Mère MECTILDE 1614-1698
Il faudrait tout revoir de près sur les sources imprimées à partir de µ page 31 du présent tome soit le début des « Documents historiques » - ce qui ne me semble pas prioritaire compte tenu d’un intérêt ...historique. Le chercheur peut les retrouver en bibliothèques. L’état actuel du dossier est suffisant pour les recherches érudites.
L’important de nature mystique est regroupé dans les deux premiers tiers du tome I ! µ
On y joindra les lettres de ce présent tome II à corriger lors de leur saisie.
NIHIL OBSTAT Rouen, le 10 mai 1979
P. MALANDRIN IMPRIMATUR Rouen, le 12 mai 1979 M. DEVIS, vs.
J.DAOUST
Docteur ès Lettres avec la collaboration des Bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen
CATHERINE DE BAR
MERE MECTILDE DU SAINT-SACREMENT (1614-1698)
Fondatrice de l'Institut des Bénédictines du Saint-Sacrement
TEQUI 82, RUE BONAPARTE 75006 PARIS
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
Alors que beaucoup de nos contemporains s'intéressent aux « maîtres spirituels » du passé et notamment à ceux du Grand Siècle, il nous a semblé répondre à leur souhait en leur offrant un aperçu de la vie et de la doctrine de Catherine de Bar, en religion Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698), qui fonda, à l'ombre de Saint-Germain-des-Prés, l'Institut toujours florissant de l'Adoration perpétuelle.
Nulle existence n'a été plus mouvementée que la sienne. Non seulement elle passe d'un couvent d'annonciades à un monastère de bénédictines que dirigeaient des moines de Saint-Vanne, pour créer finalement sa propre congrégation, mais la guerre de Trente Ans, puis la Fronde et ensuite ses diverses fondations obligent cette moniale, rivée par profession à son cloître, à s'exiler de sa Lorraine natale pour se réfugier à Paris et en Normandie, et enfin, à partir de la capitale, sillonner les grands chemins afin d'implanter ou de visiter ses monastères. On a fixé aux environs de 1680 le passage de la stabilité au mouvement : un demi-siècle plus tôt, Mère Mectilde avait inauguré une série de pérégrinations qui ne s'achevèrent qu'à sa mort.
Cette moniale, dont la vie, bien malgré elle, ne fut qu'un continuel voyage, compte parmi les grands auteurs spirituels de la Contre-Réforme catholique au XVIIe siècle. Son rayonnement fut des plus intenses, non seulement dans l'Institut des Bénédictines du Saint-Sacrement, qu'elle établit pour compenser, par l'adoration réparatrice, les impiétés et les sacrilèges
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des calvinistes ou des libertins, mais aussi chez les âmes pieuses les plus nobles de son époque. En témoignent, outre un petit livre, près de quatre mille de ses lettres : elles sont d'une exceptionnelle qualité, tant par le style que par l'élévation et la cohérence de la pensée. Elles sont adressées, non seulement à ses religieuses ou à d'humbles « demoiselles », mais aux reines de France, de Pologne et d'Angleterre, à la duchesse d'Orléans, épouse de Monsieur, frère de Louis XIII, aux comtesses de Châteauvieux et de Rochefort, ou encore à des mystiques authentiques comme Jean de Bernières ou Henri Boudon.
« Ce qui est remarquable chez elle, écrit Louis Cognet, c'est cette espèce d'union constante du sens surnaturel le plus profond... et du solide bon sens le plus terre à terre. Elle avait vraiment le tempérament d'une grande fondatrice... Ce n'était pas une femme à phénomènes spectaculaires, mais c'était simplement une âme chez laquelle certainement l'idéal canfeldien d'union de la volonté à la volonté divine a été réalisé à un incroyable degré, à tel point qu'elle est parvenue à ce sommet de la vie mystique, où vraiment elle agit en Dieu avec la plus entière liberté. C'est évident par toute sa correspondance : il y a un équilibre chez elle... entre l'élément mystique et l'élément le plus strictement raisonnable... qui est rarement trouvé à un pareil degré ! ' ».
Les « morceaux choisis » que nous publions ici à la suite de la biographie de Mère Mectilde confirmeront l'exactitude de ce jugement.
1. L. Cognet, Conférence donnée à l'Institut catholique de Paris, le 8 février 1958 et I éditée dans Catherine de Bar, documents historiques, Rouen, 1973, p. 29 sq.
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UNE JEUNE ET PIEUSE BOURGEOISE DE SAINT-DIE (1614-1631)
Née le 31 décembre 1614 à Saint-Dié, baptisée le même jour en l'église Sainte-Croix et prénommée Catherine, la future Mère Mectilde était la troisième des six enfants de Jean de Bar et de Marguerite Guillon, fille unique d'un notaire du lieu. La famille, qui appartenait à la noblesse de robe, professait une foi catholique ardente et, dans cette Lorraine qu'avaient déchirée les guerres de Religion, s'attachait notamment au dogme de l'Eucharistie, rejeté par les Huguenots. Aussi, dès sa tendre enfance, Catherine aimait-elle s'agenouiller devant les autels et façonner de petits oratoires que dominait l'image du Saint Sacrement. Elle multipliait les prières, se mortifiait avec des instruments de pénitence et se montrait charitable envers les pauvres. Comme oraison favorite, elle avait choisi la formule de voeux que prononçaient les membres du tiers ordre de saint François.
A neuf ans, elle eut la douleur de perdre sa mère. Alors que celle-ci agonisait, l'enfant s'approcha de son lit : « Je vous prie, ma bonne maman, dit-elle, quand vous serez en paradis, après que vous aurez fait la révérence à la Sainte-Trinité, de lui demander la grâce que je sois religieuse ; ensuite, vous vous tournerez vers la Sainte Vierge et la supplierez qu'elle me prenne sous sa protection et qu'elle me serve de mère. » Piété eucharistique, piété mariale : cette double dévotion inspirera toute la carrière de Catherine de Bar.
Vers sa dixième année, elle commume pour la première fois. Elle n'a plus qu'un désir : reproduire les vertus de Jésus, victime dans le sacrement de l'autel. Cependant, son père décide de donner à sa fille, dont il apprécie l'intelligence pénétrante, l'éducation que recevaient à cette époque les jeunes bourgeoises : dessin, musique, peinture, travaux à l'aiguille, mais aussi les langues, dont le latin. « Si je m'applique à tout cela, estimait-elle, j'oublierai Dieu ; il vaut mieux que je pense à lui et que je néglige le reste ». Attirée depuis longtemps par le cloître, elle attend toutefois sa dix-huitième année pour déclarer sa vocation à son confesseur : « Vous ne resterez pas huit jours », lui rétorque celui-ci. « Huit jours ! réplique-t-elle ; eh ! n'est-ce rien que d'être huit jours à Dieu ? »
Son père la destinait à un gentilhomme fortuné et plein de qualités, mais qui périt à la guerre. Un noble Lorrain sollicita ensuite sa main. Catherine lui parla avec tant de flamme de la vie religieuse que le soupirant entra au couvent, où il mourut en odeur de sainteté.
Jean de Bar ne pouvait se résoudre à laisser partir son enfant chérie. Catherine s'adressa alors à sa soeur aînée, Marguerite, épouse de Dominique Lhuylier de Spitzemberg, colonel dans les troupes de Charles IV de Lorraine, gardien du château et des portes de Saint-Dié. Pour obtenir l'aide de sa soeur, elle proposa de lui céder les droits à la succession de sa mère, à la seule condition de payer sa dot de religieuse et ses frais de profession. Marguerite refusa le marché. Enfin, comme sa fille ne cessait de la harceler et tombait dans une langueur alarmante, le père se laissa arracher son consentement et lui désigna comme couvent un monastère d'annonciades, moniales dites aussi des Dix Vertus de la Vierge, qui se trouvait à Bruyères, au diocèse de Toul, à six lieues de Saint-Dié.
Entrée en novembre 1631 dans l'ordre créé jadis par sainte Jeanne de Valois, fille de Louis XI (1464-1505), Catherine de Bar se soumit volontiers à l'observance d'une maison naissante et dans sa première ferveur, que régissait d'une poigne assez rude la Mère Angélique du Saint-Esprit. Cette supérieure remarqua vite l'accablement de sa postulante et lui en demanda la cause : « Je ne puis aimer Dieu autant que je voudrais », avoua son interlocutrice. L'« ancelle », c'est-à-dire la prieure, la rabroua vertement, la traitant d'orgueilleuse. La jeune fille se réfugia alors dans sa cellule ou dans une sorte de grotte plàcée sous la protection d'un saint. Chaque religieuse disposait d'un ermitage de ce genre. Catherine l'avait mis sous le patronage de Marie. Un jour, dégoûtée de sa solitude, elle se jeta aux pieds de la Vierge. La tentation disparut et, depuis, elle aspira toujours à vivre en recluse.
Au début de 1632, elle reçut solennellement l'habit, en présence de toute sa famille. Hautbois et violons l'accompagnèrent jusqu'à l'autel. Mais le père s'évanouit quand sa fille franchit la grille pour se claustrer à jamais dans le couvent. Catherine de Bar était devenue soeur Saint-Jean-l'Évangéliste.
Peu de jours après, passa un cordelier, le père Etienne, qui proposa aux religieuses trois moyens infaillibles pour atteindre à la perfection : « N'avoir en vue que Dieu et faire tout pour lui seul ; ne considérer dans tous ses actes que la volonté de Dieu ; ce qu'on fait, le faire naturellement, promptement et gaiement ». Cette voie parut « toute divine » à soeur Saint-Jean.
Tout en s'occupant d'une douzaine de jeunes pensionnaires, la novice s'appliquait à garder le silence, à pratiquer l'obéissance totale envers ses supérieures, la pauvreté allant jusqu'au parfait dépouillement, l'humilité au point de se livrer à une confession générale et publique en plein réfectoire, enfin des austérités qui nous semblent aujourd'hui désuètes : cilice, fréquentes disciplines, ceintures de fer.... Elle combattait ses deux défauts essentiels : la vivacité et un amour-propre qui la rendait trop sensible au point d'honneur.
Elle affectionnait la dévotion au Saint Sacrement : « Est-il donc un moyen plus efficace de s'unir à Dieu aue la sainte Eucharistie ? se demandait-elle. La sainte Eucharistie, n'est-ce
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pas Dieu même ? » Tombée dans un état affreux de sécheresse, intérieurement désolée, elle supplia Marie : « Je ne sais pas prier et je ne sais pas à qui recourir pour m'instruire. Je suis perdue si vous ne daignez pas me servir vous-même de maîtresse, comme vous m'avez servi jusqu'à présent de mère. » Exaucée, elle déclarera plus tard : « Je puis vous assurer que c'est de la très sainte Vierge que j'ai appris tout ce que je sais ; elle a toujours été depuis ma maîtresse, et elle n'a cessé de m'instruire de mes devoirs dans toutes les situations où je me suis trouvée pendant ma vie ».
La supérieure avait pu juger des qualités de sa novice lors d'une épidémie de fièvre maligne qui sévit dans le monastère. Bravant le danger et les fatigues, soeur Saint-Jean n'hésita pas à remplacer toute seule les infirmières atteintes par la contagion. Admise à la profession en 1633, elle s'y prépara par une retraite de quarante jours que suivit, selon l'usage de l'ordre, une autre retraite de dix jours appelée « le silence de l'Épouse ». Désormais, elle portera la robe blanche, le scapulaire rouge et la ceinture bleue des annonciades.
Mais voici que la sévère Mère Angélique et sa sous-prieure ou vice-gérante, qui étaient venues fonder la maison de Bruyères, durent regagner leur monastère de profession, une fois écoulé leur temps de supériorité. Comme « ancelle », on choisit une jeune religieuse sans expérience, dont la plus insigne vertu était d'être la nièce du provincial, cependant que Mère Saint-Jean devenait vice-gérante. Jalouse de son auxiliaire, la supérieure la prit en haine, l'accabla d'humiliations et la démit finalement de sa charge. Mère Saint-Jean subit en silence ces avanies. Tant d'abnégation finit par amadouer l'ancelle. Mortellement atteinte par la contagion, elle désigna sa victime comme seule capable de lui succéder. L'année même de sa profession, Mère Saint-Jean, âgée de vingt ans, dut, en qualité de vice-gérante, prendre en charge les vingt religieuses de Bruyères.
La guerre de Trente Ans alors faisait rage et, depuis 1629, une lutte implacable opposait la France à la Maison d'Autriche, soutenue par le brouillon Charles IV de Lorraine. Appelé par Richelieu, Gustave-Adolphe de Suède avait envahi l'Allemagne avec trente-six mille hommes et remporté, en 1631, une éclatante victoire à Leipzig, avant de succomber, l'année suivante, sur le champ de bataille de Lutzen. Furieux, les Suédois avaient juré de venger le défunt. Ils vainquirent les Impériaux, puis s'attaquèrent aux Lorrains. D'abord battu près de Hagueneau, Charles IV triompha des Suédois le 28 novembre 1634 près de Strasbourg et, le 6 décembre suivant, à Nordlingen. Mais, dès mars 1632, les Français avaient pénétré en Lorraine. En 1635, ils vinrent à l'aide des Suédois, qui firent irruption dans le duché, pillèrent et saccagèrent la bourgade de Bruyères.
Secourue par son beau-frère, le colonel Lhuylier, Mère Saint-Jean et ses religieuses se réfugièrent à Saint-Dié chez M. de Bar, puis à Badonviller dans un couvent d'annonciades, hors les murs d'abord, ensuite au château, dans un logis dénommé l'Hôtel du Prince, où se regroupèrent les deux communautés, en tout quarante moniales.
Surgirent les Suédois avec leur chef, le comte de Briegfeld, un luthérien fanatique et cruel. Ils saccagèrent Badonviller et firent irruption dans la salle transformée en oratoire, où les religieuses, terrifiées, étaient en adoration devant l'hostie. Mère Saint-Jean, impassible, se présenta devant le comte en furie. Calmant soudain sa rage, celui-ci promit sa protection aux annonciades. Plus tard, il se convertira et mourra très pieusement.
