François d’Assise et ses disciples
suivi de
Mystiques franciscains du dix-septième siècle
Je regroupe en ce premier tome de grand format A4 un choix de témoignages sur le Fondateur et ses disciples ainsi que mes études et anthologies présentant les principaux mystiques franciscains actifs au dix-septième siècle. Puis les livres des figures mystiques commençent dans ce tome par la « Règle de perfection » de Benoît de Canfield et les deux « Secrets sentiers » du franciscain Constantin de Barbanson .
FRANÇOIS D’ASSISE ET SES DISCIPLES (5-131)
Quelques « pages » de François
LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
I : OBSERVANTS TERTIAIRES RECOLLETS (131-269)
figures mystiques des traditions franciscaines au xviie siècle
LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
II REFORME CAPUCINE (269-413)
florilège de figures mystiques de la réforme capucine.
les défenseurs du vécu mystique
LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
III FIGURES FEMININES MINIMES HERITIERS (413-511)
Figures féminines franciscaines - minimes – Héritiers au dix-huitième siècle
Le franciscanisme et l’invasion mystique [Jean-Marie Gourvil]
Un grand siècle franciscain à Paris (1574-1689) [P. Moracchini]
BENOÏT DE CANFIELD 1562-1610)
La Règle de perfection
CONSTANTIN DE BARBANSON (1582-1631)
Les secrets sentiers de l’Esprit divin
Les secrets sentiers de l’Amour divin
Un deuxième tome pernd la suite d’ Oeuvres de franciscains ayant vécu au XVIIe siècle :
L’Anatomie de l’Ame termine le corpus rédigé par Constantin de Barbanson (1582-1631). Un dossier d’écrits de Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) et de ses proches . Le Jour mystique de Pierre de Poitiers (~1610-1683) . Des lettres d’Archange Enguerrand (1631-1699), le « bon franciscain » rencontré par la jeune Mme Guyon.
Quelques « pages » de François
Compilation d’Assise anciennement dénommée Légende de Pérouse
Un regroupement de textes choisis dans l’Édition du VIIIe Centenaire à l’usage de Dominique Tronc et d’Amis
L’Édition du VIIIe centenaire publiée en deux forts volumes dans la collection « Sources Franciscaines » au Cerf en 2010 comporte 3418 pages ! Ici j’en reprends moins d’un dixième1.
Six parties suivent une brève présentation :
1. Quelques « pages » de François.
2. Frère Jean, compagnon de Gilles, est l’auteur « Du commencement de l’Ordre », source primitive sobre et originale. Elle fut écrite moins de quinze ans après la mort de François. [Intégrale].
3. La « Légende des trois compagnons » proposée par Léon, Rufin et Ange, veut complémenter la biographie par Thomas de Celano. Elle fournit des informations uniques sur la période « laïque » mal connue de la vie de François (~1181 à 1206) de durée égale à la période fondatrice (1206 à 1226). [Intégrale].
4. Frère Léon est à la source de la « Compilation d’Assise », anciennement nommée « Légende de Pérouse ». Il s’agit du meilleur des « évangiles franciscains ». J’en restitue des chapitres annotés (en incluant au fil du texte les passages empruntés à Celano et disjoints dans l’Édition du VIIIe Centenaire). [Choix de chapitres].
5. Des témoignages éclairent les personnalités de Spirituels souvent négligés apour mettre en valeur le Fondateur. Ils sont tirés des Actes du bienheureux François (traduction des « Actus », la source latine d’où furent adaptés en italien les attachants « Fioretti »), ainsi que le Banquet de pauvreté. [Choix de chapitres].
6. Histoire de tertiaires franciscains souligne une influence qui s’exerçant de siècle en siècle, inclut la naissance d’une filiation mystique au dix-septième siècle. [Extraits de l’histoire du Tiers Ordre par J.M. de Vernon].
§
On recherche l’équilibre entre des témoignages portant sur la maîtresse figure fondatrice (Textes issus de François, Légende des trois compagnons, Compilation d’Assise) et ceux mettant en valeur des disciples (Commencement de l’Ordre, Actes et Banquet de pauvreté, Histoire de Tertiaires2).
Le choix des sources peut paraître arbitraire : exit Celano et Bonaventure ! J’ai privilégié ce que l’on regroupe aujourd’hui sous la dénomination de « corpus Léonien ». Frère Léon a partagé la vie de François et écrit. Ses « fiches » ont été une principale source pour les rédacteurs officiellement chargés d’une tâche de biographe, dont en premier lieu l’excellent Celano — tenu d’arrondir les angles ou du moins de soigner le style narratif.
Les introductions et les notes de l’Édition du VIIIe centenaire rendent caduques de nombreuses biographies souvent colorées par l’esprit de leurs auteurs. Les notes sont reproduites au fil du texte principal, en petit corps.
Âge date
0 1181/2 naissance à Assise
……..
1201
20 1202 prison à Pérouse
1203
1204
1205 vers les Pouilles, renonce à Spolète
25 1206 renonce tous biens, Saint-Damien, lépreux
1207
1208 Bernard, Pierre de Cattaneo, Gilles
1209 (12 frères) Rome
1210 Portioncule
1211
30 1212 Claire à Saint-Damien
1213
1214
1215
1216 + Innocent III
1217 (~1000 frères)
1218
38 1219 Damiette, al-Malik al-Kamil, Terre sainte
1220 Chapitre, renoncement à la direction
1221 (~3000 frères)
fr. Élie succède à Pierre de Cattaneo
Règle non bullata
1222
1223/4 Règle bullata
1224 l’Alverne (La Verna)
1225 maladie des yeux, cautérisation
45 1226 + le 3 octobre.
J’ai respecté autant que possible ce qui relie le présent Florilège à François d’Assise/Écrits, Vies/témoignages/Édition du VIIIe centenaire, Cerf, Paris, 2010.
D’où une certaine complexité dans la présentation textuelle et l’apparition de nombreux chiffres : pagination d’origine, découpage en versets, etc.
Afin d’alléger le travail de transcription, les notes d’origine alternent avec le texte principal. On les retrouve facilement au fil du déroulement textuel par adoption d’un corps réduit et indentation.
Nos propres notes figurent en bas de pages.
Les notes du début explicitent l’usage adopté lors de première occurrence d’une numérisation utile.
Pour la chronologie, la généalogie des mss., les concordances, voir pp.3173 et sv. de l’édition du VIIIe centenaire. Sources retenues ici soulignées.
__________ (1226) mort de François _______
1C (1228)
Thomas de Celano Vita prima p.429 du VIIIe centenaire
(1239) Élie est déposé
Première « récolte » des écrits de François !
AP (1240/41) Léon (<1246)
Jean Du commencement de l’Ordre p.971 fiches p.29
| écrits p.1163
|(p.976) |
LG-3S (1244/46) |
L. de Greccio — Légende 3 compagnons p.1045 |
2C (1246/47) |
Celano Vita secunda p.1459 |
|_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
LM (1257/63) |
Bonaventure p.2203 |
(1276) Ordre de recueillir les écrits de François !
3S 2e recension SPm Miroir de perf. min.
|_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ |
CA (1310/11) Compilation d’Assise p.1185
3S 3e recension (1317) SP Miroir de perf. major. p.2675
|
Actus (1327/37) p.2713
I Fioretti (issu des Actus)
Cette liste de références est incomplète : TM, EP, etc., moins fréquents, sont à retrouver dans l’édition du VIIIe centenaire.
Écrits de François.
Adm Admonitions
BLéon Bénédiction à frère Léon
CSoI Cantique de frère Soleil
ExhLD Exhortation à la louange de Dieu
1L fid Lettre aux fidèles I (manuscrit de Volterra)
2Lfid Lettre aux fidèles II
Lléon Lettre à frère Léon
LOrd Lettre à tout l’Ordre
1Reg Règle non bullata
2Reg Règle bullata
Test Testament
Légendes et témoignages.
Actus Actes du bienheureux François
AP Du commencement de l’Ordre de frère Jean (Anonyme de Pérouse)
1C Vita prima de Thomas de Celano
2C Vita secunda de Thomas de Celano
3C Traité des miracles de Thomas de Celano
CU Compilation d’Uppsala
EncEl Lettre encyclique d’Élie
ER Exposition de la Règle d’Ange Clareno
FF Fonte Franciscane
Fio Fioretti
JG Chronique de Jourdain de Giano
LMM Miracles de la Légende majeure de Bonaventure
LO Légende ombrienne de Thomas de Celano
LP L égende de Pérouse (ancienne dénomination de la Compilation d’Assise)
ML Manuscrit Little
SC Commerce sacré de saint François avec dame Pauvreté
SPm Miroir de perfection mineur (dans manuscrit Sant'Isidoro 1/73)
VF Paroles de saint François (dans manuscrit Sant'Isidoro 1/73)
104 1
1 Tu es saint, Seigneur, seul Dieu, qui fait des merveilles12.
2 Tu es fort, tu es grand, tu es très haut,
3 tu es tout-puissant, toi, Père saint, roi du ciel et
4 de la terre 2. Tu es trine et un, Seigneur, Dieu
5 des dieux. Tu es le bien, tout bien, le souverain bien,
6 Seigneur Dieu vivant et vrai 3. Tu es amour 4, charité.
7 Tu es sagesse. Tu es humilité 5. Tu es patience 6.
8 Tu es beauté. Tu es sécurité. Tu es quiétude.
9 Tu es joie et allégresse. Tu es notre espérance. Tu es justice
10 et tempérance. Tu es tout, notre 7 richesse à suffisance.
11 Tu es beauté. Tu es mansuétude.
12 Tu es protecteur. Tu es gardien et défenseur.
13 Tu es force. Tu es refuge 8. Tu es notre espérance.
14 Tu es notre foi. Tu es notre charité.
15 Tu es toute notre douceur. Tu es
16 notre vie éternelle, grand et admirable Seigneur,
17 Dieu tout-puissant, miséricordieux Sauveur.
1. [note VIIIe centenaire] Voir Ps 76 (77) 15. La numérotation est celle des lignes de l’autographe.
2. Voir Ps 85 (86) 10 ; Jn 17 11 ; Mt 11 25.
3. Voir Ps 135 (136) 2 ; 1 Th 1 9.
4. Le mot « amour » est écrit au-dessus de « charité »
5. Léon a ajouté le « h » oublié par François.
6. Ps 70 (71) 5.
7. Les mots « tout » et « notre » sont écrits au-dessus de « richesse ».
8. Voir Ps 30 (31) 5, 42 (43) 2.
99 3
Présentation par Jean-François Godet-Calogeras (extrait) :
« Les Louanges de Dieu se présentent comme une incantation, une succession de “tu es” et de noms de Dieu. Cette litanie, qui semble être composée de trente-trois unités, n’est pas sans rappeler un type de prière traditionnel dans le monde musulman, l’invocation des quatre-vingt-dix-neuf noms d’Allah. Pour cette prière, les musulmans utilisent un chapelet de trente-trois grains. Quand on se rappelle le séjour de François en Orient et sa rencontre avec le sultan al-Malik al-Kâmil, la coïncidence est singulière. Il y a plus. Sur le côté qui contient la Bénédiction se trouve un étrange dessin : certains y voient une tête d’homme barbu coiffé de ce qui ressemble à un turban. Il est vrai que l’analogie avec la tête du sultan dans la fresque de Giotto dans la basilique supérieure d’Assise est frappante. François aurait-il dessiné la tête de son hôte musulman ? Dans le dessin, un grand Tau, signe des élus, sort de la bouche du crâne et est surmonté de la bénédiction bien connue. De telles observations ont conduit certains historiens à penser que la croisade contre les musulmans — qui continuait en Orient — et le souvenir du sultan qui l’avait reçu et dont la foi l’avait impressionné sont peut-être au cœur de la prière de François, une prière souffrante en quête de paix. »
1 Très-Haut, tout-puissant bon Seigneur,
à toi sont les louanges, la gloire et l’honneur,
et toute bénédiction.
À toi seul, Très-Haut, ils conviennent,
et nul homme n’est digne de te nommer 1.
5 Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures,
spécialement messire le frère Soleil,
lequel est jour, et tu nous illumines par lui.
Et lui, il est beau et rayonnant avec grande splendeur :
de toi, Très-Haut, il porte signification.
10 Loué sois-tu, mon Seigneur, par 2 sœur Lune et les étoiles :
dans le ciel tu les as formées claires et précieuses et belles.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Vent 3,
et par l’air et le nuage et le ciel serein et tout temps,
par lesquels à tes créatures tu donnes sustentation.
1. L’ombrien « mentovare » pourrait se traduire par « faire mention de », mais signifie aussi « nommer ». François insiste sur le fait que nul ne peut nommer le Très-Haut ; voir 1Reg 23 5.
2. Nous avons opté pour le sens instrumental de la préposition « per ». C’est également ainsi qu’il faut comprendre le « cum » (« avec ») du vers 5. Voir 1. BALDELLI, « Il Cantico di Francesco », p. 79.
— [dorénavant j’omettrais souvent une partie de notes « érudites » tel « C’est également… »… à remplacer par « […] »].
3. Si François avait parlé de l’air, comme on aurait pu s’y attendre dans la cosmogonie médiévale des quatre éléments, il aurait brisé l’alternance masculin/féminin, puisque « aria » est féminin en italien, à la différence d’« aer » en latin […] Par ailleurs, le « vent » ajoute une idée de mouvement.
15 Loué sois-tu, mon Seigneur, par sœur Eau,
laquelle est très utile et humble et précieuse et chaste.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par frère Feu,
par lequel tu nous illumines la nuit ;
et lui, il est beau et joyeux et robuste et fort.
20 Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur mère Terre 1
laquelle nous sustente et gouverne 2
et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe.
Loué sois-tu, mon Seigneur,
par ceux qui pardonnent par ton amour
et soutiennent maladies et tribulations.
25 Bienheureux ceux qui les supporteront en paix,
car par toi, Très-Haut, ils seront couronnés.
Loué sois-tu, mon Seigneur, par notre sœur Mort corporelle,
à laquelle nul homme vivant ne peut échapper.
Malheur à ceux qui mourront dans les péchés mortels !
30 Bienheureux ceux qu’elle trouvera en tes très saintes volontés,
car la mort seconde 3 ne leur fera pas mal.
Louez et bénissez mon Seigneur et rendez grâces
33 et servez-le avec grande humilité.
1. On notera que seule la Terre, à la fois élément de la matière et planète nourricière, est conjointement « sœur » et « mère ».
2. « Governa » aujourd’hui encore en italien moderne, particulièrement dans les régions agricoles, le verbe « governare » est utilisé au sens de « prendre soin de », « donner à manger à » […]
3. Voir Ap 2 11. La mort seconde est la mort corporelle à laquelle nul ne peut échapper ; la mort première est celle du moi égoïste.
170
« … alors qu’il était malade et séjournait à Saint-Damien, François reçut de Dieu la promesse de son Royaume. François chante les louanges de la création nouvelle. Les trois corps célestes -- le soleil, la lune et les étoiles -- et les quatre éléments -- vent, eau, feu et terre -- sont transfigurés dans un hymne de louange et deviennent les signes de la création nouvelle. Quelle est la signification de ce nombre sept ?
Le nombre sept rappelle les jours de la Création dans la Genèse, proclamant que Dieu créa toutes choses et ordonna la Création, et assurant que la Création est bonne. Pour exprimer cela, le Cantique utilise les symboles les plus inclusifs possibles : les trois cercles de la sphère céleste et les quatre éléments terrestres donnent ensemble un nombre total de sept, le chiffre de la perfection. D’une part, le soleil, la lune et les étoiles représentent tout ce qui était connu du firmament : les saisons, la nuit, le jour ainsi que l’astrologie dépendaient de ces cercles célestes ; leur rythme crée le temps. D’autre part, les quatre éléments désignent symboliquement tout ce qui existe sur terre. Tout corps solide (terre), liquide (eau), gazeux (vent) et leur transformation de l’un à l’autre sous l’action de la chaleur (feu) représentent l’interconnexion complexe de la Création. L’harmonie de ces quatre éléments crée l’espace physique. De fait, la vision de la création nouvelle de François inclut tout le temps et tout l’espace, qui finalement renvoient à Dieu, leur Créateur éternel et infini. Cette imagerie exprime la nouvelle compréhension que François a de Dieu et de la Création comme inextricablement entrelacés dans une grande réalité où tous les niveaux d’existence sont interconnectés. L’imagerie de François est inclusive, rien n’en est exclu. Les vers ajoutés ensuite (23-31) fournissent des exemples concrets de ce que comporte la création nouvelle : paix sur la terre et vie éternelle au ciel. La doxologie finale du Cantique transforme toute relation en vision mystique de la création nouvelle.
[…] Pour François, les créatures sont les instruments de la louange de Dieu parce qu’elles sont le reflet de la grandeur, de la puissance et de la bonté de Dieu. C’est aussi par les créatures que s’opère l’union mystique entre Dieu, le Très-Haut, et l’humble être humain, qui permet à François d’appeler Dieu “mi’ signore” (“mon Seigneur”) et d’exprimer cette nouvelle relation dans une langue nouvelle, passant du latin à l’ombrien.
La création nouvelle est une fraternité universelle […] »
(Jay M. Hammond).
116
1 Ô très saint, notre Père 1 : notre créateur, rédempteur, consolateur et sauveur.
2 Qui es aux cieux 2 : dans les anges et dans les saints, les illuminant pour la connaissance, car toi, Seigneur, tu es lumière ; les enflammant à l’amour, car toi, Seigneur, tu es amour ; habitant en eux et les comblant jusqu’à la béatitude, car toi, Seigneur, tu es souverain bien, éternel bien, de qui vient tout bien, sans qui n’est nul bien 3.
3 Que soit sanctifié ton nom 4 : que devienne claire en nous la connaissance de toi, pour que nous connaissions quelle est la largeur de tes bienfaits, la longueur de tes promesses, la hauteur de ta majesté et la profondeur de tes jugements 5.
4 Qu’advienne ton Règne 6 : que tu règnes en nous par grâce et que tu nous fasses venir à ton Règne, où est manifeste la vision de toi, parfaite la dilection de toi, heureuse la compagnie de toi, éternelle la jouissance de toi 7.
5 Que soit faite ta volonté, comme au ciel, aussi sur la terre 8 :
1. Mt 69. 2. Ibid.
3. Voir 1 Jn 1, 5 et 4, 8 & 16. 4. Mt 69.
5. Voir Ep 3 18. 6. Mt 6 10.
7. Voir Lc 23 42. 8. Mt 6 10.
que nous t’aimions de tout notre cœur en pensant toujours à toi, de toute notre âme en te désirant toujours, de tout notre esprit en dirigeant vers toi toutes nos intentions, en cherchant en tout ton honneur, et de toutes nos forces, en dépensant toutes nos forces et les sens de l’âme et du corps au service de ton amour et de rien d’autre ; et que nous aimions nos proches comme nous-mêmes en tirant tous les hommes à ton amour selon nos forces, en nous réjouissant des biens des autres comme des nôtres et en compatissant à leurs maux et en ne faisant aucune offense à personne 1.
6 Notre pain de chaque jour donne-le-nous aujourd’hui 2 : ton Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus Christ, donne-le-nous aujourd’hui : en mémoire et intelligence et révérence de l’amour qu’il a eu pour nous et de ce que pour nous il a dit, fait et supporté.
7 Et remets-nous nos dettes 3 : par ta miséricorde 4 ineffable, par la vertu de la passion de ton Fils bien-aimé, notre Seigneur, et par les mérites et l’intercession de la très bienheureuse Marie Vierge et de tous tes élus 5.
8 Comme nous aussi remettons à nos débiteurs 6 : et ce que nous ne remettons pas pleinement, toi, Seigneur, fais que nous le remettions pleinement, pour que nous aimions vraiment nos ennemis à cause de toi et que, pour eux, nous intercédions dévotement auprès de toi, ne rendant à personne le mal pour le mal 7, et qu’en toi nous nous appliquions à être utiles en tout.
1. Voir Lc 10 27 ; 2 Co 6 3.
2. Mt 6 11. 3. Mt 6 12.
4. Pour le sens et l’usage de « miséricorde », voir Test 2.
5. Rituel romain de l’absolution des péchés.
6. Mt 6 12. 7. Voir 1 Th 5 15.
118
9 Et ne nous induis pas en tentation 1 : occulte ou manifeste, soudaine ou importune.
10 Mais délivre-nous du mal 2 : passé, présent et futur 3. Amen.
11 Gloire au Père et au Fils et au Saint-Esprit [comme il était au commencement et maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles]. Amen.
1. Mt 6 13. 2. ibid.
3. Missel romain, Ordinaire de la Messe, prière suivant le Notre Père
392
1 Le même [frère Léonard 1] rapporta au même endroit qu’un jour, à Sainte-Marie 2, le bienheureux François appela frère Léon et dit :
-- Frère Léon, écris.
2 Et lui répondit :
-- Voilà, je suis prêt.
3 -- Écris, dit-il, quelle est la vraie joie. 4 Un messager vient et dit que tous les maîtres de Paris sont venus à l’Ordre 3 ; écris : ce n’est pas la vraie joie. 5 De même, tous les prélats d’outre-monts, archevêques et évêques ; de même, le roi de France et le roi d’Angleterre 4 ; écris : ce n’est pas la vraie joie. 6 De même, mes frères sont allés chez les infidèles et les ont tous convertis à la foi 5 ; de même, j’ai de Dieu une telle grâce que je guéris les malades et fais beaucoup de miracles : je te dis qu’en tout cela n’est pas la vraie joie.
7 -- Mais quelle est la vraie joie ?
1. Léonard d’Assise accompagnait François au retour d’Orient (2C 31) et témoigna devant Grégoire IX et les cardinaux lors du procès de canonisation de François ; voir CA 72.
2. Sainte-Marie-de-la-Portioncule, dans la plaine en contrebas d’Assise.
3. Dès 1223, les Frères mineurs avaient à Paris une communauté de trente frères.
4. Cela situe ce récit clairement après l’arrivée des frères en France (1219) et en Angleterre (1224).
5. Allusion à 1 Reg 16 et 2Reg 12.
8 — Je reviens de Pérouse 1 et, par une nuit profonde, je viens ici et c’est le temps de l’hiver, boueux et à ce point froid que des pendeloques 2 d’eau froide congelée se forment aux extrémités de ma tunique et me frappent sans cesse les jambes, et du sang coule de ces blessures. 9 Et tout en boue et froid et glace, je viens à la porte, et après que j’ai longtemps frappé et appelé, un frère vient et demande : « Qui est-ce ? » Moi je réponds : « Frère François. » 10 Et lui dit : « Va-t’en ! Ce n’est pas une heure décente pour circuler ; tu n’entreras pas. » 11 Et à moi qui insiste, à nouveau il répondrait : « Va-t’en ! Tu n’es qu’un simple et un illettré 3. En tout cas, tu ne viens pas chez nous ; nous sommes tant et tels que nous n’avons pas besoin de toi. » 12 Et moi je me tiens à nouveau debout devant la porte et je dis : « Par amour de Dieu, recueillez-moi cette nuit ! » 13 Et lui répondrait : « Je ne le ferai pas. 14 Va au lieu des Croisiers 4 et demande là-bas. » 15 Je te dis que si je garde patience et ne suis pas ébranlé, en cela est la vraie joie et la vraie vertu et le salut de l’âme.
1. Pérouse, Ombrie.
2. « Pendeloque » traduit le latin « dondolus », mot forgé sur l’italien « dondolo ».
3. « Illettré » traduit le mot « idiota » qu’on retrouve en Test 19 et LOrd 39.
4. Les Croisiers furent institués comme Ordre militaire hospitalier en Italie par Alexandre III en 1169. À l’époque de François, ils tenaient un hôpital pour les lépreux, situé non loin de Rivo Torto, entre Assise et la Portioncule. C’est là que se situe l’épisode de la guérison par François du croisier Morico, qui se fera ensuite frère mineur. […]
3 Les serviteurs du Seigneur ne doivent pas ignorer la voie et la doctrine des saints hommes
4 par quoi ils peuvent parvenir à Dieu. C’est pourquoi, en l’honneur de Dieu, pour l’édification des lecteurs et des auditeurs, moi qui ai vu leurs actes, qui
1. La copie du manuscrit de Pérouse (par Tebaldi puis Rinaldi) donne la leçon : « qui furent les premiers dans l’Ordre ».
2. Ce titre, recomposé à partir des manuscrits subsistants et de l’édition espagnole ancienne, met l’accent sur l’Ordre et sur les compagnons plus que sur François lui-même. Par « premiers en religion » ou « compagnons », il faut entendre, au sens strict, les frères qui avaient rejoint François avant le voyage à Rome conté au chapitre vii (AP 31-36). On notera d’ailleurs que le récit de ce voyage intervient au début de la seconde moitié du récit (chapitre VII sur douze chapitres). Toute la première moitié couvre donc la seule période 1206-1209 (de la conversion de François au voyage à Rome), tandis que la seconde survole la période 1209-1228 : pour l’auteur, l’essentiel est joué du moment où le groupe initial de pénitents a rencontré Innocent III et obtenu son approbation.
3. L’édition latine de référence, celle de Lorenzo Di Fonzo, commence par le paragraphe 2, à la suite de l’élimination, justifiée, d’un proto-prologue présent dans l’édition antérieure de François Van Ortroy.
4. Il s’agit des premiers compagnons.
988 2 ai entendu leurs paroles, dont j’ai même été le disciple 1, j’ai raconté et compilé, autant que mon esprit en a été instruit par inspiration divine, quelques-uns des actes de notre très bienheureux père François et de quelques frères qui vinrent au commencement de la religion 2.
1. On identifie cet auteur au frère Jean cité par la Lettre de Greccio ; 3S 1 : « […] frère Jean, compagnon du vénérable père frère Gilles, qui a tenu nombre de ces informations du même saint frère Gilles et de frère Bernard de sainte mémoire, premier compagnon du bienheureux François. »
2. Par « religio », il faut entendre un mouvement religieux, un mode de vie religieux commun qui n’a pas (encore) atteint le degré d’institutionnalisation d’un Ordre.
CHAPITRE I COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS COMMENÇA À SERVIR DIEU
3 a 988 Après que furent révolus mille deux cent sept ans depuis l’incarnation du Seigneur, au mois d’avril, le xvie jour des calendes de mai 3, Dieu vit que son peuple, qu’il avait racheté par le sang précieux de son Fils unique, avait oublié ses commandements et était sans gratitude pour ses bienfaits. Bien que son peuple ait mérité la mort, Dieu avait eu bien longtemps pitié de lui. Ne voulant cependant toujours pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et vive 4, mû par sa très bienveillante miséricorde, il voulut envoyer des ouvriers à sa moisson 5.
3. Le 16 avril 1208, parfois abusivement retenu comme date de la fondation de l’Ordre des Frères mineurs. Cette date désigne non pas la conversion personnelle de François (qui serait advenue en 1206), mais le début de la fraternité, marqué par les conversions de Bernard et Pierre.
4. Voir Ez 33 11.
5. Voir Mt 9 38.
3 b Et il illumina un homme qui était en la cité d’Assise, François de nom et marchand de son métier 1, très vain gestionnaire de la richesse de ce monde.
4 a Un jour, dans la boutique où il avait l’habitude de vendre des étoffes, il réfléchissait avec préoccupation à des affaires de cette sorte. Apparut un pauvre, qui lui demanda de lui donner l’aumône au nom du Seigneur. Entraîné par la pensée des richesses et le souci des affaires en question, lui donnant congé, François lui refusa l’aumône. Alors que le pauvre se retirait, François, sondé par la grâce divine, commença à se reprocher son geste comme preuve de grande rustrerie 2, en se disant : « Si ce pauvre avait demandé au nom de quelque comte ou grand baron, tu aurais accédé à ses demandes. Combien plus aurais-tu dû le faire au nom du Roi des rois et du Seigneur universel 3 ! »
4 b Aussi se proposa-t-il dès lors en son cœur de ne plus jamais refuser à personne des demandes faites au nom d’un si grand Seigneur. Et appelant le pauvre, il lui fit une généreuse aumône 4.
4 c Ô cœur, dis-je, plein de toute grâce, fécond et illuminé ! Ô ferme et saint projet 5, auquel succède, merveilleuse et inespérée, une singulière illumination de ce qui allait advenir ! Certes, il n’y a rien là d’étonnant, puisque Isaïe proférait d’une voix dictée par l’Esprit saint : Lorsque tu auras versé ton âme à l’affamé et que tu auras rassasié l’âme affligée, ta lumière se lèvera dans les ténèbres et tes ténèbres seront comme le plein
1. Le « mercator » n’est pas un simple boutiquier, mais un marchand pratiquant le commerce à grande échelle.
2. La « rusticitas » désigne les manières des rustres par opposition aux manières courtoises.
3. Voir Ap 17 14.
4. Le verbe « largiri » implique l’idée de largesse, une des vertus nobles par excellence.
5. Le terme « propositum » désigne en particulier un projet de vie religieuse.
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jour 1. Et encore : Lorsque tu auras rompu ton pain pour l’affamé, alors ta lumière poindra comme l’aurore et ta justice précédera ta face 2.
5 a Le temps passant, il arriva à ce bienheureux homme une chose étonnante qu’il serait à mon sens indigne de passer sous silence. Une nuit donc qu’il dormait dans son lit, lui apparut quelqu’un qui, l’appelant par son nom 3, le conduisit dans un palais d’un charme et d’une beauté indicibles, plein d’armes chevaleresques 4, y compris de resplendissants boucliers marqués de la croix 5 pendant aux murs tout autour.
5 b Comme il demandait à qui étaient ces armes étincelantes d’un tel éclat et ce palais si charmant, il reçut cette réponse de celui qui le guidait : « Toutes ces armes et le palais sont à toi et à tes chevaliers. »
5c À son réveil, il se mit à réfléchir en homme de ce monde, comme quelqu’un qui n’avait pas encore pleinement goûté l’Esprit de Dieu, et à déduire qu’il devait devenir un prince magnifique. Pensant et repensant la chose, il résolut de se faire chevalier afin qu’une fois chevalier, lui soit offert un tel principat. S’étant donc fait préparer des vêtements d’étoffes aussi précieuses qu’il put, il se disposa à partir pour la Pouille 6 auprès d’un noble comte 7 pour être fait par lui chevalier.
1. Is 58 10.
2. Is 58 7-8.
3. Voir Gn 4 17.
4. Dans le lexique médiéval, le terme « miles » et ses dérivés s’appliquent non pas au simple soldat, mais au chevalier.
5. Le participe « cruciatus », apport inédit d’AP, évoque les croisés et leurs armes.
6. Pouille, région d’Italie méridionale longeant la mer Adriatique.
7. « Ad comitem gentilem » : il ne s’agit probablement pas d’un nom propre, mais de l’expression « gentil comte », courante dans les chansons de geste (« gentil » vient de « gens », qui désigne la famille large en général et la noble lignée en particulier). Dans la bouche des trouvères et troubadours qui parcouraient l’Italie au temps de la jeunesse de François, l’expression « gentil comte » était devenue le surnom du comte Gauthier de Brienne : la magnificence de sa cour et ses exploits guerriers en Pouille (1201-1205), à la tête des milices d’Innocent III, en avaient fait le type même du « gentil » chevalier. Comme aux croisés, le pape lui avait octroyé le privilège de pouvoir arborer la croix sur ses armes.
991 5 d Rendu par cela plus allègre qu’à l’ordinaire, il était regardé par tous avec étonnement. Et à ceux qui l’interrogeaient sur la raison de cette nouvelle allégresse, il répondait : « Je sais que je vais devenir un grand prince. »
6 a Après avoir engagé un écuyer, montant sur son cheval 1, il chevauchait vers la Pouille.
6 b Or il était parvenu à Spolète 2, préoccupé de son voyage ; et à la nuit tombée, il avait mis pied à terre pour dormir. Il entendit alors dans son demi-sommeil une voix qui lui demandait où il voulait aller. Point par point, il lui révéla tout son projet. Et la voix de nouveau : « Qui peut te faire plus de bien, le seigneur ou le serviteur ? » Il répondit : « Le seigneur. » — « Pourquoi donc délaisses-tu le seigneur pour le serviteur et le prince pour le vassal ? » François lui demanda : « Seigneur, que veux-tu que je fasse 3 ? » — « Retourne, dit la voix, dans ton pays 4 pour faire ce que le Seigneur te révélera 5. »
6 c Soudain, lui semblait-il, il fut changé en un autre homme par la grâce divine.
7 a Le matin venu, il retourne donc chez lui comme il lui avait été commandé.
1. L’écuyer et le cheval sont deux attributs indispensables du chevalier.
2. Spolète, province de Pérouse, Ombrie.
3. Ac 96.
4. Gn 32 9.
5. Ce dialogue, apport inédit d’AP, joue sur les deux acceptions de « dominus » : le seigneur dans le système vassalique et Dieu.
992 7 b Chemin faisant, comme il était parvenu à Foligno 1, il vendit le cheval qu’il montait et les vêtements dont il s’était paré pour aller en Pouille, endossant des vêtements plus vils.
7 c Cela fait, il prit l’argent obtenu pour ses biens et retourna de Foligno vers Assise. Passant à proximité d’une église construite en l’honneur de saint Damien 2 et trouvant un pauvre prêtre du nom de Pierre 3 qui résidait là, il lui remit l’argent en garde. Mais le prêtre refusa de conserver cet argent, car il n’avait pas d’endroit où il puisse le placer à sa guise. Entendant cela, l’homme de Dieu François lança avec mépris cet argent dans une fenêtre de l’église.
7 d Guidé par l’Esprit de Dieu, voyant que la pauvre église menaçait ruine, il se proposa d’en étayer le gros œuvre grâce à cet argent et d’habiter là, dans le dessein de la libérer et de la relever de sa pauvreté. Cette tâche aussi, le temps passant, guidé par la volonté de Dieu, il l’accomplit en œuvre 4.
1. Foligno, province de Pérouse, Ombrie.
2. II s’agit du médecin martyr en Orient : Damien, compagnon de Côme. Hors les murs, sur les contreforts de la colline d’Assise, l’église avait été bâtie en 1103 par une alliance de familles nobles ; à l’époque de François, elle dépendait de l’évêque d’Assise. En 1253, les deux neveux de François, Picard et Giovannino, fils de son frère Ange, partagèrent l’héritage de leur père ; en 1261, Giovannino fit son testament. De ces deux documents, il ressort qu’Ange possédait, entre autres, deux pièces de terrain dans la plaine, aux lieux-dits Litorto et Bassano. Ces deux pièces de terrain faisaient vraisemblablement partie des propriétés de Pierre de Bernardone. François les visita sans doute plus d’une fois, et le chemin qui permettait d’y parvenir depuis Assise passe devant Saint-Damien : il connaissait donc bien cette petite église. Dans le voisinage de ces deux pièces de terre se trouvait une chapelle San Pietro della Spina qui pourrait aussi être cette église Saint-Pierre que François répara aussi. Voir A. FoRTINl, Nova vita di S. Francesco, vol. 3, Assise, 1959, p. 648 et 651 ; vol. 2, p. 111.
3. Seul AP donne ce nom.
4. L’expression « opere adimplere » revient à de nombreuses reprises en AP pour marquer la mise en œuvre et l’accomplissement d’un dessein, ce qui résume bien l’intrigue générale du récit.
8 a En entendant cela, son père, qui le chérissait charnellement 1 et qui était assoiffé de cet argent, commença à se mettre en fureur contre lui ; et harcelant François de divers reproches, il lui réclamait l’argent.
8 b Et lui, devant l’évêque d’Assise 2, rendit promptement à son père cet argent et les vêtements dont il était couvert, restant nu sous la pelisse de l’évêque qui le prit nu dans ses bras.
8c Désormais libre des affaires de ce monde, revêtu d’un habit très vil et méprisé, il retourna vers l’église pour y demeurer 3. Le Seigneur le fit riche, lui qui était pauvre et méprisé ; l’emplissant de son Esprit saint, il mit en sa bouche le verbe de vie pour qu’il prêche et annonce parmi les nations le jugement et la miséricorde, le châtiment et la gloire 4, et pour qu’elles rappellent à leur mémoire les commandements de Dieu qu’elles avaient abandonnés à l’oubli. Le Seigneur le constitua prince sur la multitude des nations 5 qu’à travers lui, du monde entier, Dieu assembla en une seule.
8 d Le Seigneur le guida par une voie droite 6 et étroite, puisqu’il ne voulut posséder ni or, ni argent, ni monnaie, ni quoi que ce soit 7. Mais il suivit le Seigneur dans l’humilité, la pauvreté et la simplicité de son cœur.
9a Marchant pieds nus, il était revêtu d’un habit méprisable et ceint aussi d’une très vile ceinture.
1. L’adverbe « carnaliter » s’oppose implicitement à « spiritualiter » : amour charnel contre amour spirituel.
2. Certainement Gui Ier, évêque d’Assise, auquel, entre 1208 et 1212, succède Gui II qui reste évêque jusqu’à sa mort en 1228.
3. Saint-Damien.
4. Voir 1 Reg 21 2-9 ; 2 Reg 9 4.
5. Voir Gn 17 4 ; Si 44 20. Le présage d’un avenir princier, mentionné en AP 5c, s’est donc accompli, mais détourné de son sens premier.
6. Voir Sg 10 10.
7. Voir Mt 10 9.
994 9b Partout où son père le trouvait, rempli d’un violent ressentiment, il le maudissait. Mais le bienheureux homme prenait un pauvre vieillard du nom d’Albert 1, lui demandant sa bénédiction.
9 c Bien d’autres aussi se moquaient de lui, lui disaient des paroles injurieuses ; et il était tenu pour fou par presque tous. Or lui n’en avait cure et ne leur répondait même pas. Mais il s’efforçait de tout son soin d’accomplir en œuvre ce que Dieu lui montrait. Et il ne marchait pas dans les doctes paroles de la sagesse humaine, mais dans la manifestation et la vertu de l’Esprit 2.
1. Seul AP donne ce nom.
2. 1Co2 13.
10a Or voyant et entendant cela, deux hommes de la cité, inspirés par la visite de la grâce divine, se présentèrent humblement à François. L’un d’entre eux fut frère Bernard 3 et l’autre frère Pierre 4. Ils lui dirent simplement : « Dorénavant, nous voulons être avec toi et faire ce que tu fais. Dis-nous donc ce que nous devons faire de nos biens ! » Exultant du fait de leur venue et de leur désir, il leur répondit avec bienveillance : « Allons demander conseil au Seigneur ! »
3. Bernard de Quintavalle, qui mourut entre 1241 et août 1246. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
4. Il pourrait s’agir de Pierre de Cattaneo, juriste, qui accompagna François en Orient et fut brièvement son vicaire de 1220 à sa mort, qui advint à la Portioncule, le 10 mars 1221, d’après l’épitaphe inscrite dans l’église même. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
10 b Ils s’en furent donc à une église de la cité 1, y entrèrent, s’agenouillèrent et dirent humblement en prière : « Seigneur Dieu, Père de gloire, nous te prions pour que, par ta miséricorde, tu nous montres ce que nous devons faire. » Leur prière achevée, ils dirent au prêtre de cette église qui se trouvait là : « Seigneur, montre --nous l’Évangile de notre Seigneur Jésus Christ ! »
11 a Comme le prêtre avait ouvert le livre 2 -- car eux-mêmes ne savaient pas encore bien lire 3 --, ils trouvèrent aussitôt le lieu où il était écrit : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel 4. Tournant à nouveau les pages, ils trouvèrent : Qui veut venir à ma suite, etc. 5. Et tournant encore, ils découvrirent : N’emportez rien en chemin, etc. 6. Entendant cela, ils furent transportés d’une grande joie 7 et dirent : « Voilà ce que nous désirions, voilà ce que nous cherchions. » Et le bienheureux François dit : « Telle sera notre règle 8. » Puis il dit aux deux autres : « Allez et faites selon le conseil du Seigneur que vous venez d’entendre ! »
11 b S’en fut donc frère Bernard et, comme il était riche, il retira beaucoup d’argent de la vente de toutes ses possessions. Quant à frère Pierre, il avait été pauvre en biens temporels, mais il était désormais devenu riche en biens spirituels. Lui aussi fait donc comme il avait reçu conseil du Seigneur. Et assemblant les
1. Saint-Nicolas sur la place de la cité d’Assise, d’après 3S 28.
2. Il s’agit du recours aux sortes biblicae, soit une triple ouverture au hasard de la Bible, censée livrer la volonté divine.
3. Ce détail rendrait improbable l’identification du frère Pierre avec Pierre de Cattaneo qui, d’après JG 11, était formé en droit ; mais il s’agit d’une scène profondément recomposée.
4. Mc 19 21.
5. Mt 16 24 ; Lc 9 23.
6. Lc 9 3.
7. Mt 2 10.
8. Voir 1Reg Prol 2, 1 2, 1 3, 2 4, 14 1 ; 2 Reg 1 1, 2 5, 12 4 ; Test 14.
pauvres de la cité, ils leur distribuaient l’argent qu’ils avaient tiré de la vente de leurs biens.
12 a Pendant qu’ils faisaient cela en présence du bienheureux François, vint un prêtre du nom de Sylvestre 1. Le bienheureux François lui avait acheté des pierres pour la restauration de l’église Saint-Damien, auprès de laquelle il demeurait encore avant d’avoir des frères pour compagnons 2.
12 b Ce prêtre donc, les voyant dépenser ainsi l’argent, suffoquait sous les feux de l’avarice 3. Il désira avidement 4 qu’on lui donne de cet argent et se mit à grommeler, en disant : « François, tu ne m’as pas correctement réglé pour les pierres que tu m’as achetées. » L’entendant grommeler à tort, le bienheureux François, qui avait rejeté toute forme d’avarice, s’approcha de frère Bernard : et mettant la main dans le manteau de Bernard, où était l’argent il en retira une pleine poignée de deniers qu’iI donna au prêtre. Mettant de nouveau la main dans le manteau, il en retira des deniers comme il l’avait déjà fait la première fois ; et de nouveau, il les donna au prêtre en lui disant : « As-tu maintenant pleinement ton compte ? » — « Pleinement », dit le prêtre. Cela fait, il retourne allègre à sa maison.
13 a Quelques jours plus tard, inspiré par le Seigneur, ce même prêtre se mit à réfléchir sur ce qu’avait fait le bienheureux François, en se disant : « Ne suis-je pas un misérable ? Alors que je suis vieux, je désire avidement et recherche ces biens temporels, tandis que ce jeune, par amour de Dieu, les méprise et les abhorre. »
13 b Et voici que, la nuit suivante, il vit en songe une croix gigantesque dont le sommet touchait les cieux et le pied se
1. Cet épisode apparaît pour la première fois en AP.
2. Voir AP 7-8.
3. L’avarice est le vice opposé à la générosité, vertu noble par excellence.
4. Nous traduisons ainsi le latin « concupivit ».
tenait 1 dans la bouche du bienheureux François. Quant aux bras de la croix, ils s’étendaient d’une extrémité du monde à l’autre.
13 c En s’éveillant, ce prêtre crut donc que le bienheureux François était vraiment ami de Dieu et que la religion qu’il avait débutée allait s’étendre sur le monde entier. Dès lors, il se mit à craindre Dieu et à faire pénitence en sa maison 2. Peu de temps après, il entra dans l’Ordre des frères 3 : il vécut bien et finit glorieusement 4.
1. Voir Gn 28 12.
2. « Paenitentiam agere in domo sua » : expression consacrée pour désigner la pénitence à domicile, un mode de vie religieuse qui, d’ordinaire pratiqué par des laïcs, est attesté depuis les premiers siècles du christianisme et connaît un regain au début du XIIe siècle.
3. L’auteur évite ici de dire que François est le fondateur de l’Ordre : il y a d’un côté la « religio » (le mode de vie religieuse) que François « avait débutée » (« coeperat ») et de l’autre le « fratrum Ordo » (« l’Ordre des frères »).
4. Selon la tradition, Sylvestre mourut à Assise, le 4 mars 1240, ce qui donne un indice sur le terminus post quem de la rédaction d’AP. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
14 a Après avoir distribué aux pauvres, comme nous l’avons dit, le prix qu’ils avaient tiré de la vente de leurs biens 5, frère Bernard et frère Pierre se vêtirent comme était vêtu l’homme de Dieu, le bienheureux François, et ils s’associèrent à lui.
14 b Mais n’ayant pas de gîte où demeurer, ils se mirent en route et trouvèrent une pauvre petite église, presque abandonnée, qu’on
5. Voir Lc 18 12.
998 appelait Sainte-Marie-de-la-Portioncule 1. Ils firent là une petite maison, où ils demeuraient ensemble 2.
14 c Huit jours plus tard vint encore à eux un autre homme du nom de Gilles 3, de la même cité, un homme très dévot et très fidèle à qui le Seigneur donna la grâce en abondance. Avec grande dévotion et révérence, il se mit à genoux et demanda 4 au bienheureux François qu’il daigne le recevoir dans sa compagnie 5. Entendant et voyant cela, le bienheureux François est rempli d’allégresse ; et il le reçut avec entrain et de grand cœur. Tous quatre en eurent une immense allégresse et une très grande joie spirituelle 6.
15 a Après quoi le bienheureux François prit frère Gilles et l’emmena avec lui dans la Marche d’Ancône 7 ; les deux autres restèrent sur place. En route, ils exultaient grandement dans le Seigneur. L’homme de Dieu François exulta d’une voix très claire, chantant sans discontinuer en français 8, louant et bénissant le Seigneur 9.
1. La « Porziuncola », ou « petite portion », sans doute du fait de la petitesse de l’édifice ou de son terrain. Cette minuscule église, aussi appelée Sainte-Marie-des-Anges, est attestée en 1045, mais le bâtiment restauré par François date du Xe siècle. L’église dépendait des Bénédictins du mont Subasio.
2. Ce premier séjour à la Portioncule apparaît pour la première fois en AP.
3. Voir Vie du bienheureux frère Gilles, 1, éd. R. B. Brooke, Scripta Leonis, Rufini et Angeli, sociorum S. Francisci..., p. 318-320. Selon ce texte, frère Gilles fut reçu en la fête de saint Georges, c’est-à-dire le 23 avril, peu après frère Bernard et deux ans après la conversion de François. Il est mort le 22 avril 1262.
4. Voir Mc 10 17.
5. « In societatem suam » : François et ceux qui s’associent à lui forment une société, une compagnie.
6. Voir Mt 2 10.
7. Marche d’Ancône, région d’Italie centrale longeant la mer Adriatique.
8. François, qui a été frotté de culture courtoise dans la compagnie des jeunes chevaliers d’Assise, use du français, langue littéraire des milieux laïques, pour exprimer sa joie et chanter les louanges de Dieu.
9. Voir Lc 24 53.
15 b Vraiment, ils débordaient d’allégresse, comme s’ils avaient acquis le plus grand des trésors. Et ils pouvaient bien se réjouir, puisqu’ils avaient abandonné de nombreux biens et les avaient traités comme du fumier, ces biens qui d’ordinaire plongent les hommes dans la tristesse. Car ils voyaient bien les amertumes dont souffrent les amateurs de ce monde dans leurs affections pour les biens de ce monde, amertumes dans lesquelles on trouve à foison malheur et tristesse.
15 c Or le bienheureux François dit à son compagnon, frère Gilles : « Elle sera semblable, notre religion, à un pêcheur qui lance à l’eau ses filets et prend une grande multitude de poissons. Voyant cette multitude de poissons, il choisit les gros pour les mettre dans ses seaux, rejetant à l’eau les petits 1. » Gilles s’étonna fort de la prophétie que le saint proféra de sa bouche, car il savait que le nombre des frères était faible.
15 d L’homme de Dieu ne prêchait pas encore au peuple 2. Cependant, quand ils traversaient cités et places fortes 3, il exhortait hommes et femmes à craindre et aimer le Créateur du ciel et de la terre, et à faire pénitence de leurs péchés 4. Quant à frère Gilles, il lui donnait la réplique en disant : « Il dit fort bien. Croyez-le ! »
16 a Ceux qui les entendaient se disaient les uns aux autres : « Qui sont ceux-là ? Et que disent-ils ? »
16 b Certains d’entre eux disaient qu’ils semblaient fous ou ivres. Mais d’autres disaient : « Ce ne sont pas des propos de fous qu’ils profèrent de leurs bouches. » L’un d’eux répliqua :
1. Voir Mt 13 47-49.
2. L’auteur prend soin de souligner que François ne se met pas en tort vis-à-vis de la loi ecclésiastique, qui n’autorisait pas la prédication d’un laïc sans licence spéciale. D’où la distinction qui suit entre prédication et exhortation.
3. Voir Mt 9 35 ; Lc 8 1.
4. Voir 1Reg 21 2-3.
1000 « Pour atteindre la plus haute perfection, ils ont adhéré au Seigneur ; ou alors ils sont devenus insensés, car la vie de leurs corps semble sans espoir : ils marchent pieds nus, portent de vils vêtements et prennent peu de nourriture. » Cependant, on ne les suivait pas encore. Les voyant au loin, les jouvencelles fuyaient, de peur qu’ils ne soient éventuellement pris de folie 1. Mais bien que les gens ne prennent nullement leur suite, ils n’en restaient pas moins impressionnés d’avoir vu la forme de leur sainte conduite, par quoi ils semblaient marqués au service du Seigneur.
16 c Après avoir parcouru cette province 2, ils revinrent au lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule.
17 a Quelques jours plus tard, trois autres hommes de la cité d’Assise vinrent à eux : frère Sabbatino, frère Jean et frère Morico le Petit 3, suppliant humblement le bienheureux François qu’il les reçoive dans sa compagnie. Et il les accueillit avec bienveillance et entrain 4.
17 b Quand ils allaient demander des aumônes par la cité, c’est à peine si quelqu’un voulait leur donner. Mais on leur disait : « Vous avez dilapidé vos biens et vous voulez manger ceux des autres ! » Aussi souffraient-ils d’une très grande pénurie. Même leurs parents et leurs familles les persécutaient. Et les autres habitants de cette cité, petits et grands, hommes et femmes, les méprisaient et se moquaient d’eux comme des insensés et des sots, à l’exception de l’évêque de la cité, auprès de qui le bienheureux François allait fréquemment demander conseil 5.
1. Cette troupe mâle peut en effet paraître un danger.
2. La Marche d’Ancône.
3. Première mention de ces trois frères dans les légendes franciscaines. 3S apprend que ce frère Jean est Jean de La Chapelle. Morico est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
4. Voir 1 Reg 2 3.
5. Certainement Gui 1er. L’auteur d’AP tient à indiquer que l’évêque ne se joint pas à la réprobation générale et que François agit sous son contrôle.
17 c Si leurs parents et leurs familles les persécutaient et que les autres se moquaient d’eux, c’est parce qu’en ce temps-là il ne s’était jamais rencontré personne qui abandonne tous ses biens pour aller demander des aumônes de porte en porte 1.
17 d Un jour que le bienheureux François était allé chez l’évêque 2, l’évêque lui dit : « Elle me semble vraiment dure et âpre, votre vie : ne rien posséder ni ne rien avoir en ce monde. » Le saint de Dieu lui répondit ainsi : « Seigneur, si nous avions quelques possessions, des armes nous seraient nécessaires pour les protéger, car elles sont sources de multiples problèmes et querelles, et par suite est d’ordinaire entravé l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons posséder aucun bien temporel en ce monde. »
17e Elle plut beaucoup à l’évêque, cette réponse.
1. Voir Test 22.
2. Cette entrevue apparaît pour la première fois en AP.
18 a Saint François, plein désormais de la grâce de l’Esprit saint 3, annonça à ses frères ce qui allait arriver 4. Appelant à lui les six frères qu’il avait, dans le bois voisin de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule où ils allaient fréquemment prier, il leur dit : « Considérons, frères très chers, notre vocation : dans sa miséricorde, Dieu nous a appelés non seulement pour notre
3. Voir Ac 6 5.
4. Le récit qui suit (AP 18 a-c) est également présent dans le Liber exemplorum fratrurn minorum saeculi XIII, 110, p. 203-286, en particulier p. 258, où il est précisément attribué à frère Jean, compagnon de frère Gilles.
1002 propre profit, mais pour le profit et même pour le salut d’un grand nombre. Allons donc par le monde ; exhortons et instruisons hommes et femmes, par la parole et l’exemple, à faire pénitence de leurs péchés et à se rappeler les commandements du Seigneur qu’ils ont si longtemps livrés à l’oubli. »
18 b De nouveau il leur dit : « Ne craignez pas, petit troupeau 1, mais ayez confiance dans le Seigneur ! Et ne dites pas entre vous : “Ignorants et illettrés que nous sommes, comment prêcherons-nous ?” Mais rappelez-vous les paroles que le Seigneur adressa à ses disciples : En fait, ce n’est pas vous qui parlez, mais l’Esprit de votre Père qui parle en vous 2. C’est en effet le Seigneur lui-même qui vous donnera l’esprit et la science 3 pour exhorter et prêcher aux hommes et aux femmes la voie et la pratique de ses commandements. Vous rencontrerez des gens fidèles, doux, humbles et bons qui vous recevront, vous et vos paroles, avec joie et amour. Vous en trouverez d’autres infidèles, orgueilleux et blasphémateurs 4 qui vous résisteront et vous dénigreront, vous et vos paroles. Disposez donc vos cœurs à supporter tout cela avec patience et humilité 5. »
18 c Lorsqu’ils eurent entendu ces paroles, les frères prirent peur. Voyant leur crainte, le bienheureux François leur dit : « Ne vous effrayez pas 6, car sachez que d’ici peu de temps viendront à nous des savants, des sages et des nobles en grand nombre 7, et ils seront avec nous. Ils prêcheront aux nations et aux peuples, aux rois et aux princes, et beaucoup se convertiront au Seigneur. Et par le monde entier, le Seigneur fera se multiplier et augmenter sa famille. »
18 d Et quand il eut achevé tout ce discours, il les bénit et ils se mirent en route.
1. Lc 12 32.
2. Mt 10 20.
3. Voir Lc 21 15.
4. Voir 2 Tm 3 2.
5. Voir 1 Reg 16 10-21 ; 2 Reg 10 10-11.
6. Voir Mc 16 6.
7. Voir 1 Co 1 26.
19 a Lorsque ces très dévots serviteurs du Seigneur marchaient sur la route et rencontraient une église habitable ou abandonnée, ou encore une croix au bord de la route, ils s’inclinaient avec grande dévotion vers elles pour prier en disant : « Nous t’adorons, Christ, et nous te bénissons, et à toutes tes églises qui sont dans le monde entier, car par ta sainte croix tu as racheté le monde 1. » Ils croyaient et pensaient trouver là le lieu du Seigneur.
