Filiation II de Fénelon à nos jour (Fénelon, Lacombe, Mortemart, Mystics of the NE)
La Filiation après Mme Guyon
De Fénelon à nos jours
François Lacombe 1640-1715
François de Fénelon 1652-1715
Marie-Anne de Mortemart 1665-1750
Mémoires de Saint-Simon (extraits)
Ecole au siècle des Lumières
Mystics of the North-East
François de Fénelon
Eté 1694 : Fénelon a quarante-trois ans, il est précepteur du Dauphin et protégé de Bossuet. Mais depuis six ans, il a fait la connaissance de madame Guyon, qui a bouleversé sa vie en l’introduisant dans la vie mystique. Le groupe dont elle assume la direction spirituelle, comprend des Grands de la Cour et des filles de Saint-Cyr1.
On les qualifie de « quiétistes » , comme le mystique Molinos, en prison à Rome. Leur influence sur le précepteur et leur indépendance intérieure inquiètent les pouvoirs royal et ecclésiastique. Madame de Maintenon et Bossuet vont remettre de l’ordre : madame Guyon est soumise à un contrôle concernant ses opinions et ses mœurs. Les examinateurs, dont Bossuet, se réunissent à Issy dès le mois de juillet.
Fénelon, fidèle à son expérience intérieure et au lien mystique qui l’unit à madame Guyon, refuse de la condamner. Ils passent l’été à chercher dans les écrits reconnus par l’Eglise la confirmation de leur expérience personnelle, dans l’espoir de « faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu2 ». Tout le mois d’août, ils collationnent des milliers de pages de textes, qui conduiront aux Justifications signées par madame Guyon et à deux mémoires de Fénelon, le premier sur Cassien, le second, rédigé en septembre, sur Clément d’Alexandrie.
Fénelon veut démontrer que les « nouveaux mystiques » s’inscrivent dans la tradition chrétienne, en remontant le plus loin possible dans le temps et retrouvant une tradition apostolique reliée par filiation à Jésus-Christ. En septembre, il lit le texte grec des Stromates de saint Clément d’Alexandrie et s’enthousiasme immédiatement. Il lui semble retrouver chez cet ancien Père l’expérience vécue par les « nouveaux mystiques ». Il reconnaît dans sa « gnose », aboutissement mystique suprême chez Clément, un état identique à l’état passif que décrit madame Guyon dans son Moyen Court.
Clément d’Alexandrie, né vers 150, disparu avant 215, est une figure vénérable et le premier Père dont nous puissions lire des ouvrages entiers. Grec converti, il est le maître d’Origène. Son œuvre se fait l’écho des voix chrétiennes et païennes. Le vieux maître, dans ses Stromates, transmet à son tour à ses disciples « la vraie tradition de la bienheureuse doctrine, qu’ils avaient reçue immédiatement des saints apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et de Paul, chacun comme un fils de son père3. » Il présente et défend aussi le « travail préparatoire » de la philosophie grecque, dans une vision trop rare de l’universalité du salut4. Il possède la fraîcheur et l’enthousiasme qui animaient les enfants de la première Eglise.
Ecrit dans la fièvre, le commentaire de Fénelon sur Clément dit tout son bonheur d’avoir trouvé un frère en expérience dans un passé si proche du Christ. Son exaltation est telle qu’il va livrer ingénuement toutes ses pensées pour convaincre Bossuet que l’expérience mystique est bonne, qu’elle existe identique à toute époque, et que les affirmations de madame Guyon sont vraies, puisqu’on les retrouve chez Clément. Il martelle ses convictions, multiplie les citations, s’indigne : « Selon saint Clément, ce qu’on écrit sur la gnose est, pour un grand nombre d’hommes, ce que le son de la lyre serait pour des ânes5 » ! Pour Fénelon, il ne s’agit pas de défendre des théories, mais de justifier un vécu personnel.
Nous possédons le texte tel que l’a lu Bossuet en 1694, émouvant par sa véracité, sa spontanéité, sa passion chez un prélat pourtant réputé pour sa froideur. Dans ce manifeste de la pensée guyonnienne, Fénelon retrouve sous la plume de Clément tous les thèmes chers à madame Guyon6. Le pivot en est le pur amour où l’âme se tient sans cesse sans désir autre, même de son propre salut : « Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu, ou du salut éternel, et que ces deux choses, qui sont la même, fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu7 », proclamait Clément bien avant le Grand Siècle. Cet amour anéantit l’âme et la met dans l’état passif, qui donne « une entière souplesse à toutes les volontés que Dieu imprime8 ».
Là, on est « consommé dans l’union inamissible et inaltérable, ayant passé au-delà des œuvres aussi bien que de toute purification. » Cette « habitude de contemplation et de charité perpétuelle » est l’état ultime du chrétien que Clément appelle « gnose ». Celle-ci implique un abandon total à Dieu : « Sa contemplation est infuse et passive, car elle attire le gnostique comme l’aimant attire le fer, ou l’ancre le vaisseau : elle le contraint, elle le violente pour de bon ; il ne l’est plus par choix mais par nécessité. » Le gnostique n’est mû que par l’Esprit Saint, sa liberté absolue est proclamée face aux « théologiens rigides » et à tous ceux qui n’ont aucune expérience mystique : « ...c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être entendu ni compris. » 9.
Bien que les mystiques partagent la vie commune des chrétiens, ils se transmettent une « tradition secrète » qui s’enseigne aux âmes choisies : « Le Seigneur a donné à ses apôtres la tradition non écrite d’une chose écrite, c’est-à-dire une explication secrète et de vive voix du sens le plus profond des Ecritures, où le mystère de la gnose se trouve renfermé10». Seul un mystique peut saisir le sens intime de l’Ecriture et transmettre ce sens à quelqu’un qu’il a choisi : la gnose « ne doit pas être ouverte ni populaire, puisqu’il ne s’agit pas d’une voie commune qu’il faille prêcher sur les toits ; il s’agit de la sagesse la plus profonde puisqu’elle n’est annoncée qu’entre les parfaits11».
En fait, Fénelon décrit là le rôle que joue madame Guyon pour lui. La passiveté entraîne un état apostolique qui permet au mystique de répandre la grâce autour de lui : « Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement il enseigne à ses disciples les profondeurs des Ecritures, mais encore il transporte les montagnes et aplanit les vallées du prochain ; il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères12».
Toutes ces affirmations, d’expérience pour Fénelon et ses amis, étaient scandaleuses pour leurs juges. Il en avait bien conscience : « Ce Père les surpasse tous dans ce qui scandalise le plus les docteurs13». Il comptait beaucoup sur la bienveillance et l’humilité du lecteur : « Que le lecteur qui lit ces choses n’entreprenne pas de les comprendre s’il n’en a aucune expérience ; et qu’il croie humblement cette sainte tradition, dont saint Clément est un témoin si vénérable14. »
Malheureusement, Bossuet n’était pas ce lecteur de rêve : il pensait que l’expérience mystique conduisait souvent à des chimères ; il était très attaché à un christianisme traditionnel pour tous, à la prière discursive, à la recherche du salut par le mérite ; toutes ces déclarations lui paraissaient manquer de foi, d’humilité et de simple prudence. Cette liberté de ton, ces certitudes le scandalisaient. Il était atterré de voir son jeune protégé subjugué par une femme qu’il jugeait exaltée.
Les juges essayèrent de ramener Fénelon à leur point de vue et de le tirer hors de l’influence de madame Guyon. Fénelon prendra conscience des excès de son texte, notamment sur la perfection impassible du gnostique, la volonté de secret et l’orgueil de se croire au-dessus du simple chrétien, qui font redouter le sectarisme, etc. Il écrira plus tard : « Je ne prétends pas que toutes les expressions puissent être également précautionnées, dans cette multitude d’écrits si longs que j’ai faits avec tant de hâte … Mais enfin la suite de mes écrits fait voir clairement ce que j’ai toujours pensé 15». Des discussions de plusieurs années vont user Fénelon. Mais il continuera à soutenir madame Guyon avec une fidélité absolue, tandis que les membres de leur groupe resteront indéfectiblement liés.
Le Gnostique fut un premier essai d’expression par Fénelon de la mystique guyonnienne. Cet affrontement témoigne de la difficulté pour les mystiques d’exister à l’intérieur de leur Eglise : face à des juges qui n’ont pas une expérience comparable, ils peinent à trouver un langage qui rende compte de leur vécu, surtout si celui-ci doit coïncider avec une théologie. Bossuet rendra son manuscrit à Fénelon, qui ne parlera plus jamais du thème du secret. Mais il approfondira inlassablement les points qu’il jugeait essentiels : pur amour et passivité. Il tentera, de façon mesurée et réfléchie, de prouver que le vocabulaire et l’expérience des mystiques « modernes » se justifient par les écrits des autorités reconnues de l’Eglise et que l’état passif est l’essence même du christianisme. Mais sans succès.
Si orgueil il y eut, il fut laminé par l’épreuve : n’étant qu’une simple femme et laïque, madame Guyon subira des interrogatoires éprouvants, puis des années de prison, avant d’être libérée, quittant la Bastille en 1703 sur un brancard, tant elle était affaiblie. Fénelon sera préservé, nommé archevêque de Cambrai, mais ainsi éloigné de la Cour. Il se distinguera par l’exercice de la charité lors des guerres de la fin du règne de Louis XIV. Parallèlement à madame Guyon, qui voyait en lui son successeur, il assumera la direction mystique de nombreuses personnes qui les considéraient comme leur « père et mère » spirituels. Mais tout ceci s’accomplira à la fin de leur vie dans le silence et la discrétion.
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Il nous a semblé que le titre de Gnostique…, qui ne suggère pas le contenu de l’œuvre, risque également d’induire en erreur le lecteur d’aujourd’hui sur l’intention de son auteur, car « gnostique » a pris de nos jours un sens technique étroit, en désignant surtout des sectaires qui vivaient aux premiers siècles.
Nous fondant sur le titre du chapitre 16, « La gnose est fondée sur une tradition secrète », et en écho au titre de l’ouvrage de Bossuet qui veut apporter une réfutation doctrinale intitulée La Tradition des nouveaux mystiques16, nous avons donné un sous-titre au présent texte : La Tradition secrète des mystiques. Il attire l’attention sur deux thèmes chers à notre auteur.
Le « christianisme intérieur » n’est secret que par suite d’un voile d’aveuglement et non par suite de la volonté des mystiques : « … ceux qui ne sont pas gnostiques, voient et ne croient pas, entendent et ne comprennent pas, et lisent les mystères de la gnose avec un voile sur le cœur17 ». Mais il est offert à tous et ne dépend que de la grâce divine.
Il s’inscrit dans une tradition chrétienne sous la forme d’un courant mystique qui traverse tous les siècles. Ainsi, le carme historien Honoré de Sainte-Marie (1651-1729), un contemporain de Fénelon, mit en valeur ce courant en décrivant siècle après siècle ses principales figures : pour lui, « Jésus apparaît comme le premier des mystiques, ayant connu toutes les manières de contempler18 ».
Dominique et Murielle Tronc.
1. Idée générale de la Gnose
Comme le Pédagogue est fait pour représenter celui qu’on introduit dans le christianisme, les Stromates sont destinées à dépeindre le gnostique qui est le parfait chrétien19. Si saint Clément n’en parle pas toujours, c’est qu’il veut, comme les tapissiers, mélanger et varier les objets20 ; mais il ne s’écarte jamais un peu de son gnostique que pour y revenir bientôt ; ce qu’il dit, quand il n’en parle point, n’est qu’une digression pour délasser le lecteur et pour cacher mieux son dessein.
En parlant du gnostique, dont il veut donner une haute idée et montrer aux païens qu’il n’est pas athée, il avertit qu’il ne peut dévoiler les mystères de la gnose. Il ne faut donc pas être étonné qu’il n’explique pas nettement le fond de cet état ; il faut au contraire être surpris de ce qu’il en dit certaines choses, qui signifient beaucoup, comme nous le verrons dans la suite, pour ceux qui connaissent déjà cet état. Saint Clément parle, dans cet ouvrage, non seulement à des fidèles imparfaits, mais encore aux païens, aux philosophes, aux impies. Il donne toujours, comme les autres Pères grecs, un tour philosophique au christianisme, pour l’insinuer21 mieux ; ainsi, il ne veut dire de la gnose que ce qui peut passer pour une philosophie. Il en dit même plusieurs choses, qui, prises à la rigueur, ne conviendraient pas avec d’autres qu’il dit ailleurs. Ces espèces de contradictions, comme il le dit lui-même, sont donc un art pour cacher le secret de la gnose.
Il faut observer soigneusement les endroits qui sont les clés d’un état secret et singulier. Ces endroits-là doivent être pris à la lettre ; autrement, ce serait un mystère ridicule, qui se réduirait aux choses les plus vulgaires ; et c’est une conduite insensée, qu’il n’est pas permis d’imputer à un Père si éclairé. Les autres passages, qui retombent dans l’état commun et qui ne sont qu’une description philosophique des vertus pour les philosophes, doivent être pris avec une certaine modification ; et on doit les réduire à un sens qui les accommode aux autres passages essentiels du système secret, afin d’éviter une formelle contradiction. C’est la règle qu’on suit, pour le même auteur, quand il s’agit de la divinité du Verbe et de l’Eucharistie. Cette règle ne doit donc pas être suspecte, puisqu’on l’admet déjà pour les plus grands mystères. Sans elle, saint Clément se contredit, ne peut être entendu et n’a aucun sens supportable.
II avertit lui-même partout qu’il n’a garde de parler clairement et précisément sur la matière particulière de la gnose. Il commence et finit son ouvrage, en assurant qu’il écrit avec le dessein formel d’obscurcir et d’envelopper ce mystère. Le lecteur doit donc se tenir pour averti, afin d’entendre à demi mot, et de juger de tout ce qui est dit pour les philosophes, par certains endroits qui sont singuliers et décisifs. Le lecteur gnostique entend tout à demi mot ; le lecteur qui ne l’est pas est toujours embarrassé par un mélange affecté de voies extraordinaires et de voies communes.
Saint Clément, qui a eu quelque opinion singulière sur d’autres choses, ne peut être soupçonné de favoriser les hérétiques gnostiques ; il les combat ouvertement en plusieurs endroits ; et il n’élève son vrai gnostique qu’en réfutant le faux avec beaucoup d’horreur. En parlant même du véritable, il dit sans cesse qu’il ne peut être tel, sans être bon, juste, chaste, modéré, orné de toutes les vertus et maître de sa chair.
On peut donc regarder saint Clément comme un témoin irréprochable de la tradition sur la gnose ; d’autant plus qu’il ne parle jamais de cet état comme de son état propre, ou d’une chose sur laquelle il avance son sentiment particulier; c’est toujours la tradition apostolique sur laquelle il se fonde, comme un homme qui sait bien que personne n’oserait la contredire.
Il ne reste donc plus qu’à bien examiner, par certaines paroles de saint Clément, en quoi consiste cette gnose qu’il déclare partout qu’il enveloppe22, et qu’il n’a garde de découvrir. La gnose, selon saint Clément, n’est point l’état des chrétiens ordinaires qui ont reçu la foi et la grâce de Dieu dans le baptême ; c’est quelque chose de bien plus pur et de plus sublime. À la vérité, ce n’est rien de distingué23 du christianisme ; mais c’est le comble de la perfection du christianisme où un petit nombre d’âmes est élevé ; c’est un état où tous sont appelés et peu sont élus ; peu d’âmes ont assez de fidélité à la grâce pour y parvenir. Remarquez que le secret de saint Clément ne tombe point en général sur les vérités communes du christianisme ; il s’agit d’un secret particulier et inviolable, sur la gnose, qui est un état de perfection, distingué de l’état de grâce des justes ordinaires.
Quoique la perfection des vertus fût une chose si belle à montrer aux païens, pour la gloire du christianisme, et que les Pères prissent tant de soin d’en montrer l’éclat, néanmoins il y a, dans la gnose, outre les vertus sublimes que saint Clément y dépeint, un fond caché, un profond mystère, qu’il n’est pas permis de dévoiler, et qui demande la même économie que les mystères fondamentaux du christianisme. La gnose est au-dessus de l’état de foi des justes ordinaires, comme la foi des justes ordinaires est au-dessus de la sagesse des philosophes païens. Voilà sans doute un état bien digne d’attention ; et le secret avec lequel il est voilé doit bien encore redoubler notre zèle pour l’approfondir.
Ce gnostique, distingué du juste, paraît déjà avoir une grande conformité avec l’homme spirituel de saint Paul24 ; avec l’homme à qui, selon saint Jean25, l’onction seule enseigne toutes choses ; avec le contemplatif déiforme de saint Denis ; avec les solitaires de Cassien, qui étaient dans l’oraison continuelle et dans l’immobilité de l’âme ; avec ces hommes sublimes, dont saint Augustin dit qu’ils sont instruits de Dieu seul ; avec l’âme passive et transformée du bienheureux Jean de la Croix ; avec le contemplatif de saint François de Sales, qui est toujours dans la sainte indifférence. Chacun donne des noms différents ; mais le fond de la chose est le même, dans les anciens et dans les modernes.
C’est une chose très remarquable de voir que saint Clément parle sans cesse de tradition apostolique, et de secret sur la gnose, comme Cassien parle de tradition secrète pour cette oraison plus sublime que la dominicale. Saint Clément ne parle que de paix, d’impassibilité, d’immobilité ; et Cassien parle de paix, d’immobilité ; et l’un et l’autre assure que tout ce que fait l’âme alors est de Dieu même. Saint Denis et les autres parlent le même langage. On ne peut donc douter, si peu qu’on les lise attentivement, qu’ils n’aient tous voulu désigner la même chose. Saint Denis et saint Clément déclarent qu’il y a en cela un profond mystère, qu’il ne faut pas dévoiler ; mais Cassien, qui rapporte les entretiens d’un solitaire à d’autres solitaires, s’explique avec moins de précaution, et avec un peu plus de suite et d’ordre, quoiqu’il reconnaisse néanmoins que c’est une tradition mystérieuse26.
On ne peut point dire que, selon saint Clément, le gnostique n’est autre chose que le bon chrétien, qui est d’ailleurs docte et philosophe. On pourrait se prévenir de cette pensée, sur ce que le mot de gnose signifie connaissance ; et que ce Père représente sans cesse le gnostique, comme sachant, par démonstration et avec certitude, toutes les vérités. Cependant il est aisé de voir qu’il ne s’agit pas de philosophie et de science spéculative dans le fond de la gnose ; quoiqu’il lui donne, pour ceux de dehors, une apparence philosophique autant qu’il le peut. D’ailleurs, il donne de la gnose aux femmes, aux esprits simples et ignorants ; il veut que les deux extrémités de la religion : savoir la simple foi des catéchumènes et la gnose des parfaits, consistent à croire sans voir ; il veut que la gnose laisse la foi, l’espérance, pour être toute dans l’amour ; enfin, il fait de son gnostique un homme inspiré, un prophète, un homme tout miraculeux ; ce qui ne convient point à la philosophie.
Le lecteur conclura donc par nécessité que le gnostique n’est autre chose que le parfait chrétien ; et moi je conclurai aussi que le parfait chrétien est l’homme passif des mystiques modernes ; parce qu’il est certain que le gnostique de saint Clément et l’homme passif des mystiques de ces derniers siècles ne sont que deux noms donnés à une seule et même chose. C’est ce que je vais prouver en détail par l’examen des passages.
2. De la fausse Gnose
La première chose que j’ai à prouver est que saint Clément a bien connu l’abomination des faux gnostiques ; et qu’il n’a eu garde de rien dire qui ait pu les favoriser indirectement. Un saint très éclairé, qui est averti, qui parle dans un temps où une erreur est répandue, qui parle aux païens les plus faciles à scandaliser, ne dit rien de trop et n’avance rien qu’avec une extrême précaution. Voyons donc si saint Clément connaissait les gnostiques que l’Église déteste.
« J’ai connu une hérésie, dit-il ; celui qui en était le chef disait qu’il fallait combattre la volupté par l’usage de la volupté même. Ce merveilleux gnostique se jetant lui-même dans les bras de la volupté, sous la fausse apparence de la combattre, prétendait être un véritable gnostique. Il disait qu’il n’y avait rien de grand à s’abstenir de la volupté, quand on ne l’éprouve point ; mais que la force consiste à n’en être point vaincu, quand on est au milieu d’elle ; que c’était pour cette raison, qu’il s’exerçait dans la volupté contre la volupté. Il ignorait, ce malheureux, qu’il se trompait lui-même, par cette discipline qui ne tendait qu’à rechercher les plaisirs. Aristippe a été du même sentiment que ce sophiste qui se glorifie d’avoir trouvé la vérité. Comme on lui reprochait qu’il était continuellement avec une courtisane de Corinthe, il répondait : “Je possède Laïs et elle ne me possède pas.” Tels sont ceux qui disent qu’ils suivent Nicolas ». En effet, nous croyons que les gnostiques sont une branche des nicolaïtes, qui étaient connus longtemps avant l’âge de saint Clément. « Ils abusent de ce qu’il a dit qu’il fallait se servir de la chair. Car il entendait qu’il faut réprimer les passions et l’amour des plaisirs, et qu’il faut, par cet exercice, amortir les saillies de la chair. Mais ceux-ci se plongent, comme des boucs, dans la volupté, goûtent les plaisirs, croyant par là humilier leurs corps. Leur âme est plongée dans un bourbier d’iniquité. Ils suivent le dogme de la volupté et non celui d’un homme apostolique27. »
Voilà Nicolas, disciple des apôtres, véritable gnostique, qui est justifié. Voilà ses paroles prises de travers, dans un sens égaré et corrompu, qui est précisément celui qu’on attribue aux quiétistes. Notre auteur défend et explique la doctrine de Nicolas28. Quoique saint Épiphane29 parle autrement de ce diacre et qu’il rapporte l’histoire de sa chute, il est aisé de voir que saint Clément doit être bien plutôt cru, non seulement parce qu’il est si près du temps où Nicolas a vécu, mais encore parce qu’il est bien plus sûr en toutes choses que saint Épiphane. Et ainsi, voilà la fausse gnose tirée de la véritable, qui la précède dès les temps apostoliques, comme la vérité précède toujours l’erreur. Voilà les illusions impies et les infamies des faux gnostiques, découvertes dans toute leur étendue.
Mais écoutons encore saint Clément dans un autre endroit : « Je me ressouviens ici, dit-il, que quelques hétérodoxes, qui suivent l’hérésie de Prodicus, disent qu’il ne faut point prier. Mais afin qu’ils ne se glorifient point d’être les auteurs de cette doctrine impie, qu’ils sachent qu’ils la tiennent des philosophes cyrénaïques. Cette gnose impie sera réfutée en son lieu. »
Vous voyez qu’il parle ici de cette fausse gnose, comme dans l’endroit précédent ; il la rend odieuse, en lui attribuant la philosophie, décriée et impudente, de la secte cyrénaïque et d’Aristippe30. II dit que ces faux gnostiques soutiennent qu’il ne faut point prier. Selon les apparences, ils avaient pris de travers l’apathie, que nous verrons dans la véritable gnose31, comme ils avaient pris de travers la maxime de Nicolas sur l’usage de la chair. Leurs discours et leurs mœurs exécrables, dont saint Épiphane nous a laissé un détail qui fait frémir, avaient apparemment fait conclure aux païens que les gnostiques s’abandonnaient aux plus monstrueuses infamies, qu’ils ne priaient point, qu’ils ne croyaient ne devoir se soucier de rien et ne demander jamais rien à la Divinité. C’est pour justifier là-dessus le véritable gnostique que saint Clément, après avoir condamné le faux avec horreur, a entrepris, dans ses Stromates, de montrer aux païens l’excellence de la gnose. « Le chrétien, dit-il, n’est donc pas athée – car c’est là ce que je voulais faire voir aux philosophes – en sorte qu’il ne fera, en aucune manière, rien de mauvais, de honteux, ni d’injuste32. » Voilà ce qui l’oblige à dire si souvent qu’il n’y a que le gnostique qui soit pieux et qui honore Dieu d’une manière qui soit digne de Lui ; il répète que c’est là ce qu’il se propose de montrer.
On ne saurait donc plus douter que saint Clément n’ait écrit sur la gnose dans le fort du scandale, dans un temps où la gnose était décriée comme une impiété et une infamie, dans des circonstances où l’on avait besoin d’une apologie aussi étendue que ces Stromates, enfin dans des circonstances où il ne fallait dire d’elle que ce qu’on ne pouvait pas s’empêcher d’en dire et que les hommes du dehors étaient capables de porter. Par conséquent, jamais homme n’a été plus pressé que lui de retrancher toutes les exagérations, de lever toutes les équivoques, dont les faux gnostiques avaient si indignement abusé ; d’adoucir même les expressions nécessaires ; de rapprocher le plus qu’il pouvait la gnose de la voie commune, en lui attribuant toutes les vertus et toutes les pratiques que les païens pouvaient comprendre et estimer dans le christianisme33. Examinons donc dans cet esprit les paroles de saint Clément ; et voyons, suivant cette idée, celle qu’il nous donnera de son gnostique.
3. De la vraie Gnose
Après avoir bien cherché dans saint Clément la différence essentielle qu’il met entre le juste ordinaire et son gnostique, il me semble qu’il la met certainement dans l’habitude du pur amour, où son gnostique est établi, quand il est arrivé au dernier degré de la gnose. Cette espèce de définition explique nettement toutes les diverses expressions de l’auteur et il n’y en a aucune qui soit contraire à cette définition. Tout vient de là, tout se rapporte là, toutes les choses qui paraissent les plus éloignées les unes des autres reviennent également à ce point, qui est comme le centre34.
Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. Il faut toujours se souvenir que mon soin doit être de démêler ce que saint Clément a brouillé à dessein, et de découvrir, par la liaison des principes et par le rapport des expressions, un système suivi, dans un ouvrage très long et très varié où l’auteur déclare lui-même qu’il n’a voulu laisser aucun tissu, aucune suite, aucun vestige de système, à ceux qui ne sont pas dans l’état dont il veut parler. Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle ; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité ; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe ; 4° que c’est une charité pure et désintéressée.
« Le premier pas vers le salut, dit saint Clément, est la foi ; ensuite la crainte, l’espérance et la pénitence qui, nous disposant par la tempérance et la patience, nous conduisent à la charité et à la gnose. »
« Le premier degré du corps, dit-il ailleurs, est l’instruction avec la crainte par laquelle nous nous abstenons de l’injustice ; le deuxième est l’espérance par laquelle nous désirons les choses qui sont très bonnes. Mais la charité met le comble de la perfection, comme il convient, en instruisant gnostiquement35. »
« Ceux qui s’exercent à la perfection ont la gnose devant eux, dont le fondement est la foi, l’espérance et la charité ; mais la charité est la plus grande des trois36. »
Vous voyez qu’il marque divers degrés, sur lesquels ses expressions varient assez souvent ; mais ce qui est le plus marqué et le plus suivi, dans son ouvrage, est que la foi fait le premier degré de l’âme convertie et justifiée ; le second est l’espérance qui excite aux vertus ; le troisième est la charité, qui est la gnose ou qui est unie à elle. La charité, selon la parole de saint Paul, est la plus grande de ces trois vertus, c’est elle qui absorbe, qui consomme tout. Aussi voyons-nous que saint Clément dit positivement que « la gnose finit en la charité ». II avait dit un peu au-dessus : « On donnera à celui qui a la foi, la gnose ; à la gnose la charité37. »
C’est pourquoi, en parlant du Verbe divin qui enseigne les hommes, il dit : « Le maître instruit le gnostique par les mystères, le fidèle par de bonnes espérances, et celui dont le cœur est encore dur par une discipline capable de corriger38 »
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« La foi, dit-il ailleurs, est une gnose abrégée pour les choses les plus nécessaires ; la gnose est une démonstration ou compréhension forte et solide des choses vénérées par la foi ; elle est édifiée sur la foi. » Il dit encore, au même endroit : « Il y a un premier changement salutaire de l’idolâtrie à la foi, et le second de la foi en la gnose39. » Mais il serait trop long de rapporter le grand nombre d’endroits où il représente comme des degrés, pour distinguer la foi du commun des fidèles et la gnose qui est la perfection.
Afin qu’on ne se trompe pas, quand il parle de la foi, il explique ce que c’est que son fidèle. L’homme, selon lui, « en tant qu’il est juste est fidèle. » La foi dont il parle n’est donc pas une foi morte et stérile ; c’est une foi de justice, qui rend le fidèle juste et agréable à Dieu. Mais il ajoute les paroles suivantes : « En tant que fidèle, il n’est pas juste dans la perfection ; j’entends parler de la justice selon laquelle le gnostique est appelé juste40. » Celui qui a la foi est juste, mais il ne l’est point de cette justice parfaite du gnostique. Aussi dit-il expressément ailleurs : « Nous savons que nous avons tous une foi commune, pour les choses communes, qui est qu’il n’y a qu’un Dieu ; mais la gnose n’est pas dans tous, elle est donnée à peu41. » Quand il dit : « Nous avons tous une foi commune », il parle des chrétiens qui étaient dans l’actuelle communion de l’Église ; et par conséquent de ceux qui sont nommés saints par saint Paul. Mais, parmi ces saints qui ont une foi commune, sur les mystères de la religion, il y en a peu qui soient élevés jusqu’à la gnose. De même que, parmi les solitaires qui vivaient comme des anges dans le désert, il y en avait fort peu qui fussent dans l’immobilité de l’âme dont parle Cassien.
Pour montrer combien cette doctrine de divers degrés parmi les chrétiens est suivie de notre auteur, je remarquerai encore qu’il dit que l’instruction de la foi n’est que l’instruction de la gnose ; c’est, ainsi qu’il explique ces paroles de saint Paul : Odorem notitiae. Selon lui, la connaissance des mystères de la foi, de la substance des sacrements, en un mot tout ce qui formait, après tant d’épreuves et de catéchèses, un vrai chrétien, n’est encore qu’une odeur de la gnose, qu’un abrégé des choses plus nécessaires et les plus pressées. « C’est par elle, dit-il ailleurs, que la foi se perfectionne ; et c’est par elle seule que le fidèle est parfait ». « Car la perfection de la foi, dit-il, est distinguée de la foi commune42. »
C’est pourquoi il remarque « que la gloire de Moïse avait été plus découverte à Josué qu’à Caleb ; et que Josué raconta ce qu’il avait contemplé, étant plus capable de voir que l’autre, et étant plus purifié que lui; l’histoire nous montrant par là que tous n’ont pas la gnose. »
Enfin il rapporte des paroles de saint Paul aux Corinthiens, où cet apôtre dit : « J’espère que votre foi augmentera et que j’aurai un sujet plus abondant de me glorifier en vous par votre perfection, afin que je puisse vous annoncer les choses qui sont au-dessus de vous. » Par là, saint Paul nous montre « que la gnose, qui est la perfection de la foi, s’étend au-delà de l’instruction ordinaire, comme il convient à la majesté de la doctrine du Seigneur et à la règle de l’Église43. »
Vous voyez par ce passage qu’on gardait à l’égard des fidèles, sur la gnose, la même économie qu’à l’égard de ceux de dehors, pour les mystères de la foi. Je crois qu’en voilà assez pour être bien persuadé que la gnose est un degré de la perfection chrétienne, très distingué de la perfection commune de ces justes de la primitive Église, qui étaient néanmoins nommés saints et qui étaient effectivement des anges dans des corps mortels. Nous verrons même encore dans la suite, par d’autres circonstances encore plus fortes, l’éminence de l’état gnostique.
Il est temps de montrer que c’est par la charité que le gnostique est distingué du simple juste.
4. La gnose consiste dans une habitude d’amour et de contemplation.
Notre auteur, parlant aux philosophes, emploie l’autorité de Platon dont il rapporte ce sentiment tiré du Théétète : « Le commencement de l’amour qui rend sage, est d’admirer les ouvrages de la sagesse. » Pour s’insinuer, il montre aux païens que saint Mathias a pensé comme Platon44 : « admirez, dit cet apôtre, dans ses traditions, les choses que vous voyez » ; posant l’admiration comme le premier degré d’une gnose plus avancée et ultérieure.
Tous ceux qui ont lu ce que divers auteurs ont écrit de la contemplation, ne peuvent ignorer qu’ils l’ont représentée comme une admiration amoureuse, sans raisonnement ; pour la distinguer de la méditation discursive par actes réfléchis. Ainsi voilà le gnostique, dont le partage est de contempler et non de méditer.
« Le gnostique, dit ailleurs saint Clément, s’applique autant qu’il peut à acquérir cette puissance de la contemplation perpétuelle. » Mais comment peut-on l’acquérir ? Le même auteur l’explique en divers endroits. « Par un exercice gnostique, dit-il, il se forme une habitude. » Et ailleurs : « de serviteur il devient ami, à cause de la perfection de l’habitude qu’il a acquise par l’instruction et par le grand exercice vrai et pur45. Notre auteur mêle partout la contemplation avec l’habitude. Il dit « que le gnostique prie en tous lieux, sans que cela paraisse, en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant toutes les choses raisonnables46. » Comment cela se fait-il ? « Par l’habitude qui vient de l’exercice, il s’en approche plus aisément », dit-il. « Il convient, dit-il encore ailleurs, à celui qui est parvenu à cette habitude, d’être saint. » Et ailleurs : « La ressemblance avec Dieu consiste, autant qu’il est possible, à conserver son esprit dans une seule disposition à l’égard des mêmes choses47. » Il n’y a donc ni actes passagers, ni méditation discursive, dans cette contemplation qui exclut toute variété de dispositions et d’objet. Il dit encore ailleurs : « S’étant exercé dans cette stabilité égale de l’esprit48. »
Vous voyez partout que le chemin de la gnose est de s’exercer activement à la contemplation, et de parvenir à l’habitude, qui est la fin de cet exercice. On commence par admirer, ce qui est sans doute une contemplation ; puis on la rend peu à peu continuelle, par l’habitude qui résulte de la fréquente répétition des actes. En lisant ces choses, je crois voir et entendre les solitaires dont parle Cassien, lesquels, à force de demeurer indéclinablement fixés dans leur verset : Deus in adjutorium, etc...49 s’exerçaient pour parvenir à l’habitude de la perpétuelle contemplation, sans image ni discours, qui est l’immobile tranquillité de l’âme50. C’est sans doute à cause de cet exercice de contemplation que les contemplatifs étaient nommés des exercitants.
Mais cette ressemblance du gnostique qui s’exerce à la contemplation, avec les solitaires de Cassien, qui ne cessent de s’occuper du même verset, frappe encore plus sensiblement, lorsqu’on entend dire à saint Clément : « Soit donc qu’on dise que la gnose est une habitude ou qu’elle est une disposition, ce qui conduit en elle demeure inaltérable; les différentes pensées n’y entrant point, il ne reçoit point la diversité des images, ne songeant pas même pendant le sommeil aux images que forment les occupations du jour. » Voilà sans doute ce vide de l’esprit, cette inattention aux images, cette inaction des puissances, dont les mystiques parlent tant. Et c’est ainsi qu’Isaac, dans Cassien, veut que l’oraison pure se conserve même pendant le sommeil. Il dit que, pour arriver à la gnose, il faut « exclure ce qui appartient au corps, même aux choses incorporelles » ; qu’il faut « se jeter dans la grandeur de Jésus Christ, avançant par la sainteté dans cette immensité, pour être conduit à la connaissance du Tout-Puissant, connaissant, non ce qu’il est, mais ce qu’il n’est pas51. »
Pour justifier cette contemplation qui exclut toute image des choses corporelles et incorporelles, il cite Zénon, chef des Stoïciens, qui disait, dans le livre de sa République, qu’il ne fallait ni des temples, ni des statues qui sont indignes des dieux. Il cite aussi Platon, qui veut que personne n’ait en particulier aucune image de nulle divinité.
Il y a, dans saint Clément, un grand nombre d’autres endroits semblables, où il représente toujours la gnose, comme une disposition fixe ou une habitude de contemplation sans images, et par conséquent sans discours, où l’on parvient par l’exercice. « Heureux, dit-il, celui qui a la science de la contemplation. Contemplant la beauté toujours subsistante de la nature immortelle, comment ou de quelle manière jamais la pensée d’une mauvaise action entrerait-elle dans ces hommes ? Platon a eu raison de dire de celui qui contemple les Idées que c’est un dieu qui vit parmi les hommes. L’esprit est le lieu des idées et Dieu est le lieu de l’esprit. Il appelle celui qui contemple un dieu caché, un dieu vivant parmi les hommes. Dans le Sophiste, Socrate appelle dieu l’étranger Éleate, qui était dialecticien, comme les dieux qui viennent dans les villes sous la figure des étrangers. Quand donc l’homme, s’élevant au-dessus de sa nature est avec elle-même et converse avec les idées, comme le chef du chœur dans le Théétète ; cet homme, devenu semblable à un ange, sera avec Jésus-Christ occupé de la contemplation, considérant toujours la volonté de Dieu. Celui-là est le seul sage, les autres voltigent comme les ombres52. »
Mais il serait inutile de rapporter tous les passages de saint Clément ; ce ne serait qu’une répétition sans fin ; d’ailleurs, nous reverrons encore assez cette matière, quand nous parlerons de l’immutabilité de la gnose.
Ce grand « exercice vrai et pur », dont il parle, et qui fait la continuelle contemplation, est l’amour de Dieu, parce que, comme nous l’avons déjà vu, le commencement de la justice chrétienne consiste dans la foi, dans la crainte, dans la pénitence ; le progrès consiste dans l’espérance qui anime, pour les vertus et pour les œuvres ; la perfection consiste dans la gnose et dans la charité, qui sont toujours mises ensemble comme inséparables. Ainsi l’état de la gnose, élevé au-dessus de la foi, de l’espérance, se trouve dans. une habitude de charité et de contemplation perpétuelle. Il exprime encore cette contemplation, en disant, « qu’à l’égard de ceux qui ont le sens exercé, comme dit l’apôtre, et qui sont les gnostiques, leur culte est un soin continuel de l’âme et une occupation perpétuelle de la Divinité, par une charité qui ne cesse jamais53. » Voilà partout la contemplation amoureuse des mystiques.
Voilà sans doute des degrés qui ressemblent bien à ce que les mystiques nous représentent des trois voies : savoir, de la purgative, de l’illuminative, de l’unitive ou contemplative. La purgative répond à cet état de foi où notre auteur dit que l’âme est occupée de la crainte et de la résistance à ses passions ; la voie illuminative ou effective répond à cet état d’espérance, où l’on s’anime aux vertus et aux bonnes œuvres ; enfin la voie unitive ou contemplative répond à la gnose, où notre auteur veut que l’âme soit, par habitude, dans la charité et dans la contemplation perpétuelle ; c’est alors qu’elle a outrepassé toute purification, et toute œuvre de vertu pénible.
Le même Père marque encore ces trois états, sous la figure de trois journées d’Abraham. « Le premier jour, dit-il, est la vue des choses belles ; le deuxième est le désir d’une âme excellente ; le troisième, l’esprit voit les choses spirituelles, les yeux de l’intelligence étant ouverts par celui qui est ressuscité54. » D’abord il montre la foi dans la conversion, puis le désir de la perfection, enfin la contemplation pure.
Quand on lit ces choses, dans un Père aussi ancien et aussi savant que saint Clément, on les respecte, sans les approfondir. Quand on les trouve dans les modernes, on n’en remarque point la conformité avec saint Clément, avec Cassien et avec les autres ; et on les méprise, comme imagination de dévots ignorants, qui ont voulu, dans les derniers siècles, raffiner sur l’Évangile.
5. La gnose est une habitude de charité pure et désintéressée
On me demandera sans doute : pourquoi cet état de perfection, où la gnose est la charité plutôt que les autres vertus ? La foi y est-elle éteinte ? L’espérance y est-elle détruite ? Est-ce que dans les degrés précédents où l’âme était déjà justifiée, il n’y avait point de charité ? Pourquoi donc distinguer ainsi ces trois degrés par ces trois vertus théologales ?
À cela je réponds que, dans tous les divers degrés, le juste n’est point sans charité. Mais, quoique ces trois vertus se trouvent dès le premier degré, cependant la foi domine dans le degré des commençants, c’est-à-dire cette foi qui remue le cœur pour le détromper de ses erreurs passées, pour lui faire embrasser le christianisme, pour le tourner à la pénitence, et pour le détacher de ses passions. L’espérance domine dans le second, pour animer à la pratique des vertus et des bonnes œuvres. Le troisième est la gnose, qui se consomme dans la charité pure et sans retour, sans aucun intérêt propre. Alors l’homme est uni à Dieu seul, dans une contemplation pure et fixe. C’est ce que nous voyons qu’il a déjà exprimé par ces trois journées : la première, on commence par la foi à voir le beau qu’on ne voyait pas ; la seconde, on désire une âme excellente : voilà les désirs de perfection du second degré qui est la vie affective ; enfin, on entre dans un troisième état où les yeux de l’intelligence et de la contemplation sont ouverts par celui qui a ressuscité.
L’amour pur, nourri par cette contemplation, a deux caractères qui le distinguent de la charité des deux premiers états. Premièrement, cette charité est affermie par l’habitude de la contemplation ; en sorte que, comme nous le verrons dans la suite du système de saint Clément, elle n’unit plus l’âme à Dieu par des efforts ou actes passagers et interrompus, mais elle le tient toujours uni d’une union stable et non interrompue. Secondement, elle est pure et sans intérêt propre ; car, en cet état, l’âme ne veut plus rien pour elle, comme je vais le montrer par les paroles mêmes de saint Clément. Ainsi la gnose est l’état de charité par excellence à cause de la perfection et de la permanence de cette charité du véritable et parfait gnostique.
Voici comme il parle de cet amour désintéressé, qui ne regarde plus rien par rapport à soi ; nous y reconnaîtrons sans peine, à travers ces obscurités affectées, tous les caractères de l’amour pur et de l’abandon des mystiques. Il dit d’abord : « Si vous ôtez le péché, qui est la cause de la crainte, vous ôtez la crainte et à plus forte raison la punition, parce que vous avez retranché ce qui de sa nature cause les désirs ». Selon lui, c’est le péché qui cause les désirs ; quand l’âme est entièrement purifiée du péché, elle est exempte de désirs ; qui n’a plus de péché, ni de désirs, ne craint plus la punition. Il ajoute aussitôt : « car la loi, selon l’ Écriture, n’est pas établie pour le juste ». Puis il cite Héraclite, qui confirme ce sentiment ; et Socrate qui dit que la loi n’a point été faite pour les bons55.
Après avoir posé ces fondements, il dit : « Je crois qu’il faut ne s’approcher du Verbe salutaire, ni par la crainte du châtiment, ni à cause de la récompense des dons, mais à cause qu’il est bon simplement.» Voilà sans doute une exclusion formelle et absolue de toute crainte des peines et de toute espérance des récompenses. L’amour du vrai gnostique est bien simple et bien exempt de tout retour sur soi, puisqu’il ne lui est permis ici d’aimer sinon ce qui est bon, mais peut-être que ce Père ne parle que des peines et des récompenses périssables de cette vie ; la suite montre évidemment le contraire. « Ceux qui sont tels, dit-il, sont à la droite du sanctuaire ; mais ceux qui, par le don qu’ils font des choses périssables, espèrent de recevoir en échange les biens de l’incorruptibilité, sont appelés mercenaires, dans la parabole des deux frères56. » Ceux qui renoncent aux biens temporels pour la récompense céleste sont donc, selon lui, mercenaires, exclus de l’amour pur de la gnose, et relégués au côté gauche du sanctuaire.
Il va bien plus avant. Car il fait divers degrés d’hommes qui servent Dieu. Et parlant de celui qui, selon saint Paul, livre son corps pour être brûlé, il dit: « Je distribue tous mes biens, non selon la règle de la communication de la charité, mais selon la règle de la récompense, regardant ou le bienfait à recevoir, ou le Seigneur qui promet. Quand j’aurais toute la foi en sorte que je transportasse les montagnes, si je ne suis pas fidèle au Seigneur par la charité, je ne suis rien et je ne suis compté pour rien, en comparaison de celui qui rend témoignage gnostiquement devant la multitude57. » Il paraît manifestement, par cet endroit, qu’il met la gnose infiniment au-dessus de toutes les bonnes œuvres, des dons miraculeux, et du martyre même séparé de l’état gnostique.
Vous voyez que les plus grands sacrifices de la religion, faits par l’attente de la récompense, même promise par le Seigneur, lui paraissent défectueux ; et qu’il les compte pour rien, en comparaison des œuvres du gnostique qui n’agit que par le pur amour, sans intérêt. Saint Clément pousse cette pensée jusqu’à un point qui a besoin d’être adouci par quelque explication ; car il veut que Dieu ait préparé au vrai et pur amour du gnostique ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, ce qui n’est point montré dans le cœur de l’homme ; et que, pour le fidèle qui n’a eu qu’une simple foi, il lui assure seulement le centuple de ce qu’il a laissé. « Quel est, dit-il encore, un peu plus loin, le gnostique? Son ouvrage ne consiste pas à s’abstenir du mal, car ce n’est là que le fondement d’un plus grand progrès ; ni d’agir pour la récompense promise selon qu’il est écrit : voilà le Seigneur et sa récompense est devant sa Face afin qu’Il rende à chacun suivant ses oeuvres. Faire le bien, uniquement par amour et à cause du beau même, c’est le partage du gnostique. »
Il dit au même endroit : « II ne lui faut point d’autre cause ou motif de contemplation que la gnose même ; et je ne crains point de le dire : celui qui suit la gnose par cette science divine ne la choisit point pour vouloir être sauvé. L’habitude qu’il a de connaître s’étend à connaître toujours ; connaître toujours est la substance du gnostique ; elle est sans interruption : c’est une contemplation continuelle et une vive substance qui est permanente. Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu ou du salut éternel, et que ces deux choses qui sont la même fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu, jugeant qu’il faudrait choisir cette gnose pour elle-même, puisqu’elle surpasse la foi par la charité58. »
Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps, et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. Il sait bien que la vertu et la récompense ne peuvent être réellement séparées ; mais il ne sait pas moins que le motif de servir Dieu, uniquement pour son bon plaisir, sans aucune vue de la récompense, et le motif de le servir pour être récompensé, sont très différents. Et ainsi, c’est avec raison qu’il sépare, du côté des motifs, ce qui ne peut être séparé, du côté de l’objet.
Mais reprenons les paroles de notre auteur : « Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela ; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée, ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur. » Saint Clément conclut, en cet endroit, que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire « qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire ».
Il reprend encore, un peu au-dessous, la même matière, sur les mêmes principes : « Celui qui s’abstient de faire l’injustice, à cause de l’espérance de la récompense que Dieu a promise aux justes, n’est pas bon par un pur mouvement de sa volonté, parce qu’Il doit être choisi et aimé pour lui-même59.» Il met encore ailleurs une très notable différence entre celui qui sert Dieu avec un amour d’espérance, et le pur gnostique, , qui est conforme à ce qu’il avait déjà dit du côté droit et du côté gauche du sanctuaire, du bonheur que l’œil n’a point vu et du centuple de ce qu’on a quitté. « Celui-là, dit-il, est le serviteur de Dieu, qui se soumet de lui-même aux préceptes, mais celui qui est pur de cœur, non à cause des préceptes, mais à cause de la gnose, est l’ami de Dieu60. »
Remarquez les deux degrés du serviteur et de l’ami. L’un obéit à cause du commandement. Il obéit pourtant de lui-même et de bon cœur ; par là, il est bien au-dessus de celui qui ne s’abstient du mal que par la crainte. Cependant, il n’est rien en comparaison de celui qui agit sans être touché de la récompense. Ce dernier est pur, par l’amour de la pureté qui est la gnose. Ce serait affaiblir l’évidence de ces passages sur l’amour qui exclut autant l’espérance intéressée que la crainte, que de vouloir les expliquer.
Il dit encore dans la suite : « Il faut choisir la charité pour elle-même, et non pour autre chose. » Et encore un peu au-dessous : « Quand donc on est juste, non par nécessité, ni par crainte, ni par espérance, mais par choix, cette voie est appelée royale. Par elle marche une nation royale. Les autres voies sont sujettes aux chutes, on peut en être renversé et elles ont des précipices61. »
La voie royale et de liberté, dont parle saint Jacques62, est donc selon saint Clément, cette voie de leur amour, sans espérance ni crainte pour soi-même. Bien loin que cette voie de liberté porte au relâchement et à l’illusion, l’âme n’est jamais tant en sûreté que quand elle ne fait le bien que par l’amour du bien même, sans y être excitée ni par la crainte de l’enfer, ni par l’espérance du paradis. L’état qui est à craindre est celui des âmes qui ne sont point encore dans cette liberté de la gnose, et dans ce désintéressement absolu et tranquille sur leur éternité. Cette voie moins parfaite des mercenaires est sujette à des chutes et pleine de précipices. La gnose, comme il le dit ailleurs, n’enfle point, mais elle remplit d’un culte plus élevé.
On subtilisera, si on veut, là-dessus, pour éluder les paroles expresses de saint Clément qui exclut tout motif, non seulement de crainte des peines, mais d’espérance des récompenses éternelles. Ce qui est manifeste, c’est que les mystiques, dont les expressions ont le plus scandalisé sur cette matière, n’ont rien de plus fort que les termes dont saint Clément se sert. Il regarde le motif du salut et de la béatitude comme un motif intéressé et imparfait, qui n’est point la vraie vertu, ou du moins qui n’en est que le plus bas degré, qui expose à des chutes et à des précipices ; et il met ceux qui servent Dieu, par ce motif, dans un rang, parmi les bienheureux, entièrement séparé de celui des vrais gnostiques, qui n’ont d’autre motif, en aimant Dieu, que d’aimer ce qui est uniquement aimable.
Qu’il est maintenant aisé d’entendre pourquoi ce Père a fait trois classes de fidèles : les premiers, qu’il met dans l’état de la foi, pour croire les vérités de la religion, pour se convertir et pour s’abstenir de tous les vices par ce principe de foi (c’est la vie purgative). Les seconds sont dans l’espérance, qui les anime pour cultiver en eux avec ferveur toutes les vertus (et c’est la vie qu’on nomme illuminative). Les troisièmes sont au-dessus de cette espérance intéressée de la récompense ; ils sont établis, par l’exercice des actes, par une habitude toute formée, dans un amour fixe et permanent, qui n’a d’autre motif que l’amour même, sans envisager ni réprobation à éviter, ni salut, ni félicité à attendre (et c’est sans doute la vie unitive) ; ils n’aiment Dieu que pour Dieu même, sans retour d’intérêt propre. Les autres ne sont que les serviteurs, ceux-là sont les amis qui suivent la loi royale de la liberté. Les autres aiment, parce qu’ils sont fidèles et justes, mais ils aiment par l’espérance d’être récompensés ; ceux-ci aiment, sans songer à eux : ils ne craignent ni n’espèrent rien pour eux, en aimant. Voilà ce qui fait que leur état est nommé l’état d’amour par excellence.
Tel est le véritable gnostique. Il contemple sans cesse la même chose, sans images, ni discours ; il contemple par la foi, observe sans rien voir de distinct, car il passe au-delà de tout ce qui peut être conçu même de plus incorporel, et ne s’arrête qu’à Dieu seul et incompréhensible ; il contemple, en tous temps et en tous lieux. Sa contemplation se fait par amour ; et son amour est pur et permanent. Il est permanent, comme nous le verrons dans la suite, et cette permanence s’acquiert par l’exercice et par l’habitude ; il est pur, parce que le gnostique, en aimant, ne se regarde plus même pour l’éternité. Peut-on voir attentivement toutes ces circonstances et ne pas reconnaître, dans le gnostique de saint Clément, l’homme passif63 des mystiques ?
Mais entrons encore davantage dans le détail ; et après avoir vu que cette contemplation est fondée sur le pur amour, sans intérêt propre, considérons le second caractère de cette contemplation, qui est d’être fixe et permanente.
6. La gnose est une contemplation permanente
Saint Clément, qui nous a dit qu’il y a plusieurs degrés dans la gnose, et que le gnostique tend à une gnose ultérieure, assure que le gnostique s’applique, autant qu’il le peut, à posséder la puissance de la contemplation permanente. Voilà le gnostique qui n’est encore que dans ses commencements ou dans son progrès ; il tend à la permanence et n’y est pas encore arrivé. II est devenu le maître de ce qui combat contre l’esprit ; et demeurant perpétuellement dans la contemplation, voilà l’état où il arrive : il est sorti de l’état de combat contre les sens, il a dompté tout ce qui s’oppose à l’esprit. C’est ce que le Bienheureux Jean de la Croix appelle être sorti de l’abnégation64 sensitive.
« Celui qui s’est ainsi exercé, continue saint Clément, peut arriver à la sublimité de la gnose et de l’homme parfait65. » Ce n’est donc pas un terme auquel l’on tend toujours, et auquel on n’arrive qu’après la mort ; au contraire, on y arrive dès cette vie. Tous les temps, dit-il, et tous les lieux lui conviennent, ayant une fois choisi de mener une vie exempte de chutes et s’étant exercé par cette stabilité égale de l’esprit.
Mais cette contemplation perpétuelle et immuable est-elle une considération perpétuelle de divers objets qui se présentent successivement ? Non. « C’est un état de ressemblance avec Dieu, autant qu’il est possible ; en ce que le gnostique conserve son esprit dans une même disposition, à l’égard des mêmes choses66. » Il n’admet ni les images, ni la diversité des pensées.
Voilà donc une contemplation, qui exclut toutes variétés d’actes, de dispositions et d’objets, hors ce qui est incompréhensible en Dieu, excluant tout ce qui est intelligible, même dans les choses incorporelles. C’est sans doute la contemplation négative, le rayon ténébreux et l’inconnu de Dieu dont parle saint Denys67. C’est sans doute cette nuit de la foi, dont parle le Bienheureux Jean de la Croix68, où l’âme outre-passant tout ce qui peut être compris, elle atteint jusqu’à Dieu même, au-dessus de tout savoir.
Mais cette contemplation se fait-elle par l’effort de l’esprit ? Non. Elle a commencé, comme nous l’avons vu, par un exercice actif qui a produit l’habitude et l’état fixe. Cet état fixe de contemplation n’est point une saillie et un effort continuel de l’esprit.. C’est cette oraison du cœur, dont Tertullien dit que les chrétiens prient. C’est cet amour pur qui prie et qui contemple sans cesse le bien-aimé. C’est cette contemplation ou regard amoureux, dont parlent tous les mystiques, qui ne consiste point, dans le travail des puissances de l’âme, mais dans l’union habituelle de l’âme avec Dieu.
Le gnostique, dit saint Clément, « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement69. » Remarquez en passant combien l’amour gnostique, qui est le désintéressé, est au-dessus de l’autre amour.
Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, qui empêche les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met. Écoutez saint Clément : « Ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours présent avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête, persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père, « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières70 » ; c’est à quelque chose qu’il fasse.
Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle, sans actes réfléchis et distincts, sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière : les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit ; de l’amour, et non pas du raisonnement. Aussi saint Clément dit-il que son gnostique « est attaché à la force toute-puissante, s’appliquant à être spirituel par une charité sans bornes ». Qui dit sans bornes dit tout.
Voilà cet amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul71, il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu. »
Il dit encore ailleurs72 que l’état où le gnostique est affermi est « une compréhension des choses futures ». Voilà l’esprit de prophétie. Mais comment est-ce que le gnostique connaît l’avenir ? Est-ce par des visions et des révélations sensibles ? Non, c’est par un état nu, de pure foi et de pur amour. « Il va, dit-il, par l’amour au-devant de l’avenir. » Voilà précisément ce que disent les spirituels modernes, qui veulent une contemplation de pure foi et d’une entière nudité d’esprit, où l’âme est enseignée par la seule onction du pur amour.
Nous voyons donc une contemplation, qui ne consiste point dans des ravissements, ni dans des extases, ni dans des paroles intérieures, ni dans des communications qui ne peuvent être que passagères ; tout au contraire, c’est une contemplation d’amour habituel, qui consiste dans la préparation du cœur, que nulle affaire n’interrompt depuis le matin jusqu’au soir. Tout ce qui est raisonnable et innocent, tout ce qui n’est point contraire à la raison souveraine qui est le Verbe, loin d’interrompre cette oraison, en est l’exercice et le fruit. On y est arrivé par les actes qui ont produit l’habitude ; mais elle ne consiste point en actes réfléchis et passagers, ce qui renfermerait des retours et des interruptions. Au lieu que cette contemplation est simple, unie, non interrompue ; c’est une union d’amour avec Dieu, toute établie et toute fixe ; et non pas un effort du cœur, réitéré de temps en temps pour parvenir à l’union.
Saint Clément veut tellement établir cette union immobile et permanente du gnostique avec Dieu, qu’il use de plusieurs expressions qui ont besoin d’être adoucies et tempérées. L’excès de ces expressions, loin d’affaiblir la vérité qu’il veut établir, montre au contraire combien les merveilles de cet état intérieur surpassent toutes les expressions communes, auxquelles les théologiens rigides et scrupuleux veulent que les spirituels se bornent. Qu’on ne trouve donc pas mauvais que les mystiques paraissent un peu exagérés, sur une matière où les Pères les plus autorisés le paraissent encore plus qu’eux.
Saint Clément dit que l’âme, « par cet exercice gnostique, a acquis une vertu qui ne se peut perdre ; et comme la pesanteur ne peut être séparée de la pierre, de même le gnostique ne peut perdre la gnose ». Elle est affermie « volontairement, et non involontairement » ; elle parvient à « ne pouvoir être perdue ». C’est donc une grande chose, continue-t-il, que la gnose, puisqu’elle conserve « ce qui rend la vertu inamissible73 ». Il dit aussi a que « la gnose fondée sur la foi, par l’instruction du Seigneur, conduit à un état où l’homme connaît, comprend et est inébranlable74 ». Nous avons vu ailleurs que « connaître toujours est la substance » du gnostique, que cet état est sans interruption, que c’est une contemplation continuelle et « une substance vive qui est permanente75 ». Il va encore plus loin, et semble se contredire lui-même, car nous avons remarqué qu’il avait dit, parlant de la gnose : « elle est affermie volontairement, et non involontairement ». À quelques pages au-dessous, il ajoute : « Le gnostique ne loue pas seulement les bonnes choses, mais il est contraint lui-même d’être bon ; de serviteur bon et fidèle, devenant ami, par la charité, à cause de la perfection de l’habitude qu’il a acquise par l’instruction et par le grand exercice vrai et pur76. » Quand saint Clément paraît se contredire, il faut se souvenir qu’il ne fait que tenir parole à son lecteur, puisqu’il a promis qu’on ne pourrait développer ce qu’il dit avec une obscurité affectée, sur les mystères de la gnose. Mais ce que nous voyons clairement, c’est que le gnostique est distingué du simple juste par deux choses : la première est le pur amour sans crainte, ni espérance pour soi-même ; et la seconde est la permanence acquise par l’habitude, qui établit l’âme dans une contemplation continuelle et dans une union à Dieu qu’il ne craint pas de nommer « inamissible. »
Mais, continuons. « S’il arrive, dit-il, quelque accident, le gnostique n’est jamais ébranlé de sa disposition propre, car la possession éclairée de ce qui est excellent est ferme et inébranlable ; la gnose ne devient jamais ignorance et l’excellent ne se change point en mal. C’est pourquoi il boit, il mange, il se marie, si la raison le dit, non par choix, mais par nécessité, c’est-à-dire qu’il se marie, si la raison le dit. »
Dans la suite, il dit encore que « le gnostique mangeant, buvant et se mariant si le Verbe le dit, et dans les songes mêmes qu’il voit en dormant, fait et pense des choses saintes, étant ainsi toujours pur pour la prière. Car il prie avec les anges, étant déjà égal à eux ; il n’est jamais hors d’une sainte garde ». Enfin, pour marquer que la perfection du gnostique est dans un état de consistance, il dit que, par l’amour, il est véritablement parfait ; et qu’il « a crû jusqu’à la mesure de l’âge de l’homme parfait77. »
Que si quelqu’un résiste encore à tant d’expressions étonnantes, qui marquent avec évidence une contemplation continuelle et permanente, qu’il écoute le même Père qui assure que ceux dont les sens sont exercés, comme dit l’apôtre, sont les gnostiques. « Le culte de Dieu est, dit-il, le soin continuel de leur âme et une occupation perpétuelle de sa divinité, par un amour qui ne cesse jamais ». « Il ne souhaitera point, dit-il ailleurs, de ressembler aux bons et aux bonnes choses, ayant par l’amour l’être de la beauté même78. » Vous voyez qu’il donne au gnostique la substance même de la vertu, de la beauté et de la bonté, et non pas des actes passagers qui y tendent. Le gnostique possède tellement le bien, ou pour mieux dire, il l’a tellement converti en sa propre substance, il est tellement devenu lui-même le bien, par la perfection et la stabilité de son amour, qu’il ne lui reste pas même à désirer quelque chose de plus permanent. Cet endroit est si fort que nous ne pouvons l’appliquer qu’au seul gnostique qui est arrivé au dernier degré de la gnose, par l’amour ; puisque la gnose a bien des degrés, selon saint Clément.
II dit enfin que l’âme du gnostique « s’étant avancée dans ce qui lui est naturel, demeure dans le repos de Dieu79. » Il faut observer qu’il représente, au milieu de la vraie Église, une portion plus pure que le reste, qu’il nomme « l’Église spirituelle », c’est-à-dire mue et agie par le Saint-Esprit. Cet état d’inspiration et de repos de Dieu est un état, non seulement permanent, mais devenu naturel au gnostique.
Si toutes ces expressions ne suffisent pas pour convaincre qu’il a voulu marquer un état très permanent, je demande quels termes peuvent rester, dans le langage des hommes, pour signifier cette permanence, quand on veut l’exprimer.
Mais, pour trancher les difficultés, il n’y a qu’à montrer ce qui reste de cet auteur.
7. La gnose est un état d’impassibilité
Saint Clément, qui cherche à se proportionner aux idées des philosophes dont il était rempli et pour lesquels il écrivait, représente son gnostique comme le sage des Stoïciens ; et il veut montrer que ce qui n’a été chez eux qu’une vaine idée est une réalité dans la gnose. Il dit que le gnostique est dans l’apathie.80 C’est que, selon lui, le parfait gnostique ayant passé au delà de toute purification, de toute œuvre de vertu, de tout exercice (qui est ce que les mystiques nomment l’abnégation sensitive), il n’est plus sujet aux mêmes inconstances qu’auparavant, l’exercice des vertus et de l’oraison l’avant affermi dans l’union avec Dieu.
« Quel besoin, dit saint Clément, le gnostique peut-il avoir de courage et de désirs, lui qui a vécu par l’âme, la conjonction, l’union, la familiarité avec un Dieu impassible et qui par là, s’est inscrit au nombre de ses amis ? Il faut donc séparer le parfait et le gnostique, de tout mouvement de l’âme. Cet état produit l’apathie, et non une modération de désirs ; l’apathie est le fruit du retranchement total des désirs81. »
Rien ne me paraît plus digne d’attention que cet endroit. Quand on a une fois établi l’amour pur, qui ne s’intéresse plus pour soi-même, qui ne craint ni n’espère plus pour soi, ni les biens, ni les maux éternels, qui se perfectionne pour obéir à Dieu et non pour l’intérêt de sa propre perfection, on a coupé la racine de tous désirs. C’est la sainte indifférence de saint François de Sales82. On fait excellemment toutes les choses qui mènent au salut, par la voie la plus droite ; mais on ne le fait jamais par le désir de se sauver et de s’assurer une gloire éternelle. « On a soin de son âme, comme dit saint Clément, mais c’est sans s’occuper du salut de son âme et par un culte continuel de Dieu. » On sait bien que la gloire et la félicité résultent infailliblement de la fidélité et de la pureté de l’amour ; mais ce n’est point à cause de la gloire attachée à l’amour, qu’on aime. « On aime, comme dit saint Clément, uniquement pour aimer, sans autre raison de son amour que son amour même83. »
Voilà la véritable et parfaite apathie, dont celle des Stoïciens n’était qu’une fausse image. Que reste-t-il à désirer pour les biens temporels puisqu’on n’a plus même aucun désir des biens de l’éternité ? À la vérité, on aime souverainement ces biens, en tant qu’ils sont Dieu même : car l’amour ne se dément ni ne se détruit point par une perfection chimérique ; mais on ne désire plus ces biens pour soi et pour s’intéresser à soi-même. Ce n’est plus le motif de ce qui attache l’âme à Dieu. Quand Dieu ne serait point béatifiant, on ne L’en aimerait pas moins ; et on ne L’aime point davantage, à cause qu’Il est la béatitude de l’âme. Ainsi le motif de la béatitude n’entre point dans le cœur du gnostique. L’amour pur met l’âme dans une extinction universelle de tous désirs, même spirituels ; et c’est cette sainte indifférence qui, ôtant à l’âme tous mouvements propres, la rend souple ou passive pour recevoir toutes les impressions divines. Ne voulant plus rien par son propre choix, ni au ciel ni en la terre, elle ne veut plus rien que ce que Dieu veut en elle et lui fait vouloir.
« Le gnostique, continue saint Clément, n’a point de part avec les bons qui sont agités par des sentiments, avec les bons qui sont encore pathiques84 : il n’est sujet ni à la joie, ni au plaisir, ni à la tristesse, ni à l’affliction, ni aux soucis, ni à la crainte, ni à la véhémence, car elle est proche de la colère. Celui qui est consommé par l’amour, qui se nourrit perpétuellement, d’une manière insatiable, de la joie de la contemplation, ne peut jamais trouver de joie dans des choses petites et basses : il a reçu une lumière inaccessible, ce n’est ni pour le temps ni pour le lieu qu’il l’a reçue ; il l’a reçue par cet amour gnostique qui donne l’héritage, la parfaite constitution et la stabilité. II n’est plus dans le pèlerinage, à l’égard du Seigneur, par l’amour qu’il a pour lui, quoique sa demeure paraisse sur la terre. Il ne se délivre point de cette vie (car cela ne lui est pas permis) ; mais il a tiré son âme des passions (car cela lui est permis). Il vit, ayant fait mourir ses désirs ; il ne se sert plus de son corps ; il lui permet seulement l’usage des choses nécessaires, de peur de causer sa destruction.»
« Comment cet homme a-t-il encore besoin de courage, n’étant plus dans les maux ; n’étant plus présent, mais étant tout entier avec Celui qu’il aime ? Quel besoin a-t-il de la tempérance ? Il n’en a que faire. Avoir encore des désirs qui rendent la tempérance nécessaire pour les vaincre, ce n’est pas l’état d’un homme pur, mais d’un homme sujet aux mouvements, la force n’est nécessaire qu’à cause de la crainte ; or il ne convient plus que celui que Dieu a choisi, avant la création du monde, pour le faire entrer dans la parfaite adoption, soit encore sujet aux craintes et aux plaisirs et qu’il soit encore occupé à vaincre ses passions85. »
Voici la raison pour laquelle il exclut ainsi les vertus ou forces de l’âme pour combattre. C’est qu’elle n’a plus de mal à réprimer, « c’est que Dieu est impassible. Dieu n’est pas tempérant, pour commander à ses cupidités ; sa nature ne peut tomber dans rien de pénible. II n’a point de peur à vaincre, ni de désirs à dominer86. » L’homme donc, divinisé jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure, « devient unique », c’est-à-dire qu’il imite par grâce la nature simple, paisible et impassible de Celui dont il est l’image.
Qu’on se mette un peu à la place des gens dont on veut juger. Si un mystique de notre temps écrivait que l’homme passif n’est plus dans le pèlerinage, et qu’il n’a plus besoin de vertus, parce qu’il n’a plus aucun mal à réprimer, quelle horreur, quel scandale ne causerait-il pas dans l’esprit du lecteur ! Cependant il ne parlerait que comme saint Clément qui parlait aux philosophes païens, et qui parlait dans un temps où la précaution en cette matière n’était pas moins importante que dans notre siècle, puisqu’il y avait alors de faux gnostiques qui étaient abominables et contagieux.
Au reste, ce Père ne se contente pas de donner à son gnostique l’apathie, il lui donne aussi l’imperturbabilité. « Il est austère, dit-il ailleurs, non seulement à cause qu’il n’est point corrompu, mais encore parce qu’il n’est point tenté ; car la tristesse ni la volupté ne peuvent ni le vaincre, ni même trouver entrée dans son esprit » ; c’est ce que signifie le mot διχαστήζ. « Il ne donne rien au mouvement de l’âme, allant, d’une manière immuable où la justice le demande. Il se complaît dans tout ce qui arrive, étant persuadé que tout ce qui regarde le monde est bien conduit. »
« La tempérance, dit-il ailleurs, qui doit être choisie pour elle-même, étant perfectionnée par la gnose qui est toujours permanente, rend l’homme maître de lui-même, en sorte qu’il est un gnostique tempérant, et impassible à l’égard de la volupté ; il ne peut être touché par les afflictions, comme on dit que le diamant ne le peut être par le feu87. »
« Comme la mort, dit-il encore, est la séparation de l’âme d’avec le corps, ainsi la gnose est comme la mort spirituelle, séparant l’âme, et l’attirant avec force hors des passions pour la conduire dans la vie où l’on fait le bien ; en sorte qu’elle dit alors à Dieu avec assurance : je vis comme vous voulez. » Il dit ailleurs que « le gnostique fait de son tombeau un temple au Seigneur ». Il ajoute, dans la suite : le gnostique « ne tombe d’aucune manière dans aucunes passions, il est déjà comme sans chair et ne se ressent plus de cette terre88. »
Il est évident que toutes ces expressions, loin de ne pas prouver ce que nous en voulons conclure, disent au contraire en rigueur beaucoup plus que nous ne voulons ; et que si on les prenait aussi rigoureusement que celles des mystiques modernes, il faudrait les condamner, pendant que les mystiques, beaucoup plus précautionnés que saint Clément dans leurs expressions, demeureraient absous.
Cependant, il faut remarquer que la gnose, qui est un si grand mystère, est, selon saint Clément, cette mort spirituelle dont les mystiques ont tant parlé, et que les savants s’imaginent que les dévots modernes ont inventée sur des expériences visionnaires. Ce qu’il résulte de cette impassibilité, c’est que l’âme, après avoir passé par l’abnégation sensitive du Bienheureux Jean de la Croix, qui est la pénitence active89, et après avoir passé aussi dans toutes les purifications passives, qui sont une espèce de purgatoire en cette vie, l’âme entre dans une union paisible avec Dieu, où le corps est soumis à l’esprit, quoique la concupiscence ne soit point déracinée et que l’âme demeure toujours libre pour pécher et pour déchoir de son état. C’est sans doute la conclusion la plus tempérée qu’on puisse tirer des termes de saint Clément et voilà à quoi les mystiques se bornent.
8. La gnose est la passiveté des mystiques
Nous avons déjà vu plusieurs choses de saint Clément qui marquent l’état passif90. Il dit que le gnostique est spirituel, c’est-à-dire mû par l’Esprit de Dieu ; il est fait une même chose avec cet Esprit. Cette unité avec l’Esprit est cette immobilité de l’âme dont parle Cassien, par laquelle s’accomplit ici-bas cette demande de Jésus-Christ à son Père : qu’ils soient un et qu’ils soient consommés dans l’unité ! C’est le mariage mystique, dont le Bienheureux Jean de la Croix et les autres parlent, qui fait que l’âme et Dieu ne sont qu’un même esprit, comme l’époux et l’épouse, dans les mariages sensibles, ne sont qu’une même chair. C’est dans ce mélange de l’âme avec Dieu qu’elle s’accoutume, comme dit notre auteur, à contempler la volonté par la volonté, et le Saint-Esprit par le Saint-Esprit, parce que « l’esprit sonde les profondeurs de Dieu, et que l’homme animal ne comprend point les choses de l’Esprit 91».
Les expressions de saint Clément, qui sont si étonnantes, marquent au moins un état où l’âme est mue et déterminée par l’Esprit de Dieu. Il dit que la gnose est inamissible, que le gnostique est contraint d’être bon : qui dit contraint, dit au moins une impulsion étrangère et efficace. Le bien qu’il fait, dit-il, il le fait par nécessité et non par choix. Mais remarquez comme il explique cette nécessité qui ne leur laisse aucune volonté propre ni aucun choix, qui le prévient et qui le détermine sans cesse, en sorte qu’il est dans l’état de sainte indifférence que certains mystiques ont appelé involonté propre. Voici son explication qui décide : c’est, dit ce Père, que « le gnostique se marie, boit et mange, si le Verbe le dit ». C’est donc l’inspiration continuelle du Verbe, qui ne lui laisse aucun mouvement propre, et qui le tient dans une nécessité, sans interruption, pour tout le détail de la vie. Tantôt il représente la gnose comme « une lumière qui s’unit à l’âme par une charité inséparable, qui porte Dieu et qui est portée par Lui ». Tantôt il assure que les « pensées de ces hommes vertueux se forment par l’inspiration divine, l’âme étant, en quelque manière, affectée et le vouloir divin étant répandu en elle92. » Peut-on rien voir de plus passif dans les auteurs mystiques qui ont écrit sur la passiveté ? Voilà sans doute un état où l’âme est agie.
