bona, Gelen, Baker ; C. de Barbanson >> dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai, F. Sylvius de l’Université de Douai, et C. de B. >> capucines de Flandre dont sœur Ange de Douai. Bibliographie sommaire : Histoire des capucines de Flandre ; DS 2.1634/41, clair exposé de la doctrine en 2.1636/40 ; Secrets sentiers, rééd. 1932, « Préface », p. xv-xx sur Constantin ; il n’existe pas de monographie notable sur ce dernier.

1158Fragment du Prologue aux Secrets sentiers, rééd. 1932, 34.

1159Secrets sentiers, rééd. 1932, Première partie, Chap. I, 46.

1160Ibid., Chap. VI, 188.

1161Ibid., Chap. VI, 194.

1162Ibid., Ch. VIII « De la vraie et légitime tranquillité », 216.

1163mansion : station, étape – terme d’astrologie : Maison.

1164Ibid., Ch. IX « De la présence de Dieu… »

1165Ibid., Ch. X « De l'état de privation ou déréliction… »

1166Ibid., Ch. XI « De ce que Dieu a prétendu de l'âme… »

1167Ibid., Ch. XII « Du dernier état qui est de la parfaite union… »

1168Première des trois parties de l’Anatomie, page 39.

1169Ep 4, 23-24.

1170DS 10.675/7 (art. « Martial d’Étampes ») [v. l’analyse des sources] - DS 5 col. 1375 (art. « Spiritualité franciscaine ») - P. Raoul de Sceaux, “Lettres inédites du P. Martial d'Étampes”, Études franciscaines, XIV, n°32, juin 64 p. 89-102 [biographie suivie de lettres] - Traité très facile pour apprendre à faire l’oraison mentale, divisé en trois parties principales... Saint-Omer, 1630 ; Paris, Thierry, 1635 & Fremiot, 1639 & Coignard, 1671, 1682, 1722 (comporte 12 traités dont l’Exercice du silence intérieur) - L'exercice des trois cloux amoureux et douloureux, pour imiter JC, attaché sur la croix au Calvaire, et pour nous unir à luy, Jean Camusat, Paris, 1635. [l’étrange référence “aux clous” s’explique par le titre canonique de “filles de la Passion” donné aux capucines d’Amiens dont il fut le confesseur les quatre dernières années de sa vie]. - La vie mystique chez les franciscains du dix-septième…, siècle op. cit. à paraître & surtout le volume « récapitulatif » : Martial d’Étampes, Maître en oraison, Textes présentés par Joséphine Fransen & Dominique Tronc, Éd. du Carmel, 2008 (deux éditions de L’Exercice du silence intérieur et l’intégrale de L’Exercice des trois cloux).

1171Honoré de Paris (ou de Champigny, 1566-1624) fut tour à tour provincial, définiteur, fondateur de couvents, réformateur de communautés féminines, prédicateur, directeur spirituel réputé et gardien du couvent. Ministre provincial de la province de Paris pour la troisième fois en 1621, il mourut en odeur de sainteté le 26 septembre 1624 au couvent de Chaumont.

1172Nécrologe [liste des capucins disparus de la province de Paris], ms. au château du Titre, f°71-85 : l’importance accordée à notre auteur dans ce ms. est exceptionnelle, reflétant l’appréciation de ses confrères.

1173Exercice des trois clous…, 25.

1174Ibid., 50.

1175DS 5.1375.

1176P. Raoul de Sceaux,  Lettres inédites…, op. cit., Lettre 8.

1177Traité très facile … divisé… [en 12 traités], op. cit., « Traité second : De L’oraison mentale, De la division générale de l'oraison mentale », 68. – Pour les citations suivantes du « Traité sixième : De l’oraison mentale, en faveur des âmes religieuses qui sont tirées à Dieu par quelque trait d'oraison extraordinaire », nous donnons les paginations entre crochets.

1178Traité très facile …, « Traité sixième : De l’oraison mentale, en faveur des âmes religieuses qui sont tirées à Dieu par quelque trait d'oraison extraordinaire », 176, 183, 187. Comparaison classique prise dans Jean 12, 24, « Si le grain ne meurt… », reprise par Canfield, par madame Guyon (Torrents, chap. IX ; Discours 1.17, 2.36), etc.

1179« Traité onzième : De l’exercice du silence que le Religieux doit garder de pensée, de parole et d'œuvre pour être tout uni et absorbé en Dieu seul », 305 à 337.

1180Exercice, 641.

1181Toutes les citations qui suivent sont extraites de cet Exercice des trois clous.

1182Hubert Jaspart (1582-1655) auquel nous avons consacré une section : Chap. II, « Ermites ».

1183DS 8.831/34, « J.-F. de Reims ». A. Rayez analyse la Vraye perfection. Notre citation : 8.833.- Sur J.-B. de la Salle (1651-1719) : DS 8.802/821.

1184L A V R A I E P e r f e c t i o n / D E C E T T E V I E / D a n s L 'E X E R C I C E / de la présence de Dieu. / Pratique qui instruit familièrement l'âme dévote, comme elle doit s'entretenir en la Divine Présence dans toutes ses actions ; et qui la fait monter par degrés à une perfection non moins solide que facile ; avec l'éclaircissement des principales difficultés qui arrivent ordinairement en la vie spirituelle. / Par le P. JEAN FRANCOIS de Reims, Capucin. Seconde édition revue, corrigée et augmentée par l'auteur. À Paris Chez la veuve NICOLAS BYON, rue Saint Jacques à l'image Saint Claude près les Mathurins. / M. DC. XLVI, édition précédée par celles de Paris 1635, 1638, 1640, Reims, 1638. - Comparer La vraye perfection…, Reims, 1638, in-12, 2e éd., p. liminaire, 564 (petites) pages et table, à La vraie perfection…, Paris, in-4°, 5e éd., 1660, 2 parties, 431+ 510 (grandes) pages.

1185Melchiades Andres, La teologia espanola en el siglo XVI, tomo II, Biblioteca de Autores Cristianos (B.A.C.), capitulo 8, 396-398. - L. Iriarte, Histoire du Franciscanisme, trad. Paris, 2004, « Les maisons de récollection », 216 sq. – Il y eut aussi un développement propre à l’Italie.

1186DS 5.1311.

1187Exercices sacrés de l’amour de Jésus, consacrés à luy mesmes, par le R.P. Severin Ruberic Provincial des Recollets de Guiene, Paris, 1623, folios numérotés 1 à 357, soit 714 pages (petites et en gros corps). - Le texte réédité par M.-M. Saeyeys, La voie d'amour. Exercices sacrés..., Paris, 1927, ne montre guère de respect pour l’original. Mais sa préface par M. Lekeux, complétée par DS 13.1104/6, art. « Rubéric », donne quelques renseignements biographiques. – La Conduite des âmes fidèles depuis leur conversion du péché à la grâce iusques au sommet de la perfection enseignée par le Saint-Esprit au Cantique des cantiques, Paris, 1631, 614 pages en petit corps de moindre intérêt.

1188L’ouvrage est classiquement divisé en trois parties : vie purgative, vie illuminative, vie unitive. Les parties comportent des méditations (pour la vie unitive : deux fondamentales et quatre pratiques) précédées d’avis (pour la vie unitive : folios 249 à 266) que nous reprenons. Notre titre reprend celui du bandeau d’en-tête.

1189Ps 83, 2.

1190Rubéric se réfère ensuite à saint Bernard, Lettre aux Frères du Mont-Dieu (œuvre restituée de nos jours à Guillaume de Saint-Thierry).

1191Congréger : réunir en masse.

1192Selon le Nécrologe, DS 5.1642.

1193H. Bremond, VII, [357, 364]. Bremond s’intéresse au contre-ascétisme propre à la pratique de l’oraison cordiale commune à Aumont et aux membres du groupe normand : « Faites du milieu de votre cœur un oratoire… ».

1194R. P. Victorin, Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur pour l’y adorer en esprit de foi et d’amour, Paris, 1667, 118-122.

1195R. P. Victorin, Le Chrétien uni à Jésus-Christ…, 158-160 (158-159 sont répétées par erreur).

1196Elle a treize ans à la mort de Hardouin, mais le relais par l’intermédiaire d’Enguerrand est probable, tout comme la lecture de la Conduite d’une âme, toutefois pas citée dans les Justifications à la différence de l’Auteur du Jour mystique.

1197L’œuvre est analysée favorablement par Rayez, DS 7.75/77 : « bases nettes et sûres … ouvre largement la porte à la mystique », influences d’Hugues de Balma, d’Harphius, de Canfield, etc. - Outre la Conduite d’une âme…, nous avons consulté L’Empire de Jésus-Christ souffrant dans les cœurs dans toute son étendue, menant en triomphe à l’union avec Dieu… seconde partie [de la trilogie] par le P. Eloy Hardouin de saint Jacques, prédicateur Récollet…, Paris, 1655, 1695.

1198On sent bien que ceci lui est arrivé personnellement.

1199Caligineux : de la nature du brouillard.

1200 Jean Aumont, Agneau occis…, [558] : « Et partant, toujours chercher Dieu et ne le point trouver, c'est toujours semer et ne point recueillir ; et cela parce qu'on le cherche mal en le cherchant au-dehors, et c'est au-dedans qu'il se donne.. »

1201Vie 1.8.6-7.

1202Vie 4.1 (notre éd. critique) [3.20.6. dans anciennes éd.].

1203Voir André Derville, S.J., « Un Récollet Français méconnu : Archange Enguerrand », Archivum Franciscanum Historicum, 1997, 177-203.

1204Nom donné par Bremond, op.cit., VII [321 sq.].

1205Maurice Le Gall de Querdu (1633-1694), auteur attachant : son Oratoire du cœur ou méthode très facile pour faire oraison avec J.C. dans le fond du cœur utilise des images naïves et symboliques, proches des images utilisées par Vincent Huby et de nombreux missionnaires en Bretagne ; DS 9.529.

1206Instruction pour les personnes qui se sont unies à l'esprit et au dessein de la dévotion de l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement établie dans la congrégation des religieuses bénédictines... qui est de faire réparation d'honneur et amende honorable à Jésus-Christ, Paris, 1673 (la 4e édition, 1702, est augmentée d'une « Pratique de piété pour honorer et adorer le Saint-Sacrement... »).

1207A. Derville, op. cit., 184.

1208Auteurs de la revue des frères mineurs que l’on apprécie dans : « B. Observants, récollets, tiercelins », DS 5.1639-1640 (qui constitue la suite de la colonne 1380 du même tome 5 !).

1209L’autre est Pascal Rapine, savant auteur d’un « immense discours sur l’histoire universelle » « esprit très original… un véritable érudit » (Bremond I, 238, note 2).

1210En deux cahiers manuscrits qu’il nous a offerts et dont nous avons préparé une édition intégrale (elle sera probablement électronique).

1211Description fouillée par A. Derville, op. cit., 179-181. Outre l’Instruction… et une oraison funèbre de la reine de France prononcée à Arras (Arras, 1683 ; Paris, 1684), l’œuvre manuscrite est conservée à la Mazarine de Paris, ms. 1213 (2262) et 1224 (2298), à Lyon (anciennement à Chantilly), ms. 214 et 259 [transcrits par A. Derville], à Vitry-le-François, ms. 104, ce dernier à comparer au ms. 2120 de la bibl. de l’Arsenal de Paris.

1212Il répond à Enguerrand : « La contrition ne consiste pas seulement à beaucoup pleurer ses péchés […) C’est une joyeuse tristesse, une consolation … un paradis … C’est pourquoi il ne faut point de précepteur au Saint Esprit. Tous les langages des hommes ne vous peuvent pas beaucoup profiter suivant la conduite de Dieu sur vous. » (ms. 214, [454] A. Derville, op. cit., 191).

1213« …un si grand amour que volontiers, durant vingt-quatre heures que cela me dura, je n’eusse vaqué à autre chose … [par la suite] j’appréhendais la consolation sensible de peur d’être trompé. … je demeurai six jours dans cet amour… » (A. Derville, op. cit., 187-188). Autre point intéressant sur la prière : « Mais les esprits, quoiqu’éloignés, sont capables de s’unir. », etc. (ibid., 194).

1214Nicolas Barré (1621-1686), minime, poète et mystique, sera présenté au tome III.

1215Luc 21, 18.

1216Le Chrétien intérieur (1660, etc.) et les Œuvres spirituelles (Maximes et Lettres) de Bernières sont très lus avant sa condamnation post-mortem en 1687 ; le Thrésor spirituel, Bruxelles 1632, Mons 1633 (augmenté), etc., ouvrage de Jean-Hugues Quarré (1590 – 1656). – Nous présenterons l’oratorien Charles de Condren (1588-1641) dans notre prochain tome.

1217Bluette : petite étincelle.

1218« Qui est comme Dieu ? » : question posée par l’archange St Michel à Satan. Deviendra une devise familière à Mme Guyon dans ses lettres.

1219Traité de la vie Intérieure contenant les principaux moyens pour vivre de cette Vie, [Préface, Livre premier en 14 chapitres, 1-128 (« Principaux moyens pour vivre de cette vie »), Livre second en 12 chapitres, 129-231 (« Conduite pour bien faire l'oraison mentale »)] ; suivi du Traité de la vie Intérieure où l’on donne une Conduite, pour bien faire l’oraison mentale ... Seconde partie. [Livre premier en 11 chap., 1-96, Livre second en 6 chap., 97-141, suivi de « Méditations sur les principaux mystères de la Passion », chap. 7 à 13, 142-189], par le P. Maximien de Bernezay, récollet de la Province de Sainte Marie Magdelaine, Orléans, 1686. – Deux traités reliés en un vol., Bibl. franciscaine.

1220Elle avait été déjà remarquée par le rédacteur de la notice sur Maximien : DS 10.856/8.

1221Pierre Moracchini, « Un Grand Siècle franciscain à Paris (1574-1689), 3) La réforme du Tiers-Ordre régulier », à paraître dans La vie mystique chez les franciscains du dix-septième siècle…, op. cit. - v. aussi le numéro spécial des Analecta TOR, 23, n° 152, 1992 (318 pages).

1222Histoire Générale et particulière du Tiers Ordre de S. François d’Assize, par le R.P. Jean Marie de Vernon, Religieux pénitent du tiers ordre de saint François, Paris, 1667, tome troisième, 76. – L’histoire de la création du TOR, où Mussart joue un rôle prédominant, figure aux pages 114-125. Citation du § qui suit : tome troisième, 118.

1223Pierre Moracchini, « Un Grand Siècle franciscain à Paris (1574-1689), 3.1. Vincent Mussart (1570-1637)», op. cit.

1224Denys le chartreux (1402/3-1471)

1225Histoire Générale…, 141. Voir DS 5. 1644 sq. pour les figures de tiercelins notables du siècle.

1226Vincent de Paul (1581-1660) et Jean-Jacques Olier (1608-1657) seront présentés au tome suivant Expériences… III.

1227DS 5.1313. – sur l’histoire du TOR : Histoire générale…, op. cit. ; Analecta TOR, vol. XXIII, 152, 1992, dont Raffaelle Pazzelli, “Bibliografia del Terz'Ordine Regolare di San Francisco in Francia”, 67 sq. (utiles notices sur les principaux membres français du TOR) - Gabriele Andreozzi, “Il Terzo Ordine Regolare Francisco in Francia e la sua legislazione”, 89 sq.

1228L’abondante production latine de Denys le Chartreux est restée pour sa plus grande partie non traduite. Pourtant ce commentaire est traduit en français pour que tous puissent le lire : ce sera très utile, en particulier pour le futur TO laïc.