19 b Tous ceux qui les voyaient s’étonnaient en disant : « Jamais nous n’avons vu de tels religieux ainsi vêtus. » Effectivement, différents de tous les autres par leur habit et leur vie, ils avaient l’air d’hommes des bois. Quand ils entraient dans une cité, une place forte ou une maison, ils annonçaient la paix 2. Et partout où ils trouvaient hommes ou femmes, dans les rues ou sur les places, ils les encourageaient à craindre et à aimer le Créateur du ciel et de la terre, à se rappeler les commandements de Dieu qu’ils avaient livrés à l’oubli et à s’efforcer de les accomplir dorénavant en œuvre 3.
19c Certains de ces gens les écoutaient volontiers et avec joie. D’autres, au contraire, se moquaient. Beaucoup les harcelaient de questions ; et il leur était bien pénible de répondre à tant et
1. Test 5.
2. Voir Lc 8 1, 10 5 ; 1 Reg 14 2 ; 2 Reg 3 13 ; Test 23.
3. Voir 1 Reg 21 2-9.
1004 tant d’interrogations, car c’est très souvent des nouveautés que naissent de nouvelles questions. Certains leur demandaient en effet : « D’où êtes-vous ? » D’autres disaient : « De quel Ordre êtes-vous ? » Eux répondaient simplement : « Nous sommes des pénitents et nous sommes nés dans la cité d’Assise 1. » Car la religion des frères n’était pas encore nommée Ordre 2.
20 a Beaucoup de ceux qui les voyaient et les entendaient les tenaient pour des imposteurs ou des fous. Et certains d’entre eux disaient : « Je ne veux pas les recevoir dans ma maison, de peur que d’aventure ils ne volent mes biens. » Pour cela, en de nombreux lieux on leur infligeait de nombreuses avanies. C’est pourquoi, bien souvent, ils s’hébergeaient sous les porches des églises ou des maisons.
20 b À cette même époque, il y avait deux frères dans la cité de Florence 3, qui allaient par la cité en cherchant un hébergement qu’ils ne pouvaient absolument pas trouver. Arrivant donc à une maison qui avait un porche par-devant et, dans le porche, un four, ils se dirent l’un à l’autre : « Nous pourrions nous héberger ici. » Ils demandèrent donc à la dame de cette maison de daigner les recevoir dans sa maison. Et comme aussitôt elle refusait de le faire, ils la prièrent alors de leur permettre au moins de s’héberger cette nuit-là près du four.
20 c Ce qu’elle leur concéda. Mais quand son mari rentra et qu’il vit les frères sous le porche près du four, il lui dit : « Pourquoi as-tu hébergé ces ribauds ? » Elle répondit : « Je n’ai pas voulu les héberger dans la maison, mais je leur ai permis de
1. Par cette réponse, les compagnons indiquent leur statut canonique précis : ils se sont faits pénitents et, tous originaires de la même cité, dépendent à ce titre de l’évêque d’Assise.
2. Voir AP Titre, 2 et 13.
3. Florence, Toscane. Il s’agirait des frères Bernard de Quintavalle et Gilles. Il est fort probable que l’auteur d’AP, frère Jean, qui a été très proche de ces deux compagnons, a recueilli d’eux ce récit très précisément circonstancié.
coucher dehors sous le porche : là ils ne pourraient rien nous voler, à part peut-être du bois. » Et à cause de ce soupçon, ils ne voulurent rien prêter aux frères pour se couvrir, malgré le grand froid qui régnait en cette saison.
20 d Cette nuit-là, les frères se levèrent à matines 1 et se rendirent à l’église la plus proche 2.
21 a Le matin venu, la femme alla à l’église pour entendre la messe et elle les vit plongés en prière avec dévotion et humilité. Elle se dit en elle-même : « Si ces hommes étaient des malfaiteurs comme le disait mon mari, ils ne s’adonneraient pas à la prière avec une telle révérence. »
21 b Comme la femme se faisait cette réflexion, voici qu’un homme du nom de Gui allait par l’église et distribuait des aumônes aux pauvres qu’il trouvait là. Il s’était approché des frères et voulut leur donner, comme aux autres, un denier à chacun. Mais ils refusèrent d’accepter. Il leur dit alors : « Pourquoi n’acceptez-vous pas les deniers comme les autres pauvres, alors que je vous vois si dépourvus et indigents ? » L’un d’entre eux, du nom de frère Bernard, lui répondit : « A coup sûr il est vrai que nous sommes pauvres. Mais notre pauvreté n’est pas aussi lourde que celle des autres pauvres. Car c’est par la grâce de Dieu et pour mettre en application son conseil que nous sommes devenus pauvres. »
22a S’étonnant de leur cas, l’homme leur demanda s’ils avaient eu précédemment quelque bien en ce monde. Ils répondirent qu’en effet ils avaient eu des biens, mais qu’ils les avaient distribués aux pauvres par amour de Dieu.
1. La première des heures canoniques, aux deux tiers de la nuit.
2. Précisément pour entendre l’office de matines.
1006 22b La femme, de son côté. voyant que les frères avaient refusé les deniers, s’approcha d’eux et leur dit : « Chrétiens 1, si vous voulez revenir à mon gîte, je vous recevrai volontiers à l’intérieur de la maison. » Les frères lui répondirent humblement : « Que le Seigneur te récompense 2 ! » Comme l’homme, pour sa part, avait vu que les frères n’avaient pu trouver d’hébergement, les prenant avec lui, il les emmena à sa maison et leur dit : « Voilà l’hébergement que le Seigneur vous a préparé. Restez-y autant qu’il vous plaira ! » Quant à eux, ils rendirent grâce à Dieu de les avoir pris en sa miséricorde 3 et d’avoir exaucé la supplication des pauvres. Ils restèrent quelques jours chez lui. Et grâce aux paroles qu’il entendit d’eux et aux bons exemples qu’il vit, il fut par la suite très généreux pour les pauvres.
23 a Mais bien qu’ils aient été traités avec bienveillance par cet homme, les frères, à cette époque, avaient en général une si mauvaise réputation auprès des autres que beaucoup, petits et grands, se conduisaient avec eux et leur parlaient comme des seigneurs à leurs serviteurs 4. Et même s’ils avaient des vêtements très vils et pauvres 5, plusieurs cependant ne se privaient pas de les en dépouiller. Ils restaient ainsi tout nus, car ils n’avaient qu’une tunique 6. Pourtant, ils continuaient à observer la forme de l’Évangile, ne réclamant pas la tunique à ceux qui les en avaient dépouillés 7. Si toutefois ces derniers, émus de pitié, voulaient leur restituer, ils la recevaient volontiers.
1. Par ce terme, la femme peut indiquer qu’elle ne doute plus de l’orthodoxie et de la bonne conduite des compagnons. Mais on appelait aussi « chrétiens » les lépreux ; voir CA 64.
2. Voir 2S 2 6.
3. Voir Lc 1 72. L’expression « fecit misericordiam suam cum illis » (littéralement « il fit sa miséricorde avec eux ») rappelle Test 2, où François dit à propos des lépreux : « feci misericordiam cum illis ».
4. Voir 2Reg 10 5.
5. Voir 1 Reg 2 14 ; 2 Reg 2 16.
6. Voir Mt 10 10.
7. Voir Lc 6 29-30 ; repris en 1 Reg 14 6.
23 b À certains frères, on jetait de la boue à la tête. À l’un d’eux, on mit même en main des dés, en l’invitant à jouer s’il voulait. Un autre frère fut porté par quelqu’un derrière son dos, suspendu par le capuchon tant qu’il plut au porteur. On leur jouait ces mauvais tours et bien d’autres que nous taisons pour ne pas trop allonger notre propos. Car ils avaient une si mauvaise réputation qu’on pouvait en toute tranquillité les maltraiter hardiment comme s’ils étaient des malfaiteurs. En outre, ils enduraient de nombreuses tribulations et tourments dus à la faim, à la soif, au froid et à la nudité 1.
23 c Tout cela, ils le supportaient avec constance et patience, comme le leur avait recommandé le bienheureux François. Ils ne s’en attristaient ni ne s’en troublaient. Mais ils exultaient et se réjouissaient dans les tribulations, comme des gens mis en position d’en tirer un grand profit. Et ils s’appliquaient à prier Dieu pour leurs persécuteurs 2.
24 a Les gens les voyaient donc exulter dans leurs tribulations et les supporter patiemment pour le Seigneur 3, ne pas cesser leur très dévote prière 4, de même ne pas recevoir et ne pas emporter d’argent 5, comme le faisaient les autres indigents, et avoir un grand amour les uns pour les autres, ce en quoi on reconnaissait qu’ils étaient disciples du Seigneur 6 : par la bienveillance du Seigneur, beaucoup furent touchés au cœur et, venant à eux, ils leur demandaient pardon des offenses commises contre eux. Et eux, leur pardonnant de tout cœur, répondaient avec entrain : « Que le Seigneur ne vous en tienne pas compte ! » Et ainsi les gens les écoutaient-ils volontiers par la suite.
1. Voir 2Co 11 27.
2. Voir Mt 5 44 ; 2 Reg 10 10-12.
3. Voir 1 Reg 17 8.
4. Voir 1 Reg 22 29 ; 2 Reg 10 9.
5. Voir l Reg 8 3, 8 ; 2 Reg 4 1.
6. Voir Jn 13 35 ; 1 Reg 11 5-6.
1008 24b Certains leur demandaient de daigner les recevoir dans leur compagnie et ils reçurent plusieurs d’entre eux. Car en ce temps-là, étant donné le petit nombre des frères, chacun tenait du bienheureux François le pouvoir de recevoir ceux qu’ils voulaient 1. Au terme qui leur avait été fixé, ils revinrent à Sainte-Marie-de-la-Portioncule.
1. Cette situation ne dura pas : voir 1 Reg 2 2 ; 2 Reg 2 1.
25 a Quand ils se revoyaient, ils étaient remplis de tant de plaisir et de joie spirituelle 2 qu’ils ne se rappelaient rien de l’adversité et de la très grande pauvreté qu’ils enduraient.
25 b Chaque jour, ils s’appliquaient avec zèle à la prière et au travail de leurs mains 3, afin d’éloigner absolument d’eux toute oisiveté, ennemie de l’âme 4. Quant aux nuits, ils s’appliquaient pareillement à se lever au milieu de la nuit, selon la parole du prophète : Au milieu de la nuit, je me levais pour te célébrer 5. Ils priaient avec une grande dévotion, fréquemment accompagnée de larmes.
25 c Ils se chérissaient mutuellement d’un profond amour : chacun aussi servait et nourrissait l’autre, comme la mère sert et nourrit son fils 6. En eux brûlait un si grand feu de charité qu’il
2. Voir 1 Reg 7 15-16.
3. Voir 1 Co 4 12.
4. Voir 1 Reg 7 10-12 ; 2 Reg 5 1-2 ; Test 20-21.
5. Ps 118 (119) 62.
6. Voir l Reg 5 13-14, 9 11, 11 5 ; 2 Reg 6 8.
1009 leur semblait facile de livrer leurs corps non seulement pour le nom de notre Seigneur Jésus Christ 1, mais aussi l’un pour l’autre et de grand cœur.
26 a Un jour, en effet, que deux frères passaient par une route, ils rencontrèrent un fou qui leur jetait des pierres. L’un de ces frères, voyant que les pierres étaient jetées sur son frère, accourut et fit écran aux impacts des pierres : il préféra être frappé plutôt que son frère, du fait de leur ardente charité mutuelle. Ils faisaient bien souvent de telles actions et d’autres semblables.
26 b Ils étaient enracinés et fondés dans la charité et l’humilité 2, et l’un révérait l’autre comme s’il était son seigneur. Quiconque parmi eux avait préséance par l’office ou la grâce semblait plus humble et plus vil que les autres 3.
26 c Tous d’ailleurs se livraient tout entiers à l’obéissance : quand on ouvrait la bouche pour leur donner un ordre, ils tenaient aussitôt leurs pieds prêts à marcher et leurs mains à œuvrer. Quoi qu’on leur ordonne, ils estimaient que l’ordre reçu était conforme à la volonté du Seigneur. Dès lors, il leur était doux et facile de tout exécuter 4.
26 d Ils s’abstenaient des désirs charnels 5 et, pour ne pas être jugés, ils se jugeaient scrupuleusement eux-mêmes 6.
27 a Si par hasard l’un disait à l’autre un mot qui pouvait éventuellement lui déplaire, sa conscience lui en faisait un si grand reproche qu’il ne pouvait trouver le repos jusqu’à ce qu’il ait
1. Voir 1 Reg 16 10-11.
2. Voir Ep 3 17.
3. Voir 1 Reg 5 12.
4. Voir Adm 3.
5.1 P 2 11.
6. Voir 1 Reg 11 11-12.
1010 déclaré sa faute et que, se prosternant à terre, il se soit fait poser sur la bouche le pied de l’autre, qui agissait à contrecœur. Si ce dernier ne voulait absolument pas le faire et que celui qui avait dit le mot déplaisant était un responsable 1, il lui ordonnait de le faire ; sans quoi, il le faisait ordonner par un responsable. Ils agissaient ainsi pour chasser loin d’eux la méchanceté et pour toujours garder entre eux une entière affection. Ainsi s’efforçaient-ils d’opposer à chaque vice la vertu correspondante 2.
27 b Tout ce qu’ils avaient, livre ou tunique, ils en usaient en commun et nul ne disait que quelque chose était sien 3, comme on faisait dans la primitive Église des apôtres.
27 c Bien qu’abondât en eux une extrême pauvreté 4, ils étaient pourtant toujours généreux et ils partageaient volontiers les aumônes qui leur avaient été données avec tous ceux qui leur demandaient pour l’amour de Dieu 5.
28 a Quand ils allaient par la route et rencontraient des pauvres qui leur demandaient l’aumône, certains d’entre eux, n’ayant rien d’autre à offrir, leur remettaient quelque chose de leurs vêtements. De fait, l’un d’eux sépara de la tunique son capuchon et l’attribua au pauvre qui lui demandait l’aumône 6. Un autre arracha même une manche et la donna. D’autres encore donnaient quelque autre morceau de leur tunique, pour observer cette parole de l’Évangile : Donne à tous ceux qui te demandent 7 !
1. Nous rendons ainsi le terme latin de « prelatus ». Son usage est ici étonnant, puisque la societas ne s’est encore dotée d’aucune organisation et ne bénéficie d’aucune reconnaissance officielle.
2. Voir Adm 27 ; Sal V 9-14.
3. Ac 4 32.
4. L’auteur joue de l’oxymore : « paupertas nimia abundaret ».
5. Voir AP 4b.
6. I1 s’agit de frère Gilles d’après sa Vie ; C 24, p. 76.
7.Lc 6 30 ; 1 Reg 14 6.
1011 28b Un jour vint un pauvre à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule où les frères demeuraient et il leur demanda l’aumône. Or il y avait là un manteau qu’un d’eux avait eu quand il était encore dans le monde. Le bienheureux François dit au frère à qui avait été le manteau de le remettre au pauvre. Le frère le lui donna volontiers et sur-le-champ 1. Grâce à la révérence et à la dévotion qu’avait manifestées le frère en faisant ce don, il sembla aussitôt au bienheureux François que cette aumône montait au ciel 2 et il se sentit soudain rempli d’un esprit nouveau.
29 a Quand des riches de ce monde faisaient un détour vers eux, ils les recevaient avec entrain et bienveillance. Ils les invitaient pour les faire revenir du mal et les inciter à faire pénitence.
29 b en ce temps-là, les frères demandaient instamment qu’on ne les envoie pas dans les contrées dont ils étaient originaires, afin de fuir la fréquentation et la familiarité de leurs parents et d’observer la parole du Prophète : Je suis devenu un étranger pour mes frères et un voyageur errant pour les fils de ma mère 3.
29 c Ils se réjouissaient beaucoup dans la pauvreté, car ils ne convoitaient d’autres richesses que les richesses éternelles. L’or et l’argent, ils n’en possédaient jamais. Ils méprisaient toutes les richesses de ce monde, mais par-dessus tout, ils foulaient la monnaie aux pieds 4.
1. De nouveau frère Gilles d’après sa Vie (C 24, p. 76, où il s’agit cependant d’une pauvre femme) et SP 36. Cela confirme le lien privilégié entre frère Gilles et l’auteur d’AP.
2. Voir 1 Reg 9 9 ; 2 LFid 30-31.
3. Ps 68 (69) 9.
4. Voir 1 Reg 8 6. L’enseignement se concentre contre la « pecunia », que nous rendons ici par « monnaie ».
1012 30 a Un jour, alors que les frères demeuraient près de Sainte-Marie-de-la-Portioncule. vinrent des hommes qui entrèrent dans I’église et à l’insu des frères, posèrent des deniers sur l’autel. Or un frère, entrant dans l’église, trouva les deniers, les prit et les posa sur l’appui d’une fenêtre de cette même église. Un autre frère, trouvant cette monnaie là où le premier frère l’avait posée, en référa à saint François.
30 b Ayant entendu cela, le bienheureux François fit enquêter avec diligence pour savoir qui des frères avait posé là la monnaie. L’ayant trouvé, il lui ordonna de venir à lui et dit :
Pourquoi as-tu fait cela 1 ? Ne savais-tu pas que je veux non seulement que les frères n’usent pas de monnaie, mais même qu’ils ne la touchent pas ? » Ayant entendu cela, le frère s’inclina et, s’étant agenouillé, dit sa faute en demandant au bienheureux François de lui donner une pénitence. Celui-ci lui ordonna d’emporter cette monnaie hors de l’église dans sa bouche jusqu’à ce qu’il trouve du crottin d’âne et qu’il pose alors sur lui la monnaie, toujours avec la bouche. Ce que le frère accomplit scrupuleusement. Le bienheureux François en profita pour exhorter les frères à vilipender la monnaie et à la tenir pour rien partout où ils en trouveraient 2.
30 c Ainsi se réjouissaient-ils donc continuellement, puisqu’ils n’avaient rien qui puisse les troubler. Car plus ils étaient séparés du monde. plus ils étaient unis à Dieu. Ces hommes s’engagèrent dans la voie étroite 3, ils raccourcirent la route et en conservèrent l’âpreté. Ils fendirent les rocs, foulèrent aux pieds les épines. Et c’est ainsi qu’à nous, leurs successeurs, ils ont laissé une route plane.
1.Gn 3 13.
2. Voir 1 Reg 2 6, 8 3, 6-8, 11 ; 2 Reg 4 1, 3, 5 3.
3. Voir Mt 7 14 ; 1 Reg 11 3 ; AP 8d.
1013 31a Voyant que la grâce du Sauveur augmentait ses frères en nombre et en mérite, le bienheureux François leur dit : « Je vois, frères, que le Seigneur veut faire de nous une grande congrégation. Allons donc à notre mère l’Église romaine, informons le souverain pontife de ce que le Seigneur fait par nous et menons à bien, par sa volonté et son ordre, ce que nous avons entrepris ! » Comme ce qu’il avait dit leur avait plu, il prit avec lui les douze frères 2 et ils allèrent à Rome.
31 b Comme ils étaient en route, il leur dit : « Faisons d’un de nous notre guide et tenons-le nous comme vicaire de Jésus Christ 3 ! Où il lui plaira de faire un détour, faisons le détour et, quand il voudra faire halte pour s’héberger. faisons halte pour nous héberger ! » Ils élurent frère Bernard 4, qui avait été reçu le
1. Le manuscrit de Brunswick se contente d’indiquer : « De la confirmation de la règle. »
2. On ne peut savoir s’il faut entendre « douze frères » ou « les douze frères ». À propos du nombre des frères qui accompagnèrent François à Rome, la tradition a hésité. 1C 32 ne précise pas de chiffre, mais le décompte des conversions prouve que le groupe comptait onze frères en plus de François. A sa suite, VJS 21 et 3S 46 déclarent que les compagnons étaient au nombre de onze ou que le groupe comptait douze frères, François compris. AP paraît ici les contredire. L’enjeu est évidemment de savoir si François symbolise un des apôtres ou le Christ.
3. « Vicarius Christi » était le titre donné au pape à cette époque. Il s’agit bien, de la part du petit groupe des frères, d’une sorte de réinvention de l’Église primitive.
4. « Elegerunt » ne désigne pas forcément une élection résultant d’un vote, mais toute forme de désignation.
1014 premier par le bienheureux François 1, et ils accomplirent en œuvre ce qu’il avait dit.
31 c Ils allaient joyeux et parlaient avec les paroles du Seigneur. Aucun d’eux n’osait rien dire d’autre que ce qui avait trait à la louange et à la gloire du Seigneur et qui était utile à leurs âmes. Ou alors, ils vaquaient à la prière. Le Seigneur leur procurait hébergement et nourriture au moment où ils en avaient besoin.
32 a Comme ils étaient arrivés à Rome, ils rencontrèrent l’évêque de la cité d’Assise qui demeurait à Rome à ce moment-là. Les voyant, il les reçut avec une immense joie 2.
32 b Or l’évêque était connu d’un cardinal, qu’on appelait le seigneur Jean de Saint-Paul 3. C’était un homme bon et religieux, qui chérissait beaucoup les serviteurs du Seigneur. L’évêque lui avait exposé le projet et la vie du bienheureux François et de ses frères. Sur la foi de ce rapport, le cardinal désirait vivement voir le bienheureux François et quelques-uns de ses frères. Quand il eut entendu qu’ils étaient dans la Ville, il leur envoya un messager et les fit venir à lui. Les voyant, il les accueillit avec dévotion et amour.
1. Cette élection est une innovation d’AP. On en voit bien la logique : dans le fil de la tradition bénédictine, le choix des premiers frères est conforme au rang d’entrée dans la fraternité. Le but de cette chronique est de glorifier le groupe des plus anciens compagnons ; on peut donc aussi y lire une opposition à frère Élie, qui avait été préféré aux compagnons pour devenir vicaire en 1221 et était revenu à la tête de l’Ordre comme ministre général de 1232 à 1239, date à laquelle il venait d’être brutalement démis.
2. Les sentiments de l’évêque étaient plus mêlés en 1C 32.
3. Jean Colonna, d’abord moine à l’abbaye bénédictine de Saint-Paul-hors-les-Murs près de la porte d’Ostie, fut cardinal de Sainte-Prisque de 1193 à 1205, puis cardinal-évêque de Sabine de 1205 à sa mort en 1215. II fut également légat pontifical en Italie et en France et membre du tribunal de la curie.
1015 33a Quand ils eurent demeurés peu de jours avec lui, comme il voyait briller en œuvre ce qu’il avait entendu d’eux en paroles, il les chérissait de tout cœur. Et il dit au bienheureux François : « Je me recommande à vos prières et je veux que, dorénavant, vous me teniez pour un de vos frères. Dites-moi donc, pourquoi êtes-vous venus ? » Alors le bienheureux François lui révéla tout son projet et lui dit qu’il voulait parler au seigneur apostolique 1, pour poursuivre ce qu’il faisait par sa volonté et son ordre 2. Le cardinal lui répondit : « Moi, je veux être votre procureur à la curie du seigneur pape. »
33 b Se rendant ainsi à la curie, il dit au seigneur pape Innocent III 3 : « J’ai rencontré un homme d’une haute perfection, qui veut vivre selon la forme du saint Évangile et observer la perfection évangélique 4. Par lui, je crois que le Seigneur veut rénover toute son Église par le monde entier. » Après avoir entendu cela, le seigneur pape s’étonna et dit au cardinal : « Amène-le-moi ! »
34 a Le lendemain, il l’amena donc au pape. Le bienheureux François exposa tout son projet au seigneur pape, comme il l’avait dit auparavant au cardinal.
34 b Le seigneur pape lui répondit : « Elle est trop dure et âpre, votre vie, si vous voulez à la fois faire une congrégation et ne rien posséder en ce monde 5. Car d’où vous viendra le nécessaire ? » Le bienheureux François répondit : « Seigneur, j’ai confiance en mon seigneur Jésus Christ. Car celui qui promet de
1. Voir AP 36 a.
2. L’auteur d’AP dévoile ici assez naïvement que François veut essentiellement en faire à sa tête, mais avec l’approbation du pontife.
3. Lothaire de Segni, élu pape sous le nom d’Innocent III, le 8 janvier 1198, mort à Pérouse, le 16 juillet 1216. La rencontre doit se situer début mai 1209. Voir A. CACCIOTTl et M. MELLI (éd.), Francesco a Roma dal signor Papa, Milan, 2008.
4. Voir 1 Reg Prol 2, 1 1, 5 17 ; 2 Reg 1 1, 12 4 ; Test 14.
5. Voir 2Reg 6 6 ; AP 17d.
1016 nous donner au ciel vie et gloire ne nous retirera pas ce qui est nécessaire au corps sur cette terre en temps opportun. » Le pape répondit : « C’est vrai, fils, ce que tu dis. Cependant, la nature humaine est fragile et ne demeure jamais dans le même état 1. Mais va et prie de tout cœur le Seigneur qu’il daigne te montrer de meilleurs desseins, plus utiles à vos âmes ! Puis reviens m’en faire part et moi, ensuite, je les concéderai. »
35 a François s’en fut alors prier et il pria le Seigneur d’un cœur pur qu’il daigne lui montrer cela par son ineffable piété. Comme il était resté longtemps en prière et avait relié tout son cœur au Seigneur, le Verbe du Seigneur advint en son cœur et lui dit par métaphore 2 : « Il était dans le royaume d’un grand roi une femme, toute pauvrette, mais belle, qui plut aux yeux du roi ; et il engendra d’elle de nombreux fils. Mais un jour, cette femme se mit à réfléchir, se disant en elle-même : “Que ferai-je, moi pauvrette, à qui sont nés tant de fils, alors que je n’ai pas de possessions qui leur permettraient de vivre ?” Comme elle tournait de telles idées en son cœur et que son visage s’attristait sous l’afflux de ces pensées, le roi apparut et lui dit : “Qu’as-tu donc, que je te vois pensive et triste ?” Et elle lui dit toutes les pensées qui agitaient son esprit. Le roi lui répondit : “Ne t’inquiète pas 3 de ton extrême pauvreté, ni des fils qui te sont nés et des nombreux qui sont à naître ! Car alors qu’une foule de mercenaires se rassasie de pains dans ma maison, moi je ne veux pas que mes fils meurent de faim 4, mais je veux les rassasier plus que les autres 5.” »
1. Jb 14 2. Avant de devenir le pape Innocent III, Lothaire de Segni avait rédigé un traité intitulé De la misère de la condition humaine.
2. « Per similitudinem » : dans le langage évangélique, on parlerait d’une parabole ; en cette période du Moyen Âge, d’un exemplum, c’est-à-dire le récit d’une anecdote exemplaire.
3. Voir Tb 4 23 ; Lc 12 32 ; Mt 14 27.
4. Voir Lc 15 17.
5. C’est la première apparition de cette parabole dans les légendes franciscaines. Elle est toutefois attestée dans le recueil d’exempla du clerc anglais Eudes de Cheriton ; voir TM 17.
1017 35b L’homme de Dieu François comprit aussitôt qu’il était désigné par cette femme pauvrette 1. C’est pourquoi l’homme de Dieu consolida donc son projet d’observer dorénavant la très sainte pauvreté 2.
36a Se levant à l’instant même, il alla chez le seigneur apostolique 3 et lui indiqua ce que le Seigneur lui avait révélé.
36 b Entendant cela, le seigneur pape fut stupéfait que le Seigneur ait révélé sa volonté à un homme si simple. Et il sut que François ne marchait pas selon la sagesse des hommes, mais selon la révélation et la vertu de l’Esprit 4.
36c Ensuite, le bienheureux François s’inclina et promit au seigneur pape obéissance et révérence avec humilité et dévotion. Et puisque les autres frères n’avaient pas encore promis obéissance, selon l’ordre du seigneur pape c’est au bienheureux François qu’ils promirent pareillement obéissance et révérence 5.
36 d Le Seigneur pape lui concéda alors une règle, ainsi qu’à ses frères présents et futurs 6. Il lui donna également autorité de prêcher en tous lieux, comme la grâce de l’Esprit saint le lui dispenserait. Et il accorda que puissent aussi prêcher les autres frères, à qui l’office de prédication serait concédé par le bienheureux François 7.
1. Le diminutif même de « paupercula » annonce en effet le terme de « poverello » pour désigner François. Lui-même, lorsqu’il s’adresse à Claire et à ses sœurs, les appelle « poverelle » ; voir EP 1.
2. Voir 2Reg 6 4-6, 12 4.
3. Le pape est désigné comme l ’« Apostolicus », comme pour souligner la profonde cohérence entre le Siège apostolique et l’expérience apostolique de François.
4. 1 Co 2 4. Voir AP 9c.
5. Voir 1 Reg Prol 34 ; 2 Reg 1 2-3.
6. Voir 1 Reg Prol 2 ; Test 14-15.
7. Voir 1 Reg 17 1 : 2 Reg 9 2.
1018 36e Dès lors, le bienheureux François se mit à prêcher au peuple par les cités et les places fortes 1, comme l’Esprit du Seigneur lui révélait. Et le Seigneur mit en sa bouche des paroles si honnêtes, si suaves et si douces qu’on ne pouvait pratiquement pas se lasser de l’entendre.
36 f Quant au cardinal Jean de Saint-Paul, à cause de la dévotion qu’il avait pour le Frère 2, il fit donner la tonsure à l’ensemble des douze frères 3.
36 g Après cela, le bienheureux François ordonna qu’on tienne chapitre deux fois l’an : à la Pentecôte et à la fête de saint Michel, au mois de septembre 4.
1. Voir Lc81.
2. Cette manière d’appeler François (« le Frère » par excellence) est attestée en JG 17.
3. C’est la première légende à signaler ce point de grande importance canonique : en recevant la tonsure, tous les frères seraient en effet devenus des clercs, ce qui atténuerait l’audace de leur avoir confié une mission de prédication.
4. Le 29 septembre. Voir 1 Reg 18.
37 a À la Pentecôte, tous les frères venaient se réunir au chapitre près de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule 5. Dans ce chapitre, ils examinaient comment ils pourraient mieux observer la règle. Ils désignaient des frères dans chaque province pour prêcher au peuple et pour implanter d’autres frères dans leur province
5. Voir 1 Reg 18 2.
6. Voir 1 Reg 4 2. Les frères chargés de la prédication, désignés par le chapitre (prototypes des ministres provinciaux), auraient donc à leur tour réparti les autres frères dans une région donnée. En fait, voulant décrire les institutions embryonnaires de la communauté avant la création des provinces et des ministres, l’auteur d’AP ne peut s’empêcher de surimprimer au passé la réalité qu’il connaît en son temps. Le terme même de province est ambigu, puisqu’il peut désigner une région en général ou une subdivision territoriale de l’Ordre des Frères mineurs en particulier.
1019 37b Saint François faisait aux frères des admonitions 1, des réprimandes et leur donnait des ordres, comme il lui semblait bon après avoir consulté le Seigneur. Mais tout ce qu’il leur disait en paroles, avec affection et sollicitude il le leur montrait d’abord en œuvre.
37 c Il vénérait les prélats et les prêtres de la sainte Église 2. Il révérait également les anciens 3 ; il honorait les nobles et les riches 4 ; il chérissait aussi les pauvres de tout son cœur et avait de la compassion pour eux. À tous enfin, il se montrait soumis 5.
37d Alors qu’il était plus élevé que tous les frères, il désignait pourtant un des frères qui demeuraient avec lui comme son gardien et seigneur ; et il lui obéissait avec humilité et dévotion pour chasser de lui toute occasion d’orgueil 6. Ce saint s’humiliait parmi les hommes en abaissant sa tête jusqu’à terre et c’est pourquoi le Seigneur l’a élevé dans les cieux 7 parmi ses saints et ses élus.
1. Le terme évoque les Admonitions de François, dont des passages sont remployés dans les paragraphes qui suivent.
2. Voir Test 6-10.
3. Le verbe « revereri » et les mots qui en découlent reviennent à six reprises dans ce seul chapitre vin.
4. La notation est singulière ; AP intègre à l’humilité franciscaine la soumission aux hiérarchies sociales. Voir cependant 2Reg 2 17, repris en AP 38.
5. Voir 1 Reg 7 2, 16 6 ; Test 19.
6. Voir Test 27-28.
7. Voir Lc 14 11.
1020 37e Il exhortait les frères à observer avec sollicitude le saint Evangile et la règle qu’ils avaient professée 1. Il les exhortait surtout à révérer les offices et les ordinations ecclésiastiques 2, à entendre la messe et à voir le corps de notre Seigneur Jésus Christ avec sollicitude et dévotion 3, à tenir en révérence les prêtres qui administrent ces vénérables et très hauts sacrements 4 et, en quelque lieu qu’ils les rencontrent, à fléchir le chef devant eux et à leur baiser la main. Et si les frères les rencontraient quand ils allaient à cheval, François les exhortait à leur faire révérence et à baiser non seulement leur main, mais aussi les pieds des chevaux qu’ils montaient, par révérence pour leur pouvoir.
38 a II les exhortait aussi à ne juger ni mépriser personne, pas même ceux qui boivent, mangent et s’habillent avec raffinement, comme il est inscrit dans la règle même 5. « Car notre Seigneur est leur Seigneur ; lui qui nous a appelés peut les appeler et lui qui a voulu faire de nous des justes peut aussi faire d’eux des justes 6. »
38 b Il ajoutait : « Et moi, je veux les révérer comme mes frères et seigneurs. Ils sont mes frères, puisque nous provenons tous d’un unique Créateur 7. Ils sont mes seigneurs, puisqu’ils nous aident à faire pénitence en nous donnant ce qui est nécessaire au corps. » Il leur disait aussi : « Ayez une telle conduite parmi les gens que quiconque vous aura vus ou entendus glorifie et loue notre Père qui est aux cieux 8 ! »
I. Voir 1Reg 5 17, 24 1-4 ; 2 Reg 12 4.
2. Voir 1 Reg 19 3 ; 2 Reg 12 4.
3. Voir 1 Ord 26-27 ; Adin 1 14-21.
4. Voir Test 6-11 ; 1 LFid 33.
5. Voir 1 Reg 11 7-12 ; 2 Reg 2 17.
6. Voir Rm 8 30.
7, Voir 1 Reg 22 33-34.
8. Voir Mt 5 16.
1021 38 c Car son grand désir était que lui-même et ses frères fassent toujours des œuvres pour lesquelles le Seigneur soit loué. Et il leur disait : « La paix que vos bouches annoncent, ayez-là plus encore en vos cœurs, afin que nul ne soit provoqué par vous à la colère ou au scandale, mais que, par votre paix et votre mansuétude, tous soient rappelés à la paix et la bonté ! Car nous avons été appelés à cela : guérir les blessés, réduire les fractures 1 et rappeler les égarés. Nombreux sont ceux qui vous semblent des suppôts du diable, alors qu’ils seront un jour des disciples du Christ. »
39a D’autre part, il reprochait aux frères les nombreuses austérités qu’ils imposaient à leurs corps. Car en ce temps-là, ils s’exténuaient à force de jeûnes, de veilles 2 et d’exercices corporels pour réprimer en eux toutes les ardeurs de la chair. Ils s’imposaient à eux-mêmes une si grande affliction que chacun semblait se tenir lui-même en haine 3. Entendant et voyant cela, le bienheureux François le leur reprochait, comme nous l’avons dit, et leur enjoignait de ne pas en faire tant. Il était si plein de la grâce et de la sagesse du Sauveur qu’il admonestait avec dévotion, corrigeait avec raison et commandait avec douceur.
39 b Parmi les frères qui venaient se réunir au chapitre, aucun d’eux n’osait engager la conversation sur les affaires de ce monde 4. Mais ils s’entretenaient des Vies des saints Pères 5, de la perfection de tel ou tel frère, ou de la manière de mieux accéder à la grâce de notre Seigneur 6.
I. Voir Ez 34 4.
2. Voir 2Co 11 27.
3. Voir 1 Reg 22 5 ; 1 LFid 37, 40.
4. Voir AP 31.
5. Les Vies des Pères des déserts de l’Orient (Antoine, Pacôme, Paul de Thèbes…) connurent un grand succès en Occident. Dans la vie monastique, elles constituaient souvent la lecture de table au réfectoire.
6. Voir 1 Reg 18 1.
1022 39 c Si certains des frères venant se réunir au chapitre ressentaient quelque tentation de la chair ou du monde 1, ou quelque autre tribulation, en entendant le bienheureux François parler avec ferveur et douceur, en voyant sa présence, ces tentations se retiraient d’eux 2. Car c’est avec compassion qu’il leur parlait, non comme un juge, mais comme un père à ses fils, comme un médecin au malade, afin que s’accomplisse en lui la parole de l’Apôtre : Qui tombe malade sans que je tombe aussi malade ? Qui se scandalise sans que je me sente aussi brûler 3 ?
1. Voir 1 Jn 2 16.
2. Tout ce chapitre est un subtil démarquage entre ce que François reprend de la tradition monastique (référence à une règle, tenue de chapitres, lectures des Vies des Pères…) et ce qu’il en rejette (austérités jugées excessives, aveu des fautes et punitions en chapitre).
3. 2 Co 11 29.
1022 40a Or le chapitre terminé, il bénissait tous les frères en chapitre et assignait chacun à la province qu’il voulait 5. Tous ceux d’entre eux qui avaient l’Esprit de Dieu et la faconde 6 pour prêcher, clercs ou laïcs 7, il leur donnait le droit et le devoir
4. La copie du manuscrit de Pérouse et l’édition des Bollandistes donnent « les ministres ». L’éditeur propose de corriger en « les frères », car la création des ministres ne vient qu’en AP 44a. Une fois de plus, l’auteur d’AP confond son présent de l’Ordre et le passé de la fraternité.
5. On voit ici que François, en contradiction avec AP 37a, semble être seul à décider de l’affectation des frères.
6. La « loquentia » (la « faconde ») est une forme populaire (mineure, somme toute) de la noble « eloquentia ».
7. En dépit de l’épisode de la tonsure en AP 36f, on voit que s’est maintenue la distinction entre clercs et laïcs, même si elle n’influe pas sur la distribution des fonctions.
1023 de prêcher. Ceux-là recevaient sa bénédiction avec une grande allégresse et une grande joie dans le Seigneur Jésus Christ. Puis ils s’en allaient par le monde, comme des étrangers et des pèlerins 1, n’emportant rien en route 2, si ce n’est les livres dans lesquels ils puissent dire leurs heures 3.
40 b En quelque lieu qu’ils rencontraient un prêtre, pauvre ou riche, s’inclinant ils lui faisaient révérence comme le bienheureux François leur avait enseigné 4.
40e Quand arrivait l’heure de chercher un hébergement, ils s’hébergeaient plus volontiers chez des prêtres que chez d’autres séculiers.
41 a Et quand ils ne pouvaient être hébergés chez des prêtres, ils demandaient qui, dans cette contrée, était homme spirituel et craignant Dieu, chez qui ils puissent être hébergés en toute honnêteté. D’ailleurs peu de temps après, le Seigneur inspira à un de ses fidèles, dans chaque cité et place forte où ils auraient à se rendre, de leur préparer des hébergements ; jusqu’au moment où, finalement, ils édifièrent eux-mêmes leurs lieux d’habitation 5 dans les villes et les bourgs fortifiés 6.
41 b Le Seigneur leur donna la parole et l’esprit selon le besoin du moment pour proférer des paroles très acérées qui pénétraient les cœurs de nombreux auditeurs, plus encore des jeunes que des vieux. Délaissant père et mère 7 et tous leurs biens, ces gens se mettaient à la suite des frères en prenant l’habit de
1. Voir 1P 2 11 ; 2 Reg 6 2 ; Test 24.
2. Voir 1 Reg 14 1.
3. Il s’agit des bréviaires qui permettaient aux frères de réciter chaque jour les heures canoniques de l’office divin. Voir 1Reg 3 7 ; 2 Reg 3 2.
4. Voir AP 37e.
5. On distingue ici les « hospitia », lieux d’hébergement provisoires, des « loca » des frères, maisons édifiées à leur usage exclusif.
6. Voir Lc 10 1.
7. Voir Mt 19 29.
1024 sainte religion. Et en ce temps-là, c’est surtout dans cette religion que fut accomplie la parole du Seigneur disant dans l’Évangile : Je ne suis pas venu apporter la paix sur terre, mais le glaive. Car je suis venu opposer le fils à son père et la fille à sa mère 1. Et ceux que les frères recevaient, ils les menaient au bienheureux François pour qu’ils reçoivent de lui l’habit 2.
41 c De même, de nombreuses femmes, vierges ou sans homme, entendant leur prédication, venaient-elles à eux touchées au cœur en disant : « Et nous, que devons-nous faire 3 ? Nous ne pouvons pas être avec vous 4. Dites-nous donc comment nous pouvons sauver nos âmes ! » Pour répondre à cette attente, en chaque cité où ils le purent, les frères instituèrent des monastères cloîtrés 5 pour faire pénitence. Ils constituèrent même un des frères pour être visiteur et correcteur de ces femmes 6.
41 d De même des hommes ayant épouse disaient aussi : « Nous avons des épouses, qui ne souffrent pas d’être quittées. Enseignez-nous donc quelle voie nous pouvons prendre pour notre salut ! » Les frères les instituèrent en un Ordre, qui est
1. Mt 10 34-35.
2. Voir 1 Reg 2 2, 8 ; 2 Reg 2 1.
3. Voir Ac 2 37.
4. Dans ce passage, les femmes semblent renoncer d’elles-mêmes, comme une évidence, à l’idée de partager la vie des frères. Nous avons pourtant des témoignages de forme de vie religieuse mixte dans les tout débuts de la fraternité : ainsi Jacques de Vitry en 1216 ; voir TM 3a.
5. « Monasteria reclusa » : l’expression de « moniales recluses » désigne les sœurs de l’Ordre de Saint-Damien, entre autres dans les bulles Quo elongati de Grégoire IX, en 1230, et Ordinem vestrum d’Innocent IV, en 1245 ; voir 2Bul et 4Bul.
6. Voir AP 47b. La fonction de visiteur est d’origine cistercienne. Le premier visiteur des Pauvres Dames fut d’ailleurs le moine cistercien Ambroise en 1218-1219, suivi par le frère mineur Philippe le Long, auquel il doit être fait allusion ici. JG 13 indique que Philippe le Long exerçait la charge de visiteur contre la volonté de François.
appelé Ordre des pénitents 1, et ils le firent confirmer par le souverain pontife 2.
1. Selon AP, ce sont donc les frères — et non François — qui ont institué les deuxième et tiers Ordres.
2. La confirmation officielle du tiers Ordre ne viendra qu’en 1289 avec la bulle Supra montem de Nicolas IV.
42 a Or le vénérable père, le seigneur cardinal Jean de Saint-Paul, qui dispensait très fréquemment conseil et protection au bienheureux François, recommandait ses mérites et ses actes et ceux de tous ses frères à tous les autres cardinaux 3. Après avoir entendu cela, leurs cœurs furent émus 4 et incités à chérir les frères. Chacun d’eux désirait avoir quelques-uns des frères en sa curie, non pour recevoir d’eux quelque service 5, mais en raison de la dévotion et de l’amour qu’ils portaient aux frères en abondance.
42 b Un jour que le bienheureux François était venu à la curie, chacun des cardinaux lui demanda des frères. Et il leur concéda avec bonté qu’il soit fait selon leur volonté.
42 c Mais le seigneur Jean mourut et il reposa en paix, lui qui chérit les pauvres saints 6.
3. Voir AP 32-34 et 36.
4. Voir 1R 3 26.
5. Voir 1 Reg 7 1-2.
6. Le cardinal Jean de Saint-Paul mourut en 1214 ou 1215, quelques mois avant l’ouverture du concile de Latran IV (11 novembre 1215).
1026 43a Après quoi le Seigneur inspira un des cardinaux du nom d’Hugolin, évêque d’Ostie 1, qui chérissait le bienheureux François et ses frères de tout cœur, non tant comme un ami, mais plutôt comme un père. Ayant entendu sa renommée, le bienheureux François vint à lui. Le voyant, le cardinal l’accueillit avec joie en lui disant : « Je m’offre moi-même à vous pour conseil, aide et protection 2 selon votre gré et je veux que vous me recommandiez dans vos prières. »
43 b Le bienheureux François rendit grâce au Très-Haut d’avoir inspiré au cœur du cardinal de leur donner conseil, aide et protection. Et il lui dit : « Je veux de tout cœur vous avoir, moi et tous mes frères, pour père et seigneur ; et je veux que tous les frères soient tenus de prier pour vous le Seigneur. » Ensuite, il le pria de daigner venir au chapitre des frères à la Pentecôte. Le cardinal accepta et, par la suite, il venait chaque année.
43 c Or quand il venait, tous les frères réunis en chapitre sortaient en procession à sa rencontre. Mais lui, à la venue des frères, descendait de cheval et allait à pied avec eux jusqu’à l’église 3 en raison de la dévotion qu’il avait à leur égard. Puis il leur faisait un sermon et célébrait la messe, tandis que le bienheureux François chantait l’évangile 4.
1. Hugolin, issu de la famille des comtes de Segni, fut créé cardinal-diacre de Saint-Eustache en 1198, puis évêque d’Ostie et de Velletri en 1206.
2. « Consilium », « auxilium » et « protectio » résument les devoirs du seigneur envers son vassal.
3. Sainte-Marie-de-la-Portioncule.
4. Rôle réservé aux prêtres ou aux diacres. Voir 1C 86.
1027 44 a Onze ans révolus depuis le commencement de la religion 1, le nombre des frères s’était multiplié ; on élut des ministres et on les envoya avec bon nombre de frères dans presque toutes les provinces du monde où était implantée la foi catholique 2.
44 b Dans certaines provinces, on les recevait, mais on s’opposait formellement à ce qu’ils y édifient des habitations. D’autres provinces, on les expulsait, car les gens craignaient que les frères ne soient pas de fidèles chrétiens 3 puisqu’ils n’avaient pas encore une règle confirmée par le pape, mais seulement concédée 4. À cause de cela, ayant souffert de nombreuses tribulations de la part des clercs et des laïcs, dépouillés par les voleurs, ils revinrent au bienheureux François grandement perturbés et affligés. Ces tribulations leur furent infligées en Hongrie, en Allemagne et dans d’autres provinces au-delà des Alpes 5.
44 c Les frères portèrent cela à la connaissance du seigneur cardinal d’Ostie. Ayant appelé à lui le bienheureux François, il le mena au seigneur pape Honorius -- puisque le seigneur
1. C’est-à-dire la rupture entre François et son père en 1206.
2. On retient 1217 comme date de l’institution des provinces et des ministres.
3. Ils redoutent que les frères soient des hérétiques.
4. L’auteur souligne ici la différence, essentielle en effet, entre une confirmation écrite et une concession orale.
5. Voir JG 5-6.
1028 Innocent était déjà décédé 1, il se fit écrire et confirmer une autre Règle et la fit consolider par la garantie du sceau du pape 2.
44 d Dans cette Règle, il espaça la tenue des chapitres, pour éviter de la fatigue aux frères qui demeuraient dans des régions lointaines 3.
45 a Le bienheureux François demanda au seigneur pape un des cardinaux pour être le gouverneur, protecteur et correcteur de cette religion, comme il est inscrit dans la Règle même 4. Le pape leur concéda le seigneur d’Ostie 5.
45b Après quoi, ayant reçu mandat du seigneur pape, étendant sa main pour protéger les frères, le seigneur d’Ostie envoya des lettres 6 à de nombreux prélats chez qui les frères avaient souffert des tribulations, afin qu’ils ne soient pas opposés aux frères, mais qu’ils leur donnent plutôt conseil et aide pour prêcher et habiter dans leurs provinces, comme à des hommes bons et religieux approuvés par l’Église. Parmi les autres cardinaux, plusieurs envoyèrent pareillement des lettres en ce même sens.
45 c Et c’est ainsi qu’en un autre chapitre 7, le bienheureux François donna aux ministres licence de recevoir les frères dans l’Ordre 8 ; des frères furent de nouveau envoyés dans les
1. Innocent III mourut à Pérouse, le 16 juillet 1216. Honorius III fut élu pape le 18.
2. Il s’agit certainement de la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223, qui confirme 2Reg.
3. Voir 2Reg 8 3 1 Reg 18 2 avait déjà autorisé les ministres d’outre-monts et d’outre-mer à ne participer que tous les trois ans au chapitre de Pentecôte.
4. Voir 2Reg 12 3 ; Test 33.
5. Hugolin était protecteur des frères au moins depuis le retour de François d’Orient en 1220 ; voir JG 14. L’auteur d’AP semble préférer lier cette désignation à l’existence d’une règle officiellement approuvée.
6. Il peut s’agir d’une allusion aux bulles Cuin dilecti et Pro dilectis d’Honorius Ill, respectivement envoyées en 1219 et 1220.
7. Probablement le chapitre de la Pentecôte 1224.
8. Voir 2Reg 2 1. Déjà en 1 Reg 2 2, 8.
1029 provinces, porteurs de la Règle confirmée 1 et des lettres du cardinal que nous avons mentionnées. Voyant donc que la Règle était confirmée par le souverain pontife, sur la foi du bon témoignage que le seigneur d’Ostie et les autres cardinaux délivraient sur les frères, les prélats leur concédèrent d’édifier, d’habiter et de prêcher dans leurs provinces.
45 d Cela fait, les frères se mirent à y habiter et prêcher. Observant leur humble conduite, ainsi que leurs mœurs honnêtes et leurs très douces paroles 2, beaucoup vinrent aux frères et prirent l’habit de sainte religion.
45e Or le bienheureux François, voyant la confiance et l’affection que le seigneur d’Ostie avait pour les frères, le chérissait du fond du cœur. Et quand il lui écrivait des lettres, il les adressait ainsi : « Au vénérable père dans le Christ, évêque du monde entier. »
45 f D’ailleurs peu de temps après, conformément à la prophétie du bienheureux François, le seigneur d’Ostie fut élu au Siège apostolique et appelé le pape Grégoire IX 3.
1. Il s’agit forcément de 2Reg, approuvée par la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223.
2. Voir 1Reg 7 16, 11 9 ; 2 Reg 3 11.
3. Honorius III mourut le 18 mars 1227. Le cardinal Hugolin fut élu pape le 19, cinq mois et demi après la mort de François, et il mourut à Rome le 22 août 1241. Ce passage semble indiquer qu’il est encore en vie au moment de la rédaction d’AP.
1030 46a Vingt ans révolus après que le bienheureux François eut adhéré à la perfection évangélique 1, Dieu miséricordieux voulut qu’il se repose de ses labeurs 2. Car il peina beaucoup en veilles, en prières et en jeûnes, en supplications, en prédications, en voyages, en sollicitudes 3, en compassion des prochains. Il offrit en effet tout son cœur à Dieu, son Créateur, et de tout son cœur il le chérit, de toute son âme et de toutes ses entrailles 4. Car il portait Dieu dans le cœur, le louait par la bouche, le glorifiait en ses œuvres. Et si quelqu’un nommait Dieu, il disait : « Le ciel et la terre devraient s’incliner à ce nom 5. »
46 b Mais voulant montrer l’affection qu’il avait pour lui, le Seigneur déposa en ses membres et son côté les stigmates de son Fils bien-aimé 6. Et puisque le familier de Dieu François désirait venir en sa maison et au lieu d’habitation de sa gloire 7, le Seigneur l’appela à lui ; et c’est ainsi qu’il migra glorieusement vers le Seigneur 8.
46 c Après cela apparurent de nombreux signes et miracles dans le peuple. Grâce à eux, les cœurs de bien des hommes, qui
1. En 1226, vingt ans après la conversion de 1206.
2. Voir Ap 14 3.
3. Voir 2Co 6 5 & 11 26-28.
4. VoirMt2237 ; 1 Reg 23 8.
5. Voir Ph210.
6. On note la brièveté de la mention : ni date, ni lieu pour la stigmatisation, pas de description des stigmates.
7. Voir Ps 25 (26) 8.
8. Le manuscrit de Brunswick ajoute, en probable référence à IC : « comme il est consigné plus complètement en sa Légende ».
résistaient à croire en ce que le Seigneur avait daigné montrer en son familier, furent attendris. Et ils disaient 1 : Insensés que nous étions, sa vie nous paraissait folle et sa fin sans honneur. Et voilà comment il fut compté parmi les fils de Dieu et partage le sort des saints 2.
47 a Le vénérable seigneur et père, le seigneur pape Grégoire, vénéra aussi après la mort le saint qu’il chérit en vie. Venant avec les cardinaux au lieu où le corps du saint avait été enseveli, il l’inscrivit au catalogue des saints 3.
47 b Nombreux à cause de cela furent les hommes grands et nobles qui, abandonnant tous leurs biens, se convertirent au Seigneur avec leurs épouses, leurs fils et leurs filles et toute leur famille. Les épouses et les filles furent recluses dans un monastère 4, tandis que les maris et les fils prenaient l’habit des Frères mineurs.
47 c Et ainsi s’accomplit cette parole que François avait jadis prédite aux frères : « Bientôt viendront à nous des savants, des sages et des nobles en grand nombre 5 et ils habiteront avec nous 6. »
1. La copie du manuscrit de Pérouse et l’édition des Bollandistes donnent cette leçon : « […] les cœurs de bien des hommes, qui résistaient et se refusaient (erant duri et increduli) à croire que le bienheureux François faisait du bien (benefaceret), furent changés. Et ils purent bien dire cette parole : « La leçon qu’il donne est plus rude et plus simple ».
2. Sg 5 4-5.
3. Le 16 juillet 1228.
4. La copie du manuscrit de Pérouse et l’édition des Bollandistes donnent cette leçon : “Les épouses et les filles entraient dans des monastères cloîtrés (reclusa monasteria).”
5. Voir 1 Co 1 26.
6. Voir AP 18c.
1032 48 Je vous prie, frères bien-aimés, de méditer attentivement, de correctement comprendre et de vous efforcer d’accomplir en œuvre ce que nous avons consigné de nos pères et frères très chers 1, de sorte que nous méritions de partager avec eux la gloire céleste. Et que vers elle nous conduise notre Seigneur Jésus-Christ !
1. Voir 1Reg 24 1-2 ; Test 39 ; LOrd 47.
975
INTRODUCTION
En quête du texte, de son auteur, de sa date.