Cet état où le Verbe parle et décide sans cesse n’est pas même interrompu pendant le sommeil. Voilà ce que plusieurs mystiques ont dit et ce qui leur a attiré la risée des savants, encore plus que des libertins, et que l’on trouve néanmoins dans un des plus anciens et des plus savants Pères de l’Église.
Il dit ailleurs que « comme le plus petit morceau de fer est attiré et mû par l’aimant, à travers plusieurs anneaux de fer, de même ceux qui sont attirés par le Saint Esprit habitent dans la première demeure93. » Ceux qui sont accoutumés à la valeur des termes, dans les écoles de théologie, savent combien une telle expression serait censurée dans un théologien particulier ; on ne manquerait pas de croire que cette comparaison de l’aimant, qui attire le fer, jointe aux autres expressions que nous avons rapportées, marquerait, non seulement un état passif, mais encore une extinction de toute liberté et une absolue inaction de la volonté de l’homme qui serait mue par l’Esprit de Dieu.
Il se sert encore d’une autre comparaison très forte, pour exprimer l’attrait divin et ce que les mystiques nomment l’entraînement de l’âme. L’homme divinisé, dit-il, jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure, devient unique. De même donc que ceux qui sont sur la mer jettent l’ancre qui les affermit, en sorte qu’ils sont attirés vers l’ancre et qu’ils ne l’attirent point à eux, de même ceux qui attirent Dieu par la vie gnostique ne s’aperçoivent pas qu’ils sont attirés eux-mêmes vers Dieu.
Qu’on en rabatte tout ce qu’il faudra pour sauver le dogme de la foi, il nous en restera encore assez pour établir, par de si fortes expressions de saint Clément, que l’âme du gnostique est dans une désappropriation d’elle-même par le pur amour sans intérêt ; et dans une si entière souplesse de volonté par ce détachement universel, que Dieu veut en elle, sans aucune résistance, tout ce qui lui plait.
C’est ce que les mystiques nomment passiveté. Il ne faut point disputer des termes, ni vouloir faire dire aux gens plus qu’ils ne prétendent ; je suis sûr de n’être désavoué par aucun des mystiques un peu éclairés. Encore une fois la passiveté de l’âme ne consiste que dans ce pur amour, qui fait une espèce d’involonté, pour tout ce que Dieu, par l’inspiration intérieure, ne fait pas vouloir ; et par une entière souplesse à toutes les volontés qu’Il imprime. Quand je parle d’inspiration intérieure, je ne veux point parler d’une inspiration prophétique et miraculeuse. Je ne parle ici que de cette inspiration commune et journalière, par laquelle il est de foi que l’esprit de grâce agit et parle sans cesse au-dedans de nous pour nous faire accomplir sa volonté. Plus l’âme est morte à elle-même, souple et attentive, plus la voix du Saint Esprit demande en nous l’accomplissement « de la volonté de Dieu bonne, agréable et parfaite94. » Voilà à quoi se réduit cette passiveté qui fait tant de peur à ceux qui ne la connaissent pas. On n’en connaît, on n’en soutient point d’autre ; c’est nier la perfection chrétienne que de la nier.
Saint Clément nous la montre dans le gnostique, qui ne fait en chaque moment que ce que le Verbe lui fait faire, par une espèce de contrainte, de violence et de nécessité, en sorte qu’il ne laisse jamais rien à son choix. Il dit ailleurs que son gnostique, « qui est un holocauste, est éclairé ou enlevé jusqu’à l’union qu’on ne peut discerner. » Ailleurs, il se sert de l’exemple de l’enthousiasme et de l’esprit sacré des poètes païens pour représenter l’inspiration prophétique de la gnose. Il ajoute ailleurs que « toutes choses sont données gnostiquement aux gnostiques. » II dit, en un autre endroit, qu’il parvient à la contemplation par une « efficace gnostique95. » Le mot de vertu efficace est lui seul très fort. Il ne faut pas douter que le terme de gnostique qui y est ajouté ne signifie quelque chose de considérable et de très mystérieux, dans un auteur qui donne la gnose pour un si profond mystère.
Il dit, au même endroit, que le gnostique a compris le psaume où il est écrit : Entourez Sion, environnez-la, racontez sur ses tours. Il assure que ceux qui reçoivent le Verbe d’une manière élevée seront comme de hautes tours et qu’ils seront affermis dans la foi et dans la gnose. Il exprime encore que la contemplation du gnostique est passive, quand il dit qu’il « contemple saintement le Dieu saint », et que, « la Sagesse qui l’assiste, Se considérant et Se contemplant elle-même sans relâche, il devient semblable à Dieu autant que cela est possible96. »
Vous voyez que le Verbe imprime continuellement à l’âme gnostique tout ce qu’il faut qu’elle connaisse ou qu’elle fasse et que l’âme ne fait que suivre par une espèce de nécessité cette impulsion efficace et continuelle, ne la prévenant jamais.
Vous voyez que l’âme et son action propre disparaissent, en quelque sorte, et que c’est Dieu qui se contemple Lui-même.
Voilà précisément l’état où Cassien assure que s’accomplit, dans l’âme du solitaire, la parole d’Isaïe par une unité consommée avec Dieu : Il sera toutes choses en toutes choses – et erit Deus omnia in omnibus – ; c’est-à-dire que Dieu, dans chaque action et en chaque moment, fait tout dans l’âme, et que l’âme ne fait plus d’autre usage de sa liberté que de ne résister point à Dieu et de se livrer, par un choix très libre et par conséquent très actif, à l’impulsion de la grâce97.
C’est ce que notre auteur appelle agir, penser, parler gnostiquement, et c’est ce que les mystiques appellent l’état passif.
9. La gnose est un état où l’âme n’a plus besoin des pratiques
de la piété ordinaire
Ce que les spirituels appellent pratiques doit être d’abord défini. Ils appellent pratiques certains exercices de vertu excitée et méthodique, très saints en eux-mêmes, qui auront été longtemps le soutien et la nourriture de l’âme lorsqu’elle avait un besoin continuel de règles précises et d’arrangements dans tous ses exercices. Ces pratiques, si essentielles en un temps, deviennent inutiles dans un autre plus avancé, où Dieu, se communiquant davantage à l’âme, la fait entrer par ces communications dans une voie plus simple et plus libre. C’est ainsi que tous les spirituels, même les plus opposés aux voies mystiques, s’assujettissent moins aux méthodes d’oraison, et à quelque autre règle des commençants, quand ils sont affermis dans une longue habitude de la vertu et de l’oraison. On ne peut pas douter qu’il n’y ait, dans les voies intérieures, le lait des enfants et le pain solide des forts98.
Quand même quelqu’un en voudrait douter, pour les pratiques, saint Clément l’en convaincrait. Le gnostique, suivant ce Père, « n’a plus de part avec les bons qui sont encore agités par des sentiments », avec les bons pathiques ; et ainsi, il n’a plus besoin des pratiques qui leur sont nécessaires : il est consommé par l’amour, et « se nourrit perpétuellement d’une manière insatiable, de la joie de contemplation ». Il ne saurait donc, au milieu de cette joie que rien n’interrompt, rentrer dans les actes de tristesse, de componction, de crainte et de gémissement sur soi-même, qui sont essentiels au commun des fidèles. Ce n’est « ni pour le temps, ni pour le lieu qu’il a reçu la lumière inaccessible » ; il l’a reçue par « l’amour gnostique » qui donne la stabilité entière. « Il n’est plus dans le pèlerinage, à l’égard du Seigneur, quoiqu’il paraisse encore sur la terre. » Le voilà donc exempt des vicissitudes et des précautions du pèlerinage99.
Aussi voyons-nous saint Clément, appuyé sur ce principe, entrer dans le détail, pour montrer que le gnostique n’est point assujetti aux règles des autres fidèles. « Les autres, dit-il, prennent des heures marquées pour l’oraison, la troisième, la sixième ou la neuvième ; mais le gnostique fait oraison pendant toute sa vie, étant appliqué à y rester avec Dieu. Celui qui est en cet état laisse toutes les choses qui ne sont pas utiles, étant parvenu à la perfection de ce qui se fait par l’amour. » Ne voit-on pas que cette régularité, qui est d’ordinaire si utile et si sainte au simple fidèle pour les heures d’oraison, devient inutile au gnostique qui est entré dans la perfection et dans la liberté de l’esprit, en sorte qu’il n’a plus, dans son amour pur, d’autre règle que son amour même ? Alors il laisse toute cette régularité d’exercices actifs. Toutes ces choses ne sont plus utiles, le gnostique « étant parvenu à la perfection de ce qui se fait par l’amour100. »
La raison fondamentale de cette liberté, c’est que le gnostique a achevé la victoire sur ses passions, c’est-à-dire la vie purgative des mystiques, qui est nommée abnégation sensitive par le Bienheureux Jean de la Croix. Saint Clément dit qu’il a délivré son âme des passions. D’où il tire cette étonnante conclusion : « Comment cet homme aurait-il encore besoin de courage, n’étant plus dans les maux, n’étant plus présent, et étant tout entier avec Celui qu’il aime ? » Voilà évidemment l’homme passif, mort à lui-même, sorti de soi-même et passé en Dieu, selon le langage des mystiques tant contredit par les savants. « Quel besoin a-t-il de la tempérance ? ajoute saint Clément, il n’en a que faire. » Le voilà donc ce gnostique au-dessus des pratiques des plus excellentes vertus. Il ne lui permet pas même d’avoir besoin de vaincre la tentation : « La force, dit-il encore, n’est nécessaire qu’à cause de la crainte » ; et il ne veut pas que le gnostique soit encore sujet ni à la crainte, ni à la volupté. Sans doute, un tel homme est bien éloigné des retours continuels sur soi-même et des combats journaliers qui sont essentiels dans la voie de la vigilance et de la pénitence active des pécheurs convertis. Saint Clément ne veut pas même qu’il lui reste ni courage, ni force, ni tempérance, parce qu’en perdant, comme disent les mystiques, toutes ressources en lui-même, il doit tout retrouver en Dieu sans propriété.
Ce langage, qui serait scandaleux dans tout auteur moderne, est d’une merveilleuse autorité pour les mystiques, dans un Père du second siècle. Ne doit-on pas être étonné de lui entendre dire que le gnostique n’a plus besoin des vertus, parce qu’il n’y a plus en lui aucun mal à réprimer ? Voilà sans doute ce qu’on ne peut souffrir dans les mystiques, qui est de prendre les pratiques méthodiques des vertus pour les vertus mêmes, et de regarder les vertus comme imparfaites, parce qu’on les conçoit comme des pratiques d’un état où l’âme est encore à elle-même et n’est point consommée dans l’unité par la mort spirituelle.
C’est pourquoi nous lisons, dans notre auteur, une chose qui achève de confirmer tout ce que nous venons de dire : c’est que toutes les vertus de l’état actif, qui est l’état des simples fidèles, ont besoin d’être renouvelées et purifiées. Alors, dit-il, « tout ce qui est vertueux est changé en mieux, ayant pour cause de ce changement le choix de la gnose101. » Faut-il donc s’étonner si les mystiques qui ont eu besoin de distinguer les choses pour les mieux expliquer, ont donné le nom de vertus humaines et naturelles aux actions de forces, de courage et de tempérance, qu’on pratique dans la voie active ; et s’ils ont exclu ce terme, des actions qu’ils ont nommées surhumaines et divines, qu’on fait lorsqu’on a passé en Dieu par cette mort spirituelle et cette unité consommée, dont saint Clément parle ?
Il est vrai que saint Clément dit « qu’il arrivera peut-être que quelqu’un des gnostiques s’abstiendra de viande, de peur que la chair ne soit trop portée au plaisir ». Mais ces termes de « quelqu’un d’entre les gnostiques » et celui de « peut-être » marquent une pratique rare ; et il est évident qu’il s’agit là d’un gnostique qui n’est point encore parvenu, au travers des progrès mystiques, jusqu’à l’apathie où il n’y a plus ni vertus à exercer, ni tentations à vaincre.
Le même Père assure qu’il est permis « à celui qui a appris suffisamment les choses qui conduisent à la gnose, de demeurer ensuite dans la quiétude en se reposant102. » Quand je voudrais faire un passage, pourrais-je le faire plus formel pour lever toute équivoque, pour prévenir toutes les subtilités, et pour faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu ? Il n’y a plus de pratiques des vertus méthodiques à suivre, pour ce gnostique suffisamment instruit et purifié ; il ne lui reste plus qu’à demeurer uni à Dieu, dans le repos inaltérable d’une perpétuelle contemplation. Tout ceci est une suite du principe que saint Clément a posé d’abord, qui est que la purification et les pratiques sont pour les deux états précédents.
« Le Verbe, dit-il ailleurs, est le Maître qui instruit « le gnostique par les mystères, le fidèle par de bonnes espérances, et celui dont le cœur est encore dur, par une discipline capable de le corriger ». Le premier état est celui du pécheur pénitent, qui a encore besoin d’être frappé sensiblement, par la crainte des peines et par la discipline austère de l’Église. Le second est celui des chrétiens fervents, que les bonnes espérances des biens célestes excitent aux vertus. Le troisième est celui du gnostique que le Verbe, Maître intérieur, instruit des mystères, et qui n’a plus d’autre loi que celle de l’onction et de l’amour pur. Vouloir mettre dans l’état supérieur ce qui convient aux inférieurs, c’est renverser l’ordre ; c’est gêner l’Esprit de Dieu, c’est ignorer ces voies.
Je ne puis m’empêcher d’ajouter encore ici un autre endroit de saint Clément, où il dit que l’âme du gnostique, « entrant clans l’unique demeure du Seigneur qui est la Sainte Semaine, doit être, pour ainsi parler, dans une lumière stable et proprement permanente, qui ne peut, en quelque manière que ce soit, être sujette à aucun changement ». C’est dans le même endroit, un peu au-dessus, qu’il avait dit : « nous vivrons selon Dieu avec les dieux, étant délivrés de toute peine et de tout châtiment que nous souffrons de nos péchés pour une instruction salutaire. Après laquelle purification, les prix et les récompenses sont donnés aux parfaits, qui ont cessé de se purifier, et qui cessent alors de faire aucune autre fonction sainte dans les choses saintes. »
Il ne me reste plus qu’à rapporter encore là-dessus un passage de notre auteur. « Les apôtres, dit-il, ayant surmonté, par l’instruction gnostique du Seigneur, la colère, ils n’eurent plus en eux les suites des passions qui semblent avantageuses comme le zèle, la joie, la hardiesse ou courage, et l’ardeur. Par la constitution ferme de leur esprit, ils ne pouvaient plus éprouver aucun changement ; par l’habitude de l’exercice, ils demeurèrent toujours inaltérables, depuis la résurrection du Sauveur. Quoiqu’on regarde ces choses comme bonnes, on ne doit pas les admettre dans l’homme parfait, il n’a point de courage car il n’a point de quoi être courageux, car il ne se trouve point dans les choses fâcheuses103. »
Il faudrait se fermer les yeux tout exprès, pour ne pas voir qu’après cette entière purification du gnostique, il exclut non seulement les craintes et les peines du premier degré, qui est la pénitence, et l’éloignement des vices, mais encore toutes les pratiques des vertus actives, fondées sur une espérance intéressée du second degré. Il ne lui reste plus que son repos de la Sainte Semaine, sa contemplation, son amour libre, son union stable. II n’y a plus d’autres fonctions saintes, pour le gnostique, même dans les choses les plus saintes. La raison de cette liberté, c’est qu’il a achevé et cessé de se purifier.
10. La gnose parfaite exclut tout désir excité
Jusqu’ici la conformité entre la gnose de saint Clément et la
Jusqu’ici, la conformité entre la gnose de saint Clément et la voie des mystiques est entière. Cette conformité ne se dément en rien : tous les morceaux que nous trouvons épars çà et là, comme les débris d’un édifice, quand on les rassemble, composent aussitôt d’eux-mêmes une architecture parfaite. C’est, du premier coup d’œil, le système de l’état passif que l’on reconnaît sans qu’on n’ait besoin de rien ajouter.
Il n’y a dans toute l’étendue du système qu’une seule objection à faire, la voici : l’homme passif, dira-t-on, ne fait point d’acte, il ne demande ni ne désire rien ; tout au contraire, le gnostique de saint Clément fait des actes pour remercier Dieu, car il rend grâce de tout ce qui arrive ; et il forme plusieurs désirs et fait plusieurs demandes. Il a soin de son âme ; il craint d’être tenté et se prive de manger de la viande, pour éviter la tentation ; il demande la persévérance et l’accroissement de sa charité ; il demande pour lui-même la rémission de ses péchés, il la demande pour son prochain. Il fait encore plusieurs autres prières distinctes, qui sont incompatibles avec cet état de passiveté et d’inaction, que les mystiques décrivent. Le gnostique et l’homme passif ne sont donc pas entièrement la même chose.
Pour éclaircir cette difficulté, il ne faut que s’entendre les uns ales autres à bien prendre la voie passive. L’on y fait presque sanscesse des actes, mais en deux manières bien différentes : il y a les
Pour éclairer cette difficulté, il ne faut que s’entendre les uns les autres à bien prendre la voie passive. L’on y fait presque sans cesse des actes, mais en deux manières bien différentes : il y a des actes excités, que l’on fait faute d’être entièrement passif ; il y a ceux que l’on fait ensuite, non en s’excitant, mais en les recevant de Dieu d’une manière passive.
L’âme, disent tous les mystiques, n’est encore qu’imparfaitement passive jusqu’à ce qu’elle soit désappropriée d’elle-même et transformée en Dieu. Tandis qu’elle n’est encore qu’imparfaitement passive, quoiqu’elle ne l’aperçoive pas, elle s’excite aux actes ; et par conséquent il y a encore en elle quelque mélange d’actes passagers et excités quoique plus simples et moins aperçus.
Quand la passiveté est consommée par la transformation, il n’y a plus rien d’actif, c’est-à-dire rien de l’action propre et excitée ; il ne reste que l’usage de la liberté, pour laisser agir la grâce et pour vouloir tout ce que Dieu fait vouloir. Alors l’équilibre de l’âme, dont parle saint François de Sales104, est parfait, pour ne se donner à elle-même aucun penchant. Alors les actes et les désirs sont encore d’usage, mais d’une autre façon que dans la voie active : ce sont des actes faits passivement et des désirs imprimés. Ainsi, à proprement parler, l’âme n’est jamais sans désirs, quoiqu’elle ne l’aperçoive pas. Elle en a toujours, par un reste d’activité, jusqu’à ce que la passiveté soit consommée en elle ; alors tous les désirs excités sont éteints, elle ne s’excite plus, même pour les meilleures choses. On quitte toute fonction sainte, même dans les choses les plus saintes, comme l’assure notre auteur, parce que la fidélité de l’âme consiste à suivre sa grâce et l’attrait divin. En cet état, elle est morte à tous désirs propres pour ne plus vouloir que ce que Dieu veut en elle ; d’autres désirs plus purs renaissent dans son cœur : c’est Dieu qui les lui imprime, de moment à autre, comme il Lui plaît, sans que l’âme y mette autre chose qu’une non-résistance très simple et très libre à l’opération de Dieu en elle.
De là vient que les mystiques appellent les désirs actifs et excités, des désirs humains et vertueux ; au lieu qu’ils appellent les désirs reçus et imprimés passivement des désirs surnaturels et divins. Mais enfin, dans toutes les voies, on a presque toujours des désirs qui s’expriment, même par des actes et par des demandes.
Il ne reste plus maintenant qu’à examiner si l’on peut objecter, comme une chose incompatible avec un système, ce qu’il renferme formellement et essentiellement. Le système de la voie passive renferme essentiellement des désirs actifs, qui vont toujours diminuant jusqu’à ce que la passiveté soit consommée ; il renferme encore d’autres désirs passifs, après la consommation. On ne peut donc alléguer les désirs du gnostique, comme une preuve de différence entre lui et l’homme passif. Ce serait faire une objection absurde, faute de savoir le système que l’on veut combattre. Cela paraîtra encore plus par le détail des passages de saint Clément.
Nous avons vu, par plusieurs passages, que la gnose, de même que la voie passive, a plusieurs degrés. Nous avons vu que le gnostique tend à une gnose ultérieure. Et, au travers des progrès mystiques, il marque aussi le gnostique qui est arrivé au comble de la gnose. Enfin, nous voyons que, suivant ce Père, l’homme n’est point encore unique, exempt de toute souillure et divinisé, jusqu’à ce qu’il arrive à l’apathie qui est le comble de la gnose. Dès qu’on a posé les divers degrés de la gnose, aussi bien que de la voie passive, il est aisé de conclure que le gnostique, en certains degrés, est encore imparfait, et qu’il désire encore pour lui-même la rémission du péché, comme le marque saint Clément. Vous voyez même les degrés qu’il marque : premièrement, dit-il, il demande la rémission des péchés, ensuite de ne plus pécher, puis de pouvoir bien faire et de connaître les ouvrages et l’économie du Seigneur, afin qu’étant rendu pur de cœur par l’épignose105 qui vient du Fils de Dieu, il soit initié à l’heureuse vision de face à face. Il est donc manifeste que ce gnostique, quand il fait de telles demandes, n’est point encore arrivé à l’apathie inamissible, où il ne reste plus ni exercice des vertus, ni force, ni courage, ni maux à réprimer, ni purgation à faire : il n’est encore ni pur de cœur, ni arrivé par l’épignose, ni initié à l’heureuse vision de face à face, il n’est point encore dans l’habitude de l’apathie qui est selon saint Clément l’état de l’homme parfait, le comble de la gnose et de l’héritage.
En voilà assez, pour montrer évidemment aux gens de bonne foi que les désirs actifs du gnostique, qui est commençant, sont entièrement conformes avec ceux de l’homme passif qui n’est point encore consommé. C’est ainsi qu’il faut entendre les différentes demandes que saint Clément attribue aux gnostiques. Il demande la permanence des choses qu’il possède, l’aptitude pour celles qui doivent arriver et la perpétuité de celles qu’il recevra106 ; il demande aussi d’être dans la chair en gnostique et en homme qui n’a point de chair. Ces demandes sont sans doute du gnostique commençant, ou du moins qui n’est point encore unique, imperturbable, immobile, à la même disposition à l’égard des mêmes choses, parvenu à l’union stable, abandonnant toutes fonctions saintes même dans les choses les plus saintes et n’ayant plus dans cette union inaltérable que le repos de la sainte semaine. Au contraire, le gnostique, tandis qu’il n’est pas consommé dans la charité stable, est encore dans les jours pénibles et laborieux de la semaine ; et ce n’est qu’au dernier qu’il entrera dans le parfait repos.
Saint Clément dit encore ailleurs que « le gnostique demande le vrai bien de l’âme, coopérant ainsi lui-même pour arriver à l’habitude de la bonté, afin qu’il n’ait plus les biens comme des instructions proposées, mais qu’il soit bon ». Il est manifeste que ce gnostique coopérant dans ses demandes n’est encore ni bon par état, ni parvenu à l’habitude de la bonté qui est la parfaite gnose, et qu’il est encore pathique.
Il est vrai que ce Père dit encore que « le gnostique Coryphée demande que la contemplation croisse et soit permanente, comme le fidèle commun demande la santé du corps107. » La difficulté de ce passage roule sur le mot de Coryphée, qui signifie celui qui porte la parole pour les autres dans un chœur, ou celui qui excelle au-dessus des autres. Ainsi, il semble que saint Clément attribue des demandes pour sa propre perfection, au gnostique, après même qu’il est parvenu au degré plus sublime de la gnose. Voilà sans doute l’objection dans toute sa force ; et on ne peut pas se plaindre que je dissimule rien de tout ce qui peut le fortifier. II est aisé de voir que ce gnostique, quoiqu’il le nomme Coryphée, n’est point parvenu par la gnose jusqu’à l’habitude de l’amour pur, qu’il nomme inamissible. Ce gnostique n’est point encore en cet état où saint Clément assure que le gnostique ne désire plus rien, parce que rien ne lui manque alors pour ressembler au beau ; et il n’a plus aucun désir, n’ayant plus besoin de rien même pour l’âme. Voilà tous les désirs pour l’accroissement des biens spirituels formellement exclus.
Saint Clément ajoute qu’il est heureux à cause de l’abondance de ces biens, qu’il ne désire rien de ce qu’il n’a pas, étant content de ce qu’il a, car il ne manque point des biens qui lui sont propres, étant suffisant à lui-même, et, dans cette suffisance, n’ayant pas besoin d’autre chose. Ce même gnostique passe, dit notre auteur, des progrès mystiques jusqu’au lieu le plus éminent du repos, où il contemple Dieu face à face, avec connaissance et compréhension. « Il doit avoir surmonté l’obstacle de tout désir, pour ne plus voir la gnose de Dieu avec un miroir. » On ne saurait lire ces passages de bonne foi, et douter qu’ils n’excluent sans réserve tous désirs pour l’âme, c’est-à-dire pour l’accroissement de la perfection ou pour la persévérance.
Il faut donc que le gnostique nommé Coryphée par saint Clément ne soit pas dans le dernier degré qui est le lieu le plus éminent du repos. Celui qui demande l’accroissement de sa contemplation n’est pas encore heureux et suffisant à lui-même ; il n’a pas encore surmonté tous désirs pour contempler Dieu face à face, avec compréhension ; il lui manque quelque chose pour ressembler au beau ; il a encore quelque désir et quelque besoin pour son âme. Ce Coryphée n’est donc pas dans le dernier degré qui est le lieu le plus éminent du repos ; il lui reste encore quelques vertus à pratiquer, quelque œuvre sainte à faire. Ce Coryphée demande la persévérance, il n’est donc pas encore dans cet état de repos où il est forcé d’être bon, où il est l’être même de la bonté par une substance vive et permanente. En un mot, il n’est pas encore dans la permanence puisqu’il la demande ; ou s’il la demande y étant déjà, il faut que ce soit une demande sans actes formels et réfléchis, une demande de l’esprit qui prie sans cesse secrètement en nous et pour nous former en lui sans qu’il y réfléchisse.
Ce qui confirme ce sentiment est ce que nous voyons partout dans les livres de saint Clément. Le gnostique, selon lui, prie ; mais qu’est-ce que sa prière ? Elle consiste dans toute sa vie qui est un commerce familier avec Dieu ; son genre de prière est l’action de grâces, laquelle action n’est qu’une simple complaisance dans tout ce qui arrive. D’ailleurs, il faut observer que saint Clément, quand on l’examine de près, ne représente point la gnose comme le terme de la perfection, mais seulement comme la voie qui y conduit : le terme, c’est l’amour pur et permanent. Nous avons vu qu’il dit souvent que la gnose finit en la charité. Ailleurs il dit : il est donné à celui qui a la foi la gnose, et à la gnose la charité. Il semble mettre la charité pure et permanente autant au-dessus de la gnose que la gnose est au-dessus de la foi commune. On trouve souvent, dans ce Père, de semblables expressions. Et ainsi, le Coryphée de la gnose pourrait bien être au-dessous du gnostique divinisé et consommé dans l’amour pur et permanent. Le moins qu’on puisse faire pour n’imputer pas à un si grand docteur des contradictions extravagantes, c’est de peser ainsi chaque terme dont il s’est servi. D’autant plus qu’il parle si mystérieusement et qu’il assure que le lecteur ne le pourra jamais entendre, s’il n’est point gnostique.
Tout ce que je viens de marquer me paraît démonstratif pour prouver que le gnostique Coryphée de saint Clément ou n’est point encore divinisé et dans la consommation de l’amour pur et permanent, ou que ses demandes ne sont point des actes formels excités et réfléchis, tels qu’on les fait dans la voie active. Cela paraîtra encore plus clair lorsque nous verrons, dans la suite, ce que saint Clément dit pour montrer que, quand on entre dans le divin de l’amour, cet amour parfait n’est plus un désir, mais une union fixe.
Cependant je reconnais, avec le Bienheureux Jean de la Croix, que l’homme passif et transformé peut avoir des désirs, pour voir croître et continuer sa contemplation. Remarquez qu’il y a une extrême différence entre désirer l’accroissement de la contemplation et la persévérance finale par la recherche intéressée de sa perfection et de son salut, et désirer l’accroissement et la durée de la contemplation par l’amour pur et désintéressé des vérités divines que cette contemplation découvre. Le second désir convient au gnostique divinisé ; et le premier ne peut point lui convenir, puisqu’il n’est point gnostique, comme dit saint Clément, pour vouloir être sauvé. L’amour pur de la contemplation des vérités divines est aussi loin de la demande de la persévérance pour sa sûreté propre, que le ciel est au-dessus de la terre. Quand j’entends parler saint Clément des désirs du gnostique pour pénétrer les vérités et les mystères de Dieu, loin d’être embarrassé de cette objection, je suis consolé de voir la conformité de ce Père avec les plus grands saints d’entre les mystiques modernes.
Je m’imagine entendre le Bienheureux Jean de la Croix qui dit que, l’âme étant déifiée, l’épouse et l’époux ne font plus qu’un même esprit selon la loi des noces spirituelles ; que l’épouse désappropriée d’elle-même forme alors des désirs, sans mêler aucun propriété dans ces désirs, qu’elle reçoit de Dieu ; et qu’usant de ces droits sur l’esprit de l’époux, elle veut que tout soit commun entre eux, pour jouir de tous les trésors de la sagesse divine. L’amour de l’épouse veut tout avoir et l’amour de l’époux ne lui saurait rien refuser. Aussi voyons-nous, dans saint Clément, que de tels désirs sont toujours efficaces : « Dieu, dit-il, accorde les demandes de ceux qui n’ont pas toujours cru fermement et qui se sont repentis de leurs péchés ; mais, pour ceux qui vivent sans péché et gnostiquement, Dieu leur accorde lorsqu’ils ne font plus que penser. »
Il dit, en un autre endroit, que si « le gnostique pense seulement et invoque le Père par des gémissements inénarrables, il est auprès de Lui dès qu’il parle. » Dieu, dit-il encore, « n’attend point la voix du gnostique dans la prière, Lui qui a dit : demandez et je ferai, pensez et je donnerai. » Ailleurs, il dit : « Au seul gnostique est accordé ce qu’il demande, selon la volonté de Dieu, soit qu’il demande, soit qu’il ne fasse que penser108. » Il ne demande pas, dit-il ailleurs, mais « il exige » du Seigneur. Cette expression marque l’autorité de l’épouse sur l’époux, après la communication de l’unité spirituelle.
Une chose qui marque combien le gnostique est incapable de faire des actes réglés pour désirer les vertus, c’est que saint Clément dit que le gnostique ne doit point savoir qui il est, ni ce qu’il fait. Par exemple, « celui qui fait miséricorde ne doit point savoir qu’il est miséricordieux109» ; quelquefois il aura ce sentiment de miséricorde et quelquefois il ne l’aura pas. Vous voyez qu’il n’a rien de réglé, ni de sûr, et qu’il est tel que Dieu le fait être, dans chaque moment.
Voulez-vous savoir encore de saint Clément comment son gnostique fait des demandes ? Il est dans une entière indifférence par lui-même, pour les choses que l’esprit intérieur lui fait demander, étant, préférablement à tout, aussi prêt de n’obtenir pas ce qu’il demande que d’avoir ce qu’il ne demande pas. Toute sa vie et son commerce avec Dieu sont pour lui une prière. Vous voyez que son repos même en Dieu est pour lui une demande éminente de tout ce qu’il ne demande point par des actes formels.
Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ? Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi. » Mais cette action de grâces, comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive110. » Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive.
Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il, avec les choses belles et excellentes se fait par le désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni de temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable111. »
Pour donner le dernier degré d’évidence à notre matière, nous n’avons plus qu’à examiner, de suite et en détail, les trois genres auxquels tous les désirs de l’homme se réduisent. Il ne peut désirer que les choses sensibles et passagères, ou les biens invisibles et éternels, ou enfin sa persévérance et son accroissement dans la charité. Il est évident que le parfait gnostique ne peut plus désirer aucuns biens sensibles et passagers, puisqu’il est dans l’apathie qui est l’extinction de tout désir sensible ; et qu’il est distinct des fidèles simplement vertueux, que saint Clément appelle les bons pathiques. Ce Père dit même en termes formels « que le gnostique ne désire aucune des choses nécessaires à la vie, persuadé que Dieu qui connaît tout donne aux bons ce qui leur convient sans qu’ils le demandent112. » Le gnostique ne demande donc point, pour lui-même, avec l’Église, la santé, les fruits de la terre et les autres propriétés, parce que Dieu donne sans qu’on Lui demande. Et cette maxime générale tombe sur toutes choses sans restriction, car toutes choses sont données gnostiquement au gnostique. Secondement, il ne peut désirer les biens invisibles et éternels puisque nous avons vu que l’amour gnostique est si pur qu’il ne peut admettre aucun désir de récompense, et qu’en choisissant la gnose, il ne veut point être sauvé. Il ne reste donc plus que la persévérance et l’accroissement dans l’amour qu’on puisse faire désirer au gnostique. Mais, outre que le désir de la persévérance est exclu par l’exclusion formelle de tous désirs pour le salut, d’ailleurs ce désir de salut trompe beaucoup de personnes sans expérience : ils s’imaginent que, plus on aime Dieu, plus on craint de ne L’aimer pas toujours et qu’on désire de plus en plus que cet amour augmente. Ces personnes jugent absolument de tout amour par le leur, qui est très imparfait. Comme elles sont encore dans une voie multipliée d’actes fervents, excités et réfléchis, elles sont sans cesse occupées de leur amour, encore plus que du Bien-aimé ; au lieu que l’âme qui aime avec une pureté et une simplicité entières, regarde, comme dit saint François de Sales113, non son amour, mais son Bien-aimé. Aussi voyons-nous que saint Clément parle dès le second siècle comme saint François de Sales a parlé dans le nôtre : ceux qui raisonnent ainsi, dit-il, ne connaissent point ce qu’il y a de divin dans l’amour. Vous voyez que ces personnes qui n’ont qu’un amour fervent et excité, ignorent les voies du pur amour, qui est une opération toute divine dans l’âme gnostique ou passive. Cette âme est trop simple et trop aimante, pour prévenir, au-delà du moment présent, si elle aimera plus ou moins dans la suite. Bien loin de prévenir l’avenir, elle n’aperçoit pas même le présent. Non seulement elle aime sans songer si elle aimera toujours, mais elle aime sans penser si elle aime actuellement.
Nous en portons un exemple bien sensible et bien continuel au-dedans de nous-mêmes : nous n’examinons point si nous aimerons toujours, ni si nous aimons actuellement une personne, pour qui nous avons la plus tendre et la plus forte amitié. Tout de même, l’âme gnostique ou passive, en aimant, ne songe qu’à aimer ; ou plutôt, elle aime, sans penser si elle aime, par un amour direct dont elle suit sans réflexion l’attrait tout-puissant. Et le moindre examen de son amour lui paraîtrait une distraction. Comme elle aime sans réfléchir sur son amour, elle aime aussi sans désirer d’aimer. De là vient cette grande et décisive parole de saint Clément, car « l’amour, dit-il, n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction » qui établit le gnostique dans l’unité de la foi. Il y a seulement une pente directe de tout le fond de l’âme à contempler sans cesse et de plus en plus le Bien-aimé. Mais cette pente n’est ni un désir formel ou actif, ni une demande distincte, à moins que l’époux ne l’imprime dans le cœur de l’épouse où il fait tout ce qui lui plaît. Ce gnostique n’a plus besoin ni de temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi « par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »
Vous voyez que saint Clément, après avoir exclu tous les désirs sensibles par l’apathie, et tous ceux des récompenses éternelles par l’amour gnostique, qui est tout désintéressé, finit par exclure encore, de la parfaite gnose, cet amour inquiet qui craint de n’aimer pas toujours, et qui désire d’aimer de plus en plus. « L’amour, dit-il, n’est plus le désir de celui qui aime ; c’est une ferme conjonction du gnostique dans l’unité de la foi ; il a reçu son espérance par la gnose », c’est-à-dire que sa pure charité absorbe son espérance et contient éminemment tout ce qu’elle avait de meilleur ; « il ne désire plus rien parce qu’il a ce qui est désirable. » En juger autrement, c’est « ne pas connaître, dit saint Clément, ce qu’il y a de divin dans l’amour114. »
Après cet éclaircissement, fait avec tant d’exactitude, je ne crois pas qu’on puisse douter que saint Clément n’ait exclu tout désir actif et excité, de son parfait gnostique. Quand même il ne l’aurait pas dit en termes formels, comme j’ai montré qu’il l’a fait, son système entier le montrerait. Évidemment, pour lui, nous avons vu que ce Père assure que le Verbe fait en chaque moment dans l’âme gnostique, par la parole intérieure, toutes les choses les plus communes et les plus indifférentes de la vie : le gnostique se marie, se promène, boit, mange, se repose, si le Verbe le dit. A plus forte raison, ne fera-t-il point les actes intérieurs les plus importants, si le Verbe ne le dit par son inspiration intérieure. Obéir à cette parole, c’est ce qu’on appelle agir passivement.
Au reste, il faut observer que Prodicus, et les autres faux gnostiques, ayant abusé des principes de la gnose, comme nous l’avons vu, jusqu’à l’excès horrible de rejeter toute prière, tout culte et tout recours à la divinité, saint Clément entreprit de justifier la véritable gnose, que la fausse avait rendu odieuse. Son but, comme il le dit lui-même, est de montrer, dans les Stromates, que le gnostique n’est ni impie, ni athée ; et qu’au contraire il est le seul qui honore Dieu parfaitement. Le moins qu’il pouvait faire, dans ce dessein, était de dire ce qui est véritable, à la lettre, qui est que le gnostique, ou fidèle passif, forme des désirs et des demandes conformément aux divers états où il se trouve, c’est-à-dire activement, tandis qu’il lui reste encore quelque activité ; et enfin passivement, après qu’il est entièrement sorti de l’état qu’on appelle actif.
Ce qui est remarquable, c’est ce que saint Clément a cru nécessaire de nous avertir que « le gnostique ne laisse pas de prier avec ceux qui sont nouveaux dans la foi et que sa vie est une fête115 ». Après nous avoir montré la prodigieuse disproportion entre l’intérieur du gnostique et celui du simple fidèle, il avait besoin de nous faire entendre que ces deux hommes ne laissent pas de vivre, dans une société extérieure de religion, et même dans une communion réelle et intérieure de prière. En effet, l’Église, toujours mue par le Saint-Esprit, ne forme aucune demande, non plus que le gnostique, qui ne soit selon Dieu et inspirée par Lui. Ces demandes sont toujours efficaces pour quelques-uns ; si les uns n’en profitent pas à cause de leur indisposition, d’autres, mieux disposés, en reçoivent l’effet.
Ainsi le gnostique, que l’esprit intérieur mène, est toujours uni à l’Église, pour les demandes générales que l’esprit de grâce lui met dans la bouche. Et quoique cet homme divin n’ait plus ni règles, ni pratiques, ni exercices, ni demandes à faire pour lui, il ne laisse pas d’aller aux assemblées et de s’y accommoder même à ceux qui sont plus nouveaux dans la foi. Vous voyez que saint Clément va au-devant de toutes les difficultés qu’on fait contre l’état passif ; et qu’il entre dans un détail précis, comme s’il écrivait de notre temps.
11. Le gnostique est déifié
Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié paraît une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, un Dieu conversant dans la chair ». « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu116. » La traduction latine dit : Deo afflat et afflatur ; quand il parle de prophétie, il entend celle du gnostique, qu’il représente comme prophète, ainsi qu’il paraîtra dans la suite.
« Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie, à la vérité devient en quelque manière Dieu, d’homme qu’il était ». « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable, autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement ». Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. Le même Père dit encore qu’il y a une espèce d’égalité entre Dieu et l’âme du gnostique en sorte que, « comme Dieu prédestine l’âme, l’âme prédestine réciproquement Dieu, c’est-à-dire que, comme Dieu a élu cette âme par un choix éternel, de même, à son tour, cette âme a choisi Dieu117 » et Le préfère à tout par un choix immuable.
Voulez-vous savoir comment la créature peut être ainsi divinisée ? C’est, dit saint Clément, que « l’esprit pur et délivré du mal devient capable de recevoir la puissance divine, l’image de Dieu se formant en lui ». Remarquez que ce Père parle précisément comme les mystiques. Dieu cherche tellement à se communiquer à l’âme et à n’être qu’un même esprit avec elle, qu’Il la rend déiforme, dès le moment qu’elle est purifiée. La voie de la pure foi et de la mort entière à tout amour propre est celle qui nous communique, sans danger d’illusion, cette sagesse et cette puissance qui divinisent l’âme. Le même Père dit encore que l’âme étant dans cette excellence, « l’homme devient déiforme et semblable à Dieu ; et Dieu devient aussi semblable à l’homme» ou homiforme, s’il est permis de parler ainsi118.
Ce n’est pas même assez que d’avoir démontré combien ce Père les surpasse tous dans ce qui scandalise le plus les docteurs. Il faut observer encore que ces expressions, si outrées et si fréquentes, ne sont point des exagérations, mises au hasard, mais des expressions choisies, pour composer un système régulier et suivi, qui est précisément, dans toutes ses parties, celui des mystiques. Saint Clément ayant établi que l’âme devient un même esprit avec Dieu dans la gnose, remarquez que cette union est bien différente de celle qui se fait d’un homme avec une créature mortelle : qui adhaeret meretrici unum corpus efficitur119. Il dit qu’il arrive tout au contraire dans le gnostique que « son corps même devient spirituel. » Le commun des théologiens est bien persuadé qu’après la résurrection, les corps glorieux des justes deviendront en quelque sorte spirituels : surget corpus spirituale. Mais où sont les théologiens qui permettent de dire que le corps spirituel soit formé dès cette vie ?
Saint Clément ajoute qu’en cet état « le gnostique reçoit, avec l’apathie, la parfaite adoption et qu’il est fils ». Il dit encore ailleurs : « L’homme divinisé jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure devient, unique120. » Vous voyez que l’homme étant ainsi passé de l’état vertueux et actif, où il combattait contre lui-même et contre les tentations, en cet état divin où il n’a plus aucune résistance dans son propre fonds, il devient unique ; c’est-à-dire, qu’étant auparavant composé de deux natures, dont l’une était charnelle et animale et l’autre spirituelle, alors tout se réunit à l’esprit ; et la chair même, purifiée, entre dans les inclinations de l’esprit divinisé. L’homme, n’ayant plus de vertus à pratiquer parce qu’il n’a plus rien à vaincre en lui, se repose dans un amour simple, unique et tranquille du Bien-aimé.
On ne saurait réduire ces expressions à une doctrine plus modérée que celle des mystiques, qui veulent qu’après les épreuves de la purification passive, il y ait, dans l’état de transformation, non pas une extinction entière, mais une simple suspension de la concupiscence. La chair ne s’est révoltée contre l’esprit qu’à cause que l’esprit, s’aimant lui-même, rapportait les créatures à soi. Ainsi, quand l’esprit cesse de s’aimer et de se chercher dans l’usage des créatures, Dieu rappelle l’ancienne subordination. L’esprit uni à Dieu commande sans peine à la chair ; et ce qui était d’abord un état naturel à l’homme innocent, dans le paradis terrestre, n’est qu’une grâce journalière dans l’homme réparé. La distinction de ces deux états dont l’un est vertueux et encore pénible, l’autre tranquille et divin, est très remarquable. C’est pourquoi, quand saint Clément parle du dernier degré de la gnose, il en exclut toutes les vertus et veut que le gnostique consomme sa perfection seulement dans ce qui est divin.
12. Le gnostique voit Dieu face à face et est rassasié.
Nous avons vu que le gnostique, étant purifié par l’épignose qui vient du Fils de Dieu, doit être initié à l’heureuse vision de face à face. Le même Père dit, ailleurs, que la gnose fait passer l’homme à travers les progrès mystiques jusque dans le lieu le plus éminent du repos, en apprenant à contempler Dieu face à face avec connaissance et compréhension. La perfection de l’âme gnostique, continue-t-il, consiste à être avec le Seigneur, ayant outre-passé toute purification et toute œuvre ; c’est ce qui lui fait dire que son gnostique doit avoir surmonté l’obstacle de tous désirs, pour ne plus voir la gnose de Dieu avec un miroir. La conséquence de cette doctrine est que l’âme, voyant Dieu face à face, est rassasiée. De là vient ce que nous avons déjà vu tant de fois, que l’homme ne souhaite plus de ressembler aux bons ni aux bonnes choses, ayant, par l’amour, l’être même de la beauté. De là vient encore qu’il rapporte le sentiment des philosophes pour montrer que, « quiconque n’est encore que vertueux ne jouit ni du bonheur, ni de la perfection. Car le sage qui souffre, qui tombe dans plusieurs accidents contraires à la volonté, et qui, pour en être délivré, voudrait sortir de la vie, n’est point heureux121.»
Voilà manifestement un état, que l’on croit communément d’une sublime perfection, et qui est imparfait, selon saint Clément, en comparaison de celui du gnostique. Je veux dire l’état du fidèle, qui soupire après la mort, pour fuir les dangers et les imperfections de la vie. Quand on a parlé dans ces derniers temps d’un état plus avancé où l’âme est indifférente, les docteurs spéculatifs l’ont regardé comme une illusion et une nouveauté dangereuse.
Saint Clément ne s’arrête point là : « Le gnostique, dit-il, ne désire rien de ce qu’il n’a pas, étant content de ce qu’il a ; car il ne manque point des biens qui lui sont propres, étant suffisant à lui-même par la divine grâce et, par la gnose, étant dans cette suffisance et n’ayant pas besoin des autres choses ; ayant et priant tout ensemble, il est uni à l’esprit ». Il parle encore ainsi ailleurs : « il ne désire rien, car rien ne lui manque pour ressembler au beau et air bon ; il n’aime personne d’une amitié commune, mais il aime le Créateur dans les créatures ; il n’a besoin de rien pour l’âme122. » Remarquez en passant cette exclusion de tous désirs : elle est absolue et sans réserve, même pour les biens spirituels et pour la perfection. Étant par l’amour avec son Bien-aimé, avec qui il demeure familièrement, il est heureux à cause de l’abondance de ces biens. La raison pour laquelle tout désir est exclu d’un amour si parfait, c’est, comme nous avons déjà vu clans le même Père, que quand on entre dans ce qu’il y a de divin dans l’amour, alors l’amour n’est plus un désir dans celui qui aime : c’est une « ferme conjonction » qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Ceux qui s’imaginent qu’aimer, c’est désirer le beau, ne connaissent point le divin de l’amour. Le gnostique n’a plus besoin ni de temps ni de lieu ; ayant reçu son espérance par la gnose, il ne souhaite plus rien ; possédant, autant qu’il est possible, tout ce qui est désirable. Voilà ce qui fait que l’âme n’a plus qu’à se reposer en Dieu, selon le même Père, dans le sabbat mystique, qui est la fin de la semaine. Voilà ce qui fait qu’il quitte toutes les choses devenues inutiles pour lui-même, les fonctions les plus saintes et dans les choses les plus saintes. En un mot, voilà ce rassasiement, et cette béatitude commencée, dont les mystiques ont tant parlé. C’est ce qui résulte de la vision que saint Clément appelle face à face, et que les mystiques ont appelée union immédiate ou essentielle.
Il est bon de remarquer que les mystiques ont parlé moins hardiment que ce Père. Ils n’ont parlé ni de vision face à face, ni de compréhension, ni d’un état de béatitude et de possession où l’on n’est plus dans le pèlerinage. Tous ces termes, si propres à effaroucher les théologiens, et dont saint Clément est rempli, ne se trouvent point dans les spirituels modernes. Il est vrai qu’ils parlent de béatitude commencée ; mais ce langage est apostolique. Nous sommes, selon saint Jacques, un « commencement de la nouvelle créature123 » ; nous avons, selon saint Paul, « les prémices de l’Esprit » ; ce même apôtre dit que « la gloire de Dieu doit être révélée en nous124 » ; il représente cette gloire comme étant déjà formée et cachée dans notre fond ; il ne faudra que lever le voile pour la faire éclater.
Il est vrai que les mystiques parlent d’une union essentielle et immédiate. Ils la nomment essentielle, seulement pour la distinguer des unions passagères qui se font par les actes réfléchis et interrompus des puissances, ce qui ne fait point une union aussi intime et aussi permanente. Mais ils n’ont jamais songé à prétendre qu’elle fût essentiellement la même que celle des saints dans le ciel. Il n’y a que des gens sans lecture et sans expérience sur cette matière, qui puissent leur imputer ce sentiment. Ils la nomment union immédiate pour marquer que l’âme ne tient plus à Dieu par aucun de ces dons distingués de Lui et de son pur amour, ni par aucun moyen, ni par aucune pratique extérieure et méthodique. Cette union, qu’ils nomment immédiate, n’empêche point la médiation de Jésus-Christ ; car l’union, quoique immédiate, ne se fait que passivement, par l’opération plus efficace que jamais du Médiateur. Cette union immédiate n’empêche pas que le voile de la foi ne couvre l’objet ; car il y a une grande différence entre tenir immédiatement à Dieu par la pure volonté, ou voir Dieu immédiatement Lui-même dans son essence, sans aucun voile. Les mystiques croient le premier, et déclarent sans cesse qu’ils aimeraient mieux mourir que de croire le second. Ainsi on ne peut leur imputer les erreurs des Bégards condamnés dans le Concile de Vienne, qu’en ignorant, avec un excès inexcusable, leur doctrine et leur langage.
Si on demande en quoi consiste ce fond intime de l’âme unie à Dieu, je réponds que c’est une manière de parler. En rigueur de philosophie, une substance spirituelle n’a ni fond ni superficie. Mais cette allégorie n’est point particulière aux mystiques ; elle est également répandue dans le langage de tous les hommes. Les docteurs les plus opposés aux mystiques diront tous les jours, quand ils parleront naturellement : la pénitence suivie de rechute n’était que superficielle ; la contrition qui opère une conversion stable est plus profonde ; l’amour qu’on doit à Dieu doit être dans le plus intime du coeur et dans le fond de l’âme. S’il y a de la difficulté à expliquer philosophiquement ces expressions si vulgaires et si naturelles, cette difficulté, qui est de pure philosophie, est commune à tous les docteurs, autant à celui qui la fait qu’à celui contre qui elle est faite. L’embarras même qu’on trouve à expliquer le mot de « philosophique » n’empêche point que ces allégories ne renferment un sens réel et indubitable. Quand on dispute pour décider en quoi consiste la substance d’un corps, il est certain, par avance, indépendamment de la dispute, que ce corps est une substance. Quand les mystiques se sont servis d’une mauvaise philosophie, pour expliquer leur expérience, ils n’ont pas prétendu rendre leur expérience dépendante de ces explications ; ils ont déclaré, au contraire, que tous leurs termes expliquaient trop imparfaitement ce qui est ineffable et incompréhensible. Ce serait tomber dans le défaut qu’on leur reproche que de vouloir faire dépendre le sublime mystère de la grâce, et l’opération divine dans les âmes plus parfaites, des différents systèmes des philosophes. Ce grand secret de Dieu, que la théologie même ne peut démêler, n’est point du ressort de la philosophie. Celle qui est la plus vraisemblable n’a pas plus de droit que la plus fausse de décider là-dessus.
Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. L’opération que j’appelle superficielle en l’âme, c’est une opération excitée et réfléchie ; qui dit excitation réitérée, dit des efforts passagers pour sortir de son état naturel et ordinaire, pour entrer dans un autre où l’on ne sera point fixé. Ce que j’appelle le fond de l’âme, c’est un état que la nature ou l’habitude lui a donné ; c’est une opération uniforme, qui n’a plus besoin d’être excitée et qui se fait toujours sans réflexion.
En veut-on un exemple ?... Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis ; il ne craint point de ne s’aimer pas ; il ne s’excite point à s’aimer ; il ne songe point s’il s’aimera toujours ; il ne désire point de s’aimer encore davantage ; il n’examine pas s’il s’aime actuellement ; il s’aime trop pour l’examiner. Il s’aime, et ne fait que s’aimer ; il n’aime que soi, dans tout ce qu’il semble aimer ailleurs ; il n’est tout entier, en toutes choses, qu’amour de soi-même ; il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer. Il ne pense pas toujours à soi-même, d’une manière excitée, développée et réfléchie ; c’est au contraire une opération simple, directe et continuelle. Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. Mais, si vous regardez dans les affaires et dans les amusements journaliers, quelle est sa fin unique, directement connue et voulue sans relâche, vous trouverez qu’il s’est regardé et aimé, uniquement, sans interruption, dans tous les moments de la vie. Ces distractions n’ont donc rien de volontaires elles ne sont distractions que par rapport aux pensées réfléchies, qui sont les moindres ; elles n’interrompent jamais l’attention simple et intime, ni l’amour direct qui ne consiste point dans des actes réfléchis. Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme : au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même, car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.
Changez seulement les noms et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage. Souvenez-vous seulement de croire que rien n’est impossible à Dieu ; et qu’Il ne peut pas moins, par sa grâce, que la nature, par sa corruption.
13. Le gnostique a le don de prophétie
Il est temps de considérer quelle est la science du gnostique. Cette science n’est point naturelle et philosophique : « La contemplation, dit saint Clément, qui n’est encore que philosophique, souhaite la science divine ». Il paraît, par ces paroles, que le philosophe peut devenir gnostique ; mais que la gnose est au-dessus de toute philosophie. Nous avons vu, d’ailleurs, que le simple fidèle, l’artisan et le laboureur exercent dans leur travail la contemplation gnostique. Ce qui est à remarquer, c’est qu’il prend soin d’avertir que les femmes n’en sont pas exclues : « Pour cette perfection, dit-il, l’homme et la femme en sont également capables125. »
Il ne faut point demander comment est-ce que cette science gnostique peut s’acquérir. Cassien dit que c’est par l’appauvrissement de l’esprit qu’on parvient à l’oraison sublime et à tous les dons d’intelligence. De même, saint Clément assure que « l’esprit pur et délivré du mal devient capable de recevoir la puissance divine, l’image de Dieu se formant en lui ». Voici encore comment il parle : « L’Esprit de Dieu est un flambeau qui pénètre le plus profond des cœurs. Plus un homme accomplissant la justice devient gnostique, plus l’esprit illuminant lui est communiqué126 » : c’est-à-dire que, plus un homme est dans le pur amour et dans la mort à lui-même, au milieu d’une simple et obscure foi, plus Dieu se communique à lui. Il ne faut donc s’imaginer, dans le gnostique, ni extase, ni vision. Il suffit qu’il soit purifié. Dieu ne cherche qu’à se communiquer aux âmes purifiées en leur mettant simplement au cœur, pour chaque moment, tout ce qu’il Lui plaît. Après que cela est passé, il ne leur en reste aucune trace de lumière. Il les tire de l’obscurité de la pure foi ; c’est une sublimité toujours momentanée, et comme par prêt, avec une dépendance et une impuissance, une petitesse et une désappropriation incroyables.
« Le gnostique, dit saint Clément, comprend ce qui paraît incompréhensible aux autres, persuadé que rien n’est incompréhensible au Fils de Dieu et par conséquent que tout peut être enseigné, car Celui qui a souffert pour nous n’a rien omis pour l’instruction de la gnose127. » Remarquez qu’il suppose que l’âme gnostique est l’épouse du pur amour à laquelle l’ Époux ne peut rien refuser, ni cacher ses plus incompréhensibles mystères, comme saint Jean de la Croix nous l’assure128.
Il parle encore ici : « Nous osons le dire, celui qui a la foi gnostique sait tout, comprend tout. Et quand il est véritablement gnostique, tels qu’ont été Jacques, Pierre, Jean, Paul et les autres apôtres, il pénètre, par une sûre compréhension, les choses sur lesquelles nous hésitons. La prophétie est aussi pleine de gnose, ayant été donnée par le Seigneur et découverte aux apôtres. » Voilà, suivant ce Père, la gnose qui est le fond de l’inspiration des apôtres et des prophètes. C’est pourquoi nous avons déjà vu qu’il dit ailleurs : « Celui qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie, devient parfaitement, selon l’image du maître, un Dieu conversant dans la chair ». C’est toujours l’amour pur, selon saint Clément, qui porte la lumière divine dans l’âme ; il n’en faut point chercher d’autre source. « Celui, dit-il, qui est consommé dans la charité, et qui se nourrit perpétuellement et insatiablement de la joie d’une contemplation inépuisable129. » Et un peu au-dessus, il ajoute encore ces fortes paroles : « Celui qui sait que l’état où il est affermi, est une compréhension des choses futures, va, par l’amour, au-devant de l’avenir ». « Touchant les choses futures, dit-il ailleurs, que le gnostique connaît et qui ne se voyaient pas encore, il en est si persuadé qu’il les croit plus présentes que celles qui sont proches de lui. » Enfin il dit de son gnostique que, « quand il a reçu la compréhension d’une contemplation éclairée, portant ses yeux sur les choses visibles, il croit voir le Seigneur, quoiqu’il paraisse voir ce qu’il ne veut pas voir. » « De même, dit-il encore, qu’il paraissait un rayon de gloire sur le visage de Moïse, à cause de sa vertu et de son entretien continuel avec Dieu, ainsi la force divine de la bonté qui s’attache à l’âme juste par l’inspiration, par la prophétie et par l’opération efficace et familière, imprime avec un sceau, sur elle, un caractère brillant de justice, qui est comme une splendeur intelligente ou comme la chaleur du soleil. C’est une lumière qui s’unit à l’âme, par une charité inséparable, qui porte Dieu et qui est portée par Lui130. »
Au reste, cette science divine et prophétique n’a, selon lui, aucune borne. Les choses, dit-il, que le Seigneur a enseignées sont claires et découvertes pour lui, quoiqu’elles soient cachées pour les autres ; car il a reçu la gnose de toutes choses. « La charité, dit-il ailleurs, persuade tout au gnostique qui ne connaît que Dieu. » Voici encore un passage étonnant : « Le gnostique, dit-il, n’a pas de peine à connaître l’avenir. Comme plusieurs, qui vivent en conjecturant, il comprend, par la foi gnostique, ce qui est inconnu aux autres ; et le futur est présent en lui, par la charité ; car il croit à Dieu qui ne trompe point. Et à cause de la prophétie et à cause de la présence, il a ce qu’il croit et il tient ce qui est promis131. » Vous voyez que le gnostique est sûr de n’être point trompé, non seulement à cause de la vérité qui promet, mais encore parce que les choses promises, quoique éloignées, dans l’avenir, sont déjà présentes en Dieu, pour celui à qui tout est présent dans la présence divine.
Nous avons déjà remarqué que le gnostique entend clairement, dans la parole divine, ce que les fidèles n’y entendent pas, son nom même de gnostique vient de γνώσις. Il nous a été donné, dit Jésus-Christ, de connaître les mystères du royaume des cieux, et aux autres seulement en paraboles. La gnose est l’intelligence des sens profonds et mystérieux, non seulement des paraboles manifestes, mais encore de toutes les allégories cachées. C’est ainsi que saint Paul nous a appris à trouver, dans l’Ancien Testament, beaucoup de figures allégoriques que la seule lettre ne nous aurait jamais fait soupçonner. Les plus anciens auteurs ecclésiastiques, entre autres saint Clément, sont les plus attachés à ces sens mystiques et allégoriques, dont les savants dédaigneux des derniers siècles ont un si grand dégoût et un mépris si déclaré, lorsqu’ils les trouvent dans les mystiques. Tous les fidèles, dit saint Clément, n’ont pas la gnose. Vous voyez en passant que comme la foi, selon saint Paul, n’est pas pour tous les hommes, ainsi la gnose n’est pas pour tous les fidèles. Les uns, dit-il, regardent le corps des Écritures, c’est-à-dire les dictions et la lettre, les autres en pénètrent le sens et ce qui est signifié par la lettre, cherchant comme Josué à découvrir Moïse caché avec les anges, pendant que Caleb moins éclairé ne pouvait pénétrer jusque-là132.
Saint Clément dit encore ailleurs que le gnostique entend toutes choses, dans l’Écriture, d’une manière véritable et élevée, comme comprenant la science divine. Il pousse la chose jusqu’à prétendre que son gnostique donne aux passages de l’Écriture les plus communs, et qui semblent ne pouvoir souffrir qu’un sens littéral, des sens profonds et mystérieux, qui sont plus propres et plus véritables. Par exemple, il assure que le gnostique seul entend le propre sens de ces paroles : vous ne commettrez point de fornication, vous ne tuerez point. Il sait de quelle manière cela est dit au gnostique, et non de la façon dont cela est compris par la multitude. « Les gnostiques, dit-il, dans un autre endroit, entendront bien en quel sens il a été dit par le Seigneur : devenez parfaits comme votre Père, remettant les offenses qu’on vous fait, en perdant le souvenir et vivant dans l’habitude d’impassibilité ». Le gnostique trouve son impassibilité dans ce passage : un docteur pathique, borné à la lettre, ne l’y trouverait jamais. Aussi ajoute-t-il, ailleurs, que « les Écritures inconnues aux hérésies et rejetées par elles comme stériles, ont été fécondes et ont conçu pour les gnostiques. » « Les hérétiques, continue-t-il un peu au-dessous, n’ayant point appris les mystères de la gnose de l’Église et ne comprenant point la grandeur de la vérité, négligent de pénétrer jusqu’à la profondeur des choses et, ne lisant que superficiellemont, ont rejeté les Écritures. » Il dit encore que le gnostique voit « comment les hérésies, c’est-à-dire les hérétiques, se sont égarés ; et comment la très exacte gnose,- et le choix véritablement excellent,- se trouve dans la seule vérité et dans l’ancienne Église133. »
Quand je lis ces choses dans saint Clément, je me rappelle aussitôt ce que Cassien a dit de ces solitaires, sans études et sans lettres, qui, par l’oraison simple et continuelle, devenaient des prophètes et entendaient les mystères de l’Écriture même134. Ils ne lisaient plus l’Écriture, ils la faisaient. Je crois voir Grégoire Lopez135 qui, sans aucune instruction, avait fait une explication historique de l’Apocalypse, si précise et si littérale. Nous avons vu que le gnostique comprend les choses que nul des autres fidèles ne peut comprendre, parce qu’il a reçu la gnose de toutes choses. Il en a même la compréhension, il sait tout, il comprend tout ; il pénètre, par une sûre compréhension, les choses sur lesquelles nous hésitons. D’où il s’ensuit, par une conséquence nécessaire, que le véritable gnostique, étant instruit immédiatement de Dieu, ne peut l’être par les hommes. Voilà l’homme spirituel de saint Paul qui juge de toute chose, et que personne ne peut juger ; voilà l’homme de saint Jean à qui l’onction enseigne tout et qui n’a besoin que personne l’instruise dans aucune chose ; voilà ces hommes que saint Denys nomme « déiformes »136; voilà ces âmes sublimes que Dieu a tellement élevées, dit saint Augustin137, qu’étant enseignées de Dieu, elles ne peuvent plus l’être par aucun des hommes.
Le même saint Clément nous montre encore que la vérité et la vertu ne viennent plus au gnostique par le dehors ; et que tous les biens qu’il reçoit lui viennent du dedans, par une inspiration immédiate, lorsqu’il dit que quand le gnostique est parvenu à l’habitude de la bonté, il ne reçoit plus les biens comme des instructions qui lui sont proposées, mais « qu’il est bon en lui-même et qu’il a l’être de la bonté. » De là vient encore qu’il dit que les biens du gnostique lui sont propres et naturels. Tout cela signifie un état consistant, une substance vive et permanente, comme il le dit lui-même, où le gnostique ne reçoit plus rien du dehors. « Étant devenu semblable à Dieu, dit saint Clément, il se crée et se forme lui-même,... par un commerce et une union avec le Seigneur, de laquelle il ne peut être arraché138. »
Nous avons vu aussi qu’il est suffisant à lui-mémo et que, dans cette suffisance, il est bienheureux. « À l’égard des grands mystères, dit-il encore ailleurs, on ne peut en instruire, il faut en contempler et en pénétrer la nature et les effets. » Ainsi, selon lui, quiconque n’a point contemplé les mystères de la gnose, ne peut en concevoir ni en juger. Il dit encore une chose qui est d’une grande profondeur : « Croire en Dieu, dit-il, sans doute est le fondement de la gnose. Il est tout ensemble le fondement et l’édifice, le principe et la fin. Les extrémités ne s’enseignent point139. » Vous voyez que, selon lui, le commencement de la foi et le comble de la gnose sont les extrémités, où l’on n’arrive point par la simple instruction et par un progrès de connaissance acquise : il y faut l’infusion du Saint-Esprit.
14. La gnose est un état apostolique
Nous avons vu, et nous verrons encore, que les apôtres et les prophètes ont été gnostiques. II paraît que saint Clément attribue réciproquement aux gnostiques les mêmes dispositions qu’aux apôtres. Il veut que les vertus ne se trouvent plus dans le gnostique non plus que dans les apôtres. Ce qu’il entend par vertus, c’est une force active pour le bien ; et par laquelle on s’excite à combattre terriblement contre le mal.
« Les apôtres, dit-il, ayant surmonté la colère, la crainte, les désirs par l’instruction gnostique du Seigneur, ils n’eurent plus en eux les suites des passions qui paraissent avantageuses comme le zèle, l’ardeur ; et par la constitution ferme de leur esprit, ils ne pouvaient éprouver aucun changement ; par l’habitude de l’exercice, ils demeurèrent toujours inaltérables, depuis la résurrection du Seigneur. Car quoiqu’on regarde comme de bonnes choses celles dont on vient de parler, quand elles sont conduites par la raison, on ne doit pourtant pas les admettre dans l’homme parfait. Il n’a point de hardiesse ou de quoi être hardi, car il ne se trouve point en des choses fâcheuses, ne regardant nulle des choses de la vie comme contraire ; rien ne peut le séparer de la charité de Dieu. Il n’a pas besoin de tranquillité, car il ne tombe point dans la tristesse ; et il est persuadé que tout ce qui arrive est bon. Et il ne s’irrite point, car rien ne le peut porter à la colère, lui qui aime toujours Dieu et qui est tourné tout entier vers Lui seul. Il ne désire rien ; car rien ne lui manque pour ressembler au beau et au bon ; il n’a aucun désir, car il n’a besoin de rien pour l’âme, étant, par la charité, avec son bien-aimé, avec qui il demeure familièrement. Il est heureux, à cause de l’abondance des biens et devient déiforme et semblable à Dieu ; et Dieu devient semblable à l’homme140. »
En voilà assez, pour montrer évidemment que le gnostique est dans les dispositions les plus parfaites où les apôtres ont été avant lui. Ce n’est que par l’instruction gnostique du Seigneur, et par l’habitude de l’exercice, comme parle saint Clément un peu au-dessus de ce passage, que les apôtres, s’élevant au-dessus des vertus actives et pénibles, entrèrent dans l’apathie gnostique et dans un état inaltérable, depuis la résurrection du Seigneur. Vous voyez que les apôtres n’ont été si parfaits qu’à cause qu’ils sont devenus gnostiques depuis la résurrection du Seigneur. Ce que saint Clément dit, au commencement du passage, pour les apôtres, il le dit ensuite, sans exception, pour tous les autres gnostiques en général. Le gnostique n’a plus rien à désirer pour l’âme, il est heureux, il est déiforme et semblable à Dieu.
Mais, outre cette perfection apostolique, saint Clément lui attribue encore le don de divination pour le prochain. « Le gnostique, dit-il, comprend ce qui paraît incompréhensible aux autres, persuadé que rien n’est incompréhensible au Fils de Dieu, et par conséquent que tout peut être enseigné, car celui qui a souffert pour nous n’a rien omis pour l’instruction de la gnose. » Nous avons vu que le gnostique sait tout, par une sûre compréhension des mystères, et qu’il pénètre la profondeur des Écritures, tout autrement que les fidèles ne peuvent la pénétrer. « Les nuées, la grêle et les charbons de feu, comme dit encore saint Clément, ont passé devant le Seigneur, nous enseignant que les discours saints sont cachés mais qu’ils sont clairs et éclatants pour les gnostiques, Dieu les envoyant comme une grêle innocente141. » Voilà, sans doute, la science apostolique attribuée à la gnose. Le Père dit encore expressément que le gnostique « connaît et comprend la loi, comme elle a été donnée aux apôtres par le Seigneur, de qui viennent les Testaments ».
Il est aisé de voir que cette science divine et infuse dans le gnostique doit se répandre sur le prochain ; car saint Clément dit que le gnostique a soin de lui et ensuite de son prochain, afin qu’il devienne excellent. Le voilà occupé à conduire son prochain pour le rendre parfait ; c’est manifestement ce qu’on appelle direction. Saint Clément assure encore qu’il y a « trois effets de la puissance gnostique : le premier, de connaître le fond des mystères ; le second, de faire tout ce que prescrit le Verbe, c’est-à-dire, sans doute, de suivre l’inspiration comme les apôtres la suivaient ; le troisième, c’est de transmettre d’une manière digne de Dieu les choses cachées dans la vérité142. » Le même Père remarque, en un autre endroit, que « le pasteur, qui a soin de ses brebis, a pourtant un soin principal de celles qui, par leur nature excellente, sont capables d’être utiles à la multitude. Ce sont les personnes qui sont propres pour conduire et pour enseigner. C’est par elles que l’évidence de la Providence paraît, quand Dieu veut, soit par l’instruction, soit par la place où Il les met faire du bien aux hommes ; et Il le veut toujours. C’est pourquoi Il meut ceux qui sont propres aux choses qui procurent la vertu et la paix143. » Vous voyez de simples brebis veiller à la multitude, propres à conduire et à enseigner, qui font du bien aux hommes, tantôt par l’instruction sans place et tantôt par la place où on les met. Enfin, ces personnes sont mises pour procurer la vertu et la paix au monde : ce qui marque une inspiration gnostique.
Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu semblable à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent. » Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres, vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes144. » On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles, ce qui suppose nécessairement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.
Mais voici une chose bien remarquable et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avoir besoin de vertu, le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain145. » Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression.
C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. Il souffre, car le terme de tentations et d’épreuves comprend toutes sortes d’états violents et pénibles. Il souffre, et sa souffrance opère dans le cœur d’autrui, pour y faire germer la grâce146. Voilà un état bien gnostique, et bien conforme à celui de saint Paul147, qui souffrait une espèce de tourment de feu, et une impression de faiblesse, suivant que ses enfants en Jésus-Christ tombaient dans le mal ou éprouvaient quelque affaiblissement.
Mais pour revenir à cette clé générale dont j’ai parlé, il faut remarquer que saint Clément a voulu envelopper la gnose sous une espèce de paradoxe, quand il a dit : la gnose est une ; et là même, cependant, elle admet une multiplicité ; elle est sans aucun mouvement passionné et avec un désir perceptible ; elle est parfaite, et elle est défectueuse. Ceux qui connaissent par quelque expérience d’eux-mêmes, ou d’autrui, les états de la voix passive, sont bien éloignés d’être surpris par ces apparentes contradictions. Elles s’éludent toutes, comme celles que nous avons vues touchant les tentations du gnostique. Il est imperturbable, inaltérable pour lui-même, mais, quand Dieu le veut frapper pour autrui, il le rend sensible et faible comme un petit enfant, pour lui faire souffrir des peines inconcevables. Dans la tentation, il paye les dettes d’autrui et représente Jésus-Christ en portant les péchés des hommes. Voilà un genre de tentations passives.
Servez-vous de la même clé, pour les autres contradictions que j’ai rapportées. Le gnostique désire et ne désire pas ; il est toujours simple, toujours un, toujours le même ; cependant il admet la multiplicité ; la gnose en un sens est parfaite et en un autre est défectueuse. Tout cela s’accorde, si on considère les divers degrés et les diverses opérations de Dieu, pendant que l’âme meurt à tout, dans une passiveté qui n’est pas encore consommée. Elle perd de plus en plus tous les désirs actifs ; elle ne peut plus former ceux qu’elle formait autrefois avec tant de ferveur ; tout tombe peu à peu dans un abandon sans réserve, qui est l’amour sans bornes dont parle saint Clément.