1229La règle de pénitence du père séraphique saint François pour les religieux de son troisième ordre, avec la déclaration des souverains pontifes et les expositions de Denis Rikel dit le chartreux [Dionisius Carthusianis Doctor extaticus] et autres Pères de l'ordre, Paris, chez Nicolas du Fossé, 1606. (Le volume absent de la B.N.F. existe à la bibliothèque franciscaine. Sa pagination figure au recto de chaque feuillet. À la double page 307 figure en latin l’attestation, datée d’août 1606, du frère Vincent Mussart indiquant qu’il traduit du latin et annote « le vénérable docteur extatique Denys le chartreux »).

1230Tablature…, À Paris chez Denis Moreau, rue Saint Jacques, « à la Salemandre », Bibl. Franciscaine, réf. « 17e s. / 3.23 ». Chaque § est un billet détachable.

1231Allusion à la parabole des dix vierges (Mt 25, 6) : « Voici l’époux qui vient … ».

1232Cacher par une housse ?

1233DS 5.1645 (art. « Spiritualité franciscaine »).

1234Henri-Marie Boudon, L’homme intérieur ou la vie du vénérable père Jean Chrysostome, religieux pénitent du troisième ordre de S.François, à Paris chez Estienne Michallet, 1684, 337 sq. (Migne, Œuvres complètes de Boudon, col.1310/12).

1235Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913.

1236DS 2.881 sq. (art. “Chrysostome de Saint-Lô”) ; Heurtevent, L’œuvre spirituelle de Jean de Bernières, Beauchesne, 1938 .

1237Boudon, L’homme intérieur…, op. cit., 88.

1238Ibid., 178, 198.

1239Ibid., 200.

1240Ibid., 284, 316.

1241Ibid., 372 à 378.

1242Nous avons repéré sept exemplaires des écrits « composés par un Religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes » [le P. Chrysostome] : un des trois exemplaires de la B. M. de Valognes comporte son portrait gravé (réf. C4837) ; un ex. est à la B.N.F. ; trois ex., consultés à Chantilly, sont actuellement à Lyon. Ils se ramènent - l’ordre des matières peut varier - à deux titres : Divers traités spirituels et méditatifs à Paris, 1651 ; Divers exercices de piété et de perfection, composés par un religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes, à la plus grande gloire de Dieu et de N.S.J.C., à Paris, 1655. De nombreux autres titres, que nous n’avons pu localiser, sont donnés par Boudon, Œuvres II, Migne, colonnes 1320 sq.

1243Le second « de maison et façonné aux armes » (citation ci-dessous) est Antoine le Clerc, le conseiller de jeunesse de Jean-Chrysostome : « À vingt ans il prit les armes, où il vécut à la mode des autres guerriers, dans un grand libertinage. La guerre étant finie, il entra dans les études… » (« La vie d’Antoine le Clerc, sieur de la Forest » rapportée par Jean-Marie de Vernon, Histoire Générale…, op. cit., 527). – Nous reviendrons sur cette intéressante figure au tome IV.

1244Cf. Jean de la Croix : « Chez le basilic, c’est la force du poison qui tue. Lorsqu’il s’agit de Dieu, c’est l’immensité du bonheur et de la gloire qui donne la mort. » (Cantique Spirituel B, 11, 7) ; v. aussi Vive flamme A, 1, 24 : « Ces personnes meurent … au milieu des assauts délicieux que leur livre l’amour. »

1245Divers traités…, 108, 130. Voir Gilles d’Assise ( ?-1262) : « Il n’a plus ni foi ni espérance, car il connaît et aime. » (DS 6.379).

1246 Ibid., 140/1, 178/9.

1247 Ibid., 179/180.

1248Divers exercices…, partie paginée 1 à 136 : « …diversités spirituelles… », 56 sq.

1249Divers exercices…, partie paginée 1 à 212.

1250Selon le récit légendaire de la fin de vie du maître assisté par un mystérieux laïque (E.-P. Noël, Œuvres complètes de Jean Tauler, tome I, 1911, 16).

1251Ms. P 160, 242 sq. (transcription des sœurs du couvent des bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen.)

1252Les mystiquesles célèbres rencontrés au tome I étaient Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, François d’Assise, Ruusbroec, Teresa et Juan de la Cruz.

1253Mystiques accomplis comme ceux de la note précédente : des réformatrices bénédictines, les carmélites Marie de l’Incarnation et Madeleine de Saint-Joseph, le grand carme Jean de Saint-Samson, le capucin Benoît de Canfield, le franciscain Jean Chrysostome de Saint-Lô…

1254Pour exemple citons l’excellent livre d’Yves Krumenacker, L’école française de spiritualité. Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Cerf, 1998. Rempli de respect pour Bérulle, l’ouvrage n’aborde que rarement certains spirituels que nous présentons longuement.

1255Une liste de Figures remarquables présentées par ordre chronologique conclut notre enterprise et constitue un outil de référencement (v. tome V). Son analyse confirme la réalité d’un essor exceptionnel concentré sur la première moitié du Grand Siècle.

1256Thomas d’Aquin, De veritate, q. 27 a. 1 : « Voluntas ejus est efectrix boni et non causata a bono sicut nostra  », DS 3.1428 (art. « Divinisation  »). – Nous livrons en italiques les citations d’époques anciennes ; ou en caractères romain avec retrait les citations longues d’auteurs récents. Cela facilite l’alternative histoire ou florilège, lecture continue ou saisie en liberté à fin spirituelle.

1257Histoire du christianisme, tome IX, « L’âge de raison… », Desclée, 1997, 932-933. - Voir aussi « Quatrième partie », chap. II & V par F. Laplanche, 931sq. & 1089 sq.

1258Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu, La violence au temps des troubles de religion, vers 1525 – vers 1610, Champ Vallon, 1990, t. I et II. [ l’angoisse et la peur sont sources de violence].

1259J. Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002, 14-15.

1260Le Shinto fut intrumentalisé dans un sens nationaliste ; l’umma musulmane est invoqué par des intégristes très semblables aux guerriers de Dieu si bien présentés par D. Crouzet, op. cit.

1261J. Rohou, op.cit. , 20 et 21.

1262La science ne laissera pas le temps de reprendre son souffle, comme le soulignent les décès proches de Galilée (-1642), de Descartes (-1650), de Pascal (-1662) ; en attendant une ‘seconde vague’ qui achèvera ‘ l’École ’ et ses tenants : Leibniz (-1716), Newton (-1727)…

1263L’existence du vide, le jeu et son approche statistique, l’arithmétique mise en machine.

1264Dans le Tractatus theologico-politicus (1670), Traité des autorités théologique et politique. Première traduction française ‘huguenote’ en 1678. La même année 1678, l’oratorien Richard Simon reproche aux théologiens de n’avoir « pas fait assez de réflexion sur les différentes manières de parler de l’Ecriture ». Il ouvrira des débats avec les réformés et sera critiqué par Bossuet.

1265Première république des Provinces-Unies (1588-1621) : Oldenbarnevelt est exécuté, Grotius parvient à fuir ; deuxième république (1650-1672) : les frères De Witt sont assassinés. Première révolution anglaise (1640-1660), illustrée par Cromwell, J. Milton ; deuxième révolution (1688), illustrée par Locke et la rule of law. Puis Déclaration d’Indépendance américaine (1776) (P. Nemo, Histoire des idées politiques…, P.U.F., 2002, 213 sq. ). - Enfin en France vint la « Grande Révolution » ! Mais elle sera suivie de retours de toutes formes politiques possibles (cf. J. Julliard, Les Gauches françaises 1762-2012, Flammarion, 2012).

1266P. Nemo, op. cit., 115 sq. – Respect moral guère possible pour le Grand Turc, le Grand Soufi ou le Grand Moghol, car l’Etat de droit n’existe pas dans les despotismes purs où la lutte pour la prise du pouvoir n’est plus canalisée : effet pervers imprévu d’une séparation à priori souhaitable entre pouvoirs civils et religieux en terres d’Islam (le vizir assassin est proclamé calife dans la grande mosquée le vendredi qui suit sa prise de pouvoir).

1267Ibid., 135.

1268Ibid., 131. « Les lettres « de cachet » sont une variante des lettres « closes » (par opposition à «patentes »). Elles sont des « ordres du roi ». Or nul tribu­nal n’a le droit de connaître de ces ordres. Le 26 juin 1759, Louis XV dit aux représentants du Parlement de Paris : « Par des considérations ou des raisons d’État dont les magistrats ne peuvent être juges, le roi peut, sans donner atteinte aux lois, user du pouvoir qui réside en sa personne par des voies d’administration dont qui que ce soit ne doit se dire exempt dans son royaume. »

1269P. Nemo, page 132, se réfère à Olivier Martin, Les Parlements contre l’absolutisme traditionnel au xviiie siècle, 463-465 .

1270D. Crouzet, op.cit.

1271M. Bataillon, Erasme et l’Espagne, 1937, évoque les épreuves vécues par les réformé(e)s du Carmel espagnol ; voir sur un autre aspect mondial mais souvent oublié : Histoire du christianisme, tome IX, L’âge de raison…, Desclée, 1997, 615-664 décrivant la colonisation du Nouveau Monde ; C. G. Calloway, One vast winter count, Nebraska, 2003, quantifie le terrible sort des Indiens à l’âge des conquistadors (et des épidémies ; ce dernier point à compléter par Jared Diamond, Guns, germs and steel […], 1997, trad. De l’inégalité parmi les sociétés, 2000.

1272L. Kolakowski, Chrétiens sans Eglises, la conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siècle, 1969, 29-30. 

1273Ce qui eût été positif sans le contrôle théologique scolastique. Notons l’apport : des relations ordonnées par les confesseurs ; de centaines de Vies imitées de la Vida offerte par sainte Thérèse contrôlée par ses confesseurs jésuites ouverts ; les relations par et sur Marie des Vallées, Armelle Nicolas, Marie de l’Incarnation, Maria Petyt, madame Guyon, dont nous allons tirer grands partis ; les tentatives d’explicitation de vocabulaire publiées par les mystiques catholiques (Sandaeus, Civoré, Guyon, Honoré de Sainte-Marie).

1274J.Rohou, op.cit., 118.

1275Cité par J. Orcibal, “Les spirituels…”, Etudes d’histoire et de littérature religieuse, Klinsieck, 1997, 219 - et repris dans “John Wesley”, 533.

1276Tarissement jugé d’après les seuls imprimés. Une immense masse de manuscrits spirituels furent toujours créés et abrités au sein de clôtures. Mais elles sont aujourd’hui en voie de disparition rapide : tous les efforts possibles de ‘sauvegarde du patrimoine’ sont requis ! Nous avons pour notre part assisté au transfert de la bibliothèque jésuite de Chantilly puis du fond issu du Grand carmel de Paris : un monde disparaît, non physiquement, mais en repérage possible dans des ensembles à dimension humaine abritant tel connoisseur amoureux.

1277Louis Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet Fénelon, Desclée, 1958 (réédition 1991). La plus grande partie de cette célèbre étude porte sur madame Guyon.

1278Jacques Le Brun, dans le cours magistral qui acheva ses séminaires dispensés à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, insista sur une nécessaire recherche de continuité. Il s’agit de dépasser des querelles que l’on espère caduques pour retrouver le fil qui en occident relie l’antique chrétienté aux philosophes et aux créateurs de nouvelles sciences.

1279Saint François de Sales et Sainte Jeanne de Chantal, Une extraordinaire amitié, Correspondance, recueillie et mise en orthographe actuelle par les soins des Religieuses de la Visitation d’Annecy, Monastère de la Visitation Sainte-Marie, Annecy, 2010. - Ce fort volume constitue une bonne entrée à la Correspondance très abondante de François figurant dans la monumentale édition d’Annecy des œuvres du saint (27 volumes ; il en existe une édition numérisée). - L’édition de la Correspondance propre à Jeanne a été réalisée par sœur Burns, Cerf, 1986, 6 volumes (avec de remarquables notes et chronologies).

1280Saint François de Sales, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, 1969 [substantielle préface d’ A. Ravier, augmentée d’une chronologie : I-CXXXII ; Vie dévote, Traité de l’amour de Dieu, Entretiens :  1-1885]. - Florilège : Anthologie spirituelle, & La vie dévote, Anthologie salésienne pour l’honnête homme d’aujourd’hui, par Max Huot de Longchamp, Editions du Carmel et du Centre Saint Jean-de-la-Croix, 2004 & 2012 - DS 5.1057/97, art. François de Sales (P. Serouet) - Biographies par Trochu  puis par E.-J. Lajeunie, Saint François de Sales, Paris, 2 tomes, 1966.

1281C’est pourquoi il est le patron des journalistes et des écrivains catholiques.

1282“Nommé archevêque de Milan en 1564 il se démit de toutes ses autres charges pour aller résider dans son diocèse … Lors de la peste qui désola Milan en 1576, il accourut dans cette ville du fond de son diocèse, et bravant la contagion, porta partout des secours et des consolations.” Par ailleurs ferme défenseur de la Contre-Réforme il “rétablit partout la discipline … fit poser des grilles aux parloirs…” (Wikipedia).

1283Lettre 630 à dom Jean de Saint-François (Annecy, 26 décembre 1623). 

1284Dans le Traité de l’amour de Dieu, le livre IX a pour titre : « De l’amour de soumission par lequel notre volonté s’unit au bon plaisir de Dieu ».

1285Hélène Michon, Saint François de Sales, une nouvelle mystique, Cerf, 2008, présente sa théologie, son anthropologie, les degrés d’oraison et du pur amour (François de Sales entre saint Bernard et Fénelon).

1286Citations prises dans les Œuvres, Bibl. de la Pléiade, op.cit.

1287Ps 118, 94.

1288Ct 3, 4.

1289Ct 8, 6. – Catherine de Gênes, Livre de la Vie Admirable…, trad. Debongnie, 1960, “Chapitre 18, Comment elle ne voulait pas d'un amour pour Dieu ou en Dieu ni intermédiaire entre elle et Dieu…” : …Cet amour est d'une telle générosité, d'une telle excellence spirituelle qu'il dédaigne de perdre son temps à autre chose si belle et si précieuse qu'elle soit. Il n'a souci que de limpidité et de pureté, d'où jaillissent des rayons brillants d'une force brûlante et enflammée…


1290Terme rural : essaim d’abeilles qui quitte la ruche.

1291Ct 4, 11.

1292Jn 20, 11-16.

1293Il s’agirait, d’après la mère de Chaugy, de la mère Anne-Marie Rosset, une des premières visitandines.

1294Ct 2, 7.

1295Lc 10, 39.

1296Petite salle.

1297Ct 5, 13.

1298Lc 10, 41-42.

1299Gal 2, 20.

1300Col 3, 3.

1301Eau de senteur à base de fleur d’oranger.

1302Rm 6, 4-11.

1303Aigle est féminin au XVIIe siècle.

1304Ps 102, 5 : [Le Seigneur] renouvelle votre jeunesse comme celle de l’aigle.

1305Mémoire qu’elle adressa à dom Jean de Saint-François concernant sa vocation (Annecy, 26 décembre 1623).

1306Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, Correspondance, op.cit., 1986.

1307Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, sa vie et ses œuvres – Œuvres diverses , Paris, Plon [le vol. I contient le Mémoire de la mère de Chaugy ; les vol. II, 1875, et III, 1876, conservent un très grand intérêt ; mais les mss. des Archives de la Visitation d’Annecy ont été transcrits plus ou moins fidèlement ; l’éd. Burns rend caducs les vol. IV à VIII de la Correspondance. - Œuvres complètes, Migne, 3 tomes, 1862.  – Un Florilège est en préparation au Centre Saint-Jean-de-la-Croix, incluant la meilleure source : le ms. de Verceil.

1308Bremond l’estimait plus avancée que François, ce qui valut à sa Sainte Chantal (Paris, 1912) d’être mise à l’Index.