[…] “Frère Jean, homme de grande sainteté qui avait été le compagnon attitré et le confesseur de frère Gilles jusqu’à sa mort, te rapporte que frère Gilles, qui avait été quatrième frère de l’Ordre, lui rapportait ce qui suit…
[…]
976 D’un frère Jean compagnon de Gilles, il est une autre trace dans la Lettre de Grecchio, adressée au ministre général Crescent de Jesi par les frères Léon, Rufin et Ange en date du 11 août 1246. Se présentant comme témoins directs de la vie de François, les trois signataires ajoutent avoir également recueilli ce qu’ils ont « pu connaître par d’autres saints frères ; et spécialement par frère Philippe, visiteur des Pauvres Dames, frère Illuminé de Arce, frère Massée de Marignano et frère Jean, compagnon du vénérable père frère Gilles qui a tenu nombre de ces informations du même saint frère Gilles et de frère Bernard de sainte mémoire, premier compagnon du bienheureux François. »
On observe que frère Jean bénéficie ici d’un traitement de faveur, justifié par le fait que son récit a été une des sources majeures de la Légende des trois compagnons. […]
977 La date de rédaction du texte Du commencement de l’Ordre peut être située avec grande précision. […] 978 [dans] une fourchette mars 1240-août 1241. […] Si l’on peut discerner dans le Du commencement de l’Ordre une nette influence de la première source |Thomas de Celano, Vie du bienheureux François] et quelque réminiscence de la troisième [Vie de Julien de Spire], frère Jean s’en démarque toutefois par une réelle originalité d’information, de composition et de style ; sans doute une part de son projet fut-elle même de corriger les inexactitudes de la première légende de Thomas de Celano. Quant à la Légende ombrienne, si tant est que frère Jean en ait eu la moindre connaissance, sur le fond il en est aux antipodes. En revanche, frère Jean cite abondamment les écrits de François, en particulier les deux Règles et les Admonitions. Pour le reste, il est évident qu’il fonde son récit sur des informateurs qui ont connu personnellement François et les débuts de l’Ordre, spécialement les frères Gilles et Bernard. L’œuvre, écrite à moins de quinze ans de la mort de François, est donc à considérer comme une source primaire, particulièrement originale dans le flot des légendes franciscaines.
La légende-chronique de frère Jean.
[…] Notons d’abord que seuls le premier et le dernier chapitre, plus exclusivement dédiés à François, répondent à la typologie d’une légende hagiographique, tandis que les dix chapitres centraux présentent un caractère beaucoup plus communautaire. Mais le plus frappant, dans cette structure, est que les six premiers chapitres sont dédiés à la seule période 1206-1209, tandis que les six derniers survolent la période 1209-1228 -- et ce en conformité avec le titre et le prologue de l’œuvre qui prétendent traiter d’un « commencement » : il semble bien que, pour l’auteur, la constitution du groupe originel de compagnons, ceux qui rejoignirent François avant le voyage à Rome et l’entrevue avec Innocent III, soit aussi importante que l’institution de l’Ordre. Ou plus exactement le plan, résolument chronologique, présente une évolution sans heurt de l’escouade primitive des pénitents vers un Ordre dûment reconnu par les plus hautes autorités de l’Église. La métamorphose est en germe dans ce passage du chapitre v : ‘Certains leur demandaient en effet : « D’où êtes-vous ? » D’autres disaient : « De quel Ordre êtes-vous ? » Eux répondaient simplement : « Nous sommes des pénitents et nous sommes nés dans la cité 983 d’Assise. » Car la religion des frères n’etaait pas encore nommée Ordre.
[…] Un peu légende, beaucoup chronique, le Du commencement de l’Ordre est à coup sûr une source de grande valeur historique sur les débuts des Frères mineurs : outre tel ou tel détail que nous signalons en note de la traduction, elle est la première à conter le songe de Spolète, la triple ouverture de l’Évangile, la conversion de Sylvestre, à faire état d’un premier séjour des frères à la Portioncule, à détailler l’incompréhension et les quolibets dont les compagnons furent l’objet, à indiquer une entrevue de François avec l’évêque d’Assise, à relater les mésaventures de deux frères à Florence, l’élection de Bernard au moment du départ pour Rome, la tonsure accordée aux frères par le cardinal Jean de Saint-Paul, à évoquer si longuement la tenue des premiers chapitres… Elle est aussi exhortation morale à destination des frères, les incitant à supporter les adversités dans la certitude que viendra la récompense, à partager une vie communautaire ascétique assez proche de l’idéal monastique traditionnel et à pratiquer des vertus franciscaines telles que la pauvreté, avant tout conçue comme une répulsion pour les espèces monétaires, en évitant néanmoins tout conflit avec les puissances du siècle. Elle est sous-tendue par une réflexion sur le rapport entre plan divin et œuvres humaines. Elle ne prend néanmoins tout son sens qu’au regard de la situation historique qui la vit naître.
[…] Datable de 1240-1241, le texte de frère Jean fut très probablement rédigé au lendemain de la déposition de frère Élie lors du chapitre général tenu à Rome le 15 mai 1239 sous la présidence de Grégoire IX. Rappelons qu’Élie avait été choisi par François comme son vicaire en 1221, que Jean Parenti lui fut préféré comme ministre général en 1227, qu’Élie tenta en vain de revenir à la tête de l’Ordre en 1230 et y réussit en 1232. Dès lors, il focalisa d’une part la réprobation de certains compagnons à cause de la dispendieuse construction de la basilique Saint-François à Assise, sur laquelle il eut la haute main, et du fait des privilèges qu’il accepta, voire suscita de la part du Siège romain (contre les admonitions de François) ; d’autre part, l’hostilité des clercs lettrés et surtout des prêtres universitaires du studium parisien à cause de la parité qu’il tenta de maintenir 984 entre frères laïques et prêtres (et ce en fidélité à la volonté du fondateur) ; pour finir, il s’attira l’animosité du plus grand nombre par sa brutalité et son autocratie, négligeant de réunir le chapitre général, nommant de manière arbitraire à toutes les charges, multipliant les inspections soupçonneuses de ses visiteurs. Du moment où il perdit le soutien de Grégoire IX, sa déposition en 1239 fut clairement l’œuvre des prêtres universitaires parisiens menés par Aymon de Faversham.
Le Du commencement de l’Ordre, dans son latin archaïque et élémentaire, ne provient certainement pas de cette faction lettrée. Le prêtre Jean fut inspiré par son mentor, frère Gilles, dont on sait la détestation pour les études en général et pour Paris en particulier, responsable selon lui d’avoir tué l’Ordre de saint François. Mais Gilles était aussi hostile à Élie et, tout particulièrement, à la construction de la basilique d’Assise. Son retrait à Monteripido correspond au retour d’Élie au pouvoir. Le manifeste de frère Jean ne fut certainement pas commandé par les frères universitaires, qui ne devaient guère priser, au demeurant, son style rustique.
985 […] Contre Élie le tard-venu, Élie qui ne faisait pas partie du groupe originel des vrais compagnons assemblés par François avant 1209, le bien nommé Du commencement de l’Ordre rappelle les droits de la primogéniture -- et on peut se demander s’il n’appelle pas implicitement à une direction collégiale de l’Ordre par les premiers compagnons. […] Thomas avait relaté avec une abondance de détails et d’éloges la bénédiction très spéciale qu’Élie avait reçue du saint à l’agonie 4, contre la règle de primogéniture, comme Jacob avait préféré, parmi ses petits-fils, le cadet Éphraïm à l’aîné Manassé. En opposition à cette subversion des rôles, frère Jean défend le droit d’aînesse. Mais l’histoire -- cette histoire dans laquelle le 986 compagnon de frère Gilles lisait sereinement la volonté divine présidant au Commencement de l’Ordre -- avait déjà pris une autre direction, irrémédiablement.
Jacques DALARUN.
1 Au révérend père dans le Christ frère Crescent, par la grâce de Dieu ministre général 4, frère Léon 5, frère Rufin 6 et frère Ange 7, jadis compagnons, quoiqu’indignes, du très bienheureux
1. « In habitu saeculari » : littéralement, « en habit séculier », mais l’« habitus » désigne un statut, un état, un comportement autant qu’un habit.
2. Cette rubrique, dont les termes rappellent le titre d’AP, est absente des manuscrits de Barcelone, Fribourg, Sarnano et d’une partie des manuscrits de la famille méridionale. Dans les autres témoins, elle enserre donc dans un même ensemble textuel la Lettre de Greccio et 3S ; elle attribue la légende à « trois compagnons » par contamination avec la lettre qui la précède.
3. Cette lettre précède 3S dans tous les témoins manuscrits de la légende, sauf ceux de Sarnano (acéphale), Barcelone et le manuscrit 382 de la Biblioteca Corsiniana de Rome (également acéphale).
4. Élu ministre général au chapitre de Gênes en 1244, Crescent de Jesi fut déposé par le chapitre de Lyon, le 13 juillet 1247.
5. Léon entra dans la fraternité vers 1215, après le voyage à Rome. Ordonné prêtre, il devint le confesseur, le secrétaire et le très proche compagnon de François. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
6. Originaire d’Assise, cousin de Claire, comme elle de noble extraction, Rufin entra dans l’Ordre à une date inconnue et mourut en 1270 à l’ermitage des Carceri. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
7. Ange Tancrède, chevalier, un des douze premiers compagnons de François. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise. On discute pour savoir s’il faut le confondre avec Ange de Rieti, présent dans le procès de canonisation de Claire d’Assise.
1080 père François, présentent la révérence qu’ils lui doivent et lui vouent dans le Seigneur.
Puisque, par mandat du tout dernier chapitre général 1 et par le vôtre, les frères sont tenus d’adresser à votre paternité les signes et les prodiges du très bienheureux père François qu’ils peuvent connaître ou repérer, il nous a semblé bon, à nous qui, quoique indignes, avons vécu plus longtemps avec lui, de faire part à votre sainteté, avec la vérité comme guide 2, de quelques-unes de ses nombreuses actions que nous avons vues par nous-mêmes 3 ou que nous avons pu connaître par d’autres saints frères ; et spécialement par frère Philippe, visiteur des Pauvres Dames 4, frère Illuminé de Arce 5, frère Massée de Marignane 6 et frère Jean 7, compagnon du vénérable père frère Gilles 8, qui a tenu nombre de ces informations du même saint
1. Le chapitre de Gênes, où Crescent de Jesi fut élu ministre général pour succéder à Aymon de Faversham.
2. Voir 1C Prol 1 : « gardant toujours la vérité comme guide et maîtresse ».
3. Voir Lc 1 2-3.
4. Philippe fut le sixième frère à rejoindre François, selon 1C 25. Il fut visiteur des Pauvres Dames en 1219-1220, puis de 1228 à 1246 ; voir AP 41c et JG 13. Il mourut vers 1259. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
5. Originaire d’Arce près d’Assise, entré dans la fraternité vers 1210, Illuminé accompagna François en Orient ; voir 1C 57. Il mourut vers 1266.
6. Originaire de Marignano près d’Assise, chevalier à Pérouse, Massée rejoignit François en 1210. Il mourut en 1280, presque nonagénaire. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
7. Jean, compagnon de frère Gilles, est l’auteur d’AP.
8. Frère Gilles aurait été reçu dans la fraternité en la fête de saint Georges, c’est-à-dire le 23 avril, peu après frère Bernard et deux ans après la conversion de François. Il mourut le 22 avril 1262. I1 est enterré à Pérouse.
frère Gilles et de frère Bernard 1 de sainte mémoire 2, premier compagnon du bienheureux François 3.
Nous ne nous contentons pas de conter seulement des miracles, qui ne font pas la sainteté, mais la montrent 4 ; mais nous désirons aussi montrer les traits remarquables de sa sainte conduite et le dessein de son pieux projet, pour la louange et la gloire du Dieu souverain 5 et de ce père très saint, ainsi que pour l’édification de ceux qui veulent imiter son exemple. Et pourtant, nous n’avons pas écrit cela en manière de légende 6, étant donné que, sur sa vie et les miracles que le Seigneur a opérés par lui, des légendes ont été récemment élaborées 7. Mais comme dans une charmante prairie, nous avons cueilli quelques
1. Bernard de Quintavalle.
2. Bernard est donc mort au moment de la rédaction de cette lettre en août 1246. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
3. Voir 1C 24 et AP 10. Au lieu de préciser que Jean « a tenu nombre de ces informations du même saint frère Gilles et de frère Bernard de sainte mémoire, premier compagnon du bienheureux François », le manuscrit de Fribourg indique qu’il “a tenu du même frère Gilles et de frère Bernard de bienheureuse mémoire au sujet du [en fait a qu’il faut sans doute redresser en de] bienheureux François bien des faits le regardant”. Pierre de Cattaneo et Bernard de Quintavalle étant morts, Gilles reste alors le plus ancien des compagnons selon l’ordre d’entrée dans la fraternité.
4. Voir 1C 70 : « Toutefois, parce que nous avons décidé d’expliquer non pas ses miracles -- qui ne font pas la sainteté, mais la manifestent --, mais plutôt l’excellence de sa vie et le modèle très pur de sa conduite, laissons de côté ces miracles, puisqu’ils sont en trop grand nombre, et remettons-nous à tisser ses œuvres de salut éternel. »
5. Voir Ph 11 1.
6. Cette phrase ne peut s’appliquer à la Légende des trois compagnons telle que nous la connaissons, puisqu’elle se présente bel et bien « en manière de légende ». Elle se comprend soit si 3S n’avait pas, en 1246, la forme aboutie que nous lui connaissons dans ses deux recensions conservées ; soit -- ce que nous croyons plus probable -- si elle s’applique à l’ensemble du paquet adressé à Crescent de Jesi par les trois compagnons.
7. On peut penser à 1C, LC et LO, qui comprennent en effet vie et miracles de François. Les miracles sont moins présents en VJS.
1082 fleurs, plus belles à notre goût 1 ; nous ne suivons pas une histoire continue et nous laissons de côté, à dessein, de nombreux faits 2 qui ont été déposés dans ces légendes d’un style aussi véridique que brillant.
Ce peu de faits que nous écrivons, vous pourrez les faire insérer dans ces légendes, si cela semble juste à votre discernement 3. Car nous croyons que, s’ils avaient été connus des hommes vénérables qui ont produit ces légendes 4, ceux-ci ne les auraient nullement omis et les auraient bien plutôt, au moins en partie, décorés de leur éloquence et laissés en mémoire à la postérité.
Que votre sainte paternité se porte toujours parfaitement bien dans le Seigneur Jésus Christ 5, en qui nous, vos fils dévoués, nous recommandons avec humilité et dévotion à votre sainteté.
FAIT DANS LE LIEU DE GRECCIO 6 LE TROISIÈME JOUR DES IDES D’AOÛT 7 DE L’ANNÉE DU SEIGNEUR 1246
1. C’est l’idée même du florilège.
2. Le manuscrit de Fribourg omet la fin de cette phrase.
3. Ce qui advint en effet dans le Mémorial du désir de l’âme compilé par Thomas de Celano, qui comprend 2C et 3C.
4. Les auteurs ont sans doute à l’esprit Thomas de Celano et Julien de Spire.
5. Le manuscrit de Fribourg omet la fin de cette phrase.
6. L’ermitage des frères qui s’élève à proximité de ce petit bourg fortifié de Sabine, province de Rieti, dans le Latium.
7. Le 11 août, fête de saint Rufin, évêque et martyr, patron d’Assise, saint patron d’un des trois auteurs de la lettre.
[§] 2 François, originaire de la cité d’Assise qui est située dans le territoire de la vallée de Spolète 3, fut d’abord appelé Jean par sa mère. Mais peu après, son père, en l’absence de qui il était né, revenant alors de France 4, le nomma François 5.
1. La division en chapitres est commune à tous les témoins manuscrits. Les titres de ces chapitres sont identiques dans tous les manuscrits de la famille traditionnelle. En revanche, le manuscrit de Sarnano ne porte pas d’intertitres, par oubli du rubricateur ; les manuscrits de Barcelone et Fribourg en portent, qui diffèrent entre eux, tout en étant globalement moins détaillés et plus frustes que ceux de la famille traditionnelle.
2. Nous rendons ainsi le terme « curiositas ».
3. Spolète, province de Pérouse, Ombrie. La vallée de Spolète, ancien duché lombard, correspond à peu près à l’actuelle région d’Ombrie.
4. Les manuscrits de Barcelone et Fribourg précisent : « où il était allé pour faire du négoce ».
5. Dans cet épisode inédit, l’auteur joue de l’opposition entre une appellation provisoire par la mère, qui a pu précéder le baptême, et une nomination définitive par le père. 2C 3 présentera Jean comme le nom de baptême de François. Ce nom de Jean (Baptiste) connote d’emblée la vocation prophétique de François. Sa mère est revalorisée, du fait qu’elle est implicitement identifiée à sainte Élisabeth.
1084 Devenu adulte et d’une subtile intelligence, il exerça le métier de son père, le négoce 1, mais d’une manière très différente, car il était plus rieur et plus libéral que lui 2. Adonné aux jeux et aux chansons, il parcourait la cité d’Assise jour et nuit en compagnie de ses semblables ; et il était si large en dépenses que tout ce qu’il pouvait avoir 3 et gagner, il le consumait 4 en banquets ou en autres choses 5.
À cause de cela, ses parents le reprenaient très souvent, lui disant qu’il faisait de si grandes dépenses pour lui et pour les autres qu’on le prendrait non pour leur fils, mais pour celui d’un grand prince 6. Toutefois, puisqu’ils étaient riches et le chérissaient très tendrement, ils le soutenaient dans de tels excès, ne voulant pas le contrarier 7. Et comme des voisins critiquaient sa prodigalité, sa mère répondait même : « Que pensez-vous de mon fils ? Il sera toujours fils de Dieu par la grâce 8. »
Quant à lui, non seulement il était généreux dans ses dépenses, ou plutôt prodigue, mais pour ses vêtements aussi, il multipliait les excès, se faisant faire des tenues plus chères qu’il ne lui serait convenu d’avoir. Il était même si vain dans son goût des bizarreries que parfois, dans le même vêtement, il faisait coudre ensemble un tissu très cher et un autre très vil 9.
1. Il s’agit d’un commerce à grande échelle, comme le prouve le voyage du père en France.
2. Fils de marchand, François ne respecte pas son rang social et les valeurs de son milieu en dépensant avec la largesse d’un chevalier, voire d’un prince.
3. Voir Tb 1 3.
4. Les manuscrits de Barcelone et Fribourg précisent : « en le donnant généreusement à ses compagnons ».
5. Les manuscrits de Barcelone et Fribourg précisent : « en autres choses qu’il achetait quand il allait faire du négoce ».
6. La libéralité de François prend des teintes positives, puisqu’elle l’anoblit de facto.
7. L’opposition entre François et ses parents (son père surtout), frappante en 1C, est ici singulièrement édulcorée.
8. Cette prophétie est un apport inédit de 3S.
9. On songe aux habits bicolores ou rayés des jongleurs. Il semble ici qu’à la transgression s’ajoute une volonté de dérision. puisque la bipartition porte non pas sur la couleur, mais sur la valeur du tissu.
§ 3 Pourtant, il était comme naturellement courtois en mœurs et en paroles : selon le projet de son cœur, il ne disait à personne de mot injurieux ou grossier ; mieux encore, comme il était un jeune ainsi enjoué et folâtre, il décida de ne rien répondre à ceux qui lui diraient des grossièretés. Par suite de quoi sa renommée se répandit par presque toute la province 1, au point que beaucoup de ceux qui le connaissaient disaient qu’il deviendrait quelque chose de grand.
Des degrés de ces vertus naturelles 2, il progressa vers une telle grâce que, rentrant en lui-même, il se disait : « Vu que tu es généreux et courtois auprès d’hommes de qui tu ne reçois rien qu’une faveur transitoire et vaine, il est juste que, pour Dieu qui est le plus généreux dans la récompense 3, tu sois courtois et généreux pour les pauvres. » À partir de ce moment-là, il voyait donc volontiers les pauvres, leur distribuant des aumônes en abondance. Et bien qu’il soit un marchand 4, il était le très vain dispensateur de la richesse de ce monde.
Or comme un jour il se tenait dans la boutique où il vendait des étoffes, préoccupé d’affaires de cette sorte, vint à lui un pauvre qui demandait l’aumône pour l’amour de Dieu. Et comme, pris par la cupidité des richesses et le soin du négoce, il lui avait refusé l’aumône, sondé par la grâce divine, il se reprocha sa grande rustrerie 5 en se disant : « Si ce pauvre t’avait demandé quelque chose au nom de quelque grand comte ou
1. Voir Lc 4 37.
2. Comme l’exprime le titre de ce chapitre, François progresse de la vaine prodigalité à l’aristocratique largesse, qu’il lui faut encore convertir en charité chrétienne.
3. Les manuscrits de Barcelone et Fribourg précisent : “dans ce monde et dans le futur”.
4. Il aurait donc dû être économe et non dépensier.
5. La “rusticitas” désigne les manières des rustres par opposition aux manières courtoises.
1086 baron, à coup sûr tu lui aurais donné ce qu’il demandait. Combien plus aurais-tu donc dû le faire au nom du Roi des rois et du Seigneur universel 1 ! » Aussi se proposa-t-il dès lors en son cœur de ne plus refuser désormais des demandes faites au nom d’un si grand Seigneur.
§ 4 En un temps où la guerre sévissait entre Pérouse et Assise 2, François fut pris avec nombre de ses concitoyens et mis en captivité à Pérouse. Cependant, comme il était noble de mœurs, il fut mis en captivité avec les chevaliers 3.
Or un jour où ses camarades de captivité s’attristaient, lui, qui était d’un naturel rieur et joyeux, ne semblait pas s’attrister, mais se réjouir en quelque sorte. Aussi un de ses compagnons lui reprocha-t-il sa folie, vu qu’il se réjouissait alors qu’il était consigné en prison. À quoi François répondit avec vivacité : « Que pensez-vous de moi ? Par la suite, je serai adoré par le
1. Voir Ap 17 14.
2. Entrecoupée de trêves la guerre entre Pérouse et Assise dura de 1202 à 1209. L’aristocratie d’Assise (les maiores), contestée par les “populaires” de la cité (les minores, dont la famille de François faisait partie), demanda secours à la commune de Pérouse. La bataille dont il est ici question eut lieu entre Collestrada et Ponte San Giovanni en 1202. Cet épisode militaire est un apport inédit de 3S.
3. On observe toujours le même mouvement de transgression sociale : le fils de marchand est intégré au groupe des chevaliers. François dut passer environ un an en prison.
monde entier 1. » Et comme un des chevaliers auxquels il avait été adjoint avait porté tort à un de leurs camarades de captivité et qu’à cause de cela tous les autres voulaient le mettre en quarantaine, seul François ne lui refuse pas sa compagnie, mais exhorte aussi les autres à en faire autant.
Un an plus tard, la paix ayant été rétablie entre les deux cités 2, François revint à Assise avec ses camarades de captivité.
§5 Quelques années plus tard, un noble de la cité d’Assise s’équipe d’armes chevaleresques 3 pour aller en Pouille 4 y gagner plus d’argent ou d’honneur. Ayant entendu cela, François 5 aspire à aller avec lui et, dans l’espoir d’être fait chevalier par un comte du nom de Gentil 6, il prépare des vêtements aussi précieux que possible, plus pauvre que son concitoyen en richesses, mais plus généreux en largesse 7.
Une nuit donc, tandis qu’il délibérait du moyen d’accomplir tout cela et qu’il était agité par le désir de prendre la route, il est visité du Seigneur qui, par une vision, l’attire et l’élève au faîte de la gloire, lui qui de gloire était avide. Cette nuit-là, en effet, comme il dormait, quelqu’un lui apparut, l’appelant par son nom 8 et le conduisant dans le charmant palais d’une belle épouse, plein
1. Étrange propos dans la bouche de François. L’hagiographe cherche à multiplier les signes érigeant le saint en prophète.
2. Une paix fragile fut conclue entre Assise et Pérouse, le 31 août 1205, mais les prisonniers furent probablement libérés plus tôt.
3. Dans le lexique médiéval, le terme « miles » et ses dérivés s’appliquent non pas au simple soldat, mais au chevalier.
4. Pouille, région d’Italie méridionale longeant la mer Adriatique.
5. Le manuscrit de Barcelone précise : « car il n’était pas peu audacieux ».
6. L’auteur de 3S ne comprend pas son modèle (en l’occurrence AP 5 : « ad comitem gentileni ») et fait du « gentil comte » « un comte du nom de Gentil » ; en réalité, il s’agit certainement du comte Gauthier de Brienne.
7. Renversement de valeurs : le fils de marchand brille par une largesse tout aristocratique et non par l’argent.
8. Voir Gn 4 17.
1088 d’armes chevaleresques, boucliers resplendissants 1 et autres équipements pendant au mur, reflétant le lustre de la chevalerie. Comme, tout en se réjouissant beaucoup, il s’interrogeait en silence sur ce dont il s’agissait, il demanda à qui étaient ces armes étincelant d’un si grand éclat et ce palais si charmant. Et on lui répondit que tout cela, le palais compris, était à lui et à ses chevaliers.
Aussi, le matin à son réveil, se leva-t-il l’esprit en joie, réfléchissant en homme de ce monde, comme quelqu’un qui n’avait pas encore pleinement goûté l’Esprit du Seigneur, et déduisant de cela qu’il devait devenir un prince magnifique. Et tenant cette vision pour un présage de grande prospérité, il résout de se mettre en route pour la Pouille pour être fait chevalier par le comte dont nous avons parlé plus haut. Or il devint tellement plus allègre qu’à l’ordinaire qu’à plusieurs qui s’en étonnaient et lui demandaient d’où lui venait une si grande allégresse, il répondait : « Je sais que je vais devenir un grand prince. »
§6 Cependant, le jour précédant immédiatement la vision, s’était d’abord manifesté en lui un signe de grande courtoisie et noblesse, signe dont on croit qu’il ne constitua pas la moindre raison de cette vision.
En effet, tout son habillement bizarre et cher qu’il s’était fait faire à neuf, ce jour-là il l’avait donné à un pauvre chevalier. S’étant donc mis en route, il était arrivé jusqu’à Spolète pour poursuivre vers la Pouille, mais il commença à être un peu malade. Préoccupé néanmoins de son voyage, il s’était abandonné au sommeil ; il entendit dans son demi-sommeil quelqu’un qui lui demandait où il désirait se diriger. Et lorsque François lui eut révélé tout son projet, son interlocuteur ajouta : « Qui peut te faire plus de bien, le seigneur ou le serviteur ? » François lui répondit : « Le seigneur. » Son interlocuteur lui dit de nouveau : « Pourquoi donc délaisses-tu le seigneur pour le
1. En accord avec AP 5, le manuscrit de Barcelone précise : “marqués du signe de la croix”.
serviteur et le prince pour le vassal ? » François dit : « Que veux-tu que je fasse, Seigneur 1 ? » — « Retourne, dit-il, dans ton pays 2 et on te dira ce que tu dois faire 3. Car cette vision que tu as eue, il te faut la comprendre autrement 4. »
En se réveillant, il se mit donc à réfléchir très attentivement à cette vision. Et tandis que, dans la première vision, le désir de la prospérité temporelle l’avait presque tout entier jeté hors de lui-même sous l’effet d’une grande allégresse, cette fois au contraire, il se recueillit tout entier en lui-même, admirant et considérant si attentivement la force de cette vision que, cette nuit-là, il ne put dormir davantage.
Aussi au matin retourna-t-il en hâte vers Assise, plein d’allégresse et de joie, attendant la volonté du Seigneur qui lui avait montré tout cela et espérant qu’il lui donne un conseil pour son salut. Désormais transformé en esprit, il renonce à aller en Pouille et désire se conformer à la volonté divine.
1. Ac 96.
2. Gn 32 9.
3. Ac 97.
4. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent qu’il s’agit de la vision du palais et des armes, et qu’il faut en chercher un sens plus élevé.
§7 Peu de jours après son retour à Assise, un soir ses compagnons l’élurent comme seigneur pour qu’il fasse les dépenses à 1090 son gré 1. Comme il l’avait déjà fait bien souvent, il fit donc préparer un somptueux banquet.
Une fois restaurés, ils étaient sortis de la maison et les compagnons, en groupe, le précédaient, allant par la cité en chantant. Lui, portant en main le bâton comme seigneur, allait un peu en arrière d’eux sans chanter, mais absorbé dans sa méditation. Et voici qu’il est soudain visité par le Seigneur et son cœur est rempli d’une si grande douceur qu’il ne pouvait ni parler ni bouger et rien ressentir ou entendre d’autre que cette douceur : elle l’avait à ce point rendu étranger à toute sensation charnelle que, comme lui-même le dit par la suite, même si on l’avait alors coupé en morceaux, il aurait été incapable de changer de place.
Mais comme ses compagnons regardaient en arrière et le voyaient ainsi éloigné d’eux, ils revinrent à lui et, avec effroi, le virent comme déjà changé en un autre homme 2. Ils l’interrogent en disant : « À quoi pensais-tu que tu en oubliais de nous suivre ? Pensais-tu d’aventure à prendre une épouse 3 ? » Il leur
1. Cette mention de l’élection de François à la tête de la jeunesse d’Assise est un apport inédit de 3S. A. FORTINI, Nova vita di San Francesco, vol. 2, Assise, 1959, p. 1 15-129, a retrouvé dans les archives communales d’Assise des documents qui attestent l’existence dans la cité, jusqu’aux xve xvie siècles, d’une compagnie de jeunes dont les membres se réunissaient pour manger, boire et chanter. Le chef — ou podestat — de cette compagnie était élu et portait un bâton comme insigne de son pouvoir ; ce pour quoi la compagnie s’appelait d’ailleurs « Compagnie du bâton ». Le chef avait le pouvoir de condamner un des convives à payer tous les frais du banquet, mais, pour que ce droit ne devienne pas source d’excès, les statuts de la commune avaient déterminé que la dépense ne devrait pas dépasser dix sous, sous peine d’une amende de vingt-cinq livres. Il semble bien qu’en élisant François comme « seigneur » (« dominus ») de la Compagnie, ses compagnons aient eu l’intention de lui faire assumer leurs dépenses : on peut y voir une sorte de taxe d’entrée pour ce fils de marchand voulant s’immiscer dans la société chevaleresque.
2. Voir 1S 10 6.
3. Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano précisent : « dirent-ils en plaisantant ».
répondit avec vivacité : « Vous avez dit vrai, car je pensais à prendre une promise 1 plus noble, plus riche et plus belle que vous avez jamais vue. » Ils se moquèrent de lui 2. Pourtant il n’avait pas dit cela de son propre chef, mais inspiré par Dieu : cette promise, ce fut en effet la vraie religion qu’il assuma, plus noble, plus riche et plus belle que les autres en pauvreté 3.
§ 8 À partir de ce moment, il commença à se tenir pour vil et à mépriser ce qu’il avait eu auparavant en amour ; pas encore pleinement cependant, car il n’était pas encore entièrement délié de la vanité de ce monde. Se retirant momentanément du tumulte de ce monde, il s’efforçait d’enfouir Jésus Christ en l’homme intérieur, ainsi que la perle qu’il désirait acheter après avoir tout vendu 4. Se dérobant aux yeux des railleurs, il allait souvent, presque chaque jour, prier en secret ; il y était, en quelque sorte, pressé par l’avant-goût de cette douceur qui, le visitant très souvent, le poussait de la place ou des autres lieux publics vers la prière 5.
Bien que depuis longtemps déjà il soit devenu bienfaiteur des pauvres, à partir de ce moment pourtant, il décida plus fermement en son cœur 6 de ne plus refuser désormais l’aumône à aucun pauvre la demandant au nom de Dieu, mais de lui faire au contraire des aumônes plus généreuses et plus abondantes qu’à
1. Les compagnons parlaient d’une épouse (« uxor ») ; François change de registre en parlant d’une promise (« sponsa ») : c’est le terme employé pour l’épouse du Cantique des cantiques et pour dame Pauvreté en SC.
2. Mt 9 24 ; Lc 16 14, 23 35. Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano précisent : « disant qu’il était fou et qu’il ne savait pas ce qu’il disait ».
3. L’auteur joue de l’oxymore en évoquant la noblesse, la beauté et la richesse de la pauvreté. Par « religio », il faut entendre un mouvement religieux, un mode de vie religieux commun : l’auteur évoque ainsi les débuts de l’Ordre des Frères mineurs dont François va assumer la charge.
4. La pauvreté ?
5. L’opposition entre intérieur et extérieur est la clé de lecture principale du récit de la conversion de François.
6. Voir Ps 13 (14) 1 ; Ac 5 4.
1092 l’ordinaire 1. Quel que soit donc le pauvre qui lui demandait l’aumône hors de la maison, il le pourvoyait toujours de deniers s’il le pouvait. S’il manquait de deniers, il lui donnait son bonnet ou sa ceinture, pour ne pas renvoyer le pauvre les mains vides 2. S’il manquait même de cela, il allait dans un endroit caché et, ôtant sa chemise, il l’envoyait en secret à ce pauvre, afin qu’il la prenne pour lui par amour de Dieu. Il achetait aussi 3 des objets destinés à l’ornement des églises et les transmettait en grand secret à de pauvres prêtres.
§9 Quand il restait à la maison en l’absence de son père, même s’il mangeait seul à la maison avec sa mère 4, il couvrait la table de pains comme s’il la préparait pour toute une famille 5. De ce fait, comme sa mère lui demandait pourquoi il avait placé tant de pains sur la table, il répondit qu’il l’avait fait pour donner des aumônes 6 aux pauvres, vu qu’il avait décidé de faire généreusement l’aumône à toute personne demandant 7 au nom de Dieu 8. Quant à sa mère, parce qu’elle le chérissait plus que ses autres fils 9, elle le laissait faire de tels gestes, observant ses actions et s’en étonnant beaucoup en son cœur.
I. Voir 3S 3.
2. Voir Si 29 12.
3. Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano précisent : « avec une particulière libéralité ».
4. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « au déjeuner ou au dîner ».
5. Cette anecdote sur la table est un apport inédit de 3S. La « familia », famille au sens large, peut inclure des parents, des alliés, des clients, des serviteurs.
6. Voir Lc 12 33.
7. Voir Lc 6 30.
8. Voir 3S 3 et 8.
9. Le seul frère de François qu’on connaisse, par des documents notariés, est Ange. L’expression « prae ceteris fuis » peut être une expression convenue, fondée sur une réminiscence biblique (Gn 37 3). 3S est la seule source franciscaine à évoquer cette préférence pour François de la part de sa mère, donnée par ailleurs classique dans l’hagiographique latine.
Auparavant, il mettait en effet tout son cœur à suivre ses compagnons dès qu’ils l’appelaient et il était tellement attiré par leur compagnie qu’il se levait très souvent de table même s’il avait à peine mangé, laissant ses parents affligés d’un départ aussi désordonné ; et c’est de la même manière que, maintenant, il s’appliquait de tout son cœur à voir ou à entendre des pauvres pour leur donner généreusement des aumônes.
§10 Ainsi donc transformé par la grâce divine, bien qu’il soit encore dans le siècle 1, il désirait se trouver dans une cité où, incognito 2, il ôterait ses vêtements, revêtirait les habits d’un pauvre reçus en échange et s’essaierait à demander des aumônes pour l’amour de Dieu 3.
Or il arriva à cette époque qu’il se rende à Rome pour cause de pèlerinage 4. Entrant dans l’église Saint-Pierre, il considéra les offrandes de certains, qui étaient modiques, et se dit en lui-même : « Alors que le prince des apôtres devrait être honoré avec magnificence, pourquoi ces gens-là font-ils de si petites offrandes dans l’église où repose son corps 5 ? » Aussi, avec une grande ferveur, mit-il la main à la bourse et la retira-t-il pleine de deniers ; les projetant par la fenestrelle de l’autel 6, il fit tant de bruit que tous ceux qui étaient là s’étonnèrent grandement de si magnifiques offrandes.
1. « In habitu saeculari » ; voir l’intitulé en tête de la Lettre de Greccio et de 3S.
2. Le thème du bienfait caché est omniprésent dans ce chapitre où François est encore dans l’entre-deux qui sépare vie mondaine et conversion.
3. Le changement d’habit, qui exprime toujours un changement de statut dans la culture médiévale, est largement utilisé par l’hagiographe pour marquer les diverses étapes de la conversion de François.
4. La mention de ce pèlerinage est un apport inédit de 3S.
5. Saint-Pierre-du-Vatican.
6. Les autels sous lesquels était placé un saint corps étaient fréquemment percés d’une ouverture permettant de le toucher ou d’y déposer des offrandes.
1094 Sortant devant le porche de l’église où beaucoup de pauvres se tenaient pour demander des aumônes 1, secrètement il reçut en échange les hardes d’un pauvre homme et, ôtant les siennes, il revêtit celles du pauvre. Puis se tenant sur les marches de l’église avec les autres pauvres, il demandait l’aumône en français, car c’est volontiers qu’il parlait en langue française, bien qu’il ne sût pas correctement la parler 2.
Mais après cela, ôtant ces hardes et reprenant ses vêtements, il revint à Assise et commença à prier le Seigneur de diriger sa route 3. Car à personne il ne dévoilait son secret et, sur ce point, il n’usait des avis de personne, si ce n’est du seul Dieu qui avait commencé à diriger sa route et, quelquefois, de l’évêque d’Assise 4. À cette époque en effet, il n’y avait chez personne la vraie pauvreté qu’il désirait plus que tout au monde, voulant en elle vivre et mourir.
1. Voir Ac 3 2. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « aux gens qui entraient ou sortaient ».
2. La maîtrise de la langue française, langue des romans et des chansons, est la preuve par excellence de la courtoisie, ces manières de cour dont s’enorgueillissent les nobles. Une telle remarque sur les limites linguistiques de François vient certainement d’un homme qui, quant à lui, peut se targuer de parfaitement parler le français.
3. Voir Gn 24 40.
4. Certainement Gui Ier, évêque d’Assise, auquel, entre 1208 et 1212, succède Gui II qui reste évêque jusqu’à sa mort en 1228.
§ 11 Un jour qu’il priait le Seigneur avec ferveur, il obtint cette réponse : « François, tout ce que tu as charnellement chéri et désiré avoir, il te faut le mépriser et le haïr si tu veux connaître ma volonté. Après que tu auras commencé à faire cela, ce qui auparavant te semblait suave et doux te sera insupportable et amer 1 ; en ce qui te faisait horreur auparavant, tu puiseras une grande douceur et une immense suavité. »
Réjoui donc par ces paroles et conforté dans le Seigneur, comme il chevauchait près d’Assise, il rencontra un lépreux sur sa route. Comme il avait d’ordinaire une grande horreur des lépreux, se faisant violence, il descendit de cheval et lui offrit un denier en lui baisant la main 2. Ayant reçu de lui un baiser de paix 3, il remonta à cheval et poursuivit son chemin. À partir de ce moment, il se mit à se mépriser de plus en plus, jusqu’à parvenir à une parfaite victoire sur lui-même par la grâce de Dieu.
Quelques jours plus tard, prenant beaucoup d’argent, il se rendit à l’hôpital des lépreux et, les réunissant tous ensemble, il donna une aumône à chacun en lui baisant la main. À son retour, il est vrai que ce qui lui était auparavant amer -- c’est-à-dire de voir et de toucher des lépreux -- fut changé en douceur 4. Comme il le dit, elle lui avait en effet été à ce point amère, la vision des lépreux, qu’il refusait non seulement de les voir, mais même de s’approcher de leurs habitations. Et s’il lui arrivait parfois de passer le long de leurs maisons ou de les voir, bien que la pitié le pousse à leur faire l’aumône par personne interposée, pourtant il détournait toujours le visage et se bouchait le nez de ses propres mains. Mais par la grâce de Dieu 5, il devint à ce point familier et ami des lépreux que,
1. Construit par inversion de Test 3 pour ouvrir la voie à la transformation qui suit.
2. Ce geste, apport inédit de 3S, est un signe d’allégeance : celui de l’hommage du vassal à son seigneur.
3. Le baiser au lépreux est présent en 1C 17 ; l’idée du « baiser de paix » est ajoutée par 3S.
4. Voir Test 1-3.
5. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent que la grâce de Dieu le conforta dans ce qui lui avait été dit : « qu’il chérirait ce qu’il avait auparavant en horreur et qu’il aurait en horreur ce qu’il avait chéri à tort ».
1096 comme il atteste en son Testament 1, il séjournait parmi eux et les servait humblement.
§ 12 Transformé en bien après la visite aux lépreux, il emmena avec lui vers des lieux écartés un de ses compagnons 2 qu’il avait beaucoup chéri : il lui disait qu’il avait découvert un grand et précieux trésor. L’homme est transporté d’une grande joie et va volontiers avec lui chaque fois qu’il l’appelle. François le conduisait souvent à une grotte prés d’Assise ; y entrant seul et laissant à l’extérieur son compagnon préoccupé du trésor à avoir, envahi d’un esprit neuf et singulier, il priait le Père en cachette 3. Il désirait que personne ne sache ce qu’il faisait à l’intérieur, excepté Dieu seul qu’il consultait assidûment au sujet du trésor céleste à avoir.
Remarquant cela, l’Ennemi du genre humain s’efforce de le faire régresser par rapport à ce bon début, en lui inspirant de la crainte et de l’horreur. Il y avait en effet à Assise une femme horriblement bossue 4 ; le démon, apparaissant à l’homme de Dieu, la lui remettait en mémoire et le menaçait de lui infliger la bosse de cette femme 5 s’il ne renonçait pas au projet qu’il avait conçu. Mais le très courageux chevalier 6 du Christ, méprisant les menaces du diable, priait à l’intérieur de la grotte avec dévotion pour que Dieu dirige sa route 7.
1. Voir Test 3.
2. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « un Assisiate de son âge ».
3. Voir Mt 66.
4. Ce personnage de la femme bossue est un apport inédit de 3S.
5. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent que la femme serait libérée de sa bosse, qui serait en revanche injectée à François.
6. Voir 2 Tm 2 3. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano préfèrent parler d’un apprenti (« tiro ») plutôt que d’un chevalier (« miles »).
7. Voir Gn 24 40.
Il endurait une très grande douleur et angoisse d’esprit : ne pouvant se reposer jusqu’à ce qu’il ait accompli en œuvre ce qu’il avait conçu en esprit, il était très durement perturbé par la succession importune de pensées contradictoires. Au-dedans, il brûlait en effet d’un feu divin, ne pouvant cacher au-dehors l’embrasement de son esprit. Il se repentait d’avoir si gravement péché ; les maux passés ou présents ne lui causaient désormais plus de plaisir et pourtant il n’avait pas encore reçu l’assurance de s’abstenir des maux futurs. À cause de cela, lorsqu’il sortait de la grotte, il semblait à son compagnon changé en un autre homme 1.
1. Voir 1S 10 6.
§13 Un jour qu’il implorait avec plus de ferveur la miséricorde du Seigneur, celui-ci lui montra qu’on lui dirait prochainement ce qu’il lui faudrait faire 3. À partir de ce moment, il fut rempli d’une si grande joie 4 que, ne se tenant plus d’allégresse, il répandait malgré lui aux oreilles des hommes quelque chose de ses secrets. Il en parlait pourtant avec prudence et par énigme, disant qu’il ne voulait pas aller en Pouille, mais faire dans sa patrie de nobles et hauts faits.
2. Le même mot (« crucifixus ») désigne en latin le Crucifié et le crucifix. Nous donnerons aussi souvent que possible priorité à la personne sur l’objet.
3. Voir Test 14 : « Et après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montrait ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon la forme du saint Évangile. »
4. Voir Ps 125 (126) 2.
1098 Comme ses compagnons le voyaient ainsi changé, désormais éloigné d’eux mentalement même s’il lui arrivait encore de se joindre parfois à eux corporellement, ils l’interrogent à nouveau comme en plaisantant : « Ne veux-tu pas prendre une épouse, François ? » Et lui leur répondit par énigme, comme il a été dit plus haut 1.
Quelques jours plus tard, comme il passait près de l’église Saint-Damien 2, il lui fut dit en esprit d’y entrer pour prier. Une fois entré, il commença à prier avec ferveur devant une image du Crucifié 3, qui parla avec piété et bienveillance en lui disant : « François, ne vois-tu pas que ma maison tombe en ruines ? Va donc et répare-la-moi ! » Tremblant et stupéfait, il dit : « Je le ferai volontiers, Seigneur 4. » Il comprit en effet qu’on lui parlait
1. Voir 3S 7. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano développent la réponse de François : « Je prendrai une promise plus noble, plus riche et plus belle que vous avez jamais vue. »
2. Il s’agit du médecin martyr en Orient : Damien, compagnon de Côme. Hors les murs, sur les contreforts de la colline d’Assise, l’église avait été bâtie en 1103 par une alliance de familles nobles ; à l’époque de François, elle dépendait de l’évêque d’Assise. En 1253, les deux neveux de François, Picard et Giovannino, fils de son frère Ange, partagèrent l’héritage de leur père ; en 1261, Giovannino fit son testament. De ces deux documents, il ressort qu’Ange possédait, entre autres, deux pièces de terrain dans la plaine, aux lieux-dits Litorto et Bassano. Ces deux pièces de terrain faisaient vraisemblablement partie des propriétés de Pierre de Bernardone. François les visita sans doute plus d’une fois et le chemin qui permettait d’y parvenir depuis Assise passe devant Saint-Damien : il connaissait donc bien cette petite église. C’est également dans le voisinage de ces deux pièces de terre que se trouvait une chapelle San Pietro della Spina qui pourrait être cette église Saint-Pierre que François répara aussi. Voir A. FORTINI, Nova vita di S. Francesco, vol. 3, Assise, 1959, p. 648 et 651 ; vol. 2, p. 111.
3. Le manuscrit de Barcelone insère ici la prière prêtée à François en italien, en précisant qu’il la dit trois fois : « Dieu haut et glorieux, illumine les ténèbres de mon cœur et donne-moi la foi droite, l’espérance certaine et la charité parfaite, le sens et la connaissance, Seigneur, pour que, moi, je fasse ton saint et véridique commandement. » Voir PCru.
4. Ce dialogue entre François et le Crucifié de Saint-Damien est un apport inédit de 3S.
de cette église-là 1 que sa trop grande vétusté menaçait d’un écroulement prochain 2. Cette allocution le remplit d’une si grande joie et l’éclaira d’une si grande lumière qu’il perçut vraiment en son âme que c’était le Christ crucifié 3 qui lui avait parlé.
Sortant de l’église, il rencontra un prêtre assis près d’elle. Mettant la main à la bourse, il lui offrit une certaine quantité d’argent en disant : « Je te prie, seigneur, d’acheter de l’huile et de faire continuellement brûler une lampe devant ce crucifix. Quand cet argent aura été dépensé pour ce faire, je t’en offrirai de nouveau autant qu’il sera nécessaire. »
§14 Et ainsi, à partir de cette heure, son cœur fut à ce point blessé 4 et liquéfié au souvenir de la passion du Seigneur que, tout au long de sa vie, il porta en son cœur les stigmates du Seigneur Jésus 5, comme il apparut à l’évidence par la suite, par le renouvellement en son corps de ces mêmes stigmates, advenus par miracle et très clairement manifestés 6.
En suite de quoi il s’affligea d’une si grande macération de la chair que, bien portant 7 ou malade, se montrant d’une extrême austérité pour son corps, ce n’est que rarement, pour ne pas dire jamais, qu’il fit preuve d’indulgence pour lui-même. C’est la raison pour laquelle, à l’approche du jour de sa mort, il confessa qu’il avait beaucoup péché contre frère Corps.
1. Le manuscrit de Sarnano précise : « anciennement construite ».
2. Mais c’est évidemment l’Église majuscule que François devra restaurer.
3. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano préfèrent parler du « Seigneur stigmatisé ».
4. Voir Ct 4 9.
5. Ga 6 17.
6. Pour l’auteur, les stigmates de François sont donc la manifestation sensible d’une plus ancienne blessure intérieure, causée par la remémoration de la Passion du Christ.
7. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent que, même bien portant, François fut toujours de faible constitution.
1100 Une fois 1, il allait seul près de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, pleurant et se lamentant à haute voix 2. L’entendant, un homme spirituel 3 pensa qu’il souffrait de quelque maladie ou de quelque douleur et, ému de pitié à son égard, il lui demanda pourquoi il pleurait. Et François dit : « Je pleure la passion de mon Seigneur, pour lequel je ne devrais pas avoir honte d’aller par le monde entier en pleurant à haute voix. » Et l’homme se mit à pareillement pleurer à haute voix avec lui.
Souvent même, au sortir de la prière, ses yeux semblaient pleins de sang tant il avait pleuré amèrement. Il ne s’affligeait d’ailleurs pas seulement par ses larmes, mais aussi par l’abstinence de nourriture et de boisson, en mémoire de la passion du Seigneur.
15 4 Parfois, quand il s’asseyait pour manger avec des séculiers et qu’on lui donnait des mets délectables pour son corps, il y goûtait à peine, invoquant quelque excuse pour ne pas sembler les avoir refusés par abstinence. Et quand il mangeait avec des frères, il mettait souvent de la cendre dans la nourriture qu’il mangeait, disant aux frères pour voiler son abstinence : « Frère Cendre est chaste 5. »
Une fois, comme il s’asseyait pour manger, un frère lui dit que la bienheureuse Vierge avait été d’une telle pauvreté à l’heure du repas qu’elle n’avait pas de quoi donner à manger à son Fils. Entendant cela, l’homme de Dieu poussa un profond
1. La fin de 3S 14 est absente des manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano. Elle est en revanche présente non seulement dans les témoins de la famille traditionnelle, mais aussi en CA 78 et SP 92. 11 est possible que les souvenirs de Léon se soient ici infiltrés en 3S lors de la recension qui donna naissance à la famille traditionnelle.
2. Voir Ez 27 30 ; Mc 5 38.
3. Une périphrase de ce genre désigne souvent frère Léon.
4. Tout 3S 15 est absent des manuscrits de Barcelone et Fribourg.
5. « Cinis » (« la cendre ») est un nom masculin en latin.
soupir de douleur et, abandonnant la table, il mangea son pain sur la terre nue 1.
Bien souvent, quand il s’asseyait pour manger, peu après le début du repas il restait sans manger ni boire, ravi dans des méditations célestes. Alors il ne voulait être dérangé par aucune parole ; exhalant de bruyants soupirs du fond du cœur, il disait aussi à ses frères de louer Dieu et de prier fidèlement pour lui chaque fois qu’ils l’entendraient soupirer de cette façon.
Nous avons incidemment parlé de ses larmes et de son abstinence pour montrer qu’après cette vision et allocution de l’image du Crucifié, il fut jusqu’à la mort toujours conforme à la passion du Christ.
§16 Suite donc à cette vision et allocution du Crucifié, il se leva joyeux, se fortifiant d’un signe de croix. Montant à cheval en prenant avec lui des tissus de diverses couleurs, il parvint à la cité qu’on appelle Foligno 2. Et ayant vendu là le cheval et tout ce qu’il avait emporté, il retourna sur-le-champ à l’église Saint-Damien.
1. La fin de 3S 15 est également absente du manuscrit de Sarnano, qui porte cependant en marge cette mention : « Ici une lacune ; remonter sept feuillets en arrière à ce même signe. » Malheureusement, le manuscrit étant mutilé de son début, on ne peut connaître la teneur de ce renvoi.
2. Foligno, province de Pérouse, Ombrie.
1102 Il y trouva un pauvre prêtre ; lui baisant les mains avec grande foi et dévotion 1, il lui offrit l’argent qu’il portait et lui exposa en bon ordre son projet. Stupéfait et s’étonnant de cette subite conversion, le prêtre se refusait à y croire et, pensant qu’on se jouait de lui, il ne voulut pas garder cet argent chez lui 2. Mais François, insistant obstinément, s’efforçait de donner foi en ses paroles et il priait de toutes ses forces le prêtre qu’il lui permît de demeurer avec lui.
Finalement, le prêtre consentit à ce qu’il demeure, mais, par crainte des parents, il n’accepta pas l’argent. C’est pourquoi François, qui méprisait vraiment l’argent, le jetant dans une fenêtre, le traita aussi bas que poussière.
Tandis que François demeurait donc en ce lieu, son père s’appliquait à explorer les alentours, cherchant à savoir ce qui était advenu de son fils. Comme il avait entendu dire qu’ainsi transformé il vivait de cette manière dans le lieu dont nous avons déjà parlé 3, touché au fond du cœur par la douleur 4 et troublé par le cours imprévu des événements, il convoqua en grande hâte amis et voisins 5, et courut à lui.
Mais puisqu’il était un nouveau chevalier 6 du Christ 7, quand il entendit les menaces de ses poursuivants et eut vent de leur
1. Voir Adm 1 et Lord 22 26 à propos des prêtres ; 3S 11 à propos du lépreux.
2. Le manuscrit de Sarnano précise : « car il l’avait vu, la veille pour ainsi dire, vivre joyeusement en compagnie de ses parents et connaissances ».
3. Saint-Damien.
4. Voir Gn 6 6.
5. Voir Lc 15 6. L’opprobre touche en effet tout le clan de Pierre de Bernardone.
6. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano préfèrent parler d’un athlète (« athleta ») plutôt que d’un chevalier (« miles »).
7. Voir 2 Tm 2 3.
arrivée, François céda le terrain à la colère 1 paternelle 2 ; se rendant dans une cavité secrète qu’il s’était préparée pour une telle éventualité, il y demeura caché pendant un mois entier 3. Cette cavité, un seul membre de la maison de son père la connaissait 4 ; François y mangeait en cachette la nourriture qu’on lui apportait de temps à autre et, inondé d’une pluie de larmes, il priait sans cesse que le Seigneur le délivre de cette dangereuse persécution et que, par sa bienveillante faveur, il exauce ses vœux pieux.
§17 Comme, ainsi immergé dans le jeûne et les pleurs 5, il priait le Seigneur avec ferveur et assiduité, se défiant de son courage et de son activité, il projeta totalement son espoir dans le Seigneur 6 qui avait répandu en lui, bien qu’il restât encore dans les ténèbres, une ineffable allégresse et qui l’avait illuminé d’une merveilleuse clarté.
Et tout enflammé assurément de cette clarté, il abandonna la fosse et se mit en route vers Assise, rapide, impatient et allègre. Armé de la confiance du Christ, brûlant de la chaleur divine, s’accusant lui-même de paresse et de vaine crainte, il s’exposa ouvertement aux mains et aux coups de ses poursuivants.
En le voyant, ceux qui l’avaient connu auparavant lui lançaient des reproches lamentables ; le proclamant fou et dément, ils lui jetaient de la boue du caniveau et des pierres 7. Le découvrant en effet à ce point changé par rapport à sa conduite antérieure et épuisé par la macération de la chair, tout ce qu’il
1. Voir Rm 12 19.
2. Il faut donc comprendre que le nouveau chevalier n’est pas encore assez aguerri.
3. Le manuscrit de Sarnano précise : « sortant tout juste pour satisfaire aux nécessités humaines ».
4. Comme la « familia », la « domus » désigne la maisonnée au sens large.
5. Voir Jl [Joël] 2 12.
6. Voir Ps 54 (55) 23, 36 (37) 5.
7. Voir Ps 17 (18) 43 ; Jn 8 59.
1104 faisait, ils l’imputaient à l’inanition et à la démence. Mais traversant tout cela comme un sourd qu’aucune injure ne pourrait abattre ou changer, le chevalier du Christ 1 rendait grâce à Dieu.