Mais quand l’âme a passé au-delà de toute purification, et, qu’elle ressuscite, par sa transformation en Dieu, ces désirs ressuscitent aussi ; alors ce sont des désirs inspirés de Dieu, et vécus passivement par l’âme; alors il n’y a plus de désirs, de volonté propre, même vertueuse, c’est-à-dire excitée avec effort. La gnose est une et toujours la même ; cependant elle admet une multiplicité, c’est-à-dire que l’âme, réduite à une opération très simple qui exclut la multitude des actes excités et réfléchis, admet néanmoins passivement la multiplicité de tous les actes que Dieu imprime en elle. Elle ne sent plus rien par elle-même, et elle est dans une entière involonté , mais elle se laisse pour ainsi dire vouloir toutes les différentes choses que Dieu prend plaisir de vouloir en elle. Elle est toujours une, par son adhérence simple, directe et unique, au seul vouloir divin ; et elle est multipliée à l’infini par la variété des lumières et des dispositions qui lui sont infuses. En un mot, elle est comme la grâce, qui, étant très simple dans son principe, prend toutes les formes, comme dit l’apôtre multiformis gratiae a Dei148.
Enfin, la gnose est parfaite et défectueuse; défectueuse dans son commencement et dans tous ses degrés, jusqu’au dernier ; car saint Clément nous dépeint le gnostique qui passe au travers des progrès mystiques jusqu’à l’apathie ; elle est parfaite, quand l’âme est clans l’union inaltérable, où elle devient déiforme. En cet état même, si éminent, il reste encore un mélange de perfection et d’imperfection ; à parler en toute rigueur, l’âme n’est encore ni impeccable, ni infaillible. Bien loin de l’être, elle commet actuellement certaines fautes légères, comme celle de Moïse privé de la Terre Promise, et de saint Pierre repris par saint Paul. De plus, Dieu lui laisse certains petits défauts extérieurs, pour voiler les richesses de sa grâce. Enfin, cette âme éprouve encore, comme nous l’avons dit, des faiblesses et des tentations pour autrui. Et ainsi, elle est tout ensemble parfaite et défectueuse.
Quand je considère cet état prophétique et apostolique, attaché à la gnose, je me rappelle aussitôt avec étonnement qu’il doit y avoir des gnostiques, dans tous les siècles, pour suppléer à l’absence des apôtres ; que ces gnostiques sont de tous âges et de toutes conditions, laboureurs, artisans, gens sans lettres qui n’arrivent à cette sublimité que par le pur amour et point par leurs talents ; qu’ils sont de tous états, même gens mariés, et des deux sexes ; car les hommes et les femmes, dit saint Clément, sont également appelés à cet état apostolique. C’est une chose surprenante, et néanmoins bien manifeste dont notre auteur saint Clément, n’a parlé ainsi qu’après le prophète Joël, cité par saint Pierre, dans les Actes : « Je répandrai de mon esprit sur toute chair, sur mes serviteurs et sur mes servantes ; vos fils et vos filles prophétiseront et auront des songes149. »
Après cela, je ne m’étonne plus de voir un pauvre mendiant qui instruit et qui dirige le grand prédicateur Tauler150. Je ne suis plus surpris de voir sainte Catherine de Gênes, qui dirigeait un grand nombre d’enfants spirituels comme nous le voyons dans sa vie151. Je regarde de même la bienheureuse Angèle de Foligno, qui déclare en mourant, à tous ses enfants spirituels présents et absents152, qu’elle a été donnée de Dieu pour lui rassembler tous les élus de dessus la terre au deçà et au delà des mers. Enfin je ne m’étonne plus de voir sainte Thérèse qui dirige le bienheureux Jean de la Croix, le Père Antoine de Jésus et beaucoup d’autres prêtres et religieux, savants et vénérables. Remarquez que cette sainte a mérité que l’Église demande à Dieu d’être nourrie de sa céleste doctrine. Enfin je comprends par là avec quel esprit saint François de Sales révère, dans une mère religieuse, des conseils pour la vie intérieure et un genre d’oraison qu’il reconnaît être au-dessus de son expérience.
15. Quelle est la sûreté de la voie gnostique
On dira que ces choses sont dangereuses ; et je répondrai qu’elles ne sont dangereuses que quand elles ne sont pas vraies. Ce qui est dangereux, « sujet à des chutes, et rempli de précipices », comme dit saint Clément, c’est d’être encore pathique ; et de n’être point dans la gnose. Il se fait encore ailleurs cette même objection, en parlant ainsi : « et il y en a qui disent que la gnose enfle ; mais, nous leur répondrons peut-être qu’il est dit que celle qui paraît gnose peut enfler, si toutefois quelqu’un croit, que φυσιοΰν signifie enfler ; mais comme le terme de l’apôtre, comme il est plus vraisemblable, signifie penser, véritablement et d’une manière élevée, le doute se trouve résolu153. »
Ce qu’il faut conclure, c’est que rien n’est plus mauvais, ni moins sûr que de vouloir être plus sage que Dieu, et de rejeter ces dons véritables, par une crainte excessive des faux. Il faut être prêt à tout, croire, avec simplicité et petitesse, sans ardeur dédaigneuse, ni respect humain, ni hésitation dans la foi. Ensuite il ne faut croire en particulier rien que ce qu’on aura éprouvé solidement, pour voir s’il vient de Dieu. Mais il ne faut être surpris de rien, et ce serait avoir peu de foi, et un cœur bien étroit, que de rejeter les dons de Dieu, par défiance ou par mauvaise volonté. « Nul don de Dieu n’est faible, comme dit saint Clément. La vérité sera persécutée jusqu’à la fin, mais elle demeurera sans que les hommes puissent l’en empêcher154. »
Voulez-vous savoir quelle est la perfection du gnostique ? Souvenez-vous que, selon saint Clément, il est à la droite du sanctuaire, pendant que les autres fidèles pathiques et mercenaires ne sont qu’à gauche. Souvenez-vous qu’il est « le seul qui honore Dieu d’une manière véritable et digne de lui155. » Souvenez-vous encore que la doctrine commune des fidèles n’est qu’une gnose abrégée pour instruire des choses les plus pressées, qu’une semence et une odeur de la gnose. Voulez-vous voir la différence que saint Clément met entre les divers degrés des fidèles ? « Les prophètes, dit-il, sont parfaits dans la prophétie » ; il faut se souvenir que, suivant ce Père, les prophètes et les gnostiques sont la même chose. « Les justes le sont, dans la justice. Les martyrs, dans la confession; les autres dans la prédication, n’étant pas privés des vertus communes et ayant de la droiture dans les degrés où ils sont établis156. » Vous voyez qu’il met les justes, les martyrs et les docteurs de son temps, au-dessous de son gnostique qui a le don de prophétie. Ces autres hommes si éminents sont mis dans un état bien inférieur, où il leur donne seulement les vertus communes avec une droiture proportionnée à leur degré.
Nous lisons ailleurs, dans le même ouvrage, que « la gnose est uniforme, toujours d’accord avec elle-même et avec le Verbe divin. » C’est pourquoi l’apôtre dit : « Je ne vous serais point utile si je ne vous parlais ou en révélation, ou en gnose, ou en prophétie, ou en doctrine ». Ceux qui ne sont pas gnostiques « ne laissent pas néanmoins de faire quelque chose de bien, comme il arrive dans ce qui regarde le courage, mais ce n’est pas selon le Verbe157. » Ces paroles supposent manifestement qu’il y a toujours quelque reste d’imperfection dans toutes les vertus pénibles et excitées des pathiques, dans l’état actif, jusqu’à ce qu’elles soient purifiées passivement par la gnose et par l’inspiration habituelle du Verbe.
Nous avons vu que toutes les vertus changent par la gnose, jusque-là que saint Clément ne veut pas que les gnostiques se réjouissent comme le simple fidèle. « Autre est la joie, dit-il, qu’il faut assigner à l’Église comme lui étant convenable ; autre est la douceur qu’il faut attribuer au véritable gnostique158. »
Nous avons vu que le gnostique a passé au-delà de toute purification ; qu’il n’a plus ni tache, ni souillure. Le même Père dit encore que, « marchant sur les traces des apôtres, les gnostiques doivent être sans péché. » Il dit encore ailleurs que son gnostique « est pur de toutes les taches de l’âme159. » Ces expressions sont conformes à celles des mystiques, entre autres de saint Jean de la Croix qui dit, en plusieurs endroits160, que l’âme retourne à sa pureté originelle. Les théologiens spéculatifs se scandalisent de cette proposition ; mais ils devraient songer qu’elle est dans toute la rigueur du dogme. La concupiscence est une peine du péché, et une source de péché ; mais elle n’est pas le péché même. Elle est un désordre dans la nature, mais elle n’est point une souillure dans l’âme. Il est, de foi, que rien qui soit tant soit peu souillé n’entrera au royaume du Ciel. Les petits enfants baptisés ont la concupiscence, ils entrent dans le Ciel sans passer par le purgatoire. Voilà un exemple décisif pour montrer qu’on peut être sans aucune tache et dans la pureté originelle, avec la concupiscence.
Il faut encore remarquer que saint Augustin nous dépeint trois sortes d’hommes161. Les premiers meurent si parfaits qu’ils n’ont pas besoin des prières de l’Église. Les seconds ont si mal vécu que les prières de l’Église leur seraient inutiles. Les troisièmes sont les imparfaits qui n’ont pas assez mal vécu pour être exclus de ces prières, et qui n’ont pas assez bien vécu pour n’en avoir aucun besoin. De ces trois sortes de fidèles, les derniers passent par le purgatoire et les premiers n’y passent point. Cette doctrine de saint Augustin est fondée sur une tradition constante de toute l’Église, de laquelle il résulte qu’un certain nombre de justes sont exempts de toute souillure avant que de mourir, quoiqu’ils aient la concupiscence, puisqu’ils ne passent point par le purgatoire. Être exempt de toute souillure et de toute tache, c’est arriver à la pureté de la création. En vain chicanerait-on sur le terme de pureté, il ne peut et ne doit jamais signifier qu’une exception de toute souillure.
Quand saint Clément dit donc que le gnostique a passé au-delà de toute purification, et qu’il n’y en reste plus aucune à faire en lui, il signifie clairement par là que le gnostique est dans la pureté de la création et qu’étant sans tache, il peut aller au Ciel sans passer par le purgatoire. Il est évident qu’il n’y a plus de purgatoire pour celui dans lequel il ne reste plus ni souillure à effacer, ni purification à faire. C’est pourquoi tant de saints ont cru que certaines âmes, rigoureusement éprouvées par les peines extérieures, souffrent un purgatoire d’amour en cette vie, en sorte qu’elles n’en souffrent point. d’autres après la mort. Sainte Catherine de Gênes et sainte Thérèse ont fait une vive expérience de ce feu intérieur qui consume les âmes, comme celui du purgatoire après cette vie.
Remarquez la conformité de ces deux états : c’est une peine involontaire, et imprimée sans qu’on sache comment ; on ne peut ni l’éviter, ni l’adoucir, ni lui résister par courage, ni s’aider pour son propre soulagement. On ne peut qu’acquiescer passivement, pour laisser faire la justice de Dieu. Il faut que ce feu vengeur travaille seul, et par lui-même, à dissoudre l’âme et à la renouveler, par une espèce de force universelle. Ce n’est qu’en la détruisant qu’il la purifie, et qu’elle passe par le creuset pour y consommer jusqu’au moindre reste de l’amour-propre. Il faut qu’elle coule comme le métal fondu et qu’elle perde toute consistance en elle-même pour recevoir, dans les divers moules, toutes les formes qu’il plaira à Dieu. C’est par cette destruction de tout ce qui résiste et qui a encore quelque consistance propre, que l’âme, renouvelée dans le pur amour, ne tient plus à soi et se rapporte uniquement à Dieu selon la fin de la création. Il faut que cette purification foncière, qui ne s’opère que par la souffrance paisible, se fasse en ce monde, ou en l’autre. Les âmes lâches et imparfaites meurent, sans avoir laissé faire à Dieu cette opération douloureuse. Un petit nombre d’âmes généreuses se livrent, dès cette vie, aux tourments inexplicables du pur amour.
C’est ce que saint Clément nous assure que son gnostique a fait, quand il dit qu’il n’a plus besoin de vertu, ni combat à soutenir, ni taches à effacer ; et qu’il a passé au-delà de toute purification. La plupart des docteurs, qui savent que certaines âmes ne passent point par le purgatoire de l’autre vie, ne songent point assez au purgatoire intérieur, par lequel elles doivent avoir été entièrement renouvelées en Jésus-Christ avant la mort.
Encore une fois, je sais bien qu’on dira que ces voies extraordinaires sont dangereuses. Ce qui est dangereux, ce n’est pas d’être dans ces voies, mais de s’imaginer faussement qu’on y est. Qu’on éprouve les âmes, et qu’on respecte toujours la voie. Ce ne sera jamais en confondant l’illusion avec le véritable attrait de Dieu, que l’illusion sera dissipée pour nous. Je ne vois rien de si indigne du christianisme et de si honteux, que de craindre la perfection comme un chemin bordé de précipices, et de chercher la pureté dans l’imperfection d’une vie commune. Pourquoi craindre de ne s’aimer plus soi-même, et de n’aimer que Dieu seul ? Pourquoi craindre de renoncer entièrement à soi, et de n’avoir plus d’autre volonté que celle de Dieu ? Pourquoi craindre d’être, comme les apôtres, livrés à la grâce ? La vraie sûreté n’est ni dans les moyens, ni dans les actes que nous pouvons choisir.
C’est pourquoi saint Clément met une espèce d’indifférence dans tous les états ; il ne s’attache qu’à la gnose. « La viande, dit-il, ne nous rendra pas recommandables, ni le mariage, ni le renoncement au mariage, sans gnose; mais la vertu qui consiste à agir gnostiquement. Toutes les choses créées pour notre usage sont bonnes, comme le mariage avec un usage modéré. Le plus grand des biens, c’est de parvenir, par une vertu impassible, à la ressemblance de Dieu162. » La sûreté ne consiste donc qu’à suivre l’attrait divin, et l’Esprit qui souffle où Il veut. En tout cela, il ne s’agit de rien faire contre la règle immuable de la loi écrite, ni contre le cours journalier de la providence. Il ne s’agit pas même de s’arrêter à des lumières ou à des révélations. Quand il ne s’agit que de mourir à tout soi-même, dans la plus obscure foi et dans l’amour le plus désintéressé, faut-il tant craindre l’illusion ?
On me demandera peut-être s’il y a beaucoup de gens dans cet état. Je réponds que Dieu seul sait leur nombre. Saint Clément dit souvent que la gnose n’est pas dans tous, et qu’elle est donnée à peu de personnes. En effet il n’est que trop visible qu’il y a peu de chrétiens morts à eux-mêmes. Ce n’est pas que Dieu refuse cette grâce aux hommes : Il ne cherche qu’à se communiquer. Saint Clément dit souvent que la gnose est le bien propre et naturel à l’homme. Ce qui marque que c’est sa vocation et la fin essentielle pour laquelle il est créé. En effet, il faut que tout prédestiné parvienne à cette grâce sublime, par le purgatoire d’amour en cette vie, ou par un autre purgatoire après la mort. Il y a beaucoup d’appelés, et on peut dire même que tous sont appelés en général. La plupart des âmes n’ont pas le courage de laisser faire Dieu et de se renoncer. Elles se reprennent toujours, sur de beaux prétextes, après s’être renoncées, et ne font que languir, sans achever leurs sacrifices. Elles résistent à Dieu par les réserves secrètes qu’elles font, et ne trouvent aucune paix. Celles mêmes qui paraissent les plus courageuses ne laissent pas d’avoir encore certains retours subtils et imperceptibles sur elles-mêmes, qui entretiennent une vie secrète et maligne, dans les derniers replis d’un cœur où Dieu ne demande que mort. Tout cela contriste le Saint-Esprit, tout cela affaiblit et retarde l’opération divine.
Ainsi la multitude des fidèles lâches s’exclut elle-même de la perfection où elle était appelée ; et le petit nombre d’âmes élues rend, par ces résistances secrètes, très long et très pénible un ouvrage que la grâce rendrait court et facile, si elle trouvait des cœurs simples et toujours prêts à la recevoir dans toute sa force. C’est pourquoi je ne crains pas de dire, après saint Clément, que « la gnose purifie promptement et qu’elle est propre pour faire recevoir facilement un changement en mieux. C’est pourquoi, continue-t-il, elle conduit avec facilité à l’état simple et divin, qui est fait pour l’âme, et qui lui est naturel. Elle y conduit l’âme, par une lumière qui lui est propre, la faisant passer au travers des progrès mystiques, jusqu’à ce qu’elle l’ait établie dans le lieu plus éminent du repos163. »
On ne saurait trop remarquer que, suivant ce Père, des dons si éminents sont propres et naturels à l’homme ; et que cette voie, quand notre infidélité ne l’allonge point, est courte et facile. C’est pourquoi ce Père dit que la « gnose est la perfection de l’homme en tant qu’homme », qu’elle est « la propriété de l’âme raisonnable », et que l’âme du gnostique, devenue toute spirituelle et s’étant avancée vers ce que lui est naturel dans l’église spirituelle, elle demeure dans le repos de Dieu. Peut-on exprimer plus fortement que tous les hommes sont pour la gnose ?
Si nous voulons reprendre maintenant les choses déjà éclaircies dans ce chapitre, voici ce que nous pourrons rassembler.
Premièrement, la gnose est la plus parfaite de toutes les voies, puisqu’il n’y a qu’elle seule qui honore Dieu d’une manière digne de Lui et qu’elle fait passer l’âme au delà de toute purification.
Secondement, elle est la plus sûre de toutes les voies : quand elle est véritable, elle n’enfle point ; loin de jeter dans l’illusion et dans l’erreur, elle est le préservatif contre toutes les hérésies. Ce n’est que faute de suivre la gnose que tant d’hérétiques ont abandonné les Écritures. Je m’imagine entendre saint François de Sales, qui disait que l’amour de Dieu changerait plus d’hérétiques que toutes les controverses : en effet, si les docteurs, au lieu de se remplir la tête de questions subtiles, de faits et de passages pour montrer l’érudition, lisaient simplement les Écritures, avec le même esprit qui les a faites, l’Église n’aurait pas tant d’erreurs à combattre.
Troisièmement, les pathiques et mercenaires, qui n’ont pas la gnose, sont dans une voie sujette à des chutes et pleine de précipices.
Quatrièmement, la gnose est propre et naturelle à tous les hommes, car elle n’est que la voie pour les ramener à la fin de leur vocation. Mais quoique tous soient appelés à cette perfection, peu sont élus, à cause de leurs indispositions volontaires ; la grâce ne manque pas aux hommes, mais les hommes manquent à la grâce. Pour la perfection évangélique, il est vrai qu’il est dangereux de vouloir mettre tout le monde dans cette voie et de vouloir élever tout à coup les fidèles imparfaits, mal instruits, aux degrés sublimes, avant qu’ils se soient exercés dans les inférieurs. Mais ce n’est pas la faute de la gnose, ni de la grâce qui les invite tous, et qui est la propriété de l’âme raisonnable. C’est la faute des hommes qui, par leur indisposition, se rendent incapables des perfections extérieures.
Cinquièmement, la gnose change l’homme, de bien en mieux, avec promptitude et facilité, par une lumière qui lui est propre et naturelle. Ainsi, cette voie est courte et facile en elle-même, quoique les hommes, lâches et indociles, la rendent difficile et longue. C’est ainsi que raisonne saint Clément. Et l’abbé Isaac, dans Cassien164, raisonne de même. L’oraison sublime et continuelle est un état dont les plus simples et plus ignorants sont capables. Cependant il ne faut communiquer ce secret qu’à ceux qui ont la vraie soif. Cette oraison demande des préparations et des exercices, qui conduisent à l’habitude ; elle est néanmoins plus courte et plus facile que la voie ordinaire des méditations variées. Cette conformité de saint Clément avec Cassien me rappelle aussi la conformité de leurs sentiments avec ceux du bienheureux Jean de la Croix, qui dit que165, quand les âmes sont solidement instruites et mortifiées, surtout en communauté, Dieu les appelle en peu de temps à cette oraison qui n’est plus discursive. Je conclus toujours que tout dépend de l’expérience du directeur, qui doit éprouver ce qui vient de Dieu.
16. La gnose est fondée sur une tradition secrète
Nous avons déjà vu que les apôtres, Jacques, Pierre, Jean et Paul, étaient gnostiques. Nous avons vu aussi que Josué l’était, et à plus forte raison son maître Moïse. Nous avons vu aussi que sa prophétie est renfermée dans la gnose ; et par conséquent que les prophètes ont été gnostiques. II paraît que saint Clément a cru que la gnose était tout ensemble écrite et non écrite. Écrite, en ce que ceux qui en avaient l’intelligence et la pratique la trouvaient sans cesse dans les saints livres, et que ceux qui n’étaient pas gnostiques ne la trouvaient point. « La vie du gnostique, comme je le crois, dit-il, n’est autre chose qu’une suite d’actions et de discours conformes à la tradition du Seigneur. Mais la gnose n’est pas donnée à tous ; car je ne veux pas que vous ignoriez, mes frères, dit l’apôtre, que tous ont été sous la nuée, que tous ont eu part à une nourriture et à une boisson spirituelles, faisant voir par là clairement que tous ceux qui ont entendu la parole n’ont compris, ni en pratique, ni en spéculation, la grandeur de la gnose166. » Nous voyons déjà la tradition du Seigneur et de ses apôtres, qui remonte jusqu’aux prophètes et à Moïse. Mais elle est une tradition secrète et enveloppée, en sorte que ceux qui ne sont pas gnostiques, voient et ne croient pas, entendent et ne comprennent pas, et lisent les mystères de la gnose avec un voile sur le cœur. « Vous trouverez donc, si vous le voulez, dit saint Clément, la gnose dans les actions et dans les écrits des apôtres. » En effet, les actions des apôtres ne montrent pas moins que leurs écrits, cet état passif, qui est tout inspiré, puisque l’Esprit de Dieu les meut en chaque chose et fait en eux tout ce qu’ils font. Cette souplesse de l’âme, qui se laisse mouvoir sans cesse à l’esprit intérieur, n’est que la perfection de notre coopération à la grâce pour pratiquer l’Evangile. Ainsi saint Clément ne craint point de dire : vous trouverez, si vous le voulez, la gnose dans leurs actions et dans leurs écrits. C’est pourquoi nous avons vu qu’il dit encore que la vie du gnostique n’est qu’une suite d’actions conformes à la tradition du Seigneur. Mais, quand il dit : « Vous trouverez si vous le voulez », il fait entendre qu’on ne trouve la gnose, dans les saintes Écritures, que quand on veut l’y trouver et qu’on l’y cherche avec préparation.
De là vient qu’il dit, ailleurs, que la gnose n’est point écrite, c’est-à-dire qu’elle ne l’est pas clairement et qu’on ne la trouve pas en rigueur dans le sens grammatical de la lettre. « La gnose, dit-il, ayant été laissée par les apôtres à un petit nombre de fidèles, sans écriture, elle est parvenue à nous. » Il faut donc exercer la gnose ou sagesse pour parvenir à une habitude de contemplation continuelle, et inaltérable. Il semble encore dire la même chose, d’une manière un peu confuse, dans un autre endroit au-dessus. « Dieu, dit-il, commande à Isaïe de prendre un livre nouveau et d’y écrire certaines choses ; l’Esprit a prédit par là que la sainte gnose qui vient de l’explication de l’Écriture lui serait postérieure, la gnose n’étant point encore écrite en ce temps-là, parce qu’elle n’était point encore connue. Elle avait été communiquée, dès le commencement, à ceux qui avaient l’intelligence ; ensuite, le Sauveur ayant instruit les apôtres, la tradition non écrite d’une chose écrite nous est donnée écrite sur des cœurs nouveaux par la puissance de Dieu, selon la nouveauté de ce livre167. »
Il semble résulter de ce passage que la gnose a été donnée de Dieu dès le commencement, sans écriture, à ceux qui en avaient l’intelligence, c’est-à-dire aux patriarches et aux autres saints qui ont précédé la loi écrite ; qu’ensuite elle a été écrite d’une manière enveloppée et allégorique, en sorte qu’elle est plutôt dans l’explication de l’Écriture, que dans l’Écriture même ; qu’enfin le Sauveur a donné à ses apôtres la tradition non écrite d’une chose écrite, c’est-à-dire une explication secrète et de vive voix, du sens le plus profond des Écritures, où le mystère de la gnose se trouve renfermé.
Le même Père dit encore : « La gnose donnée par tradition, selon la grâce de Dieu, semblable à un dépôt, est mise dans les mains de ceux qui se rendent dignes de l’instruction par elle ; la grandeur de la charité brille de lumière en lumière, car il est dit : l’on donnera encore à celui qui a la foi, la gnose ; et à la gnose, la charité et l’héritage. C’est pourquoi la gnose est donnée, à la fin, à ceux qui y sont propres, et qui sont choisis ; car on a besoin d’une plus grande préparation et d’exercice précédent pour entendre les choses qui sont dites alors, pour disposer sa vie, et pour arriver avec connaissance à ce qui surpasse la justice de la loi168. »
Toutes ces choses signifient que la gnose est dans l’Écriture, mais d’une manière profonde et mystérieuse, dont on n’a la clé qu’à mesure qu’on avance, par les divers degrés de la gnose, jusqu’à la charité pure et permanente qui en est le comble.
Le même Père montre l’économie et la dispensation de ces mystères en parlant ainsi : « L’apôtre montre clairement que la gnose tient le lieu principal, pour ceux qui en ont l’intelligence, puisqu’il dit aux Corinthiens : “J’espère que votre foi augmentera et que j’aurai un sujet plus abondant de me glorifier en vous par votre perfection, afin que je vous puisse annoncer les choses qui sont au-dessus de vous.” Par là, il nous apprend que la gnose, qui est la perfection de la foi, s’étend au-delà de l’instruction ordinaire, comme il convient à la majesté, de la doctrine du Seigneur et à la règle de l’Église169. »
Les choses que saint Clément dit de la gnose sont si prodigieuses et si incroyables qu’il sent bien le besoin qu’il a d’une grande autorité pour appuyer tout ce qu’il dit. C’est pourquoi il allègue si souvent une tradition, qui a deux circonstances décisives : la première, de remonter sans interruption, par Jésus Christ, par ses apôtres et par les prophètes, jusqu’aux patriarches qui sont dès le commencement, et qui ont précédé tout ce qui est écrit ; la seconde circonstance est que saint Clément allègue une tradition constante, et reconnue de l’Église dans le temps même où il écrivait. Le moins qu’on puisse donner à ce grand docteur de l’Église apostolique d’Alexandrie, mère de tant d’autres Églises, c’est de supposer qu’il a connu ce qu’il disait lorsqu’il a parlé au nom de l’Église à tous les païens, d’une tradition actuelle. Il a vécu peu d’années après la mort des apôtres, surtout de saint Jean. Non seulement dans le temps où il a écrit, mais encore dans la suite de tous les siècles, il n’a jamais été ni soupçonné, ni contredit, en cette matière.
Lorsque j’entends ce Père parler si affirmativement d’une secrète tradition, je me rappelle avec joie une tradition semblable, que l’abbé Isaac rapporte de son côté dans Cassien, pour les solitaires, et qu’il fait remonter jusqu’à saint Antoine170. Mais ceux qui voudraient disputer contre cette tradition, et qui s’opiniâtreraient à demander des passages formels tirés de la lettre de l’Écriture, ne sauraient être plus incrédules que ceux qui ont été réfutés par saint Clément. Voici comment il les réfute : « Après, dit-il, que nous aurons montré les choses qui sont signifiées, ... alors leur foi étant plus abondante, nous leur découvrirons les témoignages de l’Écriture ; les choses que nous allons dire paraissent, à plusieurs de la multitude, différentes des Écritures du Seigneur ; mais qu’ils sachent que c’est des Écritures même que ces choses vivent et respirent ; elles en tirent tout leur fonds, mais elles n’en prendront que l’esprit et point le langage171. » Qu’on ne s’étonne donc plus si l’état passif ou gnostique paraît aux yeux de la multitude contraire au texte des Écritures ; et qu’on ne demande plus aux mystiques des passages formels pris dans la rigueur de la lettre. Selon saint Clément, il s’agit de l’esprit et point du langage.
Au reste je ne puis finir ce chapitre, sans remarquer la conformité de saint Denys aussi bien que celle de Cassien. Avec saint Clément, saint Denys dit qu’ « il y a deux théologies, l’une commune et l’autre mystique ; et que la mystique a ses traditions secrètes, comme l’autre a sa tradition qui est publique ».
Je finis, en concluant avec saint Clément par ces paroles : « Nous savons que nous avons tous une foi commune pour les choses communes, qui est qu’il n’y a qu’un Dieu ; mais la gnose n’est pas dans tous : elle est donnée à peu172. » Ceux qui connaissent l’antiquité n’auront garde de me demander si saint Clément a une autorité suffisante pour établir tout ce qu’il dit de la gnose. Quand il manquerait, par lui-même, d’autorité, il en recevrait une plus que suffisante par sa conformité manifeste avec la tradition secrète des solitaires, disciples de saint Antoine, rapportée par Cassien. D’ailleurs, saint Denys, cité par saint Grégoire le Grand et par les conciles œcuméniques, parle précisément de même. Enfin, il a une admirable conformité avec les saints des derniers siècles, tels que Tauler, le Bienheureux Jean de la Croix, sainte Catherine de Gênes, saint François de Sales, et beaucoup d’autres.
Mais quel théologien catholique oserait rejeter l’autorité de saint Clément ? C’est un sublime philosophe, et par conséquent, bien éloigné d’une crédulité puérile. C’est celui de tous les Pères, sans exception, en qui éclate une plus profonde et plus étendue érudition. Sa connaissance des Saintes Écritures est admirable ; aussi les a-t-il enseignées dans la plus célèbre école du monde, qui était celle d’Alexandrie. Origène même a été son disciple. Saint Jérôme dit de lui : Clemens Alexandrinus presbyter, meo judicio omnium eruditissimus... quid in libres ejus indoctum ? II a fleuri, dès la fin du second siècle, au commencement de l’empire de Sévère, à peu près dans le temps que saint Irénée souffrit le martyre. Il l’avait vu apparemment, car il avait beaucoup voyagé pour rechercher curieusement la tradition des hommes apostoliques. Il était à peu près contemporain de saint Justin martyr et de l’apologiste Athénagoras. Saint Clément pape, nommé par saint Paul dans ses Épîtres, était de la même race que le nôtre : c’est Eusèbe qui nous l’assure. Et le nôtre, qui est l’alexandrin, pouvait encore avoir appris bien des traditions importantes par sa propre famille.
Il fallait que ce Père fût déjà fort âgé, un peu avant la fin du second siècle, vers l’an 194, car il assure qu’il a été instruit par des hommes qui l’avaient été eux-mêmes immédiatement par les apôtres. L’endroit où il le dit est très remarquable, nous le trouvons dans les Stromates, et Eusèbe l’a rapporté dans son Histoire :
« Je n’ai point composé cet ouvrage pour l’ostentation, c’est un trésor de mémoire que j’amasse pour ma vieillesse, un remède sans art contre l’oubli ou la malice, un léger crayon de ces discours animés, et de ces hommes bienheureux et vraiment dignes de mémoire, que j’ai eu le bonheur d’entendre, l’un en Grèce, qui était Ionien, l’autre en Italie ; l’un était de Syrie, l’autre d’Égypte ; deux autres dans l’Orient ; l’un en Assyrie, l’autre en Palestine, hébreux d’origine. Ayant rencontré ce dernier, qui était le premier en mérite, je me suis arrêté en Égypte, l’étudiant sans qu’il s’en aperçût. C’était une abeille industrieuse, qui suçant les fleurs de la prairie des apôtres et des prophètes, a produit, dans les esprits de ses auditeurs, un trésor immortel de gnose. Ceux-là avaient conservé la vraie tradition de la bienheureuse doctrine, qu’ils avaient reçue immédiatement des saints apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et de Paul, chacun comme un fils de son père. Mais il y en a peu de semblables à leurs pères. Ils sont venus, par la grâce de Dieu, jusqu’à nous, pour nous confier cette semence divine ; et je sais qu’ils se réjouiront de voir ici leurs discours, non pas expliqués, mais seulement marqués, pour les conserver. Car je crois qu’on a voulu décrire une âme qui désire que la bienheureuse tradition demeure fixée quand on dit : un homme qui aime la sagesse réjouira son père173. »
Eusèbe et saint Jérôme ont cru que ce dernier homme, hébreu d’origine, auquel il s’était attaché, était Pantène, disciple des apôtres, le même qui, revenant des Indes où il avait annoncé l’Évangile, fonda l’école d’Alexandrie où saint Clément enseigna après lui.
Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps : il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. Il cite quatre principaux disciples de ces quatre apôtres qu’il a cherchés dans des pays si éloignés les uns des autres. Ces quatre hommes si merveilleux avaient reçu immédiatement la vraie tradition de la bienheureuse doctrine. Cette bienheureuse doctrine n’est pas la simple foi des chrétiens ordinaires : c’est la gnose, qui est la matière dont saint Clément veut traiter dans ces Stromates. Cette vraie tradition de la bienheureuse doctrine ne se divulguait pas, car saint Clément ne la découvrit dans son maître qu’en l’étudiant sans qu’il s’en aperçût. C’est une semence divine qui est confiée à certains hommes. On n’a garde de l’expliquer clairement, on « la marque seulement pour la conserver ». Dès le temps de saint Clément, cette tradition s’affaiblissait selon l’apparence, parmi les fidèles et parmi les pasteurs ; car il dit : « Il y en a peu de semblables à leurs pères. » Il paraît même croire que ces hommes divins, qui avaient été instruits par les apôtres sur la gnose, avaient longtemps vécu par une providence particulière, pour transmettre ce dépôt secret : « Ils sont venus, dit-il, par la grâce de Dieu, jusqu’à nous, pour nous confier cette semence divine. » Qui osera douter du témoignage si positif et si précis d’un témoin, si instruit des temps apostoliques, si saint, si savant, si respecté de tous les siècles ?
17. Du secret qu’on doit garder sur la gnose
Selon saint Clément, ce qu’on écrit sur la gnose, est, pour un grand nombre d’hommes, ce que le son de la lyre serait pour des ânes. Nous avons vu que la gnose ne doit pas non plus être découverte aux simples fidèles que les mystères des simples fidèles aux païens ; cette économie paraît sans cesse de tous côtés, dans les Stromates de ce Père. Quand il a parlé de la contemplation du gnostique, il ajoute : « Nous montrerons que cette contemplation a des mystères ».
Il va même plus loin car, en parlant des mystères de la foi commune, il prétend qu’il n’y a que les gnostiques qui en aient une véritable intelligence. « Ceux, dit-il, qui apprennent encore en entendent ce qu’ils peuvent ; mais cela est entendu par ceux qui sont choisis pour la gnose174. » Qui est le sage ? dit-il ailleurs, et il entendra ces choses. Qui est l’intelligent ? et il comprendra ceci. Car les voies du Seigneur sont droites, dit le prophète, déclarant que le gnostique peut seul connaître et expliquer les choses dites d’une manière cachée par l’Esprit. Mais celui qui les comprend se taira à propos, dit l’Écriture, c’est-à-dire qu’il n’en parlera point à ceux qui en sont indignes. Il est du gnostique, dit-il encore ailleurs, de savoir quand, de quelle manière, et à qui il doit parler. Il avait déjà dit que « le gnostique est content, quoiqu’il ne trouve qu’un seul auditeur. » Il cite Pindare, qui dit qu’il ne faut point parler, devant tout le monde, des choses importantes ou anciennes ; on ne le doit faire que par les sûres voies du silence. Enfin il parle ainsi ailleurs : « Cet état suffit à ceux qui ont des oreilles, car il ne faut pas développer le mystère ; il faut le montrer, autant qu’il est nécessaire, pour se rappeler la mémoire de ceux qui participent à la gnose175. »
Ces passages montrent évidemment trois choses. La première, que le gnostique enseigne, quand même il serait réduit à un seul auditeur ; la seconde, que loin de pouvoir être examiné, jugé, par ceux qui sont encore pathiques, il ne peut être, ni entendu, ni compris par eux, en sorte qu’il ne doit pas leur confier les mystères de la gnose, et qu’ils ne sont pas même en état d’être instruits par lui ; la troisième, que tout ce que l’on dit de la gnose n’est point encore tout ce que l’expérience en a appris au véritable gnostique ; qu’il ne doit pas le divulguer : ce serait violer le secret de Dieu et trahir 1e mystère. « Ce discours, dit-il en un autre endroit, a plusieurs profondeurs », ce qui marque plusieurs degrés de profondeur dans les mystères ; en sorte qu’un homme qui a l’intelligence d’une profondeur, peut n’entrer point avec assez de lumière dans les autres plus grandes, faute d’être assez avancé.
Saint Clément ne cesse de dire, après avoir avancé les choses les plus étonnantes : « Je tais les autres choses, glorifiant le Seigneur ». « La perfection de la foi s’étend, dit-il ailleurs, au-delà de l’instruction ordinaire comme il convient à la majesté de la doctrine du Seigneur, et à la règle de l’Église. » « II ne faut pas, dit-il encore ailleurs, développer le mystère ; il faut seulement le montrer autant qu’il est nécessaire, pour rappeler la mémoire de ceux qui participent à la gnose, et qui entendront bien dans quel sens il a été dit par le Seigneur ; devenez parfaits comme votre Père, remettant les offenses qu’on nous fait, en perdant le souvenir, et vivant dans l’habitude d’impassibilité176. »
II y a une infinité de passages semblables pour marquer une tradition apostolique et secrète, confiée à un petit nombre de parfaits, et qu’il ne leur est pas permis de révéler aux chrétiens pathiques et mercenaires. Mais voici trois passages, dont l’un précède les plus importantes choses, que saint Clément dit sur le gnostique ; et les deux autres sont comme la conclusion de tout ce qu’il en a dit.
Voici le premier : « Nous avons décrit, dit-il, ce qui regarde les mœurs, comme en abrégé, jetant seulement les semences, comme nous l’avions promis ; et ayant jeté les dogmes vivifiants qui sont la vraie semence de la gnose, afin que la connaissance des saintes traditions ne soit pas facile à découvrir par ceux qui ne sont pas initiés177. » Vous voyez partout un auteur qui ne parle qu’en abrégé, qui ne veut jeter que des semences secrètes, et qui craint de laisser entrevoir les saintes traditions aux fidèles pathiques qui ne sont pas initiés dans la gnose.
Voici le second passage : « Mes écrits, dit-il, sont fort variés, à cause de ceux qui pourraient les lire avec ignorance et mauvaise disposition. Ils ressemblent, comme leur nom le marque, à des tapisseries : ils passent continuellement d’une chose à l’autre ; ils paraissent montrer une chose par le fil du discours, et c’en est un autre qu’ils signifient ; à peine ce qui est écrit trouvera-t-il un homme qui l’entende ? 178 »
Il ne me reste qu’à rapporter encore le dernier passage où il achève d’expliquer la nature de ces écrits : « Ces livres des Stromates, dit-il, ne ressemblent point à des jardins, cultivés avec art, et plantés avec ordre, pour le plaisir de la vue ; ils ressemblent plutôt à une montagne couverte d’un ombrage épais, où sont plantés ensemble, des cyprès, des lauriers, des lierres, des pommiers, des oliviers, des figuiers, où les arbres qui portent du fruit sont mêlés, à dessein, avec ceux qui n’en portent pas. Cet ouvrage voulant être obscur, à cause de ceux qui ont la hardiesse d’enlever et dérober les fruits mûrs : ce laboureur prend de ces plantes, et les transportera ailleurs, pour en faire un jardin orné et agréable. Ces stromates, n’ont donc égard ni à l’ordre, ni à la diction. Les Grecs ne veulent point qu’on ait soin de la diction dans ce genre d’ouvrage. Et ils sèment les dogmes d’une manière obscure, et ne suivant pas ce que la vérité paraît demander. C’est afin d’exciter par là le lecteur à aimer le travail, et à devenir capable de trouver, car les appâts sont différents, à cause de la différence des poissons179. »
Il dit encore que le Seigneur « a révélé au grand nombre ce qui était pour le grand nombre, et aux petits, ce qu’Il savait qui ne convenait qu’aux petits, et qu’ils étaient capables de recevoir pour être formés ». Il ajoute que « cette instruction ne peut se faire qu’à l’égard de ceux qui sont éprouvés. Je les excite, dit-il, par ces monuments que je laisse ; j’en omets plusieurs, à dessein, choisissant avec discernement, et craignant d’écrire les choses que je me suis bien gardé de dire. Je ne garde point ce silence par envie, ce qui serait criminel ; mais je crains pour ceux dans les mains de qui cet ouvrage tomberait, de peur qu’ils ne tombassent en l’expliquant mal, et que je ne parusse fournir un glaive à un enfant, selon le proverbe. » Enfin il assure qu’il a « oublié » beaucoup de ces choses qu’il avait eu le bonheur d’entendre, car « il y avait, dit-il, une grande force dans ces hommes bienheureux ». Il dit que ces choses lui ont échappé, «par la longueur du temps ». D’autres, dit-il, « se sont éteintes en s’affaiblissant dans ma pensée180. »
Le profond secret avec lequel il croit devoir cacher religieusement la gnose suffirait seul pour démontrer qu’elle renferme, tout au moins, ce que les mystiques ont dit de plus fort sur la vie intérieure. Ce secret ne serait-il pas insensé et ridicule, s’il ne contenait que les vertus des meilleurs chrétiens qui vivent dans la voie commune ? Si la gnose était bornée là, les exagérations mystérieuses de saint Clément seraient, je l’ose dire, le comble de l’extravagance. C’en serait une très impie que de lui attribuer un dessein de si mauvais sens, suivi et soutenu dans un si long ouvrage.
Au reste, il est naturel qu’en lisant ces passages qui promettent une si profonde obscurité, avec des expressions si sobres, et si enveloppées, le sage lecteur me demande : qu’est-ce que saint Clément a pu donc vouloir cacher sur la gnose, puisqu’il dit si clairement, et avec tant de répétitions, des choses qui semblent si outrées ? À cela, je n’ai que deux choses à répondre. La première, c’est qu’il n’a point parlé des purifications, par lesquelles le simple fidèle devient gnostique. II montre seulement qu’on parvient à l’apathie par le « grand exercice véritable et pur » ; mais il n’explique point en détail en quoi consiste cet exercice. Il représente le gnostique comme s’étant élevé par le pur amour au-dessus de toute crainte et de toute espérance ; mais il n’explique point ce qu’il appelle « les progrès mystiques », au travers desquels on arrive à la gnose, et enfin à l’amour qui en est le comble. Il dit que le gnostique passe « au-delà de toute purification », et qu’il n’en reste plus à faire pour lui ; mais il passe légèrement, en deux mots, sur toutes ces purifications ; il en détourne adroitement la vue du lecteur ; il n’en parle que pour les représenter comme déjà finies. Ce n’est pas sans un grand mystère. Cet état d’épreuve et de purification rigoureuse, que les mystiques nomment état de mort et d’épreuves, et dont ils ont écrit des choses si humiliantes et si affreuses pour la nature, aurait pu scandaliser les philosophes païens, qui ne voulaient que des vertus héroïques et triomphantes. C’est le seul point de la gnose que saint Clément voile sous le silence, tout le reste est dit en des termes si forts qu’on a besoin de les adoucir pour sauver le dogme catholique.
Ma seconde réponse est que les choses qui paraissent les plus excessives dans saint Clément ne laissent pas de faire un tout aussi obscur et aussi embrouillé qu’il l’a prétendu. Si on en demande la preuve, j’alléguerai mon expérience et la peine avec laquelle il m’a fallu rassembler, dans sept livres fort longs, les morceaux épars d’un système qui sont entassés et confondus avec une infinité d’autres matières étrangères. Que si mon expérience ne satisfait pas le lecteur, je lui allèguerai la sienne propre, et celle de tant de savants hommes qui ont lu jusqu’ici saint Clément sans soupçonner même qu’il ait jamais parlé de la voie passive des mystiques.
Ce qui est néanmoins étonnant, c’est que ce Père, si sage et si éclairé, ait dit tant de choses sur un secret qu’il ne voulait pas découvrir. Que n’aurait-il pas dit, s’il eût parlé à découvert ? Il nous dépeint son gnostique, dans un état différent de celui du simple fidèle qui a la foi, l’espérance et la charité. Le gnostique contemple sans cesse, en tout temps et en tout lieu, sans images, ni diversité de pensées, et par conséquent sans actes ni discours. Il est toujours dans la même disposition à l’égard des mêmes choses, excluant même tous les objets incorporels qui ne sont pas Dieu, et Dieu, en tant qu’incompréhensible. Il est consommé dans l’union inamissible et inaltérable ; ayant passé au-delà de toutes oeuvres aussi bien que de toute purification, il n’a plus qu’à se reposer avec Dieu, qu’il voit face à face par la contemplation.
Il n’a plus besoin de vertu, parce qu’il n’a plus aucun mal à combattre, qu’il est dans l’apathie et l’imperturbabilité, que sa contemplation est devenue une substance vive et permanente, et qu’il a, ou pour mieux dire, qu’il est l’être même de la bonté. Il ne lui reste plus aucun désir à former, ni pour les biens temporels, ni pour son salut, dont l’espérance ne le touche plus, tant son amour est désintéressé ; ni pour son âme, car il n’agit point pour être sauvé. Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.
Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon : il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La Sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connaît la volonté du Seigneur ; et par l’Esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’Esprit.
Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique et, suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne à ses disciples les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bienheureux, suffisant à lui-même, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.
Que le lecteur qui lit ces choses n’entreprenne pas de les comprendre s’il n’en a aucune expérience ; et qu’il croie humblement cette sainte tradition, dont saint Clément est un témoin si vénérable. Qu’il ne juge point du don de Dieu, puisqu’il ne l’a pas encore reçu, et qu’il n’a pas même encore été digne d’en être instruit, par l’onction intérieure, comme simple disciple de la gnose. Qu’il craigne de se corrompre dans ce qu’il connaît, en blasphémant ce qu’il ignore. Qu’il prie seulement. Qu’il fasse taire sa raison, aussi bien que son imagination et ses sens, pour n’écouter plus, dans ce silence de toute créature, que la seule parole incréée. Qu’enfin, en purifiant son cœur et se renouvelant dans l’esprit intérieur, il mérite d’avoir ces yeux illuminés du cœur, dont parle l’apôtre, lesquels sont seuls dignes de découvrir le secret ineffable de l’amour divin.
Ce que je conjure le lecteur de bien remarquer à chaque page, c’est qu’il n’est pas permis de prendre les expressions de saint Clément comme un amas confus d’exagérations vagues et absurdes : ce serait une impiété. Toutes ces expressions sont précisément choisies pour former un corps régulier de système ; et toutes les parties de ce système, lorsqu’on les rassemble, se trouvent précisément les mêmes qui composent celui de nos mystiques. L’unique différence est que les mystiques expriment les mêmes choses, avec des termes plus précautionnés. De plus, ce qui est dit par saint Clément est dit de même par Cassien et par saint Denys. Au reste, on n’a qu’à réduire équitablement les expressions étonnantes de saint Clément au sens le plus modéré, le plus adouci et le plus correct qu’on voudra, en toute rigueur théologique. Je déclare au nom de tous les mystiques véritablement pieux que ce sens le plus modéré renferme encore tout ce qu’ils demandent. Fin.
NOTE BIOGRAPHIQUE
François de Salignac de la Mothe-Fénelon est né à Fénelon, dans le Périgord, en 1651, et mort à Cambrai en 1715. Il étudie au collège jésuite de Cahors puis à Paris. Marqué par l’influence du P. Tronson, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, il est ordonné prêtre en 1675. Il est nommé trois ans plus tard supérieur d’une maison d’éducation pour les jeunes protestantes converties. Grâce au soutien de Bossuet, dans l’entourage duquel il travaille, il est nommé en 1689 précepteur du duc de Bourgogne. Mais, au même moment, il rencontre madame Guyon, qui lui fait découvrir la vie mystique. D’abord protégée par madame de Maintenon, elle est de plus en plus durement attaquée par Bossuet et ses amis. Fénelon lui demeure fidèle. Nommé archevêque de Cambrai en 1695, il est toutefois affaibli par les violentes réactions que suscite son Explication des maximes des saints (1697), puis les Aventures de Télémaque (1699), dans lesquelles Louis XIV voit avec raison une critique de son absolutisme. Dès lors, Fénelon se replie sur son diocèse pour lequel il travaille avec un zèle exemplaire et un rigoureux souci d’obéissance à l’Église. Il anime aussi un cercle spirituel et demeure en relation avec madame Guyon, retirée à Blois.
NOTE SUR LE PRÉSENT TEXTE
Le manuscrit du Gnostique de saint Clément d’Alexandrie est conservé aux Archives de Saint-Sulpice (ms. 2043 « Fénelon Lacombe Guyon »). Signalé comme œuvre de Fénelon dès le XVIIIe siècle, puis attribué au père Lacombe, confesseur de madame Guyon, il a été identifié de manière certaine par le père Paul Dudon s.j.
Nous pouvons aujourd’hui reconstituer sa chaîne de transmission. Madame Guyon s’intéresse au Gnostique dès le mois qui suit la rédaction : « Je voudrait si bien voir Saint Clément : si notre Général [Fénelon] me le voulait prêter, je ne le garderais point du tout et je le rendrais bien promptement 181. » Fénelon lui fait alors parvenir une copie de son double du Gnostique communiqué à Bossuet. Elle en fait faire à son tour une copie destinée au père Lacombe, qu’elle atteste postérieurement à la saisie de leur correspondance : « Je ne suis nullement en peine de l’écrit de Saint Clément, parce que c’est moi qui le lui ai envoyé. Je ne l’ai point eu de l’auteur, mais d’un copiste, lequel l’avait eu d’un autre à l’insu de l’auteur 182. » Lacombe avait accusé par deux fois la réception du texte : « Saint Clément alexandrin est un excellent ouvrage ; il paraît que son auteur a été singulièrement inspiré pour déterrer d’un auteur si grave et si ancien la véritable théologie mystique », et : « De quoi a servi le Saint Clément d’Alexandrie, tout utile qu’il est dans le fond ? » 183. On note les précautions prises pour protéger Fénelon dans les lettres échangées entre la prisonnière de Vincennes et le prisonnier de Lourdes.
La copie du ms. 2043, regroupée avec des écrits de Lacombe, est de la main de l’une des deux « filles » qui accompagnèrent madame Guyon dans ses prisons, comme le montre la comparaison avec le ms. 2057, folios 236 sv., donnant entre autres le poème de madame Guyon : « Je suis orpheline… ». Il s’agit peut-être de la main de « Famille » (Marie de Lavau) ou plus probablement de celle de la fidèle Françoise Marc, dont l’interrogateur La Reynie dira : « Cette fille a l'esprit très fin, elle écrit avec autant de facilité qu'en pourrait avoir le meilleur scribe du palais. » Son écriture ressemble à celle de Lacombe.
Accompagné d’une longue introduction du fervent bossuétiste Dudon, ainsi que de copieuses annexes, Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie a été publié pour la première fois dans la collection des Études de Théologie Historique, Gabriel Beauchesne éditeur, Paris, 1930.
Le texte ici reproduit est celui de l’édition du P. Dudon qui s’avère fidèle au manuscrit. Ce dernier n’est pas ponctué et n’est que rarement paraphé. Les citations sont référencées dans les marges. Ponctuation et paragraphes sont ici revus.
Nous avons jugé utile de donner les références des citations clémentines car la majorité des livres des Stromates sont devenus facilement accessibles dans la collection « Sources Chrétiennes ». Elles sont ici regroupées par paragraphe sous une même note. On est renvoyé soixante-deux fois au livre VII, trente-six fois au livre VI et vingt-huit fois au livre IV, mais seulement onze fois aux livres I à III et V.
François de Fénelon a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle184. Mais dès que l’on veut approcher son vécu au plan spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études sont plus rares185 et notre titre « Fénelon mystique » demeure original.
On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire parfois à un « homme de lettres ». Il y a de bonnes raisons à cela. Les autorités religieuses catholiques ou protestantes se méfient de la quiétude mystique. Souvent des critiques préfèrent Bossuet, prélat à la pensée simple et facilement partagée qui occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle. Il succéda à Fénelon dont le rayonnement européen n’est grand qu’au Siècle des Lumières précédent. Les défenseurs de l’archevêque ont caché ses relations avec madame Guyon parce qu’elles étonnent en l’absence d’une sensibilité mystique186. Enfin certains des textes essentiels n’ont été rendus disponibles que fort récemment. Il s’agit de la correspondance complète avec madame Guyon187 et de la mise en valeur des fragments de lettres assemblés par les membres du cercle mystique animé par Fénelon. Ces derniers lui ont joué un mauvais tour. Ils ont supprimés des noms et des dates pour protéger les membres des deux cercles quiétistes de Cambrai et de Blois. Cette suppression est préjudiciable à toute édition critique 188.
Le choix de « bonnes pages » par des proches189 avait en effet sauvé l’essentiel mystique, mais ‘trop tôt’ en omettant les dates et les noms des correspondants. Ceci a conduit à minorer leur importance au bénéfice de textes complets signés mais souvent d’intérêt mineur.
Car les aspects visibles et multiformes ont été mis en valeur très tôt - ils intéressaient l’histoire du temps -, mais ils ont perdu depuis leur actualité : il s’agit de multiples opuscules rédigés en défense du quiétisme, de ceux rédigés en réaction à la seconde période janséniste, de textes éducatifs et de conseils politiques qui demeurèrent inutiles à la suite du décès du duc de Bourgogne, un temps dauphin.
L’image un peu molle de l’auteur du Télémaque destiné à un prince adolescent, ou bien celle de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme, a caché la grandeur et la fermeté chirurgicale nécessaire du grand directeur spirituel ; il nous apparaît aujourd’hui comme le plus profond des moralistes190.
La trajectoire ascendante qui transforme la vie du jeune abbé, poulain de Bossuet promis à un brillant avenir de par ses capacités intellectuelles, conduira à la grandeur de l’archevêque combattant misères personnelles et collectives sans en tirer aucun profit personnel ou familial. Cette évolution n’a pas été suffisamment soulignée car la statue figée, érigée au siècle de sa mort, ne rend pas compte de l’homme cheminant vers son accomplissement intérieur 191.
Nous privilégions donc ici les écrits mystiques datant surtout de la fin d’une vie qui se déroule dans l’ombre portée par des politiques religieuses et royales contraires. L’image d’un auteur littéraire laisse place à celle du mystique sobre et sans illusion dont l’esprit subtil n’hésite pas lorsque l’essentiel à ses yeux est mis en cause.
Le desengaño192 parfois évoqué pour rendre compte d’un « tempérament sec » délivré de toute illusion se rattache souvent aux stades mystiques avancés. Il s’agit d’une vision des phénomènes vécus par qui a dépassé le senti et des interprétations tributaires d’époques et de croyances.
Notre florilège sera chronologique pour souligner la dynamique d’une vie consacrée puis donnée à Dieu. Tout commence par une rencontre improbable où l’attirance naturelle n’a guère de part, entre une ‘Dame directrice’ 193 et le jeune abbé. Rencontre sans sublime ni amalgame, contrairement à l’expression malicieuse de Saint-Simon. Puis vient la découverte rendue avec élan et fraîcheur par une identification avec les premiers chrétiens d’Alexandrie conduits par saint Clément.
Ensuite, le pasteur compose des essais titrés et ferraille avec finesse, mais sans fautes dans les combats de la ‘querelle quiétiste’. Enfin - condamnation acceptée et silence induit obligent -, le prélat se tait. Mais il s’opposera aux désunions des chrétiens en défendant l’autorité religieuse du pape tandis que sa charge d’âmes lui a fait produire des mandements qu’il jugeait nécessaires à leur conduite.
Plus discrètement il continua à diriger de Cambrai des âmes intérieures - membres du cercle constitué autour de « notre père » - outre la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons en premier l’ensemble des rares lettres qui nous sont parvenues – au moment même où madame Guyon, « notre mère », retirée sur les bords de la Loire près de Blois, agissait de même auprès de ses visiteurs. Les deux amis communiquaient par l’intermédiaire de ces derniers, en particulier par le neveu de l’archevêque.
On retiendra de ces aventures d’un passé évanoui la grandeur du moraliste qui traverse les couches superficielles des égoïsmes. Il sait révéler, au sein de ces couches intermédiaires nous séparant du cœur de nous-mêmes, reconnues aujourd’hui de psychologues et de psychanalystes, tous les fils échappatoires. Il les coupe avec une lame dont la précision est illustrée par le récit de Tchoang-tseu194. Son seul but est de mener droitement à Dieu. En même temps son devoir de pasteur archevêque lui fait guerroyer en théologie et philosopher assez intelligemment sur l’existence de Dieu195. L’abondance de ces derniers textes publics a voilé l’essentiel.
Notre florilège mystique est constitué de parties qui se succèdent chronologiquement : la rencontre mystique avec madame Guyon précède des extraits d’écrits titrés dont se détache le saint Clément. Puis une abondante correspondance de direction privilégie la période de maturité où Fénelon atteint le plein achèvement mystique.
Le florilège spirituel revivifie l’image de Fénelon, mais surtout veut être utile aujourd’hui. Aussi notre contribution dans le plein texte est-elle réduite,196 car, plutôt que de paraphraser des sources il faut laisser toute la place aux témoignages personnels : seul l’individu reflète une vie mystique.
Pour la chronologie des événements, on se reportera à celles établies par J. Orcibal dans la Correspondance de Fénelon197. Ainsi qu’à un « recueil de textes d’époque, rangés dans un ordre aussi rigoureusement chronologique que possible, reliés par une brève narration » pour approcher madame Guyon198.
Le dossier à incidences mystiques que nous proposons demande une certaine patience envers des textes qui ne recherchaient aucune diffusion, mais s’adressaient à tel(le) correspondant(e) ciblé(e). Elle est encouragée par le don d’écrire du directeur.
Son lecteur va commencer l’exploration par un témoignage « brut de décoffrage » provenant de sa « dame directrice », texte de sa Vie par elle-même qui n’était destiné qu’à un confesseur, le P. Lacombe199.
Notre but n’est ni historique ni théorique. Nous nous adressons aux chercheurs spirituels.
Toutefois nous mêlons - localement et en corps de caractères réduit - des aspects historiques au florilège proposé, afin de souligner un comportement exemplaire rare chez les prélats du temps, mais constant chez le pasteur et directeur spirituel François de Fénelon, digne successeur de François de Sales.
Prouver le rôle de la « dame directrice » qui l’initia à la vie mystique corrige « l’oubli » de siècles où l’on a dû protéger la figure illustre de l’Archevêque en l’occultant. Après le témoignage intime forcément subjectif de 1688 porté par Mme Guyon - Fénelon n’a jamais eu à exposer par écrit à la requête d’un confesseur la manière dont il a vécu une rencontre décisive - nous proposons quelques échanges entre directrice et dirigé, produisons les questions-réponses de l’échange de mai 1710, seul survivant des relations par questions-réponses rétablies après les prisons. Ensuite des extraits de correspondance témoignent d’une parfaite fidélité fénelonienne.
Les interactions entre Fénelon et ses dirigé(e)s furent éclairées magistralement par J. Orcibal : nous reprenons ses notes en les allégeant seulement de renvois, puisque le présent ouvrage ne prétend pas à érudition. Et de même pour celles par I. Noye dont son [CF 18] a été le moteur de notre travail. Ces reprises seront utiles aux chercheurs car nous ne disposons à ce jour d’aucun outil permettant de les retrouver facilement au sein des volumes impairs des études et notes de la [CF]200 ! Il en est de même d’une utilité offerte par les Relevés de correspondances figurant en fin des sections par destinataire et concernant les volumes pairs de lettres.
Notre disposition reste chronologique, par et dans les sections propres à chaque dirigé(e). Ceci permet de suivre « à la trace » chaque évolution, souvent de longue durée, pas toujours mystique. C’est le seul moyen de s’approcher d’un vécu intérieur. Nous privilégions l’expérience vécue, donc pas de théologie ! La distribution par destinataires permet d’apprécier la finesse du commun directeur envers des « commençants » ou des « pèlerins », tous considérés comme des « amis ». Fénelon aurait succédé à Mme Guyon s’il eût vécu.
Ce florilège est issu de lectures successives sur une dizaine d’années effectuées à travers mais sans couvrir l’immensité des écrits féneloniens. Il doit tout aux travaux de Gosselin [OC], d’Orcibal et de Noye [CF], de Le Brun [OP]. Table des sigles des sources, infra.
Nous pensons que ce travail met en valeur, outre la profondeur d’une Charlotte de Saint-Cyprien, la ‘Petite Duchesse’ de Mortemart : cette cadette du ‘clan Colbert’ sut s’imposer auprès de son frère et des membres du ‘petit troupeau’ mystique. Elle en prit la direction avec Fénelon au moment des épreuves de la ‘Dame Directrice’. Adoucie par l’expérience, après la disparition de Fénelon en janvier 1715 puis de Mme Guyon en juin 1717, elle continua leur apostolat en couvrant la première moitié du XVIIIe siècle, certes aidée par d’autres membres des deux cercles de spirituels, les un « cis » français, les autres « trans » européens. Nous avons approfondi son portrait placé en tête de la section qui lui est consacrée.
OS, OC, GC, EP, OP, CF, LSP :
Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon… I & II, à Anvers, 1718 [OS 1 et 2].
Œuvres Complètes de Fénelon, édition en dix tomes dite de Paris, ou de Saint-Sulpice, « par les soins de MM. Gosselin et Caron » (1848-1852) [OP 1 à OP 10].
Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie […] de 1694, éd. Dudon, Paris, Beauchesne, 1930 ; éd. Tronc, Paris-Orbey, 2006 (« La tradition secrète des mystiques »). [GC]
J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, « Mémoire sur l’État passif » [EP], notes [G].
Fénelon, Œuvres I & II, éd. par Jacques le Brun, Paris, Gallimard Pléiade (1983 & 1997) [OP 1 et OP 2].
Correspondance de Fénelon, tomes II-XVIII, Klinksieck puis Droz (1972-1999, 2007) [CF 1-17, 18 : L. vol. pairs, comm. vol. impairs], notes [O] ; [CF 18] contient « II. Lettres spirituelles » [LSP].
VG, CG, EG :
Madame Guyon, La vie par elle-même […], Honoré Champion (2001) [VG]
Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles(2003), II Années de combats (2004), III Chemins mystiques (2005) Honoré Champion [CG 1 à 3].
«Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Honoré Champion, 2009 [ EG ].
Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, CRIN 36, 2000, « Bibliographie chronologique (1940-2000) ».
Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954.
François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.
L’éveil à la vie mystique commence par des relations liant « aîné » à « cadet ». Nous commençons par livrer le témoignage de « l’aîné(e) » - il s’agit ici de madame Guyon. Ce témoignage n’était pas destiné à être divulgué. Il nous est rapporté hors du manuscrit dit d’Oxford, la source des éditions anciennes de la Vie par elle-même. Il s’agit de deux manuscrits repris dans notre édition critique201.
[3.9.10]202 « Quelques jours après ma sortie203, je fus à B[eynes]204 chez M[adame] de Charost [...]205 ayant ouï parler de M. 206, je fus tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur. Il me sembla que Notre Seigneur me l’unissait très intimement et plus que nul autre. Il me fut demandé un consentement : je le donnai; alors il me parut qu’il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J’eus occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu’il ne me goûtait point, et j’éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon cœur dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermées en carrosse; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s’éclaircit un peu, mais il n’était pas encore comme je le souhaitais. Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle; et depuis ce temps je trouve toujours que l’union augmente d’une manière pure et ineffable. Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas, que son âme était collée à celle de David, me paraissaient propres à cette union. Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’il a sur cette personne et combien elle lui est chère.
[3.10.1] […]207 « Il me semble que depuis qu’il me fut donné à B[eynes] que je l’acceptai et que je m’offris pour le porter dans mon sein et pour souffrir pour lui tout ce qu’il plairait à l’amour, que je l’ai porté dans mon sein, je le trouvai toujours en moi. Ce fut vers la saint François du mois d’octobre 1688 208.
« Depuis ce temps, je n’ai jamais été invitée de Dieu pour retourner dans mon fond, que je ne le trouvasse près de mon cœur; mais cela d’une manière autant pure, spirituelle que réelle, car, il n’y a rien d’imaginatif en moi, mais tout passe dans le fond en réalité. Comme je le portais de cette sorte dans mon cœur, il me semblait que toutes les grâces que Dieu lui faisait passaient par moi ; et, je n’en pouvais douter, je le sentais plus proche et plus présent que les enfants que j’ai portés dans mes entrailles, et de tous les enfants spirituels que Dieu m’a donnés, je n’en ai eu aucun qui me fût pareil à celui-là ; c’est une intimité qui ne se peut exprimer, et à moins d’être fait une même chose il ne se peut rien de plus intime. Il suffisait que je pensasse à lui pour être plus unie à Dieu, et lorsque Dieu me serrait plus fortement il me paraissait que des mêmes bras dont il me serrait, il le serrait aussi.
Depuis les huit premiers jours après notre première entrevue à B[eynes], où je souffris beaucoup, car je trouvais comme un chaos entre lui et moi qui empêchait mon cœur de se verser dans le sien, mais à mesure que je souffrais, je trouvais que ce chaos se détortillait, jusqu’à ce qu’enfin étant entièrement débrouillé, je trouvais qu’avec une suavité incomparable mon cœur se versait dans le sien sans que je le visse ni que je lui parlasse; mais au commencement avec moins de largeur, ensuite toujours plus facilement, en sorte que j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement presque continuel de Dieu dans mon âme et de mon âme dans la sienne, comme ces cascades qui tombent d’un bassin dans l’autre; cela était souvent en sorte que je ne pouvais parler et je me tirais à l’écart pour me laisser posséder à Dieu et le laisser opérer en moi pour lui tout ce qu’il voulait. Il y avait des moments où l’on me réveillait avec une promptitude extrême, et je le trouvai tout prêt à recevoir, alors il recevait ; mais quelquefois je sentais cet écoulement comme suspendu, et j’éprouvais qu’il était alors mis en sécheresse.
Je ne lui disais pas cela, ne pouvant lui parler, je lui en écrivais quelque chose, mais il m’est impossible de bien exprimer ce que je sens à son égard. Dieu me fit comprendre les grands desseins qu’il avait sur cette âme et combien elle lui était chère. Je m’étonnais de ce qu’il me donnait plus pour lui seul que pour tous les autres ensembles, et l’on me faisait comprendre en cela que l’on voulait beaucoup l’avancer et qu’il ne lui serait rien donné que par ce misérable canal. Je n’osais m’expliquer de tout cela; cependant j’étais quelquefois si fort poussée que, pour ne pas résister, ne le pouvant plus malgré mes répugnances naturelles, je passais outre et j’en écrivais ; j’aspirais à une certaine liberté qui était de pouvoir agir avec lui sans gêne et qu’il put concevoir ce que je lui étais en Jésus-Christ, mais les avenues étant fermées, je ne pouvais assez m’en expliquer 209.
« Je connus que M.L.[M. L’abbé de F.] serait précepteur de M. le Duc de Bourgogne210 et je le lui ai mandé [en] mai 89 : Dieu se servira de lui d’une manière singulière, mais il faut qu’il soit anéanti et étrangement rapetissé. Dieu travaillera surtout à détruire sa propre sagesse et sa propre raison, et il se servira de ma folie pour accomplir son œuvre en lui.
« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688. Son visage me fut d’abord connu : je le cherchais partout sans le rencontrer. Notre-Seigneur me fit connaître qu’il eut dès lors quelque attrait pour l’intérieur. Je n’ai point encore eu d’âme avec laquelle la mienne eût un si entier rapport. Je songeai de lui, assez près l’un de l’autre, deux songes qui me confirmèrent dans la certitude que Dieu voulait se servir de moi et qu’il le voulait beaucoup anéantir intérieurement et le mener par sa pure volonté. Je lui écrivis ingénument le songe. À quelques jours de là, c’était proche de la St Jean 1689, il me fut fait comprendre que Dieu le voulait conduire comme un enfant par la petitesse […] Dieu me donne cette simplicité à son égard de lui écrire selon le mouvement qu’il m’en donne, quoique je sache qu’ayant autant d’esprit et de science qu’il en a, il ne peut trouver dans mes expressions et dans ce que je lui écris que des pauvretés; mais tout cela ne me met pas en peine, je n’y peux faire d’attention et il saura discerner ce qui est de Dieu d’avec ce qui est de ma pauvreté, la petitesse qu’il exercera, me supportant, étant fort agréable à Dieu, et fait que ce qui est de Dieu a toujours son effet, quoique non toujours aperçu. Juin 89 211.
« Quelque union que j’aie eu pour le père La Combe j’avoue que celle que j’ai pour M. L. est encore tout d’une autre nature; et il y a quelque chose dans la nature de l’union que j’ai pour lui qui m’est entièrement nouvelle, ne l’ayant jamais éprouvée. Il en est de même pour ce que je souffre pour lui. Cette différence ne peut jamais tomber que sous l’expérience. Je crois que Dieu me l’a donné de cette sorte, pour l’exercer et le faire mourir par l’opposition de son naturel; aussi vois-je clairement qu’il ne sera point exercé par les fortes croix212, son état étant uni et non sujet aux alternatives de douleurs et de joie. Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche et c’est à quoi il me paraît que Dieu me destine. […]
« J’ai oublié de dire qu’après l’état ressuscité, je fus quelques années avant que d’être mise dans l’état que l’on appelle apostolique ou de mission pour aider les autres. […] Mais lorsqu’il plut à Dieu de vouloir bien m’honorer de sa mission, il me fit comprendre que le véritable père en Jésus-Christ et le pasteur apostolique devait souffrir comme lui pour les hommes, porter leurs langueurs, payer leurs dettes, se vêtir de leurs faiblesses. Mais Dieu ne fait point ces sortes de choses sans demander à l’âme son consentement; mais qu’il est bien sûr que cette âme ne lui refusera pas ce qu’il demande! Il incline lui-même le cœur à ce qu’il veut obtenir […] Si j’avais demeuré dans ma vie cachée, je n’aurais jamais souffert aucune persécution, on ne persécute que ceux qui sont employés à aider aux âmes. » Il fallut alors un consentement d’immolation pour entrer dans tous les desseins de Dieu sur les âmes qu’il se destine.
[2.] « Il me fit comprendre qu’il ne m’appelait point, comme l’on avait cru, à une propagation de l’extérieur de l’Église, qui consiste à gagner les hérétiques, mais à la propagation de son Esprit, qui n’est autre que l’esprit intérieur, et que ce serait pour cet Esprit que je souffrirais. Il ne me destine pas même pour la première conversion des pécheurs, mais bien pour faire entrer ceux qui sont touchés du désir de se convertir, dans la parfaite conversion, qui n’est autre que cet esprit intérieur. Depuis ce temps Notre Seigneur ne m’a pas chargée d’une âme qu’il ne m’ait demandé mon consentement, et qu’après avoir accepté cette âme en moi, il ne m’ait immolée à souffrir pour elle. »
§
Après cet événement de l’automne 1688 va commencer le cheminement sur les Secrets sentiers de l’amour divin213. Nous plaçons ici une Chronologie couvrant deux années, suivie d’une Histoire et état documentaire des sources :
Ce qui nous a été conservé sur six trimestres (janvier 1689 – Juin 1690) présente une répartition uniforme correspondant à une lettre échangée par jour. La correspondance issue de Fénelon y contribue en moyenne par une lettre tous les trois jours.
On pense que des lettres de Madame Guyon furent adressées à Fénelon longtemps auparavant214. On sait que la correspondance continua après 1690, indirectement relayée par le duc de Chevreuse, interrompue par l’emprisonnement à la Bastille, pour reprendre ensuite : les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon, Ramsay, Dupuy et d’autres.
Il est intéressant de regarder la distribution des lettres écrites par Fénelon à divers correspondants durant les années 1689-1690 : plus de la moitié des lettres sont adressées à Madame Guyon. Madame de Maintenon vient en seconde place suivie de près par les autres dirigé(e)s de l’abbé.
Il est utile d’évoquer ici le cadre événementiel par une chronologie couvrant ces années de correspondance, ce qui n’est pas facile en ce qui concerne madame Guyon car nous avons peu de renseignements précis sur cette période couvrant exceptionnellement deux années heureuses pour elle donc « sans problèmes », mais très bien établie pour Fénelon par Orcibal :
13 septembre 1688 : Madame Guyon sort de la prison de la Visitation du Faubourg Saint-Antoine, suite aux interventions de Mme de Miramion et d’une abbesse parente de Mme de Maintenon.