1309La source essentielle de toutes les biographies est le Memoire très fidelle pour la vie… de Françoise-Madeleine de Chaugy qui avait été communiqué aux premiers biographes, Fichet (1643, …) et Henri de Maupas (1644, …) (DS 8.868) ; Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal…, op. cit., I.

1310Elle demanda en effet que l’on mette sur elle dans son cercueil, les papiers de ses vœux de chasteté, d’obéissance et de pauvreté, propres à la vie religieuse, écrits par François de Sales et par elle, ce dernier signé de son sang. (Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal…, op. cit., II, 49).

1311Cantique, 3, 6.

1312Madame Guyon, Vie par elle-même, 1. 4. 8.

1313Nous donnons les numéros de lettres [L.] de la Correspondance, op. cit., 1996, ou bien des extraits de ses Oeuvres, op. cit., 1875 : [numéro du tome, page].

1314Passer par l’étamine, être soumis à des épreuves (Littré).

1315E. Lecouturier, Françoise-Madeleine de Chaugy et la tradition salésienne au XVIIe siècle, Paris, 1933.

1316DS 16.1002/10, (art. « Visitandines » par sœur Burns, l’éditrice citée de la Correspondance).

1317Coutumier, Annecy, 1850, 120 [l’édition s’avère très exacte comparée à ses sources, à la différence des Œuvres éditées en 1875 et destinées à un public élargi].

1318Boudon, Œuvres, Migne, I, « Le Règne de Dieu en l’oraison mentale », 607 ; ce beau passage est reproduit également dans la note 4 attachée par soeur Burns à la lettre n°1858.

1319Réponses de notre sainte mère Jeanne-Françoise Frémiot, baronne de Chantal… sur les Règles, Constitutions et Courtumier de l’Institut, Annecy, 1849 [comme précédemment, l’édition s’avère très exacte].

1320La fondation de la Congrégation est associée à François de Sales par la Mère de Chantal.

1321Claude La Colombière, né en Dauphiné, avait une sœur visitandine à Condrieu ; jésuite ascétique plutôt que mystique, il mourut à Paray-le-Monial après avoir été expulsé d’Angleterre. Il est connu pour sa direction de la visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) : « Il eut bien soin de la maintenir dans l’humilité… » (DS 2.942). Nous ne consacrerons aucune section à la visionnaire qui joua un grand rôle dans l’histoire de la dévotion au Sacré-Cœur. J. Le Brun indique que cette dévotion « qui ne s’affirmera qu’au 18e siècle, sera due à d’autres causes qu’à la seule personnalité de la visitandine. » (DS 10.350).

1322DS 7.278/9 (I Noye). Le ms. « recueil des grâces » figure en copie aux A.S.-S. ; F. Tournier, Vie de Madame D’Herculais..., Paris, 1903 - Notre extrait se situe au début d’un témoignage qui couvre les pages 209 à 211.

1323Louise de Ballon (1591-1668) : nous l’avons rencontrée au tome II parmi les réformatrices bénédictines. - Cit. : Ecrits spirituels, 1979, Introduction, VII.

1324Voir notre tome II, 129 sq.

1325Mais le Dictionnaire de Spiritualité fournit la preuve de l’intérêt de nombreux jésuites pour la vie mystique ; la collection “Christus” a édité de beaux textes de leurs contemplatifs. Bremond a consacré son tome V à “l’école du père Lallemant et la tradition mystique dans la Compagnie de Jésus”, qui demeure une bonne introduction, même si l’on peut reprocher à l’auteur quelque parti-pris lié à sa sortie de la Compagnie.

1326Ce que reconnaît le grand mystique jésuite Surin (citation infra) - tout en soulignant le caractère préliminaire des Exercices. Il n’en reste pas moins que le pli volontaire imposé risque de perdurer et crée une forte tension chez des êtres jeunes.

1327M. de Certeau, La Fable mystique I, 357, cite ici N. du Sault, Caractères du vice et de la vertu, Paris, 1655 ; il ajoute : « C’est déjà du Bossuet… ».

1328Questions / importantes à la vie spirituelle / sur l’amour de Dieu, éd. Pottier & Mariès, Téqui, 1930.

1329M. de Certeau, La Fable mystique, 371.

1330Intérieure occupation d’une âme dévote, 1608, rééd. Pottier, Téqui, 1933 ; Sermons … en forme de méditations, « Orateurs sacrés », Migne, t.1, 363-700, Paris, 1844 (voir 231 sq., 286 sq.) - DS 2.2422/32. 

1331DS 9.529/39. 

1332Plusieurs traductions : Petit traicté du Très Sainct Amour de Jésus-Christ Dieu et Homme, / auquel sont expliquées les causes, la pratique et les fruits de cet amour, / composé en Latin par le R. P. Antoine Le Gaudier de la Compagnie de Jésus. /… A Reims, Nicolas Constant, 1620 ; Traicté de l’amour de Jésus-Christ Dieu, et Homme. / Dans lequel sont exposées les causes, la pratique et les fruits de cet Amour, par le R.P. Anthoine Gaudier de la Compagnie de Jésus. / Traduict du Latin en François par Jean Bachou, A Paris, Jean Henault, 1619 [traduction moins intérieure et moins précise que la précédente].

1333Conclusion du volume, précédant des oraisons.

1334 Pierre Champion, La Vie et la doctrine spirituelle du Père Louis Lallemant, Paris, 1694. Introduction et notes par Fr. Courel, Desclée, « Christus », 1959, 8.

1335Marie de l’Incarnation, Correspondance, éd. Oury, Solesmes, 1971, Lettre 110, 323.

1336DS 9.126/35, art. “Lallemant”.

1337Pierre Champion, La Vie et la doctrine spirituelle du Père Louis Lallemant , op. cit. , 9.

1338Ibid., 53.

1339M. de Certeau, La Fable mystique, 371-372.

1340La Vie et la doctrine spirituelle du P. Louis Lallemant, Paris, 1694. - Nos citations paginées qui suivent sont extraites de : Pierre Champion, La Vie et la doctrine spirituelle …, 1959.

1341 Voir D. Salin, Le Père Jean Rigoleuc un guide spirituel, revue « Christus », 2000, 482-491 : la Doctrine spirituelle de Lallemant serait « tout bonnement une copie des originaux de la main de Rigoleuc », les trois premiers traités dont De la garde du cœur, sont de Lallemant, sept traités manuscrits des archives jésuites de France « révèlent une mystique nettement plus hardie ». Leur étude reste à faire.

1342Histoire littéraire…, Tome V, Chap. I « La Doctrine Spirituelle de Louis Lallemant », 6. « L’Ecole du Père Lallemant… » : tel est le début du titre donné par Bremond à son tome V.

1343La Vie du Père Jean Rigoleuc de la Compagnie de Jésus avec ses traitez de dévotion, et ses lettres spirituelles, par le P. Pierre Champion de la même compagnie, à Paris chez Estienne Michallet, 1686 [l’édition que nous utilisons], et 1698 [cette dernière plus complète est reprise dans :] La Vie du Père Jean Rigoleu [sic] de la Compagnie … à Lyon…, 1739. – Outre les Traités cités, v. les belles lettres I-IX « A la sœur Catherine de S. Bernard, ursuline  ». – L’ouvrage a été réédité récemment sous son titre d’origine.

1344Bremond, Hist. littéraire…, V, 71 ; lire les récits très vivants des chap. I, 6 & II, 69 sq. –- DS 13.674/80.

1345Recueil inédit des archives jésuites, dont la première partie est intitulée “Traité sur la recherche de la vérité », DS 13.678.

1346André Moisan, Trois mystiques… en Brocéliande, 2008, éd. Mine de Rien – Bretagne, Le Bois de la Roche, 56430 Néant-sur Yvel, page 13, note 9. - L’oubli d’Huby par Bremond est compensé par l’étude d’Henry Marsille , DS 7.842/51.

1347Ce qui donne lieu à une littérature d’opuscules (« tracts »), DS 7.843 ; ils sont analysés en 54 entrées, DS 7.844/48.

1348DS 7.851.

1349Vincent Huby, Petit traité spirituel VII. (Voir P. de Longchamp, Prier à l’école des saints, op.cit., 286 sq. : « Huby donne le secret presque enfantin de la parfaite union à Dieu : l’anéantissement vrai. Cet anéantissement n’est pas destruction mais légèreté d’âme et indifférence à soi-même. »).

1350Voir notre section infra sur Armelle Nicolas.

1351DS 8.855.

1352Histoire littéraire …, t. V, chap. III, « Jean Rigoleuc et la Bretagne mystique ».

1353André Moisan, Trois mystiques…, op.cit.

1354DS. 2.921/2 : “Il y a là un effort très intéressant […] pour faire appel à l’observation psychologique courante, voire même aux données de la médecine […] employées avec un très grand jugement. Le tout présenté dans un style savoureux… » (Guibert).

1355En bonne compagnie de Sandaeus par sa Theologia mystica clavis … (1640), de madame Guyon (aidée par Fénelon) par ses Justifications (1694), d’Honoré de Sainte-Marie par sa Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…(1708). Ces auteurs d’expérience personnelle confirmée clarifient le vocabulaire mystique français.

1356A. Civoré, Les secrets de la science des saints où sont déclarés la nature et la pratique, les travaux et la douceur de la vie intérieure et la théologie mystique, rendue claire et facile…, Lille, 1651 ; voir en particulier le « Troisième traité, La nature et la pratique de l’oraison de repos et de la contemplation, jointe à l’action », pages 241 à 654 ; voir les définitions des pages 274 sq. - Réédition : Antoine Civoré, Les Secrets de la science des Saints, Introduction, notes et tables par Marie-Thérèse Lacroix, Ed. ARSA, Religieuses de Saint-André, Tournai, 1994.

1357Ordre toujours actif . L’Introduction à Antoine Civoré, Les Secrets de la science des Saints, 1994, op.cit , livre dates et emplois et un témoignage d’époque d’où nous tirons la citation. Outre cette belle étude on trouvera dans les notes d’utiles commentaires aux Secrets.

1358Michel de Certeau, La fable mystique,1, 1982, rééd. 1995, 358-360. Parmi les seize noms cités - Pierre Cluniac étant « le moins connu » d’entre eux -, on note la figure de Jean Labadie, « aventurier de génie ». Sur la vie tourmentée de ce jésuite devenu pasteur et finalement un « perpétuel errant, » v. DS 9.1/7, art. Certeau : « Labadie et Surin tranchent par leurs dons exceptionnels sur la petite troupe des « réformés spirituels ». Labadie aurait inspiré le célèbre piétiste Spener. Un contact trop rapide ne nous a pas convaincu (il en est de même pour l’intéressante Antoinette Bourignon influente sur Pierre Poiret).

1359Ibid., 360 & 361 : les deux citations sont extraites par M. de Certeau de la Relation de notre frère Pierre Cluniac sur les choses extraordinaires qui lui sont arrivées dans l’oraison… adressée à Vitelleschi en 1627, Archivio romano societatis Iesu, Rome, 45, f°310r° et v°.

1360Nous sont parvenus : les Cantiques spirituels (1639-1655), le Catéchisme spirituel (1654-1655), les Contrats spirituels (1655), les Dialogues spirituels (1655-1658), le Guide spiri­tuel (1660), le Triomphe de l’amour (1660), commencé en 1636, ses Poésies spirituelles (1660-1661), La science expérimentale (1663) et des Questions importantes à la vie spirituelle (1664).

1361J.-J. Surin, Correspondance, Paris, 1966, texte établi, présenté et annoté par Michel de Certeau. Nous citons la « Préface », pages 43 & 45. Le premier extrait provient de la lettre 356 à Jeanne des Anges, écrite la mi-mars 1661 par l’homme âgé. M. de Certeau prend ensuite la main dans l’extrait qui lui fait suite. Sur le « délire collectif  » et l’affaire de Loudun, on lira les récits de M. de Certeau, pages 243-251, 301-304, 357-359... Il intercale ainsi, entre les lettres de Surin, de remarquables notices (qui ne sont malheusement pas signalées dans la table des matières !).

1362Expériences mystiques en Occident II L’Invasion mystique en France des Ordres anciens.

1363Correspondance, Notice  de Certeau à la Lettre 320 « A la Mère Jeanne de la Croix, prieure des carmélites, à Toulouse », 996, dont nous donnons l’extrait.

1364Extrait de Surin, La Science expérimentale, III, 6, cité par Certeau, Ibid. p. 46.

1365Ibid., Notice p. 433-460, « La nouvelle spiritualité ». Nous omettons quelques points de cette longue liste. Voir aussi : M. de Certeau, La Fable mystique, Gallimard, 1982, Chap. 8, « Les petits saints d’Aquitaine  ».

1366Ibid., Notice « 1645 », p. 472 : Certeau cite La Science expérimentale II, 4.

1367Ibid., Lettre 449 à Mère Jeanne des Anges, 1662.

1368La Science expérimentale (II, 4). On peut voir le fémur brisé conservé à Bordeaux.

1369Ibid., « La guérison d’octobre 1655 », 516, citant la Science expérimentale, II, 12-15.

1370Sc. Expérimentale II, 15, citée par Certeau, Ibid., 523.

1371Questions importantes à la vie spirituelle sur l’amour de Dieu, éd. Pottier & Mariès, Téqui, 1930. – Nos citations de l’imprimé paginées entre crochets.



1372Guide Spirituel, Desclée, 1963. Voir VI, 5 “Des auteurs mystiques”.

1373Note de Michel de Certeau : Chéron revient plusieurs fois sur ce point. Cf. Chéron, Examen de la théo­logie mystique, 88, 198 sq. - La forte personnalité du père Jean Chéron (1596-1673), ennemi des mystiques, donna bien du souci à Maur de l’Enfant-Jésus (notre tome II).

1374Lettre 146 de 1653 pour la Mère Marie de la Trinité, carmélite, à Saintes.

1375Lettre 164 du 17 février 1658 à la Mère Marie-Thérèse Cornulier, supérieure du second monastère de la Visitation, à Rennes.

1376Lettre 188 du 26 août 1658 à Madame du Houx, à Rennes.

1377De Surin : Cantiques spirituels de l’Amour divin…, Paris, 1654. – Il existe un recueil (mais qui ne contient pas les merveilles des Cantiques spirituels – sauf la reprise du poème « De l’abandon… » par Jean Mambrino, La poésie mystique française, Seghers, 1973) : Jean-Joseph Surin, Poésies spirituelles suivies des Contrats sprirituels, par Etienne Cattta, Vrin, 1957.

1378DS 2.498/503 : citations col. 501 & 502.

1379 La Croix de Jésus où les plus belles vérités de la théologie mystique et de la grâce sanctifiante sont établies, 1647 (rééditions Cerf, Paris, 1937 et 2004). Nous citons III, chap. I.

1380Malaval publie en 1670 la Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation en forme de dialogue. Nous l’abordons dans notre prochain tome.

1381Clef du pur amour citée par Brémond, Hist. Litt. VIII, 169-170.

1382DS 12.1779/85 (art. « Piny  Alexandre »).

1383Alexandrin de la Ciotat (1629-1706) est présenté infra : “Des capucins « tardifs » défendent la mystique.”

1384Alexandre Piny, Etat du Pur Amour, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 1999 [texte établi par Hervé Benoît sur l’édition de 1682 (1ere éd. à Lyon en 1676). Nous modernisons le français et la ponctuation].

1385Cet extrait daté du 26 juillet 1683 fait partie d’un recueil manuscrit qui comprend les lettres envoyées de juillet 1683 à novembre 1686 à la supérieure (57 lettres), et aux soeurs (123 lettres) d’une maison de franciscaines annonciades près de Paris. Le Père Piny venait de prêcher une retraite de dix jours aux religieuses. (Vie Spirituelle, Juillet-Août 1927). - Edition moderne : Alexandre Piny, Lettres spirituelles, précédées de L’édit du pur amour. Alexandre Piny en extrême héritage, par Daniel Vidal, J. Millon, 2000.