Après les Suédois, ce furent les soudards indisciplinés de Charles IV qui achevèrent de ruiner le pays. Parmi les officiers, se trouvait un jeune gentilhomme de Saint-Dié, qui avait jadis recherché Catherine de Bar en mariage. La sachant à Badonviller, il exigea de la revoir. Elle refusa. Devant les menaces de l'ancien prétendant, les supérieures firent sortir Mère Saint-Jean et Mère Agnès de la place. En habits masculins, les deux moniales se confièrent à un vivandier, qui les dissimula dans sa charrette entre des ballots. Mais l'officier, averti de leur fuite, lança ses reîtres à leur poursuite. Ils arrêtèrent le vivandier, transpercèrent ses ballots à grands coups de rapières. Mère Saint-Jean et sa compagne, qui ne cessaient d'implorer la Vierge, échappèrent au danger.
Au plus fort de l'hiver, elles se cachèrent dans un grenier, à Épinal. Au printemps de 1636, elles gagnèrent Commercy, où
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le marquis des Armoises les logea dans son château et fit venir toutes les religieuses de Bruyères. Élue prieure, Mère Saint-Jean accueillit des novices et des jeunes pensionnaires. Mais la peste et la famine, qu'accompagna une reprise des hostilités, réduisit à cinq la vingtaine d'annonciades.
A la fin de 1637, les supérieurs leur demandèrent de se rendre à Saint-Dié où M. de Bar offrait un asile à la communauté. En route, la petite troupe séjourna trois semaines à Épinal chez les religieuses de la congrégation de Notre-Dame, fondée en 1618 par saint Pierre Fourier. Par Bruyères, où leur maison n'était plus qu'un amas de cendres, on atteignit enfin Saint-Dié. Quelle consolation pour le vieux Jean de Bar ! Dans l'espoir de toucher une forte rançon, les Suédois l'avaient emprisonné à Obernai dans un cachot plein d'eau. Il venait en outre de perdre l'une de ses filles et son fils unique.
Dans la demeure paternelle, Mère Saint-Jean tomba, si on l'en croit, dans « un grand relâchement » provoqué par le « commerce du monde ». Elle se croyait « tout à fait abandonnée de Dieu » quand un cordelier l'incita à quitter l'ordre des Annonciades pour entrer dans une congrégation réformée.
Cependant, une dame de Rambervillers et le colonel Lhuylier avaient parlé de nos religieuses à la prieure des bénédictines de Rambervillers, Mère Bernardine de la Conception Gromaire. Son monastère, crée en 1629, était issu de la réforme de Dom Didier de la Cour, fondateur de la congrégation lorraine des Saints-Vanne-et-Hyduiphe. Mère Bernardine invita les annonciades à s'installer dans une partie de son cloître. Au cours de leur séjour, qui dura une année (1638-1639), la prieure proposa à Mère Saint-Jean d'embrasser la Règle de saint Benoît. Dom Antoine de l'Escale, alors visiteur de la congrégation de Saint-Vanne, encouragea cette translation, de même que les grands vicaires de Toul. En revanche, les cordeliers s'y opposèrent farouchement. Mère Saint-Jean en référa à Rome, mais sa lettre n'arriva jamais à destination. Ce n'est que le 20 septembre 1660 qu'un bref du pape Alexandre VII approuvera ce passage à l'ordre bénédictin.
Après avoir placé ses cinq annonciades en des maisons de leur congrégation, Mère Saint-Jean revêtit l'habit noir des bénédictines le 2 juillet 1639 et prit le nom de soeur Catherine de Sainte-Mectilde, auquel elle ajoutera, après la fondation de son institut, le vocable « du Saint-Sacrement ». Sa maîtresse des novices était une veuve de quelque trente ans, Mère Benoite de la Passion de Brem, moniale d'une haute valeur spirituelle mais qui encouragea un peu trop le goût de sa postulante pour les mortifications corporelles. Pour l'éprouver, elle lui laissa le voile blanc comme aux novices ordinaires, ne lui permit que la lecture de la Règle et d'un eucologe, et, pour l'exercer à une obéissance aveugle ainsi qu'à une profonde humilité, elle ne lui confia que de basses besognes : lessive, jardinage, cuisine et transport de fumier. Accablée de scrupules, la novice ne s'en libéra qu'avec l'aide de la Vierge.
En la fête de la Translation de saint Benoît, le 11 juillet 1640, soeur Mectilde, alors âgée de vingt-cinq ans, prononça ses voeux. Durant la cérémonie, étendue sous le drap mortuaire, elle comprit qu'elle était définitivement morte au monde et qu'elle ne devait vivre que de la vie de Jésus-Christ.
Rambervillers ne relevait pas du duché de Lorraine mais de l'évêché de Metz, rattaché à la France. En 1632, Charles IV avait assiégé et emporté la place. Il lui avait épargné le pillage, mais contre une rançon exorbitante. Retranché dans les environs, le duc tenait en échec le maréchal de la Force, qui reçut bientôt le renfort du duc Bernard de Weimar, général au service de la Suède. Celui-ci attaqua Rambervillers et massacra la garnison lorraine. Toutefois, s'il protégea les bénédictines, il en exigea une telle somme qu'il plongea leur couvent dans la misère.
En septembre 1640, les grands vicaires de Toul et les supérieurs bénédictins, afin d'alléger les charges de la maison, décidèrent d'envoyer à Saint-Mihiel les Mères Benoîte de la Passion, Bernardine de la Conception et Mectilde. Elles s'y établirent dans un « hospice », c'est-à-dire dans un couvent urbain où, durant les guerres, se réfugiaient les religieuses, et elles y ouvrirent une école. Mais Saint-Mihiel avait été enlevé
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d'assaut en 1635 par Louis XIII en personne qui avait accablé la cité de très lourdes contributions. Aussi bien, c'était toute la malheureuse Lorraine, ruinée par les combats depuis une décennie, qui était en proie à la famine et à la peste. Ému par tant de détresse, saint Vincent de Paul avait envoyé dix Lazaristes dans le duché afin de secourir les plus deshérités. Leur supérieur, le père Guérin, s'intéressa aux trois bénédictines de Saint-Mihiel et pensa regrouper avec elles les neuf autres religieuses de Rambervillers. Mais comment assurer leur subsistance ? Deux d'entre elles furent envoyées à Juvigny à la demande de l'abbesse du lieu, Madame de Livron. Sur les entrefaites, le père Guérin avait parlé à Marie de Beauvillier, abbesse de Montmartre, des pauvres soeurs de Saint-Mihiel. Tandis que Mère Mectilde était allée en pèlerinage jusqu'à la Vierge de Benoîte-Vaux, le 1" août 1641, pour lui demander de fléchir en leur faveur la réformatrice de Montmartre, voici qu'arriva un messager de M. Vincent, Matthieu Renard, qui venait chercher deux moniales pour les conduire à Paris. D'abord réticente, Marie de Beauvillier avait accepté de recevoir chez elle Mère Mectilde, qu'elle avait nommément désignée, et une autre soeur, au choix de la prieure.
Elles arrivèrent dans la capitale au soir du 29 août et logèrent chez Mademoiselle Le Gras, fondatrice des Soeurs de la Charité. Le lendemain, après avoir reçu la bénédiction de M. Vincent, elles gravirent les pentes de Montmartre, navrées d'avoir été séparées de leurs compagnes, qu'on avait réparties en diverses maisons, mais reconnaissantes envers Mme de Beauvillier. A Paris, Mère Mectilde se lia d'amitié avec l'historiographe du monastère, Charlotte Le Sergent, une religieuse de haute valeur.
Envoyée à la Trinité de Caen, l'une des moniales de Rambervillers, Mère Angélique, était tombée dangereusement malade et réclamait sans trève la visite de Mère Mectilde. De plus, les monastères de Vignats et d'Almenèches, proches de Caen, consentaient à accueillir deux autres religieuses lorraines, en résidence à Saint-Cyr. Enfin, on offrait un « hospice » en Basse-Normandie aux réfugiées de Montmartre. Mère Bernardine, prieure de Rambervillers, demanda à Mère Mectilde de conduire les deux sueurs en Normandie, où elle tâcherait de reconstituer une communauté autonome. Le 10 août 1642, après avoir arraché la permission de Marie de Beauvillier, elle prit le coche et, quatre jours plus tard, atteignit Caen. Elle fut reçue avec chaleur par Mme de Budos, abbesse de la Trinité, et, à Vignats, par l'abbesse Marie-Françoise de Médavy de Grancey. Déception : l'« hospice » de Bretteville, qu'on lui destinait, n'était qu'une masure, dépourvue de mobilier. C'est alors qu'un gentilhomme du pays, M. de Torp, et sa fille, Mme de Montgommery, lui proposèrent une maison à Barbery, où s'élevait une abbaye cistercienne, réformée et dirigée par Dom Louis Quinet, champion d'une spiritualité à caractère mysticisant. Par M. de Torp, Mère Mectilde connut les mystiques normands, qui allaient exercer sur elle une influence considérable : MM. de Roquelay, de Renty et surtout Jean de Bernières. Ce trésorier général de France, alors âgé de quarante ans, était un contemplatif, mais qui ne négligeait pas les oeuvres charitables. On l'avait vu soigner les malades au cours des épidémies qui désolaient la région caennaise, catéchiser les carriers, les paysans et les prisonniers. Lié avec M. Vincent, saint Jean Eudes et M. Boudon, archidiacre d'Évreux, il avait créé l'Hermitage, un cénacle dévôt où l'on s'exerçait à l'oraison. « L'amour de la vie pauvre et abjecte, écrit M. Boudon, était comme sa principale grâce ; il voulait vivre dans l'abjection et inconnu des hommes ». Par la mortification, le renoncement, la souffrance, le détachement et l'anéantissement de sa volonté propre, il s'efforçait de se perdre en Dieu.
Il ne manquait pas de visiter les quatre moniales de Barbery : Mère Bernardine, la prieure, et les Mères Mectilde, Angélique et Louise qui, le dimanche et les jours de fêtes, enseignaient les rudiments de la religion à quelque quatre-vingts femmes et filles de la contrée.
C'est alors qu'un jésuite, le père Bonnefonds, signala à nos religieuses une vaste maison située à Saint-Maur-des-Fossés, dans la région parisienne, où l'on pourrait enfin réunir toute la communauté lorraine. En juin 1643, les Mères Bernardine et Mectilde partirent pour Paris. C'est là que Mère Mectilde connut le père Chrysostôme de Saint-Lô, religieux du tiers ordre de saint François et provincial de France, à qui Bernières l'avait adressée. Pour lui, elle rédigea un mémoire autobiogra-
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phique qui révèle son caractère profondément mystique et montre par quelle nuit douloureuse passait alors sa vie intérieure. Pendant trois ans, jusqu'à sa mort, survenue le 26 mars 1646, le père Chrysostôme sera son guide, se faisant l'écho des conseils que lui donnait déjà le mystique de Caen. Il lui prêchait l'oraison « de pur abandon d'elle-même aux mouvements sacrés de son divin Époux », et, pour tendre à la perfection, il lui recommandait « le silence, la retraite, la vie cachée, l'anéantissement, l'abjection, l'obéissance, la croix ». Il lui imposait de terribles mortifications : trois heures seulement de sommeil, les disciplines, la haire et une ceinture de fer armée de pointes. M. Boudon, avec qui Mère Mectilde entra alors en relation, ne faisait que confirmer ces leçons.
Tout en lui prédisant nombre d'épreuves et de tentations, le père Chrysostôme ajoutait : « Dieu, par une providence toute spéciale, vous oblige à honorer le Saint Sacrement avec une dévotion particulière. Or, c'est dans ce sacrement que Notre-Seigneur Jésus-Christ vit et vivra jusqu'à la consommation des siècles d'une vie toute cachée ». Il permettait à sa dirigée la communion quotidienne, pratique fort rare à cette époque.
A toute la communauté, réunie peu à peu à Saint-Maur à partir d'août 1643, le père Chrysostôme, accompagné de ses philothées, rendait de fréquentes visites. C'est qu'il trouvait « dans ce petit réduit plus de l'esprit de Dieu que dans toute la ville de Paris ».
Largement aumônées par la princesse de Montmorency, dame de Saint-Maur, par Madame de la Mailleraye, abbesse de Chelles, par Marie de Beauvillier et par le Grand Condé, nos bénédictines, dont le supérieur était M. du Saussay, grand vicaire de Paris et futur évêque de Toul, ouvrirent un pensionnat où furent élevées notamment Marguerite Chopinel, fille de Mère Benoîte de la Passion, et Marguerite de l'Escale, nièce du visiteur de Saint-Vanne.
A la fin de juin 1646, Mère Bernardine, profitant de la tranquillité qui régnait provisoirement en Lorraine, regagna Rambervillers, après avoir confié à Mère Mectilde l'« hospice » de Saint-Maur.
Mais voici qu'on réclamait celle-ci à Caen. En 1639, la marquise de Mouy, avait fondé à Pont-l'Évêque le couvent de Notre-Dame-du-Bon-Secours avec quatre bénédictines réformées de l'abbaye de Montivilliers, près du Havre. Puis, à cause des troubles qui agitaient la Normandie, elle l'avait transféré à Caen, rue de Geôle, en 1644. La communauté se composait alors de six religieuses de choeur et de deux converses, mais leur ignorance avait vite corrompu l'observance : la supérieure interdisait toute lecture aux moniales et ne leur concédait d'autre livre que le crucifix. Sur le conseil de Dom Quinet, Mme de Mouy fit appel à Mère Mectilde. En contrepartie, elle aiderait à la restauration de Rambervillers. La Mère Bernardine donna son accord, mais exigea que Mère Mectilde promît de ne jamais quitter son monastère de profession. Celle-ci s'y engagea par écrit le 23 mai 1647 et, le 28 juin suivant, arriva à Caen en qualité de prieure. La communauté était fort divisée : la fermeté de la supérieure, tempérée par une infime douceur, finit par lui gagner l'affection des plus récalcitrantes.
Son triennat achevé, le 28 août 1650, Mère Mectilde revint à Rambervillers où on la rappelait. Grâce aux largesses de Mme de Mouy, la maison était florissante, mais la guerre se ralluma bientôt avec la Fronde et la lutte contre l'Espagne, à laquelle s'était rallié le fantasque Charles IV. Entré en Lorraine sur ordre de Turenne, alors passé dans le camp espagnol, le comte de Lignéville envoya des Hessois qui pénétrèrent dans le monastère de Rambervillers sous prétexte que des bourgeois du lieu pouvaient s'y dissimuler. Puis sévirent les Français du duc de La Ferté. Ils reprirent la ville, soupçonnée d'être favorable à Charles IV et l'accablèrent de contributions. La misère devint plus effroyable qu'au temps de l'invasion suédoise. Suspectes à M. de La Ferté à cause de leurs liens avec le colonel Lhuylier, Mère Mectilde et Mme Lhuylier durent s'exiler pendant deux mois en Alsace. Là, sur le conseil de Bernières, la Mère repartit pour Saint-Maur-des-Fossés, le ler mars 1651. Quatre jeunes religieuses l'accompagnaient, cependant que les six anciennes, dont Mère Bernardine, restaient à Rambervillers, que prirent et reprirent plusieurs fois les belligérants.
