EXPÉRIENCES MYSTIQUES
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CATALOGUE d’ OUVRAGES
Dominique Tronc
Ce volume contient :
EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT :
Du Tiers ordre franciscain à l’Ermitage de Caen, Monsieur Bertot, Madame Guyon et Fénelon
V. FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE [p.173]
VI .FIGURES AU SEIN DE TRADITIONS APRÈS 1700 [p.341]
Florilège établi par Dominique Tronc
VII. FIGURES HORS CADRES APRÈS 1800 [p.470]
UNE BIBLIOTHÈQUE MYSTIQUE [p.632]
fin [p.645]
Ce volume fait partie d’une histoire de la mystique en occident en sept parties :
I. DES ORIGINES A LA RENAISSANCE
II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS
III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES
IV. UNE ÉCOLE DU COEUR
V. FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE
VI. TÉMOINS DES TRADITIONS APRÈS 1700
VII. TÉMOINS HORS CADRES APRÈS 1800
I II III parus chez l’éditeur « Les Deux Océans » à Paris en 2012 & 2014.
IV V VI VII assemblés en un tome de gand format livrant l’état textuel le plus récent.
Avec un Catalogue proposant d’autres assemblages de textes mystiques.
EXPÉRIENCES MYSTIQUES
EN OCCIDENT
Du Tiers ordre franciscain à l’Ermitage de Caen, Monsieur Bertot, Madame Guyon
Dominique Tronc
EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT
Plan de la série
Le langage des mystiques est fort malaisé à entendre pour ceux qui ne le sont pas.
C’est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes par des impressions de grâces et par des infusions de lumières ; par conséquent l’esprit humain n’y pourrait voir goutte pour les comprendre par lui-même.
Ce « Rien » dont notre Mère parle1 avec tant d’admiration se trouve de cette nature. C’est, sans doute, un dépouillement de l’âme effectué par la grâce, qui la met en nudité et vide, pour être revêtu de Jésus-Christ, et pour faire place à son Esprit qui veut venir y habiter.
Mais nous pouvons dire encore que la nature, par elle-même, ne peut arriver à cet état. Il n’appartient qu’à Celui qui a su du rien faire quelque chose [de] la réduire de quelque chose comme à rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement de tout le terrestre, où Il la peut mettre2.
Voici avec retard le quatrième volume d’une série consacrée à l’histoire des expériences mystiques en Occident.
Le groupe mystique formé autour de Jean de Bernières (1601-1659), repris par Jacques Bertot (1620-1681), développé par Madame Guyon (1648-1717) porte haut la tradition mystique.
Ce volume est plus vaste que les trois précédents3. Il couvre avec précision le premier siècle d’une « École du Coeur » préparée par des franciscains. Le volume suivant couvrira le siècle des Lumières et des influences qui perdurent.
D’habitude on définit un domaine d’étude par un « Canon » de textes fondateurs. Ici nous avons affaire à des textes qui ne furent pas reconnus par les autorités ecclésiastiques. Les textes de Jean de Bernières, de Jacques Bertot, de Jeanne Guyon en sont les principaux (on y adjoindra ceux du P. Chrysostome de Saint-Lô, de Mère Mectilde, de proches de Madame Guyon dont Fénelon). Au coeur d’une telle bibliothèque mystique figurent six mille pages traitant de la direction mystique, cas rarissime de lettres qui expriment librement l’expérience et la pensée de leurs auteurs. Elles nous sont parvenues intentionnellement sauvées de censures ecclésiastique et royale.
L’essentiel du vécu mystique exprimé en langue française classique tient en trois Correspondances qui se succèdent en trois générations de directeurs à dirigé(e)s, de maîtres à disciples. D’extensions comparables, traduisant des accomplissements mystiques, elles présentent un même message sous trois « couleurs ». Le même courant mystique est relayé par trois tempéraments dans des conditions de vie diverses : Bernières est un laïc actif, son disciple Bertot est prêtre et le très discret « directeur mystique », Guyon est une femme mariée puis veuve qui évolue de la Cour aux prisons. Son génie a su remarquablement analyser une expérience mystique intemporelle donc éventuellement nôtre.
Ces témoignages ont été soigneusement sauvés par quelques personnes particulièrement conscientes de leur valeur : la sœur de Bernières pour son frère et pour le Père Chrysostome, Madame Guyon pour Bertot, l’éditeur Poiret pour Madame Guyon, tous considérant comme un devoir de sauvegarder des textes à l’usage des générations suivantes.
À cette redécouverte d’un « Essentiel mystique » s’ajoutent les écrits à usage « externe», donc parfois autocensurés, ceux du P. Chrysostome, de la Mère Mectilde, de Madame Guyon, du Père Lacombe, de Fénelon, etc. Je les ai récemment édités, souvent pour la première fois depuis leur parution, parfois depuis des autographes. On trouvera en fin de cette édition en un volume les principaux titres d'une telle « bibliothèque mystique ».
Des relations directes entre personnes vivantes sont la condition indispensable pour mener à terme un pèlerinage mystique. Des compagnons spirituels se connaissaient entre eux, se demandaient conseil, se rendaient visite et, quand c’était impossible, s’écrivaient en toute discrétion. La valeur du présent travail réside dans cette redécouverte et restitution d’une « vie commune » mystique. Elle veut aider des chercheurs spirituels d’aujourd’hui qu’ils soient d’occident ou d’ailleurs.
On a affaire non à des génies solitaires, mais à un réseau d’amis spirituels extrêmement vivant. L’important ne réside pas dans des influences livresques, mais dans les rencontres de personne à personne. Des relations spirituelles profondes sont vécues entre contemporains d’une même génération, et justifient le nom de "chaîne mystique". Elle se poursuit en durée parce que les aînés transmettent leur expérience à la génération suivante. Ce fait est exceptionnel. Nous n’avons pas trouvé un autre équivalent occidental à la chaîne mystique que l’on tente de restituer dans le présent ouvrage (mais des amorces de chaînes carmélites).
Si nous bénéficions de belles études portant sur certaines figures reconnues4 ou sur des groupes localisés géographiquement5, aucune synthèse ne met en relief l’originalité d’un courant mystique qui subsista pourtant durant plus de deux siècles, partagé et attesté par cinq générations. Madame Guyon et Fénelon se situent à la troisième. Cet effacement s’explique en partie par la condamnation catholique de ceux que l’on surnommait avec dérision « quiétistes ».
L’approche historique, donc extérieure, de ce courant bénéficie des articles « Quiétisme » (1986) parus dans le Dictionnaire de Spiritualité 6. Ils restent aujourd’hui incontournables pour donner le récit – limitée à la brève durée de la « crise » visible soit à la fin du XVIIe siècle. Ses deux auteurs, grands connaisseurs de l’Europe latine catholique, fournissent une abondante moisson : suivant l’ordre chronologique, ils commencent par passer en revue les principales figures incriminées par les Inquisitions espagnole et italienne. Reste évidente la difficulté de circonscrire précisément ce que l’on reprochait au christianisme intérieur de ces prévenus, tant les accusations reposent sur des Propositions que l’on ne retrouve pas dans leurs œuvres.
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L’apport se veut en dehors du champ théologique et plus largement de tout débat. Il ne s’agit pas d’établir une théorie, mais de faire revivre les personnes du réseau. Je respecte leurs témoignages en les citant, préférant leurs témoignages d’expérience mystique à l’exposition d’idées. Je relève les relations directes entre elles et sans méconnaître des influences dues aux lectures donne primauté aux rencontres physiques entre individus avant que leurs relations ne se poursuivent sous la forme essentielle de lettres privées.
Ces spirituels se rencontrent autour d’une expérience centrale, celle de la grâce divine, à laquelle ils font le don de leur personne et de leur vie dans un abandon intérieur total. Ils ne se satisfont que de « l’amour pur », c’est-à-dire sans recherche de récompense. Prenant appui sur la grâce, ils considèrent l’effort humain et l’ascétisme comme secondaires. Mais cela ne veut pas dire que leur vie est relâchée, car, contrairement au procès qui leur est fait, ils mènent une vie d’une rigueur exemplaire.
Loin de rester isolés dans une maison ou un couvent, ils se sont fréquentés. Leur spécificité est de n’avoir jamais transformé leur réseau d’amitiés spirituelles en un Ordre qui aurait figé ce qu’ils désiraient garder informel. Ceux qui étaient clercs restaient simplement fidèles à leurs diverses appartenances ecclésiales. Ces hommes et ces femmes n’éprouvaient aucune nécessité de cadre extérieur : unis par l’indicible, ils partageaient les mêmes évidences.
Ce courant se distingue donc par l’absence de ce qui définit habituellement un groupe : pas de Constitution, pas de Règle extérieure, pas d’Ordre, pas de fondation (si l’on excepte Mectilde et ses bénédictines). Seule la profondeur de l’expérience intérieure fonde l’autorité. Aucune frontière politique ou religieuse ne pouvait résister à un tel mouvement.
Ces liens sans contrainte ni règle formelle ne pouvaient être acceptés par les autorités religieuses : se sentant négligées, celles-ci les combattirent avec vigueur. Les mystiques ont souvent dû affronter des ecclésiastiques hostiles parce que sans expérience intérieure, en particulier quand ils ont osé parler du degré le plus profond de leurs relations : une communication silencieuse de la grâce de personne à personne.
Toutes ces relations forment un réseau complexe, mais cohérent : nous relevons les traces d’une véritable « école » de vie mystique. Quel nom donner à une telle association sans unité de condition ni liens canoniques7 ? Bremond utilise les expressions d’Oratoire du cœur et d’École de l’oraison cordiale dans le chapitre qu’il consacre à Querdu Le Gall (1633-1698) et à Jean Aumont (-1689)8.
Parler d’une « Filiation mystique du pur Amour » permettrait d’insister sur le lien de nature mystique qui exista entre aînés et cadets, et d’éviter la note intellectuelle attachée au terme École : malheureusement, ce titre serait trop long. Même s’il faut éviter toute note affective attribuée au mot cœur depuis Rousseau et le Romantisme, nous avons finalement opté pour l’expression « École du Coeur ».
Son rôle fut souterrain, mais capital : elle sous-tend et féconde la vie mystique dans toute l’Europe depuis la fin des guerres de religion au XVIe siècle (Henri IV entre à Paris en 1594) jusqu’au milieu du XIXe siècle (fin du cercle « quiétiste » de Morges-Lausanne).
Ce mouvement est l’une des expressions de la mystique universelle dans son vécu profond. Un tel réseau d’amitiés spirituelles est de grand intérêt pour notre époque parce qu’il préfigure un mode de relation assez largement pratiqué aujourd’hui où l’individualiste contemporain, rendu prudent, repousse des structures qui lui paraissent imposées, les idéologies, les rites, des fondamentalismes, en recherche d’une approche immédiate à un Essentiel intime.
Il a cependant besoin de trouver ancrage dans des relations interpersonnelles. Cette histoire de l’École du Coeur (ou de la Grâce, terme emprunté au domaine religieux traditionnel) traverse plus de deux siècles. Nous allons le conter dans ce tome IVpour le dix-septième, puis dans le suivant V pour le siècle des Lumières. Figures et témoignages qui prouvent qu’il est possible de « vivre la mystique » sans adhérer à un collectif, mais à la condition d’être entouré de compagnons qui partagent la même aventure.
Les écrits de Chrysostome, Bernières, Mectilde, Bertot, Guyon, Fénelon sont disponibles aujourd’hui9. Y dominent de remarquables correspondances10 où ces mystiques témoignent d’une liberté rare, car ils s’adressent à des intimes qui les comprennent. Destinés à tous ceux qui cheminent sur « Les secrets sentiers de l’amour divin11 », leurs précieux conseils sont universels.
De même que l’on n’apprend pas l’ébénisterie dans un livre, seuls des liens directs entre personnes sont à même de former les apprentis mystiques : rencontrer un spirituel, lui parler, voire même vivre avec lui un certain temps est de toute première importance. Expliquer des influences spirituelles uniquement par la circulation des textes ne suffit donc pas : ce sont les relations interpersonnelles qui comptent. Nous nous attacherons donc à savoir non pas « qui a lu qui », mais « qui a rencontré qui ».
Parce qu’ils ont en commun la même expérience du divin et les mêmes raisons de vivre, les mystiques se comprennent et des liens d’amitié se forment. Le rayonnement de certains aînés plus expérimentés attire la génération suivante : les cadets reçoivent l’enseignement d’un père ou d’une mère spirituels. Ces liens sont parfois vécus sur plusieurs générations : ils constituent alors des filiations dont les intéressés sont conscients.
Ce phénomène est bien connu dans le monde entier. Dans les traditions orientales, on parle de chaînes de transmission dans le soufisme tandis que des maîtres se succèdent en Extrême-Orient dans diverses traditions indiennes ou bouddhiques. Au début du christianisme, un évêque n’était reconnu que s’il était relié à un apôtre qui lui-même avait connu directement Jésus : cette conception, encore apparente chez Tertullien à la fin du second siècle, disparaîtra deux siècles plus tard chez Ambroise de Milan12, la notion de transmission de personne à personne s’étant perdue laissant tout la place au dieu ordonnateur.
Nous allons essayer de montrer que cette expérience de transmission de personne à personne a ressuscité au XVIIe siècle, où l’on voit naître un réseau d’amitiés de ce type chez les adeptes du « pur amour » : ils se connaissaient et s’estimaient. Chaque génération formait des disciples. L’ensemble de ces liens constitue un « arbre mystique », nourri par la sève de l’exceptionnelle vitalité spirituelle franciscaine13. Des quatre figures principales - Chrysostome, Bernières, Bertot, Guyon - sont issues de nombreuses branches spirituelles dans les milieux les plus divers. Mais tous se savaient reliés à une même origine : à la fin du XVIIIe siècle, le pasteur Dutoit vénérait encore les quatre personnes que nous venons de citer14.
Ce courant mystique imprégné d’influence franciscaine, transmis de génération à génération essentiellement en France, connut une efflorescence qui dura près de deux siècles et demi : depuis 1590 quand deux franciscains fondent ce courant en apportant en France leur expérience mystique, jusqu’en 1837 où se meurt un cercle spirituel guyonien à Morges près de Lausanne.
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Cette histoire ne s’est malheureusement pas passée facilement. Les mystiques regroupés au sein d’une École du Coeur ont été affublés du sobriquet « quiétistes » par leurs détracteurs. Ce surnom entache encore aujourd’hui leur mémoire puisqu’il s’accompagna de procès et de condamnations. Le quiétisme n’étant pas le sujet central intérieur, je ne l’évoque que brièvement en privilégiant les préquiétistes espagnols et italiens.
Puis suit un aperçu de l’histoire ancienne des Tiers Ordres franciscains, trop souvent laissée dans l’ombre au bénéfice d’autres branches franciscaines. Cette vénérable tradition va éclore en France et féconder la vie mystique locale dès la fin de nos guerres de religion : des âmes ardentes vont rencontrer ces messagers. Ainsi, au début du siècle, va se former à Caen un premier groupe autour de Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), issu du Tiers Ordre Régulier : lui et Marie des Vallées (1590-1656) dirigent Jean de Bernières (1601-1659) et ses amis. Celui-ci crée l’Ermitage de Caen, où l’on trouve soutien spirituel et où l’on peut être initié à l’oraison. Il est entouré de disciples de grande valeur : Mère Mectilde (1614-1698) qui fonde un ordre de bénédictines toujours actives de nos jours ; Mgr de Laval (1623-1708) qui crée un nouvel Ermitage au Canada ; le prêtre Jacques Bertot (1620-1681), qui va transmettre la spiritualité de l’Ermitage de Caen à Paris : devenu confesseur au couvent de Montmartre, il y attire un cercle de laïcs pratiquant l’oraison, dont Madame Guyon (1648-1717). C’est elle qui reprendra la direction du groupe, attirant de nombreux disciples, dont Fénelon.
Mme Guyon va voyager en Italie : elle fera un séjour chez l’évêque Ripa et sera donc en contact avec le quiétisme italien. En elle aboutissent deux courants mystiques : celui de l’Ermitage et celui des disciples de Molinos. Elle inspirera des cercles d’oraison dans toute l’Europe, aussi bien catholiques que protestants. Puis au XVIIIe siècle, le courant mystique se distribue en de multiples branches, mais la peur d’être condamné pour « quiétisme » est un frein : tandis que les cercles spirituels se cachent en terres catholiques françaises, le courant trouve refuge dans les terres piétistes protestantes. Puis il s’enlise et nous en perdons trace en Suisse après 1837.
Une autre caractéristique de cette École apparaît ici : non seulement la qualité des directeurs spirituels y fut exceptionnelle, mais leur succession ne connut jamais d’interruption. Antoine Le Clerc sieur de la Forest (1563-1628), le père Chrysostome, le laïc Jean de Bernières, le prêtre Jacques Bertot, madame Guyon et Fénelon archevêque de Cambrai, et par la suite les pasteurs piétistes Pierre Poiret (1646-1719) et Jean-Philippe Dutoit (1721-1793) se succédèrent comme les maillons d’une longue chaîne. Autre fait remarquable, ils furent indifféremment laïcs ou religieux : leur autorité ne reposait que sur la profondeur d’une vie intérieure. C’est un laïc, Jean de Bernières, qui est au centre du premier réseau au milieu du XVIIe siècle, et c’est une laïque, Mme Guyon, qui sera la référence à la fin du siècle.
Aux biographies des uns et des autres, nous associerons des extraits de leurs « dits » ou de leurs écrits: rien ne remplace le contact direct avec les textes. Même si cet ouvrage commence par un rappel essentiellement historique, nous ne nous attarderons pas sur les structures, les règles et les conceptions théologiques : elles ne seront présentées que pour faire comprendre au milieu de quelles contraintes vivaient ces mystiques.
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Voici une vue simple du tableau général des filiations dans l’École de la grâce . Il couvre ce volume ainsi que le suivant : « IV. UNE ÉCOLE DU COEUR » et « V. FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE ».
L’ordre chronologique se déroule verticalement. Les figures de Chrysostome de Saint-Lô, Jean de Bernières, Monsieur Bertot, Madame Guyon sont soulignés, car elles se relaient pour mener « l’école » mystique d’une génération à la suivante.
Tel un « delta spirituel », trois branches naissent d’un premier groupe animé par Jean de Bernières. M. Bertot crée un cercle à Montmartre, repris par Mme Guyon aidée par Fénelon : d’eux sont issus des disciples français et étrangers qui couvrent l’Europe et franchissent l’Atlantique.
Franciscains du Tiers Ordre Régulier
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Chrysostome de Saint-Lô Marie des Vallées Marie de l’Incarnation
1594-1646 1590-1656 1599-1672
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Jean de Bernières 1602-1659 & Jourdaine de B. 1596-1670
« L’Ermitage » de Caen situé près du couvent des ursulines.
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Monsieur Bertot Mère Mectilde du St.St Mgr de Laval
1620-1671 1614-1698 -1708
Cercle créé à Montmartre Fondation bénédictine Ermitage créé à Québec
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Madame Guyon 1647-1717 & François de Fénelon 1651-1715
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Cercles « de la Quiétude » actifs à Paris, Cambrai, Blois [Influences piétistes]
Disciples « Cis » et « Trans » situés en
France Écosse Angleterre/Amérique Hollande Suisse Allemagne
Chevreuse(s) J & G Garden Poiret Pétron.d’Eschweiler
-1712 & -1732 -1699 & -1733 1646-1719 1682-1740
Beauvillier/s Ramsay Metternich Fleischbein Pyrmont
-1714 & -1733 1686-1743 -1731 1700-1774
Dupuy Forbes 16th Tersteegen Klinckow. Danois
– >1737 1689-1761 1697-1769 -1774
Marquis de F. Deskford Dutoit Lausanne
1688-1746 1690-1764 1721-1793
Mortemart Wesley Fabr. de Zelle
1665-1750 1703-1791 -1793
Upham Pétillet
1799-1872 Langalerie
Quakers Influences philos. (Kant)
et litt. (B. Constant)
Methodists
Présentation
Mystiques ?
Quiétisme ou quiétude ?
Précurseurs espagnols
La répression en Espagne et en Italie µ corriger la suite par table finale
Un « triangle » géographique et des Italiens
L’école du cœur en France et au Canada (1601-1671)
Origines franciscaines et Monsieur de Bernières
L’Ermitage normand
Monsieur Bertot Directeur mystique
Migrations canadiennes
Synthèse : Ermitage et « Vie commune »
Madame Guyon (1648-1717)
La formation
La Vie
L’œuvre
La Voie mystique
François de Fénelon
Le cercle des disciples
Marie-Anne de Mortemart
Filiation écossaise
Filiation hollandaise
Filiation germanique
Filiation suisse
Influences
Échos et reconnaissance
Conclusion. Une chaîne mystique.
Annexes
Les mystiques suscitent l’agressivité à toutes époques. Ils seraient des paresseux aux yeux d’ascétiques hostiles. Ils ont été inquiétés, accusés, mis en prison et condamnés. Le sujet est immense et complexe, les rivalités humaines le rendent décevant, mais nous devons en donner un aperçu puisque nos figures ont été confrontées à ces attaques et ont cherché à les éviter.
La célèbre « Querelle » entre les « quiétistes » et leurs adversaires a été finement traitée par des érudits15. S’y révèle l’incompatibilité de toujours entre expérience mystique individuelle et structure ecclésiale.
Mais qui précisément ces accusations concernent-elles ? Dans Le mouvement du Libre Esprit, Romana Guarnieri consacre son annexe IX spécifiquement au quiétisme16 : elle en fait un synonyme de « Libre Esprit » en le définissant comme une « doctrine quiétiste de la conformité à la volonté divine »17. Mais le catalogue chronologique qu’elle présente sous la rubrique « Libre Esprit » est beaucoup trop large : en plus de Marguerite Porete, on y trouve les cathares, les joachimites, les Almariciens panthéistes, les spirituels franciscains (dont Jacopone de Todi), la seconde Hadewich, Bloemardine18, les bégards, des influences sufies (qui « pullulent » en Sicile), des gnostiques néoplatoniciens, etc. Leur seul point commun est la condamnation pratiquée par diverses autorités ecclésiales.
C’est chez Jacques Le Brun que nous trouvons l’explication d’une si forte tendance anti-mystique. Celle-ci relève d’une longue histoire19 :
« L’Église établie a rencontré à toute époque des mouvements caractérisés par le refus des institutions ecclésiales et par la valorisation de l’expérience individuelle, mystique ou prophétique […] Ces tendances anti-hiérarchiques ont entraîné une forte réaction. Les premiers jésuites aussi bien que les mystiques du Carmel espagnol réformé, sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, et le confesseur de sainte Thérèse, Balthazar Alvarez, s’étaient heurtés au XVIe siècle à de vives résistances. »
Notre réaction de modernes face à cet envahissement de tout l’espace privé serait de nous éloigner du pouvoir, mais au XVIIe siècle, c’est impossible : la sphère de liberté personnelle est réduite. Il n’y a pas de séparation entre l’Église et le pouvoir royal : ils se confortent l’un l’autre pour contrôler les esprits. En 1685, l’Édit de Nantes est d’ailleurs supprimé d’un trait de plume : il devient intenable d’être protestant et les protestants s’exilent. La condamnation du quiétisme est faite en 1687, confirmée en 1699.
Au sein de ce pouvoir totalitaire, la liberté de conscience est inconnue : il est obligatoire d’avoir un confesseur et l’on ne peut pas souvent le choisir librement lorsque les pouvoirs entendent vous contrôler par son intermédiaire. L’expérience intérieure peut donc être difficile à vivre si le confesseur n’est pas mystique. Elle n’est vraiment reconnue et acceptée par les autorités qu’au prix d’une intégration au sein d’un Ordre ou au moins d’une confrérie : Mme Guyon qui a refusé de devenir supérieure des Nouvelles Catholiques à Gex, va perdre douloureusement sa liberté par la suite. Un laïc, a fortiori une femme, doit se soumettre, et avoir des opinions et même des oraisons identiques à celles de son confesseur.
Comme leur expérience « verticale » ne dépend de personne, les mystiques sont mal vus des pouvoirs. Pour arriver à les dominer, les autorités ecclésiales et temporelles cherchent des fautes concernant le dogme : on vérifie si le contenu de l’expérience est conforme. Un premier problème concerne l’ascèse et l’effort personnel. L’ascèse par la souffrance est une évidence à cette époque, mais dès que leur expérience atteint une certaine profondeur, les chrétiens intérieurs comprennent que cet effort personnel provient de la nature humaine : ils s’en détachent et s’adonnent à une oraison de repos en Dieu en s’abstenant de toute action humaine qui ne ferait que déranger l’action divine. Les adeptes de la quiétude acceptent les épreuves qui se présentent sur leur chemin, mais ne les recherchent pas. Ils savent qu’ils n’ont aucun mérite et que l’effort volontaire n’assure en rien la venue de la grâce divine. Ils abandonnent toute volonté propre par amour pour le divin.
Or le milieu ambiant est persuadé que la communication d’en haut se mérite par la souffrance et la pratique volontaire d’exercices et de méditations. Bientôt la contemplation mystique cessera « d’être la connaissance simple que la foi surnaturelle communique à l’intelligence pure, dans le silence intérieur des puissances spirituelles […] » Dans les premières décades du XVIIe siècle, on verra les Carmes de la Réforme eux-mêmes lui substituer une contemplation dite acquise 20. On se met à distinguer une contemplation acquise par méditation active et une contemplation ‘infuse’». Les adversaires vont s’emparer de cette distinction pour attaquer ceux qui sont passés au-delà de la méditation discursive, ce qui donnera lieu à d’inutiles discussions. Pour un mystique en effet, parler de contemplation acquise n’a pas de sens puisque seul le don de la grâce est efficace : on ne peut préférer l’activité naturelle à l’illumination divine.
Ceux qui avouent se reposer en Dieu, autrement dit tous les mystiques non débutants, voient qualifier leur oraison de « quiétiste ». Le terme vient du latin quies, repos, et J. Le Brun la définit ainsi : « une « oraison de “repos” ou de “quiétude”, dans laquelle l’âme était plongée en Dieu, transformée en lui et restait passive pour ne pas s’opposer à son action »21. L’accusation classique contre laquelle tous les mystiques vont avoir à se défendre est celle de leur « oisiveté » présumée dans l’oraison.
La bulle papale énumère les erreurs condamnées :
« Une des références de l’anti-quiétisme en France est le texte de la bulle Coelestis Pastor, imprimé en latin et en français dès l’automne 1687 […] la thèse essentielle des quiétistes serait, d’après la bulle, une définition de la “voie intérieure”, “voie unique”, par l’annihilation des puissances […] ni connaissance, ni souvenir de Dieu, ni de soi, ni rien de propre, ni images [… Or] la négation ne porte pas sur l’objet (récompense, châtiment, mort, éternité, salut, etc.), mais sur la démarche du sujet, démarche d’ordre psychologique, devant l’objet de la foi : il ne doit pas “penser” à ces objets, ne doit pas en avoir souci ou espérance [… ce qui exprimerait] un retour du sujet sur soi-même, une volonté propre, un amour-propre »22.
Les protagonistes de la querelle s’affrontent donc sur la question de la cessation des actes, voire de l’absence de toute pensée :
« Madame Guyon met l’oraison du cœur au-dessus de l’oraison de seule pensée, car la pensée est discontinue, l’esprit ne pouvant penser à une chose qu’en cessant de penser à une autre, tandis que l’oraison du cœur n’est point interrompue […] tandis que Bossuet s’oppose, comme Nicole, à une foi nue et à un amour qui ne reposerait pas sur une connaissance, tout en refusant à la fois un retour sur soi et un retour sur une simple présence de Dieu. Les “actes intérieurs” sont produits par l’attention, et, selon Bossuet, disposent à l’attention »23.
Bossuet et Nicole, manquant d’expérience intérieure, ne veulent pas comprendre qu’il ne s’agit pas d’oisiveté, mais d’interrompre les occupations humaines pour s’abandonner à l’action de la grâce divine. Écoutons madame Guyon exprimer l’inanité de l’industrie humaine avec sa profondeur habituelle :
[…] persuadée que je suis de ne pouvoir L’atteindre par aucun effort propre, je les quitte tous afin de me laisser anéantir et que ne demeurant plus rétrécie et bornée par mes propres activités, je sois anéantie et rendue vaste et immense comme le néant, qui est la seule disposition à posséder le Tout. […] ayant travaillé quelque temps à regarder et à considérer le flux et le reflux de Dieu dans Ses divines Personnes, et voyant que je ne Le pouvais comprendre, sans m’amuser plus longtemps à Le considérer, je me suis perdue et abîmée en Lui ; et c’est où j’en ai plus appris en un moment, que je n’aurais fait par mes regards et par mes soins toute ma vie. »24
On mesure par ce texte combien elle était hors d’atteinte d’un confesseur ordinaire : dans cette vie qui se déroule au centre de l’être, les « actes intérieurs », les pratiques, les croyances, l’effort humain ont laissé place à la foi une et simple. L’attention aux phénomènes, au chemin et à ses étapes, se fond dans la liberté du grand large, le vaisseau ayant atteint l’océan sans rivage. Les méditations discursives ne sont plus de saison, y retourner est impossible et ne serait qu’un tourment.
L’immersion dans l’amour entraînait également une inattention aux petites fautes qui fut la cause d’une autre douleur pour ces spirituels. Jacques Bertot, par exemple, directeur de Madame Guyon, était si plongé en Dieu qu’il pouvait se permettre d’écrire :
Il est infaillible que toute âme qui a la lumière du fond a la paix et le repos, autant dans ses misères que dans ses vertus. Comme c’est une lumière de vérité, elle ôte tout étonnement de ses chutes et de ce que l’on est, et met ainsi le calme en tout en se perdant en toutes choses, aussi bien par ses pauvretés, péchés et sottises que par les actes de vertu ; et cette paix est féconde en pureté.25
Malheureusement cette liberté intérieure avait été mal comprise au Moyen Âge par certains adeptes du « libre esprit » qui, sous prétexte de s’abandonner à l’Esprit-Saint, s’adonnaient à des orgies. Au XVIIe siècle, ce sont ces débordements que l’on sous-entendait quand on qualifiait un mystique de « quiétiste ». Le terme était donc injurieux et les adversaires de « l’erreur quiétiste » feignaient de redouter ces errances. Afin de disqualifier un mystique, on cherchait tout d’abord à prouver son relâchement moral : malgré sa vie exemplaire, on tentera de fabriquer des faux témoignages affirmant que madame Guyon avait des relations sexuelles avec son confesseur La Combe ou avec sa servante. Inutile de souligner la douleur que ces accusations provoquaient chez leurs victimes. En réalité, tous ces mystiques s’ancraient solidement dans la pratique des vertus. S’ils étaient laïcs, ils éprouvaient même souvent le besoin de consacrer leur vie par des vœux proches des Règles appliquées aux religieux : comme Bernières, Mme Guyon observait les vœux propres au Tiers Ordre séculier franciscain26. et pourtant aucune accusation ne lui fut épargnée.
Un autre problème concernait le rôle de l’Église en tant qu’intermédiaire entre Dieu et les hommes. Ceux qui se nomment souvent entre eux les « chrétiens intérieurs » relativisent le rôle des structures humaines puisqu’ils trouvent Dieu au fond d’eux-mêmes. Ils restent chrétiens puisque Jésus-Christ est le Médiateur vers Dieu. Mais ils se tournent directement vers lui : Mme Guyon invoque le « petit Maître » et n’a besoin de personne pour être en relation avec lui. L’Église, intermédiaire délaissée, revendique la nécessité d’une expertise et entend vérifier que l’expérience est orthodoxe.
Un dernier sujet de conflit est particulier à l’École de la Grâce: On y constate un mélange tout moderne entre consacrés et laïcs. Les laïcs avaient autant d’autorité que les clercs, celle-ci découlant de la profondeur de leur expérience intérieure et non de l’appartenance au corps ecclésiastique : le sieur de la Forest conseille le Père Chrysostome, le laïc M. de Bernières forme le prêtre Jacques Bertot. C’est sa principale disciple, madame Guyon, qui introduit l’abbé de Fénelon à la vie mystique, et qui dirige de nombreuses personnes : Bossuet, scandalisé, lui reproche d’oser exercer une direction spirituelle.
Si, de tout temps, les mystiques ont été jugés menaçants pour la société catholique, l’intolérance atteint un sommet lorsqu’elle est partagée par le pouvoir civil comme par l’opinion du public qui, confondant tout, voulait éviter le retour aux terribles luttes d’origine religieuse, encore proches ou voisines (elles eurent lieu autour de 1560 en France puis autour de 1630 en Allemagne). On publiait des « catalogues d’erreurs » qui permettaient de repérer les doctrines ou les actes hérétiques, car ils sont bien difficiles à déceler chez les mystiques par eux-mêmes. Plus qu’à de véritables divergences dogmatiques, on se heurte à une recherche de cohésion sociale : la société ne se reconnaît pas dans ces êtres trop libres et le pouvoir les redoute. Le malheureux Molinos en fera les frais en Italie.
Ce sont les terribles condamnations papales qui ont occulté jusqu’à notre époque l’importance de la voie de quiétude : elles inclurent même des « préquiétistes », dont le malheureux Bernières post-mortem en 1687, puis un ensemble élargi aux « nouveaux mystiques », Mme Guyon et Fénelon, par le bref Cum alias de 1699. Ceci entraîna une peur généralisée et l’autocensure des spirituels. Pourtant la mystique aurait pu être un facteur d’unité au-delà des dogmes :
« La recherche d’un point central, du cœur de toutes les dévotions, apparaissait : ce centre pouvait être l’amour pur, la pratique de l’oraison la plus épurée […] le quiétisme apparaît comme le point d’aboutissement de ce courant de la spiritualité simplifiée, au-delà des rites et des différences confessionnelles : l’écho qu’eurent ces tendances mystiques dans les milieux luthériens et même, en certains cas, auprès de calvinistes, laisse penser que l’espoir d’une confluence mystique n’était pas purement illusoire.27 »
Écoutons maintenant les témoignages des amoureux de l’amour.
Dans les périodes très anciennes, nous ne disposons que de sources officielles conservées par les archives des pouvoirs. Mais à partir du XVIe siècle, grâce à l’imprimerie, nous bénéficions de textes et de témoignages qui ont échappé à la destruction par la multiplication des éditions.
Ces textes vont nous permettre d’évoquer de grandes figures du quiétisme européen dont Mme Guyon hérite soit parce qu’elle les a lues, soit parce qu’elle les a rencontrées personnellement. Avant Miguel de Molinos en effet, deux mystiques espagnols sont importants par leur influence sur les générations suivantes et ont été très lus par Mme Guyon et son entourage : l’ermite Grégoire Lopez, et le carme Joseph de Jésus Maria [Quiroga] qui défendit Jean de la Croix28 .
Nous nous intéresserons ensuite aux rencontres que Mme Guyon a faites pendant son séjour en Italie.
Ce mystique totalement libre et donné à Dieu fut très admiré par tous au XVIIe puis XVIIIe siècles, en particulier par l’entourage de Mme Guyon. Son indépendance face au monde et au jugement social le rattache à l’antique tradition des ermites et des Pères du désert. Il fut l’une des figures préférées de ceux qui, dans une époque travaillée par le désir d’un retour aux sources primitives, reconnurent sa grandeur solitaire.
Sa Vida écrite par son disciple et ami, le prêtre Francesco Losa, fut rééditée et traduite par Arnauld d’Andilly, l’infatigable traducteur de Port-Royal29. Elle sera invoquée pendant les controverses de la querelle quiétiste. Elle sera éditée en 1717 par Pierre Poiret, puis en 1733 par le piétiste mystique Gerhart Tersteegen (1697-1769), enfin en 1747 par le fondateur du méthodisme John Wesley (1703-1791)30. Nous retrouverons ces spirituels : disciples ou influencé par Madame Guyon.
Cette Vie pittoresque enflamma l’imagination de générations de lecteurs à la recherche d’un moderne Père du désert. En réalité, elle mérite mieux lorsqu’on perçoit la profondeur de dits rapportés par Losa (ils sont ici en italiques, enchâssés dans le texte de Losa donné entre guillemets). Le récit chemine au gré des lieux de résidence de l’ermite itinérant.
Né à Madrid en 1542, probablement d’une famille noble, Grégoire Lopez fut pris par l’oraison très jeune au point qu’il s’enfuit de chez lui pour passer dix ans auprès d’un ermite en Navarre. Son père le retrouva et le mit comme page à la Cour sans que rien n’arrive à troubler son oraison. À vingt ans, il décida d’embarquer pour le Mexique31 dont la conquête était récente (chute de Tenochtitlan-Mexico en 1521). Après avoir distribué ses biens aux pauvres, il se rendit à Zacatecas, ville peuplée proche de mines d’or, mais il quitta ce Far West mexicain trop violent pour chercher la solitude chez les Indiens « à huit lieues de là, dans la vallée d’Amajac habitée par les Chichimèques que leur humeur farouche et cruelle rendait alors redoutable aux Espagnols. » [15-17]32. En fait, sa douceur fit la conquête des Indiens.
De 1562 à 1567, Lopez fut accueilli dans la métairie d’un capitaine, Pedro Carillo : le fils de celui-ci, à qui l’ermite apprit à lire, se souvenait de Grégoire comme d’un jeune homme imberbe, vêtu d’un sac serré avec une corde, sans chaussures, sans chemise ni chapeau. Pendant qu’il vécut chez Pedro, il n’assistait que rarement à la messe et ne fréquentait les sacrements que de loin en loin, quand passait quelque prêtre. Il lisait et écrivait une bonne partie du jour. Aidé par les Indiens, il bâtit de ses mains une petite cellule.
On commença à médire de lui « parce qu’on ne voyait ni rosaire ni image pieuse dans son ermitage ». En fait, sa pratique, que personne ne lui avait enseignée, était d’un dépouillement absolu, à savoir la répétition de cette prière très courte : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel. Amen. Jésus. » Selon le récit de son Losa, ceci dura « trois ans qu’il ne respirait presque point sans les dire mentalement [...] ayant demandé s’il était possible que toutes les fois qu’il se réveillait elles lui fussent présentes, il me répondit “que oui, et qu’ainsi après être éveillé il ne respirait jamais une seconde fois sans qu’elles lui vinssent en la mémoire” [31-32] ». Après trois années, il fut envahi par un ardent amour qui ne le quittera plus.
En 1567, il quitta sa cellule pour s’installer dans un village :
« Le désir qu’avait Grégoire Lopez de n’être point connu et le soin qu’il prenait de cacher ses vertus et la conduite de Dieu sur lui le faisait souvent changer de lieu à l’imitation des anciens solitaires. » [63]
Il séjourna ensuite près de deux ans chez Sébastien Mexia, un converti qui ne portait plus que des habits de bure, comme notre ermite. Il retourna à Mexico où les dominicains auraient aimé le recevoir dans leur ordre, mais il préférait la liberté.
« Quelque grande fût la pauvreté dans laquelle il vivait, il ne demanda jamais l’aumône, mais s’abandonnait entièrement à la conduite de Dieu, n’ayant pour toute nourriture que ce qu’on lui donnait sans qu’il le demandât ; et lorsque tout lui manquait, il travaillait pour en gagner. » [47]
C’est alors que Francesco Losa vint le voir, ayant appris « qu’il y avait à Guasteca un homme que l’on soupçonnait d’être luthérien parce qu’il n’avait point de chapelet... » [61] : il ressentit une telle fascination qu’il resta avec lui jusqu’à la mort de celui-ci. Il s’en fit le témoin et rédigea sa biographie :
« Il se levait tôt et, après avoir lu, durant un quart d’heure, un passage de la Bible, il se recueillait, jusque vers onze heures, en un exercice dont on ne savait s’il était prière, méditation ou contemplation. Il sortait alors de son recueillement et mangeait avec Losa ou ses hôtes. […] Quand fut interdite [par l’Inquisition] la lecture de la Bible en langue castillane, il la lut en latin : pendant quatre ans, il consacra à cette lecture quatre heures chaque jour, arrivant à la savoir presque toute de mémoire. Il reconnaissait avoir lu beaucoup. »
En 1573, Lopez malade fut recueilli par Jean de Mesa et passa quatre ans à Guasteca, puis il se rendit « à Atrico par un mouvement du Saint-Esprit qu’il y a sujet de croire qui le portait à faire de semblables changements. » [63]. Jean Perez Romero lui donna une chambre ; il y demeura deux ans, mais des religieux se scandalisèrent « d’une vertu et d’une science si admirables dans un homme qui n’avait point étudié et ne portait point l’habit d’aucune religion. » [65]. Il s’en alla pour deux ans à Testuco (aujourd’hui Huastepec, État d’Oaxaca) où il écrivit un livre de médecine : bon anatomiste et excellent herboriste, il prenait soin des malades. Un cercle laïque se forma autour de lui. L’enquête d’un jésuite, faite pour le compte de l’archevêque de Mexico, lui fut favorable.
En 1580, toujours en compagnie de Losa, il s’installa à l’hôpital de Guastepec. Il aidait par ses compétences, mais aussi par sa prière, ce qui n’était pas toujours compris : « Un seigneur se renseigne sur l’hôpital, auquel on dit que Lopez passe son temps à prier dans sa chambre : “Je lui ferai de bon cœur donner deux cents coups de fouet” » ! Lopez répond avec humour :
Il a raison. Car un fainéant mérite bien deux cents coups de fouet ; et ces Seigneurs qui sont si occupés des choses extérieures ne comprennent pas ce que c’est qu’un exercice intérieur. [237]
Il affirmait aussi :
Je ne suis rien : je ne suis bon à rien. [240].
Sa spiritualité faisait fi des méthodes. Il refusait de donner des règles pour faire oraison, renvoyant souvent au Pater ou à des pratiques très simples :
Pour ne vous pas donner sujet de vous plaindre que je vous refuse, je vous dirai que vous n’aurez pour cela qu’à dire ce peu de paroles dont le sens est d’une si grande étendue : « Seigneur mon Dieu éclairez mon âme afin que je vous connaisse et que je vous aime de tout mon cœur. » Ce bon frère communiqua cette prière aux autres frères de cet hôpital. [205]
Il fut l’objet d’une nouvelle enquête approfondie menée par un dominicain [84] :
Il répondit sincèrement que toute son occupation était d’aimer Dieu et le prochain. À quoi [Dominique de Salazar] lui ayant réparti : « Vous me dites la même chose à Amajac il y a vingt-cinq ans, et ne vous êtes-vous donc occupé qu’à cela seul ? » — « J’ai toujours fait la même chose quoy que mes actions ayent été différentes. » [192]
1589-1596 : malade, il s’installa finalement dans un bourg nommé Sainte-Foy [Santa-Fe], toujours en compagnie de Losa, et « choisit une petite maison séparée du bourg », car, disait-il : Seigneur je viens ici seul pour vous servir et m’oublier moi-même. « Il entra dans cette solitude le 22 mai 1589 et y passa le reste de sa vie. » [93].
Losa le rejoignit à Noël et demeura avec lui jusqu’à sa mort [97]. Lopez lui donna un seul conseil : conformer sa volonté à celle de Dieu. Losa note :
Il lui donna pour exercice d’oraison ces paroles : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, amen Jésus » […] doctrine la plus sublime et la plus difficile [… qui est] la conformité de notre volonté. [254]
Losa, voyant qu’il dormait très peu et priait sans cesse, l’interroge :
Lui disant qu’il ne prenait aucun repos : […] « Il est vrai que je ne saurais prendre de repos tandis que mes frères se trouveront engagés dans tant de travaux et tant de périls, parce qu’il n’est pas juste que je pense à me reposer pendant qu’ils y seront exposés. Dieu me garde de faire une telle lâcheté. Il suffit que l’un d’eux soit en danger pour faire que je continue toujours de prier pour lui. » [246]
[…] Grégoire Lopez étant toujours dans cet acte continuel du pur amour de Dieu et du prochain, Dieu lui communiquait sans cesse toutes ces vertus afin qu’il les communiquât aux autres et enrichît leur pauvreté par son abondance. Comme cet acte d’amour était continuel, je lui demandai s’il avait quelques heures réglées […] [il répondit que] nulle chose créée n’était capable de le divertir ni de le ralentir dans ce continuel acte d’amour de Dieu et du prochain qui lui était devenu comme naturel et que tant s’en faut qu’il reculât dans cette union que Dieu lui communiquait, il y avançait toujours, référant à Dieu par cet acte d’un pur amour toutes les grâces que sa Majesté lui faisait sans s’en rien appliquer, et que cette union était la source et l’origine de tout ce qu’il savait ; qu’ainsi c’était Dieu qui lui avait servi lui-même de maître et non pas les livres, quoique ce lui fut une grande satisfaction de lire ce que Taulere et Rusbroche33 ont écrit des choses purement intérieures qu’il plaît à Dieu de communiquer. Il me dit aussi […] quelle était cette union, par l’exemple de celle qui se rencontre entre la lumière et l’air […] deux choses distinctes tellement unies que Dieu seul est capable de les distinguer. [258]
[…] Je lui dis de chercher quelque péché […] il me répondit « que par la miséricorde de Dieu sa conscience ne lui reprochait aucun péché. » [267]
Il accueillait tous ses visiteurs avec simplicité, que ce soit le vice-roi ou la simple Indienne que l’on retrouvera à son chevet à la fin de sa vie :
Il ne leur parlait jamais de Dieu ni de choses spirituelles et morales s’ils ne lui en parlaient en premier […] [il répondait] dans des termes très simples parce qu’il en retranchait tout ce qui aurait été superflu […] Ses lettres avaient cinq ou six lignes ou moins […] [car] il vaut mieux parler à Dieu que parler de Dieu. » [230-233]
Quand on le priait de se souvenir d’une personne, il la portait par la prière, charisme que Mme Guyon appellera l’état apostolique :
« Oui je le fais et porte ce poids sur mes épaules. » [272].
[…] un homme de piété […] vint à Ste Foy et il le reçut avec cette douceur et cette civilité qu’il avait pour tout le monde […] lui parla d’une manière qui remplit son âme de tant de consolation et de joie qu’il ne put s’empêcher de le lui dire. Sur quoi ce serviteur de Dieu lui répondit : Rendez grâce à notre Seigneur, et cette joie lui dura plus de deux jours. » [145]
Considéré comme un saint, il meurt le 20 juillet 1596, non sans montrer une attention particulière aux humbles. Quand une Indienne dont il ne connaissait pas la langue vint le voir trois ou quatre jours avant sa mort, il dit :
Écoutez-la […] Car peut-être me veut-elle donner quelque bon avis : ce qui montre quelle était son humilité.
[…] À l’heure de sa mort, lors que lui demandant s’il voulait que je lui donnasse un cierge pour voir plus clair, il me répondit : « Tout est clair. Il n’y a plus rien de caché : c’est un plein midi pour moi. » [203]
Tout autre est Joseph de Jésus Maria, neveu du cardinal de Tolède Quiroga. Il reçut une formation littéraire et juridique soignée afin d’entreprendre une carrière ecclésiastique. Mais il l’abandonna pour entrer chez les carmes déchaux de Madrid à l’âge de trente-trois ans, très peu de temps après la disparition en 1591 de Jean de la Croix. Deux ans plus tard, il reçut la fonction d’historien de l’ordre qu’il conservera de 1597 à 1625. Mystique lui-même, il fut choqué des attaques contre Jean de la Croix dont les œuvres demeuraient suspectes et ne furent éditées qu’à partir de 1618 non sans avoir subi un « traitement douteux ». L’historien prit vigoureusement sa défense et se mua en apologiste déterminé de Jean de la Croix. Il se déplaçait d’un couvent à l’autre pour enquêter, rencontrait les carmes formés par Jean, ce qui lui permit d’écrire une Histoire de la Vie et des Vertus de Jean de la Croix34 qu’il eut le courage de faire paraître sans la permission de l’ordre. Celle-ci demeure la première et la meilleure approche de Jean si l’on veut pénétrer l’esprit qui l’animait comme maître des novices (on y joindra la biographie récente du P. Crisogono qui satisfait aux critères modernes de la recherche historique35). « Puni durement », Quiroga fut assigné à résidence au couvent de Cuenca le 13 décembre 1628 où il mourut peu après.
Il ne sera reconnu – implicitement - qu’en 1912, lorsqu’apparaîtra une de ses œuvres dans la première édition critique des œuvres de Jean36.
Quiroga est aussi l’auteur d’une importante œuvre mystique37 : son Apologie mystique est un « traité fulgurant… qu’il faut placer au soir de sa vie 38». D’une clarté exceptionnelle, il va définir les bases et le vocabulaire mystique pour le XVIIe siècle, en particulier la notion de « repos » en Dieu.
En bon disciple de Jean de la Croix, il commence par retirer tout appui mental qui « doublerait » la grâce divine :
Cette manière de représenter Dieu sur un mode connu, quelque universel qu’en soit le concept, on la concède aux nouveaux contemplatifs pour commencer à les sevrer des similitudes matérielles […] Nous avons à nous unir de façon ineffable et inconnue aux réalités ineffables et inconnues de nous […] par la lumière de la foi au-dessus de la raison et de la connaissance naturelle […] Tout cela fait défaut en cette contemplation formée où l’entendement ne contemple pas Dieu au-dessus de toutes les choses ; mais où il est appuyé sur elles, prenant en elles ce concept connu. […] la vue directe vise son objet en lui-même, alors que la vue réflexe le vise dans son propre acte formé grâce à quelque ressemblance de chose créée et connue.39
Il défend la pratique d’une attention simple et amoureuse à Dieu ou quiétude, contre la méditation discursive à la recherche de grâces et visant l’acquisition des vertus chrétiennes, telle que le proposent les Exercices d’Ignace de Loyola dans leur interprétation courante :
Dieu est une vertu infinie, présente partout de façon invisible et non connue de nous, sinon par la foi, et présente nulle part de façon visible et connue ; aussi n’avons-nous pas à nous comporter dans l’oraison comme qui l’attirerait à soi, puisque l’âme le possède en elle-même, mais comme qui se livre à Lui comme à son principe. (Chap. 15, § 5).
Il s’oppose également à tout travail spéculatif qui se référerait à l’obscurité de Denys tout en laissant vivre l’entendement. Car concrètement c’est la « démangeaison » d’un exercice, permettant subtilement de conserver un appui, qu’il faut réduire :
La contemplation est parfaite, elle s’exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l’entendement connaît par la lumière divine les choses que n’atteint aucune raison humaine [...] Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c’est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l’obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d’esprit, bien rares sont ceux qui s’y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l’intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l’intention de l’esprit, s’opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l’entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s’abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d’être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part.40
Il s’agit de rétablir la disposition contemplative, science d’amour sans connaissance dans la ligne du chartreux Hugues de Balma et de franciscains, contemplation provoquée par l’irruption de la grâce, agréée par la volonté, non sensible, différente de toute contemplation intellectuelle ; il est en effet impossible de s’élever vers Dieu par un discours, qu’il soit affirmatif (« la théologie scolastique ») ou négatif (« la théologie négative ») :
Saint Thomas disait que celui qui considère actuellement quelque chose parle à lui-même [...] Et aussi longtemps qu’il s’y arrête et ne se tourne pas vers un autre, il ne parle pas à cet autre [...] il ne prie pas encore. En revanche, lorsqu’il veut présenter à Dieu ce désir accompagné de la connaissance de sa nécessité [...] il soumet alors son désir et son concept à Dieu.41
Toute activité dans la méditation est ainsi inutile, ce qui n’exclut pas l’exercice actif de la bonté et d’autres qualités dans la vie active. L’irruption de la grâce ne dépend d’aucun mérite, ce qui pourrait paraître scandaleux si elle ne provoquait par la suite un intense travail auquel le mystique participe pour que devienne « naturel » l’exercice de telles qualités.
Quiroga complète son maître et termine une époque, car bientôt, nous dit Krynen, la contemplation donnée par la grâce cessera
« […] d’être la connaissance simple que la foi surnaturelle communique à l’intelligence pure, dans le silence intérieur des puissances spirituelles […] Dans les premières décades du XVIIe siècle, on verra les Carmes de la Réforme eux-mêmes lui substituer une contemplation dite acquise, variété de spéculation négative… »42.
Cette distinction entre deux « contemplations », alors que, pour un mystique, il n’existe que la contemplation donnée par grâce, donnera lieu à d’inutiles confusions :
« Quiroga a fait mieux que de démarquer la mystique de Saint Jean de la Croix […] Il n’est pas exagéré de penser que si l’Apologie avait vu le jour autour des années 1618-1620, la polémique déclenchée à propos du quiétisme entre Bossuet et Fénelon eût été vidée heureusement de son contenu »43.
À cet effet, remarquons qu’il se rencontre communément, chez ceux qui font l’oraison mentale, deux obstacles qui les empêchent d’être mus et illuminés de Dieu tandis qu’ils la font. Le premier provient des images distinctes et particulières de l’imagination, au milieu desquelles la raison est en mouvement dans ses discours, et nous avons déjà traité de cet obstacle. Le second, moins connu encore de ceux qui se croient grands contemplatifs […] consiste à n’avoir pas le courage de détacher de la raison le concept universel de Dieu sous lequel on se présente devant la Grandeur divine dans la contemplation. Ces contemplatifs ne peuvent se décider à envisager Dieu d’un regard direct, en tant qu’objet présent, dans l’obscurité de la foi, mais ils l’envisagent sous un concept formé et distinctement connu. En un mot, ne pouvant comprendre Dieu, ils veulent du moins comprendre le concept sous lequel ils le contemplent44.
Au-delà de la défense de son maître et de ses écrits sur la vraie contemplation, la grandeur de Quiroga se révèle dans les compléments mystiques qu’il apporta à l’oeuvre de Jean de la Croix. Quiroga connaissait la pensée profonde de Jean par ses entretiens avec ses anciens novices tenus lorsqu’il fut chargé de rédiger la Vida. Des manuscrits de Jean de la Croix auraient été détruits à cause de leur hardiesse à affirmer la transformation finale de l’âme en Dieu dès cette vie.
La Subida del alma a Dios ou Montée de l’âme vers Dieu fut corrigée pour la seule édition réalisée en 1656 et 165945. La transformation de l’âme en Dieu est un état final (le scandale ne naît que si l’on oublie que le mystique arrivé là est mort à lui-même) :
Chapitre 12 de la Troisième partie.
Du règne de Dieu, où l’âme transformée en Lui jouit à en son intérieur avec paix de béatitude.