« Un peu avant le 3 octobre 1688 » : rencontre avec l’abbé de Fénelon au château de Beynes.
Madame Guyon est malade trois mois, avec un abcès à l’œil. Elle réside chez les dames de Mme de Miramion. Cette dernière découvre les calomnies du P. la Mothe.
2 décembre 1688 : Fénelon écrit à Mme Guyon.
Fénelon prêche successivement à des religieuses (28 novembre, 1er dimanche de l’Avent), aux Nouvelles Catholiques (12 décembre, 3e dimanche de l’Avent), à la maison professe des jésuites (1er jour de l’an 1689.)
Entre le 10 et le 14 avril 1689 : entrevue entre Fénelon et Madame Guyon.
À partir du 22 au 30 avril 1689 : séjour de Madame Guyon à la campagne.
20 juin 1689 : rencontre à Saint-Jacques de la Boucherie.
17 juillet 1689 : Fénelon écrit : « Je reviens de la campagne [Germigny ?] où j’ai demeuré cinq jours ».
24 et sans doute 28 août 1689 : Rencontres.
25 août 1689 : Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à l’engagement de Valcourt. Il restera estropié.
26 août 1689 : sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux.
29 août 1689 : Fénelon prête serment devant le roi comme précepteur du duc de Bourgogne. Il commence son enseignement le 3 septembre et réside désormais à Versailles.
Début octobre 1689 : Fénelon « n’a pas assez de foi ». Crise de novembre.
Janvier 1690 ? : Lettre de Fénelon à Mme de Maintenon, « sur ses défauts. »
Février 1690 : « Pour ma santé, elle est bien détruite… »
L’année 1690 est très mal documentée en ce qui concerne Madame Guyon : « Ayant quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde… » Longue période sans événements datés.
Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du ministre, est assisté par Fénelon et meurt le 3 novembre 1690. (Les filles ont épousé les deux ducs de Beauvillier et de Chevreuse, disciples de Madame Guyon).
8 novembre 1690 : Fénelon va à Issy remettre une lettre à M. Tronson, son ancien confesseur, à la demande de Mme de Maintenon.
29 novembre 1690 : mise à l’index du Moyen court.
11 décembre 1690 : Fénelon participe à un conseil des directeurs de Saint-Cyr qui décide de la vocation de Mme de la Maisonfort.
La relation avec Fénelon constitue la plus importante série des directions spirituelles par Madame Guyon : nous renvoyons à [CG1].
Les deux derniers volumes sur quatre repérés sont perdus. L’histoire éditoriale est complexe mais elle a permis de mettre à jour le « dossier » des relations étroites liant la « dame directrice » à Fénelon :
(1) La « Correspondance secrète » de l’année 1689 » fut publiée par Dutoit en 1767-1768 et reconnue authentique tardivement par Masson en 1907. Elle couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689). Elle est éditée en [CG 1], 215-458 215.
(2) « Le complément de l’année 1690 » couvre presque la même durée soit de fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690. Cet apport du manuscrit de la B.N.F. découvert par I. Noye est éditée pour la première fois en [CG 1], 2003, 459-554.
(3) « Lettres écrites après 1703 », reprend les deux seuls témoignages sûrs qui nous sont parvenus de leur correspondance postérieure à la période des emprisonnements, dont se détache le dialogue daté de mai 1710. Le manuscrit a fait le voyage de Cambrai à Blois puis son retour, probablement porté par le marquis de Fénelon ou par Ramsay. Écrit sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre les réponses de Madame Guyon il est reproduit en [CG 1], 555-563, comme ici infra, de façon compréhensible, c’est-à-dire en associant les réponses aux questions correspondantes216. Ce précieux témoin nous éclaire sur le type de relations qui perdura jusqu’à la mort de Fénelon : il y eut un courant de lettres portées par des amis sûrs entre Blois et Cambrai et vers l’étranger.
(4) Poésies spirituelles. Nous les omettons car elles sont d’attribution douteuse
Voici un aperçu bref de l’échange épistolaire intense suivant la découverte de la vie mystique par Fénelon217. Il s’agit d’un dialogue remarquable par son recul pris vis-à-vis de manifestations visibles « mystiques » : elles sont totalement absentes.
La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible, mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rien par elle-même, mais toute efficiente par grâce.
Je reprend leur analyse par Murielle Tronc publié en présentation de ces premiers échanges218 :
« La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon eest d’un exceptionnel intérêt219 car elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.
Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider. Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve :
Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. [CG I] Lettre 154 220.
Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révéla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :
Dieu ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. [CG I] Lettre 132.
Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :
Lorsqu’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. [CG 1] L. 157.
Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :
Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. [CG 1] L. 114.
Sa mission est souvent lourde à supporter :
Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. [CG 1] L. 154.
Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :
Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. [CG 1] L. 146.
Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :
Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.
Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. » La tâche est immense et ne souffre aucun relâche :
Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. [CG 1] L. 220.
Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :
Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).
Il rend les armes et ironise sur lui-même :
Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).
Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :
Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).
Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :
Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit - cela n’est plus pour nous -, mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).
Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :
C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :
Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).
On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).
Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :
Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).
Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : « Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. » et il termine en souriant sur lui-même : « Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :
Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l . 220).
Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu : « Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. » (L. 249).
Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout : « Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169).
Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :
Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).
Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.
Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.
De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : « Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié. » (L. 248). Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.
Si Fénelon n’a pas pu continuer après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :
Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).
Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :
Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).
Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».
Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu :
« Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271).
Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » ; « les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. » (L. 271).
Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 adressée à Poiret).
Même la mort ne pouvait les désunir. »
On semble s’écarter ici du thème « Fénelon mystique » mais il importe de montrer sa rectitude, sa franchise et sa constance maintenues au fil des ans malgré des pressions multiples, tout d’abord séductrices puis rudes. Ce sont les marques du vrai mystique.
Toutefois les écrits du début sont « entortillés » par une souplesse naturelle qui pouvait être perçue comme une « diplomatie double » voire duplicité 221, dans les deux lettres adressées à Monsieur Tronson (qui fut son directeur et confesseur) puis à Madame de Maintenon (qu’il dirigea et confessa). Fénelon n’avait pas encore perdu toute illusion…
351. À M. TRONSON. À Versailles, 26 février [1696]222.
…Pour la personne, on veut que je la condamne avec ses écrits223. Quand l’Eglise fera là-dessus un formulaire, je serai le premier à le signer de mon sang et à le faire signer. Hors de là, je ne puis ni ne dois le faire. J’ai vu de près des faits certains qui m’ont infiniment édifié : pourquoi veut-on que je la condamne sur d’autres faits que je n’ai point vus, qui ne concluent rien par eux-mêmes, et sans l’entendre pour savoir ce qu’elle y répondrait ? Ai-je tort de vouloir croire le mal le plus tard que je pourrai, et de ne le dire point contre ma conscience, pour ménager la faveur ?
Pour les écrits, je déclare hautement que je me suis abstenu de les examiner, afin d’être hors de portée d’en parler ni en bien ni en mal à ceux qui voudraient malignement me faire parler. Je les suppose encore plus pernicieux qu’on ne le prétend : ne sont-ils pas assez condamnés par tant d’Ordonnances224, qui n’ont été contredites de personne, et auxquelles les amis de la personne et la personne même se sont soumis paisiblement ? Que veut-on de plus ? Je ne suis point obligé de censurer tous les mauvais livres, surtout ceux qui sont absolument inconnus dans mon diocèse. On ne pourrait exiger de moi cette censure, que pour lever les soupçons qu’on peut former sur mes sentiments : mais j’ai d’autres moyens bien plus naturels pour lever ces soupçons, sans aller accabler225 une pauvre personne, que tant d’autres ont déjà foudroyée, et dont j’ai été ami. Il ne me convient pas même d’aller me déclarer d’une manière affectée contre ses écrits ; car le public ne manquerait pas de croire que c’est une espèce d’abjuration qu’on m’a extorquée…
Votre dernière lettre226, qui devrait m’affliger sensiblement, Madame, me remplit de consolation ; elle me montre un fonds de bonté, qui est la seule chose dont j’étais en peine. Si j’étais capable d’approuver une personne qui enseigne un nouvel Evangile227, j’aurais horreur de moi plus que du diable : il faudrait me déposer et me brûler, bien loin de me supporter comme vous faites. Mais je puis fort innocemment me tromper sur une personne que je crois sainte, parce que je crois qu’elle n’a jamais eu intention ni d’enseigner ni d’écrire rien de contraire à la doctrine de l’Église catholique. Si je me trompe dans ce fait, mon erreur est très innocente ; et comme je ne veux jamais ni parler ni écrire pour autoriser228 ou excuser cette personne, mon erreur est aussi indifférente à l’Eglise, qu’innocente pour moi.
Je dois savoir les vrais sentiments de Mme G[uyon], mieux que tous ceux qui l’ont examinée pour la condamner ; car elle m’a parlé avec plus de confiance qu’à eux. Je l’ai examinée en toute rigueur, et peut-être que je suis allé trop loin pour la contredire. Je n’ai jamais eu aucun goût naturel pour elle ni pour ses écrits. Je n’ai jamais éprouvé rien d’extraordinaire en elle, qui ait pu me prévenir en sa faveur. Dans l’état le plus libre et le plus naturel, elle m’a expliqué toutes ses expériences et tous ses sentiments. Il n’est pas question des termes, que je ne défends point, et qui importent peu dans une femme, pourvu que le sens soit catholique. C’est ce qui m’a toujours paru. Elle est naturellement exagérante, et peu précautionnée dans ses expressions. Elle a même un excès de confiance pour les gens qui la questionnent. La preuve en est bien claire, puisque M. de Meaux vous a redit comme des impiétés, des choses qu’elle lui avait confiées avec un cœur soumis et en secret de confession. Je ne compte pour rien ni ses prétendues prophéties ni ses prétendues révélations ; et je ferais peu de cas d’elle, si elle les comptait pour quelque chose. Une personne qui est bien à Dieu, peut dire dans le moment ce qu’elle a eu au cœur, sans en juger et sans vouloir que les autres s’y arrêtent. Ce peut être une impression de Dieu (car ses dons ne sont point taris), mais ce peut être aussi une imagination sans fondement. La voie où l’on aime Dieu uniquement pour lui, en se renonçant pleinement soi-même, est une voie de pure foi, qui n’a aucun rapport avec les miracles et les visions. Personne n’est plus précautionné ni plus sobre que moi là-dessus.
Je n’ai jamais lu ni entendu dire à Mme G[uyon], qu’elle fût la pierre angulaire : mais, supposé qu’elle l’ait dit ou écrit, je ne suis point en peine du sens de ces paroles. Si elle veut dire qu’elle est Jésus-Christ, elle est folle, elle est impie; je la déteste, et je le signerai de mon sang. Si elle veut dire seulement qu’elle est comme la pierre du coin, qui lie les autres pierres de l’édifice, c’est-à-dire qu’elle édifie, et qu’elle unit plusieurs personnes en société qui veulent servir Dieu; elle ne dit que ce qu’on peut dire de tous ceux qui édifient le prochain ; et cela est vrai de chacun, suivant son degré. Pour la petite Église229, elle ne signifie point dans le langage de saint Paul, d’où cette expression est tirée, une église séparée de la catholique ; c’est un membre très soumis. Je me souviens que le P. de Monchy, bien éloigné de l’esprit de schisme, ne m’écrivait jamais sans saluer notre petite église ; il voulait parler de ma famille. De telles expressions ne portent par elles-mêmes aucun mauvais sens ; il ne faut point juger par elles de la doctrine d’une personne : tout au contraire, il faut juger de ces expressions par le fond de la doctrine de la personne qui s’en sert. Je n’ai jamais ouï parler de ce grand et de ce petit lit230; mais je suis assuré qu’elle n’est point assez extravagante et assez impie pour se préférer à la sainte Vierge. Je parierais ma tête que tout cela ne veut rien dire de précis, et que M. de Meaux est inexcusable de vous avoir donné comme une doctrine de Mme G[uyon], ce qui n’est qu’un songe, ou quelque expression figurée, ou quelque autre chose d’équivalent, qu’elle ne lui avait même confié que sous le secret de la confession. Quoi qu’il en soit, si elle se comparait à la sainte Vierge pour s’égaler à elle, je ne trouverais point de termes assez forts et assez rigoureux pour abhorrer une si extravagante créature. Il est vrai qu’elle a parlé quelquefois comme une mère qui a des enfants en J.-C.231, et qu’elle leur a donné des conseils sur les voies de la perfection : mais il y a une grande différence entre la présomption d’une femme qui enseigne indépendamment de l’Église, et une femme qui aide les âmes, en leur donnant des conseils fondés sur ses expériences, et qui le fait avec soumission aux pasteurs. Toutes les supérieures de communauté doivent diriger de cette dernière façon, quand il n’est question que de consoler, d’avertir, de reprendre, de mettre les âmes dans de certaines pratiques de perfection, ou de retrancher certains soutiens de l’amour-propre. La supérieure, pleine de grâce et d’expérience, peut le faire très utilement ; mais elle doit renvoyer aux ministres de l’Église toutes les décisions qui ont rapport à la doctrine.
Si Mme G[uyon] a passé cette règle, elle est inexcusable ; si elle l’a passée seulement par zèle indiscret, elle ne mérite que d’être redressée charitablement, et cela ne doit pas empêcher qu’on ne puisse la croire bonne ; si elle y a manqué avec obstination et de mauvaise foi, cette conduite est incompatible avec la piété. Les choses avantageuses qu’elle a dites d’elle-même ne doivent pas être prises, ce me semble, dans toute la rigueur de la lettre. S. Paul dit qu’il accomplit ce qui manquait à la passion du Fils de Dieu. On voit bien que ces paroles seraient des blasphèmes, si on les prenait en toute rigueur, comme si le sacrifice de Jésus-Christ eût été imparfait, et qu’il fallût que saint Paul lui donnât le degré de perfection qui lui manquait. À Dieu ne plaise que je veuille comparer Mme G[uyon] à saint Paul ! mais saint Paul est encore plus loin du Fils de Dieu, que Mme G[uyon] ne l’est de cet apôtre. La plupart de ces expressions pleines de transport sont insoutenables, si on les prend dans toute la rigueur de la lettre. Il faut entendre la personne, et ne se point scandaliser de ces sortes d’excès, si d’ailleurs la doctrine est innocente, et la personne docile.
[…]
Permettez-moi de vous dire, Madame, qu’après avoir paru entrer dans notre opinion de l’innocence de cette femme232, vous passâtes tout à coup dans l’opinion contraire. Dès ce moment, vous vous défiâtes de mon entêtement, vous eûtes le cœur fermé pour moi : des gens, qui voulurent avoir occasion d’entrer en commerce avec vous, et de se rendre nécessaires, vous firent entendre, par des voies détournées, que j’étais dans l’illusion, et que je deviendrais peut-être un hérésiarque. On prépara plusieurs moyens de vous ébranler : vous fûtes frappée; vous passâtes de l’excès de simplicité et de confiance à un excès d’ombrage et d’effroi. Voilà tout ce qui a fait tous nos malheurs ; vous n’osâtes suivre votre cœur ni votre lumière. Vous voulûtes (et j’en suis édifié) marcher par la voie la plus sûre, qui est celle de l’autorité. La consultation des docteurs vous a livrée à des gens qui, sans malice, ont eu leurs préventions et leur politique. Si vous m’eussiez parlé à cœur ouvert et sans défiance, j’aurais en trois jours mis en paix tous les esprits échauffés de Saint-Cyr, dans une parfaite docilité sous la conduite de leur saint évêque. J’aurais fait écrire par Mme G[uyon] les explications les plus précises de tous les endroits de ses livres, qui paraissent ou excessifs ou équivoques. Ces explications ou rétractations ( comme on voudra les appeler) étant faites par elle de son propre mouvement, en pleine liberté, auraient été bien plus utiles, pour persuader les gens qui l’estiment, que des signatures faites en prison, et que des condamnations rigoureuses faites par des gens qui n’étaient certainement pas encore instruits de la matière, lorsqu’ils vous ont promis de censurer. Après ces explications ou rétractations écrites et données au public, je vous aurais répondu que Mme G[uyon] se serait retirée bien loin de nous, et dans le lieu que vous auriez voulu, avec assurance qu’elle aurait cessé tout commerce et toute écriture de spiritualité.
Dieu n’a pas permis qu’une chose si naturelle ait pu se faire. On n’a rien trouvé contre ses mœurs, que des calomnies. On ne peut lui imputer qu’un zèle indiscret, et des manières de parler d’elle-même, qui sont trop avantageuses. Pour sa doctrine, quand elle se serait trompée de bonne foi, est-ce un crime ? Mais n’est-il pas naturel d’en croire qu’une femme, qui a écrit sans précaution avant l’éclat de Molinos, a exagéré ses expériences, et qu’elle n’a pas su la juste valeur des termes ? Je suis si persuadé qu’elle n’a rien cru de mauvais, que je répondrais encore de lui faire donner une explication très précise et très claire de toute sa doctrine pour la réduire aux justes bornes, et pour détester tout ce qui va plus loin. Cette explication servirait pour détromper ceux qu’on prétend qu’elle a infectés de ses erreurs, et pour la décréditer233 auprès d’eux, si elle fait semblant de condamner ce qu’elle a enseigné.
Peut-être croirez-vous, Madame, que je ne fais cette offre que pour la faire mettre en liberté ? Non : je m’engage à lui faire faire cette explication précise et cette réfutation de toutes les erreurs condamnées, sans songer à la tirer de prison…
…. Le moins que je puisse donner à une personne de mes amies qui est malheureuse, que j’estime toujours, et de qui je n’ai jamais reçu que de l’édification, c’est de me taire pendant que les autres la condamnent. On doit être content de mon procédé, puisque je ne la défends ni ne l’excuse, ni directement ni indirectement. J’ajoute que je condamnerais plus rigoureusement qu’aucun autre et sa personne et ses écrits, si j’étais convaincu qu’elle eût cru réellement les erreurs qu’on lui impose.
[…]
Quand l’Église jugera nécessaire de dresser un formulaire contre cette femme, pour flétrir sa personne et ses écrits, on ne me verra jamais distinguer le fait d’avec le droit234. Je serai le premier à signer, et à faire signer tout le clergé de mon diocèse. Personne ne surpassera ma fidélité et ma soumission aveugle : hors de là, je n’ai d’autre parti à prendre que celui d’un profond silence sur tout ce qui a rapport à elle. M. de M[eaux] n’a pas besoin d’une aussi faible approbation que la mienne. Il ne me la demande que pour montrer au public que je pense comme lui, et je lui suis bien obligé d’un soin si charitable ; mais cette approbation aurait de ma part l’air d’une abjuration déguisée qu’il aurait exigée de moi, et j’espère que Dieu ne me laissera point tomber dans cette lâcheté. ….
…235 On n’a pas manqué de me dire que je pouvais condamner les livres de Mad. G[uyon], sans diffamer sa personne, et sans me faire tort. Mais je conjure ceux qui parlent ainsi de peser devant Dieu les raisons que je vais leur représenter. Les erreurs qu’on impute à Mad. G[uyon] ne sont point excusables par l’ignorance de son sexe. Il n’y a point de villageoise grossière qui n’eût d’abord horreur de ce qu’on veut qu’elle ait enseigné.
[…]
Voilà ma sentence prononcée et signée par moi-même, à la tête du livre de Mgr de Meaux, où ce système est étalé dans toutes ses horreurs. Je soutiens que ce coup de plume donné contre ma conscience, par une lâche politique, me rendrait à jamais infâme et indigne à mon ministère. Voilà néanmoins ce que les personnes les plus sages et les plus affectionnées pour moi ont souhaité et ont préparé de loin. C’est donc pour assurer ma réputation qu’on veut que je signe que mon amie mérite évidemment d’être brûlée avec ses écrits, pour une spiritualité exécrable qui fait l’unique lien de notre amitié. …
Pendant ce temps voici un exemple édifiant de lettre à laquelle Fénelon doit faire face. Elle est écrite par le confesseur qui fut imposé à son amie en prison :
374A. DE L'ABBÉ J.J. BOILEAU A FÉNELON. A Paris, 26 novembre 1696. « Pour la Dame, j'avoue que son état m'épouvante. Il n'y a rien que je ne fisse pour la délivrer d'une illusion qui lui est si préjudiciable, et qui fait tant de tort à des personnes dont la réputation est si chère à l'Église. Mais le moyen d'éclairer une femme en qui l'orgueil a répandu ces ténèbres qui obscurcissent le coeur aussi bien que l'esprit ? […] Griselidis, don Quichotte, Peau d'âne, la belle Hélène, des opéras, des romans, les comédies de Molière. Jamais dévote jusqu'ici n'avait fait provision de tels livres. Je sais ce qu'elle allègue pour s'excuser, mais cela s'appelle s'accuser en s'excusant. C'est dans les livres saints que les âmes justes et affligées ont cherché de tout temps leur consolation et les soutiens de leur patience. C'est dans les Cantiques divins, et non dans des airs profanes et dangereux, que les chrétiens sont très persuadés qu'on peut apprendre à chanter le pur amour. […] Hé bien ! Monseigneur, ai-je tort encore d'avoir cru la Dame fanatique ? Et quand je l'aurais jugée, avec une infinité de gens et pieux, digne d'une prison perpétuelle, mon zèle aurait-il été si excessif ? Ma délicatesse pour mes amis, auxquels elle a tant nui, était-elle trop blâmable? Mais je n'ai pas été si noir qu'on me fait. M. le duc de C[hevreuse] n'aura peut-être pas oublié qu'avant l'éclat qui a causé à la fin la détention de la Dame, j'insinuai qu'elle devrait se mettre volontairement dans un monastère. Cette prison n'était pas trop rigoureuse pour une veuve qui aurait voulu vivre selon son état. Mais j'ai bien vu qu'elle avait ses raisons pour ne pas s'enfermer… »
… Je connus Mad. G.[uyon] à peu près vers le temps que je vins à la cour : j’étais prévenu contre elle. Je lui demandai des explications sur sa doctrine ; elle me les donna : je les crus suffisantes pour une femme. M. Boileau fut encore plus satisfait que moi de ces mêmes explications qu’elle lui donna sur son livre intitulé Moyen court. Il voulut même qu’on les imprimât dans une nouvelle édition du livre. M. Nicole les approuva aussi, et demanda seulement quelques additions. Je n’ai vu ni pu voir bien souvent Mad. G. Mon principal commerce avec elle a été par lettres, où je la questionnais sur toutes les matières d’oraison. Je n’ai jamais rien vu que de bon dans ses réponses, et j’ai été édifié d’elle, à cause qu’il ne m’y a paru que droiture et piété. Dès qu’on a parlé contre elle, j’ai cessé de la voir, de lui écrire, et de recevoir de ses lettres, pour ôter tout sujet de peine aux personnes alarmées.
[…]
Il est vrai que j’ai été édifié de Mad. G. pour toutes les choses que j’en ai vues. Est-ce un crime qui mérite un si grand scandale ? Je ne connais aucun ouvrage d’elle que son Moyen court et son Explication du Cantique. Elle m’a toujours protesté qu’elle n’était point dans les voies de visions et d’inspirations miraculeuses, mais au contraire dans celles de pure foi, où l’on n’a point d’autre lumière que celle qui est commune à tous les fidèles. Elle m’a toujours paru craindre les autres voies, comme sujettes à de très grandes illusions. …
En l’anno horribilis 1697, voici des extraits d’une série de longues lettres que Fénelon adresse à son envoyé à Rome, l’abbé de Chanterac236.
Fénelon n’a pas eu l’autorisation de Louis XIV de se rendre auprès des cardinaux romains pour défendre lui-même son livre. Comment répondre aux insinuations malveillantes de l’abbé neveu de Bossuet ?
… Quant à sa personne, j’en ai été très édifié, est-ce un crime : elle m’a paru soumise, ingénue, désintéressée, et même éclairée par expérience sur les choses d’oraison. Puis-je en dire le mal que je n’en sais pas ? On ne me prouvera jamais que je l’ai crue prophétesse quoiqu’elle ait des révélations. Je n’ai rien vu en elle qui ne fût d’un autre caractère. Quand même, ce qui n’est pas, j’aurais cru que c’était une sainte à révélations, fallait-il pour cela me traiter d’hérétique ? L’Église sera-t-elle en péril, quand je croirai de Madame Guion qu’on lui impute mal à propos des erreurs qu’elle m’a toujours assuré qu’elle détestait, et quand je la croirai une sainte extraordinaire, pourvu que je ne l’estime qu’autant qu’elle est soumise à la foi de l’Église. …
… Que peut-on donc craindre ? que je pense encore secrètement, avec un très petit nombre d’amis, que cette femme est une s[ain]te qu’on opprime, qu’elle a bien pensé, et qu’elle s’est mal expliquée ? Mais tout cela fait-il mal à quelqu’un ? L’Église est-elle par là en péril ?
[…]
J’ai vu cette femme d’une manière qui ne me permet pas de douter de sa sincérité, je l’ai observée ; je m’en suis défié ; j’ai été prévenu autant et peut-être plus que les autres contre elle ; j’ai voulu m’assurer de ses sentiments sur les erreurs qu’on lui impute ; je crois avoir vu clairement qu’elle les a autant en horreur que ceux qui l’en accusent. J’ai cessé de la voir dès qu’on a commencé à prendre des ombrages ; depuis ce temps-là, j’ai suspendu mon jugement sur toutes les accusations qu’on fait contre elle. L’animosité de ceux qui les font me les rend suspects, et je ne puis me fier aux accusations faites contre Mad. G[uyon] par des gens passionnés dont j’éprouve moi-même l’injustice, quoique j’aie toujours agi et parlé avec bien plus de précautions qu’elle.
[…]
J’oubliais de vous dire qu’on ne manquera pas de faire entendre à Rome que l’unique ressource pour apaiser le Roi, pour me rapprocher de la cour, et pour lever le scandale, c’est que je fasse certains pas pour effacer les mauvaises impressions, et pour reconnaître humblement que j’ai quelque tort. Mais je déclare que je ne pense de près ni de loin à retourner à la Cour, que je ne veux que me détromper de bonne foi, si je suis dans l’erreur, et que poursuivre sans relâche avec patience et humilité ma justification, si je ne me trompe pas, et si on me calomnie touchant ma foi. La Cour de Rome voudra au moins contenter le Roi, en me faisant peur pour me réduire à un accommodement, si elle ne croit pas le devoir contenter en me condamnant. Mais, s’il plaît à D[ieu], je n’aurai aucune peur jusqu’au bout ; car, supposé même qu’on voulût effectivement me condamner, j’aime mieux finir par une condamnation rigoureuse, et reçue avec une sincère soumission, que par un accommodement qui renfermerait la moindre équivoque. …
… Pour Mad. Guion, vous avez tous les faits écrits de ma main. Faites-les bien valoir en cas de besoin ; plaignez-vous hautement et amèrement de ces manières indirectes et malignes de me flétrir par des faits, quand on succombe pour le dogme. Quelle foi peut-on avoir en mes parties sur des faits secrets, puisqu’ils ont interprété si injustement mes paroles claires, et qu’ils en ont tronqué et altéré à la face de toute l’Église ? Par quel esprit pourraient-ils publier ces faits, supposé même qu’ils fussent véritables ? et ne doit-on pas les soupçonner de faux, puisqu’ils ne pourraient (même s’ils étaient véritables) les divulguer que par passion et par malignité ? Enfin je dis comme S. Chrysostome, moi indigne : S’ils prouvent que j’aie manqué contre la foi ou contre les mœurs, je veux que mon nom soit rayé du catalogue des évêques, je donnerai une démission ; mais aussi, que leur fera-t-on, s’ils succombent comme des calomniateurs en accusant leur frère ? …
… À l’égard des faits sur Mad. G[uyon], promettez une histoire bien prouvée par des témoins qui sont révérés de tout le public, et qui éclaircira tout ce que M. de Paris embrouille. Je vous réponds qu’ils trouveront encore moins leur compte sur les faits que sur les dogmes. Ils ne veulent (je le vois bien) que me flétrir par les faits de Mad. G[uyon], ne pouvant le faire par la doctrine, et qu’engager le Pape à me faire signer une espèce de formulaire pour condamner Mad. G[uyon], afin de pouvoir dire qu’ils ont enfin obtenu tout ce qu’ils voulaient, en m’arrachant cette souscription contre mes sentiments cachés ; mais vous voyez l’art pour me flétrir. Ce serait me flétrir pour contenter leur passion et leur point d’honneur. …
Au même moment l’abbé de Chanterac lui écrit sur l’usage romain de l’expression « bonne amie »237, tandis que Fénelon s’exprime sur elle en s’adressant à d’autres :
539. À L’ÉVÊQUE DE [SAINT-PONS ? 238]. À Cambray, 4 août [1698].
… Pour la personne de Mad. Guion, il est vrai que je l’ai estimée sur de bons témoignages de sa vertu. Elle m’a toujours protesté qu’elle n’avait que de l’horreur pour la doctrine qu’on lui impute. Elle a pu dissimuler et me tromper. Il s’en faut beaucoup que je ne sache pénétrer le fond des cœurs. Je ne me suis jamais mêlé de la justifier ; je l’abandonne, comme je l’ai fait, il y a déjà longtemps, au jugement de ses supérieurs. Personne n’a plus de zèle que moi contre les erreurs qu’on lui attribue, et personne n’aura plus d’indignation contre elle, dès qu’il sera vérifié qu’elle m’a trompé…
… Pour Mad. G[uyon], ne craignez point de dire qu’en croyant toujours ses livres censurables, ne connaissant point les visions, et ne doutant jamais sur ses mœurs, je l’ai estimée, révérée comme une sainte, et crue très expérimentée sur l’oraison. …
… J’ai cru Mad. G[uyon] une très sainte personne qui avait une lumière fort particulière par expérience sur la vie intérieure ; mais je n’ai aucune connaissance de curé. En général, tout homme qui a aimé les personnes de piété et d’oraison, est exposé, comme je le suis, à avoir pris pour des saints et pour des saintes des gens trompeurs. Si on recherchait de même pour d’autres, on trouverait peut-être qu’ils ont estimé ce qui ne le méritait pas239. Pour moi, je ne me rends pas caution de toutes les personnes dont j’ai été édifié. De plus, on fait en notre temps une grande injustice à la vie contemplative. C’est de la rendre suspecte à cause des hypocrites qui ont couvert leurs infamies de cette belle apparence. On veut chercher dans les principes des contemplatifs quelque chose de dangereux, qui mène au dérèglement. C’est par cette méthode que M. de Meaux se jette dans l’extrémité de n’admettre que l’amour d’espérance, de peur que celui de pure charité ne détache trop les hommes du désir du salut et de la crainte des peines. C’est par cette méthode que beaucoup de gens rejettent toute oraison de quiétude, toute contemplation, tout ce qui n’est pas l’oraison d’actes discursifs. S’ils osaient, ils supprimeraient tous les livres des saints mystiques. Enfin, je voudrais qu’on prît garde que la plupart de ces malheureux qui cachent des infamies sous une apparence d’oraison, sont plutôt des hypocrites qui veulent tromper les autres, et à qui la spiritualité ne sert que de prétexte, que des hommes trompés, et que la spiritualité ait jetés dans l’illusion. La mode est venue d’imputer au Quiétisme toutes les infamies que des fripons font sous prétexte de dévotion…
…7° Dites partout et hautement que j’ai cru Mad. Guion une vraie sainte fort expérimentée sur les choses d’oraison et de vie intérieure ; que, si elle est trompeuse comme on le dit, j’ai été fort trompé dans le fait par son hypocrisie. Comme M. de Meaux peut avoir quelque lettre que j’aie écrite avec une très particulière confiance à cette personne, il faut préparer les esprits là-dessus, pour empêcher la surprise que font ces sortes de choses, quand elles ne sont pas attendues. Du reste, je n’ai tant estimé Mad. G[uyon] qu’à force de la croire tout le contraire de ce qu’on dit qu’elle est. …
…. 2° J’ai composé, selon votre désir, une lettre au Pape dans les termes les plus forts contre le quiétisme, et les plus remplis de ménagement par rapport à la paix, que ma conscience m’a pu permettre. Vous verrez que j’y promets une soumission sans réserve pour le jugement de mon livre, tant sur le fait que sur le droit. Pour ceux de Mad. Guion, je montre que je les ai toujours condamnés sans distinction de fait et de droit. J’offre même au Pape de condamner jusqu’aux intentions de la personne, s’il connaît par lui-même, après l’avoir examinée, qu’elle est fanatique et hypocrite, comme on le dit. Enfin je lui promets de donner là-dessus une nouvelle déclaration faite exprès, quoiqu’un tel acte fût une espèce de formulaire et d’abjuration qui me flétrirait à jamais : je la lui promets, dis-je, par pure obéissance, contre toute la pente de mon esprit et de mon cœur, supposé qu’il veuille me flétrir ; car j’aime mieux être flétri que de manquer de soumission et de patience. …
Puis Fénelon s’adresse au confident ami de M. de Chartres (Godet des Marais) :
…. 1° Je ne puis parler contre les intentions personnelles ou sentiments de Mad. G[uyon], qu’en blessant ma conscience. Je n’ai rien vu de tout ce qu’on en dit. Ces choses peuvent être vraies, mais je ne les sais pas ; et si je les disais, sans les savoir avec certitude, je parlerais témérairement. Que ses supérieurs les déclarent, s’ils les ont clairement vérifiées : pour moi, il ne m’est pas permis de les déclarer sans les savoir, et il ne convient point à un évêque de les déclarer sur l’examen d’autrui, sans les avoir examinées par lui-même. …
… Voudrait-on à Rome me condamner, à moins que je ne condamne les intentions intérieures de Mad. G[uyon], que j’ai un si grand intérêt de dire que je n’ai jamais connues telles qu’on les dépeint, et que ma conscience ne me permet pas de croire si abominables, sans en avoir vu aucune preuve. …
… D’un côté, vous m’assurez qu’on est bien persuadé à Rome que mon livre n’est point l’apologie de Mad. G[uyon] ; de l’autre, vous me dites, de la part de l’auteur du mémoire rebuté240, que tout est en un extrême péril, si je ne condamne encore, dans une lettre au Pape, les livres et la personne de Mad. G[uyon], sans restriction. Cela me ferait croire, ou que l’auteur du Mémoire vous pousse, étant secrètement poussé du côté de France, ou bien que Rome n’est point assurée, comme on vous le témoigne, sur l’apologie de Mad. G[uyon], et qu’on a reçu de ce côté-là quelque accusation secrète241. C’est pourquoi je vous conjure d’insister auprès du Pape, avec les plus vives instances, afin que, si on lui allègue quelque autre preuve secrète contre moi sur les faits, elle me soit promptement communiquée, et que je puisse réfuter la calomnie qui se cache avec une apparence de modestie, pour m’assassiner avec plus de sûreté. Pour Mad. G[uyon], je laisse au Pape le jugement de sa personne et de ses intentions, pour me conformer à ce qu’il en jugera après l’avoir examiné. Peut-on pousser plus loin la soumission, et l’éloignement de tout entêtement sur une personne ? Ce n’est pas une précaution qu’on cherche contre Mad. G[uyon] ; c’est une flétrissure qu’on veut me donner, en exigeant de moi une abjuration de cette personne….
…On mande de Paris que Mad. Guyon] est morte à la Bastille242. Je dois dire après sa mort, comme pendant sa vie, que je n’ai jamais rien connu d’elle qui ne m’ait fort édifié. Fût-elle un démon incarné, je ne pourrais dire en avoir su que ce qui m’en a paru dans le temps. Ce serait une lâcheté horrible que de parler ambigument là-dessus pour me tirer d’oppression. Je n’ai plus rien à ménager pour elle : la vérité seule me retient. …
Cette série de rapports entre Fénelon et son représentant à Rome précède la condamnation de leur cause par le bref de 1699. L’archevêque se tait alors pour tout ce qui touche le quiétisme et son amie. Cela ne l’empêchera pas de garder des contacts par l’intermédiaire des visiteurs et de son neveu le marquis de Fénelon. Faisant un grand saut dans le temps, on retrouve madame Guyon désignée par « N. » dans la lettre suivante :
… Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autre les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés243. N’y en a-t-il point trop de copies ? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.
Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. …
Reste la seule longue lettre de mai 1711 qui nous soit parvenue en témoignage de la poursuite de leur contact épistolaire par questions-réponses. C’est une pièce essentielle et longue qui montre l’importance que Fénelon attachait aux avis de Madame Guyon 244.
‘Écrit de la propre main de M. l’Archevêque de Cambray que l’on a avec les réponses en marge de Madame Guion’ 245.
[Question :] Si la guerre dure nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre mauvais événement enlèvera toute cette frontière à la France 246. Il faut attendre en paix la volonté du P.[etit] M.[aître] et Le laisser Se jouer de nous.
J’ai fait réponse sur le mémoire 247 qu’il fallait suivre votre sentiment sur les gens et les places. Peut-être Dieu aidera-t-Il ce bon prince : Dieu peut tout. Je vous avoue que je suis fort affligée que le R[oi] tournât ses armes contre lui, mais, pour tout le reste, on peut le faire si on est sûr de la paix à ses conditions. Mais croyez-vous que les ennemis la donnent de bonne foi et qu’après avoir détrôné le fils, ils ne tâchent pas de détrôner le père 248 ? Je ne vois point qu’on se convertisse ni qu’on s’humilie. Il semble qu’on ne travaille qu’à augmenter la mesure des iniquités. J’en suis souvent affligée.
[Q.] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? N’avez-vous besoin d’aucun secours pour des commodités dans votre indisposition ? Je serais ravi de vous envoyer tout ce que vous voudriez bien souffrir que je vous envoyasse249.
Il est vrai que la pensée que je mourrais bientôt m’a resté quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater.
[Q.] La p.[etite] D.[uchesse]250 ne m’écrit presque plus; pour moi je lui écris moitié vérité dite avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales, et amitiés pour ne lui montrer point trop de changement, mais je vois bien que son cœur demeure malade parce qu’elle croit que tous nos bonnes gens5 ont changé et ont tort à son égard. Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug.
Il est certain que la petite d[uchesse] est fort peinée du changement universel et qu’elle ne prend point le change, que toute amitié qui ne sera point accompagnée de confiance et de dépendance ne la contentera pas. C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être 251. Il est plus sûr d’obéir que de commander.
[Q.] Le petit abbé fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée252. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.
Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil : c’est cela qui l’appesantit et qui le vieillit. Comme je dors peu la nuit à cause de mes infirmités, quelquefois je dormirais volontiers de jour une heure, mais je ne m’y laisse point aller. Me trouvant la tête embarrassée jusqu’à en avoir la fièvre, je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, cher père, comment ne vous êtes-vous pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?
[Q.] L’abbé de Chanterac, homme savant, expérimenté, pour toutes les matières ecclésiastiques, et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse, (c’est lui qui a été à Rome pour moi, et qui s’y est acquis une grande vénération) est accablé d’incommodités et, à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux dans sa vieillesse caduque253. Je n’ai que lui pour conseil éclairé dans les matières difficiles de droit canon. Je ne saurais compter sur les gens du pays. Lui ferais-je toujours violence pour le retenir, ou bien m’abandonnerais-je à la Providence pour m’en passer?
Je serais très fâchée que l’abbé de Ch[anterac] vous quitte. Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église ? Que ne donnerais-je pas pour cette sainte Mère si déchirée, si combattue, qui porte dans Ses entrailles un millier d’Esaü pour un Jacob ? Si vous pouvez le retenir, tâchez de le faire avec votre douceur ordinaire. Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste ; je vois ici un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit 254. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? mais arrêtez-le si vous pouvez.
[Q.] J’ai ici M. l’abbé de Laval, homme de grande condition255, plein d’honneur et de probité, sensible à l’amitié jusqu’à une délicatesse épineuse, assez savant, et véritablement désabusé du jansénisme dont il avait été fort prévenu. Son naturel est haut, sec, négatif, roide, âpre, critique et dédaigneux. Il ne se fait point aimer. Il sent son naturel et voudrait faire mieux, mais l’humeur le tourmente. Il a le cœur serré et ne peut l’ouvrir. Voilà bien des défauts pour l’épiscopat. Mais en comparaison de tant d’autres qui ne valent rien, voilà d’excellentes qualités. Le puis-je proposer comme un bon sujet en cas que le père confesseur du roi trouvât quelque ouverture pour le faire évêque ?
Ce qui fait qu’il y a si peu de gens qui réussissent, c’est qu’on ne connaît point la petitesse, la hauteur et le partage de ceux qui se disent honnêtes gens : il faut porter les défauts, et c’est ce qu’on trouve partout. On regarde l’humilité chrétienne comme une chose honteuse. Les gens mêmes qui en parlent et qui l’affectent en sont infiniment éloignés. Elle ne consiste pas dans les discours, mais dans une simplicité petite et naïve qui n’a rien de lâche et de pusillanime, qui est au-dessus et au-dessous de tout. Vous ne trouverez cela que dans les gens qui aiment Dieu réellement, car tant qu’on s’aime soi-même pour peu que ce soit, on n’est point parfait dans l’amour, et on veut quelque chose et être compté être bon à quelque chose. Que Dieu a peu de cœurs dont Il puisse disposer absolument. Il faut prendre les moins mauvais, et je crois que vous le pouvez proposer pour être é[vêque] 256. Ce qui m’effraye, c’est que les gens qui ont été placés parce qu’ils paraissaient opposés au Jan[sénisme], le deviennent dès qu’ils sont placés : on ne trouve que cela, les plus déréglés s’en piquent.
[Q.] L’abbé de Beaumont257 a un très bon esprit et une grande étendue de connaissances fort exactes avec un cœur noble, ingénu, et très pieux. Mais il est très lent, d’une exactitude excessive et amusé par ses curiosités258. Je ne trouve pas qu’il avance dans l’intérieur, comme je le désirerais. Il y a trop de raison en lui.
Que ne dites-vous à l’abbé de Beaumont votre pensée, car il croit vous obéir comme un enfant. Rien n’est plus nuisible à l’intérieur que la curiosité et la propre raison. Amour, vous aviez raison de dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer au royaume des cieux, il faut être tel pour le royaume intérieur. Dieu ne demande pas de tous l’austérité, mais la mortification du propre esprit, qui n’est rendu souple, non plus que la volonté, que par un renoncement continuel jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à renoncer.
[Q.] Je suis bien embarrassé sur les jansénistes de ce pays. Tout notre clergé en est plein, et nous n’avons presque aucun bon sujet qui ne soit prévenu en faveur de la nouveauté. Si je tenais ferme pour n’admettre que les ecclésiastiques opposés à la nouvelle doctrine, je remplirais mal les places. Je n’aurais que des sujets ignorants et faibles. Le tempérament à prendre, ce me semble, est de se servir des moins mauvais qu’on trouve, de ne mettre point dans les places principales ceux qui sont les plus entêtés, de tâcher de gagner les autres, et cependant de travailler à former des sujets dans d’autres principes opposés. Qu’en pensez-vous ?
Le mal dont vous vous plaignez est universel. Je crois qu’il faut prendre les moins entêtés, tâcher de les éclairer comme vous faites, et abandonner le reste à Dieu : c’est sa chose. J’espère beaucoup des ouvrages sur saint Augustin et sur saint Thomas, parce que cela éclaire sans combat et effarouche moins les esprits qu’une controverse 259. J’ai été frappée de ce qu’on n’a pas admis la bulle contre M. de Saint Pons : cela me fait voir qu’on protège secrètement ceux qu’on fait semblant de ne pas approuver. Il n’y a que Dieu qui puisse remédier à un si grand mal et si universel, mais il faut tâcher d’en former d’opposés. Le mal est que, lorsqu’on met ses sujets qui ne sont pas Jan[sénistes] dans les mêmes places où il y en a là, en moins de rien ils sont gagnés. Travaillez infatigablement pour l’Église, et j’espère que vous en recueillerez un jour les fruits et que Dieu vous conservera malgré votre délicatesse. Le R[oi] n’a pas de plus dangereux ennemis. Ils attendent la perte et la destruction de leur patrie avec une ardeur impatiente, ils s’en expliquent même d’une manière autant hardie que honteuse.
[Q.] Si M. l’abbé de Chanterac veut absolument nous quitter, je prierai M. l’abbé de Langeron de prendre sur notre séminaire l’inspection que M. L’abbé de Chanterac y a ; M. L’abbé de Leschelle260 est bon homme et bien à Dieu. Mais il a peu de fonds pour le travail ecclésiastique. Il a un neveu qui est incommodé, mais qui est de grande espérance, s’il peut rétablir sa faible santé.
C’est bien fait de mettre M. l’abbé de L[angeron] dans la place de L. de Ch[anterac]. S’il veut absolument quitter, qu’il dorme moins et Dieu l’aidera pour le mettre à portée de vous être plus utile.
Ce que vous dites de l’abbé de Leschelle est très vrai : il le sait et le connaît bien ; il a même des défauts, mais du reste bon et docile. Je donnerais ma vie pour un sujet. Il faut espérer que Dieu en donnera à l’Église. Je connais un ecclésiastique qui a été treize ans curé d’une paroisse de mon fils261. Il n’a quitté qu’à cause de son dérèglement d’œil. Il a quarante-huit ans, il sait prêcher, il a fort lu et goûté vos écrits contre le Jan[sénisme]. Il n’a pas de bénéfices. S’il était plus jeune, je vous le proposerais. Il est bachelier et n’a pu se pousser da[vantage]. [Il] est sage. Il approuve l’intérieur. Il a des défauts comme de n’avoir pas, à ce qu’on dit, tout le secret possible. Il comprend mieux qu’un autre ce qu’on lui dit et a du fonds. J’ai ouï dire à gens qui s’y connaissent mieux que moi qu’il était savant.
[Q.] Je ne suis point intéressé, mais il y a une certaine libéralité d’abandon qui n’est pas assez journalière et unie en moi. Je ne veux rien réserver ni pour moi ni pour les miens. Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.
Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre.
Je voudrais savoir si vous avez reçu mes deux lettres, mandez les mots à Put, qui disent que vous les avez reçus avec un oui ou non pour la dernière. Si je dois vous faire un plus grand détail, mandez que j’écrive plus amplement. Si ce que j’ai écrit suffit, usez-en auprès de Dieu comme il vous plaira pour lier ou délier. Si vous voulez que je fasse à l’abbé Colas 262 ce que je vous ai mandé, un oui me suffira. Ne lui nuirais-je point à lui-même par là ? Commandez : vous serez obéi.
[Q.] Je quitterais, même en pleine paix, mon revenu, qui est grand, pour me retirer dans une solitude où je n’aurais que le nécessaire avec du repos et de la liberté. Je ne serais en peine que pour mon neveu, qui a besoin de mon secours. Mais je crains les grosses dépenses que je fais par l’abord continuel que nous avons sur cette frontière, et par la facilité avec laquelle nous faisons les honneurs à tous, allant et venant. D’un côté, j’aime à faire honneur à l’Église par une dépense noble et bienfaisante. D’un autre côté je me reproche de n’être pas dans une certaine frugalité apostolique. Il y a en tout cela quelque chose de mélangé et de vertueux humainement. Cela n’est pas assez simple. Qu’en dites-vous ? D[ieu] seul sait ce qu’Il fait en moi pour m’unir à vous.
J’entre dans toutes vos raisons sur le mémoire qu’on ne m’a jamais exposé de la sorte, mais par le seul revers il n’y a pas à hésiter et le scrupule ne vaut rien en cette occasion. Mille fois à vous dans notre petit Maître 263.
§
Après cette longue lettre de questions et réponses en deux colonnes ne nous est parvenue qu’une seule autre brève missive264 :
… On [Fénelon] me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [don] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi, ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on [n’]y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.
On fera aussi la neuvaine que vous avez demandée et on la commencera le 29 de ce mois265. On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P. P. [le duc de Bourgogne] et au petit abbé [de Langeron]. On aime de tout son cœur et on embrasse votre fils, M. F[orbes]266, avec une véritable tendresse. On est à vous sans mesure.
Sous le titre de cette seconde partie qui succède à « Une rencontre mystique » je regroupe des passages souvent brefs. Ils ont été relevés au fil de diverses lectures267, hors la plus récente qui porte sur la Correspondance.
Je suggère de se reporter pour compléments à la seconde moitié du volume [CP 1] : elle est aisément accessible dans la collection de la Pléïade et regroupe de nombreux textes spirituels.
Fénelon aimera proposer une approche « philosophique » prouvant l’existence de Dieu268, ce qu’il débute dès 1687 par une « Réfutation du système du Père Malebranche sur la nature et la grâce »269 :
…Je prétends que Dieu a mis dans son ouvrage une autre marque beaucoup plus éclatante et plus universelle de sa dépendance, je veux dire l’art divin qui règne dans toute la nature. […] Il ne faut qu’ouvrir les yeux. [OP 2], 85a 270.
…L’essence divine n’est point un être absolu et indépendant; car on ne peut la concevoir sans concevoir l’ordre, et on ne peut concevoir l’ordre sans concevoir aussi le monde existant, comme un être qui est hors de Dieu, et qui lui est pourtant nécessaire. [OP 2], 85b.
…Son bon plaisir, et le décret de Sa volonté. Si nous le méditons bien, nous trouverons que la plus haute idée de perfection est celle d’un être qui dans son élévation infinie au-dessus de tout, ne peut jamais trouver de règle hors de lui, ni être déterminé par l’inégalité des objets qu’il voit; mais qui voit les choses les plus inégales, égalées en quelque façon, c’est-à-dire également rien, en les comparant à sa hauteur souveraine; et qui trouve dans sa propre volonté la dernière raison de tout ce qu’il a fait. [OP 2], 88b.
Écrit à l’occasion des Conférences d’Issy, exposé par une lettre adressée à Bossuet le 28 juillet 1694 : « Je vous expose simplement, et sans y prendre part, ce que je crois avoir lu dans les ouvrages de plusieurs saints…271 ». Ce mémoire 272 précèderait donc de peu le Gnostique de saint Clément composé durant l’été 1694.
Si vous prouvez la vérité de l’amour pur d’abandon et de Sainte Indifférence, vous prouverez un état273. Cette Indifférence [195] n’est certainement pas une disposition passagère ni un transport de certains moments, c’est un état d’amour, [§ 2] si purifié qu’il n’admet plus que la conformité à la chose aimée. En sorte que l’âme ne s’occupe plus volontairement ni du goust quelle y peut trouver, ni de la peine quelle souffriroit si elle cessoit d’aimer, ni de la récompense attachée à l’amour, ni de son amour même, mais uniquement de son bien aimé. Cet amour si simple qui ne se regarde pas soi-même, pour ne regarder que le bien aymé, et pour vouloir tout ce qu’il veut en ne voulant jamais rien de distinct par soi-même, ne doit changer que pour se purifier davantage, et par consequent pour être de plus en plus dans l’habitude de la sainte indifférence. Si l’âme varie un peu pour de petites infidélités, il ne s’ensuit pas que cet état ne soit point permanent. L’état du Juste ordinaire qui a l’amour habituel, est sans doute permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible à l’esgard des pechez mortels, ni entierement invariable à cause [§ 3] des pechez veniels qui l’alterent un peu sans le détruire. L’état de la sainte indifférence est tout de même un état permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible dans les grands pechez ni inalterable par de petites infidelitez ou fautes passagères [196] qui altèrent la sainte indifference et qui ne la detruisent pourtant pas.
Dez qu’on a reconnu que la sainte indifférence est un état habituel, il s’ensuit que voilà un état où l’on est indifferent pour tout ce qui n’est pas Dieu même et sa volonté : on est indifferent pour toutes les choses temporelles et sensibles; on est indifférent pour tous les dons ou gousts spirituels qui ne sont pas l’amour de Dieu même. On n’est pas indifferent pour sa volonté qui est Luy même, ni par [§ 4] conséquent pour aucun des points de sa Loy et des préceptes274 de son Église; mais on n’a plus de volonté pour tout le reste, qu’à mesure que la volonté de Dieu se déclare intérieurement ou extérieurement. C’est ce qui fait la nôtre. Nous sommes en suspens pour toutes les choses où la volonté de Dieu est encore suspendue à notre égard; ensuitte nous ne voulons que ce que Dieu nous paroist precisément vouloir275.
[197]. Non seulement nous ne voulons point, dans cette indifference, les choses que nous ne scavons pas si Dieu veut pour nous, mais nous ne nous regardons pas nous-même, ni nostre interest; cela va jusqu’à ne regarder pas même notre amour, pour ne voir que le bien aimé; en effet l’occupation libre a et volontaire de notre amour pour Dieu est une reflexion et un retour sur nous [§5]-mêmes, qui nous distrait un peu volontairement de l’occupation simple et directe du bien aimé276 ; par consequent, ce retour volontaire seroit une petite altération de la sainte indifférence où l’âme est habituellement. Dez que vous avés admis cet état, vous le nommerez comme il vous plaira. Les mystiques ne disputeroient sur les noms, mais ils ne veulent point d’autre abandon ni d’autre état passif que celui-là; les actes réfléchis sur soy ne sont plus de saison : au lieu de renouveler l’amour, ils interrompent son mouvement simple et direct. Il est vray que tous les actes indif‑[198]ferents pour les choses communes de la vie n’interrompent point cet amour habituel et direct, parce que toutes ces choses sont dans l’ordre de cet amour et ne font point retourner l’âme volontairement sur elle-même et sur ce quelle fait.
Les distractions involontaires tout de même, par [§ 6] la raison qu’elles sont involontaires n’alterent point cette tendance simple et directe de la volonté. Il y a aussy beaucoup de retours involontaires sur soi-même, qu’il faut mettre au rang des distractions involontaires; ainsy il ne faut point s’estonner qu’une âme en cet état s’occupe de ses affaires et du commerce innocent de ses amis qui est dans l’ordre de Dieu, et qu’elle ait même beaucoup de distractions pendant qu’elle ne peut penser à son état intérieur277. Ces affaires se font par fidelité à l’amour sans retour278 ; ces distractions sont involontaires. Mais l’âme ne peut faire par grace une action de piété qui est contre son attrait de grace ; elle peut bien se distraire infidellement, mais non pas réfléchir par grace contre [199] son attrait279. Cela posé, vous excluez tous les actes reflechis [qui estoient volontaires,] vous excluez même l’occupation que vous auriez [§ 7] de vostre amour. N’est ce pas là cette nuict de l’esprit dont parle le B. H. J. de la Croix, où l’âme s’unit à Dieu par le non sçavoir et le non vouloir, les puissances estant suspendues pour tous les actes reflechis ? [EP-194/9].
C’est un état [“l’indifférence”] qui exclut toute gratitude, tout remerciement, tout acte reflechi et apperçu; où l’âme laisse tout vouloir à Dieu pour elle à son gré, où la volonté de Dieu donne seule le contrepoids au cœur, où l’on n’a plus aucun vouloir propre, où la volonté entierement abandonnée ne perit pourtant pas tout à fait; cet amour n’oseroit se regarder soy même mais le seul bien aimé; cette volonté trespassée en celle de Dieu ne peut presque cotre nommée d’aucuns termes. Ce n’est ni consentement ni acquiescement ni union qui est l’acte d’unir, mais unité qui est un estat stable. [EP-203].
…il faut que Dieu seul donne le contrepoids au cœur, que l’âme n’ait plus aucune volonté propre; il faut que trespassée en Dieu elle se laisse porter par luy, qu’elle ne s’excite plus pour s’unir, mais qu’elle demeure dans l’unité280. Voila la Sainte Indifférence qui est un abandon sans reserve pour l’exterieur et pour l’interieur. [EP-206].
…l’âme en parfait equilibre ne reçoit le contrepoids que de Dieu seul, n’ayant aucun mouvement ou desir propre elle est tournée en tout sens par toutes les impressions de la grâce : c’est comme une boule qui se tourne egalement de tous les costez, et que la moindre impulsion determine, parce qu’elle n’a ni situation ni determination propre281 -- cet état n’est que la parfaite mort à soy et l’entiere docilité à l’esprit Intérieur; c’est ce qu’on voit dans tout ce que faisoient les hommes divins. L’esprit les mene, les ramene, parle à eux, se tait en eux : ils sont livrez à la grâce, traditi gratiae dei282, ce qui est la vraye passivité; ils n’ont d’autre regle que l’esprit Intérieur qui les conduit. Ils sont des choses contraires à toute la sagesse humaine et sont souvent privez de ce qu’on appelle les pratiques regulieres et les moyens [§ 37] exterieurs de la vertu commune; cet état est un état de mort continuelle à soy et de foi semblable à celle d’Abraham qui va conduit par l’esprit intérieur sans sçavoir où; toutes les mortifications et les austérités imaginables qu’on choisit soy-même n’ont rien de comparable à cet état de foi sans goust ni soutien appere où l’on va toujours sans estre jamais sûr de ce que l’on fera et ou l’on se laisse toujours mener par cet esprit de grace et de mort contre tout amour propre. [EP-218/9].
[§ 41] Quoy qu’il n’y soit pas accompagné de ses dons sensibles et miraculeux qui ne sont pas luy même283 et qui luy sont infiniment inferieurs, n’est-il pas constant qu’il habite, qu’il agit, qu’il parle, qu’il demande, qu’il désire sans cesse en chacun de nous ? [Il n’est donc question suivant cette verité de notre foi, que de l’écouter, de luy faire un profond silence, de faire tomber tout mouvement et toute pente propre pour recevoir plus librement dans le parfait équilibre toutes les impulsions les plus delicates de cet esprit qui ne cesse de demander.] Il ne cherche qu’à parler, qu’à demander, qu’à operer toutes choses en tous284. [L’unique obstacle vient de nos empressements, de nos preventions, de nos volontez determinées, de nos desirs auxquels nous tenons, de nos repugnances, de nos secrets retranchements, des bornes que nous donnons à cet esprit.] Si nous ne luy resistons pas directement, du moins nous le contristons par nos [§ 42] hesitations dans l’etat de foy et par nos petits melanges. Voila ce monstre de l’estat passif pour lequel on demande des preuves rigoureuses comme contre les nouveautez des protestons; l’état passif c’est le christianisme tel qu’il est commandé dans l’Évangile, c’est le pur amour et l’abnegation entiere de soy même; c’est la conformité à toute volonté de Dieu, [222] c’est la fin essentielle pour laquelle nous avons esté créez c’est la souplesse de l’âme à toute impression de la grace en sorte que ne voulant rien de distinct par elle-même elle est toujours voulant ce qu’il plaist à Dieu de luy faire vouloir en chaque moment. [EP-221/2].
Il y a un Amour divin extatique qui ne permet point que les amants soient à eux-mêmes, mais à ce qu’ils aiment285. Le mot d’extatique ne doit donner aucune idée de ravissement sensible et passager. C’est un amour qui défie l’âme, qui la met hors d’elle, hors de tout retour et de tout interest propre, qui est la sainte indifference, qui ne [§ 49] permet plus à l’âme d’estre sienne, et qui ne l’occupe que du bien-aimé voila dans cet état passif l’indifference voyons quelle en est la raison.
L’âme dit St Denys286 entre dans la nuict de l’incomprehensibilité dans laquelle elle exclut toutes les apprehensions [227] scientifiques, elle s’attache entierement à ce qui ne peut estre ni touché, ni vu : elle est toute à celuy qui est au dela de tout, elle n’est ni à autruy, ni à aucune chose, ni à soy, mais avec ce qui est entierement inconnaissance incomprehensible par la cessation de toute connoissante, elle y est unie par la meilleure partie d’elle-même (qui est sans doute le fonds intime de la volonté sans reflexion) et par là même qu’elle ne connoit rien elle connoit au-dessus de toute connaissance; voila mot à mot ce que le B. H. J. de la Croix dit de l’evacuation des puissances. Ce n’est ni ravissement ni lumiere passagere. C’est l’estat d’amour [§ 50] et d’union dans la nuict de la foi et la cessation de tout acte apperçu. Il dit à Timothée dans la mystique contemplation : laissés les sens et les operations de l’entendement, tout ce qui est sensible et intelligible et tout ce qui est et tout ce qui n’est pas, afin que vous vous esleviez incomprehensiblement, autant qu’il est permis, à l’union [228] avec ce qui est au-dessus de toute essence et de toute sçience.
Il n’est pas permis de dire qu’il parle d’une contemplation par ravissement qui est passagere et involontaire; c’est des enseignements qu’il donne pour entrer dans cet état, c’est une contemplation libre et active qu’il propose pour les commençants; laissez, dit-il, les sens de l’entendement par un exercice fait avec attention. [EP-226/8].
…cela nous fera entendre la force des paroles de saint Augustin qui raconte sa conversation avec sainte Monique. Il faudroit rapporter le chapitre entier. Il est manifeste que saint Augustin represente une Contemplation absolument conforme à celle dont parle saint Denys; il s’eleve vers ce qu’il appelle ailleurs idipsum : nous verrons dans son explication des Psaumes que cet idipsum selon luy est l’être immobile de Dieu, il passe de degré en degré au dessus de tout ce qui est corporel, il monte interieurement encore plus haut pensant neanmoins et raisonnant encore. Nous arrivâmes287, dit-il, à nos entendements, [232] et nous les surpassâmes (c’est ce que les mystiques appellent outrepasser) pour atteindre à la region [§ 56] d’abondance intarissable où vous nourrissez, ô Dieu, Israël de vostre eternelle verité. Nous y atteignismes un peu de tout l’élancement de notre cœur (foto ictu cordis), nous soupirâmes, dit-il, et nous laissâmes là comme des marques de notre navigation sur un rivage étranger, les premices de l’esprit attachées, et nous revinmes au bruit des paroles qui ont un commencement et une fin. Nous disions ensuitte si le Tumulte de la Chair se tait etc [...] si l’âme se tait à elle-même, ipsa sibi anima sileat […233] Voila manifestement l’exclusion de toute image, de tout discours, de tout acte reflechi, de tout retour sur soy même et sur sa propre operation; voila une oraison de silence où l’âme ne parle point à Dieu, mais ecoute en silence Dieu qui luy parle de cette parole eternelle et substantielle qui est sans succession de discours; voila l’amant qui est occupé du bien aimé et point de son amour; voilà la Contemplation active que saint Denys propose à Timothée commençant. Il est vray que saint Augustin ne l’a icy que passagere, aussy n’est il alors que commençant; nous trouvons encore precisement le même chose dans l’auteur des Meditations attribuées à St Augustin; il veut que dans le silence de toutes les creatures et de lame même, elle se quitte et parvienne [§ 58] à Dieu pour fixer en lui seul les yeux de la foy, oculos fidei figat. [EP-231/3].
Mais il n’est pas [§ 68] question de l’autorité de Cassien, il s’agit de celle de saint Anthoine patriarche des Solitaires et des Contemplateurs qui est sans doute de la plus grande autorité pour la vie interieure. Il s’agit d’une tradition constante, quoy que secrette, des plus sublimes solitaires sur une oraison qui est le but de tout leur état; qui est un état elle-même, et une immobilité de lame, une oraison perpetuelle et incorruptible sans discours, sans actes, sans images, qu’on commence selon la méthode de saint Denys par une contemplation active et toute reünie dans une seule occupation simple qui finit par un état de l’âme immobile et par une inspiration semblable à celle des ecrivains sacrez. Enfin remontez à saint Clement et vous trou-[239]verez dans son Gnostique toute la voye de l’oraison passive [§ 69] apprise des Disciples immediats des Apôtres. Voila sans doute une Tradition bien constante qui explique les passages mystérieux de l’ecriture sur lesquels elle est fondée. N’est il pas admirable d’entendre parler d’un costé saint Clément et saint Anthoine, et de l’autre saint Denys presque dans les mêmes termes ? [EP-238/9].
Le Gnostique, composé peu après le Mémoire sur l’Etat passif, est un opuscule de Fénelon du plus grand intérêt parce qu’il exprime avec bonheur ce que Fénelon entend par amour pur, hors de tout sentiment et ressenti. Il traduit également l’esprit qui animait le cercle quiétiste à l’époque des rencontres d’Issy, et le désir -- largement partagé, il existait également à Port-Royal -- de remonter aux véritables sources chrétiennes, par l’intermédiaire de saint Clément, le plus ancien des Pères. De nombreux thèmes sont repris par Fénelon et madame Guyon : les enfants, notion fondamentale chez Clément signifient jeunesse, nouveauté et non infantilisme ; le christianisme n’est pas une pure espérance, mais implique une certaine participation à la vie divine ; la bonté et l’amour de Dieu créateur sont soulignés et il vaut mieux imiter Jésus plutôt que d’être crucifié avec lui ; le thème de la divinisation est bien présent. En voici quelques extraits de notre édition 288 :
[...] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. [...] Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle ; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité ; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe ; 4° que c’est une charité pure et désintéressée. [...]
Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps ; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]
Mais reprenons les paroles de notre auteur [Strom. IV, 22, 137] : « Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela ; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur. » Saint Clément conclut, en cet endroit [Strom. IV, 22, 138], que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire « qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire ».
Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement. » [...] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.
Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35]: « ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête ; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières » ; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.
Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle ; sans actes réfléchis et distincts ; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière ; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]
Voilà cet, amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu ». [...]
Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ! [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi » [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive » [Strom. VII, 7, 45].
Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »
Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié parait une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, « un Dieu conversant dans la chair » [Strom. VII, 16, 101]. « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » [Strom. VII, 13, 82]. […] « Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était » [Strom. VII,16, 95]. « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement » [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. […]
Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste289. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. […]
En veut-on un exemple ? [...] Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement [223] et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer290. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme ; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même ; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.
Changez seulement les noms ; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage. [… 232]
Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent » [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres; vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes » [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles ; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.
Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu ; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain » [Strom VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. [...] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps ; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. [… 255]
Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance ; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.
Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler, que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive ; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connait la volonté du Seigneur ; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.
Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-mème, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.
“Tradition des ss. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien, par Feu Monsr. Fénelon, Archevêque-Duc de Cambrai.”291
[…] Et il assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes [...]
Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.
Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales292 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant293. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament294 : Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite , toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.
On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu , elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.
Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.
Ce n’est point une indolence stupide, une inaction intérieure, une non-volonté, une suspension générale, un équilibre perpétuel de l’âme. Au contraire, c’est une détermination positive et constante de vouloir et de ne vouloir rien, comme parle le cardinal Bona. On ne veut rien pour soi; mais on veut tout pour Dieu : on ne veut rien pour être parfait ni bienheureux, pour son propre intérêt; mais on veut toute perfection et toute béatitude, autant qu’il plaît à Dieu de nous faire vouloir ces choses, par l’impression de sa grâce, suivant sa loi écrite, qui est toujours notre règle inviolable. En cet état on ne veut plus le salut comme salut propre, comme délivrance éternelle, comme récompense de nos mérites, comme le plus grand de tous nos intérêts : mais on le veut d’une volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir de Dieu, comme une chose qu’il veut, et qu’il veut que nous voulions pour lui.
Il y aurait une extravagance manifeste à refuser par pur amour de vouloir le bien que Dieu veut nous faire et qu’il nous commande de vouloir. L’amour le plus désintéressé doit vouloir ce que Dieu veut pour nous, comme ce qu’il veut pour autrui. La détermination absolue à ne rien vouloir ne serait plus le désintéressement, mais l’extinction de l’amour, qui est un désir et une volonté véritable… [OP 1-1024].
O Dieu ! mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Dans cette impression involontaire de désespoir, elle fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éternité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcissement où elle se trouve. Encore une fois il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. Il n’est question que d’une conviction qui n’est pas intime, mais qui est apparente et invincible. En cet état une âme perd toute espérance pour son propre intérêt, mais elle ne perd jamais dans la partie supérieure, c’est-à-dire, dans ses actes directs et intimes, l’espérance parfaite qui est le désir désintéressé des promesses. Elle aime Dieu plus purement que jamais. Loin de consentir positivement à le haïr, elle ne consent pas même indirectement à cesser un seul instant de l’aimer, ni à diminuer en rien son amour, ni à mettre jamais à l’accroissement de cet amour aucune borne volontaire, ni à commettre aucune faute même vénielle. [OP 1-1036].
Ainsi chaque âme, pour être pleinement fidèle à Dieu, ne peut rien faire de solide ni de méritoire que de suivre sans cesse la grâce, sans avoir besoin de la prévenir. Vouloir la prévenir, c’est vouloir se donner ce qu’elle ne donne pas encore; c’est attendre quelque chose de soi-même et de son industrie ou de son propre effort […] Si on examine la chose de près, il est donc évident que tout se réduit à une coopération fidèle de pleine volonté et de toutes les forces de l’âme à la grâce de chaque moment. Tout ce qu’on pourrait ajouter à cette coopération bien prise dans toute son étendue ne serait qu’un zèle indiscret et précipité, qu’un effort empressé et inquiet d’une âme intéressée pour elle-même [OP 1-1038].
ARTICLE XXVI / VRAI / Pendant les intervalles qui interrompent la pure et directe contemplation, une âme très parfaite peut exercer les vertus distinctes dans tous ses actes délibérés, avec la même paix et la même pureté ou désintéressement d’amour, dont elle contemple pendant que l’attrait de la contemplation est actuel. Le même exercice d’amour, qui se nomme contemplation ou quiétude quand il demeure dans sa généralité et qu’il n’est appliqué à aucune fonction particulière, devient chaque vertu distincte, suivant qu’il est appliqué aux occasions particulières… / FAUX / La contemplation pure et directe est sans aucune interruption, en sorte qu’elle ne laisse aucun intervalle à l’exercice des vertus distinctes qui sont nécessaires à chaque état… [OP 1-1066].
Elles lui parlent à toute heure comme l’épouse à l’époux. Souvent elles ne voient plus que lui seul en elles. Elles portent successivement des impressions profondes de tous ses mystères et de tous les états de sa vie mortelle. Il est vrai qu’il devient quelque chose de si intime dans leur cœur qu’elles s’accoutument à le regarder moins comme un objet étranger et extérieur que comme le principe intérieur de leur vie. [OP 1-1070].
…repos de pure union. C’est ce qui fait que saint François de Sales ne veut pas qu’on l’appelle union, de peur d’exprimer un mouvement ou action pour s’unir, mais une simple et pure unité. De là vient que les uns, comme saint François d’Assise dans son grand cantique, ont dit qu’ils ne pouvaient plus faire d’actes, et que d’autres, comme Grégoire Lopez, ont dit qu’ils faisaient un acte continuel pendant toute leur vie. Les uns et les autres par des expressions qui semblent opposées veulent dire la même chose. Ils ne font plus d’actes empressés et marqués par une secousse inquiète. Ils font des actes si paisibles et si uniformes que ces actes, quoique très réels, très successifs et même interrompus, leur paraissent ou un seul acte sans interruption, ou un repos continuel. De là vient qu’on a nommé cette contemplation oraison de silence ou de quiétude. De là vient encore qu’on l’a appelée passive. À Dieu ne plaise qu’on la nomme jamais ainsi pour en exclure l’action réelle, positive et méritoire du libre arbitre, ni les actes réels et successifs qu’il faut réitérer à chaque moment. Elle n’est appelée passive que pour exclure l’activité ou empressement intéressé des âmes, lorsqu’elles veulent encore s’agiter pour sentir et pour voir leur opération qui serait moins marquée si elle était plus simple et plus unie. La contemplation passive n’est que la pure contemplation : l’active est celle qui est encore mêlée d’actes empressés et discursifs. [OP 1-1072].
…une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même. Dieu y imprime son image et celle de tous les objets qu’il veut y imprimer. Tout s’imprime, tout s’efface. Cette âme n’a aucune forme propre, et elle a également toutes celles que la grâce lui donne. Il ne lui reste rien, et tout s’efface comme dans l’eau dès que Dieu veut faire des impressions nouvelles. Il n’y a que le pur amour qui donne cette paix et cette docilité parfaite. Cet état passif n’est point une contemplation toujours actuelle. La contemplation qui ne dure que des temps bornés fait seulement partie de cet état habituel. L’amour désintéressé ne doit pas être moins désintéressé, ni par conséquent moins paisible dans les actes distincts des vertus que dans les actes indistincts de la pure contemplation. [OP 1-1075].
L’âme désintéressée, comme ce grand saint disait de la mère de Chantal (Vie de Mme de Chantal, p. 246), ne se lave pas de ses fautes pour être pure et ne se pare pas des vertus pour être belle, mais pour plaire à son époux, auquel si la laideur eût été aussi agréable, elle l’eût autant aimé que la beauté. Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… [OP 1-1079].
L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de la grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est imprimé [P1-1082] de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’ai pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous. Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et renouvelle une ressemblance qu’on a nommée transformation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. [OP 1-1081/82].