Comme une telle rumeur se propageait à son sujet par les places et les rues de la cité 2, finalement elle parvient aux oreilles de son père. Entendant dire que ses concitoyens traitaient son fils de la sorte, il bondit aussitôt à sa recherche, non pour le libérer, mais plutôt pour le perdre. Ne gardant aucune mesure, il court en effet comme le loup après la brebis et, le fixant d’un œil torve, la face hirsute, il mit sans pitié la main sur lui. Le traînant à la maison et l’enfermant pendant plusieurs jours dans un cachot ténébreux, il s’efforçait, par des discours et des coups, de fléchir son esprit vers la vanité du monde.
§18 Mais François, ni ému par les discours ni atteint par les chaînes ou les coups, supportant tout avec patience, s’en trouvait plus résolu et plus encouragé à poursuivre son saint projet.
Son père s’absenta de la maison pour une affaire urgente. Restée seule avec François, sa mère, qui n’approuvait pas l’attitude de son mari, sermonna tendrement son fils. Comme elle ne pouvait le détourner de son saint projet, émue pour lui jusqu’aux entrailles 3, elle brisa ses chaînes et lui permit de s’en aller librement. Rendant grâce à Dieu tout-puissant, François retourne au lieu où il avait été auparavant 4. Jouissant d’une plus grande liberté comme quelqu’un qui a été éprouvé par les tentations des démons et qui en a compris les enseignements, l’esprit trempé par les injures, il s’avançait plus libre et plus magnanime.
1. Voir 2 Tm 23.
2. Voir Ct 3 2.
3. Voir 1R 3 26.
4. Saint-Damien.
Sur ces entrefaites, le père revient et, ne trouvant pas son fils, accumulant péché sur péché, il accable sa femme d’invectives.
§19 Puis il courut au palais de la commune 1 porter plainte contre son fils devant les consuls de la cité 2 en demandant qu’ils lui fassent rendre l’argent qu’il avait emporté après avoir dépouillé la maison 3. Le voyant à ce point contrarié, les consuls citent François à comparaître devant eux et le convoquent même par héraut. Répondant au héraut, François dit que, par la grâce de Dieu, il était désormais fait libre et ne dépendait plus des consuls, vu qu’il était serviteur du seul Dieu très haut. Les consuls, ne voulant pas user de la force envers lui, dirent au père : « Du fait qu’il est entré au service de Dieu, il est sorti de notre pouvoir 4. »
Voyant donc qu’il n’obtiendrait rien devant les consuls, le père déposa la même plainte devant l’évêque de la cité 5. Plein de discernement et de sagesse, l’évêque appela François, en bonne et due forme, à comparaître pour répondre à la plainte de son père. François répondit au messager en disant : « Je viendrai au seigneur évêque, car il est père et seigneur des âmes 6. »
Il vint donc à l’évêque et fut reçu par lui avec grande joie. L’évêque lui dit : « Ton père est contrarié contre toi et très scandalisé. C’est pourquoi, si tu veux servir Dieu, rends-lui l’argent
1. 3S 19-20 prouve que l’auteur est particulièrement au fait du droit civil et du droit canon, ainsi que des institutions communales, bien plus que Thomas de Celano en 1C 14-15 ou frère Jean en AP 8.
2. Les magistrats, à l’époque où la commune était aux mains des familles aristocratiques.
3. Voir 3S 16 : François a en effet vendu à Foligno les étoffes et le cheval qui appartenaient à l’affaire de son père.
4. Conflit de juridiction : du moment où il s’est converti, s’est fait pénitent et est sorti du siècle, François considère qu’il dépend des tribunaux ecclésiastiques, ce que les consuls admettent.
5. Certainement Gui I.
6. François oppose la puissance spirituelle de l’évêque à la puissance temporelle de la commune.
1106 que tu as ; puisqu’il est peut-être mal acquis, Dieu ne veut pas que tu le dépenses pour l’œuvre de l’église 1, à cause des péchés de ton père dont la fureur s’apaisera quand il l’aura récupéré. Aie donc, fils, confiance en Dieu et agis comme un homme ; ne crains pas 2, car il sera ton aide et, pour l’œuvre de son église, il te fournira en abondance le nécessaire. »
§20 Il se leva donc, l’homme de Dieu, allègre et conforté par les paroles de l’évêque ; et portant l’argent devant lui, il lui dit :
Seigneur. ce n’est pas seulement cet argent, qui provient de ses affaires 3, que je veux rendre à mon père l’esprit joyeux, mais aussi les vêtements. » Et entrant dans la chambre de l’évêque, il retira tous ses vêtements 4. Posant l’argent dessus, devant l’évêque, son père et les autres assistants 5, il sortit nu au-dehors et dit : « Écoutez tous et comprenez 6 ! Jusqu’à cet instant, c’est Pierre de Bernardone que j’ai appelé mon père. Mais puisque je me suis proposé de servir Dieu, je lui rends l’argent pour lequel il se tourmentait et tous les vêtements que j’ai reçus de ses biens, car dorénavant je veux dire : Notre Père qui est aux cieux 7, et non plus “père Pierre de Bernardone” 8. » On découvrit alors que, sous ses vêtements colorés 9, l’homme de Dieu portait un cilice à même la chair 10.
Se levant donc, brûlant d’un excès de ressentiment et de fureur, le père prit les deniers et tous les vêtements. Pendant qu’il les portait à la maison, ceux qui avaient assisté à cette scène s’indignèrent contre lui, car il n’avait rien laissé à son fils
1. Le chantier de reconstruction de Saint-Damien.
2. Voir 31 DT 6.
3. Voir 3S 16.
4. Le manuscrit de Barcelone précise : « et même ses caleçons ».
5. Le manuscrit de Barcelone précise : « comme ivre d’esprit ».
6. Voir Is 6 9.
7. Mt 69.
8. Après avoir changé de juridiction, François change sa filiation.
9. Voir 3S 2.
10. 3S est la première légende à mentionner ce cilice.
de ses vêtements. Et mus de pitié, ils commencèrent à pleurer sur François à grosses larmes.
Quant à l’évêque, frappé par la force d’âme de l’homme de Dieu et admirant sans réserve sa ferveur et sa constance, il le recueillit dans ses bras en le couvrant de son manteau 1. Il comprenait en effet clairement que François avait agi sous le conseil divin et il saisissait que ce qu’il avait vu cachait un grand mystère. Aussi se fit-il son aide 2 dès cet instant, l’exhortant, l’encourageant, le dirigeant et l’entourant d’une profonde charité.
1. Par ce geste symbolique à valeur juridique, l’évêque garantit sa protection à François.
2. Voir Ps 29 (30) 11.
§21 Le serviteur de Dieu François, dénudé donc de tout ce qui est du monde 3, consacre son temps à la justice divine et, méprisant sa propre vie, se soumet 4 au service divin de toutes les manières qu’il peut. Revenant à l’église Saint-Damien, plein de joie et de ferveur, il se fit une espèce d’habit d’ermites 5 et
3. Voir 1 Co 7 33.
4. Le terme employé ici (et qui est répété au début de 3S 22), « mancipare », est un ternie juridique précis qui signifie : « céder en toute propriété ». Il est employé à propos des serfs, d’où son contraire « emancipare » (« émanciper », « rendre libre »).
5. De l’état de pénitent, François semble alors passer à celui plus précis d’ermite. L’attention de l’auteur aux variations du statut religieux de François (signifié par son « habitus ») prouve sa sensibilité juridique.
1108 conforta le prêtre de cette église par le même discours par lequel lui-même avait été conforté par l’évêque.
Ensuite, se mettant en marche et entrant dans la cité 1, il commença à louer le Seigneur par les places et les rues, comme ivre d’esprit. Une fois finie une telle action de louange, il se met à acquérir des pierres pour la réparation de l’église en disant : « Qui m’aura donné une pierre aura une récompense. Mais qui m’en aura donné deux aura deux récompenses. Et qui m’en aura donné trois, aura pareillement trois récompenses. »
C’est ainsi et avec beaucoup d’autres paroles simples qu’il parlait dans la ferveur d’esprit. Car ignorant 2 et simple 3, élu de Dieu, avec tous il se comportait non avec les doctes paroles de la sagesse humaine 4, mais avec simplicité. Beaucoup se moquaient de lui, pensant qu’il était fou. Mais d’autres, mus de pitié, étaient émus aux larmes en le voyant si rapidement passer d’une si grande légèreté et vanité de ce monde à une si grande ivresse de l’amour divin. Mais lui, méprisant les moqueurs, rendait grâce à Dieu dans la ferveur de l’esprit.
Combien il aura peiné sur ce chantier, il serait long et difficile de le raconter ! Car lui qui avait été si délicat dans la maison paternelle portait des pierres sur ses épaules et s’épuisait de multiples manières au service de Dieu.
§22 Voyant le labeur par lequel — avec une immense ferveur, certes, mais au-delà de ses forces — François s’astreignait au
1. Voir Ct 3 2.
2. L’idiota n’est pas un sot, mais une personne sans instruction, un « illettré » ; il est quasi synonyme de « simplex » (« le simple »). L’illettré, au Moyen Âge, est celui qui ne possède pas la science du latin, une langue dont François avait une connaissance élémentaire, comme le prouvent ses autographes, mais dont il ne maîtrisait pas les subtilités.
3. Voir Test 29.
4. 1 Co 2 13.
service divin, le prêtre 1, malgré sa pauvreté, veillait à ce qu’on lui prépare une nourriture un peu spéciale, car il savait bien qu’il avait vécu avec raffinement dans le monde. De fait, comme l’homme de Dieu confessa par la suite, il bénéficiait fréquemment de morceaux de choix et de plats élaborés, s’abstenant des nourritures grossières 2.
Un jour, ayant remarqué ce que ce prêtre faisait pour lui, revenu en lui-même, il se dit : « Partout où tu iras, trouveras-tu ce prêtre pour te manifester tant d’humanité ? Ce n’est pas là cette vie d’homme pauvre que tu as voulu élire. Comme un pauvre allant de porte en porte tient en main une écuelle et, forcé par la nécessité, y mélange divers aliments : c’est ainsi qu’il te faut volontairement vivre, par amour de Celui qui naquit pauvre, vécut très pauvre en ce monde, resta nu et pauvre sur la croix, et fut enseveli dans le tombeau d’un autre. »
Un jour donc, se mettant en marche, il prit une écuelle et, entré dans la cité, il alla demander l’aumône de porte en porte. Comme il mettait divers aliments dans son écuelle, beaucoup s’étonnaient, eux qui savaient dans quel raffinement il avait vécu, de le voir ainsi merveilleusement converti à un si grand mépris de soi. Mais quand il voulut manger cette mixture de divers aliments, il fut d’abord pris d’horreur, car il n’avait l’habitude ni de manger de telles choses, ni même de vouloir les regarder. Enfin, par une victoire sur lui-même, il se mit à manger et il lui sembla que, même en mangeant quelque morceau de choix, il ne s’était jamais ainsi délecté.
Ensuite son cœur exulta tant dans le Seigneur que sa chair, si faible et épuisée soit-elle, reçut la force de supporter avec allégresse, pour le Seigneur, toutes choses pénibles et amères. Par-dessus tout, il rendit grâce à Dieu de ce qu’il lui avait
1. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano ajoutent : « mû de pitié à son égard ».
2. Tout cet épisode entre François et le prêtre est un apport inédit de 3S.
1110 transformé l’amer en doux 1 et l’avait conforté de tant de façons. Il dit donc au prêtre de ne plus faire désormais de plats pour lui, ni de veiller à ce qu’on le fasse.
§23 Son père, le voyant placé dans une si basse condition, était rempli d’une extrême douleur. Car parce qu’il l’avait beaucoup chéri, il était pris d’une telle honte et d’une telle douleur à son sujet, voyant sa chair comme morte sous l’excès des tourments et du froid, qu’il le maudissait partout où il le rencontrait.
L’homme de Dieu, en réaction aux malédictions de son père, se prit un homme pauvre et méprisé comme père 2 et lui dit : « Viens avec moi et je te donnerai une part des aumônes qu’on me donnera. Quand tu auras vu mon père me maudire et que, moi, je t’aurai dit : “Bénis-moi, père” 3, alors tu me signeras et me béniras à sa place. » Lorsque ce pauvre le bénissait donc ainsi, l’homme de Dieu disait à son père : « Ne crois-tu pas que Dieu peut me donner un père qui me bénisse pour annuler tes malédictions ? »
De plus, beaucoup de ceux qui se moquaient de lui, le voyant ainsi moqué et supportant pourtant tout avec patience, étaient au comble de la stupéfaction. Un matin d’hiver, comme il s’adonnait à la prière vêtu de pauvres hardes, son frère charnel 4, passant près de lui, dit ironiquement à un de ses concitoyens : « Dis à François de te vendre au moins un sou de sueur ! » Entendant cela, l’homme de Dieu fut envahi d’une joie salutaire et il répondit en français 5 dans la ferveur d’esprit : « Moi, dit-il, je vendrai cher cette sueur à mon Seigneur. »
1. Voir Test 3 ; 3S 11.
2. Nommé Albert d’après AP 9.
3. Gn 27 34.
4. La mention du frère est un apport inédit de 3S Ange est le seul frère que nous connaissions à François.
5. On notera que l’usage du français est toujours lié à la joie ou à la quête.
§24 Or comme il travaillait assidûment au chantier de l’église dont nous avons parlé 1, voulant que des lampes y soient allumées sans interruption, il allait mendier de l’huile par la cité 2. Mais comme il était arrivé près d’une maison, y voyant des hommes réunis pour jouer, il fut pris de honte à l’idée de demander l’aumône devant eux et il battit en retraite. Étant revenu en lui-même, il s’accusa d’avoir péché et, courant au lieu où l’on jouait, il dit sa faute devant tous les assistants : qu’il avait été pris de honte, à cause d’eux, de demander l’aumône. Et entrant l’esprit fervent dans cette maison, il demanda en français 3, pour l’amour de Dieu, de l’huile pour les lampes de l’église.
Tandis qu’il continuait à travailler avec d’autres au chantier, l’esprit en joie, il s’adressait à haute voix à ceux qui habitaient et passaient près de l’église, leur criant en français 4 : « Venez et aidez-moi au chantier de l’église Saint-Damien, qui deviendra un monastère de dames dont la renommée et la vie glorifieront dans toute l’Église notre Père céleste 5 ! » Voilà comment, rempli de l’esprit de prophétie 6, il prédit vraiment ce qui allait
1. Saint-Damien.
2. Cet épisode de la quête de l’huile est un apport inédit de 3S.
3. Quêter en français, c’est sublimer la mendicité en quête romanesque.
4. P. RAJNA, « S. Francesco e gli spiriti cavallereschi », Nuova antologia, 61, fasc. 1310, Rome, 16 octobre 1926, vol. 249, ser. 7, p. 385-395, pensait retrouver une trace du texte français proclamé par François dans les rimes « Damien », « dames », « fame » (du latin « fama », « la renommée ») et « celestien ».
5. Voir Mt 5 16. Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano préfèrent cette injonction : « Venez et aidez-moi au chantier du monastère Saint-Damien, où il y aura des servantes du Seigneur Christ dont la renommée et les œuvres glorifieront par toute l’Église notre Père céleste ! » Une des quatre rimes (« dames ») devinées par Pio Rajna dans la famille traditionnelle est donc absente de cette version plus ancienne. L’épisode de la restauration de Saint-Damien et l’appel de François en français sont également consignés dans le Testament de Claire d’Assise.
6. Voir Ap 19 10.
1112 arriver 1. Là est en effet le lieu sacré où, à peine six ans révolus depuis la conversion de François 2, une glorieuse religion et un très excellent Ordre de pauvres dames et de vierges sacrées prit son heureux envol sous l’impulsion de ce même bienheureux François 3 : leur vie merveilleuse et leur glorieuse institution furent pleinement confirmées de l’autorité du Siège apostolique par le seigneur pape Grégoire IX de sainte mémoire 4, à cette époque évêque d’Ostie 5.
1. 3S a la primeur de cette prophétie de François à Saint-Damien, relative à l’essor des Pauvres Dames. D’une manière générale, la légende multiplie les occasions où François brille par sa prescience du futur.
2. En 1212 par conséquent, six ans après la conversion de François en 1206.
3. 3S reconnaît donc le rôle de François dans la fondation du monastère féminin de Saint-Damien et, au-delà, de l’Ordre de même nom.
4. Grégoire IX est mort le 22 août 1241, cinq ans avant la rédaction de la Lettre de Greccio.
5. François Van Ortroy voyait dans cette phrase un anachronisme, arguant que la confirmation définitive de l’Ordre de Saint-Damien et de la Règle de Claire n’avait été donnée qu’en 1253 par Innocent IV. Mais P. SABATIER, « De l’authenticité de la Légende de saint François dite des trois compagnons », Revue historique, 75, 1901, p. 3-43, en particulier p. 21, réfuta cette allégation. Entre autres arguments, il notait que, dès le 13 novembre 1245, dans la bulle Solet annuere adressée aux abbesses et aux sœurs de l’Ordre de Saint-Damien, Innocent IV emploie la même phrase que 3S pour rappeler l’approbation de Grégoire IX. Plus simplement, l’allusion concerne certainement les Constitutions dites « hugoliennes », que le cardinal Hugolin écrivit pour les monastères de l’Ordre de Saint-Damien en 1218-1219 et qu’il confirma lui-même, devenu Grégoire IX, par la bulle Cum a nobis du 31 mars 1228.
§25 Après avoir mené à bien le chantier de l’église Saint-Damien, le bienheureux François portait donc un habit d’ermite : il s’avançait tenant un bâton à la main, les pieds chaussés et portant une ceinture. Un jour, durant la célébration de la messe 2, il entendit ce que le Christ dit à ses disciples en les envoyant prêcher : qu’ils n’emportent en chemin ni or ou argent, ni bourse ou besace, ni pain ni bâton, et qu’ils n’aient ni chaussures ni deux tuniques 3. Comprenant ensuite plus clairement ces paroles grâce à l’explication du prêtre 4, il fut rempli d’une indicible joie : « Voilà, dit-il, ce que je désire accomplir de toutes mes forces. »
Ayant confié à sa mémoire tout ce qu’il avait entendu 5, il se fixe donc d’accomplir ce programme dans l’allégresse. Il se défait sans délai de tout ce qu’il a en double et n’utilise plus
1. Voir l’intitulé qui précède la Lettre de Greccio.
2. La messe est un des lieux où les laïcs pouvaient, au Moyen Âge, saisir des bribes de l’Écriture.
3. Voir Mt 10 9-10 ; Lc 10 4. Cette dernière péricope fait partie des évangiles utilisés au Moyen Âge pour certaines fêtes solennelles, en particulier celles d’apôtres ou d’évangélistes.
4. Dans la prédication ou en aparté ? En tout état de cause, un simple comme François a besoin de l’aide du prêtre pour comprendre les péricopes scripturaires lues en latin pendant la messe.
5. Les simples compensent souvent la difficulté d’accès au texte écrit par une mémoire prodigieuse.
1114 désormais bâton, souliers, bourse ou besace 1. Il se fait une tunique tout à fait méprisable et grossière, retire sa ceinture et la remplace par une corde 2. Mettant aussi toute la sollicitude de son cœur à chercher comment il pourrait accomplir en œuvre ces mots de la nouvelle alliance, il commença, par impulsion divine, à s’ériger en annonciateur de la perfection évangélique et à prêcher simplement la pénitence 3 en public. Ses paroles n’étaient ni creuses ni ridicules, mais pleines de la force de l’Esprit saint 4, pénétrant au plus profond du cœur, au point de jeter ses auditeurs dans une violente stupeur.
§26 Comme il en témoigna lui-même par la suite 5, il avait appris par révélation divine ce mode de salutation : Que le Seigneur te donne la paix 6 ! C’est pourquoi dans chacune de ses prédications, c’est en annonçant la paix qu’il saluait le peuple au début de sa prédication.
Il est certes admirable -- et on ne peut l’admettre sans un miracle -- que, pour annoncer cette salutation, il ait eu, avant sa conversion, un précurseur qui allait fréquemment par Assise en saluant de cette manière : « Paix et bien ! Paix et bien 7 ! » De même que Jean annonçait le Christ et, quand le Christ commença à prêcher, cessa de le faire, de même croit-on fermement que cet homme-là aussi, comme un autre Jean, précéda le bienheureux François dans l’annonce de paix, mais, après son arrivée, n’apparut plus comme auparavant 8.
1. Voir Mt 10 9-10.
2. Il importe pour l’auteur de présenter ce prototype de l’habit des Frères mineurs comme une innovation de François.
3. Voir Mc 6 12 ; Lc 24 47.
4. Voir Lc 4 1 ; Ac 65.
5. Voir Test 23.
6.Nb 6 26 ; 2 Th 3 16. 1 Reg 1 42 ; 2 Reg 3 13.
7. Voir Is 52 7.
8. Ce précurseur, dont l’apparition souligne la conformité de François au Christ, est un apport inédit de 3S.
Soudain donc, envahi de l’esprit des prophètes et conformément au discours prophétique, aussitôt après son précurseur l’homme de Dieu François annonçait la paix et prêchait le salut 1. Et par ses admonitions salutaires, bien des gens qui, séparés du Christ, s’étaient tenus éloignés du salut, étaient liés par un vrai traité de paix.
§27 Beaucoup commençaient à reconnaître la vérité tant de la simple doctrine que de la vie du bienheureux François ; aussi, deux ans après sa conversion, quelques hommes commencèrent-ils, à son exemple, à se tourner vers la pénitence. Ayant tout rejeté, eux-mêmes s’associèrent à son état 2 et à sa vie : le premier d’entre eux fut frère Bernard de sainte mémoire 3.
Il avait remarqué la constance et la ferveur du bienheureux François dans le service divin : comment il réparait à grand-peine des églises détruites et quelle vie rude il menait, alors que Bernard savait qu’il avait mené une vie raffinée dans le monde. Bernard résolut alors en son cœur de distribuer tout ce qu’il avait aux pauvres et de s’attacher fermement à François de vie et d’état 4.
Un jour donc, en secret, il vint à l’homme de Dieu, lui révéla son projet et convint avec lui qu’il le rejoindrait tel soir. Le bienheureux François, rendant grâce à Dieu, car il n’avait jusque-là aucun compagnon, se réjouit beaucoup, d’autant plus que le seigneur Bernard était un homme d’une grande édification.
1. Voir Is 52 7.
2. « Habitu vitaque coniungi » : sur l’« habitus », voir l’intitulé qui précède la Lettre de Greccio.
3. Même expression qu’en 3S 1 (la Lettre de Greccio) pour désigner Bernard de Quintavalle.
4. De nouveau, « vita et habitu ».
1116 § 28 Au soir fixé, le bienheureux François vint donc à la maison de Bernard, le cœur en grande liesse, et resta avec lui toute cette nuit-là. Entre autres choses, le seigneur Bernard lui dit : « Si quelqu’un tenait de son seigneur de plus ou moins grands biens qu’il avait détenus durant de nombreuses années et s’il ne voulait pas les retenir plus longtemps, quel meilleur usage pourrait-il en faire ? » Le bienheureux François répondit qu’il devrait les rendre à son seigneur 1 dont il les avait reçus 2. Le seigneur Bernard dit : « Eh bien, frère, tous mes biens temporels, je veux les distribuer pour l’amour de mon Seigneur 3 qui me les a attribués, de la manière qui te semblera convenir le mieux. » Le saint lui répondit : « Demain à la première heure, nous irons à l’église et nous saurons par le livre des Évangiles comment le Seigneur enseigna ses disciples. »
Le matin donc, ils se levèrent et, avec un autre du nom de Pierre qui lui aussi désirait devenir frère 4, ils vinrent à l’église Saint-Nicolas, le long de la place de la cité d’Assise 5. Ils entrèrent pour prier et, parce qu’ils étaient simples et ne savaient pas trouver la parole de l’Évangile sur la renonciation au monde 6, ils demandaient au Seigneur avec dévotion qu’il daigne leur montrer sa volonté à la première ouverture du livre 7.
1. Voir Ps 115 (116) 18.
2. On constate maintenant la connaissance qu’a l’auteur du droit féodovassalique.
3. L’amour du seigneur (« amor Domini ») est un ressort essentiel de la vassalité et même de l’amour courtois. Bernard transpose évidemment cet amour du seigneur terrestre au Seigneur céleste.
4. Il pourrait s’agir de Pierre de Cattaneo, juriste, qui accompagna François en Orient et fut brièvement son vicaire de 1220 à sa mort, laquelle advint à la Portioncule, le 10 mars 1221, d’après l’épitaphe inscrite dans l’église même. 11 est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
5. La maison de la famille de François était voisine de cette église, qui se dressait à l’extrémité occidentale de la Piazza del Comune. Les vestiges du forum romain enfouis sous la Piazza del Comune s’ouvrent par une crypte Saint-Nicolas.
6. C’est donc qu’ils recherchaient néanmoins ce passage précis.
7. Le recours au sortes biblicae (ouverture au hasard de l’Écriture qui est censée indiquer la volonté divine) est plus nettement assumé qu’en AP 10-11, mais l’auteur de 3S le justifie par l’ignorance des frères.
§29 Leur prière finie, le bienheureux François prit le livre fermé et, agenouillé devant l’autel, il l’ouvrit 1. À sa première ouverture, il tomba sur ce conseil du Seigneur : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel 2.
À cette découverte, le bienheureux François fut transporté de joie et rendit grâces à Dieu. Mais comme c’était un vrai dévot de la Trinité, il voulut avoir confirmation par un triple témoignage 3. Une deuxième et une troisième fois, il ouvrit le livre. À la deuxième ouverture, il tomba sur le verset : N’emportez rien en chemin, etc. 4 ; et à la troisième : Qui veut venir à ma suite doit renoncer à lui-même, etc. 5.
À chaque ouverture du livre, le bienheureux François rendit donc grâce à Dieu pour la confirmation de son projet et d’un désir depuis longtemps conçu, une confirmation qui lui était divinement manifestée et accordée par trois fois. Puis il dit à ces hommes, à savoir Bernard et Pierre : « Frères, telle est notre vie et notre règle 6, et celle de tous ceux qui voudront se joindre à notre compagnie. Allez donc et accomplissez ce que vous avez entendu ! »
S’en fut donc frère Bernard, qui était très riche ; ayant vendu tout ce qu’il avait possédé, il réunit beaucoup d’argent et il distribua tout aux pauvres de la cité. Pierre aussi accomplit le conseil divin comme il put 7.
1. En AP 11, c’est un prêtre qui ouvre le volume.
2. Mt 19 21.
3. L’auteur de 3S justifie ainsi une triple ouverture qui ressortit plus au rite magique qu’à la dévotion trinitaire.
4. Le 93.
5. Mt 16 24 ; Lc 9 23.
6. Voir 1 Reg Prol 2, 1 2, 1 3, 2 4, 14 1 ; 2 Reg 1 1, 2 5, 12 4 ; Test 14.
7. Pierre était pauvre selon AP 11.
1118 Détachés de tout, tous deux reçurent pareillement l’habit que le saint avait pris peu de temps auparavant, après avoir abandonné l’habit érémitique 1. À partir de cette heure, ensemble ils vécurent avec lui selon la forme 2 du saint Évangile que le Seigneur leur avait montrée. Et c’est pourquoi le bienheureux François dit en son Testament : « Le Seigneur lui-même m’a révélé que je devais vivre selon la forme du saint Évangile 3. »
1. Voir 3S 25.
2. Par « forma », il faut comprendre ce à quoi l’on se conforme, ce qui donne forme à la vie, donc l’inspiration essentielle d’une règle de vie.
3. Test 14.
§30 Au moment où, comme on a dit, le seigneur Bernard donnait avec largesse ses biens aux pauvres, le bienheureux François était là, observant l’action efficace du Seigneur, glorifiant et louant ce même Seigneur en son cœur. Or vint un prêtre du nom de Sylvestre, auquel le bienheureux François avait acheté des pierres pour la réparation de l’église Saint-Damien 4. Voyant tout l’argent à dépenser sur le conseil de l’homme de Dieu, enflammé par le feu de la cupidité, il lui dit : « François, tu ne m’as pas correctement réglé pour les pierres que tu m’as achetées. » L’entendant donc grommeler à tort, cet homme qui méprisait l’avarice s’approcha du seigneur Bernard ; et mettant la main dans le manteau de Bernard, où était l’argent, avec une grande ferveur d’esprit il la retira pleine de deniers qu’il donna au prêtre qui grommelait. De nouveau, emplissant une seconde fois la main d’argent, il lui dit : « As-tu maintenant pleinement
4. Voir 3S 21.
ton compte, seigneur prêtre ? » Ce dernier répondit : « Je l’ai pleinement, frère. » Et, allègre, il retourne à sa maison avec l’argent ainsi reçu.
§31 Mais quelques jours plus tard, inspiré par le Seigneur, ce même prêtre se mit à réfléchir sur ce qu’avait fait le bienheureux François. Et il se disait en lui-même : « Ne suis-je pas un misérable ? Alors que je suis vieux, je désire avidement et recherche ces biens temporels, tandis que ce jeune, par amour de Dieu, les méprise et les abhorre. »
Et voici que, la nuit suivante, il vit en songe une croix immense, dont le sommet touchait les cieux et le pied se tenait 1 fiché dans la bouche de François. Et les bras de la croix s’étendaient d’une extrémité du monde à l’autre.
S’éveillant, ce prêtre sut et crut donc fermement que François était vraiment ami et serviteur du Christ, et que la religion qu’il avait débutée allait s’étendre sans limites sur le monde entier. Ainsi se mit-il à craindre Dieu et à faire pénitence en sa maison 2. Et finalement, après quelque temps, il entra dans l’Ordre désormais lancé, dans lequel il vécut excellemment et finit glorieusement 3.
§32 L’homme de Dieu François, associé, comme on a dit, à deux frères, n’avait pas de gîte où demeurer avec eux ; tous ensemble, ils se transportèrent vers une pauvre église abandonnée, qu’on appelait Sainte-Marie-de-la-Portioncule 4, et ils
1. Voir Gn 28 12.
2. « In domo sua poenitentiam agere » : expression consacrée pour désigner la pénitence à domicile.
3. Selon la tradition, il mourut à Assise le 4 mars 1240. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.
4. La « Porziuncola », ou « petite portion », sans doute du fait de la petitesse de l’édifice ou de son terrain. Cette minuscule église, aussi appelée Sainte-Marie-des-Anges, est attestée en 1045, mais le bâtiment restauré par François date du Xe siècle. L’église dépendait des Bénédictins du mont Subasio.
1120 firent là une petite maison dans laquelle demeurer ensemble quelque temps.
Quelques jours plus tard, un Assisiate du nom de Gilles vint à eux. Avec grande révérence et dévotion, il se mit à genoux et demanda 1 à l’homme de Dieu de le recevoir dans sa compagnie 2. En le voyant très fidèle et dévoué, en voyant qu’il pouvait obtenir de Dieu beaucoup de grâce -- ce qui se vérifia effectivement par la suite --, l’homme de Dieu le reçut de grand cœur. Mais une fois ces quatre-là réunis, avec une immense allégresse et la joie de l’Esprit saint 3, pour un plus grand profit ils se divisèrent de la manière suivante.
§33 Prenant frère Gilles, le bienheureux François alla avec lui vers la Marche d’Ancône 4, tandis que les deux autres se dirigèrent vers une autre région 5. En route donc vers la Marche, ils exultaient avec force dans le Seigneur. Quant au saint homme, chantant en français à haute et claire voix les louanges du Seigneur, il bénissait et glorifiait la bonté du Très-Haut 6. Il y avait en eux autant d’allégresse que s’ils avaient trouvé un grand trésor dans le domaine évangélique de dame Pauvreté, pour l’amour de laquelle, noblement et de bon cœur, ils méprisaient comme du fumier tous les biens temporels.
Or le saint dit à frère Gilles : « Notre religion sera semblable à un pêcheur qui lance à l’eau ses filets et prend une grande multitude de poissons. Rejetant à l’eau les petits, il choisit les
1. Voir Mc 10 17.
2. “In suam societatem” : François et ceux qui s’associent à lui forment une société, une compagnie.
3. Voir Mt 2 10.
4. Marche d’Ancône, région d’Italie centrale longeant la mer Adriatique.
5. Selon les manuscrits de Barcelone et Sarnano, en accord avec AP 15, les deux autres seraient “restés dans une autre région”.
6. Voir Lc 24 53.
gros pour les mettre dans ses seaux 1. » Ainsi prophétisa-t-il l’essor de l’Ordre.
L’homme de Dieu ne prêchait pas encore vraiment au peuple 2 ; pourtant, quand il traversait cités et places fortes 3, il exhortait tous les habitants à aimer et craindre Dieu, ainsi qu’à faire pénitence de leurs péchés 4. Quant à frère Gilles, il exhortait les auditeurs à le croire puisqu’il leur donnait d’excellents conseils.
§34 Ceux qui les entendaient disaient : « Qui sont ceux-là ? Et qu’est-ce donc qu’ils disent ? » À cette époque en effet, l’amour et la crainte de Dieu étaient presque partout éteints et la voie de la pénitence était totalement ignorée ; bien plus, elle était tenue pour folie. Car les séductions de la chair, la cupidité du monde et l’orgueil de la vie 5 avaient à ce point prévalu que le monde entier semblait résider en ces trois maux.
Il y avait donc diversité d’opinions à propos de ces hommes évangéliques. Les uns disaient en effet qu’ils étaient fous ou ivres ; mais d’autres soutenaient que de telles paroles ne pouvaient procéder de la folie. Un des auditeurs dit : « Soit, pour atteindre la plus haute perfection, ils ont adhéré au Seigneur ; soit, certes, ils sont insensés, car leur vie semble sans espoir : ils prennent peu de nourriture, marchent pieds nus et portent de très vils vêtements. »
Pourtant, durant ce temps, bien que certains éprouvent une crainte respectueuse d’avoir vu la forme de leur sainte conduite, personne ne les suivait encore. Mais les voyant au loin, les jouvencelles fuyaient, de peur qu’ils ne soient éventuellement
1. Voir Mt 13 47-48.
2. 11 n’en avait pas encore reçu l’autorisation.
3. Voir Mt 9 35 ; Lc 8 1.
4. Voir 1Reg 21 2-3. À la suite d’AP 15, l’auteur prend soin de distinguer la prédication, interdite aux laïcs, de la simple exhortation.
5. Voir lin 2 16.
1122 guidés par la folie ou la démence 1. Après avoir parcouru cette province 2, ils revinrent au lieu de Sainte-Marie 3.
§35 Quelques jours plus tard vinrent à eux trois autres hommes d’Assise : Sabbatino, Morico et Jean de La Chapelle 4, suppliant le bienheureux François qu’il les reçoive parmi les frères. Et il les accueillit avec humilité et bienveillance 5.
Quand ils demandaient des aumônes par la cité, c’est à peine si quelqu’un leur donnait. Mais on les désapprouvait en leur disant qu’ils avaient dilapidé leurs biens pour manger ceux des autres. Aussi souffraient-ils d’une très grande pénurie. Même leurs parents et leurs familles les persécutaient. Et les autres habitants de la cité se moquaient d’eux comme des insensés et des sots. car, en ce temps-là, personne n’abandonnait ses biens pour demander des aumônes de porte en porte 6.
L’évêque de la cité d’Assise 7, auprès de qui l’homme de Dieu allait fréquemment prendre conseil, le recevant avec bienveillance, lui dit : « Elle me semble vraiment dure et âpre, votre vie, qui consiste à ne rien posséder en ce monde. » Le saint lui dit : « Seigneur. si nous avions quelques possessions, des armes nous seraient nécessaires pour notre protection, car elles sont sources de problèmes et de querelles, et de là est d’ordinaire entravé de multiples manières l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons posséder aucun bien temporel en ce monde. » Elle plut beaucoup à l’évêque, cette réponse de
1. Cette troupe mâle peut en effet paraître un danger.
2. La Marche d’Ancône.
3. La Portioncule.
4. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano omettent ces noms, pourtant déjà cités en AP 17 : les autres manuscrits de 3S sont les seuls à préciser que le frère Jean cité en AP 17 est Jean de La Chapelle. Sur ce dernier, qui fit sécession pour se consacrer aux lépreux et est censé s’être pendu comme Judas, voir JG 13 et Actus 1.
5. Voir 1 Reg 2 1, 3.
6. Voir Test 22.
7. Certainement Gui Ier
l’homme de Dieu qui méprisa tous les biens transitoires et surtout l’argent ; à tel point que, dans toutes ses règles, il recommande par-dessus tout la pauvreté et rend tous les frères attentifs à éviter l’argent 1.
Car il a fait plusieurs règles 2 et les a expérimentées avant de faire celle qu’il laissa finalement aux frères 3. Aussi dit-il en une d’elles 4 pour faire détester l’argent : « Prenons garde, nous qui avons tout abandonné, à ne pas perdre le Royaume des cieux pour si peu. Et si nous trouvons de l’argent en quelque lieu, ne nous en préoccupons pas davantage que de la poussière que nous foulons 5. »
1. Voir 1 Reg 2 6-7, 7 7, 8, 14 1 ; 2 Reg 4, 5 3.
2. Nous avons ainsi la preuve que 1 Reg est en fait le résultat d’un long processus d’écriture réglementaire par étapes successives.
3. 2 Reg.
4. 1 Reg 8 5-6.
5. En parallèle avec AP 30, les manuscrits de Barcelone et Sarnano ajoutent cet épisode : « Quelque temps plus tard, comme un séculier avait posé de l’argent près du crucifix dans l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule et qu’un frère l’avait simplement pris dans ses mains et envoyé sur l’appui d’une fenêtre, l’homme de Dieu, entendant par la confession de ce frère qu’il avait touché l’argent, lui ordonna que, le prenant de la fenêtre dans sa bouche, il le transporte hors de l’église et le pose sur le premier crottin d’âne qu’il aurait trouvé. » Sur la confession entre frères (François, en effet, n’est pas prêtre), voir 1 Reg 20 3.
§36 Saint François, désormais plein de la grâce de l’Esprit saint 6, appelant à lui ces six frères, leur prédit ce qui allait arriver 1.
6. Voir Ac 6 5.
Considérons, dit-il, frères très chers, notre vocation par laquelle, dans sa miséricorde, Dieu nous a appelés non seulement pour notre salut, mais pour le salut d’un grand nombre : aller par le monde en exhortant tous les hommes, plus par l’exemple que par la parole, à faire pénitence de leurs péchés et à avoir en mémoire les commandements de Dieu. Ne craignez pas parce que vous paraissez chétifs 2 et ignorants. Mais sans souci, annoncez simplement la pénitence, confiant dans le Seigneur qui a vaincu le monde 3 : par son esprit, il parle à travers vous et en vous 4, pour exhorter tous les gens 5 à se convertir à lui et à observer ses commandements.
Vous rencontrerez des gens fidèles, doux et bons qui vous recevront avec joie, vous et vos paroles. Vous en trouverez d’autres en grand nombre, infidèles, orgueilleux et blasphémateurs 6, qui vous dénigrant, vous résisteront, à vous et ce que vous direz. Disposez donc en vos cœurs de supporter tout cela avec patience et humilité 7. »
Lorsqu’ils eurent entendu cela. les frères furent pris de crainte. Mais le saint leur dit : Ne craignez pas 8, car d’ici peu de temps viendront à nous des savants et des nobles en grand nombre 9 : et ils seront avec nous pour prêcher aux rois, aux princes et à de nombreux peuples. Beaucoup se convertiront au
1. En accord avec AP 18, les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano précisent que François convoqua les frères « dans une forêt où ils avaient l’habitude d’aller pour prier » : les manuscrits de Barcelone et Sarnano indiquent que cette forêt se trouvait « près de Sainte-Marie-de-la-Portioncule ».
2.voir Lc 12 32
3. Voir Jn 16 33.
4. Voir Mt 10 20.
5. En accord avec AP 18, les manuscrits de Barcelone. Fribourg et Sarnano précisent : « hommes et femmes ».
6. Voir 2 Tm 3 2.
7 Voir 1Reg. 16 10-21 ; 2 Reg 10 10-11.
8 Voir Mc 16 6.
9 voir 1 Co 1 26.
Seigneur qui, par le monde entier, multipliera et augmentera sa famille. »
§ 37 Après que François leur eut dit cela et les eut bénis, les hommes de Dieu se mirent en route en observant avec dévotion ses admonitions 1. Quand ils rencontraient une église ou une croix, ils s’inclinaient pour prier et disaient avec dévotion : « Nous t’adorons, Christ, et nous te bénissons pour toutes tes églises qui sont dans le monde entier, car par ta sainte croix tu as racheté le monde 2. » Ils croyaient en effet toujours trouver le lieu de Dieu partout où ils avaient rencontré une croix ou une église.
Tous ceux qui les voyaient s’étonnaient beaucoup du fait que, par l’habit et la vie, ils étaient différents de tous et qu’ils avaient l’air d’hommes des bois. Partout où ils entraient, cité ou place forte, ferme ou maison 3, ils annonçaient la paix 4 et encourageaient chacun à craindre et à aimer le Créateur du ciel et de la terre, et à observer ses commandements.
Certains les écoutaient volontiers. D’autres, au contraire, se moquaient. La plupart les fatiguaient de questions. Certains disaient : « D’où êtes-vous ? » D’autres demandaient quel était leur Ordre. Bien que ce soit pénible de répondre à tant de questions, ils confessaient pourtant simplement qu’ils étaient des
I. Le terme évoque évidemment le recueil d’écrits de François connu sous ce titre d’Admonitions.
2. Test 5.
3. Les termes de cette énumération (« civitas » : cité où réside un évêque ; « castrum » ou « castellum » : site d’habitat groupé perché et fortifié, « villa » : exploitation agricole : « domus » : habitation) sont très caractéristiques des structures de peuplement à cette époque ; voir P. TOUBERT, Les Structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe siècle à la fin du XIIe siècle, Rome, 1973, réimpr. 1993, p. 314, note 1.
4. Voir Lc 8 1. 10 5 : 1 Reg 14 2 ; 2 Reg 3 13 : Test 23.
1126 hommes pénitents originaires de la cité d’Assise 1. Car leur Ordre n’était pas encore appelé une religion 2.
§38 Beaucoup les considéraient comme des imposteurs ou des fous et ne voulaient pas les recevoir dans leurs maisons, de peur que, comme des voleurs, ils n’emportent leurs biens à la dérobée. Pour cela, en de nombreux lieux, après avoir supporté de nombreuses avanies, ils s’hébergeaient sous les porches des églises ou des maisons.
À cette même époque, il y avait deux d’entre eux à Florence 3, qui, mendiant par la cité, ne pouvaient trouver d’hébergement. Or arrivant à une maison qui avait un porche et, dans le porche, un four, ils se dirent l’un à l’autre : « Nous pourrions nous héberger ici. » Ils demandèrent donc à la dame de cette maison de les recevoir à l’intérieur de la maison. Et comme elle refusait de le faire, ils lui demandèrent humblement de leur permettre au moins de se reposer cette nuit-là près du four.
Après qu’elle leur eut concédé cela, son mari rentra et les trouva sous le porche. Appelant sa femme, il lui dit : « Pourquoi as-tu permis à ces ribauds de s’héberger sous notre porche ? » Elle répondit qu’elle n’avait pas voulu les recevoir dans la maison, mais qu’elle leur avait permis de coucher dehors
1. Par cette réponse, les compagnons indiquent leur statut canonique précis : ils se sont faits pénitents et, tous originaires de la même cité, dépendent à ce titre de l’évêque d’Assise.
2. En AP 19, source immédiate de ce passage, il est écrit : « Adhuc enim religio fratrum non nominabatur Ordo » (« Car la religion des frères n’était pas encore nommée Ordre »). Le passage s’interprète facilement : le groupe des frères était déjà une « religio » puisqu’ils partageaient un même mode de vie religieux, mais ce n’était pas encore un « Ordo » puisqu’il n’avait pas encore de règle solennellement approuvée par la papauté. L’auteur de 3S, qui connaît la réalité d’un Ordre dûment institutionnalisé, ne comprend plus cette distinction et intervertit les deux termes : « Nondum enim Ordo eorum dicebatur religio ».
3. Florence, Toscane. Il s’agirait des frères Bernard de Quintavalle et Gilles.
sous le porche, où ils ne pouvaient rien voler à part du bois. Le mari ne voulut donc pas qu’on leur donne de quoi se couvrir, malgré le grand froid qui régnait alors, puisqu’il pensait qu’ils étaient des ribauds et des voleurs.
Cette nuit-là, ils se reposèrent auprès du four d’un sommeil assez fruste, réchauffés par la seule chaleur divine et protégés par la couverture de dame Pauvreté, jusqu’à matines 1 où ils allèrent à l’église la plus proche pour entendre l’office de matines 2.
§39 Le matin venu, la femme alla à cette même église. Voyant là les frères s’adonner à la prière avec dévotion, elle se dit en elle-même : « Si ces hommes étaient des ribauds et des voleurs comme le disait mon mari, ils ne s’adonneraient pas à la prière avec une telle révérence. » Comme elle se faisait ces réflexions, voici qu’un homme du nom de Gui distribuait l’aumône aux pauvres se trouvant dans l’église.
II était arrivé aux frères et voulut donner à chacun d’eux de l’argent, comme il donnait aux autres. Mais ils lui refusèrent l’argent et ne voulurent pas l’accepter. Il leur dit : « Pourquoi vous, alors que vous êtes pauvres, n’acceptez-vous pas les deniers comme les autres ? » Frère Bernard répondit : « Il est vrai que nous sommes pauvres. Mais la pauvreté ne nous est pas aussi lourde qu’aux autres pauvres. Car c’est par la grâce de Dieu, dont nous avons suivi le conseil, que nous sommes volontairement devenus pauvres. » S’étonnant de leur cas et leur demandant s’ils avaient jamais possédé quelque bien, l’homme s’entendit répondre qu’ils avaient possédé beaucoup de biens, mais qu’ils les avaient tous donnés aux pauvres par amour de Dieu. Celui qui répondit ainsi, ce fut de fait ce frère Bernard, second après le bienheureux François et qu’aujourd’hui nous
1. Aux deux tiers de la nuit.
2. La première des heures canoniques.
1128 tenons vraiment pour un très saint père 1. C’est lui qui, embrassant le premier la mission de paix et de pénitence, se précipita à la suite du saint de Dieu : il vendit tous les biens qu’il avait et les distribua aux pauvres 2 selon le conseil de perfection évangélique, persévérant jusqu’à la fin dans la très sainte pauvreté 3.
La femme, voyant donc que les frères n’avaient pas voulu des deniers, s’approcha d’eux et leur dit qu’elle les recevrait volontiers à l’intérieur de sa maison s’ils voulaient venir là pour s’héberger. Les frères lui répondirent humblement : « Que le Seigneur te récompense 4 pour ta bonne volonté ! » Entendant que les frères n’avaient pu trouver d’hébergement, l’homme les emmena à sa maison en disant : « Voici l’hébergement que le Seigneur vous a préparé. Restez-y autant qu’il vous plaira ! » Quant à eux, rendant grâce à Dieu, ils restèrent chez lui quelques jours, l’édifiant dans la crainte de Dieu tant par l’exemple que par la parole, si bien que, par la suite, il distribua beaucoup aux pauvres.
40 Mais bien qu’ils aient été traités avec bienveillance par cet homme, auprès des autres cependant, ils étaient tenus pour si vils que beaucoup, petits et grands, les blâmaient ou les injuriaient, allant même parfois jusqu’à les dépouiller des très vils vêtements qu’ils avaient 5. Les serviteurs de Dieu restaient nus, car, selon la forme de l’Évangile, ils ne portaient qu’une tunique 6 : ils ne réclamaient pas qu’on leur restitue les habits dont ils avaient été
1. Cette louange de frère Bernard est ajoutée par rapport au passage équivalent d’AP 22 : Bernard est en effet mort entre-temps.
2. Voir Lc 18 22 ; 3S 27 et 29-30.
3. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « jusqu’à la fin de sa vie, où il rendit son bienheureux esprit à Dieu près du lieu du très saint père » (à savoir près de Saint-François d’Assise).
4. Voir 2S 2 6.
5. Voir 1 Reg 2 14 ; 2 Reg 2 16.
6. Voir Mt 10 10.
dépouillés 1. Si certains, toutefois, émus de pitié, voulaient les leur rendre, ils les recevaient volontiers.
Certains jetaient de la boue sur eux ; d’autres, leur mettant des dés en main, les invitaient à jouer s’ils voulaient ; d’autres encore, prenant leurs capuchons par-derrière, les portaient ainsi suspendus sur leurs dos 2.
On leur jouait ces mauvais tours et d’autres semblables, car ils avaient une si mauvaise réputation qu’on pouvait les maltraiter hardiment comme on voulait. En outre, ils enduraient de très grandes tribulations et de très grands tourments dus à la faim, à la soif, au froid et à la nudité 3. Supportant tout cela avec constance et patience, comme le leur avait recommandé le bienheureux François, ils ne s’en attristaient pas, ne s’en troublaient pas et ne maudissaient pas ceux qui leur infligeaient ces maux. Mais comme des hommes parfaitement évangéliques et mis en position d’en tirer un grand profit, ils exultaient avec force dans le Seigneur, estimant que c’était toute joie quand ils tombaient en de telles tentations 4 et tribulations. Et selon la parole évangélique, ils priaient pour leurs persécuteurs 5 avec sollicitude et ferveur.
1. Voir Lc 6 29-30 ; repris en 1 Reg 14 6.
2. Il s’agirait de Gilles.
3. Voir 2 Co 11 27.
4. Voir Jc 1 2.
5. Voir Mt 5 44 ; 2 Reg 10 10-12.
41 En voyant donc que les frères exultaient dans leurs tribulations 1, qu’ils s’adonnaient à la prière avec sollicitude et dévotion 2, qu’ils ne recevaient pas d’argent ni n’en emportaient 3, et en voyant la très grande charité qu’ils avaient les uns pour les autres, par quoi on reconnaissait qu’ils étaient vraiment disciples du Seigneur 4, beaucoup d’hommes, touchés au cœur, venaient à eux leur demander pardon des offenses qu’ils leur avaient faites. Et eux leur pardonnaient de tout cœur en disant : « Que le Seigneur ne vous en tienne pas compte ! » Et ils les admonestaient utilement à propos de leur salut.
Certains demandaient aux frères de les recevoir dans leur compagnie. Et puisque, à cause du petit nombre des frères, tous les six tenaient du bienheureux François l’autorité de recevoir dans l’Ordre 5, ils en reçurent quelques-uns dans leur compagnie ; et avec ces nouveaux admis, au terme fixé, ils revinrent tous à Sainte-Marie-de-la-Portioncule. Quand ils se revoyaient les uns les autres, ils étaient remplis de tant de plaisir et de joie spirituelle 6 qu’on aurait dit qu’ils ne se rappelaient rien des maux qu’ils avaient endurés de la part des méchants.
1. Voir 1 Reg 17 8.
2. Voir 1 Reg 22 29 ; 2 Reg 10 9.
3. Voir 1 Reg 8 3, 8 ; 2 Reg 4 1. En accord avec AP 24, les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « comme en recevaient les autres pauvres ».
4. Voir Jn 13 35 ; 1 Reg 11 5-6.
5. Cette situation ne dura pas : voir 1 Reg 2 2 ; 2 Reg 2 1.
6. Voir 1 Reg 7 15-16.
Chaque jour, ils s’appliquaient avec zèle à prier et à travailler de leurs mains 1, afin d’éloigner absolument d’eux toute oisiveté, ennemie de l’âme 2. Ils s’appliquaient à se lever au milieu de la nuit et priaient avec grande dévotion, accompagnée de torrents de larmes et de soupirs. Ils se chérissaient mutuellement d’un profond amour : chacun servait l’autre et le nourrissait comme une mère sert et nourrit son fils unique et chéri 3. La charité brûlait tant en eux qu’il leur semblait facile de livrer leurs corps à la mort, non seulement pour l’amour du Christ 4, mais aussi pour le salut de l’âme ou du corps de leurs confrères.
42 Un jour, par exemple, que deux de ces frères allaient ensemble, ils rencontrèrent un fou qui se mit à leur jeter des pierres. L’un d’eux, voyant donc que les pierres étaient jetées sur l’autre, fit aussitôt écran aux impacts des pierres, préférant être frappé plutôt que son frère, du fait de la charité mutuelle dont ils brûlaient : ainsi étaient-ils prêts à donner leurs vies l’un pour l’autre 5.
Ils étaient en effet à ce point fondés et enracinés dans l’humilité et la charité 6 que l’un révérait l’autre comme s’il était son père et seigneur, et que ceux qui avaient préséance par l’office de supérieur ou par quelque grâce semblaient plus humbles et plus vils que les autres 7. Tous d’ailleurs se livraient tout entiers à l’obéissance, se tenant constamment prêts à exécuter la volonté de qui leur donnerait un ordre. Ils ne distinguaient pas entre ordre juste et injuste, car, quoi qu’on leur ordonne, ils estimaient que l’ordre reçu était conforme à la volonté du Seigneur. Dès lors, il leur était
1. Voir 1 Co 4 12.
2. Voir 1 Reg 7 10-12 ; 2 Reg 5 1-2 ; Test 20-21.
3. Voir 1 Reg 5 13-14, 9 11, 11 5 ; 2 Reg 6 8.
4. Voir 1 Reg 16 10-11.
5. Voir 1 Jn 3 16. En accord avec AP 26, les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano préfèrent ce commentaire : « Ils faisaient bien souvent de telles actions et d’autres semblables. »
6. Voir Ep 3 17.
7. Voir 1 Reg 5 12.
1132 facile et doux d’exécuter des ordres 1. Ils s’abstenaient des désirs charnels 2, se jugeant scrupuleusement eux-mêmes 3, se défiant d’eux-mêmes et prenant garde à ce que l’un n’offense l’autre d’aucune manière.
43 S’il arrivait que l’un dise à l’autre un mot qui puisse le contrarier, sa conscience le tourmentait tant qu’il ne pouvait trouver le repos jusqu’à ce qu’il ait déclaré sa faute, se prosternant humblement à terre pour se faire poser sur la bouche le pied du frère contrarié. Si ce dernier ne voulait pas poser le pied sur la bouche de l’autre et que celui qui avait contrarié l’autre était un responsable 4, il lui ordonnait de poser le pied sur sa bouche. Mais s’il était un subordonné, il le lui faisait ordonner par un responsable. Ainsi s’appliquaient-ils à chasser loin d’eux toute rancœur et méchanceté, et à toujours conserver entre eux une parfaite affection, s’efforçant autant que possible d’opposer à chaque vice la vertu correspondante 5 sous la conduite et avec l’aide de la grâce de Jésus Christ 6.
1. Voir Adm 3.
2. 1P 2 11.
3. Voir 1 Reg 11 11-12.
4. Le terme de « prelatus » en latin est d’autant plus étonnant que la societas ne s’est encore dotée d’aucune organisation et ne bénéficie d’aucune reconnaissance officielle.