[…] La Justice qui est la perfection de la vie introduit l’âme dans ce Royaume et ses fruits sont la paix et la jouissance. Après que ce Royaume de Dieu commence avec la Béatitude, l’âme contemplative transformée en Dieu commence à jouir, depuis que l’Époux Divin a ouvert l’entrée aux puissances dans la maison de la Sagesse […] Après que la forme Divine se saisit de l’âme pour la transformer en elle et la revêt des [512] propriétés de Dieu […] comme en cette union habituelle, l’âme est pleine de Dieu, comme elle est très étroitement unie avec lui, sa grande capacité est satisfaite par cette possession du bien suprême, son appétit est déjà si apaisé qu’elle n’aime pas autre chose que ce qu’elle a, et elle a tout ce qu’elle aime, selon ce qui peut être [réalisé] en cette vie ; avec laquelle commence une paix si heureuse qu’elle jouit déjà d’une certaine façon de l’amour pacifique des bienheureux…46
Nous ne connaissons de ce prêtre47, docteur en théologie et chapelain de la marquise de Legañes à Madrid, que ses bons livres, dont La vie de l’esprit traduite par Cyprien de la Nativité48 :
Chapitre cinq [seconde partie]. Comment l’âme doit regarder Dieu. Quand vous le regardez en tant que Dieu, considérez-le et le contemplez infini, immense, et tel qu’encore que vous cheminassiez hors du monde des millions de millions de lieues, néanmoins qu’il est là et partout ; et si après ces espaces à perte de vue, vous les multipliez autant que vous avez de cheveux en tête, ou par des millions infinis, qu’il est encore là, et qu’il n’y a aucun espace où il ne soit, et qu’en chaque partie ou chaque point des mêmes espèces, est toute la divinité présente et parfaite avec toutes ses perfections, toutes ses richesses et tous ses dons. (235)
La conclusion justifie la perte de la « sensation » spirituelle et se défend de l’apparente oisiveté de la contemplation :
Nous devons considérer Dieu présent : il nous suffit de savoir qu’ici est notre ami pour jouir de lui. Ne vous arrêtez pas à ficher les yeux sur ses splendeurs accessibles, car vous ne réussirez pas ; d’autant qu’il est nuit maintenant pour nous, qui ne sommes que voyageurs. (375)
Chapitre sept. Où il est enseigné qu’encore qu’une âme ne sent pas ce qu’elle opère, elle n’est pas toutefois oisive.
Vous trouverez quelques personnes qui vous diront : « Mais mon Père, nous ne sentons pas ce que nous faisons, et ainsi il nous semble que nous sommes dans l’oisiveté » : à cela je réponds que cette peine est un point ou une faiblesse de la condition humaine qui veut toucher et sentir tout. Et je leur confesse que souvent elles ne le sentent pas ; mais qu’importe ? Car l’âme pour être un pur esprit ne se sent pas, et toutefois nous croyons que nous en avons une ; de même aussi ces opérations (244) qui sont de soi pures et spirituelles, ne se sentent pas ; mais encore qu’elles ne soient pas sensibles, cela n’empêche pas que l’âme n’opère véritablement.
Encore que les âmes ne sentent pas qu’elles aiment, elles ne laissent [cessent] pas d’être là occupées dans l’amour de Dieu ; car pour aimer, il n’est pas nécessaire qu’elles fassent des actes sensibles, et avec tout cela, elles aiment Dieu et leur désir n’est autre que de faire la volonté de ce souverain Seigneur, et quelque pensée qui leur vienne, qui est contraire à ce désir, est pour elles une cruelle blessure ; or Dieu souvent tient les âmes en tel état, que non seulement elles ne connaissent pas qu’elles aiment, mais au contraire qu’elles pensent qu’en tout elles manquent et déplaisent à Dieu. (245)
Ici dans cet exercice de foi vive, parce que l’entendement ne discourt pas et ne conçoit rien en particulier et qu’il demeure dans une certaine tranquillité, il semble à l’âme qu’il n’entend pas, de même que si on disait à un homme que dans les Indes il y a une chose de grand prix, qui n’est ni or, ni argent, ni pierre précieuse, et qui n’a aucune ressemblance ou rapport aux choses de son pays, pour la pouvoir représenter, cet homme ne formerait aucun (309) concept de cette merveille, et seulement il comprendrait que c’est une pièce de grande valeur [...]
La foi est une habitude de l’âme certaine et obscure. (295)
Falconi fut estimé par les mystiques, en particulier par le remarquable cardinal italien Petrucci (1636-1701). Né d’un fonctionnaire royal en 1596 dans la province d’Almeria, il entra dès 1611 dans l’ordre de la Merci49, à Madrid. Il suivit les cours de théologie de l’Université de Salamanque pendant quatre ans, reçut le sacerdoce en 1619 (ou 1620) à Ségovie : il y connut une « seconde conversion ». Il quitta l’enseignement en 1625 pour s’attacher au couvent de Madrid, se consacrant entièrement à la direction de conscience auprès des laïcs de la ville, de la Cour et dans les monastères. Il mourut, usé, en 163850.
Ses œuvres parurent presque toutes après sa mort. Elles sont traduites en français51. Son premier ouvrage est le Traité des miséricordes de Dieu, datant de sa « seconde conversion » :
Par grâce, vous me donnez la grâce, car je ne puis faire des œuvres qui la méritent.
La vie de Dieu incompréhensible et divine est suivie de Notre pain de chaque jour destiné à un large public et qui conseille la communion quotidienne. Ses Œuvres spirituelles comportent le Livret pour savoir lire en Christ, le Livre de vie éternelle (où il propose l’oraison et se défend du reproche de vouloir y attirer jusqu’aux porteurs d’eau), le Livret pour lire en Christ librement, le Chemin droit pour le ciel...
Enfin huit Lettres nous restent, dont la première eut un tel retentissement qu’elle fut partiellement reprise dans le Guide de Molinos, puis jointe à l’édition du Moyen court de madame Guyon52. En quelques pages, cette Lettre du serviteur de Dieu concentre en effet l’essentiel sur l’oraison, à commencer par l’abandon :
§ 2. Établissez-vous bien en la présence de Dieu et comme c’est une vérité de la foi, que Sa Majesté divine remplit tout de son essence, de sa présence et de sa puissance, faites un acte intérieur de cette foi, et persuadez-vous fortement de cette importante vérité. Remettez-vous tout entière en ses paternelles mains ; abandonnez votre âme, votre vie, votre intérieur et votre extérieur à Sa très sainte volonté, afin qu’Il dispose de vous-même selon Son bon plaisir et Son service, dans le temps et dans l’éternité. Cela fait, demeurez en paix, en repos, et en silence, comme une personne qui ne dispose plus de quoi que ce soit […]
Falconi recommande de laisser tomber tout exercice intérieur ou mouvement propre qui empêcherait l’action du Peintre divin. Il répond d’avance aux accusations d’oisiveté :
[…] Ne pensez volontairement à aucune chose, quelque bonne et quelque sublime qu’elle puisse être.
§ 3. Gardez-vous bien de croire que cet état soit un état d’oisiveté. […] ce qui s’exerce le plus hautement en cet état, c’est l’humilité ; puisque pendant qu’une personne n’a aucun sentiment de ce qu’elle fait, qu’au contraire il lui semble qu’elle ne fait rien, ne pouvant voir ce qu’elle fait, elle s’humilie à plein fond. Elle confesse qu’elle n’est propre à quoi que ce soit, et que ce qu’elle a de bon vient de Dieu, sans qu’elle ait jamais mérité de le recevoir.
§ 4. C’est celle [l’oraison] que le divin Maître nous enseigna dans le jardin [des Oliviers], où pendant trois heures qu’il pria, toute son oraison ne fut que d’abandon à la volonté de son Père.
§ 6. Il ne faut se mettre en oraison qu’afin que Dieu fasse de nous ce qui lui plaît [...] Tout autre exercice intérieur ne servirait qu’à troubler cette opération divine ; comme un peintre ne réussirait pas à faire le portrait d’une personne qui se remuerait sans cesse.
Il calme l’inquiétude qui naît lorsque la mémoire même est suspendue, citant l’autorité du maître de Thérèse d’Avila :
§ 7. Le bienheureux Pierre d’Alcantara [dit] : La parfaite oraison est celle où celui qui prie ne se souvient pas qu’il est actuellement en prière.
§ 10. Ainsi quand une fois vous vous êtes absolument mise entre les mains de notre Seigneur par un amoureux abandon, vous n’avez qu’à demeurer là : gardez-vous de l’inquiétude et des efforts qui tendent à faire de nouveaux actes, et ne vous amusez pas tant à redoubler vos affections sensibles : elles ne font qu’interrompre la pure simplicité de l’acte spirituel, que produit votre volonté. Ce qui est le plus important, c’est de n’ôter pas à Dieu ce que vous lui avez donné, en faisant quelque chose notable contre son divin bon plaisir.
Comme l’absence d’acte propre peut être mal comprise, Falconi insiste sur l’oubli de soi qui laisse place à Dieu :
§ 13. Oubliez-vous de vous-même. Videz-vous de tout ce qui est vôtre, afin que Dieu vous remplisse de lui ; puisque, comme disaient les pères du temps de Cassien : « Où vous n’êtes pas, c’est là justement que Dieu se trouve ».
Falconi a écrit aussi un Alphabet53 qui se rattache au genre des abécédarios illustrés par Osuña54. Falconi y répond aux inquiétudes :
Ne vous affligez point de ne pouvoir arrêter votre imagination en Dieu [...] Réjouissez-vous dans la créance que vous avez d’être en la présence de Dieu, et dites-lui : « Seigneur, ayez, s’il vous plaît, la bonté d’opérer en moi ce que je ne puis faire... » (146)
Aussi rapporte-t-on de ce grand orateur Grégoire Lopez, que son oraison consistait à dire : « Votre volonté soit faite en la terre comme au ciel, Amen Jésus. » (268) […] Mettez en Lui tous vos soins et soucis […] Il n’a pas dit : « Abandonnez-lui telle ou telle diligence », mais tous vos soins généralement, de sorte qu’il ne vous reste plus aucun empressement ni inquiétude (280).
Selon « La Vie divine et incompréhensible de Dieu… » 55:
[331] Dieu est comme une mer immense, en laquelle et au-dedans de laquelle le Ciel, la Terre, l’Enfer, et tout le Monde, vivent et se conservent comme les poissons dedans la mer. […] Dieu est infini en son être, et en sa nature, et il est si grand qu’il [342] remplit et occupe tout, et qu’il est en toutes choses, et plus en icelles, qu’elles ne sont en elles-mêmes ; il est très intime et présent en toutes choses ; et cependant il n’y a point de chose laquelle nous nous arrêtions moins à considérer que Lui. […] Dieu est [343] plus imbibé dans le monde, que le monde n’est en soi-même. […] Toutes les choses sont tellement pénétrées de Dieu, et si enfermées en iceluy, que nous pourrions nous servir de la comparaison et expression suivante, disant que c’est comme une éponge, qui jetée dans la mer demeurerait tout pénétrée et abreuvée d’eau au-dedans, et par dehors et de tous les côtés. Cette comparaison n’est pas encore assez expressive, parce que Dieu est encore plus intime dans les [344] choses, et les pénètre davantage puisqu’il est dans toutes leurs parties pour petites qu’elles soient. […] Si Dieu donc n’avait pas produit quelque chose qui fût Dieu [411] comme lui, son appétit serait toujours affamé. C’est pourquoi, étant nécessaire que la production de Dieu le satisfasse pleinement, elle se doit terminer à une autre personne, qui soit comme de son espèce, et Dieu de même que Lui ; et cette personne ainsi produite, nous l’appelons Fils […]
Sa Méthode de perfection comporte trois étapes d’une grande rigueur :
[476] Pour premier étage, il faut mettre l’anéantissement de soi-même et une parfaite humilité de cœur […]
[480] Le second étage est celuy de l’abnégation et indifférence par laquelle l’homme se dépouille de tout propre intérêt […]
[484] La conformité au bon plaisir de Dieu fait le troisième étage de la perfection et consiste à faire et souffrir tout ce qu’il plaît à Dieu […]
[483] Pour acquérir cette perfection si sublime, sans doute qu’il faut employer toute sorte de diligence ; mais pourtant il se faut bien garder de penser y atteindre par notre soin et industrie : il faut y aspirer avec une simple et forte confiance en la bonté de Dieu qui le donne gratuitement à ceux qui n’y mettent point d’empêchement.
Après cette première génération de mystiques soupçonnés de quiétisme après leur mort, les difficultés s’accentuèrent.
L’Europe était dominée par trois absolutismes catholiques qui entendaient contrôler les consciences : le « roi Très Catholique » d’Espagne, puissant en Flandres et en Italie du sud, une Papauté aux moyens temporels limités, mais spirituellement active, le « Roi Très Chrétien » de France jaloux de son indépendance et qui dominera bientôt. Les protestants résistaient difficilement sur le continent, mais ils domineront les océans.
Les spirituels italiens, espagnols et français qui tentaient de se rencontrer et de tisser des liens avec discrétion, étaient surveillés, car on les soupçonnait de vouloir fomenter quelque complot. Dès que l’on confessait être au-delà de la méditation discursive, descriptible donc contrôlable, on était soupçonné de « quiétisme ». Les pouvoirs temporel et ecclésiastique étant mêlés, les conséquences sont graves et nous voyons les spirituels prendre la peine de se justifier. Le combat est inégal. L’individu qui résiste devient vite le bouc émissaire du groupe. Suspicion et discrédit se porte sur tout vécu individuel irréductible à l’appréciation du « peuple des croyants » ou de ceux que l’on oblige à paraître tels56.
Les polémiques opposèrent des contemplatifs, qui vivaient dans l’évidence expérimentale de la grâce, à des responsables attachés à l’exercice actif de la méditation. Le plus souvent sans grande expérience intérieure, les conducteurs d’un peuple religieux, mais non mystique se devaient d’établir puis de gérer avec prudence des normes de comportement faciles à décrire.
« Juger sur le fond » de témoignages intimes, vécus dans des conditions si diverses qu’ils ne peuvent être rassemblés aisément autour de Propositions, supposait de la discrimination spirituelle, plutôt que juridique. Mais l’intériorité perdue des maîtres de l’heure éloignait du vécu spirituel pour ne retenir que ce qui s’accordait avec une pensée dogmatique encadrée théologiquement.
À cause des multiples interactions entre l’Espagne et le sud de l’Italie, contrôlé par les Bourbons depuis le sac de Rome en 1527, deux Inquisitions agirent de concert et la répression se répandit en Espagne57.
On eut tôt fait de confondre alumbrados58 et quiétistes. On alla jusqu’à livrer les écrits de Teresa et de Juan de la Cruz à l’Inquisition (sans suites trop terribles). On dénonça les écrits d’Antonio de Rojas, de Falconi, de Gregorio Lopez, du franciscain de Valence Antonio Sobrino, ce dernier lié à la “figure discutée” de Francisco Jeronimo Simo dont le procès en béatification était défendu à Rome par Molinos.
L’archevêque promu de Palerme à Séville Jaime de Palafox y Mendoza qui avait commis l’erreur de recommander le Guide de Molinos avant la chute de ce dernier, anima un cercle molinosiste. Il fut la grande figure espagnole symétrique de l’archevêque italien Petrucci. Tous deux furent protégés par leurs positions éminentes, mais non sans être mis violemment en cause. Tous deux moururent la même année 1701. Les autres figures ont disparu sans laisser de traces remarquables.
« L’épicentre de la crise quiétiste se trouve en Italie »59 : l’approche historique traditionnelle repose sur une seule relation confidentielle destinée au Saint-Office. Les chercheurs sont partis de la liste de foyers quiétistes qu’elle propose : les groupes rattachés à ces foyers auraient entretenu des relations étroites qui pouvaient laisser croire à un mouvement d’ensemble.
On en doute aujourd’hui. Il s’agit plutôt d’une « littérature d’orientation quiétiste, en ce sens qu’elle est centrée sur l’oraison et la contemplation, largement répandue dans toute la Péninsule aux alentours de 1680 ». Bien que les influences premières fussent en réalité celles de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, les opposants ne relevèrent que celles de Falconi et de Malaval.
À Rome, le confesseur Molinos attira les foules et connut un succès considérable avec sa Guià (huit éditions italiennes de 1675 à 1685) : les « méditatifs » s’alarmèrent, en particulier des jésuites attachés à leur méthode discursive. Le public se passionnant pour ce sujet, une polémique se fit à coup de libelles et de contre-libelles. Les têtes de file quiétistes étaient Molinos et le cardinal Petrucci. Leurs opposants Belluomo et Segneri eurent initialement le dessous. De grands procès eurent lieu en 1687-1688.
« Quiétistes et anti-quiétistes interprétaient différemment la contemplation acquise : simplement ascétique et normale pour les uns, déjà extraordinaire pour les autres. D’où le problème : si elle est d’ordre mystique, cette contemplation était-elle néanmoins de façon normale à la portée de la plupart des chrétiens ? Si oui [ce que supposent des Moyens courts proposés à tous] ne risquait-on pas de voir une exaltation, ensuite un dérèglement des mœurs sous le couvert de “quiétude mystique” ?60
L’accord initialement recherché entre “méditatifs” (la majorité) et “contemplatifs” (très minoritaires) s’avéra impossible : dénonciations et acrimonie avaient miné tout terrain d’entente.61 .
La mystique en Italie est incarnée par trois personnalités : Molinos, le célèbre confesseur condamné, son ami le cardinal Petrucci, et l’évêque Ripa qu’a rencontré madame Guyon. Bien que l’emprisonnement à Rome de Molinos (18 juillet 1685) fût en réalité lié à des causes conjoncturelles et politiques, il déclencha une “chasse aux quiétistes” (1687-1689). La Lombardie, puis la Vénétie et le Piémont furent également concernés : des groupes locaux de signori introversi furent poursuivis. Mme Guyon qui avait résidé en Piémont en 1683 près d’un semestre, puis en 1685-1686 près d’un an, échappa momentanément à toute persécution.
Miguel de Molinos (1628-1696) fut considéré comme l’incarnation et le martyr du quiétisme. Il naquit en Aragon, dans une simple famille paysanne. Prêtre en 1652, il occupa des postes de responsabilité dans l’Escuela de Cristo de Valencia et arriva à Rome en 1663 pour y activer une cause de béatification. Sa réputation de directeur spirituel attira de plus en plus de disciples, sa Guia connut un succès retentissant : huit éditions italiennes virent le jour de 1675 à 1685 ! Son prestige était tel que les premiers écrits qui attaquèrent sa doctrine furent mis à l’Index (1681).
Le quiétisme devint sujet à controverse. Un équilibre parut possible lorsque le pape Innocent XI tenta bien d’accorder « méditatifs » et « contemplatifs »,62 mais l’affaire était en réalité politique. Molinos se livrait dans la société romaine à un apostolat spirituel trop efficace aux yeux des autorités : son succès faisait de l’ombre à certains, l’agitation des foules dérangeait et des accusations dogmatiques servirent de prétexte pour l’éliminer. Dès 1682 le cardinal Albizzi concluait ainsi son Informe lue au Saint-Office : « Cette Sacrée Congrégation du Saint Office n’a pas condamné la contemplation mystique, mais a désapprouvé le mode introduit [...] à cause des désordres qui en proviennent. »
La situation se détériora assez brusquement, tout comme avait été rapide son ascension : il fut emprisonné le 18 juillet 1685 et sa Guia fut condamnée par l’Inquisition espagnole le 24 novembre de la même année63. À la pression de l’Espagne, cette grande protectrice des affaires catholiques, se joignit l’influence française64 : Louis entendait prévenir les désordres sur ses propres terres.
Condamné à la prison à vie, Molinos mourra dix ans plus tard. Les documents du procès ont disparu, mais sa mémoire est aujourd’hui réhabilitée65.
À la lecture, son livre apparaît en fait bien orthodoxe et peu original. Jean Le Brun explique sa condamnation par les conditions de sa parution :
« … il représentait l’aboutissement de toute la tradition mystique du siècle en prêchant la contemplation, l’abandon à Dieu et l’anéantissement du moi, la soumission au directeur spirituel. Pour des raisons complexes, rivalité de direction spirituelle, oppositions politiques, résurgences de l’anti-mysticisme, le livre et la personne de Molinos furent vivement attaqués et ni les efforts des amis de Molinos, ni la sympathie du pape Innocent XI ne purent les sauver, d’autant plus que la surenchère française dénonçait dans le pape un défenseur de mystiques suspects. En 1687, soixante-huit propositions de la Guia espiritual furent condamnées par la constitution Coelestis Pastor : on retrouve dans ce catalogue d’erreurs des propositions maintes fois dénoncées depuis le Moyen Âge (amour pur sans considération de la récompense, abandon total, contemplation continue, dévalorisation des institutions et des œuvres), mais cette nouvelle constitution allait fournir aux adversaires des mystiques dans les années suivantes un répertoire quasi canonique d’hérésies66. »
Cette condamnation allait servir d’archétype pour la traque des mystiques en France. Pourtant, la Guia espiritual ne se présentait pas comme un témoignage personnel67, mais comme un simple manuel à la doctrine parfaitement orthodoxe. Outre Denys, Molinos n’y citait que des auteurs reconnus comme saint Bernard, saint Thomas, Jeanne de Chantal :
Et cette lumière est que je ne dois jamais me regarder moi-même, mais cheminer les yeux fermés, appuyée sur mon bien-aimé, sans chercher ni à voir, ni à connaître le chemin par lequel il me guide, sans penser à rien…68.
On s’aperçoit qu’il a beaucoup lu Falconi, car on en retrouve des passages cités presque textuellement69. Rédigé pour être utile à tous, ce manuel est pratique. La pensée est très claire et se refuse à tout sentimentalisme. Clarté et simplicité font la beauté de ce texte.
Molinos lance son livre comme une bouteille à la mer. Son adresse au lecteur70 est émouvante :
[…] Qu’en sera-t-il de ce petit livre sans patronage, dont le contenu mystique, comme un mets peu délectable, attire sur soi la censure commune et le dégoût ? Si tu ne le comprends pas, lecteur mon ami, ne le censure pas pour autant.
[…] La science mystique n’est pas science de l’esprit, mais de l’expérience. Elle n’est pas inventée, mais vécue ; elle n’est pas enseignée, mais reçue ; et ainsi est-elle très sûre et efficace, d’un grand secours et superbement fructueuse.
La science mystique n’entre pas dans l’âme par l’ouïe ni par la lecture assidue des livres, mais par la généreuse infusion de l’esprit divin, dont la grâce est communiquée, dans une intimité fort savoureuse, aux simples et aux petits (Mt 2, 26) [trad.1997].
[…] je sais bien que, par manque d’expérience, beaucoup vont censurer ce qui est enseigné ici. Mais devant Dieu j’ai confiance que, parmi les âmes que la Majesté divine appelle à cette sagesse, quelques-unes en feront leur profit. Je ne tiendrais pas mes veilles pour inutiles, si tel en était le fruit. [1997].
Il différencie nettement les contemplatifs des méditatifs qu’il qualifie d’âmes « extérieures » :
III. § 1 : Il y a deux catégories de personnes spirituelles : les unes sont intérieures les autres extérieures. Celles-ci cherchent Dieu du dehors, par le raisonnement, l’imagination et la réflexion. Pour acquérir les vertus, elles pratiquent, non sans grand effort, abstinences, macération du corps et mortification des sens. Elles […] portent en elles la présence de Dieu, présence qu’elles forment dans leur pensée ou leur imagination, sous les traits soit d’un pasteur, soit d’un médecin, soit d’un père et seigneur aimant. [...] § 2 bien que ce soit un bon chemin, ce n’est pas par lui qu’on arrivera à la perfection [...] § 4. Il est d’autres spirituels, vrais […] Ceux-là, recueillis en l’intérieur de leur âme, pratiquant un véritable abandon entre les mains de Dieu, un oubli et un dépouillement total, y compris de soi, ont toujours leur esprit porté en la présence du Seigneur, par la foi pure, sans image, sans forme ni figure, mais avec une grande sécurité établie sur la tranquillité et le calme intérieur. Et dans son recueillement infus, l’esprit se manifeste avec une telle force qu’il engendre le recueillement intérieur de l’âme, du cœur, du corps et de toutes les forces corporelles. [1997].
Il donne dès le Prologue les signes du passage à la contemplation, signes qui ne sont pas reconnus par les « méditatifs » :
§ 23 […] je veux lui donner les signes auxquels elle [l’âme] reconnaîtra qu’elle est appelée à la contemplation. Le premier et le principal est de ne pas pouvoir méditer, ou de méditer avec beaucoup d’inquiétude et de fatigue, sauf si cela vient d’une indisposition physique, d’un désordre du tempérament, d’une humeur mélancolique ou d’une sécheresse née d’un manque de préparation. § 24. On reconnaîtra que ce n’est aucune de ces anomalies, mais une vocation véritable, quand cette âme passera une journée, ou un mois, ou plusieurs mois sans pouvoir raisonner dans l’oraison. […] § 25. Le deuxième signe est que, quoiqu’il lui manque la dévotion sensible, l’âme recherche la solitude et fuit les conversations. La troisième est que la lecture des livres spirituels lui inspire habituellement de l’aversion, parce que ces livres ne lui parlent pas de la douceur intérieure qui est au fond d’elle-même sans qu’elle le sache. Le quatrième est que, même dénuée du raisonnement, elle conserve, malgré tout, le ferme propos de persévérer dans l’oraison. Le cinquième est qu’elle acquiert une grande connaissance et un profond dégoût de soi, abhorrant ses fautes et accordant à Dieu la plus haute estime. [1997].
L’ascèse n’est que l’exercice d’une volonté humaine, seule l’action divine est efficace et suffisamment exigeante :
I § 43 : Tu auras beau t’épuiser en exercices extérieurs de mortification et de résignation, tu n’arriveras jamais à cet état bienheureux, tant que le Seigneur lui-même ne te purifiera pas, parce que lui seul sait comment doivent être purgés les défauts secrets. Si tu persévères avec confiance, non seulement il te purgera de tes affections et de ton attachement aux biens naturels et temporels, mais en son temps il te purifiera aussi de ces biens surnaturels et sublimes que sont les communications intérieures, les ravissements et extases intérieures, ainsi que d’autres grâces infuses, soutien et réconfort de l’âme. [1997].
Seule l’action du Seigneur nous conduit vers la liberté :
III § 9 : Pour se perfectionner, on s’efforce, dans la voie extérieure, d’accomplir sans cesse des actes vertueux. On essaie partout les moyens d’arracher le vice, de déraciner l’un après l’autre de la nature humaine des attachements ; mais tout cela en vain, car nous ne pouvons rien par nous-mêmes et nous ne sommes qu’imperfection et que misère. § 10. Dans la vie intérieure, c’est le Seigneur qui opère. Le recueillement plein de dévotion et la vertu deviennent plus forts ; les liens se rompent ; les imperfections disparaissent ; les passions s’évanouissent et l’âme se trouve libre, sans avoir attendu de la miséricorde divine la grâce qu’elle en reçoit. [trad. 1970]
III § 188 : Pourquoi, à ton jugement, d’innombrables âmes font-elles obstacle au flot généreux des dons divins ? Parce qu’elles veulent réaliser quelque chose et qu’elles aspirent à la grandeur. Ce faisant, elles s’évadent de leur humilité intérieure et de leur néant, et rendent ainsi impossibles les merveilles que veut opérer cette bonté infinie. […] Tu dois savoir en effet que Dieu ne se trouve que dans le mépris de soi et dans le néant. [1997]
Molinos conforte les âmes en peine de sécheresse :
I § 28 : Sache que le Seigneur se sert du voile de la sécheresse pour que nous ne sachions pas ce qu’il opère à l’intérieur de nous-mêmes et qu’ainsi nous nous humiliions. Si, en effet, nous sentions et discernions ce qu’il opère dans nos âmes, le contentement et l’orgueil pénétreraient en nous ; nous penserions que notre mérite n’est pas vain et croirions que nous sommes tout près de Dieu, ce qui causerait notre perte. [1997]
Il ne faut pas rester dans le sensible :
I § 35 : L’âme est un pur esprit. Elle ne sent pas. […] par conséquent l’âme ne sait pas si elle aime, et le plus souvent elle ne sent pas si elle agit. [1997].
I § 78 : […] Chemine, persévère, prie et garde silence, car, là où tu ne trouveras pas de douceur sensible, tu trouveras une porte pour pénétrer dans ton néant, en sachant que tu n’es rien, que tu ne peux rien, pas même avoir une bonne pensée. [1997].
Si l’on a le bonheur d’être mis dans la contemplation infuse :
III § 127 : L’âme qui se trouve dans ce bienheureux état doit se garder de deux choses : de l’activité de l’esprit humain et de l’attachement à cet état. Notre esprit humain ne veut pas mourir à soi, mais œuvrer à sa manière, affectionnant ses activités propres. Une grande fidélité et un grand dépouillement de soi sont nécessaires pour arriver à s’ouvrir de façon parfaite et passive aux influx divins. L’habitude continuelle qu’a l’âme d’agir à son gré l’empêche de s’anéantir. § 128. En second lieu, l’âme ne doit pas s’attacher à la contemplation même. Tu dois donc t’efforcer d’obtenir en ton âme un parfait détachement vis-à-vis de tout ce qui est, y compris de Dieu même, sans chercher, ni à l’intérieur de toi ni à l’extérieur, une autre fin ou un autre intérêt que la volonté de Dieu. [1997].
Le chemin passe par le mépris de soi-même et une vénération profonde pour Dieu : ils permettent d’outrepasser les états du début pour se couler dans la volonté divine :
III § 180 : […] De ces deux principes naît une conformité efficace et entière à la volonté divine, et c’est par elle que l’âme est conduite à l’anéantissement et à la transformation en Dieu. Cela se produit sans aucun mélange de ravissements, d’extases extérieures, de sentiments d’amour exalté... [1970].
I § 8 : […] d’un simple regard ou avec une amoureuse attention à Dieu, l’âme se présente comme un humble mendiant devant son Seigneur. [1997].
Il faut persister dans l’abandon avec confiance :
I § 13 : Chemine avec une foi ferme, dans le silence qui sanctifie, mourant à ta propre personne et à tous ses talents, car Dieu est qui il est, et il ne change pas ; et il ne peut errer ni vouloir autre chose que ton bien. Il est clair que celui qui va mourir en est forcément affecté. Mais, que c’est du temps bien employé pour l’âme que d’être morte, muette et résignée en la présence divine pour recevoir sans difficulté l’influx de Dieu ! [1997].
L’âme anéantie en Dieu n’est plus affectée en son centre par les douleurs du monde :
III § 202 : […] Dans la vallée de son être inférieur, elle endure tribulations, combats, ténèbres, désolation, tourments, martyres et suggestions malfaisantes. Et en même temps, sur la haute montagne de son être supérieur, le vrai soleil brûle, embrase et illumine, soleil grâce auquel l’âme demeure limpide, pacifique, resplendissante, tranquille, sereine : un océan d’allégresse.
§ 203. Si profonde est la quiétude de cette âme pure qui a gravi la montagne de la tranquillité, si profonde est la paix de son esprit, si profondes sa sérénité et sa placidité intérieures, que de sa propre personne s’évadent quelques effluves ou scintillements de Dieu. [1997].
Malgré son orthodoxie, le sort de ce grand directeur spirituel fut durement scellé : il fut condamné à la prison à vie et l’on ne sait pas ce qu’il est devenu.
Ce récit nous permettra de comprendre la menace qui pèsera désormais sur les mystiques trop indépendants. Tous les spirituels auront désormais à l’esprit le sort de Molinos, ce qui engendrera une extrême prudence. Son abjuration fut orchestrée comme une pièce de théâtre jouée devant un peuple de Rome bien endoctriné qui réclamait le bûcher. Le récit de cette « terrible journée » frappa ses nombreux témoins, dont des diplomates71 . La mise en scène eut le succès escompté : elle frappa de terreur l’Europe catholique.
« L’abjuration eut lieu le 31 septembre [1687]. L’Église de la Minerve en fut le théâtre. Par une publication d’indulgences de quinze années et quinze quarantaines, les fidèles furent conviés à assister à la cérémonie. Ils vinrent en si grande foule que, dès huit heures du matin, la garde mise aux portes fut débordée. On exigeait des billets d’entrée délivrés par le Saint-Office. L’affluence des curieux obligea à renforcer les cordons de police.
Quand le carrosse du Saint-Office (qui emmenait Molinos) s’engagea dans la rue du Saint-Esprit, le peuple assemblé commença à crier : Au feu ! Le barigel72 responsable du prisonnier eut tellement peur qu’il fit un vœu à Notre-Dame des Grâces.
Dès que Molinos fut arrivé à la Minerve, sous bonne escorte, il fut conduit dans une salle voisine de la sacristie ; nombre de gens voulurent l’aller contempler de près et assister à son repas de midi. À trois heures du soir entrèrent les prélats, les ambassadeurs (celui d’Espagne y était), les cardinaux. Les cardinaux inquisiteurs avaient examiné entre eux la question de savoir si le cardinal Petrucci assisterait à l’abjuration de son ami quiétiste ; ils furent d’avis que l’abstention était préférable pour Petrucci et pour la dignité du Sacré Collège. Vingt-trois cardinaux vinrent à la Minerve.
Quand ils eurent pris place, Molinos entra, entre deux sbires. Il portait l’habit ecclésiastique. Après avoir fait la révérence aux cardinaux, il gagna l’estrade qui lui était destinée. Tous les regards fixaient ce petit homme, aux cheveux blancs, replet, le visage olivâtre et vermeil, l’air grave et la démarche posée.
Une vieille estampe [...] nous a conservé l’aspect qu’offrait ce jour-là le vieux sanctuaire ogival des dominicains. Sous la chaire, sur une estrade, les consulteurs du Saint-Office sont assis ; en face le Collège des cardinaux. À droite, Molinos à genoux, les mains liées tenant un cierge, entre deux sbires assis sur le tapis ; devant lui la noblesse, romaine. Tout autour en diverses tribunes et estrades — leur nombre s’élève jusqu’à vingt-quatre — les ambassadeurs, les princes, les prélats, le clergé régulier et séculier, le peuple. La garde suisse maintient l’ordre.
Tout ce monde se place, se tasse, regarde, devise sur l’événement. Un dominicain monte en chaire pour lire la longue sentence rédigée en italien. C’est un résumé de toute la cause, résumé précis et abondant. Rien qu’en écoutant cette lecture — qui dura deux heures et pour laquelle quatre dominicains se relayèrent — les assistants peuvent se faire une idée très exacte du quiétisme de Molinos. À mesure que les chefs d’accusation s’accumulent, l’indignation du peuple grandit ; elle finit, à certains passages par éclater en cris furieux : Au feu ! Au feu !
Sous le coup du réquisitoire qui met sa réputation en lambeaux, et sous la clameur populaire qui exige des supplices contre l’infâme dont les abominations révoltent, Molinos demeure impassible [en note : Tous les témoins notent ce trait […]. Son visage ne trahit aucun trouble. Le récit de sa lamentable histoire doit pourtant, semble-t-il, éveiller, au fond de son âme, un écho douloureux. […] Finalement, le lecteur qui est en chaire récite, une par une, les soixante-huit propositions censurées, il en demande à Molinos l’abjuration […] Il demeurera condamné à la prison perpétuelle. […]
Dès que le lecteur descend de chaire, Molinos se lève et vient s’agenouiller devant le commissaire du Saint Office, pour faire entre ses mains une rétractation, dont le notaire Lucidi prend acte aussitôt. Le commissaire donne au coupable l’absolution, le revêt d’un sac de pénitence jaune orné d’une croix rouge, le frappe de la longue baguette des pénitenciers et le renvoie à son estrade. Lorsque les cardinaux sont partis, le condamné quitte l’église et retrouve sa cellule de la Minerve. Plus tard le carrosse de l’Inquisition le ramène à la prison ; il est huit ou neuf heures du soir.
Malgré quoi, à ce qu’assure le cardinal d’Estrées, « la fureur du peuple qui suivait le carrosse était si grande que l’hérétique courut le risque d’être jeté dans le Tibre ».
D’un tempérament tout à fait opposé, il était cependant ami de Molinos. Mais sa haute position et l’amitié du pape lui épargnèrent de subir son triste sort.
Né à Jesi, il entra à vingt-cinq ans à l’Oratoire, ordre contemplatif fondé par le mystique Philippe de Néri (1515-1595) et où l’on connaissait bien la transmission de la grâce coeur à coeur. Le père Petrucci aimait prier dans l’église de l’Oratoire : il y chantait et jouait du violon. Au milieu d’une intense activité pastorale, il fut envoyé à Venise pour rétablir la paix dans la communauté de l’ordre et devint supérieur de sa congrégation en 1678, puis évêque de Jesi en 1681, où il était très aimé. Il fut fait cardinal en 1686, mais peu après le procès de Molinos, s’ouvrit le sien. Après la mort d’Innocent XI qui l’estimait73, il fut confiné dans son évêché et ne publia plus rien.
De grande culture spirituelle, il citait Teresa, Juan de la Cruz, des carmes espagnols, le français Jean de Saint-Samson… Parmi ses nombreuses œuvres, voici quelques citations, magnifiques par leur intensité, tirées des Lettere e trattati spirituale e mistici , édités à Jesi en 167674 :
Dieu est si épris de l’homme, que, sans hyperbole, il meurt vraiment pour l’homme ; il espère, et la charité ne devrait-elle pas naître dans notre cœur ?75
Celui-là a son intérieur le plus saint, qui l’a plus rempli de grâce et d’amour de Dieu […] C’est pourquoi nous devons nous efforcer avec diligence de conserver bon et grand ce fond intime ou centre amoureux de notre âme : car sans aucun doute en lui se tient enracinée et constituée la perfection essentielle de l’homme. Le cœur bon, et élevé dans l’amour pur de Dieu, soulève et perfectionne l’ouvrage, et le rend agréable à la Majesté du Seigneur. De la doctrine de cet homme céleste provient la vraie bonté de l’œuvre humaine qui n’est pas seulement sa partie naturelle et matérielle, mais la surnaturelle, qui naît de la grâce sanctifiante et de la charité76.
Cet amour si droit, simple, pur et intense, rend par là l’âme hautement semblable à Dieu ; on la dit avec raison déiforme, c’est-à-dire conforme à Dieu, lequel est amour et charité. Mais comme le Dieu sublime se tient aimant, souffle l’infini amour incréé et coéternel, c’est-à-dire l’Esprit Saint, et avec l’Esprit saint il s’aime lui-même, et nous, et toutes créatures ; ainsi l’âme déiforme et parfaite aime son Dieu avec amour et charité semblables, et aime les créatures aimées de Dieu, aussi en cela s’unit-elle à son Dieu. Et parce que l’amant jouit du bien de l’aimé, l’âme parfaite jouit du bien suprême qui est Dieu77.
O âme si défaite, ne t’effraie pas, non, non, non. Contente-toi de t’abandonner parfaitement et presque « à la désespérade », à ton Dieu inconnu. Ne t’efforce plus d’opérer à ta façon naturelle ni d’accomplir tes actes puisque Dieu qui te dessaisit ne le veut pas. Maintenant, que vas-tu faire ? En silence intérieur, marquée pour morte au sein de ton Dieu, en un tel état qui t’est si inconnu, laissant faire ; car tu es épuisée par répétition. Garde-toi d’abandonner l’oraison et l’autre chose que tu dois faire en seconde vocation, exercer une nouvelle sorte de vertu : c’est pourquoi ne t’effraie pas…78
Cet immense Dieu remplit tous les lieux, pénètre toutes les créatures, est présent en tout temps, et donne l’être et la puissance à toutes choses…79
En avant vers cette souveraine Majesté, humiliés, plongés, engloutis, annihilés ! Pense que tu vas être un vrai néant, et sans pouvoir, et sans savoir, ne méritant rien de ta part : et ainsi quand durant l’oraison tu ne trouves rien, ne goûtes rien, que rien ne t’est concédé, ne t’afflige pas, ne te décourage pas, ne vois là aucune injustice ; rien ne se doit à qui n’a rien et ne mérite rien […] Croyez donc intimement que Celui-là est en vous, et vous en Lui, vivante et animée : et de cette façon, dans l’ombre de votre Esprit adorez-le, aimez-le, étant intérieurement en pure quiétude dans cet état de Foi, d’adoration et de charité80.
Après avoir été gouverneur de Bénévent, de Fermo, puis de Jesi, il fut évêque de Verceil de 1679 à sa mort. Très lié au cardinal Petrucci81, il entretenait avec lui une correspondance assidue et ses écrits se font l’écho de ceux de Petrucci. Mais il ne fut pas mis à l’Index.
Pour Ripa, même si prière et pénitence sont pratiquées, tout est impulsé par la grâce et, contrairement au schéma habituel, c’est la mystique qui entraîne l’ascèse et la conversion de l’âme vers un Dieu inconnaissable. L’âme guidée par le seul amour s’offre avec confiance à l’action divine82 :
Le plus grand secret de la vie spirituelle consiste à se rendre de plus en plus passif, sous la volonté de Dieu, consentant volontiers à ses opérations avec une indifférence totale et une résignation très patiente, heureux que Dieu dispose de nous comme bon lui semble. Celui qui laisse Dieu faire ce qu’il veut, comment pourrait-il ne pas se sentir toujours bien ? »
L’homme n’est rien :
Je ne suis rien, je ne peux rien, je ne veux rien.
D’où cette injonction radicale :
Déteste le rien, aime le tout qui est Dieu seul, si tu ne veux pas être le tout du rien et le rien du tout.
Les interactions de part et d’autre des Alpes étaient facilitées parce que Savoie et Piémont étaient associés en un même royaume situé de part et d’autre du massif alpin qui devait pouvoir être franchi sans trop de difficultés.
L’Inquisition italienne put mettre en cause des influences sur des Français et des Françaises (et établir des liens qui s’avèreront utiles lors du procès de « la Guyon »).
“Au début de 1671, l’inquisiteur de Casale Monferato communique au Saint-Office la dénonciation concernant un médecin français Antoine Girardi (ou Grignon) ; il enseigne […] une nouvelle manière de faire oraison, qu’il appelle oraison de silence et de quiétude’ […] selon la manière que prône la religieuse ursuline Marie Bon83 du diocèse de Vienne en Dauphiné […] le foyer […] s’étendit […] sur la Riviera à l’ouest de Gênes (1675) […] de nouvelles dénonciations arrivèrent à Rome, qui se référaient à des pratiques quiétistes à Spigno (diocèse de Savone), Monferrato y Corcega84.”
L’influence italienne est manifeste chez madame Guyon, car elle résida en Italie au début de son apostolat. Pourtant, à cause de l’absence de documentation écrite provenant de tiers, ses deux voyages en Italie ont été négligés par les historiens.
Sa Vie par elle-même décrit comment la Mère Bon (1636-1680), que l’on vient de décrire comme une Dauphinoise en relation avec les Italiens, lui serait apparue en songe avant le départ pour Gex en 1681. Mme Guyon passa par Marseille où elle rencontra le mystique aveugle Malaval. Elle retrouva à Thonon (sur le bord sud du lac Léman) le père La Combe, barnabite d’origine italienne et de formation toute romaine : elle l’avait rencontré dès 1671, puis fortuitement en 1679, et lui avait écrit dès 1680. On ne sait pas s’il a connu directement Molinos, qui occupait alors une place privilégiée à Rome, ou son ami Petrucci. Par contre, il est certain que le Général des barnabites a envoyé La Combe à Verceil85 où l’évêque Ripa86 demandait un directeur de conscience. Il jouissait de la confiance de Ripa “au point de devenir son confesseur, d’être chargé d’enseigner les cas de conscience aux prêtres du diocèse, et même de l’accompagner dans ses visites pastorales87”. Il était donc un intime de Ripa à Verceil.
En octobre 1683, avec la permission de son provincial, La Combe accompagna Mme Guyon dans son voyage d’Annecy à Turin88 : ils ont eu loisir de parler de ce qui se passait en Italie au point de vue mystique. Quant à Mme Guyon, on a peine à croire qu’elle ait entrepris ces pérégrinations difficiles seulement pour répondre à une simple invitation privée89. Cette constance et ce courage n’avaient-ils pas une raison plus profonde ?
Nous sommes en plein mystère puisqu’aucun texte ne demeure, autre que sa biographie90, dont il était prudent d’évacuer ce qui pouvait la lier au quiétisme italien. Or on n’y trouve que de brefs résumés de ses séjours italiens en deux chapitres (2,15 et 2,24) sur les quatre-vingt-six que comporte sa Vie par elle-même ; quant à sa correspondance, essentiellement préservée par des disciples du cercle parisien, elle n’est significative qu’à partir de 1688.
On peut cependant remarquer que Ripa était l’ami intime du cardinal Petrucci : il fut un moment son bras droit à Jesi et entretenait avec lui une correspondance assidue91. Or Petrucci était ami de Molinos. À trente-six ans, Mme Guyon a donc rencontré là les quiétistes italiens les plus éminents.
Il ne faut pas oublier l’influence de son confesseur d’origine italienne, La Combe, qui appartenait à l’entourage mystique de Ripa. Pendant leur voyage en 1682-1683, Mme Guyon et La Combe, faisant oraison ensemble, avaient découvert avec émerveillement que la grâce se transmettait directement de l’un à l’autre. Or nous savons grâce au rapport de police qui préparera les interrogatoires de Mme Guyon que cette transmission de la grâce de coeur à coeur était bien connue des spirituels italiens : saint Philippe de Néri la pratiquait. Le policier qui ne comprend pas que cette communication est spirituelle, interprète ce qu’il a entendu dire au sens le plus physique : “Quelques-uns avaient dit qu’ils se communiquaient réciproquement, dans leur secte, la grâce, en appliquant l’un à l’autre la région du cœur à nu” 92 ! On peut supposer qu’il existait à Verceil un groupe mystique autour de Ripa où l’on pratiquait cette communication silencieuse de la grâce : ceci expliquerait bien l’ardeur des Français à venir séjourner en Italie.
Ils vont en effet rester près d’un an à Turin (de l’automne 1683 à avril 1684), puis encore presque un an, d’avril 1685 au printemps 1686 à Verceil. Dans ce lieu vénérable chargé d’histoire depuis le Moyen Âge, Mme Guyon va rédiger son commentaire de l’Apocalypse, La Combe son Orationis mentalis analysis, l’évêque Ripa l’Orazione del cuore facilitata : cet apostolat trilingue témoigne en tout cas d’une intense communion spirituelle entre ces trois personnes.
On peut donc se demander si l’influence du quiétisme italien incarné par Molinos et Petrucci, n’aurait pas été communiquée à travers Ripa à Mme Guyon. Celle-ci va rapporter toutes ces précieuses expériences en France : pour elle comme pour les mystiques italiens, la communication de la grâce entre personnes est une évidence, et c’est cela qu’elle va pratiquer et propager.
De retour à Grenoble, Mme Guyon va recevoir aussi bien des laïcs que des religieux : auprès d’elle, ils expérimentent à leur tour cette transmission de la grâce de personne à personne. Le Moyen Court, qui est une sorte de guide d’introduction à la mystique pour tous, va être un tel succès qu’il va pénétrer les communautés au point de susciter la colère du Général des Chartreux : il retirera le livre des chartreuses féminines.
Elle va arriver en 1686 à Paris à un moment très délicat : l’année qui précède la condamnation romaine de Molinos. La bulle Cœlestis Pastor incluait aussi celle post-mortem du Français Jean de Bernières ! Or l’on n’ignorait pas l’influence déterminante sur le cercle de Montmartre de son disciple Jacques Bertot et que Mme Guyon était sa fille spirituelle. Aussi connut-elle son premier enfermement en 1688, car les ennemis, jaloux de l’autorité spirituelle d’une femme ainsi que du talent d’orateur de son confesseur La Combe, trouvaient dans la condamnation papale et l’inquiétude des pouvoirs un argument qui fut conforté par quelques manœuvres.
Puis eurent lieu d’autres affaires : celles de Philibert Robert curé de Seurre, où madame Guyon fit un séjour de quinze jours en 1691, de Claude Quillot et des “quiétistes” de Bourgogne, de Rouxel prêtre de Besançon. Enfin en 1697, Mme Guyon sera embastillée dix ans après la condamnation de Molinos : elle y démontrera une rare capacité de résistance.93
À la suite de François d’Assise (1182-1226), la grande vitalité franciscaine s’exprima tout au long de l’histoire par de multiples réformes. Elles ont donné naissance à des branches menant chacune leur vie propre. Trois demeurent très vivantes du point de vue mystique au XVIIe siècle : les capucins de fondation récente, les récollets issus de « déserts » où l’on faisait retraite, enfin les tertiaires. Ces derniers sont soit des laïcs comme pour l’ensemble du Tiers-Ordre d’origine, soit des religieux du Tiers Ordre régulier (TOR) pour ceux qui préfèrent obéir à une Règle suivant son commentaire établi par Denys le chartreux94.
Jean-Marie de Vernon95 nous rapporte une histoire du TOR vécue par ses membres depuis son origine jusqu’au début du XVIIe siècle96. Son récit rend un parfum que l’on retrouvera exprimé dans notre école, où n’est pas exclue une grande exigence, voire une certaine sévérité chez le P. Chrysostome. Il mérite par là d’être largement rapporté. Vernon commence par le rappel des trois fondations, puis se concentre sur le suivi au travers des siècles des deux Tiers Ordres97. Son récit relie le fondateur François d’Assise aux franciscains fondateurs de notre école, cinq siècles plus tard. J’assemble des extraits choisis dans sa volumineuse histoire:
« Il [François] a donc institué trois Ordres. Le premier, qui s'appelle des Mineurs, l'an 1208. de son âge le 27. & de sa conversion le second. Il en établit un deuxième, qu'on nomme vulgairement de sainte Claire, l'an 1212. Enfin il donna commencement au troisième l'an 1221 après un célèbre Chapitre Général tenu dans Assìze , le 30 May le jour de la Pentecôte , à cause que la Fête de Pâques arriva en cette année là l'onzième d'Avril. Cet homme tout divin , & qui ne tendait qu'à l'anéantissement de soi-même pour se transformer pleinement en Dieu , voulut renoncer au Généralat ; ce qui ne lui ayant pas été permis par les Pères qui étaient assemblés, il substitua Pierre Catanée pour son Vicaire Général, homme d'un singulier mérite, & qu'il avait reçu dans sa Compagnie immédiatement après Bernard de Quintavalle. Dès que le Chapitre fut fini, François qui se voyait plus en repos qu'auparavant par la substitution d'un Collègue qui portait une bonne partie de sa charge, se résolut d'occuper son loisir à procurer (page 5) le salut des âmes. Les Bourgades voisines ressentirent aussitôt les effets admirables de ses Prédications Evangéliques, lorsqu'il les excitait à la pénitence par de fervents discours, qui touchaient sensiblement & attendrissaient les cœurs les plus rebelles. Carnerio ou Canaria plus illustre pour le profit spirituel qu'il en tira, que par son étendue ou sa magnificence, prit tellement feu à des paroles si embrasées, que ses habitants désirant d'abandonner le monde , suivaient nostre homme Apostolique en troupe. […]« Ils n'aspiraient tous qu'au Cloître & aux déserts : Mais François ne prétendait pas dépeupler le monde, ni rompre les sacrés liens du mariage: « Demeurez, leur dit-il, dans vos maisons & continuez votre économie ordinaire, vivant dans la crainte de Dieu, & dans la pratique des vertus Chrétiennes: je vous prescrirai dans quelque temps une forme de vie que vous pourrez garder aisément parmi les tracas de la condition séculière, sans vous engager dans l'obligation des vœux. Cette promesse fut principalement nécessaire dans plusieurs villes de la Toscane, qui (6) seraient autrement demeurées désertes, tant la ferveur des Sermons du Père François était efficace […]
(7) « Ils avaient tous un coffre commun, où ils renfermaient l'argent que chacun voulait & pouvait donner pour fournir aux frais de l'enterrement des pauvres & de leur subsistance : Les absents même n'étaient pas oubliés, qui étaient ou dans les prisons ou dans les contrées étrangères pour l'intérêt de l'Église. » Cette ferveur des Tertiaires consolait beaucoup leur Instituteur , qui les voyait conformes à l'exemple des premiers Fondateurs du Christianisme. Quelle satisfaction pour lui de les voir dès lors établir proche des murailles de Florence, un Hôpital à leurs dépens pour les vieillards & les malades ? Les femmes étaient admises aux exercices de la charité aussi bien que les hommes […] Cette Communauté enfin a été accrue & transférée du temps de saint Antoine Archevêque plus avant dans la ville, auprès de l'Église de saint Martin , afin que les pauvres fussent servis avec plus de facilité. Les pieuses pratiques, & le voisinage de ce Temple ont procuré la dénomination des bons Hommes de saint Martin à ces dévots Tertiaires, qui n'ont jamais néanmoins négligé le titre de Pénitents de saint François.
« Article II. Le troisième Ordre Séculier fait de grands progrès.
« Le Patriarche Séraphique lui imposa dès le commencement le mystérieux nom de Pénitence parce que selon le sentiment de saint Bonaventure, comme la Pénitence est la voie commune pour arriver au Ciel ; ainsi le troisième Ordre comprend tous les divers états de la vie humaine, & les deux sexes, les Clercs, les Laïques, le Célibat, la Viduité, le Mariage ; aucun n'en est exclu ; tous y peuvent entrer & faire profession. (9) […]
Le B. Barthelemy Barro , Avocat célèbre dans la Cour Romaine, homme remarquable pour sa doctrine & pour son grand jugement, ayant été admis en cette Compagnie, acquit tant d'estime auprès du Père François, que celui-ci le choisit pour gouverner les autres, lui donnant le pouvoir de les vêtir & de les recevoir à la profession.
Cet ordre ne tarda pas beaucoup à s’étendre (10) dans les Royaumes étrangers, & hors de l'Italie, particulièrement en Allemagne, où sainte Elizabeth de Hongrie, femme du Landgrave de Turinge, l'embrassa. En France aussi , où le Roi saint Louis , la Reine Blanche de Castille sa Mère, Marguerite de Provence son Épouse, sa sœur la B. Isabelle de France, s'assujettirent sans retardement à une si parfaite manière de vivre98. […]
Puis Vernon fait la revue de multiples appuis des Pontifes en défense de menaces de sujétion qui semblent avoir été fréquentes. Il se sent encore obligé de justifier le Tiers Ordre au début du dix-septième siècle :
« (26) On ne saurait mieux prouver cette antiquité, sinon en iustifiant qu'elle n'est guères moindre que celle des Mineurs, & des filles de sainte Claire. L'institution des Tertiaires réguliers ne tarda presque point, après celle des deux premiers Ordres. Il semble que je monte bien haut, & que je fais un long voyage en un moment, traversant plus de quatre siècles auec trop de promptitude. Afin que ce grand trajet de l'an 1667 jusqu'à celui de notre institution régulière ne rebute pas mon Lecteur, & ne lui fasse pas perdre haleine : qu'il examine auec moi [tous les siècles et bulles…
« […] Boniface IX, en sa Bulle His quae divini cultus augmentum 1401, donne le pouvoir aux Religieux Tertiaires d'Utrech de célébrer des Chapitres Généraux, & d’y élire un Général. Les Lecteurs doivent observer en cet endroit, que la B. Angeline de Corbare vivoit sous ce Pontificat : c'est elle que quelques Auteurs croient auoir fait la première profession Religieuse des trois vœux solennels dans le troisième Ordre, ayant assemblé plusieurs jeunes filles qui l'imitèrent, et se renfermèrent (33) avec elle, dans le Monastère dédié à sainte Anne qu'elle fit construire à Foligny. C'est là, disent-ils, la première Communauté régulière du tiers Ordre. Quand nous n'aurions point d'autre témoignage de notre antiquité, suffirait-il pas pour la bien prouver, & ne démentirait-il point assez ceux qui publient que nous sommes des champignons d'une nuit, & que nous sommes au monde seulement depuis trente ans ? […]
Après une reprise des autorités en défense de multiples attaques…
« (36) [...]Il ne faut pas oublier que le même Pape Clément V ayant condamné au Concile de Vienne la pernicieuse secte des Béghards & des Béghins d'Allemagne par sa décrétale, Ad nostrum T. de haer. Etc. les ennemis des Tertiaires Réguliers s'efforçaient de persuader que cette condamnation comprenait nos Tertiaires99. Nos Pères de Thoulouze s'adressèrent directement à sa Sainteté, qui défendit leur innocence, déclarant par sa Bulle, Et si Apostolicae sedis, en 1319. que cette Clementine ne les regardait pas, & qu'ils étaient irréprochables, tant en leurs mœurs qu'en leur doctrine. Boniface VIII ne cede point à tous les autres […]
« Nous avons déjà parcouru en montant les siècles 17. 16. 15. 14. où des Papes en grand nombre nous sont pleinement favorables [...] (39) La faveur suppose l'existence des personnes que l'on favorise, afin qu'ils la reçoivent.