CONCLUSION DE TOUS CES ARTICLES / La sainte indifférence n’est que le désintéressement de l’amour. Les épreuves n’en sont que la purification. L’abandon n’est que son exercice dans les épreuves. La désappropriation des vertus n’est que le [OP 1-1095] dépouillement de toute complaisance, de toute consolation et de tout intérêt propre dans l’exercice des vertus par le pur amour. Le retranchement de toute activité n’est que le retranchement de toute inquiétude et de tout empressement intéressé par le pur amour. La contemplation n’est que l’exercice simple de cet amour réduit à un seul motif. La contemplation passive n’est que la pure contemplation sans activité ou empressement. L’état passif, soit dans les temps bornés de contemplation pure et directe, soit dans les intervalles où l’on ne contemple pas, n’exclut ni l’action réelle ni les actes successifs de la volonté, ni la distinction spécifique des vertus par rapport à leurs objets propres, mais seulement la simple activité ou inquiétude intéressée : c’est un exercice paisible de l’oraison et des vertus par le pur amour. La transformation et l’union la plus essentielle ou immédiate n’est que l’habitude de ce pur amour qui fait lui seul toute la vie intérieure et qui devient alors l’unique principe et l’unique motif de tous les actes délibérés et méritoires ; mais cet état habituel n’est jamais ni fixe, ni invariable, ni inamissible : Verus amor recti, comme dit saint Léon, habet in se aposlolicas auctoritates et canonicas sanctiones. [OP 1-1094/95].
Tout le plan de mon livre se réduit à deux points essentiels. Le premier est de reconnaître que la charité, principale vertu théologale, est un amour de Dieu indépendant du motif de la récompense, quoiqu’on désire toujours la récompense dans l’état de la charité la plus parfaite. Le second est de reconnoitre un état de charité parfaite, où cette vertu prévient, anime tous les autres, en commande les actes, et les perfectionne sans leur ôter leurs motifs propres, ni leur distinction spécifique; en sorte que les âmes de cet état n’ont plus d’ordinaire aucune affection mercenaire ou intéressée. Voilà en gros le plan de l’ouvrage; venons au détail. (OC 2-287a)
… il est certain par la foi que Dieu veut le salut de chacun de nous, et qu’il veut que nous le croyions. …on n’a qu’à lire ce que j’ai dit de la nécessité indispensable où nous sommes de nous aimer toujours nous-mêmes ; faute de quoi nous tomberions, suivant le principe des Manichéens, dans une haine impie de notre âme, en supposant une mauvaise nature, ce qui seroit le renversement de l’ordre. (OC 2-295b)
Celui qui ne s’aime plus d’ordinaire que par charité , et du même amour dont il aime son prochain en Dieu et pour Dieu, ne s’en aime pas moins que celui qui s’aime encore d’un amour naturel et mercenaire, outre l’amour de charité. Plus on s’aime d’un Pléiade
, plus on se désire tous les vrais biens. Alors on se désire tous les biens, même temporels, dans l’ordre de la Providence, sans inquiétude ni empressement. À combien plus forte raison se désire t-on tous les biens spirituels pour le salut, qui est la consommation du plus pur amour ? L’âme la plus parfaite désire et demande donc avec l’Église tous les mêmes biens que l’âme imparfaite désire en formant les mêmes demandes. Toute la différence qui est entre elles n’est point du côté de l’objet, mais du côté de l’affection avec laquelle la volonté le désire. Elle se réduit à ce que l’âme parfaite ne se désire d’ordinaire tous ces biens que par un pur amour de charité, au lieu que l’imparfaite se les désire aussi d’ordinaire par un amour naturel qui la rend mercenaire, ou intéressée. (OC 2-296a)
“O mon Dieu, s’écrie ailleurs ce grand saint [Anselme, De mensuratione Crucis, cap. IV] celui qui se renonce tout entier pour vous avoir, qui périt à soi-même pour vivre en vous, qui n’est plus rien à soi pour n’être quelque chose qu’en vous , celui-là, pourvu qu’il n’ait plus rien en soi, ne craint plus de rien perdre de soi. Mais il est toujours assuré que vous conservez ce qui est à vous. Si les peines de l’enfer et celles du purgatoire le menacent, il ne s’en soucie guère, parce que le voyageur sans argent chante devant le voleur. Celui qui s’est renoncé ne craint plus de se perdre…” (OC 2-308b)
“L’amour, dit ailleurs ce Père [saint Bernard, Serm. 83 in Cant.], se suffit et se plaît par lui-même et pour lui-même, il est son mérite et sa récompense[...] j’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer. L’amour pur n’est point mercenaire , il ne tire point de force de l’espérance.” (OC 2-310b)
Cet auteur [ Denis le chartreux, De vit. et fin. solit., lib. II, art. XIV] ajoute que « ces enfans cachés sont consumés par l’amour, réduits au néant, transformés en Dieu, et unis à lui indissolublement dans cette transformation. » Dans cette transformation « l’âme sortant de soi, et s’écoulant , est plongée et engloutie dans l’abîme de la divinité, après avoir dépouillé toute propriété de soi-même et de tout le reste des créatures. » Cette propriété dont elle se dépouille est l’intérêt propre. Elle est, dit-il, fondue, anéantie, et perdue à l’égard d’elle-même. Elle n’aperçoit plus de distinction entre Dieu et elle. » « Celui, dit-il encore, qui aime Dieu de toutes ses forces, le fait sans aucune vue d’avantage, ni de récompense, ni parce que Dieu lui convient, ou qu’il en a besoin. » Il ajoute que « cette âme l’aime pour sa beauté , sa sainteté ; etc. » (OC 2-312a) […] « Il nous a aimés n’espérant aucun bien de nous, car il n’a pas besoin de nos biens. Il nous a créés et régénérés pour notre salut, non pour notre justice, mais pour sa bonté très libérale; car il a fait toutes choses pour lui‑même. Ainsi, quand nous l’aimons pour sa très pure bonté, non par l’horreur des peines, ni par le désir des récompenses, nous devenons déiformes. » (OC 2-312b)
Voici ce qu’elle ajoute sur les âmes de la septième Demeure [sainte Thérèse, Ch.III] : « Le premier effet du mariage spirituel est un oubli de soi, en sorte qu’il semble à l’âme , en cet état, qu’elle n’est plus, parce qu’elle est toute en telle manière qu’elle ne se connaît plus. Elle ne songe plus s’il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, une gloire, parce qu’elle est toute occupée de celle de Dieu[...]. Ces personnes ne désirent point de mourir, mais au contraire de vivre plusieurs années en souffrant de très grands travaux, pourvu que le Seigneur soit tant soit peu glorifié par là. » Quand elle dit que le motif de la gloire n’encourage plus ces âmes, c’est dans le même sens auquel nous avons vu, dans saint Bernard, que le pur amour ne tire plus de forces de l’espérance. (OC 2-316b)
Il ajoutait [Le frère Laurent de la Résurrection, p. 53] que « depuis il ne songeait ni à paradis; ni à enfer; que toute sa vie n’était qu’un libertinage et une réjouissance continuelle. » (OC 2-321a) [et aussi (OC 2-268b) après :] « cette peine lui avait duré quatre ans…»
Les suppositions impossibles de la privation des biens éternels en aimant toujours Dieu, ne doivent pas être regardées comme des transports aveugles et rapides qui ne signifient rien de précis. Les saints les ont faites tranquillement, pour exprimer leur disposition ordinaire… (OC 2-323a)
Le repos en Dieu doit être une action véritable. C’est une occupation réelle de Dieu qui consiste dans sa connoissance et dans son amour. Vacate, et videte quoniam ego sum Deus. Enseignez que toute la vie intérieure ne consiste que dans des actes réels successifs et délibérés, qu’il faut renouveler le plus souvent qu’on peut, sans inquiétude ni empressement. (OC 2-328a)
Sur les oppositions véritables…, XXIV. C’est dans les endroits où saint Thomas veut distinguer précisément la charité et l’espérance qu’on peut trouver ces véritables notions sur ces deux vertus. « Il y a , dit ce saint docteur [2.2 Quaest. XVII, art.VIII puis VI], un amour parfait, et un amour imparfait. Le parfait est celui par lequel on aime quelqu’un en lui-même, en lui voulant du bien, comme un homme aime son ami. L’amour imparfait est celui par lequel on aime quelque chose non en elle-même, mais afin que quelque bien nous en revienne, comme un homme aime la chose pour laquelle il a une sorte de concupiscence. / Ce premier amour appartient à la charité qui s’attache à Dieu considéré en lui-même. L’espérance appartient au deuxième amour ; car celui qui espère tend à obtenir pour soi quelque bien. »
Voilà l’espérance moins parfaite que la charité, et pourquoi? Parce qu’elle cherche Dieu en tant qu’il nous en revient un bien , c’est-à-dire, la béatitude , et que la charité s’attache à lui , en le considérant simplement en lui-même. Cette doctrine est évidemment confirmée par ces paroles du même saint docteur. « Ce qui est par soi est plus parfait que ce qui est par autrui…» (OC 2-412ab)
La jouissance n’est que l’union ou repos dans le bien-aimé par le pur amour sans le motif de notre utilité. Suivant saint Thomas, plus l’âme s’occupe de cet amour sans chercher même ce qui la regarde dans la louange de Dieu, plus elle est parfaite. Cette perfection commence en ce monde. Elle est l’occupation ordinaire et principale des âmes parfaites. Le saint docteur recommande cette jouissance dans toutes nos œuvres et pour toutes nos œuvres, dans tous les dons et pour tous les dons. Rejeter cette voie, c’est être aveugle et insensé quoiqu’on soit juste, et toutes les œuvres en sont moins parfaites. (OC 3-254b)
« J’ai par la grâce de Dieu un contentement sans nourriture et un amour sans crainte c’est-à-dire qui ne manque jamais. La foi me semble du tout perdue, et l’espérance morte parce qu’il me semble que je tiens et possède ce que autrefois je croyais et j’espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne puis plus voir autre chose que Dieu seul sans moi. Je ne sais où je suis, et je ne cherche pas à le savoir, et je ne veux pas le savoir, ni en avoir nouvelle. » Sainte Catherine de Gênes, Vie, Ch. XXII]. (OC 3-255a)
« Il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour. » Saint François de Sales, Amour de Dieu, liv. IX, ch. X. (OC 3-259b)
« Que l’âme fidèle sache qu’aussitôt que l’esprit atteint à cette sagesse, quand même tous les sages du monde et tous les philosophes viendraient disputer, et lui dire : ‘Votre foi n’est pas la foi véritable; vous vous trompez;’ l’âme répondrait : ‘C’est vous-même qui vous trompez, et c’est moi qui ai la véritable foi d’une manière bien plus heureuse, ayant un fondement infaillible par l’union d’amour, que je ne pourrais l’avoir par les raisonnements et par les recherches. » [Saint Bonaventure, Myst. Theol., Liv.III, part. I.] […]« L’âme jouit, par cette union intime d’amour, d’une si grande liberté, qu’elle ne peut être conçue que par ceux qui en ont une connaissance expérimentale. » (OC 3-264a)
« Qu’est-ce que chercher son propre intérêt, soit honorable, soit délectable, soit utile, dans le royaume éternel, sinon faire entrer un ennemi dans la Jérusalem céleste? Qu’est-ce, sinon désirer de trouver dans le paradis ce qui n’y fut et n’y sera jamais, qui est la propriété ? Le Camus, év. de Belley, De la souveraine fin des actions chrét. p. 27.
Si vous continuez à leur dire qu’il faut servir Dieu seulement pour Dieu ; qu’il faut renoncer à ses intérêts propres et temporels et éternels pour le seul amour, c’est-à-dire pour le seul intérêt de la gloire de Dieu ; qu’il ne faut aimer que Dieu en toutes choses, et n’aimer aucune chose qu’en Dieu ; aussitôt les plus modérés vous enverront au ciel, où ils diront que l’amour de Dieu se pratique de cette sorte, et non pas en terre : comme si le Sauveur nous avait enseigné dans l’oraison dominicale à demander à son Père une grâce d’impossible pratique ici-bas ; quand nous le prions que sa volonté soit faite par nous en la terre, comme elle est faite au ciel par ses élus. Et les moins réservés crieront aussitôt à l’extravagance, à la bizarrerie , ou peut-être à l’erreur ou à l’hérésie ; car étant nourris […]. en leurs anciennes opinions et coutumes serviles ou mercenaires ils ne peuvent comprendre ce que c’est d’aimer Dieu pour lui-même : comme s’il n’avait pas assez de propre mérite pour être aimé de cette sorte , quand il n’aurait point eu sa droite les délectations des récompenses qui n’ont point de fin, ni en sa gauche le glaive des supplices. Ibid. p. 123. » (OC 3-267ab)
« Ici l’homme déjà fondu recoule en Dieu son origine[...]. Etant transformé au-dessus des images, et n’ayant plus sa propre forme, il arrive à un certain état dénué d’images, et est tellement déifié, que tout ce qu’il est , et que tout ce qu’il fait, Dieu l’est et l’opère en lui ; en sorte que ce que Dieu est essentiellement par sa nature, cette âme le devienne par grâce ; car encore qu’elle ne cesse point d’être créature, elle devient néanmoins toute divine et déiforme. Elle meurt étant toute consumée du feu de l’amour […] C’est ici que l’homme aperçoit qu’il s’est perdu lui-même. Il ne se connoît, il ne se trouve, il ne se sent plus nulle part; car il ne connoît plus qu’une seule très simple essence qui est Dieu […] C’est pourquoi il n’y a plus la que la très-pure divinite et l’unit essentielle […]. Dans cet homme, qui devient un même esprit avec Dieu , Dieu lui-même opère sans intermission. Ainsi les œuvres de cet homme sont au-dessus des œuvres de tous ceux qui ne sont pas dans cette union avec Dieu. Instit. append. I. c. 1. / Dieu partage son royaume avec cette âme, (OF3-281a), car il lui donne une très pleine puissance sur le ciel et sur la terre, et, qui plus est, sur lui-même, en sorte qu’elle soit la maîtresse de toutes les choses dont il est le maître. Mais elle ne se repose point en ces choses en y regardant sa délectation : car elle est tellement mortifiée qu’elle ne cherche nulle part son propre avantage, nulle part son utilité propre. Ibid. » (OC 3-280b-281a)
« Ces anxiétés d’esprit, que nous avons pour avancer notre perfection et pour voir si nous avançons, ne sont nullement agréables à Dieu, et ne servent qu’à satisfaire l’amour propre qui est un grand tracasseur. Entret. VII. p.110.
Tenez vos yeux haut élevés, ma très chère fille, par une parfaite confiance en la bonté de Dieu. Ne vous empressez point pour lui ; car il a dit à Marthe , qu’il ne vouloit pas, ou du moins qu’il trouvoit meilleur , qu’on n’eût point d’empressement , non pas même à bien faire. Ne veuillez pas être si parfaite. Ep. XII. l.VI. p.423. » (OC 3-282a)
Blosius. « L’âme connaît Dieu mieux que ses yeux extérieurs ne connaissent le soleil visible. Elle est établie en Dieu jusqu’à un tel point qu’elle (OF3-285a) le sent plus près d’elle , qu’elle ne l’est elle-même. De là vient que cet homme mène déjà une vie déiforme et suressentielle, devenant conforme à Jésus-Christ selon l’esprit , selon l’âme et selon le corps. Soit qu’il mange ou qu’il boive, soit qu’il veille ou qu’il dorme, Dieu, qui vit suressentiellement en lui, y opère toujours. Dieu lui-même enseigne un tel homme sur toutes choses, et lui découvre les sens spirituels et mystiques ; [...] car son âme est déjà un miroir clair et sans tache , convenablement exposé au divin soleil. Louis de Blois : Inst. c. XII. § 2.
« Quoique ces hommes aimables soient abondamment éclairés par la lumière divine dans laquelle ils connoissoient clairement ce qu’ils doivent faire et ne faire pas , ils se soumettent néanmoins volontiers aux autres pour l’amour de Dieu […] Ils n’ont aucun sentiment sur eux- mêmes. Ibid. § 4. » (OC 3-284b-285a)
Le frère Laurent. « Depuis mon entrée en religion (ce sont ses paroles) je ne pense plus ni à la vertu ni à mon salut. » Or l’espace de temps dont il s’agit étoit d’environ quarante ans. P. 14. (OC 3-287b)
XXVe PROPOSITION. / « On peut dire en ce sens que l’âme passive et désintéressée ne veut plus même l’amour en tant qu’il est sa perfection et son bonheur, mais seulement en tant qu’il est ce que Dieu veut de nous. » P. 226. / Note: On ne retranche ici le désir de l’amour qu’en tant qu’il est notre propre perfection et notre propre béatitude, comme tout le texte du livre le répète cent fois, c’est-à-dire que je ne retranche que la propriété. Mais on les désire alors en tant que voulues de Dieu pour sa gloire, et de cette manière on ajoute le motif de la charité à celui de l’espérance. » (OC 3-287b)
Vie du frère Laurent. […] Il disait que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l’union avec Dieu par amour : qu’après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu’il était encore plus court d’y aller tout droit par un exercice continuel d’amour, en faisant tout pour l’amour de Dieu[...]. qu’il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l’enfer, mais seulement à faire des petites choses pour l’amour de Dieu. P. 61 et 62. (OC 3-292b)
Cassien. « […] Cela arrivera quand tout amour, tout désir, toute affection, tout effort, toute pensée en nous , quand tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu , et que l’unité qui est maintenant du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, sera transfuse dans nos âmes[...]. Telle est la fin de la perfection du solitaire… Cassien Conf. X, ch.VI. » (OC 3-297a)
« Sur quoi son expérimenté maître spirituel, pour l’affermir en ce chemin, lui disoit : N’ayez point soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui est embarqué de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à s’y tenir. Vie de la Mère de Chantal, Part. III, Ch. IV. p. 398 et suiv. » (OC 3-298b)
BLOSIUS. / « Enfin toute image ou pensées des choses passagères, même des anges et de la passion du Seigneur, ou toute pensée intellectuelle est à l’homme en cette vie un obstacle, lorsqu’il veut s’élever à l’union mystique avec Dieu qui est au-dessus de toute substance et de toute intellection. Dans cette heure-là il faut éviter et laisser ces sortes de pensées et d’images saintes (qui en d’autres temps sont reçues et conservées très utilement), parce qu’elles mettent quelque milieu entre Dieu et l’âme. C’est pourquoi que le contemplatif qui désire arriver à l’union, aussitôt qu’il se sent enflammé d’un fort amour de Dieu , et enlevé en haut, retranche les images ; qu’il se hâte d’entrer dans le sanctuaire et dans le silence éternel , où il y a une opération toute divine , et non humaine. I. App. Inst. ch. XII. p. 325. » / Le fond caché de l’âme[...]. est entièrement simple, essentiel et uniforme. En lui il n’y a point de multiplicité, mais l’unité ou les trois puissances supérieures n’en font qu’une. Ici règnent une tranquillité et un silence suprême, parce qu’aucune image ne peut jamais atteindre jusque là. Ibid. Ch. XII. § 4. » (OC 3 -301a)
Nous reprenons les titres utilisés dans l’édition moderne du choix fénelonien [OP] édité par J. Le Brun295.
V. Sur les fautes volontaires296 […] Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver, ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres affections propres, jusques aux moindres attachements dont il n.’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. O qu’on et heureux en cet état, et que le cœur et rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! […] (OP 1-573).
Souvent la tristesse vient de ce que, cherchant Dieu, on ne le sent pas assez pour se contenter. Vouloir le sentir n’est pas vouloir le posséder, mais c’en vouloir s’assurer, pour l’amour de soi-même, qu’on le possède afin de se consoler. La nature abattue et découragée a impatience de se voir297 dans la pure foi; elle fait tous ses efforts pour s’en tirer, parce que là tout appui lui manque; elle y est comme en l’air; elle voudrait sentir son avancement. À la vue de ses fautes, l’orgueil se dépite, et l’on prend ce dépit de l’orgueil pour un sentiment de pénitence. On voudrait, par amour-propre, avoir le plaisir de se voir parfait; on se gronde de ne l’être pas; on est impatient, hautain et de mauvaise humeur contre soi et contre les autres. Erreur déplorable ! Comme si l’œuvre de Dieu pouvait s’accomplir par notre chagrin ! Comme si on pouvait s’unir au Dieu de paix en perdant la paix intérieure ! Marthe, Marthe, pourquoi vous troubler sur tant de choses pour le service de Jésus-Christ ? Une seule est nécessaire298, qui est de l’aimer et de se tenir immobile à ses pieds. (OP 1-576)
Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied299 ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On suppose de soi tout le pis qu’on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aimerait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire… [OP 1-577, OS 1-94 300]
Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps… [OP 1-578, OS1-96]
…ne se comptant plus pour rien, elles aiment autant le bon plaisir de Dieu, les richesses de sa grâce, et la gloire qu’il tire de la sanctification d’autrui, que celle qu’il tire de leur propre sanctification. Tout et alors égal, parce que le moi et perdu et anéanti, le moi n’est pas plus moi qu’autrui : c’est Dieu seul qui et tout en tous; c’est lui seul qu’on aime, qu’on admire, et qui fait toute la joie du cœur dans cet amour désintéressé. [OP 1-588]
Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspiration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, [592] l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Mme de Maintenon) OP 1-591-592, OS1-109]
Dans les premiers dépouillements, ce qui reste console de ce qu’on perd; dans les derniers, il ne reste qu’amertume, nudité et confusion. / On demandera peut-être en quoi consistent ces dépouillements; mais je ne puis le dire. Ils sont aussi différents que les hommes sont différents entre eux. Chacun souffre les siens suivant ses besoins et les desseins de Dieu. Comment peut-on savoir de quoi on sera dépouillé, si on ne sait pas de quoi on est revêtu ? Chacun tient à une infinité de choses qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y était attaché que quand on les lui ôte. Je ne sens mes cheveux que quand on les arrache de ma tête. Dieu nous développe peu à peu notre fond qui nous était inconnu, et nous sommes tout étonnés de découvrir, dans nos vertus mêmes, des vices dont nous nous étions toujours crus incapables. C’est comme une grotte qui paraît sèche de tous côtés, et d’où l’eau rejaillit tout à coup par les endroits dont on se défiait le moins. Ces dépouillements que Dieu nous demande ne sont point d’ordinaire ce qu’on pourrait s’imaginer. Ce qui est attendu nous trouve préparés, et n’est guère propre à nous faire mourir. Dieu nous surprend par les choses les plus imprévues. Ce sont des riens, mais des riens qui désolent, et qui font le supplice de l’amour-propre. [OP 1-596]
Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe dès qu’on lui demande un échantillon, et qui laisse tailler Dieu en plein drap ! Heureux celui qui, ne se comptant pour rien, ne met jamais Dieu dans la nécessité de le ménager. Heureux celui que tout ceci n’effraie point. / On croit que cet état est horrible, on se trompe, on se trompe ; c’est là qu’on trouve la paix, la liberté, et que le cœur, détaché de tout, s’élargit sans bornes, en sorte qu’il devient immense; rien ne le rétrécit, et, selon la promesse, il devient une même chose avec Dieu même. [OP 1-602].
On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est question.
De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’oraison fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré à sa perte.
On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manques. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.
Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Mme de Maintenon) OP 1-605-606, OS1-171-172]
L’amertume d’avoir perdu Dieu, qu’on avait senti si doux dans sa ferveur, est un absinthe répandu sur tout ce qu’on avait aimé parmi les créatures. On est comme un malade qui sent sa défaillance faute de nourriture, et qui a horreur de tous les aliments les plus exquis. Alors ne parlez point d’amitié; le nom même en est affligeant, et ferait venir les larmes aux yeux; tout vous surmonte, vous ne savez ce que vous voulez. Vous avez des amitiés et des peines, comme un enfant, dont vous ne sauriez dire de raison, et qui s’évanouissent comme un songe dans le moment que vous en parlez. Ce que vous dites de votre disposition vous paraît toujours un mensonge, parce qu’il cesse d’être vrai dès que vous commencez à le dire. Rien ne subsiste en vous; vous ne pouvez répondre de rien, ni vous promettre rien, ni même vous dépeindre. [OP 1-607].
XII Sur la Prière. On est tenté de croire qu’on ne prie plus Dieu dès qu’on cesse de goûter un certain plaisir dans la prière. Pour se détromper, il faudrait considérer que la parfaite prière et l’amour de Dieu sont la même chose. La prière n’est donc pas une douce sensation, ni le charme d’une imagination enflammée, ni la lumière de l’esprit qui découvre facilement en Dieu des vérités sublimes, ni même une certaine consolation dans la vue de Dieu ; toutes ces choses sont des dons extérieurs, sans lesquels l’amour peut subsister d’autant plus purement, qu’étant privé de toutes ces choses, qui ne sont que des dons de Dieu, on s’attachera uniquement et immédiatement à lui-même. Voilà l’amour de pure foi, qui désole la nature, parce qu’il ne lui laisse aucun soutien; elle croit que tout est perdu, et c’est par là même que tout est gagné. Le pur amour n’est que dans la seule volonté301 ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’imagination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [(à Mme de Maintenon) OP 1-610, OS1-44]
C’est par une espèce d’infidélité contre l’attrait de la pure foi, qu’on veut toujours s’assurer qu’on fait bien; c’est vouloir savoir ce qu’on fait, ce qu’on ne saura jamais, et que Dieu veut qu’on ignore; c’est s’amuser dans la voie pour raisonner sur la voie même. La voie la plus sûre et la plus courte est de se renoncer, de s’oublier, de s’abandonner, et de ne plus penser à soi que par fidélité pour Dieu. Toute la religion ne consiste qu’à sortir de soi et de son amour-propre pour tendre à Dieu. (OP 1-611).
Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la consolation sensible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [OP 1-612, OS1-47]
Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt propre et par la seule vue d’accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-615, OS1-63]
Ce qui fait qu’aucune créature ne peut nous tirer de nous-mêmes, c’est qu’il n’y en a aucune qui mérite que nous la préférions à nous. Il n’y en a aucune qui ait ni le droit de nous enlever à nous-mêmes, ni la perfection qui serait nécessaire pour nous attacher à elle sans retour sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre cœur dans cet attachement. De là vient que nous n’aimons rien hors de nous que pour le rapporter à nous : nous choisissons, ou selon nos passions grossières et brutales, si nous sommes brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre orgueil a de la gloire, si nous avons assez de délicatesse pour ne nous contenter pas de ce qui et brutal et grossier.
Mais Dieu fait deux choses que lui seul peut faire ; l’une de se montrer à nous avec tous ses droits sur sa créature et avec tous les charmes de sa bonté. On sent bien qu’on ne s’est pas fait soi-même, et qu’ainsi on n’est pas fait pour soi, qu’on est fait pour la gloire de celui à qui il a plu de nous faire, qu’il est trop grand pour rien faire que pour lui-même, qu’ainsi toute notre perfection et tout notre bonheur est de nous perdre en lui. Voilà ce qu’aucune créature, quelque éblouissante qu’elle soit, ne peut jamais nous faire sentir pour elle. Bien loin d’y trouver cet infini qui nous remplit et qui nous transporte en Dieu, nous trouvons toujours au contraire, dans la créature, un vide, une impuissance de remplir notre cœur, une imperfection qui nous laisse toujours retomber en nous-mêmes.
La seconde merveille que Dieu fait, est de remuer notre cœur comme il lui plaît, après avoir éclairé notre esprit. Il ne se contente pas de se montrer infiniment aimable; mais il se fait aimer en produisant par sa grâce son amour dans nos cœurs ; ainsi il exécute lui-même en nous ce qu’il nous fait voir que nous lui devons. (OP 1-616).
Votre bonne volonté n’et pas moins un don de miséricorde, que l’être et la vie qui viennent de Dieu. Vivez comme à l’emprunt; tout ce qui est à vous et tout ce qui est vous-même n’est qu’un bien prêté ; servez-vous-en suivant l’intention de celui qui le prête, mais n’en disposez jamais comme d’un bien qui est à vous. C’est cet esprit de désappropriation et de simple usage de soi-même et de notre esprit, pour suivre les mouvements de Dieu, qui est le seul véritable propriétaire de sa créature, en quoi consiste le solide renoncement à nous-mêmes.
Vous me demanderez apparemment quelle doit être en détail la pratique de cette désappropriation et de ce renoncement. Mais je vous répondrai que ce sentiment n’est pas plus tôt dans le fond de sa volonté, que Dieu mène lui-même l’âme comme par la main pour l’exercer dans ce renoncement en toutes les occasions de la journée.
Ce n’est point par des réflexions pénibles, et par une contention continuelle, qu’on se renonce ; c’est seulement en s’abstenant de se rechercher et de vouloir se posséder à sa mode, qu’on se perd en Dieu.
Toutes les fois qu’on aperçoit un mouvement de hauteur, de vaine complaisance, de confiance en soi- même, de désir de suivre son inclination contre la règle, de recherche de son propre goût, d’impatience contre les faiblesses d’autrui ou contre les ennuis de son état, il faut laisser tomber toutes ces choses comme une pierre au fond de l’eau, se recueillir devant Dieu, et attendre à agir quand on sera dans la disposition où le recueillement doit mettre. (OP 1-620).
Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-627, OS1-77]
…sans l’amour de Dieu tout est vide, et avec lui tout est rempli : la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure… [OP 1-635].
Les découragements intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Mme de Maintenon ?) OP 1-648, OS1-87]
Dieu cache son opération, dans l’ordre de la grâce comme dans celui de la nature, sous une suite insensible d’événements. C’est par là qu’il nous tient dans les obscurités de la foi. Non seulement il fait son ouvrage peu à peu, mais il le fait par des voies qui paraissent les plus simples et les plus convenables pour y réussir, afin que les moyens paraissant propres au succès, la sagesse humaine attribue le succès aux moyens qui sont comme naturels, et qu’ainsi le doigt de Dieu y soit moins marqué, autrement tout ce que Dieu fait serait un perpétuel miracle qui renverserait l’état de foi où Dieu veut que nous vivions. [OP 1-650].
Notre mal est d’être attaché aux créatures, et encore plus à nous-mêmes. Dieu prépare une suite d’événements qui nous détachent peu à peu des créatures, et qui nous arrachent enfin à nous-mêmes. […] Il ne nous prive des choses que nous aimons que pour nous les faire aimer d’un amour pur, solide et modéré, pour nous en assurer l’éternelle jouissance dans son sein, et pour nous faire cent fois plus de bien que nous ne saurions nous en désirer à nous-mêmes… [OP 1-651].
Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il fait pour nous ou pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c’est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l’ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béatitude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) OP 1-658, OS1-251]
Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille ; c’est l’ordre, et non pas son intérêt qu’il y cherche ; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [OP 1-659, OS1-253]
Je suppose que je vais mourir; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre, qui doit être suivi d’une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je ? je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce dernier instant, me dispenserai-je d’aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renoncerai-je à lui dès qu’il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m’excluant de la bienheureuse éternité, qu’il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu’il se doit essentiellement à lui-même ? [OP 1-662, OS1-257]
Platon fait dire à Socrate, dans son Festin302, « qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, à ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel[...] mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme303. »
Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [OP 1-667, OS1-265]
Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.
Remarquez là-dessus deux choses . l’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… OP 1-671, 0S1-274]
Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux.
1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […]
2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… OP 1-674-675, OS1-201-202]
La simplicité est une droiture de l’âme qui retranche tour retour inutile sur elle-même et sur ses passions. Elle et différente de la sincérité. La sincérité est une vertu au-dessous de la simplicité. On voit beaucoup de gens qui sont sincères sans être simples ; ils ne disent rien qu’ils ne croient vrai, ils ne veulent passer que pour ce qu’ils sont, mais ils craignent sans cesse de passer pour ce qu’ils ne sont pas; ils sont toujours à s’étudier eux-mêmes, à compasser toutes leurs paroles et toutes leurs pensées et à repasser tout ce qu’ils ont fait dans la crainte d’avoir trop fait ou trop dit. Ces gens-là sont sincères, mais ils ne sont pas simples; ils ne sont point à leur aise avec les autres, et les autres ne sont point à leur aise avec eux; on n’y trouve rien d’aisé, rien de libre, rien d’ingénu, rien de naturel ; on aimerait mieux des gens moins réguliers et plus imparfaits, qui fussent moins composés. Voilà le goût des hommes, et celui de Dieu est de même : il veut des âmes qui ne soient point occupées d’elles, et comme toujours au miroir pour se composer. [OP 1-677].
Dans le troisième degré, elle n’a plus ces retours inquiets sur elle-même; elle commence à regarder Dieu plus souvent qu’elle ne se regarde, et insensiblement elle tend à s’oublier pour s’occuper de Dieu par un amour sans intérêt propre. Ainsi l’âme, qui ne pensait point autrefois à elle-même, parce qu’elle était toujours entraînée par les objets extérieurs qui excitaient ses passions, et qui dans la suite a passé par une sagesse qui la rappelait sans cesse à elle-même, vient enfin peu à peu à un autre état, où Dieu fait sur elle ce que les objets extérieurs faisaient autrefois, c’est-à-dire qu’il l’entraîne et la désoccupe d’elle-même, en l’occupant de lui.
Plus l’âme est docile et souple pour se laisser entraîner sans résistance ni retardement, plus elle avance dans la simplicité. Ce n’est pas qu’elle devienne aveugle sur ses défauts, et qu’elle ne sente ses infidélités; elle les sent plus que jamais; elle a horreur des moindres fautes ; la lumière augmente toujours pour découvrir sa corruption, mais cette connaissance ne lui vient plus par des retours inquiets sur elle-même ; c’est par la lumière de Dieu présent qu’elle se voit contraire à la pureté infinie de Dieu. [OP 1-679].
C’est pourquoi il faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu OP 1-688, OS1-103]
Le défaut qui est en nous la source de tous les autres est l’amour de nous-mêmes, auquel nous rapportons tout au lieu de rapporter tout à Dieu. Quiconque travaille donc à se désoccuper de soi-même, à s’oublier, à se renoncer, suivant le précepte de Jésus-Christ, coupe d’un seul coup la racine à tous ses vices et trouve dans ce simple renoncement à soi-même le germe de toutes les vertus. / Alors on entend et on éprouve au-dedans de soi la vérité profonde de cette parole de l’Écriture : Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. [OP 1-689].
XXIX. De l’humilité. / Tous les saints sont convaincus que l’humilité sincère est le fondement de toutes les vertus; c’est parce que l’humilité est la fille de la pure charité, l’humilité n’est autre chose que la vérité. Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature : afin que l’humilité soit véritable, il faut qu’elle nous fasse rendre un hommage continuel à Dieu par notre bassesse, demeurer dans notre place, qui est d’aimer et n’être rien. Jésus-Christ dit qu’il faut être doux et humble de cœur. La douceur est fille de l’humilité, comme la colère est fille de l’orgueil. Il n’y a que Jésus-Christ qui nous puisse donner cette véritable humilité du cœur qui vient de lui : elle naît de l’onction de sa grâce ; elle ne consiste point, comme l’on s’imagine, à faire des actes extérieurs d’humilité, quoique cela soit bon, mais à demeurer à sa place. Celui qui s’estime quelque chose n’est pas véritablement humble ; celui qui veut quelque chose pour soi-même ne l’est pas non plus : mais celui qui s’oublie si fort soi-même qu’il ne pense jamais à soi, qui n’a pas un retour sur lui-même, qui au-dedans n’est que bassesse, et blessé de rien, sans affecter la patience au-dehors, qui parle de soi comme il parlerait d’un autre, qui n’affecte point de s’oublier soi-même lorsqu’il en est tout plein, qui se livre pour la charité sans faire attention si c’est humilité ou orgueil d’en user de la sorte, qui est très content de passer pour être sans humilité, enfin celui qui est plein de charité, est véritablement humble. [OP 1-690].
Voudrait:on être traité par un fils ou même par un domestique comme on traite Dieu ? C’est qu’on ne le connaît pas, car si on le connaissait, on l’aimerait. Dieu est amour comme dit saint Jean ; celui qui ne l’aime point ne le connaît point, car comment connaître l’amour sans l’aimer ? [OP 1-698].
O néant, tu veux te glorifier, tu n’es qu’à condition de n’être jamais rien à tes propres yeux : tu n’es que pour celui qui te fait être. Il se doit tout à lui-même; tu te dois toute à lui : il ne peut t’en rien relâcher; tout ce qu’il te laisserait à toi-même sortirait des règles inviolables de sa sagesse et de sa bonté ; un seul instant, un seul soupir de ta vie donné à ton intérêt propre blesserait essentiellement la fin du Créateur dans la création. Il n’a besoin de rien, mais il veut tout, parce que tout lui et dû, et que tout n’est pas trop pour lui. Il n’a besoin de rien, tant il est grand, mais cette même grandeur fait qu’il ne peut rien produire hors de lui qui ne soit tout pour lui-même : c’est son bon plaisir qu’il veut dans sa créature. Il a fait pour moi le ciel et la terre, mais il ne peut souffrir que je fasse volontairement et par choix un seul pas pour autre fin que celle d’accomplir sa volonté. Avant qu’il eût produit des créatures, il n’y avait point d’autre volonté que la sienne. Croirons-nous qu’il ait créé des créatures raisonnables pour vouloir autrement que lui ? Non, non, c’est sa raison souveraine qui doit les éclairer et être leur raison. C’est sa volonté, règle de tout bien, qui doit vouloir en nous : toutes ces volontés n’en doivent faire qu’une seule par la sienne ; c’est pourquoi nous lui disons : Que votre règne vienne, que votre volonté se fasse. [OP 1-700].
Pour mieux comprendre tout ceci, il faut se représenter que Dieu, qui nous a faits de rien, nous refait encore pour ainsi dire à chaque instant. De ce que nous étions hier, il ne s’ensuit pas que nous devions être encore aujourd’hui : nous pourrions cesser d’être, et nous retomberions effectivement dans le néant d’où nous sommes sortis, si la même main toute-puissante qui nous en a tirés ne nous empêchait d’y être replongés. Nous ne sommes rien par nous-mêmes : nous ne sommes que ce que Dieu nous fait être. C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur304. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seulement vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cour selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu OP 1-701, OS1-11]
Ces bonnes œuvres, qui sont vos dons, deviennent mes œuvres, mais elles sont toujours vos dons, et elles cessent d’être bonnes œuvres dès que je les regarde comme miennes et que votre don, qui en fait tout le prix, échappe à ma vue. / Vous êtes donc, et je suis ravi de le pouvoir penser, sans cesse opérant au fond de moi-même : vous y travaillez invisiblement, comme un ouvrier qui travaille aux mines dans les entrailles de la terre. Vous faites tout, et le monde ne vous voit pas; il ne vous attribue rien : moi-même je m’égarais en vous cherchant par de vains efforts bien loin de moi. Je rassemblais dans mon esprit toutes les merveilles de la nature, pour me former quelque image de votre grandeur; j’allais vous demander à toutes vos créatures, et je ne songeais pas à vous trouver au fond de mon cœur, où vous ne cessez d’être. [OP 1-703].
Je me vois horrible, et je suis en paix, car je ne veux ni flatter mes vices, ni que mes vices me découragent. Je les vois donc, et je porte, sans me troubler, cet opprobre. Je suis pour vous contre moi, ô mon Dieu. Il n’y a que vous qui ayez pu me diviser ainsi d’avec moi-même. Voilà ce que vous avez fait au-dedans, et vous continuez chaque jour de le faire, pour m’ôter tous les restes de la vie maligne d’Adam, et pour achever la formation de l’homme nouveau. C’est cette seconde création de l’homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour. Je me laisse, ô mon Dieu, dans vos mains. Tournez, retournez cette boue, donnez-lui une forme, brisez-la ensuite; elle est à vous, elle n’a rien à dire : il me suffit qu’elle serve à tous vos des- seins, et que rien ne résiste à votre bon plaisir, pour lequel je suis fait. Demandez, ordonnez, défendez que voulez-vous que je fasse ? que voulez-vous que je ne fasse pas ? Élevé, abaissé, consolé, souffrant, appliqué à vos œuvres, inutile à tout, je vous adorerai toujours également, en sacrifiant toute volonté propre à la vôtre : il ne me reste qu’à dire en tout comme Marie : Qu’il me soit fait selon votre parole. /, Mais pendant que vous faites tout ainsi au-dedans, vous n’agissez pas moins au-dehors. Je découvre partout, jusques dans les moindres atomes, cette grande main qui porte le ciel et la terre, et qui semble se jouer en conduisant tout l’univers. L’unique chose qui m’a embarrassé est de comprendre comment vous laissez tant de maux mêlés avec les biens. Vous ne pouvez faire le mal ; tout ce que vous faites et bon ; d’où vient donc que la face de la terre et: couverte de crimes et de misères ? [OP 1-706].
…mon cœur ne veille que pour vous dans la multitude des affaires, des devoirs et des pensées mêmes que vous m’obligez d’avoir; je réunis toute mon attention en vous, ô souverain et unique objet. [OP 1-801].
XLII. / Quoi ! il sera dit que les amants insensés de la terre porteront jusqu’à un excès de délicatesse et d’ardeur leurs folles passions, et on ne vous aimerait que faiblement et avec mesure ! Non, non, mon Dieu, il ne faut pas que l’amour profane l’emporte sur l’amour divin. Faites voir ce que vous pouvez sur un cœur qui est tout à vous. [OP 1-804].
Nous portons dorénavant toute notre attention sur la Correspondance. Les lettres sont bien adaptées au suivi de la vie intérieure et mystique qui est individuelle, intime, et varie suivant les types psychologiques et les tempéraments. Elles couvrent les trois-quarts de notre Florilège.
Nous avons regroupé les extraits chronologiquement au sein de chaque série ou de chaque destinataire305 puisque la vie spirituelle, lorsqu’elle s’avère mystique, s’exprime très diversement et s’adapte au caractère de chacun306. Toute approche « généraliste » de nature théorique ou même tout regroupement par thèmes s’avère mal adapté, les mailles du filet laisse passer ce qui est mystique et qui ne peut être rangé dans quelque catégorie.
Restait à ordonner les destinataires eux-mêmes. Nous avons préféré l’ordre chronologique par dates de décès307. Ceci permet de regrouper cinq correspondants dont Fénelon connut la fin de vie : Blainville, Gramont, Lamy, Chevreuse et Beauvillier ouvrent ainsi la séquence. Puis cinq succèdent de peu à Fénelon : Maintenon, Montberon, Salm, Risbourg, Maisonfort. Trois vécurent presque la moitié du XVIIIe siècle et assurèrent ainsi une permanence de l’esprit quiétiste : le Marquis, Charlotte, Mortemart. Suivent enfin sous quatre titres des destinataires divers ou anonymes : dame Y ou demoiselle Z, correspondants connus et inconnus.
Si les Œuvres de Fénelon, largement et bien éditées, sont d’accès facile, le caractère monumental de la grande édition critique de sa Correspondance comportant neuf volumes de lettres auxquels s’ajoutent neuf volumes d’études et de précieux commentaires, comme sa mise en ordre scientifique donc chronologique, découragent le chercheur spirituel qui se retrouve devant un admirable mais trop vaste (et coûteux) Mélange.
Heureusement le dix-huitième volume de la grande édition établie entre 1972 et 2007 constitue le guide caché 308 qui permet une navigation assurée. En outre ce dernier volume livre les « bonnes feuilles » spirituelles choisies et détachées par les disciples en vue de l’édition de 1717. Surtout son éditeur I. Noye propose, avec une compétence qui restera inégalée, des noms pour la plupart des destinataires.
Les apports d’Orcibal, Noye et Le Brun, œuvres de trois vies d’érudits, permettent de reconstituer des séries de choix de textes chronologiques par dirigé(e) à partir d’un vaste ensemble chronologique. La récolte a été faite sur les volumes [CF-nos pairs] publiés de 1973 à 1999 puis en 2007 constituant le volume [CF-18]. On espère la mise à disposition d’un volume indexant l’admirable travail critique édité dans les volumes impairs I à XVII 309.
Signalons que la « Petite Duchesse » de Mortemart, dont l’importance était reconnue par les membres des cercles qui entouraient Fénelon et Mme Guyon, retrouve une présence « réelle » grâce aux « bonnes feuilles » qui lui étaient destinées.
Le volume second des Œuvres spirituelles [OS], publié en 1718, est un condensé admirable des textes spirituels de Fénelon. Voici quelques fragments 310, recueillis avant notre lecture complète de [OFV] que sa lecture a provoquée et dont sont extraites la quasi-totalité de cette partie consacrée aux lettres de direction :
[...] il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. [...] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. [...] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. (OS2-113).
Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui, et au-dedans notre propre faiblesse[...]. Alors nous [200] désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de Dieu[...]. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire. (OS2-115).
Désespérez toujours de vos propres efforts[...] Et n’espérez qu’en la grâce, à l’opération simple, unie et paisible de laquelle il faut s’accommoder. [...] Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement [218] à éprouver toute cette vie tous les sentiments indignés et honteux qui vous occupent. [...] Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse. La paix est là : vous ne la trouverez jamais ailleurs. (OS2-123).
Enracinée dans la vie morale de par son origine protestante, amie puis ennemie de Madame Guyon et de Fénelon, épouse morganatique de Louis XIV 311. Nous omettons la plus grande partie de cette correspondance.
…Ce n’est point par les lèvres ni par les actions extérieures; c’est par le désir du cœur, et par un profond abaissement de tout soi-même devant Dieu, qu’ou attire en soi cet esprit de vie, sans lequel nos meilleures actions sont mortes. Dieu est si bon, qu’il n’attend que notre désir pour nous combler de ce don qui est lui-même. Le cri, dit-il dans l’Écriture, ne sera pas encore formé dans votre bouche, et déjà, moi qui le verrai naître dans votre cœur, je l’exaucerai avant qu’il soit fait. Il nous prévient, il nous presse de le presser; il nous prie, pour ainsi dire, de le prier. Il souffre patiemment nos duretés, nos langueurs, nos lâchetés, nos ingratitudes; il nous ordonne de lui demander, tant il craint d’être réduit à ne nous donner pas. …
… Vous ne tenez point aux biens ni aux honneurs grossiers; mais vous tenez peut-être, sans le voir, à la bienséance, à la réputation des honnêtes gens, à l’amitié, et surtout à une certaine perfection de vertu, qu’on voudrait trouver en soi, et qui tiendrait lieu de tous les autres biens : c’est le plus grand raffinement de l’amour-propre, qui console de toute perte. Comme on ne veut rien d’extérieur pour soi, on se console aisément de perdre toutes les choses extérieures, dont la perte ne fait que nous rendre plus grands et plus parfaits.
Quand on a du courage, voilà de quoi on se nourrit intérieurement. Alors plus on paraît parfait aux gens sans expérience, et qui ne jugent que par les actions, plus on est imparfait; car on est plein de soi-même, comme Lucifer. Son péché ne consiste que dans le plaisir de se voir parfait. Je dis, parfait pour l’amour de soi; car pour être pur dans sa perfection, il faut la regarder en soi tout comme en autrui, sans nulle complaisance que ce soit soi-même plutôt qu’un autre; ou plutôt ne la regarder jamais, allant toujours en avant d’une vue droite et simple, sans réflexion ni retour.
Tant qu’on n’est point encore arrivé là, on sent toujours des retours inquiets, des hontes, des dépits, des sensibilités, des délicatesses. Tout cela est bon à éprouver; plus il est douloureux, plus il est utile; car cette douleur est nécessaire, comme celle des incisions pour guérir des plaies.
Vous n’êtes point encore assez accoutumée à la fatigue sur l’avilissement intérieur où les bonnes âmes doivent passer312. Il faut venir jusqu’à avoir horreur de soi, et à ne trouver plus en soi ni consolation, ni ressource, ni lieu à poser le pied sur le bord de l’abîme. Dieu vous fait des grâces infinies; je souhaite seulement que vous marchiez à proportion, et que rien ne vous arrête. Il faut une mort perpétuelle en tout; mais une mort prise à contresens ne ferait que vous épuiser pour la santé, que vous dessécher intérieurement, que vous charger de pratiques gênantes, que vous livrer à votre courage naturel, et que vous faire hésiter dans les voies que Dieu vous marque.
C’est par petitesse et par simplicité, et non par courage et par multitude de pratiques, qu’il faut que vous mouriez à votre propre esprit, à votre goût pour les vertus naturelles, et à tout ce qui nourrit la délicatesse de votre amour-propre.
Lettres adressées à Mme de MAINTENON (Françoise d'AUBIGNÉ, marquise de-):
1689, 4 octobre, 25 décembre,
1690 (8 L.), janvier (?), février (?), 2-5 avril, 1er-10 mai, 10-14 mai, 3 septembre, début d'octobre, lettre de Mme de M. « à sept heures, mercredi 8 novembre »,
1691 (11 L .), début de janvier, 18-24 janvier, 23 février (?), février (?), 27 février, 18-20 mars, 20 mars, 8-9 avril, 12 avril, 1-7 juin, 21-26 septembre,
1692, (6 L.), 2 février, 12 mars, 24 mars, 4 avril, 25 mai, 26 septembre,
1693, (5 L.), 1er janvier, 2 février, 25 mai, 20 novembre, 26 novembre,
1694, 7 (?) mai,
1695, 10-19 septembre,
1696, 7 mars, septembre, fin novembre,
1697, 29 juillet, 1er août.
Soit un total de 39 lettres.
Jules-Armand, quatrième fils de Colbert et frère de la « petite duchesse » de Mortemart, commence en 1684 une « brillante carrière militaire (‘il avait des parties de capitaine’), dit Saint-Simon. » Lieutenant général en 1702, il fut tué le 17 août 1704. Il avoua à Mme Guyon avoir vécu quinze ans « dans le désordre et l’athéisme » avant de se mettre sous la direction spirituelle de Fénelon, « qui régla ses prières et ses lectures » 314.
Nous plaçons en premier la série de lettres de [CF 18] adressées « à un converti (O) » - militaire selon la lettre LSP 36. Il s’agit très probablement de Blainville 315.
« Quatrième fils du ministre, Jules-Armand Colbert naquit le 7 décembre 1663 et fut d'abord titré marquis d'Ormoy. Il eut Barbier d'Aucour pour précepteur et devint le 28 mars 1674 surintendant des bâtiments en survivance. Il semble y avoir montré de l'incapacité, mais c'est peut-être surtout en raison de la disgrâce de sa famille qu'il fut, en septembre 1683, obligé de céder cette charge à Louvois pour 500 000 livres. Dès le 30 janvier 1685, il pouvait cependant acheter celle de grand maître des cérémonies.
Il avait commencé en 1684 une brillante carrière militaire (« il avait des parties de capitaine », dit Saint-Simon). Comme il était déjà pourvu, Seignelay ne lui fit cependant donner le 4 septembre 1689 que le régiment de son cadet, le comte de Sceaux, et ce n'est qu'à la mort de celui-ci qu'il eut le 9 juillet 1690 le régiment de Champagne. Brigadier en 1693, lieutenant général en 1702, il sera tué le 17 août 1704. Deux filles étaient nées en 1684 et en 1686 de son mariage avec Gabrielle de Tonnay-Charente qu'il avait épousée le 27 juillet 1682 et qui devint folle. » (CF 3, LSP 43, n.1). [O].
Vous 316 me trouverez bien indiscret, Monsieur; mais je ne puis garder aucune mesure avec vous, quoique je n’aie point l’honneur d’en être connu. Ce qu’on m’a fait connaître de la situation de votre cœur me touche tellement, que je passe au-dessus de toutes les règles. Vos amis, qui sont les miens, vous ont déjà répondu de la sincérité de mon zèle pour votre personne. Je ne saurais sentir une plus parfaite joie, que celle de vous posséder quelques jours. En attendant, je ne puis m’empêcher de vous dire qu’il faut céder à Dieu, quand il nous invite à le laisser régner au dedans de nous. Avons-nous autant délibéré quand le monde nous a invités à nous laisser séduire par les amusements et par les passions ? avons-nous autant hésité ? avons-nous demandé autant de démonstrations ? avons-nous autant résisté au mal, que nous résistons au bien ? Est-il question de s’égarer, de se corrompre, de se perdre, d’agir contre le fond le plus intime de son cœur et de sa raison, pour chercher la vanité ou le plaisir des sens ? On ne craint point d’aller trop loin ; on décide, on s’abandonne sans réserve. Est-il question de croire qu’une main toute sage et toute-puissante nous a fait, puisque nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes ; s’agit-il de reconnaître que nous devons tout à celui de qui nous tenons tout, et qui nous a fait pour lui seul ? On commence à hésiter, à délibérer, à douter avec subtilité des choses les plus simples et les plus claires ; on craint d’être trop crédule, on se défie de son propre sentiment, on chicane le terrain, on appréhende de donner trop à celui à qui tout n’est pas trop, et à qui on n’a jamais rien donné; on a même honte de cesser d’être ingrat envers lui, et on n’ose laisser voir au monde qu’on le veut servir: en un mot, on est aussi timide, aussi tâtonnant et aussi difficile pour la vertu, qu’on a été hardi et décisif sans examen pour le dérèglement.
Je ne vous demande, Monsieur, qu’une seule chose, qui est de suivre simplement la pente du fond de votre cœur pour le bien, comme vous avez suivi autrefois les passions mondaines pour le mal. Toutes les fois que vous voudrez examiner les fondements de la religion, vous reconnaîtrez sans peine qu’on n’y peut opposer rien de solide, et que ceux qui la combattent ne le font que pour ne se point assujettir aux règles de la vertu : ainsi ils ne refusent de suivre Dieu, que pour se contenter eux-mêmes. De bonne foi, est-il juste d’être si facile pour soi, et si retranché contre Dieu ? Faut-il tant de délibérations pour conclure qu’il ne nous a pas fait pour nous, mais pour lui ? En le servant, que hasardons-nous ? Nous ferons toutes les mêmes choses honnêtes et innocentes que nous avons faites jusqu’ici ; nous aurons à peu près les mêmes devoirs à remplir, et les mêmes peines à souffrir patiemment : mais nous y ajouterons la consolation infinie d’aimer ce qui est souverainement aimable, de travailler et de souffrir pour plaire au véritable et parfait ami, qui tient compte des moindres choses, et qui les récompense au centuple dès cette vie par la paix qu’il répand dans le cœur. Enfin nous y ajouterons l’attente d’une vie bienheureuse et éternelle, en comparaison de laquelle celle-ci n’est qu’une mort lente.
Ne raisonnez point. Ou croyez votre propre cœur, à qui Dieu, si longtemps oublié, se fait sentir amoureusement malgré tant de longues infidélités ; ou du moins consultez vos amis, gens de bien, que vous connaissez pour sincères : demandez-leur ce qu’il leur en coûte pour servir Dieu ; sachez d’eux s’ils se repentent de s’y être engagés, et s’ils ont été ou trop crédules ou trop hardis dans leur conversion. Ils ont été dans le monde comme vous : demandez-leur s’ils regrettent de l’avoir quitté, et si l’ivresse de Babylone est plus douce que la paix de Sion. Non, Monsieur, quelque croix qu’on souffre dans la vie chrétienne, on ne perd jamais cette bienheureuse paix du cœur, dans laquelle on veut tout ce qu’on souffre, et on ne voudrait aucune des joies dont on est privé.
Le monde en donne-t-il autant ? vous le savez. Y est-on toujours content d’avoir tout ce qu’on a, et de n’avoir aucune des choses qui manquent ? Y fait-on toutes choses par amour et du fond du cœur ? Que craignez-vous donc ? De quitter ce qui vous quittera bientôt, ce qui vous échappe déjà à toute heure, ce qui ne remplit jamais votre cœur, ce qui se tourne en langueur mortelle, ce qui porte avec soi un vide triste, et même un reproche secret du fond de la conscience ; enfin ce qui n’est rien dans le moment même où il éblouit ? Et que craignez-vous ? De trouver une vertu trop pure à suivre, un Dieu trop aimable à aimer, un attrait d’amour qui ne vous laissera plus à vous-même ni aux vanités d’ici-bas ? Que craignez-vous ? De devenir trop humble, trop détaché, trop pur, trop juste, trop raisonnable, trop reconnaissant pour votre Père qui est au ciel ? Ne craignez donc rien tant que cette injuste crainte, et cette folle sagesse du monde qui délibère entre Dieu et soi, entre le vice et la vertu, entre la reconnaissance et l’ingratitude, entre la vie et la mort.
Vous savez, par une expérience sensible, ce que c’est que de languir faute d’avoir au dedans de soi une vie et une nourriture d’amour. On est inanimé et comme sans âme, dès qu’on n’a plus ce je ne sais quoi au dedans, qui soutient, qui porte, qui renouvelle à toute heure. Tout ce que les amants insensés du monde disent dans leurs folles passions est vrai en un sens à la lettre. Ne rien aimer, ce n’est pas vivre ; n’aimer que faiblement, c’est languir plutôt que vivre. Toutes les plus folles passions qui transportent les hommes ne sont que le vrai amour déplacé, qui s’est égaré loin de son centre. Dieu nous a fait pour vivre de lui et de son amour. Nous sommes nés pour être brûlés et nourris tout ensemble de cet amour, comme un flambeau pour se consumer devant celui qu’il éclaire. Voilà cette bienheureuse flamme de vie que Dieu a allumée au fond de notre cœur: toute autre vie n’est que mort. Il faut donc aimer.
Mais qu’aimerez-vous ? Ce qui ne vous aime point sincèrement, ce qui n’est point aimable, ce qui nous échappe comme une ombre qu’on voudrait saisir ? Qu’aimerez-vous dans le monde ? Des hommes qui seraient jaloux et rongés d’une infâme envie, si vous étiez content ? Qu’aimerez-vous ? Des cœurs qui sont aussi hypocrites en probité, qu’on accuse les dévots d’être hypocrites en dévotion ? Qu’aimerez-vous ? Un nom de dignité qui vous fuira peut-être, et qui ne guérirait de rien votre cœur, si vous l’obteniez? Qu’aimerez-vous? L’estime des hommes aveugles, que vous méprisez presque tous en détail ? Qu’aimerez-vous ? Ce corps de boue qui salit notre raison, et qui assujettit l’âme aux douleurs des maladies et de la mort prochaine? Que ferez-vous donc? N’aimerez-vous rien? vivrez-vous sans vie, plutôt que d’aimer Dieu qui vous aime, qui veut que vous l’aimiez, et qui ne veut vous avoir tout à lui, que pour se donner tout entier à vous? Craignez-vous qu’avec ce trésor il puisse vous manquer quelque chose? Croyez-vous que le Dieu infini ne pourra pas remplir et rassasier votre cœur? Défiez-vous de vous-même et de toutes les créatures ensemble : ce n’est qu’un néant, qui ne saurait suffire au cœur de l’homme fait pour Dieu; mais ne vous défiez jamais de celui qui est lui seul tout bien, et qui vous dégoûte miséricordieusement de tout le reste, pour vous forcer à revenir à lui.
Je suis ravi, Monsieur, de voir la bonté de cœur avec laquelle vous avez reçu la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire. Dieu opère certainement en vous, puisqu’il vous donne le goût de la vérité, et le désir d’être soutenu dans vos bons projets. Je ne demande pas mieux que de vous y aider. Plus vous ferez pour Dieu, plus il fera pour vous. Chaque pas que vous ferez dans le bon chemin se tournera en paix et en consolation dans votre cœur. La perfection même que l’on craint tant, de peur qu’elle ne soit triste et gênante, n’est perfection qu’en ce qu’elle augmente la bonne volonté. Or à mesure que ce qu’on fait augmente, l’ennui et la gêne diminuent en le faisant; car on n’est point gêné en ne faisant que les choses qu’on aime à faire. Quand on fait une chose pénible avec un grand amour, ce grand amour adoucit la peine, et fait qu’on est content de la souffrir /1317. On ne voudrait pas être soulagé en manquant à l’amour dont on est rempli ; on se fait même un plaisir de se sacrifier au bien-aimé. Ainsi plus on avance vers la perfection, plus on est content de suivre ce qu’on aime. Que voulez-vous de mieux, que d’être toujours content, et de ne souffrir jamais aucune croix qui ne vous contente plus que les plaisirs opposés ? C’est ce contentement que vous ne trouverez jamais dans votre cœur en vous livrant à vos passions, et qui ne vous manquera jamais en cherchant Dieu.
Il est vrai que ce n’est pas toujours un contentement sensible et flatteur, comme celui des plaisirs profanes ; mais enfin c’est un contentement très réel, et fort supérieur à ceux que le monde donne, puisque les pécheurs veulent toujours ce qui leur manque, et que les âmes pleines de l’amour de Dieu ne veulent rien que ce qu’elles ont. C’est une paix quelquefois sèche et même amère, mais que l’âme aime mieux que l’ivresse des passions. C’est une paix où l’on est d’accord avec soi, une paix qui n’est jamais troublée ni altérée que par les infidélités. Ainsi moins on est infidèle, plus on jouit de cette heureuse paix. Comme le monde ne peut la donner /2, il ne peut l’ôter. Si vous ne voulez pas le croire, essayez-le. Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux /3.
Vous ne pouvez rien faire de mieux que de régler votre temps, en sorte que vous fassiez tous les jours une petite lecture, avec un peu d’oraison en méditation affectueuse, pour repasser sur vos faiblesses, étudier vos devoirs, recourir à Dieu, et vous accoutumer à être familièrement avec lui. Que vous serez heureux, si vous apprenez ce que c’est que l’occupation de l’amour ! Il ne faut point demander ce qu’on fait avec Dieu quand on l’aime. On n’a point de peine à s’entretenir avec son ami; on a toujours à lui ouvrir son cœur; on ne cherche jamais ce qu’on lui dira, mais on le lui dit sans réflexion : on ne peut lui rien réserver ; quand même on n’aurait rien à lui dire, on est content d’être avec lui. O que l’amour est bien plus propre à soutenir que la crainte ! La crainte captive et contraint pendant qu’elle trouble ; mais l’amour persuade, console, anime, possède toute l’âme, et fait vouloir le bien pour le bien même. Il est vrai que vous avez encore besoin de la crainte des jugements de Dieu, pour faire le contrepoids de vos passions; confige timore tuo carnes meas /4: mais en commençant par la crainte qui dompte la chair, il faut se hâter de tendre à l’amour qui console l’esprit. O que vous trouverez Dieu bon et fidèle ami, quand vous voudrez entrer en amitié sincère et constante avec lui !
Le point capital, si vous voulez bien vous donner à lui de bonne foi, c’est de vous défier de vous-même après tant d’expériences de votre fragilité, et de renoncer sans retardement à toutes les compagnies qui peuvent vous faire retomber. Si vous voulez aimer Dieu, pourquoi voulez-vous passer votre vie dans l’amitié de ceux qui ne l’aiment pas, et qui se moquent de son amour? Pourquoi ne vous contenter pas de la société de ceux qui l’aiment, et qui sont propres à vous affermir dans votre amour pour lui ?
Je ne demande point que vous rompiez d’abord sans aucune mesure avec tous vos amis, et avec toutes les personnes vers lesquelles une véritable bienséance vous demande quelque commerce. Je demande encore moins que vous abandonniez ce qu’on appelle les devoirs, pour faire votre cour, et vous trouver dans les lieux où l’on n’a besoin que de paraître en passant ; mais il s’agit des liaisons suivies, qui contribuent beaucoup à gâter le cœur, et qui rentraînent insensiblement contre les meilleures résolutions qu’on a prises. Il s’agit de retrancher les conversations fréquentes de femmes vaines qui cherchent à plaire, et des autres compagnies qui réveillent le goût des plaisirs, qui accoutument à mépriser la piété, et qui causent une très dangereuse dissipation. C’est ce qui est très nuisible pour le salut à tous les hommes les plus confirmés dans la vertu, et par conséquent c’est ce qui est encore bien plus pernicieux pour un homme qui ne fait que les premiers pas vers le bien, et dont le naturel est si facile pour se laisser dérégler.
De plus vous devez vous reprocher vos longues infidélités, et l’abus que vous avez fait si longtemps des grâces. Dieu vous a attendu, cherché, invité, pressé, forcé, pour ainsi dire, à revenir à lui : n’est-il pas juste que vous l’attendiez un peu à votre tour ? N’avez-vous pas besoin de mortifier vos goûts, et de réprimer vos habitudes, surtout à l’égard des choses dangereuses ? Ne faut-il pas faire une sérieuse pénitence de vos péchés ? Ne devez-vous pas appliquer votre pénitence à vous humilier et à vous ennuyer /5 un peu, pour vous éloigner des compagnies contagieuses ? Celui, dit le Saint-Esprit /6, qui aime le péril y périra. Il faut, quoi qu’il en coûte, quitter les occasions prochaines. On est obligé, selon le commandement de Jésus-Christ, de couper son pied et sa main, et même d’arracher son œil, s’ils nous scandalisent /7, c’est-à-dire s’ils sont pour nous des pièges ou sujets de chute.
J’avoue que vous ne devez point donner au public une scène de conversion qui fasse discourir avec malignité; la vraie piété ne demande jamais ces démonstrations. Il suffit de faire deux choses : l’une est de ne donner aucun mauvais exemple ; c’est sur quoi il n’est jamais permis de rougir de Jésus-Christ et de son Évangile: l’autre chose est de faire sans affectation et sans éclat tout ce que le sincère amour de Dieu demande. Suivant la première règle, il ne faut paraître que modestement à l’église; et, dans toutes les compagnies, on ne peut ni flatter le vice, ni entrer dans les discours indécents des libertins. Suivant la seconde règle, il n’y a qu’à faire ses lectures, ses prières, ses confessions, ses communions, et ses autres bonnes œuvres en particulier. Par là vous éviterez la critique maligne 98 du monde, sans tomber dans une mauvaise honte et dans une timidité politique, qui vous rentraînerait bientôt dans le torrent de l’iniquité. La principale démarche à faire, est de vous retirer doucement de tous les amusements, qui sont encore plus à craindre pour vous que pour un autre, et de vous retrancher dans la société d’un petit nombre de personnes choisies qui pensent comme vous voulez penser toute votre vie.
/1. Cf. AUGUSTIN, De bono viduitatis, c. 21, P.L. 40, col. 448.
/2. Cf. Jean XIV, 27. /3. Ps. 33, 9. /4. Ps. 118, 120.
/5. S'ennuyer: éprouver des contrariétés pénibles ; ici, avec «s'appliquer», «s'humilier», le pronom réfléchi suggère plutôt l'idée de «s'y contraindre ».
/6. Ecclés. III. 27. /7. Matth., v, 29-30.
Quoique je n’aie point reçu de vos nouvelles, je ne puis ni vous oublier, ni perdre la liberté que vous m’avez donnée. Souffrez donc, je vous en conjure, que je vous représente combien vous seriez coupable devant Dieu, si vous résistiez à la vérité connue, et au sentiment très vif que Dieu vous en a donné : ce serait résister au Saint-Esprit même. Le voyage que vous avez pris la peine de faire se tournerait en condamnation contre vous. Vous ne pouvez douter ni de l’indignité du monde, ni de son impuissance de vous rendre heureux, ni de l’illusion de tout ce qu’il promet de flatteur. Vous connaissez les droits du Créateur sur sa créature, et combien l’ingratitude à l’égard de Dieu est encore plus inexcusable que celle où l’on tombe à l’égard des amis, qui ne sont que des hommes. Vous sentez la vérité de ce Dieu, par la sagesse qui reluit dans tous ses ouvrages, et par les vertus qu’il inspire aux hommes remplis de son amour. Qu’avez-vous à opposer à des choses si touchantes /1, si ce n’est un goût de liberté et d’indocilité naturelle qui forme votre irrésolution ? On craint de porter le joug ; et c’est là le vrai levain d’une certaine incrédulité qu’on s’objecte à soi-même. On veut se persuader qu’on ne croit pas encore assez, et que, dans cet état de doute, on ne pourrait faire aucun pas vers la religion sans le faire témérairement et avec danger de reculer bientôt. Mais ce n’est pas un vrai doute sur la vérité du christianisme qui cause cette irrésolution; c’est au contraire l’irrésolution qui se sert du prétexte de ce doute, pour différer toujours d’exécuter ce que la nature craint. On se fait accroire à soi-même qu’on doute, pour se dispenser de s’exécuter soi-même, et de sacrifier une malheureuse liberté dont l’amour-propre est jaloux.
De bonne foi, qu’avez-vous de solide et de précis à opposer aux vérités de la religion? Rien qu’une crainte d’être gêné, et de mener une vie triste et pénible; rien qu’une crainte d’être mené plus loin que vous ne voudriez vers la perfection. Ce n’est qu’à force d’estimer la religion, de sentir sa juste autorité, et de voir tous les sacrifices qu’elle inspire, que vous la craignez et que vous n’osez vous livrer à elle.
Mais permettez-moi de vous dire que vous ne la connaissez pas encore aussi douce et aussi aimable qu’elle est. Vous voyez ce qu’elle ôte, mais vous ne voyez pas ce qu’elle donne. Vous vous exagérez ses sacrifices, sans envisager ses consolations. Non, elle ne laisse aucun vide dans le cœur. Elle ne vous fera faire que les choses que vous voudrez faire, et que vous voudrez préférer à toutes les autres qui vous ont si longtemps séduit. Si le monde ne vous demandait jamais que /2 ce que votre cœur aimerait et accepterait par amour, ne serait-il pas meilleur maître qu’il ne l’est? Dieu vous ménagera, vous attendra, vous préparera, vous fera vouloir avant que de vous demander. S’il gêne vos inclinations corrompues, il vous donnera un goût de vérité et de vertu par son amour, qui sera supérieur à tous vos autres goûts déréglés. Qu’attendez-vous? Qu’il fasse des miracles pour vous convaincre? Nul miracle ne vous ôterait cette irrésolution d’un amour-propre qui craint d’être sacrifié. Que voulez-vous? Des raisonnements sans fin, pendant que vous sentez dans le fond de votre conscience ce que Dieu a droit de vous demander ? Les raisonnements ne guériront jamais la plaie de votre cœur. Vous raisonnez, non pour conclure et exécuter, mais pour douter, vous excuser, et demeurer en possession de vous-même.
Vous mériteriez que Dieu vous laissât à vous-même, pour punition d’une si longue résistance ; mais il vous aime plus que vous ne savez vous aimer. Il vous poursuit par miséricorde, et trouble votre cœur pour le subjuguer. Rendez-vous à lui, et finissez vos dangereuses incertitudes. Cette suspension apparente entre les deux partis est un parti véritable : cette apparence de délibération, qui ne finit point, est une résolution secrète et déguisée d’un cœur que l’amour-propre tient dans l’illusion, et qui voudrait toujours fuir la règle. Vous n’avez que trop raisonné. Si vous avez encore des difficultés solides et importantes, expliquez-les nettement par écrit, et on les approfondira simplement avec vous : si au contraire vous n’avez qu’un doute confus, qui vient d’une crainte d’être trop pressé par la règle de la foi, que tardez-vous à vous soumettre ? Faites taire votre esprit. Faut-il s’étonner que l’infini surpasse nos raisonnements, qui sont si faibles et si courts ? Voulez-vous mesurer Dieu et ses mystères par vos vues ? Serait-il infini, si vous pouviez le mesurer, et sonder toutes ses profondeurs ?
Faites-vous justice à vous-même, et vous la ferez bientôt à Dieu. Humiliez-vous, défiez-vous de vous-même, apetissez-vous à vos propres yeux, rabaissez-vous, sentez les ténèbres de votre esprit et la fragilité de votre cœur. Au lieu de juger Dieu, laissez-vous juger par lui et avouez que vous avez besoin qu’il vous redresse. Rien n’est grand, que cette petitesse intérieure de l’âme qui se fait justice. Rien n’est raisonnable, que ce juste désaveu de notre raison égarée. Rien n’est digne de Dieu, que cette docilité de l’homme qui sent l’impuissance de son esprit, et qui est désabusé de ses fausses lumières. O qu’une âme humble est éclairée ! O qu’elle voit de vérités, quand elle est bien convaincue de ses ténèbres, et qu’elle ne laisse plus aucune ressource à sa présomption ! Pardon, Monsieur, d’une lettre si indiscrète: je ne puis modérer le zèle que votre confiance m’a inspiré.
/1. Toucher, « frapper», en parlant des choses morales (Cayrou).
/2. Phrase obscure dans les éditions «Versailles» et «Paris » qui omettent ce mot fourni par celles de 1718 et 1719.