5. Voir Adm 27 ; SaIV 9-14.
6. Nous rendons ainsi les notions de grâce « prévenante et coadjuvante ». Les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano ajoutent ici un épisode inédit qu’on retrouve en 2C 155 : « Il advint une fois dans la cité de Limassol à Chypre que, devant un noble citoyen de ce pays, un certain frère Barbaro dise à un autre frère un mot qui le contrarie. Voyant son frère contrarié, frère Barbaro trouva aussitôt un crottin d’âne qu’il mastiquait dans sa bouche en disant : “Qu’elle endure punition et honte, la bouche qui dit de quoi troubler mon frère !” Le noble en fut si édifié que, de ce moment, il se plaça lui et ses biens sous le bon vouloir et le commandement des frères. » La scène se déroule dans la cité chypriote de Acre, ; (Limassol). Conquise en 1191 par Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre (1189-1199), l’île de Chypre, au large de la Syrie et de la Turquie, est dès lors transformée en royaume latin de Chypre, souvent associé à celui de Jérusalem. À l’époque de François, il fut détenu par Hugues Ier de Lusignan (1205-1218) et son fils Henri (1218-1253).
En outre, ils ne revendiquaient pour eux rien en propre, mais ils se servaient en commun des livres ou des autres choses qui leur étaient données, selon la forme transmise et conservée depuis les apôtres 1. Quoiqu’en eux et entre eux régnât la vraie pauvreté, ils étaient cependant libéraux et généreux de tout ce qui leur était attribué au nom de Dieu : par amour de lui, ils donnaient volontiers les aumônes qui leur avaient été données à tous ceux qui demandaient et surtout aux pauvres.
44 Quand ils allaient par la route et rencontraient des pauvres leur demandant quelque chose pour l’amour de Dieu, comme ils n’avaient rien d’autre à offrir, ils donnaient un morceau de leurs vêtements, si vils soient-ils. Tantôt ils donnaient en effet le capuchon en le séparant de la tunique, tantôt une manche, tantôt un autre morceau qu’ils décousaient de leur tunique pour accomplir cette parole de l’Évangile : Donne à tous ceux qui te demandent 2 ! Un jour vint un pauvre à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, près de laquelle les frères demeuraient parfois, et il demanda l’aumône. Or il y avait là un manteau qu’un frère avait eu quand il était dans le monde 3. Le bienheureux François lui dit donc qu’il le donne au pauvre : il le lui donna volontiers et sur-le-champ. Grâce à la révérence et à la dévotion qu’avait manifestées ce frère en donnant son manteau au pauvre, il sembla aussitôt au bienheureux François que cette aumône montait au ciel 4 et il se sentit baigné d’une joie nouvelle.
45 Quand des riches de ce monde faisaient un détour vers eux, ils les recevaient avec entrain et bienveillance, s’efforçant de les faire revenir du mal et de les inciter à la pénitence. Ils demandaient aussi instamment qu’on ne les envoie pas dans les contrées dont ils
1. Voir Ac 2 4, 4 32. Ces textes ont toujours été considérés comme le fondement des règles monastiques, ce qui justifie la traduction « transmise et conservée depuis les apôtres ». Mais on pourrait aussi traduire, avec une signification un peu différente, « transmise et conservée par les apôtres ».
2. Lc 6 30 ; 1 Reg 14 6.
3. Il s’agirait de frère Gilles.
4. Voir 1 Reg 9 9 ; 2 LFid 30-31.
1134 étaient originaires, afin de fuir la familiarité et la fréquentation de leurs parents et d’observer la parole du Prophète : Je suis devenu un étranger pour mes frères et un voyageur errant pour les fils de ma mère 1.
Ils se réjouissaient beaucoup dans la pauvreté, car ils ne convoitaient pas de richesses, méprisant tous les biens transitoires 2 qui peuvent être convoités par les amateurs de ce monde. Mais par-dessus tout, ils foulaient aux pieds comme poussière la monnaie 3 : comme le saint le leur avait enseigné, ils l’évaluaient au même prix et poids que le crottin d’âne.
Ils se réjouissaient continuellement dans le Seigneur, n’ayant rien entre eux ou en eux qui puisse en quoi que ce soit les attrister. Car plus ils étaient séparés du monde, plus ils étaient unis à Dieu. S’avançant dans la voie de la croix et les sentiers de la justice, ils ôtaient les obstacles sur la voie étroite de la pénitence et de l’observance évangélique, de telle sorte que le chemin soit aplani et rendu sûr pour les suivants.
1. Ps 68 (69) 9. Les manuscrits de Fribourg et Sarnano omettent toute la fin de 3S 45.
2. Voir 3S 35.
3. Voir 1 Reg 8 6 ; 3S 16, 35.
46 Voyant que le Seigneur augmentait ses frères en nombre et en mérite, le bienheureux François, comme ils étaient déjà douze hommes très parfaits partageant les mêmes idées, leur dit aux onze, lui le douzième 1, leur guide et leur père : « Je vois, frères, que le Seigneur dans sa miséricorde veut augmenter notre congrégation. Allons donc à notre mère la sainte Église romaine et informons le souverain pontife de ce que le Seigneur a commencé à faire par nous, pour mener à bien, par sa volonté et son ordre, ce que nous avons entrepris. »
Comme ce qu’avait dit le père avait plu aux autres frères et qu’ils avaient pris la route vers la curie en sa compagnie, il leur dit : « Faisons d’un de nous notre guide et tenons-le comme vicaire de Jésus Christ 2, de telle sorte que, où il lui plaira de faire un détour, nous faisions le détour et, quand il voudra faire halte pour s’héberger, nous faisions halte pour nous héberger. » Ils élurent frère Bernard 3, le premier à suivre le bienheureux François, et ils observèrent ce que le père avait dit.
Ils allaient donc joyeux et parlaient avec les paroles du Seigneur, n’osant rien dire d’autre que ce qui avait trait à la louange et à la gloire de Dieu et qui était utile à leurs âmes. Ils vaquaient fréquemment à la prière. Le Seigneur leur préparait toujours un hébergement, leur procurant ce qui leur était nécessaire.
1. Cette précision, absente du manuscrit de Sarnano, est destinée à écarter toute assimilation de François au Christ : François est un des douze, non le treizième. Que l’auteur (ou un des recenseurs) ait jugé bon d’insister à ce point montre que le thème de la conformité de la vie de François à celle du Christ faisait déjà son chemin dans les esprits.
2. « Vicarius Christi » était le titre donné au pape à cette époque. Il s’agit bien, de la part du petit groupe des frères, d’une sorte de réinvention de l’Église primitive.
3. « Elegerunt » ne désigne pas forcément une élection résultant d’un vote, mais toute forme de choix et de désignation.
1136 47 Comme ils étaient arrivés à Rome, ils y rencontrèrent l’évêque de la cité d’Assise 1. Il les reçut avec une immense joie 2, car il vénérait le bienheureux François et tous les frères d’une spéciale affection. Ignorant cependant la cause de leur venue, il commença à s’inquiéter, craignant qu’ils ne veuillent abandonner leur patrie dans laquelle le Seigneur avait commencé à opérer par eux des merveilles. Car il se réjouissait vivement d’avoir dans son diocèse de tels hommes, dont la vie et les mœurs laissaient présager le meilleur. Mais après avoir entendu la raison et avoir compris leur projet, il se réjouit beaucoup, leur promettant pour ce faire conseil et assistance3.
Or cet évêque était connu d’un cardinal, évêque de Sabine, qu’on appelait le seigneur Jean de Saint-Paul 4, vraiment plein de la grâce de Dieu, qui chérissait beaucoup les serviteurs de Dieu. L’évêque lui avait exposé la vie du bienheureux François et de ses frères, c’est pourquoi le cardinal désirait voir l’homme de Dieu et quelques-uns de ses frères 5. Entendant qu’ils étaient dans la Ville, il leur envoya un messager et les accueillit avec grande révérence et amour.
48 Demeurant peu de jours avec lui, ils l’édifièrent tellement par leurs saints entretiens et leurs exemples que, voyant briller en œuvre ce qu’il avait entendu d’eux, il se recommanda à leurs prières avec humilité et dévotion, et demanda même, par grâce spéciale, d’être tenu dorénavant pour un des frères. Interrogeant
1. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « qui avait appris d’eux la cause de leur venue ».
2. La suite de ce paragraphe, développant les pensées de l’évêque d’Assise, est absente des manuscrits de Barcelone et Sarnano.
3. Le conseil et l’aide sont deux devoirs réciproques entre le seigneur et son vassal.
4. Jean, moine de l’abbaye bénédictine Saint-Paul-hors-les-Murs à Rome, à l’époque cardinal évêque de Sabine, après avoir été légat pontifical en Italie et en France et membre du tribunal de la curie.
5. Les deux phrases suivantes sont absentes des manuscrits de Barcelone et Sarnano.
ensuite le bienheureux François pour savoir pourquoi il était venu et entendant de lui tout son projet et son intention, il offrit d’être son procureur en curie.
Le cardinal se rendit donc à la curie et dit au seigneur pape Innocent III 1 : « J’ai rencontré un homme d’une haute perfection, qui veut vivre selon la forme du saint Évangile et observer en tout la perfection évangélique 2. Par lui, je crois que le Seigneur veut réformer la foi de la sainte Église dans le monde entier. » Entendant cela, le seigneur pape s’étonna beaucoup et ordonna au cardinal de lui amener le bienheureux François.
49 Le lendemain, l’homme de Dieu fut donc introduit par le cardinal devant le souverain pontife, à qui il exposa tout son saint projet. Or ce pontife, comme il était doué d’un éminent discernement, donna son assentiment en bonne et due forme 3 aux vœux du saint ; et les exhortant sur de nombreux sujets, lui et ses frères, il les bénit en disant : « Allez avec le Seigneur, frères ; comme il daignera vous inspirer, prêchez à tous la pénitence. Lorsque Dieu tout-puissant vous aura multipliés en nombre et en grâce, dites-le-nous : nous vous concéderons plus que cela et nous vous confierons plus tranquillement de plus grandes choses. »
Mais voulant savoir si ce qu’il avait concédé et ce qu’il concéderait était conforme à la volonté du Seigneur, avant que le saint ne se retire de sa présence, le seigneur pape lui dit ainsi qu’aux compagnons : « Vous qui êtes nos petits enfants, votre vie nous semble trop dure et âpre 4. Certes, nous croyons que vous êtes d’une si grande ferveur qu’il n’y a pas lieu de douter de vous, mais nous devons cependant bien y réfléchir pour ceux qui vous
1. Lothaire de Segni, élu pape sous le nom d’Innocent III, le 8 janvier 1198, mort à Pérouse, le 16 juillet 1216. La rencontre doit se situer début mai 1209. Voir A. CACCIOTTI et M. MELLI (éd.), Francesco a Roma dal signor Papa, Milan, 2008.
2. Voir 1 Reg Prol 2, 1 1, 5 17 ; 2 Reg 1 1, 12 4 ; Test 14.
3. On note toujours le souci juridique de l’auteur.
4. Voir 3S 35.
1138 suivront, de peur que cette voie ne leur paraisse trop âpre. » Comme il voyait que la constance de leur foi et la solidité de leur espérance étaient si fermement ancrées dans le Christ qu’ils refusaient de se détourner de leur ferveur, il dit au bienheureux François : « Fils, va et prie Dieu de te révéler si ce que vous cherchez procède de sa volonté, de sorte que, connaissant la volonté du Seigneur, nous puissions approuver tes désirs. »
50 Comme le seigneur pape le lui avait suggéré, le saint de Dieu pria et le Seigneur lui parla en esprit par métaphore en disant : « Il était dans un désert une femme pauvre et belle ; admirant sa beauté, un grand roi désira la prendre comme épouse, car il pensait engendrer d’elle de beaux fils.
Une fois le mariage contracté et consommé 1, de nombreux fils furent engendrés et grandirent, à qui la mère parla ainsi : “Fils, n’ayez pas honte, car vous êtes fils du roi. Allez donc à sa cour et c’est lui qui vous procurera tout le nécessaire.” Comme ils étaient donc parvenus au roi, le roi s’étonna de leur beauté et, voyant en eux sa ressemblance, il leur dit : “De qui êtes-vous les fils ?”
Comme ils lui avaient répondu qu’ils étaient fils de la femme pauvrette demeurant au désert, le roi les embrassa avec grande joie et leur dit : “Ne craignez pas 2, puisque vous êtes mes fils. Car si des étrangers sont nourris à ma table, à plus forte raison vous qui êtes mes fils légitimes.” Aussi le roi adressa-t-il l’ordre à la femme qu’elle envoie tous les fils conçus de lui à sa cour pour les nourrir. »
Voilà donc ce qui fut montré à la vue du bienheureux François en prière et le saint homme comprit que c’était lui qui était désigné par cette femme pauvrette 3.
1. « Le mariage contracté et consommé » : encore une notation juridique absente du passage équivalent en AP 35.
2. Voir Tb 4 23 ; Lc 12 32 ; Mt 1427.
3. Le diminutif de « paupercula » annonce en effet le terme de « poverello » pour désigner François. Lui-même, lorsqu’il s’adresse à Claire et à ses sœurs, les appelle « poverelle » ; voir EP 1.
51 Sa prière terminée, il se présenta de nouveau au souverain pontife et lui raconta dans l’ordre l’exemplum 1 que le Seigneur lui avait montré. Et il dit : « C’est donc moi, seigneur, cette femme pauvrette que le Seigneur, en l’aimant, a décorée par sa miséricorde et de qui il lui a plu d’engendrer des fils légitimes. Il m’a dit, le Roi des rois, qu’il nourrirait tous les fils qu’il engendrera de moi, car, s’il nourrit des étrangers, il doit bien nourrir ses fils légitimes. Si Dieu donne en effet aux pécheurs 2 des biens temporels par amour des fils qu’il a à nourrir, à bien plus forte raison les donnera-t-il généreusement aux hommes évangéliques qui les doivent à leur mérite. »
Après avoir entendu cela, le seigneur pape fut stupéfait, d’autant plus qu’avant l’arrivée du bienheureux François, il avait eu la vision que l’église Saint-Jean-de-Latran 3 menaçait ruine et qu’un homme religieux, de petite taille et d’allure méprisable 4, la soutenait en l’étayant sur son dos 5. Se réveillant stupéfait et atterré, en homme de discernement et de sagesse, il réfléchissait à ce que voulait lui dire cette vision. Et voici que, quelques jours plus tard, le bienheureux François était venu à lui, lui avait révélé son projet, comme on l’a dit, et lui avait demandé de lui confirmer une règle qu’il avait écrite avec
1. Nous laissons en latin ce terme au sens technique précis : l’exemplum est un récit à caractère édifiant, une anecdote, réelle ou imaginaire, dont on peut tirer une morale ; il était particulièrement utilisé par les prédicateurs. Cette parabole se trouve d’ailleurs dans un recueil d’exempla, celui d’Eudes de Cheriton ; TM 17.
2. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « et aux indignes ».
3. Église cathédrale de l’évêque de Rome.
4. Voir Is 16 14, 53 3.
5. Première apparition de cette vision dans l’hagiographie franciscaine : elle est probablement empruntée à la légende de saint Dominique rédigée par Constantin Médicis d’Orvieto en 1244-1246, postérieure donc à AP qui l’ignore, mais antérieure à 3S qui s’en inspire. Saint-Jean-de-Latran, église et demeure pontificales par excellence, est le symbole de l’Église romaine.
1140 des mots simples 1, se servant des termes du saint Évangile à la perfection duquel il aspirait totalement. Le voyant si fervent au service de Dieu, rapprochant sa propre vision et l’exemplum montré à l’homme de Dieu, le seigneur pape commença à se dire en lui-même : « C’est vraiment lui, cet homme religieux et saint par qui l’Église de Dieu sera soulevée et soutenue. »
Aussi l’embrassa-t-il et approuva-t-il la règle qu’il avait écrite 2. Il lui donna également licence de prêcher la pénitence en tous lieux ainsi qu’à ses frères, pourvu cependant que ceux qui prêcheraient obtiennent licence du bienheureux François 3. Et cela même, il l’approuva par la suite en consistoire 4.
52 Après avoir donc reçu ces concessions, le bienheureux François rendit grâce à Dieu 5 et, s’étant mis à genoux, il promit obéissance et révérence au seigneur pape avec humilité et dévotion 6. Quant aux autres frères, selon le précepte du seigneur pape, c’est au bienheureux François qu’ils promirent pareillement obéissance et révérence 7. Ils reçurent la bénédiction du souverain pontife et visitèrent les tombeaux des apôtres ; le bienheureux François et les onze autres frères reçurent la tonsure que le cardinal leur avait obtenue, car il voulait que tous les douze soient clercs 8.
1. Voir Test 15.
2. Voir 1 Reg Prol 2 ; Test 14-15.
3. Voir 1 Reg 17 1 ; 2 Reg 9 2.
4. Au « consistorium » (le consistoire qui réunit les cardinaux autour du pape), les manuscrits de Barcelone et Sarnano préfèrent le « consilium » ou « concilium », ce qui peut évoquer aussi bien un simple conseil qu’un concile.
5. Voir Ac 27 35.
6. Voir 1 Reg Prol 3.
7. Voir 1 Reg Pro ! 4.
8. En recevant la tonsure, tous les frères devenaient des clercs, ce qui atténuait l’audace de leur avoir confié une mission de prédication.
53 En quittant la Ville, l’homme de Dieu s’en alla par le vaste monde 1 avec les frères ; il s’étonnait fort de voir son désir si facilement accompli et croissait chaque jour dans l’espoir et la confiance envers le Sauveur, qui lui avait montré à l’avance par ses saintes révélations les événements qui s’étaient ensuite produits. En effet, avant d’obtenir ces concessions, une nuit, comme il s’était abandonné au sommeil, il lui avait semblé qu’il s’avançait sur une route au bord de laquelle s’élevait un arbre de haute taille, beau, fort 2 et épais. Comme il s’approchait de lui et que, se tenant sous lui, il en admirait la grandeur et la beauté 3, le saint s’éleva soudain lui-même à une si grande altitude qu’il touchait la cime de l’arbre et l’inclinait très facilement jusqu’à terre. Et c’est vraiment ce qui advint lorsque le seigneur Innocent, arbre le plus haut, le plus beau et le plus fort au monde, s’inclina avec tant de bienveillance à sa demande et à sa volonté.
1. L’auteur joue sur le couple « Urbem » (« la Ville ») et « orbem » (« le monde »).
2. Voir Dn 4 8.
3. Voir Jdt 10 14.
54 Par la suite, parcourant cités 4 et bourgs fortifiés, le bienheureux François commença à prêcher en tous lieux plus amplement et plus parfaitement, non par les persuasives paroles de la science humaine, mais par la doctrine et la vertu de l’Esprit saint 5, annonçant avec confiance le Royaume de Dieu. C’était en effet un prédicateur de vérité, conforté par l’autorité apostolique,
4. Voir Mt 9 35.
5. Voir 1 Co 2 4.
1142 qui n’usait pas de flatteries et rejetait les caresses des mots ; car le conseil qu’il donnait aux autres en parole, il se l’était d’abord donné à lui-même en le mettant en œuvre, pour pouvoir dire la vérité avec une très grande assurance. Même les lettrés et les doctes s’émerveillaient de la force et de la vérité de ses sermons, qui ne lui venaient pas de l’enseignement d’un homme ; et beaucoup accouraient pour le voir et l’entendre comme l’homme d’un autre siècle. Dès lors, nombreux furent ceux dans le peuple -- nobles et non nobles, clercs et laïcs -- qui, interpellés par l’inspiration divine, se mirent à s’attacher aux traces du bienheureux François et à vivre sous sa discipline après avoir rejeté les soucis et les pompes du monde.
55 Or jusque-là, l’heureux père et ses fils vivaient encore en un lieu proche d’Assise qu’on appelle Rivo Torto 1, où il y avait une cabane abandonnée de tous. Ce lieu était si étroit qu’ils pouvaient à peine s’y asseoir ou s’y reposer. Là, bien souvent même, manquant de pain, ils ne mangeaient que des raves qu’ils mendiaient de-ci de-là en cas de pénurie. L’homme de Dieu écrivait les noms des frères sur les poutres de la cabane, pour que chacun, s’il voulait se reposer ou prier, connaisse son emplacement et que, dans ce petit espace confiné, un bruit insolite ne vienne pas perturber le silence de l’esprit.
Un jour que les frères se trouvaient en ce lieu, il advint qu’un paysan arrive avec son âne, voulant s’héberger dans la cabane avec l’âne. Et de peur d’être repoussé par les frères, entrant avec son âne, il lui dit : « Entre, entre, car nous ferons du bien à ce lieu 2. » Entendant les paroles du paysan et saisissant son intention, le saint père fut irrité contre lui, surtout à cause du vacarme
1. Rivo Torto, ainsi appelé du nom de la rivière qui descend du mont Subasio sur les contreforts duquel est bâtie la cité d’Assise.
2. Cette phrase énigmatique est éclairée par le retour à 1C 44 : comme le paysan, François craint que les frères ne s’installent dans cette cabane, l’agrandissent, en ajoutent d’autres : il se réjouit donc de la voir ainsi rendue à sa première destination.
qu’il avait fait avec son âne, troublant tous les frères qui s’adonnaient alors au silence et à la prière. L’homme de Dieu dit donc aux frères : « Je sais, frères, que Dieu ne nous a pas appelés pour préparer l’hébergement d’un âne, ni pour avoir un commerce fréquent avec les hommes, mais afin que, prêchant de temps en temps aux hommes la voie du salut et leur montrant des conseils salutaires, nous ayons principalement à nous adonner aux prières et aux actions de grâce 1. »
Ils abandonnèrent donc cette cabane à l’usage des pauvres lépreux 2, se transférant à Sainte-Marie-de-la-Portioncule, auprès de laquelle ils avaient parfois demeuré dans une petite maison avant d’obtenir l’église elle-même 3.
56 Après quoi, guidé par la volonté et l’inspiration de Dieu, le bienheureux François acquit 4 humblement cette église de l’abbé de Saint-Benoît du mont Subasio près d’Assise. Et le saint la recommanda avec une affectueuse insistance au ministre général 5 et à tous les frères comme un lieu chéri de la glorieuse Vierge plus que tous les lieux et églises de ce monde.
Une vision 6 fut pour beaucoup dans la recommandation et l’affection dont ce lieu bénéficia : c’est la vision qu’eut un frère alors qu’il était encore dans le monde, un frère que le bienheureux François chérit d’une singulière affection aussi longtemps qu’il
1. Cette réflexion de François est un ajout par rapport à 1 C 44 ; en contradiction avec le message franciscain, elle affirme la primauté de la vie contemplative sur la vie active.
2. Cette notation signifie peut-être que la cabane de Rivo Torto était une dépendance d’une léproserie voisine (la plus proche était celle de San Rufino d’Arce).
3. Voir 3S 32, 41 et 44.
4. « Acquisivir » en latin.
5. Probablement frère Élie. Voir CA 56.
6. Cette vision est un apport inédit de 3S. Il semble que l’auteur de 3S ait reçu cette confidence du frère en question, à moins qu’il ne s’agisse de l’auteur lui-même, qui insérerait là, anonymement, un épisode autobiographique.
1144 fut avec lui, en lui montrant une particulière familiarité. Ce frère donc, désirant servir Dieu comme par la suite il le servit fidèlement en religion, percevait en vision que tous les hommes de ce monde étaient aveugles et qu’ils se tenaient agenouillés autour de Sainte-Marie-de-la-Portioncule ; les mains jointes et levées au ciel ainsi que le visage, d’une voix forte et pleine de larmes, ils priaient le Seigneur qu’il daigne tous les illuminer dans sa miséricorde. Tandis qu’ils priaient, il semblait qu’une grande splendeur sortait du ciel et que, descendant sur eux, elle les illuminait tous de la lumière du salut.
S’éveillant, il décida plus fermement de servir Dieu et, peu après, ayant abandonné complètement ce monde mauvais et ses pompes, il entra en religion où il resta avec humilité et dévotion au service de Dieu.
57 Après avoir obtenu 1 le lieu de Sainte-Marie de l’abbé de Saint-Benoît, le bienheureux François ordonna qu’on y tienne chapitre deux fois l’an : à la Pentecôte et à la dédicace de saint Michel 2. À la Pentecôte, tous les frères venaient se réunir près de Sainte-Marie ; ils examinaient comment ils pourraient mieux observer la règle ; ils désignaient des frères dans les diverses provinces pour prêcher au peuple et pour implanter d’autres frères dans leurs provinces 3. Saint François faisait des admonitions 4,
1. « Obtentum » en latin.
2. Le 29 septembre. Voir 1 Reg 18. Dans les chapitres xiv-xv en particulier, les manuscrits de Barcelone, Fribourg et Sarnano se tiennent plus près des passages parallèles en AP 36-43.
3. Voir 1 Reg 4 2.
4. Le terme rappelle le recueil dont François est l’auteur et qui porte le titre d’Admonitions.
des réprimandes et donnait des ordres, comme il lui semblait conforme à l’avis du Seigneur. Mais tout ce qu’il leur disait en paroles, avec affection et sollicitude il le leur montrait en œuvres. Il vénérait les prélats et les prêtres de la sainte Église ; il honorait les anciens, les nobles et les riches ; il chérissait aussi les pauvres de tout cœur, ayant pour eux une profonde compassion, et à tous il se montrait soumis 1. Alors qu’il était plus élevé que tous les frères, il désignait pourtant un des frères qui demeuraient avec lui comme son gardien et seigneur ; et pour chasser de lui toute occasion d’orgueil, il lui obéissait avec humilité et dévotion 2. Il s’humiliait en effet parmi les hommes en abaissant sa tête jusqu’à terre, pour mériter un jour d’être exalté 3 parmi les saints et les élus de Dieu sous le regard divin.
Avec sollicitude, il exhortait les frères à observer fermement le saint Évangile et la règle qu’ils avaient professé 4. Il les exhortait surtout à révérer avec dévotion les offices divins et les ordinations ecclésiastiques 5, en entendant dévotement la messe et en adorant plus dévotement encore le corps du Seigneur 6. Quant aux prêtres qui administrent de vénérables et très hauts sacrements, il voulut qu’ils soient spécialement honorés par les frères 7 : que, partout où ils les rencontrent, fléchissant le chef devant eux, ils leur baisent les mains. Et si les frères les rencontraient quand ils allaient à cheval, François voulait qu’ils baisent non seulement leurs mains, mais aussi les pieds des chevaux qu’ils montaient, par révérence pour leur pouvoir.
58 Il exhortait aussi les frères à ne juger personne ni à mépriser ceux qui vivent avec raffinement et s’habillent de manière bizarre et excessive : car Dieu est notre Seigneur et le
1. Voir 1 Reg 7 2, 16 6 ; Test 19.
2. Voir Test 27-28.
3. Voir Lc 14 11.
4. Voir 1 Reg 5 17, 24 1-4 ; 2 Reg 12 4.
5. Voir 1Reg 193 ; 2 Reg 124.
6. Voir LOrd 26-27 ; Adm 1 14-21.
7. Voir Test 6-11 ; 1 LFid 33.
1146 leur ; il peut les appeler à lui et, les ayant appelés, faire d’eux des justes 1. Il disait même qu’il voulait que les frères révèrent de tels hommes comme leurs frères et seigneurs ; car ils sont frères en tant que créés par un unique Créateur 2 ; ils sont seigneurs en tant qu’ils aident les bons à faire pénitence en leur administrant ce qui est nécessaire au corps. Il ajoutait aussi : « Telle devrait être parmi les gens la conduite des frères que quiconque les entendrait ou les verrait glorifierait le Père céleste 3 et le louerait avec dévotion. »
Car son grand désir était que tant lui-même que ses frères fassent en abondance des œuvres telles que le Seigneur en soit loué. Et il leur disait : « La paix que vos bouches annoncent, ayez-la plus encore en vos cœurs ! Que nul ne soit provoqué par vous à la colère ou au scandale, mais que, par votre mansuétude, tous soient provoqués à la paix, à la bonté et à la concorde ! Car nous avons été appelés à cela : soigner les blessés, réduire les fractures 4 et rappeler les égarés. Nombreux sont en effet ceux qui nous semblent des suppôts du diable, alors qu’ils seront un jour des disciples du Christ 5. »
59 En outre, le pieux père adressait des reproches à ses frères qui étaient d’une austérité excessive envers eux-mêmes, s’exténuant à force de veilles, de jeûnes 6 et d’exercices corporels. Car certains s’affligeaient si gravement, pour réprimer en eux toutes les ardeurs de la chair, que chacun semblait se tenir lui-même en haine 7. L’homme de Dieu le leur prohibait, les admonestant avec bonté, les corrigeant avec raison et pansant leurs blessures par les liens de préceptes salutaires.
1. Voir Rm 8 30 ; 1 Reg 11 7-12 ; 2 Reg 2 17.
2. Voir 1 Reg 22 33-34.
3. Voir Mt516.
4. Voir Ez 34 4.
5. Ici s’arrête définitivement le manuscrit de Fribourg.
6. Voir 2 Co 11 27.
7. Voir 1 Reg 22 5 ; 1 LFid 37, 40.
Parmi les frères qui venaient au chapitre, nul n’osait engager la conversation sur les affaires de ce monde 1. Mais ils s’entretenaient des Vies des saints Pères 2 et de la manière de plus parfaitement trouver la grâce du Seigneur Jésus Christ 3. Si certains des frères qui étaient venus au chapitre ressentaient quelque tentation ou tribulation, en entendant le bienheureux François parler ainsi avec douceur et ferveur, en voyant sa pénitence, ils étaient libérés des tentations et merveilleusement soulagés des tribulations. Car c’est avec compassion qu’il leur parlait, non comme un juge, mais comme un père miséricordieux à ses fils, comme un bon médecin aux malades, sachant être malade avec les malades 4 et affligé avec les tourmentés. Il réprimandait néanmoins tous les délinquants comme il se doit et il réprimait par des blâmes mérités les récalcitrants et les rebelles.
Or une fois le chapitre terminé, il bénissait tous les frères et assignait chacun aux différentes provinces 5. Quiconque parmi eux avait l’Esprit de Dieu et l’éloquence nécessaire pour prêcher, qu’il soit clerc ou laïc, il lui donnait le droit de prêcher. Ceux-ci, recevant sa bénédiction avec une grande joie de l’esprit, comme des pèlerins et des étrangers 6 s’en allaient par le monde, n’emportant rien en route 7, si ce n’est les livres dans lesquels ils puissent dire leurs heures 8. En quelque lieu qu’ils rencontraient un prêtre, riche ou pauvre, bon ou mauvais, s’inclinant ils lui faisaient humblement révérence. Quand arrivait
1. Voir 3S 46.
2. Les Vies des pères des déserts de l’Orient (Antoine, Pacôme, Paul de Thèbes…) connurent un grand succès en Occident. Dans la vie monastique, elles constituaient souvent la lecture de table au réfectoire.
3. Voir 1 Reg 18 1.
4. Voir 2 Co 11 29.
5. François semble être seul à décider de l’affectation des frères.
6. Voir 1P 2 11 : 2 Reg 6 2 ; Test 24.
7. Voir 1 Reg 14 1.
8. Il s’agit des bréviaires qui permettaient aux frères de dire chaque jour les heures canoniques de l’office divin. Voir 1 Reg 3 7 ; 2 Reg 3 2.
1148 l’heure de chercher un hébergement, ils allaient plus volontiers chez des prêtres que chez des laïcs séculiers.
60 Mais quand ils ne pouvaient être hébergés chez des prêtres, ils se mettaient plutôt en quête d’hommes spirituels et craignant Dieu, chez qui ils puissent être hébergés en toute honnêteté ; jusqu’au moment où, dans chaque cité et bourg fortifié que les frères voulaient visiter, le Seigneur inspira de leur préparer des hébergements ; finalement, des lieux d’habitation 1 furent édifiés pour eux dans les villes et les bourgs fortifiés 2.
Le Seigneur leur donna la parole et l’esprit selon le besoin du moment pour proférer des paroles très acérées qui pénétraient les cœurs des jeunes et des vieux. Délaissant père et mère 3 et tout ce qu’ils avaient, ces gens se mettaient à la suite des frères en prenant l’habit de leur religion. Alors fut vraiment envoyé sur terre le glaive 4 de séparation, quand des jeunes venaient à la religion en abandonnant leurs parents dans la lie des péchés. Ceux pourtant que les frères recevaient dans l’Ordre 5, ils les menaient au bienheureux François pour qu’ils reçoivent de lui l’habit de religion avec humilité et dévotion 6.
Il n’y avait pas seulement des hommes qui se convertissaient ainsi à l’Ordre : mais de nombreuses vierges et veuves, touchées par la prédication des frères, s’enfermaient aussi pour faire pénitence, suivant leur conseil, dans des monastères institués dans
1. On distingue ici les « hospitia », lieux d’hébergement provisoires, des « loca » des frères, maisons édifiées à leur usage exclusif.
2. Voir Le 10 1.
3. Voir Mt 1929.
4. Voir Mt 10 34.
5. On voit que l’auteur continue à confondre « religio » et « Ordo » comme en 3S 37.
6. Voir 1 Reg 2 2, 8 ; 2 Reg 2 1. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « quoique auparavant, quand ils n’étaient que six avec lui, avec sa permission comme il a été dit, les (nouveaux] avaient pu être reçus par certains [oie par n’importe lequel) d’entre eux ».
les cités et les bourgs fortifiés. Un des frères fut constitué visiteur et correcteur de ces femmes 1. De même, des hommes ayant épouse et des femmes ayant mari, ne pouvant se soustraire à la loi du mariage, sur le salutaire conseil des frères, se livraient aussi à une plus stricte pénitence dans leurs propres maisons 2. Et c’est ainsi que, par le bienheureux François 3, parfait dévot de la sainte Trinité 4, l’Église de Dieu est rénovée en trois Ordres, comme le préfigura la réparation de trois églises 5. Chacun de ces Ordres fut, en son temps, confirmé par le souverain pontife 6.
1. Le premier visiteur des Pauvres Darnes fut le moine cistercien Ambroise en 1218-1219, suivi par le frère mineur Philippe le Long, auquel il doit être ici fait allusion.
2. L’expression « in dominus propriis arctiori poenitentiae commitebant » évoque le Menloriale propositi fratruni et sororum de poenitentia in donimbus propriis existantes, statut commun adopté en 1221 par les fraternités de pénitents de Romagne.
3. À la différence de ce qui est suggéré en AP 41, c’est bien François qui est ici présenté comme initiateur des trois Ordres (frères, moniales recluses et pénitents).
4. L’argument trinitaire a déjà été utilisé en 3S 29.
5. En 3S 21-24, il n’a été question que de la restauration de Saint-Damien. Sans doute la légende fait-elle ici également allusion à la restauration d’une église dédiée à saint Pierre et à celle de Sainte-Marie-de-la-Portioncule.
6. La confirmation officielle du tiers Ordre ne viendra qu’en 1289 avec la bulle Supra montem de Nicolas IV.
61 Or le vénérable père, le seigneur cardinal Jean de Saint-Paul, qui dispensait très souvent conseil et protection au bienheureux François, recommandait la vie et les actes de ce saint et de ses frères à tous les autres cardinaux. Leurs esprits furent 1150 émus 1 et incités à chérir l’homme de Dieu ainsi que ses frères 2, au point que chacun d’eux désirait avoir en sa curie quelques-uns de ces frères, non pour recevoir d’eux quelque service 3, mais en raison de la sainteté des frères et de la dévotion dont ils brûlaient à leur égard.
Mais après la mort du seigneur Jean de Saint-Paul 4, le Seigneur inspira à un des cardinaux du nom d’Hugolin, alors 5 évêque d’Ostie, qu’il chérisse le bienheureux François et ses frères de tout cœur, qu’il les protège et les choie. Effectivement, il se conduisit très chaleureusement envers eux, comme s’il était leur père à tous. Et même, plus que l’affection d’un père charnel ne s’étend naturellement sur ses fils charnels, un tel amour débordait spirituellement pour chérir dans le Seigneur et choyer l’homme de Dieu ainsi que ses frères. Entendant sa glorieuse renommée — car il était fameux parmi les autres cardinaux —, l’homme de Dieu vint à lui avec ses frères. Les accueillant avec joie, le cardinal leur dit : « Je m’offre moi-même à vous, prêt à dispenser aide, conseil et protection 6 selon votre bon gré et je veux que, pour Dieu, vous me recommandiez dans vos prières. »
Alors le bienheureux François, rendant grâce à Dieu, dit au seigneur cardinal : « Je veux de tout cœur, seigneur, vous avoir pour père et protecteur de notre religion ; et je veux que tous les frères vous recommandent toujours dans leurs prières. » Après quoi le bienheureux François le pria de daigner, à la Pentecôte, participer au chapitre des frères. Le cardinal acquiesça aussitôt
1. Voir 1 R 3 26.
2. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « par le témoignage d’Hugolin ».
3. Voir 1 Reg 7 1-2.
4. Le cardinal Jean de Saint-Paul mourut en 1214 ou 1215, quelques mois avant l’ouverture du concile de Latran IV (11 novembre 1215).
5. 3S ajoute « tunc » (« alors ») à AP 43.
6. « Auxiliura. », « consilium » et « protectio » résument les devoirs du seigneur envers son vassal.
avec bonté et, par la suite, il participa à leur chapitre chaque année.
Et quand il venait au chapitre, tous les frères réunis sortaient en procession à sa rencontre. Or lui, à la venue des frères, descendait de cheval et allait à pied avec eux jusqu’à l’église Sainte-Marie. Puis il leur faisait un sermon et célébrait la messe, au cours de laquelle l’homme de Dieu François chantait l’évangile 1.
1. Rôle réservé aux prêtres ou aux diacres. Voir 1C 86.
62 Ainsi, onze ans révolus depuis le commencement de la religion 2, les frères s’étaient-ils multipliés en nombre et en mérite ; on élut des ministres et on les envoya avec un certain nombre de frères dans presque toutes les régions du monde où la foi catholique est implantée et observée 3. On les recevait dans certaines provinces, mais on ne leur permettait pas de construire des habitations. D’autres provinces, on les expulsait, de peur qu’ils soient peut-être des infidèles 4, car bien que le seigneur Innocent III ait approuvé leur Ordre et leur règle, il n’avait cependant pas confirmé cela par ses lettres 5. À cause de quoi les frères endurèrent de très nombreuses tribulations de la part des clercs et des laïcs. Par suite, les frères furent forcés de fuir de diverses provinces et, ainsi perturbés et affligés, dépouillés par
2. C’est-à-dire la rupture entre François et son père en 1206.
3. On retient 1217 comme date de la création des provinces et des ministres
4. Ils redoutent que les frères ne soient des hérétiques.
5. À la suite d’AP 44, l’auteur souligne ici la différence entre une confirmation écrite et une approbation orale.
1152 les voleurs et battus, ils revinrent au bienheureux François plein d’amertume. Ils subirent en effet ce traitement dans presque toutes les régions au-delà des Alpes, comme l’Allemagne, la Hongrie et plusieurs autres 1.
Lorsque cela eut été porté à la connaissance du seigneur cardinal, il appela à lui le bienheureux François et le mena au seigneur pape Honorius -- le seigneur Innocent étant déjà décédé 2. Et il fit solennellement confirmer par ce même seigneur Honorius, avec bulle pendante 3, une autre règle composée par le bienheureux François selon l’enseignement du Christ 4. Dans cette règle, la tenue des chapitres fut espacée, pour éviter de la fatigue aux frères qui demeuraient dans des régions lointaines 5.
63 Le bienheureux François se proposa de demander au seigneur pape Honorius un des cardinaux de l’Église romaine en quelque sorte comme pape de son Ordre -- le seigneur d’Ostie, bien sûr -- auquel les frères puissent recourir pour leurs affaires 6.
Le bienheureux François avait en effet eu une vision qui pouvait l’avoir incité à demander un cardinal et à recommander l’Ordre à l’Église romaine 7. Car il avait vu une poule, petite et
1. Voir JG 5-6.
2. Innocent III mourut à Pérouse, le 16 juillet 1216. Honorius III fut élu pape le 18.
3. Sceau pontifical le plus solennel. S’agit-il de la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223, qui approuve la Règle définitive, ou de la bulle Cum dilecti du 11 juin 1219, qui approuve déjà la vie de François et des Frères mineurs ? Ce point a été l’objet d’un débat entre François Van Ortroy et Paul Sabatier. Il semble difficile de ne pas y voir une allusion à la bulle Solet annuere.
4. Les manuscrits de Barcelone et Sarnano précisent : « dont la teneur avait été approuvée par le seigneur Innocent ».
5. Voir 2 Reg 8 3. 1 Reg 18 2 avait déjà autorisé les ministres d’outre-monts et d’outre-mer à ne participer que tous les trois ans au chapitre de Pentecôte.
6. Hugolin était protecteur des frères au moins depuis le retour de François d’Orient en 1220 ; voir Jg 14.
7. Cet épisode et le suivant (la poule noire, puis la prédication de François devant la curie et son dialogue avec Honorius III) sont des apports inédits de 3S
noire, ayant des plumes sur les cuisses, avec des pattes semblables à celles d’une colombe domestique. Elle avait tant de poussins qu’elle ne pouvait les assembler sous ses ailes 2, mais ils tournaient en restant à l’extérieur d’elle.
Sortant du sommeil, il se mit à réfléchir à cette vision. Aussitôt, il sut par l’Esprit saint que c’était lui qui était symboliquement figuré par cette poule et il dit : « Cette poule, c’est moi, tout petit de stature et noir de nature 3 : je dois être simple comme une colombe et voler au ciel sur l’élan ailé des vertus 4. C’est à moi que le Seigneur, par sa miséricorde, a donné et donnera de nombreux fils que je ne pourrai protéger par ma seule force ; c’est pourquoi il faut que je les recommande à la sainte Église pour qu’à l’ombre de ses ailes elle les protège 5 et les gouverne. »
64 Peu d’années après cette vision, il vint donc à Rome et rendit visite au seigneur d’Ostie. Celui-ci imposa au bienheureux François d’aller avec lui le lendemain matin à la curie, car il voulait qu’il prêche devant le seigneur pape et les cardinaux, et qu’il leur recommande sa religion avec dévotion et affection. Le bienheureux François eut beau s’en récuser en disant qu’il était simple et ignorant, il lui fallut cependant aller avec le cardinal à la curie.
Lorsque le bienheureux François se présenta devant le seigneur pape et les cardinaux, il fut accueilli par eux avec une immense joie. Se levant, il leur prêcha comme s’il avait été inspiré par la seule onction de l’Esprit saint. Une fois sa
1. Selon les manuscrits de Barcelone et Sarnano : « ayant des cuisses noires et des plumes sur les pattes ».
2. Voir Mt 23 37.
3. Voir la description physique de François en 1C 83.
4. Ici s’interrompt le manuscrit mutilé de Sarnano.
5. Voir Ps 16 (17) 8.
1154 prédication finie, il recommanda sa religion au seigneur pape et à l’ensemble des cardinaux. Par sa prédication, le seigneur pape et les seigneurs cardinaux furent encore plus édifiés et ils furent incités de tout cœur 1 à aimer plus affectueusement sa religion.
65 Ensuite, le bienheureux François dit au souverain pontife : « Seigneur, je compatis à votre souci et au labeur continuel par quoi il vous faut veiller sur l’Église de Dieu, et je suis confus que vous ayez tant de soin et de sollicitude pour nous, frères mineurs. Alors que beaucoup de nobles et de riches et plus encore de religieux ne peuvent parvenir jusqu’à vous, grandes doivent en effet être notre crainte et notre confusion, nous qui sommes plus pauvres et méprisés que les autres religieux, non seulement d’accéder à vous, mais même de nous tenir devant votre porte et d’oser sonner à ce tabernacle de la vertu des chrétiens. C’est pourquoi je supplie votre Sainteté avec humilité et dévotion de daigner nous concéder comme pape le seigneur d’Ostie : en cas de nécessité 2, c’est à lui que les frères pourront recourir, en sauvegardant néanmoins toujours la dignité de votre prééminence 3. »
Cette demande plut au seigneur pape et il concéda au bienheureux François le seigneur d’Ostie, en l’instituant comme très digne protecteur de sa religion 4.
66 Ayant reçu mandat du seigneur pape, comme un bon protecteur le cardinal étendit la main pour défendre les frères, en écrivant à de nombreux prélats qui avaient persécuté les frères, afin qu’ils ne leur soient plus opposés, mais qu’ils leur donnent plutôt conseil et aide 5 pour prêcher et habiter dans leurs
1. Voir 1R 32 6.
2. Voir Si 8 12.
3. La précision devait être faite. car François vient de demander Hugolin comme pape ».
4. Voir 2 Reg 12 3 ; Test 33.
5. « Consilium » et « auxiliium ». soit le devoir du seigneur envers son fidèle.
provinces, comme à de bons et saints religieux approuvés par l’autorité du Siège apostolique 1. Pareillement, d’autres cardinaux en grand nombre envoyèrent aussi des lettres dans le même sens.
Dans un chapitre suivant 2, ayant donné aux ministres licence de recevoir les frères dans l’Ordre 3, le bienheureux François les envoya donc dans les provinces, porteurs des lettres des cardinaux ainsi que de la Règle confirmée par bulle apostolique 4. Voyant tout cela et ayant pris connaissance des témoignages en faveur des frères, les prélats en question leur concédèrent libéralement d’édifier, d’habiter et de prêcher dans leurs provinces. C’est pourquoi les frères se mirent ainsi à demeurer et à prêcher dans ces provinces. Voyant leur humble et sainte conduite, entendant leurs très douces paroles 5 qui émouvaient les esprits et les enflammaient pour l’amour de Dieu et pour faire pénitence, beaucoup vinrent à eux et reçurent avec ferveur et humilité l’habit de sainte religion.
67 Or le bienheureux François, voyant la confiance et l’affection que le seigneur d’Ostie avait pour les frères, le chérissait très affectueusement du fond du cœur. Et puisque, guidé par une révélation de Dieu, il savait qu’il serait souverain pontife, il le lui annonçait toujours dans les lettres qu’il lui écrivait en l’appelant « père du monde entier ». Car il lui écrivait ainsi : « Au vénérable père du monde entier dans le Christ, etc. »
1. Il peut s’agir d’une allusion à la bulle Cura dilecti et à la bulle Pro dilectis d’Honorius III, respectivement envoyées en 1219 et 1220.
2. Le latin « In sequenti capitulo » ne permet pas de trancher entre « Dans le chapitre suivant » ou « Dans un chapitre suivant » ; d’autant qu’en accord avec AP 45 le manuscrit de Barcelone donne « in alio capitulo » (« en un autre chapitre »). Au vu des détails qui suivent, il s’agit probablement du chapitre de la Pentecôte 1224.
3. Voir 2 Reg 2 1. Déjà en 1 Reg 2 2, 8.
4. II s’agit forcément de 2 Reg, approuvée par la bulle Solet annuere du 29 novembre 1223.
5. Voir 1 Reg 7 16, 11 9 ; 2 Reg 3 11.
De fait, après peu de temps, le seigneur pape Honorius III mourut et c’est le seigneur d’Ostie qui fut élu souverain pontife 1 et appelé le pape Grégoire IX 2. Jusqu’à la fin de sa vie 3, il s’érigea en principal bienfaiteur et défenseur tant des frères que des autres religieux et surtout des pauvres du Christ 4. C’est pourquoi, à bon droit, on croit qu’il est maintenant associé au collège des saints 5.
1. En accord avec AP 45, le manuscrit de Barcelone précise : « selon la prophétie du bienheureux François ».
2. Honorius Ill mourut le 18 mars 1227. Le cardinal Hugolin fut élu pape le 19, cinq mois et demi après la mort de François, et il mourut le 22 août 1241.
3. La rédaction de 3S se situe donc après la mort de Grégoire IX.
4. L’expression « pauperes Christi » désigne les personnes engagées dans des expériences évangéliques.
5. Le manuscrit de Barcelone préfère : « […] on croit qu’après son heureux trépas, il a brillé par des miracles. Ici se termine le manuscrit de Barcelone et, avec lui, toute trace de la version dite « de Sarnano ».
68 Vingt ans après qu’il eut adhéré très parfaitement au Christ en suivant la vie et les traces 6 des apôtres, l’an de l’incarnation du Seigneur 1226, le quatre des nones d’octobre 7, un dimanche, l’homme apostolique François migra très heureusement vers le Christ : après bien des labeurs 8, il atteignit le repos éternel et fut digne d’être présenté aux regards de son Seigneur.
6. Voir 1 P 2 21.
7. Le 4 octobre.
8. Voir Ap 14 3.
Un de ses disciples fameux par sa sainteté 1 vit, semblable à une étoile ayant l’immensité de la lune et rayonnant de la clarté du soleil, son âme soulevée au-dessus de l’abondance des eaux 2 par une blanche nuée 3, qui montait tout droit au ciel 4.
François avait en effet beaucoup travaillé dans la vigne du Seigneur, zélé et fervent en prières, en jeûnes, en veilles, en prédications et en voyages salutaires 5, en souci et compassion des prochains et en abjection de soi-même ; et ce du début de sa conversion jusqu’à sa transmigration vers le Christ qu’il avait chéri de tout cœur 6, ayant sans cesse mémoire de lui à l’esprit, le louant par la bouche et le glorifiant par des œuvres fécondes. Car il chérissait Dieu avec une telle ferveur et un tel élan du cœur que, l’entendant nommé, il fondait tout entier intérieurement et se répandait extérieurement en disant que le ciel et la terre devraient s’incliner au nom du Seigneur 7.
69 Voulant montrer au monde entier la ferveur de l’affection et la mémoire vive de la passion du Christ qu’il portait dans le cœur, le Seigneur lui-même le décora merveilleusement, alors qu’il vivait encore dans la chair, de la merveilleuse faveur d’un singulier privilège.
Élevé en effet en Dieu par les séraphiques ardeurs de ses désirs 8 et transformé par une douce compassion en celui qui
1. BERNARD DE BESSE, Liber de laudibus, 1, dans Chronica XXIV generalium Ordinis minorum curn pluribus appendicibus inter quas excellit hucusque ineditus Liber de laudibus S. Francisci fr. Bernardi a Bessa, Quaracchi, coll. « Analecta franciscana », n° 3, 1897, p. 668 (BB 1), précise que ce frère était Jacques d’Assise.
2. Voir Ps 28 (29) 3.
3. Voir Ap 14 14.
4. Voir Jos 8 20.
5. Voir 2 Co 6 5, 11 26-28. Il faut sans doute entendre « salutaribus itineribus » au sens où il portait ainsi le salut à autrui.
6. Voir Mt 22 37 ; 1 Reg 23 8.
7. Voir Ph 2 10.
8. Les « ardeurs de ses désirs », l’« excès de charité », l’« ardeur d’amour »
1158 voulut être crucifié par excès de charité, un matin aux alentours de la fête de l’Exaltation de la sainte Croix 1, comme il priait sur le flanc du mont qu’on appelle l’Alverne 2 deux ans avant sa mort 3, voici que lui apparut un séraphin : il avait six ailes 4 et, entre les ailes, il portait l’image d’un très bel homme crucifié, ayant les mains et les pieds étendus en forme de croix et présentant très clairement l’effigie du Seigneur Jésus. De deux ailes, en effet, il voilait sa tête et de deux autres le reste du corps jusqu’aux pieds, tandis que les deux dernières étaient étendues pour voler 5.
Lorsque la vision disparut, c’est une merveilleuse ardeur d’amour qui resta en son âme, mais en sa chair apparut l’empreinte plus merveilleuse encore des stigmates du Seigneur Jésus Christ 6. L’homme de Dieu les cacha autant qu’il put jusqu’à la mort, refusant de divulguer le secret du Seigneur, bien qu’il n’ait pu entièrement les dissimuler sans qu’au moins ses proches compagnons s’en soient aperçus 7.
70 Mais après son très heureux trépas, tous les frères présents et des laïcs en plus grand nombre virent très clairement son corps décoré des stigmates du Christ. Dans ses mains et ses pieds, ils voyaient en effet non pas les piqûres des clous, mais les clous eux-mêmes formés de sa chair et nés dans sa chair même, qui présentaient aussi la noirceur du fer. Son côté droit, sont autant d’expression qui se relient au séraphin, symbole du feu de l’amour.
1. Le 14 septembre. 3S livre la première mention de ce repère liturgique et chronologique.
2. La Verna, sur les pentes du mont Penna, province d’Arezzo, Toscane.
3. Donc vers la fin de l’été ou le début de l’automne 1224.
4. Voir Is 6 2.
5. Voir ibid.
6. Voir Ga 6 17.
7. Voir 1C 95 : « Mais heureux Élie qui a mérité de la voir en quelque manière tant que le saint vivait ; mais non moins heureux Rufin qui l’a touchée de ses propres mains. »
comme transpercé d’une lance, était recouvert de la cicatrice rouge d’une blessure absolument véritable et manifeste qui, tant qu’il vécut, répandait aussi très souvent un sang sacré 1.
Vraiment, non seulement l’irréfutable vérité de ces stigmates apparut nettement durant sa vie et lors de sa mort par l’évidence de la vue et du toucher 2, mais après sa mort, le Seigneur manifesta encore plus clairement cette vérité par les nombreux miracles produits en diverses régions du monde. Par ces miracles aussi, les cœurs de bien des gens qui n’avaient pas jugé correctement de l’homme de Dieu et avaient douté de ses stigmates furent convertis à une telle certitude de foi que ceux-là mêmes qui avaient d’abord été ses détracteurs, poussés par la bonté de Dieu et forcés par la vérité même, s’érigèrent en ses très fidèles promoteurs 3.
1. Voir Jn 19 34.
2. De nouveau, voir 1C 95.
3. « Ipsius laudatores et praedicatores » : littéralement, « ses laudateurs et prédicateurs ».
71 Dans diverses régions du monde, il resplendissait donc désormais de la nouvelle lumière des miracles et de partout accouraient vers son saint corps ceux qui, par ses mérites, avaient éprouvé de très grands et singuliers bienfaits du Seigneur : sur le conseil des cardinaux et d’autres prélats en plus grand nombre, après que furent lus et approuvés les miracles que le Seigneur avait opérés par lui, le seigneur pape Grégoire l’inscrivit au catalogue des saints en commandant de solennellement célébrer sa fête au jour anniversaire de son trépas 4.
4. Le 4 octobre.
1160 Ces faits advinrent dans la cité d’Assise en présence de nombreux prélats, d’une très grande multitude de princes et de barons, et de peuples innombrables venus des diverses régions du monde ; le seigneur pape les avait fait convoquer à cette solennité l’an du Seigneur 1228 1, seconde année de son pontificat.
72 Ce saint qu’il avait chéri au plus haut point de son vivant, non seulement le souverain pontife l’honora prodigieusement en le canonisant, mais l’église construite en son honneur 2, dans la fondation de laquelle le seigneur pape posa la première pierre 3, il la dota aussi de saints dons et de très précieux ornements. C’est vers elle que, deux ans après sa canonisation 4, son très saint corps fut transporté en grand honneur du lieu où il avait d’abord été enseveli 5.