1386Ce qui explique la faible part occupée par les auteurs de “l’école française” dans nos tomes II à IV.

1387Voir Brémond, III, 155 sq.

1388Sur tous ces épisodes, voir le tome II.

1389Dont témoignent : DS 1.1539/81 (Bérulle) ; DS 11.847/53 (Oratoire bérullien) ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, op.cit.

1390Voir l’irénique S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les Carmélites de France, Cerf, 1995 [l’historien carme réagit cependant avec netteté lorsqu’il le faut : v. son Ch.ap. VI , « Une amitié changeante » et l’analyse du formulaire du double vœu de servitude à Jésus et Marie imposé par Bérulle qui conduira en 1620 à « La Tempête » (Chap. XI)]. - V. aussi les Mémoires … des carmélites déchaussées de 1894, tome II : il fallait à l’époque redresser une historiographie déviée, ce qui est accompli par l’excellente rédactrice restée anonyme. Bremond bénéficia avec tout son talent de conteur d’un travail pionnier qu’il reconnait d’ailleurs justement.

1391Oeuvres complètes de Bérulle..., Migne, 1856, “Traité des énergumènes”, col. 835-874.

1392Bourgoing, préface des Œuvres complètes de Bérulle, p. 102.

1393Voir : Bérulle, Oeuvres complètes, Migne, tome unique, 1856 [v. “Vie de Jésus”, (427-508) et la belle mais très oratoire “Elévation sur Sainte Madeleine”, 550-588] ; nouvelle édition critique en cours des œuvres ; Pierre de Bérulle, Dieu si grand … Jésus si proche, anthologie remarquablement présentée par C. Bottin et al., Cerf, 2000.

1394Bremond, III La conquête mystique, L’école française, 43 (et note page 47).

1395Œuvres, p. 1294, cité par Brémond, Ibid., 17.

1396Oeuvres, p. 1296, cité par Brémond, Ibid., 18.

1397Cité par M . Terestchenko, Amour et désespoir, de François de Sales à Fénelon, Seuil, 2000, 394 : la note 50 à la “Notice historique sur la querelle du pur amour” cite Bérulle, Discours de l’état et des grandeurs de Jésus, p. 392/3.

1398Cité par Brémond, Histoire…, III, 117-118.

1399Oeuvres, p. 964. – “Ravissante” est toutefois à prendre au sens premier d’être ravi, enlevé !

1400DS 2.1373/88  (A. Molien) ; Bremond, III. La conquête mystique, p. 358 note complète [citations « B »] ; v. Collectanea Cisterciensia 1999-3, G.M. Oury, « Entre Condren et Olier, dom Hugues Bataille », p. 215-223 ; L’idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ donnée par le R.P. de Condren …avec quelques éclaicissements… Paris, Armand, 1725 [c’est l’édition par Quesnel ; « La première édition est de 1677 … les pages 42 à 132 (la seconde partie) sont seules du P. de Condren, v. p. XVII, il faut ajouter 7 ou 8 pour avoir la référence des pages citées par Brémond » (annotation I. Noye), citations « Q »] ; A.S.-S, mss. établis sur la demande de Tronson [« Ces trois volumes sont le résumé des conférences du P. de Condren… », en dos de reliure : « Des fêtes et mystères de Jésus-Christ » tomes 1, 2… A.S.S. pièce réf. 320-321, citations « T »]. – Nous attendons l’étude et l’édition de Condren promise par le P. Marxer !

1401Amelote, Vie (1643), II, 207.

1402DS 2.1374.

1403Amelote, Vie, I, 41 sq.

1404DS 2.1373/5.

1405Amelote, op. cit., Abrégé.

1406Lettres, p. 149 (cité par Bremond III, 360).

1407Considérations sur les mystères, p. 74 sq. (cité par Bremond, III, 369).

1408Citations dénotées T, B, Q : voir supra note en début de section Condren.

1409Considérations sur les mystères, p. 196, cité par Bremond, III, 378.

1410IV Rois 4, 3.

1411Ce qui rappelle la lumière « arrêtée » par le pot d’étain, l’observation profondément méditée par Jacob Boehme.

1412Honoré de Sainte-Marie, Grand Carme (1651-1729), v. notre tome II, 242.

1413Bremond, III. La conquête mystique, p. 287 : « premier modèle de biographie psychologique ».

1414DS 2.1387.

1415DS 2.1376.

1416Cité par Bremond, III, 294.

1417Note de Levesque à la lettre à la Mère de Saint-Michel, p. 422 du t. 1 des Lettres d’Olier: « Les pénitents de Saint-François (chez qui Olier commençait sa retraite) établis par le P. Vincent Muffart d’abord dans le diocèse de Beauvais en 1594, puis en 1601 à Paris dans le quartier de Picpus, comptèrent bientôt un grand nombre de couvents. M. Olier était particulièrement lié avec ces religieux dont il avait embrassé le tiers ordre et dont le dernier supérieur, le P. Chrysostome, avait été son intime ami. » – Il aurait embrassé aussi le Tiers Ordre de la pénitence de St Dominique (I. Noye, Chronologie, p. 35, ajout) ce qui s’accorde avec sa relation avec la dominicaine Agnès de Langeac.

1418DS 11.737/51, art. “Olier” (Noye et Dupuy) dont nous résumons la biographie en tenant compte d’une Chronologie établie par I. Noye et reprise en fin de volume dans notre Chronologie de la France religieuse .

1419Edition critique dans la collection Mystica, Honoré Champion, 2014.

1420Les Mémoires de Jean-Jacques Olier en 8 volumes ont été dactylographiées (1965-1975) par M. Charles Rabeau p.s.s., Archives Saint-Sulpice. – Leur caractère répétitif et parfois excentrique limite l’intérêt d’une édition d’un très long ‘journal de crise’.

1421Lettres de M. Olier, éd. par E. Levesque, Paris, 1935 (les 2 volumes que nous utilisons et citons par leur numéro suivi de la page).

1422Attributs divins, 61 (cité en DS 11.743).

1423Cités par Jean Bruno, La transmission spirituelle chez J.-J. Olier, Coll. Hermès 3, Les Deux Océans, p. 194.

1424Du latin influere : écoulement.

1425Cité par J. Bruno, Ibid., p. 202.

1426Cité par J. Bruno, Ibid., p. 200.

1427Cité par J. Bruno, Ibid., p. 196.

1428Nous avons lu sans enthousiasme : Alain Niderst, La poésie baroque à l’âge classique, Laffont, 2005 ; Terence Cave et Michel Jeanneret, La Muse Sacrée, Anthologie de la poésie spirituelle française (1570-1630), José Corti, 2007. Ils n’ont pas satisfait notre recherche de poètes mystiques français partageant la profondeur d’Herbert ou de Traherne que nous retrouverons en fin de volume. Grâce au recueil de Jean Mambrino, La poésie mystique française, Seghers, 1973, auteur avec lequel nous entrons en résonance, nous pouvons cependant livrer quelques extraits.

1429Voir de ce poète Les Tragiques, édition critique par Jean-Raymond Fanlo, Coll. « Champion Classiques », Paris, 2006.

1430DS 7.738/43 A.Rayez distingue l’inspiration du Cantique, l’influence d’Augustin, de la théologie négative, enfin les influences « sanjuaniste » et de la médiation christique : cela fait beaucoup ! v. Les divins élancements d’amour… édités par Jacqueline Plantié, Champion, « Sources classiques », 1999.

1431Nous avons rencontré ce jésuite atypique devenu pasteur puis errant, qui appartint au cercle mystique d’Aquitaine. Voir Certeau et Wikipedia.

1432Nicolas Barré, Le Cantique spirituel suivi de lettres spirituelles, Arfuyen, 2004 (nous citons la pièce 45 de la page 67 – voir aussi ses belles lettres de directions !) ; Nicolas Barré, Oeuvres complètes, Cerf, 1994 ; DS 10.1239/55, art. « Minimes ».

Nicolas Barré (1621-1686) est une figure brillante de l’Ordre des minimes, demeuré méconnu jusqu’à sa redécouverte récente, contrairement au scientifique et minime Mersenne (-1648). Nicolas Barré sera très tôt chargé de la grande bibliothèque du couvent de la place Royale fréquenté par les élites intellectuelles. A l’âge de trente-six ans, épuisé, dans l’angoisse et le doute, il est envoyé à Amiens, sa ville natale, pour refaire ses forces, puis à Rouen. Touché par la misère des jeunes de quartiers pauvres, il soutient la naissance d’écoles populaires à Rouen puis à Paris tout en continuant sa tâche de directeur spirituel.

À sa mort, « des foules se précipitent jusqu’à son couvent au quartier du Marais, en s’écriant : « Le saint des minimes est mort ! »

1433Nous avons présenté la figure de ce franciscain dans Expériences mystiques II, 361 sq.

1434Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913 (& 1923 sous un autre titre : Le mysticisme en Normandie au XVIIe siècle) ; R. Heurtevent, L’œuvre Spirituelle de Jean de Bernières, Beauchesne, 1938 ; L. Luypaert, « La doctrine spirituelle de Bernières et le Quiétisme », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 1940, 19-130 ; Rencontres autour de Jean de Bernières mystique de l’abandon et de la quiétude, coll. ‘Mectildiana’, Parole et Silence, 2013, premier ouvrage collectif publié depuis la mort de Bernières. – Ces études portent sur le milieu, la doctrine et le rayonnement mais n’abordent guère Jean dans sa vie personnelle.

1435[Un choix :] Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur [livre VII]. Textes choisis suivis des lettres à l’Ami intime […] par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, Paris, 2009 ; [le corpus de l’œuvre :] Jean de Bernières, Œuvres Mystiques I, L’Intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur augmenté des Pensées, Edition critique avec une étude sur l’auteur et son école par Dominique Tronc, Ed. du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011 ; Œuvres Mystiques II, Correspondance, Edition critique présentée par le P. Eric de Reviers, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, même collection, à paraître.

1436Le Père Chrysostome, figure éminente du Tiers Ordre Régulier franciscain, a été présenté largement : tome II, 361-374.

1437Dom G. Oury, Marie de l’Incarnation, Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, tome LVIII, 1973, pages 280 sq. (que nous citons) & Les presses de l’Université Laval, Québec / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1973.

1438Grande mystique largement présentée infra.

1439Dom Oury, op.cit., 297-299.

1440Dom Oury, op. cit., 320 ; v. DS 10.490. - Suivront des procès entre madame de la Peltrie, aidée par Bernières, et sa famille qui tentait de la faire frapper d’interdiction comme prodigue de son bien parce qu’elle avait un peu trop rapidement réglé ses affaires françaises.

1441Boudon, Œuvres II, 1313. 

1442Souriau, Deux mystiques…, 115 ; Chrétien Intérieur, 380.

1443Œuvres Spirituelles II, 61. – Son serviteur Roberge ira plus tard en Nouvelle-France…

1444Souriau, Deux mystiques…, 119.

1445Annales des Ursulines de Caen citées par Charles du Chesnay, « La mort de M. de Bernières à Caen et l’arrivée de Mgr de Laval à Québec au printemps de 1659 », Notre Vie [revue eudiste], 1959.

1446Mectilde / Catherine de Bar (1614-1698) a été présentée au tome II : ‘La Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines’, 115 sq.

1447Citée par Souriau, Ibid., 271.

1448Jean de Bernières, Œuvres Mystiques II, Correspondance, Edition critique présentée par le P. Eric de Reviers, coll. « Sources Mystiques », à paraître ; Dom Joël Letellier, « L’entourage et la spiritualité de Jean de Bernières », Bernard Pitaud, « La correspondance spirituelle entre Jean de Bernières et mère Mectilde du Saint-Sacrement » in Rencontres autour de Jean de Bernières, op.cit.

1449Œuvres spirituelles, II, 469-470 ( Lettre du 11 novembre 1654 ).

1450Chrétien Intérieur, VII, 2.

1451Œuvres spirituelles, II, 244 & 245-246 (Lettre du 20 octobre 1654).

1452Chrétien Int. VII, 5.

1453Chrétien Int. VII, 6.

1454Chrétien Int. VII, 5.

1455Jean de Bernières, Œuvres spirituelles, II, « Lettres à l’ami intime » : au nombre de 18, leur destinataire non cité est probablement Jacques Bertot. Voir notre édition, Le Chrétien intérieur, Arfuyen, 2009, p. 151 sq.

1456Lettres à l’Ami intime n°18.

1457Chapitre 13 du 3e livre du Chrétien intérieur [dans l’édition en huit livres].

1458Souriau, Deux mystiques…,196.

1459Bernières, Chrétien Intérieur, VI, 11.

1460Bernières, Œuvres Spirituelles, II, 122.

1461L’art. « charité » DS 3.507/691 reste théorique. - Références : J.-M.Gourvil, « Jean de Bernières dans l’histoire sociale et spirituelle de l’époque moderne » (paru dans Rencontres autour de Jean de Bernières, Parole et Silence, 2013) : Jean Imbert, Les hôpitaux en France, 1958 ; Michel Mollat, Les pauvres au Moyen-Age, 1978 ; Jean Imbert (sous la direction de-), L’histoire des hôpitaux, Privat, 1982 ; Branislaw Geremek, La potence et la pitié, l’Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, 1987 ; Jacques Depauw, Spiritualité et pauvreté à Paris au XVII ème siècle, 1999.

1462DS 16.841/63. 

1463Vincent de Paul, Correspondance, Entretiens, Documents, 15 volumes, éd. Coste, Paris, 1920-1970, XII, 432.

1464L. Abelly, La vie du vénérable serviteur de Dieu, Vincent de Paul, Paris, 1664 [en 3 livres], III, 208.

1465DS 16.848/9 : « À Dax, le jeune Vincent s’était appuyé sur la bienveillance de M. de Comet, à qui il devait sa nomination à la riche paroisse de Tihl. Mais il parlera bientôt des “désastres” de sa fortune. Il fait emprisonner un garnement qui lui avait volé 300 écus. Deux ans plus tard, il écrit à Comet que ses dettes ont scandalisé son entourage. Il essaie de piquer la curiosité du vice-légat en Avignon en lui parlant de secrets d’alchimie. Mais, au bout de quelques mois, le prélat largue le jeune conteur. Quand il quitte Rome, il ne regagne pas son diocèse. Il se dirige vers Paris. […] Il a cru faire une excellente acquisition en obtenant de Paul Hurault de l’Hopital, archevêque d’Aix, l’abbaye Saint­-Léonard de Chaumes, diocèse de La Rochelle, ordre de Cîteaux. Bon prince, l’archevêque la lui a offerte contre 1200 livres de pension à prendre sur les revenus de l’abbaye. Vincent s’apercevra, mais un peu tard, que l’abbaye est abandonnée depuis dix ans et qu’elle n’a que des débiteurs introuvables. De nouveau, Vincent s’endette, emprunte. Après brouilles et contestations, il résignera cette abbaye rui­neuse le 29 octobre 1616  ».

1466Abelly, op.cit., III, 117-19.

1467Vincent de Paul, Correspondance, Entretiens, Documents, op.cit., XIII, 36 & 201 : Desengaño de l’âge baroque.

1468Vincent de Paul, « Dieu est très simple » Entretiens spirituels présentés par Jean-Pierre Renouard, Arfuyen, 2007, v. « note biographique », 122. - Nos citations infra : p. 92 puis 37.

1469DS 16. 859.

1470P. Milcent, Saint Jean Eudes…, Cerf, 1992, 43-44.

1471« Eudistes » de la Congrégation de Jésus et Marie.