Ce que vous avez le plus à craindre, Monsieur, c’est la mollesse et l’amusement. Ces deux défauts sont capables de jeter dans les plus affreux désordres les personnes même les plus résolues à pratiquer la vertu, et les plus remplies d’horreur pour le vice. La mollesse est une langueur de l’âme, qui l’engourdit, et qui lui ôte toute vie pour le bien; mais c’est une langueur traîtresse, qui la passionne secrètement pour le mal, et qui cache sous la cendre un feu toujours prêt à tout embraser. Il faut donc une foi mâle et vigoureuse, qui gourmande cette mollesse sans l’écouter jamais. Sitôt qu’on l’écoute et qu’on marchande avec elle, tout est perdu. Elle fait même autant de mal selon le monde que selon Dieu. Un homme mou et amusé ne peut jamais être qu’un pauvre homme; et s’il se trouve dans de grandes places, il n’y sera que pour se déshonorer. La mollesse ôte à l’homme tout ce qui peut faire les qualités éclatantes. Un homme mou n’est pas un homme ; c’est une demi-femme /1. L’amour de ses commodités l’entraîne toujours malgré ses plus grands intérêts. Il ne saurait cultiver ses talents, ni acquérir les connaissances nécessaires dans sa profession, ni s’assujettir de suite /2 au travail dans les fonctions pénibles, ni se contraindre longtemps pour s’accommoder au goût et à l’humeur d’autrui, ni s’appliquer courageusement à se corriger.
C’est le paresseux de l’Écriture /3, qui veut et ne veut pas; qui veut de loin ce qu’il faut vouloir, mais à qui les mains tombent de langueur dès qu’il regarde le travail de près. Que faire d’un tel homme ? il n’est bon à rien. Les affaires l’ennuient, la lecture sérieuse le fatigue, le service d’armée trouble ses plaisirs, l’assiduité même de la cour le gêne. Il faudrait lui faire passer sa vie sur un lit de repos. Travaille-t-il ? Les moments lui paraissent des heures. S’amuse-t-il ? Les heures ne lui paraissent plus que des moments. Tout son temps lui échappe, il ne sait ce qu’il en fait; il le laisse couler comme l’eau sous les ponts. Demandez-lui ce qu’il a fait de sa matinée: il n’en sait rien, car il a vécu sans songer s’il vivait, il a dormi le plus tard qu’il a pu, s’est habillé fort lentement, a parlé au premier venu, a fait plusieurs tours dans sa chambre, a entendu nonchalamment la messe. Le dîner est venu : l’après-dînée se passera comme le matin, et toute la vie comme cette journée. Encore une fois, un tel homme n’est bon à rien. Il ne faudrait que de l’orgueil, pour ne se pouvoir supporter soi-même dans un état si indigne d’un homme. Le seul honneur du monde suffit pour faire crever l’orgueil de dépit et de rage, quand on se voit si imbécile.
Un tel homme non seulement sera incapable de tout bien, mais il tombera peu à peu dans les plus grands maux. Le plaisir le trahira. Ce n’est pas pour rien que la chair veut être flattée. Après avoir paru indolente et insensible, elle passera tout d’un coup à être furieuse et brutale ; on n’apercevra ce feu que quand il ne sera plus temps de l’étouffer.
Il faut même craindre que vos sentiments de religion, se mêlant avec votre mollesse, ne vous engagent peu à peu dans une vie sérieuse et particulière qui aura quelques dehors réguliers, et qui, dans le fond, n’ aura rien de solide. Vous compterez pour beaucoup de vous éloigner des compagnies folles de la jeunesse, et vous n’apercevrez pas que la religion ne sera que votre prétexte pour les fuir: c’est que vous vous trouverez gêné avec eux; c’est que vous ne serez pas à la mode parmi eux ; c’est que vous n’aurez pas les manières enjouées et étourdies qu’ils cherchent. Tout cela vous enfoncera par votre propre goût dans une vie plus sérieuse et plus sombre : mais craignez que ce ne soit un sérieux aussi vide et aussi dangereux que leurs folies gaies. Un sérieux mou, où les passions règnent tristement, fait une vie obscure, lâche, corrompue, dont le monde même, tout monde qu’il est, ne peut s’empêcher d’avoir horreur. Ainsi peu à peu vous quitteriez le monde, non pour Dieu, mais pour vos passions, ou du moins pour une vie indolente qui ne serait guère moins contraire à Dieu ; et qui serait plus méprisable selon le monde, que les passions mêmes les plus dépravées. Vous ne quitteriez les grandes prétentions, que pour vous entêter de colifichets et de petits amusements dont on doit rougir dès qu’on est sorti de l’enfance.
Venons aux moyens de vous précautionner contre vous-même là-dessus.
Le premier est de vous faire un projet pour remplir votre temps, et de le suivre, quoi qu’il vous en coûte. Le second, c’est de mettre dans ce projet, comme l’article le plus essentiel, celui de faire tous les jours une demi-heure de lecture méditée, où vous ne manquerez jamais de renouveler vos résolutions contre votre mollesse. Le troisième, c’est que vous ferez tous les soirs un examen de votre journée, pour voir si la mollesse vous a entraîné et si vous avez perdu du temps.
Le quatrième est de vous confesser régulièrement de quinze en quinze jours à un confesseur qui connaisse votre penchant, et que vous engagiez à vous soutenir vigoureusement contre vous-même. Le cinquième moyen est d’avoir quelque bon ami ou quelque domestique assez discret et assez zélé pour pouvoir vous avertir secrètement quand il verra que votre mollesse commencera à vous engourdir. Pour se mettre en état de recevoir de tels avis, il faut les demander cordialement, montrer aux gens qu’on leur sait bon gré de ce qu’ils les donnent, et leur faire voir qu’on tâche d’en profiter. Jamais ne leur montrez ni chagrin, ni indocilité, ni hauteur, ni jalousie.
Pour vos occupations, il faut les régler, soit à l’armée ou à la cour. Partout il faut se faire une règle, et ranger si bien toutes les choses, qu’on y manque fort rarement. Le matin, votre lecture méditée avant toutes choses, et lorsqu’on vous croit encore au lit. Vers le soir une autre lecture. Si vous vous sentez alors quelque goût à vous recueillir un peu en la faisant, vous vous accoutumerez par là peu à peu à faire le soir comme le matin. Mais d’abord il ne faut pas vous gêner et vous lasser de prières. Pendant la messe, vous pourrez lire l’épître et l’évangile, pour vous unir au prêtre dans le grand sacrifice de Jésus-Christ ; quelque pensée tirée de l’évangile ou de l’épître, qui aura rapport au sacrifice, pourra vous aider à tenir votre esprit élevé à Dieu.
Il faut voir civilement tout le monde dans les lieux où tout le monde va, à la cour, chez le Roi, à l’armée, chez les généraux. Il faut tâcher d’acquérir une certaine politesse, qui fait qu’on défère à tout le monde avec dignité. Nul air de gloire, nulle affectation, nul empressement: savoir traiter chacun selon son rang, sa réputation ; son mérite, son crédit ; au mérite, l’estime; à la capacité accompagnée de droiture et d’amitié, la confiance et l’attachement; aux dignités, la civilité et la cérémonie. Ainsi satisfaire au public par une honnête représentation dans ces lieux où il n’est question que de représenter; saluer et traiter bien en passant tout le monde, mais entrer en conversation avec peu de gens. La mauvaise compagnie déshonore, surtout un jeune homme en qui tout est encore douteux. Il est permis de voir fort peu de gens, mais il n’est pas permis de voir les gens désapprouvés. Ne vous moquez point d’eux comme les autres, mais écartez-vous doucement.
Lisez les livres qui conviennent à votre état, surtout l’histoire de votre pays. Voyant tout le monde d’une manière gaie et civile en public, et ayant des occupations louables pour votre métier selon le monde même, vous ne devez pas craindre d’être retiré. Autant qu’une retraite vide est déshonorante, autant une retraite occupée et pleine des devoirs de sa profession élève-t-elle un homme au-dessus de tous ces fainéants qui n’apprennent jamais leur métier. Quand on saura que vous travaillez à n’ignorer rien dans l’histoire et dans la guerre, personne n’osera vous attaquer sur la dévotion: la plupart même ne vous en soupçonneront point: ils croiront seulement que vous êtes un sage ambitieux. Par ces soins, vous pouvez vous dispenser d’être avec la folle jeunesse, et par là vous pourrez être retiré pour vous donner tout à Dieu et aux devoirs de l’état où la Providence vous a mis.
Outre qu’il ne faut jamais paraître se préférer à personne, il faut encore certaines manières simples, naturelles, ingénues; un visage ouvert, quelque chose de complaisant dans le commerce passager: que tout marque de la noblesse, de l’élévation, un cœur libéral, officieux /4, bienfaisant, touché du mérite ; de l’industrie pour obliger, du regret quand on ne le peut pas, de la délicatesse pour prévenir les gens de mérite, pour les entendre à demi-mot, pour leur épargner certaines peines, pour dire à demi ce qu’il ne faut pas achever de dire, pour assaisonner un service de ce qui peut le rendre obligeant sans le faire valoir. L’orgueil cherche la gloire par ce chemin, et il faut que la religion cherche par ce chemin la vraie bienséance par des motifs tout divins. Rien n’est si noble, si délicat, si grand, si héroïque, que le cœur d’un vrai chrétien; mais en lui rien de faux, rien d’affecté, rien que de simple, de modeste et d’effectif en tout.
Voilà à peu près les choses qui regardent le commerce public. Il y a encore le commerce de certains amis d’une amitié superficielle. Il ne faut point compter sur eux, ni s’en servir sans un grand besoin; mais il faut, autant qu’on le peut, les servir, et faire en sorte qu’ils vous soient obligés. Il n’est pas nécessaire que ces gens-là soient tous d’un mérite accompli ; il suffit de lier commerce extérieur avec ceux qui passent pour les plus honnêtes gens. C’est ceux-là avec qui on s’arrête et on raisonne, au lieu qu’on ne dit que bonjour aux autres. On les va voir chez eux aux occasions de compliments, on se trouve avec eux en certains endroits: mais on n’est point de leurs plaisirs, et on ne les met point dans sa confidence. S’ils veulent pousser plus avant la liaison, on esquive doucement; tantôt on a une affaire, tantôt une autre.
Pour les vrais amis, il faut les choisir avec de grandes précautions, et par conséquent se borner à un fort petit nombre. Point d’ami intime qui ne craigne Dieu, et que les pures maximes de religion ne gouvernent en tout; autrement il vous perdra, quelque bonté de cœur qu’il ait. Choisissez, autant que vous pouvez, vos amis dans un âge un peu au-dessus du vôtre : vous en mûrirez plus promptement. À l’égard des vrais et intimes amis, un cœur ouvert ; rien pour eux de secret que le secret d’autrui, excepté dans les choses où vous pourriez craindre qu’ils ne fussent préoccupés /5. Soyez chaud, désintéressé, fidèle, effectif /6, constant dans l’amitié ; mais jamais aveugle sur les défauts et sur les divers degrés de mérite de vos amis : qu’ils vous trouvent au besoin, et que leurs malheurs ne vous refroidissent jamais.
Traitez bien vos domestiques : une autorité ferme et douce, un grand soin d’entrer dans leurs besoins, de leur faire tout le bien qu’on peut, de distinguer ceux qui méritent quelque distinction, et de les attacher à soi par le cœur; supporter leurs défauts, lorsqu’ils ne sont pas essentiels, et qu’ils ont bonne volonté de s’en corriger ; se défaire de ceux dont on ne saurait faire d’honnêtes gens selon leur état.
Enfin souvenez-vous, Monsieur, (et je finis par où j’ai commencé) que la mollesse énerve tout, qu’elle affadit tout, qu’elle ôte leur sève et leur force à toutes les vertus et à toutes les qualités de l’âme, même suivant le monde. Un homme livré à sa mollesse est un homme faible et petit en tout: il est si tiède, que Dieu le vomit /7. Le monde le vomit aussi à son tour, car il ne veut rien que de vif et de ferme. Il est donc le rebut de Dieu et du monde, c’est un néant ; il est comme s’il n’était pas; quand on en parle, on dit: Ce n’est pas un homme. Craignez, Monsieur, ce défaut, qui serait la source de tant d’autres. Priez, veillez ; mais veillez contre vous-même. Pincez-vous comme on pince un léthargique; faites-vous piquer par vos amis pour vous réveiller. Recourez assidûment aux sacrements, qui sont les sources de vie, et n’oubliez jamais que l’honneur du monde et celui de l’Évangile sont ici d’accord. Ces deux royaumes ne sont donnés qu’aux violents qui les emportent d’assaut /8.
/1. Après l’appel au sens de l’honneur, la conclusion est accablante. Fénelon emploie volontiers ce tour dévalorisant (cf. demi-oraison, demi-dévots, demi-abandon, LSP 108, 113, 176, 198…).
/2. De suite, « avec continuité ». /3. Prov. XIII, 4.
/4. Officieux, « obligeant, serviable ».
/5. Préoccupé, « disposé défavorablement ».
/6. Effectif, « qui ne promet rien qu’il ne tienne » (Littré, qui cite Fléchier).
/7. Cf. Apoc. III, 16. /8. Cf. Matth. XI, 12.
Je ne m’étonne point de ce dégoût que vous ressentez pour tant de choses contraires à Dieu ; c’est l’effet naturel du changement de votre cœur. Vous aimeriez un certain calme, où vous pourriez vous occuper librement de ce qui vous touche, et vous délivrer de tout ce qui est capable de rouvrir vos plaies; mais ce n’est pas là ce que Dieu veut. Il veut que ce qui vous a trop touché et occupé autrefois, se tourne en importunité, et serve à votre pénitence. Portez donc en paix cette croix pour l’expiation de vos péchés, et attendez que Dieu vous débarrasse. Il le fera, Monsieur, dans son temps, et non pas dans le vôtre. Cependant réservez-vous les heures dont vous avez besoin pour penser à Dieu, et à vous par rapport à lui. Il faut lire, prier, se défier de ses inclinations et de ses habitudes, songer qu’on porte le don de Dieu dans un vase d’argile /1, et surtout se nourrir au-dedans par l’amour de Dieu.
Quoiqu’on ait vécu bien loin de lui, on ne doit pas craindre de s’en rapprocher par un amour familier. Parlez-lui, dans votre prière, de toutes vos misères, de tous vos besoins, de toutes vos peines, des dégoûts mêmes qui pourraient vous venir pour son service. Vous ne sauriez lui parler trop librement ni avec trop de confiance. Il aime les simples et les petits; c’est avec eux qu’il s’entretient. Si vous êtes de ce nombre, laissez là votre esprit et toutes vos hautes pensées ; ouvrez-lui votre cœur, et dites-lui tout. Après lui avoir parlé, écoutez-le un peu. Mettez-vous dans une telle préparation de cœur, qu’il puisse vous imprimer les vertus comme il lui plaira : que tout se taise en vous pour l’entendre. Ce silence des créatures au dehors, des passions grossières et des pensées humaines au dedans, est essentiel pour entendre cette voix qui appelle l’âme à mourir à elle-même, et à adorer Dieu en esprit et en vérité /2.
Vous avez, Monsieur, de grands secours dans les connaissances que vous avez acquises. Vous avez lu beaucoup de bons livres, vous connaissez les vrais fondements de la religion, et la faiblesse de tout ce qu’on lui oppose: mais tous ces moyens, qui vous conduisent à Dieu pour les commencements, vous arrêteraient dans la suite, si vous teniez trop à vos lumières. Le meilleur et le dernier usage de notre esprit est de nous en défier, d’y renoncer, et de le soumettre à celui de Dieu par une foi simple /3. Il faut devenir petit enfant ; il y a une petitesse qui est bien au-dessus de toute grandeur: heureux qui la connaît ! C’est peu de raisonner, de comparer, de démêler, de prévoir, de conclure ; il faut aimer le seul vrai, le seul bon, et demeurer en lui par une volonté stable. L’esprit se promène ; la volonté est ce qui ne doit jamais varier.
Il ne s’agit point, Monsieur, de faire beaucoup de choses difficiles : faites les plus petites et les plus communes avec un cœur tourné vers Dieu, et comme un homme qui va à l’unique fin de sa création ; vous ferez tout ce que font les autres, excepté le péché. Vous serez bon ami, poli, officieux, complaisant, gai aux heures et dans les compagnies qui conviennent à un vrai chrétien. Vous serez sobre à table, et sobre partout ailleurs ; sobre à parler, sobre à dépenser, sobre à juger, sobre à vous mêler, sobre à vous divertir, sobre même à être sage et prévoyant, comme le veut saint Paul /4. C’est cette sobriété universelle dans l’usage des meilleures choses, que l’amour de Dieu fait pratiquer avec une simplicité charmante. On n’est ni sauvage, ni épineux, ni scrupuleux ; mais on a au-dedans de soi un principe d’amour qui élargit le cœur, qui adoucit toutes choses, qui sans gêner ni troubler, inspire une certaine délicatesse pour ne déplaire jamais à Dieu, et qui arrête quand on est tenté d’aller au-delà des règles.
En cet état, on souffre ce que les autres gens souffrent aussi, des fatigues, des embarras, des contretemps, des oppositions d’humeur, des incommodités corporelles, des difficultés avec soi-même aussi bien qu’avec les autres, des tentations, et quelquefois des dégoûts et des découragements ; mais si les croix sont communes avec le monde, les motifs de les supporter sont bien différents. On connaît 105 en Jésus-Christ sauveur le prix et la vertu de la croix. Elle nous purifie, nous détache, et nous renouvelle. Nous voyons sans cesse Dieu en tout; mais nous ne le voyons jamais si clairement ni si utilement, que dans les souffrances et les humiliations. La croix est la force de Dieu même: plus elle nous détruit, plus elle avance l’être nouveau en Jésus-Christ, pour faire un nouvel homme sur les ruines du vieil Adam.
Vivez, Monsieur, sans aucun changement extérieur, que ceux qui seront nécessaires ou pour éviter le mal, ou pour vous précautionner contre votre faiblesse, ou pour ne rougir pas de l’Évangile. Pour tout le reste, que votre gauche ne sache pas le bien que votre droite fera /5. Tâchez d’être gai et tranquille. Si vous pouvez trouver quelque ami sensé et qui craigne Dieu, soulagez-vous un peu le cœur en lui parlant des choses que vous le croyez capable de porter, mais comptez que Dieu est le bon ami du cœur, et que personne ne console comme lui. Il n’y a personne qui entende tout à demi-mot comme lui, qui entre dans toutes les peines, et qui s’accommode à tous les besoins sans en être importuné. Faites-en un second vous-même. Bientôt ce vous-même supplantera le premier, et lui ôtera tout crédit chez vous.
Réglez votre dépense et vos affaires. Soyez honorable et modeste, simple, et point attaché. C’est le bon temps pour servir, que de servir par devoir, sans ambition et sans vaines espérances/6: c’est servir sa patrie, son Roi, le Roi des Rois, devant qui les Majestés visibles ne sont que des ombres. C’est réparer par un service désintéressé les campagnes faites avec faste et passion pour la fortune. Montrez une conduite unie, modérée, sans affectation de bien non plus que de mal, mais ferme pour la vertu, et si décidé, qu’on n’espère plus de vous rentraîner. Vous en serez quitte à meilleur marché, et on vous importunera moins quand on croira que vous êtes de bonne foi attaché à la religion, et que vous ne reculerez pas là-dessus. On tourmente plus longtemps ceux qu’on soupçonne d’être faux, ou faibles et légers.
Mettez votre confiance, non dans votre force ni dans vos résolutions, ni même dans les plus solides précautions, (quoiqu’il faille les prendre avec beaucoup d’exactitude et de vigilance) ni même dans les engagements d’honneur que vous prendrez pour ne pouvoir plus reculer, mais dans la seule bonté de Dieu, qui vous a aimé éternellement avant que vous l’aimassiez, et lors même que vous l’offensiez avec ingratitude.
Il faut vous faire une règle de bonnes lectures selon votre goût et selon votre besoin. Il faut lire simplement, assez courtement; se reposer après avoir lu, méditer ce qu’on vient de lire ; le méditer sans grand raisonnement, plus par le cœur que par l’esprit, et laisser faire à Dieu son impression dans votre cœur sur la vérité méditée. Peu d’aliment nourrit beaucoup quand on le digère bien. Il faut mâcher lentement, sucer l’aliment, et se l’approprier, pour le convertir tout en sa propre substance.
/1. Cf. Il Cor. IV, 7.
/2. Jean IV, 22.
/3. Cf. Pascal: « La dernière démarche de la raison...» et «Soumission est usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme » (Pensées 267 et 259 de l’éd. Brunschvicg). De Fénelon, voir l’opuscule XLVII, Sur la raison, éd. Pléiade, L I, p. 765.
/4. Rom. XII, 3.
/5. Matth. VI, 3.
/6. Ceci induit [N] à proposer pour « (O) » le marquis de Blainville : « De nombreux officiers pouvaient se plaindre de ne pas obtenir une promotion espérée; mais si l’on se souvient que le marquis de Blainville, entre septembre 1689 et juillet 1690, n’avait commandé qu’un régiment sans lustre, on pourrait voir en lui le « converti O ». Le voisinage, dès l’édition A (1718). des lettres LSP 34 et 36 (A 143 et 149) avec A 144 (LSP 35, Corr. 78, adressée au chevalier Colbert), A 145 (LSP 84), A 146 (LSP 82, Corr. 715) et 148 (LSP 75, Corr. 317) toutes trois envoyées au marquis de Blainville, semble encourager cette hypothèse.
Je plains fort M… Je comprends que son état est très violent /1. Il commence à se tourner vers Dieu ; sa vertu est encore bien faible. Il est obligé à combattre contre tous ses goûts, contre toutes ses inclinations, contre toutes ses habitudes, et même contre des passions violentes. Son naturel est facile et vif pour le plaisir; il est accoutumé à une dissipation continuelle. Il n’a pas moins à combattre au dehors qu’au-dedans : tout ce qui l’environne n’est que tentation et que mauvais exemple ; tout ce qu’il voit le porte au mal ; tout ce qu’il entend le lui inspire. Il est éloigné de tous les bons exemples et de tous les conseils. Voilà des commencements exposés à une étrange épreuve ; mais je vous avoue que je ne saurais croire qu’il soit de l’ordre de Dieu qu’il quitte tout à coup son emploi, sans garder ni mesures ni bienséances /2. S’il est fidèle à lire, à prier, à fréquenter les sacrements, à veiller sur sa propre conduite, à se défier de lui-même, à éviter la dissipation autant que ses devoirs le lui permettront, j’espère que Dieu aura soin de lui, et qu’il ne permettra point qu’il soit tenté au-dessus de ses forces. Les choses que Dieu fait faire pour l’amour de lui sont d’ordinaire préparées par une providence douce et insensible. Elle amène si naturellement les choses, qu’elles paraissent venir comme d’elles-mêmes. Il ne faut rien de forcé ni d’irrégulier. Il vaut mieux attendre un peu pour ouvrir la porte avec la clef, que de rompre la serrure par impatience. Si cette retraite vient de Dieu, sa main ouvrira le chemin pour le retour. En attendant, Dieu gardera ce qui se donne à lui ! il le tiendra à l’ombre de ses ailes /3.
Un homme de condition distinguée, qui a une charge, avec de l’esprit, du talent et de l’usage du monde, ne doit plus être embarrassé à un certain âge pour soutenir un genre de vie réglé et sérieux, comme le serait un jeune homme que chacun se croit en droit de tourmenter. Ce n’est pourtant pas ce qui doit être sa principale ressource; il faut qu’il ne compte que sur Dieu, et qu’il ne craigne rien tant que sa propre fragilité. Je voudrais donc qu’il prît de grandes précautions contre les tentations de son état, mais qu’il ne l’abandonnât point d’une façon précipitée. Il doit craindre de se tromper: peut-être que son cœur tend moins à s’éloigner des périls du salut, qu’à se rapprocher d’une vie plus douce et plus agréable. Il fuit peut-être beaucoup moins le péché, que les dégoûts, les embarras, les fatigues et les contraintes de la situation où il se trouve. Il est naturel d’être dans cette disposition, et il est très ordinaire à l’amour-propre de nous persuader que nous agissons par un motif de conscience, quand c’est lui qui a la plus grande part à notre détermination. Pour moi, je crois que Dieu ne demande point une démarche si irrégulière, et que la bienséance la défend. Il vaut mieux, ce me semble, attendre jusqu’à l’hiver. En attendant, Dieu, s’il lui est fidèle, le portera dans ses mains de peur qu’il ne heurte contre quelque pierre /4.
O que Dieu est compatissant et consolant pour ceux qui ont le cœur serré, et qui recourent à lui avec confiance ! Les hommes sont secs, critiques, rigoureux et ne sont jamais condescendants qu’à demi; mais Dieu supporte tout, il a pitié de tous ; il est inépuisable en bonté, en patience, en ménagements. Je le prie de tout mon cœur de tenir lieu de tout à notre ami.
/1. Il semble que, par souci de discrétion, les conseils soient donnés au correspondant comme s’ils visaient un tiers. Cf au t. XII, la lettre 1049.
/2. On a vu Fénelon, en juillet 1700, conseiller le marquis de Blainville tenté de quitter tout à coup son emploi, ayant «en vue ([...]) une profession sainte » (supra, t. X, lettre 570); en aurions-nous ici un prodrome? Où simplement un cas semblable vécu par un autre homme du monde?
/3. Cf. Psaume 16, 8. /4. Cf. Psaume 90, 12.
A partir d’ici les lettres sont toutes nommément adressée « Au marquis de Blainville »318 . Nous en donnons des extraits.
Vous m’avez oublié, Monsieur; mais il n’est pas en mon pouvoir d’en faire autant à votre égard. Je porte au fond du cœur quelque chose qui me parle toujours de vous, et qui fait que je suis toujours empressé à demander de vos nouvelles : c’est ce que j’ai senti particulièrement pendant les périls de votre campagne. Votre oubli, bien loin de me rebuter, me touche encore davantage. Vous m’avez témoigné autrefois une sorte d’amitié dont l’impression ne s’efface jamais, et qui m’attendrit presque jusqu’aux larmes, quand je me rappelle nos conversations : j’espère que vous vous souviendrez combien elles étaient douces et cordiales. Avez-vous trouvé depuis ce temps-là quelque chose de plus doux que Dieu, quand on est digne de le sentir ? Les vérités qui vous transportaient ne sont-elles plus ? La pure lumière du Royaume de Dieu est-elle éteinte ? […]
Je suis toujours uni à vous et à votre chère famille du fond du cœur ; n’en doutez pas. Nous sommes bien près les uns des autres sans nous voir, au lieu que les gens qui se voient à toute heure sont bien éloignés dans la même chambre. Dieu réunit tout, et anéantit toutes les plus grandes distances à l’égard des cœurs réunis en lui. C’est dans ce centre que se touchent les hommes de la Chine avec ceux du Pérou319. Je ne laisse pas de sentir la privation de vous voir; mais il la faut porter en paix tant qu’il plaira à Dieu, et jusqu’à la mort s’il le veut. Renfermez-vous dans vos véritables devoirs. Du reste, soyez retiré et recueilli, appliqué à bien régler vos affaires, patient dans les croix domestiques. Pour Madame, je prie Dieu qu’elle ne regarde jamais derrière elle, et qu’elle tende toujours en avant dans la voie la plus droite. Je souhaite que Notre-Seigneur bénisse toute votre maison, et qu’elle soit la sienne.
Je comprends bien ce que vous me dites sur une peine qui vous paraît trop forte et trop allongée dans N...320 sur vos fautes ; mais ce n’est point à vous à juger si cette peine va trop loin. Quand un homme, qui, comme vous, est depuis si longtemps à Dieu, duquel il a reçu des grâces capables de sanctifier cent pécheurs, tombe dans certaines infidélités, il ne faut pas s’étonner que l’esprit de grâce en soit vivement et longtemps contristé dans les personnes que la même grâce unit intimement avec lui.
Vous vous impatientez de ce que Dieu fait souffrir votre prochain pour vous ; c’est de la pénitence que vous devriez faire, que vous ne faites pas, et que N… fait dans son cœur pour vous, que vous êtes dépité contre elle. C’est au contraire ce qui devrait vous attendrir, redoubler votre confiance, votre soumission, votre docilité. Peut-être même avez-vous besoin de cette triste, forte et longue peine, afin qu’elle vous fasse sentir toute votre infidélité et tout le danger où vous êtes. Il vous faut cette petite sévérité pour faire le contrepoids de votre légèreté ; vous avez besoin, dans votre faiblesse, d’être retenu par la crainte. Je la prie néanmoins de proportionner sa tristesse à votre délicatesse excessive’. Je ne lui demande pas de la supprimer par effort et par industrie, pour vous épargner et pour flatter votre amour-propre dans vos fautes : à Dieu ne plaise ! Je la prie seulement de n’agir que par grâce, suivant le fond de son cœur, afin qu’elle ne s’attriste point de vos infidélités par une tristesse naturelle. Vous me donnez une joie incroyable en me marquant l’avancement où vous la voyez. Plus elle est avancée, plus vous devez la croire et regarder toutes ces peines à votre égard comme des impressions de la grâce qu’elle reçoit pour vous.
Pendant qu’elle avance, vous reculez. O Mon cher ! si je pouvais vous voir, je ne vous laisserais pas respirer par amour-propre ; je ne vous laisserais échapper en rien ; je vous ferais petit malgré vous. Il n’y a que la petitesse qui soit la ressource des faibles. Un petit enfant ne peut marcher, mais il se laisse tourner et retourner, porter, emmailloter. Pour un grand homme qui est faible et se croit fort, il tombe au premier pas qu’il fait; il n’a ni ressource pour se conduire ni souplesse pour se laisser conduire par autrui. Dès que vous sentez de la répugnance à vous ouvrir et à croire, comptez que la tentation vous entraîne vers le précipice.
Votre lettre, Monsieur, m’a donné une très sensible consolation. Béni soit Dieu qui vous donne des lumières si utiles ! Mais notre fidélité doit être proportionnée aux lumières que nous recevons. Puisque vous connaissez que votre société avec N…321 se tourne en piège pour vous, au lieu d’être un secours, vous devez redresser cette société. Il ne faut pas songer à la rompre, puisqu’elle est de grâce aussi bien que de nature ; mais il faut la mettre, quoi qu’il en coûte, au point où Dieu la veut. Hélas ! que sera-ce, si ceux qui sont donnés les uns aux autres pour s’aider à mourir322, ne font que se redonner des aliments de vie secrète? Il faut que toute votre union ne tende qu’à la simplicité, qu’à l’oubli de vous-même, qu’à la perte de tous les appuis. En perdant ceux du dedans, vous en cherchez encore au-dehors. Le dedans est souvent simple et nu ; mais le dehors est composé, étudié, politique, et trouble la simplicité intérieure. Vous faites bon marché du principal, et vous chicanez le terrain sur ce qui ne regarde que le monde.
Ce n’est point là cette unité à laquelle il faut que tout homme soit réduit. Soyez tout un ou tout autre. L’intérieur abandonné à Dieu règle assez l’extérieur par l’esprit de Dieu même. Dieu fait assez faire dans cette simplicité d’abandon tout ce qu’il faut : mais si on sort de la simplicité pour le dehors par des vues humaines, cette sortie est une infidélité qui dérange tout le dedans. Ce n’est point à vous, Monsieur, à vous laisser entraîner contre votre grâce ; c’est au contraire à vous à redresser les autres qui sont encore trop humains. Vous devez borner votre docilité, à recevoir, par petitesse, les avis de tous ceux qui vous montreront que vous ne suivez pas assez votre grâce, et que vous agissez trop humainement ; mais vous laisser entraîner dans l’humain par les autres sous de beaux prétextes, c’est reculer, et leur nuire comme ils vous nuisent. Je ne manquerai pas de le dire à N..... quand il repassera323.
Votre union ne doit faire qu’augmenter, mais pour la mort commune et totale, tant du dehors que du dedans324. Quand celle du dehors manque, elle manque par le dedans, qui veut encore se réserver quelque vie secrète par le dehors. Il est temps d’achever de mourir, Monsieur. En retardant le dernier coup, vous ne faites que languir et prolonger vos douleurs. Vous ne sauriez plus vivre que pour souffrir en résistant à Dieu. Mourez donc, laissez-vous mourir; le dernier coup sera le coup de grâce. Il ne faut plus vouloir rien voir; car vouloir voir, c’est vouloir posséder; et vouloir posséder, c’est vouloir vivre. Les morts ne possèdent et ne voient plus rien. Aussi bien que verriez-vous ? Vous courriez après une ombre qui échappe toujours. Mille fois tout à vous.
Je prends, Monsieur, une très grande part à toutes vos peines domestiques325, et je comprends qu’elles doivent être fort grandes ; mais vous savez que la croix est faite pour nous, et nous pour elle. C’est notre place que d’y demeurer paisiblement attachés avec Jésus-Christ jusqu’au dernier soupir de la vie. Il serait glorieux d’y avoir été patiemment, si on pouvait en descendre ; mais y être cloué et y expirer, c’est ce qui est terrible. C’est seulement dans ce dernier moment qu’on peut dire, Tout est consommé.
Je prie N...326 de faire le moins de réflexions qu’elle pourra sur tout ce qui ne va qu’à troubler sa paix et son avancement, en la jetant dans une occupation inquiète d’elle-même, qui est une tentation véritable. Pour vous, Monsieur, prenez courage : sustine sustentationes Dei. Toute notre piété n’est qu’imagination, si nous ne sommes pas contents lorsque Dieu nous frappe, et si nous cherchons, par ragoût, des espérances dans les temps à venir de cette vie pour nous consoler. Le détachement de ce monde ne saurait être trop absolu et trop de pratique.
Je prie souvent Dieu qu’il vous tienne dans sa main. Le point essentiel est la petitesse. Il n’y a rien qu’elle ne raccommode, parce que la petitesse rend docile, et que la docilité redresse tout. Vous seriez plus coupable qu’un autre si vous résistiez à Dieu en ce point. D’un côté, vous avez reçu plus de lumière et de grâce qu’un autre pour vous laisser rapetisser: d’un autre côté, personne n’a plus éprouvé que vous ce qui doit rabaisser le cœur, et ôter toute confiance en soi-même. C’est le grand fruit de l’expérience de nos infirmités, que de nous rendre petits et souples. J’espère que Notre-Seigneur vous gardera, et je le lui demande avec instance.
Pour N... [Mortemart], je prie Notre-Seigneur de lui donner une simplicité qui soit la source de la paix pour elle. Quand nous serons fidèles à laisser tomber d’abord toute réflexion superflue et inquiète, qui vient d’un amour de nous-mêmes très différent de la charité, nous serons au large au milieu de la voie étroite ; et sans manquer ni à Dieu ni aux hommes, nous serons dans la pure liberté et dans la paix innocente des enfants de Dieu.
Je prends pour moi, Monsieur, ce que je donne aux autres, et je vois bien que je dois chercher la paix où je leur propose de la chercher. J’ai le cœur en souffrance327. C’est la vie à nous-mêmes qui nous fait souffrir; ce qui est mort ne sent plus. Si nous étions morts, et si notre vie était cachée avec Jésus-Christ en Dieu, comme parle l’Apôtre328, nous n’aurions plus les peines de l’esprit que nous ressentons. Nous pourrions bien sentir des douleurs du corps, comme la fièvre, la goutte, etc. ; nous pourrions bien aussi souffrir des douleurs spirituelles, c’est-à-dire des douleurs imprimées dans l’âme, sans qu’elle y eût aucune part: mais pour les peines d’inquiétude, où l’âme ajoute à la croix imposée par la main de Dieu une agitation de résistance, et, pour ainsi dire, une non-volonté de souffrir, nous n’avons ces sortes de douleurs qu’autant que nous vivons encore à nous-mêmes. […]
[…] En quelque état que soit votre malade329, et quelque suite que Dieu donne à son mal, elle est bienheureuse d’être si souple dans la main de Dieu. Si elle meurt, elle meurt au Seigneur; si elle vit, elle vit à lui330. Ou la croix, ou la mort331.
Rien n’est au-dessus de la croix, que le parfait règne de Dieu, et encore la souffrance en amour est un règne commencé, dont il faut se contenter pendant que Dieu diffère la consommation. […]
Je n’ai rien à vous répondre sur ce qui vous regarde ; je ne vois rien à ajouter sur les choses que Dieu vous fait voir, et qu’il est capital de suivre sans relâche. Allez toujours mourant de plus en plus. La mort est bien plus mort quand autrui nous la donne. Demeurez dans la dépendance où Dieu vous met ; elle sert à vous décider, à vous tirer de votre sagesse, et à vous apetisser, vous dont la pente était de mener les autres. Mais ne laissez pas de dire à autrui votre simple pensée, à mesure qu’elle vous vient au cœur, sans réflexion ni mesure. […]
O que vous me serez chers, vous et N....332, si ce que nous avons dit ici ensemble fait de nous un cœur et une âme ! Je ne le répète point, n’en ayant pas le temps; vous le savez. Ce n’est pas à la mémoire, mais au cœur que je l’ai confié. S’il est entré dans votre cœur, vous le verserez fidèlement dans celui de N..... Non, mon cher, plus d’ambition, plus de curiosité ni de vivacité sur le monde, plus de régularité politique. Que le dehors soit simple, droit et petit, comme le dedans. Si spiritu vivimus spiritu et ambulemus.
Soyons sages, mais de la sagesse de Dieu, et non de la nôtre. O la mauvaise sûreté, que celle qui vient d’une prudence mondaine ! Laissez tomber tout empressement, toute activité, toute dissipation : vous en avez un besoin infini. Lors même qu’on ne se recueille point par méthode, on doit laisser tomber par simple fidélité tout ce qui dissipe et distrait, tout ce qui ébranle l’imagination, qui réveille les goûts et les désirs naturels, qui trouble la paix, le silence, la petitesse, et la nudité intérieure. On parle magnifiquement de la passiveté avec une activité perpétuelle. On veut des sûretés, des lumières extraordinaires, et même des prédictions, pour se contenter dans l’obscurité de la pure foi. C’est vouloir voir le soleil à minuit. Soyez bien petits, bien simples […]
C’est dans la peine et dans l’amertume que je vous goûte davantage. J’ai vu de la candeur et de la petitesse dans vos lettres, et j’en remercie Dieu avec attendrissement. Il faut aimer ce que Dieu aime, et je ne doute point qu’il ne nous aime davantage quand il nous rapetisse en nous rabaissant. Pendant que cette opération vous est douloureuse, comptez qu’elle vous est utile et nécessaire. Le chirurgien ne nous fait du mal, qu’autant qu’il coupe dans le vif. Le malade ne sent rien quand on ne coupe que la chair déjà morte. Si vous étiez mort aux choses dont il s’agit, leur retranchement ne vous causerait aucune douleur. Détachez-vous absolument, si vous voulez être en paix et mourir à vous-même. Ne vous contentez pas de faire certains efforts, et d’être petit par secousses : délaissez-vous sans aucune réserve à Dieu, pour mourir à vous-même dans toute l’étendue de ses desseins. Courage sans courage humain : ne perdez pas les grands fruits de cette croix. Soumettez-vous non seulement à N... [Mme de Mortemart] pour vous laisser redresser, mais encore aux plus petits qui se mêleront de vous donner des avis à propos ou hors de propos. S’ils ne sont pas bons pour ceux qui les donneront par une critique indiscrète, ils seront excellents pour vous qui les recevrez en esprit de désappropriation et de mort.
Pour vos défauts, supportez-les avec patience, comme ceux du prochain, sans les flatter ni excuser. Il ne faut pas les vouloir garder, puisqu’ils déplaisent à Dieu : mais il faut sentir votre impuissance de les vaincre, et profiter de l’abjection qu’ils vous causent à vos propres yeux pour désespérer de vous-même. Jusqu’à ce désespoir de la nature, il n’y a rien de fait. Mais il ne faut jamais désespérer des bontés de Dieu sur nous, et ne nous défier que de nous-mêmes. Plus on désespère de soi pour n’espérer qu’en Dieu sur la correction de ses défauts, plus l’œuvre de la correction est avancée. Mais aussi il ne faut pas que l’on compte sur Dieu sans travailler fortement de notre part. La grâce ne travaille avec fruit en nous, qu’autant qu’elle nous fait travailler sans relâche avec elles. Il faut veiller, se faire violence, craindre de se flatter, écouter avec docilité les avis les plus humiliants, et ne se croire fidèle à Dieu qu’à proportion des sacrifices qu’on fait tous les jours pour mourir à soi-même.
444. Au MARQUIS DE BLAINVILLE. [été 1697?]
Je serai bien aise, mon cher typographe333, que mon courrier n’aille point paraître à Versailles, et que vous ayez la bonté d’y faire rendre mes lettres. Vous en trouverez aussi une pour la bonne[...]334, que je vous prie de lui donner. Demeurez bien uni avec elle. Quand vous ne serez pas content d’elle sur quelque chapitre, ne formez aucun jugement, et ne vous laissez point aller à votre penchant naturel de décider rigoureusement. Supportez-la même dans ses imperfections les plus grossières, et souvenez-vous de la compensation avec les vôtres. Souvent, sous l’écorce la plus dure et la plus raboteuse, il y a un tronc vif et plein de sève qui porte d’excellents fruits. […]
… Voilà, mon très cher malade, la santé que je vous souhaite dans l’esprit, avec une véritable guérison du corps. En attendant, souffrez avec humilité et patience. Dieu sait quelle joie j’aurais si je pouvais vous embrasser, et vous posséder ici. Mais j’entends l’orage qui gronde plus que jamais335. Il ne faut pas le renouveler par notre impatience. Attendez donc encore un peu. Dès qu’on croira que vous pourrez venir sans danger, votre présence sera une grande consolation pour moi dans mes peines. En retardant votre voyage, je prends encore plus sur moi que sur vous. Rien n’est plus sincère que la tendresse avec laquelle je vous suis tout dévoué. …
LSP 83. Au MARQUIS DE BLAINVILLE [1701-1704]
Je vous souhaite paix336, simplicité, recueillement, mort à vos goûts spirituels et corporels, défiance de votre propre esprit et de vos pensées, avec une grande fidélité pour remplir sans relâche toute la grâce de Dieu sur vous. Vous souhaitez que Dieu vous détruise, et ce souhait est bon, puisqu’on ne veut être détruit que pour établir Dieu sur les ruines de la créature ; mais il faut le désirer pour contenter Dieu, et non pour se contenter soi-même. Il faut que ce désir soit réel et constant dans tout le détail de la vie; il faut qu’il soit modéré, et réglé par l’obéissance. Je suis, Monsieur et très cher fils, très tendrement tout à vous.
Je ne vous écris, mon bon et cher fils, que deux mots pour vous recommander de plus en plus la franchise, et d’éviter les retours de délicatesse sur vous-même qui’ font la plupart de vos infidélités et de vos peines. Plus vous serez simple, plus vous serez souple et docile. Pour l’être véritablement, il faut l’être pour tous ceux qui nous parlent avec charité. O que cet état d’être toujours prêt à être blâmé, méprisé, corrigé, est aimable aux yeux de Dieu ! Vous m’êtes infiniment cher: Despondi enim te uni viro virginem castam exhibere Christo 337.
Soyez bon homme sans hauteur, ni décision, ni critique, ni dédain, ni délicatesse, ni tour de passe-passe d’amour-propre338. Soyez vrai, ingénu, en défiance de votre propre sens. Soyez fidèle à renoncer à votre vanité et aux sensibilités de votre amour-propre dès que Dieu vous le montre intérieurement. Pendant que la lumière luit, suivez-la pour être enfant de lumière 339. Je prie Dieu qu’il vous rende doux, simple et enfant avec Jésus né dans une crèche. Ne soyez point habile, ni décisif, ni attentif aux fautes d’autrui, ni délicat et facile à blesser, ni meilleur en apparence qu’en vérité. O que la vérité est maltraitée dans ce qui paraît le meilleur en nous !
Retranchez toutes les curiosités qui passionnent, et soyez fidèle à ne parler jamais sans nécessité de ce que vous sauriez mieux qu’un autre. Surtout ne vous laissez point ensorceler par les attraits diaboliques de la géométrie340. Rien n’éteindrait tant en vous l’esprit intérieur de grâce, de recueillement et de mort à votre propre esprit.
Il faut se sevrer des joies les plus innocentes, quand Dieu vous les refuse. Vous m’êtes très présent en lui ; la foi a des yeux341 qui voient mieux les amis que les yeux du corps. L’amour tendre que Dieu inspire a des bras assez longs pour les embrasser malgré la distance des lieux. Souffrez en homme qui sait le prix de la souffrance en Jésus-Christ. Ménagez votre santé ; délassez-vous l’esprit pour soulager le corps ; consolez-vous avec Dieu et avec de vrais amis pleins de lui; aimez-moi toujours, et comptez que je vous aime, comme Dieu sait faire aimer.
Il ne figure pas en détails ici. La majorité figure en [CF 18], soit 6 « à un converti » et 12 « au marquis de Blainville », auxquelles s‘ajoutent 2 lettres relevées dans des tomes précédents de [CF] soit un total de 20 lettres.
Écossaise réfugiée en France, dame du palais « tout à fait dans la dévotion » selon le chroniqueur Danjeau.
« Elisabeth Hamilton, comtesse de Gramont (1640 ? – 1708). « Nièce du duc d'Ormond, Elisabeth Hamilton était née vers 1640 d'une très noble famille écossaise passée en 1610 en Irlande ; réfugiée en France sous Cromwell, celle‑ci la fit élever à Port‑Royal. Elle brilla après la Restauration à la Cour d'Angleterre et y épousa au début de 1664 Philibert, comte de Gramont, frère consanguin d'Antoine III duc de Gramont et maréchal de France. Elle fut nommée dame du palais le 21 février 1667. […] Une lettre de Mme de Maintenon fait placer la « conversion » de la comtesse à la fin de 1683, ce que semble confirmer le Journal de Danjeau à la date du 15 octobre 1687 : « La comtesse de Gramont est tout à fait dans la dévotion… » Elle mourut le 3 juin 1708. » 342.
1957. À LA COMTESSE DE GRAMONT [1688-1689 ?]343.
… Les pénitences que nous choisissons, ou que nous acceptons quand on nous les impose, ne font point mourir notre amour-propre, comme celles que Dieu nous distribue lui-même chaque jour. Celles-ci n’ont rien où notre volonté puisse s’appuyer, et comme elles viennent immédiatement d’une providence miséricordieuse, elles portent avec elles une grâce proportionnée à tous nos besoins. Il n’y a donc qu’à se livrer à Dieu chaque jour sans regarder plus loin. Il nous porte entre ses bras comme une mère tendre porte son enfant. Croyons, espérons, aimons avec toute la simplicité des enfants. …
1960. À LA COMTESSE DE GRAMONT [1691 ?]344.
Pour vous, Madame, je crois que vous devez recevoir vos croix comme votre principale pénitence. Les importunités du monde doivent vous détacher de lui, et vos misères doivent vous détacher de vous. Portez en paix ce fardeau perpétuel et vous ne cesserez d’avancer dans la voie étroite. Elle est étroite par les peines qui serrent le cœur. Mais elle est large par l’étendue que Dieu donne au cœur par le dedans. On souffre, on est environné de contradictions. On est privé des consolations mêmes spirituelles. Mais on est libre parce qu’on veut tout ce qu’on a, et on ne voudrait pas s’en délivrer. On souffre sa propre langueur, et on la préfère aux états les plus doux, parce que c’est le choix de Dieu. Le grand point est de souffrir sans se décourager.
… Tandis que nous demeurons renfermés en nous-mêmes, nous sommes en butte à la contradiction des hommes, à leur malignité et à leur injustice. Notre humeur nous expose à celle d’autrui; nos passions s’entrechoquent avec celles de nos voisins; nos désirs sont autant d’endroits par où nous donnons prise à tous les traits du reste des hommes. Notre orgueil, qui est incompatible avec l’orgueil du prochain, s’élève comme les flots de la mer irritée : tout nous combat, tout nous repousse, tout nous attaque; nous sommes ouverts de toutes parts par la sensibilité de nos passions et par la jalousie de notre orgueil. Il n’y a nulle paix à espérer en soi, où l’on vit à la merci d’une foule de désirs avides et insatiables, et où l’on ne saurait jamais contenter ce moi si délicat et si ombrageux sur tout ce qui le touche. De là vient qu’on est dans le commerce du prochain, comme les malades qui ont langui longtemps dans un lit : il n’y a aucune partie du corps où l’on puisse les toucher sans les blesser. L’amour-propre malade, et attendri sur lui-même, ne peut être touché sans crier les hauts cris. Touchez-le du bout du doigt, il se croit écorché. Joignez à cette délicatesse la grossièreté du prochain plein d’imperfections qu’il ne connaît pas lui-même; joignez-y la révolte du prochain contre nos défauts, qui n’est pas moins grande que la nôtre contre les siens : voilà tous les enfants d’Adam qui se servent de supplice les uns aux autres; voilà la moitié des hommes qui est rendue malheureuse par l’autre, et qui la rend misérable à son tour; voilà dans toutes les nations, dans toutes les villes, dans toutes les communautés, dans toutes les familles, et jusqu’entre deux amis, le martyre de l’amour-propre.
L’unique remède est donc de sortir de soi pour trouver la paix. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est à dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu, qui devient la leur. Alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous; car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes : alors nous voulons tout, et nous ne voulons rien. C’est être inaccessible à l’ennemi; c’est devenir invulnérable. L’homme ne peut que ce que Dieu lui donne de faire; et tout ce que Dieu lui donne de faire contre nous, étant la volonté de Dieu, est aussi la nôtre. En cet état, on a mis son trésor si haut, que nulle main ne peut y atteindre pour nous le ravir. …
Les croix que nous nous faisons à nous-mêmes, par une prévoyance inquiète de l’avenir, ne sont point des croix qui viennent de Dieu. Nous le tentons par notre fausse sagesse, en voulant prévenir son ordre, et en nous efforçant de suppléer à sa providence par notre providence propre. Le fruit de notre sagesse est toujours amer, et Dieu le permet pour nous confondre, quand nous sortons de sa conduite paternelle. L’avenir n’est point encore à nous : peut-être n’y sera-t-il jamais. S’il vient, il viendra peut-être tout autrement que nous ne l’avons prévu. Fermons donc les yeux sur ce que Dieu nous cache, et qu’il tient en réserve dans les trésors de son profond conseil. Adorons sans voir ; taisons-nous ; demeurons en paix. […] Sortons de nous-mêmes ; plus d’intérêt propre, et la volonté de Dieu, qui se développe à chaque moment en tout, nous consolera aussi en chaque moment de tout ce que Dieu fera autour de nous, ou en nous, aux dépens de nous-mêmes. Les contradictions des hommes, leur inconstance, leurs injustices même, nous paraîtront les effets de la sagesse, de la justice et de la bonté invariable de Dieu : nous ne verrons plus que Dieu infiniment bon, qui se cache sous les faiblesses des hommes aveugles et corrompus. […] Réjouissons-nous d’éprouver ainsi le néant et le mensonge de tout ce qui n’est point Dieu ; car c’est par cette expérience crucifiante, que nous sommes arrachés à nous-mêmes et aux désirs du siècle. Réjouissons-nous, car c’est par ces douleurs de l’enfantement, que l’homme nouveau naît en nous.
Quoi ! nous nous décourageons, et c’est la main de Dieu qui se hâte de faire son œuvre ! […]
Que ne fait-il point espérer ! mais, dans le fond, que donne-t-il ? Vanité et affliction d’esprit de toutes parts sous le soleil, mais surtout dans les plus hautes places. Le néant n’y est pas moins néant qu’ailleurs ; car il est également rien partout : mais il y est plus menteur. C’est une décoration qui n’est pas moins creuse, mais qui est plus ornée ; elle allume les espérances, elle irrite les désirs, mais elle ne remplit jamais le cœur. Ce qui est vide soi-même, ne saurait rien remplir. Ces créatures faibles et malheureuses, qui sont les divinités de la terre, ne peuvent donner la force et le bonheur qu’elles n’ont pas. Va-t-on puiser de l’eau dans une fontaine tarie ? Non, sans doute. Pourquoi donc vouloir aller puiser la paix et la joie chez ces grands qu’on voit soupirer, qui mendient eux-mêmes de l’amusement, et que l’ennui vient dévorer au milieu de tous les appareils de plaisir ? …
Nous avons limité notre choix effectué dans cette correspondance, seconde par le nombre dans les Lettres Spirituelles, pour mettre en valeur des figures plus profondes.
GRAMONT (Elisabeth HAMILTON, comtesse de) :
1686, 10 décembre, 1687-1688 (?), 29 décembre,
1687, 29 décembre (L.35 non 1688)
1688, 1er ou 11 juin, 17 novembre,
1689, 25 août, 2 octobre, 25 mai (L.322 non 1695), L.1957
1690, 23 février, 21 mars, 11 juin, 27 juin, 22 juillet, 29 juillet, 14 novembre, 17 novembre, 19 novembre, L1959
1691, 4 avril, 6 avril, 1er juin (?), 2 juin, 10 ou 11 décembre (L.23 mais non l’année 1686), L.1960
1692, 7 juin (L.205 non du 17 juin)
1693, 22 juin (L.300), L.1961
1695, 4 juillet, 31 juillet,
1697, 31 juillet, 12 septembre,
L.1958 & L.1962 sans date
Les lettres n°1957 et suivantes sont en [CF 18], « Lettres retrouvées » v. « Note sur les lettres à la comtesse de Gramont » [N].
LSP 227 à 266 à la comtesse de Gramont, voir les tables des t. II, IV et VI et supplément, 1. 1958-1962 - LSP 267 à 489 ibid. t. X à XVI et supplément 1.1966-1971. [N] – 262 lettres (pour 325 adressées à la comtesse de Montberon).
« Homme de grande intelligence … jamais banal … intime ami de Malebranche ».
« François Lamy était né au château de Montireau dans le Perche (aujourd'hui arrondissement de Nogent-le-Rotrou) en 1636. Après avoir eu pour précepteur Francois Rohaut, champion du cartésianisme en physique et en philosophie, il entra dans la carrière des armes, mais, à la suite d'un duel, il prit l'habit bénédictin en 1658 et prononça ses voeux le 30 juin 1659. Il fut chargé d'enseigner la philosophie et la théologie, puis, après un séjour à l'abbaye Saint-Faron de Meaux où il se lia avec Bossuet. Il fut en 1687 nommé prieur de Rebais, dans le même diocèse. Mais deux ans plus tard un ordre du Roi le fit destituer et déclarer inéligible à toute charge dans son ordre. « De combien de lettres de cachet n'a-t-il point été chargé pour le cartésianisme et le jansénisme ? M. de La Sale, abbé de Rebais et maintenant évêque de Tournai, ne le fit-il pas déposer de la charge de prieur de Rebais pour des opinions et des conduites singulières qu'il reconnut en lui ? » (J. B. THIERS, Apologie pour M. de la Trappe, p. 83). Retiré à l'abbaye de Saint-Denis, il y mourut le 11 avril 1711 après une vie consacrée à l'étude et à la piété. » […]346.
…Pour moi, je n’ai à parler qu’à Dieu, et mon état me dispense de parler aux hommes, excepté mes diocésains. Votre attention et votre sensibilité pour tout ce que vous croyez qui peut avoir quelque rapport à moi, me touche vivement. Mais rien de ce monde ne me regarde. Ce qui peut m’être utile et consolant, c’est qu’un ami tel que vous continue à m’aimer, et à prier pour moi. De mon côté je ne cesserai jamais de prier pour vous, de vous honorer, et de vous aimer très cordialement.
Pardon, mon Révérend Père, de n’avoir pas répondu à votre question. Il n’y a eu dans mon silence rien qui doive vous faire aucune peine, ni qui vienne d’aucune réserve. Voici simplement ce que je pense là-dessus.
Notre [corps] n’a besoin que d’être nourri. Il lui suffit que l’âme qui le gouverne, soit sensiblement avertie de ses besoins, et que le plaisir facilite l’exécution d’une chose si nécessaire. Pour l’âme, elle a un autre besoin. Si elle était simple, elle pourrait recevoir toujours une force sensible, et en bien user. Mais depuis qu’elle est malade de l’amour d’elle-même, elle a besoin que D[ieu] lui cache sa force, son accroissement, et ses bons désirs. Si elle les voit, du moins ce n’est qu’à demi, et d’une manière si confuse qu’elle ne peut s’en assurer. Encore ne laisse-t-elle pas de regarder ces dons avec une vaine complaisance, malgré une incertitude si humiliante. Que ne ferait-elle point, si elle voyait clairement la grâce qui l’inspire, et sa fidèle correspondance? D[ieu] fait donc deux choses pour l’âme au lieu qu’il n’en fait qu’une pour le corps. Il donne au corps la nourriture avec la faim et le plaisir de manger. Tout cela est sensible. Pour l’âme, il donne la faim qui est le désir, et la nourriture. Mais en accordant ses dons il les cache, de peur que l’âme ne s’y complaise vainement: ainsi, dans les temps d’épreuve où il veut nous purifier, il nous soustrait les goûts, les ferveurs sensibles, les désirs ardents et aperçus. Comme l’âme tournait en poison par orgueil toute force sensible, D[ieu] la réduit à ne sentir que dégoût, langueur, faiblesse, tentation. Ce n’est pas qu’elle ne reçoive toujours les secours réels. Elle est avertie, excitée, soutenue pour persévérer dans la vertu. Mais il lui est utile de n’en avoir point le goût sensible, qui est très différent du fond de la chose. L’oraison est très différente du plaisir sensible qui accompagne souvent l’oraison. Le médecin fait quelquefois manger un malade sans appétit. Il n’a aucun plaisir à manger, et ne laisse pas de digérer et de se nourrir. Sainte Thérèse remarquait que beaucoup d’âmes quittaient par découragement l’oraison dès que le goût sensible cessait, et que c’était quitter l’oraison, quand elle commence à se perfectionner. La vraie oraison n’est ni dans le sens, ni dans l’imagination. Elle est dans l’esprit et dans la volonté. On peut se tromper beaucoup en parlant de plaisir et de délectation. Il y a un plaisir indélibéré et sensible qui prévient la volonté, et qui est indélibéré. Celui-là peut être séparé d’une très véritable oraison. Il y a le plaisir délibéré qui n’est autre chose que la volonté délibérée même. Cette délectation qui est notre vouloir délibéré est celle que le Psalmiste commande, et à laquelle il promet une récompense: Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tui. Cette délectation est inséparable de l’oraison en tout état, parce qu’elle est l’oraison même. Mais cette délectation qui n’est qu’un simple vouloir n’est pas toujours accompagnée de l’autre délectation prévenante et indélibérée qui est sensible. La première peut être très réelle et ne donner aucun goût consolant. C’est ainsi que les âmes les plus rigoureusement éprouvées peuvent conserver la délectation de pure volonté, c’est-à-dire le vouloir ou l’amour tout nu, dans une oraison très sèche, sans conserver le goût et le plaisir de faire oraison. Autrement il faudrait dire qu’on ne se perfectionne dans les voies de D[ieu] qu’autant qu’on sent augmenter le plaisir des vertus, et que toutes les âmes privées du plaisir sensible par les épreuves, ont perdu l’amour de D[ieu] et sont dans l’illusion. Ce serait renverser toute la conduite des âmes, et réduire toute la piété au plaisir de l’imagination. C’est ce qui nous mènerait au fanatisme le plus dangereux. Chacun se jugerait soi-même pour son degré de perfection par son degré de goût et de plaisir. C’est ce que font souvent bien des âmes sans y prendre garde. Elles ne cherchent que le goût et le plaisir dans l’oraison. Elles sont toutes dans le sentiment. Elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent. Elles deviennent en quelque manière enthousiastes. Sont-elles en ferveur? elles entreprennent et décident tout. Rien ne les arrête, nulle autorité ne les modère. La ferveur sensible tarit-elle? aussitôt ces âmes se découragent, se relâchent, se dissipent et reculent. …
J’ai reçu avec joie, mon Révérend Père, la nouvelle de votre guérison. Je ne vous dirai pas à quel point j’ai été en peine pour vous. Ne vous fiez pas trop à ce petit retour de santé. Vous avez usé vos forces par une vie austère, et par de longs travaux. L’application vous épuise et vous mine. Au nom de Dieu ménagez-vous, et faites-le avec simplicité dans un besoin si évident. Vous qui parlez aux autres avec tant d’amitié, laissez vous dire ce que vous leur avez dit. J’espère que vous verrez bientôt beaucoup de choses éclaircies. Tout est réduit maintenant à la notoriété humaine, dont on veut faire l’unique fondement de toute la certitude des symboles et des canons. Mais on verra s’il plaît à Dieu, que c’est la chimère la plus insoutenable et la plus dangereuse, à laquelle on puisse réduire cette controverse. Je ne m’étonne point qu’on parle ainsi, ni qu’on le fasse d’un ton si décisif. On n’a plus que cette notoriété [pour faire) illusion, et ce ton affirmatif pour se soutenir. Priez pour moi, mon Révérend Père, et aimez toujours l’homme du monde qui vous aime et qui vous révère le plus.
Je ne veux point, mon Révérend Père, former aucun sentiment sur la sincérité de la personne que vous avez examinée, ni me mêler de juger des choses qu’elle prétend éprouver. Vous pouvez bien mieux en juger après avoir observé de près le détail, que ceux qui comme moi n’ont rien vu ni suivi. En général je craindrais fort que la lecture des choses extraordinaires n’eût fait trop d’impression sur une imagination faible. D’ailleurs l’amour-propre se flatte aisément d’être dans les états qu’on a admirés dans les livres. Il me semble que le seul parti à prendre est de conduire cette personne, comme si on ne faisait attention à aucune de ces choses, et de l’obliger à ne s’y arrêter jamais elle-même volontairement. C’est le vrai moyen de découvrir si l’amour-propre ne l’attache point à ces prétendues grâces. Rien ne pique tant l’amour-propre, et ne découvre mieux l’illusion, qu’une direction simple, qui compte pour rien ces merveilles, et qui assujettit la personne en qui elles sont, de faire comme si elle ne les avait pas. Jusqu’à ce qu’on ait fait cette épreuve, on ne doit pas croire, ce me semble, qu’on ait éprouvé la personne, ni qu’on se croit précautionné contre l’illusion. En l’obligeant à ne s’arrêter jamais volontairement à ces choses extraordinaires, on ne fera que suivre la règle du bienheureux Jean de la Croix, qui est expliquée à fond dans ses ouvrages : On outrepasse toujours, dit-il, ces lumières, et on demeure dans l’obscurité de la foi nue. Cette obscurité et ce détachement n’empêchent pas que les impressions de grâce et de lumière ne se fassent dans l’âme, supposé que ces dons soient réels, et s’ils ne le sont pas, cette foi qui ne s’arrête à rien garantit l’âme de l’illusion. De plus, cette conduite ne gêne point une âme pour les véritables attraits de Dieu, car on ne s’y oppose point. Elle ne pourrait que contrister l’amour-propre, qui voudrait tirer une secrète complaisance de ces états extraordinaires, et c’est précisément ce qu’il importe de retrancher. Enfin, quand même ces choses seraient certainement réelles et excellentes, il serait capital d’en détacher une âme, et de l’accoutumer à une vie de pure foi. Quelque excellence qu’il puisse y avoir dans ces dons, le détachement de ces dons est encore plus excellent qu’eux; adhuc excellentiorem viam vobis demonstem. C’est la voie de foi et d’amour, sans s’attacher ni à voir, ni à sentir, ni à goûter, mais à obéir au bien-aimé. Cette voie est simple, droite, abrégée, exempte des pièges de l’orgueil. Cette simplicité et cette nudité font qu’on ne prend point autre chose pour Dieu, ne s’arrêtant à rien’. Si vous n’agissez que par cet esprit de foi, que vous devez inspirer à la personne, Dieu vous fera trouver ce qui lui convient pour être secourue dans sa voie, ou du moins ce qui vous conviendra pour n’être point trompé. Ne suivez point vos raisonnements naturels, mais l’esprit de grâce, et les conseils des saints expérimentés, comme le bienh. Jean] de la C[roix], qui sont très opposés à l’illusion. Dieu sait à quel point je suis, mon R[évérend] P[ère], tout à vous à jamais en lui. 347
… 2° Plus les âmes sont fidèles à D[ieu], plus on voit que Dieu les éprouve, et qu’elles augmentent en humilité. Plus une âme est humble, moins elle est contente de «l’amour» qu’elle a pour Dieu et du «service» qu’elle lui rend. Plus une âme est éprouvée, plus elle est, pendant le trouble de la tentation, dans un obscurcissement, où elle ne trouve plus en elle ni vertu, ni amour, ni service de Dieu. En cet état si elle ne tenait à l’amour de D[ieu] et à son service qu’autant qu’elle compterait sur sa prédestination, elle courrait grand risque de se « départir du service et de l’amour» de Dieu. Ce qui la soutient le plus dans l’extrémité de l’épreuve est de dire comme vous: « De quelque manière que Dieu ait décidé de mon sort, [...] je ne veux pour rien du monde me départir de son service et de son amour. » Voilà dans la pratique ce qui calme l’orage. Voilà ce qui n’introduit nullement le désespoir, mais qui au contraire en dissipe la tentation. Voilà ce qui nourrit une secrète et intime espérance, qui est alors toute concentrée au fond du cœur. Voilà le sentiment d’une âme prédestinée. C’est là qu’on impose silence au tentateur. On ne s’écoute plus soi-même. On n’écoute plus que l’amour, et on aime de plus en plus. Voilà ce qui fait passer du trouble de l’épreuve à la paix la plus simple, où une âme dit : « Le bien-aimé est à moi, et je suis à lui »; ce qui renferme sans doute la pleine confiance de l’épouse, et la plus haute espérance de le posséder à jamais. Alors une âme ne veut plus de D[ieu] que D[ieu] seul. « De Deo Deum sperare », dit S. Aug[ustin].
3° Cette paix, qui est un petit commencement de celle des saints de la Jérusalem d’en haut, ne s’acquiert point par des raisonnements philosophiques sur la prescience de D[ieu], sur l’ordre de ses décrets, sur la nature de ses secours intérieurs, sur les divers systèmes des écoles touchant la grâce. S. Paul nous apprend que « comme le monde n’a point connu Dieu dans sa sagesse, par la sagesse qui est en eux, il a plu à Dieu de sauver les fidèles par la folie de la prédication ». Notre mal ne consiste que dans notre passion pour raisonner. C’est notre sagesse intempérante et éloignée de toute sobriété, laquelle nous travaille, comme une fièvre ardente qui met en délire. C’est la vaine curiosité d’un esprit qui veut toujours tenter l’impossible, et qui ne peut ni sortir de son ignorance ni la supporter humblement en paix. C’est ce mésaise et cette rêverie de malade, que nous n’avons point honte d’appeler une noble recherche de la vérité. Voulons-nous comprendre les jugements incompréhensibles? Espérons-nous de pénétrer les voies impénétrables? L’homme prétend, à force de raisonner, se guérir d’un mal qui est l’intempérie du raisonnement même: c’est en arrêtant notre raisonnement téméraire que nous guérirons notre raison. « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie cette sagesse» vaine et inquiète? La sagesse qui n’est point folle est celle qui ne présume point d’être sage, et qui est contente de s’abandonner au conseil de Dieu sur toutes les vérités auxquelles elle ne peut atteindre. O qu’il y a de consolation à savoir qu’en ce genre on ne sait, et on ne peut rien savoir! O qu’on est bien, quand on demeure les yeux fermés dans les bras de Dieu, en s’attachant à lui sans mesure ! O la merveilleuse science que celle de l’amour qui ne voit et qui ne veut voir que la bonté infinie de D[ieu] avec notre infinie impuissance et indignité! La paix se trouve non dans un éclaircissement qui est impossible en cette vie, mais dans une amoureuse acceptation des ténèbres et de l’incertitude, où il faut achever d’aimer et de servir Dieu ici-bas, sans savoir s’il nous jugera dignes de sa miséricorde éternelle. La paix se trouve, non en se troublant, en s’inquiétant, et en se tentant soi-même de désespoir, mais en aimant Dieu et en méritant par là son amour. La paix se trouve, non dans une philosophie sèche, vaine, discoureuse, qui court sans cesse après une ombre fugitive, et qui veut à contretemps se donner des sûretés où il n’y en a aucune, mais dans un amour de préférence de Dieu à nous, et dans une confiance en sa bonté qui répond sans subtilité à toutes les tentations les plus subtiles dans la pratique. La paix se trouve, non dans les raisonnements abstraits, mais dans l’oraison simple, non dans les recherches spéculatives, mais dans les vertus réelles et journalières, non en s’écoutant, mais en se faisant taire, non en se flattant de pénétrer le conseil de Dieu, mais en se contentant de ne le pénétrer jamais, et en se bornant à aimer malgré l’incertitude de notre béatitude, qu’on ne cesse jamais d’espérer.
Je suis de plus en plus, mon Révérend Père, tout à vous avec tendresse et vénération.
… D[ieu] fait donc deux choses pour l’âme au lieu qu’il n’en fait qu’une pour le corps. Il donne au corps la nourriture avec la faim et le plaisir de manger. Tout cela est sensible. Pour l’âme, il donne la faim qui est le désir, et la nourriture. Mais en accordant ses dons il les cache, de peur que l’âme ne s’y complaise vainement : ainsi, dans les temps d’épreuve où il veut nous purifier, il nous soustrait les goûts, les ferveurs sensibles, les désirs ardents et aperçus. Comme l’âme tournait en poison par orgueil toute force sensible, D[ieu] la réduit à ne sentir que dégoût, langueur, faiblesse, tentation. Ce n’est pas qu’elle ne reçoive toujours les secours réels. Elle est avertie, excitée, soutenue pour persévérer dans la vertu. Mais il lui est utile de n’en avoir point le goût sensible, qui est très différent du fond de la chose. L’oraison est très différente du plaisir sensible qui accompagne souvent l’oraison. Le médecin, fait quelquefois manger un malade sans appétit. Il n’a aucun plaisir à manger, et ne laisse pas de digérer et de se nourrir. Sainte Thérèse remarquait que beaucoup d’âmes quittaient par découragement l’oraison dès que le goût sensible cessait, et que c’était quitter l’oraison, quand elle commence à se perfectionner. La vraie oraison n’est ni dans le sens, ni dans l’imagination. Elle est dans l’esprit et dans la volonté. On peut se tromper beaucoup en parlant de plaisir et de délectation. Il y a un plaisir indélibéré et sensible qui prévient la volonté, et qui est indélibéré. Celui-là peut être séparé d’une très véritable oraison. Il y a le plaisir délibéré qui n’est autre chose que la volonté délibérée même. Cette délectation qui est notre vouloir délibéré est celle que le Psalmiste commande, et à laquelle il promet une récompense: Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tuis. Cette délectation est inséparable de l’oraison en tout état, parce qu’elle est l’oraison même. Mais cette délectation qui n’est qu’un simple vouloir n’est pas toujours accompagnée de l’autre délectation prévenante et indélibérée qui est sensible. La première peut être très réelle et ne donner aucun goût consolant. C’est ainsi que les âmes les plus rigoureusement éprouvées peuvent conserver la délectation de pure volonté, c’est-à-dire le vouloir ou l’amour tout nu, dans une oraison très sèche, sans conserver le goût et le plaisir de faire oraison. Autrement il faudrait dire qu’on ne se perfectionne dans les voies de D[ieu] qu’autant qu’on sent augmenter le plaisir des vertus, et que toutes les âmes privées du plaisir sensible par les épreuves, ont perdu l’amour de D[ieu] et sont dans l’illusion. Ce serait renverser toute la conduite des âmes, et réduire toute la piété au plaisir de l’imagination. C’est ce qui nous mènerait au fanatisme le plus dangereux. Chacun se jugerait soi-même pour son degré de perfection par son degré de goût et de plaisir. C’est ce que font souvent bien des âmes sans y prendre garde. Elles ne cherchent que le goût et le plaisir dans l’oraison. Elles sont toutes dans le sentiment. Elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent. […]
Cessons de raisonner en philosophes sur la cause, et arrêtons-nous simplement à l’effet. Comptons que nous ne devons jamais tant faire oraison, que quand le plaisir de faire oraison nous échappe. C’est le temps de l’épreuve et de la tentation, et par conséquent celui du recours à D[ieu] et de l’oraison la plus intime. D’un autre côté, il faut recevoir simplement les ferveurs sensibles d’oraison, puisqu’elles sont données pour nourrir, pour consoler, pour fortifier l’âme. Mais ne comptons point sur ces douceurs où l’imagination se mêle souvent et nous flatte. Suivons J[ésus]-C[hrist] à la croix comme S. Jean. C’est ce qui ne nous trompera point. S. Pierre fut dans une espèce d’illusion sur le Tabor. […]
F. A. D. C.
… En général je craindrais fort que la lecture des choses extraordinaires n’eût fait trop d’impression sur une imagination faible. D’ailleurs l’amour-propre se flatte aisément d’être dans les états qu’on a admirés dans les livres. Il me semble que le seul parti à prendre est de conduire cette personne, comme si on ne faisait attention à aucune de ces choses, et de l’obliger à ne s’y arrêter jamais elle-même volontairement. C’est le vrai moyen de découvrir si l’amour-propre ne l’attache point à ces prétendues grâces. Rien ne pique tant l’amour-propre, et ne découvre mieux l’illusion, qu’une direction simple, qui compte pour rien ces merveilles, et qui assujettit la personne en qui elles sont, de faire comme si elle ne les avait pas. Jusqu’à ce qu’on ait fait cette épreuve, on ne doit pas croire, ce me semble, qu’on ait éprouvé la personne, ni qu’on se croit précautionné contre l’illusion. En l’obligeant à ne s’arrêter jamais volontairement à ces choses extraordinaires, on ne fera que suivre la règle du bienheureux Jean de la Croix, qui est expliquée à fond dans ses ouvrages. On outrepasse toujours, dit-il, ces lumières, et on demeure dans l’obscurité de la foi nue. Cette obscurité et ce détachement n’empêchent pas que les impressions de grâce et de lumière ne se fassent dans l’âme, supposé que ces dons soient réels, et s’ils ne le sont pas, cette foi qui ne s’arrête à rien garantit l’âme de l’illusion. […]. C’est la voie de foi et d’amour, sans s’attacher ni à voir, ni à sentir, ni à goûter, mais à obéir au bien-aimé. Cette voie est simple, droite, abrégée, exempte des pièges de l’orgueil. Cette simplicité et cette nudité font qu’on ne prend point autre chose pour Dieu, ne s’arrêtant à rien. Si vous n’agissez que par cet esprit de foi, que vous devez inspirer à la personne, Dieu vous fera trouver ce qui lui convient pour être secourue dans sa voie, ou du moins ce qui vous conviendra pour n’être point trompé. Ne suivez point vos raisonnements naturels, mais l’esprit de grâce, et les conseils des saints expérimentés, comme le bienh. J[ean] de la C[roix], qui sont très opposés à l’illusion. Dieu sait à quel point je suis, mon R[évérend] P[ère], tout à vous à jamais en lui.