Paris était alors en pleine révolte. N'ayant pu atteindre Saint-Maur, Mère Mectilde et ses soeurs entendaient la messe en l'église Saint-Nicolas-des-Champs, quand une pieuse paroissienne, Mme Butin, les remarqua. « N'êtes-vous pas reli-
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gieuses ? demanda-t-elle. Que faites-vous ici ? » — « Nous sommes de pauvres religieuses de Lorraine, répondit la Mère, que les horreurs de la guerre ont forcé de quitter leur monastère ; nous ne savons où aller. » — « Eh bien, venez chez moi », reprit leur interlocutrice. Quelques jours plus tard, Mère Mectilde apprit que les soeurs de Saint-Maur s'étaient réfugiées rue du Bac, au faubourg Saint-Germain. Elle les rejoignit avec ses quatre moniales et elles se retrouvèrent au nombre de dix dans cet « hospice », un réduit qui n'était autre qu'une ancienne maison de prostitution. C'est là que va naître l'Institut de l'Adoration perpétuelle.
Tandis que Paris s'agitait, que Condé, allié à l'Espagne en 1651, soulevait le Midi et allait battre l'armée royale sur la Loire en avril 1652, avant de s'enfermer dans la capitale, où la Grande Mademoiselle fera tirer le canon de la Bastille contre les assiégeants fidèles à la Régente, les religieuses lorraines vivaient dans le pire dénuement. Pour subsister, elles en arrivèrent à vendre leurs effets et leurs pauvres meubles. Elles ne disposaient pas même d'une botte de paille pour dormir. Mère Mectilde, quant à elle, songeait à s'exiler à la Sainte-Baume afin d'y mener la vie érémitique, mais, dans la nuit de Pâques de 1651, une voix intérieure lui prescrivit : « Renonce, adore et te soumets à mes desseins ». Un jour que le pain manquait, la communauté s'agenouilla pour réciter le Pater. Un instant plus tard, arriva à la maison du Bon Ami M. de Margueil, qui, ému devant tant de misère, parla des religieuses à leur compatriote Marguerite de Lorraine, duchesse d'Orléans. Cette princesse, soeur de Charles IV, était, depuis 1631, l'épouse de Gaston d'Orléans frère de Louis XIII. Quand Mère Mectilde tomba dangereusement malade, Margueil lui envoya le médecin de la Maison d'Orléans. Celui-ci brossa à la princesse et à son entourage un tel tableau de la pitoyable détresse des religieuses que plusieurs dames arrivèrent pour les aider : la marquise de Boves, la marquise de Cessac, Mme Mangot, femme d'un maître des requêtes, la présidente de Herce et surtout Marie de La Guesle, comtesse de Châteauvieux. Entre cette pieuse dame et Mère Mectilde devait naître une indéfectible amitié. De cette mondaine, la Mère réussit à faire une âme d'une vie intérieure des plus intenses. Cependant que la comtesse gardera précieusement les lettres que lui adressa la moniale. Elle en donnera l'essentiel dans un recueil qu'elle appelait son bréviaire, que diffusèrent de nombreuses copies.
De son côté, le père Bonnefonds, ce jésuite qui avait naguère trouvé la maison de Saint-Maur, prêcha en faveur des religieuses et recueillit une somme assez considérable, tandis que l'évêque de Babylone, leur voisin, les fit connaître aux paroissiens de Saint-Sulpice, dont elles reçurent un secours efficace. L'avenir matériel de la petite communauté était assuré.
C'est alors que l'abbé Gontier, trésorier de la Sainte-Chapelle de Dijon et vicaire général de Langres où il institua l'amende honorable au Saint Sacrement, incita Mère Mectilde à établir l'adoration perpétuelle. Sans penser aucunement à créer une congrégation nouvelle, elle en parla aux nobles dames devenues ses amies. Elles approuvèrent ce dessein et promirent leur concours financier. Une condition essentielle : renoncer à Rambervillers, son monastère de profession, et rester toujours auprès d'elles à Paris.
L'établissement d'une maison voire d'une congrégation vouée spécialement à l'adoration de l'hostie et à la réparation des sacrilèges commis à son égard, tant par les Huguenots ou les libertins que par les sorciers qui en abusaient dans leurs opérations magiques, hantait alors bien des âmes pieuses. En 1625, Jeanne Chezard de Matel avait fondé l'Institut du Verbe incarné, destiné en premier chef à honorer le sacrement de l'autel. A Avignon, en 1632, M. d'Authier avait, dans la même Intention, crée une congrégation de prêtres. A Marseille, en 1639, le dominicain Antoine le Quieu avait inauguré l'Institut de l'Adoration perpétuelle. A Paris, Condren, supérieur de ffiratoire, avait demandé à M. Olier de faire du séminaire de Saint-Sulpice, établi en 1642, une société d'adorateurs du Saint Sacrement. Et il était à l'origine de la fameuse Compagme du Saint-Sacrement. De son côté, Port-Royal avait, en 1633, voué à l'adoration perpétuelle une maison sise à Paris, rue Coquil-
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lière. Ce couvent, Zamet, évêque de Langres, l'avait confié à la Mère Angélique Arnauld, mais, dès 1638, celle-ci regagnait la vallée de Chevreuse. Les Messieurs voulurent renouveler cette tentative en 1652 au faubourg Saint-Marcel et songèrent à Mère Mectilde pour diriger le monastère. Hostile au jansénisme, elle refusa. Port-Royal la priva désormais de toute aumône et multiplia contre elle de sournoises attaques.
Cependant, dès 1633, Barbe, une humble servante que dirigeait Condren, avait prédit : « Le temps viendra qu'il y aura des religieuses tout appliquées à adorer le très Saint Sacrement. » Et M. de Renty « Bientôt viendra un institut de religieuses qui seront entièrement appliquées au culte du Saint Sacrement : ce seront des âmes d'élite. » Enfin, à Paris, Marie de Gournay, veuve de David Rousseau, un des principaux marchands de vin de la capitale, avait, après une vision, assigné sa mission au futur institut et ajouté : « Et voilà le travail de ma servante Catherine ! »
Mère Mectilde, pour son compte, n'avait cessé, depuis sa tendre enfance, de témoigner de la plus vive piété eucharistique. Combien l'avaient bouleversée les sacrilèges commis envers elle durant la guerre de Trente Ans ! Et le père Chrysostôme, comme Jean de Bernières, l'avait encouragée dans cette dévotion.
Elle venait de décliner la direction d'un couvent où l'on regrouperait les nombreuses religieuses qui erraient et mendiaient dans Paris, y travaillaient chez des particuliers ou vivaient dans leur famille. D'autre part, les soeurs de Rambervillers et les supérieures de Lorraine exigeaient qu'elle ne se séparât sous aucun prétexte de son monastère de profession. Mme de Châteauvieux, pour la retenir près d'elle, proposa d'installer dans la capitale un « hospice » dépendant de Rambervillers, mais qui aurait pour objet l'adoration perpétuelle. Mère Mectilde accepta d'y résider, mais comme simple religieuse, la supérieure en étant Mère Saint-Jean, de l'abbaye de Montmartre. Celle-ci échoua au bout de six semaines et, après son départ, Mère Mectile consentit à la remplacer. Mme de Châteauvieux demanda des lettres patentes à M. Molé, garde des Sceaux, pour l'établissement d'un nouveau couvent à Paris et, sur l'invitation de celui-ci, signa un contrat de fonda tion le 14 août 1652. La comtesse, Mesdames de Boves, de Cessac et Mangot s'engageaient à verser ensemble 31 000 livres pour créer un monastère de bénédictines réformées qui « seraient incessamment occupées de l'adoration perpétuelle du très Saint Sacrement, en sorte qu'il y eût toujours une religieuse en adoration. »
Restait à obtenir l'autorisation des supérieurs ecclésiastiques, et d'abord de l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, le duc de Verneuil, évêque de Metz. Celui-ci voulut qu'on en référât à la Régente, Anne d'Autriche. La Fronde était alors à son paroxysme et, le 2 juillet 1652, les troupes royales avaient dû battre en retraite au faubourg Saint-Antoine. Inquiète, la reine demanda à M. Picoté, prêtre de Saint-Sulpice, de faire un voeu propre à rétablir la paix dans le royaume. Le sulpicien ne connaissait ni Mère Mectilde, ni Mme de Châteauvieux. Mais, ému par les profanations qui accompagnaient la révolte, il promit d'ériger un monastère exclusivement consacré à l'Eucharistie et à la réparation des outrages infligés à ce mystère. Le même mois, le royaume revint dans l'obéissance et, le 21 octobre 1652, Louis XIV entra triomphalement à Paris. Sur les entrefaites, M. Picoté connut le projet de Mère Mectilde et, le 8 décembre, au Val-de-Grâce, en parla à la Régente. Anne d'Autriche accorda l'autorisation. M. de Verneuil renvoya alors l'affaire à son vicaire général, Dom Roussel, prieur de Saint-Germain-des- Prés.
C'était un moine austère mais têtu : il ne voulait pas de nouveaux couvents qui végéteraient dans une indigence nuisible à l'observance. Il multiplia les exigences : il fallait acheter un terrain pour édifier le monastère, on devait recueillir des fonds bien plus importants pour l'entretien de cinq religieuses. Mme de Châteauvieux, une fois de plus, promît de l'argent et obtint du rigide prieur l'autorisation d'exposer le Saint Sacrement dans l'oratoire de la rue du Bac. Le 25 mars 1653, en la fête de l'Annonciation, eut lieu la première exposition. L'Institut regarde ce jour comme la première solennité de l'adoration perpétuelle.
De son côté, en Lorraine, Dom de l'Escale arracha, non sans peine, à l'évêque de Toul et aux religieuses de Rambervillers la permission, pour Mère Mectilde, de s'installer à Paris.
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Mme de Châteauvieux, elle, obtint des lettres patentes du roi en mai 1653, mais l'Hôtel de Ville n'agréa l'établissement que le 8 juillet. Enfin, au début de novembre, la communauté, à l'étroit rue du Bac, se transporta rue Férou, dans le même quartier, en une plus vaste demeure, propriété de la comtesse de Rochefort.
Dom Roussel revint encore à la charge : les fondatrices devaient verser au plus vite l'argent promis, sinon il refuserait la clôture et renverrait les nonnes en Lorraine. Mme de Châteauvieux intervint encore en faveur de ses chères bénédictines. Le jeudi 12 mars 1654, Dom Roussel, qui venait visiter la maison et les sept religieuses, se résigna à établir la clôture, à fixer la croix sur la porte d'entrée et à exposer le Saint Sacrement. Un carme des Billettes, le père Léon, prononça le sermon et, au salut solennel, Anne d'Autriche, agenouillée devant l'autel, un flambeau à la main et corde au cou, lut l'acte de réparation. A partir de ce moment, débuta l'adoration perpétuelle et les moniales prirent le nom de Filles du Saint-Sacrement. Au soir de ce 12 mars, Mère Mectilde se consacra par écrit à ce divin mystère.
Dès lors, Dom Roussel se montra très bienveillant à l'égard du jeune établissement, qui était surtout l'oeuvre de la comtesse et du comte de Châteauvieux. Le prieur ordonna qu'à l'avenir l'hostie serait exposée tous les jeudis depuis la grand-messe jusqu'au salut, où l'on prononcerait une amende honorable pour les outrages infligés au sacrement de l'autel. Réparatrices et victimes à l'exemple du Christ, les religieuses observeraient strictement la Règle de saint Benoît, mais solenniseraient spécialement la Circoncision, la fête de la Grande Réparation au jeudi de la Sexagésime, le jeudi saint et la Fête-Dieu.
Le 22 août 1654, Mère Mectilde proclama Marie seule abbesse et supérieure perpétuelle de l'Institut. Délégué par le prieur de Saint-Germain, M. Picoté bénit la statue de la Vierge tenant son Enfant sur le bras gauche et une crosse dans la main droite. Le lendemain, la Mère plaça l'image de Notre-Dame dans tous les lieux réguliers, afin qu'elle présidât en quelque sorte à tous les exercices. Au réfectoire, matin et soir, lui serait offerte la première portion, qu'on donnerait ensuite aux pauvres. Les fêtes de la Vierge seraient célébrées avec éclat, tandis que des prières étaient instituées à la gloire de son Sacré-Coeur et de son Immaculée Conception. Bref, si elle visait à ce que ses Filles fussent d'abord des victimes de réparation à la gloire du Christ insulté dans le sacrement de l'autel, elle voulait qu'elles s'offrent et s'immolent par l'entremise de Marie.
La maison était à peine installée que la fondatrice fut l'objet d'odieuses calomnies et d'injures sans nombre. Elle résolut de ne jamais se justifier, de ne jamais se plaindre, mais de redoubler de douceur et d'humilité. Voici un exemple entre cent des persécutions qu'elle subit. Un beau jour se présenta une soi-disant princesse étrangère qui sollicita son entrée au couvent. Elle allait apporter ses innombrables malles, bref de quoi meubler tout le monastère. Au dernier moment, la prieure subodora la ruse : la princesse n'était qu'un individu déguisé en femme et ses caisses étaient farcies de gens armés qui se proposaient de saccager le logis. Un instant découragée, Mère Mectilde allait abandonner la direction de l'Institut. MM. Vincent, Olier et Boudon lui enjoignirent de tenir ferme.
La demeure de la rue Férou n'avait nullement été conçue pour servir de monastère. M. Picoté invitait la Mère à construire un authentique couvent et lui signala un vaste terrain libre en bordure de la rue Cassette. Elle s'y rendit avec Mme de Châteauvieux et planta un bâton en terre : « C'est donc ici, prononça-t-elle, que le Seigneur sera loué et adoré ». La comtesse notera que c'était l'endroit exact que l'architecte choisit plus tard pour édifier l'église.