Le pape envoya aussi à cette église une croix d’or ornée de pierres précieuses, dans laquelle était inclus du bois de la croix du Seigneur, ainsi que des ornements, des vases et un grand nombre d’objets destinés au ministère de l’autel, avec beaucoup de précieux vêtements liturgiques.
Exemptant cette même église de toute juridiction inférieure, par autorité apostolique il l’institua tête et mère de tout l’Ordre des Frères mineurs, comme le prouve un privilège public muni d’une bulle que les cardinaux souscrivirent en commun 6.
1. Le 16 juillet.
2. La basilique Saint-François d’Assise.
3. Certainement lors de la canonisation en juillet 1228, comme l’indique la bulle Speravimus hactenus de Grégoire IX, en date du 16 juin 1230.
4. Le 25 mai 1230, date connue par VJS 76.
5. De l’église Saint-Georges à la basilique Saint-François. Comme en témoigne la bulle Recolentes qualiter de Grégoire IX, en date du 29 avril 1228, la construction de cette dernière église avait été projetée peu de temps avant le procès de canonisation. En 1230, elle venait d’être menée à bien sous la conduite de frère Élie.
6. La bulle Is qui Ecclesiam de Grégoire IX en date du 12 avril 1230.
73 Il est vrai qu’honorer le saint de Dieu par des objets matériels serait peu de chose si par lui, mort corporellement mais vivant spirituellement dans la gloire, le Seigneur ne convertissait et ne guérissait un grand nombre de gens. Après son trépas, non seulement des personnes indifféremment de l’un et l’autre sexe furent converties au Seigneur par ses mérites, mais encore de nombreux grands et nobles reçurent avec leurs fils l’habit de son Ordre, tandis que leurs épouses et leurs filles s’enfermaient dans des monastères de Pauvres Dames.
Pareillement de nombreux hommes savants et très lettrés, tant laïcs que clercs prébendés 1, se mirent aussi à mépriser les charmes de la chair ainsi qu’à renoncer complètement à l’impiété et aux désirs du monde 2 pour entrer dans l’Ordre des Mineurs, se conformant en tout, selon la mesure de la grâce divine, à la pauvreté et aux exemples 3 du Christ et de son serviteur le très bienheureux François.
C’est pourquoi on peut à juste titre dire de lui, qui à coup sûr vit pour toujours une vie de gloire, ce qui est écrit de Samson, à savoir qu’il en a tué beaucoup plus en mourant qu’il n’en avait auparavant occis de son vivant 4. Que nous conduise à cette gloire, par les mérites de notre très saint père François, Celui qui vit et règne dans les siècles des siècles ! Amen 5.
1. Des clercs — en général des chanoines — bénéficiant d’un revenu attaché à leur charge.
2. Voir Tt 2 12.
3. « Vestigia », que nous traduisons ici par « exemples », évoque les traces, en particulier les traces de pas qu’on s’efforce de suivre.
4. Jg 16 30. Cette comparaison finale peut paraître extravagante. Néanmoins, si l’on se rappelle que la bulle de canonisation de François, la bulle Mira circa nos de 1228, développe justement un long parallèle entre François et Samson, elle devient plutôt une allusion, peut-être maladroite, par laquelle l’auteur entend se relier à une tradition hagiographique bien établie.
5. Ap 106, 11 15.
1187 […] L’introduction aux écrits de frère Léon a mis en évidence la complexité et la richesse de la tradition léonine. Comme il a été vu, la collection de textes figurant dans le manuscrit 1046 de la Biblioteca comunale Augusta de Pérouse, désormais appelée Compilation d’Assise (CA), doit être retenue comme témoin privilégié des souvenirs de Léon. Celle-ci constitue, en effet, le recueil le plus complet en notre possession des fiches rédigées par le confesseur et confident de François.
Ce manuscrit était connu dès la fin du XIXe siècle, mais c’est à Ferdinand Delorme que revient le mérite d’avoir attiré l’attention sur son élément le plus remarquable : la Compilation d’Assise, qu’il a éditée en 1922. Quatre ans plus tard, le même Ferdinand Delorme a tenté de restituer le contenu des « rouleaux » de Léon en publiant une nouvelle édition de ce 1188 texte, qui en bouleversait l’agencement et excluait les paragraphes empruntés à d’autres sources. C’est sur cette seconde version qu’a été fondée la traduction livrée par les précédentes éditions de Saint François d’Assise. Documents, écrits et premières biographies [premier « Totum »]. Elle présente toutefois un caractère hypothétique et réducteur. C’est pourquoi les éditeurs du présent volume ont préféré renouer avec l’ordre originel du texte, en adoptant la numérotation de l’édition latine critique, publiée par Marino Bigaroni en 1975 et révisée en 1992. […]
[voir aussi les pages 1203-1204 du « Totum » sur le contexte de production et sur la date]
§8 [LP 101] Un jour, le bienheureux François appela à lui ses compagnons 5 : « Vous-mêmes savez combien dame Jacqueline de “Settesoli fut et est très fidèle et dévouée à moi et à notre religion 6. Aussi je crois que, si vous l’informiez de mon état,
1. Au lieu de « Cantique », SPm 10 a « Chant ».
2. Le mot « saint » ne figure pas en SPm 10.
3. La préposition « per » signifie également « pour ».
4. Concernant les circonstances de composition de CSo1, voir CA 83. Ici comme dans le texte original de CSoI, cette strophe est rédigée en ombrien et non en latin.
5. SP 112 donne : « Comme il était dans le lieu de Sainte-Marie-des-Anges, malade de sa dernière maladie, c’est-à-dire de celle dont il mourut, il appela un jour ses compagnons en disant ». Sur cet épisode, voir également TM 28a, qui cite frère Léon comme informateur.
6. Le terme « religio » peut désigner l’état de vie consacrée ou bien, comme ici, une forme de vie religieuse spécifique (voir 1 Reg Prol 3), plus structurée qu’une simple fraternité, mais moins qu’un Ordre. De lui-même, François d’Assise n’emploie jamais le terme « Ordre » pour désigner la communauté qu’il a fondée, mais les termes « fraternité » et surtout « religion ». Ce mot plaide donc en faveur de l’authenticité des paroles attribuées à François dans cet épisode et dans les autres où il apparaît, qui ont de bonnes chances d’être des transcriptions fidèles de souvenirs personnels de frère Léon.
1215 ce serait pour elle une grande grâce et consolation. Et en particulier, faites-lui savoir 1 qu’elle vous 2 envoie du drap pour une tunique 3, de ce drap religieux qui ressemble à la couleur de la cendre, comme celui que fabriquent les moines cisterciens dans les régions transalpines 4. Qu’elle envoie aussi de ce mets qu’elle m’a bien souvent fait quand je fus dans la Ville 5. » Ce mets, qui est fait d’amandes, de sucre ou de miel et d’autres ingrédients, les Romains l’appellent « mostacciolo ». Cette femme spirituelle était en effet une veuve sainte et dévouée à Dieu, issue d’une des plus nobles et plus riches familles de toute la Ville 6 ; elle avait reçu de Dieu tant de grâce par les mérites et la prédication du bienheureux François qu’elle semblait comme une autre Madeleine 7, toujours pleine de larmes et de dévotion pour l’amour de Dieu.
1. Les mots « faites-lui savoir » ne figurent ni en SPm 11 ni en ML 157.
2. Au lieu de « vous », SPm 11 a « nous ».
3. En latin « pro una tunica » : la présence de l’adjectif numérique est un italianisme qui va également dans le sens de l’authenticité des paroles de François.
4. CA et SPm 11 ont « ultramarinis » (« d’outre-mer »), auquel nous substituons : « ultramontanis » (« d’outre-monts », « transalpines »), attesté en
ML 157 et beaucoup plus vraisemblable. Les moines de Cîteaux adoptèrent pour habit une tunique de laine écrue dès la première décennie du xne siècle. Cet habit non teint était réputé blanc, mais était en fait d’un gris sale, ce qui a valu aux Cisterciens d’être fréquemment surnommés les « moines gris ».
5. « La Ville » désigne ici Rome, comme dans toutes les occurrences qui suivent.
6. Le mot « spirituelle » est à entendre au sens fort de « habitée par l’Esprit saint ». Par son père, Jacqueline de ‘Settesoli descendait des chevaliers normands ayant conquis la Sicile. Son mari, Graziano Anicio Frangipani, était comte de Marino et, selon la tradition, descendait de ce Flavius Anicius qui, en l’an 717, sauva la population romaine de la famine en lui distribuant du pain — d’où le surnom de « Frangipani » (de « frangens panera » : « qui rompt le pain ») donné à sa famille. Le terme « Settesoli » (« sept soleils ») constitue une déformation de « Septizonium », qui était le nom d’une propriété acquise en 1145 par la famille Frangipani. On ignore les dates de naissance et de mort de Jacqueline, mais on sait qu’elle eut deux fils de son mari : Jean et Gratien (ou Jacques ?), et qu’elle devint veuve fort jeune, au plus tard en 1217. Elle se retira à Assise peu après 1230 et est enterrée dans l’église inférieure de la basilique Saint-François, près de la tombe du Poverello.
7. Le passage allant de « elle avait reçu » à « Madeleine » figure dans la marge du manuscrit 1046 de Pérouse et non dans le corps du texte comme en SPm 11 et SP 112. Le fait de présenter Jacqueline de' Settesoli comme une autre Madeleine suggère que François est un autre Christ, ou du moins une image vivante du Sauveur.*
1216 Une fois la lettre écrite comme l’avait dit le saint père, un frère s’occupait de trouver un autre frère pour le porter, quand soudain on frappa à la porte 1. Et comme un frère ouvrait la porte, il vit dame Jacqueline qui était venue en hâte de la Ville pour rendre visite 2 au bienheureux François. Aussitôt 3, avec grande allégresse, un frère alla annoncer au bienheureux François que dame Jacqueline était venue pour lui rendre visite, avec son fils et beaucoup d’autres gens : et il dit : « Que faisons-nous, père ? Lui permettrons-nous d’entrer et de venir à toi ? » En effet, par la volonté du bienheureux François. en ce lieu avait été institué longtemps auparavant que, pour l’honnêteté et la vocation de ce lieu, aucune femme ne devait en franchir la clôture 4. Le bienheureux François répondit : « Cette disposition n’a pas à être observée dans le cas de cette dame, qu’une si grande foi et dévotion ont fait venir de lointaines contrées jusqu’ici. » Et ainsi fut-elle introduite auprès du bienheureux François, versant devant lui d’abondantes larmes. Et merveille ! Elle apportait avec elle le drap mortuaire, couleur de cendre. destiné à la tunique, et tout ce qui avait été écrit dans la lettre pour qu’elle l’envoie. Les frères s’émerveillèrent donc grandement en considérant la sainteté du bienheureux François. Bien plus, ladite dame Jacqueline leur dit : ‘Frères, il me fut dit en esprit alors que je priais : “Va rendre visite à ton père, le bienheureux François : hâte-toi et ne tarde pas, car, si tu tardes trop, tu ne le trouveras pas vivant. En outre, tu porteras tel type de drap pour sa tunique et tels ingrédients pour lui confectionner tel mets.
1. SPm 11 et ML 157 donnent : « la porte des frères » ; SP 1 12 : “la porte du lieu”.
2. Voir Lc 1 39.
3. SP 112 remplace “Aussitôt” par “Lorsqu’il l’eut reconnue”.
4.11 existait certainement des statuts propres au lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule, édictés par François, dont on trouve à nouveau trace en CA 56 et 107.
1217 De même, apporte aussi avec toi de la cire en grande quantité pour ses luminaires et pareillement de l’encens.” Or le bienheureux François n’avait pas fait mention d’encens 1 dans la lettre 2. Mais le Seigneur voulut inspirer cette dame pour récompenser et consoler son âme et afin que nous connaissions mieux de quelle sainteté était ce saint, ce pauvre que le Père céleste voulut honorer de tant d’honneur aux jours de sa mort. Celui qui inspira aux rois d’aller 3 avec des présents pour honorer 4 l’enfant, son Fils bien-aimé, aux jours de sa nativité et de sa pauvreté 5, voulut inspirer à cette noble dame, en des contrées lointaines, d’aller avec des présents pour vénérer et honorer le glorieux et saint corps de son saint serviteur qui, avec tant d’amour et de ferveur, chérit et suivit dans la vie et dans la mort la pauvreté de son Fils bien aimé 6.
Cette dame prépara un jour au saint père le mets qu’il avait désiré manger. Mais il en mangea peu, car chaque jour son corps déclinait à cause de sa très grande maladie 7 et il approchait de la
1. ML 157 donne : « de cire ni d’encens ».
2. Au lieu de cette phrase, SPm 11 a « comme le bienheureux François a fait écrire dans la lettre ».
3. ML 157 remplace « d’aller » par « de venir de régions éloignées ».
4. SPm 11 donne : « pour vénérer et honorer ».
5. Pour François, l’Incarnation et la pauvreté ne font qu’un puisque Dieu se dépouille ainsi de sa puissance pour partager la condition humaine.
6. Au lieu de ‘pour vénérer et honorer […] son Fils bien-aimé’, SP 1 12 a « pour honorer son serviteur bien-aimé aux jours de sa mort, ou plutôt aux jours de sa vraie naissance ». Après avoir comparé Jacqueline de Settesoli à Madeleine, l’auteur de la Compilation d’Assise la compare aux rois mages. Ce faisant, il renforce le parallèle entre François d’Assise et Jésus. François est présenté comme un disciple du Christ -- il suit le chemin de pauvreté emprunté par celui-ci -- tellement fidèle et fervent qu’il en vient à constituer une véritable icône de son maître et que son corps a droit à des honneurs particuliers. On notera que, malgré un contexte s’y prêtant, il n’est fait ici aucune allusion directe aux stigmates du Poverello.
7. SPm 11 donne : « du fait de ses très grandes maladies » ; SP 112 porte simplement : « Mais il en mangea peu, car il ne cessait de décliner. »
1218 mort. De même fit-elle faire beaucoup de cierges destinés à brûler devant son saint 1 corps après son trépas 2. Et avec le drap qu’elle avait apporté pour sa tunique, les frères lui firent une tunique avec laquelle il fut enseveli. Et lui-même ordonna aux frères de coudre de la toile de sac par-dessus sa tunique, en signe et exemple de très sainte humilité et 3 pauvreté. Et comme il plut à Dieu, il advint qu’en cette semaine où dame Jacqueline vint, le bienheureux François 4 s’en fut vers le Seigneur.
§9 [LP 102] Dès le commencement de sa conversion, avec l’aide du Seigneur, le bienheureux François, comme un sage, fonda et lui-même et sa maison, c’est-à-dire la religion, sur le roc solide 6, c’est-à-dire sur la très grande humilité et la très grande pauvreté du Fils de Dieu, l’appelant « religion des Frères mineurs » 7. Sur la très grande humilité : c’est pourquoi au début de la religion, après que les frères commencèrent à se multiplier, il voulut que les
1. SP 112 remplace « saint » par « très saint ».
2. Littéralement, « après sa migration ».
3. SP 1 l 2 insère ici le mot « domine », ce qui donne : « et de dame Pauvreté ».
4. SP 112 donne ici : « notre très saint père ».
5. Les paragraphes CA 9-11, qui sont centrés sur l’humilité de François et rapportent des faits pouvant remonter aux premières années de la religion mineure, interrompent le récit des derniers jours du Poverello, qui reprend en CA 12.
6. Voir Mt 7 24.
7. Voir 1 Reg 7 2. Ici encore, CA et les récits parallèles de SPm 12 et SP 44 conservent le vocabulaire de François et utilisent le terme « religion », là où 1C 38 l’abandonne et emploie le mot « Ordre ».
1219 frères demeurent 1 dans les hôpitaux des lépreux pour les servir 2 ; c’est pourquoi, en ce temps où venaient à la religion nobles et non nobles, entre autres choses qui leur étaient annoncées, on leur disait qu’il leur faudrait servir les lépreux et demeurer en leurs maisons 3. Sur la très grande pauvreté : comme il est dit dans la Règle que les frères demeurent dans des maisons où ils résident comme des étrangers et des pèlerins 4, qu’ils ne veuillent rien avoir sous le ciel 5, si ce n’est la sainte pauvreté 6, par laquelle, en ce monde, ils sont nourris par le Seigneur d’aliments corporels et de vertus 7 et, dans le monde futur, ils obtiendront l’héritage céleste. Il se fonda lui-mêmes sur la très grande pauvreté et la très grande humilité : en effet, bien qu’il fût un grand prélat 9 dans l’Église de Dieu, il voulut et choisit d’être abject non seulement dans l’Église de Dieu, mais parmi ses frères 10.
1. Le texte latin et la concordance française des temps exigeraient ici l’imparfait du subjonctif (« demeurassent ») au lieu du présent. Nous y avons renoncé, car son emploi conférerait au texte une tournure précieuse, totalement absente de l’original latin. Il en va de même en de nombreux autres passages de cette traduction.
2. SP 44 ajoute : « et ils en firent le fondement de la sainte humilité ».
3. Voir 1Reg 9 2.
4. Voir 1P 2 11 ; 2 Reg 6 2 (CA inverse les termes « étrangers » et « pèlerins »). SP 44 remplace tout le début de cette phrase par « comme il est contenu dans la première Règle », qu’il lie à la phrase précédente.
5. Voir 2Reg 6 6.
6. Avoir la pauvreté : l’auteur joue classiquement de l’oxymore.
7. Au lieu de « et de vertus », SP 44 a « et spirituels ».
8. SP 44 insère ici les mots : « pour lui et pour les autres ».
9. Au Moyen Âge, l’adjectif latin « praelatus » continue d’exprimer l’idée de prééminence, conformément à son sens originel, mais est surtout employé sous forme substantivée pour désigner les dignitaires ecclésiastiques, en particulier les abbés et les évêques.
10. SP 44 ajoute le passage : « bien que cette abjection dans son opinion et son désir soit sa très grande exaltation au regard de Dieu et des hommes ».
1220 § 10 [LP 103] Une fois qu’il prêchait au peuple de Terni 1 sur la place devant l’évêché, l’évêque de cette cité 2, homme doué de discernement et spirituel, assistait à cette prédication. Quand la prédication fut terminée, l’évêque se leva et, parmi les autres paroles de lieu qu’il leur adressa, il dit aussi : « Depuis le moment où il a commencé à planter et édifier son Église 3, le Seigneur l’a toujours illustrée 4 par des hommes saints, pour qu’ils la fassent s’épanouir par la parole et par l’exemple. Or maintenant, en cette toute dernière heure 5, il l’a illustrée par ce petit homme pauvre, insignifiant et illettré 6 -- et il désignait du doigt le bienheureux François à tout le peuple -- ; en vertu de quoi vous êtes donc tenus d’aimer et d’honorer le Seigneur et de vous garder des péchés, car il n’en a pas fait autant pour toutes les nations 7. » Une fois la prédication finie, comme il était descendu du lieu où il avait prêché 8, le seigneur évêque et le bienheureux François entrèrent dans l’église de l’évêché. Alors 9 le bienheureux François s’inclina devant le seigneur évêque et se jeta à ses pieds 10 en
1. Terni, Ombrie. L’épisode a dû se produire en 1218.
2. Il s’agit de Rainier, qui fut évêque de Terni de 1218 à 1253.
3. Voir Mt 16 18.
4. Au lieu de « illustrée », SPm 13 a « illuminée ».
5. Voir lin 218.
6. En latin « pauperculo et despecto et illitterato ». Ces trois adjectifs ont manifestement été choisis avec soin, car ils recouvrent les trois sphères fondamentales de la vie sociale que sont l’avoir, le pouvoir (par le biais de la considération et de la notoriété) et le savoir. Comme dans les autres passages des sources franciscaines où l’adjectif « illitteratus » est appliqué à François d’Assise, il signifie non pas « illettré » au sens actuel de ce terme, mais sans instruction supérieure, sans connaissance approfondie du latin.
7. Ps 147 20.
8. SPm 13 donne : « où ils avaient prêché ».
9. SP 45 remplace « Alors » par « S’approchant de lui ».
10. Voir Mc 5 22.
disant : “En vérité je vous le dis 1, seigneur évêque : jusqu’ici aucun homme ne m’a fait autant d’honneur en ce monde que tu ne m’en as fait aujourd’hui. En effet, les autres hommes disent : « Celui-ci est un saint homme », attribuant la gloire et la sainteté à la créature et non au Créateur. Mais toi, en homme de discernement, tu as séparé ce qui est précieux de ce qui est vil 2.”
[LP 104] Souvent en effet, lorsque le bienheureux François était honoré et qu’on disait de lui qu’il était un saint homme, il répondait à de telles assertions en disant : « Je ne suis pas encore sûr de ne jamais avoir de fils ni de filles ! » Et il ajoutait : « En effet, à n’importe quel moment où le Seigneur voudrait m’enlever son trésor qu’il m’a prêté 3, que me resterait-il d’autre en dehors du corps et de l’âme, qu’ont même les infidèles ? Au contraire, je dois croire que, si le Seigneur avait conféré autant de biens à un brigand et même à un infidèle qu’à moi, ils seraient plus fidèles au Seigneur que moi. » Il disait encore : « Dans un tableau du Seigneur et de la bienheureuse Vierge peint sur bois, c’est Dieu et la bienheureuse Vierge qui sont honorés et ce sont eux qu’on a en mémoire ; et pourtant, le bois ou la peinture ne s’attribuent rien à eux-mêmes, parce qu’ils ne sont que bois ou peinture 4. De même, le serviteur de Dieu est un tableau, en ce sens qu’il est une créature de Dieu, en qui Dieu est honoré à cause de ses bienfaits ; mais comme le bois ou la peinture, il ne doit rien s’attribuer à lui-même 5, mais c’est à Dieu seul qu’il faut rendre l’honneur et la gloire 6 et ne s’attribuer à soi, tant qu’on vit, que la honte et la tribulation ; car 1222 tant qu’on vit 1, la chair est toujours opposée aux bienfaits de Dieu.2 »
1. Jn 6 47, 10 1-7. SPm 13 donne : « En vérité je te le dis ».
2. Jr 15 19.
3. Allusion à la parabole des talents (Mt 25 14-30).
4. François dénie ainsi le pouvoir apotropaïque des images pieuses, censées détourner le mauvais sort de ceux qui les prient.
5. SP 45 insère ici : « car au regard de Dieu, il est moins que le bois et la peinture : il est même un pur néant. »
6. Voir 1 Tm 1 17.
1. SP 45 ajoute : « au milieu des misères de ce monde ».
2. Cet enseignement est également exposé avec vigueur en Adm 5 et 10.
1222 § 11 [LP 105] Parmi ses frères, le bienheureux François voulut être humble et, pour conserver 3 une plus grande humilité, peu d’années après sa conversion, il résigna l’office de prélature 4 devant tous les frères, lors d’un chapitre tenu à Sainte-Marie-de-Ia-Portioncule 5, en disant : « Dorénavant, je suis mort pour vous. Mais voici frère Pierre de Cattaneo 6 à qui, moi comme vous, nous obéirons tous. » Alors tous les frères se mirent à pleurer à voix haute et à verser d’abondantes larmes. Et le
3. SPm 14 donne : « puisque, pour suivre et conserver ».
4. L’expression « office de prélature » désigne la fonction de chef de la religion des Frères mineurs. Si la Règle non bullata (1221) ne donne à celui-ci aucun nom particulier, la Règle bullata (1223) lui décerne le titre de ministre général » ; voir 2 Reg 8. Toutefois, certaines sources présentent plus volontiers Pierre de Cattaneo et Élie, durant le temps où ils ont gouverné la fraternité mineure du vivant du Poverello (1220-1226), comme les vicaires » de François et non comme les « ministres généraux » de la religion. En ce qui concerne les raisons de la résignation de François, 2C 143 retient le motif de l’humilité, mais ajoute celui de la maladie, ce que confirme CA 112. Surtout, CA 109 et 111-112 laissent clairement entendre que, pour François. cette démission n’a pas été aussi facile ni paisible qu’il est dit ici.
5. Le chapitre général tenu à la fin du mois de septembre 1220, peu après le retour d’Orient de François.
6. Pierre de Cattaneo (et non « de Catane », car il n’était pas sicilien, mais probablement originaire de Gualdo Cattaneo, à côté de Montefalco) est habituellement identifié au frère Pierre dont il est question en AP 10-11 et 3S 28-29, qui fut le deuxième compagnon de François. Il mourut le 10 mars 1121 à la Portioncule, quelques mois seulement après sa nomination à la tête de la religion mineure.
1223 bienheureux François, s’inclinant devant frère Pierre, promit obéissance et révérence 1. Dès lors et jusqu’à sa mort 2, il demeura sujet comme un des autres frères.
[LP 106] Bien plus, il voulut être soumis non seulement au ministre général 3 et aux ministres provinciaux -- car dans chacune des provinces où il demeurait ou allait pour prêcher, il obéissait au ministre de cette province --, mais encore, pour une plus grande perfection et une plus grande humilité, il dit une fois, longtemps avant sa mort, au ministre général 4 : « Je veux que tu confies à un de mes compagnons de tenir constamment ta place à mon égard, à qui j’obéirai en tes lieu et place. Car pour le bon exemple 5 et la vertu d’obéissance, je veux toujours que, dans la vie et dans la mort, tu restes avec moi. » Dès lors et jusqu’à sa mort 6, il eut toujours un de ses compagnons pour gardien 7, auquel il obéissait en lieu et place du ministre général. Un jour même, il dit à ses compagnons : « Entre autres grâces, le Très-Haut m’a conféré celle d’obéir avec autant d’empressement à un novice 8 qui
1. SP 39, qui constitue une reprise presque mot pour mot de 2C 143, ajoute ici un passage dans lequel François déclare que, du fait de ses maladies, il remet sa “famille” entre les mains des ministres et que ceux-ci auront à rendre compte de leurs éventuels mauvais exemples, négligences ou excès de sévérité au jour du Jugement.
2. Voir Ph 28.
3. Dans ce passage, l’auteur de CA, quant à lui, considère que la résignation de François fut complète et que ses successeurs furent donc ministres généraux et non de simples vicaires.
4. 2C 151, qui relate cet épisode en des termes différents, ne comporte pas l’expression “ministre général”, mais le nom de l’intéressé : Pierre de Cattaneo.
5. Le mot “exemple” ne figure ni en CA ni en SPm 15 et est restitué d’après ML 158.
6. Voir Ph 28.
7. Le terme “gardien” désigne ici une autorité nominale, attachée à un individu. C’est seulement plus tard que la fonction de gardien désignera le responsable d’une communauté locale de frères et sera attachée à un lieu. Voir Test 27 : “Et je veux fermement obéir au ministre général de cette fraternité et à l’autre gardien qu’il lui aura plu de me donner.”
8. Le noviciat a été institué par la bulle Cum secundum consilium d’Honorius 11I, en date du 22 septembre 1220, et introduit en I Reg 2 8-9.
1224 entrerait aujourd’hui dans la religion, s’il était mon gardien, qu’à celui qui serait le premier et le plus ancien dans la vie et dans la religion des frères. Car le sujet doit considérer comme son prélat non pas l’homme, mais Dieu, pour l’amour de qui il lui est soumis. » Il disait pareillement : « Il n’y a pas de prélat dans le monde entier pour être autant craint de ses sujets et frères que Dieu me ferait craindre de mes frères, si je voulais. Mais le Très-Haut m’a conféré cette grâce de vouloir me satisfaire de tous, comme celui qui est plus petit 1 dans la religion 2. »
Et nous qui avons été avec lui. nous avons vu cela de nos yeux 3 bien souvent, comme lui-même en témoigne 4 : bien souvent, quand certains frères n’apportaient pas satisfaction à ses besoins ou lui disaient quelque parole qui amène d’ordinaire l’homme à se scandaliser 5, il partait aussitôt prier et, à son retour, il ne voulait pas le rappeler en disant : « Tel frère ne m’a
1. “Plus petit” traduit le comparatif latin “minor”, qui signifie aussi “mineur”.
2.11 n’empêche, une telle confidence trahit l’extrême tension qui régnait dans l’esprit de François.
3. Avec de légères variations (ici “cum illo”, ailleurs “cum ipso” ou “cum beato Francisco”), la formule “nous qui avons été avec lui”, inspirée de 2P 1 18, survient dix-sept fois dans la Compilation d’Assise : en CA 11, 14, 50, 56, 57, 67, 78, 82, 84, 86, 88, 89, 93, 101, 106, 111 et 117. I1 faut lui adjoindre les citations de Jn 19 35 (“celui qui a écrit cela a vu et en a rendu témoignage”), qui viennent clore CA 64 et 96 et dont la seconde partie apparaît en CA 14 et 50, et de Jn 1 1 (“nous avons vu de nos yeux”), qui apparaît ici, en CA 84 et en CA 93. Ces trois expressions tendent à imposer un sceau d’authenticité sur les épisodes de la vie de François dont elles veulent souligner l’importance et la véracité ; ce point a été analysé par R. MANSELLI, Nos qui cum eo fuimus. Contributo alla questione francescana, Rome, 1980.
4. SPm 15 donne : “comme le saint père l’attestait” ; et ML 158 : “comme le saint père l’atteste”. ML 158 ajoute ces quelques lignes : “Il voulut être un petit pauvre. Ainsi, du moment où il commença à avoir des frères jusqu’au jour de sa mort, voulut-il ne rien avoir ni rien porter en ce monde, si ce n’est seulement une tunique, parfois rapiécée à l’intérieur et à l’extérieur, une corde et des braies”, qu’il fait suivre du passage cité deux notes plus loin.
5. Voir Adm 14.
1225 pas apporté satisfaction » ; ou : « Il m’a dit telle parole. » Plus 1 il approchait de la mort, plus il était attentif, en toute perfection, à considérer comment il pourrait vivre et mourir 2 en toute humilité et pauvreté 3.
1. SPm 16 fait précéder cette phrase du passage suivant -- absent de CA 11, mais fort proche de 2C 144 (repris en CA 40) et SP 40 --, qui figure aussi en ML 158 : « Bien plus, au temps de sa maladie, pour une plus grande perfection et pauvreté, il rendit tous ses compagnons au ministre général en disant : “Je ne veux pas avoir de compagnon spécial, mais, pour l’amour du Seigneur Dieu, de lieu en lieu les frères me pourvoiront et se joindront à moi comme le Seigneur leur inspirera.” Et il dit : “J’ai vu tout à l’heure un aveugle qui n’avait qu’une petite chienne pour guider son chemin.” »
2. Les mots « et mourir » ne figurent pas en SPm 16 ; ML 158 donne : « vivre et mourir dans le Seigneur ».
3. SP 124 ajoute : « et dans toutes les vertus ».
§14 [LP 110] Le soir du samedi après vêpres, avant la nuit où le bienheureux François s’en fut vers le Seigneur 5, de nombreux oiseaux qu’on nomme « alouettes » volaient assez bas et tournoyaient en cercle au-dessus du toit de la maison où gisait le bienheureux François, en chantant 6.
1. SP 108 donne : « par le bienheureux François ».
2. Sans doute Claire espérait-elle revoir François en vie et non pas son corps mort.
3. Comme on sait que SP, qui utilise l’imparfait (« avaient coutume »), a été rédigé après le déplacement des sœurs de Claire à l’intérieur des murs de la cité d’Assise, en 1260, on est en droit de penser que ce paragraphe de CA, qui utilise le présent (« ont coutume »), a été rédigé alors qu’elles résidaient encore à Saint-Damien.
4. Au lieu de « car, après Dieu, il était leur unique consolation en ce monde », SP 108 a « en se voyant privées des consolations et admonitions d’un tel père ».
5. Le 3 octobre 1226.
6. SP 113 donne : « et, chantant doucement, paraissaient louer le Seigneur ».
1232 Nous qui avons été avec le bienheureux François et qui avons écrit cela à son sujet, nous rendons témoignage 1 que, bien souvent, nous l’avons entendu dire : « S’il m’arrive un jour de parler à l’empereur, je le supplierai, pour l’amour de Dieu et à l’intercession de ma prière, de publier par écrit un décret défendant à tout homme de capturer les sœurs alouettes ou de leur faire quelque mal. De même, que tous les podestats des cités et les seigneurs des bourgs fortifiés et des villages 2 soient tenus chaque année, à la nativité du Seigneur, d’obliger les gens à jeter du blé et d’autres grains 3 par les chemins en dehors des cités et des places fortes, pour que les sœurs alouettes, surtout, et les autres oiseaux aient à manger en un jour d’une si grande solennité. Et par révérence envers le Fils de Dieu, que la bienheureuse Vierge sa mère a couché cette nuit-là dans une mangeoire 4 entre un bœuf et un âne 5, que tout homme en cette nuit ait le devoir de donner suffisamment de nourriture aux frères bœufs et ânes ; de même, que tous les pauvres en la nativité du Seigneur soient nourris à satiété par les riches. » Le bienheureux François avait en effet plus de révérence envers la nativité du Seigneur qu’envers toute autre solennité du Seigneur car, bien que dans ses autres solennités le Seigneur ait opéré notre salut, pourtant du moment où il nous est ne, comme le disait le bienheureux François, il fallait que nous soyons sauvés 7. Aussi voulait-il qu’en un tel jour, tout chrétien
1. Jn 21 24 ; voir Jn 19 35. L’expression « nous qui avons été avec » est inspirée de 2P 1 18.
2. François (ou l’auteur) distingue justement les cités soumises à l’autorité des magistrats communaux (ici, le podestat) des agglomérations rurales, soumises à des seigneurs féodaux.
3. Le mot « grains » ne figure ni en CA ni dans le manuscrit Vat. lat. 4354 de la Bibliothèque apostolique vaticane (V, l’exemplaire le plus connu de la Compilation d’Avignon) ; il est restitué d’après SPm 19.
4. Voir Le 27.
5. Les mots « entre un bœuf et un âne » ne figurent pas en SPm 19.
6. Voir Is 9 6.
7. La Nativité contient donc en puissance la Passion, la Résurrection, l’Ascension…
exulte dans le Seigneur et que, pour l’amour de lui qui s’est donné lui-même à nous 1, tout homme soit généreux, avec gaieté, non seulement envers les pauvres, mais aussi envers les animaux et les oiseaux.
Le 2 bienheureux François disait de l’alouette : « Sœur Alouette a un capuchon comme les religieux et c’est un oiseau humble, qui va volontiers par les chemins pour trouver quelques grains de blé. Et même si elle en trouve parmi le crottin des animaux, pourtant elle les retire et les mange. Tout en volant, elle loue le Seigneur 3, comme les bons religieux qui méprisent les choses terrestres et dont la vie est toujours dans le ciel 4. En outre son vêtement — c’est-à-dire son plumage — est couleur de terre ; elle donne ainsi un exemple aux religieux, qui doivent avoir des vêtements non pas colorés et délicats, mais pour ainsi dire ternes 5 comme la terre 6. » Et ainsi, parce que le bienheureux François considérait ce qui vient d’être dit dans les sœurs alouettes, les aimait-il beaucoup et les voyait-il avec plaisir 7.
1. Voir Tt 2 14.
2. SP 113 fait précéder cet alinéa du passage suivant : « Tout entier absorbé dans l’amour de Dieu, le bienheureux François distinguait parfaitement la bonté de Dieu non seulement en son âme, déjà ornée de toute la perfection des vertus, mais en n’importe quelle créature. Pour cette raison, il avait une affection singulière et viscérale pour les créatures, surtout pour celles en lesquelles figurait quelque chose de Dieu ou quelque chose se rapportant à la religion. Ainsi plus que tous les oiseaux aimait-il un petit oiseau qu’on appelle “alouette”, et qu’on nomme en langue vulgaire “cochevis” (lodola capelluta). »
3. Un probable jeu de mots sous-tend tout ce passage : l’« alouette » (« lauda ») évoque le fait de « louer » (« laudat »).
4. Voir Ph 3 20. SP 113 insère : « et dont l’intention est toujours orientée vers la louange de Dieu ».
5. Littéralement, « mais pour ainsi dire morts ».
6. Voir 1 Reg 2 14 ; 2 Reg 2 16-17.
7. SP 1 13 ajoute : « C’est pourquoi il plut au Seigneur que ces mêmes petits oiseaux montrent quelque signe de leur affection envers lui à l’heure de sa mort. »
1234 § 15 [LP 111] 2 Le bienheureux François disait fréquemment ces paroles aux frères : « Je n’ai jamais été un voleur, je veux dire pour ce qui est des aumônes, qui sont l’héritage des pauvres 3 ; j’en ai toujours accepté moins qu’il ne me fallait, afin que les autres pauvres ne soient pas frustrés de leur part, car faire autre ment serait un vol 4. »
1. CA 15-18, 21 et 46 appartiennent à la collection des Paroles de saint François (VF), qu’on trouve dans le seul manuscrit 1/73 du Collegio Sant'Isidoro de Rome, précédée d’une rubrique : « Un compagnon du bienheureux François, à savoir frère Léon, qui fut un homme d’une vraie simplicité et sainteté, a écrit ces paroles, qui exposent parfaitement et manifestent sincèrement et fidèlement l’intention et le sens de la Règle même. » VF est cité et attribué à Léon dans l’Arbre de la vie crucifiée de Jésus d’Ubertin de Casale et dans l’Exposition de la Règle des Frères mineurs d’Ange Clareno. Cette sélection d’épisodes tirée des écrits de frère Léon révèle les intérêts du courant des Spirituels : elle est centrée sur l’affirmation par François et par le Christ de leur volonté commune que les frères observent la Règle à la lettre, vivent une pauvreté radicale et rejettent fermement toutes les formes de privilèges. L’absence de parallèles avec la Vita secunda de Thomas de Celano laisse penser que ces épisodes correspondent à des souvenirs tardifs de Léon, postérieurs à 1246.
2. VF 1 débute par les mots « De même », ce qui signale que la collection des Paroles de saint François a été extraite d’une collection plus importante.
3. SP 12 donne : « Je n’ai pas été un voleur d’aumônes, en les acquérant ou en usant d’elles au-delà de la nécessité » ; et ML 86 : « Je n’ai pas été un voleur en acquérant des aumônes ou en usant d’elles au-delà de la nécessité, car »
4. À peine quelques années après la mort de François, la subsistance des frères avait cessé d’être principalement assurée par leur travail manuel pour reposer presque exclusivement sur la mendicité. Il faut avoir ce fait présent à l’esprit pour mesurer toute la portée critique de ces quelques lignes.
§31-34 [2C 86-89]. 1572 86 À Celano 4, dans la saison d’hiver, il arriva que saint François avait en guise de manteau une étoffe pliée qu’un habitant de Tivoli 5, ami des frères, lui avait prêtée. Comme il était au palais de l’évêque de la Marsica 6, vint à sa rencontre une petite vieille qui demandait l’aumône7. Aussitôt il détache l’étoffe de son cou et, bien qu’elle ne lui appartienne pas, il la donne à la pauvre petite vieille en disant : « Va, fais-toi une tunique, car tu en as bien besoin ! » La petite vieille éclate de rire et, stupéfaite -- de crainte ou de joie, je ne sais --, elle lui prend l’étoffe des mains. Elle court bien vite et, pour éviter en tardant de s’exposer au danger qu’on la lui redemande, elle la coupe avec des ciseaux. Mais comme elle trouvait que l’étoffe ainsi coupée ne suffisait pas pour une tunique, ayant fait
1. Voir Ct 1 12.
2. Voir Ps 83 (84) 10.
3. Is 53 3.
4. Celano, province de L’Aquila, Abruzzes : c’est le lieu d’origine de l’auteur.
5. Tivoli, province de Rome, Latium.
6. La Marsica (ou diocèse des Marses), région interne à la province de L’Aquila, Abruzzes. Celano fait partie de la Marsica ; même si la cité n’en était pas l’évêché, l’évêque y avait une résidence. Le nom de celui-ci est inconnu.
7. Voir Ac 32.
l’expérience d’une première bonté, elle revient vers le saint, signalant le manque d’étoffe. Le saint tourne les yeux vers son compagnon qui portait autant d’étoffe sur le dos : « Tu entends, dit-il, frère, ce que dit cette pauvrette ? Pour l’amour de Dieu, supportons le froid et donne l’étoffe à cette pauvrette pour qu’elle complète sa tunique. » Lui-même avait donné, le compagnon donne aussi et tous deux demeurent nus 1 pour que la petite vieille soit vêtue 2.
1590 §35-36 [2C 103]. 103 Comme il séjournait à Sienne 8, il advint qu’un frère de l’Ordre des Prêcheurs arriva là ; c’était un homme spirituel 9 et docteur en théologie sacrée. Il rendit donc visite au bienheureux
8. Sienne, Toscane.
9. Voir Os 9 7.
François : lui-même et le saint jouissent longtemps du plus doux entretien sur les paroles du Seigneur 1. Or le maître dont nous parlons l’interrogea sur cette parole d’Ézéchiel : Si tu n’annonces pas à l’impie son impiété, je réclamerai son âme de ta main 2. Il lui dit en effet : « Bon père, j’en connais un grand nombre que je sais être dans le péché mortel, sans que je leur annonce toujours leur impiété. Est-ce qu’on réclamera de ma main l’âme de telles personnes ? » Comme le bienheureux François se disait un illettré et affirmait que, pour cette raison, c’est lui qui devrait être instruit par l’autre plutôt que de répondre à sa question sur une phrase de l’Écriture, cet humble maître ajouta : « Frère, bien que j’aie entendu le commentaire de cette parole par quelques sages, cependant j’aimerais recevoir ton interprétation de ce passage 3. » Le bienheureux François lui dit : « Si la parole doit être comprise en général, je la reçois de la façon suivante : le serviteur de Dieu 4 doit être si ardent en lui-même, par sa vie et sa sainteté, que, par la lumière 5 de son exemple et la langue de son comportement 6, il fasse reproche à tous les impies. C’est ainsi, dis-je, que la splendeur de sa vie et l’odeur de sa renommée annonceront à tous leur iniquité 7. » Cet homme fut donc édifié au plus haut point et, en se retirant, il dit aux compagnons du bienheureux François : « Mes frères, la théologie de cet homme, appuyée sur 1592 la pureté et la contemplation, est un aigle qui vole 1 ; quant à notre science, elle rampe avec son ventre sur la terre 2. »
1.Voir Jn 3 34.
2. Ez 3 18-20.
3. On se souvient que Pierre Abélard, à en croire son Histoire de mes calamités, fut ainsi interrogé sur une obscure prophétie d’Ézéchiel. Le récit autobiographique d’Abélard a néanmoins pour rôle de célébrer son habileté intellectuelle, tandis que le récit de Thomas de Celano montre un François inspiré par la contemplation.
4. Voir Dn 6 20.
5. Voir Mt 5 14 ; Jn 5 35.
6. Voir 1 Tm 4 12.
7. Voir Ez 3 19.
1. Voir Jb 9 26.
2. Gn 1 24, 3 14 ; Lv 11 20. Le compliment est d’autant plus fort qu’il vient d’un docteur en théologie, membre de l’Ordre concurrent des Frères prêcheurs, plus systématiquement adonnés à l’étude que les Frères mineurs.
1682 §42-43 [2C 184-186]. 184 Vers la fin de son appel 4 vers le Seigneur 5, un frère toujours soucieux des choses divines, animé de piété envers l’Ordre, lui posa la question : « Père, tu passeras et la famille qui t’a suivie sera laissée dans la vallée de larmes 6. Indique-nous si tu connais quelqu’un dans l’Ordre sur qui ton esprit se repose 7, à qui l’on puisse imposer en toute sécurité le poids de ministre général. » Saint François répondit, habillant toutes ses paroles de soupirs : « Comme guide d’une armée si multiforme, comme pasteur d’un si vaste troupeau, je n’en vois aucun, mon fils, qui suffise à la tâche 8. Mais je veux vous en dépeindre un -- ou, selon le proverbe, en faire un à main levée -- en qui resplendisse quel doit être le père de cette famille. »
4. Voir Ph 314.
5. À l’approche de sa mort.
6. Voir Ps 83 (84) 7.
7. Voir 2R 2 15.
8. Le jugement est sévère pour les successeurs de François, à commencer par frère Élie.
185 « Ce doit être un homme, dit-il, d’une vie très austère, d’un grand discernement, d’une réputation louable. Un homme qui n’ait pas d’affection privée, de peur qu’en chérissant plus d’un côté, il n’engendre le scandale dans le tout. Un homme à qui l’ardeur à la sainte prière soit une amie, qui consacre certaines heures à son âme, d’autres au troupeau qui lui a été confié. Au point du jour 1, il doit en effet placer en premier les sacrements de la messe et, par une longue dévotion, se recommander lui-même et recommander le troupeau à la protection divine. Après la prière, dit-il, qu’il décide de se faire plumer par tous en public, de répondre à tous, de pourvoir à tous avec douceur. Ce doit être un homme qui ne crée pas un recoin sordide au favoritisme 2, auprès de qui le soin des plus petits 3 et des simples n’ait pas moins de force que celui des sages et des grands. Un homme qui, même s’il lui est concédé d’exceller sur les autres par le don des lettres, doit cependant porter davantage l’image d’une pieuse simplicité dans les mœurs et choyer la vertu 4. Un homme qui exècre l’argent, corruption principale de notre profession et perfection, et qui soit la tête de la pauvre religion, qui s’offre en imitation à tous les autres et n’abuse jamais de recoins secrets 5. Pour son usage, dit-il, l’habit et un livret doivent lui suffire ; pour celui des frères, un plumier et un sceau 6. Qu’il ne soit pas un collectionneur de livres et ne s’adonne pas beaucoup à la lecture, pour ne pas ôter à sa
1. Voir Mt 20 1.
2. Voir Rm 2 11.
3. De nouveau, jeu de mots sur “minores” (“les plus petits”, “les Mineurs”).
4. Pour François ou, plus probablement, pour Léon qui inspire ce passage à Thomas de Celano (voir CA 42-44), le degré d’instruction n’est donc pas déterminant pour le choix du ministre.
5. Voir 2C 80, 82 et 140.
6. Le sceau qui permet au ministre d’authentifier ses actes écrits ; voir 2C 173.
1684 fonction ce qu’il préférerait attribuer à l’étude I. Un homme qui console les affligés, étant le dernier refuge pour ceux qui sont dans la tribulation 2, pour éviter que, si auprès de lui les remèdes manquent à la guérison, la maladie du désespoir ne l’emporte chez les malades. Qu’il fléchisse les arrogants vers la douceur, qu’il se prosterne lui-même et relâche un peu de son droit pour gagner une âme au Christ 3. Envers ceux qui ont fui l’Ordre comme envers des brebis qui s’étaient perdues 4, qu’il ne ferme pas ses entrailles 5 pitoyables, sachant que les tentations sont bien fortes qui peuvent pousser à une telle chute 6. »
186 « Je voudrais que tous l’honorent à la place du Christ et qu’eux-mêmes pourvoient avec une bienveillance totale à tous ses besoins. Il faudrait cependant qu’il ne sourie pas aux honneurs et n’ait pas plus de goût aux faveurs qu’aux outrages. S’il arrive que, faible ou fatigué, il ait besoin de davantage de nourriture, qu’il la prenne non pas dans des endroits cachés, mais en public, pour ôter aux autres la honte de pourvoir à des corps faibles 7. Il lui revient tout spécialement de pratiquer le discernement dans le secret des consciences, de tirer la vérité à partir de filons cachés et de ne pas prêter l’oreille aux bavards. Enfin, il doit être tel qu’il ne porte en rien atteinte à la forme virile de la justice par souci avide de conserver son honneur et qu’il sente qu’une telle fonction lui est plus un fardeau qu’un honneur 8. Qu’une douceur excessive ne donne cependant pas
1. En possible réaction contre les Constitutions de 1239 ; voir C. CENCI et R. G. MAILLEUX, Constitutiones generales..., p. 9-10, n° 36-37.
2. Voir Ps 31 (32) 7. 45 (46) 2.
3. Voir Ph 3 8 ; Mt 1626.
4. Voir Lc 15 4 6.
5. Voir 1 Jn 3 17.
6. Ce portrait idéal s’inspire du modèle évangélique du bon Pasteur et recoupe le message de LMin.
7. Voir 2C 175.
8. De nouveau, jeu de mots entre “honori” (“honneur”) et “oneri” (“fardeau”).
naissance à la torpeur, ni une indulgence relâchée à la dissolution de la discipline, mais qu’en se faisant aimer de tous, il ne se fasse pas moins redouter de ceux qui accomplissent le mal 1 Je voudrais qu’il ait des compagnons doués d’honnêteté qui s’offrent, comme lui-même, en exemple de tous biens 2 : stricts contre les voluptés, vaillants contre les angoisses et affables avec tant d’à-propos qu’ils accueillent tous ceux qui viennent avec une sainte gaieté. Voilà, dit-il, comment devrait être le ministre général de l’Ordre. »
1. Voir Pr 10 29.
2. Voir Tt 2 7.
1244 §50 [LP 1] Une fois, dans les premiers temps, à savoir à l’époque où le bienheureux François commença à avoir des frères, il demeurait avec eux à Rivo Torto 2. Une nuit, aux environs de minuit, alors que tous dormaient dans leurs lits, un des frères se
1. Le paragraphe débute par une initiale filigranée de grande taille (six lignes de réglure au lieu de deux pour les autres initiales). C’est un des principaux indices sur lesquels s’est appuyé Ferdinand Delorme pour effectuer le redécoupage de la Compilation d’Assise auquel il s’est livré en 1926 (voir l’introduction ci-dessus).
2. SP 27 précise : « à Rivo Torto. près d’Assise ». La localisation exacte de Rivo Torto dans la plaine d’Assise n’est pas aisée à déterminer. Marino Bigaroni indique qu’il s’agissait d’une cabane située à proximité de la léproserie Saint-Lazare — rebaptisée par la suite léproserie Sainte-Marie-Madeleine ». en raison de la proximité d’une petite chapelle dédiée à cette sainte — où François et ses premiers compagnons servaient les lépreux. Les frères y ont résidé jusqu’à ce que les Bénédictins du mont Suhasio leur cèdent la petite église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, auprès de laquelle ils vinrent alors s’établir, probablement en 1210 : voir CA 56.
1245 mit à crier : « Je meurs ! Je meurs ! » Stupéfaits et effrayés, tous les frères se réveillèrent. Se levant, le bienheureux François dit : « Levez-vous, frères, et allumez une torche ! » Et après qu’une torche eut été allumée, le bienheureux François demanda : « Quel est celui qui a dit : “Je meurs” ? » Le frère en question dit : « C’est moi. » Le bienheureux François lui dit : « Qu’as-tu, frère ? De quoi meurs-tu ? » Et il répondit : « Je meurs de faim. » Pour que ce frère n’éprouve pas de honte à manger seul, le bienheureux François, en homme plein de charité et de discernement, fit aussitôt dresser la table et tous mangèrent pareillement avec lui. En effet, ce frère et les autres étaient nouvellement convertis au Seigneur et ils mortifiaient leurs corps outre mesure.
Après le repas, le bienheureux François dit aux autres frères 1 : « Mes frères, je vous le dis 2, que chacun considère sa nature. Car même si l’un de vous peut se contenter de moins de nourriture qu’un autre, pourtant je ne veux pas que celui qui a besoin d’une nourriture plus abondante s’efforce 3 de l’imiter en cela. Mais considérant sa nature. qu’il offre à son corps ce qui lui est nécessaire 4. Si, dans les repas, nous sommes en effet tenus d’éviter les nourritures superflues qui nuisent au corps et à l’âme. nous devons plus encore éviter une trop grande abstinence, car le Seigneur veut la miséricorde et non le sacrifice 5. » Et il dit : « Très chers frères, une grande nécessité et la charité m’ont poussé à faire ce que j’ai fait : par charité pour notre frère, nous avons mangé pareillement avec lui, afin qu’il n’éprouve pas de honte à manger seul. Mais je vous dis que je ne veux plus faire ainsi, car ce ne serait ni religieux ni honnête. Mais 6 je veux et je vous commande que chacun, conformément
1. Tout le premier alinéa est absent de SPm 24, qui débute par “Le bienheureux François disait”.
2. SPm 24 donne : « Pour cette raison, mes frères. je vous dis”.
3. Au lieu de “s’efforce ‘, ML 160 a ‘soit tenu’.
4. SP 27 ajoute : pour suffire à servir l’esprit’. 5. Os66:N1t913.127.
6. Le passage allant de ‘Très chers frères” à Mais » ne figure pas en SPm 24.
1246 à notre pauvreté, accorde à son corps ce qui lui est nécessaire 1. »
[LP 2] De fait, les premiers frères et ceux qui vinrent après eux, pendant longtemps 2, mortifiaient leurs corps outre mesure, non seulement par l’abstinence dans le manger et le boire, mais aussi par les veilles, le froid 3 et le travail de leurs mains 4. Ainsi ceux qui pouvaient en avoir portaient-ils à même la chair des cercles de fer et des cuirasses et des cilices les plus rudes qu’ils pouvaient aussi avoir. C’est pourquoi le saint père, considérant qu’à cette occasion les frères pouvaient tomber malades -- et en peu de temps, certains étaient déjà tombés malades --, défendit lors d’un chapitre qu’aucun frère porte à même la chair autre chose que sa tunique 5.
Nous qui avons été avec lui, nous rendons témoignage 6 de ce qu’à partir du moment où il commença à avoir des frères et aussi pendant toute la durée de sa vie, il fit preuve de discernement envers les frères, du moins tant que ceux-ci ne s’écartaient pas, pour la nourriture et les objets, du mode de pauvreté et d’honnêteté de notre religion que les anciens frères avaient pratiquées. Toutefois, avant même qu’il eût des frères, dès le commencement de sa conversion et pendant toute la durée de sa vie, il fut austère à l’égard de son corps, alors même que, depuis sa jeunesse, il était un homme fragile et faible de nature et que, dans le monde, il ne pouvait vivre autrement que de manière délicate. Ainsi un jour, considérant que les frères transgressaient déjà le mode de pauvreté et d’honnêteté dans la nourriture et les objets, dans une prédication qu’il avait faite à
1. Même enseignement en JG 12.
2. Littéralement, « jusqu’à un grand temps ».
3. Voir 2 Co 11 27. SP 27 ajoute : « la rugosité du vêtement ».
4. Voir Ps 127 (128) 2.
5, En refusant (pour les frères plus que pour lui) les jeûnes trop rudes et une ascèse excessive. François se démarque de la tradition monastique.