Vernon reprend l’histoire antérieure :
« Le Couvent de sainte Marguerite fut bâti à Rome au-delà du Tibre, l’an 1288 pour les Religieuses Tertiaires , et un autre de sainte Croix au Mont Citorio, en 1300, si nous croyons Octave Pancirole. En Flandres les Religieux Pénitents de la Congrégation de Zepperen se rangèrent sous la Règle du tiers Ordre en 1289. Les Français n'ont pas moins signalé leur zèle dans cette occasion que dans les autres ; ils ont été des premiers Sectateurs de la Pénitence, sous l'étendard de saint François d'Assize. Barthelemy Bechin, l'un des plus considérables de la ville de Thoulouze, accrut grandement la réputation de nos Tertiaires Réguliers , leur donnant sa maison accompagnée d'un enclos fort vaste, où les hommes d'un côté, & les femmes de l'autre , faisaient leurs résidences en des bâtiments faits exprès, pour y exercer toutes les fonctions monastiques […]
Vernon, prudent, déplace (« avec le temps ») l’origine de l’apparition d’un tiers ordre Régulier des autorités aux intéressés :
« (44) Il est certain que le tiers Ordre Régulier vient du Séculier, en ce que les premières Communautés Tertiaires établies même par nostre Père Séraphique, embrasées d'un zèle céleste qui les animait à une plus haute perfection, ne se contentèrent pas d'observer la Règle qu'il leur avait prescrite dans l'état séculier ; mais elles y aioutèrent auec le temps les vœux de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, tant pour se perfectionner par ce moyen, que pour s'affermir davantage : ainsi voyons-nous les missionnaires en user, et les autres qui après s'être congrégés, s'efforcent d'empêcher que leur Congrégation ne tombe en décadence. La (45) solemnité de la profession, telle que nous la pratiquons maintenant, n'était point alors en usage ; la permission tacite de l'Église suffisait : elle n'a commencé que sous le Pontificat de Boniface VIII, qui pour introduire la stabilité dans la vie Régulière, ordonna que les Congrégations ne seraient point vraiment dans l’état Religieux qu'après qu'on aurait obtenu sur ce sujet les patentes du saint Siège. […] (46) Quand donc sainte Elizabeth de Hongrie, après avoir été quelques années dans l'observation de la troisième Règle en qualité de Séculière, s'engagea heureusement dans les trois vœux solemnels, & qu'elle composa auec les Dames de sa suite notre première Communauté régulière, elle exécuta le dessein du Patriarche Seraphique […]
L’historien poursuit par la revue des provinces d’Italie, d’Allemagne, d’Espagne, puis achève sur la congrégation gallicane. La France connaîtra les guerres de religion qui entraînent la disparition des franciscains. Vernon explique son rétablissement, poursuivant ainsi son exposé du tome précédent 100.
Abordons l’histoire proprement dite de notre École : les premiers chaînons de cette succession de mystiques apparaissent après 1600 au sein du monde des tertiaires franciscains.
L’historien Vernon va nous conter les épreuves pittoresques de Vincent Mussart (1570-1637) fondateur du TOR en France. Il va nous informer aussi très largement sur un mystique laïc, Antoine Le Clerc, ce qui est tout à fait exceptionnel de sa part puisque ce laïc ne fut pas l’un des luminaires royaux ou des dignitaires de l’Église que notre historien invoque d’habitude en défense des Tiers Ordres.
Le Clerc fut un grand directeur spirituel. Il fut à l’origine de la vocation du Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô, ce qui en fait le premier maillon de la chaîne qui nous occupe.
Commençons par l’aîné Vincent Mussart et ses compagnons :
« (114) ARTICLE XVIII. La restauration des Tertiaires Réguliers en France en 1595 par le R. Pere Vincent Mussart ou de Paris.
« La Providence de Dieu ayant résolu de toute éternité, que notre Ordre subsisterait dans le Royaume de France, malgré les tumultes d'une longue & funeste guerre civile, malgré l'horrible confusion causée par les hérésies des derniers siècles, suscita un jeune homme orné d'un excellent esprit naturel, que la grâce remplit d'une force extraordinaire pour achever un si bon dessein. Il s'appelait Vincent Mussart : & naquit à Paris dans la Paroisse de saint Germain l'Auxerrois le 13 de Mars, l'an 1570. (115) …s'estant résolu de quitter le monde, il reçut le Sacrement de Confirmation auec la Tonsure, à Paris, de l'Évêque de Luzignan, l'an 1588. & l’ordre de Soûdiacre [sic] des mains du célèbre Prédicateur Rose Evêque de Senlis l'an 1589. L'habit hérémitique qu'il prit dès lors lui donna lieu de s'associer avec un ieune homme qui entrait dans ses sentiments.
« Quelque-temps après il se trouva renfermé dans la ville de Chartres, que le Roi de Navarre qui depuis a monté sur le Trône du Royaume de France, sous le titre de Henri IV tenait assiégée: Le zèle que notre nouveau Soûdiacre avait pour la Religion Catholique parut en cette occasion : ne se contentant pas d'exhorter les assiégés à recourir à la Pénitence pour apaiser la colère de Dieu, il leur en montrait l'exemple, marchant à la tête des Processions générales nuds pieds, où il portait la Croix couvert d'une haire , & chargé de grosses chaînes. Sa piété était généreuse. On le vit courir à la brêche , la pique à la main pour la défendre, & animer les défenseurs à la persévérance : une volée de canon ayant brisé cette arme , il ne perdit pas courage ; quoy que le sang & la cervelle de plusieurs qui furent tués à ses côtés, (116) l’eussent tout souillé lui-même par leur rejallissement il persista dans le combat auec tant d'adresse & de magnanimité , que le Roi de Nauarre, qui commandait dans le camp des assiégeants, le remarqua, l'admira & demanda son nom. (117) … [Son père] eût été ravi de voir son fils se ranger dans quelque Communauté de Religieux réformés : mais il appréhendait auec raison que la solitude ne lui fut préjudiciable.
« Vincent donc souhaitant une lumière plus certaine sur la forme de vivre qu'il avait à choisir , fit une retraite spirituelle sous la direction du Père Alexandre Georges de la Compagnie de Jésus. Il ne l'eut pas sitôt achevée qu'il courut dans son désert ordinaire, où il conçut de grandes espérances du succès de l'ouvrage auquel Dieu l'appelait, par la rencontre d'un Hermite nommé Frère Antoine Poupon, qui demeurant non beaucoup loin de Paris, y avait acquis de la réputation par sa bonne vie : une vertueuse Demoiselle Flamande, qui était du tiers Ordre Seculier , lui administraìt ce qu'il avait de besoin. Ces deux Confrères aspirants à une plus haute perfection établirent leur domicile pour quelque-temps dans la Forêt de Sénar[t] entre Corbeil & Melun : ils avaient là une petite Chapelle qui leur servait d'Oratoire , & leur logement ne consistait qu'en un chétif appenti qu’ils sanctifìaient (118) par la pratique des vertus ,& par leurs prières ferventes & assidues. Ne se voyants pas assez écartés du monde, comme ils croyaient, à cause de la proximité d'un grand chemin, ils se transportèrent au Val-Adam, environ à quatre lieues de Paris.
« Sa situation en un fond solitaire les charma : on y descend de tous côtés au travers d'un bois taillis, qui n'a point d'habitants ni d'autres voisins que les oiseaux du Ciel, dont le chant ne trouble pas, mais facilite l'exercice de la contemplation. Le dévot Hermitage quoi que pauvre qu'ils rencontrèrent là, arrêta notre Vincent d'autant plus efficacement, que ce lieu avait été occupé par une Communauté d'Hermites Tertiaires qui y vivaient du travail de leurs mains faisant des Chapelets & d'autres pièces, dont l'émolument contribuait à leur subsistance. Il eut pourtant en cet endroit des contradictions capables de l'ébranler , si la grâce ne l'eût soutenu. […] (119) Toute leur nourriture consìstait alors en des herbes et racines sauvages, qu'ils rencontraient dans leur solitude. Le Père Vincent quoique ravi de souffrir pour l'amour de Dieu en devint malade le jour de l'Assomption de Notre Dame l’an 1592. Sa maladie ayant duré l'espace de trois mois, Dieu le consola intérieurement dans une Communion par des grâces extraordinaires qui le fortifièrent pour endurer avec constance les outrages qu'exercèrent sur lui le lendemain les voleurs, qui après l'avoir traité inhumainement, emportèrent tout ce qui était dans leurs cellules.
« Cet accident l’obligea de s'efforcer avec son compagnon de trouver entrée dans Paris : Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu'ils avaient pris, parce que le siège devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller, & de pendre les deux Hermites. Frère Antoine en ayant eu avis secrètement par une Demoiselle prisonnière, le malade qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, & se ietant hors de sa couche descendit l'escalier si promptement qu'il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L'intempérance des soldats, & l'excès du vin les avaient mis en tel état, que Vincent & Antoine s'échappèrent aisément. La faiblesse de celui-là les arrêta tous deux le reste de la nuit derrière un vieux bâtiment non loin du lieu d'où ils sortaient. Dès que les Suisses furent partis Antoine portant Vincent sur ses épaules une partie du chemin, ils arrivèrent à Paris accablés de peines & de fatigues, auxquelles celui-ci participait davantage à cause de ses infirmités qui s'étaient accrues par le pain noir & l'eau (120) dont il usait pour sa réfection depuis un long temps. Les Médecins qui le visitèrent dans sa maison paternelle jugèrent la maladie incurable. Plusieurs eurent recours aux intercessions des amis de Dieu, pratiquants des austérités & d'autres règles de vertu pour sa santé ; l'infirme a depuis assuré qu'il fut guéri par les mérites de saint Vincent rendant ce témoignage auec une reconnaissance pleine d’affection. Son père le voyant assez vigoureux pour être transporté dans l’infirmerie des Capucins, obtint d'eux cette faveur en qualité de leur Syndic […]
« De fait dès qu'il eut recouvré sa guérison entière, il retourna dans son Val-Adam où Frère Antoine était en d'extrêmes souffrances. D'autres se joignìrent à lui en même-temps, principalement son frère appelé François Mussart, & un jeune homme de Langres nommé Hiérosme Seguìn. Leur commun dessein étant de vivre en solitude pour apprendre la volonté de Dieu, le Père Vincent qui les gouvernait, & qui ressentait plus expressément les effets de la conduite du Ciel en sa personne , les mena dans l'Hermitage de saint Sulpice au Diocèse de Senlis à dix lieues de Paris qu'ils trouvèrent propre. […]
« (122) Ayant visité plusieurs Bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M. Acarie, mari de sœur Marie de l'Incarnation , avant qu'elle entrât dans l'Ordre des Carmélites, les Commentaires du Docteur extatique Denis Rixel Chartreux, sur la troisième Règle de saint François.
« La connaissance nette & pleine qu'eut notre Vincent alors touchant la distinction des Tertiaires Réguliers & Séculiers, l'excita davantage à imiter ceux-là, & luy fit naître un ardent désir de travailler à leur réforme dans le Royaume de France. Aux quatre associés déjà nommés se joignirent, Bonaventure du Plessis, Prêtre de Meaux, Yves de Pontoise, Jacques Litée de Coutances ou de saint Lô, qui furent suivis de Louis Bourdin de Paris, de Nicolas Doucet de saint Brice, d'Ambroise Simon de la ville d'Eu, d'Archange Vignon de Paris [...] (126)
« Le progrez de la Congregation Gallicane depuis le commencement de sa réforme. « Le nombre des imitateurs du Père Vincent de Paris, croissant non seulement par l'association des six qui firent les vœux essentiels avec lui, & des autres que i'ai nommés déjà ; mais encore de quelques nouveaux venus, il établit un Monastère à Paris auec la permission de l'Évêque, l'an 1601 en un lieu vulgairement appelé Picpus, de la Paroisse de saint Paul, à l'extrémité du Faux-bourg de saint Antoine , & sur le grand chemin qui conduit au Château du Bois de Vincennes. […] ».
C’est l’historien du Tiers Ordre franciscain Jean-Marie de Vernon qui souligne le rôle éminent d’Antoine le Clerc « sieur de La Forest ». Il nous en livre une biographie complète101 couvrant cinq chapitres : l’hommage est tout à fait exceptionnel puisqu’il s’agit d’un simple laïc qui ne se distingue ni par son rang au sein de la noblesse ni par quelque rôle éminent au sein de l’Église ou de l’Ordre.
Antoine le Clerc, descendant « en droite ligne de Jean le Clerc Chancelier de France », naquit à Auxerre. Il mena une jeunesse aventureuse et compromettante pour des yeux catholiques :
« À vingt ans il prit les armes, où il vécut à la mode des autres guerriers, dans un grand libertinage. La guerre étant finie, il entra dans les études, s’adonnant principalement au droit […] Il tomba dans le malheur de l’hérésie [protestante] (528) d’où il ne sortit qu’après l’espace de deux ans. »
Quand le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô, dans son Traité premier, Le Temps, la mort et l’éternité, raconte le « coup de foudre » vécu par un ami « de maison et façonné aux armes »102, il ne peut s’agir que de la conversion d’Antoine :
Il était de maison et façonné aux armes. Voici que environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le mot d’Éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose, qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.
Antoine resta laïc, car il était chargé de famille :
[535]103 Ses biens de fortune étant médiocres, la subsistance de sa famille dépendait presque de son travail […] Particulièrement doué, il se rendit utile dans le monde puis dans les controverses religieuses : son bel esprit et sa rare éloquence paraissaient dans les harangues publiques dès l’âge de vingt ans. Sa parfaite intelligence dans la langue grecque éclata lorsque le cardinal du Perron le choisit pour interprète dans la fameuse conférence de Fontainebleau contre [le protestant] Du Plessis Mornay...
Mais la vie intérieure l’emportait, et la charité qui en découle :
Une autre peine lui arriva, savoir qu’étant entièrement plongé dans les pensées continuelles de Dieu qui le possédait, il ne pouvait plus vaquer aux affaires des parties dont il était avocat. […532] Un lépreux voulant une fois l’entretenir, il l’écouta avec grande joie, et l’embrassa si serrement, qu’on eut de la peine à les séparer…
Sa vie mystique se révélait par sa clairvoyance et l’apaisement ressenti en sa présence :
Dieu lui révélait beaucoup d’événements futurs, et les secrets des consciences : par ce don céleste il avertissait les pécheurs […] marquait à quelques-uns les points de la foi dont ils doutaient ; à d’autres il indiquait en particulier ce qu’ils étaient obligés de restituer […] Les âmes scrupuleuses recevaient un grand soulagement par ses conseils et ses prières…
Jean-Chrysostome se souviendra d’une prédiction de ce conseiller spirituel :
[537] Le père Chrysostome de Saint-Lô […] a reconnu, par expérience en sa personne, la certitude des prophéties du sieur de la Forest, quand une maladie le mena jusqu’aux portes de la mort, comme elle lui avait été présagée...
À la fin d’une vie bien remplie, il affronta courageusement l’apparition du diable – très présent en ce début du dix-septième siècle — en s’appuyant sur la présence intérieure de l’Esprit saint. Antoine mourut rempli d’amour divin :
Quatre mois devant sa mort étant sur son lit dans ses infirmités ordinaires, il s’entretenait sur [542] les merveilles de l’éternité : on tira les rideaux, et sa couche lui sembla parée de noir ; un spectre sans tête parut à ses pieds tenant un fouet embrasé : cette horrible figure ne l’effrayant point, il consacra tout son être au souverain Créateur. Il parla ainsi au démon : « Je sais que tu es l’ennemi de mon Dieu, duquel je ne me séparerai jamais par sa grâce : exerce sur mon corps toute ta cruauté ; mais garde-toi bien de toucher au fond de mon âme, qui est le trône du Saint-Esprit. » L’esprit malin disparaissant, le pieux Antoine demeura calme, et prit cette apparition pour un présage de sa prochaine mort ; ses forces diminuèrent toujours depuis et il tomba tout à fait malade au commencement de l’année 1628. Les sacrements de l’Église lui furent administrés en même temps. À peine avait-il l’auguste eucharistie dans l’estomac qu’il vit son âme environnée d’un soleil, et entendit cette charmante promesse de notre Seigneur : « Je suis avec toi, ne crains point. » Les flammes de sa dilection s’allumèrent davantage, et il ne s’occupait plus qu’aux actes de l’amour divin, voire au milieu du sommeil.
Ce que résumait la conclusion du Père Chrysostome, avec sa sobriété habituelle :
VIII. Dans la dernière maladie, il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son Éternité. (91)
La grâce dont le mourant bénéficiait se répandit sur ses proches (il en sera de même à la mort de Jean-Chrysostome) :
[543] M. Bernard [un ami] présent sentit des atteintes si vives de l’amour de Dieu, qu’il devint immobile et fut ravi104.
Puis les amis du TOR veillèrent sur le corps et le transportèrent dans leur couvent principal :
[…] Le lendemain samedi vingt-trois de janvier […] il [le sieur de la Forest] rendit l’esprit à six heures du soir dans la pratique expresse des actes de l’amour divin […] on permit [544] durant tout le dimanche l’entrée libre dans sa chambre aux personnes de toutes conditions, qui le venaient visiter en foule. Les religieux du tiers ordre de Saint-François gardaient son corps, qui fut transporté à Picpus. […] Sa vie a été mise en lumière par le Père Chrysostome de Saint-Lô, personnage signalé en vertu, son confesseur…
§
Voici le portrait conventionnel au beau visage du P. Chrysostome de Saint-Lô
le fondateur de notre École du Coeur,et directeur de Bernières :
Antoine le Clerc sieur de la Forest joua un rôle déterminant sur le jeune homme en lui conseillant d’entrer dans le TOR :
Étant encore écolier [Jean-Chrysostome] écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l’habit à Picpus…105.
Ces relations entre les deux hommes sont exemplaires de celles qui se poursuivront au sein de l’École du cœur : un laïc peut avoir suffisamment d’ascendant spirituel pour conseiller une vocation. Dans ce cas particulier, nous verrons que le sieur de la Forest va se rendre compte de la grandeur de son élève et le prendre comme confesseur.
Nous avons rassemblé l’essentiel des sources franciscaines et tout ce qui nous est parvenu du P. Chrysostome grâce à ses dirigé(e)s M. de Bernières et Mère Mectilde 106. Tout ce que nous connaissons de sa biographie propre provient de Boudon107. Les connaisseurs de l’école normande, Souriau et Heurtevent, plus récemment Pazzelli, n’y ajoutent guère d’éléments108.
Si Boudon est prolixe quant aux vertus, il reste discret quant aux faits ! Sa pieuse hagiographie couvre des centaines de pages qui nous font suivre le schéma canonique « de la vie aux vertus », mais les données biographiques se réduisent à quelques paragraphes et quelques dates.
Jean-Chrysostome fut le franciscain le plus éminent de son époque. Il naquit vers 1594 et étudia au collège des jésuites de Rouen. À dix-huit ans, il suivit l’avis du sieur de la Forest et prit l’habit. Il entra le 3 juin 1612, contre le gré paternel, au couvent de Picpus qu’avait fondé Mussart à Paris :
Le P. Chrisostome dit de St Lo [sic] naquit à St Fremond Basse-Normandie diocèse de Bayeux et fut nommé Joachim au baptême. Un de ses frères fut capucin et une sœur a été clarisse à Rouen de l’étroite observance. Joachim étudia à Rouen et y eut pour maître le P. Caussin, jésuite109. Étant encore écolier, il écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l’habit à Picpus. Son père fit ce qu’il put pour le faire sortir du cloître et y employa à cet effet un magistrat considérable du parlement de Normandie. Le jeune homme tint ferme...110.
[…] La seconde personne que nous pensons devoir nommer, et qui a fait des progrès admirables dans les voies de la pure vertu sous la conduite du vénérable père Jean Chrysostome, a été feu Monsieur de la Forêt. Nous avons dit que le bon Père étant encore jeune écolier prenait la liberté de lui écrire sans le connaître, et sur la seule réputation de sa sainteté, afin de s’enflammer par ses lettres dans les flammes du pur amour. Nous avons dit comme Monsieur de la Forêt ne rebutait pas ces lettres, et voulait bien même lui faire réponse.
Mais quelques années après, ce jeune écolier s’étant fait religieux, et ayant été envoyé à Paris, il eut une sainte liaison avec ce grand serviteur de Dieu [M. de la Forêt], qui ayans découvert en lui des lumières admirables qui lui étaient données pour mener les âmes à Jésus-Christ, et qui était accompagnées d’une haute sainteté, il n’eut pas honte de se rendre disciple de celui dont il avait été le maître, et de se mettre sous sa conduite. Le Père composa sa vie après sa mort, dans laquelle il a décrit dignement ses éminentes vertus et les grâces signalées qu’il avait reçues de Dieu. Il est enterré dans la chapelle de la Sainte Vierge, chez les religieux pénitents de Picpus, proche Paris, avec une épitaphe écrite sur un marbre, que le même Père a composée111.
Des extraits des écrits « composés par un Religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes » figurent en tome II d’Expériences112 et au récent dossier de sources et d’oeuvres de membres du Tiers Ordre Régulier franciscain113.
Nous ne parlerons pas des charges éminentes que le P. Chrysostome assuma au sein du TOR : c’est son exceptionnelle direction spirituelle qui nous intéresse. Elle est décrite avec admiration par Boudon. On sait en particulier que ses auditeurs ressentaient la grâce qui rayonnait de sa personne :
Quand il en parlait [du Sauveur], c’était avec des ardeurs qui mettaient le feu divin de tous côtés ; particulièrement quand il faisait des conférences de l’anéantissement d’un Dieu dans le mystère de l’Incarnation, il paraissait comme tout accablé sous les grandes lumières qu’il recevait, et qu’il communiquait avec des effets extraordinaires de grâce114 […]
Sa clairvoyance lui permettait de s’occuper des autres :
Il était l’un des savants de notre siècle, dans celle [la science] qu’on appelle mystique, c’est-à-dire qu’il était parfaitement éclairé dans la science des voix intérieures. Voici ce qu’il en écrit lui-même à une personne pour laquelle il n’avait point de secret sur ce qu’il touchait : « Présentement je suis dans une fort grande vue de la sainte perfection, des vertus et manières d’y aller ; ensuite de cette vue je vois bien clairement la distinction des états des âmes, et je puis servir à celles qui tendent à la perfection. Mais je connais bien que peu y tendent purement ; et celles qui n’y tendent pas, me semblent quelquefois si éloignées du vrai bien, que cela m’est inexplicable. J’ai une vue incroyable de la pureté de l’âme. »115
Jean-Chrysostome assura un rôle capital : en accueillant les laïcs comme les religieux, il assura la transition de l’ancien monde monacal vers un monde moderne ouvert, où laïcs et clercs pratiquent l’oraison et la vivent au milieu du siècle. Son influence s’étendit sur toute la première génération normande : il dirigea avec le même amour exigeant Jean de Bernières, sa sœur Jourdaine, Mectilde du Saint-Sacrement (Catherine de Bar), Jean Aumont, peut-être aussi des figures plus périphériques de notre point de vue: Vincent de Paul, J.-J. Olier. En témoignent de remarquables lettres de direction dont nous reproduirons plus loin des extraits : toutes de rigueur et de simplicité, elles appellent à une vigoureuse conduite d’abnégation, de « désoccupation » quel que soit le statut du destinataire. Chrysostome fut la figure de référence pour toute cette première génération de l’École : on n’entreprenait rien sans l’avis de « notre bon Père Chrysostome ». Seule l’humble « sœur Marie » des Vallées jouira d’un prestige comparable.
A la fin, il demanda à passer ses derniers moments chez la Mère Mectilde :
Elle était l’une des filles spirituelles du bon Père, et en cette qualité il voulut qu’elle fût témoin de son agonie ; il passa environ neuf ou dix jours à Saint-Maur, proche de la bonne mère…116
Comme pour le sieur de la Forest mourant, son état mystique se diffusa chez les religieux présents :
L’on remarqua que la plupart de religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646], fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher117.
La grâce le vida de tout : il comprit que ce qu’il avait fait ou ressenti jusqu’alors n’était que « de la paille » :
Toutes ces grandes lumières s’éclipsèrent, toute la ferveur sensible de sa dévotion s’éteignit, il entra dans des ténèbres lamentables, son esprit devint tout stupide, et il pouvait bien dire avec son Maître : « Mon Dieu, mon Dieu, nous pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Voici dans cet état ce qu’il écrivit aux religieuses de Sainte Élisabeth : « Mes chères sœurs, Jésus soit à jamais notre très unique amour. Il est bien tard d’attendre à bien faire à la mort, et bien douloureux de n’avoir rien fait qui vaille en sa vie. Soyez plus sages que moi, et employez sans réserve toutes vos petites forces pour amasser du pur amour, de la mortification et de la pure vertu. C’est une chose bien fâcheuse et bien terrible à une personne qui professait la sainte perfection, de mourir avec de la paille. Je sens présentement tout ce que je vous écris. Le plus grand plaisir que vous me pourriez faire, est de pratiquer beaucoup de fidélité et de m’en faire part. Je vous recommande surtout une grande charité envers vos sœurs, et particulièrement pour votre révérende mère supérieure. »118
Le successeur du P. Chrysostome fut Jean de Bernières dont le rayonnement attirera nombre de spirituels à Caen. Nous avons abordé au sein d’une présentation générale119 la façon dont il utilisa sa fortune en participant à la fondation d’hôpitaux, de missions et de séminaires, et combien l’amour qu’il trouvait dans l’oraison le rendait insensible aux convenances sociales120 :
… Il aimait les pauvres tendrement, et il n’oubliait rien pour les assister dans tous leurs besoins. On l’a vu aller les chercher dans leurs chétives maisons, pour conduire ceux qui étaient malades à l’hôpital ; et ce qui est bien extraordinaire, pour une personne de sa qualité, et encore plus rare dans un jeune homme comme il était pour lors, il leur servait de portefaix, ou pour mieux dire, de père ; car il les portait lui-même, comme un père ferait de son enfant ; et c’était un agréable spectacle aux yeux de Dieu et de ses anges, pendant que les gens du siècle en riaient, de voir une personne de sa qualité et de son âge, passer tout au travers d’une grande ville, comme est celle de Caen, et au milieu des rues, où il se trouve une plus grande affluence de peuple, portant sur son dos des pauvres malades à l’hôpital, qui est à l’une des extrémités de cette ville. …121
Bien que laïc, il fut considéré comme appartenant à la mouvance du Tiers-Ordre Régulier :
« Le sieur de Bernières de Louvigny de Caen éclate assez par son propre lustre, sans que ma plume travaille pour honorer sa mémoire. Son livre posthume publié sous l’inscription du Chrétien intérieur avec tant de succès est une étincelle du feu divin qui l’embrasait. Les lumières suréminentes dont son esprit était rempli n’ont pas pu être toutes exposées sur le papier ni dans leur entière force : comme il était enfant de notre Ordre dont il a pris l’habit ; aussi en a-t-il tendrement aimé tous les sectateurs122. »
Des textes nous sont heureusement parvenus qui permettent de savoir comment il fut formé et par qui.
Très proche de Chrysostome, Jean de Bernières adhéra à la petite confrérie de la « sainte Abjection » que Chrysostome avait fondée pour lui et ses proches. Les règles y étaient sévères123 et on y pratiquait toutes sortes d’austérités, afin d’imiter la Passion du Christ. Tous étaient pénétrés de l’indignité de l’humain devant la grandeur divine : tout mouvement de la nature étant condamné, ce petit groupe ne se pardonnait rien.
Bernières fut donc dirigé avec une compassion associée à une extrême rigueur. Nous avons conservé un échange dans lequel son directeur répond à sa demande d’aide intime : aucune sentimentalité, la simplicité du ton y est quasi scientifique. Il est émouvant de voir combien ils se gardaient de tout attachement l’un à l’autre, de toute émotion à propos de ce qui était pourtant le centre de leur vie124 :
Mon révérend père,
Je me suis trouvé depuis quelques semaines dans une grande obscurité intérieure, dans la tristesse, divagation d’esprit, etc. Ce qui me restait en cet état était la suprême indifférence en la pointe de mon esprit, qui consentait avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes et à demeurer dans cet état de misère où j’étais tant qu’il plaira à notre Seigneur.
Réponse :
J’ai considéré votre disposition. Sur quoi, mon avis est que cet état de peine vous a été donné pour vous disposer à une plus grande pureté et sainteté intellectuelle par une profonde mort des sens est une véritable séparation des créatures. Je vous conseille durant cet état de peines :
1. De vous appliquer davantage aux bonnes œuvres extérieures qu’à l’oraison,
2. Ayez soin du manger et dormir de votre corps,
3. Faites quelques pèlerinages particulièrement aux églises de la Sainte Vierge,
4. Ne violentez pas votre âme pour l’oraison : contentez-vous d’être devant Dieu sans rien faire.
5. Dites souvent de bouche : je veux à jamais être indifférent à tout état, ô bon Jésus, ô mon Dieu, accomplissez votre sainte volonté en moi, et semblable. Il est bon aussi de prononcer des vérités de la Divinité, comme serait : Dieu est éternel, Dieu est tout puissant, et de la sainte Humanité, comme serait : Jésus a été flagellé, Jésus a été crucifié pour moi et par amour. Ce que vous ferez encore que vous n’ayez aucun goût en la prononçant, etc.
Ici, Jean est inquiet de voir son oraison devenir « abstraite » après les ferveurs anciennes plus sensibles. Chrysostome l’aide à passer le cap :
J’ai lu et considéré le rapport de votre oraison. […]
1. Souvenez-vous que d’autant plus que la lumière monte haut dans la partie intellectuelle et qu’elle est dégagée de l’imaginaire et du sensible, d’autant plus est-elle pure, forte et efficace, tant en ce qui est du recueillement des puissances qu’en ce qui est de la production de la pureté.
2. Quand vous sentirez disposition à telles lumières, rendez-vous entièrement passif.
3. Souvenez-vous qu’aucune fois cette vue est si forte qu’au sortir de l’oraison le spirituel croit n’avoir point affectionné [eu de l’amour pour] son objet, ce qui n’est pas pourtant. Car la volonté ne laisse pas d’avoir la tendance d’amour, mais elle est comme imperceptible, à cause que l’entendement est trop pénétré de la lumière.
4. Enfin, souvenez-vous que dans cet état, il suffit que la lumière soit bonne et opérante, et il n’importe que l’entendement et la volonté opèrent également ou qu’une puissance absorbe l’autre. Il faut servir Dieu à sa mode dans telle lumière qui ne dépende point de nous. […]
Chrysostome répondait aussi à des questions pratiques, par exemple comment partager le temps entre la charité et la solitude dont on a désir :
Divisez votre temps et tendez de ne vous donner aux affaires que par nécessité, prenant tout le temps qu’il vous sera possible pour la solitude de l’oratoire. O cher frère, peu de spirituels se défendent du superflu des affaires. O que le diable en trompe sous des prétextes spécieux et même de vertu. […]
Le temps passe : Bernières devient à son tour un passeur mystique capable de former ses visiteurs à l’oraison. Il s’inquiète de ses responsabilités et consulte de nouveau son père spirituel :
Question :
Comment dois-je conseiller les âmes sur la passivité de l’oraison. Les y faut-il porter et quand faut-il qu’elles y entrent et quels en sont les dangers ?
Réponse :
Ordinairement le spirituel ne doit pas prévenir la passivité. Je dis ordinairement, d’autant que s’il travaille fortement il pourrait demeurer quelque peu de temps sans agir, s’exposant à la grâce et à la lumière, et éprouver, de temps à autre, si telle pauvreté lui réussit. Benoît de Canfeld en son Traité de la volonté divine125, est de cet avis. Je crois néanmoins que celui qui s’en servira doit être discret et fidèle. […]
Après la mort de son directeur en 1646, Bernières mettra des années sans pouvoir obéir au conseil de pauvreté que celui-ci lui avait donné. Sa famille s’y opposait :
Le Père Jean Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle [en acte] pauvreté était le centre de sa grâce […] Ce sentiment d’un directeur […] adressé à un disciple […] en augmentait les ardeurs d’une manière incroyable. Ainsi il commença tout de bon à chercher les moyens d’être pauvre. Mais comme son bon directeur n’était plus ici-bas […] il ne trouvait presque personne qui ne s’y opposât126.
Il y parviendra cependant et passera ses dernières années avec le minimum vital. Sa fidélité à son père spirituel fut indéfectible comme le montre son émotion dans cette lettre à une autre « enfant » de Chrysostome :
Ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu127 ?
On peut craindre cependant que sa formation par une personnalité aussi impressionnante n’ait paralysé Bernières sur le chemin mystique : un excès de scrupules, une trop grande obsession de son « abjection » personnelle empêchait l’abandon nécessaire au divin. Se voyant si imparfait, il se croyait damné au point de redouter une mort qui ne pouvait que le précipiter en enfer. Ou bien, et plus probablement, l’agonie pénible du P. Chrysostome lui était-elle présente. Mais il bénéficia des conseils de trois « grandes sœurs », amies mystiques qui surent le tirer de ce grand obstacle et le mener plus profond :
C’est le confesseur de Renty, le père Saint Jure, qui, dès 1641, recommanda à Bernières et Renty d’aller voir « sœur » Marie des Vallées128 : après un parcours douloureux, celle-ci était alors dans la plénitude de la vie en Dieu. Après la mort de Chrysostome en 1646, c’est elle qui devint la référence non seulement pour Bernières, mais pour tout le groupe de Caen. Ils prirent l’habitude d’aller la voir à Coutances une fois par an tant ils l’admiraient.
Nous avons conservé des notes probablement prises par Bernières lors d’entrevues qui eurent lieu à la fin de la vie de Marie. Elles furent réunies sous le titre de Conseils d’une grande servante de Dieu129 : le cercle guyonien leur accordera une juste importance et ils seront intégrés au recueil consacré à Bertot par Madame Guyon130, édité tardivement en 1726. Dans cet extrait, Bernières lui fait part de ses incertitudes, mais elle le rassure sur sa voie et l’encourage à tout quitter pour s’abandonner à l’action divine :
1. Cette Servante de Dieu étant consultée par un serviteur de Dieu, elle lui dit d’avoir courage, qu’il n’est point arrivé, mais qu’il est en chemin […]
5. […] elle m’a absolument assuré de mon état et que je devais être tout passif et en quiétude […] Elle m’a dit que peu souvent on est assuré de son anéantissement ; et qu’il faut vivre comme cela. Elle m’a dit que c’est un don que Dieu nous fait : j’ai bien vu par son discours que c’est assez. Elle me disait : voilà votre voie ; les autres marchent autrement, il faut suivre sa sienne ; les autres ont des contemplations et inclinations, il faut qu’ils y aillent.
7. Comme je l’ai été prier pour demander à Dieu la certitude de mon oraison, elle m’a dit de me donner de garde de la curiosité, que la certitude a été donnée, et qu’il faut marcher. […]
9. Elle [l’âme] ne peut ni prier ni rien faire ni penser, sinon comme on lui fait faire […] Étant en compagnie, il faut parler afin de n’incommoder pas le prochain ; et que l’anéantissement ne laisse [cesse] pas d’être. Que dans les grandes maladies, il s’y trouve aussi, et même qu’il augmente […]
11. Dans cet état, on ne se met point en peine des sécheresses, au contraire elles y aident ; ce ne sont pas les goûts, mais l’opération de Dieu que l’on cherche. Nous avons eu grande joie ensemble, en parlant de cet état. […]
18. La sœur Marie dit que Dieu lui a fait connaître qu’« il donne à des hommes et à des femmes du monde, la grâce des anciens religieux et ermites », et qu’il ne faut pas s’étonner si dans les cloîtres, les grands dons d’oraison ne s’y rencontrent pas, les religieux tournant le dos à Dieu par le peu de fidélité qu’ils ont gardée.
19. [L’âme] se doit donner de garde de Dieu même, qui lui communiquant beaucoup de quiétude et de consolation, elle s’y attacherait, si elle n’y prenait garde, et si elle ne demeurait ferme et constante à ne vouloir que Dieu seul.
Avec elle, il fait cette expérience capitale, la communication de grâce sans paroles, qu’il n’accepte tout d’abord pas et que Madame Guyon connaîtra si bien :
27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela est vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer avec elle en Dieu […] Il a bien fallu mourir pour entrer en cette manière d’agir purement, mes sens et mon esprit y répugnaient bien fort, et la grâce ne m’y a pas conduit tout d’un coup. J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire.
33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais d’obtenir par ses prières l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme.
Parallèlement à l’intensité de la recherche intérieure, une anecdote rapportée par Jean Eudes illustre la délicatesse des rapports entre Marie et ses amis, ainsi que l’intervention du Seigneur dans l’activité quotidienne :
Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter, mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué, mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint pas. Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. [320]131.
Cachée au sein du couvent de Montmartre132, la bénédictine Charlotte le Sergent (1604-1677) fut une autre précieuse amie de Bernières133 après la mort de Chrysostome. Nous connaissons sa vie par la Mère de Blémur. Ses lettres furent une grande inspiration pour lui comme pour bien d’autres, dont Mectilde. Son autorité naturelle due à sa grande expérience ramenait ses correspondants à l’essentiel.
Avec sa profonde simplicité et son amour, elle va détourner Bernières de son excès d’attention à lui-même : se tourmenter devant son « abjection », son indignité, c’est toujours être centré sur soi. Il faut se quitter pour laisser place à Dieu :
Persuadé que Dieu l’éclairait sur la conduite d’autrui, on la consultait de tous côtés et même des personnes qui d’ailleurs étaient fort éclairées : comme Monsieur de Bernières […] Elle lui dit entre autres choses […] « Il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même, et sur les opérations divines dans son intérieur. Elle doit être à mon avis plus simple et s’attacher uniquement à l’Auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets. Il vous doit suffire de lui laisser une pleine liberté d’agir à sa mode et selon son bon plaisir » […]
On croit quelquefois que tout est perdu, parce que l’on ne sait pas quel est le prix de la nudité d’esprit […] si l’âme veut agir par elle-même, elle oppose son action basse et ravalée, à celle de Dieu. Cette inclination d’agir est un reste des activités passées qu’il faut anéantir et écouler en Dieu, pour lui laisser l’âme abandonnée [...]
À son obsession de pauvreté, elle répond par un appel à la seule pauvreté nécessaire, celle de l’intérieur :
Monsieur de Bernières étant pressé d’abandonner toutes choses et d’entreprendre une vie pauvre et réduite à la mendicité [… reçut cette réponse :] « Votre esprit naturel est agissant et actif […] vous devez demeurer indifférent à tout […] seulement vous humilier. C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit : dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection »134.
Nous avons vu Vincent Mussart aller consulter la bibliothèque de M. Acarie, mari de Marie Guyard avant qu’elle ne devienne Marie de l’Incarnation du Canada en entrant dans les ordres. La maison des époux Acarie était un lieu d’accueil pour les spirituels où les différences étaient sans importance.
La troisième rencontre dont Bernières bénéficia eut lieu au printemps 1639 quand il s’occupa des missions vers le Canada : il alla chercher Marie de l’Incarnation [Marie Guyart]135 à Tours pour la conduire à Dieppe, où elle devait embarquer pour le Canada. Elle écrivit à propos de ce long voyage en carrosse :
Dans toute la conversation que nous eûmes ensemble […] Jamais je ne l’ai vu proférer une parole avec légèreté, et, quoiqu’il fût d’une agréable conversation, il ne se démentit jamais de la modestie convenable à sa grâce.136
Ce carrosse transformé en couvent fut le lieu d’oraisons profondes. Leur lien mystique se poursuivit par écrit. Le fils de Marie, dom Claude Martin, nous parle avec émotion de l’admiration de Bernières pour sa mère :
Ses lettres ne traitaient pour la plupart que de l’oraison […] Il [Bernières] en faisait une estime singulière. Il me dit qu’il avait connu bien des personnes appliquées à l’oraison […] qu’il n’en avait jamais vue qui en eût mieux l’esprit ni qui en eût parlé plus divinement137.
Notre Mère est une seconde sainte Thérèse […] C’est aussi le sentiment de Monsieur de Bernières […] quoiqu’il y eût peu de personnes éminentes en oraison qui n’eussent communiqué avec lui […] je lui ai néanmoins entendu dire qu’il n’avait jamais vu de personnes élevées au point où était la mère de l’Incarnation138.
Par malheur, les longues lettres « de quinze ou seize pages » sont perdues. Mais cet échange porta nécessairement ses fruits. Nous savons que la jeune Marie Guyart reçut des « communications de pur amour » avant la fin 1626139. Devenue l’ursuline Marie de l’Incarnation, cette « aînée » était déjà fort avancée lors de sa rencontre avec Jean : on peut légitimement supposer qu’elle l’a beaucoup soutenu dans son cheminement vers le divin.
Ces rencontres inspirantes ont aidé Bernières à trouver sa vraie voie : il put dépasser crispation et culpabilité pour respirer au large. Soulagé et émerveillé de sa découverte, il chante ici l’abandon au divin :
Ô cher abandon […] quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit […] vous êtes la disposition des dispositions, et toutes les autres se rapportent à vous. Bienheureux qui vous connaît […]
Il me semblait autrefois que la Grâce de l’amour de l’abjection était comme la dernière ; mais vous m’en découvrez d’autres qui me font monter l’âme plus haut […]140
À la fin de sa vie, il avait atteint un état stable de perte en Dieu, qu’il décrit ici :
La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures. Jusqu’à ce que l’âme en [237] soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre ; c’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. [...]
Cette perte en Dieu ne se peut exprimer que grossièrement, comme par la comparaison d’une goutte d’eau qui tombe dans la mer : par cette chute elle s’y abîme et s’y perd et devient en quelque manière la mer même par la pleine participation de toutes ses qualités. Ainsi une âme élevée en Dieu par la foi nue s’y unit, s’y abîme et s’y perd, participant aux perfections de Dieu qui la déifient en quelque [238] manière. Pour lors l’entendement n’y comprend rien, mais il est comme compris de Dieu qui lui est tout, ne connaissant aucune chose créée, puisque Dieu seul est l’abîme où il se perd et que quelque chose distinct de ce qu’il connaît n’est pas Dieu. Il ne faut pas donc demander ce que fait l’entendement en cet état, non plus que la volonté, quand de sa part elle est ainsi perdue en Dieu par amour ; ces deux puissances ne font rien que se perdre, et se perdre de la sorte c’est une chose meilleure que de produire les plus excellentes actions. [...] C’est donc par cette perte que l’âme se trouve bien établie en Dieu et qu’elle y fait sa demeure ou plutôt qu’elle devient un même esprit avec lui […] (240) Ainsi perdue et anéantie elle devient toute divine et en quelque façon Dieu même141.
Son influence fut immense, transmise par ses amis, mais aussi par son œuvre écrite : celle-ci comprend sa Correspondance, qui fait revivre son émouvant trajet intérieur de l’abjection à l’abandon142, et Le Chrétien intérieur maintenant disponible143. Bernières n’avait pourtant laissé que des lettres et quelques notes personnelles prises au cours de retraites. Ce sont ces lettres qui ont été classées et arrangées de façon à composer le Chrétien intérieur. Boudon le dit :
Je me souviens d’en avoir vu quatre tomes de manuscrits fort amples, qui peuvent servir d’une vaste matière à en composer de nouveaux traités, comme ils ont servi à composer le Chrétien intérieur, car, comme je l’ai remarqué, Monsieur de Bernières dictait seulement les lumières de son oraison par pure obéissance, sans dessein d’en faire aucun livre144.
L’entourage s’est donc empressé de sauver des « reliques » : L’Intérieur Chrétien a été édité en 1659, puis dès l’année suivante Le Chrétien Intérieur. La référence au TOR était si évidente145 pour cette première génération de l’École du cœur qu’au moment de construire et d’éditer une « œuvre » à partir des lettres, on fit appel à Louis-François d’Argentan, franciscain de la réforme capucine, puis plus tard à un minime (ordre inspiré des franciscains) pour la correspondance. Ils s’octroyèrent une grande liberté146 : les corrections et les choix orientés par l’éditeur d’Argentan adaptèrent les textes à l’esprit du temps en les affadissant.
L’ouvrage connut un succès comparable à L’introduction à la vie dévote de François de Sales. Sa carrière fut glorieuse : « Le Chrétien Intérieur […] publié en 1661 […] atteint dès 1674 sa quatorzième édition et la même année le libraire Edme Martin estime qu’il en a vendu trente mille exemplaires147 ». Le texte atteignit un public très large, car il est facile à lire et rempli d’onction. Aussi se retrouva-t-il dans les bibliothèques les plus modestes : « la veuve de Pierre Helyot148 […] détient les Fleurs des saints en deux volumes in-folio, le Chrétien Intérieur de Bernières-Louvigny, une Explication des cérémonies de la messe et une quinzaine d’autres petits livres de dévotion […] »149.
L’Intérieur Chrétien (1659) devint Le Chrétien intérieur, qui connut deux versions : une « primitive » de 1660 et une « tardive » de 1676150. Leur succédèrent des Œuvres spirituelles (1670) distinctes et fiables. Lors de la réédition des Œuvres spirituelles en 1675, les Maximes furent annotées en marge pour indiquer les dates des lettres dont elles étaient extraites. En 1676 parurent, en adjonction au Chrétien, les Pensées…, assez souvent extraites de lettres.
Ce qui fut tardivement édité sous le nom d’Œuvres spirituelles, Maximes, Lettres (au nombre de 175) est de première qualité. Cet ensemble est bien moins connu que le Chrétien mais beaucoup plus fiable. Les lettres utilisées (et souvent trafiquées) dans le(s) Chrétien(s) sont antérieures à celles sauvées par Jourdaine dans les Œuvres151 où nous trouvons les plus belles, car elles datent des dernières années de vie.
Cette voie mystique aurait pu rester confinée à un petit groupe, mais sur l’inspiration de Chrysostome, Bernières fit bâtir à Caen une maison d’accueil qui permettait de loger leurs amis : ils la nommèrent l’Ermitage. Cette maison devint un haut-lieu spirituel où se rencontraient petits et grands mystiques152 : Gaston de Renty, Jean Eudes, Catherine de Bar, comme des personnalités plus modestes. On pouvait y séjourner et baigner dans le rayonnement de Chrysostome et Bernières. En leur compagnie, on vivait au cœur de la très ancienne tradition franciscaine : amour divin et dépouillement total. Voici ce qu’écrivait Mère Mectilde du Saint-Sacrement en visite en 1654 :
Adieu, ma très chère sœur, Messieurs de Bernières et de Rocquelay vous saluent ; ils font des merveilles dans leur ermitage : ils sont quelquefois plus de quinze ermites ; ils demandent souvent de vos nouvelles. Si notre bonne mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à Monsieur de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement153.
Cette période d’intensité spirituelle est de toute première importance par sa grande fécondité : la génération suivante avec Jacques Bertot et Mgr de Laval, y a trouvé conseils et formation. L’esprit de l’Ermitage fut leur référence. Il va se répandre dans trois directions : il est porté au Canada par Mgr de Laval (en parallèle avec Marie de l’Incarnation) ; il va s’incarner dans un nouvel ordre de bénédictines fondé par Mère Mectilde du Saint-Sacrement ; enfin il arrivera à Paris grâce à Monsieur Bertot, qui sera le confesseur du monastère de Montmartre et le père spirituel de Madame Guyon.
La maison de l’Ermitage fut donc bâtie sur les plans de Chrysostome et achevée en 1648. Elle se trouvait au pied154 du monastère des ursulines construit par les parents de Bernières et où se trouvait sa sœur Jourdaine :
Cette pureté si simple [de Bernières] venait de sa grande union avec Notre Seigneur dans l’oraison, qui a fait la grande occupation de sa vie. Son saint directeur lui avait conseillé pour y vaquer avec plus de liberté, de faire bâtir un logis dans l’entrée de la maison des religieuses ursulines de Caen, près de la grande porte de leur cour extérieure, l’assurant qu’un jour elle servirait à plusieurs serviteurs de Dieu pour s’y retirer. Ce fut le bon Père qui en donna et traça le dessin, le nombre et la grandeur des chambres, et tout ce qui devait accompagner ce petit bâtiment ; l’on a bien vu par la suite que le Père parlait par l’esprit de Dieu155.
Chacun avait sa cellule. Le repas en commun était suivi d’une heure d’oraison en commun aussi. Puis chacun faisait ce qu’il voulait, s’adonnant soit à l’oraison personnelle, soit à la charité.
Boudon en gardait un souvenir merveilleux :
On appelait ce lieu l’Ermitage, parce que, quoi qu’il fût dans une grande ville, on y menait une vie retirée, et toute d’oraison. Je puis assurer avec sincérité, qu’ayant eu la grâce d’y passer deux ou trois mois, je n’y ai jamais ouï d’autres entretiens durant tout ce temps-là, que ceux de l’oraison. L’on n’y parlait [pas] d’autre chose, et durant le temps de la récréation, aussi bien qu’en tout autre temps ; et en vérité, c’était la plus douce récréation de ce saint lieu ; et ce qui est de merveilleux, c’est que l’on ne s’en ennuyait jamais. L’on n’y passait les jours, les mois et les années en parlant toujours de la même chose, qui semblait toujours nouvelle ; et c’est qu’elle tendait uniquement à Dieu seul, le seul lieu de notre véritable repos. Les discours du monde, les nouvelles de la terre n’y avaient aucun accès.
Il n’y avait aucun exercice particulier de piété réglé, parce que l’oraison perpétuelle en faisait toute l’occupation. L’on si levait de grand matin, et durant toute la journée c’était une application continuelle à Dieu. Monsieur de Bernières sortait pour les affaires de Dieu et pour les fonctions de sa charge ; mais ceux qui l’ont connu savent qu’il ne sortait jamais de l’union avec Dieu. Il avait passé par différents degrés de l’oraison, et enfin il y était élevé dans ce [col. 1315] qu’il y a de plus sublime ; et l’on peut dire, sans exagérer, qu’il a été, tout Trésorier de France qu’il était, un des plus grands contemplatifs de notre siècle.
Dans une lettre du 18 mai 1654, Bernières constate combien la grâce est active parmi eux :
Nous vivons ici en grands repos, liberté, gaieté et obscurité, étant inconnus au monde, et ne nous connaissant pas nous-mêmes. Nous allons vers Dieu sans réflexion […] Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par ordre de Dieu et notre bon Père ne l’a pas fait bâtir par hasard. La grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait.
Il parle avec humour de cet « hôpital » un peu particulier :
Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger a avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes156.
Ce lieu ouvert à tous donnait la liberté de se consacrer sérieusement, c’est-à-dire totalement, à l’oraison, car
Un homme d’oraison doit être un homme mort […] C’est se moquer que de vouloir faire oraison et vouloir encore prendre goût aux créatures157.
L’invitation était toute simple :
Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison158.
Dans une lettre du 29 mars 1654, il définit le but pour lequel il a construit cette maison d’accueil :
C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Tout naturellement, Bernières remplissait la fonction de directeur de conscience pour tous ceux qui venaient : il s’occupait de toutes les classes sociales, des laïcs, des prêtres, des religieuses, y compris les supérieurs de monastères et les directeurs de conscience. On le surnomma « directeur des directeurs de conscience159 ». Nombreux furent les visiteurs de l’Ermitage attirés par son rayonnement :
Non seulement il était consulté par les laïques, mais par les ecclésiastiques et les religieux. Grand nombre de ces derniers ont fait des retraites dans sa maison avec la permission de leur supérieur […] C’était une chose admirable de voir le changement que l’on remarquait dans les personnes qui avaient des liaisons spéciales avec lui160.
Bernières n’agissait que sous l’inspiration de la grâce :
Ses paroles étaient pleines de force divine, et gagnaient les cœurs à Dieu. L’ayant un jour averti de quelques manquements d’une personne qui dépendait de lui, je remarquai qu’il fut assez longtemps sans lui en rien dire ; et j’admirais après cela, que lui ayant fait voir ses défauts en très peu de paroles, et pour ainsi parler, sans presque lui rien dire, cette personne demeura tout à coup comme terrassée sous le poids du peu de paroles qu’il lui avait dites, et apporta le remède à ces manquements. Je vis bien qu’il avait tardé à l’avertir, non pas par aucune négligence, mais attendant le mouvement de l’esprit de Dieu qui agissait en lui. S’il lui eût parlé plus tôt, il l’eût fait en homme, et ses avis n’eussent pas eu les effets qui arrivèrent.
Dieu lui donnait des lumières extraordinaires sur les besoins extérieurs et intérieurs. J’ai connu une personne161 qui, étant dans une ville éloignée de celle où il demeurait, qui, ne vivant que des purs secours de la divine providence, et étant dépourvue pour lors de toutes choses ; pour pouvoir faire un voyage qu’elle devait entreprendre, comme elle ne savait que faire, demeurant cependant dans une profonde paix et sans s’inquiéter du lendemain, Dieu tout bon voulut faire connaître son besoin au saint homme, et il lui en donna lumière tout à coup dans son oraison ; ce qui le pressa de lui envoyer cent francs (et c’est l’unique fois qu’il lui a donné quelque chose) qu’elle toucha la veille ou le matin du jour qu’elle devait partir. Un jour m’ayant dit ses sentiments au sujet de quelque chose qu’il pensait que Dieu demandait de moi, peu après il me dit tout le contraire, et m’assura qu’il en avait reçu la lumière dans son oraison162…
Ce rôle était très lourd pour Bernières et il aurait souhaité l’abandonner :
C’est une grande croix de donner des enseignements aux autres, moi qui en réalité ne sais rien163.
Il ne faut pas prendre garde à ce que je dis : ma lumière est petite, mon discernement faible, et ma simplicité grande164.
Bien sûr, ses visiteurs étaient d’un avis opposé. Voici celui de Catherine de Bar racontant sa mort en 1659 :
[...] ce petit mot est en hâte pour vous dire une nouvelle qui vous surprendra sans doute puisque c’est pour vous dire que N[otre]S[eigneur] a tiré Monsieur de Bernières notre cher frère dans son sein divin pour le faire jouir d’un repos éternel. Samedi dernier 3 mai, après avoir soupé sans être aucunement malade, il s’entretint à son accoutumée avec ces Messieurs et après, s’étant retiré et fait ses prières pour aller coucher, il s’en est allé dormir au Seigneur de sorte que sa maladie et sa mort n’ont pas duré le temps d’un demi-quart d’heure : voilà comme NS l’a anéanti. J’en suis touchée en joie et en douleur, mais la joie l’emporte de beaucoup, d’autant que je le vois réabimé dans son centre divin où il a tant respiré durant sa vie. […] Ce grand saint est mort avant que de mourir par un anéantissement continuel en tout et partout165.
Nous allons maintenant parler des amis qui entouraient Bernières : tout d’abord ses contemporains, puis les disciples qui composent la deuxième génération.
La sœur aînée de Bernières, Jourdaine, vivait au couvent des ursulines, construit par leur père très pieux tout près de l’Ermitage, et inauguré en 1636. Plusieurs nièces de Bernières y entrèrent, et leur mère s’y retira. La très discrète Michelle Mangon, grande spirituelle et amie de Chrysostome de Saint-Lô, en sera la quatrième supérieure : elle obtiendra le dépôt des manuscrits de Bernières et les fera copier.