1472DS 8.488/501. Citations : 8.492, 499, 496. Voir aussi, outre la belle biographie de P. Milcent, op.cit. : Ch. Berthelot du Chesnay, Les Missions de Saint Jean Eudes…, Procure des Eudistes, 1967.

1473J. Eudes, La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes, Lethielleux, 1947.  – A l’’édition dite « complète » - mais elle omet la Vie de Marie des Vallées - en 15 volumes, éd. Coste, op.cit., il est préférable de s’en tenir au beau choix du Lectionnaire…, éd. du Cid, Paris, 1977.

1474DS 13.363/9 (art. Renty, par R. Triboulet).

1475DS 13.368.

1476La Vie de Monsieur de Renty par Saint-Jure (1651) fut traduite et publiée à Londres dès 1658 puis adapté par Poiret et diffusé dans toute l’Europe sous le titre Le chrétien réel (1701). Voir sur l’influence du marquis les pages 166-170  par J. Orcibal, “Les spirituels français et espagnols … chez John Wesley et ses contemporains”, Etudes…, op. cit.

1477Nous sommes surpris par son attachement à Marguerite du Saint-Sacrement, la visionnaire carmélite de Beaune : peut-être avait-elle une qualité humaine que l’on ne retrouve pas dans sa Vie ? Voir La Vie de sœur Marguerite du S. Sacrement…, Paris, 1655.  – Tome II, 230.

1478Renty, Correspondance, éd. par R.Triboulet, Desclée de Brouwer, 1978, lettre 16, par ailleurs citée en DS 13.366 .

1479Lettre 164.

1480Lettre 176 à Saint Jure, p. 476-477.

1481Lettre 315 à Mère Elisabeth de la Trinité, prieure de Beaune, 721.

1482 Lettre 322 à Mère Thérèse de Jésus-Languet, prieure de Dijon, 732.

1483Lettre 332 à Saint-Jure, 746. – Jean-Baptiste Saint-Jure (1588-1657) (DS 14.154/163), auteur de La Vie de Monsieur de Renty, 1651. Ce jésuite spirituel fut apprécié de Pascal.

1484Lettre 339 à Saint-Jure, 754.

1485Lettre 387 à Saint-Jure, 818-819.

1486Cyprien de la Nativité, Recueil des vertus et des écrits de Madame la baronne de Neuvillette..., Paris, 1660, extraits des pages 72 à 80.

1487Philippe Sellier, Port-Royal et la littérature II Le siècle de saint Augustin, La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Sacy, Racine, Honoré Champion, 2000, 38-39.

1488Les travaux considérables à toutes époques des « Amis de la vérité » : Sainte-Beuve, Port-Royal, 1838-1867, rééd. 2004 ; les travaux de Louis Cognet ; ceux de Jean Orcibal ; DS 12.1931/52 (art. « Port-Royal », 1985) ; les travaux de Philippe Sellier, dont Port-Royal et la littérature II, op.cit., qui succède au tome I Pascal , 1999 ; Jean Lesaulnier, Images de Port-Royal, Nolin, 2002 ; collectifs dont  : Dictionnaire de Port-Royal, 2004 & contributions des journées organisées par la Société de Port-Royal, éditées dans les Chroniques de Port-Royal (très ouvertes : citons L’ordre de saint-Benoît et Port-Royal, 2003, Dom Thierry Barbeau, « Port-Royal et le mysticisme, une controverse sur la prière entre Pierre Nicole et dom Claude Martin »).

1489Expériences… II, 129 sq.

1490« Comment prendre des distances avec certaines thèses excessives, en refusant de porter atteinte à un géant de la pensée catholique ? Il eût fallu un courage intellectuel que des instances ont rarement. […] phénomène caractéristique de bouc émissaire : les thèses condamnées d’Augustin furent chargées sur le dos de Jansenius. » (Philippe Sellier, Port-Royal… , II, op.cit.)

1491  La présence de disciples guyoniens n’est pas étrangère à ce réveil de piété en Suisse. La permanence de noyaux locaux piétiste et quiétiste à Morges près Lausanne créait un milieu favorable à la spiritualité. Sainte-Beuve, interdit d’enseignement parisien par manque de titres universitaires, fut invité à Lausanne pour donner en 1837-1838 des conférences religieuses : ainsi la redécouverte du christianisme français janséniste s’est faite parallèlement aux derniers feux piétistes et quiétistes, mais Sainte-Beuve ne sut pas tirer parti d’une telle conjonction improbable. (Sur la genèse du chef d’œuvre et l’évolution de son auteur, v. la préface de Ph. Sellier, rééd. 2004, XVII).

1492L. Cognet, Le Jansénisme, P.U.F., « Que sais-je ? », 1968, 124. - Les intuitions de Sainte-Beuve sur le mouvement restent globalement valides.

1493J. Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Seuil, 2002, « 4. De l’avidité du bonheur à l’art d’être heureux », 518 sq. (Bossuet, Malebranche et Lamy contre Fénelon).

1494M. Cottret, “La querelle janséniste”, 351-407, in Histoire du Christianisme IX L’âge de raison, 1620/30-1750, Desclée, 1997.

1495Jacques Julliard, Les gauches françaises 1762-2012, Flammarion, 2012, 85 sq. – v. sur le « primat du sentiment » et « saint Robespierre », 205.

1496Les rencontres humaines directes furent vives mais fortuites : profonde attirance de la jeune veuve pour un prêtre janséniste inconnu à ce jour, décrite longuement dans la Vie par elle-même ; opposition à Marseille « des soixante-douze disciples de Saint-Cyran » ; plus tard de Nicole au Moyen Court. Quelles qu’en soient les raisons, méfiance et opposition sont patentes, dont témoigne le relevé de passages de la Vie ou de la Correspondance qui font allusions aux « j… ». Mais madame Guyon eut pourtant recours aux livres nés de l’activité inlassable du groupe de Port-Royal : traduction de la Bible par Sacy, dont elle demande un exemplaire lors d’une réclusion, des Pères des déserts par Arnauld d’Andilly, du mystique Lopez.

1497Au tome IV nous évoquerons l’interdit porté sur le couvent de Jourdaine de Bernières, le très critique Mémoire pour faire connaître l’esprit et la conduite de la Compagnie établie en la ville de Caen appelée l’Hermitage parue en 1660…

1498v. Orcibal, Etudes…, Le Cardinal Le Camus, 810 ; Dictionnaire de Port-Royal, art. « Marcel, Louis », 716 : « Fénelon peut écrire […] :  Le Faubourg Saint-Jacques [est celui] d’où est sortie la plus implacable critique des mystiques  ».

1499Sur tous ces points, v. Dictionnaire de Port-Royal : art. “Dufour, Jacques”, 359 (attaques de Jean Eudes et de Marie des Vallées); “Nicole, Pierre”, 760 ; art. “Luynes, Louis-Charles d’Albert…” (les combats intimes du père du duc de Chevreuse ont dû écarter ce dernier de Port-Royal), etc.

1500J. Orcibal, « John Wesley », Etudes…, op.cit., 550 ; v. aussi 217. – Le cliché de l’opposition entre vérité et cœur est rejeté. C’est plutôt les mots permettant de décrire les vécus intérieurs, comme cœur, intériorité, etc., qui manquent de précision en français et doivent être approfondis.

1501DS 8.102/148, art. « Jansénisme » par Michel Dupuy, cit.143, 147.

1502Michel Dupuy suggère des niveaux différents dans la vie intérieure des uns et des autres : « l’antithèse [vouloir janséniste, non-vouloir quiétiste] serait-elle aussi radicale si le problème abordé et le niveau où on l’aborde n’étaient pas les mêmes ? » (DS 8.147).

1503Dict. de Port-Royal, 2004, 98a-101b (J. Lesaulnier).

1504M.-L. Gondal, L’œil de l’âme, ou l’oraison selon mère Agnès Arnauld de Port-Royal (1593-1671), La Compagnie de Trévoux, 2000, citant, pages 24-25, la lettre n°7, éd. 1858, tome 1, 11.

1505M.-L. Gondal, citant page 27 la lettre nº 16, éd. 1858, tome 1, 25.

1506Lettres de la mère Agnès Arnauld (par R. Gillet), Introd. Faugère, Paris, Duprat, 1858, lettre n°63, 450.

1507Ibid., lettre 68, 455.

1508Ibid., lettre 104, 506.

1509Ibid., lettre 107, 511.

1510Dict. de Port-Royal, 2004, 504b-509a (J. Lesaulnier).

1511Le paludisme et la variole sont les grandes maladies du siècle jusqu’à ce que drainage (tenant compte du cycle larvaire) et vaccination (après Jenner, 1796) aient opéré leurs effets bénéfiques. La tuberculose prendra le relais.

1512DS 7.64/71 (art. « 3. Hamon (Jean) » par Cognet, citation : DS 7.71 ; il répertorie ses publications sous 21 postes dont : Traitez de piété, Tome second, contenant / Gémissements d’un cœur chrétien exprimées dans les paroles du Psaume 118…,Paris 1681 ; Traité de l’Oraison continuelle, divisé en quatre livres,1-647 (suivi d’autres textes, 1-162), Paris 1689 ; Recueil de lettres et opuscules de M. Hamon, 2 tomes, Amsterdam, 1734 ; De la solitude, Amsterdam, 1735).

1513Traité de la prière continuelle, avec divers moyens de la pratiquer. Divisé en quatre livres par M.H****. Tome premier. Paris. 1735.

1514Nous avons eu recours à : Pascal, Œuvres complètes, « L’Intégrale », Seuil, 1963, (Louis Lafuma), à défaut de l’édition Mesnard, chef d’œuvre inachevé ; Pascal, Pensées, « Classiques Garnier », 1991 (Philippe Sellier). – Philippe Sellier : Port-Royal et la littérature I Pascal , H. Champion, Paris, 1999 ; DS 12.279/291 art. Pascal par Jean Mesnard ; Dictionnaire de Port-royal, 2004, « Pascal » 779a-786b par Jean Mesnard ; Hélène Michon, L’ordre du cœur […] dans les Pensées de Pascal, Honoré Champion, 1996.

1515Lettre du 1er avril 1648 à sa soeur Gilberte.

1516Ph. Sellier, Port-Royal et la littérature I Pascal, Champion, 1999, 89-90.

1517Sur la conversion du pécheur, 1658, Lafuma 290b & 291ab.

1518Pensées (Sellier), note au fragment 742, p. 547 : “A la mort de Pascal, on trouva dans la doublure son pourpoint un petit parchemin plié et dans ce parchemin une feuille de papier. Sur chacun de ces deux supports figurait à peu près le même texte, autographe, trace d’une intense expérience religieuse. Gilberte et ses amis convinrent qu’il s’agissait là d’une sorte de “Mémorial”, qu’il gardait très soigneusement pour conserver le souvenir d’une chose qu’il voulait avoir toujours présente à ses yeux et à son esprit, puisque depuis huit ans il prenait soin de le coudre et découdre à mesure qu’il changeait d’habits » (3e manuscrit Guerrier).

L’autographe sur parchemin est perdu, mais il en subsiste une copie figurée, effectuée vers 1692 par Louis Périer et insérée maintenant en tête du Recueil original.”.

De même trouve-t-on à l’époque des carmélites portant sur elles le livre intime de leurs retraites et lectures : elles se les transmettaient même de génération en génération.

1519Jean Mesnard, DS 12.284.

1520Philippe Sellier, op.cit., Pascal et Jean de la Croix, 300.

1521Nous utilisons le texte de l’édition Sellier.

1522Paroles de Dieu à Moise lors de la théophanie du Buisson ardent (Exode, 3, 6).

1523Jean, 20, 17 : [Je monte à mon Père et à votre Père, à] mon Dieu et à votre Dieu.

1524Ruth, 1, 16.

1525Jean, 17, 25.

1526Jérémie, 2, 13 : Ils m’ont délaissé, moi qui suis la fontaine d’eau vive.

1527Souvenir de la messe : « … ne permets pas que je sois jamais séparé de toi. »

1528Ph. Sellier, Port-Royal…, op. cit., « Sur les fleuves de Babylone », 242-243.

1529Fragment 360 (Sellier).

1530Nous suivons la chronologie donnée dans Pensées (Sellier), op. cit., 93-102.

1531Lettre à M. et Mme Périer …à l’occasion de la mort de M. Pascal le père …17 octobre 1651, Lafuma, 278a.

1532Gilberte Pascal, La Vie de M. Pascal, dans Pensées (Sellier), op. cit, p. 103-145.

1533Selon la très sobre fin de la Vie de M. Pascal.

1534Traduction anglaise du néerlandais de 1637: The Kingdom of God in the Soule, or, within you, Anvers, 1639, rééditée à Paris en 1657, « …printed in english at Paris by Lewis de la Fosse in the Carmes street… ». Il en a été fait récemment une traduction italienne très partielle : I Frati Cappucciniparte IV, 650-668, suivie, parte IV, 671-704, d’une traduction du livret anonyme de 1718, Geestelycke oeffeninge voor de novitien – Esercizi spirituali per i novizi dans lequel Jean-Evangéliste continue d’exercer son influence.

1535Nous remercions vivement le Père Paul Vandre Stuyft traducteur de plusieurs chapitres que nous seront éditerons prochainement dans La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siecle, Florilège …, op.cit.)

1536Gregorio da Napoli est présenté dans I Frati Cappuccini [4 épais volumes parus qui couvrent siècle après siècle divers aspects de la réforme capucine en Europe mais dans lesquels nous n’avons pas trouvé un mystique comparable à Gregorio], Sezione I, « Introduzione », 186-203. Son manuscrit est édité pour la première fois en Parte III « Letteratura spirituale », 895-1085.

1537Le 30 janvier 1694, Bossuet, qui avait terminé l’examen des écrits de madame Guyon, “prétendait qu’il n’y a que quatre ou cinq personnes dans tout le monde qui aient ces manières d’oraison et qui soient dans cette difficulté de faire des actes.” - “Il y en a plus de cent mille dans le monde…” lui répondit Mme Guyon. (Vie, 3.14.13). - Le capucin Simon de Bourg-en-Bresse, que nous retrouverons bientôt, avance la proportion d’un mystique sur deux cents : proportion assez cohérente avec la réplique guyonienne puisque la population du Royaume était proche de vingt millions d’âmes…

1538Il n’épargne même pas Jean de la Croix !

1539Allusion à Teresa et à d’autres, dont Benoît de Canfield !

1540La dispute mit aux prises en Flandre espagnole le bouillant Père carme Gratien (Graciàn, le confesseur de Teresa), obnubilé par une supposée influence protestante et de jeunes capucins mystiques ; elle est très précisément exposée par P. Hildebrand : « Les premiers capucins belges et la mystique », RAM, 1938, 245-294.

Gratien écrivait en 1612 : « Toutes les Béguines et même les personnes séculières ont tant de désir de l’oraison et de la perfection, sans avoir personne qui le leur enseigne, que sous le titre d’une étroite union à Dieu, une nouvelle hérésie, composée de ceux quon appelle Perfectistes [sobriquet issu de la Règle de Perfection qui venait d’être publiée en 1608], était en train de s’introduire. Nous nous occupons de la combattre » ( !) – ce qui fut fait dans sa Vida del Alma (Bruxelles, 1609). Les capucins répondirent par une Apologie pour la Règle de Perfection, aultrement la Volonté de Dieu, du Père Benoist, Capucin, contre quelque censure qui en a esté faicte par un particulier… (Hildebrand, op.cit., 279 & 284).

1541Tome II, « 4. Franciscains », 253 sq.