6. Jn 21 24 ; voir Jn 19 35. L’expression « nous qui avons été avec lui » est inspirée de 2P 1 18.
7. SP 27 ajoute : « et de tempérance ».
certains frères représentant la totalité des frères 1, il dit : « Les frères ne pensent-ils pas qu’un régime de faveur 2 serait nécessaire à mon corps ? Mais parce qu’il faut que je sois un modèle 3 et un exemple pour tous les frères, je veux user d’aliments et d’objets très pauvres et grossiers et m’en contenter. »
§51 [LP 3] Quand le bienheureux François eut commencé d’avoir des frères, il se réjouit tant de leur conversion et de ce que le Seigneur lui ait donné une bonne compagnie ; et il les chérissait et les vénérait tant qu’il ne leur disait pas d’aller à l’aumône, d’autant qu’il lui semblait qu’ils éprouveraient de la honte à y aller. Aussi, leur épargnant cette honte, allait-il lui-même seul, chaque jour, à l’aumône. Mais c’était trop de fatigue pour son corps, d’autant qu’il avait été, dans le monde, un homme délicat et faible de nature et qu’il s’était encore affaibli, à cause d’une excessive abstinence et des mortifications qu’il avait endurées depuis qu’il avait quitté le monde. C’est pourquoi, considérant qu’il ne pouvait supporter une si grande peine et parce que c’est à cela que les frères étaient appelés, bien qu’ils en éprouvent de la honte, et parce qu’ils ne comprenaient pas pleinement et n’avaient pas encore assez de discernement
1. Littéralement, « dans la personne de tous les frères » ; voir CA 22 et 102.
2. Dans la tradition monastique occidentale, la « pitantia » désignait au sens strict le « plat de charité », c’est-à-dire le plat supplémentaire, à forte teneur en protéines animales (œufs, poisson ou viande), qu’on ajoutait à l’ordinaire — habituellement végétarien — des frères malades ou faibles lorsque ceux-ci avaient besoin de reprendre des forces. Au fil du temps, ce terme a acquis le sens large de « régime de faveur ». Ce thème revient en CA 80-82.
3. Le mot « modèle » traduit le terme latin « forma » (cette note vaut pour toutes les occurrences du mot « modèle » dans la suite de cette traduction).
4. SP 27 donne : « je veux user et me contenter de peu d’aliments très pauvres, user de toutes les autres choses selon la pauvreté et me détourner totalement de celles somptueuses et délicates. »
1248 pour lui dire : « Nous voulons aller à l’aumône », il leur dit : « Très chers frères, mes petits enfants, n’éprouvez pas de honte à aller à l’aumône. car “le Seigneur s’est fait pauvre pour nous en ce monde 1” C’est pourquoi, à son exemple et à celui de sa très sainte Mère, nous avons choisi la voie de la très véritable pauvreté 2. Tel est notre héritage, que le Seigneur Jésus Christ nous a acquis et laissé, à nous et à tous ceux qui, à son exemple, veulent vivre dans la sainte pauvreté 3. » Et il ajouta : « En vérité, je vous le dis 4 : beaucoup parmi les plus nobles et les plus savants de ce monde viendront à cette congrégation et tiendront pour un grand honneur d’aller à l’aumône. Allez donc à l’aumône avec confiance et l’esprit joyeux, avec la bénédiction du Seigneur Dieu. Et vous devez y aller plus volontiers et d’un esprit plus joyeux que celui qui, en échange d’une piécette, offrirait cent deniers, puisque vous offrirez l’amour de Dieu à ceux à qui vous demanderez l’aumône, en disant : “Faites-nous des aumônes pour l’amour du Seigneur Dieu, en comparaison de qui la terre et le ciel ne sont rien 5.” » Parce qu’ils étaient encore peu nombreux, il ne pouvait les envoyer deux par deux 6 ; il les envoya donc chacun séparément par les places fortes et les villages. Et il advint que, lorsqu’ils revinrent 7, chacun montrait au bienheureux François les aumônes qu’il avait collectées, en se disant l’un à l’autre : « J’ai récolté une plus grande aumône que toi ! » Et le bienheureux François se réjouit en les voyant aussi gais et joyeux. Dès lors, chacun demandait plus volontiers la permission d’aller à l’aumône.
1. 2 Reg 6 3.
2. Voir 1 LFid 5 ; UVoI 1.
3. Voir 1 Reg 9 8.
4. Jn 6 47, 10 1-7. Comme en CA 10, CA 51 met dans la bouche de François la formule favorite du Christ lorsqu’il enseigne dans l’Évangile de Jean.
5. On peut aussi considérer que la proposition « en comparaison de qui la terre et le ciel ne sont rien » n’est pas partie intégrante de la formule que François enseigne aux frères pour demander l’aumône, mais constitue un commentaire de ladite formule. CA 96 reprend presque à l’identique cette parabole de l’aumône pour l’amour de Dieu ».
6. Voir Lc101.
7. Au lieu de ce qui précède depuis le début du paragraphe, SPm 25 a simplement « Dans les premiers temps, parce que les frères étaient peu nombreux, ils allaient seuls à l’aumône et, lorsqu’ils revenaient ».
§ 52 [LP 4] A la même époque, quand le bienheureux François était avec les frères qu’il avait alors, il était d’une si grande pureté qu’à partir du moment où le Seigneur lui révéla que lui et ses frères devaient vivre selon la forme du saint Évangile 1, il voulut et s’appliqua à observer celui-ci à la lettre durant tout le temps de sa vie 2. Pour cette raison, il défendit au frère qui faisait la cuisine pour les frères, lorsqu’il voulait donner à manger aux frères des légumes secs 3, de les mettre à l’avance dans de l’eau chaude le soir pour le lendemain, comme c’est la coutume, afin que les frères observent cette parole du saint Évangile : Ne vous souciez pas du lendemain 4. Et ainsi ce frère les mettait-il à ramollir après que les frères avaient dit matines 5. C’est aussi pourquoi, pendant longtemps, beaucoup de frères, dans de nombreux lieux où ils s’étaient établis et surtout dans les cités, observèrent cela, se refusant à collecter ou accepter plus d’aumônes que ce qui leur suffisait pour une journée.
1. Voir 1 Reg Prol 2 ; 2 Reg 1 1 ; Test 14.
2. Au lieu de « durant tout le temps de sa vie », SP 19 a « en toutes choses et par tous les moyens ».
3. Au Moyen Âge, on distinguait cinq types de végétaux comestibles : les fruits, les céréales (blé, orge, seigle, avoine, épeautre…), les « racines » (qui incluaient tout ce qui pousse sous terre : tubercules, raves, carottes…), les « herbes » (qui comprenaient tous les légumes verts) et les « fèves » (tous les types de légumes secs : pois, haricots, lentilles…). Les « legumina » dont il est ici question désignent manifestement les légumes secs, c’est-à-dire les « fèves ».
4. Mt 6 34.
5. C’est-à-dire aux deux tiers de la nuit, et non la veille au soir.
1250 § 53 [LP 5] Une fois, alors que le bienheureux François était dans le même lieu 1, demeurait là un frère, homme spirituel et ancien dans la religion, qui était très faible et malade. En le considérant, le bienheureux François fut donc ému de compassion envers lui 2. Or les frères, tant malades qu’en bonne santé, usaient alors avec gaieté et patience de la pauvreté 3 comme si elle était abondance ; et dans leurs maladies, ils n’usaient pas de remèdes 4, mais s’ingéniaient à faire ce qui était plus contraire à leur corps ; le bienheureux François se dit donc en lui-même : « Si, de bon matin, ce frère mangeait des raisins mûrs 5, je crois que cela lui ferait du bien. » Et un jour, il se leva donc de bon matin en secret, appela ce frère et le conduisit dans une vigne qui est proche de la même église 6. Là, il choisit un cep où les raisins étaient bons et sains à manger. S’asseyant avec ce frère à côté du cep, il se mit à manger des raisins, afin que l’autre 7
1. SPm 26, qui contient également le récit de cet épisode, donne : « à Rivo Torto », établissant ainsi une continuité entre ce paragraphe et les trois qui précèdent. Mais puisque le frère bénéficiant de l’attention de François est ancien dans la religion » comme en CA 55, ces deux épisodes doivent être chronologiquement postérieurs à ceux relatés en CA 50-52. De plus, CA 54 débute exactement par la même formule que CA 53 et décrit un fait ayant eu lieu à la Portioncule. Les trois épisodes relatés en CA 53-55 constituent donc un bloc, dont l’unité est assurée par leur unité de temps et de lieu (telle doit être la raison de l’insertion de CA 54, qu’omettent plusieurs autres sources léonines et dont la thématique est différente de celle de CA 53 et 55).
2. Au lieu de cette phrase, SPm 26 a « envers qui le père fut ému de compassion ».
3. La formule « les frères […] usaient […] avec gaieté et patience de la pauvreté » est loin d’être anodine, puisqu’on y reconnaît en filigrane le thème de l’« usage pauvre », qui constituait le cheval de bataille du parti des Spirituels.
4. SP 28 ajoute : « ni n’en réclamaient ».
5. Le mot « mûrs » ne figure pas en SPm 26.
6. Au lieu de « qui est proche de la même église », SPm 26 et SP 28 ont « qui était proche du lieu ».
7. Le mot « l’autre » a été ajouté par le traducteur ; SPm 26 donne : « afin que ce frère ».
n’éprouve pas de honte à manger seul. En les mangeant, ce frère loua le Seigneur Dieu 1 et, tout le temps qu’il vécut, avec grande dévotion et effusion de larmes, il rappela souvent parmi les frères cette miséricorde que lui fit le saint père.
1262 [LP 11] 1 A une époque, alors que le chapitre devait se tenir prochainement -- en ces temps-là, il se tenait tous les ans à Sainte-Marie-de-la-Portioncule --, le peuple d’Assise constata que, par la grâce de Dieu, les frères s’étaient déjà multipliés et se multipliaient chaque jour, et que, surtout lorsque tous s’y réunissaient en chapitre, ils n’avaient rien d’autre qu’une pauvre petite cabane couverte de paille, dont les parois étaient faites de branchages et de boue, comme les frères l’avaient faite quand ils étaient venus là pour y demeurer : après avoir tenu une assemblée générale 3, ils firent donc là en quelques jours, avec empressement et grande dévotion, une grande maison aux murs faits de pierres et de chaux, sans le consentement du bienheureux François et en son absence 4. Lorsque le bienheureux François s’en retourna de la province où il se trouvait et vint au chapitre et qu’il vit cette maison construite là, il en fut étonné. Puis il considéra que, tirant prétexte de cette maison, les frères, dans les lieux où ils demeuraient et dans ceux où ils allaient demeurer, édifieraient ou feraient édifier de grandes maisons ; aussi, d’autant qu’il voulait que ce lieu soit toujours le modèle et l’exemple de tous les lieux des frères, avant que le chapitre ne finisse, se leva-t-il un jour et monta-t-il sur le toit de
1. Ici, CU 7 comporte une lettre capitale, signe d’un nouveau paragraphe.
2. Voir 1 Reg 18 2.
3. Le conseil communal large.
4. Sur les matériaux de construction, sujet récurrent en CA, voir J. DALARUN, « Les maisons des frères : matériaux et symbolique des premiers couvents franciscains », dans L. FELLER, P. MANE et F. PIPONNIER (éd.), Le Village médiéval et son environnement. Études offertes à Jean-Marie Pesez, Paris, coll. « Histoire ancienne et médiévale », n° 48, 1998, p. 75-95, réimpr. dans Les Espaces sociaux de l’Italie urbaine (xtt° — xvv siècle). Recueil d’articles, Paris, coll. « Réimpressions », n° 8, 2005, p. 245-265.
cette maison et commanda-t-il aux frères d’y monter. Alors, voulant détruire la maison 1, il commença de concert avec les frères à projeter à terre les tuiles dont elle était couverte. Des chevaliers et d’autres habitants d’Assise avaient été postés là par la commune de la cité 2 pour protéger ce lieu des séculiers et des étrangers qui, venus de toutes parts pour voir le chapitre des frères, s’étaient assemblés en très grand nombre à l’entour du lieu ; or voyant que le bienheureux François et les autres frères voulaient démolir cette maison, ils s’avancèrent aussitôt vers eux et dirent au bienheureux François : « Frère, cette maison est à la commune d’Assise et nous sommes là pour le compte de cette même commune ; c’est pourquoi nous te disons de ne pas détruire notre maison 3. » Le bienheureux François répondit : « Si donc cette maison est à vous, je ne veux pas y toucher. » Et aussitôt il descendit de la maison, et les autres frères qui étaient avec lui descendirent également. C’est pourquoi, pendant longtemps, le peuple de la cité d’Assise prit la décision que chaque année son podestat 4, quel qu’il fût, serait tenu de la faire couvrir et réparer s’il était nécessaire 5.
1. SP 7 ajoute : « jusqu’aux fondements ».
2. On voit le rôle prééminent des chevaliers dans la vie communale.
3. Voir le témoignage de Martin de Barton en TE 39 : « Il raconta que, lors du chapitre général où saint François ordonna de détruire la maison qui avait été édifiée pour le chapitre, il y eut cinq mille frères. Son frère selon la chair était sénéchal du chapitre et il défendit la maison de la part de la commune. »
4. Sur les podestats, voir CA 67.
5. Par le présent récit, la Compilation d’Assise ne fait pas que relater une anecdote historique. En focalisant l’attention sur François et sur les motivations de son action, elle dénonce l’usage de demeures construites « en dur » comme contraire à la volonté du Poverello et à l’esprit de minorité. C’est seulement par respect du bien d’autrui et sous la contrainte d’un impératif juridique que François renonce à démolir la maison. Mais ce faisant, il accepte néanmoins qu’une entité extérieure soit propriétaire d’un bien dont les frères ont l’usage, ce qui n’est pas si éloigné de la résolution prônée par Grégoire IX dans la bulle Quo elongati ; voir 2Bul. Cet alinéa -- qui débute par « A une époque, alors que le chapitre » et s’achève par « s’il était nécessaire » -- est absent de SPm ; SP 7 ajoute la phrase : « Et chaque année, jusque loin dans le temps, ce statut fut appliqué. »
1264 [LP 12] À une autre époque, le ministre général 1 voulait faire là une petite maison pour les frères de ce lieu 2, où ils puissent dormir et dire leurs heures ; et ce d’autant qu’en ces temps-là, tous les frères de la religion y recouraient et ceux qui venaient à la religion y venaient 3, avec pour conséquence que, presque chaque jour, ces frères étaient exténués. De surcroît, à cause de la multitude de frères qui s’assemblaient en ce lieu, ils n’avaient pas d’endroit où ils puissent dormir et dire leurs heures, puisqu’il leur fallait donner à ceux-là les endroits où ils couchaient. Et à cause de cela, ils enduraient bien souvent de nombreuses tribulations, car, après avoir beaucoup travaillé, ils ne pouvaient guère satisfaire à la nécessité du corps ni pourvoir au bénéfice de l’âme. Comme cette maison était déjà presque édifiée, voici que le bienheureux François retourna en ce lieu ; une nuit, pendant qu’il dormait dans une petite cellule, il entendit au matin le tumulte que faisaient les frères qui] 4 travaillaient là et il se mit à se demander avec étonnement ce que cela pouvait être. Il interrogea donc son compagnon en disant : « Quel est ce tumulte 5 ? À quoi œuvrent ces frères ? » Son compagnon lui raconta toute l’affaire comme elle était. Il fit aussitôt appeler 6 le ministre 7 et lui dit : « Frère, ce lieu est le modèle et l’exemple 8 de toute la religion. C’est pourquoi je veux d’autant
1. Au lieu de “le ministre général”, SP 8 a “le vicaire du bienheureux François”.
2. Nous avons appris en CA 56 que le lieu était placé sous la puissance du ministre général.
3. Voir CA 5.
4. Fin de la lacune de CA dans le manuscrit 1046 de la Biblioteca comunale Augusta de Pérouse.
5. Voir 1S 414.
6. Au lieu du passage allant de “À une autre époque, le ministre général” jusqu’à “appeler”, SPm 28 a “Comme, dans les temps anciens, le général avait commencé à faire édifier à Sainte-Marie-de-la-Portioncule une petite maison pour les frères, qui enduraient une grande nécessité à cause des visiteurs auxquels il fallait qu’ils cèdent le pas, le bienheureux François, revenant et entendant travailler dans la maison, appela”.
7. Au lieu de “le ministre”, SP 8 a “son vicaire”.
8. On trouve exactement les deux mêmes mots — “forma” et “exemplum” — qu’en CA 50 et 56 pour désigner la fonction exemplaire dévolue tant à François qu’au lieu et à la fraternité de la Portioncule.
plus que les frères de ce lieu supportent tribulations et nécessités pour l’amour du Seigneur Dieu, plutôt que d’avoir des satisfactions et des consolations, afin que les frères de toute la religion qui viennent ici rapportent un bon exemple de pauvreté dans leurs lieux ; sans quoi les autres frères de la religion se saisiraient de cet exemple pour édifier dans leurs lieux en disant : “A Sainte-Mariede-la-Portioncule, qui est le premier lieu des frères, on a édifié beau et grand ; nous pouvons bien édifier dans nos lieux, car nous n’avons pas d’endroit convenable où demeurer 1.” »
1. Les mots « car nous n’avons pas d’endroit convenable où demeurer » n’apparaissent ni en SPm 28, ni en CU 7, ni en SP 8, ni en ML 165. On voit dans cette tirade que, bien que démissionnaire et soumis en principe au ministre général, François ne se prive pas de lui signifier ses volontés.
§57 [LP 13] Un frère, homme spirituel avec qui le bienheureux François était très intime, demeurait dans un ermitage 2. Considérant que si, à un moment donné, le bienheureux François y venait, il n’aurait pas d’endroit convenable où demeurer 3, il fit élever dans un endroit isolé, proche du lieu des frères, une petite cellule où le bienheureux François puisse prier quand il y viendrait 4. Et peu de jours après, il se trouva que le bienheureux François vint. Comme ce frère le conduisait pour la voir, le bienheureux François lui dit : « Cette petite cellule me paraît trop belle. Aussi, si tu veux que j’y demeure pour quelques jours, fais-la revêtir intérieurement et extérieurement de fougères et de branchages. » Or cette cellule était
2. En 2C 59, il est précisé que cet ermitage est celui de Sarteano, province de Sienne, Toscane.
3. Les mots « il n’aurait pas d’endroit convenable où demeurer » ne figurent pas en CA et sont restitués d’après SPm 29.
4. Les mots « quand il y viendrait » ne figurent pas en CA et sont restitués d’après SPm 29 et CU 8 (SP 9 propose une formule équivalente).
1266 faite non pas de pierres, mais de planches. Mais parce que les planches étaient lisses, taillées à la hache et à la doloire, elles paraissaient trop belles au bienheureux François 1. Aussitôt ce frère la fit arranger comme avait dit le bienheureux François. En effet, plus les cellules et les maisons des frères étaient petites, pauvres et religieuses, plus il prenait plaisir à les voir et à y séjourner comme hôte. Alors que le bienheureux François demeurait et priait dans cette cellule pendant quelques jours, un jour qu’il en était sorti et se trouvait à côté du lieu des frères, voici qu’un frère qui était en ce lieu vint là où demeurait le bienheureux François. Le bienheureux François lui demanda : « D’où viens-tu, frère ? » Celui-ci lui répondit : « Je viens de ta cellule. » Le bienheureux François lui répondit : « Puisque tu as dit qu’elle était à moi, désormais c’est un autre qui y logera, et pas moi ! »
Nous qui avons été avec lui, bien souvent nous l’avons entendu dire cette parole du saint Évangile : Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête 2. Et il disait : « Quand le Seigneur se tint dans la solitude, où il pria et jeûna quarante jours et quarante nuits 3, il ne s’y fit faire ni cellule ni quelque maison, mais il demeura sous un rocher de la montagne 4. » Et pour cette raison, à son exemple 5, il ne voulut avoir en ce monde ni maison ni cellule 6 et il ne s’en fit
1. François accepte le bois grossier mêlé à la boue dans le torchis, mais pas des planches bien équarries et assemblées.
2. Mt 8 20 ; Lc 9 58 ; 2C 56. L’expression « nous qui avons été avec lui » est inspirée de 2P 1 18.
3. Voir Mt 4 1-2. Le mot « solitude » traduit le latin « carcere », qui signifie littéralement « prison ». Aux XIIIe et XIVe siècles, le terme « carcer » servait aussi à désigner les lieux de vie des reclus et il a donné son nom au célèbre ermitage franciscain des Carceri, à proximité d’Assise.
4. Le passage allant de « Alors que le bienheureux François demeurait et priait », à l’alinéa précédent, jusqu’à « de la montagne » est absent de SPm 29.
5. SPm 29 donne : « Bien au contraire, à l’exemple de Dieu ».
6. SP 9 remplace « il ne voulut avoir en ce monde ni maison ni cellule » par « il ne voulut avoir ni maison ni cellule qui soit appelée sienne ».
pas faire. Bien plus, s’il lui arrivait à l’occasion de dire aux frères : « Préparez de telle manière cette cellule », il ne voulait plus, par la suite, y demeurer à cause de cette parole du saint Évangile : Ne soyez pas inquiets 2 ! Ainsi, à l’approche de sa mort, voulut-il que soit écrit dans son testament que toutes les cellules et les maisons des frères devaient être construites uniquement de boue et de bois, pour mieux conserver la pauvreté et l’humilité 3.
§61 [LP 19] Un jour que le bienheureux François se rendait à l’église d’un village de la cité d’Assise 4, il se mit à la balayer 5 ; aussitôt la nouvelle s’en répandit dans le village, d’autant plus
4. L’expression « un village de la cité d’Assise » désigne un village situé sur le contado (territoire) de la commune d’Assise et dépendant politiquement et économiquement de celle-ci.
5. SPm 31 donne : « Un jour que le bienheureux François balayait l’église d’un village ». SP 57 ajoute à CA : « humblement et à la nettoyer ».
vite que les habitants avaient plaisir à le voir et à l’écouter. Or quand il entendit cela, un individu du nom de Jean 1, homme d’une merveilleuse simplicité qui labourait son champ à côté de cette église, vint aussitôt à lui ; le trouvant en train de balayer l’église 2, il lui dit : « Frère, donne-moi ce balai, car je veux t’aider. » Et lui prenant le balai, il balaya ce qui restait. Comme tous deux s’asseyaient, il dit au bienheureux François : « Frère, cela fait déjà longtemps que j’ai la volonté de servir Dieu et plus encore depuis que j’ai entendu la rumeur à ton sujet et au sujet de tes frères ; mais je ne savais pas comment venir à toi. Mais désormais qu’il a plu au Seigneur que je te voie, je veux faire tout ce qu’il te plaira. » Considérant sa ferveur, le bienheureux François exulta dans le Seigneur, d’autant qu’il n’avait alors que peu de frères et qu’il lui semblait que, du fait de sa pure simplicité 3, il devrait être un bon religieux 4. Et il lui dit : « Frère, si tu veux partager notre vie et 5 notre compagnie, il faut que tu te désappropries 6 de tous ceux de tes biens dont tu peux disposer sans scandale et que tu les donnes aux pauvres selon le conseil du saint Évangile 7 ; car cela, mes frères qui le purent l’ont fait. »
Aussitôt qu’il entendit cela, il se rendit dans le champ où il avait laissé ses bœufs, il les détela et en amena un devant le
1. Selon certains historiens, la conversion de cet homme — passé à la postérité sous le nom de frère Jean le Simple — serait survenue dans les années 1215-1216, mais peut-être faut-il avancer un peu cette date, car il est dit plus loin que les frères étaient encore peu nombreux. Jean le Simple serait mort à la Portioncule et y aurait été enterré.
2. SP 57 ajoute : « humblement et avec dévotion ».
3. François prisait particulièrement la vertu de simplicité ; en SalV 1, il présente « sainte pure Simplicité » comme la sœur de « reine Sagesse » ; voir aussi CA 103. SP 57 donne : « du fait de sa simplicité et de sa pureté ».
4. On peut se demander si un tel épisode, par ailleurs très certainement historique, ne s’inscrit pas aussi en faux contre les Constitutions qui, depuis 1239, avaient rendu impossible le recrutement des illettrés ; voir C. CENCI et R. G. MAILLEUX, Constitutiones generales Ordinis fratrum minorum. I (saeculum XIII), Grottaferrata, 2007, p. 10, n° 41.
5. Les mots « notre vie et » sont absents de SPm 31.
6. Littéralement, « il faut que tu t’expropries » ; voir CA 12 et 61-62
7. Voir Mt 19 21.
1276 bienheureux François en lui disant : « Frère. voilà tant d’années que je sers mon père 1 et tous ceux de ma maison. Bien que ce soit une petite partie de mon héritage 2, je veux recevoir ce bœuf pour ma part et le donner aux pauvres, comme il te semblera meilleur selon Dieu. » Mais voyant qu’il voulait les quitter, ses parents et ses frères, qui étaient encore petits, et tous ceux de la maisonnée se mirent à pleurer si fort et à se lamenter à voix si haute 3 que le bienheureux François en fut ému de compassion, d’autant que cette famille était nombreuse et faible 4. Le bienheureux François leur dit alors : « Préparez et faites 5 un repas pour que nous mangions tous ensemble et ne vous lamentez pas, car je vais vous rendre heureux. » Ils le préparèrent aussitôt et tous mangèrent avec beaucoup d’allégresse. Après le repas, le bienheureux François 6 leur dit : « Votre fils que voici veut servir Dieu, ce dont vous ne devez pas vous attrister, mais vous réjouir 7. Et non seulement selon Dieu, mais aussi selon le monde, cela s’inscrit à votre honneur et à l’avantage de vos âmes et de vos corps, car Dieu est honoré par votre chair et tous nos frères seront vos fils et frères. Et parce qu’il est une créature de Dieu et qu’il veut servir son Créateur 8, et que servir celui-ci
1. Voir Lc 15 29.
2. En n’incluant pas le démonstratif “hec” (“licet parva sit portio hereditatis mee”), SPm 31 donne à cette proposition un sens différent : “bien que ma part d’héritage soit petite”. Jean n’était pas émancipé de son père, pour le compte duquel il travaillait au sein de la cellule familiale. Mais il estimait que ce bœuf lui revenait, à la fois sans doute comme part de son héritage et comme rémunération de son travail.
3. Les mots “et à se lamenter à voix si haute” ne figurent pas en SPm 31.
4. Dans ce contexte, l’adjectif “imbecillis” (“faible”) exprime aussi bien la pauvreté matérielle que l’insignifiance et la vulnérabilité sociales. Les mots “d’autant que cette famille était nombreuse et faible” sont absents de SPm 31. Jean semble en fait être le soutien de toute la famille, entre des parents âgés et de jeunes frères.
5. Les mots “et faites” ne figurent ni en SPm 31 ni en SP 57.
6. Au lieu de “le bienheureux François”, SPm 31 a “le saint”.
7. SPm 31 donne simplement : “ce dont vous devez vous réjouir”.
8. SPm 31 donne : “le Créateur très-haut”.
c’est régner 1, je ne peux ni ne dois vous le rendre. Mais pour que vous receviez et ayez de lui une consolation, je veux que lui-même se désapproprie 2 de ce bœuf en votre faveur, du fait que vous êtes pauvres, bien que, selon le conseil du saint Évangile, il devrait être donné à d’autres pauvres 3. » Ils furent tous consolés par les paroles du bienheureux François et ils se réjouirent surtout de ce que le bœuf leur fût rendu 4, car c’étaient des pauvres.
Parce que le bienheureux François chérissait à l’extrême la pure et sainte simplicité et qu’elle lui plaisait toujours chez lui et chez les autres, sitôt qu’il le revêtit de l’habit de la religion, il le prit pour compagnon. Cet homme, en effet, était tellement simple qu’il se croyait tenu de faire tout ce que faisait le bienheureux François. Aussi, quand le bienheureux François se tenait dans une église ou dans un autre lieu isolé pour prier 5, lui-même voulait-il le voir et l’observer, pour se conformer à tous ses gestes. Si donc le bienheureux François s’agenouillait ou levait au ciel ses mains jointes 6, s’il crachait ou s’il toussait, il faisait de même. Très amusé, le bienheureux François se mit à le réprimander pour de tels témoignages de simplicité. Mais il lui répondit : « Frère, moi, j’ai promis de faire tout ce que tu fais ; aussi je veux faire tout ce que tu fais. » Et le bienheureux François s’en émerveilla et se réjouit 7 en le voyant dans une si grande pureté et simplicité. De fait, il se mit à être si parfait dans toutes les vertus et les bonnes
1. Cette idée se trouve exprimée en de nombreux textes liturgiques et théologiques, par exemple : Pontifical, monition de l’évêque aux futurs sous-diacres ; Missel romain, postcommunion de la messe pour la paix ; Glose interlinéaire de Rm 1 1 ; Lettre à Démétriade, attribuée à Léon le Grand, dans PL, vol. 55, col. 165.
2. Littéralement, « je veux que lui-même s’exproprie » ; voir CA 12 et 62.
3. Voir Mt 19 21. Pour la pauvre famille de Jean le Simple, François se montre autrement indulgent qu’il ne va l’être pour l’homme en CA 62.
4. Au lieu de « Ils furent tous consolés […] leur fût rendu », SPm 31 a « Ils furent consolés par les paroles et par le bœuf ».
5. SPm 31 donne simplement : « se tenait en prière dans quelque lieu ».
6. Voir 32 DT 40.
7. Au lieu de « se réjouit » (« letabatur »), SPm 31 a « se délecta » (« delectabatur »).
1278 mœurs que le bienheureux François et les autres frères s’émerveillaient beaucoup de sa perfection. Peu de temps après, il mourut dans cette sainte perfection. Aussi le bienheureux François, avec beaucoup d’allégresse spirituelle et corporelle racontait-il sa conduite parmi les frères et l’appelait-il non pas « frère Jean », mais « saint Jean » 2.
§ 62 [LP 20] À une époque, le bienheureux François parcourait en prêchant la province de la Marche 3. Or un jour, alors qu’il avait prêché aux habitants d’un bourg fortifié, un homme vint à lui et lui dit : « Frère, je veux abandonner le monde et entrer dans ta religion. » Le bienheureux François lui répondit : « Frère, si tu veux entrer dans la religion des frères, il faut d’abord que tu distribues tous tes biens aux pauvres, selon la perfection du saint Évangile, et ensuite que tu renonces à ta volonté sur toutes choses. » Ayant entendu ces paroles, il s’en alla en hâte et, guidé par un amour charnel et non spirituel, distribua tous ses biens aux membres de sa parenté. Il retourna alors auprès du bienheureux François et lui dit : « Frère, c’est fait : je me suis désapproprié 4 de tous mes biens ! » Le bienheureux François lui demanda : « Comment as-tu fait ? » Il lui dit : « Frère, j’ai distribué tous mes biens à certains de mes parents qui en avaient besoin. » Aussitôt instruit par l’Esprit saint que cet homme était charnel 5, le bienheureux François lui dit :
1. Littéralement, « avec beaucoup de joie de l’un et l’autre homme ».
2. Au lieu du passage allant de « Peu de temps après » jusqu’à « saint Jean », SPm 31 a « dans laquelle il mourut ; aussi, après sa mort, saint François l’appela-t-il “saint Jean”, en racontant parmi les frères sa conduite ».
3. La Marche d’Ancône se situe entre l’Ombrie et la mer Adriatique.
4. Littéralement, « voilà que je me suis exproprié de tous mes biens » ; voir CA 12 et 61.
5. L’expression « homme charnel » est d’origine paulinienne ; voir par exemple 1 Co 3 2-3.
« Passe ton chemin, frère Mouche 1, car tu as distribué tes biens à tes parents et tu veux vivre d’aumônes parmi les frères ! » Et celui-ci, refusant de distribuer ses biens à d’autres pauvres, passa aussitôt son chemin.
§ 64 [LP 22] À une époque, un jour où le bienheureux François était revenu à l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule, il y trouva frère Jacques le Simple 3 accompagné d’un lépreux couvert d’ulcères qui y était venu le même jour ; or le saint père lui 4 avait instamment recommandé ce lépreux et tous les autres lépreux qui étaient très fortement atteints. En ces jours-là en effet, les frères demeuraient dans les hôpitaux des lépreux 5 ; mais ce frère Jacques était comme le médecin de ceux qui étaient très atteints et il touchait, changeait 6 et soignait
l.. Voir Mt 17 19.
2. Voir Lc 1 38.
3. On ignore tout de ce frère Jacques le Simple qui, dans les sources franciscaines, n’est nommé que dans cet épisode.
4. ML 169 remplace « lui » par « aux frères ».
5. Voir CA 9 : « C’est pourquoi au début de la religion, après que les frères commencèrent à se multiplier, il voulut que les frères demeurent dans les hôpitaux des lépreux pour les servir. »
6. Au lieu de « changeait », attesté en CA, ML 169 a « lavait » et V a « nettoyait ».
volontiers leurs plaies. Le bienheureux François dit à frère Jacques 1, en manière de réprimande : « Tu ne devrais pas emmener ainsi les frères chrétiens, car cela n’est convenable ni pour toi ni pour eux. » Le bienheureux François appelait en effet les lépreux « frères chrétiens » 2. Le saint père dit cela, car, bien qu’il lui plût que frère Jacques les assiste et les serve, il ne voulait cependant pas qu’il emmène hors de l’hôpital ceux qui étaient très atteints -- et ce d’autant que ce frère Jacques était très simple et allait souvent à l’église Sainte-Marie accompagné d’un lépreux 3, et parce que, d’habitude, les gens ont en horreur les lépreux qui sont très atteints 4.
Ayant dit ces mots, le bienheureux François s’en blâma aussitôt et dit donc sa faute à frère Pierre de Cattaneo, qui était
1. Au lieu du passage allant de « À une époque » jusqu’à « frère Jacques », SPm 32 a « Frère Jacques le Simple, à qui le saint avait instamment recommandé les lépreux fortement atteints, qui était comme leur médecin, nettoyant (tergendo), changeant et soignant leurs plaies — en ces temps-là, en effet, les frères demeuraient dans les maisons des lépreux ou les hôpitaux —, conduisit un lépreux couvert d’ulcères à Sainte-Marie-de-la-Portioncule. Le bienheureux François lui dit ».
2. « Chrétien » était un des termes couramment utilisés au Moyen Âge — avec « ladre », « mésel », « cagot », « gézitain », etc. — pour désigner les lépreux. Un des plus anciens témoins que nous possédions de cet usage du mot « chrétien » est un cartulaire de l’abbaye de Lucq-de-Béarn, qui date des environs de l’an mil. On trouve de multiples occurrences de ce terme dans les archives datant des xiie-xve siècles, sans compter les emplois de « crestiennerie » et de « crestientad » pour signifier « léproserie ». L’usage du mot « chrétien » pour désigner les lépreux n’a donc rien d’original. L’apport propre de François est de l’employer comme adjectif — et non comme substantif — et de toujours le faire précéder du mot « frère ». Ainsi le lépreux est-il fondamentalement et d’abord considéré comme un frère, et seulement accidentellement et en second lieu comme étant atteint de la maladie de la lèpre.
3. SP 58 donne : « et ce frère Jacques était si simple qu’il allait avec eux de l’hôpital jusqu’à l’église Sainte-Marie comme s’il allait avec des frères ».
4. Dans le texte latin, tous les verbes de cette phrase sont au passé ; nous avons choisi de les traduire au présent pour ne pas conférer au récit une tournure précieuse, absente de l’original latin. Au lieu du passage allant de « et ce d’autant » jusqu’à « très atteints », SPm 32 donne simplement « car les gens ont horreur de ceux-ci ».
1282 alors ministre général 1, d’autant qu’en blâmant frère Jacques, le bienheureux François crut avoir provoqué la honte du lépreux. C’est pour cela qu’il dit sa faute, afin de donner par là satisfaction à Dieu et au lépreux. Le bienheureux François dit alors à frère Pierre : « La pénitence que je veux donc faire, je te demande de me la confirmer et de ne t’opposer à moi en aucune façon. » Frère Pierre lui répondit : « Frère, fais comme il te plaira. » Frère Pierre, en effet, vénérait et craignait tant le bienheureux François et il était si obéissant envers lui qu’il n’osait pas changer son ordre, bien qu’en cette occasion et comme bien souvent il en était contrarié intérieurement et extérieurement 2. Le bienheureux François dit : « Que ma pénitence soit de manger en même temps dans le même plat que le frère chrétien ! » Et de fait, tandis que le bienheureux François était assis à table avec le lépreux et les autres frères, on posa une écuelle entre eux deux. Or le lépreux était tout couvert de plaies et d’ulcères, et de plus ses doigts, avec lesquels il mangeait, étaient rongés et sanguinolents, si bien que, quand il les mettait dans l’écuelle, du sang dégouttait toujours dans celle-ci. Voyant cela, frère Pierre et les autres frères étaient fort attristés, mais ils n’osaient rien dire par crainte du saint père. Celui qui a écrit ces lignes a vu et en a rendu témoignage 3.
1. Voir CA 11. On sait que Pierre de Cattaneo a gouverné la religion des Frères mineurs de la fin septembre 1220 au 10 mars 1221 (date de sa mort). On notera la discordance entre cette datation et la mention, en début de paragraphe, qu’« en ces jours-là, les frères demeuraient dans les hôpitaux des lépreux », qui évoque plutôt les dix premières années d’existence de la religion mineure. Au lieu de « ministre général », SPm 32 a « là ». Il est donc possible que François ait alors été en compagnie de Pierre de Cattaneo, sans que celui-ci ait déjà été ministre général.
2. La résignation de François, si elle a eu lieu, n’a en rien diminué son pouvoir sur ses compagnons. Les mots « bien qu’en cette occasion et comme bien souvent il en était contrarié intérieurement et extérieurement » sont absents de SPm 32.
3. Voir Jn 19 35, 21 24. Cette ultime notation peut désigner frère Léon.
§66 [LP 24] À l’époque où le bienheureux François était à Rieti et demeurait pendant quelques jours dans une chambre chez
1. SP 60 donne : « le regardant comme s’il demeurait déjà au ciel sur ce siège, et il lui dit : “Père, pardonne-moi et prie le Seigneur d’avoir pitié de moi et de me remettre mes péchés.” »
2. Voir Lc 1 22.
3. Rieti, Latium.
1286 Tabald le Sarrasin pour sa maladie des yeux 1, un jour, il dit à un de ses compagnons qui, dans le monde, avait appris à jouer de la cithare 2 : « Frère, les fils de ce monde 3 ne comprennent pas les réalités divines ; car les instruments de musique, à savoir cithares, psaltérions à dix cordes 4 et autres instruments dont se servaient autrefois les saints hommes pour la louange de Dieu et la consolation des âmes 5, ils s’en servent pour la vanité et le péché contre la volonté du Seigneur 6. Je voudrais donc que tu obtiennes en secret d’un homme honorable une cithare, avec laquelle tu me jouerais une mélodie qui convienne, sur laquelle nous dirions des paroles et les Louanges du Seigneur, d’autant que mon corps est affligé d’une grave maladie et d’une grande douleur. Ainsi je voudrais amener par ce moyen la douleur de mon corps à se changer en allégresse de l’esprit et en consolation. » Effectivement, durant sa maladie, le bienheureux François avait fait des Louanges du Seigneur 7, qu’il faisait parfois dire à ses compagnons pour la louange du Seigneur, en
1. Des documents d’archives attestent qu’il existait bien à Rieti, à cette époque, un chanoine nommé « Teobaldo Saraceno ».
2. Le terme latin est « cytharizare » : il s’agit à coup sûr de jouer d’un instrument à cordes accompagnant le chant, mais il n’est pas évident de savoir quel instrument précis ce terme désigne ; sans doute une sorte de luth. Quant au frère, on peut supposer qu’il s’agit de Pacifique. En effet, le « Roi des poètes » était sans nul doute un excellent musicien et les récits contenus en CA 65 et CA 66 sont si différents que le seul motif de les accoler réside dans le fait qu’ils mettent en scène le même frère aux côtés de François.
3. Voir Lc 168.
4. Instrument à doubles cordes sur une caisse de résonance plate, de forme triangulaire ou trapézoïdale.
5. Les paroles mises dans la bouche de François se réfèrent manifestement à l’Écriture sainte. Pour la louange de Dieu, voir, par exemple, le Ps 150 ; pour la consolation des âmes, voir 1S 16 23.
6. Cette idée constituait, à l’époque, un thème courant de prédication et même d’iconographie.
7. Comme en témoigne clairement CA 83, ces « Laudes Domini » ne désignent ni les Louanges de Dieu adressées à frère Léon, ni les Louanges pour les heures, mais le Cantique de frère Soleil que François se faisait souvent chanter au cours des deux dernières années de son existence ; voir SPm 4 ; CA 83-84 et 99 ; SP 121.
vue de la consolation de son âme et aussi pour l’édification du prochain. Le frère lui répondit en disant : « Père, j’aurais honte de l’acquérir, d’autant que les gens de cette cité savent que, dans le monde, je savais jouer de la cithare. Je crains qu’ils me suspectent d’être tenté de me remettre à jouer de la cithare 1. » Le bienheureux François lui répondit : « Alors, frère, n’en parlons plus. »
La nuit suivante, vers le milieu de la nuit, le bienheureux François veillait ; et voici qu’aux alentours de la maison où il couchait, il entendit une cithare jouant la mélodie la plus belle et la plus délectable qu’il eût jamais entendue de sa vie. Le joueur de cithare s’éloignait aussi loin qu’il était possible de l’entendre et revenait ensuite, jouant toujours de la cithare. Et ainsi fit-il pendant une bonne heure. Le bienheureux François, considérant que c’était l’œuvre de Dieu et non de l’homme, fut donc rempli de joie au plus haut point et, le cœur exultant, il loua de toute son émotion le Seigneur, qui avait daigné le consoler par une si belle et si grande consolation. En se levant le matin, il dit à son compagnon : « Je t’ai prié, frère, et tu ne m’as pas donné satisfaction ; mais le Seigneur, qui dans la tribulation console 2 ses amis, a daigné me consoler cette nuit. » Et il lui raconta alors tout ce qui était arrivé. Les frères s’en émerveillèrent, considérant que c’était un grand miracle. Et ils eurent la certitude que cela avait été une œuvre de Dieu pour la consolation du bienheureux François, d’autant que non seulement au milieu de la nuit, mais même après le troisième coup de cloche, à cause d’un statut ordonné par le podestat 3, nul n’osait parcourir la cité -- et parce que, comme le dit le bienheureux
1. Depuis l’Antiquité (voir saint AUGUSTIN, Confessions, I, xiii ; III, ii ; VI, vii-viii), l’Église latine tenait en discrédit les spectacles de divertissement, ainsi que les métiers d’acteur et de saltimbanque.
2. Voir 2 Co 1 4.
3. Durant la première moitié du xiiie siècle, les cités d’Italie septentrionale et centrale étaient pratiquement toutes érigées en communes et gouvernées par un podestat ; voir CA 84. La cloche dont il est question est celle du campanile municipal — concurrente de celle de la cathédrale —, qui marquait les temps forts de la vie politique de la cité.
1288 François, c’était en silence, sans voix ni bruit de bouche 1, comme une œuvre de Dieu, que le joueur de cithare allait et venait pendant une bonne heure pour consoler son esprit.
1290 § 68 [LP 26] A cette même époque, le bienheureux François demeura pour sa maladie des yeux à l’ermitage des frères de Fonte Colombo 1, prés de Rieti. Un jour que le médecin des yeux de cette cité 2 lui rendait visite et demeurait avec lui quelque temps comme il avait souvent eu coutume de le faire, au moment où il se disposait à s’en aller, le bienheureux François dit à un de ses compagnons : « Allez donner à très bien manger au médecin ! » Son compagnon lui répondit en disant : « Père, nous le disons avec honte : nous sommes tellement pauvres en ce moment que nous avons honte de l’inviter et de lui donner à manger à l’instant. » Le bienheureux François dit à ses compagnons : « Hommes de peu de foi 3, ne me faites pas répéter 4 ! » Le médecin dit au bienheureux François et à ses compagnons : « Frère, je veux d’autant plus volontiers manger avec les frères qu’ils sont si pauvres. » Ce médecin était très riche et, quoique le bienheureux François et ses compagnons l’aient souvent invité, il n’avait jamais voulu rester à manger.
1. Fonte Colombo, province de Rieti, Latium. À en croire CA 83 et 86, ce séjour à Fonte Colombo aurait eu lieu durant les derniers jours du printemps et l’été 1225. François venait de Saint-Damien et, après ce séjour à Fonte Colombo, il alla loger près de l’église Saint-Fabien ; voir CA 66-67.
2. L’expression « medicus oculorum eiusdem civitatis » est fort instructive, mais ne peut être prise au pied de la lettre. En effet, l’ophtalmologie n’est devenue une spécialité médicale autonome qu’à la fin du XIIIe siècle. Ce « médecin des yeux » doit donc être un « généraliste » ayant la réputation de soigner habilement les yeux, ce que confirme cette formule de CA 86 : « un médecin de Rieti qui savait traiter les maladies des yeux ». En ce qui concerne l’identité de ce médecin, le texte livre deux indications : c’est un habitant de Rieti (ce qui exclut l’hypothèse d’un praticien attaché à la cour pontificale) ; il est très riche (il s’agit donc d’un notable). Son identification au « maître Nicolas médecin », dont le nom apparaît à maintes reprises dans des documents des archives municipales de Rieti datant des années 1203-1233, est donc fort vraisemblable.
3. Mt 8 26, 14 31.
4. Sur le fait que François n’aime pas répéter un ordre à ses frères, voir CA 17, SPm 34 et ML 187.
Les frères allèrent donc dresser la table et, avec honte, y placèrent le peu de pain et de vin qu’ils avaient, ainsi que les quelques légumes 1 qu’ils avaient faits pour eux-mêmes. S’asseyant à table, ils avaient encore à peine commencé à manger lorsqu’on frappa à la porte de l’ermitage. Un des frères se leva et alla ouvrir la porte. C’était une femme qui apportait un grand panier plein de beau pain, de poissons, de pâtés d’écrevisses 2, de miel et de raisins qui paraissaient tout frais cueillis, qu’avait envoyé au bienheureux François une dame d’un bourg fortifié distant d’environ sept milles de l’ermitage. Ayant vu cela, les frères et le médecin s’émerveillèrent grandement en considérant la sainteté du bienheureux François 3. Et le médecin dit aux frères : « Mes frères, ni vous -- comme vous le devriez -- ni nous ne connaissons la sainteté de ce saint 4. »
§73 [LP 31] Un frère 1, homme spirituel et ami de Dieu, demeurait dans le lieu des frères de Rieti. Un jour, il se leva et s’en vint avec grande dévotion à l’ermitage des frères de Greccio 2, où le bienheureux François demeurait alors, poussé par le désir de le voir et de recevoir sa bénédiction. Le bienheureux François avait déjà mangé et était retourné à la cellule où il priait et dormait. Or parce que c’était carême, il ne descendait de la cellule qu’à l’heure du repas et il retournait aussitôt à la cellule. Ce frère fut très attristé de ne pas le trouver, imputant cela à son péché, d’autant qu’il devait s’en retourner à son lieu le jour même. Quand les compagnons du bienheureux François l’eurent consolé et qu’il se fut éloigné du lieu de Greccio d’un jet de pierre 3 pour s’en retourner à son lieu, par la volonté du Seigneur le bienheureux François sortit de la cellule et appela un de ses compagnons, qui l’accompagnait jusqu’à Fonte del Lago 4 ; il lui dit : « Dis à ce frère de tourner le regard vers moi ! » Lorsqu’il tourna son visage vers le bienheureux François, celui-ci fit un signe de croix et le bénit. Ce frère, plein d’allégresse spirituelle et corporelle 5, loua le Seigneur qui avait exaucé son désir ; et il fut d’autant plus consolé qu’il considéra que ce fut la volonté de Dieu qu’il l’ait béni sans qu’il lui ait demandé ni que quiconque lui ait parlé. Les compagnons du bienheureux François et les autres frères du lieu furent donc dans l’admiration ; ils considérèrent que c’était un grand miracle, étant donné que personne n’avait parlé au bienheureux François de l’arrivée de ce frère, puisque ni les compagnons du bienheureux François ni aucun autre frère n’osaient aller le
1. L’identité de ce frère et la date de cet épisode sont impossibles à déterminer avec certitude.
2. Greccio, province de Rieti, Latium.
3. Voir Lc 22 41.
4. S’agit-il d’un lieu-dit ou bien d’une simple référence à « la source (ou la fontaine) du lac » ?
5. Littéralement, « avec la joie de l’un et l’autre homme ».
trouver s’il ne les appelait pas. Et non seulement là, mais partout où il demeurait pour prier, le bienheureux François voulait rester si isolé que nul ne devait aller à lui s’il ne l’appelait pas.
1298 § 74 [LP 32] A une époque, un ministre des frères vint trouver le bienheureux François, qui demeurait alors dans le même lieu 1, pour célébrer avec lui la fête de la nativité du Seigneur 2. Il advint que, le jour même de la Nativité, comme les frères du lieu dressaient la table avec faste en l’honneur de ce ministre 3, la couvrant de belles et blanches nappes qu’ils avaient acquises et de verres pour boire, le bienheureux François descendait de la cellule pour manger. Quand il vit la table disposée en hauteur et dressée avec une telle recherche, il alla en secret prendre le chapeau d’un pauvre homme qui était arrivé là ce même jour et
1. Les récits parallèles de l’épisode (2C 61 ; CU 22 ; LA 15) confirment que cet événement eut lieu à Greccio, à l’exception de SP 20 et ML 91 (ajout marginal), qui le situent à Rieti.
2. CU 22, SP 20 et ML 91 confirment que cette fête est celle de la Nativité, alors que 2C 61 et LM 7 9 déclarent qu’il s’agit de celle de Pâques. Marino Bigaroni a montré que cet épisode a bien eu lieu à Noël et que cet hiatus s’explique par le fait qu’au Moyen Age, la fête de Noël était souvent appelée « Pascha Nativitatis » (« Pâques de la Nativité »), ce qui a engendré la méprise de Thomas de Celano, reproduite par Bonaventure.
3. L’emploi des expressions « minister fratrum » et « ministri illius » pour désigner ce ministre, ainsi que la volonté affichée des frères de Greccio de l’honorer laissent penser qu’il pourrait s’agir non d’un simple ministre provincial, mais du ministre général de la religion mineure. Si cette hypothèse est exacte, l’événement se situe entre 1220 et 1225 ; la date la plus probable est 1223, année où il est avéré que François a séjourné dans cet ermitage pour Noël et y a mis en scène la crèche de Greccio ; le ministre serait alors frère Élie.
4. Cette expression doit d’abord être entendue au sens physique : alors qu’habituellement les frères mangeaient à même le sol (ou sur une table basse), ils ont dressé des tréteaux pour former une table élevée.
le bâton qu’il avait tenu en main. Puis il appela à voix basse un de ses compagnons et sortit à l’extérieur de la porte de l’ermitage 1, à l’insu des autres frères de la maison. Pendant ce temps, les frères se mirent à table, d’autant que le saint père avait parfois l’habitude de ne pas arriver immédiatement à l’heure du repas quand les frères voulaient manger ; et il voulait qu’en ce cas, les frères se mettent à table pour manger 2. Son compagnon ferma la porte et demeura près d’elle, à l’intérieur. Le bienheureux François frappa à la porte et il lui ouvrit aussitôt ; il entra en tenant le chapeau derrière le dos et le bâton en main, comme un pèlerin. Arrivé devant la porte de la maison où mangeaient les frères, il cria comme un pauvre, en disant aux frères : « Pour l’amour du Seigneur Dieu, faites l’aumône à ce pèlerin pauvre et malade 3 ! »
Le ministre et les autres frères le reconnurent aussitôt. Le ministre lui répondit : « Frère, nous sommes pauvres pareillement et, comme nous sommes nombreux, les aumônes que nous mangeons nous sont nécessaires ; mais pour l’amour de ce Seigneur que tu as invoqué, entre dans la maison et nous te donnerons des aumônes que le Seigneur nous a données. » Il entra et, quand il se tint devant la table des frères, le ministre lui donna l’écuelle dans laquelle il mangeait et aussi du pain. Il les prit et s’assit par terre à côté du feu, devant les frères qui étaient assis à la table en hauteur ; et il dit aux frères en soupirant : « Quand j’ai vu cette table dressée avec faste et recherche, j’ai considéré que ce n’était pas la table de pauvres religieux, qui vont chaque jour de porte en porte. Il nous faut en effet, en
1. Au vu de ce passage, il faut supposer que l’ermitage de Greccio comportait au moins deux portes : celle de la maison, où les frères prenaient leurs repas et où la majorité d’entre eux résidaient, et celle de l’enceinte extérieure du lieu qui, outre cette maison, incluait la chapelle et les cellules où se retiraient les frères s’adonnant à la vie érémitique.
2. SP 20 dit de manière plus directe : “en effet, le bienheureux François avait ordonné que les frères ne l’attendent pas quand il n’arrivait pas immédiatement à l’heure du repas.”
3. Voir 1C 17, où François décide de ne jamais refuser une aumône demandée “pour l’amour de Dieu”.
1300 toutes choses, davantage suivre l’exemple de l’humilité et de la pauvreté que les autres religieux, car c’est à cela que nous sommes appelés et c’est cela que nous avons professé devant Dieu et devant les hommes. C’est pourquoi, maintenant, il me semble que je suis assis comme doit l’être un frère 1. » Les frères furent remplis de honte en se rendant compte que le bienheureux François disait la vérité ; certains d’entre eux se mirent à pleurer abondamment en considérant comment il était assis par terre et la manière si sainte et si juste dont il avait voulu les corriger 2.
[LP 33] Il disait que les frères devaient avoir des tables humbles et convenables, telles que les séculiers puissent en être édifiés et que, si un pauvre était invité par les frères, il puisse s’asseoir à côté d’eux -- et non pas le pauvre par terre et les frères en hauteur. Ainsi le seigneur pape Grégoire, au temps où il était évêque d’Ostie et venait au lieu des frères 3 à SainteMarie-de-la-Portioncule, entra-t-il dans la maison des frères et alla-t-il voir leur dortoir, qui était dans la même maison, avec de nombreux chevaliers, moines et autres clercs qui l’accompagnaient 4. Quand il vit que les frères couchaient par terre et n’avaient rien sous eux qu’un peu de paille, pas d’oreillers et quelques pauvres couvertures, presque toutes déchirées et en lambeaux, il se mit à pleurer abondamment devant tous en s’exclamant : « Voici où dorment les frères ! Et nous, misérables, nous usons en tout de tant de superflu ! Qu’adviendra-t-il donc de nous 5 ? » Lui-même et les autres en furent grandement édifiés. Il ne vit là aucune table, car les frères mangeaient par terre. Bien que ce lieu, dès le moment où il fut
1. SP 20 donne : « un frère mineur » ; puis clôt le discours de François par la phrase : « En effet, les fêtes du Seigneur et des autres saints sont plus honorées avec la pénurie et la pauvreté, par lesquelles ces saints ont gagné le ciel, qu’avec la recherche et le superflu, par lesquels l’âme s’éloigne du ciel. »
2. SP 20 ajoute : « et les enseigner ».
3. Au lieu de « et venait au lieu des frères », CU 22 et SP 21 ont « lorsqu’il était venu au chapitre des frères ».
4. C’est ce genre d’intrusion que François tente de limiter en CA 56.
5. Mt 19 27.
édifié et durant longtemps, ait été davantage fréquenté par les frères de la religion entière que n’importe quel autre lieu des frères -- car c’est là que tous ceux qui venaient à la religion prenaient l’habit 1 --, les frères de ce lieu mangeaient toujours par terre, qu’ils soient peu ou nombreux. Et tant que vécut le saint père, à son exemple et selon sa volonté, les frères de ce lieu s’asseyaient par terre pour manger.