A la suite d'une fluxion de poitrine, en avril 1657, Mère Mectilde dut se rendre aux eaux de Plombières, qu'elle jugea d'ailleurs « bien vilaines et bien puantes ». En route, elle fit halte à Nancy, chez les soeurs de la Congrégation de Notre-Dame où vivaient ses deux nièces, puis à Rambervillers, où elle proposa aux moniales de s'agréger à l'Institut, enfin à Épinal où elle secourut les annonciades.
En janvier 1658, toujours avec l'aide de Mme de Châteauvieux, elle acquit pour 25 000 livres le terrain de la rue Cassette, et l'architecte Gitard, celui-là même qui travailla à l'église Saint-Sulpice, établit un devis de 39 000 livres pour la construction du monastère. On commença par l'église. Mère
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Mectilde désirait faire poser les premières pierres par trois pauvres représentant la Sainte Famille. Finalement, au jour de l'Ascension, le comte de Châteauvieux scella la première pierre au nom de saint Joseph, la comtesse et son petit-fils, figurèrent la Vierge et l'Enfant Jésus pour la pose de la deuxième et de la troisième. Le 21 mars 1659, en la fête de saint Benoît, les religieuses prirent possession de leur nouveau domicile, que bénit, le 25 mars, M. de Maupas, évêque du Puy. La communauté comprenait alors dix-huit professes et trois novices.
Cependant, les cordeliers ne cessaient de revendiquer la fondatrice comme une de leurs Filles : elle était passée à l'ordre bénédictin sans autorisation romaine ; tous ses actes pouvaient donc paraître illicites, voire invalides, et son monastère appartenait aux annonciades. En juin 1659, Mère Mectilde chargea le frère Luc de Bray, pénitent de saint François, d'obtenir à Rome la confirmation de son changement d'ordre et l'approbation de sa fondation. Par bref du 20 septembre 1660, Alexandre VII agréa la requête et, le 26 juin 1662, des lettres patentes autorisèrent la publication de ce document. Le provincial des cordeliers s'inclina.
En 1661, la santé de Mère Mectilde s'était si sérieusement altérée à la suite d'une hydropisie aux jambes que l'on désespéra pour sa vie. On manda le président Gobelin, expert à soigner ce genre d'affection, qui imposa une cure. Avant de l'entreprendre, la patiente demanda un répit afin de suivre une retraite de six semaines, depuis le 21 novembre, fête de la Présentation de la Vierge, jusqu'à l'Épiphame de 1662. C'est alors qu'elle esquissa les dix-neuf chapitres d'un ouvrage qui, résumé de toute sa spiritualité, s'intitula : Le véritable esprit des religieuses adoratrices perpétuelles du Saint Sacrement. Ses moniales l'éditeront en 1683.
A cette époque, pour affermir son institut encore embryonnaire, elle conçut l'idée d'établir une véritable congrégation. Dom Ignace Philibert, nouveau prieur de Saint-Germain et supérieur de l'institut, l'encouragea, ainsi que Dom Audebert, supérieur général des mauristes, Dom Brachet, son assistant, et l'abbé de Citeaux. Mais, ajoutèrent-ils, le Saint-Siège ne donnerait son approbation que si deux ou trois monastères s'agrégeaient à celui de la rue Cassette. Le 10 mars 1662, Mme de Châteauvieux offrit 12 000 livres pour la fondation d'une seconde maison. La donatrice allait prendre l'habit bénédictin dix jours plus tard, sans toutefois devenir religieuse. En 1675, la comtesse de Rochefort, mère de l'archevêque d'Auch, s'affiliera à son tour à la congrégation. Quant au comte de Châteauvieux, il s'éteignit pieusement le 6 novembre 1662. Mère Mectilde avait passé deux jours à son chevet pour le préparer à l'éternité.
Fondation de Toul (1664)
Plusieurs évêques réclamaient des Filles du Saint-Sacrement, mais les divers projets échouèrent. C'est alors que la Mère se sentit intérieurement poussée à fonder une maison à Toul. Elle s'adressa à M. du Saussay, l'évêque du lieu, jadis supérieur de Saint-Maur-des-Fossés. En mars 1664, il obtint l'autorisation de la ville et, à la prière d'Anne d'Autriche, Louis XIV concéda des lettres patentes. Mère Mectilde arriva à Toul le 24 septembre et fut accueillie entre autres par Mlle Charbonnier, future religieuse du Saint-Sacrement. L'oncle de celle-ci, lieutenant-général de Metz, ouvrit sa maison à la fondatrice, mais le chapitre de la collégiale Saint-Gengoult s'y opposa : le logis se trouvait sur un territoire soumis à sa juridiction. L'abbé d'Étival apaisa l'ire canoniale. On finit par s'installer chez M. du Barail, lieutenant du roi, et le nouveau couvent fut béni le 7 décembre 1664. En janvier suivant, la Mère regagna Paris, après avoir confié le monastère à Mère Bernardine de la Conception.
Divers sacrilèges émurent alors la fondatrice. Le 10 avril 1665, chez les religieuses du Chasse-Midi, mitoyennes de la rue Cassette, des malfaiteurs avaient, en plein jour, forcé le tabernacle, volé le ciboire et jeté les hosties sur l'autel. Mère Mectilde acheta un nouveau ciboire, que ses Filles accompagnèrent en procession chez leurs voisines, corde au cou et cierge à la main, tout en psalmodiant le Miserere. Puis on lut l'amende honorable devant une foule considérable. Vers la
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même époque, on déroba trois ciboires et trois boîtes d'hosties à Saint-Sulpice et, l'année suivante, un ciboire chez les Filles de l'Ave Maria.
A la fin de 1665, la duchesse douairière d'Orléans, posa la première pierre d'un nouveau corps de logis, rue Cassette.
Agrégation de Rambervillers (1666)
Mère Mectilde se souciait d'affilier une troisième maison à son institut. Elle songea à Rambervillers, dont la prieure était Mère Benoîte de la Passion, mais elle se heurta à un groupe d'opposantes, dont la plus farouche était la Mère Scolastique Gérard. S'étant fracturé le crâne en des circonstances singulières, celle-ci changea brusquement d'attitude, et sa conversion entraîna les autres récalcitrantes. Le 29 avril 1666, Mère Mectilde avait la joie d'agréger son monastère de profession.
Le cardinal de Vendôme approuve la Congrégation (1668)
Depuis l'installation à la rue Cassette, en 1659, la fondatrice souhaitait que le Saint-Siège approuvât son institut. Plusieurs évêques plaidèrent en sa faveur. Mais éclata le différend entre la France et Rome, à la suite de bagarres entre la garde corse pontificale et les gens de notre ambassadeur, le duc de Créquy. Louis XIV saisit le Comtat et expédia des troupes en Italie. Alexandre VII s'inclina au traité de Pise (12 février 1664) et son neveu, le cardinal Chigi, vint présenter d'humbles excuses au Roi-Soleil.
Mère Mectilde jugea le moment d'autant plus délicat pour présenter sa requête à l'envoyé du pape que les synodes et les conciles provinciaux proscrivaient depuis une vingtaine d'années l'exposition fréquente du Saint Sacrement. Par bref du 11 août 1664, Chigi permit de célébrer l'office du Saint Sacrement tous les jeudis. Pour l'approbation de l'Institut lui-même, il renvoyait à la Congrégation romaine des Evêques et Réguliers.
Anne d'Autriche sollicita Alexandre VII à ce sujet, mais elle trépassa le 20 janvier 1666. Marie-Thérèse et la duchesse douairière d'Orléans intervinrent à leur tour, mais le pontife rendit l'âme le 22 mai 1667. Louis XIV avait demandé à Clément IX, le nouveau pape, d'être le parrain du dauphin. Le Souverain Pontife envoya alors comme légat en France le cardinal Louis de Vendôme, muni des pouvoirs les plus étendus. Le 29 mai 1668, le prélat approuva la Congrégation de l'Adoration perpétuelle, dont la maison-mère serait le monastère de la rue Cassette. Le 8 octobre 1669, M. Hardouin de Péréfixe, archevêque de Paris, approuva la bulle du cardinal de Vendôme et accepta d'être le premier supérieur de la nouvelle congrégation. En juillet 1670, le Roi délivra des lettres patentes entérinant la décision du cardinal et décernant à l'Institut le titre de fondation royale.
Agrégation de Notre-Dame de Consolation, à Nancy (1669)
Depuis 1651, Mère Mectilde connaissait la duchesse d'Orléans. Bientôt, elle dirigea sa compatriote avec une fermeté qui n'excluait pas la délicatesse : elle lui imposait un quart d'heure d'oraison quotidienne, lui suggérait des thèmes de méditation pour les fêtes, l'exhortait à la fréquente communion, la consolait dans ses épreuves. La duchesse conçut même le projet d'entrer en religion, mais sa mauvaise santé l'en empêcha. Du moins, c'est à cette princesse lorraine qu'est due l'agrégation du monastère de Nancy, où elle avait été élevée.
Fondé en 1624 par sa parente, Catherine de Lorraine, abbesse de Remiremont, l'abbaye de Notre-Dame de Consolation était tombée dans la misère. Mère Mectilde hésitait à l'accepter quand, le 25 avril 1667, la grosse cloche s'écrasa au sol. On lut sur le bronze : « Loué et adoré à jamais soit le très Saint Sacrement de l'autel ! » La Mère vit là un signe du ciel et, le 8 avril 1669, agrégea le monastère à l'Institut. Elle y plaça huit religieuses de Paris ou de Toul pour former les anciennes aux pratiques de l'adoration perpétuelle et rentra à Paris le 18 juillet, après avoir rendu visite au cardinal de Retz, en son château de Commercy. Quelques jours plus tôt, on avait déposé dans la chapelle de la Vierge, rue Cassette, tout près du sépulcre de M. de Châteauvieux, le coeur de sa fille, la duchesse de La Vieuville.
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Les Constitutions de l'Institut (1675)
Dès qu'elle eut résolu de fonder une congrégation, Mère Mectilde avait demandé à Dom Philibert d'en rédiger les Constitutions. Il achevait son travail, inspiré par les normes suivies par les Mauristes, quand il mourut, en 1667. De son côté, elle mit en chantier un Cérémonial, où se manifeste son amour pour l'office divin et, en 1668, elle en publia la première partie, qui traite de la vêture et de la profession. La même année, elle fit approuver par le cardinal de Vendôme le Propre des fêtes et offices de la Congrégation et, la première, obtint qu'on célébrât la fête du Saint Coeur de Marie, fixée au 8 février. En outre, elle se fit la propagatrice de cette dévotion, sans doute à la suggestion de saint Jean Eudes. M. Nivers, organiste du Roi, composa la musique des nouveaux offices.
Cependant, les religieuses ne trouvaient pas dans l'oeuvre de Dom Philibert l'esprit de sacrifice et d'anéantissement sur lequel insistait sans relâche la fondatrice. A leur demande, Mère Mectilde retoucha les Constitutions de 1673 à 1675 et, après les avoir présentées aux moniales, les fera imprimer en 1677.
Les épreuves néanmoins s'abattaient sur elle. Elle perdait notamment ses plus fidèles amies : la duchesse d'Orléans, morte le 3 avril 1672, Madame de Châteauvieux, qu'une embolie, le 8 mars 1674, foudroya dans la cellule de Mère Mectilde. La comtesse expirante n'eut que le temps de s'écrier : « Jésus ! Jésus ! » La fondatrice elle-même, à la fin de 1675, reçut le viatique des mains de l'abbé d'Étival. Alors qu'on attendait son dernier soupir, il lui sembla qu'elle comparaissait devant le tribunal de Dieu. Soudain, le 8 décembre, en la fête de l'Immaculée Conception, elle retrouva la santé.
Un an plus tard, elle savourait enfin une immense joie. Par la bulle Militantis Ecclesiae, datée du 10 décembre 1676, Innocent XI, confirmant l'acte du cardinal de Vendôme, érigeait en congrégation les monastères de l'adoration perpétuelle et les exemptait de toute juridiction épiscopale. Néanmoins, le 3 juillet 1696, Innocent XII devait les replacer sous l'autorité des évêques.
Fondation de Rouen (1676-1678)
Le document papal arrivait alors que Mère Mectilde connaissait de nouveaux tracas avec la fondation de Rouen. Des lettres patentes avaient été délivrées pour cette maison dès 1663, mais Madame de Châteauvieux avait désapprouvé cette création. Or, en janvier 1676, la Mère crut voir en songe la défunte comtesse qui la pressait d'établir l'adoration perpétuelle dans la seconde ville du royaume. Pourvue de l'argent nécessaire, la fondatrice acquit un peu à la légère un vieux couvent dont se débarrassait Madame Colbert, soeur du ministre et abbesse de Saint-Louis de Rouen. Quand elle arriva en cette cité en mars 1677, Mère Mectilde s'aperçut que la vétuste masure, hantée par les rats, était inhabitable. Elle dut dénicher un autre logis où, sous la direction de la sous-prieure, Mère Anne du Saint-Sacrement Loyseau, s'organisa la vie conventuelle. Le 1er novembre 1677, débuta l'adoration perpétuelle et, le 4 du même mois, on exposa le Saint Sacrement au milieu d'un grand concours de peuple. La fondatrice consacra le monastère à l'Immaculée Conception et, le 8 décembre, y fit reconnaître la Vierge comme abbesse perpétuelle. Après avoir séjourné quatre mois à Rouen, elle regagna Paris le 8 février 1678. Elle laissait cinq consignes à ses moniales : garder un silence inviolable qui porte à une sainte présence de Dieu et à un parfait recueillement ; observer ponctuellement la Règle ; obéir sans réserve ; se faire petites et humbles, persuadées qu'on n'est que poussière ; s'ouvrir enfin sincèrement à la supérieure, en qui on verra Dieu lui-même. Le 26 juin 1684, les bénédictines se transporteront en l'Hôtel de Mathan, édifié dans l'enceinte du château de Philippe Auguste, où Jeanne d'Arc avait été incarcérée. Depuis 1681, la maison était sagement gouvernée par la Mère Françoise de sainte Thérèse du Tiercent du Ruellan.
Fondation d'un second monastère à Paris (1684)
En 1674, alors que la guerre avait repris en Lorraine, Mère Mectilde avait fait venir à Paris des jeunes religieuses de Toul, qu'elle destinait à la fondation de Dreux. Le projet ayant échoué, l'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, demanda la création d'un second monastère dans la capitale.