1542Les tables de matières suivent généralement un plan commun sans nulle originalité afin de ne pas dérouter le lecteur. C’est au sein du texte que se révèle (parfois) l’expérience mystique par la justesse et la précision des observations et conseils proposés. Nous avons consulté un assez grand nombre de tels manuels pour en « sortir » quelques textes. L’amateur dépasse facilement une langue rugueuse, un style qui fait fi de charmes littéraires …et découvre des merveilles ! L’exploration exhaustive des variations autour d’un thème, et accomplie assez récemment (fin du siècle), rend cette littérature de direction unique.



1543Ces traités de la fin du Grand Siècle ne semblent pas avoir à nos yeux d’équivalents en notre langue. Ils évoquent par leur taille, par leur présentation systématique, par leur précision psychologique, les « manuels » bouddhiques plus anciens - et lointains pour nous - d’un Buddhaghosa ou d’un Hiuan-tsang (sans citer la vaste littérature « collective » de sutras).

1544D. Tronc, La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siècle. Tome I. Introductions, Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants, Tiers Ordres, Récollets) ; Tome II. Florilège de figures mystiques de la réforme Capucine ; Tome III. D.Tronc, Figures mystiques féminines, Minimes, Un regard sur les héritiers [XVIIIe siècle] & J.-M. Gourvil, P. Moracchini, Le cadre historique. Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2014.

1545DS 12.1653/56 : « auteur capital … l’un des théologiens mystiques les plus complets et les plus profonds ». – Cité souvent par Bremond (qui ne lui accorde pourtant pas de section en propre).

1546On retrouvera facilement tous les passages dans les éditions Poiret et Dutoit, figurant en finale des clés car le classement opéré par Poiret est chronologique (tandis que dans le manuscrit la précédence était accordée au fil conducteur intérieur).

1547Il s’agit d’une fraction notable du Jour mystique : tout le troisième traité du livre II (renvoi dans clé XXIII « Foi nue »), de tout le livre II (renvoi dans la clé XL « Nudité »), du livre I, traité I, chap. 3 à 13 (renvoi dans la clé LI « Quiétude », §I).

1548On donne en références leur situation dans le Jour mystique et s’il y a lieu en indiquant les clés de leur reprise dans les Justifications.

Le Jour mystique… [que nous dénoterons JM] suit le plan suivant :

Préface. 11f° non paginés. Approbations dont François [Pallu] « évêque d’Héliopolis, vicaire apostolique de Tonquin » [Philippe de Chamesson-Foissy, neveu du père de madame Guyon, s’embarqua en 1662 avec Fr. Pallu et mourut à Golconde en 1674  (v. Vie par elle-même, 1.4.6)]. .

Livre premier. De la nature de l’oraison mystique, et de l’excessive activité ou propriété d’images.

Traité 1. De l’existence, de la nature, de l’objet et des espèces de l’oraison mystique.

Traité 2. De la propriété des images, ou de l’excessive activité. 360.

Livre second. De la foi nue, tant divine qu’humaine et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l’âme.

Traité 3. De la foi nue, divine et humaine. 417 [Le traité comprend 40 chapitres].

Traité 4. De la satisfaction que la foi nue doit produire... 681. [Chapitre unique].

Conclusion. 717 (fin : 719).

Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l’oraison mystique.

Traité 5. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capables de la pratiquer. 1.

Traité 6. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’âme. 117

Livre quatrième. De l’oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût.

Traité 7. Des diverses espèces d’oraison mystique savoureuse. 283

Traité 8. Des différentes espèces d’oraison mystique sans goût. 497

Traité 9. Du sacrifice de Jésus-Christ, ou méthode succincte et facile ... qui comprend les actes principaux et plus excellents de l’oraison. 702.

Traité 10. Quelques matières ou sujet propres à entretenir ou augmenter la paix et le repos de l’âme en Dieu... 780.

Conclusion. 848 (fin : 860).

1549Préface (non paginée : verso du premier feuillet).

1550JM 1-1, & Justifications (J) XVI « Dieu enseigne l’âme. » = Jour mystique, livre I, traité I, passage repris dans les Justifications, clé XVI « Dieu enseigne l’âme ».

1551JM 1-1-1-5, & J XL « Nudité. » (= Jour mystique, livre I, traité I, chapitre 1, section 5).

1552JM 1-1-1-9, & J LXVI « Union. »

1553JM 1-1-1-10, & J XXVII « Humilité. »

1554JM 1-1-2-1.

1555« Voyez l’Explication du Cantique » (Guyon).

1556JM 1-1-2-3, & J LXVI « Union. »

1557JM 1-1-3.

1558Van Crombeke, jésuite (Douai 1558 - Saint-Omer 1626).

1559JM 1-1-4-1.

1560Thérèse d’Avila, Le Château intérieur (1577).

1561JM 1-1-5-1 et 2.

1562Tauler, Sermons pour le dimanche avant la Septuagésime, p. 45 (Sermons, Cerf, 1991).

1563Ruusbroec, Ornement des Noces, livre 3 : « [lumière] accordée dans l’être simple de l’esprit … au-delà de tout don et de toute œuvre de créature, dans la vacuité totale de l’esprit … il reçoit la clarté de Dieu sans intermédiaire. » (trad. Louf).

1564Benoît de Canfield, Reigle, troisième partie, chap. 2 « Qu’il n’y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle… » (La Règle de perfection, Arfuyen, 30).

1565Ibid., chap. 10 « Des empêchements… ».

1566Montée, II, 15 : « Que l’homme spirituel apprenne à se tenir en amoureuse attention à Dieu et dans le repos de l’entendement… » (trad. Marie du S.Sacrement).

1567JM 1-1-5-3.

1568Comme fait le Moyen Court  de Mme Guyon.

1569JM 1-1-5-7, & J XLVII « Prière vocale. »

1570« Voyez Moyen court, chapitre 11 paragraphe 3 de la pente centrale. » (Guyon).

1571JM 1-1-10-2, & J LXVII « Volonté de Dieu », clé qui achève les Justifications (et précédant un dernier ajout donnant de nombreuses références à la Reigle de Canfield).

1572JM 2-3-2, & J XXIII « Foi nue. »

1573JM 2-3-6-1, & J XXIII « Foi nue. »

1574JM 2-3-6-1 et 2.

1575Madame Guyon note : « Parce que rien n’y entre et que tout demeure à la porte. Heureux qui demeure enfermé dans son fond ! Il ne craint point ses ennemis. Malheureux qui en sort ! Car il est presque assuré de sa ruine. »

1576JM 2-3-10-8, & J X « Consistance ». Rapporté par Tauler, Sermon 2, dimanche 3 après la Trinité : « L’âme porte en elle-même une étincelle, un fond, dont Dieu, qui cependant peut tout, ne peut pas éteindre la soif, si ce n’est en se donnant soi-même. » (Sermons, Cerf, 1991, 281).

1577JM 3-5-1-3, 3-5-1-5.

1578Terme générique pour la science de la mystique, pour laquelle la suprême référence est l’oeuvre de Denys l’Aréopagite, source de toute la mystique occidentale, et qui traite de la plus haute connaissance de Dieu dans la ténèbre et le silence.

1579Harphius, Théologie mystique, livre 3, préface.

1580JM 3-5-2-2, & J XIX « Expérience. »

1581JM 3-5-2-2.

1582JM 3-6-9-11.

1583JM 4-7-1-4, 4-7-1- 6, 4-7-1- 8.

1584Fusée : la masse de fil enroulée sur le fuseau et qui provient de la filasse de la quenouille.

1585JM 4-7-6-6, & J XVII « Distractions. »

1586JM 4-8-1-2.

1587Château, demeure 7, chap. 7.

1588Nuit I, chap. 9.

1589Les « Notes et remarques en trois discours par le R.P. Jacques de Jésus » couvrent 71 pages qui achèvent Les œuvres spirituelles du B. Jean de la Croix, premier carme déchaussé de la Réforme…par le R.P. Cyprien de la Nativité, Paris, 1641. Elles succèdent à l’Eclaircissement des phrases de la théologie mystique du B. Père Jean de la Croix […] par le Père Nicolas de Jésus [trois intéressantes traductions de Cyprien sont ainsi reliées en un volume dans l’exemplaire du grand carmel de Paris / Clamart].

1590« Discours premier » du R.P. Jacques de Jésus.

1591Constantin de Barbanson, Secrets sentiers… II, 5.

1592JM 4-8-12-2 à 4.

1593DS 14.868/70 (art. par Willibrord).

1594Archange Ripault est un auteur controversiste : « Il laisse en mourant (1650) de grands exemples de vertus. Le Parlement assiste à ses funérailles » (DS 1.830).

1595Les saintes eslevations de l’âme à Dieu par tous les degrez d’oraison, par le R. Père Simon, de Bourg-en-Bresse, Capucin, En Avignon, chez Jaques Bramereau, Imprimeur de sa Sainteté…, 1657, 803 pages et table ; nous utilisons l’exemplaire rare des A.S.S. ; 2e éd. Paris 1661, puis 1662 et 1674 [Les saintes eslevations… comportent treize points, 1-62, suivis de huit degrés, 63-601, suivi de Traité de la contemplation véritable de Jésus-Christ, 602-709, Traité de la sainte eucharistie, 710-790, Conduite intérieure d’une sainte âme, 790-803, Table. - Traités et Conduite présentent moins d’intérêt.].

1596A la picorée : en maraude (au sens où le soldat cherche du butin).

1597Benoît de Canfield, Règle III, 5 : Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureuesement riante sur l’âme.

1598Peut-être est-ce arrivé à Pascal. Il n’a pas vécu assez longtemps pour poursuivre le chemin mystique.

1599Simon a bien lu Benoît de Canfield, Règle III, 10 (dialectique du Tout et du rien…), mais son ton est très différent, tout en maturité et douceur.

1600Œuvre est indifféremment masculin ou féminin aux XVIe-XVIIe siècles.

1601Osée II, 14 : … je la mènerai dans la solitude, et je lui parlerai au cœur. (trad. Sacy).

1602Rapporté par l’annaliste P. Maurice d’Epernay cité p. 7 de la notice du P. Ubald d’Alençon ouvrant sa réédition du Chemin abrégé de la Perfection Chrétienne, par le Père Paul de Lagny, capucin, S. François d’Assise, Paris, & Duculot, Gembloux, 1929.

1603Ubald d’Alençon, Études franciscaines, t. XXIV, juillet-décembre 1910, 46-62, 249-265, 665-679, « Les Frères-Mineurs capucins et les débuts de la réforme à Port-Royal des Champs (1609-1626).

1604DS 12.565/9.

1605Exercice méthodique de l’oraison mentale en faveur des âmes qui se retrouvent dans l’estat de la vie purgative…, Par le P. Paul de Lagny Capucin, Paris, 1658. – L’ouvrage de près de sept cents pages serrées comporte une première partie didactique en cinq traités, et propose en seconde partie des « considérations sur les mystères de la foi ». Le cinquième traité couvre 63 pages (175 à 237).

1606Citation de Paul, Rom 8, 26.

1607Paul dans son épître aux Ephésiens 3, 17 : “étant enracinés et fondés dans la charité ….”

1608Le Chemin abrégé…, op.cit.,, « Notice », 14.

1609Cant. 17. 3.

1610Cant. V. 2.

1611Le parfait dénuement de l’âme contemplative, dans un chemin de trois jours, Par lequel Dieu nous appelle à la solitude intérieure afin que nous nous consacrions à luy dans la plus haute contemplation. Avec un traité des extases, ravisssements, révélations et illusions. Par le R. P. Alexandrin de la Ciotat, Marseille, première éd. 1680, éd. augmentée 1681. Ouvrage rare !

1612DS 1.302/3. Bremond, VIII, 89 : « intelligence lucide, s’il en fut, directeur d’une rare expérience […] écrivain de race […] il aura, sans doute, appris bien des choses au P. Piny… »

1613Cette « Introduction très nécessaire » est suivie d’une Approbation du R.P. Piny, puis commence le traité dont nous donnons ci-après des extraits paginés.

1614Inaction divine : de in-action, action de Dieu dans (l’âme).

1615Gal 2, 20.

1616Gilles Alleaume ou Aleaume, né à Saint-Malo en 1641, entra au noviciat le 19 septembre 1658 et fut l’un des deux jésuites chargés, en même temps que La Bruyère, de l’éducation du duc de Bourbon, petit-fils du grand Condé. Il enseigna les humanités et la rhétorique, et traduisit lesSouffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ..., du P. Thomas de Jésus, portugais, de l’ordre des Ermites de Saint-Augustin. Suspect de quiétisme, il fut exilé de Paris en 1695. Il mourut à Paris en 1706. La Reynie interrogera madame Guyon sur sa relation avec ce jésuite (Les années d’épreuves de madame Guyon… , Honoré Champion, 2009, 196, 199, 204 sq., 306. Elle dira : « Dieu l’agrée, puisqu’Il le couronne par une si forte tribulation… » ).

1617Klaas A., « La doctrine spirituelle du P. François Guilloré », Rev. d’Asc. et de Mystique, 1948, 143-155 : citation page 154 d’un jésuite anonyme contemporain auteur d’un Abrégé de la vie du R. P. François Guilloré (ms). - Nous avons eu recours pour cette section à l’étude approfondie d’André Derville : « Guilloré (François, jésuite) », DS 6.1278/94.

1618Il « connaissait certainement les notes manuscrites recueillies par les tertiaires [novices étudiants futurs jésuites] de Lallemant, comme Champion, Rigoleuc et spécialement Huby, avec qui Guilloré a vécu à Vannes. Sa méthode et sa manière diffèrent toto coelo de la manière théologique et dogmatique du cardinal de Bérulle… » 153 (Klaas A., op. cit.).

1619« La bonne Armelle » [Nicolas], Le Triomphe de l’Amour divin, 1679, 2e partie, 262-275.

1620L’histoire de la folie de Louise du Tronchay (-1694) devenue Louise du Néant, a captivé Bremond (et d’autres depuis ) : Histoire du sentiment religieux…, tome 5, 340 sq.

1621Ermite étudié dans notre tome II, 53 sq.

1622Approfondir ces liens ! De même ses rapports avec le “pré-quiétiste” Malaval.

1623Les Œuvres spirituelles du R.P. F. Guilloré de la Compagnie de Jésus, A Paris, Chez Estienne Michallet, 1684. Nous citons ce gros in-folio à deux colonnes (a et b).

1624Dans son Traité de l’Oraison (1679) réfuté par Bremond, Histoire du sentiment…, tome 4, 477, 495, 568.

1625DS 6.1292/3.

1626DS 6. 1285/6. (art. A. Derv ille).

1627DS 14.940/1, art. “Siry” (par M.-P. Burns). - J. Bremond, “Témoins de la Mystique au XVIIIe s., les écrits de la Mère de Siry”, Revue d’Ascétique et de Mystique, t. 24, 1948, 240-268, 338-375. Dans son édition de la moitié de la correspondance de Milley, il n’édite aucune des lettres de la Mère. Mais on possède de cette dernière “une soixantaine” de lettres et divers textes dont des Maximes réparties selon les trois voies, v. Le courant mystique au XVIIIe siècle. L’abandon dans les lettres du P. Milley, Paris, 1943, liste & sources, 150 & 152.

1628DS 10.1226/9 ; P. Jean Brémond, Le courant mystique, op.cit.

1629M. Olphe-Galliard, La théologie mystique en France au XVIIIe siècle, Le Père de Caussade, Paris, Beauchesne, 1984. - v. aussi  D’Istria, Le Père de Caussade et la querelle du pur amour, Aubier, 1964.

1630Plusieurs éditions que nous signalerons au tome IV, dont la dernière établie et présentée par Dominique Salin, L’Abandon à la Providence divine, Autrefois attribué à Jean-Pierre de Caussade, « Christus », Desclée de Brouwer, 2005. – Apprécié également aux U.S.A.