Sur Jourdaine et la vie de « son » couvent, on possède par chance les Annales du monastère de Sainte Ursule de Caen établi en 1624… Ce long manuscrit sauvé par miracle166 expose tardivement, mais avec intelligence, sur la durée d’un siècle, les vicissitudes vécues, en particulier celles occasionnées par des jansénistes zélés.
Jourdaine commença par être maîtresse des pensionnaires : à ces jeunes filles de la noblesse normande, elle recommandait une vertu toujours riante, toujours caressante, gracieuse, toujours penchée sur le prochain pour ainsi dire167. Elle fut maîtresse des novices, puis supérieure du couvent dès 1630. Dieu seul compte et Jourdaine ne se pardonnait rien à elle-même : il semble que sa rigueur ait impressionné les sœurs au point qu’elles s’en plaignaient à Bernières. Elle était par exemple capable d’ordonner à propos d’une novice : Mettez-la à rôtir, à bouillir, à tout ce qu’il vous plaira168, le but étant de la mettre dans le dépouillement total. Le successeur de Bernières, M. Bertot, y verra d’ailleurs une raideur orgueilleuse qu’il combattra : nous verrons cette mystique passionnée s’incliner sous son autorité.
Voici quelques-unes de ses maximes recueillies par les sœurs :
Qu’avons-nous à faire, disait-elle, de nous embarrasser du monde, il nous quitte plus volontiers que nous ne pensons. Ne nous faisons de sorte que le moins que nous pourrons. L’enceinte de nos murs peut suffire à notre béatitude. (51) -33 […] soyons religieusement observatrices du silence, et si attentives sur nos paroles que nous puissions compter les inutiles pour en rendre compte, puisque Dieu nous le demandera un jour. Le silence d’action n’est pas moins nécessaire pour se maintenir dans le recueillement. [...] ne manquons jamais à faire la retraite annuelle, les affaires temporelles n’en souffriront rien. Et soyons filles d’oraison, nous en serons plus utiles au prochain.
Tous deux disciples de Chrysostome, Bernières et Jourdaine avaient des liens profonds grâce à l’oraison :
(161) Cependant quelque soin qu’elle ait pris de se dérober à nous cacher les ferveurs et les grâces singulières qu’elle a reçues dans ses communications avec Dieu, nous en pouvons apprendre quelque chose par son commerce de lettres avec le révérend père Chrysostome pénitent directeur de Monsieur de Bernières qui était à son égard, ce qu’était à Sainte Thérèse ce bon gentilhomme dont elle parle si souvent.
Comme elle n’avait rien de secret pour lui, et que réciproquement il lui faisait part des lumières qu’il recevait si abondamment dans son oraison, ils se trouvèrent des rapports de grâce et de lumière qui les réunit tous la même conduite. La mère de la Conception [Jourdaine] lui donnait par écrit sa manière d’oraison, ses vues de perfection, ses sentiments intérieurs, les dons et les grâces dont Dieu l’honorait, particulièrement dans ses retraites, ses peines ses doutes, etc., et en un mot tout ce qui se passait de bon et de mauvais dans elle, comme le font toutes les âmes fidèles à se faire conduire sûrement dans les voies de Dieu ; monsieur de Bernières en consultait le père Chrysostome et ce sont ces réponses à une ursuline qu’on (162) trouve dans son livre des maximes et lettres spirituelles qui nous font connaître quelques traits de sa vie intérieure dont elle n’a laissé que peu d’écrits…169
Sur sa demande, il allait souvent au parloir parler de l’oraison à la communauté des sœurs : il se savait bien compris.
On sait qu’elle gardait des liens avec les amis du Canada :
Elle a passé les jours et une partie des nuits à écrire des lettres pour envoyer au bout du monde à de saints missionnaires, avec lesquels elle avait des correspondances pour moyenner avec eux la conversion des peuples sauvages du Canada et de l’Hybernie170. [… 150] Il n’y avait rien de plus aimable que son commerce de lettres avec les personnes qui passaient dans la Nouvelle-France pour y cultiver ces jeunes plantes de l’Évangile qu’on y élevait, lesquelles se sentant redevables à ses bienfaits, lui faisaient des remerciements suivant leur génie capable de toucher et mettre en mouvement un aussi bon cœur que le sien.
Très admirative de son frère, Jourdaine sauvera ses écrits après sa mort, non sans rencontrer des difficultés pour l’éditer.
Du même âge que Bernières, Jean Eudes171 ne fut pas son disciple, mais son ami. Il se joignit aux activités de l’Ermitage dont il illustre magnifiquement l’esprit de charité : il partageait héroïquement la vie des pestiférés qu’on isolait par peur de la contagion172. Longtemps ami de Bernières et de Renty, il n’en a pas la profondeur mystique, mais il est remarquable par un amour d’autrui inspiré par la prière :
Regardez votre prochain […] comme une chose qui est sortie du cœur et de la bonté de Dieu, qui est une participation de Dieu, qui est créée pour retourner en Dieu173.
Intérieurement, il trouva « lumière et encouragement » chez Marie des Vallées, qu’il fréquenta avec vénération et dont il retrace La vie admirable : nous lui devons notre principale source sur elle, le « manuscrit de Québec »174.
Il consacra d’abord son activité aux missions, évangélisant des diocèses normands175. Il prêchait sur les places publiques : à Valognes, il attira trente mille personnes ! Les files d’attente des confessions duraient quatre ou cinq jours ! Il fut très respecté dans toute la France : en 1671, Louis XIV suivit ses sermons à genoux !
Il quitta l’Oratoire pour pouvoir fonder une congrégation chargée de former des prêtres dont il avait perçu le manque cruel d’éducation. Il prit en charge plusieurs séminaires, malgré l’opposition de ses anciens confrères appuyés par des jansénistes : il reçut une grande aide de Bernières, toujours fidèle à ses amis.
Il fut le compagnon de Bernières : ils étaient tous les deux de haute extraction, mais s’étaient donnés à la vie intérieure et à la charité. Ce grand seigneur176, doué en sciences, introduit à la Cour, abandonna en effet toute ambition pour se consacrer à la vie intérieure et à la charité. Marié avec des enfants, il fut un mystique engagé dans la vie.
Il trouva un cadre d’action dans la Compagnie du Saint-Sacrement dont il fut un supérieur exemplaire de 1639 à sa mort : cette association avait pour but d’aider les chrétiens sur le chemin de la perfection et de travailler au service des pauvres177. Parcourant la France entière, multipliant les fondations charitables, en particulier avec Henry Buch celle des Frères cordonniers en 1645, puis des Frères tailleurs. Se levant à cinq heures, « dans Paris inondé, glacé et assiégé, il porte lui-même du pain à des pauvres honteux dans des quatrièmes étages178. » Il finira par attraper froid et en mourir.
Renty fut aussi un grand soutien pour Jean Eudes : il l’aida à fonder des séminaires, finança ses missions en Normandie. Il lui écrit pour qu’il relativise ses ennuis quand il est attaqué par ses ennemis :
[…] mon Père, on ne serait pas en ce monde, s’il n’y avait point de contradictions179.
Parallèlement à l’action, il recevait beaucoup dans son château de Bény-Bocage en Normandie et entretenait une vaste correspondance de direction spirituelle. Ce fut un grand directeur d’âmes : il pouvait également diriger des carmélites, une ursuline, une fille de Saint-Thomas, la présidente de Castille...
Bernières, qui avait dix ans de moins, fut son bras droit : ils ont œuvré tous les deux à la construction d’hôpitaux, de maisons pour « Filles Pénitentes ». Il lui succédera à sa mort, plein de regrets d’avoir perdu son appui :
M. de Renty était notre appui et notre unique refuge pour l’exécution des desseins qui regardaient le service de Dieu, le salut des âmes, et le soulagement des pauvres […] nous tirions secours et conseil de lui en toutes les occasions semblables, où il témoignait un grand zèle pour maintenir la gloire de Dieu et extirper le vice. Après sa mort, nous n’avons pu trouver personne à qui nous eussions recours de cette sorte pour les affaires de Dieu180.
Renty accéda à l’intériorité grâce à son confesseur le père Condren, et fréquenta Marie des Vallées avec le groupe de l’Ermitage. Il connaissait les joies de l’oraison passive qu’il décrit ainsi à son ami et confesseur, le jésuite Saint-Jure :
… c’est une oraison où la libéralité de Dieu fait quasi tout. L’âme se trouve parfois noyée dans la joie des grandeurs de Dieu181.
Il décrit avec humour son anéantissement devant Dieu :
Il me semble que je m’écrase devant Dieu comme un œuf à qui je donnerais un coup de pied de toute ma force contre terre182.
Saint-Jure fasciné par cette personnalité intériorisée au milieu de l’action lui consacra une biographie :
il avait un si puissant attrait à la conversation avec Dieu qu’après y avoir passé les sept et huit heures de suite, il se trouvait à la fin comme s’il n’eût fait que de la commencer, sinon qu’il avait encore plus de désir de la continuer183.
Ses lettres témoignent d’un profond équilibre spirituel et d’une grande paix, ce que ne laissait pas deviner sa biographie.
Et je crois que ce serait une très grande erreur de vouloir faire changer une personne de son état et de sa condition pour lui faire trouver la perfection […] Car il faut savoir que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne184.
Il explique le vrai renoncement de soi, qui consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prévoyance, ni de la capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et dépouillée de tout dans l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui suggère en chaque temps et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vie ; mais cet état doit être accompagné de paix, et d’une grande adhérence à Dieu dans son recueillement185.
La paix mystique l’habite, il ne sait que suivre le mouvement de la grâce quand il s’agit de s’occuper d’autrui :
Pour ce qui me regarde, je n’ai pas grand-chose à dire. Je porte par la miséricorde de Dieu un fond de paix devant lui en l’esprit de Jésus-Christ, dans une expérience si intime de la vie éternelle, que je ne la puis déclarer : et voilà où je suis le plus tiré, mais je suis si nu et si stérile, que j’admire la manière où je suis, et en laquelle je parle. Je m’étonnais, comme parlant à la personne susdite, je commençais un discours sans savoir comme je le devais poursuivre, et disant la seconde parole, je n’avais point de vue de la troisième et ainsi des suivantes. Ce n’est pas que je n’aie la connaissance entière des choses en la manière que j’en suis capable, mais pour produire quelque chose au dehors, cela m’est donné et comme on me le donne, je le donne à un autre, et après il ne me reste rien que le fond susdit186.
Il se sent uni à la Communion des saints :
Il y a environ dix ou douze jours que m’étant mis à mon ordinaire le matin à prier Dieu, je sentais en moi-même n’y avoir aucune entrée : je me tiens là humilié […] lorsqu’il me fut donné à connaître qu’en effet j’avais l’indignité que je sentais, mais que je devais chercher en la communion des Saints mon entrée à Dieu […] J’eus connaissance pour lors que Dieu et Notre Seigneur ne nous formaient pas pour être tous seuls et séparés, mais pour être unis à d’autres, et composer avec eux par notre union un Tout divin. Comme une belle pierre, telle que serait le chapiteau d’une colonne, est inutile, si elle n’est au lieu où elle est destinée pour tout l’ouvrage, et jusqu’à ce qu’elle soit posée et cimentée avec tout le corps du bâtiment, elle n’a ni sa conservation, ni sa décoration, ni en un mot, sa fin. Cela m’a laissé dans l’amour et dans la liaison véritable et expérimentale de la Communion et de la communication des Saints. 187.
Quand il mourut, Bernières ressentit une communication intérieure de son état mystique. Voici ce qu’il écrit à un religieux le 4 mai 1653 :
M. de Renty était mon ami intime ; j’avais avec lui des liaisons très étroites, ce qui me met dans la confusion d’avoir si peu profité en sa compagnie. Quand il mourut, je ne pus jamais en avoir aucun sentiment de tristesse : au contraire mon âme en fût toute parfumée d’une bonne odeur que je ne puis dire, et remplie d’une joie même sensible, avec une assurance certaine de sa béatitude ; quoiqu’il soit mort, je me sens encore plus uni à lui que jamais188.
Son influence sera considérable au XVIIIe siècle, en particulier sur le fondateur du méthodisme John Wesley qui l’étudie lors de son séjour dans la Géorgie lointaine et qui tire un Abrégé très élaboré de sa Vie189, ainsi que sur le quaker W. Penn, sur le groupe mystique guyonien d’Aberdeen, etc.
Le Père Louis-François d’Argentan, franciscain capucin, n’était pas mystique, mais un grand admirateur de Bernières, qu’il essaya d’imiter dans d’abondantes œuvres personnelles. En 1641, il était lecteur de philosophie au couvent de Caen, tout en prenant part aux missions prêchées dans la contrée. De 1653 jusqu’à sa mort, il occupa les plus hautes charges tout en continuant de prêcher.
Il édita Bernières avec zèle. Mais il fit ses ajouts personnels au sein d’éditions successives190, ce qui entraîna un manque de fidélité. Il a la grande honnêteté de nous le déclarer en évoquant ses propres écrits :
À mon grand regret, elles [mes propres Conférences Théologiques] n’allument pas, ce me semble, un si grand feu dans la volonté, parce qu’elles n’ont pas cette abondance de l’onction divine, qui se fait goûter par tout le Chrétien Intérieur […] qu’il n’est pas en notre pouvoir de donner à nos paroles, si le Saint-Esprit ne répand sa grâce sur nos lèvres191.
Il nous amuse quand il nous renseigne avec candeur sur son travail de réécriture. Notre capucin souligne si bien la « fatigue » que ressentent d’honnêtes spirituels non mystiques à la lecture de textes abordant des états intérieurs sans figures !
Il y a beaucoup de redites [de la part de Bernières]… étant vrai que les lumières et les affections que la grâce répand dans une âme, sont bien souvent les mêmes, sinon qu’elles se perfectionnent toujours dans la suite, et qu’elles la font passer dans des états bien plus purs et plus élevés. Mais on n’y voit pas cette variété de pensées, de matières, ni de sujets qui divertit dans les autres livres, et qui empêche que la lecture n’en soit ennuyeuse. Il a fallu débrouiller tout cela avec assez de fatigue et mettre quelque ordre où il n’y en avait aucun. Et après tout, il s’y trouvera encore peut-être, un peu trop de répétitions…
N’attendez pas dans ce petit livre [du Chrétien] une disposition si régulière ni une liaison si juste des matières qu’il traite. Il [Bernières] ne parle pas pour instruire personne, il va où Dieu le conduit, et bien heureux qui le pourra suivre. Et ne m’accusez pas si je n’ai pas été si exact à écrire tout ce qu’il a dit sur un sentiment que j’ai quelquefois trouvé plus étendu qu’il ne fallait ; ou si j’ai d’autres fois ajouté quelques lignes du mien quand Dieu m’en a donné la lumière et que j’ai cru qu’il était nécessaire pour un plus grand éclaircissement192.
Cet important disciple fut formé par Bernières avec la plus grande attention. Il deviendra le premier évêque de Québec et y fondera un Ermitage à l’image de celui de Caen193.
François de Laval appartenait à la branche cadette de l’illustre famille des Montmorency. Il fut élève du collège de Clermont, devint « l’abbé de Montigny » en 1647194. Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais attiré par les missions, il vécut un temps dans la communauté d’amis qui devait être à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris : elle incluait François Pallu195 et Henri-Marie Boudon en faveur de qui François se démit de son archidiaconat en 1653. L’année suivante, il cédait ses biens à son frère cadet, renonçait à ses titres familiaux, et frappait à la porte de l’Ermitage :
M. de Laval demeura quatre ans chez M. de Bernières, & y mena la vie la plus recueillie & la plus austère. L’oraison, l’étude, les conférences spirituelles n’y étaient interrompues que par les visites qu’il rendait assidûment aux malades de l’Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu’il le sût, à la vie apostolique qu’il a depuis menée en Canada. […] Ces exercices étaient communs à tous ces pieux solitaires [les ermites], mais l’Abbé de Montigny s’y signalait ; on le voyait dans les hôpitaux panser les plaies les plus dégoûtantes & rendre les plus bas services, & par une mortification semblable à celle de S. François Xavier, porter à sa bouche, serrer avec ses lèvres, & sucer lentement les épingles & les bandages pleins de pus, faisant semblant, par humilité, de le faire sans attention, & seulement pour les tenir, tandis que ses mains travaillaient ailleurs. On l’a vu faire plusieurs longs pèlerinages à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il s’en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d’avoir quelque chose à souffrir pour son amour196.
Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la Motte, Bernières donne des nouvelles de l’Ermitage :
Notre petit ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers Messieurs, auxquels vous ferez, s’il vous plaît, nos très affectionnées recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant qu’il peut, il n’a encore d’inclination que pour son anéantissement, quant à présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu lui fasse connaître sa sainte volonté197.
Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval a été conservée, qui jette une vive lumière sur la nature de leurs liens : elle manifeste à la fois l’ascendant de Bernières, la confiance qu’ils se portent l’un à l’autre et l’intimité de leur relation. Bernières lui écrit au lendemain de sa consécration épiscopale le 12 décembre 1658 :
Monseigneur, Jésus soit notre unique vie pour le temps, & l’éternité.
Je ne vous puis exprimer la joie que nous avons tous reçu d’apprendre par vos chères lettres votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l’anéantissement, pour impuissant qu’il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires. Vous n’êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je suis persuadé que vous commencez d’y arriver, & qu’ainsi Notre Seigneur a eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en celui qui vous conforte.
Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort, & d’anéantissement ; quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière, & les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, & un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui, vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l’a glorifié lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte pratique d’anéantissement.
Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur, que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu’exécutant l’ordre de Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d’aller en Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je craindrais pour vous, en vérité, l’abondance d’honneur & de bien temporel, mais il ne faut rien craindre pour celui qui ne veut rien en ce monde que se perdre en Dieu.
Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une fois avant que de quitter la France, afin de parler à cœur ouvert du divin état d’anéantissement ; c’est assez néanmoins que Dieu vous parle lui-même, je l’en remercie de tout mon cœur198.
Bernières donnera une dernière marque de l’estime et de la confiance qu’il portait à François de Laval en lui demandant d’emmener avec lui l’un de ses neveux, Henri, fils de son frère cadet, Pierre, sieur d’Acqueville :
Ce mot est pour vous prier très humblement d’agréer que mon neveu vous accompagne ; je le tiendrai bienheureux de faire ce voyage avec vous, vous lui servirez de père & de directeur. O que la providence de Dieu est admirable ! Le petit Clergé de Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde, mais pleines du désir d’être tout à fait à Dieu, puisqu’elles ne veulent uniquement que Dieu199.
Reprenant de son ami François de Laval la charge de l’archidiaconat d’Évreux, Boudon reçut le sacerdoce le 1er janvier 1655. Il se mit à l’œuvre « jetant l’effroi dans tous les ouvriers d’iniquité et plein de bonté pour les âmes faibles »200. Il rentra en conflit avec des jansénistes et fut donc victime d’une cabale où l’on échafauda une histoire scandaleuse avec une veuve mère de famille : elle entreprit de se justifier par ses écrits, « ce fut un beau tapage ». Il fut ensuite accusé d’avoir eu pour servante une sainte fille déguisée en homme, aussi « on le chansonna sur le Pont-Neuf ». Mais au milieu de ces épreuves, il conserva la confiance et l’appui de Bernières qui considérait tout cela comme des épreuves venant de Dieu :
Jean déclare à la cohorte ennemie que Boudon aura toujours un refuge en sa maison, et que lui, Jean, se trouverait heureux d’être calomnié et persécuté pour lui201.
L’Archidiacre fut cependant déposé et interdit. Il demeura « dans une humilité admirable jusqu’en 1675, où son principal accusateur, touché de repentir, se rétracta. » Il put alors revenir à la table de son évêque qui assista de nouveau à ses prédications…
Boudon est l’auteur d’une très abondante production littéraire : ses livres eurent un succès extraordinaire et furent traduits. On lui doit l’unique biographie du P. Jean-Chrysostome. Nous ne donnerons pas de citation, car sa doctrine — bien mise à l’épreuve par la vie — vient de Jean-Chrysostome : le recours en « Dieu seul »202 et la pratique de la sainte « abjection » en ont fait un digne compagnon de l’Ermitage.
Lui aussi disciple de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, laïc membre du Tiers Ordre, Jean Aumont vécut dans le monde : il possédait peut-être un petit vignoble à Montmorency203. Il fut en relation assez étroite avec Catherine de Bar qui l’appréciait : Nous avons ici pour notre sacristain le bon vigneron de Montmorency ; je ne sais si vous l’avez connu : c’est un ange en terre204. [Il est] « tellement rempli de la divine grâce à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer ». Il la rencontrera de nouveau à Caen en 1648 et à Paris en 1654.
Le « bon frère Jean » aurait été envoyé en exil en 1646 par suite de son ardeur à propager les maximes de Jean-Chrysostome mort la même année et peu apprécié de ses confrères205.
Il nous a laissé un livre atypique206, beau, original et savoureux, dont les illustrations (de même que les images publiées par Querdu Le Gall207) ont fait la joie de Bremond lorsque celui-ci présenta « le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale ». Dans L’Agneau occis dans nos cœurs (1660), l’abondance des images208 engloutit souvent le lecteur. L’auteur se perd parfois dans les comparaisons et les phrases trop longues. Mais le livre recèle de grandes beautés et témoigne d’une « intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil209. »
Ce texte dense est une tentative très originale de décrire le vécu expérimental par des images sans le polluer par l’abstraction ou par une culture théologique mal assimilée. Il emprunte les représentations propres à l’ancienne astrologie médiévale ou à l’alchimie.
Comme cet ouvrage rare n’a jamais été réédité, nous nous permettrons d’en livrer ici d’assez longs extraits. Cet homme apparemment si simple avait atteint les profondeurs de la vie en Dieu : ce « captif d’amour » nous incite à plonger en elle d’un élan joyeux qui fait fi de tous les obstacles.
Commençons par une vive analogie imagée :
Mais dites-moi de grâce si quelqu’un enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cependant au plus haut et dernier étage la maison demander qui est là : vous n’auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre « Qui va là ? » fût entendu. Mais peut-être que cette personne-là n’ayant pas encore bien appris tous les lieux et endroits de la maison pourrait bien être excusée d’aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave, et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains : c’est pourtant d’ordinaire où l’on a de coutume de loger le meilleur et le plus excellent vin ; mais assez souvent l’on se contente d’y envoyer la servante sans se donner la peine d’y descendre soi-même pour en puiser à son aise et se rassasier.
Je veux dire que Dieu étant l’intime de notre intime210, il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes, et que partant il y faut descendre en esprit et par foi pour y écouter en toute humilité ce qu’il plaira à Sa divine Majesté de nous y ordonner pour son contentement, et ne nous pas contenter d’y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusqu’au caveau de l’Époux, mais seulement sans s’abaisser elle demande du faîte de la maison qui est là. […]
Voici donc, âmes chrétiennes, que tout le secret et l’importance de l’affaire de notre salut est qu’il faut bien apprendre et bien savoir une bonne fois pour toute notre vie, que toute la beauté, le trésor et les richesses de l’âme chrétienne sont par dedans elle-même, et que c’est par ce dedans que Dieu nous frappe, et nous appelle d’une voix de père et de cordial ami211.
Il passe d’une image empruntée à la vie concrète d’une maison à une analogie prise dans l’Évangile :
[15] Mais tout ainsi que le Lazare sortant du sépulcre et échappé de la mort resta encore lié [de bandelettes], ainsi l’âme échappée des chaînes de la mort éternelle et du sceau du péché, reste encore liée aux choses mondaines et scellée des autres sceaux et habitudes ci mentionnés ; pour la poursuite et la victoire desquels il faut absolument la sainte persévérance, que nous devons demander à Dieu, et l’attendre en toute confiance de son divin amour.
Et ainsi de comparaisons en comparaison, se poursuit la parole du « Socrate campagnard, qui ne connaîtrait que son catéchisme, et dont les paraboles abondantes rejoindraient toutes, sans qu’il s’en doutât d’abord, la philosophie de M. Bergson212 » :
Il nous convient de passer en esprit de cette église visible et matérielle, dans l’église intérieure et spirituelle de notre âme, et de ces deux églises n’en faire plus qu’une l’une dans l’autre. Là où vous remarquerez trois étages, la nef, le chœur et le sanctuaire divin qui ont rapport aux trois étages de l’oraison, savoir : un entretien actif, un entretien actif et passif ensemble, et un entretien purement passif ; lesquels s’exercent et se doivent exercer au fond du cœur chrétien par trois sortes d’emplois de l’amour divin intérieurement exercé dans les trois cieux de l’âme, par ces trois moyens susdits.
Après la description du premier ciel qui a pour soleil Jésus-Christ, pour lune la très sainte Vierge, pour étoiles nos saints patrons, on entre dans le « second ciel » puis :
Il faut enfin entrer, et se retirer en esprit, en foi et en amour dans notre église intérieure, d’étage en étage, de degré en degré, et de dedans en dedans jusque dans le sanctuaire divin. Et là l’âme toute ramassée et réunie en elle-même, et toute réduite à son point central, et toute passive et abandonnée aux impérieux débords du divin [31] amour, qui la pénètrent au-dedans et qui la revêtent et investissent de divinité, et ainsi, l’âme croissant en amour croît aussi en lumière [… ][33] Enfin il faut avouer que Dieu aime infiniment le cœur humain, au fond duquel est la capacité amatique [d’aimer] propre à recevoir ce Dieu d’amour dans le fourneau de sa volonté : car comme Il est infiniment aimant, Il cherche des cœurs qui se veulent donner tout entier en proie à son divin amour afin que, les en ayant tous remplis jusques à en regorger, ils le puissent aimer en sa manière infinie avec son même amour.
Il donne une description frappante de l’homme qui reste « dans sa tête » :
[57] C’est la maladie naturelle de l’homme de vouloir être homme raisonnant et à soi sans démission ; et roulant dans sa tête le chariot naturel de ses pensées, il se figure une foi plus imaginaire qu’infuse, et partant plus acquise que donnée, et ainsi avec certaine pratique spirituelle et non intérieure, puisqu’il ne tend pas en dedans au fond du cœur, mais demeurant seulement dans la nature du propre esprit bien policé et prudemment exercé par les temps, les lieux, les motifs, les actes, les sujets et les raisonnements sur tout cela ; et cependant on ne s’avise pas que l’on tient continuellement le dos tourné à Dieu et à ce divin soleil intérieur qui luit au fond de nos âmes, et dont ils ne sont point éclairés, parce qu’ils se tiennent la face de l’âme tournée en dehors sur leurs actes, sur les points et motifs des sujets et objets de leur méditation avec la roue du raisonnement, tout ainsi qu’un écureuil enfermé dans une cage en forme de roue qui court sans cesse à l’entour de soi-même, et n’entre jamais dedans, et ne cessant de tournoyer sans rien avancer, ni bouger d’un pas, ni sortir de sa place, ni même changer de posture ; ainsi fait l’homme qui cherche Dieu à la naturelle, ne cessant de rôder, et tournoyer à l’entour de la roue de ses propres raisonnements [...]
Notre mystique décrit sept degrés de récollection intérieure par lesquels sont levés les sept sceaux de l’Apocalypse, images des liens qui tenaient l’âme captive. Comme Ruusbroec, il insiste sur l’absence d’entre-deux au sommet de la vie mystique :
Le sixième degré d’abstraction intérieure conduit jusqu’à son centre, et y fait savourer à l’âme un repos tout divin, tout spirituel, et centralement et également amoureux et lumineux. [...] pour lors l’âme cessant de vivre à elle et pour elle, commence à vivre de Dieu et pour Dieu, et selon la manière de Dieu ; et partant l’âme fait ici le parfait sacrifice d’elle-même, donnant à Dieu tout ce qu’elle a et ce qu’elle est en elle-même ; et Dieu la reçoit et lui est agréable. Mais il n’est pas encore content que l’âme se donne à lui, et que lui se donne à elle dans elle-même avec tous les dons, mais elle veut encore qu’elle se désapproprie de tout cela et qu’elle meure à cette complaisance, à cette jouissance de lui dans elle-même, pour l’aller posséder dans lui-même dans l’Éternité.
Et c’est ce qui fait le septième et le dernier degré plus qu’intime, puisqu’il est outre l’âme en Dieu ; et par lequel enfoncement central l’âme demeure détachée, libre et affranchie de tout servage, entrant humblement et librement à Dieu sans milieu, ni entre-deux, sans voile, ni sans figure, lui rendant par amour et hommage souverain tous les dons avec elle-même.
Comme Ruusbroec, Jean aime les comparaisons avec le cycle de la nature213 :
L’âme dans ses trois différents états de commencement, de progrès et de perfection en la sainte oraison, agréablement comparée à l’arbre fruitier, selon trois différentes saisons de son fruit, en fleur, en verdeur, et en maturité, et planté en différents terroirs sous différents climats :
Le premier regard du soleil corporel sur les arbres fruitiers fait épanouir les fleurs et y dessèche l’humide que la rosée du matin y avait accueilli dedans la fleur, afin qu’étant réchauffé le fruit s’y forme [...]
Le second regard du soleil sur l’arbre fruitier est que [298] réchauffant la terre, il la soulage et l’aide à produire l’humeur où la sève, laquelle nourrit le fruit et le conduit à sa grosseur. Et comme dans cette saison la sève est en sa grande vigueur, elle fait aussi que le fruit, quoique gros, est cependant de couleur très verte et de goût très âcre, et tient beaucoup à l’arbre.
Le troisième regard et la troisième opération du soleil sur l’arbre fruitier envisageant ce fruit dans sa grosseur, et le soleil étant selon cette saison très ardent, il dessèche la terre et en purifie l’humeur, et y fournit la couleur selon chaque espèce, accommodant sa vertu au sujet qu’il atteint. [...]
De même le premier regard de l’Amour divin sur la terre de notre cœur et l’arbre fruitier de notre volonté, c’est de réchauffer cette terre morfondue par les glaces de l’hiver du péché, et lui faire produire les premières fleurs de la dévotion, en y desséchant l’humide que les vapeurs du propre amour y avaient amassé. [...]
Le second regard de ce soleil amoureux sur l’arbre fruitier de [299] notre volonté est que, réchauffant la terre de notre cœur, il y produit l’humeur ou la sève de la grâce, laquelle nourrit ce fruit et le conduit à sa grosseur après avoir purifié la terre de notre cœur [...]
Le troisième regard et la troisième opération du soleil éternel sur l’arbre intérieur de notre volonté, et qui regardant les fruits dans leurs grosseurs, dessèche la terre de notre cœur des ardeurs de son midi, y purifie l’humeur de la complaisance de sa propre vie et y fournit la couleur de chaque vertu, comme la fermeté de la foi sous la blancheur de l’Agneau, et la couleur jaune de sa très simple mort et Passion, la candeur de l’espérance sous le rouge et l’attente des flammes du Saint-Esprit, et le doré de la Charité sous la couleur panachée [300] de la plénitude du Saint-Esprit, lequel amène en l’âme toutes les vertus chrétiennes vivifiées en charité, et chargées de toutes les divines couleurs du divin Amour. Et partant sont des fruits arrivés à leur maturité, et propres à être servis sur la table du grand Seigneur, car la sève de l’attrait de la grâce se retirant avec le propre Esprit au centre de la racine de la volonté, outre la substance rend ses fruits dans la terre sainte de l’humanité glorieuse de Jésus-Christ, pour être servis par lui et en lui devant Sa Majesté divine.
Et tout ainsi que la terre toute seule ne peut produire ni donner du fruit à l’arbre, si l’arbre et la terre ne sont également envisagés des rayons du soleil corporel, de même si ce divin soleil de nos âmes ne lance ses divins regards sur la terre intérieure de notre cœur et sur l’arbre intime de notre volonté, elle ne produira aucune bonne œuvre pour la terre promise de l’Éternité, ainsi à proportion des regards du soleil et des situations de la terre qu’il envisage, il produit la diversité des fruits : comme dans les terres chaudes du midi, il y produit quantité de vin et d’huile. Devers l’orient, il y fait tout abonder, à cause que la terre et la situation a beaucoup de correspondance à l’influence bénigne de cet astre, lequel est fort tempéré et second sur ces terres orientales. Devers le couchant, il n’y croît pas de vin ni d’huile, si ce n’est de poissons : ainsi ces terres sont fort aquatiques et froides, et sont peu fertiles. Pour le regard du nord il y a des glaces en quantité, et beaucoup de froid, parce que le soleil en est fort éloigné, et par ainsi la terre y produit peu, et en plusieurs endroits rien du tout.
Et par ainsi, âmes chrétiennes, si vous n’êtes point sur la terre de votre midi, il ne tient qu’à vous de vous y mettre et d’y exposer le fond de votre volonté sous le midi de l’amour divin et sous la véhémente ardeur de sa chaleur infinie [...] [301]
Mais si vous êtes encore rôdant vers ces terres du couchant, froides et aquatiques de la tiédeur, là où il ne croît ni vin ni huile, si ce n’est de poissons, au moins apprenez de ces poissons à vous retirer dans votre élément pour vous y conserver et accroître la vie. Car sitôt que le poisson sort de son élément, indubitablement il meurt. Mais il nous apprend encore une belle leçon, c’est qu’il n’en sort jamais s’il n’en est tiré par force avec l’hameçon [...] [302]
Si je n’avais crainte de trop grossir cette œuvre, et par ce moyen la rendre moins commode et de trop grand prix pour les pauvres et les simples, je vous ferai voir par toute la terre et les cieux, par tous les animaux grands et petits, forts ou faibles, rampants ou cheminant sur la terre, par tous les arbres, par toutes les plantes et fleurs et fruits de la campagne, par toute la mer et les poissons, les bestiaux, navires et nacelles, la nécessité de se retirer intérieurement en esprit et par foi au fond de nos cœurs pour nous y relancer intérieurement dans cette immense vastitude de sa Divinité outre [au-delà de] nous-mêmes […]
Ici il décrit l’alternance entre les états flamboyants d’amour qui éclipsent tout, mais qui ne durent pas, et la foi qui seule est notre appui durable :
De la souveraineté de la Foi sur toutes les lumières infuses les plus sublimes [...]214.
[…] Dieu n’a rien fait que de parfait. Et comme il est en soi et de soi lumière éternelle, il va éclairant et illuminant toutes ténèbres, soit par lui-même, ou par causes secondes. D’où vient qu’il a posé au ciel de notre âme ses deux grands corps lumineux, la Foi et la Charité, pour y verser leurs influences et ordonner toutes les saisons. Et partant, la Foi nous y est comme une belle Lune, qui va nous éclairant parmi cette vastitude immense et ténébreuse qu’il y a à passer entre Dieu et nous ; et elle nous a été donnée de Dieu tout ainsi que l’Étoile d’Orient fut donnée aux Mages pour les conduire sûrement, et les éclairer pour chercher et trouver ce tendre Agneau de Dieu dans son palais de Bethléem, où elle disparut et s’éclipsa à l’abord de ce beau Soleil lumineux de l’Orient (403) éternel, tout nouvellement levé sur notre horizon pour y éclairer les épaisses ténèbres de la gentilité. Ainsi la Foi comme une belle lune attachée au ciel de notre esprit va éclairant et vivant parmi tous les étages de ce monde spirituel de degré en degré.
Mais tout ainsi que l’Étoile d’Orient disparut aux Mages lors de leur entrée en Jérusalem, de même [il] en arrive à l’âme recueillie et ramassée au fond de sa Jérusalem intérieure, de là où se lève ce grand corps lumineux de la Charité ; lequel comme un beau Soleil éclatant, ardent et tout lumineux et embrasant, fait éclipser la Foi pour ce moment par son abord enflammé, opérant et impérieux, et qui réduit et réunit toute lumière en son principe. En sorte que pendant ses grandes irradiations embrasées de la Charité dont l’âme est tout investie, pénétrée et abîmée en cet océan divin, la foi n’y paraît point pendant l’opération, quoiqu’elle y soit beaucoup plus noblement, et plus lumineuse, et comme vivifiée et éclairée de la Charité, qui fait la vie de sa lumière. Et tout ainsi qu’au lever du soleil toute la lumière des Astres s’éclipse, de même à l’abord du Soleil de la Charité, toutes les vertus comme lumières participées de ce grand corps éclatant et flamboyant de ses divines ardeurs, s’éclipsent pendant le temps et le moment de cette irradiation. Quoique la Foi s’éclipse et disparaît durant ces lumineuses irradiations de la Charité, elle ne laisse pas d’être toujours dans l’âme, même tenant le dessus sur toutes les lumières de la Charité, parce que nous croyons infiniment plus de Dieu par la Foi qu’il ne nous en est manifesté par ces excessives lumières d’amour.
Mais enfin, l’opération de l’Amour divin étant finie et l’âme revenant à elle-même, toutes les vertus reparaissent en l’âme, mais portant les livrées de la très noble Charité, ainsi que l’Étoile d’Orient le fit revoir aux Mages à la sortie de Jérusalem, pour les exciter à poursuivre leur chemin et enfin arriver au lieu de leur demeure. […]
Nous ne pouvons pas approcher du divin, car son regard nous anéantirait. C’est grâce à l’humanité du Christ que nous pouvons l’aborder :
D’où vient que le Verbe divin s’est approché de nous par son Humanité, sans le secours de laquelle sa Divinité nous était inaccessible dans l’immense sublimité de son Être, où elle est cachée dans ses lumières impénétrables et infinies, où elle habite en souveraine, et là où elle règne en Dieu, c’est-à-dire indépendamment et hors d’atteinte d’aucune créature ; et partant, nous n’aurions jamais pu l’y choisir pour objet intérieur et proportionné, parce que Dieu nous est invisible, ni le prendre pour notre exemplaire, parce qu’il n’y a aucune forme en lui, ni nous y conformer parce qu’il est inimitable, ni l’atteindre parce qu’il est immense, ni l’aborder à cause de l’excès de lumières, dans lesquelles il se tient caché à nos ténèbres et se dérobe à nos puissances.
Mais enfin, voici que la Sagesse incarnée et incréée s’étant [s’est] intéressée dans nos besoins, comme celle qui apportait en terre la lumière surnaturelle et divine pour éclairer les hommes non seulement d’une simple étoile, mais de l’immense clarté et splendeur du Père, laquelle s’est enfermée dans l’humaine nature comme dans une admirable lanterne, quoiqu’obscure, à travers de laquelle il a tempéré ses (405) glorieux regards, qui nous eussent anéantis ; parce qu’il n’y a aucune créature qui puisse supporter le regard divin, comme divin, sans mourir. [...]
Certaines images sont d’origine alchimique :
Nous devons laisser écouler en l’intérieur tout notre esprit, notre mémoire, notre entendement [...] Quand nous parlons d’anéantir le propre être ou la propre vie, ce n’est pas aussi la destruction du propre être, mais la destruction de l’estime du propre être, ni aussi [ce n’est pas non plus] la mort de la propre vie, mais la mort du propre amour et complaisance à (451) la propre vie finie pour entrer en la vie infinie ou l’infinie complaisance de Dieu. [...] Il faut que l’âme souffre une destitution totale et que sa substance soit pénétrée et repénétrée des ardeurs du divin amour, et que sa volonté y serve comme de fourneau et d’alambic tout ensemble pour épurer cette essence tout abandonnée et pacifique, pour y supporter l’excessive opération de son ardeur embrasée et impérieuse qui la pénètre, et en évacue tout ce qu’il y a de défectueux et empêchant la divine union des deux Amants ; c’est ce que nous appelons dépouillement [...] [qui] ne se peut achever que dans l’âme passive [...] aucunes [certaines] fois Dieu s’insinue dans l’âme, et d’autres fois il insinue l’âme en soi.
Aumont ne culpabilise jamais la nature humaine : il faut au contraire aller jusqu’au bout des penchants naturels. L’ambition spirituelle est une qualité lorsqu’elle est bien comprise, affirmation bien loin du dolorisme et que l’on entend rarement à l’époque :
[454] […] Âme chrétienne, voulez-vous contenter votre démangeaison d’être ? Eh bien, soyez à la bonheur, mais en Jésus-Christ ; et ne soyez point jamais ailleurs ; car ce que vous ne pouvez être vous-même par nature, vous le pourrez être en Jésus-Christ par la foi, par sa grâce, et par son amour, et en vous rendant intérieurement à lui au fond de votre cœur : tout ce que vous ne pourrez apprendre ni atteindre par votre propre esprit, vous le pourrez savoir et appréhender par l’Esprit de Jésus-Christ. Car le Saint-Esprit donné à l’âme va anéantissant la créature pour la rendre en lui, et la faire grande et solidement savante. Non toutefois en comprenant ou atteignant par nous-mêmes les divins Mystères, mais en nous laissant comprendre à eux, ils nous conduisent et nous font entrer en Dieu, d’où ils sont sortis, et nous y font être créature nouvelle […]
La grâce divine nous attire (attrait) en premier et notre souveraine liberté consiste en un simple geste, adhérer ou donner notre attention au divin attrait :
Et comme cet écoulement de l’âme en la Divinité est prévenu d’un puissant attrait intérieur, cela fait que l’on dit ne pas agir, quoique pourtant l’âme agisse toujours, mais d’une manière si simple et si libre qu’il ne paraît point à l’âme qu’elle agisse.
Cet acte très simple consiste en attention ou en adhérence au divin attrait :
L’âme s’est laissée dépouiller peu à peu de la multiplicité de ses actes naturels, pour se laisser réduire intérieurement à la simplicité de son acte intensé [rendu intense] par l’opération de l’amour divin, qui se rend simple et un ; parce que ce divin Amour s’étant emparé de l’âme et de ses facultés par son consentement, il se rend impérieux et dominant sur elle, non par force, mais par amour, qui a captivé [rendu captif] l’amour.
Et cette captivité savoureuse de l’Amour divin opère en elle sa souveraine liberté. Car servir à l’Amour Personnel, c’est régner, et être son captif d’amour, c’est être infiniment libre […]
Et c’est ce que pratiquait et enseignait saint Paul [...]
L’âme attachée à la jouissance de Dieu ne peut s’en défaire par ses propres moyens. Le seul moyen est de s’abandonner à la grâce, c’est-à-dire d’être sans moyen, d’où la formule paradoxale du moyen sans moyen :
[549] Car enfin si l’on s’attache facilement aux choses périssables pour quelque faux lustre que l’on y aperçoit, à plus forte raison à cette divine Vie et jouissance de vie si délicieusement possédée dans elle-même, où elle s’y est tellement attachée et fait propriétaire, et non seulement par l’usage profitant qui rend gloire à Dieu, mais elle s’y est tellement attachée et arrêtée qu’elle ne peut d’elle-même s’en défaire ; mais il faut que le Saint Amour y intervienne et qu’il y opère215, et qu’ainsi l’âme pour s’en faire quitte et y bien réussir, n’a point d’autre moyen que le moyen sans moyen. C’est un langage qui ne peut être entendu que des vrais amoureux, qui savent laisser brûler, embraser et consommer leurs âmes dans le divin fourneau de la volonté, tout ainsi que le bois se laisse brûler et consommer dans le feu sans se mouvoir.
Moïse ayant mené et conduit ses brebis jusqu’au fond du désert, il arriva enfin à la montagne de Dieu Oreb216 ; et là Dieu lui apparut et traita avec lui. Ainsi l’âme chrétienne doit conduire et ramasser son troupeau, qui sont les sens intérieurs et les passions du cœur, que chaque âme doit mener au recueillement au plus profond de son désert intérieur et de la solitude du cœur, et là y traiter avec Dieu, y paraître à la lumière de sa face, c’est-à-dire à son fils Jésus-Christ, qui est le grand Pasteur du (556) troupeau évangélique, où il nourrit l’âme de l’amour paternel de ses entrailles ; il faut donc approcher de Dieu en esprit et par foi. Mais où, chères âmes ? C’est au fond de votre cœur, là où vous vous devez retirer en silence et humilité, pour y recevoir l’illustration du pur Amour dans le miroir intérieur de votre âme, duquel rayon lumineux et clarifiant, est réimprimée en votre âme la divine ressemblance, laquelle vous ouvrira le droit héréditaire à l’héritage du Père ; et partant entrons dans le cabinet de notre cœur et y établissons notre demeure au plus profond de ce mystérieux désert [...] solitude qu’elle porte partout avec elle, où elle se peut retirer comme dans un monastère naturel, vivant et portatif [...]
[558] Et partant, toujours chercher Dieu et ne le point trouver, c’est toujours semer et ne point recueillir ; et cela parce qu’on le cherche mal en le cherchant au-dehors, et c’est au-dedans qu’il se donne217.
[566] [...] l’âme a par son consentement […] laissé vaincre en elle par [...] son divin Amour tout être étranger et jusqu’à l’anéantissement du sien propre [...] ainsi consommé heureusement dans le sein de la divinité, où elle commence d’y opérer de lui et par lui [...] savourant la douceur de la divine lumière et la clarté infinie de ce divin Océan dans l’intime de ce Ciel intérieur où l’âme est réduite et où elle converse avec Dieu, et voit les choses divines et ineffables qui s’y opèrent, et qu’elle y expérimente, jusqu’à ce qu’il [567] plaise à Dieu d’en disposer par la mort. Et par ainsi l’âme mène une vie à l’extérieur que les hommes voient, et une à l’intérieur que Dieu voit et que Dieu agrée, et que Dieu demande d’une telle âme, qui l’a laissé régner en elle en sa façon infinie.
Ce silence de demi-heure est le moment heureux auquel l’âme est ravie au sein de la Divinité. C’est un silence, parce que le propre de Dieu est d’opérer dans le repos ; et c’est encore un silence parce qu’il opère sur un sujet passif qui fait la matière paisible et spirituelle de l’œuvre de Dieu […] l’âme a vogué […] dans la grande nef de la charité au moyen de laquelle elle est enfin arrivée heureusement dans l’Océan immense de la Divinité […]
Suivent d’admirables pages sur la relation de l’homme avec Dieu :
[…] Dieu s’est fait le centre intérieur de l’homme et a fait la terre sa [574] circonférence […] il a pris plaisir dans la structure de l’homme, en ayant fait le parfait raccourci de tous ses divins ouvrages ; en sorte qu’il a son Ciel au fond de son âme, puisque la Divinité en fait le centre, et ainsi pour aller à son ciel et de son ciel à Dieu, c’est en descendant et abaissant son esprit avec humilité au fond de son être, là où Dieu habite, et où il l’attend pour lui faire un parfait sacrifice de toutes les créatures et de lui-même […]
[581] […] Dieu veut ouvrir son immensité et lui donner tout cet espace pour voler à son plaisir et y jouir de sa franchise et de sa pleine liberté ; et ainsi n’y trouvant plus rien qui la limite, elle se laisse enlever et abîmer, par l’ouverture intérieure de son fond central, dans l’Immensité divine.
Si enfin l’âme fait en sorte que ce filet d’or qui l’arrête encore dans le fini puisse être rompu, pour lors vous verrez cette Aigle généreuse s’essorer218 à perte de vue dans cette divine Immensité et s’y résoudre et engloutir ainsi qu’une goutte de rosée tombée dans l’océan, laquelle en s’y perdant, n’y perd que sa petitesse [582] […] Et tout cela en retirant ainsi notre esprit de l’extérieur à l’intérieur, du dehors au-dedans, de la circonférence au centre et de notre centre à l’Être divin, y réintroduire notre âme par voie d’amour comme elle en était sortie par voie de création et l’introniser dans le cœur de son immensité pour y régner éternellement.
Sommaire de cette pratique d’oraison intérieure en Jésus-Christ, dont l’humanité sainte est l’unique médiatrice qui nous donne accès à la Divinité, concentrée au fond et plus intime du cœur, pour y vivre d’une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
Notre âme n’a rien à faire en toute cette pratique d’oraison de recueillement, que d’abaisser son esprit et sa volonté devant Dieu, qu’elle doit croire être immense. […]
Et à cet effet s’y présenter et s’y abandonner tout à lui sous ses pieds comme un petit enfant tout couvert de plaies et de chaînes, pour y être guéri et déchaîné, souhaitant ardemment et humblement qu’il daigne lui appliquer son sang, ses larmes et ses mérites infinis pour la délivrer des sept sortes de captivités susdites : ce qu’il fera de grand cœur, et le fera avec des tendresses de vrai Père, et des ardeurs d’un amour ineffable. Car il ne souhaite rien tant que de trouver des cœurs à qui se communiquer. Et pour cela même il a donné sa propre vie et tout son sang. [...] il la fera entrer et participer à son infinité, et en sa manière immense et infinie.
[…]
[603] Se tourner à l’opposite sur l’exercice naturel des puissances et s’en façonner des notions, raisonnements et affections, c’est de propos délibéré se façonner des idoles spirituelles, auxquelles on défère plus qu’à Dieu.
[…]
Car la véritable Oraison et la plus agréable à Dieu et utile à nous, c’est cette continuelle présence et assistance de l’âme et de l’esprit recolligé [rassemblé] à la face de Dieu au fond du cœur, dans cet anéantissement de nos propres actes et abandonnement de nous-mêmes et de nos puissances à sa divine volonté, à l’exercice de la foi et à l’activité intérieure de son [605] amour et union de l’un et de l’autre ; car dans cet abandon total et abîme de néant où l’âme se plonge volontairement, elle rend un hommage à Dieu, et un culte d’adoration parfaite et un sacrifice d’holocauste de tout ce qu’elle est, et de tout ce qu’elle a, et de tout ce qu’elle peut avoir, et de tout ce qu’elle peut agir et pâtir. Et partant elle y fait dans ce seul acte, mais divinement, tous les actes de toutes les vertus ensemble.
Dans sa jeunesse, Claude La Colombière connut l’Ermitage qui fut pour lui « un paradis terrestre219. » Juste après sa profession jésuite le 2 février 1675, il fut nommé supérieur de Paray-le-Monial où vivait la visitandine Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) : il en devint « le directeur par une volonté expresse de Dieu ». Mais il y demeura seulement dix-huit mois, et partit à Londres le 13 octobre 1676 pour convertir les Anglais. Après cinq semaines passées dans le cachot de King’s Bench à la fin de l’année 1678, il fut expulsé et rentra à Lyon, épuisé. Revenu à Paray-le-Monial en septembre 1681, il mourut six mois plus tard, le 15 février 1682220.
Le deuxième courant issu de l’Ermitage s’en alla vers le Canada, contrée sauvage peuplée d’Indiens dangereux que les missionnaires du XVIIe siècle rêvaient de convertir. Bernières et ses amis ont partagé ce rêve et certains sont partis pour de bon.
La Relation des Jésuites de 1639 raconte joliment : « Et il s’est trouvé une amazone qui a conduit et établi des ursulines en ces derniers confins du monde ». L’« amazone » s’appelait Mme de la Peltrie (1603-1671) : cette pieuse veuve avait lu la Relation du jésuite Lejeune, et voulait partir au Canada pour y fonder un couvent d’ursulines. La famille était opposée à cette téméraire entreprise dans laquelle elle allait engloutir sa fortune. Elle sollicita donc la complicité de M. de Bernières221 comme le racontent les Annales du monastère de Jourdaine :
« Les refus de la mère fondatrice plusieurs fois réitérées pour de nouvelles fondations n’empêchèrent pas Mme de la Peltrie de lui demander ses conseils et quelqu’une de ces religieuses pour contribuer au dessein que Dieu lui avait inspiré de fonder une maison d’ursulines dans la Nouvelle-France à la ville de Québec. Cette vertueuse veuve en avait consulté plusieurs fois Monsieur de Bernières qui approuvant fort cette sainte entreprise n’oublia rien de ce qu’il put faire pour sa réussite et de fréquents entretiens sur ce projet se firent toujours si secrètement que personne n’en eut la connaissance. Ils savaient ce que dit le sage, qu’une affaire déclarée est ordinairement une affaire échouée. Ce fut avec cette prudente conduite [38] que se conclut en fort peu de temps la plus grande entreprise que les femmes pussent faire pour la gloire de Dieu [add. et le salut des âmes]. On peut voir cette histoire fort particularisée dans la vie de la religieuse Mère de l’Incarnation qui alla établir ce monastère à l’autre bout du monde avec Mme de la Peltrie. Voici l’extrait d’une lettre qu’elle écrivit à notre mère fondatrice étant sur le point de son embarquement, qui exprime mieux les sentiments tout divins de son cœur vers Dieu, que tout ce qu’on en pouvait dire. Comme cette lettre est écrite de sa main, nous la conservons aussi précieusement qu’une relique, la voici mot à mot.
Suit le texte de la lettre de Mme de la Peltrie 222 :
Ma très chère et honorée sœur, [39] Je serais la plus ingrate du monde si avant que de m’embarquer je ne vous rendais mes très humbles devoirs, pour vous remercier des obligations infinies que je vous ai, et pour vous dire le dernier adieu […] J’ai prié mon ange gardien visible, Monsieur de Bernières, votre frère, de vous dire toutes choses. […] Ce 20e septembre 1633 [en fait 1639 !]
Mme de la Peltrie demeurera toujours dans l’ombre de sa compagne au Canada, Marie de l’Incarnation. Elle n’a pas écrit et a pâti de l’opinion négative d’un bénédictin.
Mais les Annales du monastère, rédigées par une ursuline ouverte d’esprit, indiquent la forte estime que M. de Bernières portait à Mme de la Peltrie. Sa belle indépendance et son courage223 se confirmeront en Nouvelle France : contre l’avis de tous, elle partit de Québec vers l’amont du Saint-Laurent, c’est-à-dire au milieu des Indiens, pour fonder un couvent à Mont Real (le futur Montréal). Il ne lui arriva rien.
Mme de la Peltrie ne partit pas seule au Canada. Bernières et elle allèrent chercher Marie de l’Incarnation dans son couvent de Tours : elle aussi rêvait de partir en mission chez les Hurons. Nous avons déjà parlé de cette très grande figure mystique224 . Étant plus âgée, elle ne dépendait pas de l’Ermitage, mais fut très importante pour Bernières. Ils se sont rencontrés au moment du départ vers le Canada et ont longuement pratiqué l’oraison dans le carrosse qui les emmenait au bateau. Dans son récit du départ de Dieppe, Marie rend hommage au rôle joué par Bernières dans ces circonstances délicates : « Monsieur de Bernières étant toujours notre Ange gardien avec une charité non pareille… » (Lettre 269, 1670).
Leur relation se poursuivit par une correspondance qui dura plusieurs années. Les lettres voyageaient par aller-retour annuel du bateau qui partait de France en juillet ; le mois d’août à Québec se passait à écrire, puis le retour s’effectuait dès le début septembre. Marie était « l’aînée » de Bernières : on peut supposer qu’elle a beaucoup pesé sur son évolution. Malheureusement, les missives « de seize pages » sont égarées225 et nous devrons nous contenter de pointer quelques échanges parvenus jusqu’à nous, par exemple l’appréciation de Marie sur Bernières:
« C’est un homme ravissant [rapide, impétueux] » (Lettre 34, 1639).
Le souhait de Bernières aurait été de partir, mais il fut obligé de rester pour s’occuper en France du financement des fondations canadiennes. Il passa beaucoup de temps et dépensa beaucoup d’argent pour financer la fondation du Canada. Il finira par renoncer à ses souhaits personnels : « Je suis aussi content de demeurer ici comme d’aller en Canada, d’être infirme comme d’être sain… » (L. 6 août 1641).
Quant à Marie, elle avait honte d’être obligée de le solliciter :
« … il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire » (L. 66, 1642).
Parlant de Mgr de Laval qui les a rejointes, elle dit l’estime qu’elle a pour la formation donnée à l’Ermitage :
« Il [Mgr de Laval] est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions » (L.183, 1659).