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D'abord installées rue Monsieur, puis, vers 1680, rue Saint-Marc, près de la porte Richelieu, les moniales lorraines se fixèrent en 1684, rue Neuve-Saint-Louis, au Marais, en l'Hôtel de Turenne, que léur avait cédé la duchesse d'Aiguillon. L'année suivante, Mère Marie de Saint-François de Paule — dans le monde, Mademoiselle Charbonnier — remplaça Mère Bernardine de la Conception comme prieure de ce couvent.
Agrégation du Bon-Secours de Caen (1685)
La fondatrice entretenait toujours des rapports avec les monastères de Caen. Lors de son séjour à Rouen, elle avait reçu les Dames de Blémur, religieuses de la Trinité, dont la Mère de Saint-Benoit, auteur d'une excellente Année bénédictine. Elle pensait les envoyer à la maison de Châtillon que souhaitait ouvrir leur parente, la princesse de Mecklembourg. Ce dessein n'ayant pu alors se réaliser, les deux moniales vécurent jusqu'à leur mort à la rue Cassette.
Mère Mectilde correspondait aussi avec la Mère Catherine de Jésus, fille du seigneur de la Bernardière et, depuis 1675, prieure à Caen de Notre-Dame du Bon-Secours. Elle et ses religieuses souhaitaient s'engager dans l'adoration perpétuelle. Elles furent exaucées le ler juin 1684. Le 30 septembre suivant, devant l'évêque de Bayeux, M. de Nesmond, elles prononcèrent les voeux de l'Institut.
Fondation de Varsovie (1687-1688)
Pendant que son mari, Jean III Sobieski, guerroyait contre les Turcs, sur lesquels il devait remporter à Vienne, en 1683, une éclatante victoire, Marie-Casimire, reine de Pologne, promit à Dieu d'établir dans sa capitale un monastère d'adoratrices. Elle chargea sa soeur, la marquise de Béthune, et l'évêque de Beauvais d'en parler à Mère Mectilde, mais l'affaire traîna en longueur. Enfin, le 2 septembre 1687, douze religieuses de la rue Cassette s'embarquèrent à Rouen pour aborder à Dantzig le 4 octobre. A Varsovie, la reine les installa provisoirement dans son palais où, le ler janvier 1688, commença l'adoration perpétuelle. Le 27 juin, elles prirent possession de leur monastère définitif sous la direction de Mère de la Présentation de Beauvais. Celle-ci, à son retour en France, sera reçue par Louis XIV, qui, en son honneur, fera jouer les grandes eaux de Versailles.
Fondations de Châtillon (1688) et de Dreux (1696)
La princesse de Mecklembourg — une Montmorency — ne cessait de harceler Mère Mectilde afin qu'elle créât un monastère dans son duché de Châtillon-sur-Loing, alors au diocèse de Sens. Dès le 31 août 1677, la princesse avait obtenu les lettres patentes du roi. A peine remise d'une attaque d'apoplexie, la fondatrice se rendit sur place en 1688 et, le 21 octobre suivant, présida à la bénédiction du couvent.
A Dreux aussi, les obstacles s'aplanirent. On acheta une maison en 1695 et, le 23 février 1696, se déroula la première exposition du Saint Sacrement. Toutefois, les lettres patentes, délivrées en 1701, ne furent homologuées que trois ans plus tard.
La fin d'une sainte vie (avril 1698)
Les incessants tracas que donnaient à Mère Mectilde l'implantation et la surveillance de ces monastères s'accompagnaient pour cette grande âme vouée à l'état de victime d'humiliations et de souffrances continuelles. Certes, elle bénéficiait de fidèles amitiés et de puissants soutiens, tel celui de Madame d'Aiguillon, nièce de Richelieu. Et Marie d'Este, épouse de Jacques II d'Angleterre, détrôné par son gendre Guillaume d'Orange, vint à la rue Cassette en 1688 pour demander son affiliation à l'Institut. Mais aux ennuis qui l'assaillaient du dehors s'ajoutaient les infirmités de l'âge et les chagrins que lui causaient parfois ses propres filles. Ainsi, la belle-soeur d'une religieuse de son propre monastère n'hésita pas à la traîner devant les tribunaux pour obtenir restitution d'une forte somme que la Mère avait, disait-elle, extorquée à son mari défunt. La religieuse prit, hélas, le parti de sa belle-soeur. Durant plusieurs années, ce fut pour l'honnête et scrupuleuse fondatrice une cruelle écharde qui la fit beaucoup gémir.
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Malgré tout, elle ne cessait d'encourager ses moniales à progresser dans leur vocation de victimes et d'adoratrices, abandonnées sans réserve à la Providence.
En février 1698, elle annonça sa mort prochaine. Elle n'en assista pas moins à tous les offices du carême et de la semaine sainte. Le mardi de Pâques, elle se traîna jusqu'à l'oratoire dédié, dans le jardin, à la Vierge afin de lui confier ses religieuses. Le jeudi suivant, en proie à une fièvre violente accompagnée de vomissements, elle ne put descendre à l'église. Elle reçut les derniers sacrements et, le lendemain, se confessa encore au père Paulin, pénitent de Saint-François. Le dimanche de Quasimodo, 6 avril 1698, elle reçut une dernière fois l'hostie : « J'adore et me soumets », prononça-t-elle. Et elle recommanda une dernière fois à ses filles de se jeter avec confiance dans les bras de la Sainte Vierge. A deux heures de l'après-midi, elle s'éteignit paisiblement, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, trois mois et six jours. Un masque mortuaire émouvant nous permet, aujourd'hui encore, d'admirer la sublime noblesse de ses traits.
On exposa dans le choeur sa dépouille mortelle. Le lendemain, après le premier service funèbre, où officièrent les bénédictins de Saint-Germain-des-Près, on l'inhuma dans l'église qu'elle avait édifiée. Puis les cordeliers célébrèrent le deuxième service et les prémontrés vinrent chanter le troisième. Un mois plus tard, Mère Anne du Saint-Sacrement succédait à Mère Mectilde.
Avec quelle joie n'eût-elle pas présidé à la fondation d'un monastère à Rome même ! Le 6 septembre 1702, six moniales quittaient la rue Saint-Louis et, dix jours plus tard, s'embarquaient à Marseille pour Livourne. Après une courte escale, elles prirent place sur les galères pontificales et abordèfent à Civita Vecchia. Arrivées à Rome le 6 octobre, elles furent présentées au pape au couvent de Sainte-Cécile du Transtévère. A la veille de la Fête-Dieu de 1703, Clément XI en personne leur rendit visite et, le ler août 1705, confirma les Constitutions de l'Institut, qu'avait déjà approuvées un an plus tôt la Congrégation des Évêques et Réguliers. L'autorité suprême de l'Église authentifiait, sinon la sainteté de la fondatrice, du moins l'excellence et la parfaite orthodoxie de son oeuvre.1
1. Pour ce chapitre, nous nous sommes inspirées de la préface de Louis Cognet aux Écrits spirituels à la comtesse de Châteaurieux (1965), une causerie inédite donnée par le P. André Rayez, S.J., à Rouen-les-Essarts, le 5 mai 1977, sur la spiritualité du XVIP siècle, où le conférencier étudiait les influences des divers auteurs de l'époque sur mère Mectilde, enfin d'un article de dom Jean Leclercq, Une école de spiritualité bénédictine datant du XVIIV siècle : les bénédictines de l'Adoration perpétuelle, in Studia Monastica, vol. 16, 1976, fasc. 2, Abadia di Montserrat, p. 433-452.
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Dans sa préface aux Écrits spirituels (de Mère Mectilde) à la comtesse de Châteauvieux, Louis Cognet voit, dans la fondatrice de l'Institut du Saint Sacrement, non seulement « une âme exceptionnelle, une personnalité hors de pair », mais aussi « un des grands auteurs spirituels de notre XVIIe siècle, digne de figurer aux côtés de Marie de l'Incarnation ». La publication récente d'une partie de ses lettres ne fait que confirmer ce jugement.
Cependant, elle n'a jamais cherché à forger une doctrine originale et systématique, se bornant à puiser aux diverses sources du puissant courant mystique qui a fait du XVIIe siècle le siècle d'or de la spiritualité en France, de même que l'âge antérieur avait été le siècle d'or du mysticisme espagnol. Mais la classification en écoles se révèle tout artificielle : en fait, il n'existait pas de cloisons étanches entre les diverses traditions spirituelles, qui, au surplus, utilisaient un vocabulaire commun. Et c'est ainsi que la tradition bénédictine ne fut nullement la seule à influencer Mère Mectilde, surtout dans la période itinérante de sa vie. En effet, elle a appartenu à des congrégations différentes, elle a sillonné la France depuis les confins de la Lorraine jusqu'à Paris - et jusqu'à la Manche, elle a rencontré des mystiques très divers : Marie de Beauvillier, l'abbé cistercien de Barbery, dom Louis Quinet, et surtout Jean de Bernières et dom Epiphane Louys. Ceux-ci, comme les autres, choisissaient les guides qui leur convenaient le mieux, notamment les grands Espagnols du XVIe siècle : Ignace de Loyola (1 1552), Thérèse d'Avila
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(+ 1582), Jean de la Croix (+ 1591), ou encore l'Italien Philippe Neri (+ 1595) et, enfin, François de Sales (+1622). Mère Mectilde butinera autant chez ses contemporains que chez leurs modèles.
Tous, d'ailleurs, prônaient une contemplation christocentrique et une mystique eucharistique. Ces deux traits essentiels de l'école française se retrouvent chez notre fondatrice.
C'est le Moyen Age finissant qui était passé du Christ en gloire ou docteur au Christ enfant, puis travaillant, souffrant, mourant, et enfin vainqueur de la mort, au Christ, homme comme nous tous. Au XVIIe siècle ainsi qu'à l'époque médiévale, la dévotion se concentre notamment sur trois pôles : l'Enfance, la Passion et l'Eucharistie.
Mais la piété, dès la fin du Moyen Age, est surtout attirée par la Passion et les instruments de souffrance. C'est qu'alors et jusqu'au XVIIe siècle, la vie n'est tissée que d'épreuves, d'épidémies, de pestes et de famines. L'Homme-Dieu et l'homme pécheur se rencontrent : ainsi naissent le chemin de croix, les offices et les horloges de la Passion, les dévotions à la croix, aux plaies et au sang du Christ. Prédicateurs et mystiques, qu'il s'agisse de Tauler (t 1361) de Gerson (t 1429), de Gertrude (t 1302), de Mectilde (t 1299), de Catherine de Sienne (t 1380), de l'auteur de l'Imitation, demandent au fidèle de pénétrer « dans l'intimité de Jésus, qui atteint le sommet dans l'amour de la croix ». « Pourquoi cette contemplation du Christ ? demande A. Kempis. Pour compatir, l'imiter, se conformer à lui. »
Cette « voie royale » se développe encore au XVIIe siècle, sous l'influence des mystiques espagnols, que cite souvent Mère Mectilde. En effet, Thérèse d'Avila (t 1582), convertie par la scène de l'Ecce Homo, considère l'humanité du Christ comme le chemin de toute grâce dans le domaine de la foi et de la contemplation. Pour Jean de la Croix (t 1591), à la mort du Christ doit répondre la mort et l'anéantissement de l'âme au sensible, voire au spirituel.
Des Espagnols procède en particulier Jean de Bernières (1602-1659), que Mère Mectilde rencontra souvent en Normandie entre 1642 et 1650. Elle le consultera quand elle songera à fonder son Institut et ne cessera d'entretenir avec lui des échanges spirituels. A Caen, ce laïc avait créé l'Hermitage, qui était à la fois le siège de toutes les oeuvres charitables de la ville, dont la Compagme du Saint-Sacrement, inaugurée en 1630 par Gaston de Renty, une maison de retraite, un foyer de vie eucharistique et de doctrine spirituelle. Chef du mouvement mystique en Normandie, Bernières avait pour ami celui que Mère Mectilde appellera le « bon Père Eudes » (1601-1680), à qui elle restera toujours très attachée et à qui elle empruntera la dévotion aux Coeurs de Jésus et de Marie, ainsi que diverses prières. Le grand spirituel normand eut aussi pour disciples des personnalités comme Henri Boudon, archidiacre d'Evreux, et des prélats comme Lambert, évêque de Cochinchine, et François de Montmorency-Laval, évêque de Québec. Il enseignait le dégagement des créatures jusqu'à ce qu'il nommait « l'abjection », le « néant », la mort « mystique ». Il faut, disait-il à la suite de Chrysostôme de Saint-Lô — un familier de Mère Mectilde —, il faut « consentir à n'être rien ». Et sa devise que reprendra Boudon, était : « Dieu seul ! ». Telle était la doctrine que développe son ouvrage posthume : Le chrétien intérieur (1660).
Bernières a certainement parlé à Mère Mectilde de la célèbre Marie de l'Incarnation (t 1672), qui s'embarqua à Dieppe pour la mission du Canada. Plusieurs de ses manifestations mystiques eurent lieu tandis qu'elle faisait oraison devant le Saint-Sacrement. Ainsi, à Dieppe, où elle se trouvait, en mai 1639, avec Bernières. Comme beaucoup de dévots du XVIIe siècle, elle se plaisait à prier devant l'hostie. Au surplus, les nombreuses lettres, longues de quinze à seize pages [perduess!], qu'elle ne cessa d'envoyer à son ami caennais depuis la Nouvelle-France, ne traitaient d'ordinaire que de l'oraison.
A cette influence joignons celle du prémontré dom Epiphane Loujys (1614-1682), abbé d'Etival, près de Rambervillers, depuis 1663. C'est pour nos bénédictines qu'il a écrit sur la mort mystique, la contemplation du simple regard, et l'adoration réparatrice du Saint-Sacrement. Ses oeuvres seront publiées avec le « privilège du Roi », concédé en 1671 à Mère Mectilde. Dans La Nature immolée par la grâce ou Pratique de la mort mystique... pour l'instruction et la conduite des religieuses consacrées à l'adoration perpétuelle du Saint-
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Sacrement (1674), l'abbé nous fait connaître la doctrine qui est la sienne et celle de la fondatrice. Christocentrique, sa spiritualité insiste sur l'adoration de l'hostie (« Vous êtes consacrées pour adorer [le Christ] en la divine Eucharistie »), sur la réparation (« Avec le Fils de Dieu réparateur..., il faut que nous soyons des victimes… ( jusqu'à) la mort mystique ») et sur l'apostolat (« Souhaitez de pouvoir conquester (conquérir) les coeurs pour en faire un trophée à « la gloire de Jésus »). Cette « contemplation nous transforme en une belle image de Jésus-Christ ».