1631Lettres spirituelles (2 vol., 1964), Traité sur l’oraison du coeur et Instructions spirituelles (1979), Desclée de Brouwer, coll. “Christus”, par M. Olphe-Galliard ; Lectures Caussadiennes, Le manuscrit Cailhau et le recueil de Langres, « Sources mystiques », Editions du Carmel, 2009.

1632Jean-Pierre de Caussade, Lectures Caussadiennes / Le manuscrit Cailhau et le recueil de Langres, Textes présentés par Marie-Paule Brunet-Jailly, Coll. ‘Sources mystiques’, Ed. du Carmel, 2009, “Avis sur le recueillement”, p. 289.

1633Traité sur l’oraison du coeur et Instructions spirituelles (1979), par M. Olphe-Galliard, op. cit., 316 sq.

1634Le nom Bossuet « couvre » ainsi la mystique après la condamnation du quiétisme, méthode toute « jésuite » !

1635« Cet appel aux autorités, spécialement à Bossuet et aux articles d’Issy, ne figurent pas dans OC » ( Olphe-Galliard). - OC désigne le ms. de Chantilly ; l’édition reproduit l’édition de 1741 comportant un « apport du théologien Antoine » (v. Introduction par Olphe-Galliard qui comporte « Un appendice significatif » . Ce dernier rétablit l’origine : « On sait que le court document publié en appendice aux Instructions spirituelles était attribué par Caussade à Bossuet. Son titre : “Manière courte et facile pour faire l'oraison en foi et de simple présence de Dieu”, soulevait le problème de son authenticité. Bien que Caussade attribue à la Mère de Bassompierre la présence de cette « copie » dans les archives du monastère de Nancy, de nombreux motifs donnent à penser que Bossuet ne peut être l'auteur d'un pareil écrit. L'histoire de sa publication atteste que la question s'est posée bien avant notre époque. Jacques Le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous sommes en présence d'une note émanée du milieu influencé par les écrits de Mme Guyon, si ce n'est d'elle-même. L'intérêt dont Caussade fait preuve nous autorise à regarder ce texte comme proche de sa pensée et montre l'estime qu'il professait à l'égard d'une prière dont Fénelon avait défendu l'orthodoxie. »

1636La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé rédigés par saint Jean Eudes suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Textes édités et présentés par Dominique Tronc et Joseph Racapé, cjm, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2013 ; Marie des Vallées, Le Jardin de l’Amour divin, Textes choisis et présentés par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2013 ; Actes du colloque du 1° juin 2013 tenu à Coutances, réunis par le P. Daniel Doré, Vie Eudiste, 2014.

1637La rüe, plante médicinale dont nous avons personnellement vérifié - à froid - l’odeur très âcre et persistante, était utilisée contre les ensorcellements.

1638Vie admirable, Premier livre (de dix livres), Chapitres 3 & 5 [= Vie 1.3 & 1.5].

1639DS 16.207 – Voir aussi Gaston de Renty, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1978, 926.

1640Livre 9. Qui contient des choses très excellentes touchant la grâce et plusieurs des principales vertus chrétiennes. Chapitre 3. De l’amour de Dieu. Colloque entre Notre Seigneur et la sœur Marie, qui fait voir le grand amour qu’elle lui porte. Section 1. Elle aime Dieu purement et ne veut point de récompense. Son amour déiforme au regard de Dieu.

1641- Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession. Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc. Section 4. Elle est animée de la divine Volonté… - De même Bertot dira : « … mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. » (Directeur Mystique, t. 2, lettre 6, p. 26)

1642Livre 4, Chap. 10.

1643« L’an 1653, le 29 de juillet », V 9.

1644Vie admirable, dialogue entre Jésus-Christ et sœur Marie, f°166. Témoignage que l’on peut rapprocher de ceux des spirituels de la Voie du Blâme à Nîshâpûr : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu - Et où s’en est-elle allée ? - Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… » (Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, 75).

1645Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.

1646Emile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées d’après des textes inédits, Paris, Plon-Nourry, 1926 (il se tournera par la suite vers les mystiques qui vécurent en terres d’Islam). - Julien Green, Oeuvres complètes, IV, Pléiade, 20 : “Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! … Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort.”

1647Vie, Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession”, Chapitre 2. “L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc.”. Section 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison.

1648Livre 4. Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre. Chapitre 10. Plusieurs autres choses qui font voir son état. Le Fils de Dieu la demande en mariage. Section 11. Abbaye de perfection et règles des excès de l’Amour divin qu’il a fait garder à la sœur Marie.

1649Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, car j’avais perdu la voie droite”. (Dante, Enfer 1. 1).

1650Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante. Section 3. Elle est la grande basse de la Sainte Vierge.

1651Livre 9 Chapitre 1.

1652Livre 9. Chapitre 11. De sa charité vers les âmes et du zèle de leur salut. La sœur Marie voit la beauté des âmes et est embrasée de zèle pour leur salut.

1653Livre 10, Chapitre 4.

1654Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’œuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie. Chapitre 2. La vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Section 4. Les aveugles font le procès au soleil. Le procès d’entre les sens de la sœur Marie et quelques particuliers.

1655Chapitre 6. Ce qui se passe en elle sera manifesté en son temps. Section 5. Notre Seigneur lui promet de lui faire connaître la vérité et à tout le monde. Confirmation de la vérité.

1656Voir notre tome II, “4. Franciscains, Benoît de Canfield…”

1657Livre 5, Chapitre 9.

1658Auteur du Jardin des Contemplatifs, traité complet de la vie spirituelle, mort en 1629.

1659Livre 5, Chapitre 9.

1660Livre 5, Chapitre 7.

1661Renty, Correspondance, op.cit., lettre 286, 670. - Envoi du même papier à Saint-Jure, lettre 305, 706 - Renty vient la voir en 1642. Il écrit un mémoire sur son « admirable conduite », ms. 3177 de la Mazarine.

1662Vie, Livre 9, Chap. 6, section 2 « Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet ».

1663Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 1. La manière avec laquelle Notre Seigneur lui parle et comme elle connaît la vérité des choses qui lui sont proposées.

1664Extrait des “Conseils d’une grande Servante de Dieu appelée Sœur Marie des Vallées”, dans notre édition de la Vie admirable de Marie des Vallées, op.cit., 2013. Les numéros sont ceux des paragraphes de l’édition originale du Directeur mystique où les Conseils furent publiés pour la première fois par l’entourage de Mme Guyon : voir note 402.

1665Lettre au duc de Chevreuse du 16 mars 1693 in Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat, op.cit., pièce 35, 103.

1666Références des diverses éditions du pasteur par M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, 1985, et dans nos éditions des œuvres de Madame Guyon, Paris, Champion, 2001-2009.

1667Le directeur Mistique [Directeur Mystique] ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made Guion…, 4 vol., A Cologne [Amsterdam], 1726 : les « Conseils d’une grande servante de Dieu » figurent en annexe à la fin du vol. II, 407-430. – Nous avons réédité le septième de ce remarquable guide mystique : Jacques Bertot Directeur mystique, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 2005, 573 pages. – M. Bertot sera abordé au tome IV.

1668Livre 10. Chapitre 10. Communion, union, transformation et déification. Section 1. La goutte de rosée qui demande de se perdre dans la mer de la Divinité.


1669A ne pas confondre avec la « première » Marie de l’Incarnation : Madame Acarie qui prit ce nom de religieuse (v. tome II).

1670Nous donnons en deux notes successives les mises en ordre bibliographiques facilitant une approche approfondie de la grande mystique : sa vie puis ses écrits.

Sources biographiques :

(1) DS 10.487/507 (Oury).

(2) P. Renaudin, Marie de l’Incarnation, Aubier, 1942 [Introduction (1-48) suivie d’un (bon) choix de textes (49-230)]

(3) Dom G. Oury, “Marie de l’Incarnation”, dans Mémoires de la société archéologique de Touraine, tomes LVIII et LIX, (1-311) et (312-607), reprise par Les presses de l’Université Laval Québec / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1973. Abrégé b dans les citations.

(4) Nombreuses études canadiennes et américaines : Françoise Deroy-Pineau, Marie de l’Incarnation femme d’affaire, mystique et mère de la Nouvelle-France, 1999, rééd. Bibliothèque québécoise, 2008 ; M.-F. Bruneau, Women mystics confront the modern world, Marie de l’Incarnation and Madame Guyon, State Univ. of New York (SUNY), 1998. Etc.

1671Œuvres :

(0) Un choix  par P. Renaudin : Marie de l’Incarnation, ursuline, Aubier, 1942.

(1) Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677 (Solesmes, 1981). À l’édition critique des Écrits… par dom Jamet, nous préférons sa source par Dom Claude Martin : celui-ci y explique les états de sa mère avec une grande précision issue de sa propre expérience. L’ensemble alterne les écrits de la mère et les gloses du fils ; il est complété par quelques témoignages savoureux provenant d’autres religieuses et éclairant les conditions du temps. Cet entrelacement original présente avec profondeur les diverses manifestations de la vie mystique.

(2) Ecrits spirituels et historiques publiés par Dom Claude Martin... édition par Dom Jamet, Paris-Québec 1929-1939, 4 volumes [Vol. I : Introduction Générale (17-100) – I Les écrits spirituels : Introduction (103-130), Les écrits spirituels de Tours dont la première relation de 1633 (147-343) fin : (424) ; Vol. II : Fin des écrits de Tours, Les écrits spirituels de Québec dont la seconde relation de 1654 (159-498) fin : (512) ; (réédition des deux premiers tomes, les Ursulines de Québec, 1985 ; nous utilisons cette réédition repaginée (au tome deuxième, la page 130 devient 16) ; Vol. 3 & 4 Correspondance (rendue caduque par l’éd. de dom Oury)]. Dom Jamet justifie ainsi son grand travail, page 23 du vol. II : “Que cherchons-nous dans les confidences des mystiques, sinon l’écho très pur de leur expérience ? Tout le reste (n’est que) ... commentaire ou orchestration du don de Dieu ; à la p. 25 il compare la relation de 1654 avec la Vida de la grande Thérèse.

(3) Marie de l’Incarnation, Correspondance, nouvelle édition par Dom G. Oury, Solesmes, 1971 [elle comporte entre autres une très importante bibliographie].

1672DS 10.498 sq. ; « O. » réfère à : Marie de l’Incarnation, Correspondance, op.cit. ; « J. » réfère à : Ecrits spirituels et historiques, op.cit. Ici, citations O.549, O.227.

1673O.374, O.299.

1674J., tome 2, 242.

1675O.826.

1676O., 271.

1677Contrairement à la  Vida de Thérèse, reprise, soumise à l’approbation des confesseurs, etc.

1678Nous avons parlé dans notre tome II (p. 75 sq.) de ce bénédictin si profond.

1679Les références des textes cités sont les suivantes : (b) pour la biographie de Dom Oury, Marie de l’Incarnation ; (r) pour la première Relation de 1633, (rr) pour la deuxième Relation de 1654. Les Lettres sont prises dans la Correspondance , nouvelle édition Oury.

1680Mme Guyon fera les mêmes bêtises : Pour me soulager et faire diversion, je m’emplissais tout le corps d’orties… (Vie, 1.13.4)

1681La Lettre 1 de la fin 1626 rapporte aussi cette comparaison marine. Les lettres peuvent rapporter des événements très antérieurs à leur rédaction. - Les lettres de la période 1622-1634, qui sont des comptes-rendus de ses expériences à son confesseur, ont été éditées sous le titre : Les écrits de Tours, chez Arfuyen, en 2003.

1682Lettre 1, De Tours à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, fin 1626 (?). Nous reprenons en italiques les informations données par l’éditeur Dom Oury concernant l’ordre des lettres et leurs destinataires; mais nous déplaçons certaines lettres datées (comme celle-ci) quand la chronologie du récit le nécessite.

1683Lettre 6, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.

1684Lettre 3, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627 (?).

1685Lettre 5, De Tours, à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, début 1627 (?). Allusion à la Bible, IV Rois, 4, 3.

1686Le “Tout” et le “rien” : vocabulaire emprunté à Benoît de Canfield : v. notre tome II.

1687Nous utilisons des passages de la première relation de 1633 outre les lettres.

1688Lettre 8, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 17 mars 1631 (?).

1689Les sœurs converses ou laies assuraient les charges matérielles du couvent.

1690Lettre 17, De Tours, à Dom Raymond de S.Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635.

1691Lettre 9, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?).

1692Lettre 269, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670 (récit du voyage à Dieppe).

1693Lettre 80, de Québec, à son Fils, 26 août 1644. Ces récits sont parallèles – et plus intimes – que ceux des Relations Jésuites de la Nouvelle France., qui rassemblent les correspondances entre les missionnaires jésuites au Canada et leurs supérieurs à Paris.

1694Lettre 50, de Québec à la Mère Ursule de Ste-Catherine, supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640.

1695Lettre 87, De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, Sous-Prieure du monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.

1696Jérôme Lalemant ou Lallemant (1593-1673), jésuite arrivé au Canada en 1638 : il participa aux Relations Jésuites. Il prit le gouvernement des missions canadiennes par deux fois, entrecoupées d’un séjour à Paris.  Il contribua à la nomination de François de Laval et le seconda de tout son pouvoir. « On eut à lui reprocher quelque raideur … mais en vieillissant il acquit un équilibre, une expérience et une sagesse qui lui méritèrent l’estime des factions opposées. » (DS 9.120-121). Outre les guerres indiennes, des tensions animaient la minuscule communauté de Québec dont Mgr de Laval fut finalement victime.

1697Lettre 97, De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646.

1698Lettre 110, De Québec, à son Fils, été 1647.

1699Lettre 116, De Québec à la Mère Marie-Gillette Roland; Religieuse de la Visitation de Tours, 10 octobre 1648.

1700Lettre 121, De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649.

1701Lettre 123, De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649.

1702Lettre 129, De Québec, à son Fils, 17 septembre 1650.

1703Lettre 136, De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.

1704Lettre 155, De Québec, à son fils, 9 août 1654. - Jeanne Guyon présentera la même écriture inspirée par la grâce (certains la qualifient ‘d’automatique’ !).

1705Table des matières.

1706Lettre 153, De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.

1707Lettre 177, De Québec, à son Fils, 24 août 1658.

1708Nous en parlerons dans notre tome IV : il est le fondateur de l’Ermitage canadien.

1709Henri (né vers 1635) sera ordonné prêtre en 1660.

1710Lettre 183, De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659.

1711Lettre 184, De Québec, à son Fils, 25 juin 1660.

1712Lettre 196, De Québec, à son Fils, septembre 1661.

1713Lettre 201, De Québec, à son Fils, 10 août I662.

1714Lettre 204, De Québec, à son Fils, août-septembre 1663.

1715Lettre 208, De Québec, à son Fils, 18 octobre 1663.

1716Allusion au Cantique des Cantiques.

1717Jean 14, 23.

1718Lettre 216, De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.

1719Lettre 225, De Québec, à son Fils, 29 juillet-19 octobre 1667.

1720Lettre 235, De Québec, à son Fils, 9 août 1668.

1721Lettre 243, De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.

1722Lettre 263, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, le 17 septembre 1670.

1723Lettre 267, De Québec, à son Fils, 25 septembre 1670.

1724Probablement destiné à donner à son fils toute autorité sur l’usage de ses écrits.

1725Lettre 274, De Québec, à son Fils, 8 octobre 1671.

1726J.Orcibal, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts : le chapitre VII est consacré à ce frère.

1727Justifications, XXXII §12, Ed. Dutoit, vol. I, 383-384.

1728Hist. Litt. V, p.122 sq.