Elle pouvait en juger puisqu’elle-même vivait dans ces profondeurs :
« […] comme un pur neant abymé dans le Tout, lequel neanmoins me montroit amoureusement que quoyque je ne fusse rien, j’étois néanmoins toute propre pour luy qui est mon Tout. En cette veuë que j’étais le rien propre pour ce Tout ineffable il me faisait jouir d’un plaisir indicible. […] Je comprenois encore que c’étois là le vray anéantissement de l’âme en son Dieu par une vraye union d’amour […] Il me demeura cette veuë gravée en l’esprit, que j’étois le rien propre pour le Tout226. »
François de Laval fut le premier évêque de Québec. Il partit après sa formation chez Bernières et en suivit si bien les leçons que, un peu plus d’un an après son arrivée au Canada, Marie de l’Incarnation, avec son esprit pratique, regrettait presque la trop grande perfection de l’évêque. Elle écrivait à son fils Dom Claude Martin :
Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, savoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que lui en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donnerait lui-même pour cela ; il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail ; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas lui qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’était pas tant, tout en irait mieux ; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je me puis tromper, chacun a sa voie pour aller à Dieu.
Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques ; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre [Denis Roberge] qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudrait que cinq sols pour lui en faire une, il ne les voudrait pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’autorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l’Église autant que le pays le peut permettre. Les Pères [Jésuites] lui rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse [cesse] pas de demander des Prêtres en France, afin de s’appliquer avec plus d’assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques227.
Dès 1659, elle relevait aussi avec une admiration teintée d’espièglerie :
C’est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. […] Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il fallait ici un homme de cette force pour extirper la médisance […] 228
Les lettres de l’évêque à Boudon, son ami intime, révèlent en effet son abandon intérieur :
Tout ce que la main de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n’en voyions pas sitôt les effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église [du Canada], et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit faite, il ne nous importe. Il me semble que c’est toute ma paix, mon bonheur en cette vie que ne [vouloir] point d’autre paradis. C’est le royaume de Dieu qui est au dedans de l’âme qui fait notre centre et notre tout229.
Son grand œuvre fut de fonder un Ermitage à l’image de celui de Caen : à Québec, le 15 septembre 1663, il s’installa en effet avec les prêtres de son Séminaire dans la maison presbytérale qu’il avait fait édifier en 1661-1662, près de l’église Notre-Dame. Cette modeste bâtisse était « la maison commune de tous les Ecclésiastiques », écrit La Tour. Mgr de Laval voulut que ces derniers « trouvassent chez lui un asile toujours ouvert, qu’ils y vinssent même chaque année faire une retraite […] qu’ils y eussent une ressource assurée, la nourriture & l’entretien jusqu’à la fin de leurs jours, & des prières après leur mort230 ».
En plus de François de Laval, deux des cinq membres fondateurs du Séminaire étaient d’anciens disciples de Bernières à Caen : son neveu Henri de Bernières et l’abbé Jean Dudouyt, qui devint le bras droit de Mgr de Laval. Quant à Hugues Pommier, arrivé seulement à Québec en 1664, il avait fait partie de l’Assemblée des Amis de Dijon231. Enfin, Denis Roberge était l’ancien valet de chambre de Bernières : passé au service de Mgr de Laval, il devint le premier domestique « donné » par ce dernier au Séminaire. Mentionnons aussi parmi les anciens de l’Ermitage, mais sans doute un peu moins « intérieur », le coléreux Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti.
Le Séminaire de Québec ne fut pas doté à sa création d’un règlement particulier, mais Jean de Bernières a sans doute donné par écrit, avant le départ de François de Laval pour Québec, des «Règles » pour « les frères du Canada ». La Tour, qui les retranscrit dans ses Mémoires, n’en précise malheureusement pas la source. « S’agit-il de règles composées par Bernières lui-même et destinées explicitement à servir de directoire spirituel à l’usage du clergé de la Nouvelle-France, ou d’une compilation réalisée à partir des écrits du maître par Mgr de Laval ou un des membres fondateurs du Séminaire ? », s’interroge Th. Barbeau.
Ces instructions de Bernières n’organisent rien d’extérieur, mais font tout reposer sur l’intériorité:
Dieu est notre centre & notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est de réunir la créature au Créateur, séparés par le péché & l’affection aux choses créées. La vie n’est qu’un passage pour arriver à cette heureuse fin. Les Chrétiens ne doivent avoir d’autre objet que de s’écouler en Dieu, comme les fleuves dans la mer. C’est la vérité fondamentale dont nous devons être fortement persuadés & pénétrés d’une manière active.
Cette recherche active par forme de méditation & de raisonnement doit se faire au commencement de la conversion. Dans la suite il suffit de la faire par voie de foi, qui éclaire simplement, mais puissamment, pour connaître & goûter cette heureuse fin, & par cette connaissance & ce goût nous faire passer de nous-mêmes en Dieu, & supporter les travaux de la vie. Cette attention ou contemplation de foi suffit, sans autre d’oraison, à ceux qui avancent.
Cette manière d’oraison, plus pure & plus spirituelle, causera souvent des ténèbres, des sécheresses, des faiblesses, des dégoûts ; il faut tout supporter avec patience, c’est faire une bonne oraison. Dieu ne manque pas de nous aider dans cet état pénible par des vues passagères, mais pénétrantes, qui nous font goûter notre bonheur. Dieu est un être pur & spirituel, il ne peut être possédé que par l’esprit.
Nos chers frères de Canada sont tous capables de ce procédé spirituel, plusieurs même y sont avancés, ils n’ont qu’à y être fidèles ; ils feront de grands progrès, s’ils joignent aux travaux extérieurs les souffrances intérieures. […]
Quand il plaira à Dieu d’adoucir l’amertume des souffrances par des lumières & des consolations intérieures, ne les rejetez pas comme opposées à la mort spirituelle, mais recevez-les comme des moyens nécessaires à votre faiblesse, qui vous aideront à souffrir. Tout ce que la bonté de Dieu accorde doit être reçu avec respect, humilité, reconnaissance & dépendance. Tout nous conduit au Créateur, lumières & ténèbres ; laissez-vous-en pénétrer : Benedicite lux & tenebrae.
Lorsque l’on éprouvera plus de facilité à raisonner ou à produire des actes intérieurs, il faut en profiter. Ce n’est point alors un effort de l’esprit humain. Il n’y a que ceux qui se font par manière d’étude qui nuisent ; les autres entretiennent le goût de l’âme pour chercher Dieu.
Les oraisons jaculatoires232 sont à peu près celles-ci. Comme le cerf altéré désire les sources d’eau vive, ainsi mon âme désire Dieu. […]
La lecture des livres spirituels, faite avec dégagement d’esprit, nous donne du secours & de l’assurance. Un voyageur demande souvent le chemin, & l’assurance qu’on lui en donne le tranquillise : nous sommes des voyageurs qui allons à Dieu ; les bons livres, les gens expérimentés, nous confirment dans notre voie. […] 233.
À la fin de sa vie, François de Laval eut la tristesse de voir son œuvre détruite par son successeur, Mgr de Saint-Vallier, qui avait sur le Séminaire des vues différentes et en entreprit la refonte. Comme en toutes choses, le vieil évêque se conforma à la grâce divine. Voici ce qu’il confiait à l’abbé Milon à l’automne 1689 :
Vous jugerez bien, mon cher Monsieur, que s’il y a eu jamais une croix amère pour moi, c’est celle-ci, puisque c’est l’endroit où j’ai toujours dû être le plus sensible, je veux dire le renversement du Séminaire, que j’ai toujours considéré, comme en effet qu’il l’est, comme l’unique soutien de cette Église et tout le bien qui s’y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n’avons qu’à lui être fidèles et le laisser faire234.
Parmi les anciens disciples de Bernières, Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, devint le premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l’autorité directe du Roi (1663-1665)235.
C’était un ancien duelliste converti : son tempérament coléreux fit souffrir Mgr de Laval et ne s’apaisa qu’à ses derniers moments. Voici le récit de Souriau236 :
« C’est une figure très originale ; après avoir été “plongé dans le siècle”, après avoir passé pour un duelliste raffiné, il finit par édifier même Mme de Longueville. C’est M. de Bernières, son ami intime, qui l’a conquis à la vie de la grâce. Il prend à l’Ermitage de telles leçons d’humilité que, aux processions, il aime à porter la croix des Capucins ; il devient l’ami de cœur du pauvre Boudon, du futur évêque de la Nouvelle-France. La Compagnie du Canada ayant donné son territoire au Roi, Louis XIV laisse l’évêque de Québec choisir lui-même le premier gouverneur : Mgr de Laval se rappelle son ancien confrère de l’Ermitage, et en 1663 l’emmène avec lui au Canada.
Comme signe de particulière confiance, l’évêque donne au gouverneur une clef de son séminaire pour qu’il y puisse venir à toute heure […] les deux amis cessèrent vite de s’entendre, le Roi ayant commis l’imprudence de donner la présidence du Conseil au gouverneur et à l’évêque […] Un jour, dans une discussion plus violente que d’habitude, M. de Mézy accable Mgr de Laval des plus grossières injures, et lui jette à la tête la propre clef du Séminaire. M. de Mézy, on le voit, n’avait pas encore tout à fait “dépouillé le vieil homme” ; il était fort vif. Pourtant il n’avait pas oublié complètement les beaux jours de l’Ermitage. Lorsque, en février 1665, il se sentit près de mourir, il se fit transporter à l’Hôtel-Dieu fondé par l’évêque, dans la salle des pauvres. Il fit venir Mgr de Laval pour une réconciliation sincère. Il se confessa à lui, il eut le temps de rétracter publiquement tout ce qu’il avait dit ou écrit contre le clergé et son chef ; il mourut enfin, le 5 mai, dans les bras de l’évêque, et fut enterré, suivant sa volonté, dans le cimetière des pauvres. »
La vie de Louis Ango des Maizerets est entièrement donnée à Dieu. Ordonné prêtre après la mort de Bernières, il accompagna Mgr de Laval en 1663, puis au retour de son voyage en France, fut désigné comme premier assistant du supérieur237.
Celui-ci descend des grands marchands de Dieppe238, de ces Ango qui traitent d’égal à égal avec les rois. Sa famille possède un château à Argentan239. Il fait ses études à La Flèche, où il entre dans la congrégation du Père Bagot. Il se retrouve à Paris avec ses amis de collège, et fonde avec eux une espèce de petite communauté au faubourg Saint-Marceau. En 1652 la guerre civile les force à quitter Paris ; ils vont se réfugier au château de M. de Maizerets. Au bout de quelques mois, les amis se séparent : quelques-uns retournent à Paris, tandis que Louis Ango, avec d’autres, entre à l’Ermitage.
Tout en restant un homme du monde aux manières prévenantes, alliant la politesse la plus parfaite à la simplicité, il se pénètre de l’esprit de la maison ; il y prend le goût de la vie pénitente et mortifiée. Puis, à la dispersion de l’Ermitage, après la mort de M. de Bernières, il va faire son séminaire à Paris, aux Bons-Enfants : ordonné prêtre, il se sent peu à peu envahi par le désir d’aller retrouver au Canada ses anciens confrères de Caen, le neveu de M. de Bernières, et Morel, et Dudouyt, et l’évêque de Pétrée ; Mgr de Laval, pendant un de ses séjours en France, le décide ; Ango quitte tout, famille, patrie. Sur le vaisseau qui l’emmène au Canada, le scorbut éclate : M. de Maizerets tombe si gravement malade que ses amis font pour lui un vœu à saint Ignace et à saint François-Xavier : il est sauvé.
À partir de ce moment, sa vie se confond avec celle de l’Église du Canada, avec celle du “séminaire” que Mgr Laval a fondé là-bas, à l’imitation de l’Ermitage ; à ce séminaire il donne tout, et d’abord sa fortune : “Nos biens étaient communs avec ceux de l’évêque, écrit-il. Je n’ai jamais vu faire parmi nous aucune distinction du pauvre et du riche ni examiner la naissance et la condition de personne, nous regardant tous comme frères.” Il donne aussi son travail, sa santé, sa vie. Il finit par être frappé d’une hémiplégie qui lui ôte l’usage de la parole : “En quoi, dit une chronique manuscrite du séminaire, Dieu l’a voulu purifier”, car on l’accuse d’être un peu indiscret. C’est sa concession à la faiblesse humaine. Par ailleurs c’est un homme fort, qui, pendant près de cinquante ans, se dévoue à l’éducation des enfants. Il les aime d’une tendresse presque féminine, qui éclate surtout au moment de sa fin : il pleure en les voyant autour de son lit de mort, et il leur donne sa bénédiction sans pouvoir parler. »
Il se permettait d’écrire ce qu’il pensait à son évêque : « Votre âge et vos indispositions ne vous permettent pas de supporter de si grands travaux. Il faut les modérer, et prendre les soulagements nécessaires pour travailler plus longtemps au salut des âmes que Notre-Seigneur vous a confiées »240. L’atmosphère à Québec étant en effet celle de l’Église primitive, les deux élèves de Bernières étaient à égalité.
Le neveu de Bernières, Henri, partit lui aussi au Canada, confié par son oncle à Mgr de Laval. Il fut le premier supérieur du séminaire de Québec et occupa cette charge à quatre reprises, vingt-cinq années en tout241
« Il part pour le Canada en même temps que l’évêque de Pétrée [Mgr de Laval] : “C’est un jeune gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie”, écrit la Mère Marie de l’Incarnation. Il se dévoue à l’Église de la Nouvelle-France, “faisant voir par ses vertus, dit une ursuline de Québec, le fruit qu’avait produit en lui l’éducation qu’il avait reçue de son saint oncle, M. de Bernières”. II meurt à Québec le 3 décembre 1701. »242.
Les Annales des ursulines sont pleines de vénération pour sa personne :
42-(60) […] Monsieur de Bernières ne pouvant aller conduire à Québec Mme de la Peltrie, lui donna un autre lui-même pour lui servir d’ange visible, ce fut son neveu fils de M. Dacqueville, seul dans la famille qui se soit engagé dans les ordres sacrés ; déjà il était diacre quand son saint oncle conduisit la fondatrice des ursulines en la Nouvelle-France, et pour lui donner un aumônier de vaisseau dont il fut sûr, il inspira au jeune diacre de se faire prêtre pour se sacrifier à cette nouvelle mission. La chose ne fut pas difficile à lui persuader étant naturellement fort porté au bien, il reçut la proposition, et aussitôt la mit en effet.
Une seule difficulté 43-(61) s’opposaient à son pieux dessein, Madame sa mère qui l’aimait extrêmement et qui était charmé d’avoir un fils consacré aux autels, se faisait une forte anticipée quand elle pensait à lui voir dire sa première messe, et à participer tous les jours à son sacrifice. C’était un grand embarras que de lui déclarer cette nouvelle vocation pour tirer son consentement. L’on crut qu’étant aussi vertueuse qu’elle l’était elle ne s’y opposerait pas absolument. Mais pour éviter les obstacles qui auraient pu apporter quelque retardement Monsieur de Bernières animé de l’esprit de Dieu se faisant fort du consentement le fit embarquer, et revint en apporter lui-même la nouvelle à Madame sa mère, guérissant à même temps par des saintes industries la plaie qu’il avait faite. C’est ce que j’ai cru rapporter plus d’une fois à Madame Dacqueville sa mère, qui eut la consolation après vingt ans d’absence de le revoir en ce pays, à la vérité pour peu de temps et seulement pour chercher les moyens de donner une partie 44-(62) de son bien au séminaire des missions de Québec, où il retourna incessamment pour y tenir jusqu’à sa mort la place de grand vicaire et de supérieur des ursulines et hospitalières de cette ville, où il finit sa sainte vie dans les travaux, et la rigueur d’un hiver qui fit mourir beaucoup de personnes en ce pays. Ce fut en 1701.
Jean Dudouyt débarqua à Québec au cours de l’été ou à l’automne de 1662 et fut nommé procureur du Séminaire en 1664.243
« Nous sommes certains de l’affiliation de l’abbé Jean Dudouyt244, un des plus grands missionnaires du Canada. De taille moyenne, il a l’œil vif, la figure ascétique, le maintien grave et digne. Il aurait pu avoir des ambitions mondaines : il a tout quitté pour entrer à l’Ermitage245. La vie austère qu’on y mène l’attire, comme aussi l’intransigeance dans l’orthodoxie. Dangereusement malade, il voit s’approcher de son lit, pour lui donner le viatique, le curé d’une paroisse de Caen, véhémentement soupçonné de jansénisme. Dudouyt refuse absolument de communier de sa main : on est obligé d’aller chercher un autre prêtre. Tant de vigueur agrée au futur évêque de Québec ; Dudouyt finit par aller rejoindre Mgr de Laval dans son vicariat apostolique. D’esprit pratique, ayant le sens administratif, Dudouyt devient le bras droit de son évêque. Il se distingue surtout dans une mission de confiance que lui a donnée Mgr de Laval : Dudouyt revient à Paris, chargé de traiter avec Colbert la grave question de l’eau-de-vie au Canada. L’évêque de Québec, qui ne voit que l’intérêt religieux, condamne la traite ; Colbert, qui ne cherche que l’intérêt fiscal, approuve les traitants.
Les lettres de Dudouyt à son évêque reflètent la pure doctrine de l’Ermitage. Il y a là beaucoup plus que la moyenne de l’esprit catholique246. Avec une entière liberté, Dudouyt ose, par exemple, lamer les procédés qu’emploie un frère de l’évêque, Henri de Laval, prieur de la Croix, notamment à propos d’un procès que ce frère soutient pour le prieuré de Tournay : “Cette affaire est assez douteuse […] Je ne sais quelle en sera l’issue. Il serait à souhaiter qu’il ne s’y fût pas engagé. Il vaudrait beaucoup mieux se disposer à bien mourir […] Cela n’édifie pas.”
Même liberté dans les conseils un peu autoritaires que cet homme apostolique envoie à Mgr de Laval : “Je bénis Dieu, avec tous vos amis, de vous avoir conservé pour le bien de son Église, et le prie de vous donner des grâces et des années pour affermir ce que vous avez si heureusement établi. Votre âge et vos indispositions ne vous permettent pas de supporter de si grands travaux. Il faut les modérer, et prendre les soulagements nécessaires pour travailler plus longtemps au salut des âmes que Notre-Seigneur vous a confiées247.” Peu de prêtres écriraient sur ce ton à leur évêque, quand même ce ne serait pas un Montmorency-Laval. Il y a là comme un souvenir de la primitive Église ; ou peut-être encore est-ce un reste de l’amitié spirituelle qui les unissait à l’Ermitage ; d’avoir été tous deux les élèves de M. de Bernières, entretenait entre eux une de ces amitiés de séminaire qui résistent aux différences de la hiérarchie. Puis Dudouyt a sa grandeur propre : c’est, dit-on au Canada, “l’un des plus grands ecclésiastiques que Mgr de Laval ait employés248.”
Revenu à Paris, il s’y considère comme en exil, séparé qu’il est de son évêque, et de ce Séminaire de Québec qui est la reconstitution lointaine de l’Ermitage. En 1677 il supplie Mgr de Laval de le rappeler : “L’on pourra vous écrire qu’il serait à propos que je reste encore quelque temps en France ; mais il n’y faut pas acquiescer... Il ne serait pas d’édification que je restasse plus longtemps en France249.” Il y mourut pourtant ; mais Mgr de Laval rapporta au Canada le cœur de son fidèle compagnon, de celui qui l’avait aidé à fonder l’Église de Québec ; pour ne pas être tout à fait séparé de son ami, l’évêque inhuma ce cœur dans sa cathédrale250. »
Après ces deux générations baignées par l’influence franciscaine, quelle est la situation ?
Autour de Chrysostome, puis de Bernières à Caen, nous avons vu l’Ermitage abriter les premières rencontres entre mystiques. Dès le vivant de Bernières, notre École du cœur va essaimer hors de Caen. Tel un « delta spirituel », trois courants sont issus de l’Ermitage.
Le premier s’éloigne géographiquement vers la Nouvelle-France. Il est incarné par Mgr de Laval qui fonde un deuxième Ermitage à Québec, en association avec les mystiques d’outre-Atlantique : Mme de la Peltrie, Marie de l’Incarnation, certains « émigrés » venus de Normandie.
Le deuxième est porté par Mère Mectilde qui décide de se maintenir à l’intérieur de l’Église institutionnelle avec sa fondation des bénédictines du Saint-Sacrement, centrées sur la vie mystique : l’inspiration bénédictine s’y entrelace avec le courant issu du Tiers Ordre Régulier franciscain. De nos jours, ce courant est toujours vivant251.
Le troisième courant à l’inverse décide de poursuivre une tradition propre au TOR franciscain : ne faire aucune distinction entre clercs et laïcs au sein de cercles rassemblant des chrétiens intérieurs. Il est incarné par M. Bertot, nommé confesseur du très renommé couvent des bénédictines de Montmartre. Il y apporte l’esprit de l’Ermitage, qui unit contemplation et « vie commune » : cet esprit nourrira les cercles animés par la nouvelle génération, Mme Guyon et Fénelon, puis par les générations suivantes, mais hors de la juridiction du Roi Très-Chrétien.
Un graphe résume l’histoire de l’École du Cœur telle que nous la comprenons. L’amitié joua un rôle méconnu. C’est la « carte » de contacts interpersonnels qui permirent aux spirituels de partager leur expérience. Au sein de ce réseau amical, l’on trouve des figures fondatrices de la mystique française du XVIIe siècle. Elles attirèrent comme des aimants ceux qui aspiraient à vivre l’oraison de quiétude.
Grande fondatrice, Lorraine au solide tempérament, Mectilde252 fut une des principales disciples de Chrysostome. Nous lui consacrerons un long chapitre, car sa longue vie lui fit rencontrer tous les protagonistes de l’École du cœur, de Chrysostome à Mme Guyon.
Elle devint Annonciade à dix-sept ans, puis connut dix-neuf années de voyages forcés remplis de nombreuses épreuves intérieures et extérieures : un incendie et deux guerres sur les marches du Royaume, sans parler de la Fronde et de sa misère parisienne. Mectilde change alors d’état consacré : au bout de huit ans253, l’Annonciade devient bénédictine « simple » pendant quatre années réparties presque également entre Rambervillers, Saint-Mihiel, Montmartre, la région caennaise. Puis elle fonde les Bénédictines du Saint-Sacrement dont elle devient la prieure.
Cette nouvelle période est souvent dramatique, extérieurement très active, parfois presque chaotique. Elle ploie sous la lourde responsabilité de communautés : elle voudra s’y soustraire254, mais ce désir de fuir en solitude se heurte à la réponse ferme donnée par son guide Jean de Bernières. Les événements ne renverseront pas l’équilibre de Mectilde, mais ne lui épargneront ni doutes, ni angoisses, ni maladies. Elle quitte la Lorraine à cause de la guerre de Trente Ans pour se réfugier à Paris en 1641, puis se partage entre région parisienne et région de Caen255. Ces déplacements se font dans la pauvreté, voire la misère.
Les quarante-sept années parisiennes de sa période de maturité et de vieillesse comportent encore des déplacements liés cette fois-ci aux fondations : quatre visites sont attestées rien que pour celle de Rouen256. Elle s’implante trois ans à Paris, puis cinq années au monastère de la rue Férou. Enfin, après une crise intérieure culminant en 1659, quand meurt Jean de Bernières, trente-neuf années plus paisibles se dérouleront au monastère de la rue Cassette257.
La vie de la Mère du Saint-Sacrement, si elle fut mouvementée, ne fut pas solitaire, car elle était très liée aux familiers de l’Ermitage : Jean-Chrysostome de Saint-Lô, leur « père » à tous, Bernières et son disciple Bertot.
Jean-Chrysostome de Saint-Lô fut son premier directeur : il l’appréciait beaucoup et déclarait qu’il « trouvait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint-Maur [où séjournait Mectilde] que dans tout Paris ». Elle demeurera en correspondance suivie avec Bernières258 et verra régulièrement M. Bertot.
Tout comme pour Bernières, la charité du père Chrysostome s’exerça sans complaisance ni pitié. On le verra dans les deux textes suivants où il répond point après point aux questions que se pose la jeune femme. Tandis qu’elle lui demande conseil sur son expérience profonde et ardente, Chrysostome lui répond par une analyse froide de façon à ne susciter chez cette femme passionnée ni attachement ni émotion sensible ; mais s’il la pousse vers la rigueur et l’humilité la plus profonde, c’est avec beaucoup d’amour et de patience. Afin que ce destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il l’encourage à aller toujours de l’avant.
On parle de soi-même à la troisième personne pour se détacher de soi. On y voit l’opiniâtreté de Catherine de Bar qui veut comprendre parfaitement et faire le tour de la question. Le texte ne se termine qu’à la 19e proposition :
Relation au Père Chrysostome [avec réponses], juillet 1643.
1re Proposition259 : Cette personne [Mectilde] eut dès sa plus tendre jeunesse le plus vif désir d’être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l’accroissement. Bientôt il devint si violent qu’elle en tomba dangereusement malade. Elle souffrait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l’occupait tellement qu’elle épuisa en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s’en distraire ni de prendre part à aucune sorte d’amusement. Elle était quelquefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l’emportait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu’elle restait insensible et comme immobile en sorte qu’elle était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mouvement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c’était la résistance de son père que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n’aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu’elle avait d’être religieuse sans concevoir encore l’excellence de cet état.
Réponse : En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.
2. Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient étaient l’œuvre de la nature. Mais, quoi qu’il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.
2e Proposition : Cette âme, dans l’ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s’arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n’ayant d’autre crainte que de manquer ce qu’elle désirait ; la solitude et le repos étant tout ce qu’elle souhaitait.
Réponse : 1. Ces opérations proviennent de l’amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l’âme était beaucoup enveloppée de l’esprit de nature.
2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu’il semble qu’au premier rayon de la grâce, elles courent après l’objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu’elle s’éloignait de Dieu.
[...]
17e Proposition260
Proposition : Elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu ni parler à Sa Majesté. Il lui semblait qu’Il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu’il est entré dans le centre de son âme, elle s’efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées, et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins, il lui semblait ; et lorsqu’elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s’attristait quelquefois de se voir toujours privé de sa divine présence, pensant que c’était un effet de sa réprobation.
D’autre fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu’elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s’accomplisse en elle selon qu’il plaira à Sa Majesté.
Réponse : Il n’y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s’abandonner à la conduite de Dieu. Ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arrivera par le travail de mortification et de vertu.
18e Proposition : Son oraison n’était guère qu’une soumission et abandon, et son désir était d’être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu’elle fût toute perdue en Lui ; tout ceci sans sentiment. J’ai déjà dit qu’en considérant [les thèmes de méditation discursive] elle demeure muette261, comme si on lui garrottait les puissances de l’âme ou qu’on l’abîmât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d’esprit très grandes, ne pouvant les exprimer ni dire de quel genre elles sont. Elle les souffrait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.
Réponse : J’ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu’elles continueront pour la purgation et sanctification de cette âme, étant vrai que pour l’ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté intérieure, sur quoi elle remarquera qu’elle ne doit pas souhaiter d’en être délivrée, mais plutôt qu’elle doit remercier Dieu qui la purifie.
Cette âme a été, et pourra être tourmentée de tentations de la foi, d’aversion de Dieu, de blasphèmes et d’une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d’amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu’il n’y a rien à craindre, que telle peine est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c’est le diable, qui avec la permission de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus qu’elle doit s’assurer que tant s’en faut que dans telles tempêtes l’âme soit altérée en sa pureté, qu’au contraire, elle y avance extrêmement, pourvu qu’avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.
Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu’elle pourra être sujette à trois sortes de captivités : à savoir, à celle de l’imagination et l’intellect et à la composée de l’une et de l’autre. Sur quoi je remarque qu’encore que la nature contribue beaucoup à celle de l’imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie intellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l’âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle [n’] a rien à faire qu’à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.
Quant à l’intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension d’opérations, exemple : l’entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n’est que Dieu concoure à ses opérations ; d’où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c’est-à-dire elles ne peuvent opérer ; en quoi il faut que l’âme se soumette comme dessus à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l’âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation.
Sur le troisième genre de peines d’amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l’âme, et selon que l’âme est active ou passive à l’amour, sur quoi je crois qu’il suffira présentement que cette bonne âme sache :
1. Que l’amour intellectuel refluant en l’appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus séparée en son opération de la partie inférieure.
2. Quand l’amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu’il tourmente ; cela se peut néanmoins faire, mais je tiens qu’il y a apparence que, par l’ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l’opération de l’amour de la volonté supérieure à l’inférieure, ou appétit sensitif.
3. Quelquefois par principe d’amour l’âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point commettre d’imperfections ; d’où je conseille à cette âme :
1. d’être soumise ainsi que dessus à la conduite de Dieu ;
2. de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au [sur le] fait d’aimer Dieu ;
3. elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel ;
4. si l’opération d’amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres extérieures ; que si ne [pas] coopérer en se divertissant, l’amour la suit [la poursuit], il en faut souffrir patiemment l’opération et s’abandonner à Dieu, d’autant que la résistance en ce cas est plus préjudiciable et fait plus souffrir le corps que l’opération même.
Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d’autant que l’âme étant affective, l’opération d’amour divin refluera en l’appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d’esprit, dont il faudra avertir les médecins. J’espère néanmoins qu’enfin l’âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle [ce] dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c’est à elle d’être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d’opérations d’amour divin, elle aura besoin de soulager d’ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contemplation, je prévois qu’il sera nécessaire qu’elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c’est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu’elle supplée par l’action de son entendement.
Ayant considéré l’écrit, je conseille à cette âme:
1. De ne mettre pas tout le fond de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.
2. De n’aller pas à l’oraison sans objet. À cet effet je suis d’avis qu’elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l’infini des millions de mondes, et même à l’infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq mille et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu’Il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.
3. Que si portant son objet à l’oraison elle est surprise d’une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu’elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu’elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.
19. Proposition : Il semble qu’elle aurait une joie sensible si on lui disait qu’elle mourrait bientôt ; la vie présente lui est insupportable, voyant qu’elle l’emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : langueur, ténèbres et captivité.
Réponse : Voilà des marques de l’amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d’autant que je sens et prévois qu’elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l’esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes quoique pauvretés. J’espère qu’après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais.
Le texte suivant, d’une toute autre inspiration, est plus libre et chaleureux. Chrysostome a perdu ses réserves, car il la reconnaît comme une mystique qui suit le même chemin que lui et à qui il peut livrer son expérience en toute confiance : certaines lignes sont des confidences sur ce qu’il a traversé lui-même. C’est un testament que Chrysostome adresse à cette jeune femme qui n’aura que trente-deux ans à la mort de son directeur262. Le chemin qu’il lui trace ici inspirera Catherine toute sa vie.
Autre réponse du même père à la même âme263.
Cette vocation paraît : 1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d’une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret dû.
2. Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.
3. Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient favorisé cette petite retraite qui n’est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.
4. Je dirais que Dieu par une providence vous a obligée d’honorer le saint Sacrement d’une particulière dévotion, et c’est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusqu’à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés264.
5. Bienheureuse est l’âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d’adoration ou de respect, mais encore rentrant dans les mêmes états. D’aucuns honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d’autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu’Il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à Lui, pour, avec Lui, entrer dans le secret, aimant l’oubli actif et passif de toute créature, vous cachant et abîmant avec Lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul, pour n’être révélée qu’au jour de ses lumières.
6. Jamais l’âme dans sa retraite ne communiquera à l’Esprit de Jésus et n’entrera avec lui dans les opérations de sa vie divine, si elle n’entre dans ses états d’anéantissement et d’abjection, par lesquels l’esprit de superbe est détruit.
7. L’âme qui se voit appelée à l’amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l’amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d’être oubliée de tout le monde afin que tout le monde ne s’occupe que de Dieu seul.
8. N’affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d’entendre parler de Dieu que d’en parler vous-même, car l’âme dans les grands discours se vide assez souvent de l’Esprit de Dieu et accueille une infinité d’impuretés qui la ternissent et l’embrouillent.
9. Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s’il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n’est que pour leur compatir et leur souhaiter l’occupation entière du pur amour. Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l’excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d’où vient qu’il s’estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu’une grâce qui eût sanctifié les pécheurs, ne pouvait vaincre sa malice.
10. L’oraison n’est rien autre chose qu’une union actuelle de l’âme avec Dieu, soit dans les lumières de l’entendement ou dans les ténèbres. L’âme dans son oraison s’unit à Dieu tantôt par l’amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par l’aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin objet qui lui paraît éloigné, et à l’amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c’est être uni à Lui, tantôt par un pur abandon d’elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l’occupe de son amour dans les manières qu’il lui plaît.
Ah ! Bienheureuse est l’âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n’est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c’est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l’oraison, comme : la retraite, le silence, l’abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu’autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-Il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n’a aucune part avec les âmes corporelles qui sont gisantes dans l’affection des sens.
11. L’âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s’ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le secret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu’assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l’expérience nous apprendra l’importance d’être fidèle à cet avis.
12. Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d’anéantissement. Il est bon que vous ayez dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir à servir plutôt qu’à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l’on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.
13. Jésus dans tous les moments de sa vie voyagère a été saint, et est en iceux la sanctification des nôtres ; car il sanctifie les temps, desquels il nous a mérité l’usage, et généralement toutes sortes d’états et de créatures, lesquels participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusqu’à l’âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par la correspondance de nos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel Il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c’est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même, vous entrerez un jour avec lui, les autres états d’anéantissement de sa vie voyagère n’étant que des effets de nos péchés.
14. L’âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui est bien avare à qui Dieu ne suffit265. À mesure que votre âme se videra de l’affection des créatures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche de la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.
15. Vous serez tourmentée de la part des créatures qui crieront à l’indiscrétion et à la sauvage : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour de votre mort ; et faut-il qu’on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?
16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l’aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu’il soit de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d’abjection, d’abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite vous acquerra une paix suprême qui vous établira dans la pure oraison, et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.
17. Notre bon Seigneur Jésus-Christ s’applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l’amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! Que l’âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit est touchée d’admiration, de respect et d’amour à l’endroit de ce Dieu fidèle !
18. Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liquéfier en douceur. Heureuse est l’âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !
19. Par la vie d’Adam, nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu’elle s’est glissée dans tout notre être naturel, ni ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n’en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l’encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière, et une mort très profonde à tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et Il va appelant ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de Lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d’Adam, leur inspirant sa pure vie. Oh ! Bienheureuse est l’âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d’Adam, et qui travaille en toute fidélité à s’en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus !
20. Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l’impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n’en serons exempts qu’au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement à son Père éternel par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l’infection de la vie d’Adam ni d’opposition à la pureté de l’amour.
21. La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononcera sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puissance d’en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l’âme, et une grande séparation de tout ce qui n’était point purement Dieu et ses intérêts.
22. Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés266. Oh ! En effet, bienheureuse est l’âme qui n’a point ici d’autre désir que d’aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la plénitude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n’est donnée qu’à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la nature corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.
23. Tendez à acquérir la paix de l’âme autant que vous pourrez par la mortification de toutes les passions, par le renoncement à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l’amour à la sainte abjection, par un désir d’entrer courageusement dans les états d’anéantissement de Jésus-Christ quand la Providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indifférence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.
24. Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aussi souvent il fait bon l’écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s’appelle passivité.
25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats: tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans les vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d’autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l’âme l’impureté de la vie d’Adam et sa propre excellence. Disposez-vous à tous ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu’il lui plaira vous faire souffrir.
26. Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu’elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu’elle a à l’œuvre de notre rédemption, dans tous les états et mystères de sa vie, notamment en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu’elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appliquez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d’honorer la sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c’est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l’a été de celle de Jésus-Christ.
27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tachez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.
28. L’âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l’autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d’amour, tant à l’endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d’oraison.
29. Tendez à l’oraison autant que vous pourrez : c’est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et pour aimer ; c’est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l’oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l’oraison pas vive [paisible], en laquelle l’âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées, et se donne en proie à l’amour, pour être dévorée par ses très pures flammes unissant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l’oraison, souvent contentez-vous d’être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L’aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.
30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper durant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d’autres matières, allez-y ; j’ai dit ordinairement, car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n’aurez que faire d’aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu’il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez imprimé, que vous devez souvent prendre pour objets d’oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Travaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créatures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d’une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d’une très pure et agréable oraison : c’est pourquoi prenez bon courage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l’oraison, l’abjection, la croix, l’anéantissement, le silence, la retraite, l’obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous267.
Quand Jean-Chrysostome meurt en 1646, Mectilde n’a que trente-deux ans : elle va rester deux ans sans directeur, mais heureusement aidée par des rencontres providentielles.
La première fut celle d’Épiphane Louys268 : bon confesseur, mystique attachant, né aussi en 1614, il était lorrain comme Catherine. Louys est entré à dix-sept ans chez les prémontrés de Verdun. A partir de vingt-quatre ans il enseigne la théologie à Falaise en Normandie où il cite souvent « les mystiques de l’ouest » : Bernières, Renty, Jean de Saint-Samson). Cinq ans plus tard on le trouve à Genlis près de Dijon. Il « commence à jouer un rôle important dans le gouvernement des prémontrés de l’Antique Rigueur réformés par Servais de Lairuelz », fait des séjours à Rome, enfin après diverses charges est élu prieur d’étival en 1663 (on le désigne souvent sous ce nom)269.
Il aide à l’établissement des bénédictines à Toul, et va rester en relation étroite avec Mectilde : il composera pratiquement la totalité de son œuvre pour les religieuses des fondations. Outre les « mystiques de l’ouest », il aimait citer les « anciens » : Harphius et Ruusbroec, le récent Jean de la Croix, mais aussi Malaval, ce qui le fit critiquer par Nicole.
Dans ses Conférences mystiques…270, Épiphane explique nettement à ses dirigées la nature de la contemplation du simple regard271 et réplique aux soupçons qui pèsent sur la mystique en différenciant la passiveté de l’oisiveté :
La contemplation [...] consiste à nous rendre Dieu présent par un acte de foi. Il est en nous-mêmes, Il est hors de nous, Il est en tout lieu, Il est hors de tout lieu, c'est le Centre de tous les êtres. Après avoir fait cet acte de foi notre esprit se plonge dans un profond silence [...] [13] C'est ici où cessent tous les raisonnements, il faut demeurer dans ce simple regard autant de temps qu'il sera possible sans rien penser, sans rien désirer puisqu'ayant Dieu, nous avons tout. [...] [16] ce n'est enfin ni tendresse, ni douceur, ni sensibilité, mais une vue simple et amoureuse de Dieu, appuyée sur la foi qu'il est partout, et qu'il est tout.
Il faut excepter la contemplation surnaturelle et infuse [...] L'on appelle le simple regard, l'œil simple, parce que l'âme se voit comme un ciel extrêmement net, et qui n'est embarrassé d'aucun nuage dans un plein midi, lorsqu'ayant effacé toutes les images et les différences des choses créées, elle est inondée d'une clarté très pure et uniforme.
Les autres disent que ce simple regard est un admirable et saint loisir de l'âme, parce qu'alors elle est unie à Dieu ; et faisant cesser toutes les productions de la fantaisie, de l'entendement, et même de la volonté sur tous les objets qui ne sont pas Dieu, elle s'abîme par la foi dans cet être infini qui est le centre et [20] la félicité de tous les êtres, qu'elle croit lui être intimement présent. Il y en a qui disent que c'est le repos mystique de l'âme, parce que le repos est un désistement ou une cessation d'un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait, ou qui nous tenait dans l'inquiétude. L'âme s'étant retirée de l'affection à toutes les créatures, adhère intimement en son fond et en sa volonté à Dieu seul, dans lequel et avec lequel elle trouve toute la quiétude et la joie qu'elle désire. Jusqu'à tant que l'âme ait trouvé son repos en se plaçant de la sorte en Dieu, elle est dans une agitation continuelle.
Vous ne faites pas cette aspiration pour parler à Dieu, mais pour vous mettre dans un recueillement qui vous donne le moyen d'entendre ce qu'Il voudra vous dire. [34]
L'on ne goûte rien, l'on est sans rien, et l'on ne sait où l'on est. L'esprit ne se cherche pas, et il est content de demeurer dans l'ignorance de la manière de se trouver, et de l'usage de se mettre en peine pour en apprendre des nouvelles : toutes les puissances, les opérations, les applications sont noyées dans la profondeur impénétrable de l'amour divin, comme qui seraient submergés au fond de l'eau dans la mer, sans pouvoir de quelque côté que ce soit ni toucher, ni voir, ni sentir autre chose que l'eau. [370]
Les plus saintes images font un milieu entre Dieu et l'âme, et empêchent la parfaite union ; et partant l'homme qui souhaite cette union, dès qu'il se sent élevé par un grand feu qui l'enflamme de l'amour de son bien-aimé, il doit effacer toutes les images et les figures pour entrer promptement dans le Saint des Saints, et dans le silence intérieur où l'âme ne parle ni n'opère, et où il n'y a que Dieu seul qui agisse ; l'on y voit que l’opération de Dieu, et l'homme ne fait que se prêter pour souffrir ce que Dieu y veut faire. [373]
Une grande mystique de notre siècle, c'est la Mère Anne Rosset272 de la Visitation (en la lettre circulaire sur sa mort) : « mon attrait et mon instinct intérieur, si j'en ai, ou si j'en sais connaître, me portent plutôt à n'avoir rien, à ne rien faire, même à ne pas regarder si je puis ou si je dois faire quelque chose ; mais à marcher à l'aveugle, et à me perdre tellement en Dieu, que même je ne m'amuse pas à voir que je me perds, et comme je me perds, ou [376] comme Dieu même me perd. Aussi ai-je mes puissances si liées que je ne m'en puis servir en aucun temps, pour faire des actes intérieurs ; et je ne suis jamais en plus grande paix en ma position supérieure, et je ne suis jamais mieux dans mon centre, que quand je me laisse pleinement à la merci de cet attrait de ne rien faire, et de ne m'effrayer de ne rien faire. Il m'est avis que quand une chose est perdue, celui qui l'a perdue ne la voit plus et ne s'en sert plus ; de même quand l'âme s'est absolument abandonnée et donnée à Dieu, s'abîmant en Lui sans réserve. »
Ces personnes (des doctes) croient qu'elles (des religieuses) ne font aucune chose étant en l'oraison que de faire cesser leurs actes, et par conséquent qu'elles sont oisives. Mais si elles leur disaient : Dieu opère en mon âme, et afin de donner lieu à Son opération, je veux me tenir en repos, de peur de la troubler par ma trop grande activité, soit d'entendement ou de volonté, on n'aurait pas de peine à comprendre comment on n'y est pas oisif. [386]
Nous avons tant d'habiles mystiques qui disent qu'il faut y porter tout le monde [à l'oraison du simple regard], même les commençants, parce que comme il n'y a rien de plus élevé que de se tenir continuellement en la présence de Dieu en nudité de foi, et dans un détachement général de tout le sensible et même des actes intérieurs, aussi il n'y a rien de plus sûr ; c'est pourquoi ils veulent que par charité et par justice on doit convier tous les hommes à entrer dans un chemin qui va très certainement à Dieu, et avec plus d'assurance qu'aucun autre. [421]
Enfin l'âme se réduit par cet exercice à une admirable simplicité et nudité, évacuant tout ce qui est du sens, des fantômes, des images, de toutes sortes d'opérations, non seulement de la raison humaine, mais encore de celle qui est éclairée de la foi, comme aussi les productions de la volonté ; et cette simplicité, cette nudité, c'est ce que nous appelons mort et anéantissement. [453]
Comme une affaire se présente, on la commence sous la bénédiction de Dieu, on y emploie [461] l'attention et le temps que la chose requiert. Quand elle est faite, la même espèce en représente une autre, laquelle on fait dans les mêmes circonstances sans que le souvenir inutile de la première revienne en faisant la seconde, et on continue de cette sorte tout le jour. N'est-il pas bien juste de croire cela de la bonté infinie de Dieu : Il a promis que qui perdrait son âme la trouverait.
Cette profonde religieuse fut un autre soutien pour Mectilde :
Vous n’avez rien à craindre, ce je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr en votre voie. Vous n’avez qu’à vous abandonner totalement, élevez-vous à la suprême vérité qui est Dieu, laissez tout le reste pour ce qu’il est […] Je vous dis ce que l’on me met en l’esprit sans le comprendre, étant dans un état où je n’ai rien, rien, rien, sinon une certaine volonté qui veut ce que Dieu veut et qui est disposée à tout.
J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout. L’âme demeure entre les bras de son Seigneur sans le connaître et sans même s’en apercevoir273.
Attirée par le Carmel, Charlotte connut une quinzaine d’années « d’une infinité de merveilles274 », puis des difficultés dont elle fut délivrée comme elle le raconte dans ce récit écrit à la troisième personne :
[...] voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes et Dieu de son côté lui faisait voir la beauté d’une âme qui ne veut être autre chose qu’une pure capacité de sa divine opération [...] Après six mois d’exercices interrompus par la vivacité de son esprit naturel accoutumé à vouloir connaître toutes choses, elle résolut enfin d’anéantir tout ce qu’il y avait de contraire à l’attrait de Sa grâce. Quand j’en devrai mourir, dit-elle, je le ferai pour Dieu. Cette résolution prise, il lui sembla ressentir au plus intime de son âme une approche de Dieu très secrète et très certaine et elle entendit cette parole intérieure [...] « J’agirai à ma mode : vous irez par un chemin que vous ne connaissez pas » [...] Cette âme demeura lors dans un profond respect devant une si grande Majesté et toute confuse du passé elle répandit quantité de larmes. Cette occupation intérieure dura cinq heures ou environ, pendant laquelle il lui parut que Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai, et que l’on pousse les ordures hors d’une chambre : en effet, elle se trouva si déchargée, qu’elle respirait à son aise et sans nulle peine : elle allait à l’oraison comme au festin de noces, et l’espace d’un an elle ne manqua guère d’y employer quatre ou cinq heures chaque jour, ne portant avec elle que la nudité d’esprit et la cessation de tout acte. Elle voyait Dieu présent par une foi simple275.
Dix-huit ans avant sa mort, elle cessa d’écrire ses dispositions, parce que Dieu produisait en son âme des abîmes si impénétrables qu’elle les adorait sans les pouvoir ni vouloir comprendre. Madame de Beauvillier276 lui donna «un pouvoir absolu pour la direction de la Communauté ; elle a été trente-deux ans prieure en différentes nominations. »277
Un jour qu’on lui demandait son avis sur une religieuse «extraordinaire», elle répondit avec humour qu’elle-même n’était qu’une «bête en la Maison du Seigneur» :
Que pouvez-vous espérer d’une créature qui est dans un abîme de ténèbres et qui marche à l’aveugle dans sa petite voie ? […] L’entende qui pourra, c’est une vérité que l’âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle. Elle n’ose pas même remuer, il faut qu’elle demeure ainsi anéantie sans nulle réflexion.
Mais pour vous dire ma pensée sur la personne dont vous me parlez [...] elle réfléchit un peu trop sur ce qui se passe en elle […] Mais enfin Dieu ne conduit pas toutes les âmes par un même sentier : elles ne sont pas toutes appelées pour être des bêtes en la Maison du Seigneur. Il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois ; il les faut abandonner aux règles de l’amour, et le laisser prendre tel empire qu’il lui plaît sur elles. Il faut seulement les tenir fort petites et humiliées et ne jamais leur faire valoir leurs opérations…278
Elle correspondait avec Bernières. Elle fut heureuse de le voir aborder le chemin de la foi nue et se référer à Jean de la Croix279 :
Je me doutais bien, lorsque vous me dites que vous tiriez des lumières du Père Jean de la Croix, que vous seriez bientôt conduit dans le sentier secret des peines et des doutes où j’aime mieux votre âme que dans les clartés où elle semblait être auparavant280.
C’est Bernières que Mectilde va choisir comme père spirituel. Le 7 septembre 1648, elle lui demande solennellement de lui faire connaître le Rien dont il partage l’expérience avec Charlotte :
Je vous demande part à la belle conférence du Rien que vous avez eue avec la chère Mère de Saint Jean [Charlotte le Sergent]. Il me semble que je me trouve en disposition de faire quelque usage d’une chose si importante que de n’être plus rien.281
Mectilde va s’appuyer sur lui pendant treize ans comme en témoigne une vaste correspondance282.
Le premier diagnostic de Bernières fut sévère :
Soyez seulement patiente et tâchez d’aimer votre abjection. Vous dites que vous êtes à charge et que vous êtes inutile ; cette pensée donnerait bien du plaisir à une âme qui tendrait au néant. O ! qu’il est rare de mourir comme il faut ! Nous voulons toujours être quelque chose et notre amour-propre trouve de la nourriture partout. Rien n’est si insupportable à l’esprit humain que de voir que l’on ne l’estime point, qu’on n’en fait point de cas, qu’il n’est point recherché ni considéré.
Vous ne croiriez jamais si vous ne l’expérimentiez, le grand avantage qu’il y a d’être en abjection dans les créatures. Cela fait des merveilles pour approfondir l’âme dans sa petitesse et dans son néant, quand elle sent et voit qu’elle n’est plus rien qu’un objet de rebut. Cela vaut mieux qu’un mont d’or.
Vous n’êtes pas pourtant dans cet état, car l’on vous aime et chérit trop. C’est une pensée qui vous veut jeter dans quelque petit chagrin et abattement. Présentez-la à Notre Seigneur et sucez la grâce de la sainte abjection dans les opprobres et confusions d’un Jésus Christ283.
Mais une belle relation de confiance s’établit entre eux ainsi qu’avec Bertot, que Bernières envoie confesser les sœurs. Au moment où elle reconstitue sa communauté à Saint-Maur-des-Fossés près de Paris en 1643, elle traverse les douleurs du vide. Après la visite de Bertot, Mectilde écrit à Bernières 284 :
3 juillet 1643. Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittées avec joie pour satisfaire à vos ordres. Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâces. Je deviens si vide et si pauvre, même de Dieu, que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout désir [...]
13 novembre 1643. […] Il n’y a rien dans mon cœur. Je suis pauvre véritablement, mais si pauvre que je ne puis exprimer [...]285.
Lorsqu’elle recherche un petit coin en Provence ou près de Lyon pour n’être plus connue de personne, Bernières répond avec grande sollicitude :
De l’hermitage de saint Jean Chrysostome, ce 14 février 1651.
Dieu seul et il suffit.
[…] Je ne vous ai jamais oubliée devant Notre Seigneur: quoique je ne vous aie pas écrit, notre union est telle que rien ne la peut rompre. Ces souffrances, nécessités et extrémités, où vous êtes, me donneraient de la peine si je ne connaissais le dessein de Dieu sur vous qui est de vous anéantir toute, afin que vous viviez toute à lui, qu’il coupe, qu’il taille, qu’il brûle, qu’il tue, qu’il vous fasse mourir de faim, pourvu que vous mouriez toute sienne, à la bonne heure. Cependant, ma très chère Sœur, il se faut servir des moyens dont la Providence vous fera ouverture pour vous tirer du lieu où vous êtes, supposé l’extrémité où vous réduit la guerre. J’ai bien considéré tous les expédients contenus dans vos lettres ; je ne suis pas capable d’en juger, je vous supplie aussi de ne vous pas arrêter à mes sentiments. Mais je n’abandonnerai pas la pauvre Communauté de Rambervillers […]286.
Durant les dernières années de la vie de Bernières, Mectilde va devenir sa confidente :
15 février 1647. Ma très chère sœur, me voici de retour à Caen encore malade et dans le lit, après l’avoir été six semaines à Rouen. Durant ce temps-là je n’ai point eu de vos nouvelles, ni ne vous ai pu donner des miennes, parce que j’étais trop accablé de mal. Recommençons maintenant, ma très chère sœur, le commerce de nos lettres, afin de nous entre consoler, et nous encourager pour aller à la pureté de la perfection. Je ne suis jamais plus satisfait, que quand je reçois un petit mot de vous, et cela me fait grand bien. J’ai reçu votre grande lettre du quatorzième décembre seulement après mon retour ici. Dieu soit loué des miséricordes qu’Il vous fait. Vous ne me consolez pas peu de me dire les dispositions de votre âme.
Mais enfin cela est-il résolu que vous ne viendrez point au couvent de Caen ? Quel est le dernier sentiment de vos Mères ? J’approuve les sentiments de soumission, et d’obéissance, que Notre Seigneur vous donne à leur égard. Le parfait dénuement ne se trouve jamais mieux que dans la parfaite et aveugle obéissance. Si Dieu vous veut attacher inséparablement où vous êtes, pour le bien de vos sœurs, à la bonne heure. Il faut rejeter toutes les autres propositions quelque grandes et spécieuses qu’elles soient. Il faut faire ce que Dieu veut que nous fassions, et rien plus. Soyez donc comme une petite boule de cire entre ses mains, et soyez contente de ses divines dispositions.
[…] Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne ! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père [Chrysostome], et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu ? J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait ? Que j’ai grand désir de le voir!
Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies. Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon : « redactus sum ad nihilum », j’ai été réduit au néant. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait ; que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmé dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même. […]
Il va continuer, en union avec elle, à veiller sur ses progrès :
24 Avril 1653. Jésus Ressuscité soit notre unique vie. Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections, et que si je vous écris rarement, c’est que je ne crois pas que notre union ait besoin pour se conserver de tous ces témoignages de bienveillance. Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu’anéantis à nous-mêmes nous ne vivions plus qu’en Dieu seul; lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en Lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout. […]
30 mars 1654. Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen, et que notre union s’établit et s’affermit dans le fond de l’âme, aussi bien de loin que de près. [...]
N’avoir rien, c’est avoir tout ; et ne savoir rien, même que l’on soit devant Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile.
17 Septembre 1654. Au lieu que dans les autres [états] l’on a des images, des connaissances, et des sentiments de Dieu, en celle-ci l’on possède Dieu même, lequel étant vu au fond de l’âme, commence à la nourrir et à la soutenir de Lui-même, sans lui permettre d’avoir aucun appui sur ce qui est créé. Et c’est ce que l’on appelle science mystique, que cette expérience de Dieu en Dieu même, de laquelle l’on n’est capable, que lorsque le don en a été fait par une miséricorde spéciale [...]
3 Janvier 1656. Ma très chère Sœur, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup, apprenant de vos chères nouvelles. O que Notre Seigneur vous fait de miséricordes de vous donner un désir continuel de vous perdre et vous abîmer en Lui ! c’est le seul ouvrage de sa main, car Lui seul nous retire de tout le créé et de tous les moyens humains, pour nous unir à Lui d’une manière inexplicable, mais néanmoins véritable et réelle. [...]
Pour cet effet nous prendrons la comparaison d’une rivière, par exemple la Seine. Laquelle va continuellement pour se perdre en la mer, mais quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. Et puis quand elle est arrivée à la mer, alors on peut dire qu’elle est véritablement perdue, et qu’elle n’est plus puisque la mer seulement paraît. […]
20 Novembre 1656. Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout. Nous avons vu avec consolation le changement intérieur qu’il a plu à Notre Seigneur vous donner. C’est sans doute une faveur spéciale, sur laquelle il lui faut rendre actions de grâces extraordinaires. C’est un don précieux et qui vaut mieux que tout ce que votre âme a reçu jusques à présent. Enfin c’est Dieu lui-même qui se donne dans le fond de votre âme en vérité et réalité, d’une manière qui ne se peut exprimer, bien que vous en ayez l’expérience. C’est cette expérience qui doit être maintenant votre oraison et votre union avec Dieu. [...]