Émule de dom Louys, le récollet Archange Enguerrand (+ 1695), qui avait été le confesseur de Madame Guyon à Montargis vers 1668 et gardien du couvent de Saint-Denis de 1670 à 1672, dédia son Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement (1673 ; 4e édition 1702) à nos religieuses2. Lui aussi leur assignait comme « mission » de faire « réparation d'honneur et amende honorable à Jésus-Christ sur les autels ».
Enfin, Mère Mectilde a dû feuilleter les très nombreux ouvrages qui, destinés aux simples fidèles ou aux personnes vouées à la contemplation, exposaient la doctrine soit de façon très accessible pour les premières soit de façon plus didactique et théologique pour les autres /2.
Toutes ces influences diffuses sont éclipsées chez Mère Mectilde par l'inspiration bénédictine. Certes, chez les annonciades, elle a d'abord connu la spiritualité rhéno-flamande que prônait notamment Benoit de Canfeld. Elle la retrouvera à Montmartre auprès de Marie de Beauvillier, dont Canfeld fut le directeur. On y insistait sur l'intériorité et la vie mystique.
Voici quelques titres cités par le P. Rayez :
2/ L'occupation intérieure pour les âmes associées à l'adoration perpétuelle du T.S. Sacrement de l'autel, 1651 (abrégé du manuel des religieuses adoratrices). J.J. Olier, La Journée chrétienne, 1655.
J. de Machault, Le Trésor des grands biens de la Sainte Eucharistie, 3 vol., 1661. H. Boudon, L'Amour de Jésus au T.S. Sacrement de l'autel, 1662.
J. de Machault, La Semaine dédiée à l'Eucharistie, 1667 (pour les associés).
A. Godeau, évêque de Vence, Méditations sur le T.S. Sacrement de l'autel pour servir à toutes les heures du jour et de la nuit aux adorateurs perpétuels de ce mystère, 1674.
E. Louys, Horloge pour l'adoration perpétuelle du T.S. Sacrement, 1674 (à la suite de La Vie sacrifiée et anéantie, p. 309 à 362.
J. Richard, curé de Triel, près de Pontoise, Pratiques de piété pour honorer le S. Sacrement, tirées de la doctrine des conciles et des Saints Pères, Cologne, 1683. Pratiques de piété pour honorer et adorer le Sacrement de l'autel, 1695.
Mais, au monastère de Rambervillers, Catherine s'était trouvée dans le rayonnement de la congrégation bénédictine de Saint-Vanne, dont le fondateur, Dom Didier de La Cour, avait eu pour disciple Dom Antoine de Lescale, qui, supérieur des religieuses, avait favorisé l'entrée de Catherine de Bar dans l'ordre de saint Benoît. Les trois piliers de la réforme vanniste, qu'avait adoptée Rambervillers, étaient le retour à la Règle pure, un soin particulier de l'étude et une digne célébration de l'office divin. A peine arrivée dans le faubourg Saint-Germain, Mère Mectilde reconnut ces mêmes normes chez les mauristes de l'abbaye voisine, issus de Saint-Vanne. Dom Ignace Philibert, prieur de Saint-Germain-des-Prés (+ 1667), prit en mains les intérêts des bénédictines du Saint-Sacrement et « fit instituer une commission de douze membres, ... qui furent d'avis qu'une congrégation était absolument nécessaire pour faire subsister l'adoration perpétuelle et chargèrent la Mère Mectilde d'en rédiger les statuts ». Prié par la fondatrice de s'acquitter de cette tâche, dom Philibert les calqua sur ceux de Saint-Maur. Et ce fut lui sans doute qui suggéra une dévotion jadis en usage dans certains monastères : regarder la Vierge comme supérieure de l'Institut.
Un autre mauriste qui ne fut pas sans inspirer la jeune fondatrice, c'est Dom Claude Martin (+ 1696), par ailleurs dépositaire de la pensée et des expériences de sa mère, l'ursuline Marie de l'Incarnation. En 1686, Mère Mectilde fit imprimer pour ses Filles les Exercices spirituels ou Pratiques de la Règle de saint Benoit, livre qui n'est guère qu'une réédition de la Pratique de la Règle, publiée par Dom Martin en 1680. Cet ouvrage, déclare la fondatrice dans l'épître liminaire, c'est « la morale bénédictine... ; il pourrait nous conduire à la perfection de notre état ». Ainsi la préfacière attestait l'identité d'interprétation de la Règle chez les mauristes et chez les moniales. Enfin, en 1696, c'est Mabillon lui-même qui, au nom de Mère Mectilde, rédigea une longue lettre circulaire sur la mort de la Mère de Blémur, religieuse de la rue Cassette.
La spiritualité que l'Institut hérita des bénédictins présente trois caractères. D'abord un christocentrisme authentique, que Mère Mectilde discernait déjà chez le Patriarche des moines, qui avait voulu expirer devant l'autel, après avoir reçu son
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Dieu dans l'hostie. C'est ensuite un indéfectible attachement à la Règle, interprétée de la façon la plus stricte. Enfin, Mère Mectilde, imprégnée de la tradition de l'Ordre, a instinctivement retrouvé des pratiques en vigueur dans le monachisme médiéval : l'élection de Notre-Dame comme abbesse ; la dévotion à saint Jean, associé à Marie au pied de la croix ; la vêture ad succurrendum, qui permettait aux personnes du siècle de « mourir dans l'habit de l'Ordre » ; le symbolisme aussi de cet habit, signe de « vie cachée au monde et séparée du monde », en même temps que rappel de la mort du Christ.
Les bénédictins, comme les autres auteurs spirituels, ne faisaient que suivre la tradition constante de l'Église, qui, surtout depuis le XIIIe siècle, où fut instituée la solennité du Corps du Christ, n'avait cessé de développer le culte du Saint-Sacrement. Dès le XIVe siècle, s'était créé, près d'Assise, une congrégation cistercienne « del Corpo di Cristo ». Les reclus et les recluses du bas Moyen-Age, telle sainte Colette de Corbie (t 1477), se voulaient avant tout adorateurs de l'hostie. Et le quatrième livre de l'Imitation, le plus brillant fleuron du courant rhéno-flamand, célébrait la contemplation adoratrice du Saint-Sacrement. A la suite des mystiques espagnols du XVIe siècle et de François de Sales, les plus humbles fidèles du Grand Siècle devenaient de fervents adorateurs, à qui les Journées chrétiennes et les livres d'heures proposaient des thèmes de méditations eucharistiques. Enfin, pour riposter aux négations des réformés et réparer les profanations sacrilèges toujours plus nombreuses, des confréries s'étaient assigné pour but le culte de l'hostie. La plus célèbre fut la Compagnie du Saint-Sacrement (1630-1660) : « L'esprit de la Compagnie, lit-on dans ses Annales, c'est de s'unir à Jésus-Christ au Saint-Sacrement, pour, en sa grâce et en sa force, travailler en concours et en soumission à l'honorer et à le faire honorer partout ». A Paris, les confrères participaient en foule aux cérémonies eucharistiques, soit aux Billettes, soit à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, ou enfin chez les Filles de l'Adoration perpétuelle, fondées en 1633 par Sébastien Zamet et Angélique Arnauld, mais dont l'existence fut éphémère.
C'est dans ce climat d'adoration réparatrice et sous les influences que nous venons d'étudier que s'est formée la doctrine spirituelle de Mère Mectilde et qu'est né l'Institut des Bénédictines du Saint-Sacrement, qu'elle n'a cessé jusqu'à la fin d'animer de son esprit /3.
La formation de ses Filles fut, en effet, son constant souci. Elle les instruisait sans trêve par l'exemple, par les entretiens de chaque jour et par d'innombrables lettres, mais sans s'astreindre à composer un ouvrage suivi. En 1682, elle consentit à laisser publier anonymement le Véritable Esprit des religieuses adoratrices du Saint-Sacrement /4, approuvé par l'un de ses familiers, le jésuite Guilloré (1615-1684), et qui exprime ses vues sur l'Institut. Les premières pages insistent sur l'état de victime où doivent entrer les âmes vouées à l'Eucharistie. Des formules rappellent celles de Condren : « Elles sont victimes de Jésus fait sacrement, pour, en s'immolant elles-mêmes, rendre un hommage infini, .si c'était possible, à l'état sacramentel de Jésus, qu'il détruit tous les jours dans nos poitrines à la gloire de son Père ». Un admirable chapitre montre ensuite les rapports entre l'Eucharistie et la vie de Jésus dans le sein de -
/3. Il reste peu d'autographes de mère Mectilde. Le recueil le plus précieux, aux archives du monastère de Paris, contient 107 lettres, écrites de 1654 à 1698. La bibliothèque du grand séminaire d'Êvreux conserve 11 lettres à M. Boudon, et le monastère de Varsovie possède 10 autographes. Les autres manuscrits sont des copies, d'ailleurs très fidèles.
Et voici le classement des écrits subsistants :
— lettres aux religieuses : 2.000
— lettres à la comtesse de Châteauvieux : 260
— lettres à la duchesse d'Orléans : 112
— lettres à M. de Bernières : 137
— lettres à M. Boudon : 11
— lettres à Mme de Béthune, abbesse de Beaumont-les-Tours : 331.
— Lettres diverses (aux reines de France, de Pologne et d'Angleterre, aux évêques, abbesses et à d'autres personnes) : 169.
— Conférences et chapitres : 300.
— Entretiens familiers : 70.
— Écrits divers : 160.
Cette quantité d'écrits renouvelle le portrait de Mère Mectilde et permet de mieux apprécier l'élévation et la remarquable cohérence de sa pensée.
/4. Outre le Véritable Esprit, édité en 1682, voici les quatre volumes parus récemment, qui nous offrent une partie des textes conservés dans les archives des monastères de l'Institut :
Catherine de Bar, Documents historiques et biographiques, (un volume de 334 pages avec héliogravures en hors texte). C'est une biographie de Mère Mectilde rédigée par une amie très intime qui était aussi sa collaboratrice. Ce manuscrit relate en outre les fondations jusqu'en 1670, date de la mort de la narratrice. Des pièces justificatives ont été jointes en annexe. Une centaine de pages reproduisent des textes de toute première importance pour comprendre l'esprit de la fondatrice. Ils ont été choisis par la narratrice, ce qui leur donne une plus grande valeur. Et ce n'est pas un choix factice, mais la façon dont l'oeuvre était comprise par les plus proches collaboratrices de la Mère Mectilde.
Un second volume : Catherine de Bar, Lettres inédites, lui fait suite (450 p. et de très nombreuses gravures). On distingue deux parties dans ce livre. D'abord des lettres à Marguerite de Lorraine, duchesse d'Orléans. Cette correspondance avec la belle-soeur de Louis XIII est d'une grande beauté spirituelle. La Mère n'hésite pas à entrainer sa correspondante vers les voies de l'oraison et de la sainteté. Elle lui fait goûter les mystères du Christ, célébrés tout au long de la liturgie. La deuxième partie est réservée aux monastères lorrains. Les Annales de la maison de Toul retracent avec réalisme et sans emphase les débuts très difficiles de ce monastere.
Les lettres adressées aux jeunes religieuses sont pleines de compréhension et d'enseignements. La correspondance avec la Mère Prieure et les moniales de Rambervillers, son monastère de profession, sont d'un tout autre ton. Pour les préparer à l'agrégation de leur maison à l'Institut, elle les instruit de leurs obligations, ce qui nous vaut un traité sur les principes fondamentaux de notre Institut. Dg plus, elle s'adresse ici à des religieuses très avancées dans les voies spirituelles ; aussi leur laisse-t-elle découvrir souvent des profondeurs cachées de sa vie intérieure. L'union à l'Institut du monastère de Notre-Dame-de-Consolation, à Nancy, que lui offrit Marguerite de Lorraine, constitue une phase difficile mais fructueuse de son oeuvre. On a joint à cette correspondance quelques lettres de Mère Mectilde à sa famille et des pièces officielles concernant les monastères lorrains.
Enfin, à l'occasion du troisième centenaire de leur fondation, les moniales de Rouen ont édité un volume intitulé : Catherine de Bar, Fondation de Rouen et lettres aux moniales et amis normands. Le récit des dix premières années de ce couvent est écrit par l'une des fondatrices elle-même, dont le manuscrit a été heureusement conservé. L'histoire est pleine de saveur, d'humour souvent, faite d'obstacles quasi-insurmontables et de ferveur, joyeuse. Mère Mectilde a séjourné à Rouen : aussi voit-on, à travers ce récit et les lettres qui suivent, la fondatrice à l'oeuvre, son abandon à la volonté de Dieu, sa compréhension pleine de bonté et de fermes encouragements pour les âmes qu'elle veut mener aussi près de Dieu que celui-ci le désire. Elle redresse, elle apaise, elle réconforte, en un mot elle aime de tout son coeur et de toute son intelligence. En 1685, elle enverra deux moniales, l'une de Paris, l'autre de Rouen, à Notre-Dame-de•Bon-Secours, à Caen, pour préparer les moniales (dont elle fut prieure de 1647 à 1650) a s'unir à notre Institut. Là encore les conseils donnés sont toujours actuels. Un certain nombre de lettres sont aussi adressées à des amis ou bienfaiteurs rouennais (qui ne le cèdent en rien, sur le chapitre de la vie intérieure, aux moniales du monastère) et, en annexe, est offert un aperçu de la correspondance qui s'échangera pendant dix ans entre Mère Mectilde et Jean de Berniéres-Louvigny, le saint laïc de Caen, ainsi qu'avec Henri-Marie Boudon, l'archidiacre d'Evreux, ou la famille de Laval-Montigny (Mgr de Laval, le premier évêque de Québec, sera un ami de mère Mectilde et un fils spirituel de Jean de Bernières). Ce volume de 400 pages, présente de nombreuses illustrations et 8 pages d'héliogravures.
Le quatrième ouvrage est un ensemble de textes de mère Mectilde commentant la Règle et l'esprit de saint Benoît.
Ce recueil est édité en hommage au patriarche des moines d'Occident et prend place parmi les travaux qui paraîtront durant l'année du XVe centenaire de la naissance de saint Benoît.
La préface de dom Jean Leclercq étudie la spiritualité bénédictine de la fondatrice. J'ai présenté dans ce volume la vie de Catherine de Bar.
Ces quatre tomes sont édités par les bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen.