… Je n’ai point lu l’ouvrage dont vous me parlez, et ce que vous m’en dites ne me donne aucune envie de le lire. Je ne suis pas surpris de ce que vous trouvez que l’auteur n’a aucune expérience de la vie intérieure et de l’oraison. En tout art et en toute science où il s’agit de la pratique, ceux qui n’ont qu’une pure spéculation ne sauraient bien écrire. Laissez dire ceux qui raisonnent sur la prière au lieu de prier, et contentez-vous de ce que Dieu vous donne. …
FR. AR. D. DE CAMBRAY.
… Notre ami348 me paraît penser sérieusement à être homme, c’est-à-dire dépendant de l’esprit de grâce. Encore une fois priez bien pour lui. Il a des pièges infinis à craindre. Ceux d’une très vive jeunesse et de l’ambition sont grands pour un homme qui a de l’appui, du talent, et des manières très agréables: mais je crains encore plus la science qui enfle, je crains la sagesse renfermée au dedans de soi-même et qui se sait bon gré de faire mieux que les autres. Je crains qu’il ne se craigne pas assez lui-même. Jamais liaison n’a été faite plus promptement que la nôtre. Je l’ai aimé dès que je l’ai vu. Il a été accoutumé à nous dès le premier jour, et toute la maison le voit avec complaisance. Mais rien n’est tant à craindre que l’amour-propre flatté par tout ce qu’il y a de plus subtil et de plus séduisant. Je le verrai partir à regret, et je ne l’oublierai pas devant Dieu pendant ses voyages. Faites de même, mon cher Père, et en vous souvenant de lui ne m’oubliez pas.
J’étais, mon Révérend Père, dans une grande alarme pour votre vie; mais M. l’abbé de La Parisière m’a consolé, en m’apprenant votre heureuse résurrection. Je ne suis pourtant pas hors d’inquiétude, car je crains votre tempérament usé, vos infirmités habituelles, et votre négligence pour vous conserver. Au reste, je remercie Dieu de la profonde paix où cet abbé m’a mandé que vous étiez aux portes de la mort. Vous voyez par cette expérience qu’il n’y a qu’à s’abandonner à Dieu. Il mesure les tentations, et les proportionne aux forces qui nous viennent de lui en chaque moment. Sa providence est encore plus merveilleuse et plus aimable dans l’intérieur que dans l’extérieur. Le raisonnement dans les choses qui sont au-dessus de la raison ne fait que nous agiter. Soyons fidèles à Dieu. Humilions-nous dans les moindres fautes que sa lumière nous découvre, et demeurons en paix par l’amour. Je prie tous les jours pour vous, et je ne crois pas que personne puisse avoir pour votre personne plus de tendresse et de vénération que j’en ai.
FR. AR. DUC DE CAMBRAY.
1405 À DOM FRANÇOIS LAMY. 2 octobre 1710.
… Il est vrai que vous ne sauriez comprendre aucune liaison entre votre sirop et votre oraison. Mais que savons-nous s’il y a quelque liaison réelle entre ces deux choses, qui n’ont, ce semble, aucun rapport? Il n’y a qu’à ne chercher point ce rapport, qu’à ne juger de rien, et qu’à demeurer simplement dans les ténèbres de la foi. Je n’ai aucune lumière ni sentiment extraordinaire. Mais s’il m’en venait, je ne voudrais dans le doute ni les rejeter par une sagesse incrédule, ni y acquiescer par un goût de ces sortes de grâces apparentes, qui peuvent flatter l’amour-propre, et exposer à l’illusion. Je voudrais selon la règle du bienheureux Jean de la Croix outrepasser tout, sans en juger, et demeurer dans l’obscurité de la pure foi, me contentant de croire sans voir, d’aimer sans sentir, si D[ieu] le veut, et d’obéir sans écouter mon amour-propre. L’obscurité de la foi et l’obéissance à l’Évangile ne nous égareront jamais. Or l’oraison que D[ieu] vous fait éprouver est très conforme à l’Évangile. D’où je conclus que vous ferez très bien de la continuer tant qu’elle pourra durer, et de rentrer paisiblement dans votre nudité, dès que Dieu] vous ôtera cette oraison. …
…quand j’entre dans un lieu où il y a un concert de musique , il ne dépend nullement de moi de n’avoir point du plaisir; il faut ou que je sorte, ou que je bouche mes oreilles pour m’en priver ; mais, dans ce premier moment de surprise, ce plaisir est en moi aussi indélibéré que la chute d’une pierre […] Il en est de même du plaisir indélibéré de la plus sublime contemplation. Il est en lui- même entièrement passif , et imprimé en nous , sans nous: non seulement il n’a , selon la supposition , rien de délibéré, mais encore rien de volontaire dans sa nature349.
Lettres adressées à DOM FRANÇOIS LAMY:
1695, 29 janvier.
1696, 27 avril,
1697, 3 janvier, 22 février, 7 avril,
1698, 18 mai, 3 décembre,
1699, 29 mars,
1700, 4 février, 14 novembre, 13 décembre,
1701, 23 janvier, 26 octobre, 3 février, novembre-décembre, 19 décembre,
1702, 3 mars,
1703, de dom Lamy : 2 septembre,
1704, de dom Lamy le 19 mai, de F. le 22 mai, de dom Lamy les 2 juin, 10 juillet, 16 août, de F. les 23 août, 17 décembre,
1705, 11 février, 25 mai, 27 octobre, de dom Lamy : 21 février, 12 juin,
1706, 4 mai, 31 mai, de dom Lamy : 16 juillet,
1707, 28 novembre, de dom Lamy : 25 mars, 15 novembre,
1708, 4 janvier, 4 et 5 mars, 3 mai, 22 juin, juillet, 8 et 17 et 28 août, de dom Lamy en août et après août, de F. les 30 novembre, 18 décembre, en décembre (?),
1709, 18 janvier, de dom Lamy avant le 8 mars, de F. les 8 mars, 21 avril, 26 novembre,
1710, 13 janvier, de dom Lamy le 12 mars , de F. les 4 août, 2 octobre, 20 décembre,
1711, 21 janvier à BISSY avant le 21 janvier.
Il s’agit d’un abondant dialogue poursuivi tous les ans pendant 16 ans entre deux têtes solides, F. étant attentif envers son ami en particulier à la fin de sa vie :13 lettres de dom Lamy auxquelles répondnt 45 lettres de Fénelon ;
Voici des extraits de la correspondance avec le Duc de Chevreuse 350, ami très cher de Fénelon et le confident de Madame Guyon dont il fut son secrétaire pendant les “années de Combat” 351 :
Je ne veux que deux choses qui composent ma doctrine. La première, c’est que la charité est un amour de Dieu par lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu’on trouve en lui. La seconde est que dans la vie des âmes les plus parfaites, c’est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin, en sorte que le juste de cet état exerce alors d’ordinaire l’espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l’exercice. […]
La perfection est devenue suspecte : il n’en fallait pas moins pour en éloigner les chrétiens lâches et pleins d’eux-mêmes. L’amour désintéressé paraît une source d’illusion et d’impiété abominable. On accoutume les chrétiens, sous prétexte de sûreté et de précaution, à ne chercher Dieu que par le motif de leur béatitude, et par intérêt pour eux-mêmes: on défend aux âmes les plus avancées de servir Dieu par le pur motif, par lequel on avait jusqu’ici souhaité que les pécheurs revinssent de leur égarement, je veux dire la bonté de Dieu infiniment aimable.352
…Vous avez l’esprit trop occupé de choses extérieures, et plus encore de raisonnements, pour pouvoir agir avec une fréquente présence de Dieu. Je crains toujours beaucoup votre pente excessive à raisonner. Elle est un grand obstacle à ce recueillement et à ce silence où Dieu se communique. Soyons simples, humbles, et sincèrement détachés avec les hommes. Soyons recueillis, calmes, et point raisonneurs avec Dieu. Les gens que vous avez le plus écoutés autrefois353 sont infiniment secs, raisonneurs, critiques, et opposés à la vraie vie intérieure. Si peu que vous les écoutassiez, vous écouteriez aussi un raisonnement sans fin, et une curiosité dangereuse, qui vous mettrait insensiblement hors de votre grâce, pour vous rejeter dans le fond de votre naturel. Les longues habitudes se réveillent bientôt, et les changements qui se font pour rentrer dans son naturel, étant conformes au fond de l’homme, se font beaucoup moins sentir que les autres. Défiez-vous-en, mon bon [duc], et prenez garde aux commencements qui entraînent tout.
Je vous parle avec une liberté sans mesure, parce que votre lettre m’y engage et que je connais votre bon cœur, et que rien ne peut retenir mon zèle pour vous. Je donnerais ma vie pour votre véritable avancement selon Dieu. Si nous avions pu nous voir, je vous aurais dit bien des choses. Je suis dans une paix sèche et amère, où ma santé augmente avec le travail354. Prions les uns pour les autres : demeurons infiniment unis en celui qui est notre centre commun. Je salue avec zèle et respect la bonne [duchesse] : je serai dévoué et à vous, mon bon [duc], et à elle jusqu’au dernier soupir. …
… La misère espagnole surpasse toute imagination. Les places frontières n’ont ni canons ni affûts ; les brèches d’Ath356 ne sont pas encore réparées; tous les remparts sous lesquels on avait essayé mal à propos de creuser des souterrains, en soutenant la terre par des étaies, sont enfoncés, et on ne songe pas même qu’il soit question de les relever. Les soldats sont tout nus, et mendient sans cesse; ils n’ont qu’une poignée de ces gueux; la cavalerie entière n’a pas un seul cheval. M. l’Electeur357 voit toutes ces choses; il s’en console avec ses maîtresses, il passe les jours à la chasse, il joue de la flûte, il achète des tableaux, il s’endette, il ruine son pays, et ne fait aucun bien à celui où il est transplanté ; il ne paraît pas même songer aux ennemis qui peuvent le surprendre. …
… Il y a quatre mois que je n’ai eu aucun loisir d’étudier; mais je suis bien aise de me passer d’étude, et de ne tenir à rien, dès que la Providence me secoue. Peut-être que, cet hiver, je pourrai me remettre dans mon cabinet; et alors je n’y entrerai que pour y demeurer un pied en l’air, prêt à en sortir au moindre signal. Il faut faire jeûner l’esprit comme le corps. Je n’ai aucune envie ni d’écrire, ni de parler, ni de faire parler de moi, ni de raisonner, ni de persuader personne. Je vis au jour la journée, assez sèchement et avec diverses sujétions extérieures qui m’importunent, mais je m’amuse dès que je le puis et que j’ai besoin de me délasser. Ceux qui font des almanachs sur moi, et qui me craignent, sont de grandes dupes. Dieu les bénisse ! Je suis si loin d’eux, qu’il faudrait que je fusse fou pour vouloir m’incommoder en les incommodant. Je leur dirais volontiers comme Abraham à Lot: Toute la terre est devant nous. Si vous allez à l’orient, je m’en irai à l’occident358.
Heureux qui est véritablement délivré ! Il n’y a que le Fils de Dieu qui délivre: mais il ne délivre qu’en rompant tout lien: et comment les rompt-il? C’est par ce glaive qui sépare l’époux et l’épouse, le père et le fils, le frère et la sœur. Alors le monde n’est plus rien; mais tandis qu’il est encore quelque chose, la liberté n’est qu’en parole, et on est pris comme un oiseau qu’un filet tient par le pied. Il paraît libre, le fil ne se voit point; il s’envole, mais il ne peut voler au-delà de la longueur de son filet, et il est captif. Vous entendez la parabole. Ce que je vous souhaite est meilleur que tout ce que vous pourriez craindre de perdre. Soyez fidèle dans ce que vous connaissez, pour mériter de connaître encore davantage. Défiez-vous de votre esprit, qui vous a souvent trompé. Le mien m’a tant trompé, que je ne dois plus compter sur lui. Soyez simple, et ferme dans votre simplicité. …
… Écoutez un peu moins vos pensées, pour vous mettre en état d’écouter Dieu plus souvent.
J’ose vous promettre, mon bon cher [duc], que, si vous êtes fidèle là-dessus à la lumière intérieure dans chaque occasion, vous serez bientôt soulagé pour tous vos devoirs, plus propre à contenter le prochain, et en même temps beaucoup plus dans la voie de votre vocation. Ce n’est pas le tout que d’aimer les bons livres, il faut être un bon livre vivant. Il faut que votre intérieur soit la réalité de ce que les livres enseignent. Les saints ont eu plus d’embarras et de croix que vous: c’est au milieu de tous ces embarras qu’ils ont conservé et augmenté leur paix, leur simplicité, leur vie de pure foi et d’oraison presque continuelle. N’ayez point, je vous en conjure, de scrupule déplacé. Craignez votre propre esprit qui altère votre voie; mais ne craignez point votre voie qui est simple et droite par elle-même. Je crois sans peine que la multitude des affaires vous dessèche et vous dissipe. Le vrai remède à ce mal est d’accourcir [abréger] chaque affaire, et de ne vous laisser point entraîner par un détail d’occupations où votre esprit agit trop selon sa pente d’exactitude, parce qu’insensiblement, faute de nourriture, votre grâce pour l’intérieur pourrait tarir : Renovamini spiritu mentis vestrae359. Faites comme les gens sages qui aperçoivent que leur dépense va trop loin; ils retranchent courageusement sur tous les articles de peur de se ruiner. Réservez-vous des temps de nourriture intérieure qui soient des sources de grâces pour les autres temps, et dans les temps mêmes d’affaires extérieures, agissez en paix avec cet esprit de brièveté qui vous fera mourir à vous-même. De plus, il faudrait, mon bon [duc], nourrir l’esprit de simplicité qui vous fait encore aimer et goûter les bons livres. Il faudrait donc en lire, à moins que l’oraison ne prît la place: et même vous pourriez sans peine accorder ces deux choses; car vous commenceriez la lecture toutes les fois que vous ne seriez point attiré à l’oraison; et vous feriez céder la lecture à l’oraison, toutes les fois que l’oraison vous donnerait quelque attrait pour elle. Enfin il faudrait un peu d’entretien avec quelqu’un qui eût un vrai fonds de grâce pour l’intérieur. Il ne serait pas nécessaire que ce fût une personne consommée, ni qui eût une supériorité de conduite sur vous. Il suffirait de vous entretenir dans la dernière simplicité avec quelque personne bien éloignée de tout raisonnement et de toute curiosité. Vous lui ouvririez votre cœur pour vous exercer à la simplicité, et pour vous élargir360. Cette personne vous consolerait, vous nourrirait, vous développerait à vos propres yeux, et vous dirait vos vérités. Par de tels entretiens, on devient moins haut, moins sec, moins rétréci, plus maniable dans la main de Dieu, plus accoutumé à être repris. Une vérité qu’on nous dit nous fait plus de peine que cent que nous nous dirions à nous-mêmes. On est moins humilié du fond des vérités, que flatté de savoir se les dire. Ce qui vient d’autrui blesse toujours un peu, et porte un coup de mort. J’avoue qu’il faut bien prendre garde au choix de la personne avec qui on aura cette communication. La plupart vous gêneraient, vous dessécheraient, et boucheraient votre cœur à la véritable grâce de votre état. Je prie Notre Seigneur qu’il vous éclaire là-dessus. Défiez-vous de votre ancienne prévention en faveur des gens qui sont raisonneurs et rigides. C’est, ce me semble, sans passion que je vous parle ainsi. Je vis bien avec eux, et eux bien avec moi en ce pays : mais le vrai intérieur est bien loin de là. …
Nous donnons en note361 la réponse du Duc, un exemple de droiture et simplicité.
… Votre lettre, mon bon Duc, m’a fait un plaisir que nul terme ne peut exprimer, et ce plaisir m’a fait voir à quel point je vous aime. Il me semble que vous entrez, du moins par conviction, précisément dans ce que Dieu demande de vous, et faute de quoi votre travail serait inutile. Comme vous y entrez, je n’ai rien à répéter du contenu de ma première lettre. Je prie Dieu que vous y entriez moins par réflexion et par raison propre, que par simplicité, petitesse, docilité, et désappropriation de votre lumière. Si vous y entrez, non en vous rendant ces choses propres et en les possédant, mais en vous laissant posséder tout entier par elles, vous verrez le changement qu’elles feront sur le fond de votre naturel et sur toutes les habitudes. Croyez, et vous recevrez selon la mesure de votre foi. […]
Le chapitre le plus difficile à traiter est le choix d’une personne à qui vous puissiez ouvrir votre cœur. Marv[alière]362 ne vous convient pas: le bon Duc [de Beauvillier] n’est pas en état de vous élargir, étant lui-même trop étroit. Je ne vois que la bonne petite D[uchesse]; elle a ses défauts, mais vous pouvez les lui dire, sans vouloir décider. Les avis qu’on donne ne blessent d’ordinaire qu’à cause qu’on les donne comme certainement vrais. Il ne faut ni juger, ni vouloir être cru. Il faut dire ce qu’on pense, non avec autorité, et comptant qu’une personne aura tort si elle ne se laisse corriger, mais simplement pour décharger son cœur, pour n’user point d’une réserve contraire à la simplicité, pour ne manquer pas à une personne qu’on aime, mais sans préférer nos lumières aux siennes, comptant qu’on peut facilement se tromper et se scandaliser mal à propos; enfin étant aussi content de n’être pas cru, si on dit mal, que d’être cru si on dit bien. Quand on donne des avis avec ces dispositions, on les donne doucement, et on les fait aimer. S’ils sont vrais, ils entrent dans le cœur de la personne qui en a besoin, et y portent la grâce avec eux; s’ils ne sont pas vrais, on se désabuse avec plaisir soi-même, et on reconnaît qu’on avait pris, en tout ou en partie, certaines choses extérieures autrement qu’elles ne doivent être prises. La bonne [petite duchesse] est vive, brusque et libre; mais elle est bonne, droite, simple, et ferme contre elle-même, dans l’étendue de ce qu’elle connaît. Je vois même qu’elle s’est beaucoup modérée depuis deux ans ; elle n’est point parfaite, mais personne ne l’est. Attendez-vous que Dieu vous envoie un ange? À tout prendre, elle est, si je ne me trompe, sans comparaison, ce que vous pouvez trouver de meilleur363. Elle a de la lumière; elle vous aime; vous l’aimez; vous vous connaissez; vous pouvez vous voir364; vous lui ferez du bien, et j’espère qu’elle vous le rendra même avec usure. Ne vous rebutez point de ses défauts : les apôtres en avaient. Saint Paul ne voulait pas qu’on méprisât son extérieur, praesentia corporis infirma, quoique cet extérieur n’eût point de proportion avec la gravité de ses lettres. Il faut toujours quelque contrepoids pour rabaisser la personne, et quelque voile pour exercer la foi des spectateurs. Si la bonne [petite duchesse] vous parle trop librement, et si ses avis ne vous conviennent pas, vous pouvez le lui dire simplement : elle s’arrêtera d’abord. Si les avis que vous lui donnerez la blessent, elle vous en avertira de même. Vous ne déciderez rien de par ni d’autre, et chacun pourra, d’un moment à l’autre, borner les ouvertures de cœur. …
… Vous n’êtes point lent, et on a tort de le croire; au contraire, vous avez l’action et la parole prompte. Mais vous mêlez en chaque chose trop de pensées ou étrangères ou non nécessaires au fait précis. Vous joignez à trop de pensées trop de paroles. Vous craignez trop de n’être pas assez clair et d’omettre quelque tour de persuasion. Les précautions ne finissent point. D’ailleurs, la curiosité de l’esprit, passion ancienne et dominante, qui a jeté secrètement de profondes racines dans votre cœur365, vous prend plus de temps que vous ne croyez. Si je pouvais feuilleter vos livres et papiers, je trouverais peut- être bien des coups de crayon, des oreilles, des notes, etc. qui montreraient combien vous lisez à la dérobée. De plus, votre curiosité n’agit pas seulement dans la lecture. Elle prend sur vous, dans les méditations philosophiques366, dans les conversations raisonnées, avec les gens d’esprit et presque dans tout le cours de la vie. D’ailleurs, vous traitez dogmatiquement les affaires comme les questions de théologie. Requiescite pusillum, disait Jésus-Christ aux apôtres. Vacate et videte quoniam ego sum Deus.367. Cette cessation de l’âme est le plus grand sacrifice. C’est le vrai sabbat. Amusez si vous voulez vos sens et votre imagination à quelque chose qui ne soit pas un piège à l’esprit curieux. Mais suspendez tout ce qui empêche la nourriture et le silence du fond, qui doit laisser faire Dieu. O mon bon cher Duc, je vous aime du vrai amour.
… Je suis plus content que jamais de la B.P.D. 368. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. …
… Je pense souvent à vous avec attendrissement de cœur. J’augmente, ce me semble, en zèle pour Mad. la D. de Chevreuse. Je l’ai trouvée à Chaulnes plus dégagée qu’autrefois. Elle est bonne. Elle sera, comme je l’espère, encore meilleure. Mettez paisiblement l’ordre que vous pourrez à vos affaires, et songez à vous débarrasser. Toute affaire, quelque soin et quelque habileté qu’on y emploie, n’est point bien faite quand on ne la finit point. Il faut couper court pour aller à une fin, et sacrifier beaucoup pour gagner du temps sur une vie si courte. O que je souhaite que vous puissiez respirer après tant de travaux ! En attendant, il faut trouver Dieu en soi malgré tout ce qui nous environne pour nous l’ôter. C’est peu de le voir par l’esprit comme un objet. Il faut l’avoir au-dedans pour principe. Tandis qu’il n’est qu’objet, il est comme hors de nous. Quand il est principe, on le porte au-dedans de soi, et peu à peu il prend toute la place du moi. Le moi, c’est l’amour-propre. L’amour de D[ieu] est Dieu même en nous. Nous ne trouvons plus que D[ieu] seul en nous, quand l’amour de D[ieu] y a pris la place avec toutes les fonctions que l’amour-propre y usurpait. Bon soir, mon bon Duc, ne vous écoutez point, et D[ieu] parlera sans cesse. Sa raison sera mise sur les ruines de la vôtre. Quel profit dans cet échange!
J’ai attendu, mon bon Duc, tout le plus longtemps que j’ai pu, le passage de M. le vidame. Mais il ne vient point, et je ne puis plus retarder mon départ pour mes visites. Notre P.A. [Langeron] vous dira bien plus que je ne saurais vous écrire. Il vous parlera de tout ce qui regarde la métaphysique et la théologie. Pour la vie intérieure je ne saurais vous recommander que deux points. L’un est d’accourcir tant que vous pourrez toutes vos actions et vos discours au-dehors. L’autre, de jeûner de raisonnement. Quand vous cesserez de raisonner, vous mourrez à vous-même, car la raison est toute votre vie. Or que voulez-vous de plus sûr et de plus parfait que la mort à vous-même? Rien n’est plus opposé à l’illusion de l’amour-propre, que ce qui met la cognée à la racine de l’arbre, et qui fait mourir cet amour. Plus vous raisonnerez, plus vous donnerez d’aliment à cette vie philosophique. Abandonnez-vous donc à la simplicité et à la folie de la croix. Le premier chapitre de la première Ep[ître] aux Cor[inthiens] est fait pour vous. Tâchez de donner une forme à vos affaires, pour vous mettre en repos. Il faut tâcher de calmer la bonne duchesse quand elle s’empresse d’en voir la fin. Mais il faut supporter en paix son impatience et vous en servir comme d’un aiguillon pour vous presser de finir. On gagne en perdant, quand on perd pour abréger. Sed ut sapientes redimentes tempus 369. Si vous venez l’automne à Chaulnes, faites-le-moi savoir de bonne heure, et mandez-moi, avec simplicité, si je pourrai vous aller voir. Dieu sait la joie que j’en aurai ! Aimez toujours, mon bon Duc, celui qui vous est dévoué ad convivendum et commoriendum 370.
… M. le Duc de Bourgogne n’a point eu, dit-on, pendant la campagne assez d’autorité ni d’expérience pour pouvoir redresser M. de Vendosme. On est même très mécontent de notre jeune prince, parce que, indépendamment des partis pris pour la guerre, à l’égard desquels les fautes énormes ne tombent point sur lui, on prétend qu’il n’a point assez d’application pour aller visiter les postes, pour s’instruire des détails importants, pour consulter en particulier les meilleurs officiers, et pour connaître le mérite de chacun d’eux. Il a passé, dit-on, de grands temps dans des jeux d’enfants avec M. son frère…
… M. de Chamillart, qui me représentait très fortement l’impuissance de soutenir la guerre, disait d’un autre côté qu’on ne pouvait point chercher la paix avec de honteuses conditions. Pour moi je fus tenté de lui dire: ou faites mieux la guerre, ou ne la faites plus. Si vous continuez à la faire ainsi, les conditions de paix seront encore plus honteuses dans un an qu’aujourd’hui. Vous ne pouvez que perdre à attendre.
Si le Roi venait en personne sur la frontière, il serait cent fois plus embarrassé que M. le Duc de Bourgogne. Il verrait qu’on manque de tout, et dans les places en cas de siège, et dans les troupes faute d’argent. Il verrait le découragement de l’armée, le dégoût des officiers, le relâchement de la discipline, le mépris du gouvernement, l’ascendant des ennemis, le soulèvement secret des peuples, et l’irrésolution des généraux, dès qu’il s’agit de hasarder quelque grand coup. Je ne saurais les blâmer de ce qu’ils hésitent dans ces circonstances. Il n’y a aucune principale tête qui réunisse le total des affaires, ni qui ose rien prendre sur soi. En un mot un grand joueur qui perd parce qu’il joue trop mal, ne doit plus jouer. Le branle donné du temps de M. de Louvois est perdu. L’argent et la vigueur du commandement nous manquent. Il n’y a personne qui soit à portée de rétablir ces deux points essentiels. …
Pour N....372, ce n’est que faiblesse et dissipation. La guerre l’avait trop dissipé; d’autres tentations l’ont trouvé affaibli par celle-là: mais j’espère que l’expérience de sa faiblesse se tournera à profit. Ayez une patience sans bornes avec lui. Parlez-lui quand Dieu vous donne des paroles, et n’en mêlez jamais aucune des vôtres. Ne le pressez jamais par activité et par sagesse humaine; ne patientez jamais par politique et par méthode. Quand vous lui direz les paroles de Dieu, elles seront pleines d’autorité, et vous serez écouté. On peut parler avec force, et attendre avec patience tout ensemble : sa faiblesse même augmentera votre autorité. Elle doit lui faire sentir combien il a besoin de se défier de lui, et d’être docile. Soyez ferme sur les points essentiels, desquels tous les autres dépendent.
Je l’aime toujours tendrement, et j’espère que Dieu ne lui aura montré le bord du précipice, que pour le guérir de sa dissipation, de son goût pour le monde, et de sa confiance en lui-même ; mais il tomberait enfin bien bas, s’il refusait d’être simple, docile et petit, parmi tant d’expériences de sa fragilité et de sa misère. Quand nous ne nous humilions pas au milieu même de l’humiliation que Dieu nous donne tout exprès pour nous réduire à la petitesse et à la souplesse, nous le forçons malgré lui à frapper des coups encore plus grands, et à nous faire éprouver de plus humiliantes faiblesses. Au contraire, notre petitesse et notre docilité dans la misère apaisent le cœur de Dieu. On peut lui dire avec confiance : vous ne mépriserez point un cœur abattu et écrasé. Dieu s’attendrit, et ne résiste point à cette souplesse des petits.
Parlez donc suivant qu’il vous sera donné une bouche et une sagesse. Tenez l’enfant par la lisière ; ne le laissez pas tomber. Ménagez votre santé, sur laquelle on me met en quelque inquiétude ; reposez-vous et soulagez-vous en tout ce que vous le pourrez. Plus vous prendrez les croix journalières comme le pain quotidien, avec paix et simplicité, moins elles détruiront votre santé faible et délicate ; mais les prévoyances et les réflexions vous tueraient bientôt. Voulez-vous mener tout comme Dieu, qui atteint d’une extrémité à l’autre avec force et douceurs? n’y mêlez rien d’humain, et surtout nulle volonté intéressée pour la réputation de votre famille.
1611. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.[Après le 20 novembre 1712].
La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire m’a coûté des larmes. La douleur de votre perte se joint à la mienne; mais je crois que nous devons entrer, malgré toute notre amertume, dans le dessein de Dieu. Il a voulu récompenser celui que nous regrettons, et nous détacher. Il a voulu même nous ôter un appui humain pour sa gloire, sur lequel nous comptions trop. Il est jaloux des plus dignes instruments, et il veut que nous n’attendions l’accomplissement de son ouvrage que de lui-même.
Le principal fruit que Dieu vous prépare de cette épreuve, est de vous apprendre, par une expérience sensible, que vous n’étiez point encore détachée, comme vous vous flattiez de l’être. On ne se connaît que dans l’occasion, et l’occasion n’est donnée par la Providence, que pour nous détromper de notre détachement superficiel. Dieu permit l’horrible chute de saint Pierre, pour le désabuser d’une certaine ferveur sensible, et d’un courage très fragile auquel il se confiait vainement. Si vous n’aviez que la croix extérieure, quelque grande et douloureuse qu’elle soit, elle ne vous détromperait point de votre détachement : au contraire, plus la croix est accablante en soi, plus vous vous sauriez bon gré de ne vous en trouver point accablée ; ce serait un prodigieux accroissement de confiance, et par conséquent une très dangereuse illusion. La croix n’opère la petitesse et le sentiment de notre misère, qu’autant que l’intérieur nous paraît vide et obscurci, pendant que le dehors nous ébranle. Il faut voir sa pauvreté au-dedans et la supporter ; alors la pauvreté se tourne en trésor, et on a tout en n’ayant rien.
Unissons-nous de cœur à celui que nous regrettons. Il nous voit, il nous aime, il est touché de nos besoins, il prie pour nous. Il vous dit encore, d’une voix secrète, ce qu’il vous disait si souvent pendant qu’il vivait au milieu de nous: «Ne vivez que de foi ; ne comptez point sur la régularité de vos œuvres ni sur la symétrie de vos vertus ; portez en paix la vue de vos imperfections; abandonnez-vous à la Providence; ne vous écoutez point vous-même, n’écoutez que l’esprit de grâce.» Voilà ce qu’il disait; voilà ce qu’il dit encore à votre cœur. Loin de l’avoir perdu, vous le trouverez plus présent, plus uni à vous, plus secourable pour votre consolation, plus efficace dans ses conseils de perfection, si vous voulez bien changer en société de pure foi la société visible où vous étiez à toute heure avec lui. Pour moi, je trouve un vrai soulagement de cœur d’être très souvent en esprit avec lui.
Ménagez votre santé pour votre famille, qui a grand besoin de vous. Que le courage de la foi vous soutienne. C’est un courage qui n’a rien de haut, et qui ne donne point une force sensible sur laquelle on puisse compter. On ne trouve nulle ressource en soi, et on ne manque de rien dans l’occasion : on est riche de sa pauvreté. Si on fait quelque faute contre son intention, on la tourne à profit par l’humiliation qui en revient. On retombe toujours dans son centre par l’acquiescement à tout ce qui nous dépossède de notre propre cœur. On se livre à Dieu, ne se renfermant plus en soi, et n’osant plus s’y fier. Alors tout devient peu à peu recueillement, silence, dépendance de la grâce pour chaque moment, et vie intérieure en mort perpétuelle. En cet état, on ne possède plus rien de tout ce qu’on voit, et on retrouve en Dieu, avec l’union la plus simple et la plus intime, tout ce qu’on croyait avoir perdu.
Je choisis un petit papier, Madame, tout exprès pour m’ôter la tentation d’écrire une trop longue lettre. Il est bien juste de ne vous fatiguer point, pendant que vous souffrez une si longue infirmité. Je me borne à vous supplier instamment d’éviter toute application aux affaires, vous ne parviendrez point à les régler, et elles nuiront très dangereusement au rétablissement de votre santé. Au nom de Dieu, laissez la décision de tout le détail à M. du Cornet, homme habile, dit-on, et très zélé. Renfermez-vous dans les soins nécessaires pour conduire votre maison et pour ne laisser jamais altérer l’union entre les deux branches. Il suffit que M. du Cornet vous rende compte en gros des décisions faites, et des plans formés, autrement votre santé ne se rétablira point, et votre maison perdra infiniment, si elle a le malheur de vous perdre. Pour l’intérieur tout consiste à porter paisiblement vos croix. Le détachement du monde et l’amour de Dieu les adoucissent, mais cet amour, où le puise-t-on ? Dans une oraison simple, paisible, et plus du cœur que de la tête, qui nourrisse, et qui n’épuise point. Supportez vos défauts, tournez-les en source de vraie humilité. Ne vous en impatientez point contre vous-même. Corrigez-vous doucement et sans chagrin. Tournez-vous souvent du côté de Dieu avec familiarité et confiance pour trouver en lui tout ce qui vous manque en vous. Ne comptez ni sur vos goûts ni sur vos sentiments, souvent ce n’est que naturel, et imagination, mais attachez-vous à une bonne et droite volonté, quoique nue et sèche, elle sera d’un grand prix devant Dieu, si elle porte les fruits que Dieu demande. Mais je parle trop, pardon, Madame. Rien n’égale le zèle et le respect avec lequel je vous suis dévoué à jamais. …
Je ne puis, Madame, laisser partir M. Dupuy373 sans vous dire combien je suis souvent occupé de vos peines, et en crainte pour votre santé. Je connais la bonté de votre cœur et la vivacité de vos sentiments. L’embarras de vos affaires ouvre souvent toutes vos plaies. Il n’y a que Dieu seul qui puisse vous calmer. Il veut néanmoins donner la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Il faut donc que tous nos soins et tous nos désirs ne troublent point cette paix intérieure, qui est le don de Dieu. Travaillons, prions, mais possédons nos âmes en patience, et laissons-nous posséder par l’esprit de paix. Encore un peu et tout ce qui nous reste ici-bas autour de nous va s’évanouir. Nous suivrons bientôt ce que nous regrettons. Il ne s’agit que d’en imiter les vertus. Usez de ce monde comme n’en usant pas ; ce n’est qu’une figure qui passe dans le moment où l’on croit en jouir. Elle impose. Elle éblouit dans le pays où vous êtes ; mais elle n’a rien de durable ni de réel. C’est un fantôme. Heureux qui ne s’y attache point. Je souhaite fort que vous ayez établi un ordre dans vos affaires, afin qu’elles aillent un train réglé par la décision d’un bon conseil, sans vous accabler d’un détail continuel. C’est le moyen de vous conserver pour votre maison qui a un besoin infini de votre secours. Jamais personne ne vous sera dévoué, Madame, avec plus de zèle, d’attachement et de respect que. FR. AR. Duc DE CAMBRAY.
Lettres adressées à Charles-Honoré d’ALBERT, duc de CHEVREUSE , à Marie-Thérèse COLBERT son épouse, de & à M. TRONSON :
1688, 3 octobre,
(À Marie-Thérèse COLBERT, duchesse de CHEVREUSE :) 1690, 20 et 27 juillet, 1691,4 et 7 avril, 1694, 20 septembre,
1696, 8 mars, 24 juillet,
(de & à M. TRONSON :) 17 et 28 janvier, 2 février, 1697, 13 et 14 et 16 et 18 et 20 janvier,
1698, 4 février,
1699, 18 mai, 31 août, après le 14 septembre, vers le 4 novembre, 30 décembre,
1700, 27 janvier,
1701, 24 mars, 16 juin, ler et 18 août, 3 décembre,
1702, 7 septembre, 274-275
(Lettres de CHEVREUSE :) 1700, 11 janvier, 1701, 26 août,
1704, 19 et 28 septembre, 12 octobre,
1705, 13 janvier, début automne, 5 et 12 et 18 novembre, 29 décembre, 1707, 24 février, 17 mai, 24 décembre,
(Lettres de CHEVREUSE :) 1703, 16 mai, 2 juin, 1706, 16 novembre,
1708, 3 décembre,
1709, 24 octobre, 18 et 23 et 24 novembre, 1er et 5 et 19 décembre, 1710, 11 et 16 janvier, 10 et 23 et 24 février, 20 et 25 mars, 7 et 17 et 24 avril, 3 et 4 mai, 24 juin, 3 et 8 juillet, 4 août, 23 octobre, 2-8 novembre,
1711, 5 janvier, 15 février, 16 et 25 et 31 mars, 9 et 20 avril, 12 mai, 9 juin, 6 juillet,
1712, 2 et 11 janvier, 2 et 18 et 27 février, 8 mars, 7 juin, juillet-octobre (?),
(Lettre de CHEVREUSE :) 1712, 24 mars,
(À Marie-Thérèse COLBERT, duchesse de CHEVREUSE :) 1712, 16 novembre, après le 20 novembre, 22 décembre, 1713, 20 février, 3 mai,
Voir aussi des annotations au Tome XVIII.
Marie Gruyn, née vers 1646, d’origine bourgeoise, fille d’un secrétaire du Roi, épousa en 1667 François de Montbron ou Montberon, officier de mousquetaires (v. sur le comte de Montberon : [CF 9, 258 - CF 13, 248]. Elle eut un fils et une fille. Veuve en 1708 elle mourut en 1720 au couvent de la Madeleine du Traisnel, rue de Charonne. [CF 11, 55].
La comtesse de Montberon bénéficiera d’un grand nombre de lettres provenant du très patient directeur d’une âme scrupuleuse à l’ « esprit délicat et inquiet 374». En voici des extraits choisis 375.
… Votre piété est un peu trop vive et trop inquiète. Ne vous défiez point de Dieu. Pourvu que vous ne lui manquiez point, il ne vous manquera pas, et il vous donnera les secours nécessaires pour aller à lui. Ou sa providence vous procurera des conseils au-dehors, ou son esprit suppléera au-dedans ce qu’il vous ôtera extérieurement. Croyez en Dieu fidèle dans ses promesses, et il vous donnera selon la mesure de votre foi. Fussiez-vous abandonnée de tous les hommes dans un désert inaccessible, la manne y tomberait du ciel pour vous seule, et les eaux abondantes couleraient des rochers. Ne craignez donc que de manquer à Dieu, et encore ne faut-il pas le craindre jusqu’à se troubler. Supportez-vous vous-même, comme on supporte le prochain, sans le flatter dans ses imperfections. Laissez là toutes vos délicatesses d’esprit et de sentiments. Vous voudriez les avoir avec Dieu comme avec les hommes. Il se glisse dans ces merveilles un raffinement de goût, et un retour subtil sur soi-même. …376.
… J’ai souvent des distractions et des négligences. Mais je ne change point, surtout pour vous, Madame, et je suis touché de plus en plus du désir de votre sanctification. Je vois avec joie que Dieu vous donne certaines lumières, qui ne viennent point ni de l’esprit, ni de la délicatesse qui vous est naturelle, mais de l’expérience et d’un fonds de grâce. C’est ainsi qu’on commence à penser, quand Dieu ouvre le cœur, et qu’il veut mettre dans la vie intérieure. L’homme qui vous a parlé est bon, sage, pieux, et solide dans ses maximes. Mais il n’a pas l’expérience des choses sur lesquelles vous le consultez, et faute de cette expérience, il vous retarderait, en vous gênant, au lieu de vous aider. Ne quittez point vos sujets d’oraison, ni les livres d’où vous les tirez. Mais quand vous éprouvez un attrait au silence devant Dieu, et que vos lectures ou sujets font ce que vous appelez un bruit qui vous distrait, laissez tomber le livre de vos mains, laissez disparaître votre sujet, et ne craignez point d’écouter Dieu au fond de vous-même en faisant taire tout le reste. Les sujets pris d’abord avec fidélité vous mèneront à ce silence si profond, et ce silence vous nourrira des vérités plus substantiellement que les raisonnements les plus lumineux. …
Vous avez raison, Madame, de croire que dans les moments de recueillement et de paix, dont vous m’avez parlé, on ne peut qu’aimer, et se livrer à la grâce qu’on reçoit. Ce que vous ajoutez a encore un sens très véritable. Vous dites que vous avez cru sentir que notre travail doit cesser, quand Dieu veut bien agir par lui-même. Ce n’est pas qu’on cesse alors de coopérer à la grâce, et de correspondre à ce que Dieu imprime intérieurement, car vous reconnaissez vous-même qu’alors on aime et on se livre à la grâce. L’amour est sans doute le plus parfait exercice de la volonté. Se livrer à la grâce par un choix libre, c’est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle, et la plus parfaite. Il n’y a donc point d’oisiveté, ni de cessation d’actes dans ces moments de recueillement et de paix, où vous dites que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où D[ieu] veut bien agir par lui-même, c’est-à-dire prévenir l’âme par des impressions plus puissantes, et la tenir en silence, pour écouter ses intimes communications; mais alors elle n’est point sans correspondance. Elle aime, elle se livre à la grâce, c’est-à-dire qu’elle fait les actes les plus simples et les plus paisibles, mais les plus réels, d’amour et de foi pour l’époux qu’elle écoute intérieurement; c’est-à-dire qu’elle acquiesce à tout ce qui est dû à l’époux et à tout ce qu’il demande par sa grâce; c’est-à-dire que l’âme s’enfonce de plus en plus dans l’amour de l’époux, dans la mort à tous les désirs terrestres, et dans toutes les vertus que l’esprit de grâce peut inspirer selon les divers besoins. Ces actes quoique très réels ne paraissent qu’une disposition de l’âme, et ils sont si généraux qu’ils paraissent confus. Mais ils ne laissent pas de contenir dans cette généralité le germe de chaque vertu particulière pour les occasions. Ne craignez donc pas, Madame, de suivre l’attrait intérieur dans ces moments de recueillement et de paix. Ces moments ne remplissent pas toute la vie. Vous en trouverez assez d’autres, où vous pourrez revenir aux règles communes. …
Je suis fort irrégulier, Madame. Mais vous avez besoin de mes irrégularités et de mes sécheresses. En attendant que nos amis deviennent parfaits, il faut tourner à profit pour nous leurs imperfections. […]
Ce que vous sentez est une grande nouveauté pour vous. C’est une vie toute nouvelle et inconnue. On ne se connaît plus, on croit songer les yeux ouverts. Recevez, et ne tenez à rien. Aimez, souffrez, aimez encore. Peu d’attention aux dons, sinon pour louer l’Epoux qui donne. Grande simplicité, docilité, fidélité dans l’usage en chaque moment. L’amour rend libre, en simplifiant, sans dérégler.
Dormez autant que vous pourrez. Votre corps en a besoin, et vous ne devez point y manquer par avarice d’oraison. L’esprit d’oraison fait quitter l’oraison même, pour se conformer aux ordres de la Providence. Pendant que vous dormirez, votre cœur veillera. …
… Je ne suis point pressé de ravoir les livres. Ne les lisez que quand vous n’avez rien de meilleur à faire. […] Les paroles propres des saints sont bien autres que les discours de ceux qui ont voulu les dépeindre. Ste Cath[erine de G[ênes] est un prodige d’amour. Le Frère L[aurent] est grossier par nature, et délicat par grâce. Ce mélange est aimable, et montre Dieu en lui. Je l’ai vu, et il y a un endroit du livre, où l’auteur, sans me nommer par mon nom, raconte en deux mots une excellente conversation, que j’eus avec lui sur la mort, pendant qu’il était fort malade, et fort gai.
Je suis ravi, Madame, non seulement de ce que Dieu fait dans votre cœur, mais encore du commencement de simplicité qu’il vous donne, pour me le confier. […] Dieu veut qu’on soit libre avec lui, quand on ne cherche que lui seul. L’amour est familier. Il ne réserve rien. Il ne ménage rien. Il se montre dans tous ses premiers mouvements au bien-aimé. Quand on a encore des ménagements à son égard, il y a dans le cœur quelque autre amour qui partage, qui retient, qui fait hésiter. On ne retourne tant sur soi, avec inquiétude, qu’à cause qu’on veut garder quelque autre affection, et qu’on borne l’union avec le bien-aimé. Vous qui connaissez tant les délicatesses de l’amitié, ne sentiriez-vous pas les réserves d’une personne pour qui vous n’en auriez aucune et qui mesurerait toujours sa confiance, pour ne la laisser jamais aller au-delà de certaines bornes? Vous ne manqueriez pas de lui dire: Je ne suis point avec vous comme vous êtes avec moi; je ne mesure rien: je sens que vous mesurez tout. Vous ne m’aimez point comme je vous aime, et comme vous devriez m’aimer. Si vous, créature indigne d’être aimée, voudriez une amitié simple et sans réserve, combien l’époux sacré est-il en droit d’être plus jaloux ! Soyez donc fidèle à croître en simplicité. Je ne vous demande point des choses qui vous troublent, ou qui vous gênent. Je suis content pourvu que vous ne résistiez point à l’attrait de simplicité, et que vous laissiez tomber tous les retours inquiets, qui y sont contraires, dès que vous les apercevez.
Suivez librement la pente de votre cœur pour vos lectures, et à l’égard de l’oraison que l’épouse ne soit point éveillée, jusqu’à ce qu’elle s’éveille d’elle-même. […]
Je suis sec et irrégulier. Mais Dieu est bon dans ceux qui ont besoin de bonté pour faire son œuvre, et dont il se sert. Confiez-vous donc à Dieu, et ne regardez que lui seul. C’est le bon ami, dont le cœur sera toujours infiniment meilleur que le vôtre. Défiez-vous de vous-même, et non de lui. Il est jaloux. Mais sa jalousie est un grand amour, et nous devons être jaloux pour lui contre nous, comme il l’est lui-même. Fiez-vous à l’amour. Il ôte tout. Mais il donne tout. Il ne laisse rien dans le cœur que lui, et il ne peut y rien souffrir. Mais il suffit seul pour rassasier, et il est lui seul toutes choses. Pendant qu’on le goûte, on est enivré d’un torrent de volupté, qui n’est pourtant qu’une goutte des biens célestes. L’amour goûté et senti ravit, transporte, absorbe, rend tous les dépouillements indifférents. Mais l’amour insensible, qui se cache pour dénuer l’âme au dedans, la martyrise plus que mille dépouillements extérieurs. Laissez-vous maintenant enivrer dans les celliers de l’Époux.
On ne peut, Madame, être plus touché que je le suis de ce qui vous regarde. Il m’a paru dans notre conversation que vos scrupules vous ont un peu retardée et desséchée. Ils vous feraient des torts irréparables, si vous les écoutiez. C’est une vraie infidélité. Vous avez la lumière pour les laisser tomber, et si vous y manquez, vous contristerez en vous le S. Esprit. Où est l’esprit de Dieu, là est la liberté.377. Où est la gêne, le trouble, et la servitude, là est l’esprit propre, et un amour excessif de soi. O que le parfait amour est éloigné de ces inquiétudes! On n’aime guère le bien-aimé, quand on est si occupé de ses propres délicatesses! Vos peines ne sont venues que d’infidélité. Si vous n’eussiez point résisté à Dieu, pour vous écouter, vous n’auriez pas tant souffert. Rien ne coûte tant que ces recherches d’un soulagement imaginaire. Comme un hydropique en buvant augmente sa soif, un scrupule en écoutant ses scrupules, les augmente, et le mérite bien378. Le seul remède est de se faire taire, et de se tourner d’abord vers Dieu. C’est l’oraison et non pas la confession qui guérit alors le cœur. Travaillez donc à réparer le temps perdu; car franchement je vous trouve un peu déchue et affaiblie. Mais cet affaiblissement se tournera à profit. Car l’expérience de la privation, de l’épreuve, et de votre faiblesse, portera sa lumière avec elle, et vous empêchera de tenir trop à ce que l’état de paix et d’abondance a de doux et de lumineux. Courage donc. Soyez simple. Vous ne l’êtes pas assez, et c’est ce qui vous empêche souvent de tout dire, et de questionner.
Pour moi je suis dans une paix sèche, obscure et languissante, sans ennui, sans plaisir, sans pensée d’en avoir jamais aucun, sans aucune vue d’avenir en ce monde, avec un présent insipide, et souvent épineux, avec un je ne sais quoi qui me porte, qui m’adoucit chaque croix, qui me contente sans goût. C’est un entraînement journalier379; cela a l’air d’un amusement par légèreté d’esprit, et par indolence. Je vois tout ce que je porte. Mais le monde me paraît comme une mauvaise comédie, qui va disparaître dans quelques heures. Je me méprise encore plus que le monde. Je mets tout au pis aller, et c’est dans le fond de ce pis aller pour toutes les choses d’ici-bas, que je trouve la paix. Il me semble encore que D[ieu] me traite trop doucement et j’ai honte d’être tant épargné. Mais ces pensées ne me viennent pas souvent, et la manière la plus fréquente de recevoir mes croix, est de les laisser venir et passer, sans m’en occuper volontairement. C’est comme un domestique indifférent, qu’on voit entrer et sortir de sa chambre, sans lui rien dire. Du reste je ne veux vouloir que D[ieu] seul pour moi, et pour vous aussi, Madame. Qu’est-ce qui suffira à celui à qui le vrai amour ne suffit pas?380.
Vous ne vous trompez point, Madame, en disant que l’élévation que l’amour donne n’enfle point le cœur. C’est une marque qui rassure contre la crainte de l’illusion. L’amour, selon l’expérience intime, est bien plus Dieu que nous. C’est Dieu qui s’aime lui-même dans notre cœur381. On trouve que c’est quelque chose qui fait toute notre vie, et qui est néanmoins supérieur à nous. Nous n’en pouvons rien prendre pour nous en glorifier. Plus on aime Dieu, plus on sent que c’est D[ieu] qui est tout ensemble l’amour et le bien-aimé. O qu’on est éloigné de se savoir bon gré d’aimer, quand on aime véritablement. L’amour est emprunté. On sent qu’il fait tout, et que rien ne se ferait, s’il ne nous était donné pour tout faire. Hélas! qu’aimerais-je, si ce n’est moi-même, si je n’aimais que de mon propre fond? Dieu qui sait tout assaisonner, ne donne jamais le plus sublime amour sans son contrepoids. On éprouve tout ensemble au dedans de soi deux principes infiniment opposés. On sent une faiblesse et une imperfection étonnante dans tout ce qui est propre. Mais on sent par emprunt un transport d’amour, qui est si disproportionné à tout le reste, qu’on ne peut se l’attribuer. […]
Rien n’est si contraire à la simplicité que le scrupule. Il cache je ne sais quoi de double et de faux. On croit n’être en peine que par délicatesse d’amour pour Dieu. Mais dans le fond on est inquiet pour soi, et on est jaloux pour sa propre perfection par un attachement naturel à soi. On se trompe pour se tourmenter, et pour se distraire de Dieu sous prétexte de précaution.
… Souvenez-vous de ce que dit le Chrétien intérieur 382. Ceux qui ne veulent point souffrir n’aiment point, car l’amour veut toujours souffrir pour le bien-aimé. Vous ne vous trompez point, en distinguant la bonne volonté du courage. Le courage est une certaine force et une certaine grandeur de sentiment383, avec laquelle on surmonte tout. Pour les âmes que D[ieu] veut tenir petites, et à qui il ne veut laisser que le sentiment de leur propre faiblesse, elles font tout ce qu’il faut sans trouver en elles de quoi le faire, et sans se promettre d’en venir à bout. Tout les surmonte selon leur sentiment, et elles surmontent tout par un je ne sais quoi, qui est en elles sans qu’elles le sachent, qui s’y trouve tout à propos au besoin384, comme d’emprunt, et qu’elles ne s’avisent pas même de regarder comme leur étant propre. Elles ne pensent point à bien souffrir. Mais insensiblement chaque croix se trouve portée jusqu’au bout dans une paix simple et amère, où elles n’ont voulu que ce que Dieu voulait. Il n’y a rien d’éclatant, rien de fort, rien de distinct aux yeux d’autrui, et encore moins aux yeux de la personne. Si vous lui disiez qu’elle a bien souffert, elle ne le comprendrait pas. Elle ne sait pas elle-même comment tout cela s’est passé. À peine trouve-t-elle son cœur, et elle ne le cherche pas. Si elle voulait le chercher, elle en perdrait la simplicité et sortirait de son attrait. C’est ce que vous appelez une bonne volonté, qui paraît moins, et qui est beaucoup plus que ce qu’on appelle d’ordinaire courage. La bonne eau ne sent rien. Plus elle est pure, moins elle a de goût. Elle n’est d’aucune couleur. Sa pureté la rend transparente, et fait que n’étant jamais colorée, elle paraît de toutes les couleurs des corps solides où vous la mettez. La bonne volonté qui n’est plus qu’amour de celle de Dieu, n’a plus ni éclat ni couleur par elle-même. Elle est seulement en chaque occasion ce qu’il faut qu’elle soit, pour ne vouloir que ce que Dieu veut. …385.
967. À LA COMTESSE DE MONTBERON. [1701?]386
…le moindre clin d’œil pourrait ramener les anciens orages. Dieu veuille que les vôtres ne reviennent point par les scrupules. Je crains beaucoup moins pour Mad. d’[Oisy] des peines qui lui viennent d’autrui, et qui contribuent à son salut, que celles dont vous vous troubleriez vous-même contre l’attrait de Dieu. Marchez en simplicité, et l’esprit de paix reposera sur vous. Votre paix serait abondante, comme les eaux d’un fleuve, et votre justice serait plus profonde que les abîmes de la mer. D[ieu] ne cherche qu’à vous donner. Ne vous ôtez rien à vous-même. Si l’épouse ne faisait que raisonner et se troubler, elle ne dirait jamais : mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui.387 Vos raisonnements sont des distractions volontaires. …
… La vie de pure foi a deux choses; la première est qu’elle fait voir Dieu seul sous toutes les enveloppes imparfaites, où il se cache. La seconde est de tenir une âme sans cesse en suspens. On est toujours comme en l’air, sans pouvoir toucher du pied à terre. La consolation d’un moment ne répond jamais de la consolation du moment qui suivra. Il faut laisser faire Dieu dans tout ce qui dépend de lui, et ne songer qu’à être fidèle dans tout ce qui dépend de nous. Cette dépendance de moment à autre, cette obscurité, et cette paix de l’âme dans l’incertitude de ce qui lui doit arriver chaque jour, est un vrai martyre intérieur, et sans bruit. C’est être brûlé à petit feu. Cette mort est si lente, et si interne, qu’elle est souvent presque aussi cachée à l’âme qui la souffre, qu’aux personnes qui ignorent son état. Quand Dieu vous ôtera ce qu’il vous donne, il saura bien le remplacer, ou par d’autres instruments, ou par lui-même. Les pierres mêmes deviennent dans sa main des enfants d’Abraham. Un corbeau portait tous les jours la moitié d’un pain à S. Paul ermite388 dans un désert inconnu aux hommes. Si le saint eût hésité dans la foi, et s’il eût voulu s’assurer un jour d’un autre demi-pain pour le jour suivant, le corbeau ne serait peut-être point revenu. Mangez donc en paix le demi-pain de chaque jour que le corbeau vous apporte. A Chaque jour suffit son mal. Le jour de demain aura soin de lui-même 389. Celui qui nourrit aujourd’hui est le même qui nourrira demain. On reverra la manne tomber du ciel dans le désert, plutôt que de laisser les enfants de Dieu sans nourriture. …390.
Je ne voudrais, Madame, vous donner que de la consolation, et je ne puis éviter de vous contredire. Votre vivacité vous fait imputer aux hommes comme à Dieu ce qu’ils n’ont jamais pensé. Sur quel fondement pensez-vous que je veuille me décharger de votre conduite, et vous renvoyer au père[...]391 ? Je n’ai en vérité jamais eu cette pensée. Je crois bien qu’il peut vous être fort utile pour vous soutenir en mon absence contre vos scrupules, et contre vos impatiences de vous confesser. Mais je ne vais pas plus loin, et si vous vouliez me quitter pour vous mettre absolument dans ses mains, je crois que je vous dirais avec simplicité : ne le faites pas. Quoique j’estime fort sa grâce et son expérience, il me semble qu’il ne vous convient pas tout à fait, et que vous manqueriez à D[ieu] en quittant l’attrait qu’il vous a donné pour me croire. Demeurez donc en paix, n’écoutez point votre imagination trop vive et trop féconde en vues. Cette activité prodigieuse consume votre corps, et dessèche votre intérieur. Vous vous dévorez inutilement. Il n’y a que votre inquiétude qui suspende la paix et l’onction intérieure. Comment voulez-vous que D[ieu] parle de cette voix douce et intime, qui fait fondre l’âme, quand vous faites tant de bruit par tant de réflexions rapides’? Taisez-vous, et D[ieu] reparlera. N’ayez qu’un seul scrupule, qui est d’être scrupuleuse en désobéissant. Loin de vouloir quitter l’autorité, je voudrais la prendre, et c’est vous qui me la refusez, en ne voulant pas me croire sur vos confessions.
J’ai dit à M. le C[omte de Montberon] que j’apercevais combien vos scrupules nuisaient à votre santé, afin qu’il sentît combien vous avez besoin du séjour de Cambray. Il m’a paru croire que la lecture de sainte Thérèse et des autres livres spirituels avaient réveillé vos scrupules par des idées de perfection. Je n’ai pas insisté, de peur qu’il ne me crût prévenu. Vous voyez ce que fait votre activité, sur laquelle vous n’êtes point docile.
Vous demandez de la consolation. Sachez que vous êtes sur le bord de la fontaine, sans vouloir vous désaltérer. …392.
Cette tristesse, qui vous fait languir, m’alarme et me serre le cœur. Je la crains plus pour vous que toutes les douleurs sensibles. Je sais par expérience ce que c’est d’avoir le cœur flétri et dégoûté de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement. Je suis encore à certaines heures dans cette disposition d’amertume générale, et je sens bien que si elle était sans intervalle, je ne pourrais y résister longtemps.
Je viens de faire une mission à Tournay : tout cela s’est assez bien passé, et l’amour-propre même y pourrait avoir quelque petite douceur; mais dans le fond le bien que nous faisons est peu de chose. Si on n’était soutenu par l’esprit de foi, pour travailler sans voir le fruit de son travail, on se découragerait ; car on ne gagne presque rien ni sur les hommes pour les persuader ni sur soi-même pour se corriger. O qu’il y a loin depuis le mépris et la lassitude de soi-même jusqu’à la véritable correction! Je suis à moi-même tout un grand diocèse, plus accablant que celui du dehors et que je ne saurais réformer. Mais il faut se supporter sans se flatter, comme on doit le faire pour le prochain.
… À mon retour, j’espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée393. En attendant je vous recommande à D[ieu] et à notre bonne pendule.394 Ne vous défiez jamais de l’ami fidèle qui ne nous manque point, quoique nous lui manquions si souvent. Je suppose toutes les infidélités imaginables en vous, et je mets tout au pis-aller. Hé bien! que s’ensuit-il de là? Si vous avez manqué à Dieu, en vous éloignant d’ici, il n’y a qu’à ne plus lui résister, et qu’à rentrer dans votre place. Dieu n’est pas comme les hommes dont la vaine délicatesse se tourne en dépit et en indignation sans retour. Quand vous auriez manqué à D[ieu] cent et cent fois, revenez sincèrement, cessez de lui résister. Aussitôt il vous tend les bras. […] Désirez la chose, cessez d’y résister intérieurement, tout est fait. Dieu n’a pas besoin de la présence sensible pour tirer les fruits des unions qu’il opère: la seule volonté suffit. On demeure uni, la mer entre-deux: on est intimement en société dans le sein de celui qui ne connaît aucune distance de lieux, et qui anéantit toutes les distances par son immensité. On se communique, on s’entend, on se console, on se nourrit, sans se voir, et sans s’entendre. Dieu prend plaisir à suppléer tout. Est-on ensemble, sans correspondre de cœur, et sans acquiescer à l’union que D[ieu] veut, on s’agite, on se dessèche, on s’épuise, on dépérit, et la paix fuit d’un cœur qui résiste à Dieu. Est-on à mille lieues les uns les autres, sans espérance de se voir ni de s’écrire, la seule correspondance de volonté détruit toutes les distances. Il n’y a point d’entre-deux entre des volontés dont D[ieu] est le centre commun. On s’y retrouve, et c’est une présence si intime, que celle qui est sensible n’est rien en comparaison. Ce commerce est tout autre que celui de la parole. Les âmes mêmes qui sont dans cette union sont souvent ensemble sans pouvoir se résoudre à se parler. Elles sont trop unies pour parler, et trop occupées de leur vie commune pour se donner des marques d’attention. Elles sont ensemble une même chose en D[ieu] comme sans distinction. D[ieu] est alors comme une même âme dans deux corps différents395.
Demeurez donc, Madame, en paix dans le lieu où D[ieu] vous retient. Mais que votre cœur soit tout entier où il vous appelle. La paix ne dépend que de la non-résistance de la volonté. Reprenez doucement vos anciennes lectures. Remettez-vous en commerce avec votre bon et ancien ami S[aint] Fr[ançois] de Sales. Faites comme une personne convalescente. Il la faut nourrir d’aliments délicats, et lui en donner peu et souvent. C’est une espèce d’enfance. La lecture ramènera peu à peu l’oraison. L’oraison élargira le cœur, et rappellera la familiarité avec l’Époux. Laissez faire Dieu. Unissez-vous, je vous en conjure, à mes intentions. Pour moi je vous porterai devant D[ieu] partout où j’irai, et vous me serez partout présente en foi. […]396.
Vous avez, Madame, deux choses qui s’entre-soutiennent, et qui vous font des maux infinis. L’une est le scrupule enraciné dans votre cœur depuis votre enfance, et poussé jusqu’aux derniers excès pendant tant d’années.
L’autre est votre attachement à vouloir toujours goûter, et sentir le bien. Le scrupule vous ôte souvent le goût et le sentiment de l’amour, par le trouble, où il vous jette. D’un autre côté, la cessation du goût et du sentiment réveille et redouble tous vos scrupules; car vous croyez ne rien faire, avoir perdu Dieu, et être dans l’illusion, dès que vous cessez de goûter et de sentir la ferveur de l’amour. Ces deux choses devraient au moins servir à vous convaincre de la grandeur de votre amour-propre.
Vous avez passé votre vie à croire que vous étiez toujours toute aux autres et jamais à vous-même. Rien ne flatte tant l’amour-propre, que ce témoignage qu’on se rend intérieurement à soi-même de n’être jamais dominé par l’amour-propre, et d’être toujours occupé d’une certaine générosité pour le prochain. Mais toute cette délicatesse qui paraît pour les autres est dans le fond pour vous-même. Vous vous aimez jusqu’à vouloir sans cesse vous savoir bon gré de ne vous aimer pas; toute votre délicatesse ne va qu’à craindre de ne pouvoir pas être assez contente de vous-même. Voilà le fond de vos scrupules. Vous en pouvez découvrir le fond par votre tranquillité sur les fautes d’autrui. Si vous ne regardiez que Dieu seul et sa gloire, vous auriez autant de délicatesse et de vivacité sur les fautes d’autrui, que sur les vôtres. Mais c’est le moi qui vous rend si vive et si délicate. Vous voulez que Dieu aussi bien que les hommes soit content de vous, et que vous soyez toujours contente de vous-même dans tout ce que vous faites par rapport à Dieu.
D’ailleurs vous n’êtes point accoutumée à vous contenter d’une bonne volonté toute sèche et toute nue. Comme vous cherchez un ragoût d’amour-propre, vous voulez un sentiment vif, un plaisir qui vous réponde de votre amour, une espèce de charme et de transport. Vous êtes trop accoutumée à agir par imagination, et à supposer que votre esprit et votre volonté ne font point les choses, quand votre imagination ne vous les rend pas sensibles. Ainsi tout se réduit chez vous à un certain saisissement semblable à celui des passions grossières, ou à celui que causent les spectacles. À force de délicatesse on tombe dans l’extrémité opposée, qui est la grossièreté de l’imagination. Rien n’est si opposé non seulement à la vie de pure foi, mais encore à la vraie raison. Rien n’est si dangereux pour l’illusion, que l’imagination, à laquelle on s’attache pour éviter l’illusion même. Ce n’est que par l’imagination qu’on s’égare. Les certitudes qu’on cherche par imagination, par goût et par sentiment, sont les plus dangereuses sources du fanatisme.
Il faut prendre le goût sensible, quand Dieu le donne, comme un enfant prend la mamelle quand la mère la lui présente. Mais il faut se laisser sevrer, quand il plaît à Dieu. La mère n’abandonne et ne rejette point son enfant, quand elle lui ôte le lait, pour le nourrir d’un aliment moins doux et plus solide. Vous savez que tous les saints les plus expérimentés ont compté pour rien l’amour sensible, et même les extases, en comparaison d’un amour nu et souffrant dans l’obscurité de la pure foi. Autrement il ne se ferait jamais ni épreuve ni purification dans les âmes. Le dépouillement et la mort ne se feraient qu’en paroles, et on n’aimerait Dieu, qu’autant qu’on sentirait toujours un goût délicieux et une espèce d’ivresse en l’aimant. Est-ce donc là à quoi aboutit cette délicatesse, et ce désintéressement d’amour, dont on veut se flatter ?
Voilà, Madame, le fond vain et corrompu que Dieu veut vous montrer dans votre cœur. Il faut le voir avec cette paix et cette simplicité, qui font l’humilité véritable. Être inconsolable de se voir imparfait, c’est un dépit d’orgueil et d’amour-propre. Mais voir en paix toute son imperfection, sans la flatter ni tolérer; vouloir la corriger, mais ne s’en dépiter point contre soi-même, c’est vouloir le bien pour le bien même, et pour Dieu qui le demande, sans le vouloir pour s’en faire une parure, et pour contenter ses propres yeux.
Pour venir à la pratique, tournez vos scrupules contre cette vaine recherche de votre contentement dans les vertus. Ne vous écoutez point vous-même. Demeurez dans votre centre, où est votre paix. Prenez également le goût et le dégoût. Quand le goût vous est ôté, aimez sans goûter et sans sentir, comme il faut croire sans voir et sans raisonner.
Surtout, ne me cachez rien. Votre délicatesse qui paraît si régulière se tourne en irrégularité. Rien ne vous éloigne tant de la simplicité et même de la franchise. Elle vous donne des duplicités et des replis, que vous ne connaissez pas vous-même. Dès que vous vous sentez hors de votre simplicité et de votre paix, avertissez-moi. L’enfant dès qu’il a peur se jette sans raisonner au cou de sa mère’. Si vous ne pouvez me parler, au moins dites-moi que vous ne le pouvez pas, afin que je rompe malgré vous les glaces, et que j’exorcise le démon muet.
Vous n’avez jamais rien fait de si bien que ce que vous fîtes l’autre jour. Gardez-vous bien de vous en repentir. Il ne faut ni s’en repentir ni s’en savoir bon gré. Le prix de ces sortes d’actions consiste tout dans leur simplicité. Il faut qu’elles échappent sans aucun retour. On les gâte en les regardant. Le vrai moyen de faire souvent des choses à peu près semblables, c’est de ne se souvenir point d’avoir fait celle-là.
De plus, je dois vous dire en présence de N[otre]-S[eigneur] qui voit les derniers replis des consciences, ce que vous n’avez jamais voulu croire jusqu’ici, mais que je ne cesserai jamais de vous dire. C’est que je n’ai jamais senti jusqu’au moment présent, ni répugnance, ni dégoût, ni froideur, ni peine pour tout ce qui a rapport à vous. Si j’en sentais, je vous le dirais et je n’en ferais pas moins tout ce qu’il faudrait pour vous aider dans la voie de Dieu. J’espérerais même qu’en vous l’avouant, j’apaiserais votre trouble intérieur; car cette franchise devrait vous toucher. On n’est pas maître de ses goûts et de ses sentiments. Si on ne l’est pas à l’égard de D[ieu] faut-il s’étonner qu’on ne le soit pas à l’égard des hommes? Vous savez qu’on n’en aime et qu’on n’en sert pas moins Dieu, quoiqu’on soit souvent privé de tout goût dans son amour, et qu’on y éprouve des répugnances horribles. Dieu veut bien être aimé et servi de cette façon. Il y prend ses plus grandes complaisances: pourquoi n’en feriez-vous pas autant? Encore une fois, Madame, je vous l’avouerais, si Dieu permettait que je fusse dans cette peine à votre égard. Mais j’en suis infiniment éloigné, et je ne l’ai jamais éprouvée une seule fois. Mais tout ce que je vous dis ne peut vous persuader. Vous voulez croire vos réflexions, plus que mes propres sentiments sur moi-même. Comment pourriez-vous me croire avec quelque docilité sur d’autres choses, puisque vous refusez de me croire sur ce qui se passe en moi? Il ne s’agit point de certains motifs subtils, qui peuvent se déguiser dans le cœur. Il s’agit de goût, et de dégoût sensible, journalier, continuel. Vous voulez deviner sur autrui avec infaillibilité, et supposer que je sens à toute heure ce que je n’aperçois jamais. Ou bien vous voulez croire que je ne fais que vous mentir. Au reste, je vous déclare devant D[ieu] que je ne vous ai jamais crue fausse, et que je n’ai jamais eu aucune pensée qui approche de celle-là. Mais j’ai pensé et je pense encore que votre délicatesse pour prendre tout sur vous, et pour cacher vos peines à celui qui devrait les savoir, vous fait faire des réserves que d’autres font par fausseté. Si c’est là dire que vous êtes fausse, j’avoue, que je ne sais pas la valeur des termes. Pour moi, je crois avoir dit que vous n’êtes pas fausse, en parlant ainsi. Oserai-je aller plus loin? Supposé même (ce qui a toujours été infiniment contraire à ma pensée) que j’eusse dit que vous étiez fausse en certaines démonstrations par délicatesse et par politesse, devriez-vous être si sensible à cette opinion injuste que j’aurais de vous? Plusieurs saintes âmes se sont laissé condamner injustement par leurs directeurs prévenus. Elles leur ont laissé croire qu’elles étaient hypocrites, et elles sont demeurées humbles et dociles sous leur conduite. Pourquoi faut-il que vous soyez si vive sur une prévention infiniment moindre, et que je ne cesse de vous désavouer devant Dieu? En vérité, Madame, Dieu permet en cette occasion que tout le venin de votre amour-propre se montre au-dehors, afin qu’il sorte de votre fond, et que votre cœur en soit vidé. Vous ne l’auriez jamais pu bien connaître autrement. Pour moi loin d’être fatigué de vous, et du soin de vous conduire à Dieu, je ne le suis que de vos discrétions. Je ne crains que de n’avoir pas cette prétendue fatigue. Mais vous ne m’échapperez point. Je vous poursuivrai sans relâche, et j’espère que Dieu après que l’orage sera diminué, vous fera voir, combien je suis attaché à vous pour sa gloire. Du moins, acquiescez en général à ce que vous ne voyez pas encore pendant le trouble de votre cœur. Unissez-vous à moi devant Dieu, pour le laisser opérer en vous ce que la nature révoltée craint. Défiez-vous non seulement de votre imagination, mais encore de votre esprit, et des vues qui vous paraissent les plus claires. Pour moi je vais prier sans relâche pour vous. Mais je le fais avec une amertume et une souffrance intérieure, qui est pis que la fièvre. Je vous conjure, au nom de Dieu et de J[ésus]-C[hrist] notre vie, de ne sortir point de l’obéissance. Je vous attends et rien ne peut me consoler que votre retour.397
1968. À LA COMTESSE DE MONTBERON [milieu mai 1703]398
Oui, je consens avec joie que vous m’appeliez votre père ; je le suis, et le serai toujours. Il n’y manque qu’une pleine persuasion et confiance de votre part; mais il faut attendre que votre cœur soit élargi. C’est l’amour-propre qui le resserre. On est bien à l’étroit, quand on se renferme au dedans de soi : au contraire, on est bien au large, quand on sort de cette prison, pour entrer dans l’immensité de Dieu et dans la liberté de ses enfants.