Vous concevez bien que cette divine union ne se fait plus comme auparavant que votre état fut changé. Car elle se faisait par le moyen des lumières, des ferveurs de grâces et de dons que vos puissances recevaient de la bonté de Dieu, et dans cette jouissance vous Lui étiez unie. Et s’il arrivait que Notre Seigneur vous mît dans la privation, dans les obscurités, stérilités et les peines intérieures, votre union pour lors se faisait par la pure souffrance et dans un état pénible. À présent Notre Seigneur vous a élevée au-dessus de toutes ces dispositions créées, lesquelles quoique très bonnes et saintes, sont néanmoins finies et limitées. Et ainsi ne peuvent donner qu’une participation bornée et petite, en comparaison de celle que l’on expérimente dans la perte de soi-même en Dieu.
C’est cette heureuse perte qui nous tire de nous-mêmes et jetant notre propre être et notre vie dans l’abîme infini, le transforme en Dieu et le rend tout divin, lui donnant une vie et une opération toute déifiée. Nous avons des joies très grandes de vous savoir arrivée à cet état. Vous voyez le chemin qui a précédé, combien il est long et difficile, et combien une âme est obligée de rendre grâces à Notre Seigneur, de lui découvrir le sentier du néant dans lequel en se perdant soi-même l’on trouve Dieu. Jouissez à la bonne heure du bonheur que vous possédez.
Mais sachez que vous n’êtes encore qu’au commencement de la vie anéantie, et que la porte vous vient seulement d’être ouverte. Y étant une fois entrée, ne tournez plus en arrière. Mais persévérez pour vous laisser confirmer à ce feu divin qui ne cessera jamais de vous anéantir, si vous ne vous retirez point de sa divine opération. La comparaison d’un feu consumant exprime très bien le degré où vous êtes. C’est le propre de Dieu de réduire non seulement sa créature à la petitesse, de la brûler jusques à la rendre cendre et poussière. Mais même il la réduit au néant.
Il est réservé uniquement à sa toute-puissance aussi bien de perdre les âmes dans le néant mystique, que de les tirer du néant naturel par la création. C’est ici où commence la théologie mystique cachée aux sages et aux prudents, et révélée aux petits. Pour tout conseil nous vous disons que vous vous mêliez le moins que vous pourrez de votre anéantissement, puisque les efforts de la créature ne peuvent aller jusque-là. Il faut qu’ils succombent et que Dieu seul opère d’une manière ineffable. Il y a seulement dans le fond intérieur un consentement secret et tacite. Que Dieu fasse de la créature ce qu’il lui plaira. Vous goûterez bientôt ce que c’est que le repos du centre, et comme on jouit de Dieu en Dieu même. […]
La mort de Bernières en 1659 lui fut une perte immense. Mectilde va vivre encore trente-neuf années, au milieu des maladies, mais dans une activité intense de fondations.
La première fondation, et la plus importante, fut celle de l’Institut de l’Adoration perpétuelle rue Cassette à Paris où les religieuses s’établirent dès 1659 : c’est là qu’attirée par son rayonnement, entre la Mère de Blémur287 vers 1678. Le couvent devint une sorte de « quartier général » de la mystique. La police le suspectera de « servir d’entrepôt » pour les écrits288 de Fénelon ! On était donc obligé à une grande discrétion.
Mme Guyon l’admirait. Les deux femmes se comprenaient, car toutes deux vivaient la mystique au milieu des agitations du monde. Lorsque Mectilde était, à la fin de sa vie, supérieure rue Cassette, Mme Guyon venait souvent. Par contre, son opinion était nuancée à propos de la communauté qu’elle jugeait opposée à « l’intérieur » (la vie mystique). Dans une lettre, elle conseille instamment à la fille du duc de Chevreuse de ne parler d’intériorité qu’avec Mectilde sous peine de s’attirer des ennuis :
[…] la mère du Saint-Sacrement est celle dont je vous ai parlé, qui est l’ins[ti]tutrice de cet ordre, fut de mes amies et [est] une s[ain]te. Le reste de la communauté est fort opposé à l’intérieur et mad[emoise]le de Chevreuse fera bien de n’en pas parler, afin de ne se point attirer de croix mal à propos et de conserver son don. Elle pourra parler à la mère du Saint-Sacrement tant qu’elle voudra289.
Mectilde fit des fondations dans toute l’Europe : à Toul en 1664, puis l’agrégation 290 de son monastère de profession à Rambervillers (1666), l’agrégation à Nancy (1669), les fondations de Rouen (1676-1678) et d’un second monastère à Paris (1684), l’agrégation du Bon Secours de Caen (1685), les fondations de Varsovie (1687-1688), de Châtillon291 (1688), Dreux (1696)… Sa mort à plus de 83 ans précéda de peu la création d’un monastère à Rome en 1703292.
Toute cette activité l’épuisait. En 1685, elle suppliait un Prieur de lui éviter sa réélection :
La crainte de retomber aux élections de la Prieure dans cette place que j’ai remplie si indignement, m’oblige de vous représenter, Mon très Révérend Père, que je ne trouve en moi aucune capacité de bien faire […] J’ai deux incommodité[s] qui s’y oppose[nt] ; la première est que n’ayant plus de dents je ne puis plus parler qu’avec une très grande peine et sans me pouvoir bien faire entendre, N’ayant pas la poitrine bonne, je ne peux parler si haut, la seconde c’est que je suis assez sourd[e] […] Les infirmités de l’esprit sont beaucoup plus grandes…293
Son rôle essentiel fut d’être la mère spirituelle de ses filles bénédictines qui, heureusement pour nous, ont recopié fidèlement son abondante correspondance, en particulier plus de trois cents lettres adressées à Mme de Béthune (1637-1689). Mectilde espérait que Mme de Béthune (1637-1689)294, abbesse de Beaumont-lès-Tours, serait la « Victime choisie » qui lui succéderait, mais cet espoir fut déçu,295 car celle-ci mourut avant elle. Un premier ensemble d’environ 40 lettres couvre la quasi-totalité des quatre années 1683 à 1686. Elles sont très importantes par leur témoignage sur le « portage » spirituel vécu par ces mystiques : pendant ses nuits de prière, on voit Mectilde ressentir à distance les souffrances de sa fille spirituelle et les porter grâce à leur union en Dieu. 296
J’ai passé une bonne partie de la nuit à vous tenir en esprit entre mes bras, vous offrant et moi avec vous à celui auquel nous devons être tout immolées et tout mon être intérieur se promit [mot de lecture incertaine] dans un profond silence, de vous soutenir ; je sentais votre douleur297.
Hélas ! Malgré ma tendresse je vous porte au sacrifice, à la mort, et à la destruction totale de tout vous-même : il faut bien que Notre Seigneur me donne du courage et j’espère qu’il m’en donnera toujours, tandis qu’il donnera à la fille une sincère confiance en sa mère. J’ai été fort occupée de vos souffrances cette nuit après Matines, et dans un instant j’ai vu que ce n’était pas casuel298 ; mais par un ordre de providence bien extraordinaire et bien sanctifiant pour vous, et pour moi bien affligeant299.
[le pur abandon] est quelquefois si dénué qu’il fait peur aux plus hardis ; je vous assure que pour marcher dans ses voies, il faut des gens de sac et de corde qui soient résolus de tout perdre ; ne craignez pas cependant : vous serez soutenue par un petit filet divin.300
Vivons de foi, madame, et nous nous trouverons sans peine en Dieu ; c’est là que je vous d’une manière qui n’est pas défendue ou impossible par l’éloignement. Nous sommes unies en Dieu par lui-même et pour lui, c’est pourquoi il nous a identifiées en lui : voilà la base et le fondement de notre union, qui sera éternelle par sa grâce. 301.
D’autres lettres témoignent de cette connaissance à distance. Celle-ci est adressée à la Mère St Placide dont, une nuit, elle ressent le manque d’abandon. Elle lui reproche sévèrement de ne pas profiter de ce que la grâce voudrait lui donner :
Je voudrais pour beaucoup, ma très chère Mère, avoir par écrit tout ce que j’ai vu cette nuit de votre état : le temps de mon oraison s’y est passé et j’ai connu bien des choses que je ne puis dire ni écrire. […] vous avez manqué de correspondance aux grâces que l’on avait heureusement commencé de vous donner ; vous n’avez point voulu aller aussi loin que la grâce vous portait ; vous avez préféré votre propre vie à la vie de Jésus Christ ; vous avez refusé de mourir. […] l’état que vous portez m’a paru être un effet de justice qui châtie votre propre suffisance, l’estime de vous-même et la témérité de blâmer ce que vous ne comprenez pas…302.
Un deuxième ensemble d’environ 270 lettres couvre une période beaucoup plus courte : du début de l’année 1688 au 31 mars 1689. On y suit presque au jour le jour une relation spirituelle avec une « bonne âme303 » inspirée vers laquelle Mectilde se tourne en espérant trouver de l’aide et même des prédictions. Cette personne est citée plus de trente fois de février 1688 au début avril 1689 : il s’agit probablement de Mme Guyon, succédant dans ce rôle à Marie des Vallées304. Cette période correspond en effet aux sept mois d’enfermement suivis de sept mois de liberté où Mme Guyon, qui jouissait d’un grand prestige dû à son martyre305, se risquait à des prédictions sur demande d’autrui. En fait, celles qui concernaient la fondation de Mectilde en Pologne, encourageantes et raisonnables, furent balayées par des événements politiques imprévisibles.
Parallèlement à la correspondance, les sœurs ont fidèlement noté les paroles de Mectilde qu’elles ont rassemblées année après année dans les Entretiens. C’est là que nous trouvons ses plus beaux témoignages mystiques. Voici ce qu’elle confiait à ses religieuses :
Au reste, il ne faut plus rien cacher : au milieu de mes infidélités, Notre Seigneur me continue ses miséricordes et me découvre un pays dans lequel on le peut posséder seul dès ce monde ici. Tout mon soin est de me laisser conduire à ce bienheureux état et de souffrir les dépouillements et dénuements dans lesquels il faut entrer. Il est vrai que l’expérience seule peut apprendre à l’âme la vraie union, c’est-à-dire qu’il faut que Dieu y mette l’âme avant que de savoir ce que c’est. […] je m’abandonne à Dieu et le laisse opérer en moi ses saintes volontés.
Vraiment Dieu se trouve dans le néant, et c’est une pure ignorance de le chercher ailleurs, ce qui fait que mon âme est dans une indépendance de toutes les créatures, il les faut toutes outrepasser pour arriver à Lui et si on ne les perd toutes on ne le peut rencontrer. Mais aussi quand on l’a trouvé, on ne peut rien dire, on ne peut rien faire que de se reposer en Lui sans connaissance et sans amour particulier de choses quelconques, tout est abîmé dans la divinité et il semble que l’âme dans son fond a la connaissance et l’amour éternel que Dieu se porte à lui-même. Tant plus on avance dans les voies de Dieu, tant moins on a de choses à dire. Dieu qui ne s’exprime point est celui qui possède l’âme et qui la plonge dans un silence extérieur et intérieur.306
Oui, mes enfants, dans l’abandon il y a une grâce ineffable qui conduit l’âme jusque dans le sein de Dieu [...] Je trouve néanmoins qu’il y a encore quelque chose de plus dans le délaissement que l’âme fait d’elle-même. Car dans l’abandon nous nous avons encore en vue, mais dans le délaissement nous nous perdons [...] Il y en a très peu qui se délaissent, parce que les retours que nous faisons sur nos intérêts nous font reprendre ce que nous avions abandonné. Et voilà comme j’ai appris le délaissement : mon imagination, après deux ou trois jours de ma maladie, me présenta à mon jugement, et Dieu me fit la miséricorde de me mettre dans un état d’abandon et de délaissement. En ce même temps, mon âme me fut représentée comme une chiffe307, et je voyais cette chiffe toute marquée de Dieu. Cela me fit comprendre que Dieu voulait que je me délaissasse ainsi que l’on fait d’une chiffe, qu’à peine relève-t-on de terre, ou du moins si on la relève, ce n’est que pour la mettre en quelque coin, et non pour la serrer dans un coffre. En vérité, mes enfants, il fait bon être chiffe ! [...] Dieu m’a renvoyée afin que je commence à vivre en simplicité comme un enfant, toute abandonné à lui sans retour sur moi308.
Je me suis coulée comme un petit moucheron en Dieu […] Il y a plus de trente ans que je l’ai prié de me tenir sous ses pieds. J’ai été effrayée de voir l’amour infini de ce Cœur adorable envers les créatures. Il ne s’irrite point contre elles, pour tous les outrages qu’il en reçoit à tout moment. Au lieu de nous foudroyer comme nous le mériterions, il n’en a pas même de ressentiment. Il n’est pas vindicatif : toujours prêt à nous recevoir, il n’attend pas même que nous allions à lui. Il nous prévient [vient au-devant de nous] par ses grandes miséricordes309.
A la fin de sa vie, Mectilde eut la chance de pouvoir se confier à un homme intérieur, le P. Paulin : cet éminent franciscain était le supérieur du couvent du TOR à Picpus. L’Ermitage lui accordait une telle confiance qu’on lui confiera les papiers de Bertot. Le jour de la mort de Mectilde, veillant à son chevet vers six heures du matin, il lui demanda : « Ma Mère, que faites-vous ? À quoi pensez-vous ? » Elle lui répondit par ces deux mots qui avaient ouvert jadis sa mission de fondatrice et qu’elle redisait si souvent depuis : « J’adore et me soumets »310.
§
Quand Mectilde mourut, Fénelon écrivit à Mère Marie-Anne du Saint-Sacrement, la nouvelle supérieure de la rue Cassette qui avait été longtemps la confidente de Mectilde et la secondait rue Cassette311 :
J’ai l’honneur de vous écrire, ma Révérende Mère, mais ce n’est point pour vous persuader de la douleur où je suis de la perte que nous venons de faire […]
Elle me disait, elle m’écrivait, qu’elle ne sentait pas la moindre révolte contre l’ordre de Dieu, pas le moindre murmure, que la seule vue de sa sainte volonté, dans les états les plus renversants et les plus terribles, la calmait.
« Je sens (m’écrivait-elle l’année passée) en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu’aussitôt qu’Il m’y met, je baise, je caresse ce précieux présent, et pour les affaires temporelles qui paraissent nous jeter par terre, mon cœur éclate en bénédiction et est content d’être détruit et écrasé sous toutes ces opérations, pourvu que Dieu soit glorifié et que ce soit de sa part que je sois blessée. »
[…] Si vous conservez la simplicité, le renoncement, l’obéissance et l’éloignement du monde que notre chère Mère vous a enseignés, vous verrez une protection de Dieu toute visible sur vous et sur votre Institut. Je suis dans le saint Amour avec une très indigne et très cordiale affection312.
Le plus profond des disciples de Bernières fut le prêtre Jacques Bertot (1620-1681). Sa grandeur mystique est immense.
Nous ne disposons que de minces renseignements sur lui : il semble avoir réussi à effacer toutes traces personnelles et il a été confondu avec des homonymes (son nom est commun en pays normand sous des orthographes diverses). Même l’année de sa mort fit l’objet de relations contradictoires. Accusé de quiétisme, il a été édité sans nom d’auteur ; en outre les éditions, étalées entre 1662 et 1726, dispersées dans des bibliothèques privées, donc le plus souvent perdues, sont devenues très rares et difficiles à situer, car classées comme Anonymes313.
Nous avons tenté de rassembler les indices le concernant, car ses écrits sont parmi les plus profonds et les plus denses de toute cette lignée mystique314. C’était sûrement l’avis de Madame Guyon qui a rassemblé la plus grande partie des écrits de son maître315. Un bref résumé de sa vie ainsi qu’un témoignage sur la fidélité de disciples ont été inclus dans l’Avertissement du premier tome :
« Monsieur Bertot [...] natif de Coutances 316 [...] grand ami de […] Jean [5] de Bernières [...] s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de Religieuses […] [à diriger] plusieurs personnes [...] engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre […] Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des Religieuses Bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans [6] jusqu’à sa mort […] [au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur. [...] [7] [Il fut] enterré dans l’Église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes [...] ont toujours conservé un si grand respect [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières317.
Il naquit le 29 juillet 1622. On a quelques précisions sur sa famille :
[...] il s’appelait Jacques Bertot natif de Saint-Sauveur de Caen, fils de Louis Bertot et de Judith Le Mière sa mère qui était sœur de Mr Le Mière père de celui qui est présentement Lieutenant particulier de Mr le vicomte de Caen. Le d[it] Sr Louis Bertot était m[archan]d drappier de profession à Caen. Il quitta le négoce environ l’année 1640 vivant de son bien qui est scis [situé] en la paroisse de Tracy proche [de] Villers. Mr l’abbé Bertot était fils unique qui étant dans les ordres sacrées [sic] se mist à l’Ermitage avec feu Mr de Bernières et plusieurs autres personnes pour y vivre saintement tous ensemble...318.
Enfant d’une famille bourgeoise aisée, il participera à la fondation des ursulines de Caen319.
Bertot vécut d’abord à Caen, puis à Paris ; mais on se gardera d’attribuer une trop grande importance à ces localisations : le suivi des religieuses de divers couvents l’a rendu itinérant comme ce fut le cas pour le P. Chrysostome.
Devenu prêtre après des études au collège de Caen, il s’attacha à Jean de Bernières et à son groupe de l’Ermitage au point que la page de titre du Directeur mystique en fait « l’ami intime de feu Mr de Bernières ». Cet indice laisse penser que ce jeune compagnon fut le destinataire de la majorité des lettres de Bernières à l’ami intime320, si remarquables par leur profondeur spirituelle. On y sent l’autorité de l’aîné expérimenté, mais aussi la certitude d’être parfaitement compris d’un compagnon engagé dans le même chemin. Bernières se dévoile. Bien que son ami soit plus jeune, il lui parle à cœur ouvert de ses états les plus profonds vécus dans ses dernières années :
Dieu seul, et rien plus. Je n’ai manqué en commencement de cette année de vous offrir à Notre Seigneur, afin qu’Il perfectionne, et qu’Il achève Son œuvre en vous. Je conçois bien l’état où vous êtes : recevez dans le fond de votre âme cette possession de Dieu, qui vous est donnée, en toute passiveté, sans ajouter votre industrie et votre activité, pour la conserver et augmenter. C’est à Celui qui la donne à le faire, et à vous, mon cher Frère, à demeurer dans le plus parfait anéantissement que vous pourrez. Voilà tout ce que je vous puis dire, et c’est tout ce qu’il y a à faire. Plus une âme s’avance dans les voyes [voies] de Dieu, moins il y a de choses à lui dire […] 321.
Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même […]
Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, Il nous continuera les miséricordes pour nous établir dans Sa parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien322.
À la mort de Bernières, Bertot lui succéda comme directeur spirituel. Ce prêtre discret va peu à peu devenir un confesseur de grande réputation : devant lui s’inclineront les caractères bien trempés de Jourdaine de Bernières puis de Jeanne-Marie Guyon. Sa profondeur et son expérience vont susciter de toutes parts respect et confiance absolue.
De 1655 à 1675, sa principale activité en Normandie fut d’être le confesseur du monastère des ursulines de Caen, où vivaient la sœur de Bernières, Jourdaine, et une figure discrète, mais importante, Michelle Mangon. Les Annales des ursulines323 témoignent du rôle parfois délicat que doit assumer un confesseur, par exemple quand Jourdaine tenta d’échapper à sa troisième nomination :
Elle fut élue unanimement pour la dernière fois. Sa surprise la fit sortir du chœur et courir s’enfermer dans sa chambre pour empêcher sa confirmation et en appeler à l’évêque ; mais Monsieur Bertot, Supérieur qui présidait à l’élection et M. Postel son assistant, allèrent la trouver et lui faire un commandement exprès de consentir à ce que le chapitre venait de faire. À ces mots, vaincue par son respect pour l’obéissance, elle ouvre la porte et se laisse conduire à l’église pour y renouveler son sacrifice […]324.
Il n’est pas facile de diriger les âmes. Si l’on en croit les Annales325 du monastère, Bertot a choqué par son inflexibilité, notamment lors de cet incident qui révolta les sœurs. Rappelons que Jourdaine de Bernières avait pour ancêtre un compagnon de Guillaume le Conquérant, qu’elle était la fille du fondateur du couvent et la sœur du vénéré Jean de Bernières : il est vraisemblable que Bertot ait perçu chez elle des vestiges d’orgueil. Or rien ne devait rester qui fît obstacle à la grâce : il la dirigeait donc avec la rigueur traditionnelle à l’Ermitage. Même si, du point de vue de la rédactrice des Annales et de ses sœurs, ce directeur abrupt et mal informé commettait une erreur, Jourdaine s’inclina devant la justice de cette colère :
1670 [le ms. est daté en tête de page]. La mère de Sainte Ursule [Jourdaine] étant en charge, le supérieur reçut quelques avis sur quelques points qui lui semblèrent importants où il crut que la Supérieure ne s’était pas acquittée de son devoir. Poussé d’un zèle peu réfléchi de donner des ordres qu’il croyait nécessaires, et en même temps de faire voir que là où il y allait des devoirs de sa charge, et de l’intérêt prétendu de la communauté, il n’avait égard à personne, il fit assembler les religieuses au chœur, et en leur présence, blâma la conduite de leur Supérieure à qui il fit une ferme réprimande avec des termes si humiliants que plusieurs des religieuses qui connaissaient son innocence en furent sensiblement touchées (biffé : et même scandalisées), mais l’humble Supérieure, sans rien perdre de sa tranquillité ordinaire, se mit à genoux et écouta avec une paix et une douceur inaltérable tout ce qu’on voulut lui dire, sans répliquer une parole, ni pour se plaindre, ni pour se justifier des choses [210] qui lui étaient imputées, ce qui lui aurait été facile. On la vit sortir de cette assemblée plus contente que si on lui eut donné des louanges, de sorte que cette humiliation publique qui fit verser des larmes à plusieurs n’eut point d’autre effet que de faire éclater son humilité et sa patience en nous laissant un rare exemple de sa vertu. […]
Une particulière qui avait intérêt dans l’affaire, la vint trouver, fort pénétrée de douleur, pour se plaindre de la manière dont on l’avait traitée. « Ma sœur, lui dit-elle, il nous faut regarder Dieu en tous événements, ne conserver non plus de ressentiment de ce qui vous touche que j’en ai de ce qui a été dit et fait à mon égard. » […]
Elle poussa encore plus loin les preuves de sa vertu, car le jour même elle fut trouver le Supérieur au parloir, non pas pour (se plaindre ou biffé) se justifier, mais pour lui parler des affaires de la maison comme à son ordinaire, dont il fut également surpris et édifié. Toutes choses bien éclaircies, il conçut une plus haute estime de la mère de saint Ursule qu’il n’avait eue et se reprocha fort de s’être laissé prévenir par les rapports [qu’on lui avait faits biffé]. Il dit en plusieurs occasions que cette sage Supérieure s’était beaucoup mieux justifiée par son silence et sa modération, qu’elle n’aurait fait par toutes les bonnes raisons326.
Le réseau et la renommée de Bertot s’étendaient bien au-delà du monastère de Caen. En témoigne par exemple une lettre écrite en 1667 par Mgr Pallu : ce missionnaire qui avait dressé un « projet de notre Congrégation apostolique », envoya sa rédaction aux Directeurs du Séminaire des Missions étrangères en demandant l’avis de quatre personnes, dont Bertot : « Sur la Méditerranée, en vue de Candie, 3 mars 1667 […] conférez-en avec Messieurs Bertot, du Plessis et quelques autres personnes de leur esprit et de leur grâce […] [Ces messieurs devront répondre en donnant leurs avis après 15 jours de réflexion :] Priez aussi Messieurs Bertot et du Plessis et les autres auxquels vous vous en ouvrirez de m’écrire ce qu’ils en pensent… »327.
Comme tous ses amis normands, Bertot se passionna pour l’apostolat au Canada. En témoignent deux belles lettres de 1673-1674 à un dirigé canadien328 qui lui écrivait :
Mon très cher frère.
Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.
La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière ; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même […]
Bertot répond :
Mon très cher frère.
C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.
Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petits degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière, mais générale, elle n’est jamais multipliée, mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.
Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu ; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. […]
Bertot fut aussi en relation avec Marie des Vallées, qu’il cite. Voilà pourquoi certaines belles images transmises d’une génération à l’autre se retrouveront dans les Torrents de Mme Guyon :
Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme très unie à sa Divine Majesté, savoir, que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles329.
Elle me disait que la Miséricorde [en note : c’est-à-dire l’âme chargée des richesses spirituelles de la Miséricorde] allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent ; mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargée de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler330.
D’après les correspondances entre religieuses, on sait aussi que, tout jeune, Bertot confessait le couvent de bénédictines de Mectilde et qu’il s’épuisait à la tâche331. Mectilde rapporte à Jean de Bernières les activités fructueuses du jeune prêtre tout en lui demandant de le protéger contre tout excès de zèle. Cette lettre montre combien il était déjà perçu comme un père spirituel qui répand la grâce autour de lui. Sa présence pleine d’amour leur manquait :
De l’Ermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.
Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence [52] nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâce par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans [ici], parlant [sans] cesse, [il a] fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne [53] vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […]
Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide, et si pauvre de Dieu même que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. […].
Dans une autre lettre, Mectilde transmet le témoignage de Bertot sur la mort de Bernières :
Mon très cher et bon frère, […] Dieu nous a ravi notre cher Monsieur de Bernières, autrement dit Jésus Pauvre, le 3 du mois de mai dernier. Voici ce que M. Bertost [Bertot] nous en a écrit, vous y verrez comme il est mort anéanti, sans aucune apparence de maladie332.
Le nom de Bertot apparaît aussi dans des lettres adressées à d’autres religieuses bénédictines. La mère Benoîte de la Passion, prieure de Rambervillers333, écrit le 31 août 1659 :
Monsieur [Bertot] à dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne vie il ira. Il voudrait qu’en ce temps-là, la divine providence m’y fît faire un voyage afin d’y venir avec vous […] C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privé de la vie de Jésus-Christ […] il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal […] s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment334.
La mère Dorothée (Heurelle) souligne ici combien Bertot était efficace par sa seule présence :
M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection […] je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur335.
Bertot garda toujours un lien fort avec le groupe de l’Ermitage : c’est ainsi qu’en 1673 ou 1674, il fut chargé de régler l’affaire compliquée de Jean Eudes attaqué par ses anciens confrères oratoriens. Mais parallèlement à toutes ces occupations, dans la dernière partie de sa vie, il lui fut donné une charge importante : à partir de 1675, il fut nommé confesseur à la célèbre abbaye de Montmartre. L’intensité de sa présence attira des laïcs adonnés à l’oraison à qui il put transmettre les profondeurs spirituelles vécues à l’Ermitage.
Le lieu était à cette époque isolé de l’agglomération parisienne :
Montmartre : 223 feux, y compris ceux de Clignancourt. Ce village est sur une hauteur, au nord, près d’un faubourg de la ville Paris [sic] auquel il donne son nom […] La chapelle des martyrs […] [possède] une statue de St Denis en marbre blanc. C’est l’endroit où l’on croit qu’il fut enterré avec ses compagnons. On a beaucoup de vénération pour ce lieu, et l’on y voit presque toujours un grand concours de peuple ; le monastère est également vaste et beau, bien situé et accompagné de jardins d’une grande étendue. L’abbesse est à la nomination du roi. Dans le village est une église paroissiale dédiée à St Pierre336.
Bertot et Mme Guyon qui s’y rendaient ont probablement aimé la vue qui s’offrait à leurs yeux :
En parcourant le tour de la montagne [sic], on jouit d’une vue très belle et très agréable ; on découvre en plein la ville de Paris, l’abbaye de St Denis et quantité de villages. Les environs sont remplis de moulins à vent. Il y a beaucoup de carrières, dont on tire continuellement le plâtre pour la consommation de Paris […] on trouve assez fréquemment au milieu de cette masse de gypse, des ossements et vertèbres de quadrupèdes qui ne sont point pétrifiés, mais qui sont déjà un peu détruits, et sont très étroitement enveloppés dans la pierre... 337.
Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine fondée en 1133 avait été central : sa réforme mouvementée avait eu lieu au début du siècle avec l’aide de Benoit de Canfield, et Bertot a dû souvent entendre évoquer les souvenirs de cette refondation haute en couleur338. Il a pu connaître la réformatrice, madame de Beauvilliers, morte en 1657339, et il a certainement lu attentivement l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses, paraphrasant Benoît de Canfield340 pour en rendre la lecture plus facile.
À l’époque de Bertot, en ces temps moins troublés, Françoise-Renée de Lorraine en était l’abbesse341 très cultivée :
Madame de Guise dirigea l’abbaye pendant vingt-cinq ans. Douée d’une haute intelligence, elle était en relation avec les beaux esprits et les femmes élégantes du temps : le docteur Valant, le médecin de madame de Sablé et de toute la société précieuse en même temps que de l’abbaye, nous a conservé plusieurs billets d’elle fort galamment tournés342.
C’est lors d’un voyage à Paris que Bertot lui fut présenté :
Quand il fut prêtre, il devint directeur des dames ursulines et la communauté le députa pour aller à Paris à cause des affaires qu’elle avait avec feu Mr Du Four abbé d’Aunay. Ce voyage lui procura l’honneur de la connaissance de Madame l’Abesse [sic] de Montmartre et de Son Altesse Royale, Mademoiselle de Guise343.
Elles étaient très attirées par la mystique et furent touchées par la profondeur de Bertot, dont l’enseignement ne tarda pas à se répandre non seulement à l’intérieur du couvent, mais aussi chez les laïcs liés à l’abbaye. L’amitié des Guise le fit connaître du milieu « dévot » de la Cour :
Monseigneur le duc de Guise le considérait beaucoup, aussi bien que Mr de Noailles, Mr le duc de Saint-Aignan et Mr le duc de Beauvilliers344.
Ce petit groupe de spirituels était d’ailleurs estimé de Louis XIV pour sa moralité et son honnêteté : Chevreuse fut conseiller particulier du roi, Beauvilliers conserva des années la responsabilité des finances royales, leur ami Fénelon sera nommé précepteur du Dauphin.
Bertot devint le « conférencier apprécié de l’aristocratie et, en particulier, de divers membres de la famille Colbert 345 ». Peu à peu se constitua autour de lui un cercle spirituel dont l’activité est attestée par la publication des deux volumes de schémas de retraites, probablement notés par des auditeurs et imprimés sous l’impulsion de l’abbesse. Ces témoignages furent suivis d’une intéressante mise au point par Bertot lui-même sous le titre Conclusion aux retraites, publiée en 1684 et également destinée à Madame de Guise.
Saint-Simon, toujours précisément informé par ses amis les ducs de Chevreuse et Beauvilliers, connaissait l’existence de ce groupe qu’il surnommait avec ironie le « petit troupeau » :
[On pouvait] entendre un M. Bertau [sic] à Montmartre, qui était le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait346.
Comme toute la Cour, il observait avec étonnement les relations qui régnaient entre les membres de ce groupe absorbé par la mystique tout en vivant au milieu de la Cour :
[Mme Guyon] ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [sic], qui bien des années avant elle, faisait des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis Maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient, et presque toujours ensemble tête à tête, sans que toutefois on en ait mal parlé. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école347.
Saint-Simon note ainsi le rôle important joué une autre dirigée de Bertot, la duchesse de Béthune :
Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps [la duchesse de Béthune], formée par M. Bertau [sic] qui tenait des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle avait été instruite348.
Celle-ci (1637-1689), devenue abbesse de Beaumont-les-Tours, « était entrée à l’abbaye de Montmartre, près de sa tante, Madame de Beauvilliers, à l’âge de douze ans... »349. Rappelons que Mectilde l’estimait au point d’espérer qu’elle serait la « Victime choisie » qui lui succéderait.
Enfin, la vie de la Cour étant continuellement espionnée par la police, nous possédons le témoignage important d’un informateur à qui Mme de Maintenon, future grande ennemie de Mme Guyon, avait demandé un rapport de surveillance. Ce texte malveillant et moqueur date de 1695, mais mentionne Bertot : on y décrit l’engouement pour l’oraison chez les laïcs qui accouraient à Montmartre. Est mise aussi en lumière l’activité de Bertot chez les Nouvelles Catholiques, où l’on rééduquait les jeunes protestantes (Mme Guyon et Fénelon s’y intéresseront)350. Le lecteur appréciera le parfum d’enquête policière qui se dégage de ce document par ailleurs fort bien informé 351 :
[f° 2v°] Si cette doctrine [le quiétisme] a eu cours ou non, si elle fut étouffée alors, ou si elle s’est perpétuée par le dérèglement de quelques misérables prêtres ou religieux, c’est ce que je ne puis dire. Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti Mr Bertau [Bertot], directeur de feu Madame de Montmartre, qui mourut en 1679 ou [16]80. […] Cet homme était fort consulté ; les dévots et les dévotes de la Cour avaient beaucoup de confiance en lui ; ils allaient le voir à Montmartre, et sans même garder toutes les mesures que la bienséance demandait, de jeunes dames de vingt ans partaient pour y aller à six heures du matin tête à tête avec de jeunes gens à peu près du même âge. On rendait compte publiquement de son intérieur, quelquefois l’intérieur par écrit courait la campagne.
Mr B[ertot] faisait aussi des conférences de spiritualité à Paris dans la maison des Nouvelles Catholiques, et auxquelles plusieurs dames de qualité assistaient et admiraient ce qu’elles n’entendaient pas. Les sœurs n’y assistaient pas, les supérieurs de cette maison ne voyant rien d’ouvertement mauvais ne les empêchèrent pas. Les ouvrages de cet homme tant imprimés que manuscrits sont en grand nombre, je ne sais pas précisément quels ils sont. Madame G[uyon] était, disait-il, sa fille aînée, et la plus avancée, et Madame de Charost était la seconde, aussi soutient-elle à présent ceux qui doutent. Elle paraît à la tête du parti, pendant que Madame Guyon est absente ou cachée. Quoique j’ai bien du respect pour Madame de Charost, je crois vous devoir avertir qu’il faut y prendre garde. […] [f° 39v°] On pourra tirer des lumières de la sœur Garnier et de la sœur Ansquelin des Nouvelles Catholiques, si on les ménage adroitement, et qu’on ne les commet point. Elles peuvent parler sur Madame Guyon, sur la sœur Malin et sur Monsieur Bertot. Il se faisait chez elles des conférences de spiritualité auxquelles présidait Monsieur Bertot. Les Nouvelles Catholiques n’y assistaient pas, elles pourront néanmoins en dire quelque chose. Madame la duchesse d’Aumont et Madame la marquise de Villars pourront dire des nouvelles de la spiritualité du sieur Bertaut avec qui Madame Guyon avait une liaison si étroite qu’il disait que c’était sa fille aînée. […]
Mais malgré la surveillance et le manque de liberté de conscience, le cercle mystique résistera à toutes les intimidations, à l’hostilité de Mme de Maintenon et de l’Église. Il se regroupera autour de Mme Guyon après la mort de son fondateur.
Celui-ci disparut prématurément à 59 ans à Paris, le 28 avril 1681. Le duc de Beauvilliers fut son exécuteur testamentaire :
11e septembre 1684, Transaction devant les notaires de Caen au sujet du testament du sieur abbé Bertot : […] on célébrera tous les ans à perpétuité un service solennel le jour de son décès arrivé le 28 avril 1681 pour repos de son âme avec une basse messe de Requiem tous les premiers mardy de chaque mois où les pauvres dudit hopital assisteront… »352.
Ses écrits vont cheminer sous la sauvegarde de gens sûrs : après le duc de Beauvilliers, une religieuse de Montmartre, puis le franciscain Paulin d’Aumale, qui les remit à la duchesse de Charost353 :
7 juillet 1694. Il y a environ dix ans que Dieu m’ayant donné la connaissance de madame la duchesse de Charost, par une visite qu’elle me fit l’honneur de me rendre dans notre église, à l’occasion de quelques manuscrits de feu M. l’abbé Bertot, qu’une religieuse de Montmartre, nommée Madame de Saint-André, m’avait chargé à sa mort de lui remettre entre les mains […] je l’allais voir chez elle…354.
Ces manuscrits parvinrent finalement à Mme Guyon. On peut supposer qu’elle disposait également de lettres : en effet, quand elle sortira de la Bastille, tous ces écrits seront préparés pour l’édition. Le Directeur Mistique sera enfin édité en 1726 par Poiret et ses amis : le titre témoigne de la grandeur de Bertot et de son exemplarité.
Bertot consacra sa vie à la direction spirituelle. Grâce aux confidences qui s’échappent au fil des lettres recueillies dans Le Directeur Mystique, on sait que ce rôle ne fut pas assumé par volonté personnelle :
Les affaires sont un poison pour moi et une mort continuelle qui ne fait nul bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation ; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté355.
C’est ainsi qu’il confiait à Mme Guyon :
Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée bien étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit rien ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres356.
Bertot a enfanté de nombreux spirituels et son rôle fut immense : il succéda à Bernières et assura le passage d’une mystique vécue par des ursulines et les visiteurs de l’Ermitage, vers les bénédictines et les laïcs qui gravitaient autour du célèbre monastère de Montmartre.
C’est naturellement Mme Guyon qui prit sa succession. La publication du Directeur Mystique avec son Avertissement atteste de sa reconnaissance envers ce père spirituel vénéré.
Voici les lectures que Bertot recommande :
Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres […] Pour la voie de la foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien Intérieur [de Bernières] et une infinité d’autres […]357.
Le livre de la Volonté de Dieu [la Règle de Perfection] de Benoît de Canfeld peut beaucoup servir.358
Remplis de ferveur, les écrits de Bertot ne parlent pas de théologie, mais témoignent d’une pratique purement mystique. Aucune sentimentalité ne s’y exprime, mais sous une apparence de maîtrise calme, se révèle un être brûlant d’amour pour Dieu, qui presse son interlocuteur d’abandonner tout ce qui est humain pour se tourner vers ce que Dieu est.
Tout son être est orienté vers Dieu même, où il n’aspire qu’à se perdre. Parlant des âmes englouties en Dieu, il s’écrit :
… une [telle] âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur ! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses ! Mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil359.
Le Directeur mystique nous mène de la découverte de l’intériorité à l’établissement dans l’unité, de la désappropriation de soi à la renaissance d’une vie nouvelle. L’âme lâche petit à petit tout ce qui n’est pas Dieu, se laisse couler dans l’abîme divin, non par son action, mais attirée par Dieu en son fond. Bertot ne s’intéresse pas aux extases ou aux « lumières » : il n’en méconnaît pas les joies, mais conseille de ne pas s’y attarder pour vivre dans la foi nue.
Ce passage du Directeur mystique résume le chemin, sa grande expérience lui permettant d’aller droit à l’essentiel de chaque étape :
Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.
Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs […] méditation […] oraison d’affection […] Leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme ; quoique véritablement il semble (347) à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au dedans et que c’est tout ce qu’elle peut faire de bon que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir […] aux affections grossières des créatures, de faire désirer et aimer Dieu […] beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet […]
Le second […] est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté […] L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend. […] Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas (348) encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir. […]
Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. […] Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur […] C’est une divine lumière obscure et inconnue qui est (349) donnée à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances et fait voir ainsi leur vie et malignité. […] Comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors […] celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. […] Comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération […] (350) Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu ; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. […]
Mais peut-être me direz-vous : « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge […] Après un long temps de mort et que l’âme y a été bien fidèle et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son (351) intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale, Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait […] Ce qui est bien plus, elle avait parfois recours […] à quelques applications intérieures par actes ; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse ; et de plus elle y découvre tant d’impuretés et que ce n’est point Dieu qui en est le principe et cela elle le sent. […] Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout : il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter […]
(353) L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie ; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue ; elle les voit si patientes et elle est si prompte […] Elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et de se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle. […]
[Quatrième degré :] (380) C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : « Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de votre visage ». Et un pauvre paysan360 […] vous dira des merveilles de l’unité de Dieu […] (381) Il voit dans son âme comme dans une glace cette unité divine et dans l’opération de ses puissances revivifiées...361
Bertot affirme avec simplicité et sans détour la réalité d’un état permanent en Dieu vers lequel il appelle ardemment à se diriger sans s’arrêter en route. Le Directeur mystique s’achève sur la description de ce dernier état où l’âme « ne désire rien plus que ce qu’elle a ». Voici en entier cette admirable lettre 81362, où Bertot arpente les sommets de la vie intérieure :
Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein. Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune.
Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même ; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature. Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.
Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage.
L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.
Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.
Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.
Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement.
D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état, ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.
Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.
Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir.
Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laissent pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.
Enfin l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.
Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternité ; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.
Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.
Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.
Dans le monde catholique, les noms de Bertot et Bernières furent engloutis dans la catastrophe de la condamnation du quiétisme. Par contre, leur importance mystique fut reconnue par des protestants. Bertot a été lu dans les cercles guyoniens dans toute l’Europe du XVIIIe siècle. Un choix d’extraits du Directeur mystique fut réédité en milieu piétiste363.
En Allemagne, on retrouve les noms de Mme Guyon et de Bertot associés dans une lettre de Fleischbein dont l’épouse, Pétronille d’Eschweiller, fut présente à Blois auprès de Mme Guyon364. Il y déclarait à son jeune disciple suédois, le comte de Klinckowström :
« Dévorez, consumez », écrivent madame Guyon et M. Bertot […] C’est ce que conseillent et attestent madame Guyon, M. Bertot, tous les mystiques...365.
En 1769, on trouvera le Directeur Mystique ainsi que le Chrétien intérieur de Bernières dans les rares livres possédés par le pasteur Dutoit366 saisis par la police bernoise, lorsque son activité jugée suspecte provoqua une descente chez lui :
« Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de Monsieur Dutoit, 1769 : […] la Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, Monsieur de Bernières, soit le Chrétien intérieur, la Théologie du Cœur, Le Directeur mystique de Monsieur Bertot, Œuvres de Ste Thérèse [en note : appartient à Mr Grenus], la Bible de Martin, l’Imitation d’A. Kempis. Déclarant de bonne foi...367. »
L’importance de Bertot et Bernières était donc reconnue à l’étranger par les lointains disciples de Mme Guyon, majoritairement des étrangers protestants.
Chez les catholiques, la première moitié du XXe siècle resta méfiante vis-à-vis de tout abandon mystique à la grâce. Ce rejet concernait non seulement Bernières et Bertot (condamnés), mais aussi le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus, Jean de Saint-Samson, et même Laurent de la Résurrection !
Le nom de « Berthod » [sic] réapparut à l’époque moderne dans l’Histoire du sentiment religieux de Bremond368. Il eut enfin droit, sous son vrai nom, à un article du P. Pourrat dans le Dictionnaire de Spiritualité où ce catholique orthodoxe réagit vivement aux affirmations de Bertot : « J’ai peur de trop bien comprendre. Les actions de l’âme ne sont plus les siennes, mais celles de Dieu » 369
Jeanne-Marie Guyon ou sa fille370
Madame Guyon n’a rien inventé au niveau théologique : elle ne s’intéressait pas « aux idées » et conserva l’orthodoxie commune dans laquelle elle baignait depuis l’enfance. Elle suivit la tradition mystique bien établie des Ordres anciens rénovés avant 1650 puisque chacun d’eux lui apporta son aide : la parole d’un franciscain l’éveilla, elle fut soutenue par une bénédictine, elle correspondit avec un grand carme et elle fréquenta un simple prêtre, monsieur Bertot. Des influences italiennes qui s’exerçaient déjà dans le Dauphiné français chez la Mère Bon, lui furent probablement transmis par l’intermédiaire de son confesseur, le Père Lacombe, et renforcé par sa rencontre avec Malaval et par son voyage en Italie.
La Mère Granger qui se sent décliner, confie Mme Guyon à M. Bertot : une nouvelle génération arrive. Des liens très importants vont se tisser avec divers membres du cercle normand de l’Ermitage : avant même qu’elle ne rencontre M. Bertot, Archange Enguerrand, qu’elle appelle « le bon franciscain », l’ouvre à la vie intérieure ; or il a lui-même pour père spirituel Jean Aumont, disciple de Bernières : voilà une « chaîne secondaire » qui relie Mme Guyon à Bernières. Les dits de Marie des Vallées, voisine respectée de l’Ermitage, lui sont connus : lorsqu’elle rassemblera les écrits de Bertot pour qu’ils soient édités par le groupe de Poiret, elle y fera ajouter le beau mémoire sur Marie des Vallées371. Enfin elle fréquentera et appréciera Mectilde devenue la Mère fondatrice du Saint-Sacrement : elle la qualifiera de « sainte ». Certes, elle ne pouvait citer Bernières compte tenu de la condamnation post-mortem de ce dernier372, bien gênante puisqu’elle se produisit pendant ses années actives publiques Parisiennes, mais nous verrons que Bernières restera dans la mémoire des cercles spirituels établis en Hollande, Écosse, Suisse373, Allemagne.
En dehors d’Enguerrand, les liens avec la mouvance franciscaine sont importants. Dans ses Justifications, Mme Guyon cite un autre franciscain contemporain qu’elle appelle « l’auteur du Jour mystique » : il s’agit du capucin Pierre de Poitiers, autre influence franciscaine, mais hors du Tiers Ordre du P. Chrysostome. Enfin, on voit que le groupe guyonien faisait confiance aux franciscains puisque les papiers de Bertot furent déposés au couvent franciscain de Nazareth, alors dirigé par Paulin d’Aumale, qui les fit parvenir à Mme Guyon.
On voit bien à son propos comment un réseau informel d’amitiés spirituelles permet à des mystiques de s’entraider dans la pratique de l’oraison : les relations entre personnes sont fondamentales. Les « aînés » sont au service des « novices » et le réseau d’amis s’active lorsqu’il s’agit d’aider une jeune « novice » et de lui trouver une bonne direction spirituelle : Archange Enguerrand éveille Mme Guyon à la vie intérieure374 et lui fait rencontrer la Mère Granger375. Celle-ci la prend en charge376 et la jeune femme a ainsi la chance d’être en contact avec une grande ancienne née en 1600 (Bernières est né en 1601). À son tour la supérieure du couvent de Montargis veille à ce que Mme Guyon rencontre le meilleur directeur de l’époque et la présente à M. Bertot. D’où cette séquence d’amis : Archange Enguerrand > Geneviève Granger > Jacques Bertot.
Rendre compte des événements vécus lors de la jeunesse et du mariage, de voyages hors de France, des honneurs de la Cour à la honte des interrogatoires policiers et des emprisonnements ? Il existe de bonnes introductions à la période « publique » et Louis Cognet avait l’espoir d’achever sa monographie. Ce qu’il a eu le temps de réaliser sous le titre de Crépuscule des mystiques et d’un article demeure inégalé377. J’ai assuré une suite pour éclairer la période des enfermements378. Quelques approches modernes sont recommandables379. Et la Vie écrite par elle-même s’est avérée la meilleure source vérifiée par des études modernes380. Elle témoigne d’une existence surmontant des résistances variées au prix de tourments qui laissèrent peu de place à une « quiétude » vue de l’extérieur. La timidité et le respect des conventions de la jeune femme avant et au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affronte la coalition des structures civiles et religieuses de l’époque avec une intelligence dont témoignèrent amis et ennemis. Finalement, après la tempête, demeure chez la vieille dame une vision paisible et ample qui associe respect de la tradition et liberté des opinions.
La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Éveillée, elle sait comment éviter le simulacre de martyre joué par ces dernières, en leur objectant : « Il ne m’est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! 381» Livrée à elle-même lorsqu’elle retourne dans sa famille, elle va « dans la rue avec d’autres enfants jouer à des jeux qui n’avaient rien de conforme à sa naissance. » Sa demi-sœur religieuse du côté de son père, « si habile qu’il n’y avait guère de prédicateurs qui composa mieux des sermons qu’elle » — et qui savait le latin — l’éveille à la vie de l’esprit. Mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent cette adolescence.
Elle est mariée à seize ans :
« mon mari avait vingt et deux ans de plus que moi, je voyais bien qu’il n’y avait pas d’apparence de changer… outrée de douleur, il n’y avait que six mois que j’étais mariée, je pris un couteau, étant seule, pour me couper la langue… J’eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche… Je m’en plaignais quelquefois à la Mère Granger 382 qui me disait : “Comment les contenteriez-vous, puisque depuis plus de vingt ans je fais ce que je peux pour cela sans en pouvoir venir à bout” ? »
Elle a été initiée à la vie intérieure par deux mystiques : le franciscain Enguerrand383 et cette religieuse bénédictine. Après
« douze ans et quatre mois de mariage »
son mari meurt avec courage et reconnaissance :
« Il me donna des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens… »
Le premier à aider Madame Guyon fut donc Archange Enguerrand384 : en 1668, il revenait d’un séjour au mont Alverne, le célèbre « désert » franciscain, quand il rencontra à Montargis Mme Guyon âgée seulement de vingt ans, et en pleine recherche spirituelle. Elle raconte ici avec quelle efficacité il l’introduisit à la vie intérieure :
De loin qu’il me vit, il demeura tout interdit, car il était fort exact à ne point voir de femmes, et une solitude de cinq années dont il sortait ne les lui avait pas rendues peu étrangères. Il fut donc fort surpris que je fusse la première qui se fut adressée à lui, ce que je lui dis augmenta sa surprise, ainsi qu’il me l’avoua depuis, m’assurant que mon extérieur et la manière de dire les choses l’avaient interdit, de sorte qu’il ne savait s’il rêvait. […] Il fut un grand temps sans me pouvoir parler. Je ne savais à quoi attribuer son silence. Je ne laissai pas de lui parler et de lui dire en peu de mots mes difficultés sur l’oraison. Il me répliqua aussitôt : « C’est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l’y trouverez.385 » En achevant ces paroles, il me quitta, disant qu’il allait chercher des écrits afin de me les donner. Il m’a dit depuis que c’était bien plutôt la surprise afin que je ne m’aperçusse pas de son interdiction.386
Le lendemain matin, il fut bien autrement étonné lorsque je fus le voir et que je lui dis l’effet que ses paroles avaient fait dans mon âme ; car il est vrai qu’elles furent pour moi un coup de flèche qui percèrent mon cœur de part en part. Je sentis dans ce moment une plaie très profonde, autant délicieuse qu’amoureuse…387
Le « bon religieux fort intérieur de l’ordre de Saint François » resta probablement quelques mois au couvent de récollets de Montargis : c’est lui qui lui fit rencontrer la Mère Granger. Par la suite Mme Guyon le reverra de loin en loin : à Corbeil en 1681 ; au moment où elle décidera se rendre à Gex, il la préviendra judicieusement contre les Nouvelles Catholiques dans lesquelles elle comptait s’engager. Enfin, en 1696, elle le demandera en vain comme confesseur lors de son emprisonnement :
En cette extrémité, je demandai un confesseur pour mourir en chrétienne. L’on me demanda qui je souhaitais ; je nommai le P. Archange Enguerrant [sic], récollet d’un grand mérite, ou bien un jésuite. Non seulement on ne voulut m’en faire venir aucun, mais on me fit un crime de cette demande.388
Gardien du couvent de Saint-Denis (1670-1672), prédicateur assez réputé en 1677, provincial en 1683 de la province couvrant Artois, Hainaut et Flandre française, il fut ensuite exilé dix ans à l’autre extrémité du royaume à Saint-Jean-de-Luz, à cause d’une affaire (inconnue) qui avait provoqué une intervention de la Cour. En 1694 il fut chargé d’une communauté de sœurs visitandines: « C’est à quoi je ne suis plus guère propre après dix ans d’exil ». Il mourut à Paris le 23 avril 1699 389.
Archange Enguerrand avait été formé par Jean Aumont390, et se rattachait donc par son intermédiaire au réseau d’amis de l’Ermitage. Il fut aussi en relation avec Le Gall du Querdu391. Il connaissait bien Mectilde, la Mère du Saint-Sacrement (que Mme Guyon fréquentera à Paris) : la réformatrice bénédictine pratiquait l’adoration perpétuelle, sujet du premier ouvrage imprimé d’Archange392.
Celui-ci eut la bonne idée de confier Mme Guyon à la Mère Granger, supérieure du couvent des bénédictines de Montargis393.
Dès qu’elle fut mariée, la jeune Madame Guyon fut en prise avec un vieux mari et une belle-mère difficile, qui étaient opposés à l’attirance de la jeune femme vers l’intériorité. Elle fut très heureuse de pouvoir se réfugier auprès de Geneviève Granger, qui va lui apporter un soutien « maternel » et la guider à partir de
1668. La Vie par elle-même394 fait le récit de cette bonne direction, qui savait joindre prudence, encouragement, incitation au retour intérieur, engagement et dépassement :
À mon retour, je fus trouver la mère Granger, à qui je contai toutes mes misères et mes échappées [infidélités, 1.14.1sv.]. Elle me remit, et m’encouragea à reprendre mon premier train ; elle me dit de couvrir entièrement ma gorge avec un mouchoir… [1.14.5.]
Sitôt que je vis la petite vérole au logis, je ne doutai point que je ne la dusse prendre. Je fus consulter la Mère Granger aux Bénédictines qui me dit de m’éloigner si je pouvais. [1.15.1]
Elle devait se cacher ou trouver des subterfuges pour la fréquenter : ;
[Mon Dieu,] Vous me faisiez trouver des providences toutes prêtes pour écrire à la Mère Granger lorsque j’étais le plus pressée de peines, et je sentais de forts instincts de sortir quelquefois jusqu’à la porte, où je trouvais un messager de sa part qui m’apportait une lettre qui n’aurait pu tomber entre mes mains sans cela. [1.17.5]
J’avais une extrême confiance à la Mère Granger. Je ne lui cachais rien, ni de mes péchés, ni de mes peines, je n’aurais pas fait la moindre chose sans la lui dire : je ne faisais d’austérités que celles qu’elle me voulait permettre. […] Mon confesseur et mon mari me défendirent de nouveau de la voir. Il m’était presque impossible d’obéir. […] Comme je l’aimais beaucoup, je ne pouvais m’empêcher de la justifier et d’en dire du bien ; et cela les mettait en telle colère qu’ils veillaient encore de plus près pour m’empêcher de l’aller voir […] Je prenais prétexte d’aller voir mon père et j’y courais, mais sitôt que cela était découvert, c’était des croix que je ne puis exprimer […] Ma belle-mère se mettait sur un certain petit vestibule, personne ne pouvait sortir du logis qu’elle ne les vît et qu’ils ne passassent auprès d’elle. Elle leur demandait où ils allaient, et ce qu’ils portaient : il fallait le lui dire, de sorte que quand elle savait que j’avais écrit à la Mère Granger, c’était un bruit terrible […] Je m’en plaignais quelquefois à la Mère Granger, qui me disait : « Comment les contenteriez-vous puisque, depuis plus de vingt ans, je fais ce que je peux pour cela sans en pouvoir venir à bout ? » [1.17.6-7]
La Mère Granger pouvait réagir vivement :
Un jour que pénétrée vivement de cette pensée et de cette peine [l’absence de Dieu] je lui dis que je ne vous aimais plus, unique Objet de mon amour, elle me dit en me regardant : «Quoi ! vous n’aimez plus Dieu ? » Ce mot me fut plus pénétrant qu’une flèche ardente. Je sentais une peine si terrible et une interdiction si forte, que je ne pus lui répondre, parce que ce qui s’était caché dans le fond se fit d’autant plus paraître dans ce moment que je le croyais plus perdu. [1.23.3]
Elle lui fit signer un « contrat » le jour de la Madeleine :
La Mère Granger m’envoya un petit contrat tout dressé, je ne sais par quelle inspiration. Elle me manda de jeûner ce jour-là et de faire quelques aumônes extraordinaires, et le lendemain dès le matin, jour de la Madeleine, d’aller communier une bague dans mon doigt, et lorsque je serais revenue au logis, de monter dans mon cabinet où il y avait une image du Saint Enfant Jésus […] Le contrat était tel : « Je promets de prendre pour mon époux Notre Seigneur Enfant, et me donner à lui pour épouse, quoiqu’indigne. » [1.19.10.]