1729Le Triomphe de l’amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas […] par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vannes [l’ursuline Jeanne de la Nativité] 1676, 2° éd., Vannes, 1678, 3° éd., Paris, 1683. – Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu, Texte présenté par Dominique et Murielle Tronc, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2011. Cité « Tr. , n° de partie, n° de chapitre. »

1730Son confesseur Vincent Huby (1608-1693) y ajouta son « Témoignage » à la fin du Triomphe : « Je m’estimerais coupable d’une omission très importante devant Dieu, et devant le monde, si je ne donnais le témoignage public que l’on me demande de la vérité de cette Vie, ayant eu le bien de connaître et de servir environ trente ans l’excellente âme dont elle parle… ».

1731Des références viennent à l’esprit du lecteur attentif aux « œuvres du démon » : Surin, Marie des Vallées, Armelle… ainsi que les récits de deux jésuites modernes, l’un blanc (Les yeux de ma chèvre, collection « Terre humaine »), l’autre noir, (Le Vaudou Haitien, Payot). Le XVIIe siècle en son début se rapproche de croyances liées aux cultes africains quant aux possessions, et sa forte proportion de religieux (2% environ) de celle du Tibet d’il y a un siècle. Le plus grand massacre de sorcières de l’histoire eut lieu à la fin du XVIe siècle et au début XVIIe et non pas au Moyen Age.

1732Nous les avons présentés au chap. 2 : “Le cercle mystique breton”.

1733Pierre Poiret réédita en un volume « à Cologne [à Amsterdam], chez Jean de la Pierre », 1704, les deux volumes de l’édition de 1683 de Paris, sous le titre savoureux de L’Ecole du pur Amour de Dieu ouverte aux savans et aux ignorans dans la vie merveilleuse d’une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas vulgairement dite la bonne Armelle décédée depuis peu en Bretagne, par une fille religieuse de sa connaissance. Cette réédition fut lue par des Anglais et des Ecossais peu avant que la Vie par elle-même de madame Guyon n’emprunte le même chemin d’Amsterdam à Londres par mer, où le Dr. Keith distribuait les volumes à ses nombreuses relations spirituelles jusqu’en Écosse.

1734(référence de l’édition Poiret, première lecture et découverte) suivie de [références de l’exemplaire de Vannes reporté entre crochets dans notre édition ; numérotation qui est réinitialisée pour la seconde partie ‘des vertus’].

1735DS 10.1452/3. ; Claudine Moine, La Grande Ténèbre, Cerf, 1960 ; nos extraits proviennent de : Claudine Moine, Ma Vie Secrète, présentation de Jean Guennou, Desclée, 1968 (pagination entre crochets). Le P. Guennou a aussi établi et présenté les Relations dans La couturière mystique de Paris, Paris, Tequi, 1981.

1736Voir ici p. 69 sq.

1737Voir ici p. 149 sq.

1738Voir Expériences… II, « La Réforme du Carmel français par Jean de Saint-Samson et ses disciples ».

1739Témoignage recueilli par Michel de Saint-Augustin : Het Leven vandeWeerdighe Moedeer Maria a Sta Teresia… plus de 1400 pages dans l’édition flamande de 1683/4 (DS 12.1228).

1740Nous avons eu recours à la transcription en frappe machine préparée par Louis van der Bossche : l’exemplaire du carmel de Toulouse ne couvre que 289 pages soit une faible partie du texte flamand recueilli par Michel de Saint–Augustin. L. van der Bossche avait par ailleurs publié des fragments (références dans DS 12.1229). Mais la grandeur mystique n’apparaît guère dans les présentations éditées de 1928 à 1936.

1741Expériences… I. Des Origines à la Renaissance, 2. « Le Nord de l’Europe… », « Béguines et moniales. »

1742Avant chaque extrait, nous donnons les références aux volumes de l’édition flamande en quatre volumes (I à IV) suivie du numéro de chapitre.

1743Les communautés béguines étaient dirigées par une « aînée » choisie.

1744DS 12.1227/9, art. « Petyt (Marie ; Marie de Sainte Thérèse) » par A. Derville qui s’appuie sur létude d’A. Deblaere (malheureusement non traduite du flamand).

1745Références de tome absente en fin de frappe machine.

1746DS 7.171/75 : Irénée Noye fait revivre sept membres de la famille Hélyot (ou Héliot). Voir Bremond, La conquête mystique, V, 7, qui cite les deux ouvrages de Jean Crasset : La vie de Mme Helyot, 1683, et Les œuvres spirituelles de M. Helyot…, Paris, 1710.

1747Vie, p. 15.

1748Voir l’excellent livre de Michel Cornuz, Le protestantisme et la mystique entre répulsion et fascination, Labor et Fides, 2003.

1749En particulier celui issu de J. Wesley, fondateur du méthodisme : nous le retrouverons au tome IV parmi les disciples de Mme Guyon.

1750Luthéranisme et Calvinisme étant les deux voies reconnues.

1751Comme l’ont fait, outre des controversistes chrétiens, des juifs soucieux de sortir des ghettos au siècle des Lumières ainsi que la plupart des érudits juifs au XIXe siècle tel que H. Graetz (-1891).

1752Louis IX (« saint Louis ») fut le premier à interdire leur présence à Paris et dans le royaume.

1753« Port-Royal et le peuple d’Israël », Chroniques de Port-Royal, 2004, v. l’Introduction de P. Sellier qui emprunte son titre à Pascal, au début du fragment 694 [de son édition des Pensées] : « La rencontre de ce peuple m’étonne et me semble digne de l’attention. Je considère cette loi qu’ils se vantent de tenir de Dieu, et je la trouve admirable. C’est la première loi de toutes », 13-28.

1754Gershom Scholem, La kabbale, 1974 (Gallimard, “Folio”, 1998). Intéressante préface sur l’historique de sa redécouverte par trois générations respectivement illustrées par Buber, Scholem, Idel.

1755Nombreuses traductions d’un ensemble aux limites textuelles difficiles à déterminer, demeurant hermétique en l’absence de commentaire. Traduction française de Pauly dépassée par celle d’Idel, cette dernière malheureusement peu commentée. The Zohar, Pritzker edition, tr. & comm. by D. C. Matt, Stanford, 2003 sq., utilement expliqué par des références et leurs citations, remplace l’éd. de Soncino Press en 6 volumes.

1756Par ex. v. Chir Hachirim, Le Cantique des cantiques, compilation des commentaires [de Rashi et d’autres] par Meir Zlotowitz…, New-York (traduction française : Paris, éd. Colbo), v. Introduction, XLIX-LVII.

1757Lev Gillet, Comunion in the Messiah, Studies in the Relationship between Judaism and Christianity, 1942, (notre pagination : reprint 2002, James Clarke & Co., Cambridge), 65, 86. : approche ancienne de la mystique juive, qui demeure inégalée, par le « Moine de l’Église d’Orient  » (lui-même mystique). – Nahmanide, né à Gérone en 1194 ; le célèbre Maïmonide, né à Cordoue en 1135, voyagea en Israël puis séjourna au Caire (-1204).

1758Pic de la Mirandole, 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, , Allia, 1999.

1759Spinoza, Œuvres complètes, « La Pléiade », 1954. - Stuart Hampshire, Spinoza and spinozism, Oxford.

1760Orcibal, « Les Jansénistes face à Spinoza », Etudes…, op. cit., p. 61 (réf. au Tractatus, Préface, ch. iv, v, xii, xiii).

1761Lev Gillet, Communion…, op.cit., 24 sq.

1762H. Laux, « Penser Dieu en un temps de crise et de renouvellement : de la figure de Spinoza à quelques enseignements », Dieu au XVIIe siècle, éd. fac. jésuites de Paris, 2003, 277-295, contribution à laquelle nous empruntons les citations.

1763Ethique, Proposition 23, Scolie, trad. R. Caillois, dans Œuvres complètes, Pleïade, 1954. – Voir aussi la traduction de l’Ethique par Bernard Pautrat dans son édition bilingue (latin-français) chez Point Essais, Paris, 1988 rééd. 1999.

1764Trad. de B. Pautrat : « expérimentons ».

1765Ne pouvant accéder à l’allemand, nous avons apprécié : Peter C. Erb, Pietists, protestants and mysticism : The use of Late Medieval Spiritual Texts in the work of Gottfried Arnold (1666-1714), Pietist and Wesleyan studies, no.2, The Scarecrow Press, inc. Metuchen, N.J. & London,1989 [déborde largement Arnold ; présente un historique incluant Arndt (qui apprécie Tauler et dont l’amour le distingue de Luther), Spener, etc.] ; v. aussi DS 12.1743/58, art. « Piétisme ».

1766DS 12.1748 ; nos cit. : Peter C. Arb , Pietists…, op.cit., 72-73 ; v. Les quatre livres du Vrai Christianisme de Jean Arndt traduits de l’allemand en François par Samuel de Beauval…, Amsterdam, 1723.

1767Epitres théosophiques, Monaco, l980, p. 196 (éd. et trad. de Bernard Gorceix).

1768G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tome 6 La philosophie moderne, Traduction, annotation, reconstitutions du cours de 1825-1826 par Pierre Garniron, Vrin, 1985, page 299/1301.

1769 A. Koyré, La philosophie de Jacob Boehme, Paris, 1929, rééd. 1971, Vrin, p. 20.

1770M. Sandaeus, ProTheologia mystica clavis. Elucidarium. Onomasticon vocabulorum […], 1640 (repr. Louvain, 1963).

1771Avec ceux de Civoré, de Mme Guyon, d’Honoré de Sainte-Marie.

1772Johannis Angeli Silesii Cherubinischer Wandersmann… En 1675, il ajouta un sixième livre qui atténuait partiellement les audaces de pensée de la première édition de 1657 (il était entre temps devenu catholique). – La traduction par H. Plard, éd. bilingue, Aubier, 1946, demeure inégalée ; v. du même H. Plard, La Mystique d’Angelus Silesius, Aubier, 1943.

1773Ce que confirmerait Orcibal : « …nullement à notre avis, l’expression spontanée d’expériences personnelles, mais bien une traduction artistique en style baroque des idées qui ont le plus frappé l’auteur dans ses lectures. » (J. Orcibal, « Les sources du Cherubinischer Wandersmann », Etudes…, op. cit., 43.) – Orcibal insiste sur la source première constituée par Ruusbroec, par l’importance probablement faible de Böhme, et quasi-nulle de la littérature occulte provenant de Frankenberg (v. pages 35-36).

1774Poètes baroques allemands, belle trad. par M. Petit, Maspero, 1977, cit. : 69, 75, 99.

1775Voir la Ière Epitre de Paul aux Corinthiens (I 14, 26 sq.) où Paul donne des règles à ces réunions.

1776« Les Églises issues de la Réformation », p. 409, in Histoire du Christianisme IX L’âge de raison, 1620/30-1750, Desclée, 1997. Voir le chapitre entier, présentant un panorama en sept sections, p. 409-499 ; signalons G. Mursell, English spirituality, 2 vol., Louisville, London, Leiden, 2001, qui apporte en tout irénisme un contrepoint protestant britannique bienvenu (il complète le DS sur de nombreux points, grâce à ses notes et bibliographies placées en fin de sections).

1777Leur aîné est John Donne (1572-1631). Les principaux sont : George Herbert (1593-1633), Richard Crashaw (1612-1649), Andrew Marvell (1621-1678), Henry Vaughan (1621-1695), Thomas Traherne (1637-1674).

1778S. Weil envoie le poème Love à Joë Bousquet le 12 mai 1942 (Simone Weil, Oeuvres, “Quarto”, Gallimard, 1999, 799-800) ; A. J. Festugière, l’auteur de La Révélation d’Hermès Trismégiste, 1944, composa à la fin de sa vie l’émouvant : Georges Herbert poète saint Anglican (1593-1633), Vrin, Paris, 1971.

1779Amour m’a dit d’entrer, mon âme a reculé, / Pleine de poussière et péché. / Mais Amour aux yeux vifs, en me voyant faiblir / De plus en plus, le seuil passé, /Se rapprocha de moi et doucement s’enquit / Si quelque chose me manquait.

Un hôte, répondis je, digne d’être ici. / Or, dit Amour, ce sera toi. / Moi, le sans-cœur, le très ingrat ? Oh mon aimé, / Je ne puis pas te regarder. / Amour en souriant prit ma main et me dit: / Qui donc fit les yeux sinon moi?

Oui, mais j’ai souillé les miens, Seigneur. / Que ma honte / S’en aille où elle a mérité. / Ne sais-tu pas, dit Amour, qui a porté la faute? / Lors, mon aimé, je veux servir. / Assieds-toi, dit Amour, goûte ma nourriture. / Ainsi j’ai pris place et mangé. [Traduction de Jean Mambrino].

1780Masui, De la vie intérieure, p. 58.

1781Thomas Traherne, Poetry and prose, selected and introduced by Denise Inge, SPCK, London, 2002 ; v. aussi sur cette “étoile montante” de la poésie anglaise : G. Mursell, English spirituality, vol. I, 335-342.

1782Nos citations sont extraites de : Les Centuries, textes choisis, traduits de l’anglais et présentés par Magali Jullien, préface de Jean Mambrino, Arfuyen, 2011. - Le premier texte (Select Meditations, IV, 3) est traduit par Magali Julien qui la cite dans sa belle présentation aux éditions Arfuyen. Nous lui demandons pardon d’avoir modernisé la ponctuation et supprimé la plupart des majuscules (d’usage à l’époque) pour faciliter la lecture.

1783G.D. Henderson, Mystics of the North-East, Aberdeen, 1934 : la belle étude consacrée aux spirituels écossais inclut des disciples de Madame Guyon ; v. du même : Religious life in Seventeen-century Scotland, Cambridge, 1937.

1784H. Scougal, The Life of God in the Soul of Man, Christian Heritage, Christian Focus publ.ications, 1996 & Christian Classics Ethereal Library (internet) ; The works of Mr Henry Scougal, professor of divinity in the King’s College Aberdeen, containing the Life of God in the Soul of Man ; On the nature and excellency of the Christian religion. with nine other discourses on important subjects. Also a brief account of the author’s life and a sermon preached at his funeral by George Garden d d., in two volumes, Aberdeen, 1759 [préface, Life of God 1-108, nine discourses -205 & vol II, 206-369, a sermon…- 458].





1785Part I, from § 2 - 5 (notre traduction).

1786 V. son Journal (trad. française, 1935) : il le dicta car il ne sut jamais écrire correctement.

1787H. van Etten, Georges Fox et les Quakers, « Maîtres spirituels », Seuil, 1966, p. 50.

1788G. Fox, AnAutobiography, chap. 2, éd. Rufus Jones, 1908, sur le site de la Street Corner Society (www. Strecorsoc.org) qui rassemble de nombreux textes quakers. Notre libre traduction.

1789Ibid., 63.

1790An Apology for the True Christian Divinity, 1678 (trad. par lui-même du latin de l’original de 1676), 2002. Trad. française dès 1702.– Trad. partielle française : R. Barclay, La lumière intérieure, source de vie. Apologie de la vraie théologie chrétienne telle qu’elle est professée et prêchée par ce peuple appelé par mépris les Quakers, Dervy, 1993.

1791Journal of J. Woolman, 1774, 1909, 1999 sur Internet (Univ. of Virginia Library), 223 et 320.

1792The Economist, June 22nd, 2002, 41.

1793G. Amoss, 1999, The making of a Quaker Atheist. - Témoignages modernes sur le site français www.quaker.chez-alice.fr

1794Nous établissons cette liste en reprenant une table établie par Monsieur I. Noye, p.s.s.

1795La Perle évangélique, traduction de 1602 par le chartreux Beaucousin, rééd. Millon, 1997, 292. Rappelons (v. Expériences… I, Des Origines à la Renaissance, Figures du nord, La Perle évangélique) que l’auteur fut une béguine liée à la Chartreuse de Cologne et à ses amis jésuites ; elle a composé la Perle en flamand autour de 1535 et ce texte fut apprécié au début du Grand Siècle par tous les mystiques.