Marie. C'est un écho de Bérulle et de M. Olier, conseiller de la fondatrice. Ailleurs, les pages sur l'abandon total à Dieu évoquent Bernières.
Dans le Véritable Esprit, comme dans sa correspondance, Mère Mectilde se révèle un écrivain né. Elle a le don du style, de la formule nette et heureuse et, de surcroit, le charme d'une pointe d'archaïsme, qu'elle doit à l'époque Louis XIII, celle de son éducation. Elle ne cherche pas la métaphore pittoresque et n'évite ni la prolixité, ni les répétitions. Mais sa phrase vigoureuse, bien balancée et au rythme précis, lui mérite une place honorable dans la galerie si fourme des auteurs du grand siècle.
S'il faut un jugement pour conclure, nous le demanderons à un connaisseur, qui n'est autre que Fénelon. Lors du décès de Mère Mectilde, il adressa ce mot à une moniale :
J'ai l'honneur de vous écrire, ma Révérende Mère, mais ce n'est point pour vous persuader de la douleur où je suis de la perte que nous venons de faire : Vous connaissez assez mon coeur pour ne pas douter de mes paroles. Mon dessein est donc de me consoler avec vous, en vous remettant devant les yeux ce qui peut consoler une douleur aussi juste que la vôtre. Je sais tout ce que vous perdez, et j'arrête même ma vue pour n'en point trop voir, et pour faire une attention plus vive à ce que la foi vous présente. Elle vous découvre, ma Fille, un Dieu tout sage et tout bon qui frappe lui-même ce coup, qui devrait, ce semble, vous accabler. Je vous montre dans celle que vous pleurez une vertu consommée, un amour si épuré par les souffrances, un coeur si détaché de toutes les créatures qu'elles n'étaient plus dignes de la posséder. Il était temps qu'elle allât jouir des récompenses que la bonté de Dieu lui avait préparées. Si nous l'aimons pour elle-même, voilà notre consolation. Vous perdez une vraie Mère, votre ange visible, l'appui de votre Institut ; mais vous ne l'aviez reçue que pour un temps. Il est fini, il faut se soumettre à Dieu. Cette soumission sans réserve, cet abandon entre les mains de Dieu a fait le caractère particulier de cette sainte fille. Elle me disait, elle m'écrivait, qu'elle ne sentait pas la moindre révolte contre l'ordre de Dieu, pas le moindre murmure, que la seule vue de sa Sainte Volonté dans les états les plus renversants, et les plus terribles la calmait.
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« Je sens, m'écrivait-elle l'année passée, en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu'aussitôt qu'il m'y met, je baise, je caresse ce précieux présent ; et pour les affaires temporelles qui paraissent nous jeter par terre, mon coeur éclate en bénédictions et est content d'être détruit et écrasé sous toutes ces opérations, pourvu que Dieu soit glorifié et que ce soit de sa part que je sois blessée.
Vous trouverez dans ce peu de paroles le soulagement de votre affliction. J'ai mieux aimé vous les écrire que de me servir des miennes afin que ce fût d'elle-même, de sa vertu et de sa foi, que vous receviez votre consolation. Vous l'aviez pour Mère, elle ne cesse pas de l'être parce que la charité, qui lui donnait cette qualité à votre égard, est plus pure que jamais. Vous n'aviez en elle pour appui qu'une faible créature, et vous avez à présent dans sa personne une sainte revêtue de la puissance de Dieu-même, car vous avez tout lieu de présumer qu'il est à présent sa possession : il faut seulement, pour en ressentir les effets, animer votre foi. C'est la grâce que je demanderai à Notre-Seigneur de tout mon coeur, en vous priant d'être persuadée que mon zèle et ma tendresse pour votre Institut ne finiront qu'avec ma vie. Vous ne pouvez me faire plus de plaisir que de me mettre en état de pouvoir vous en donner des preuves. Faites-le en toute confiance et continuez les prières que votre charité vous inspire de faire pour moi. Je prierai de mon côté Notre-Seigneur qu'Il conserve en vous son Esprit, car, si vous Lui êtes fidèle, si vous conservez la simplicité, le renoncement, l'obéissance, et l'éloignement du monde que notre Chère Mère vous a enseignés, vous verrez une protection de Dieu toute visible sur vous et sur votre Institut. .. ..
Je suis dans le Saint Amour avec une très indigne et cordiale affection.
Le témoignage de ce prélat, à la piété si ardente et à la vertu peu commune, qui fut le théoricien du pur amour de Dieu et le directeur de tant d'âmes d'élite, nous garantit l'excellence de la doctrine que Mère Mectilde, écho fidèle des grands mystiques du passé et de son époque, n'a cessé d'enseigner et de pratiquer.
[photos omises:]
Monastère de Varsovie (Pologne), gravure du XVIlle siècle
Monastère de Mas-Grenier (Tarn-et-Garonne), cloître
Présentée par Mère Marie-Véronique [ANDRAL] bénédictine du Saint-Sacrement
Publié dans J. Daoust, Catherine de Bar / Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Téqui, 1979, pages 49-86
Déplacé dans le tome premier pour rassembler les deux écrits de Mère Andral (et pour alléger le présent tome).
(inédite)
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Tous les chrétiens sont appelés à la sainteté, mais très particulièrement les âmes consacrées à Dieu. Écoutez bien cette parole que Dieu -vous adresse : « Soyez saints parce que je suis saint ». Qu'est-ce que la grâce de la sanctification ? C'est de travailler à la sainteté. Qu'est-ce que la sainteté, c'est-à-dire la séparation ? De quoi faut-il se séparer ? De tout ce qui vient de nous, de toutes nos productions. Il faut se séparer de tout péché, non seulement des grands péchés, mais des moindres péchés véniels volontaires et même des premiers mouvements, de peur que les seconds ne nous fassent tomber dans l'imperfection.
On pourrait faire une fête de la sainteté de Dieu en lui-même. Elle est assez grande et le mériterait bien, mais on ne le fait point ; celle-ci est la fête de la sainteté de Dieu dans les saints. Il faut les congratuler de leur bonheur et nous en réjouir.
Marchez en la présence de Dieu : elle vous fera connaître tout ce qui est opposé à la sainteté de Dieu en vous, elle ne souffrira en vous rien d'humain, car cette présence de Dieu est une émanation de la sainteté de Dieu.
Interrogez les saints sur ce qui les a rendus saints sur la voie qui les a conduits à la sainteté. Ils vous répondront qu'ils y sont parvenus par la mort, le sacrifice et la séparation de tout le créé.
Ah ! Que nous sommes malheureuses de nous amuser à des riens, à des niaiseries, pendant que nous avons à nous occuper de si grandes choses. Oui, je le répète, que nous sommes
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malheureuses de perdre ainsi notre temps au lieu de travailler à notre sainteté. Je voudrais pouvoir le dire et le répéter de manière à m'en pénétrer moi-même.
Priez le Saint-Esprit de vous donner la force nécessaire pour vous séparer de tout. Adressez-vous aussi à votre puissante Protectrice, la Sacrée Mère de Dieu ; vous lui appartenez tout particulièrement puisque l'Institut est à elle. Elle a la plénitude de la sainteté, puisque l'ange en la saluant lui dit qu'elle est pleine de grâce et que le Seigneur est avec elle. Elle a en elle la source de la sainteté par Jésus-Christ, depuis qu'elle a porté dans son chaste sein le Verbe Éternel. Demandez-lui donc de vous donner votre part à la sainteté divine. Adorez cette sainteté dans tous les saints : « Tu solus Sanctus ». Sacrifiez tout afin de mériter d'y avoir part, et après tout, dites-moi, je vous prie, que gagnez-vous à suivre vos humeurs, à satisfaire votre curiosité ou quelque autre petite passion qui vous prive de la sainteté ?
Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l'acquérir. Vous me direz peut-être qu'elle est trop rigoureuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu'est-ce donc que ces sacrifices qu'elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l'humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? Chaque âme est appliquée à quelque attribut particulier, mais qu'heureuses et mille fois heureuses sont celles qui portent les effets de la sainteté, qui y sont vouées et consacrées.
Laissez à cette divine sainteté la liberté d'opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l'esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le coeur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s'y opposent. Dès qu'elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s'imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.
Ah ! quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l'on veut se donner la liberté d'aller partout, de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l'on s'attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. Faisons un sacrifice de tout cela à Notre-Seigneur. Oui, sacrifions-lui tout, et que ce soit pour sa pure gloire et pour lui plaire uniquement. Rendez service à la créature, et regardez-la si vous le voulez, mais que ce soit pour plaire à Dieu qui est en elle. D'abord les sacrifices sont rudes et difficiles à faire, mais cela n'est que pour les commencements ; après ils deviennent faciles et même aimables. On y court, on s'y porte avec joie et ardeur.
Transportez-vous dans le Paradis, mes soeurs, je vous le permets. Voyez-y la gloire des saints, remerciez-en Notre-Seigneur et priez ces âmes bienheureuses de vous rendre participantes de leur bonheur et de leur sainteté.
Il n'y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n'est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langage, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n'avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l'anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l'éternité. Ce n'est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m'a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi.
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(inédite)
Nous célébrerons demain la fête de l'Épiphanie, qui veut dire la manifestation de Jésus aux saints Rois Mages qui furent le chercher dans l'étable de Bethléem pour lui rendre leurs respects et leurs adorations. Cette fête, mes soeurs, nous doit donner une singulière dévotion puisqu'elle nous convient plus particulièrement qu'à aucune autre, selon l'esprit de notre vocation qui nous destine à adorer comme eux le même Jésus-Christ dans l'auguste Sacrement de l'Autel, qui renferme tous les autres mystères de sa sainte vie. C'est pourquoi vous pouvez l'y adorer Enfant dans sa crèche avec les saints Rois et vous pouvez dire comme eux, mes soeurs : « Nous avons vu son étoile et nous sommes venues l'adorer ». Votre appel dans l'Institut a été votre étoile, et quoique vous n'en ayez point eu une visible comme les Mages, vous avez eu l'inspiration intérieure de la grâce, qui est encore bien plus sûre que les signes extérieurs.
Vous avez donc vu son étoile et vous êtes venues pour l'adorer. Mais de quelle durée et de quelle étendue doit être cette adoration ? Dans tous les moments de nos vies et de toute l'étendue de notre être. On nous appelle les Filles de l'Adoration perpétuelle. Ô mes soeurs, ne portons pas ce beau nom en vain. Ne soyons pas des fantômes d'adoratrices ; répondons de tout notre pouvoir à cet appel et à ce choix divin que Dieu a fait de nous pour l'adorer continuellement. A-t-il besoin de nous pour cela et en sommes-nous capables, pauvres et misérables créatures qui ne pouvons rien faire de bon de nous-mêmes si
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nous ne sommes animées de sa grâce ? N'a-t-il pas des millions d'anges et d'esprits célestes qui lui rendraient incessamment des adorations parfaites, même dans nos églises qui en sont toutes remplies ? Quoique nous ne les voyions pas, cela ne laisse pas d'être véritable. Cependant il nous choisit et veut que nous ayons l'avantage de l'adorer aussi bien qu'eux et d'être ses adoratrices perpétuelles. 0 mes soeurs, nous devrions être saintement glorieuses d'une vocation si élevée.
Mais il ne suffit pas, pour remplir ce devoir, d'être seulement une heure ou quelque temps en sa présence au choeur. Il faut que notre adoration soit perpétuelle, puisque le même Dieu que nous adorons au saint Sacrement nous est continuellement présent en tous lieux. Il faut que nous l'adorions en esprit et en vérité : en esprit, par un saint recueillement intérieur ; en vérité, en faisant que tous nos exercices soient une adoration continuelle par notre fidélité à nous rendre à Dieu en tout ce qu'il demande de nous, car dès que nous manquons de fidélité, nous cessons d'adorer.
L'Institut, mes soeurs, n'a été fait que pour nous rendre des adoratrices perpétuelles. Vous y êtes appelées. C'est donc à vous à en remplir la grâce et la sainteté, en vous rendant de véritables adoratrices qui adorent en esprit et en vérité.
Oui, mes soeurs, voilà tout votre soin et votre étude d'adorer ce Dieu de majesté en esprit et en vérité pour répondre au choix qu'il fait de vous : en esprit, par la certitude de votre foi, le croyant tout ce qu'il est en lui-même sans le comprendre, ses grandeurs et perfections divines qui méritent que vous lui rendiez vos hommages, vos respects et vos adorations ; en vérité, l'adorant de tout votre être, qu'il n'y ait rien en vous que vous ne vouliez lui rendre et sacrifier pour l'adorer aussi parfaitement que vous en êtes capables et de tout votre coeur.
O mon Dieu, quel honneur vous nous avez fait de nous appeler pour vous adorer ! Accordez-nous la grâce de répondre à cet appel. Nous vous la demandons par l'entremise de votre très sainte Mère, que nous prions de nous obtenir de votre bonté que nous nous acquittions fidèlement de cette obligation de vous adorer, mais que ce soit en esprit et en vérité, de tout nous-même, immolant tout ce que nous sommes à votre grandeur.
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Monastère de Dumfries (Écosse)
Monastère de Peppange (Grand-Duché du Luxembourg)
Monastère de Noire-Dame d'Orient (Aveyron)
Monastère Sainte-Anne, Ottmarsheim (Haut-Rhin)
Concevons-nous bien cette grâce que Notre-Seigneur nous a faite, je vous le répète encore, de nous choisir pour l'adorer toujours, nous qui à peine pouvons penser à lui et qui sommes en sa présence comme de faibles mouches ? Quand nous pensons un peu à nous élever à Dieu par la contemplation, nous retombons aussitôt. L'égarement de notre esprit et de notre imagination, nos ténèbres, notre propre misère sont si grands, quelque bonne volonté que nous ayons, qu'il nous est impossible de tenir toujours notre esprit également élevé à Dieu, et nos adorations ne sont que momentanées, pour ainsi dire, sur la terre, en comparaison de celles qui se font dans le ciel par les anges et les bienheureux.