L’aide se poursuivit par delà la mort :
J’appris avant de m’en retourner que la Mère Granger était morte. J’avoue que ce coup me fut le plus sensible que j’eusse encore eu. […] Il me semblait que si j’avais été à sa mort, j’aurais pu lui parler et m’instruire de quelque chose […] Il est vrai que quelques mois avant sa mort, j’eus une vue que, quoique je ne la pusse voir qu’avec une extrême difficulté et sans souffrir, elle m’était encore un soutien. [1.20.4]
M. Bertot, quoiqu’à cent lieues du lieu où la Mère Granger mourut, eut connaissance de sa mort [le 5 octobre 1674] et de sa béatitude, et aussi un autre religieux. Elle mourut en léthargie, et comme on lui parlait de moi à dessein de la réveiller, elle dit : « Je l’ai toujours aimée en Dieu » et ne parla plus depuis. Je n’eus aucun pressentiment de sa mort. [1.20.7]
À quelques années de là, la Mère Granger m’apparut en songe, et me dit : « Soyez assurée que Notre-Seigneur pour l’amour qu’il vous porte a délivré votre mari du purgatoire le jour de la Madeleine... » [1.22.7]
C’est lors d’une fête de la Madeleine que, six ans après la mort de la religieuse, Mme Guyon sera délivrée d’une longue nuit intérieure.
Geneviève Granger, se voyant vieillir, décida de confier Mme Guyon au mystique qu’elle estimait le plus : le successeur de Bernières, M. Bertot. Elle sera la plus grande de ses disciples.
Mme Guyon ne la connut pas, mais elle pensait que la Mère Bon prenait soin d’elle par delà la mort. Elle raconte dans sa Vie qu’elle l’avait vue en rêve :
Il se présenta à moi à quelque temps de là, la nuit en songe, une petite religieuse fort contrefaite, qui me paraissait pourtant et morte et bienheureuse. Elle me dit : « Ma sœur, je viens vous dire que Dieu vous veut à Genève. » Elle me dit encore quelque chose dont je ne me souviens plus. J’en fus extrêmement consolée, mais je ne savais pas ce que cela voulait dire. Selon le portrait de la mère Bon, que j’ai vu depuis, j’ai connu que c’était elle ; et le temps que je la vis se rapporte assez à celui de sa mort. 395
Si Mme Guyon n’a pas connu directement la Mère Bon, elle aimait lire son Catéchisme spirituel puisqu’on le trouve relié avec des copies des Torrents. On sait aussi que le P. La Combe l’admirait. Mme Guyon fut sûrement en contact avec les amis de la Mère Bon : on sait que celle-ci dirigea une comtesse piémontaise, qui fonda à Turin un couvent d’ursulines, or madame Guyon sera en relation avec une comtesse et son couvent lors de son séjour turinois.
La Mère Marie Bon, suspectée de quiétisme, n’a pas été reconnue à sa juste valeur malgré le livre du P. Maillard396. Ce n’est qu’à l’époque moderne que Bremond fera d’elle « la vivante réalisation de ce que les théoriciens de la mystique ont décrit de plus sublime. »397.
Elle donna sa vie à Dieu. Née d’un père avocat au Parlement de Grenoble, elle perdit sa mère à l’âge de deux ans. « Les religieuses ne voulaient pas la recevoir à cause de sa petite taille et de ses infirmités 398 ». Elle entra cependant en religion à vingt et un ans, le 20 décembre 1657. En 1661, une vision du Crucifié mit fin à une période de troubles intérieurs. Elle obtint de Dieu de cacher toute manifestation de ses grâces tandis qu’elle assurait l’enseignement des filles selon la vocation des ursulines.
Les religieuses « attribuaient ses faiblesses à la continuelle attention qu’elle apportait aux opérations de Dieu dans son cœur. Mais elle dit à l’une de ces religieuses que son mal venait au contraire de ce qu’elle ne s’appliquait pas assez à Dieu. Elle ajouta qu’elle puisait ses forces dans la contemplation [54] ». Un jour, elle eut la vision d’une « personne renfermée dans un globe de cristal », ce qui lui fut expliqué ainsi : Vous êtes dans Moi, Je vous environne de tous côtés : tout ce qui vous vient de la part des créatures passe par Moi [66].
Alors qu’elle était accoutumée
de former des intentions très pures au commencement de ses actions [86] […] [Dieu] lui montra qu’il y avait quelque amour propre […] la satisfaction d’être assurée qu’elle faisait ses actions pour Dieu. Afin de détruire ce défaut […] elle devait regarder Dieu seul, Lui abandonner ses propres intentions […] Le voir opérant dans elle comme dans un néant qui ne peut produire aucune chose ; qu’Il régnait ainsi dans l’âme, laquelle n’usait alors de sa liberté que selon les mouvements de la grâce, lui disant : “Sacrifiez-moi le désir que vous sentez [101] d’avoir de l’humilité, pour vous rendre conforme à ma volonté et ne considérez pas cette vertu en vous, parce que vous la perdrez lors que vous croirez la posséder […] vous devez suivre seulement la lumière que Je répands dans votre esprit, comme les israélites suivaient l’Ange.” »
Vers 1664, Courbon, vicaire de l’archevêque de Vienne, lui commandant d’écrire, elle adressa à son directeur l’exposé suivant :
Mon âme se trouve dans un simple regard de Dieu, ou pour mieux dire, dans une simple attention à la parole de Dieu dans mon [124] cœur, se tenant dans un profond respect et dans un silence semblable à celui que l’Amante Madeleine gardait aux pieds de son Sauveur. Car c’est ainsi qu’Il me l’a fait voir Lui-même…
Il n’y a de ma part dans cette divine opération que l’acquiescement […] Tout ce qui n’est pas Dieu éloigne l’âme de lui, et empêche le cours de [125] Sa grâce : laquelle exige de couler continuellement dans l’âme afin qu’elle s’y étende. Et de même que l’eau d’une vive source court promptement, lors qu’ayant été retenue elle trouve un passage libre par quelque canal bien net et bien préparé. Ainsi cette grâce ayant arrêté son cours par l’infidélité de l’âme, elle se répand à la même vitesse, quand cette âme retourne à sa première fidélité. C’est ce qui m’arrive quelquefois…399
L’assassinat de son père le 21 septembre 1664 la plongea dans une nuit spirituelle :
Lorsque vous êtes fortement poussée à vous jeter par la fenêtre, vous n’y consentez pas, car vous vous retirez promptement : sachez qu’il en est de même de vos autres tentations [163]. Elle reconnut que son amour propre lui faisait craindre de devenir folle…
Elle appliquait sa prière au soulagement des âmes du Purgatoire :
Je m’étonnais de ce qu’Il voulait se servir de moi pour sauver les âmes […] Ne sais-tu pas que tu es un néant et que c’est pour cela que Je t’ai choisie ? [245]
On lui ordonnait souvent de se mettre au parloir malgré ses infirmités. Dieu lui révélait les secrets des consciences. Les gens accouraient de tous côtés :
Elle disait avec une sainte liberté […] aux gens de qualité et aux autres, les défauts […] Ils n’avaient aucun repos de conscience qu’ils n’eussent exécuté ce qu’elle [250] les avait priés de faire. Il n’était pas nécessaire que chacun lui dit ses dispositions intérieures [251] pour lui déclarer son état : les lumières de la grâce les lui faisaient voir aussitôt qu’on commençait à lui parler.
Ceci lui attira des jalousies : son Traité de l’oraison la fit accuser d’hérésie, mais une traduction italienne fut approuvée.
Elle fut deux fois supérieure, avant une persécution qui dura sept ans :
[La nouvelle supérieure] lui ordonna de la lui demander [la communion], comme les novices le pratiquent, toutes les fois qu’elle voudrait s’approcher des saints mystères […] elle se soumit volontiers […] elle prenait le temps des assemblées de la Communauté et se mettait à genoux devant la Supérieure [279].
Cette persécution s’acheva dix-huit mois avant sa mort à l’âge de quarante-cinq ans.
Madame Guyon aimait lire son « catéchisme » qui traite des grands thèmes mystiques : Dieu seul, le chemin désintéressé, l’adhérence à la grâce. Il a été écrit sous forme d’un dialogue :
D. Que peut faire l’âme ainsi dénuée de tout plaisir, jugement volontaire et intérêts propres ? – M. Elle n’a jamais fait de si bonnes affaires qu’elle en fait pour lors, parce que jouissant de [662] Dieu d’une manière inconnue aux sens, elle opère par Lui, et Il opère en elle, de sorte que ses opérations sont toutes saintes et d’un mérite très grand. C’est pour lors […] qu’elle peut être appelée spirituelle ; parce qu’elle n’est plus que pour adhérer à l’esprit de la grâce […] pour lors elle peut dire avec vérité les paroles de St Paul : « je vis en moi, mais non plus moi, mais l’esprit de Jésus-Christ vit en moi ».
[668] M. L’anéantissement doit détruire toute présomption et donner la gloire à Dieu de toutes ses bonnes œuvres. Il faut de plus retrancher les paroles, je ne suis rien, je suis un grand pécheur et je ne fais que du mal, d’autres semblables, lesquelles ordinairement ne sont que compliment de l’amour propre.
[676] D. Ce que c’est qu’adhérer simplement à Dieu ? – M. Adhérer simplement à Dieu, c’est se soumettre à Sa volonté, sans raisonnement, par la connaissance qu’Il en donne ; ne pas prendre conseil avec soi-même pour savoir si on doit se soumettre ou non ; et enfin, faire la volonté de Dieu intérieurement et extérieurement sans perdre la vue de Dieu pour la faire, et sans s’occuper l’esprit […]
D. Pourquoi il faut ainsi nous détruire nous-mêmes pour agir simplement ? – M. Cette simplicité, pour être parfaite, demande ces anéantissements parce que son occupation est de regarder Dieu en tout temps et en tout lieu comme son unique objet et sa fin dernière sans permettre même à l’âme qui la pratique de considérer distinctement ce qu’elle fait en cette pratique et ce qu’elle y acquiert, non pas même de voir si Dieu est son unique objet par une application particulière [678] de sorte que l’on pourrait dire de l’âme qui agit simplement qu’elle agit purement, parce qu’elle est toute perdue en Dieu et n’agit que par Lui, c’est pour lors qu’elle est, parce qu’elle cesse d’être à elle-même pour être à Dieu.
M. [682] Le chemin que je veux vous montrer et que je souhaite que vous marchiez à grands pas, porte le nom de la Voie ou Chemin Désintéressé […] - D. Ayez la bonté de me conduire à cette porte. – M. Cette porte n’est autre que l’humble prière […] [683] qui se fait dans le cœur par adhérence aux mouvements de l’esprit de la grâce, lequel donne à un cœur qui lui est soumis, ce qu’il doit demander et la manière…
En analysant les difficultés rencontrées dans l’oraison, elle met en garde contre les pensées contrôlées par l’entendement et qui empêchent le vide nécessaire à l’opération divine. Elle sous-entend par là les méditations (considérations) sur un thème :
D. S’il arrivait des bonnes pensées dans l’imagination […] faudrait-il les détruire ? – M. Il n’y a pas de nécessité de détruire les pensées qui occupent l’imagination : il se peut même faire que l’imagination étant ainsi occupée sans que l’âme ait pris aucun soin, donnera à la volonté une plus grande facilité pour faire sa prière. [692]
D. Quelle différence mettez-vous entre la considération et la pensée qui vient de l’imagination ? – M. Ce qui fait cette différence, est que la volonté se porte délibérément à faire que l’entendement soit occupé dans une pensée ou sujet pour le considérer […] Si bien que [693] toute l’âme, ou du moins ses trois puissances, se trouvent toutes occupées et remplies de telle sorte qu’il n’y reste point de vide pour recevoir l’opération de Dieu, [mais] au contraire une opposition générale par l’attachement volontaire qu’elles ont au sujet qui les occupe.
Par contre, les pensées qui surgissent spontanément n’ont pas d’importance :
Cette opposition n’est pas dans la pensée qui se présente à l’imagination, parce que l’âme ne l’ayant pas choisie elle n’y a pas de volonté, ni par conséquent de propriété et d’attachement, et venant à s’en apercevoir, elle s’en défait ordinairement comme d’un sujet qui vient la séparer de celui qu’elle s’est choisi et auquel elle veut se tenir…
Elle insiste sur le libre don de Dieu à tous, montrant le même optimisme que Mme Guyon dans son Moyen court :
[700] M. Ceux qui disent que l’oraison est un don de Dieu, disent le vrai. Mais lorsqu’ils ajoutent qu’il ne le donne pas à tous, ils se trompent […] Il ne tient qu’à l’âme de faire oraison […] un peu d’amour pour Dieu ou pour elle-même la ferait profiter de l’esprit de prière et d’oraison qui est en elle […] on viendrait à connaître par expérience qu’il n’est pas difficile de suivre les divins mouvements pour prier.
Elle montre que l’obsession des vertus n’est qu’attachement à sa propre perfection :
La privation des effets sensibles de la grâce [a lieu] pour retrancher les dérèglements de l’amour propre […] il faut qu’elles [les âmes] se perdent si bien en Dieu qu’elles ne voient que Lui et non plus elles-mêmes…
[723] D. Il faut donc préférer l’attrait qui unit l’âme à Dieu à tous ceux que l’on a pour la pratique de la vertu ? – M. Oui, il le faut […] Combien de personnes s’éloignent de la perfection par le défaut de fidélité [724] sans néanmoins en manquer aux autres attraits qu’elles ont pour la pratique des vertus […] de sorte que regardant les dispositions que la présence de Dieu lui communique comme moyen de se rendre plus parfaite, elle s’y attache et s’en sert par intérêt propre et ne craint point de perdre la vue de Dieu pour celle qu’elle prend plaisir d’avoir en Ses dons ; de sorte que si la divine Bonté ne retirait pas Ses dons pour la remettre en son devoir, elle resterait dans son aveuglement. […] Pour tout avoir, il ne faut rien avoir…
Un acquiescement de volonté en silence à celle de Dieu par lequel l’esprit [739] agit ou n’agit pas suivant ce que cette divine Volonté ordonne, et cet acquiescement produit sans bruit […] [la] pure foi.
Si l’on est préoccupé par son imperfection, une seule solution :
[745] Dieu est ce grand miroir […] dans la glace duquel l’âme chrétienne aperçoit ses défauts, et la fidélité qu’elle a à s’y regarder, lui mérite la grâce de les détruire ; c’est là que les imperfections lui paraissent telles qu’elles sont, l’amour propre n’ayant [aucun] moyen de les couvrir du manteau de déguisement. L’âme qui veille à Dieu, Il a Lui-même la bonté de veiller pour elle sur elle-même ; de sorte qu’elle pourrait dire qu’elle se voit par les yeux de Dieu et non point autrement.
L’âme est abandonnée au divin :
[763] L’âme qui est à Dieu par l’abandon ou donation qu’elle lui fait d’elle-même et de tout ce qui la touche, demeure en repos et en silence auprès de Lui sans souci, sans dessein, sans volonté, éloignée de toute inquiétude parce qu’elle ne veut que la volonté de Dieu à laquelle elle adhère simplement, bien que l’amour-propre et la conduite humaine s’y opposent […]
La mère Bon récapitule ce que l’âme a traversé, en insistant sur la nécessité de la discrétion et d’une vie cachée :
[781] Par la connaissance de soi-même on se voit inhabile à la pratique du bien sans le secours de la grâce…
[793] l’âme dans cette vie de Dieu reçoit de sa bonté un nombre infini de bons sentiments qu’elle rend en même temps à son bienfaiteur […], mais comme elle n’a pas encore la pureté d’amour qui lui est nécessaire, elle reste dans ses élans et transports d’amour, par l’ardeur desquels elle se purifie et dépouille des sentiments naturels, des désirs des choses créées, des attachements qu’elle y a […]
[794] Ces transports et élans amoureux doivent être modérés en sorte qu’ils ne paraissent pas à l’extérieur […] cette grâce demande que celles qui l’ont reçue commencent à mener une vie cachée […] et pour cet effet elle doit taire tous ses bons sentiments, ne pas parler de Dieu ni de la vertu, quelque bonne intention qui la pousse.
La belle fin du Catéchisme décrit l’occupation de l’âme qui a tout quitté pour Dieu :
[802] L’occupation de l’âme dans cet état n’est autre qu’une cessation de toute occupation pour se laisser occuper de Dieu seul, un anéantissement continuel de ses puissances intérieures pour se [803] perdre en lui et en être possédé ; son oraison peut être appelée un silence intérieur par lequel elle prie […] contemplation infuse de la part de Dieu et passive de la sienne pour le recevoir.
[831] Aimer Dieu par lui-même c’est avoir anéanti toutes ses propres opérations, exceptée celle de la simple attention à Dieu par la foi et la simple adhérence […] il lui semble toutefois souvent qu’elle est sans amour parce qu’elle n’a plus de sentiment sensible ni d’affection dans le cœur qui l’en assure : comment pourrait-elle en avoir puisque pour aimer purement il faut de nécessité n’être plus.
[832] La vertu de simplicité […] est une émanation de l’être simple de Dieu […] elle fait que l’âme quitte la multiplicité pour se tenir dans l’unité, qu’elle quitte toutes pensées et même les lumières surnaturelles et les grâces reçues pour ne voir que Dieu.
D. L’âme n’acquiert-elle point d’autre bien […] ? – M. La connaissance expérimentale d’elle-même, par laquelle elle est en état de ne se fier plus à elle-même, et de ne s’attribuer jamais la gloire du bien qu’elle fera, mais à Dieu qu’elle voit en être l’auteur.
La plupart des spirituels estiment nécessaire de partir à l'écart du monde pour chercher l'expérience intérieure. Ils pensent que la nature humaine est trop faible pour se passer d’un cadre fort. Ils construisent des bâtiments prévus à cet effet et embrassent la vie monastique pour ne pas être distraits de la contemplation.
Les mystiques dont nous parlons ne nous ont laissé ni bâtiments ni règles, mais des lettres400. Par chance, sont parvenus jusqu’à nous trois vastes recueils épistolaires qui se relaient en formant une belle continuité : nous avons vu les lettres de Bernières qui couvrent les années ~1635 à 1659401, celles de Bertot vont de 1660 à 1681402, et les lettres de Guyon de ~1686 à 1717403. C’est là l’extraordinaire édifice qu’ils nous ont laissé. En dehors de cette « École » , on ne rencontre guère d’échanges complets de lettres entre spirituels, car la tradition religieuse privilégie souvent les écrits du saint fondateur, mis sur un piédestal, et néglige ses interlocuteurs et ses successeurs. Les correspondances passives ont souvent disparu.
Ce cas unique d’une « conspiration » réussie où le devoir de mémoire est accompli, n’est-il que la réponse typique d’une minorité persécutée ? Plutôt conscience de la valeur unique d’entretiens essentiellement mystiques – pas d’affaires d’intendances – et préservés « sans coupures » par omission de l’un ou de l’autre interlocuteur.
Chaque génération était très consciente de la valeur de ces lettres qui transmettaient toute une expérience. Ils ont pris soin de les sauver à tout prix. Ils voulaient éviter la disparition de ces témoignages de la vie mystique menée en commun.
L’histoire de ces sauvetages reste à faire et l’on peut la résumer ainsi : Mectilde a repêché avec difficulté des écrits de Chrysostome gardés par ses confrères du Tiers Ordre Régulier, et Jean de Bernières l’a préservé en l’éditant à ses frais à Caen ; puis Jourdaine de Bernières a sauvée la correspondance de son frère Jean (sans pouvoir éviter le désastre de la réécriture du Chrétien intérieur). Mme Guyon a sauvé Bertot avec l’aide d’une amie duchesse, et pendant ses emprisonnements elle a pu faire préserver par ses proches les lettres qu’elle-même avait reçues de son Directeur. L’admiration de Pierre Poiret a préservé entièrement les écrits de Mme Guyon malgré l’opposition de certains disciples qui se disputaient après sa mort sur l’opportunité de publier la Vie par elle-même. Enfin, les bénédictines « filles » de Mectilde ont sauvé cette dernière en recopiant durant trois siècles les lettres et « dits » de leur fondatrice, y compris de précieuses lettres de Bernières (elles authentifient les plus nombreuses imprimées).
La rencontre du maître et de la dirigée eut lieu le 21 septembre 1671.
Jeanne de la Motte-Guyon (1648-1717) a d'abord été une jeune fille de la riche bourgeoisie provinciale. Éduquée chez les bénédictines, elle eut la chance de rencontrer la Mère Geneviève Granger (1600-1674) dont la profondeur et le rayonnement l'attirèrent très jeune vers la vie contemplative. Elle menait donc de front la pratique de l’oraison et la vie traditionnelle d’une jeune fille : elle consacrait plusieurs heures par jour à la prière et faisait des retraites. Mais elle fut arrachée à ce cadre idéal quand on la maria au riche et vieux M. Guyon qui voulait qu'elle lui consacre tout son temps ! Sa belle-mère la surveillait et l'empêchait de prier. Ces contraintes la rendaient malade, engendraient chez elle une immense souffrance et un désir de solitude impossible à satisfaire.
Par bonheur, la Mère Geneviève Granger, qui se sentait vieillir, lui fait rencontrer l'un des plus grands mystiques de son temps, le prêtre Jacques Bertot (1620-1681), dont nous avons vu qu’il avait apporté à l’abbaye de Montmartre la spiritualité de l’Ermitage fondé à Caen par Jean de Bernières. Mme Guyon se plaça sous son autorité, ce qui nous vaut maintenant de lire leurs échanges. Elle lui confie combien elle souffre dans une belle famille où elle ne peut pas se consacrer à la recherche de Dieu.
Monsieur Bertot connaissait bien lui-même cette attirance vers la solitude où l’on pense trouver Dieu plus facilement. Voici la jolie lettre envoyée à Mme Guyon en 1674 où il avoue sa nostalgie404 :
L’air du monde non seulement est infecté en plusieurs manières, mais encore il n’a nul agrément, comparé à celui de la solitude où l’on goûte en vérité le printemps et une sérénité qui contient le goût de Dieu. Dieu seul est le printemps de la solitude et c’est là qu’on le goûte.
Il est vrai qu’avant que cela soit et que l’âme ait le calme, le désembarrassement et le reste que Dieu communique en solitude, il faut peiner et travailler, la nature se vidant d’un million de choses qui empêchent l’âme de goûter à loisir cet air doux et agréable d’une solitude calme et tranquille qui, à la suite, lui est vraiment Dieu : car qui fait cette solitude si belle, si sereine, si douce et si agréable, sinon Dieu, qui, se donnant à l’âme et l’âme l’ayant trouvé, elle le goûte et en jouit comme nous jouissons de l’air agréable du printemps, de la beauté des fleurs, de leur odeur plaisante et de tout le reste.
En vérité, les créatures, et le soi-même encore plus, sont un vrai hiver à l’âme qui y habite, et quand l’âme trouve Dieu, elle trouve le printemps en toute manière par la solitude et l’éloignement du créé, en repos et cessation de tout. Je vous avoue qu’un je ne sais quoi me fait soupirer, avec patience et sans désir, après l’entier dégagement de la manière que Dieu le voudra. »
Et pourtant, il refusa toujours de céder à ce désir, considérant qu'il fallait pratiquer l'oraison là où, selon son expression, « l’ordre de Dieu » l’avait placé. Jamais il n’encouragea Madame Guyon à fuir son environnement, mais au contraire il lui ordonna une pratique qui se révélera plus profonde, car elle transcende les contraires : l’oraison au milieu des contraintes domestiques. Leur échange de lettres montre une jeune femme qui obéit comme elle peut aux instructions de Bertot. Petit à petit, on la voit passer du dégoût d'avoir à veiller un vieux mari et du regret de ne pouvoir prier tranquillement dans sa chambre, à une acceptation paisible. Elle part d'un état où elle croit que toute occupation humaine est une perte de temps en comparaison de la vie en Dieu : ce serait tellement mieux si elle était ailleurs. Or, à sa grande surprise, elle va expérimenter tout le contraire :
Il m’est arrivé une fois ou deux, parce que je m'y trouvais fort recueillie, de me retirer pour m'en aller faire oraison, croyant aller faire merveilles, et j'expérimentais tout le contraire : c'était une inquiétude et une dissipation qui me peinai[en]t beaucoup et je ne pouvais pas être là en repos, voyant que ce n’était pas l’ordre de Dieu 405.
C'est donc dans la médiocrité du réel que se trouve la perfection, car là, à cet instant, Dieu se manifeste. Bertot approuve cette nouvelle expérience :
[…] dire que la soumission et la subordination à un mari et tout le reste d’une condition soit à une âme éclairée divinement un ordre si divin, il faut l'expérience pour le croire ; cependant cela est vrai. C'est pourquoi vous trouverez toujours, lorsque l'ordre divin demandera quelque chose de vous, que vous trouverez plus Dieu en son exécution qu'à faire oraison ou à vous employer dans les plus divins exercices, car l'un vous est Dieu et l'autre ne vous peut être tout au plus qu'une sainte et vertueuse pratique406.
Quand l’état de son mari empire, elle sait maintenant rester bien centrée au cœur de la grâce et ne désire plus rien d’autre que ce qu’elle est en train de vivre :
Depuis dix ou douze jours M. N. [M. Guyon] a eu la goutte. J’ai cru qu'il était de l'ordre de Dieu de ne le pas quitter et de lui rendre tous les petits services que je pourrais. J'y suis demeurée, mais avec une telle paix et satisfaction que je n'en ai expérimentées de même. Quoique tous ces ajustements me soient insupportables, je ne puis désirer autre chose et j'y suis tellement contente que je ne me trouve pas ailleurs de même. Car quand je le quitte pour des moments pour faire quelques lectures ou prières, c’est avec inquiétude de ce que je n’y vois pas l’ordre de Dieu407.
En acceptant les difficultés comme étant d’origine divine, elle commence donc à ressentir la vie de la grâce, et Bertot en est tout heureux :
Je ne puis vous exprimer ma joie [en] remarquant que vous commencez de goûter les effets de cette eau vive et que, comme vous dites fort bien, ce qui vous aurait donné la mort et qui vous aurait été insupportable vous est présentement délicieux et que non seulement vous y trouvez la vie, mais une souveraine consolation408.
Bertot et Mme Guyon à sa suite vivent donc l'intériorité au milieu des tracas de la vie ordinaire et des circonstances où la Providence divine les met. On ne cherche pas à y échapper, on n’en change pas volontairement, car ce serait affirmer une volonté propre :
La vraie dévotion est de mourir à sa volonté et conduite propre par l’état que la divine Providence nous a choisi, nous laissant entre les mains de la divine Providence comme un morceau de bois en celle d’un sculpteur pour être taillé et sculpté selon son bon plaisir. Il faut bien savoir que cela s’exécute assurément par l’état de votre vocation : les ouvriers qui doivent travailler à faire cette statue sont monsieur votre mari, votre mère, vos enfants, votre ménage409.
Ce que Bertot pratique et enseigne là a été énoncé bien avant lui par Ruusbroec (1293-1381) sous le nom de « vie commune ». Chez lui, le mystique n’est pas accompli tant qu’il n’est pas capable de vivre en même temps sur les deux plans, accueillant les mouvements de la grâce divine tout en agissant sur le plan humain. Voici ce qu’il en dit à la fin de La Pierre brillante :
[…] il est un instrument de Dieu vivant et disponible, avec lequel Dieu opère ce qu’il veut et comme il veut ; et il ne s’attribue pas cela, mais il en donne à Dieu l’honneur ; et voilà pourquoi il reste disponible et prêt pour faire tout ce que Dieu commande, et fort et vaillant pour pâtir et supporter tout ce que Dieu établit sur lui. Et c’est pourquoi il mène une vie commune, parce qu’il est également prêt à contempler et à agir, et il est parfait dans les deux410.
On vit donc comme tout le monde, on ne se réfugie nulle part. Si la solitude vient, c’est qu’elle est voulue par Dieu. Et elle n’est pas toujours agréable, comme les années de prison vécues par Madame Guyon. Toute la personne s’abandonne entre les mains de la grâce. Pour le faire comprendre, Bertot utilise la comparaison suivante :
N’avez-vous jamais pris garde, sur le bord de quelque rivière, comment elle entraîne à son gré par son mouvement propre quelque morceau de bois qui flotte dans l’eau : il ne fait rien et il fait tout, car il se laisse aller au gré de l’eau qui le porte insensiblement jusqu’au plus profond de la mer. Voilà l’exemple d’une âme qui correspond en simple abandon au vouloir divin dans le mal, lequel supplée et contient pour lors tout exercice, de telle manière que souvent même on les perd ; mais encore toutes les lumières, tous les goûts, et tout ce que l’on savait des voies de Dieu s’effacent, devenant dénués de tout411.
La métaphore sera développée par Mme Guyon dans les Torrents412 :
Pour les âmes du troisième degré que dirons-nous sinon que ce sont comme des Torrents qui sortent des hautes montagnes ? Elles sortent de Dieu même, et elles n’ont pas un instant de repos qu’elles ne soient perdues en Lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait peur aux plus assurées. Ces torrents coulent sans ordre çà et là par tous les endroits qu’ils rencontrent propres à leur faire passage. Ils n’ont ni leurs lits réguliers, comme les autres, ni leur démarche dans l’ordre. [...]
De tels textes susciteront l’indignation du clergé, car il y verra la permission de faire n’importe quoi. En réalité, même si ces gens vivaient au milieu de la société, ils menaient discrètement une vie très sérieuse. Témoin les vœux secrets de chasteté et de pauvreté que Mme Guyon confia au duc de Chevreuse, et qui la situent dans la mouvance du Tiers-Ordre franciscain413. Son troisième vœu nous intéresse directement :
[…] une obéissance aveugle à l’extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d’une totale dépendance de la grâce.
Mme Guyon suit donc exactement la même voie que son père spirituel : un abandon qui nécessite d’instant en instant d’ouvrir sa vie aux impulsions divines. Cette ouverture ne nécessite même pas d’effort : elle n’est pas un acte, mais un état où l’on se perd en Dieu d’instant en instant :
Remarquez bien que, quand je vous dis que le moment de ce que vous avez à faire ou à souffrir devient Dieu et est Dieu à une telle âme […] j’entends que tout ce qu’elle a à faire ou à laisser, quelque petit ou naturel qu’il soit, comme le travail, la conversation, le boire, le manger, le dormir et le reste d’une vie sagement raisonnable, est Dieu à telle âme et qu’elle doit être et faire ces choses dans les mêmes dispositions sans dispositions, car c’est par état414.
Le monde entier devient alors signe de Dieu, chaque événement est divin :
[…] il n’y a rien de naturel pour les âmes qui sont assez heureuses de vivre en foi, et qu’encore que les choses arrivent naturellement, tout est divin et conduit par l’infiniment sage Providence. Si bien qu’il ne faut jamais rien regarder naturellement, mais divinement, soit les maladies ou le reste qui nous arrive, tout étant pour la perfection de l’état où nous sommes415.
Si l’on vit dans un monde où le divin est partout, on ne dépend pas d’un lieu pour trouver Dieu. Se retirer dans un lieu particulier n’a pas de sens. Bertot et Guyon ne veulent plus faire des allées et venues entre vie ordinaire et moments de contemplation : ils cherchent la grande unité, la plongée permanente dans le divin, tandis que l’extérieur est soumis aux aléas voulus par la Providence divine. Leur désir est de passer de la dualité extérieur/intérieur, de l’alternance contemplation/vie ordinaire à l’unité en Dieu sans interruption. C'est le but vers lequel Bertot guide la jeune Mme Guyon, là où Dieu disparaît en tant qu'objet à atteindre, pour devenir la Présence au sein de laquelle on vit :
[...] quand, par dénuement et simplicité, l’âme tombe en Dieu, elle devient sans objet, et ce qu’elle a à faire et à souffrir de moment en moment lui devient Dieu et véritablement lui est Dieu. Heureuse une âme qui est appelée de Sa Majesté pour cette grâce ! Car elle trouve le moyen de jouir de Dieu sans moyen [intermédiaire], par où Dieu peu à peu lui devient toutes choses, et toutes choses lui deviennent Dieu416.
Cette vie en Dieu a une contrepartie : une solitude toute intérieure, faite de nudité et d’éloignement du créé. C’est une sorte de désert, de mort, car l’on quitte intérieurement ce qui est humain pour vivre dans le divin :
[…] ainsi insensiblement en nous dérobant de la lumière humaine, nous trouvons la divine, et en nous enterrant en quelque façon tout vivant, nous trouvons la mort qui nous perd aux créatures, à nous-mêmes et à l’humain (comme le tombeau nous dérobent nos amis), pour nous trouver dans la vérité de la foi, qui a et renferme toute vérité417.
Malgré la sévérité de ce texte, il ne faut pas imaginer Bertot attiré par le grand modèle de l'époque qu'était la Trappe. S'il s'incline devant ces héros de la spiritualité, on sent qu'il a quelques doutes sur leur volontarisme et leur orgueil ascétique. Il préfère la modération et quand il analyse sa propre façon de vivre la solitude, c'est avec modestie et réalisme :
[…] en vérité il faut que cela soit bien modéré puisque, quand il y en a plus qu’il ne faut, cela fait toujours un autre tracas et embarras. Heureuses les âmes qui ont le don de la pauvreté absolue, car par là elles ont l’entière solitude sans aucune crainte. Mais c’est une chose que j’admire de loin, me contentant de ma petite grâce et de ma petite solitude. Car selon ce don de pauvreté, la solitude est grande. Pauvreté de biens, d’amis, de créatures : voilà la grande solitude, à laquelle je ne prends part que selon le don de Dieu à mon âme.
Il termine en appelant Mme Guyon à prendre conscience que tout est «bruit» en comparaison du grand silence intérieur :
Je prie Dieu de vous y donner et de vous faire bien entendre le grand bruit des créatures, du soi-même et généralement du créé418.
§
Lorsque Guyon a succédé à Bertot et pris la direction spirituelle de son groupe, la continuité a été totale. Contrairement à Fénelon qui tentait de convertir les gens, elle a toujours jugé sans intérêt de changer de lieu, d'état ou de religion, car l'essentiel est intérieur : s'abandonner à la volonté du Seigneur et accueillir sa grâce dans une solitude intérieure de plus en plus profonde.
À cause de son rayonnement intérieur exceptionnel, s'est formé autour d'elle un groupe extrêmement soudé, qui a résisté vaillamment aux attaques des pouvoirs ecclésiastique et royal. Ils n’étaient soumis à aucune règle, ils ne formaient pas un ordre, ils ne se sont pas réfugiés dans un bâtiment spécial et ne sont pas partis dans la montagne pour vivre l'oraison. Chacun reste là où Dieu l'a placé, et il se trouve qu'au début, ce lieu de vie fut paradoxalement la Cour de Versailles puisque Fénelon était précepteur du Dauphin et Chevreuse ministre de Louis XIV. Ils se réunissaient discrètement pour pratiquer l'oraison dans les appartements des uns ou des autres419 : Fénelon vivait à trente mètres des Chevreuse ! Mme Guyon venait quand le Roi était à Marly, pour ne pas attirer l’attention.
Mais leur rêve de convertir la Cour fut détruit par la disgrâce royale : Fénelon perdit son appartement, Mme Guyon fut enfermée à la Bastille pendant des années, supportant une solitude imposée. Fénelon subit les attaques de Bossuet et finit sa vie exilé à Cambrai où il recevait et dirigeait discrètement ses amis mystiques420 :
Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir. Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. […] Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce.
Il se forma à Cambrai un cercle spirituel parallèle à celui de Mme Guyon à Blois : en union avec elle, il pouvait transmettre la grâce en silence à ses visiteurs. Mais ne nous est parvenu qu’un témoignage sur la « vie commune » menée par de paisibles convives traités à égalité par l’Archevêque.
Mme Guyon fut libérée, mais comme elle était surveillée, la seule solution fut d'être accueillie à Blois près de son fils. Des amis de toutes nationalités, catholiques et protestants, vinrent y visiter «notre Mère». La spiritualité y était très cachée : en apparence, une vieille dame recevait ses amis… Ils étaient forcés de vivre la quintessence de la mystique sans aucune forme extérieure. Dans la plus grande simplicité, la grâce faisait partie du quotidien, comme le raconte ce texte :
Plusieurs Anglais et Écossais protestants firent connaissance avec elle durant son exil à Blois. Ils avaient aussi vu M. de Cambrai et M. Poiret. Ils se rendirent chez elle et mangeaient à sa table […] Elle vivait avec ces Anglais comme une mère avec ses enfants […] Souvent ils se disputaient, se brouillaient ; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder ; elle ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s'en occupaient en sa présence, et lui en demandaient son avis, elle leur répondait : « Oui, mes enfants, comme vous voulez. » Alors ils s'amusaient de leurs jeux, et cette grande sainte restait pendant ce temps-là abîmée et perdue en Dieu. Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d'elle.421
Voilà donc une expérience de la grâce au beau milieu de la vie ordinaire sans que «notre Mère» ait besoin de leur dire quoi que ce soit. S'ils menaient une vie retirée, c'était par nécessité, face aux menaces extérieures qui les contraignaient à se cacher. Le problème n'était pas pour eux de trouver la vie d'oraison grâce à la retraite hors du monde, mais de se soustraire à l'hostilité du monde envers la mystique.
La plongée mystique leur permettait de concilier les contraires, qu’ils fussent politiques (les Écossais contre les Anglais en 1715, dans le récit précédent), ou religieux à cause des règles d’exclusion observées entre catholiques et protestants. Les protestants restaient en compagnie de «notre Mère» même pendant la messe catholique en présence du prêtre catholique qu’envoyait Mgr Berthier, évêque de Blois et ami de Fénelon, moyennant un peu d’ingéniosité :
Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état.
Mme Guyon lui fut présentée le 21 septembre 1671 dans des circonstances qui resteront gravées dans sa mémoire. La Providence veillait visiblement à ce que cette rencontre se fasse :
[…] je dirai que la petite vérole m’avait si fort gâté un œil que je craignais de le perdre tout à fait, je demandai d’aller à Paris pour m’en faire traiter, bien moins cependant pour cela que pour voir M. B[ertot] que la M[ère] G ranger] m’avait depuis peu donné pour directeur et qui était un homme d’une profonde lumière. Il faut que je rapporte par quelle providence je le connus la première fois. Il était venu pour la M[ère] G[ranger]. Elle souhaitait fort que je le visse ; sitôt qu’il fut arrivé, elle me le fit savoir, mais comme j’étais à la campagne, je ne trouvais nul moyen d’y aller. Tout à coup mon mari me dit d’aller coucher à la ville pour quérir quelque chose et donner quelque ordre. Il devait m’envoyer quérir le lendemain, mais ces effroyables vents de la St Matthieu vinrent cette nuit-là de sorte que le dommage qu’ils causèrent [attesté et daté dans le journal d’un Montargois] m’empêcha de retourner de trois jours. Comme j’entendis la nuit l’impétuosité de ce vent, je jugeai qu’il me serait impossible d’aller aux Bénédictines ce jour-là et que je ne verrais point M. Bertot. Lorsqu’il fut temps d’aller, le vent s’apaisa tout à coup, et il m’arriva encore une providence qui me le fit voir une seconde fois422.
Les instructions de Bertot furent plus simples que les trente points de Chrysostome adressés à Mectilde. Un décalogue fut suffisant, qui allait droit à l’essentiel dans un style incisif et remarquablement clair. Loin de l’ascétisme courant à l’époque, tout y est intérieur ; loin de toute exaltation, on est dans le réel et la simplicité. Bertot connaît le redoutable inconvénient des scrupules d’un Bernières ou de l’ascétisme de Port-Royal : être obsédé par la perfection de soi-même. Plein d’amour et de douceur, il n’impose donc aucune culpabilité, ce qui est rare. Par contre, il met son interlocutrice devant l’exigence fondamentale de la mystique, ne s’arrêter à rien qui ne soit Dieu :
Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières.
Lisez et relisez souvent ceci ; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. […]
1. […] Si le bon Dieu vous donne des lumières […] vous pouvez vous y appliquer par simple vue et recevoir de sa bonté ce qu’il lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application, il ne faut que continuer votre simple occupation.
2. Continuez votre oraison, quoiqu’obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens.
3. Conservez doucement ce je ne sais quoi qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer, que vous expérimentez dans le fond de votre âme ; c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.
4. Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à y réfléchir par scrupule ; mais souffrez la peine qu’elle vous cause, que vous dites fort bien être un feu dévorant, qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.
5. Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures. […]
6. Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire est de les quitter […]
7. Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état […] en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants […]
8. Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but […] Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.
9. Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour, quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire, cela vous y servira.
10. Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié […] oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes […]423.
Avec amour et douceur, il va la pousser toujours plus loin, au repos en Dieu, ce qui signifie abandonner tout par amour pour Dieu :
Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure ; car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre : car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir ; mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant ; c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.
Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire : une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul424.
Il lui écrit parfois non seulement sur le plan personnel, mais pour lui transmettre son expérience de la voie en général. Par exemple, il décrit ici la découverte du centre de l’âme et la joie qui en découle. S’il appelle sans cesse à dépasser les états du début, on va voir qu’il en connaît fort bien les joies :
Il est à remarquer que Dieu est le centre de notre âme de telle manière, qu’en quelque lieu qu’elle soit, et à quoi qu’elle puisse être occupée hors de là, elle ne peut trouver son centre. Qui dit centre de l’âme, dit son lieu de repos véritablement naturel, et pour lequel elle est créée : si bien que qui dit le centre, dit son repos, sa joie, sa liberté, et véritablement une dilatation d’âme, qui fait bien juger que ce que l’on a, et où l’on est, est son centre véritable, et que tout autre lieu, toute autre situation, et généralement tout ce que l’on peut avoir, n’est qu’étranger à l’âme. Elle peut bien de fois à autre y trouver quelque petite satisfaction passagère : car n’y ayant rien dans la terre qui ne soit créé de Dieu, il n’y peut rien avoir par conséquent [424] où l’âme ne trouve quelques vestiges de Sa beauté ; mais passagèrement, car n’étant pas créée pour ces miettes et pour ces parcelles, mais bien pour Dieu lui-même, elle n’y peut trouver que des plaisirs fort médiocres et fort passagers. […]
Cela donc supposé, il est certain que Dieu étant le centre de toute notre âme, l’âme arrivera à Lui par la mort et par conséquent par l’éloignement des créatures, pour peu que cela [425] soit, commence à y trouver une joie qu’elle a cherchée sans pouvoir la rencontrer ; mais qu’elle commence à trouver non passagèrement, comme j’ai dit, que l’on en trouve dans les bonnes et saintes créatures, mais avec quelque permanence. Ce qui donne beaucoup de satisfaction, d’autant que l’on sait bien que l’on a de la joie solidement ; mais sans savoir d’où elle vient ni comme elle vient. On que c’est seulement que tout donne de la joie, et que pour être en oraison, et pour être bien, il suffit à l’âme d’être en joie et en satisfaction.
De là naît une certaine dilatation de cœur qui met l’âme bien plus au large, la rend plus étendue et bien plus maîtresse qu’elle ne l’avait jamais été. Et enfin le particulier s’ôte, et le général est donné, où l’âme trouve bien plus de plaisir et de satisfaction qu’elle n’a jamais trouvée dans tout ce qu’elle pouvait faire, quelque grand qu’il fût. L’âme ne se plaît ici qu’au général, et le particulier et le distinct lui est une grande peine.
Cependant et très souvent se voyant si générale, si dilatée, si libre et si en repos, il lui passe des peines en l’esprit, que tout cela ne soit trop naturel et même le naturel et qu’ainsi elle ne fasse pas oraison. Qu’elle ne s’embarrasse pas, car Dieu étant le centre de notre âme, Il est vraiment son lieu naturel ; et si ce petit commencement de jouissance de Dieu dans son centre paraît naturel, il l’est vraiment ; d’autant qu’il n’y a rien de plus naturel à notre âme que Dieu comme centre. Il ne l’est pas, comme l’on appelle les choses naturelles pour s’y reposer comme créature et en faire sa fin ; car cette joie, cette dilatation et ce général [426] qui commence à l’arrivée du centre, est en l’âme pour la faire sortir d’elle-même et la faire toujours aller en repos et en perte, pour trouver Dieu plus amplement ; ce qu’elle fait en se quittant soi-même par l’augmentation de cette joie, de cette dilatation et de ce général qui n’a non plus de fin dans l’âme que Dieu en peut avoir.
[…] plus elle sera et plus longtemps dans ce général et cette dilatation, quoiqu’elle n’y voit pas de particulier ni tant de mouvement, elle y expérimentera pourtant une fécondité qui la nourrira tout autrement qu’elle n’a fait autrefois ; et ce n’est proprement que par là que commencent la fécondité et la nourriture en l’âme. Car n’étant créée que pour Dieu, il n’y a que ces choses générales en joie et dilatation où elle trouve du pâturage et le solide véritable ; ce qui est un commencement de foi tout autre, tout contraire et tout différent de [427] la manière de la créature corrompue et rejetée de Dieu parmi les créatures, où elle ne se peut nourrir, et où elle ne trouve que le particulier, le distinct, et ainsi est contrainte de faire comme les poules, lesquelles prenant une petite gorgée d’eau, lèvent la tête pour l’avaler et de cette manière réitèrent selon la nécessité.
[…] il semble que ce soit fainéantise ; et cependant c’est un travail solide, auquel il faut par nécessité parvenir pour rencontrer Dieu dans son centre.
Comme ce commencement d’expérience du centre change beaucoup l’âme et son opération pour ce qui est de l’intérieur et à l’égard de Dieu, il le change encore autant pour ce qui est du dehors, et pour l’emploi auquel Il nous appelle. Car il est certain que l’âme mourant à soi, sent peu à peu qu’elle est soulagée dans ces croix, dans ces emplois, et dans tout le reste qu’elle a à ménager, et que son intérieur étant plus en joie, plus dilaté et plus général, elle est aussi plus en liberté, plus forte, et généralement commence à être changée, pour mieux faire ce qu’elle doit dans son état ; ses défauts se minent insensiblement, et elle trouve ouverture pour s’en défaire, mais cela à l’aise et avec facilité ; et enfin elle se voit commencer une autre capacité pour aimer et pour converser ; ce qu’elle n’avait [428] autrefois qu’avec embarras ; elle voit enfin que n’ayant rien ou qu’une seule chose, elle se trouve améliorée et changée pour tout.
Où l’âme commence à comprendre que Dieu venant en elle, et elle s’écoulant vers son centre en mourant à soi, elle commence à trouver tout bien, tant intérieurement qu’extérieurement. Car il n’est pas concevable, sinon par expérience, comment […] toutes choses s’ajustent et s’arrangent merveilleusement bien […]425
Cette voie est exigeante : il faut savoir ce que l’on veut. Si l’on fait le choix de Dieu, on sacrifie tout, y compris soi-même, par amour de Lui. Cette mort à soi-même s’accomplit au milieu de la vie :
Vous avez observé une chose de grande conséquence que, dans l’état où vous êtes, l’oraison et la solitude, soit intérieure soit extérieure, ne vous sont qu’une aide pour vous approcher de plus en plus de Dieu, mais que les occasions où vous avez à mourir, à vous rabaisser et à vous écraser sont l’essentiel et le plus nécessaire que vous devez cultiver et rechercher de tout votre cœur. […] Cette vraie mort de soi par toutes les petites rencontres de son état est une vraie fonte où l’on prend toutes les figures, et en vérité je puis dire que par ce moyen divin de mort on peut faire plus en un jour que l’on en fait en plusieurs années426.
Il ne faut pas perdre son temps : Bertot secoue les disciples qui s’enlisent dans un état, car, par expérience, il sait qu’il y a tellement mieux ! La marque personnelle de Bertot est sa soif inextinguible de Dieu : ce qu’il veut, c’est le face à face avec Dieu et en être dévoré. Il tend toujours plus loin avec une hardiesse impressionnante et ne se satisfait de rien moins que l’infini :
[…] je ne crois pas que nous ne devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent borné et fini, au lieu que l’infini doit être notre fin.
Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien ! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.
Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul. Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu, mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même427.
Certaines phrases sont mystérieuses. Que veut-il dire quand il lui écrit dans son décalogue : « Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement » , et dans la lettre 75 que nous avons citée : « Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. ? »
Bertot semble être le premier dans cette voie à avoir compris que la grâce passait à travers lui. Il en parle ouvertement, en tous cas à Mme Guyon, son interlocutrice privilégiée. Bernières avait peut-être expérimenté cette union avec ses amis à l’Ermitage, mais ce n’est jamais dit explicitement. Tandis que Bertot a pris conscience que la grâce passe à travers lui, qu’il peut porter ses amis et disciples dans ses prières, et leur permettre ainsi d’aller vers Dieu plus rapidement (« promptement ») que par leurs propres moyens. Il sait qu’il peut faire partager son propre état spirituel, plus avancé, et les faire plonger en Dieu en unité avec lui. C’est cela qu’il révèle à Mme Guyon à la fin de la lettre 75 :
Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai428, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu429.
Il avait déjà offert à Mme Guyon de transformer leur relation en moments de silence où il pourrait lui communiquer la grâce de cœur à cœur. Il lui apprend comment faire :
[240] Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.
Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il se dit à soi-même. Il se dit : « Dieu » ; Dieu le Père en se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le Père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du Saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même « Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu430.
On constate dans la Vie qu’à cette époque la jeune femme n’a pas compris cette relation silencieuse et aurait désiré se raconter davantage :
Je vis M. Bertot, qui ne me servit pas autant qu’il aurait fait si j’avais eu alors le don de m’expliquer […] Sitôt que je lui parlais, tout m’était ôté de l’esprit, en sorte que je ne pouvais me souvenir de rien que de quelques défauts que je lui disais. Ma disposition du dedans était trop simple pour en pouvoir dire quelque chose, et comme je le voyais très rarement, que rien n’arrêtait dans mon esprit, et que je ne lisais rien qui fût conforme à ce que j’éprouvais, je ne savais comment m’en expliquer. (Vie, 1, 19, 2)
Gageons qu’au contraire Bertot était satisfait de ce silence forcé, dû à la force de la grâce qui s’écoulait de lui.
Cette union spirituelle transcende l’espace :
Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu, et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire : là, elles se servent et se consolent aussi efficacement, pour le moins, que si elles étaient présentes et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu431.
Étant à la fois anéanti en Dieu et en union spirituelle avec elle, il peut porter à sa place tous les obstacles qui sont en elle et l’en soulager en les abandonnant au feu divin :
Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor, car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor, car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable, car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.
[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela, ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout432.
Ce charisme fut probablement la cause du respect qui entourait Bertot. Cette possibilité merveilleuse, Mme Guyon l’appellera plus tard « état apostolique », aboutissement de la vie mystique qu’elle décrira dans ses lettres beaucoup plus explicitement que son père spirituel. Cette expérience de transmission de la grâce sera centrale pour tous ceux qui fréquenteront Mme Guyon et Fénelon : son évidence sera le ciment qui liera tous les membres de ce groupe spirituel.
Cette relation avec M. Bertot fut centrale, mais ne fut pas la seule : Mme Guyon se lia également avec les grands carmes par la correspondance qu’elle entretint avec Maur de l’Enfant-Jésus à l’époque de sa rencontre avec Bertot.
Dans le choix de textes mystiques des Justifications rassemblées en 1695 avec l’aide de Fénelon, Mme Guyon témoigne de son admiration pour Jean de Saint-Samson, maître spirituel de la réforme des grands carmes, en lui donnant une place prioritaire. Pourquoi ?
C’est avec son disciple, Maur de l’Enfant-Jésus433, qu’elle eut un échange de correspondance : il vivait dans la région de Bordeaux, tout en s’employant à établir un ermitage à Fontainebleau. Elle recourut à lui alors qu’elle n’avait que vingt-deux ans et se sentait perdue au milieu d’un « désert intérieur ». Nous possédons vingt et une lettres que Maur lui adressa entre 1670 et 1675 434, parce que Mme Guyon les considérait comme assez importantes pour les intégrer au Directeur mystique. On notera le respect avec lequel il écrit à Madame Guyon dont il mesurait le destin. Voici sa réponse à propos du « désert » dont elle se plaint :
Il faudra y entrer plus avant et le traverser, si vous voulez atteindre à la jouissance du Bien souverain qui vous a touché le cœur dès votre enfance. N’y pensez pas trouver de route, ni des sentiers où vous puissiez avoir quelque assurance de votre voie. (Lettre 1)
[…] regardez Sa volonté en toutes choses, tâchant que la vôtre passe tellement en celle de Dieu qu’elle devienne comme une même chose avec elle. (Lettre 2)
Il l’appelait vers ce qui est au-delà de tout état :
[…] l’on ne voit plus ni perte, ni abandon, ni dépouillement, ni ravissement, ni extase, ni présent, ni éternité, mais la créature expérimente que tout est Dieu. (Lettre 1)
[…] L’abandon et le néant ne nous paraissent plus, lorsque nous y sommes consommés et abîmés. Nous y vivons et demeurons comme nous voyons les poissons vivre et se mouvoir en l’eau. (Lettre 4)
Dans sa dernière lettre, il lui lança :
Hé bien ! Ne vous accrochez donc plus à rien. (Lettre 21)
Le fond de cet état [mystique] est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c’est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu’il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m’a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j’ai tout payé d’ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n’ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d’un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j’en ai, est égale pour moi à l’état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l’immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. Si l’on croit quelque bien en moi, l’on se trompe, et l’on fait tort à Dieu. Tout bien est en lui et pour lui. Si je pouvais avoir un contentement, c’est de ce qu’il est et qu’il sera toujours. S’il me sauve, ce sera gratuitement, car je n’ai ni mérite ni dignité435.
Madame Guyon fut une personnalité exceptionnelle à plusieurs titres : elle habitait les sommets de la mystique, sa vie étant totalement imprégnée et gouvernée par la grâce. Elle a reçu le don très rare de transmettre la grâce en silence et de porter ses disciples par sa prière. Enfin elle a eu le don d’écriture qui lui a permis de parler de cette vie mystique : bien souvent les spirituels ne savent pas parler de leur expérience, mais cette contemporaine de Racine a su l’analyser finement.
Nous la connaissons bien par ses livres, ses lettres et de nombreux témoignages conservés en partie « grâce » au procès dont elle fut victime. Puis la vénération de son entourage était telle que le moindre de ses écrits a été recopié et que son œuvre complète a été éditée après sa mort par Poiret à Amsterdam.
Plus que d’autres, elle est proche de nous, car, tout en étant mystique, elle a mené une vie laïque de femme mariée et de mère, gérant ses biens et refusant de devenir religieuse, sort habituel des veuves au XVIIe siècle. Elle n’était pas protégée par les murs d’un couvent, mais elle a vécu au beau milieu de la Cour et des troubles de l’époque. Elle a subi des interrogatoires, un procès, un emprisonnement à la Bastille. Après avoir fréquenté les appartements des proches du Roi436 en l’aile gauche du château de Versailles, elle connaît les enfermements religieux puis civils.