[LP 34] Voyant en effet que le lieu des frères de Greccio était convenable et pauvre et que les gens de ce bourg, bien que pauvrets et simples, lui plaisaient davantage que les autres habitants de cette province, le bienheureux François se reposait donc et demeurait souvent en ce lieu, d’autant qu’il y avait là une pauvre petite cellule, très isolée, dans laquelle demeurait le saint père. Ainsi, par son exemple et par sa prédication et celle de ses frères, avec la grâce de Dieu beaucoup d’entre eux entrèrent-ils dans la religion ; beaucoup de femmes conservaient leur virginité, tout en demeurant dans leurs maisons, revêtues de l’habit de la religion 2. Et bien que chacune restât dans sa maison, elles vivaient convenablement la vie commune et mortifiaient leurs corps par le jeûne et la prière, si bien qu’il semblait aux gens et aux frères que leur mode de vie n’était pas celui des séculiers et celui de leurs parents, mais celui de personnes saintes et religieuses qui s’étaient depuis longtemps vouées au service du Seigneur, alors même qu’elles étaient jeunes et très
1. Voir CA 56.
2. L’expression « beaucoup d’entre eux entrèrent dans la religion » peut avoir deux significations, selon le sens que l’on donne au mot « religion » d’une part, elle peut vouloir dire qu’un certain nombre d’hommes de Greccio sont devenus frères mineurs ; d’autre part, qu’une fraction significative de la population de ce bourg, hommes et femmes, est entrée dans l’Ordre -- ou la religion -- de la pénitence (nom primitif du tiers Ordre franciscain). Au vu de l’ensemble de l’épisode, il faut privilégier la seconde interprétation. Quant à ces femmes qui ont fait choix de la virginité et ont revêtu l’habit de la religion, elles constituent la frange la plus radicale de l’Ordre de la pénitence, dont la naissance est décrite en 3S 60 ; les explications données dans la suite du texte montrent que leur mode de vie était proche de celui mené dans les béguinages.
1302 simples. C’est pourquoi le bienheureux François disait souvent aux frères avec allégresse, à propos des hommes et des femmes de ce bourg fortifié : « II n’y a pas une grande cité où tant de gens se soient convertis à la pénitence qu’à Greccio, qui n’est pourtant qu’un petit bourg fortifié ! » Souvent en effet, quand le soir les frères de ce lieu chantaient les louanges du Seigneur comme les frères avaient coutume de le faire en de nombreux lieux à cette époque, les gens de ce bourg fortifié, petits et grands, sortaient dehors pour se tenir sur la route, devant le bourg fortifié, et répondre aux frères à voix haute : « Loué soit le Seigneur Dieu 1 ! » Si bien que même les enfants sachant à peine parler, quand ils voyaient les frères, louaient le Seigneur comme ils le pouvaient.
Or en ce temps-là, ils enduraient un très grand tourment, qu’ils eurent à souffrir durant de nombreuses années : de grands 2 loups dévoraient les gens et, tous les ans, la grêle dévastait leurs champs et leurs vignes. Aussi le bienheureux François, un jour qu’il prêchait, leur dit-il : « Je vous annonce, pour l’honneur et la gloire de Dieu, que, si chacun de vous se corrige de ses péchés et se tourne vers Dieu de tout cœur avec la résolution et la volonté de persévérer, j’ai confiance dans le Seigneur 3 Jésus Christ que, par sa miséricorde, il chassera désormais loin de vous ce fléau des loups et de la grêle que vous avez si longtemps eu à souffrir et qu’il vous fera croître et multiplier 4 dans les biens spirituels et temporels. Je vous annonce également que, si vous retournez à votre vomissement — ce qu’à Dieu ne plaise ! —, cette plaie et ce fléau reviendront sur vous, accompagnés de beaucoup d’autres plus grands tourments. »
1. Il s’agit très probablement de CSoI, où chaque strophe débute par une invitation à la louange. Sur le fait que François faisait fréquemment réciter ce texte, voir CA 66, 83, 99 et 107.
2. Au lieu de « magni » (« grands »), CU 22 a « mali » (« mauvais », « méchants »).
3. Voir Ps 10 (11) 2.
4. Voir Gn 1 28, 8 17, 9 1.
5. Voir Pr 26 11 ; 2P 2 22.
Il advint que, par la providence divine et les mérites du saint père, ce tourment cessa sur l’heure. En outre, ce qui est un grand miracle, quand la grêle venait dévaster les champs de leurs voisins, elle ne touchait pas leurs champs qui en étaient tout proches. Ils se mirent alors à multiplier et abonder dans les biens spirituels et temporels pendant seize à vingt ans. Par la suite, ils se mirent à s’enorgueillir de leur graisse 1, à se prendre en haine les uns les autres et à se frapper par l’épée jusqu’à la mort 2, à tuer des animaux en secret 3, à piller et voler de nuit et à perpétrer bien d’autres forfaits. Quand le Seigneur vit que leurs œuvres étaient mauvaises 4 et qu’ils n’observaient pas ce qui leur avait été annoncé par son serviteur, [sa colère s’emporta contre eux, la main de sa miséricorde 5 s’éloigna d’eux, la plaie de la grêle et des loups revint 6] sur eux, comme le leur avait dit le saint père, et bien d’autres tourments pires que les premiers fondirent sur eux. Le bourg tout entier fut en effet détruit par le feu et, ayant perdu tout ce qu’ils avaient, eux seuls en réchappèrent 7. Ainsi les frères et les autres qui avaient entendu les paroles par lesquelles le saint père leur avait prédit la prospérité et l’adversité admirèrent-ils sa sainteté en voyant toutes ses paroles accomplies à la lettre.
1. Voir Ps 16 (17) 10.
2. Voir 19 DT 11.
3. Cette dernière formule vise presque certainement des abattages clandestins de bétail appartenant à des voisins, perpétrés par malveillance ou vengeance.
4. Voir Gn 6 5.
5. Le Moyen Âge a hérité du judaïsme et de la théologie patristique l’image de Dieu tenant dans une main la justice (et donc le châtiment) et dans l’autre la miséricorde (et donc le pardon).
6. Le passage entre crochets ne figure pas en CA et est restitué à partir de CU 22.
7. Voir Jb 1 15.
§83 [LP 42] Voyant que le bienheureux François se montrait toujours aussi sévère à l’égard de son corps qu’il l’avait été et d’autant qu’il avait déjà commencé à perdre la lumière de ses yeux et refusait de s’en faire soigner, l’évêque d’Ostie, qui plus tard devint pape 3, lui adressa cette recommandation avec beaucoup de tendresse et de compassion envers lui, en lui disant :
« Frère, tu n’agis pas bien en ne te faisant pas assister pour ta maladie des yeux, car ta santé et ta vie sont très utiles à toi et aux autres 4. Car si, pour tes frères malades, tu compatis et es toujours aussi miséricordieux que tu l’as été, tu ne devrais pas être cruel envers toi-même dans une nécessité et une maladie si extrêmes et manifestes. C’est pourquoi je te commande de te faire assister et soigner ! »
3. Littéralement, « qui plus tard fut apostolique », c’est-à-dire : qui plus tard occupa le Siège apostolique. Il s’agit évidemment du cardinal Hugolin, futur Grégoire IX.
4. SP 91 donne : « aux frères, aux séculiers et à toute l’Église ».
1316 De même, deux ans avant son décès 1, alors qu’il était déjà gravement malade, en particulier de sa maladie des yeux, et qu’il demeurait à Saint-Damien dans une petite cellule faite de nattes, le ministre général 2, considérant et voyant combien il était tourmenté par sa maladie des yeux, lui commanda de se faire assister et de se laisser soigner 3. En outre, il lui dit qu’il voulait être présent quand le médecin commencerait à le soigner, afin de veiller surtout à ce qu’il se fasse plus sûrement soigner et pour le réconforter, car il en souffrait beaucoup. Mais il régnait alors un grand froid et le temps n’était pas favorable pour appliquer ces soins.
[LP 43] Le bienheureux François coucha là 4 jusqu’à cinquante jours et plus, durant lesquels il ne pouvait voir, de jour, la lumière du jour ni, de nuit, la lumière du feu ; mais dans la maison et dans cette cellule, il demeurait toujours dans l’obscurité. De plus, il avait de jour et de nuit de grandes douleurs des yeux, si bien que, de nuit, il ne pouvait presque pas se reposer ni dormir, ce qui était fort néfaste et ajoutait un grand poids à sa maladie des yeux et à ses autres maladies 5. En outre, même si parfois il voulait se reposer et dormir, dans la maison et dans la petite cellule où il gisait, qui était faite de nattes et se dressait dans une partie de la maison 6, il y avait tant de souris
1. En fait, ce séjour à Saint-Damien s’est déroulé du mois de mars au mois de mai ou juin 1225. C’est de Saint-Damien que — selon CA 66-68 et surtout CA 86 — François est parti pour Fonte Colombo et la vallée de Rieti, afin de faire soigner ses yeux.
2. Frère Élie.
3. Voir 1C 98.
4. À Saint-Damien.
5. François semble avoir souffert d’un trachome ou d’une forme aiguë de conjonctivite granuleuse, ayant pour caractéristiques d’abondantes sécrétions lacrymales, une affection progressive des cornées, une ultra-sensibilité à la lumière et, par voie de conséquence, d’importants troubles de la vue. Dans le cas particulier du Poverello, ces symptômes se trouvaient aggravés par sa malnutrition chronique, l’épuisement de son corps et ses fréquentes crises de malaria.
6. SP 100 remplace le début de cette phrase par « 11 advint, par permission divine, que, pour augmenter son tourment et son mérite ».
qui se déplaçaient en courant sur lui et autour de lui qu’elles ne le laissaient pas dormir. De même l’entravaient-elles beaucoup durant les temps de prière. Et non seulement de nuit, mais aussi de jour, elles le tourmentaient énormément, au point de monter sur sa table même quand il mangeait, si bien que ses compagnons et lui-même considéraient qu’il s’agissait d’une tentation diabolique, ce qui était le cas. Aussi une nuit, voyant qu’il avait tant de tribulations, le bienheureux François fut-il ému de pitié envers lui-même et se dit-il intérieurement : « Seigneur, viens vite ci mon secours 1 dans mes maladies, pour que je sois capable de les supporter avec patience ! »
Et soudain il lui fut dit en esprit : « Dis-moi, frère : si quelqu’un, en échange de tes maladies et de tes tribulations, te donnait un trésor si grand et précieux que, si toute la terre était de l’or pur, toutes les pierres des pierres précieuses et toute l’eau du baume, pourtant tu ne compterais et ne tiendrais toutes ces choses pour rien, comme si elles n’étaient que ces matières, de la terre, des pierres et de l’eau, en comparaison du grand et précieux trésor qui te serait donné 2, ne te réjouirais-tu pas beaucoup ? »
Le bienheureux François répondit : « Seigneur, ce trésor serait grand et inestimable 3, très précieux et immensément aimable et désirable. »
Et il lui fut dit : « Eh bien, frère, réjouis-toi bien et exulte dans tes maladies et tes tribulations, car désormais tu dois te sentir en sécurité, comme si tu étais déjà dans mon Royaume. »
Se levant le matin, il dit à ses compagnons : « Si l’empereur donnait à un de ses serviteurs un royaume entier, celui-ci ne devrait-il pas beaucoup se réjouir ? Mais s’il lui donnait tout l’empire, ne se réjouirait-il pas encore bien davantage ? »
Il leur dit alors : « Je dois donc beaucoup me réjouir, dorénavant, dans mes maladies et mes tribulations 4, puiser mon réconfort dans le Seigneur 5 et toujours rendre
1. Ps70 (71) 12.
2. Voir Sg 7 9 ; Ps 18 (19) 11.
3. L’adjectif latin “investigabilis” possède deux significations : “insondable”, d’où “inestimable” (sens qui a été retenu ici) ; “qui peut être recherché”, “qui vaut d’être recherché”.
4. Voir 2 Co 12 10.
5. Voir Ep 6 10.
1318 grâces à Dieu le Père, à son Fils unique notre Seigneur Jésus Christ 1 et à l’Esprit saint de m’avoir accordé tant de grâce et de bénédiction ; car alors que je suis encore vivant dans la chair, par sa miséricorde il m’a jugé digne, moi son indigne petit serviteur, de recevoir la certitude d’avoir part au Royaume. Aussi, en vue de sa louange, de notre consolation et de l’édification du prochain, je veux faire une nouvelle 2 louange du Seigneur sur ses créatures dont nous usons chaque jour, sans lesquelles nous ne pouvons vivre et en lesquelles le genre humain offense beaucoup le Créateur. Chaque jour nous sommes ingrats face à tant de grâce, car nous n’en louons pas comme nous le devrions notre Créateur et dispensateur de tous biens. »
S’asseyant, il se mit à méditer, puis à dire : « Très haut, tout-puissant, bon Seigneur 3. » Il fit un chant sur ces paroles et l’enseigna à ses compagnons pour qu’ils le disent 4. Son esprit, en effet, était alors plongé dans une si grande douceur et une si grande consolation qu’il voulait envoyer chercher frère Pacifique, qui dans le monde était appelé le « roi des poètes » et fut un très courtois maître de chant 5, et lui donner quelques frères bons et spirituels, pour qu’ils aillent par le monde en prêchant et louant Dieu. Il voulait en effet et demandait que, d’abord, un de ceux qui savaient prêcher prêche au peuple et, après sa prédication, que tous chantent les Louanges du Seigneur comme des
1. Voir Ep 5 20.
2. Cet adjectif fait manifestement référence aux autres louanges du Seigneur antérieurement composées par François : d’une part, l’Exhortation à la louange de Dieu, les Louanges de Dieu destinées à frère Léon et les Louanges pour les heures, rédigées en latin ; d’autre part, l’exhortation Écoutez pauvrettes adressée à Claire et ses sœurs, composée en ombrien.
3. On reconnaît les premiers mots du Cantique de frère Soleil, cités ici aussi en ombrien et non en latin. CA 7 a exposé les circonstances dans lesquelles a été ajoutée la dernière strophe, consacrée à la mort, et CA 84 relate celles qui ont présidé à l’ajout de l’avant-dernière strophe, dédiée au pardon.
4. Par « chant », il faut sans doute entendre musique et paroles.
5. Concernant les dons de poète et la vocation religieuse de frère Pacifique, ainsi que le désir de François de lui confier l’harmonisation et la tâche de chanter le Cantique de frère Soleil, voir CA 65-66.
jongleurs du Seigneur. Une fois les Louanges achevées, il voulait que le prédicateur dise au peuple : « Nous sommes les jongleurs du Seigneur et la rémunération que nous voulons recevoir de vous, c’est que vous teniez bon dans une vraie pénitence. »
Et il ajoutait : « Que sont en effet les serviteurs de Dieu sinon, en quelque sorte, ses jongleurs, qui doivent émouvoir le cœur des hommes et les élever à l’allégresse spirituelle 1 ? »
Et ce faisant, il parlait spécialement des Frères mineurs, qui avaient été donnés au peuple pour son salut.
Les Louanges du Seigneur qu’il fit, à savoir « Très haut, tout-puissant, bon Seigneur », il leur donna le nom de Cantique de frère Soleil, lequel est plus beau que toutes les autres créatures et peut davantage être comparé à Dieu 2. Aussi 3 disait-il : « Le matin, au lever du soleil, tout homme devrait louer Dieu qui l’a créé, car par lui, de jour, les yeux sont éclairés. Le soir, à la tombée de la nuit, tout homme devrait louer Dieu pour cette autre créature qu’est frère Feu, car par lui, de nuit, nos yeux sont éclairés. » Et il ajoutait : « Nous sommes tous comme des aveugles et c’est par ces deux créatures 4 que le Seigneur éclaire nos yeux 5. Aussi, pour celles-ci et pour toutes ses autres créatures dont nous usons chaque jour 6, devons-nous toujours louer
1. Voir Adm 20 2.
2. Au lieu de cette phrase, SP 119 a : “Il considérait et disait que le soleil est plus beau que les autres créatures et peut davantage être comparé à Dieu — de plus, dans l’Écriture, le Seigneur est appelé soleil de justice [voir Ml 3 20 ; 4 2 selon le découpage de la Vulgate] — ; c’est pourquoi donnant un nom à ces louanges qu’il fit des créatures du Seigneur, quand le Seigneur lui donna la certitude d’avoir part à son Royaume, il les appela Cantique de frère Soleil.”
3. SP 119 débute par ce passage, qu’il fait précéder de la phrase : “Plus que toutes les créatures dénuées de raison, il chérissait plus tendrement (affectuosius) le soleil et le feu.”
4. SP 119 remplace “créatures” par “frères”.
5. En fait, nous venons d’apprendre que François est presque aveugle et n’est plus éclairé par le soleil ou le feu, ce qui a pu déterminer son intention de les louer.
6. On reconnaît le thème cher à François que Dieu est le Bien suprême, le Créateur de tous biens et que tout bien vient de lui ; voir en particulier Adm 7 4, 8 3 ; 1 Reg 17 17-18, 23 8-9 ; Pat 2 ; Sa1M 3 ; LH 11 ; 3 LD.
1320 particulièrement le glorieux Créateur lui-même. »
Qu’il soit en bonne santé ou malade, lui-même le fit et continua de le faire avec joie et il exhortait volontiers les autres à louer le Seigneur. De plus, lorsqu’il était terrassé par la maladie, lui-même entonnait les Louanges du Seigneur et les faisait ensuite chanter par ses compagnons, afin de pouvoir oublier, dans la méditation de la louange du Seigneur, l’âpreté de ses douleurs et de ses maladies. Et ainsi fit-il jusqu’au jour de sa mort.
§86 [LP 46] Comme approchait le moment favorable pour soigner sa maladie des yeux 4, il advint que le bienheureux
4. Comme CA 83 a expliqué que le froid de l’hiver faisait obstacle au commencement du traitement de François, ce moment favorable doit correspondre à la seconde moitié du printemps.
François quitta ce lieu 1, bien qu’il fût gravement malade des yeux. Il avait sur la tête un grand capuchon que les frères lui avaient fait et, devant les yeux, un pan de laine et de lin cousu au capuchon, car il ne pouvait regarder ni voir la lumière du jour en raison des grandes douleurs provenant de sa maladie des yeux. Ses compagnons le conduisirent à cheval à l’ermitage de Fonte Colombo près de Rieti, pour prendre conseil d’un médecin de Rieti qui savait traiter les maladies des yeux 2. Lorsque ce médecin y vint, il dit au bienheureux François qu’il voulait faire une cautérisation au-dessus de la mâchoire, jusqu’au sourcil de l’œil qui était le plus malade. Mais le bienheureux François ne voulait pas commencer le traitement avant l’arrivée de frère Élie 3. Comme il l’attendait et que celui-ci n’arrivait pas — car il ne put venir en raison des nombreux empêchements qu’il eut —, le bienheureux François hésitait à commencer le traitement. Mais contraint par la nécessité et surtout par obéissance au seigneur évêque d’Ostie 4 et au ministre général, il décida de leur obéir, bien qu’il lui fût fort difficile d’accepter de tels soins pour lui-même — et pour cette raison, il voulait que ce soit son ministre qui prenne la décision.
[LP 47] Plus tard, une nuit où il ne pouvait dormir en raison des douleurs de ses maladies, pris de pitié et de compassion
1. Saint-Damien.
2. Ce médecin sachant traiter les yeux est celui dont il est question en CA 68. François est demeuré jusque fin mai ou début juin 1225 à Saint-Damien ; le présent paragraphe précise qu’il a quitté Saint-Damien à destination de Fonte Colombo — et non de Saint-Fabien comme le laisse entendre Actus 21. Selon CA, son séjour à Fonte Colombo a duré environ trois mois (de son arrivée début juin à début septembre 1225, date de son départ pour Saint-Fabien) et a été entrecoupé de deux déplacements de quelques jours dans la cité de Rieti : l’un où il a résidé chez Tabald Saraceno (voir CA 66), l’autre dans le palais de l’évêque (voir CA 95).
3. Comme le rappelle SP 115, frère Élie avait exprimé sa volonté d’être présent lorsque commencerait le traitement de François ; voir CA 83.
4. Le cardinal Hugolin.
1326 pour lui-même, il dit à ses compagnons 1 : « Très chers frères, mes petits enfants 2, qu’il ne vous lasse ni ne vous pèse de souffrir pour ma maladie, car le Seigneur vous restituera pour moi, son pauvre petit serviteur, en ce monde et en celui à venir, tout le fruit des œuvres que vous n’êtes pas en mesure d’accomplir en raison de votre sollicitude pour ma maladie. Vous en obtiendrez même un plus grand gain que ceux qui aident la religion tout entière et la vie des frères 3. Aussi devriez-vous même me dire : “C’est pour toi que nous effectuons nos dépenses et c’est le Seigneur qui, au lieu de toi, sera notre débiteur !” » Le saint père disait cela, car il voulait les aider à surmonter le découragement et la faiblesse de leur esprit 4, de crainte qu’ils ne soient parfois tentés de dire, à l’occasion de ce labeur : « Nous ne sommes plus capables de prier, ni de supporter un si grand labeur » et qu’ils ne soient rendus las et découragés et ne perdent ainsi le fruit de leur labeur.
[LP 48] Le jour arriva où le médecin vint en apportant le fer avec lequel il effectuait les cautérisations pour la maladie des yeux ; il avait fait allumer un feu pour chauffer le fer et, une fois le feu allumé, il y mit le fer. Pour réconforter son esprit afin qu’il ne s’effraie pas, le bienheureux François dit au feu : « Mon frère Feu, noble et utile parmi les autres créatures qu’a créées le
I. SP 89 donne : “Comme, à cause des douleurs de ses maladies, il ne pouvait se reposer et que, de ce fait, il voyait les frères être très distraits et beaucoup se fatiguer pour lui — car il chérissait encore plus les âmes des frères que son propre corps —, il se mit à craindre que, du fait de la peine excessive qu’il leur occasionnait, les frères ne commettent aussi une très petite offense à Dieu par quelque impatience. Aussi dit-il une fois avec pitié et compassion à ses compagnons”.
2. Cette expression, qui apparaît aussi en CA 51 et 56, semble avoir constitué une des formules favorites de François pour s’adresser à ses compagnons de vie.
3. Au lieu de “que ceux qui aident la religion tout entière et la vie des frères”, CU 33 a “car ceux qui m’aident aident la religion tout entière et la vie des frères” et SP 89 “que si vous peiniez pour vous, car celui qui m’aide aide la religion tout entière et la vie des frères”.
4. SP 89 ajoute : “à cause du très grand zèle qu’il avait pour la perfection des âmes”.
Très-Haut, sois courtois avec moi en cette heure, car je t’ai chéri par le passé 1 et je te chérirai encore à l’avenir, pour l’amour du Seigneur qui t’a créé. Aussi je prie notre Créateur qui t’a créé 2 de tempérer ta chaleur de sorte que je sois capable de l’endurer. » Et une fois sa prière achevée, il traça le signe de croix sur le feu.
Nous qui étions avec lui 3, nous nous enfuîmes tous, pris de pitié et de compassion 4 envers lui, et seul le médecin demeura avec lui. Une fois la cautérisation effectuée, nous revînmes auprès de lui. Il nous dit : « Peureux ! Hommes de peu de foi 5 ! Pourquoi vous êtes-vous enfuis ? En vérité, je vous le dis 6, je n’ai ressenti aucune douleur ni la chaleur du feu. Au contraire, si ce n’est pas bien cuit, qu’on cuise encore mieux 7 ! »
Le médecin s’en étonna beaucoup et tint cela pour un grand miracle, car il 8 n’avait pas même bougé. Le médecin dit alors : « Mes frères, je vous le dis : non seulement de lui, qui est faible et malade, mais également de celui qui serait fort et sain de corps, je craindrais qu’il ne puisse endurer une si grande cautérisation, ce dont j’ai déjà fait l’expérience chez certains. » De fait, la cautérisation fut longue, s’étendant de l’oreille jusqu’au sourcil de l’œil, à cause de l’abondante humeur qui, chaque jour et depuis des années, coulait jour et nuit en ses yeux. C’est pourquoi, selon l’avis de ce médecin, il fallait inciser toutes les veines de l’oreille jusqu’au sourcil, bien que, selon l’avis
1. Voir Cso 1 17-19.
2. SP 115 donne : « qui nous a créés ».
3. Voir 2P 1 18.
4. CA donne « passione », que nous avons corrigé en « compassione » d’après CU 33 et SP 115 ; le mot « pris » est absent de CA et a été ajouté par le traducteur.
5. Mt 826.
6. Jn 6 47, 10 1 et 7.
7. Cette phrase est une réminiscence des paroles prêtées au saint martyr Laurent lorsque, subissant le supplice du gril, il dit à ses bourreaux qu’il était suffisamment rôti de ce côté et qu’il était temps de le retourner pour achever de le cuire.
8. François, bien sûr.
1328 d’autres médecins, cela lui serait tout à fait néfaste -- ce qui s’avéra, car cela ne lui profita en rien. De même un autre médecin lui perfora-t-il les deux oreilles, mais cela ne lui profita en rien.
[LP 49] Il n’est pas étonnant que le feu et les autres créatures lui aient parfois témoigné de la révérence. Comme nous qui avons été avec lui 1 l’avons vu, il les chérissait en effet et les révérait d’un si grand amour de charité 2, il trouvait en elles tant de plaisir et son esprit était ému de tant de pitié et de compassion envers elles que, quand quelqu’un ne les traitait pas convenablement, il en était troublé 3 ». Il leur parlait aussi, avec une allégresse intérieure et extérieure, comme si elles sentaient, comprenaient et exprimaient quelque chose de Dieu 4, de sorte que souvent, en une telle occasion, il était ravi dans la contemplation de Dieu.
Ainsi 5, un jour qu’il était assis 6 à côté d’un feu, à son insu le feu prit-il à ses caleçons de lin près de la jambe. Quand il sentit
1. Voir 2P 1 18.
2. L’expression « amour de charité » traduit le latin « affectione caritatis ». L’amour de charité, qui est le fruit de la grâce divine et constitue une vertu théologale, s’oppose à l’amour de concupiscence et à l’amour de bénéfice, qui sont les fruits du désir humain égoïste de jouissance et de domination. Le principal trait de l’amour de charité que nourrit François pour les créatures est qu’il les voit toujours comme sortant des mains du Créateur, dans leur bonté originelle.
3. Le verbe « il était troublé » ne figure pas en CA et a été restitué d’après CU 33.
4. SP 115 donne : « comme si elles étaient douées de raison ».
5. SP 116 fait précéder ce passage par la phrase : « Entre toutes les créatures inférieures et dénuées de sensibilité, il affectionnait particulièrement le feu à cause de sa beauté et de son utilité ; en raison de quoi il ne voulait jamais empêcher son office. »
6. CA donne ici « descenderet » (« descendait »), ce qui constitue manifestement une erreur de copie ; c’est pourquoi nous l’avons remplacé par « sederet » (« était assis »), attesté en CU 33 et SP 116.
7. Littéralement, « ses pièces de lin ». Dans la mesure où François ne portait qu’une tunique et des caleçons, et où la première était toujours de drap ou de laine écrue, ces « pièces de lin » ne peuvent désigner que ses caleçons, qui étaient effectivement souvent en lin. SP 116 le confirme : « le feu prit à ses pièces de lin, ou caleçons, près du genou. »
la chaleur du feu et que son compagnon vit que le feu consumait ses caleçons, ce dernier s’élança en voulant l’éteindre. Mais il lui dit : « Très cher frère, ne fais pas de mal à frère Feu ! » Et ainsi ne lui permit-il en aucune façon de l’éteindre 1. L’autre alla aussitôt trouver le frère qui était son gardien 2 et le conduisit au bienheureux François ; et ainsi, contre son gré, se mit-il à l’éteindre.
De fait, il ne voulait pas qu’on éteigne chandelle, lampe ou feu, comme il est d’usage quand c’est nécessaire, tant il était ému de piété et d’affection envers le feu. Il ne voulait pas non plus qu’un frère jette au loin les tisons ou les braises 3, comme il est bien souvent d’usage, mais il voulait qu’il les pose simplement par terre, par révérence envers Celui dont le feu est la créature 4.
1. Nous employons communément l’expression « combattre le feu » ; or, pour François, une créature de Dieu ne se combat pas, mais s’accueille comme un frère ou une sœur.
2. Il peut s’agir d’Ange, probable informateur pour cet épisode.
3. Littéralement, « le feu ou le bois fumant ».
4. Au lieu de « créature », CU 33 a « clarté »
87 [LP 50] Une autre fois, quand il fit un carême sur le mont Alverne 5, un jour, alors que son compagnon allumait un feu à l’heure du repas dans la cellule où il mangeait, une fois le feu allumé, il vint trouver le bienheureux François à la cellule où
5. La Verna, sur les pentes du mont Penna, province d’Arezzo, Toscane. Selon un acte tardif, le lieu aurait été donné à François et à ses frères par le comte Roland de Chiusi en 1213 pour en faire un ermitage ; voir CSti 1, qui offre un récit détaillé de cette donation, mais la date différemment. Sur les débuts de la présence mineure en ces lieux — un dossier encombré de faux —, voir L. PELLEGRINI, « Note sulla documentazione della Verna. A proposito del primo insediamento », Studi francescani, 97, 2000, p. 57 [261]-90 [294]. Le carême évoqué ici est probablement celui dont il est question en CA 118 ; cet épisode se situerait donc en août ou septembre 1224, au cours de la retraite qui vit François recevoir les stigmates.
1330 celui-ci priait et couchait habituellement 1 pour lui lire le saint évangile qui était dit à la messe du jour. Car quand il ne pouvait entendre la messe, le bienheureux François voulait toujours entendre l’évangile du jour 2 avant de manger. Comme le bienheureux François venait pour manger dans la cellule où le feu avait été allumé, la flamme du feu montait déjà jusqu’au faîte de la cellule et le consumait ; son compagnon se mit à l’éteindre comme il pouvait, mais il ne le pouvait seul. Or le bienheureux François ne voulait pas l’aider, mais il prit une peau dont il se couvrait la nuit et alla dans la forêt. Les frères du lieu, bien que demeurant loin de la cellule -- car celle-ci était éloignée du lieu des frères --, quand ils s’aperçurent que la cellule brûlait, vinrent et l’éteignirent. Le bienheureux François revint ensuite pour manger. Après le repas, il dit à son compagnon : « Je ne veux plus, désormais, avoir sur moi cette peau, car, à cause de mon avarice, je n’ai pas voulu que frère Feu la mange. »
1. SP 117 ajoute : « en portant avec lui le missel ».
2. Ce fait est attesté par une note manuscrite de frère Léon, en marge d’un bréviaire utilisé par François et conservé au monastère Sainte-Claire d’Assise ; voir TM 29.
88 [LP 51] De même 3, quand il se lavait les mains, choisissait-il un endroit tel qu’après l’ablution, il ne foule pas l’eau des pieds. Quand il lui fallait marcher sur des pierres, il le faisait avec crainte et révérence, par amour de celui qui est appelé « Pierre » 4. Aussi, quand il disait le verset du psaume où il est dit : Sur la pierre, tu m’as élevé 5, déclarait-il par grande révérence et dévotion : « Sous les pieds de la pierre, tu m’as élevé. »
3. Au lieu de « De même », SP 118 a « Après le feu, il chérissait particulièrement l’eau, par laquelle sont figurées la sainte pénitence et la tribulation, grâce auxquelles les souillures de l’âme sont lavées, et parce que la première purification (ablutio) de l’âme se fait par l’eau du baptême. C’est pourquoi ».
4. Voir Mt 16 18 ; mais aussi 1 Co 10 4.
5. Ps 60 (61) 3 ; voir Ps 26 (27) 5.
Au frère qui préparait le bois pour le feu, il disait de ne pas couper tout l’arbre, mais de le couper de telle façon qu’une partie demeure et qu’une autre soit coupée 1 -- et il l’ordonna aussi à un frère qui demeurait dans le même lieu que lui. Au frère qui faisait le jardin, il disait aussi de ne pas cultiver tout le terrain du jardin seulement pour les plantes comestibles, mais de laisser une partie du terrain pour qu’elle produise des plantes sauvages qui, en leur temps, produiraient ses sœurs les fleurs 2. Il disait en outre que le frère jardinier devait faire d’une partie du jardin un beau jardinet, en y mettant et plantant toutes sortes de plantes grimpantes 3 et toutes sortes de plantes qui produisent de belles fleurs, pour qu’en leur temps, elles invitent à la louange de Dieu tous ceux qui les verraient, car toute créature dit et proclame : « Dieu m’a faite pour toi, ô homme ! »
Nous qui avons été avec lui 4, nous l’avons donc tant vu se réjouir toujours, intérieurement et extérieurement, en à peu près toutes les créatures, les toucher et les regarder avec plaisir, que son esprit paraissait non pas sur terre, mais dans le ciel. Cela est manifeste et vrai, car, en raison des nombreuses consolations qu’il eut et qu’il avait dans les créatures de Dieu, peu avant son décès il composa et fit des Louanges du Seigneur 5 sur ses 1332 créatures en vue d’inciter le cœur de leurs auditeurs à la louange de Dieu, afin que le Seigneur soit loué par tous en ses créatures 6.
1. SP 118 remplace « qu’une partie demeure et qu’une autre soit coupée » par « que demeure toujours quelque partie intacte, pour l’amour de Celui qui a voulu opérer notre salut sur le bois de la croix ».
2. En latin, « flos » est un nom masculin ; c’est pourquoi le texte dit littéralement : « ses frères les fleurs ». SP 118 ajoute : « pour l’amour de Celui qui est dit la fleur du champ et le lys des vallées [Ct 2 1] ».
3. Alors que CA donne « oborifederis » (« grimpantes »), CU 35 et SP 118 ont « odoriferis » (« odoriférantes »). Le terme de CA constitue une lectio difficilior, a priori plus authentique, qui semble avoir été banalisée par SP et CU. Dans les jardins médiévaux, en effet, les fleurs qu’on plantait étaient habituellement grimpantes et montaient le long des plessis (haies de branches tressées qui protègent les jardins).
4. Voir 2P 1 18.
5. Ces Louanges du Seigneur désignent le Cantique de frère Soleil ; voir CA 83.
6. CA donne simplement : « suis creaturis », ce qui peut signifier aussi bien « pour ses créatures » que « par ses créatures », ou « en ses créatures ». En faisant précéder cet ablatif de la préposition « in », CU 35 et SP 118 optent pour « en ses créatures ».
§89 [LP 52] À la même époque, une pauvre petite femme de Machilone 2 vint à Rieti pour une maladie des yeux. Un jour que le médecin venait voir le bienheureux François, il lui dit : « Frère, une femme malade des yeux est venue me trouver, mais elle est tellement pauvrette qu’il me faut l’aider pour l’amour de Dieu 3 et pourvoir à ses dépenses. » En entendant cela, le bienheureux François fut ému de pitié pour elle ; appelant à lui un des compagnons qui était son gardien 4, il lui dit : « Frère gardien, il nous faut rendre ce qui est à autrui. » Celui-ci dit : « De quoi s’agit-il, frère ? » Et il répondit : « Ce manteau que nous avons reçu en prêt de cette pauvre petite femme malade des yeux, il nous faut le lui rendre 5 ! » Son gardien lui dit :
2. Machilone, aujourd’hui Posta, province de Rieti, Latium.
3. C’est-à-dire : la soigner gratuitement.
4. Concernant la volonté de François d’avoir pour gardien personnel un de ses compagnons, voir CA 11. Il peut s’agir d’Ange, probable informateur pour cet épisode.
5. Ce paragraphe éclaire la conception qu’a François de la propriété. Pour lui, tout bien vient de Dieu et, parce qu’il est leur Créateur, le Très-Haut est le seul véritable possesseur de tous les biens ; voir F. DELMAS-GOYON, François d’Assise le frère de toute créature, Paris, 2008, p. 209-213 et 225-239. C’est pourquoi l’être humain n’est jamais réellement propriétaire des biens de ce monde, dont il n’est que dépositaire et usufruitier. Cette vision de la propriété circulait depuis longtemps déjà dans certains milieux chrétiens, monastiques en particulier, et constituait le fondement du droit que de nombreux auteurs reconnaissaient au pauvre de voler, en cas de nécessité, la nourriture nécessaire à sa survie. Mais François la pousse jusqu’en ses ultimes conséquences, puisque ce paragraphe nous le montre transmettant ipso facto la jouissance d’un bien à la personne qui en a le plus besoin.
« Frère, fais-en ce qui te semblera le meilleur. » Le bienheureux François appela avec joie un homme spirituel qui lui était très intime et lui dit : « Prends ce manteau et avec lui douze pains, va trouver cette pauvre petite femme malade que te montrera le médecin qui la soigne et dis-lui de la sorte : “Le pauvre homme à qui tu as confié ce manteau te remercie du prêt de manteau que tu lui as fait. Prends ce qui est à toi 1.” » Il alla donc et lui répéta tout ce que lui avait dit le bienheureux François. Celle-ci, pensant qu’il se moquait d’elle, lui dit avec crainte et honte : « Laisse-moi en paix 2, car je ne sais pas ce que tu veux dire 3. » Il lui mit alors le manteau et douze pains dans les mains 4. Se rendant compte qu’il disait vrai, la femme l’accepta en tremblant et le cœur exultant 5 ; puis, craignant que cela ne lui soit repris, elle se leva secrètement durant la nuit et retourna joyeusement en sa maison. En outre, le bienheureux François avait aussi dit à son gardien de pourvoir chaque jour à ses dépenses, pour l’amour de Dieu, tant qu’elle demeurerait là.
De fait, nous qui avons été avec le bienheureux François, nous rendons témoignage 6 à son sujet de ce qu’en bonne santé ou malade 7, il était d’une si grande charité et pitié non seulement à l’égard de ses frères, mais aussi à l’égard des pauvres, bien portants et malades, qu’il offrait aux autres avec beaucoup
1. Voir Mt 20 14. Ici, comme dans les autres épisodes relatant le don d’un manteau, il convient d’avoir présent à l’esprit le partage par saint Martin de son manteau avec un pauvre.
2. Voir 1S 20 13.
3. Mt 26 70.
4. CA donne : « et XII panibus eius », que nous avons corrigé en « et panes in manibus eius », attesté en CU 36 et SP 33.
5. Au lieu de « l’accepta en tremblant (cum tremore) et le cœur exultant », SP 33 a « les accepta avec crainte (cum timore) et révérence, en se réjouissant et en louant le Seigneur ».
6. Voir Jn 21 24, 19 35. L’expression « nous qui avons été avec » est inspirée de 2P 1 18.
7. Les mots « ou malade » ne figurent pas en CA et sont ajoutés d’après CU 36.
1334 d’allégresse intérieure et extérieure les biens nécessaires à son corps, que les frères 1 se procuraient parfois avec beaucoup de sollicitude et de dévotion, après nous avoir amadoués pour que nous n’en soyons pas troublés ; et il en privait son corps, même s’ils lui étaient fort nécessaires.
À cause de cela, le ministre général et son gardien 2 lui avaient commandé de ne donner sa tunique à aucun frère sans leur permission. Car des frères, en raison de la dévotion qu’ils avaient pour lui, la lui demandaient parfois et il la leur donnait aussitôt. Ou bien lui-même, quand il voyait quelque frère en mauvaise santé ou mal vêtu, tantôt lui donnait parfois sa tunique et tantôt la partageait, donnant une partie et conservant l’autre, car il ne portait et ne voulait avoir qu’une seule tunique 3.
1. L’auteur passe de la troisième personne du pluriel (« les frères ») à la première du pluriel : le témoignage vient bien du petit groupe de compagnons spécialement chargés de veiller sur François.
2. Presque certainement frère Élie — lequel, plus autoritaire que Pierre de Cattaneo (voir CA 80), osait donner des ordres à François — et frère Ange, possible informateur pour cet épisode.
3. Les Règles en prévoient deux ; voir 1 Reg 2 13 ; 2 Reg 2 14
1346 §97 JLP 61] Un jour en outre, comme il rendait visite au seigneur évêque d’Ostie qui fut ensuite pape 1, à l’heure du repas il alla aux aumônes, presque à la dérobée à cause du seigneur évêque. Quand il revint. le seigneur évêque était assis à table et mangeait, d’autant qu’il avait alors invité à manger des chevaliers, ses parents 2. Le bienheureux François posa ses aumônes sur la table du seigneur évêque et vint à table à côté de lui, car le seigneur évêque voulait toujours que, lorsque le bienheureux François était chez lui à l’heure du repas, il soit assis à côté de lui. Le seigneur évêque fut donc quelque peu honteux de ce que François soit allé à l’aumône, mais il ne lui dit rien, surtout à cause des convives. Après que le bienheureux François eut quelque peu mangé, il prit de ses aumônes et, de la part du Seigneur Dieu, en remit un peu à chacun des chevaliers et chapelains du seigneur évêque 3. Ceux-ci en reçurent tous à égalité avec grande dévotion ; les uns mangèrent l’aumône, les autres la mirent de côté par dévotion pour lui. De plus, en recevant ces aumônes, ils retiraient leurs coiffes 4 par dévotion à
1. Le cardinal Hugolin, futur Grégoire IX.
2. SPm 2 donne : « certains de ses chevaliers et parents ».
3. L’attitude de François reproduit celle de Jésus lors de la Cène (voir, par exemple, Mt 26 26) et cette ressemblance invite le lecteur à interpréter les actes et l’enseignement du Poverello comme inspirés par le Christ.
4. Le mot « coiffes » traduit le latin « infulas ». La portée symbolique de ce texte est extrêmement forte, puisque CA 97 -- tout comme SPm 2 et SP 23 -- met en scène la reconnaissance par l’institution ecclésiastique, personnifiée par les chapelains qui se découvrent, de la supériorité de l’autorité spirituelle et charismatique de François sur la sienne propre. Cette supériorité de l’autorité de François est renforcée par le parallèle (intentionnel) entre les expressions « du Seigneur Dieu » et « du seigneur évêque » de la phrase précédente ; le fait que le repas soit pris dans le palais du cardinal Hugolin, dont l’auteur souligne qu’il « fut ensuite pape », manifeste qu’elle s’exerce même à l’égard de la papauté. En affirmant la supériorité de l’autorité du Poverello sur celle de l’institution ecclésiastique, ce récit affirme indirectement la supériorité de la Règle et du Testament de François sur les bulles pontificales et les textes législatifs cherchant à en amoindrir la radicalité et à en atténuer la portée.
saint François. Et le seigneur évêque se réjouit donc de leur dévotion, d’autant que ces aumônes n’étaient pas de pain de froment 1.
Après le repas, le seigneur évêque se leva et entra dans sa chambre, en emmenant avec lui le bienheureux François. Levant les bras, il embrassa le bienheureux François avec une joie et exultation extrêmes, en lui disant : « Pourquoi, mon frère tout simple 2, m’as-tu fait honte, du fait que dans ma maison, qui est la maison de tes frères 3, tu sois allé aux aumônes ? » Le bienheureux François lui répondit : « Au contraire, seigneur, je vous ai témoigné un grand honneur 4 ; car quand un sujet exerce et accomplit son office et son obéissance envers son seigneur, il fait honneur à son seigneur et à son prélat. » Et il lui dit : « Il me faut être un modèle et un exemple pour vos pauvres 5, d’autant que je sais que, dans la vie et dans la religion des frères, il y a et il y aura des frères mineurs par le nom et par les actes qui, par amour du Seigneur Dieu et par l’onction de l’Esprit saint 6, qui les instruit et les instruira de toutes choses 7, s’humilieront jusqu’à toute humilité 8, soumission et service 9 de leurs frères.
1. Au Moyen Âge et jusqu’à une époque récente, c’est le pain blanc, à base de froment, qui représentait un aliment noble, et le pain noir, à base de seigle ou d’orge, qui constituait un aliment vulgaire.
2. La formule “mon frère tout simple” traduit l’expression “frater mi simplizone”, qui est un mélange de latin (“frater”) et d’ombrien (“mi simplizone”).
3. SPm 2 donne : “qui est ta maison et celle de tes frères”.
4. Hugolin tutoie François, mais celui-ci le vouvoie.
5. Concernant l’expression “il me faut être un modèle et un exemple (formam et exemplum)”, voir CA 50, 56, 79, 108 et 111. En tant que cardinal protecteur de l’Ordre des Frères mineurs, Hugolin était “seigneur, protecteur et correcteur de toute la fraternité” (Test 33 ; voir 2Reg 12 3) et les frères étaient placés sous sa juridiction ; c’est pourquoi le texte emploie l’expression vos pauvres » pour désigner les Frères mineurs.
6. Voir 1 Jn 2 20 et 27.
7. Voir Jn 14 26.
8. SPm 2 et CU 42 donnent : « s’humilient et s’humilieront ».
9. Au lieu de « service », SPm 2 a « servitude ».
§100 [LP 65] Une autre fois en ces jours-là, un médecin nommé Bonjean de la cité d’Arezzo, qui était connu et familier du bienheureux François, lui rendit visite dans ce même palais. Le bienheureux François l’interrogea sur sa maladie, en disant : « Que penses-tu, frère Jean 7, de ma maladie d’hydropisie 8 ? »
7. L’expression « frère Jean » traduit l’énigmatique « Finiatu » de CA, CU 45 et SP 122, qui, comme l’a montré Marino Bigaroni, est une corruption de « frater lohanni », attesté en SPm 5 ; ML 149 donne : « Fin Ioh'i ». Sur cette faute, voir E. MENESTO, « La "Questione francescana" come problema filologico », dans Francesco d'Assisi e il primo secolo di storia francescana, Turin, « Biblioteca Einaudi », n° 1, 1997, p. 138-141.
8. L’hydropisie se caractérise par une accumulation anormale de liquide dans les tissus de l’organisme ou dans une cavité du corps, en particulier dans l’abdomen ; au Moyen Âge, ce mot possédait déjà ce sens et était réservé aux seules affections abdominales.
Le bienheureux François, en effet, ne voulait pas nommer quiconque était appelé « Bon », par révérence pour le Seigneur qui a dit : Nul n’est bon que Dieu seul 1. De même, [il ne voulait nommer personne « père » ou « maître » 2] ni l’écrire dans les lettres 3, par révérence pour le Seigneur qui a dit : N’appelez personne sur terre votre « père » et ne vous faites pas appeler « maître » 4, etc. Le médecin lui dit : « Frère, par la grâce du Seigneur, tout ira bien 5 pour toi. » Il ne voulait pas dire, en effet, qu’il devait mourir d’ici peu. Le bienheureux François lui dit derechef : « Dis-moi la vérité : que t’en semble-t-il ? Ne crains pas, car, par la grâce de Dieu, je ne suis pas un couard pour craindre la mort, car, avec l’aide du Seigneur, par sa miséricorde et sa grâce je suis à ce point conjoint et uni à mon Seigneur que je suis aussi content de mourir que de vivre et inversement 6. » Le médecin lui dit alors clairement : « Père, selon notre médecine, ta maladie est incurable et tu mourras ou bien à la fin du mois de septembre 7 ou bien le quatrième jour avant les nones d’octobre. » Le bienheureux François, comme il gisait malade au lit, dit avec une très grande dévotion et révérence, les bras et les mains tendus vers le Seigneur 8 avec une 1354 grande allégresse spirituelle et corporelle 1 : « Bienvenue, ma sœur Mort 2 ! »
1. Lc 18 19. Dans sa Chronique, Salimbene raconte que, lors de son entrée dans l’Ordre des Frères mineurs en 1238, il a dû pour la même raison changer son nom d’« Ognibene » (« Tout-Bien ») en « Salimbene » ; SALIMBENE DE ADAM, Cronica, éd. G. SCALIA, Turnhout, coll. « CCCM », n° 125-125A, 1998-1999, p. 53 de l’édition de 1966.
2. Les mots entre crochets ne figurent pas en CA et sont restitués d’après SPm 5 et CU 45.
3. SPm 5, CU 45, SP 122 et ML 149 donnent : « dans ses lettres ».
4. Mt 23 9-10.
5. Voir Si 1 13.
6.Il y a un parallèle manifeste entre cette phrase et la dernière de CA 99.
7. SPm 5 donne : « à la fin de ce mois », ce qui permet de dater le présent épisode du mois de septembre 1226.
8. Voir 1 Esd 9 5.
1. Littéralement, « de l’un et l’autre homme ».
2. On pourrait aussi traduire « soror mea mors » par « sœur ma mort »
§101 [LP 66] 4 Frère Richer 5 de la Marche d’Ancône, noble par la parenté, mais plus noble par la sainteté, que le bienheureux François chérissait d’une grande affection, rendit un jour visite au bienheureux François en ce même palais 6. Entre autres paroles sur la religion et l’observance de la Règle dont il parla
3. CA 101-106 constituent l’Intentio Regulae (« Intention de la Règle »), une collection de récits mettant en scène la volonté de François que les frères vivent une pauvreté radicale, principalement pour ce qui est des livres et des constructions. Cette collection forme une unité textuelle distincte dans le manuscrit 1/73 du Collegio Sant'Isidoro de Rome et est intégralement citée dans l’Arbre de la vie crucifiée de Jésus d’Ubertin de Casale et dans l’Exposition de la Règle des Frères mineurs d’Ange Clareno, en étant à chaque fois attribuée à frère Léon.
4. IR est précédé d’une rubrique : « Intention de la Règle de notre très saint père François, le vrai exposé de celle-ci qu’écrivit frère Léon, son compagnon. Et note que le bienheureux François fit trois règles : celle que lui confirma sans bulle le pape Innocent ; ensuite une autre plus brève : celle-ci fut perdue ; ensuite, il fit celle que le pape Honorius confirma avec bulle, Règle dont beaucoup de choses furent extraites par les ministres contre la volonté du bienheureux François, comme il est contenu plus loin. » Concernant le fait de savoir si François a écrit deux ou trois règles, voir CA 17 et le début de SP 1, qui y est cité en note.
5. Frère Richer, originaire de la Marche d’Ancône, appartenait à une famille noble. Il fut étudiant à Bologne et entra dans la religion mineure après avoir entendu François y prêcher (voir Actus 30). Il devint un proche compagnon du Poverello (voir CA 101) et exerça longtemps la fonction de ministre provincial de la Marche d’Ancône. Il mourut aux alentours de 1236.
6. IR 1 donne : « alors que celui-ci gisait dans le palais de l’évêque d’Assise » ; SP 2 donne également : « dans le palais de l’évêque d’Assise ».
avec le bienheureux François, il l’interrogea aussi sur ce qui suit, en disant 1 : « Dis-moi, père, l’intention que tu as eue au début, quand tu as commencé à avoir des frères, et l’intention que tu as aujourd’hui et que tu crois avoir jusqu’au jour de ta mort, pour que je puisse être assuré 2 de ton intention et de ta volonté première et dernière : est-ce que nous, frères clercs, qui avons tant de livres 3, pouvons les avoir, bien que nous disions qu’ils appartiennent à la religion ? » Le bienheureux François lui dit : « Je te dis, frère, que telle fut et est ma première et dernière intention et volonté : si les frères m’avaient cru, tout frère ne devrait rien avoir que l’habit, comme notre Règle nous le concède, avec la ceinture et les caleçons 4. »
[LP 67] Aussi dit-il un jour 5 : « La religion et la vie des Frères mineurs est un petit troupeau 6 que le Fils de Dieu, en cette toute dernière heure 7, a demandé à son Père céleste en disant : “Père, je voudrais que tu fasses et me donnes un peuple nouveau et humble en cette toute dernière heure 8, qui serait différent en humilité et pauvreté de tous les autres qui ont précédé et qui se
1. AV remplace le début de ce paragraphe par : ‘Quelle a été l’intention de François concernant l’observance de la pauvreté, lui-même le montra quand à frère Richer de la Marche, homme noble et très chéri par le bienheureux père, qui s’enquérait de la pauvreté, le saint père répondit, alors qu’il gisait dans la maison de l’évêque d’Assise, affaibli par la maladie dont il mourut, ces paroles que je transcris ici avec son latin, comme le saint père frère Léon, compagnon du bienheureux François pendant une longue période, le consigna de sa main. Frère Richer l’interrogea ainsi au sujet de l’observance de la Règle, à propos de l’article de la pauvreté.’
2. On pourrait aussi traduire ‘ut valeam certificari’ par : ‘pour que je puisse rendre compte’.
3. La question de Richer — particulièrement cette incise — évoque davantage la situation de l’Ordre des Frères mineurs à partir des années 1240 que du vivant de François.
4. Voir 1 Reg 2 13 ; 2 Reg 2 9.
5. Au lieu de ‘Aussi dit-il un jour’, AV a : ‘Telle est sa réponse. Le saint frère Léon dit ensuite que le bienheureux François avait dit, comme par une révélation qu’il avait reçue, que’.
6. Voir Lc 12 32.
7. Voir 1 Jn 2 18.
8. Voir ibid.
1356 contenterait de n’avoir que moi seul.” Et le Père répondit à son Fils bien-aimé : “Fils, ce que tu as demandé est fait.” »
Aussi le bienheureux François disait-il que, pour cette raison, le Seigneur a voulu 1 qu’ils soient appelés « Frères mineurs », car c’est le peuple 2 que le Fils de Dieu a demandé à son Père. Le Fils de Dieu lui-même dit d’eux dans l’Évangile : Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le Royaume 3. Et encore : Ce que vous avez fait à un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait 4. Car bien qu’on comprenne que le Seigneur avait dit 5 cela de tous les pauvres spirituels, toutefois il a surtout prédit ainsi la religion des Frères mineurs qui devait venir dans son Église 6. Aussi, comme il avait été révélé au bienheureux François qu’elle devait être appelée « religion des Frères mineurs », ainsi fit-il écrire dans la première Règle lorsqu’il la porta devant le seigneur pape Innocent III 8 ; et celui-ci l’approuva, la lui concéda et l’annonça ensuite à tous en conseil 9.
1. SP 26 ajoute : « et lui a révélé ». AV donne : « Aussi le bienheureux François disait-il, comme par une révélation qu’il avait reçue, que, pour cette raison, il a voulu ».
2. SP 26 ajoute : « pauvre et humble ».
3. Lc 12 32. Au lieu de « placuit Patri vestro » (« il a plu à votre Père de »), IR 1 a « complacuit Patri nostro » (« notre Père s’est complu à