Je suis ravi de vous voir dans les impuissances où Dieu vous réduit. Sans ces impuissances, l’amour-propre ne pouvait être ni convaincu ni renversé. Il avait toujours des ressources secrètes et des retranchements impénétrables dans votre courage et dans votre délicatesse. Il se cachait à vos propres yeux, et se nourrissait du poison subtil d’une générosité apparente, où vous vous sacrifiiez toujours pour autrui. Dieu a réduit votre amour-propre à crier les hauts cris, à se démasquer, à découvrir l’excès de sa jalousie. O que cette impuissance est douloureuse et salutaire tout ensemble ! Tant qu’il reste de l’amour-propre, on est au désespoir de le montrer; mais tant qu’il y a encore un amour-propre à poursuivre jusque dans les derniers replis du cœur, c’est un coup de miséricorde infinie que Dieu vous force à le laisser voir. Le poison devient un remède. L’amour-propre poussé à bout ne peut plus se cacher et se déguiser. Il se montre dans un transport de désespoir; en se montrant, il déshonore toutes les délicatesses, et dissipe les illusions flatteuses de toute la vie: il paraît dans toute sa difformité. C’est vous-même idole de vous-même, que Dieu met devant vos propres yeux. Vous vous voyez, et vous ne pouvez vous empêcher de vous voir. Heureusement vous ne vous possédez plus, et vous ne pouvez plus empêcher de vous laisser voir aux autres. Cette vue si honteuse d’un amour-propre démasqué fait le supplice de l’amour-propre même. Ce n’est plus cet amour-propre si sage, si discret, si poli, si maître de lui-même, si courageux pour prendre tout sur soi, et rien sur autrui. Ce n’est plus cet amour-propre qui vivait de cet aliment subtil de croire qu’il n’avait besoin de rien, et qui, à force d’être grand et généreux, ne se croyait pas même un amour-propre. C’est un amour-propre d’enfant jaloux d’une pomme, qui pleure pour l’avoir. Mais à cet amour-propre enfantin est joint un autre amour-propre bien plus tourmentant. C’est celui qui pleure d’avoir pleuré, qui ne peut se taire, et qui est inconsolable de ne pouvoir plus cacher son venin. Il se voit indiscret, grossier, importun, et il est forcené de se voir dans cette affreuse situation. Il dit comme Job: Ce que je craignais le plus est précisément ce qui m’est arrivé.399
Il y a longtemps, ma chère fille, que rien ne m’a fait un plus sensible plaisir que votre lettre d’hier. Elle vient d’un seul trait, comme vous le dites. C’est ainsi qu’il faut s’épancher sans réflexion. Il faut vous accoutumer à la privation. La grande peine qu’elle cause montre le grand besoin qu’on en a. Ce n’est qu’à cause qu’on s’approprie la lumière, la douceur et la jouissance, qu’il faut être dénué et désapproprié de toutes ces choses. Tandis qu’il reste à l’âme un attachement à la consolation, elle a besoin d’en être privée. Dieu goûté, senti, et bienfaisant, est Dieu. Mais c’est Dieu avec des dons qui flattent l’âme. Dieu en ténèbres, en privations, et en délaissements, est tellement Dieu, que c’est D[ieu] tout seul, et nu pour ainsi dire. Une mère qui veut attirer son petit enfant, se présente à lui les mains pleines de douceurs et de jouets. Mais le père se présente à son fils déjà raisonnable, sans lui donner aucun présent. Dieu fait encore plus; car il voile sa face, il cache sa présence, et ne se donne souvent aux âmes qu’il veut épurer, que dans la profonde nuit de la pure foi. Vous pleurez comme un petit enfant le bonbon perdu. Dieu vous en donne de temps en temps. Cette vicissitude console l’âme par intervalles, quand elle commence à perdre courage, et l’accoutume néanmoins peu à peu à la privation. Dieu ne veut ni vous décourager, ni vous gâter. Abandonnez-vous à cette vicissitude, qui donne tant de secousses à l’âme, et qui en l’accoutumant à n’avoir ni état fixe ni consistance, la rend souple, et comme liquide pour prendre toutes les formes qu’il plaît à Dieu. C’est une espèce de fonte du cœur. C’est à force de changer de forme qu’on n’en a plus aucune à soi. L’eau pure et claire n’est d’aucune couleur ni d’aucune figure: elle est toujours de la couleur et de la figure que lui donne le vase qui la contient. Soyez de même en Dieu.
Pour les réflexions pénibles et humiliantes, soit sur vos fautes, soit sur votre état temporel, regardez-les comme des délicatesses de votre amour-propre. La douleur sur toutes ces choses est plus humiliante que les choses mêmes. Mettez le tout ensemble, la chose qui afflige avec l’affliction de la chose, et portez cette croix sans songer, ni à la secouer, ni à l’entretenir. Dès que vous la porterez avec cette indifférence pour elle, et cette simple fidélité pour Dieu, vous aurez la paix, et la croix deviendra légère dans cette paix toute sèche, et toute simple. […]
Vous voyez bien, ma chère fille, que toutes vos peines ne viennent jamais que de jalousie, ou de délicatesse d’amour-propre, ou d’un fonds de scrupule, qui est encore un amour-propre enveloppé. […] Il [Dieu] permet aussi que vous tombiez dans certaines choses très contraires à votre excessive délicatesse et discrétion, aux yeux d’autrui, pour vous faire mourir à cette délicatesse et à cette discrétion, dont vous étiez si jalouse. Il vous fait perdre terre, afin que vous ne trouviez plus aucun appui sensible ni dans votre propre cœur, ni dans l’approbation du prochain. Enfin il permet que vous croyez voir le prochain tout autre qu’il n’est à votre égard, afin que votre amour-propre perde toute ressource flatteuse de ce côté-là. Le remède est violent. Mais il n’en fallait pas moins, pour vous déposséder de vous-mêmes, et pour forcer tous les retranchements de votre orgueil. Vous voudriez mourir, mais mourir sans douleur en pleine santé. Vous voudriez être éprouvée, mais discerner l’épreuve, et lui être supérieure, en la discernant. Les jurisconsultes disent sur les donations: Donner et retenir ne vaut. Il faut même donner tout ou rien, quand D[ieu] veut tout. Si vous n’avez pas la force de le donner, laissez-le prendre. …
Comment pouvez-vous vous imaginer que je puisse être tenté de vous abandonner? C’est moi qui ne veux pas que vous m’abandonniez. Aucun de vos défauts ne me lasse. Je voudrais que vous les pussiez voir comme je les vois, et que vous les supportassiez avec la même paix dont je les supporte. Ils se tourneraient tous à profit pour vous. Quand D[ieu] vous laisse un peu respirer, vous voyez sa bonté. Mais dès qu’il recommence en vous son ouvrage, vous défaites ce qu’il fait à mesure qu’il y travaille. Vous écoutez votre imagination jusqu’à n’écouter plus ni Dieu, ni l’homme qui doit vous parler en son nom. Vous êtes alors indocile, révoltée, et comme possédée d’un esprit de désespoir. Ce n’est point la peine qui cause l’infidélité. Mais c’est l’infidélité qui cause la peine. Une certaine douleur paisible dans l’obscurité et dans la sécheresse ne serait rien que de bon. Il faut bien souffrir pour mourir. Le dépouillement ne se fait pas sans douleur, mais le trouble du fond ne vient que de l’infidélité avec laquelle vous écoutez la tentation. …400
Il n’est question, ma très chère fille, ni de moi, ni d’aucune autre personne. Il s’agit de Dieu seul. Si vous pouviez, sans lui manquer, faire la rupture que vous projetez401, je vous laisserais faire, et je serais ravi de vous voir dans la fidélité et dans la paix, par une autre voie. Mais c’est un désespoir d’amour-propre, qui veut rompre tous les liens de grâce, pour chercher un soulagement chimérique. Votre désespoir redoublerait, si vous aviez fait cette démarche contre Dieu. Mais si vous vous livrez à lui sans condition et sans bornes, le simple acquiescement en esprit d’abandon sans réserve vous remettra en paix. Je vous pardonne d’avoir contre moi les pensées les plus outrageantes. Je me compte, Dieu merci, pour rien. Mais malgré cet outrage que je n’ai jamais mérité de vous, vos véritables intérêts me sont si chers, que je donnerais de bon cœur ma vie pour vous empêcher de détruire en vous l’œuvre de Dieu. Vous ne pourriez le faire sans perdre la vie, et sans la finir dans une résistance horrible à la grâce. Jamais tentation de jalousie, et de fureur d’un amour-propre ombrageux, ne fut si manifeste. C’est pendant que vous êtes livrée à cette tentation affreuse, que vous voulez faire les pas les plus décisifs. Au moins, laissez un peu calmer cet orage. Attendez d’être tranquille, comme les gens sages l’attendent toujours, pour prendre une résolution de sang-froid. Ou, pour mieux dire, ne vous défiez que de vous-même, et nullement de Dieu. Mettez tout au pis-aller. Supposez comme vraies toutes les étranges chimères que votre imagination vous représente. Acceptez tout sans réserve. N’y mettez aucune borne pour la durée. Assujettissez-vous à moi par pure fidélité à Dieu, sans compter sur moi. Demeurez dans cette disposition du fond en silence, sans vous écouter, et n’écoutant que Dieu seul, je suis assuré que la paix, qui surpasse tout sentiment humain, renaîtra d’abord dans votre cœur, et que les écailles tomberont de vos yeux. Faites-en l’expérience, je vous conjure. Dieu permet qu’avec le meilleur esprit du monde, vous soyez dans l’illusion la plus grossière et la plus étrange sur un seul point. C’est une chimère qui fait le plus réel de tous les supplices. Il ne fallait rien moins pour démonter cet amour-propre si délicat et si déguisé. L’opération est crucifiante. Mais il faut mourir. Laissez-vous mourir, et vous vivrez.402
Jamais je ne ressentis, ma chère fille, une plus grande joie que celle que vous me donnez. Béni soit celui qui tient votre cœur ! O que vous serez en paix si vous vous livrez à lui sans condition et sans bornes ! Ne cherchez que lui seul en moi, et vous l’y trouverez toujours. Mais si vous vous y cherchez vous-même, l’amour-propre sera votre tourment. Souffrez toutes mes fautes, contentez-vous de ma bonne volonté; regardez Dieu qui vous éprouve par moi, quand vous ne pouvez plus voir Dieu qui vous aide par moi. Que notre union soit toute de foi. Il faut voir Dieu dans mon indigne personne, comme vous voyez J[ésus]-C[hrist] dans ce vil pain que le prêtre tient à la messe. J’espère que tous ces ébranlements si violents serviront à affermir l’édifice. Mille fois tout à vous en celui qui veut que tout soit un.403.
Je demeure devant Dieu, comme si j’allais mourir, ma chère fille, et je ne trouve dans mon cœur aucune des dispositions que vous y croyez voir. Au contraire malgré votre opposition, je suis toujours de plus en plus dans une pente à l’union fixe avec vous en N[otre] Seigneur] que je ne saurais expliquer, et que vous pouvez encore moins comprendre. Toutes vos infidélités se réduisent à ne pouvoir vous résoudre à voir dans votre cœur des impressions humiliantes, et des sentiments qui font honte à votre amour-propre. En quelque terre inconnue que vous allassiez avec cette délicatesse d’amour-propre chercher le repos, vous ne l’y trouveriez jamais. L’Écriture nous dit : qui est-ce qui a eu la paix en résistant à Dieu ?404 Vous porteriez partout cet amour délicat et inconsolable sur ses misères. Vous y ajouteriez le dessèchement, le vide, et le trouble d’un cœur égaré de sa voie, avec le reproche intime d’avoir manqué à Dieu pour donner du soulagement à votre orgueil. Dieu vous poursuivrait sans relâche. Dussiez-vous fuir devant sa face comme Jonas, vous seriez plutôt jetée dans la mer, et engloutie par un monstre. Il vous faudrait revenir au point où Dieu vous veut. Il n’y a qu’à consentir de se voir dans toute sa laideur. La laideur des misères est comme la beauté des dons de Dieu. L’une et l’autre disparaît dès qu’on la regarde. Le regard de complaisance fait disparaître le bien, et le regard d’humilité paisible fait disparaître le mal. Souffrez de vous voir, et tout sera guéri.
Ne me cherchez que comme le simple instrument de D[ieu], ne voyant que lui seul en moi. Regardez-moi comme la roche qui donnait de l’eau dans le désert au peuple d’Israël. Moins je contente la nature, plus je sers à la faire mourir, et à faire suivre la pure grâce. La tentation est évidente, mais vous avez les yeux fermés pour ne la pas voir, et vous vous roidissez contre Dieu. J’ai voulu aujourd’hui laisser couler le torrent. Si vous voulez demain vous confesser, je serai prêt à vous écouter et à aller chez vous. Mais votre principal et presque unique péché sera d’avoir écouté et suivi la tentation. Pour moi je ne vous laisserai point vous éloigner de moi. Je vous porterai sans cesse dans le fond de mon cœur. Je l’ai bien serré et bien abattu. Je vois bien que je fais votre peine, mais vous faites aussi la mienne, car je souffre de vous voir souffrir, et de trouver votre cœur retranché contre la grâce. O que ne donnerais-je point pour vous guérir !
Souffrez, ma chère fille, que je vous représente ce qu’il me semble que D[ieu] veut que je vous mette devant les yeux. Le fonds que vous avez nourri dans votre cœur depuis l’enfance, en vous trompant vous-même, est un amour-propre effréné, et déguisé sous l’apparence d’une délicatesse et d’une générosité héroïque. C’est un goût de roman, dont personne ne vous a montré l’illusion. Vous l’aviez dans le monde et vous l’avez porté jusque dans les choses les plus pieuses. Je vous trouve toujours un goût pour l’esprit, pour les choses gracieuses, et pour la délicatesse profane, qui me font peur. Cette habitude vous a fait trouver des épines dans tous les états. Avec un esprit très droit et très solide, vous vous rendez inférieure aux gens qui en ont beaucoup moins que vous. Vous êtes d’un excellent conseil pour les autres. Mais pour vous-même les moindres bagatelles vous surmontent. Tout vous ronge le cœur. Vous n’êtes occupée que de la crainte de faire des fautes, ou du dépit d’en avoir fait. Vous vous les grossissez par un excès de vivacité d’imagination, et c’est toujours quelque rien qui vous réduit au désespoir. Pendant que vous vous voyez la plus imparfaite personne du monde, vous avez l’art d’imaginer dans les autres des perfections, dont elles n’ont pas l’ombre. D’un côté vos délicatesses et vos générosités, de l’autre vos jalousies et vos défiances sont outrées et sans mesure. Vous voudriez toujours vous oublier vous-même pour vous donner aux autres. Mais cet oubli tend à vous faire l’idole et de vous-même, et de tous ceux pour qui vous paraissez vous oublier. Voilà le fond d’idolâtrie raffinée de vous-même que Dieu veut arracher. L’opération est violente, mais nécessaire. Allassiez-vous au bout du monde pour soulager votre amour-propre, vous n’en seriez que plus malade. Il faut ou le laisser mourir sous la main de D[ieu], ou lui fournir quelque aliment. Si vous n’aviez plus les personnes qui vous occupent, vous en chercheriez bientôt d’autres sous de beaux prétextes, et vous descendriez jusqu’aux plus vils sujets, faute de meilleurs. Dieu vous humilierait même par quelque entêtement méprisable, où il vous laisserait tomber. L’amour-propre se nourrirait des plus indignes aliments, plutôt que de mourir de faim.
Il n’y a donc qu’un seul véritable remède, et c’est celui que vous fuyez. Les douleurs horribles que vous souffrez viennent de vous, et nullement de Dieu. Vous ne le laissez pas faire. Dès qu’il commence l’incision, vous repoussez sa main, et c’est toujours à recommencer. Vous écoutez votre amour-propre dès que D[ieu] l’attaque. Tous vos attachements, faits par goût naturel, et pour flatter la vaine délicatesse de votre amour, se tournent pour vous en supplice. C’est une espèce de nécessité où vous mettez Dieu de vous traiter ainsi. Allassiez-vous au bout du monde, vous trouveriez les mêmes peines, et vous n’échapperiez pas à la jalousie de D[ieu], qui veut confondre la vôtre en la démasquant. Vous porteriez partout la plaie envenimée de votre cœur. Vous fuiriez en vain comme Jonas. La tempête vous engloutirait.
Je veux bien prendre pour réel tout ce qui n’est que chimérique. Eh bien! cédez à Dieu, et accoutumez-vous à vous voir telle que vous êtes. Accoutumez-vous à vous voir vaine, ambitieuse pour l’amitié d’autrui, tendant sans cesse à devenir l’idole d’autrui pour l’être de vous-même, jalouse et défiante sans aucune borne. Vous ne trouverez à affermir vos pieds qu’au fond de l’abîme. Il faut vous familiariser avec tous ces monstres. Ce n’est que par là que vous vous désabuserez de la délicatesse de votre cœur. Il en faut voir sortir toute cette infection. Il en faut sentir toute la puanteur. Tout ce qui ne vous serait pas montré ne sortirait point, et tout ce qui ne sortirait point serait un venin rentré et mortel. Voulez-vous accourcir l’opération? ne l’interrompez pas. Laissez la main crucifiante agir en toute liberté. Ne vous dérobez point à ses incisions salutaires.
N’espérez pas de trouver la paix loin de l’oraison et de la communion. Il ne s’agit pas d’apaiser votre amour-propre en l’épargnant, et en résistant à l’esprit de grâce, mais au contraire il s’agit de vous livrer sans réserve à l’esprit de grâce, pour n’épargner plus votre amour-propre. Vous pouvez vous étourdir, vous enivrer pour un peu de temps, et vous donner des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne aux malades qui sont en délire. Mais la vraie paix n’est que dans la mort. On voit en vous depuis quelques jours un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaîté avec un fond d’agonie. O si vous faisiez pour D[ieu] ce que vous vous faites contre, quelle paix n’auriez-vous pas! O si vous souffriez, pour laisser faire Dieu, le quart de ce que vous vous faites souffrir pour l’empêcher de déraciner votre amour-propre, quelle serait votre tranquillité! Je prie celui à qui vous résistez de vaincre vos résistances, d’avoir pitié de cette force contre lui, qui n’est que faiblesse, et de vous faire malgré vous autant de bien que vous vous faites de mal. Pour moi, comptez que je vous poursuivrai sans relâche, et que je ne vous quitterai point. J’espère beaucoup moins de mes paroles et de mes travaux pour vous, que de ma peine intérieure, et de mon union à Dieu dans le désir de vous rapprocher de lui. 405.
Vous voulez, ma chère fille, appliquer le remède à l’endroit où le mal n’est point. Votre mal n’est point dans vos sentiments. Il n’est que dans vos réflexions volontaires. Vos sentiments sont vifs, injustes et contraires à la charité. Mais la volonté n’y a aucune part, et par conséquent ils ne sont point des péchés. Ce qui montre qu’ils ne sont pas volontaires, c’est que la volonté ne s’attache que trop à les rejeter d’une façon positive et marquée. C’est que vous avez par délicatesse d’amour-propre trop horreur de ces sentiments; c’est que cette horreur va jusqu’à vous troubler. Ainsi vous vous en prenez à ce qui n’est que l’ombre du mal, et c’est le remède qui devient un mal véritable. Ce premier mal ne serait qu’une simple douleur, comme celle des dents ou de la colique. Elle n’aurait rien de raisonné; ce serait une amertume, une tristesse, une plaie douloureuse au travers du cœur. Mais ce qui la rend insupportable, c’est le désespoir de l’amour-propre que vous y ajoutez par vos réflexions. Vous ne faites que deviner, et deviner faux sur les autres, que subtiliser sur vous pour vous tourmenter pour des riens. Ensuite vous vous faites par réflexion un second tourment du premier tourment déjà passé. En laissant tout tomber, vous contenteriez Dieu tout d’un coup. C’est le plus grand sacrifice que vous lui puissiez faire, que celui de lui abandonner tout ce tourbillon de vaines pensées, et de revenir tout court à lui seul. Rien n’expiera tant vos prétendus péchés d’amour-propre, que le simple délaissement de vous-même. C’est le remède spécifique à l’idolâtrie de soi, que le délaissement de soi-même. Tout autre remède aigrit et envenime la plaie délicate du cœur, à force de la retoucher. C’est un dangereux remède contre l’amour-propre, que de faire souvent l’anatomie de son propre cœur. Enfin vous n’êtes point docile, et c’est de quoi vous devriez faire plus de scrupule, que de vos sentiments involontaires, dont je me charge devant Dieu. Je le prie de vous ramener sans détour à la simplicité. Vous résistez à D[ieu], vous refusez la communion que vous savez bien que D[ieu] demande de vous. Au nom de D[ieu] finissez cette résistance.
… N’ajoutez rien par vos agitations volontaires à ce que D[ieu] vous fait souffrir. C’est le détachement du cœur qui fait que Dieu se contente de la bonne volonté, et nous dispense du sacrifice. Il ne rendit Isaac à Abraham qu’après que le père eût levé le bras pour immoler son fils. Je ne vous demande point que vous leviez le bras. Il suffit que vous demeuriez souffrante et immobile sous la main de D[ieu] en recourant à sa bonté. Que ne donnerais-je point, et que ne voudrais-je point souffrir, ma chère fille, pour votre soulagement, et pour la guérison de notre malade.
… Votre grand mal n’est point dans le sentiment involontaire de jalousie qui ne ferait que vous humilier très utilement. Il est dans la révolte de votre cœur qui ne peut souffrir un mal si honteux, et qui, sous prétexte de délicatesse de conscience, veut secouer le joug de l’humiliation. Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement à éprouver toute votre vie tous les sentiments indignes et honteux qui vous occupent. Vos vains efforts ne feront qu’irriter le mal à l’infini. Mais ce mal sera un merveilleux remède à votre orgueil, dès que vous voudrez vous le laisser appliquer patiemment par la main de Dieu.
Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse, et laissez votre amour-propre crever de dépit. La paix est là. Vous ne la trouverez jamais ailleurs. Quel fruit avez-vous eu jusqu’ici à désobéir? Il faut que D[ieu] fasse à chaque fois un miracle de grâce pour vous dompter. Vous usez tout, et votre amour-propre se déguise en dévotion bien empesée pour défaire l’ouvrage de D[ieu] qui est une opération détruisante. Laissez-vous détruire, et D[ieu] fera tout en vous. …406.
Approfondir cette longue relation est décevante du point de vue d’une approche mystique, mais cerne bien les problèmes posés par une dirigée scrupuleuse :
Lettres adressées à la COMTESSE DE MONTBERON (Marie GRUYN) :
1700 (19 lettres), 29 janvier, 22 février, 3 et 15 mars, 15 et 16 avril, 30 avril, 13, 17 et 23 juin, 26 et 28 juillet, 5 août, 2 septembre, 31 octobre, 2 et 7-8 novembre, 12 et 26 décembre,
1701 (39), 5 janvier, 28 et 29 janvier, 8 et 19 février, 3 et 22 mars, 2 et 4 avril, 26 et 27 avril, 6 et 7 mai, 15 mai, 10, 16 et 27 juin, 11 juillet, 26 et 30 juillet, ler août, 5 et 7 août, 14 et 21 août et 25 août, 7 et 9 septembre, 27 septembre, 8 et 16 octobre, 30 octobre, 6 novembre (?), 9 novembre, avant le 20 novembre, 20 et 21 novembre, entre 8 et 15 décembre, 15 décembre. Et L.1966, L.1967 en [CF 18]],
1702 (37), 5 et 6 janvier, 18 et 27 janvier, 4 et 15 février, 13 et 18 mars, 30 mars, 6 et 12 avril, 17 et 26 et 27 avril, 3 et 11 et 13 et 19 et 26 mai, 6 et 23 juin, 29 juin, ler juillet, entre 2 et 6 juillet, 8 et 12 et 29 juillet, 16 et 29 septembre, 10 et 13 octobre, 14-16 octobre (?),17 et 22 octobre, 4 novembre, 2 et 18 décembre.
1703 (16), 25 janvier, 8 février, 8 mai et 21 mai, 10 et 24 juin, 30 juillet, 8 et 20 et 23 août, 23 septembre, 4 et 9 octobre, 3 et 7 et 15 novembre. Et L.1968 de la mi-mai.
1704 (20), 1 janvier, 28 et 29 janvier, 10 février (1ere et 2e lettres), 1er et 4 et 12 mars, 16 mai, 17 et 31 juillet, 30 septembre, 11 et 21 octobre, 17 et 18 et 19 novembre (1ere et 2e lettres), 16 décembre. Et L.1969 à la mi-année.
1705 (8), 26 janvier, 19 mars, 11 août, 20 et 21 septembre, 7 novembre, 11 et 13 décembre,
1706 (11), 1er janvier, février, 20 avril, 30 avril, 28 juin, 8 et 13 septembre, 20 et 28 septembre, 2 octobre, 13 décembre,
1707 (28), 21 mars, 11 et 21 et 22 avril, 25 et 27 mai, 14 et 21 et 23 et 24 et 27 juin ( !), 18 juillet, 9 et 10 et 17 et 19 août, 1er et 3 septembre (1ere et 2e lettres), 23 septembre, 10 et 21 octobre, 9 et 27 et 30 novembre, 3 et 4 et 9 décembre. Et L.1970.
1708 (25), 2 janvier, 7 janvier, (lere et 2e lettres), 12 et 13 et 29 et 30 et 31 janvier ( !), 10 et 11 février (1ere et 2e lettres), 14 février, 16 mars, 15 et 16 avril, juillet, 13 et 14 et 16 et 25 juillet, ler et 11 septembre, 7 et 21 octobre, 16 novembre. Et L.1971.
1709 (15), 5 et 23 janvier, 5 et 13 février, 16 février (1ere et 2e lettres), 8 avril, 28 mai (1ere et 2e lettres), 7 juin, 8 août, 4 et 12 et 19 et 27 octobre,
1710 (11), 10 mai, 2 et 9 juin, juin, 8 et 21 juillet, 17 et 19 septembre, 6 novembre (1ere et 2e lettres), 14 novembre,
1711 (3), 6 juillet, 16 septembre, 10 décembre,
1712 (3), 24 mars, 31 mai, 12 juin,
1713 (4), 26 mai, 4 et 5 et 14 juin, 2 novembre,
1714 (1), 24 décembre.
Ajout [CF 18] signalés supra (6) : 1701 ?, 1703, mai, 1704, 1707 ?, Fragments.
Soit un total de 246 lettres en douze années : 2 à 3 lettres par mois (1700-1702, 1707-1708) comportant un creux (refroidissement ?) entre 1703 et 1706, sont suivies d’une décroissance (par lassitude ?) de 1707 à 1714.
« Les deux ducs » de Chevreuse et de Beauvillier épousèrent deux sœurs Colbert et furent fidèles du cercle quiétiste animé par Mme Guyon. Aussi nous accordons une place au couple ami de Chevreuse. Saint-Simon est l’ami des ducs407.
« Paul de Beauvillier, baptisé le 24 octobre 1648 à Saint-Aignan-sur-Cher, était le fils de François, duc de Saint-Aignan, et de sa première femme Antoinette Servien. Il fut d'abord destiné à l'Église, puis, après la mort de son frère aîné, pourvu de la charge de premier gentilhomme de la chambre que possédait son père (10 décembre 1666) et envoyé en Angleterre en octobre 1669. Il épousa le 21 janvier 1671 Henriette-Louise, seconde fille de Colbert. Maître de camp de cavalerie en 1671, brigadier le 25 février 1677, il devint le 2 mars 1679 duc et pair par la démission de Saint-Aignan. A « l'extrême étonnement » des courtisans, il venait le 6 décembre 1685 de remplacer le maréchal de Villeroy comme chef du Conseil des finances, place qui n'avait « jamais été occupée que par de vieux seigneurs ». Il succéda en 1687 à son père dans les gouvernements du Havre, de Loches et de Beaulieu. II deviendra chevalier des ordres le 31 décembre 1688, gouverneur du duc de Bourgogne le 16 août 1689 et ministre d'État le 24 juillet 1691 … Amis et adversaires s'accordaient pour juger que le trait le plus frappant du caractère de Beauvillier était sa dévotion … Il avait même reçu en 1681 des lettres de l'abbé de Rancé, pleines d'admiration pour « la vie qu'il menait au milieu de la Cour ». Saint-Simon note sa présence aux conférences données à l'abbaye de Montmartre par Bertot … Mais il faut attacher plus d'importance encore aux relations de Beauvillier avec M. Tronson qu'il connaissait au moins depuis 1677 et qu'il avait pris quelques mois plus tard pour directeur … En revanche, il ne passait pas pour très intelligent. D'après l'abbé Legendre, écho de l'archevêque Harlay, « Beauvillier était propre à cet emploi » de gouverneur des princes, « mais comme il n'était pas connu pour avoir plus d'esprit qu'un autre, ni d'expérience dans les affaires, on parut étonné de le voir ministre d'État » … Lors de sa promotion de décembre 1685, le Roi avait dit que cela ferait connaître combien il estimait les gens de bien et de probité » (CF 3 L.8, n.13) .
« Henriette-Louise Colbert, née en 1653 ou en 1655, épousa le 19 janvier 1671, Paul de Beauvillier. En avril 1679 elle avait eu droit au tabouret chez la Reine dont elle était devenue dame du Palais le 27 janvier 1680. Naturellement gaie et mondaine, elle avait vite subi l'influence de son mari qui écrivait le 10 juin 1677 : « Elle a plus d'envie que jamais de contenter Dieu et il me semble qu'elle ne recule pas ». Elle fut au nombre des auditrices de Bertot à Montmartre. Elle ne mourra, après un long veuvage, que le 19 septembre 1733 […] » (CF 3, L.8, n.1)
… Mais je voudrais seulement que vous laissassiez tomber toutes vos réflexions de sagesse, que vous n’eussiez aucun égard à tout ce que vous connaîtriez devant Dieu de votre timidité naturelle, et que vous fissiez et dissiez simplement, en chaque occasion de providence ce que l’esprit de grâce vous inspirerait alors. Je ne voudrais aucune démarche extraordinaire et démesurée par une espèce d’enthousiasme. C’est ce qui n’est point de votre grâce, et où vous courriez risque de prendre une chaleur d’imagination pour un mouvement de Dieu. Je ne voudrais que parler simplement, modérément, et selon les règles communes, quand Dieu vous en donnerait l’ouverture au-dehors, avec une certaine pente du dedans, contre laquelle vous n’auriez que des réflexions humaines et intéressées. On se flatte quelquefois, et on se ménage trop par politique timide, sous le beau prétexte de se réserver pour de grandes occasions, qui ne viendront peut-être jamais, et dans le fond on recherche sa sûreté et son repos. Mais on ne voit pas ce repli du fond de son cœur, et on croit n’agir que pour le bien général, dont on a en effet le zèle sincère. Moins vous vous écouterez, pour écouter Dieu paisiblement en chaque chose, plus vous sentirez votre cœur s’élargir, et votre force s’augmenter: mutaberis in alium virum. Faites-en l’essai, si vous osez. Ceux qui croiront, verront les fleuves d’eau vive couler de leurs entrailles. Mais vous ne recevrez que suivant la mesure de votre foi. C’est le peu de foi qui resserre le cœur. C’est l’abandon à Dieu qui le soulage, et qui en étend la capacité. Saint Paul dit, dilatamini 408 élargissez-vous. Dieu ne demande que de vous en épargner la peine. Laissez-le faire. Il vous élargira lui-même, pourvu que vous ne repoussiez pas son opération, en écoutant vos réflexions, ou celles d’autrui. …
… La bonne petite duchesse me paraît aller bien droit devant Dieu, selon sa grâce; elle est simple, elle est ferme. Comme elle est bien détachée du monde, elle voit par une sagesse de grâce ce qu’il y a à voir en chaque chose. Le pays où vous êtes court risque de les faire voir autrement. …409.
894. Au DUC DE BEAUVILLIER. À Cambray, 27 janvier 1703.
Voulez-vous bien, mon bon Duc, que je vous souhaite une bonne année? Portez-vous bien. Point de remède, un peu de repos, de liberté et de gaîté d’esprit. Ce qui mettra votre cœur au large, soulagera aussi votre corps, et soutiendra votre santé410. La joie est un baume de vie, qui renouvelle le sang et les esprits. La tristesse, dit l’Écriture, dessèche les os. Ne faites que ce que vous pouvez: Dieu fera le reste bien mieux que vous. …
947. Au DUC DE BEAUVILLIER. À C[ambrai] 4 novembre 1703.
… Il faut que tout commence par le centre, que tout soit digéré d’abord dans l’estomac, qu’il devienne chyle, sang, et enfin vraie chair. C’est du dedans le plus intime que se distribue la nourriture de toutes les parties extérieures. L’oraison est comme l’estomac l’instrument de toute digestion. C’est l’amour qui digère tout411, qui fait tout sien, et qui incorpore à soi tout ce qu’il reçoit. C’est lui qui nourrit tout l’extérieur de l’homme dans la pratique des vertus. Comme l’estomac fait de la chair, du sang, des esprits pour les bras, pour les mains, pour les jambes, et pour les pieds, de même l’amour dans l’oraison renouvelle l’esprit de vie pour toute la conduite. Il fait de la patience, de la douceur, de l’humilité, de la chasteté, de la sobriété, du désintéressement, de la sincérité, et généralement de toutes les autres vertus autant qu’il en faut pour réparer les épuisements journaliers. Si vous voulez appliquer les vertus par le dehors, vous ne faites qu’une symétrie gênante, qu’un arrangement superstitieux, qu’un amas d’œuvres légales et judaïques, qu’un ouvrage inanimé. C’est un sépulcre blanchi. Le dehors est une décoration de marbre où toutes les vertus sont en bas-relief; mais au-dedans il n’y a que des ossements de morts. Le dedans est sans vie. Tout y est squelette. Tout y est desséché, faute de l’onction du S.Esprit. Il ne faut donc pas vouloir mettre l’amour au-dedans par la multitude des pratiques entassées au-dehors avec scrupule. Mais il faut au contraire que le principe intérieur d’amour cultivé par l’oraison à certaines heures, et entretenu par la présence familière de Dieu dans la journée, porte la nourriture du centre aux membres extérieurs, et fasse exercer avec simplicité en chaque occasion, chaque vertu convenable pour ce moment-là. …
Je vous supplie de me donner de vos nouvelles, Madame, par N... [l’abbé de Beaumont] que j’envoie chercher. Je suis en peine de votre santé, elle a été mise à de longues et rudes épreuves. D’ailleurs, quand le cœur est malade, tout le corps en souffre. Je crains pour vous les discussions d’affaires, et tous les objets qui réveillent votre douleur. Il faut entrer dans les desseins de Dieu, et s’aider soi-même pour se donner du soulagement. Nous retrouverons bientôt ce que nous n’aurons point perdu. Nous nous en approchons tous les jours à grands pas412. Encore un peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons: ce que nous aimons vit, et ne mourra plus. Voilà ce que nous croyons, mais nous le croyons mal. Si nous le croyions bien, nous serions pour les personnes les plus chères, comme J[ésus]-C[hrist] voulait que ses disciples fussent pour lui quand il montait au ciel : Si vous m’aimiez, disait-il, vous vous réjouiriez de ma gloire413. Mais on se pleure en pleurant les personnes qu’on regrette. On peut être en peine pour les personnes qui ont mené une vie mondaine; mais pour un véritable ami de Dieu, qui a été fidèle et petit, on ne peut voir que son bonheur et les grâces qu’il attire sur ce qui lui reste de cher ici-bas. Laissez donc apaiser votre douleur par la main de Dieu même qui vous a frappée. Je suis sûr que notre cher N… (Duc de Beauvillier] veut votre soulagement, qu’il le demande à Dieu, et que vous entrerez dans son esprit en modérant votre tristesse.
Lettres adressées à Paul de BEAUVILLIER et à Henriette-Louise COLBERT son épouse :
Duc Paul de BEAUVILLIER :
1690-1695, 1697, 16 avril, 12 et 14 et 26 août, 1er et 25 septembre,
1699, 29 mars, 5 octobre, 30 novembre, 30 novembre ( ? 2e lettre), décembre ( ?), (lettre de Paul de B.:) 27 mars,
1702, 22 juin, 9 et 24 juillet, 7-11 septembre, fin septembre. 5 octobre,
1703, 27 janvier, 9 - 7 février, 11 mars (?), 4 novembre,
1712, 25 décembre,
1713, 3 et 7 octobre.
Henriette-Louise COLBERT, duchesse de BEAUVILLIER :
1685, 28 décembre, 1686, 16 janvier,
1697, octobre,
1706, 4 août.
Nous livrons la longue notice d’Orcibal : elle évoque la position assez délicate d’un Fénelon directeur devant composer avec tous les personnages influents du Royaume et de l’Empire ; on le verra ailleurs conseiller l’électeur de Cologne 414.
Née le 22 décembre 1655 à Anholt, Marie-Christine de Salm, chanoinesse de Remiremont, appartenait à la famille des rhingraves, princes d'Anholt, dont une partie s'était mise sous la protection de la France (cf. Dangeau, 25 juillet 1690, t. III, p. 178). Elle était la fille de Léopold-Philippe-Charles qui prit séance au collège des princes à la diète de Ratisbonne de 1654 et mourut en 1663 à Anholt.
Son frère Charles-Théodore-Othon (27 juillet 1645 - 10 novembre 1710) était alors gouverneur de l'archiduc Joseph, le fils de l'empereur Léopold, auquel il devait faire épouser sa nièce (1699). Conseiller intime et maréchal de camp des armées de Léopold, il devint Premier ministre et grand-maître de la maison de l'empereur Joseph. En relation avec le janséniste Bernard Couet, il fut plus lié encore avec le vicaire apostolique Pierre Codde qu'il protégea à Rome, favorisant ainsi les origines du schisme d'Utrecht (réf.)
Charles-Théodore-Othon avait une autre soeur, Marie-Dorothée (1651 14 novembre 1702) élue en 1662 abbesse de Remiremont : elle se retira en 1670 lors de l'occupation française, mais revint en 1677. Aussitôt après elle voulut imposer la réforme commencée dès 1613 par l'abbesse Catherine de Lorraine; les dames firent des difficultés. En 1679, on convint d'arbitres : dom Henri Hennezon, abbé de Saint-Mihiel, et M. de Mageron, official de Toul, mais deux ans plus tard les chanoinesses retirèrent leur accord. L'abbesse consulta alors vingt-huit docteurs de Sorbonne qui l'assurèrent qu'elle était obligée en conscience de tout mettre en usage pour rendre effective l'obéissance aux règles (réf.). Le 26 décembre 1684, elle était à Paris pour « demander au Roi des commissaires pour établir la réforme parmi ses chanoinesses » (réf.) Elle soutenait que Remiremont était une fondation bénédictine, sécularisée après neuf siècles sans le consentement des supérieures, que d'ailleurs « le chapitre n'avait point de statuts, qu'il y fallait établir un ordre », mettant par là « dans ses intérêts toutes les personnes dévotes de profession ». D'abord instruit par le Parlement de Metz, le procès vint au Conseil au début de 1692 : le 27 janvier l'abbesse elle-même logeait au palais du Luxembourg chez Mme de Guise, mais, en octobre de la même année, elle avait, par-devant le notaire Le Vasseur, constitué pour procuratrice générale et spéciale la princesse Marie-Christine à qui elle donnait tout pouvoir (réf.)
Les mois suivants furent marqués par une lutte à coup de factums, pour lesquels les deux parties trouvèrent d'illustres collaborateurs. La doyenne et les chanoinesses, représentées à Paris par Geneviève Cocherel de Bourdonné, semblent avoir usé de la belle plume du jésuite Bouhours (réf.). Quant à l'abbesse, elle eut d'abord recours à dom Mabillon (réf.), mais nous verrons que Marie-Christine sollicita aussi les conseils de Fénelon. Lié aux Guise (cf. supra, lettre du 11 décembre 1692, n. 1), Gaignières les a-t-il mis en rapport ? Du fait que, par son second mariage avec une fille d'Anne de Gonzague, princesse palatine, son frère était devenu le beau-frère de la princesse de Condé, les Langeron pouvaient servir d'intermédiaires. On notera aussi que le maréchal de Noailles eut le 7 juillet 1694 une fille du nom de Marie-Christine (A. N., 111 AP 3, dossier 7). En tout cas, Fénelon adressa jusqu'à 1710 de nombreuses lettres à Marie-Christine (avec toutefois une interruption, au moins apparente, de 1695 à 1700), mais celle-ci ne fut nullement pour lui une disciple. C'est ainsi que, restée en correspondance avec dom Mabillon, elle lui écrivait le 16 mai 1695 : « Je vous prie... de me mander ce que deviendra Mme Quion. J'espère que M. de Meaux la remettra en bon chemin. Comment est-elle tombée entre ses mains, est-ce par ordre du Roi ou par sa propre volonté? Elle ne manquera pas aux lumières de ce grand prêtre : il la convertira ou il la contiendra, et l'un et l'autre est de grande conséquence pour la religion » (réf.). Bien plus, elle était alors en relations étroites avec des vannistes jansénistes tels qu'Hilarion Monnier et même Thierry de Viaixnes (ibid., cf. aussi TAVENEAUX, pp. 208 sqq.) et elle entretint à partir de 1698 une active correspondance avec Pierre Codde (ibid., pp. 209 sqq.). Elle appréciait en eux les adversaires de « la morale corrompue » (p. 211). Sans la contredire sur ce point, Fénelon s'emploiera plus tard à lui faire « connaître jusqu'où va l'autorité de l'Église » (p. 210).
A la date du 6 mai 1693, le Conseil d'État avait, « le Roi y étant », rendu cinq arrêts. Le 27 janvier 1692. Louis XIV confirma la commission qu'il avait donnée verbalement à l'archevêque de Paris et au P. de La Chaise et il leur adjoignit comme commissaire et rapporteur le substitut Barrin de La Galissonière, remplaçant feu l'official Chéron. Le 14 mai 1692, le Roi leur associait le chancelier. Le 11 février 1693, trois arrêts réglaient beaucoup de questions en litige au sujet des droits effectifs ou honorifiques de l'abbesse. Ils maintenaient en outre sa soeur dans la charge de grande censière. Mais il fallut ensuite attendre le 28 avril 1694 pour qu'un nouveau pas fût fait et nous verrons par les lettres de Fénelon, notamment par celle du 13 décembre 1693, que les princesses de Salm n'étaient pas sans raisons d'inquiétude. (CP 3, L.227 n.1)
Je suis sensiblement touché, Madame, de l’honneur de votre souvenir et de la continuation de vos bontés. Je prie souvent N.S. afin qu’il vous remplisse de son esprit et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Puisque vous êtes en paix dans votre solitude, il vaut mieux y demeurer qu’aller chercher bien loin ce qu’on ne trouve nulle part en ce monde. Le peu de jours qui nous restent ici-bas ne valent pas la peine de changer de place. La volonté de Dieu et la paix qu’elle donne se trouvent partout. Tout le reste n’est qu’illusion et inquiétude. Contentez-vous, Madame, du jour présent. Le jour de demain, comme J.C. nous l’assure, aura soin de lui-même. Passez-vous en esprit de foi de tous les secours extérieurs dont la Providence vous prive. Quand Dieu ne les donne pas, il supplée par lui-même, ou bien s’il nous ôte entièrement une certaine consolation sensible, ce n’est que pour nous éprouver et pour nous purifier par l’épreuve. Alors la privation, si elle est portée avec une entière fidélité et un vrai délaissement de l’âme à Dieu, devient bien plus utile que le secours extérieur auquel on serait attaché. Nous voudrions toujours des secours pour nous appuyer. Mais Dieu qui sait bien mieux que nous nos vrais besoins veut au contraire nous détacher de ces secours sur lesquels nous nous appuyons trop. O qu’on est bien, quand on est dans les mains de Dieu, content de ne pouvoir plus s’appuyer sur les hommes. Il faut être toujours prêt à dépendre d’eux par subordination, par docilité, par défiance de soi-même. Mais il faut être prêt aussi à perdre l’appui humain, quand Dieu l’ôte pour éprouver la foi. Contentez-vous, Madame, du peu de bien que vous pouvez faire sans trouble. On gagne peu sur les hommes. On ne vient guère à bout de les persuader, encore moins de les corriger, et de leur donner toute une conduite qui se soutienne’. Il faut se borner à tirer d’eux le plus qu’on peut, et attendre que Dieu fasse le reste; autrement on cause plus de révolte et de division qu’on ne fait du bien. Tout au plus on vient à bout de faire quelques changements extérieurs, mais ils sont forcés, ce n’est qu’une régularité judaïque et l’intérieur est pis qu’auparavant, car les cœurs sont aigris et aliénés. Faites-vous aimer pour faire aimer Dieu. Il faut prier qu’il abrège ces jours de tempête et qu’il nous donne bientôt une heureuse paix. Je vous plains dans la situation où cette guerre vous met, et j’en repasse avec amertume toutes les circonstances les plus tristes pour vous. Mais la croix est notre partage en ce monde. Nous n’y sommes que pour souffrir. Heureux qui aime sa croix. Je serais ravi si la Providence permettait que j’eusse encore l’honneur de vous voir une fois en ma vie. C’est avec le zèle et le respect le plus sincère que je serai jusqu’à la mort, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.
FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.
Je vous plains fort, Madame, mais Dieu qui ne veut pas nous laisser égarer a bordé notre chemin d’épines, afin que nous ne sentions que la douleur dès que nous cherchons à droite ou à gauche quelque satisfaction de l’amour-propre. Cette rigueur est une aimable miséricorde. Le seul moyen d’apaiser ou du moins de ralentir la critique des hommes est de se taire, de s’abstenir de se mêler des choses où ils ont quelque part, et de laisser les affaires aller si mal qu’on ne puisse pas vous accuser de les conduire à votre mode. Le pis-aller est que les esprits inquiets fassent des rapports sans aucun fondement ou donnent des ombrages contre vous. On ne saurait être à l’abri de l’orage, quand on est exposé aux soupçons de personnes puissantes, qui sont crédules, inappliquées et obsédées par des flatteurs. Il n’y a que la patience qui puisse remédier à ce mal. Tous les autres remèdes qu’on y chercherait seraient souvent pires que le mal même. La consolation qui doit nous soutenir dans ces embarras est que tout ce qui trouble notre repos sert à nous détacher de la vie et à nousdésabuser du monde. S’il nous flattait, sa flatterie serait un poison pour nos cœurs. Nous sommes trop heureux qu’il nous rebute, qu’il nous tracasse, et qu’il nous force à nous éloigner de ses vanités. Il nous sert bien plus utilement en nous donnant des croix qu’en nous trahissant par de fausses amitiés. O Madame, laissons les hommes et n’aimons que Dieu. Du moins ne ménageons les hommes que pour l’amour de lui. Quand nous aurons fait vers les hommes ce que Dieu demande, le meilleur pour nous est que nous n’en ayons aucune récompense en ce monde. Il n’y a qu’un seul ami sur qui on puisse compter. Si quelqu’un est ami fidèle et solide, il ne l’est qu’en Dieu. Il n’est point de ce monde. Le silence, la paix, la retraite, l’oraison, la joie de n’être rien, l’union humble et familière avec le bien-aimé dédommagent au centuple de ce que les prospérités du monde donneraient. Un jour dans la maison de Dieu vaut mieux que mille dans les tabernacles des pécheurs. Ménagez votre santé; accoutumez-vous à vous passer de tout ce qui dissipe. Comptez que le plus grand bien qu’on puisse faire est de mourir à la vivacité, à sa délicatesse et au goût de faire de belles choses, si Dieu veut nous tenir dans l’inutilité. Vous ne me feriez pas justice si vous doutiez des sentiments avec lesquels je vous suis de plus en plus dévoué en N.S. Je serai jusqu’à la mort plein de zèle et de respect pour vous, Madame. Que ne puis-je vous en donner les marques!
On ne saurait, Madame, être plus touché que je le suis de la continuation de vos bontés. Je remercie Dieu des dispositions où il vous met. Plus on avance vers la fin de la vie, plus on doit être dégagé du monde qu’on quittera bientôt et redoubler son attention à Dieu auquel on arrive. Demeurez en paix dans votre place bonne ou mauvaise. Elle sera toujours très bonne, si vous y portez votre croix de bon cœur. Rien n’est meilleur que de souffrir et de se taire. Parler est un soulagement de l’amour-propre dans la souffrance. C’est ne souffrir qu’à demi, que de parler en souffrant. Mais faire taire l’amour-propre, et se livrer paisiblement à la croix, c’est mourir à tout. Faites chaque jour le bien grand ou petit qu’il vous est donné de faire, et faites-le sans retour sur vous, comptant qu’il est juste que vous soyez inutile à tout bien. Portez les défauts d’autrui sans impatience, sans critique, sans hauteur, et les vôtres sans flatterie ni découragement. Accoutumez-vous à voir vos fautes, vos faiblesses, vos infidélités et vos impuissances de vous corriger jamais par vos propres forces. Rabaissez-vous non seulement sous la puissante main de Dieu’, mais encore devant les créatures. Il n’y a que l’Esprit de Dieu qui puisse nous faire apercevoir nos hauteurs et nos délicatesses;. Il n’y a que cet esprit de vérité qui puisse nous rendre vrais, simples, petits et accommodants. Lui seul peut nous ôter tout art et toute fausseté; lui seul peut, en rompant la raideur de notre propre sens, et de notre propre volonté, nous rendre souples, pour nous faire tout à tous. Je suis fort aise, Madame, de ce que vous avez lu les ouvrages qui vous ont été envoyés. Il n’y a point d’autre ressource contre la présomption de l’esprit humain qu’une autorité absolue, qui ne lui laisse rien à décider. Tout est perdu si l’homme se permet encore de s’écouter. La vraie science est celle qui nous apprend à nous mépriser, à nous défier de nos vues et à être dociles. Nous avons un besoin infini de porter ce joug. Plus les hommes le supportent impatiemment, plus ils en prouvent la nécessité. Leur révolte contre cette autorité salutaire montre combien leur esprit est malade et incapable de s’en passer. Si les hommes priaient du cœur au lieu de raisonner sans fin, toutes les disputes tomberaient bientôt. On s’aimerait les uns les autres sans jalousie ni partialité, et la vérité uniquement aimée réunirait tous les cœurs. Fuyons toutes les préventions, n’écoutons que l’Église. Défions-nous du zèle amer. Voilà, Madame, ce que je vous souhaite. Pardon de tant de libertés. Je serai le reste de ma vie avec zèle et respect votre très humble, et très obéissant serviteur.
FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.
[…] On est bien savant, quand on sait qu’on n’est rien, et que Dieu est tout. Au contraire on ne sait rien, quand on sait toutes les sciences, et qu’on ignore sa propre ignorance, et la vanité de tout ce qu’on sait. On apprend bien plus de Dieu dans le recueillement et dans le silence, que dans les raisonnements des savants. Quelque peine et quelque traverse que vous puissiez avoir, je vous trouve bien, pourvu que vous soyez en silence dans un coin, ouvrant et délaissant votre cœur à Dieu pour porter toutes vos croix avec humilité, patience et amour. Encore un peu, et celui qui doit venir viendra. Il ne tardera guère. Cependant mon juste vit de la foi. Vivez-en donc, Madame, et non de la sagesse humaine. […]
FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.
Marie-Françoise, quatrième enfant de François, comte d'Ursel, grand veneur et haut forestier de Flandres, colonel et général de bataille au service de Charles II, […] avait épousé avant 1690 Guillaume de Melun, marquis de Risbourg, baron de Walincourt, né après 1665, chevalier de la Toison d'or depuis 1700, colonel d'un régiment de dragons de son nom, maréchal de camp de Philippe V en 1704. La faveur de Louis XIV lui obtint le 19 décembre 1704 le titre de grand d'Espagne de première classe. Il passa alors dans la péninsule où il exerça des commandements de plus en plus importants […] il mourut le 6 octobre 1734. / Après le départ de son mari pour l'Espagne, la marquise de Risbourg ne le suivit pas et se mit sous la direction de Fénelon qui « la recevait parfois à sa table et la visitait, soit en sa maison de ville de Cambrai, soit en son château de Walincourt ». […] (CF 11, L.846, n.4).
Note sur la correspondance avec la marquise de Risbourg 415 :
Il y a une chose dans votre lettre qui ne me plaît point, c’est de croire qu’il ne faut point me dire les petites choses qui vous occupent, parce que vous supposez que je les méprise, et que j’en serais fatigué. Non, en vérité, je ne méprise rien, et je serais moi-même bien méprisable si j’étais méprisant. Il n’y a personne qui ne soit malgré soi occupé de beaucoup de petites choses. La vertu ne consiste point à n’avoir pas cette multitude de pensées inutiles ; mais la fidélité consiste à ne les suivre pas volontairement, et la simplicité demande qu’on les dise telles qu’elles sont. Ces choses, il est vrai, sont petites en elles-mêmes ; mais il n’y a rien de si grand devant Dieu, qu’une âme qui s’apetisse pour les dire sans écouter son amour-propre. D’ailleurs ces petites choses feront bien mieux connaître votre fond, que certaines choses plus grandes, qui sont accompagnées d’une plus grande préparation et de certains efforts où le naturel paraît moins. Un malade dit tout à son médecin, et il ne se contente pas de lui expliquer les grands accidents; c’est par quantité de petites circonstances, qu’il le met à portée de connaître à fond son tempérament, les causes de son mal, et les remèdes propres à le guérir. Dites donc tout, et comptez que vous ne ferez rien de bon, qu’autant que vous direz tout ce que la lumière de Dieu vous découvrira pour vous le faire dire.
Je trouve que vous avez raison de ne souhaiter pas de lire présentement sainte Thérèse : ce qui vous en empêche est très bon. Vous ne serez jamais tant selon le bon plaisir de Dieu, que quand vous renoncerez à ce qu’on appelle esprit, et que vous négligerez le vôtre, comme une femme bien détrompée du monde renonce à la parure de son corps. L’ornement de l’esprit est encore plus flatteur et plus dangereux. Lisez bien saint François de Sales. Il est au-dessus de l’esprit; il n’en donne point, il en ôte, il fait qu’on n’en veut plus avoir; c’est une maladie dont il guérit. Bienheureux les pauvres d’esprit ! Cette pauvreté est tout ensemble leur trésor et leur sagesse.
Je ne suis nullement surpris de vos peines. Il est naturel que vous les ressentiez. Elles doivent seulement servir à vous faire sentir votre impuissance, et à vous faire recourir humblement à Dieu. Quand vous sentez votre cœur vaincu par la peine, soyez simple et ingénue pour le dire. N’ayez point de honte de montrer votre faiblesse, et de demander du secours dans ce pressant besoin. Cette pratique vous accoutumera à la simplicité, à l’humilité, à la dépendance’. Elle détruira beaucoup l’amour-propre, qui ne vit que de déguisements, pour faire bonne mine quand il est au désespoir. D’ailleurs, cherchez à vous amuser à toutes les choses qui peuvent adoucir votre solitude et vous garantir de l’ennui, sans vous passionner ni dissiper par le goût du monde. Si vous gardiez sur le cœur vos peines, elles se grossiraient toujours, et elles vous surmonteraient enfin. Le faux courage de l’amour-propre vous causerait des maux infinis. Le venin qui rentre est mortel; celui qui sort ne fait pas grand mal. Il ne faut point avoir de honte de voir sortir le pus qui sort de la plaie du cœur. Je ne m’arrête nullement à certains mots qui vous échappent, et que l’excès de la peine vous fait dire contre le fond de votre véritable volonté. Il suffit que ces saillies vous apprennent que vous êtes faible, et que vous consentiez à voir votre faiblesse et à la laisser voir à autrui.
Rien n’est meilleur que de dire tout. On ouvre son cœur; on guérit ses peines en ne les gardant point : on s’accoutume à la simplicité et à la dépendance ; car on ne réserve que les choses sur lesquelles on craint de s’assujettir: enfin on s’humilie, car rien n’est plus humiliant que de développer les replis de son cœur pour découvrir toutes ses misères ; mais rien n’attire tant de bénédiction.
Ce n’est pas qu’il faille se faire une règle et une méthode de dire avec une exactitude scrupuleuse tout ce qu’on pense : on ne finirait jamais, et on serait toujours en inquiétude de peur d’oublier quelque chose. Il suffit de ne rien réserver par défaut de simplicité et par une mauvaise honte de l’amour-propre, qui ne voudrait jamais se laisser voir que par ses beaux endroits; il suffit de n’avoir nul dessein de ne dire pas tout selon les occasions : après cela, on dit plus ou moins sans scrupule, suivant que les occasions et les pensées se présentent. Quoique je sois fort occupé, et peut-être souvent fort sec, cette simplicité de grâce ne me fatiguera jamais ; au contraire, elle augmentera mon ouverture et mon zèle. Il ne s’agit point de sentir, mais de vouloir. Souvent le sentiment ne dépend pas de nous; Dieu nous l’ôte tout exprès pour nous faire sentir notre pauvreté, pour nous accoutumer à la croix par la sécheresse intérieure, et pour nous purifier, en nous tenant attachés à lui sans cette consolation sensible. Ensuite il nous rend ce soulagement de temps en temps, pour compatir à notre faiblesse.
Soyez avec Dieu, non en conversation guindée, comme avec les gens qu’on voit par cérémonie et avec qui on fait des compliments mesurés, mais comme avec une bonne amie qui ne vous gêne en rien, et que vous ne gênez point aussi. On se voit, on se parle, on s’écoute, on ne se dit rien, on est content d’être ensemble sans se rien dire ; les deux cœurs se reposent et se voient l’un dans l’autre, ils n’en font qu’un seul ; on ne mesure point ce qu’on dit, on n’a soin de rien insinuer ni de rien amener; tout se dit par simple sentiment et sans ordre ; on ne réserve, ni ne tourne, ni ne façonne rien ; on est aussi content le jour qu’on a peu parlé, que celui qu’on a eu beaucoup à dire. On n’est jamais de la sorte qu’imparfaitement avec les meilleurs amis ; mais c’est ainsi qu’on est parfaitement avec Dieu, quand on ne s’enveloppe point dans les subtilités de son amour-propre. Il ne faut point aller faire à Dieu des visites, pour lui rendre un devoir passager; il faut demeurer avec lui dans la privauté des domestiques, ou, pour mieux dire, des enfants. Soyez avez lui comme mad. votre fille est avec vous416; c’est le moyen de ne s’y point ennuyer. Essayez-le avec cette simplicité, et vous m’en direz des nouvelles.
Il ne faut point délibérer pour savoir si vous devez tout dire. On ne peut rien faire de bon, que par une entière simplicité et par une ouverture de cœur sans réserve. Il n’y a point d’autre règle, que celle de ne rien réserver volontairement par la répugnance que l’amour-propre aurait à dire ce qui lui est désavantageux. D’ailleurs il serait hors de propos de s’appliquer, pendant l’oraison, aux choses qui se présentent, pour les dire ; car ce serait suivre la distraction. Il suffit de dire dans les occasions, avec épanchement de cœur, tout ce qu’on connaît de soi. Je comprends bien qu’un certain trouble de l’amour-propre fait que diverses choses, que l’on comptait de dire, échappent dans le moment où l’on en doit parler; mais, outre qu’elles reviennent un peu plus tard, et qu’on ne perd pas toujours les choses importantes que l’on connaît de soi-même, de plus Dieu bénit cette simplicité, et il ne permet pas qu’on ne fasse point connaître ce que sa lumière nous montre en nous de contraire à sa grâce. Le principal point est de ne pas trop subtiliser par les réflexions, et de dire tout sans façon, selon la lumière qu’on en a, quand l’occasion vient. Il n’y a que les enveloppes de l’amour-propre qui puissent cacher le fond de notre cœur. Ne vous écoutez point vous-même ; alors vous vous ouvrirez sans peine, et vous parlerez de vous avec facilité comme d’autrui.
Tout ce que vous m’avez mandé de votre oraison est très bon. J’en remercie Dieu, et je vous conjure de continuer. N’oubliez jamais cette bonne parole de votre première lettre: j’expérimente que la grâce ne me manque point quand je désespère bien de moi. Celle-ci est encore excellente : je sens que la croix m’attache à Dieu. Enfin en voici une troisième que je goûte fort: il me semble que Dieu ne veut pas que j’examine tant mes dispositions, qu’il demande que je m’abandonne à lui. Tenez-vous dans cet état, et revenez-y dès que vous apercevez que vous en êtes déchue.
La seconde lettre marque que cet état est altéré. Il faut le rétablir en laissant doucement et peu à peu tomber vos réflexions, qui ne vont qu’à vous distraire et à vous troubler. Les tentations de vaine complaisance ne doivent pas vous empêcher ni de me parler ni de m’écrire. Il ne faut point s’occuper curieusement de soi ; mais il faut dire simplement tout ce que la lumière de Dieu en fait voir.
Je ne m’étonne point de ce que Dieu permet que vous fassiez des fautes, dans le temps même des ferveurs et du recueillement, où vous voudriez le moins en faire. La Providence qui permet ces fautes est une des grâces que Dieu vous fait en ce temps-là ; car Dieu ne permet ces fautes, que pour vous faire sentir votre impuissance de vous corriger par vous-même. Qu’y a-t-il de plus convenable à la grâce, que de vous désabuser de vous-même, et de vous réduire à recourir sans cesse en toute humilité à Dieu ? Profitez de vos fautes, et elles serviront plus, en vous rabaissant à vos propres yeux, que vos bonnes œuvres en vous consolant. Les fautes sont toujours fautes ; mais elles nous mettent dans un état de confusion et de retour à Dieu qui nous fait un grand bien.
Je ne m’étonne point que vous ayez des saillies de chagrin; mais il faut se taire dès que l’esprit de grâce avertit et impose silence. Alors c’est résister à Dieu, contrister le Saint-Esprit, que de continuer à suivre son chagrin. La crainte de déplaire à Dieu devrait vous retenir plus que la crainte de déplaire aux créatures. Quand vous avez fait une faute par amour-propre, n’espérez pas que l’amour-propre la répare par ses dépits, par sa honte, et par ses impatiences contre soi-même. Il faut se supporter en se voyant sans se flatter dans toute son imperfection. Il faut vouloir se corriger par amour de Dieu, sans se soulever contre son imperfection par amour-propre. Il vaut bien mieux travailler paisiblement à se corriger, que de se dépiter à pure perte sur ses misères. Il faut retrancher partout les retours de sagesse pour soi, et surtout en confession. Mais Dieu permet qu’on trouve la boue au fond de son cœur jusque dans les plus saints exercices.
Ce que je vous ai dit ne vous a fait une si grande peine, qu’à cause que j’ai touché l’endroit le plus vif et le plus sensible de votre cœur. C’est la plaie de votre amour-propre que j’ai fait saigner. Vous n’êtes point entrée avec simplicité dans ce que Dieu demande de vous. Si vous aviez acquiescé à tout sans vous écouter vous-même, et si vous eussiez communié pour trouver en Notre-Seigneur la force qui vous manque dans votre propre fond, vous auriez eu d’abord une véritable paix avec un grand fruit de votre acquiescement. Ce qui n’a pas été fait peut se faire, et je vous conjure de le faire au plus tôt417.
Il est vrai que vous vous observez trop, que vous vous’ voulez trop deviner par amour-propre délicat et ombrageux, et que vous vous piquez facilement; mais il faut porter cette croix intérieure comme les extérieures. Elle est bien plus rude que celles du dehors. On souffre bien plus volontiers de la déraison d’autrui, que de sa déraison propre. L’orgueil en est au désespoir, il se pique de s’être piqué; mais cette double piqûre est un double mal. Il n’y a qu’un seul remède, qui est de mettre à profit nos imperfections en les faisant servir à nous humilier, à nous confondre, à nous désabuser de nous-mêmes, et à nous mettre en défiance de notre cœur.
Vous devez remercier Dieu de ce qu’il vous fait sentir que le travail nécessaire pour gagner M […]. est un de vos premiers devoirs. Mourez à vos répugnances, pour vous mettre à portée de lui apprendre à mourir à tous ses défauts. Vous ne vous trompez nullement quand vous me regardez comme un ami sincère et à toute épreuve ; mais vous faites un obstacle à la grâce, de ce qui en doit être le pur instrument, si vous n’êtes pas fidèle à chercher Dieu seul en moi, et à n’y voir que sa lumière, comme les rayons du soleil au travers d’un verre vil et fragile.
Vous ne trouverez la paix ni dans la société ni dans la solitude, quand vous y voudrez trouver des ragoûts et des soulagements de votre amour-propre dépité. Alors la solitude d’un orgueil boudeur est encore pis qu’une société un peu dissipée. Quand vous serez simple et petite, les compagnies ne vous gêneront ni ne vous dépiteront pas ; alors vous ne chercherez la solitude que pour Dieu seul.
Je prends part à toutes vos souffrances, ma très chère fille; mais je suis consolé de voir votre bonne résolution. Il fut dit à saint Paul : Il vous est dur de regimber contre l’aiguillon. Si vous ne résistiez jamais à Dieu, vous n’auriez que paix dans les douleurs mêmes. Il me tarde de vous aller voir: un autre moi-même y va pour moi418.
Je crois que la bonne personne dont il s’agit doit faire deux choses. La première est de ne s’arrêter jamais à aucune de ses lumières extraordinaires. Si ces lumières sont véritablement de Dieu, il suffit, pour ne leur point résister et pour en recevoir tout le fruit, de demeurer dans un acquiescement général et sans aucune borne à toute volonté de Dieu, dans les ténèbres de la plus simple foi. Si, au contraire, ces lumières ne viennent pas de Dieu, cette simplicité paisible dans l’obscurité de la foi est le remède assuré contre toute illusion. On ne se trompe point quand on ne veut rien voir, et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le croire, excepté les vérités de l’Évangile. Il arrive même souvent que les lumières sont mélangées : auprès de l’une qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre imagination, ou de notre amour-propre, ou du tentateur qui se transforme en ange de lumière. Les vraies lumières mêmes sont à craindre, car on s’y attache avec une complaisance subtile et secrète : elles font insensiblement un appui et une propriété ; elles se tournent par là en illusion malgré leur vérité ; elles empêchent la nudité et le dépouillement que Dieu demande des âmes avancées. De là vient que ces dons lumineux ne sont d’ordinaire que pour des âmes médiocrement mortes à elles-mêmes, au lieu que celles que Dieu mène plus loin outrepassent par simplicité tous ces dons sensibles. On voit les rayons du soleil distinctement à un demi-jour, près d’une fenêtre; mais dehors en plein air on ne les distingue plus.
Je conjure cette bonne personne de laisser tomber simplement tous ces’ dons, sans les rejeter positivement, et se bornant à n’y faire aucune attention par son propre choix. S’ils sont de Dieu, ils opèreront assez ce qu’il faudra; mais je crois qu’ils cesseront peu à peu, à mesure que la simplicité et le dénuement croîtront. Voilà le premier point, qui est d’une conséquence extrême, si je ne me trompe.
Le second point est que je crois qu’elle doit par simplicité suivre sans scrupule les pentes du fond de son cœur. Si elle suit toujours avec méthode et exactitude toutes les règles que des gens d’ailleurs très pieux lui donneront, elle se gênera beaucoup, et gênera en elle l’esprit de Dieu. Là où est cet esprit, là est la liberté, dit saint Paul. À Dieu ne plaise que cette liberté d’amour soit l’ombre du moindre libertinage ! C’est cette liberté qui élargira son cœur, et qui l’accoutumera à être familièrement avec Dieu. Il ne suffit pas de nourrir un enfant ; à un certain âge, il faut le démaillotter. Elle doit suivre simplement en esprit d’enfance l’attrait intérieur pour les temps d’oraison, pour les objets dont elle s’y occupe, pour parler, pour se taire, pour agir, pour souffrir. Cette dépendance de l’esprit de mort, qui est celui de la véritable vie, fera tout son état. Je ne parle point des pentes qui ne viennent que par contrecoup et par réflexion ; c’est en écoutant l’amour-propre et ses arrangements, que de telles pentes nous viennent.
Ce sont des pentes étrangères à notre vrai fond: on se les donne ; on les prépare; elles sont raisonnées : on ne les trouve point toutes formées en nous comme sans nous. Les bonnes sont celles qui se trouvent dans le fond le plus intime en paix et devant Dieu, quand on se prête à lui, et qu’on suspend tout le reste pour le laisser opérer.
Voilà ce que je souhaiterais que cette personne suivît sans retour, et par simple souplesse, comme la plume se laisse emporter sans hésitation au plus léger souffle de vent. Il ne faut point craindre de suivre cette impression si intime et si délicate, car elle ne mène qu’à la mort, qu’à l’obscurité de la foi, qu’au dénuement total, et qu’à un rien de foi qui est le tout de Dieu seul, sans manquer à aucun véritable devoir.
Pour les souffrances, il n’y a qu’à les recevoir sans attention, et qu’à les outrepasser comme les lumières, ne comptant point avec Dieu pour ce que l’on souffre, et ne les remarquant qu’autant que la remarque en vient sans la chercher ni entretenir.
Il faut recevoir tout le monde avec petitesse, surtout les prêtres en autorité; mais il ne faut pas se laisser brouiller et dérouter par toutes sortes de bonnes gens sans expérience suffisante. Dieu donnera tout ce qu’il faut sans lumière distincte, si on se contente des ténèbres de la foi, et si on ne veut point des sûretés à sa mode pour s’appuyer sensiblement. Je me recommande aux prières de cette bonne personne, et je ne l’oublierai pas dans les miennes.419
Relevé de correspondance.
Nous ne reprenons pas en détail les LSP 492-500 adressées à la marquise de Risbourg, v.les tables [CF 14 & 16].
Cousine de Mme Guyon, bras droit dans la fondation de Saint-Cyr, puis « exilée » en divers lieux religieux.
« Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort, née le 6 octobre 1663, fille d'Antoine-Paul Le Maistre de La Maisonfort, oncle de Mme Guyon. Bien faite et agréable, elle sut bientôt gagner l'esprit de son abbesse qui la mena à Nancy au passage de la Dauphine en mars 1680. Sa famille étant très pauvre et, son père remarié, elle vint à Paris. Mme de Brinon, directrice de Saint-Cyr, la retint comme « maîtresse séculière rétribuée. » Dès l'été 1684, elle suscitait l'enthousiasme de Mme de Maintenon qui la chargeait de remplacer la supérieure, ne tarissait pas d'éloges à son sujet et se plaignait de ne pas entendre assez parler d'elle. A Versailles elle était « connue même très particulièrement du Roi qui la voyait tous les jours chez Mme de Maintenon et lui faisait l'honneur de lui parler ». Elle prononça en 1694 ses vœux solennels. Bien qu'elle fût depuis le début de 1696 en relation avec Bossuet, elle fut chassée le 10 mai 1697 de Saint-Cyr comme quiétiste. […] Sur sa demande, elle passa chez les visitandines de Meaux, mais en raison de la même aversion pour « leurs petitesses », elle fut transférée le 23 octobre 1701 chez les ursulines de Meaux puis, en 1707, chez les bernardines d'Argenteuil. A la mort de Bossuet, Mme de La Maisonfort reprit sa correspondance avec Fénelon ( ?) et Mme Guyon. » [O] 420.
Il n’y a de mauvaises réflexions que celles qu’on fait par amour-propre sur soi-même et sur les dons de Dieu pour se les approprier. Il est aussi bon en soi de réfléchir que de s’occuper autrement ; le mal est de se regarder avec complaisance ou avec inquiétude. Quand la grâce porte l’âme à faire des r&e