Intérieurement la profondeur de son expérience l’a fait transcender les querelles entre catholiques et protestants au point de les recevoir ensemble à Blois à la fin de sa vie. Elle n’encouragea ni Fénelon dans sa tentative de conversion de Poiret, ni la conversion catholique de Ramsay, mais sans pour cela relâcher sa vie sacramentelle personnelle.
C’est pourquoi, selon les auteurs, elle apparaît sous des aspects divers : soit comme une mystique arrivant trop tard à l’époque d’une normalisation centralisatrice despotique (pour Brémond, Cognet), soit comme une veuve libre et décidée, un modèle féministe avant l’heure (pour Mallet-Joris, Bruneau), soit comme laïque religieuse sans Église d’accueil (pour Kolakovsky, Gondal), soit comme précurseur d’une union entre catholiques et protestants. Quelle interprétation choisir ?
Toutes ces facettes existent, mais ne l’auraient pas du tout intéressée, car le centre de sa vie était la grâce divine : tous ses actes s’y réfèrent et l’important pour elle était d’obéir à ses incitations. C’est en restant à l’écoute de ce Centre que Mme Guyon répond à ses juges et supporte les épreuves.
Mais la grâce ne concernait pas seulement sa personne. Ses lettres et sa Vie par elle-même437témoignent de la découverte émerveillée du don qui lui avait été donné : communiquer la grâce cœur à cœur en silence à ceux qui venaient la voir. Ses amis et disciples ressentaient ce flot de grâce qui passait à travers elle : c’est cette expérience intérieure qui a été la cause de leur fidélité sans faille. Elle considérait que sa mission était de mettre l’oraison à portée de tous. Mais le contexte était défavorable après la condamnation déjà prononcée de Molinos et de « pré-quiétistes » (même Bernières post-mortem !) par les Inquisitions italienne et espagnole.
Le désastre fut complet, bien prévisible compte tenu de la disparité des forces en présence. Plus de dix années après la condamnation romaine de Molinos en 1687, l’atmosphère était à la vérification de l’orthodoxie des âmes. Mme Guyon fut réduite au silence, mise à l’isolement dans l’une des huit tours de la Bastille.
Il ne s’agissait pas tant d’une querelle d’idées que du trouble créé par une femme dans un ordre social masculin : simple laïque, elle refusait de devenir religieuse, mais dirigeait des religieux ; bourgeoise, elle détournait les grandes familles du « couvent de la Cour » (Saint-Simon). Prétendre vivre sous l’impulsion de la grâce et la transmettre indépendamment de toute autorisation ecclésiastique, suscitait le scandale chez les clercs et la méfiance du pouvoir royal habitué à maîtriser les libertés.
Bossuet, au début, sembla sous le charme, mais, soucieux de sa carrière, il se fit l’exécuteur de l’épouse du roi inquiète de voir l’engouement pour l’oraison se répandre à Saint-Cyr et devenir objet de conversation à la Cour. Fénelon voudra concilier les extrêmes et tentera en vain d’expliquer combien leur expérience mystique était connue de toute antiquité ; acculé, il restera fidèle à l’expérience intérieure révélée. D’autres adopteront un profil bas.
Pour comprendre ces crises et leur conclusion, il faut tenir compte des conditions concrètes de l’existence et de la mentalité de l’époque : l’adhésion au catholicisme, religion unique après la révocation de l’Édit de Nantes, et l’obéissance à un roi absolu, oint de Dieu, sont des évidences pour tous les Français. Le concept de liberté individuelle n’existe pas. Chacun est soumis à un système d’inquisition dans sa version « douce » : celle du confesseur, obligatoire pour tout catholique depuis le concile de Trente, et qui a le droit de connaître le fond des consciences.
Par ailleurs, l’état mystique de Mme Guyon la rendait incapable de mentir ou de biaiser par omission (ce à quoi étaient forcés les libertins un demi-siècle plus tôt438). En outre, elle considérait chaque événement et chaque personne comme envoyés de Dieu, d’où l’obligation torturante d’obéir au confesseur qui lui était imposé.
Le statut féminin de l’époque la poussait à remplir sa mission hors cadre : cette discrétion fut ressentie comme une résistance plus ou moins secrète, donc suspecte au pouvoir, et comme une concurrence vis-à-vis de la médiation assurée par les clercs par les sacrements. Même les moins combatifs étaient agacés par cette « Dame directrice » qui leur répondait au nom de son expérience. Cette fermeté n’était en rien orgueilleuse : son origine était toute intérieure, dans l’évidence de la présence de la grâce en elle à laquelle elle se soumettait consciemment et entièrement, qu'elles qu’en soient les conséquences. C’est là le sens profond de l’oraison dite passive. Il faut se laisser entièrement conduire par la grâce divine : dans chaque action, dans chaque état de la vie de tous les jours, chez un être imprégné de grâce, il « suffit » de s’ouvrir à son action. La Cour qui ne croyait à rien se moquera de la naïveté du bon duc de Chevreuse qui en fera état.
Fait aggravant pour le pouvoir : Mme Guyon avait découvert que la grâce pouvait se transmettre par son intermédiaire, lui faisant partager la souffrance d’autrui par compassion. Cette union intime avec la grâce, loin d’être un état immobile, engendrait une dynamique active orientée vers les autres, une nouvelle vie féconde au service de la motion divine. Elle l’appelait « état apostolique ».
Il ne faut pas confondre le « prophétique » et « l’inspiration » (selon la distinction donnée par Dutoit, un disciple de la fin du XVIIIe siècle, conscient qu’une telle faiblesse pouvait lui arriver). Le prophétisme s’est traduit historiquement par des débordements (revivals, évangélismes…) à la mesure de la sclérose des structures : loin de la véritable intériorité, l’activisme prend alors le pas sur la passiveté, la sensation l’emporte sur l’union, les effets sont privilégiés au détriment de la source. La pierre de touche de l’inspiration réellement donnée par la grâce est la paix : de la quiétude centrale jaillit l’efficience invisible de la prière.
Un peu plus âgé que Mme Guyon, ce simple prêtre barnabite fut le compagnon de ses débuts, son confesseur et son disciple439. C’est ensemble qu’ils ont découvert la transmission de la grâce de cœur à cœur. Il est resté dans l’ombre lorsqu’il ne fut pas simplement, sommairement et fort bassement mis en cause. Pour le connaître, nous disposons de ses lettres et d’opuscules. Notre première source d’information reste la Vie par elle-même de Mme Guyon où elle décrit leurs relations440. La Combe (le nom s’orthographie aussi Lacombe) s’y révèle comme un excellent directeur mystique. Lorsqu’il sera définitivement mis au secret des prisons, seul Fénelon l’emportera en confiance et en estime.
François La Combe avait des dons brillants, mais ne bénéficia pas d’appuis particuliers : né à Thonon en 1640, il reçut l’habit des barnabites à quinze ans ; il est ordonné à vingt-trois ans, enseigne avec succès au collège d’Annecy, prêche et collabore aux missions du Chablais. Consulteur du Provincial à Paris à vingt-sept ans, il enseigne, de trente et un ans à trente-quatre ans, la théologie à Bologne et à Rome. Supérieur à Thonon, de trente-sept à quarante-trois ans, il jouit d’une excellente réputation.
Il est nommé par M. de Genève directeur de Mme Guyon à Gex en 1681, année de la mort de Bertot. Mais jalousé par le demi-frère de Mme Guyon, qui répand des calomnies, il est arrêté en 1687, lors de la première période de prison de Mme Guyon. Abandonné par son Ordre, donc sans protection, le père barnabite ne fut jamais libéré. Il resta vingt-sept années en prison : pendant les deux premières, il fut transféré de la Bastille à l’île d’Oléron, puis à l’île de Ré, ensuite à la citadelle d’Amiens ; ensuite, de 1689 à 1698 au château de Lourdes, où il eut la joie de reconstituer un groupe de prière où se vivait la transmission de la grâce.
Malheureusement, son exaltation lui fit commettre des imprudences énormes dans ses lettres à Mme Guyon. Il y appelait ce groupe « la petite Église » :
Les amis et amies de ce lieu vous honorent et vous aiment constamment, principalement ceux qui sont comme les colonnes de la petite Église441.
Le terme fort mal choisi va scandaliser les juges de Mme Guyon et alimenter ses interrogatoires.
Voici ce qu’en dit le rapport inquiet de La Reynie :
« … il y a certainement un nombre de personnes que le père de La Combe a séduites, qui font ensemble, selon qu’il l’a écrit, une petite Église en ce lieu et qu’il dit être de l’étroite confidence, et il en désigne même les personnes qui sont les plus considérables, en les appelant les colonnes de la petite Église. Mme Guyon est aussi qualifiée du titre de mère de la petite Église, et il y a sur les lieux une femme, entre autres, connue à Lourdes sous le nom de Jeannette, qui a été inspirée, instruite ou dressée sur le modèle de Mme Guyon qui, s’il peut être permis de le dire, paraît être une sainte de la petite Église. Mme Guyon ne fait aucune difficulté de dire que Dieu a donné réciproquement à Jeannette et à elle de grandes connaissances l’une de l’autre, sans qu’elles se soient jamais vues. Le sieur de La Sherous, prêtre et aumônier du château de Lourdes […] assure Mme Guyon qu’il soutiendra partout sa doctrine et qu’il n’en rougira jamais. […] D’un autre côté on croit que le Gouverneur ou Commandant du château est aussi tellement prévenu et rempli du père de La Combe, qu’on peut douter à cet égard qu’il soit autant exact qu’il pourrait être désiré442 ».
La Combe fut traité comme un dangereux comploteur ayant embrigadé dans sa secte un aumônier et un gouverneur : il sera transféré à Vincennes au moment où Mme Guyon subit le plus dur de l’épreuve des prisons. À soixante-douze ans, un rapport de police le déclare fou : peut-être atteint de sénilité, il est transféré à Charenton où il meurt trois années plus tard, le 29 juin 1715. Ce « petit prêtre » qui avait été lâché par son Ordre, sera vénéré comme martyr par les membres du groupe guyonien de Morges-Lausanne. Son sort fut pire que celui de Mme Guyon qui, après huit années d’emprisonnements, fut partiellement protégée de par son origine et ses fréquentations à la Cour : sans doute délivrée par l’intervention cachée d’amis puissants, elle eut le temps d’accomplir sa tâche de directrice mystique.
Sur le plan spirituel, La Combe doit beaucoup à la Mère Bon. Sa doctrine est très simple. Les grands thèmes en sont : la contemplation, indissociable de l’amour, suppose l’abandon de la volonté propre ; nous ne pouvons comprendre l’Immense qui nous contient, mais pouvons acquiescer à son bon vouloir (comme Moïse dans la nuée) ; l’appel de Dieu est notre seule fin et il s’adresse à tous.
Le style de son Traité443 contient bien des expressions heureuses. Voici comment il précise le passage de l’oraison mentale à la contemplation :
1. L’oraison contemplative est le regard fixe, simple et libre, porté sur Dieu […] imposant silence aux puissances, elle s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse par un acte continuel de foi et d’amour et se repose en lui par une jouissance tranquille […]
6. […] L’oraison moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la contemplation de celui qui aime ; ce qui est sortir de la méditation par la méditation même, et par elle passer à la contemplation. Presque tous les saints ont éprouvé cette dernière, et ont souhaité ardemment que chacun en fît l’expérience.
9 De la part de l’homme, le but et la fin de l’oraison sont doubles ; la première d’élever l’homme à Dieu, la seconde de l’unir à Dieu. De la part de Dieu, la première condition nécessaire, c’est que l’Esprit saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire puisque celui qui sonde les cœurs, sait ce que l’Esprit désire, parce qu’il le demande pour les saints selon Dieu444. […] un des plus grands obstacles à l’Oraison, surtout quand elle est avancée, est une sorte de dureté et d’attache au propre esprit, qui l’assujettit à certaines règles, qui le lient comme de chaînes, ou qui l’occupent de vains scrupules, ou lui imposant des pratiques d’obligation, ou l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers, imaginaires ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très tranquille, et très unissant.
11. […] qu’au contraire [de la méditation], il se sente doucement entraîné à la contemplation, et au repos en soi, en admiration et en amour de Dieu, dont il sent intimement la présence ; alors il est clair qu’il faut laisser la méditation et embrasser la contemplation, alors il est commandé à cette personne de rechercher des dons plus excellents445 et de monter plus haut ; c’est-à-dire, au pied de son amour qu’elle a trouvé pour son souverain bonheur et de s’y reposer. Et personne ne doit regarder cela comme une témérité ou une arrogance, ce serait bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu puisque nous avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du souverain bien, ce qui ne peut pas avoir lieu sans cette intime et tranquille union.
Le divin est inconcevable par l’esprit humain :
[2e cahier :]
14. […] ce cœur est pur qui présente à Dieu sa mémoire vide de toute forme et de toute espèce, prêtes à recevoir tous les rayons du Soleil lui-même, qui peut l’éclairer : le poète Prudence446 a bien dit : « Le Dieu éternel est une chose inestimable ; il n’est renfermé ni dans la pensée ni dans la vue. Il surpasse toute la conception de l’esprit humain, il ne peut tomber sous nos sens, il remplit tout en nous et hors de nous, et il se répand encore au-delà. »
C’était une chose incontestable parmi les anciens Pères du désert. La plus pure qualité de l’oraison, disaient-ils, est celle qui non seulement ne se forme aucune image de la divinité, et qui dans sa supplication ne lui donne aucune figure corporelle (ce qu’on ne peut faire sans crime), mais qui même ne reçoit dans son esprit aucun souvenir de parole, ni aucune espèce d’action ou forme de quelque caractère. […]
Enfin, cela arrive par la manifestation de Dieu dans l’âme, et l’affluence immense de la divine lumière de la pure contemplation, qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception.
16. L’homme pâtit [est passif devant] les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même, car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il est changé en un autre homme accordant à l’opération divine un consentement aussi simple que paisible ; et cependant l’amour du Créateur se joue en lui selon son bon plaisir et fait ce dont celui qui opère a seul l’intelligence. Et il en est de ce genre dans l’Église un plus grand nombre qu’on ne pense communément, ce don sublime ne consistant pas seulement dans les signes merveilleux qui frappent les yeux des mortels, mais bien plus dans la déiformité de l’esprit, dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent sous l’apparence d’une pauvreté méprisée mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
La contemplation est faite pour tout le monde :
17. […] Il n’y a aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation ; quiconque a un cœur peut être éclairé de la lumière de la contemplation. […] Quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de parvenir à la contemplation et le désespoir de pouvoir y atteindre ! Si ceux-là seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur ; ceux au contraire dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent certainement y arriver […] comme il arrive […] dans les femmes et les filles, dans les gens doux et les humbles…
19. Si donc la plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le simple regard ? […] [par] simple acquiescement. […] Car comment pourrait-il arriver que celui qui nous exhorte partout et nous presse partout dans l’Écriture447 à prier sans cesse, à s’occuper uniquement de lui, à s’attacher uniquement à lui, à marcher toujours en sa présence, à se le proposer dans toutes nos voies, et à contempler les vérités éternelles, sachant448 que nous ne pouvons rien faire sans lui ; comment449, dis-je, nous refuserait-il les secours nécessaires pour faire ces choses ?
Il appelle à la contemplation passive perpétuelle, où l’on se donne à Dieu de tout son être :
24. […] Les marques de la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention continuelle du même Dieu très présent partout et surtout dans le cœur, un état d’oraison perpétuel indistinct, uniforme, très étendu […] l’affranchissement de tout mode, de tout temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception ; car ici l’âme se trouve comme établie et enlevée du temps présent dans l’éternité, et contemple en elle-même Dieu d’une manière qui lui est inconnue. Les dons singuliers de Dieu sont, la continuité de l’oraison sans fatigue, un merveilleux rassasiement, avec une perpétuelle soif d’oraison, la vue et le sentiment très intime de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu ; ce qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison « Toutes choses me sont Dieu et Dieu m’est toute chose. »
Enfin lorsque cette manière d’oraison aura été forte avancée, elle produit en l’homme la sortie de lui-même, et de toutes les créatures ; ensuite il demeure libre en toutes choses, et étant heureusement mort dans le Seigneur, il rentre dans le repos de son Seigneur. Il est surpris d’être fait une même chose avec Dieu et cependant il ne doute point qu’il ne soit distinct de Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus. Enfin par l’émulation de sa patrie céleste [Saint-Augustin] lorsqu’il a reçu cette joie ineffable, l’esprit humain disparaît en quelque façon et est divinisé […] Il est recoulé comme dans son origine, d’où il est passé en Dieu. […] Or dans cette parfaite abnégation et soumission tout se consomme ; et quiconque voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses, doit commencer par devenir très petit et très abject à ses propres yeux, et se renoncer toujours et en toutes choses.
Lorsque quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu, il le trouvera, si cependant il a cherché dans toute l’angoisse de son âme450. Voilà la seule chose que nous devons chercher, voilà le chemin le plus sûr de le chercher, celui qui cherche Dieu seul et qui le cherche de tout son cœur ; celui qui le cherche dans toute l’angoisse, son âme le trouvera certainement et sûrement.
Madame Guyon commence ses voyages peu après la disparition de Bertot : elle va participer à l’établissement des Nouvelles Catholiques connues de ce dernier451 près de Genève. Mais elle découvre vite l’ambiguïté de la situation des converties.
La jeune Jeanne-Marie Guyon perd ses premiers guides sur le chemin intérieur : la supérieure du couvent de Montargis Geneviève Granger en octobre 1674, puis le confesseur au couvent de Montmartre Jacques Bertot en mars 1681. Elle se tourne vers le Carmel dont elle apprécie des vocations mystiques (elle connaît bien les écrits de Jean de la Croix et ceux de Jean de Saint-Samson, et aura tout lu des mystiques reconnus à son époque). Vers 1674, elle entre en correspondance avec le grand carme Maur de l’Enfant Jésus qui mène une existence retirée à Bordeaux.
Devenue veuve en juillet 1676, elle acquiert sa liberté, confortée par une pleine autonomie financière, par sa solide culture et ses dons d’organisation. Elle cherche alors une vie active auprès des Missions étrangères et consulte Dom Martin, le fils de Marie de l’Incarnation du Canada. On lui propose de contribuer à l’apostolat des Nouvelles Catholiques : elle arrive à Gex près de Genève en juillet 1681.
Je donnai dès Paris… tout l’argent que j’avais… Je n’avais ni cassette fermante à clef ni bourse. » À Gex « l’on me proposa l’engagement et la supériorité » des Nouvelles Catholiques. Mais « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ».
L’ambiguïté de leur action auprès de petites protestantes enlevées à leur famille l’en écarte vite : elle refuse d’être supérieure et perd ainsi la sécurité qui eut découlé d’un rattachement à une fondation religieuse (elle se brouille avec l’évêque in partibus de Genève ce qui aggravera son cas par la suite). Il faut ici rappeler la figure et l’influence probable post-mortem de la mère Bon, dauphinoise et en liaison avec l’Italie. Alors elle quitte Gex pour Thonon en Savoie-Piémont.
Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucun papier, sans peine et sans aucun souci de l’avenir », elle y rédige les Torrents : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n’étais pas encore accoutumée à cette manière d’écrire… je passais quelquefois les jours sans qu’il me fût possible de prononcer une parole...
Mais elle découvre « une autre manière de converser », un échange de grâce en union avec le P. Lacombe :
J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait… Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu’en silence.
Suivent deux séjours fructueux en Italie (à Turin et Verceil) pendant près d’une année, puis à Grenoble. Enfin elle revient à Paris :
Un accident le rendit aveugle dans son plus jeune âge. Devenu malgré cela docteur en théologie et très cultivé, il fut en relation avec le français Gassendi comme avec le cardinal italien Bona. Il rencontra Madame Guyon en 1685 et appréciait son Moyen court452 qu’il défendit contre les disciples de Saint-Cyran. Mais sa propre Pratique facile pour élever l’âme à l’oraison (1670) fut accusée de quiétisme et mise à l’index en 1688. Condamné au silence, il poursuivit ses activités charitables, et mourut en renom de sainteté, très apprécié de ses concitoyens qui lui firent des funérailles magnifiques.
Dans la tradition des mystiques rhénans, il soulignait « fortement l’impuissance de la raison à connaître Dieu tel qu’il est, comme celle du langage humain, y compris de l’Écriture453 » :
Il n’y a que Dieu qui s’explique à l’âme d’une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole, ni de la pensée humaine, qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins sentir qu’il est incompréhensible [...] C’est une lumière qui provient de la foi, ou pour mieux dire, c’est la foi même qui devient lumineuse. » (1re partie de la Pratique).
La contemplation est une ignorance, parce que c’est une abnégation de toutes les connaissances humaines, un silence des sens et de la raison ; mais cette ignorance est docte parce qu’en niant tout ce que Dieu n’est pas, elle renferme tout ce qu’il est. (12e Entretien).
Il a influencé directement le confesseur de Catherine de Bar, Épiphane Louys, ainsi que son disciple Michel La Ronde.
Elle a trente-huit ans et arrive à Paris peu avant la condamnation de Molinos (1687). Des religieux jaloux « firent entendre à Sa Majesté que le père Lacombe était ami de Molinos… [le roi] ordonna… [qu’il] ne sortirait point de son couvent… ils résolurent de cacher cet ordre au Père… » qui est finalement arrêté (il ne sortira jamais plus de prison). Quant à elle : « l’on me signifia que l’on ne voulait pas me donner ma fille ni personne pour me servir ; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre… au mois de juillet dans une chambre surchauffée. » On veut en fait marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris, lui-même peu recommandable. Elle se défend lorsque l’official lui reproche de prendre Dieu à témoin : « Je lui dis que rien au monde n’était capable de m’empêcher de recourir à Dieu. »
Délivrée suite à l’intervention de sa cousine Marie-Sylvie de la Maisonfort et de Mme de Maintenon, elle retrouve le cercle créé par Bertot. Elle « était, disait-il, la fille aînée, et la plus avancée454 » : elle va en assurer la direction mystique. Sur le plan de la vie intérieure, elle atteste d’une transmission de la grâce de personne à personne qui ne dépend que de Dieu seul et qui s’effectue en silence dans le recueillement :
Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturels, Dieu remue le cœur comme il Lui plaît ; et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur. On discerne alors fort bien qu’on éprouve quelque chose au-dedans de soi-même que l’on n’éprouvait pas auparavant, mais pour ce temps-là seulement […] Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher455. »
Les textes où se trouvent décrites les modalités de cette transmission figurent dans les Discours spirituels, dans la Vie par elle-même456, dans les Explications des deux Testaments. Elle commente ainsi le célèbre verset « … lorsqu’il y a en quelque lieu deux ou trois personnes assemblées en mon nom, je suis là au milieu d’elles »457 :
Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes [...] dans une si grande unité, qu’ils se trouvent perdus en Dieu [...] l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point. [...]Dieu fait aussi des unions de filiations, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce.
Madame Guyon affirme un lien intérieur avec Fénelon, qu’elle considère comme son fils spirituel le plus proche :
… j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin458.
Fénelon répond :
Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer […] Je puis me trouver dans l’embarras ou de reculer sur la voie que vous m’avez ouverte, ou de m’y égarer faute d’expérience et de soutien. Je me jette tête première et les yeux bandés dans l’abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m’êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même, mais je vous perds en Lui comme je m’y perds459.
Madame Guyon le considérera comme son successeur :
Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné. […] Je laisse aussi cette Vie que vous m’avez défendu de brûler, quoiqu’il y ait bien des choses inutiles460.
Nous avons omis le récit d’événements publics qui se limite à moins de dix années (1686-1695), car la « querelle du quiétisme » a été largement commentée (mais rarement étudiée dans la profondeur du vécu dans la quiétude mystique) : on se reportera aux études citées dont se détache le Crépuscule des mystiques de Cognet ; on lira la Vie par elle-même puis la Correspondance461.
Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter « une petite maison éloignée du monde. » Elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr où « Madame de Maintenon me marquait alors beaucoup de bontés ; et pendant trois ou quatre années que cela a duré j’en ai reçu toute sorte de marques d’estime et de confiance. » Le duc de Chevreuse lui fait connaître Bossuet, auquel on communique la Vie écrite par elle-même que ce dernier « trouva si bonne qu’il lui écrivît qu’il y trouvait une onction qu’il ne trouvait point ailleurs, qu’il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu. » Mais tombé sous influence et cédant à la pression exercée par Madame de Maintenon d’amie devenue persécutrice, Bossuet participera « à une chasse » : elle a quarante-sept ans lorsque commence sa seconde période d’épreuve en prisons, dont la Bastille.
Si j’ai passé sur les péripéties de la période publique, ne rappelant que ce qui porte à la vie intérieure, la reprise du cercle fondé par Bertot et la rencontre mystique avec Fénelon, j’insiste en livrant ses détails sur la suite d’épreuves qui « teste » expérimentalement une valeur mystique462. Elle couvre les années « oubliées » 1696 à 1703 :
Madame Guyon tenta d’échapper au « Roi Très-Chrétien » en se terrant, espérant contre toute probabilité se faire oublier. Mais les puissants aiment pousser leur avantage jusqu’au bout lorsque l’exercer demeure sans risque. L’attente d’un Deus ex machina qui prendrait la forme d’un événement imprévu favorable fut vaine. Le jeu du chat et de la souris couvrit cependant tout le second semestre 1695. Finalement repérée par la police et saisie les derniers jours de décembre, elle devenait une « matière » à modeler, meneuse dont il fallait obtenir la déconsidération complète pour l’emporter sans discussion dans une querelle du quiétisme aux prolongements théologiques problématiques. Cela avait été accompli pour Molinos accusé de toutes les turpitudes. Dans tout procès d’Inquisition, la déviation théologique est censée découler d’une déviation morale et le policier qui n’est pas bon théologien doit exercer son talent ailleurs : elle fut donc attaquée sur le plan des mœurs.
Dans le cas présent, on avait saisi des lettres qui semblaient assez bien s’accorder au bruit qui courait d’une relation trop étroite entre madame Guyon et le père Lacombe, son confesseur. Pratiquant surtout le latin ou l’italien, il ne parvint jamais à dominer notre langue et ses lettres décrivent leur lien spirituel dans un style hyperbolique d’un lyrisme transalpin qui ne s’accorde sûrement pas avec l’esprit clair, mais sans humour de la Reynie, le chargé des interrogatoires de la « Dame directrice ».
Fait plus grave, il relatait l’éclosion d’un cercle spirituel de quiétistes parallèle au cercle parisien. Car un cercle mystique s’était développé autour de lui au sein même de la prison royale de Lourdes, avec la participation du confesseur en titre du lieu, le sieur de Lasherous ! Ce qui démontre la force morale de son animateur : Lacombe n’était pas un médiocre. Loin d’être considéré comme naïf et illuminé, il apparaît comme l’inspirateur de madame Guyon pour l’habile La Reynie. Il sera plus tard vénéré comme un martyr par des cercles guyoniens. Ses écrits spirituels sont raisonnables, mais il accumule dans sa correspondance saisie les bourdes qui feront le supplice de la prévenue lors de ses interrogatoires.
Brutalement résumé, on avait expliqué aux policiers qu’elle dirigeait une secte et qu’elle avait couché avec son confesseur : ainsi le médiocre M. de Junca « ne savait rien sinon qu’il me croyait une hérétique outrée et une infâme » (Vie, 4,6). La Reynie, interrogateur intelligent et droit, fit un résumé plus équilibré du cas : cette femme croit être divinement inspirée, elle écrit des livres et elle dirige des gens, quel orgueil ! alors même que tout ce qu’elle fait est contre le bon sens : quitter sa famille et son grand bien pour partir sur les routes !
Elle suscite donc sa pitié ; il ne trouve pas grand-chose d’intéressant chez elle, mais il obéit au Roi. On trouve beaucoup de logique chez lui ; elle a du mal à y échapper et en désespoir de cause demandera que l’on interroge son confesseur. Elle voyageait avec ce dernier dans des conditions qui pouvaient être équivoques463 et ne pouvaient qu’alimenter les soupçons de relations plus intimes. Plus généralement les expressions de « petite Église » et d’« enfants du Petit Maître » que l’on trouve dans les lettres saisies s’avéreront catastrophiques, car, outre l’indice sectaire, elles suggèrent un communautarisme contraire à la pratique des clercs dans le monde catholique comme à l’autorité royale qui en est le modèle, mais proche des pratiques de certaines assemblées protestantes. Les derniers interrogatoires par la Reynie sont particulièrement éclairants et importants, où le Roi est « protecteur de la vraie et seule Église catholique464 », ce qu’elle reconnaît elle-même.
La chasse illustre de manière exemplaire et parfois comique l’alliance entre la justice civile et la hiérarchie religieuse. Cette réunion « du sabre et du goupillon » est illustrée par l’épisode du transfert en secret de la prison de Vincennes au « couvent » de Vaugirard : ordonné de très haut, il est assuré incognito par le tandem policier et confesseur465. Les deux sources d’autorité civile et religieuse, sous la direction affirmée du Grand Roi, — en pratique de celle de son épouse, — vont se repasser la responsabilité de faire plier une prisonnière récalcitrante et n’y parviendront pas.
Le déroulement de l’épreuve subie avant même sa mise au secret à la Bastille est exemplaire d’une police bien rodée : on commença par « chauffer » la prévenue par un interrogatoire qui eut lieu le dernier jour de l’année 1695, donc très peu de temps après la saisie (27 décembre). Ce changement de situation brusque, de la liberté même confinée dans la maison de Popaincourt où elle s’était réfugiée en dernier lieu pour échapper à la police royale à l’internement dans la tour de Vincennes, pouvait en effet induire une faiblesse momentanée chez la prévenue.
On prépara ensuite ses interrogatoires futurs grâce aux réponses données par les personnages assez secondaires arrêtés en même temps qu’elle466. En même temps, on confirma l’origine des livres et des pièces écrites qui avaient été saisies. Ces prises matérielles se seraient avérées anecdotiques, compte tenu de précautions prises par l’inculpée et fort regrettées par l’interrogateur, s’il n’y avait eu la saisie des lettres malencontreuses de La Combe et Lasherous, dont la dernière arriva à la maison de Popaincourt après les arrestations. Ces lettres seront les éléments principaux qui inspireront l’enquête. Cette première phase de préparation dura presque trois semaines.
Suivit le « coup de massue » délivré sous la forme de cinq interrogatoires concentrés sur treize jours (du deuxième, le 19 janvier, au sixième, le 1er février). Tout tournait autour de l’existence possible d’une secte qui serait à réprimer dans le royaume de France avant qu’il ne soit trop tard, celle d’une « petite Église » quiétiste en phase d’incubation appelée encore « des enfants du petit maître ». La charge d’atteinte aux mœurs était abandonnée pour l’instant par La Reynie ; elle sera reprise plus tard par l’archevêque de Paris armé de la célèbre lettre forgée supposée écrite par La Combe. L’accusée se défendit bien et des échos de cette résistance sans faille majeure parviendront à la Cour : « On dit qu’elle se défend avec beaucoup d’esprit et de fermeté », rapporte le chroniqueur Dangeau.
Les enquêteurs étaient maintenant perplexes devant ce statu quo, ce que traduit le va-et-vient des pièces à charge entre l’autorité civile, c’est-à-dire La Reynie, dirigée par le ministre Pontchartrain, et l’autorité religieuse, représentée par l’archevêque de Paris Noailles qui mettra bientôt la main à la tâche. Ces deux autorités, entièrement soumises au Roi et à son épouse, collaboreront étroitement. Pour l’instant, en l’absence de nouveaux éléments à introduire dans la procédure, on laissa La Reynie, qui de toute façon était le mieux préparé et le meilleur connaisseur de l’accusée, terminer son travail. Cette période de flottement aura duré exactement deux mois, du 1er février au 1er avril.
Le deuxième assaut fut donné sous la forme de trois interrogatoires menés en quatre jours (du 1er avril au 4 avril). Pour bien comprendre l’impact d’un tel interrogatoire, il faut s’imaginer le lieu et son déroulement. Un étage entier de la tour de Vincennes a été spécialement aménagé pour elle. Madame Guyon est en présence de La Reynie, lieutenant général de police de Paris, ainsi que du greffier chargé d’établir des actes les plus officiels possibles pour leur utilisation éventuelle. Elle doit se confronter activement durant presque une journée avec un homme connu pour sa compétence. Il lui faut répondre à des questions préparées soigneusement si l’on en juge par les traces écrites qui nous sont parvenues : les comptes-rendus des interrogatoires préliminaires de personnages secondaires comportent des soulignements de passages importants de leurs déclarations, parfois des notes sur les questions à poser. L’accusée sortit épuisée de ce second assaut. En témoignent ses deux lettres écrites avec du sang en l’absence d’encre (elles se placent entre le 5 et le 12 avril) : geste de défi ou marque de désespoir ?
En tout cas le résultat ne fut pas atteint : il consistait à obtenir une preuve, signée, de la culpabilité de l’accusée. On abandonna alors la pression policière pour y substituer une pression plus subtile, exercée cette fois par voie religieuse. Le docteur de la Sorbonne Pirot fut imposé comme confesseur : il avait bien connu l’accusée en exerçant ses talents huit années auparavant lors du premier enfermement à Saint-Antoine, et il va appliquer toute la pression dont il est capable.
L’accusée, acculée, appelle au secours ! Elle s’adresse au seul ecclésiastique qui méritait confiance. Au-dessus de tout soupçon, M. Tronson, le directeur de Saint-Sulpice qui avait participé aux entretiens d’Issy, avait une réputation de grande honnêteté. Malade et âgé, il intervient pourtant par un échange assez fourni de lettres, puis sous sa direction, une Soumission est préparée au début du mois d’août 1696 par Fénelon (dans sa jeunesse, ce dernier fut dirigé par Tronson au séminaire de Saint-Sulpice). Signée à la fin du mois par madame Guyon, cette Soumission va-t-elle enfin permettre sa sortie de prison ?
Fausse sortie. Car le soi-disant « couvent » de Vaugirard constitué pour la circonstance où elle est secrètement menée, dûment escortée par le policier Desgrez en compagnie du confesseur imposé, s’avère une autre prison, et circonstance aggravante, une prison inconnue de tous, où tout peut donc arriver. « Monsieur le curé » responsable de la direction locale est tout à la fois le confesseur et de madame Guyon et des trois religieuses bretonnes affectées à la garde. Ses insinuations sont infirmées par le récit qu’elle en fera plus tardivement, mais surtout par la correspondance qu’elle put maintenir avec la duchesse de Mortemart. Des lettres témoignent de l’intensité du vécu carcéral : a-t-elle échappé à un empoisonnement ? Va-t-elle disparaître à jamais ?
En fait, le « dossier Guyon » est repris en haut lieu, car l’on ne désespère pas d’arriver à prouver une culpabilité, au moins formellement. De nombreux interrogatoires seront pratiqués ultérieurement par le terrible d’Argenson ; au total elle subira trente-huit interrogatoires, outre des confrontations. Malheureusement, nous ne connaissons aucune pièce officielle sous forme d’enregistrement par un greffier, mais seulement le témoignage du « récit de prison » qu’elle rédigea en 1707 sur la demande de ses proches.
Menaces et usage successif de deux dénonciatrices ou « moutons » ne mènent à rien sinon à la conversion de la seconde au contact de la prisonnière. Le fond de l’abîme est atteint et l’accusée est entrée maintenant en dépression. Son récit se situe ici très loin de l’hagiographie, aux confins d’une mort attendue comme une délivrance, décrivant entr’autre le suicide tenté par un condamné voisin. Ce texte (qui n’est pas hagiographique !) n’a été publié que récemment, car nous sommes devenus bons lecteurs de tels témoignages extrêmes depuis l’impact des récits d’incarcérés dans les régimes totalitaires du XXe siècle.
Enfin un dernier essai de prise en main aura lieu en 1700 au moment même où (parce que ?) l’Assemblée des évêques, dirigée par un Bossuet qui va bientôt disparaître, lève toute accusation morale. Apparemment, on ne tira alors rien de Famille, la fidèle servante dont le surnom avait été un temps ambigu aux yeux du premier inquisiteur. Elle fut confrontée peut-être à Rouxel, un prêtre du diocèse de Besançon où un cercle hétérodoxe (quiétiste ?) venait d’être démantelé à Dijon. Enfin l’Archevêque de Paris eut-il « de très grands remords de me laisser mourir en prison » ? Devenue inoffensive sur le plan de la politique religieuse après la condamnation du quiétisme par le bref papal de 1699, Madame Guyon quitta la Bastille en 1703.
Voici sous forme d’une liste sèche la séquence des enfermements ponctués par trente-huit (ou trente-neuf) interrogatoires auxquels s’ajoutent de nombreuses entrevues orageuses. Cinq détentions d’une durée totale de presque huit années et demie se succédèrent dont voici, brièvement rappelés, les dates et lieux de détention, la durée et le nombre d’interrogatoires, les officiants :
1/Du 29 janvier 1688 au 13 septembre 1688, à la Visitation Saint-Antoine : sept mois et demi ; quatre interrogatoires (peut-être neuf ou dix467) par l’Official Chéron accompagné de Pirot.
2/Du 13 janvier 1695 au 9 juillet 1695, à la Visitation de Meaux : près de six mois durant lesquels « elle y fut considérée comme prisonnière » (Cm, p. 329). Sept (?) entrevues souvent orageuses avec Bossuet, évêque de Meaux.
3/Du 26 décembre 1695 au 6 octobre 1696, un peu moins de dix mois et demi au donjon de Vincennes dont un niveau avait été spécialement aménagé. Neuf ou dix interrogatoires (31 décembre 1695 au 4 avril 1696) sont assurés par La Reynie « de six, sept et huit heures quelquefois » ; leurs soigneux procès-verbaux nous sont parvenus. Leur succèdent des entrevues orageuses avec de nouveau Pirot : « Il n’y a rien de plus violent que ce qu’il me fit… »
4/Du 7 octobre 1696 au 3 juin 1698, vingt mois à Vaugirard, dans un « couvent » formé pour l’occasion avec la contribution de trois sœurs bretonnes.
5/Du 4 juin 1698 au 24 mars 1703, à la Bastille : quatre années et près de neuf mois, dont une longue période d’isolement (en 1700 ses amis la supposent morte) n’auront pas raison de la santé psychique de la prisonnière. Fin 1698, durant « trois mois » ont lieu vingt interrogatoires par le terrible d’Argenson. Enfin quelques interrogatoires ont lieu en 1700 « d’Argenson est de retour ».
Quant aux périodes de liberté, elles couvrent une « période d’installation à Paris » de six mois (du 21 juillet 1686 au 29 janvier 1688) ; une « période publique » de six ans et cinq mois (du 13 septembre 1688 au 13 janvier 1695) ; une « période cachée » de six mois (du 9 juillet 1695 au 26 décembre de la même année). Soit sept ans et cinq mois — contre huit années et demie d’enfermements.
Madame Guyon âgée de cinquante-quatre ans quitte donc la Bastille en 1703, sur un brancard, pour vivre en résidence surveillée chez son fils. Vers 1706 elle achètera une maison située tout à côté du château royal de Blois, et elle terminera son œuvre de « dame directrice » auprès d’un cercle de disciples d’une nouvelle génération, élargi à l’Europe entière, mêlant protestants et catholiques : une particularité très en avance sur son temps ! Nous pouvons toujours aujourd’hui tirer bénéfice de la lecture de ses écrits, forgés dans la douleur468.
Nous retrouverons les principaux membres du cercle de Blois aux chapitres suivants. Dans les dernières années de sa vie, madame Guyon réunissait à Blois ces disciples, qui se voyaient aussi entre eux, indépendamment. On dispose de séries de lettres adressées au marquis de Fénelon, le neveu de l’archevêque, au baron de Metternich, diplomate de la cour de Prusse, à Poiret et à son groupe d’amis, à des Écossais.469 Les lettres circulaient. Eux-mêmes voyageaient entre Blois, Paris, Cambrai, la Hollande, l’Écosse proche de celle-ci par mer…
De pieux disciples rapportent la plongée spontanée dans l’intériorité qui s’effectue auprès d’elle, sans nulle suggestion orale ni rappel de sa part :
Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais, dont quatre assisteront à sa dernière maladie] comme une mère avec ses enfants…
Elle meurt en paix à soixante-neuf ans.
Le témoignage écrit de Mme Guyon470 n’est pas limité par une appartenance en Religion. Car même Marie de l’Incarnation du Canada montre un conformisme qui rassure dès lors qu’elle quitte son registre admirable du témoignage intime. Si les modèles féminins proposés demeurent encore dans l’Église catholique des religieuses — Thérèse de l’Enfant-Jésus, Élisabeth de la Trinité, Édith Stein, Marie de l’Incarnation, Mère Teresa471 —, il est vraiment indispensable qu’une femme d’expérience comme Mme Guyon puisse parler aux laïcs dans et hors de toutes les Églises. Heureusement, elle s’y prête.
L’intérêt de sa rédaction tient à la spontanéité — aucun repentir n’est visible dans les autographes. S’associe, comme elle le prévoyait, leur totale préservation. Pour trois raisons : de nombreux manuscrits rassemblés à l’époque des « rencontres d’Issy » ont été des pièces de procès préservées. L’édition entreprise du vivant de l’auteur par le pasteur et disciple Poiret a assuré la survie de tous les écrits disponibles à l’époque chez d’autres disciples, cas rare pour une mystique472. Enfin nous sont parvenues les minutes très soigneuses d’interrogatoires devant greffier473 menés sur ordre royal.
Cette excellente préservation de l’opus n’a curieusement pas assuré sa large appréciation. Peut-être à cause de son volume. Surtout parce que les éditions sont devenues très rares par suite de leur élimination ordonnée dans les bibliothèques religieuses474.tandis que les autographes sont d’un déchiffrement difficile. L’on a étudié la « querelle » en ne disposant durant trois siècles d’aucune édition de sa correspondance475 tandis que les titres les plus cités dans les controverses ont été rarement lus.
Ils couvrent la première partie des Torrents476 qui précède le Moyen court477, le Cantique…478, les deux premières parties de la Vie…479, les volumineuses Explications des Écritures480, tous composés avant la fin de l’année 1685, lorsqu’elle n’avait pas encore trente-sept ans. Avec l’énergie de la jeunesse et délivrée d’une longue purification spirituelle entreprise tôt entre seize et vingt-sept ans, elle manifeste une grande spontanéité et pratique une inspiration qui permet l’irruption toute moderne d’une fine psychologie.
Au chemin spirituel comparé au cours du torrent de la Dranse dans l’œuvre de jeunesse dont le premier jet date de l’été 1682, il manquait des précisions portant sur sa fin, le lac de Genève où se mêle l’eau du torrent parvenu au terme de sa course. Insatisfaite du dernier chapitre de la première écriture, qui précédait une Conclusion… à son confesseur, elle ajouta une « seconde partie », où elle précise le terme (à une date indéterminée, précédant toutefois 1695481). Cette seconde partie des Torrents a été moins reconnue malgré sa profondeur parce qu’elle abandonne la comparaison avec un cours d’eau sauvage qui fait le charme de la première partie plus ample.
Au moment le plus intense de la querelle, le dossier des Justifications482 constitue un florilège des auteurs mystiques chrétiens choisis avec exceptionnel discernement : Jean de la Croix, Jean de Saint-Samson, Catherine de Gênes, suivis de Thérèse, de Denys et des Rhénans.
Après sa sortie de prison en 1703, elle accepta de revoir ses écrits à l’occasion de leur édition par le pasteur Poiret, devenu un disciple aimé. Elle révisa et compléta le texte des Torrents483, mais s’abstint de composer de nouveaux traités : dans sa pleine maturité, elle avait compris, par l’expérience acquise auprès de ses dirigé(e)s, qu’il faut adapter la guidance de chacun par des conseils particuliers ou tout au plus par de brefs opuscules répondant à une difficulté particulière communément ressentie — tant sont divers les secrets sentiers de l’amour divin484.
Les disciples, dont certains visitaient la dame directrice à Blois, rassemblèrent de nombreux opuscules et lettres qui circulaient entre eux. Cet ensemble de pièces de dimensions variables (couvrant entre une et vingt-cinq pages) constitue le cœur de l’œuvre guyonienne, traduisant la pleine maturité mystique.
Le trésor est resté caché, enfoui sous un long titre qui révèle mal sa valeur. Il fut publié en deux volumes contenant chacun soixante-dix pièces, rapidement dispersés dans les bibliothèques privées — donc disparues — de disciples français et surtout étrangers, suisses, hollandais, anglais ou écossais. Il s’agit d’opuscules rassemblés et publiés au XVIIIe siècle par l’éditeur et pasteur Pierre Poiret sous le titre de Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure… [1716], comportant 140 pièces, ainsi que ce qui apparaît comme une conclusion, sous forme de Discours complémentaires, attachés au quatrième volume des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme… [1718] comportant 16 pièces. L’édition eut lieu en Hollande, refuge de la pensée libre, où vivait Poiret, grand éditeur d’œuvres mystiques, qui découvrit, s’intéressa et rechercha l’œuvre de Madame Guyon dès 1704. Ces textes devenus des plus rares n’étaient il y a peu de temps accessibles que dans quelques bibliothèques485. J’ai finalement choisi de rééditer les deux tiers des pièces en nombre, trois quarts en volume, soit cent Discours, en omettant les pièces faibles qui dépareraient l’ensemble (quelques-unes ne sont pas de Mme Guyon) 486.
Ce qui nous reste de la Correspondance 487 fournit des séries de directions, dont la plus célèbre est celle de Fénelon . Il est très rare de pouvoir lire le dialogue entre directeur et dirigé : on ne possède habituellement que les écrits d’un seul correspondant, généralement le saint directeur. Il est unique de pouvoir évaluer toutes les étapes qui se succèdent dans une vie accomplie : la jeune femme dirigée par Maur de l’Enfant-Jésus et par monsieur Bertot avant 1681, la mystique ouvrant la voie à Fénelon entre 1688 et 1690, la « dame directrice » animant ses dirigé(e)s, depuis la demoiselle suisse jusqu’au diplomate de Prusse à Paris, pendant ses dernières années, de 1714 à 1717. Des textes secondaires à nos yeux furent publiés par le fidèle Poiret488. Tout ceci était à compléter par des manuscrits dont nous avons publié une petite partie en annexes à la Vie et à la Correspondance.
Enfin le « tombeau » élevé par la vieille dame de Blois en préparant la publication des traités et des lettres de son maître Jacques Bertot nous offre ce qui égale le meilleur des écrits de Mme Guyon489.
Leur ampleur et la spontanéité qui livre des informations généralement tenues cachées parce qu’elle ne prévoyait pas leur publication, ainsi que l’absence de mise en forme par souci de ne pas interférer avec la spontanéité de l’inspiration, ont pu nuire à l’appréciation des deux auteurs.
Quelles sont les causes d’un rejet allant au-delà d’une mise à l’écart ? vu du monde catholique, le rôle détestable d’éditeurs protestants Poiret puis Dutoit, ainsi que la présence jugée compromettante à la fin de sa vie à Blois, de nombreux Écossais, Hollandais, Suisses (qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir au catholicisme, mais au « petit maître » intérieur Jésus-Christ) ; vu du monde protestant, l’équivoque d’une femme qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques converties de force après la révocation de l’édit de Nantes, la dévote qui ne rejette ni les messes ni les sacrements catholiques :
Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants...490.
Plus profondément l’« indiscrétion » d’écrits abordant la transmission silencieuse dans la prière, le rôle apostolique du mystique, la formation des « enfants intérieurs », l’absence de fausse humilité sont sources de condamnation par des autorités frileuses et de la grande discrétion de défenseurs qui éprouvent gêne491.
Les écrits de Mme Guyon couvrent le champ spirituel en son entier. C’est exceptionnel, car les mystiques reconnus ont œuvré dans un domaine plus étroit, soit « théorique » normatif en donnant peu d’éclairage sur leur vécu individuel, soit « pratique » en livrant des relations centrées sur eux-mêmes492. On répartit le corpus Guyon entre trois domaines :
En premier lieu les témoignages de la vie et de l’expérience intérieure, remarquables par une grande acuité psychologique propre au siècle de Racine. Ils sont marqués par un fort désir de comprendre ce qui arrive dont elle ne trouvait pas d’explication satisfaisante. On note dans des écrits de jeunesse une forte volonté appliquée à ne rien laisser lui échapper : défaut dont elle se corrigera, grâce à la guidance rigoureuse assurée par Bertot.
En second lieu un enseignement, dont témoigne en premier le Moyen court qui atteignit un large public avant condamnation493. Car voilà un petit livre qui propose l’accès direct à la vie mystique en ne faisant appel à aucune « méthode ». Il s’affranchit de tout préalable ou condition mise à l’exercice de la grâce divine et qui traduit une volonté d’appropriation humaine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul demeure le recours tout intérieur à la médiation du « petit maître » Jésus-Christ. Cette simplification permet une ouverture offerte à tous.
La liberté sauvage des Torrents est préférable aux canaux faits de mains d’hommes. L’œuvre restée manuscrite494 jusqu’au XVIIIe siècle et plus dense demeure moins lue et reconnue, sinon par son titre. Ce recours direct, en fait conformation tout intérieure au don de la grâce divine, pouvait faire peur aux hommes de métier, religieux dont la médiation est ainsi mise en question.
En troisième lieu les Explications des Écritures confrontent la Tradition testamentaire à l’expérience intérieure. Ils constituent la moitié de l’œuvre imprimée soit près de huit mille pages. Ce recours à l’interprétation spirituelle des Écritures fut complété dix ans plus tard par les Justifications, anthologie de textes mystiques d’un bon millier de pages assemblés autour de thèmes ou mots-clefs.
Ces trois ensembles offrent un appui stable, un tripode : la connaissance et la compréhension des deux Traditions (celle de l’Ecriture et celle accumulée au fil des siècles par les mystiques) sont confirmées par l’expérience personnelle permettent d’assurer une direction intérieure. Expérience acquise durement qui permet une plus profonde compréhension des écrits de prédécesseurs bibliques et/ou mystiques. Tout est contenu analogiquement ou a été dit, mais doit être périodiquement revivifié.
Guyon n’invente rien, n’a aucune révélation nouvelle, n’expose aucune « nouvelle mystique », mais présente le chemin intérieur avec simplicité dans son Moyen court ou en utilisant une analogie dynamique dans ses Torrents. D’une part elle prend appui sur les modèles offerts par la nature visible telle que celui, quasi-vivant, de la source qui devient torrent, puis fleuve, enfin se perd dans la mer ; elle ouvre ce modèle sur le plan du vécu mystique495. D’autre part elle prend appui sur des expériences intérieures telles que les transcrivent de façon voilée les rédacteurs Testamentaires ou de façon plus personnelle des auteurs mystiques qu’elle n’hésite pas à choisir parmi les plus récents connus à son époque. Dans tous les cas elle demeure en prise intuitive sur les deux faces d’une réalité située à la fois hors de l’homme et dans l’homme. Par contre, elle ne tente presque jamais de recourir à la théologie fixée ou à l’exercice d’une réflexion recherchant la sagesse comme chez Pascal dialoguant avec Montaigne influencé par les stoïciens ou par les sceptiques. Il s’agit là d’une prise de conscience de ses limites culturelles, mais surtout elle pense que la théologie ou la recherche de la sagesse dépendent de l’exercice de facultés humaines qui font appel à la volonté et risquent de figer le flux de la vie en voulant s’en saisir, voire le subordonner à des idoles conceptuelles. La grâce divine demande un acquiescement, mais non l’exercice de la volonté propre.
Il s’agit dans tous les cas de conserver le flux de la grâce, d’accéder à la vie intérieure, puis d’y persévérer, d’éviter de substituer à ce mouvement généré par le courant divin le gel des dévotions et des pratiques par lesquelles l’homme tente de saisir et de contrôler.
En bref, elle a recours à la voie directe, « moyen sans moyen ». Les images de l’eau qui court rendent compte de cette vie dont la source est à la fois intérieure, très personnelle et en même temps si profonde que nous n’en verrons jamais le fond et si universelle qu’elle a été dite par tous depuis toujours. Pour elle dans les Écritures et chez les mystiques. Elle préserve ainsi un juste milieu entre le « tout dans l’Écriture » de protestants qui y retrouvent une autorité perdue et le « tout dans le corps mystique des chrétiens » mis en avant chez certains catholiques (le corps mystique se prête au « visible » c’est-à-dire à la réduction cléricale tandis que l’autorité scripturaire peut être interprétée littéralement en opposant la loi à la vie).
Tout dans l’intérieur puis de l’intérieur au service d’autrui. Le sérieux de l’entreprise longuement menée, le travail très singulier d’une Explication rédigée sur l’étendue des deux Testaments, une grande sûreté dans le choix des principaux mystiques, des écrits d’enseignement, évitent tout illuminisme496.
Si l’absence de tout retour sur soi conduit à de nombreuses répétitions (elle évitait volontairement tout repentir littéraire ce dont témoignent les autographes sans rature), la spontanéité assure une conformité à l’expérience vécue qui n’est pas repensée ou coulée dans un moule traditionnel religieux.
La finesse d’analyse est propre à la fin de son siècle. Le lyrisme s’appuyant sur des analogies offertes par la nature annonce les (bons) auteurs de l’âge romantique.
Surtout, toutes les étapes de la vie intérieure sont couvertes, dont l’état constant apostolique qui suit les degrés de désappropriations et permet la transmission est le seul moyen de formation de disciples intérieurs. Cet état est certes décrit antérieurement par des mystiques comme achèvement d’union au divin, mais sans y associer l’aide qu’elle permet d’apporter par communication en silence et partage d’états intérieurs.
Livrons des extraits répartis entre les trois volets de l’expérience, de l’enseignement, de l’appui sur les deux traditions (Écritures et mystiques chrétiens).
Nous suivons l’ordre chronologique des œuvres et en leur sein l’ordre des citations prises dans les Torrents, dans la Vie par elle-même, puis, reporté en « II. L’enseignement », dans les Discours qui concernent la vie intérieure, opuscules qui circulaient dans le cercle des disciples, enfin dans les Correspondances.
Sont entrelacés comme dans une tresse, événements de la vie concrète, vie intérieure à l’écoute de la grâce, enseignement mystique. Ils sont mis au service du médiateur mystique Jésus-Christ.
Près de Thonon se situe la vallée de la Dranse, torrent alpin qui se jette par un petit delta naturel dans le lac Léman. La section du « pont du Diable » est impressionnante où l’eau bouillonne entre d’énormes blocs. On remonte ainsi vers l’abbaye N.-D. d’Aulps, lieu de pèlerinage. La distance de moins de trente kilomètres qui sépare Thonon de St Jean d’Aulps rendait le parcours accessible par Madame Guyon. Les vastes horizons du Chablais assurent une vue globale où se mêlent le bruit du torrent issu de la vallée proche, les feuillages de teintes claires ou sombres selon qu’il s’agit de caduques ou de conifères, les plans successifs de collines boisées, enfin au loin la « mer du Léman ».
Facilement lisible, le texte des « Torrens », composé à Thonon fin 1682, est précis sous un style lyrique. Il faut apprécier son contenu comme traduisant une expérience récente — Madame Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige le texte — et non comme un poème ou une théorie spirituelle. La lente purification ou « mort » mystique mène à la vie divine sans limitation :
Chapitre 7.
5. Ce degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente années à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. […]498
30. Ici Dieu va chercher jusque dans le plus profond de l’âme son impureté499. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.
Chapitre 9.
5. Il faut remarquer que comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense…
6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières, ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu’elle n’est plus, ne subsiste et ne vit plus qu’en lui.
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