Pourquoi, donc, ô mon Dieu, nous choisir nous autres, pauvres misérables créatures ? N'êtes-vous point content de ces adorations si saintes et si parfaites que vous recevez des anges et des saints ? Et si vous n'en avez pas assez, n'en pouvez-vous pas créer encore une infinité d'autres comme ceux que vous avez crées, qui vous rendraient des adorations dignes de votre Majesté divine ? Non, mon Dieu, vous voulez que nous partagions cet honneur avec eux de vous adorer perpétuellement et de commencer en ce monde ce que nous devons continuer pendant toute l'éternité. d mes soeurs, encore une fois que cette grâce est grande ! Je vous assure que nous ne la connaîtrons que dans l'éternité. Ne pensez pas que ce soient des bagatelles, que je vous dis pour vous amuser et vous entretenir. Non, non, mes soeurs, ce sont des vérités solides et vous le connaîtrez à la mort. C'est une vérité de foi, selon l'Évangile, que Dieu doit avoir des adorateurs qui l'adorent en esprit et en vérité, et il est aussi très certain que c'est là votre vocation particulière; et si c'est votre vocation, il est encore de foi que Dieu nous en a donné la grâce. Il ne tient donc qu'à nous, mes soeurs, de la mettre en usage par notre fidélité.
Il n'est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : « Mon Dieu, je vous adore », il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en vous comme il y est en vérité, la très Sainte Trinité y faisant sa demeure, le Père y agissant et opérant par la puissance, le Fils par sa sagesse et le Saint Esprit par sa bonté. C'est donc dans l'intime de votre
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âme, où ce Dieu de majesté réside, que vous devez l'adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre coeur, vous disant à vous-même « Dieu est en moi. Il y est non seulement pour soutenir mon être, comme dans les créatures inanimées, mais il y est agissant, opérant, et pour m'élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d'obstacle à sa grâce ». Imaginez-vous qu'il vous dit intérieurement : « Je suis toujours en toi, demeure toujours en moi ; pense par moi et je penserai pour toi et aurai soin de tout le reste. Sois tout à mon usage comme je suis au tien, ne vis que pour moi, ainsi qu'Il dit dans l'Écriture : « Celui qui me mangera vivra pour moi, il demeurera en moi et moi en lui ».
Oh ! heureuses celles qui entendent ces paroles et qui adorent en esprit et en vérité le Père, le Fils et le Saint-Esprit et Jésus Enfant dans sa sainte naissance avec les saints Mages !
Si vous voulez que nous retournions au mystère de l'Épiphanie, ces saints Rois suivent donc l'étoile qui les conduit pour aller chercher Jésus et l'adorer. Ils vont en Jérusalem où Hérode était, qui ayant su leur dessein feignit de le vouloir adorer, mais ce n'était que pour lui ravir la vie et le dévorer. Voilà, nies soeurs, ce qui se passe tous les jours dans notre intérieur. Notre amour-propre est cet Hérode, qui n'a en vue que ses propres intérêts et non point ceux de Jésus-Christ ; il feint même souvent de le vouloir adorer, mais au fond il ne tend qu'à détruire son règne et à étouffer en nous les saints mouvements de sa grâce, nous portant sans cesse à adhérer à nos passions et à la satisfaction de nos sens.
Nous pourrions parcourir de la même sorte tout le reste du mystère, mais cela nous mènerait trop loin : j'en aurais pour deux heures à vous entretenir et je n'ai ce temps. C'est pourquoi j'en demeure là pour revenir à vous dire que vous devez donc être, par votre profession et vocation, les véritables et perpétuelles adoratrices de Jésus-Christ. Voilà à quoi, mes soeurs, vous devez vous appliquer. Voilà où votre zèle se doit étendre. Vous ne devez point avoir de plus grande ardeur que de vous acquitter parfaitement de cette qualité d'adoratrice.
Mais quelqu'une me pourra dire : « Je ne sens point ce grand zèle ; je n'ai point de sentiment de cet amour ardent qui me porte à adorer Jésus-Christ de la manière que vous nous dites ». Il n'importe, mes soeurs, pourvu que vous agissiez en foi, rendant vos respects et vos hommages à Jésus-Christ au-dessus de vous-mêmes. Les goûts et les sensibilités ne sont point nécessaires. Votre adoration en sera plus pure et parfaite, car l'âme qui a une foi vive et non sensible s'élève plus purement à Dieu, se persuadant au-dessus de ses sens de ce qu'il est en lui-même, dans sa grandeur, sainteté et excellence.
Ne vous arrêtez donc pas, mes soeurs, à ce que vos sens vous font sentir et goûter, mais à ce que la foi vous oblige et vous fait croire, et suivez cette foi qui est une lumière pour vous éclairer et vous faire connaître ce Dieu qui vous a appelées par un amour infini pour l'adorer incessamment. Oh ! Quelle grâce, mes soeurs, il vous a faite, vous préférant à tant de saintes âmes qui en sont plus dignes que vous et qui s'en acquitteraient mieux, si Notre-Seigneur leur faisait cette miséricorde comme à vous, et si elles entendaient sa voix qui leur dit : « Venez m'adorer, venez être mes adoratrices perpétuelles ». N'y accourraient-elles pas ? Et vous-mêmes, mes soeurs, si vous entendiez une voix pareille qui vous dit verbalement ces paroles, ne seriez-vous pas toutes transportées de joie et hors de vous-mêmes ? Il vous les a pourtant dites plus véritablement au fond du coeur par l'appel de sa grâce que si vous les aviez entendues grossièrement par le son d'une voix qui pouvait être sujette à l'illusion et à la tromperie. Mais par le mouvement de sa grâce et l'inspiration de son Esprit en vous il vous les a dites et tous les jours il vous les renouvelle et_il vous dit à tout moment : « Adorez-moi en esprit et en vérité ».
Mes soeurs, quel avantage Dieu nous a fait de nous choisir ! Je ne saurais assez dire. Nos coeurs en devraient être dans une continuelle reconnaissance envers ce Dieu de bonté. Tout notre soin devrait être de lui plaire, le servir et le contenter. Et n'est-il pas juste, puisque nous nous devons toutes à lui, que nous nous y rendions par une fidélité continuelle à nous dégager de nous-mêmes et des créatures pour ne nous occuper que de lui seul ? C'est là votre obligation, mes soeurs, c'est la perfection où Dieu nous appelle. Mais je veux vous dire pour votre consolation, si vous ne l'avez point encore acquise, qu'il suffit que vous y tendiez de tout votre coeur. Car nous ne sommes pas obligées d'être tout d'un coup parfaites, mais nous
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sommes obligées sous peine de péché mortel d'y tendre, et même tous les chrétiens, au sentiment de quelques théologiens ; si cela est, oh ! qu'il y en a peu de sauvés, puisqu'il y en a si peu qui y pensent ! Mais faisons réflexion sur nous-mêmes, qui y sommes doublement obligées par notre profession.
Travaillons-nous solidement à nous rendre fidèles à ce que nous avons promis à Dieu ? C'est à nous à le voir et à nous examiner là-dessus. 0 mes soeurs, commençons tout de bon à adorer Jésus-Christ en esprit et en vérité, à être de véritables adoratrices perpétuelles. Adorons-le partout et en tout ce que nous faisons. Il n'y a pas une action qui nous en doive exempter. Vous me direz : « Quoi, en mangeant ? » Oui, mes soeurs, puisque vous ne le faites pas comme un animal, pour vous satisfaire, mais par hommage et soumission à la volonté de Dieu et pour prendre des forces pour vous sacrifier de nouveau à sa majesté. Le faisant avec ces intentions, vous sanctifiez cette action et les autres semblables, qui d'elles-mêmes ne sont que naturelles, et vous continuez par là cet esprit d'adoration, lequel, si vous êtes fidèles, vous conduira à la plus haute sainteté, en vous portant à un sacrifice perpétuel de vous-même, qui vous fera mourir à vos passions, inclinations déréglées et enfin à tout ce qui est opposé à votre sanctification, et vous rendra en même temps de véritables victimes toujours immolées à sa gloire et à son honneur. Amen.
composées par mère Mectilde
Ô mon Dieu,
Faites-vous connaître,
augmentez la foi,
contraignez les âmes à se rendre à Vous,
qu'elles ne vous offensent plus.
ÉLÉVATION A NOTRE SEIGNEUR CRUCIFIÉ
Ô amour crucifié, qui vous a ému à endurer et souffrir une mort si cruelle pour moi dans la croix ?
Ô mon Jésus, faites-moi la grâce de détacher mon âme de moi-même et l'attacher avec vous dans cette croix.
Ô mon Jésus, que mes mains soient clouées avec les vôtres, que mon coeur soit navré du coup de lance comme le vôtre, soyez dedans moi et que je sois dedans vous et que je meure dedans cette sainte croix avec vous.
O mon Jésus, faites-moi la grâce de languir et de mourir de votre saint amour et du regret de vous avoir offensé.
ORAISONS A NOTRE-SEIGNEUR
Je vous adore, mon Seigneur Jésus-Christ, et toutes les inclinations saintes de votre esprit pendant votre vie sur la terre. Je me donne à vous pour y entrer et je renonce à toutes les miennes, et je veux avec le secours de votre grâce vivre désormais dans les mêmes intentions et dispositions en toutes les oeuvres que j'aurai à faire toute ma vie, et je veux que mon âme soit ume à la vôtre et en un même amour, en un même vouloir et un même esprit et dispositions vers toutes choses.
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O Jésus, j'anéantis toutes mes volontés et inclinations à vos pieds : j'adore, j'aime et je loue de tout mon coeur votre très sainte et aimable volonté, et, malgré toutes mes répugnances et sentiments contraires, je veux vous aimer, bénir et glorifier en tout ce qu'il vous plaira. Ordonnez sur moi et sur ce qui me touche, en temps et en l'éternité. Vive Jésus ! Vive la très sainte volonté de mon Jésus ! Que la mienne soit détruite et anéantie pour jamais et que la sienne règne et soit accomplie éternellement en la terre comme au ciel ! Amen.
Je m'expose à vous, mon Seigneur, pour entrer dans votre sainteté, qui est par-dessus toutes pensées, dans votre amour qui surpasse toute science et dans vos saintes intentions, telles quelles sont dans elles-mêmes, et que je ne suis pas digne de concevoir ; c'est en la manière que vous aime, adore et honore l'âme sainte de Jésus-Christ que vous méritez d'être honoré, adoré et aimé, et c'est ainsi qu'en elle, je vous aime et vous adore dans les louanges et dans son amour.
A NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS POUR DEMANDER LA FIDÉLITÉ À LA PRÉSENCE DE DIEU
Mon adorable Sauveur Jésus-Christ, attirez-moi, s'il vous plait, par votre infime miséricorde dans ce fond intime où vous faites votre demeure en moi, pour n'être plus séparée de vous ni être plus vagabonde parmi les créatures qui m'éloignent de vous par des infidélités continuelles ; donnez-moi la grâce, pour l'amour de vous-même, que je puisse demeurer en vous, que je vive de vous, en vous, par vous et pour vous et que tout le créé soit en moi un pur néant où je ne puisse prendre désormais aucune vie. Amen.
ACTES DE CONTRITION
Mon Dieu, je vous offre la contrition de votre Fils, mon Seigneur Jésus-Christ, pour le supplément de celle qui me manque. Il a été contrit pour moi ; c'est pourquoi je m'unis à la grâce et à la sainteté de sa contrition.
Divin Jésus, je m'unis à la grâce de votre divin sacrifice. Vous êtes mon Hostie et je suis la vôtre, ou, pour mieux dire, je suis une même hostie avec vous. Je vous offre à votre Père éternel pour moi ; et je m'offre et me consacre à vous pour vous rendre grâce infime de toutes les miséricordes que je reçois de votre adorable bonté dans ce mystère auguste de la sainte messe.
Mon Dieu, je veux ce que vous voulez, je veux aimer ce que vous aimez, je veux vivre uniquement pour vous, je renonce et désavoue tout ce qui vous est contraire en moi.
OBLATION DE TOUT SOI-MÊME
A NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST
Jésus, mon Seigneur et mon très divin Maître, je sais que je vous appartiens nécessairement par mille titres, mais je désire aussi de tout mon coeur vous appartenir volontairement. C'est pourquoi je vous offre, vous donne et vous consacre, sans aucune réserve, mon corps, mon âme, mon coeur, ma vie et mon esprit, toutes mes pensées, paroles et actions, avec toutes les dépendances et appartenances de mon être et de ma vie, désirant que tout ce qui a été, est et sera en moi, vous appartienne totalement, absolument, uniquement et éternellement ; et je vous fais cette oblation et donation de tout moi-même non seulement de toute ma force et puissance, mais, afin de la rendre plus sainte et plus efficace, je m'offre et me donne à vous par la force et vertu de votre grâce avec la toute-puissance de votre esprit et avec toute la force de votre divin amour, et je vous supplie, mon très adorable Sauveur, que par votre très grande miséricorde vous employiez vous-même la force de votre bras et la puissance de votre esprit et de votre amour pour me ravir à moi-même et à tout ce qui n'est point vous, et que vous seul me possédiez parfaitement et pour jamais à la plus grande gloire de votre saint nom. Ainsi soit-il.
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AU GRAND SAINT JOSEPH
OFFRANDE A LA TRÈS SAINTE VIERGE MARIE
Très sainte Vierge Marie, Mère de Dieu, je vous prends aujourd'hui pour mère, maîtresse, patronne et avocate, mettant entre vos mains mon corps et mon âme, ma vie, ma mort et ma volonté et mon éternité, et tout ce qui est mien en quelque façon que ce soit. Recevez-moi, ô glorieuse Vierge, reine des cieux, pour votre très humble servante et esclave, et faites que je sois et demeure à jamais servante et esclave de votre cher Fils Jésus-Christ. Ainsi soit-il.
Très sainte et très immaculée Vierge, Mère de Dieu, je me donne à vous selon tous mes devoirs, selon tous mes pouvoirs, et selon tous les vouloirs de Jésus, votre Fils. Amen.
PRIÈRE
Sainte Vierge, Mère de Dieu, Temple du Seigneur, modèle incomparable des âmes consacrées à Dieu, je vous honore en ce jour, et je révère tout ce que le Saint-Esprit a opéré dans votre coeur et ce que votre coeur a fait pour Dieu, pour vous consacrer à sa souveraine majesté d'une manière digne de sa grandeur et de votre amour.
Présentez-moi et donnez-moi à votre cher Fils, afin qu'il m'offre et me donne à son Père, et que je me donne et consacre moi-même à lui de tout mon coeur, en qualité de victime adoratrice et réparatrice.
Que je commence véritablement à servir Dieu sur la terre selon toute l'étendue de mes obligations, pour pouvoir être présentée au jour de ma mort au temple de sa gloire et l'y adorer avec vous dans toute l'éternité. Ainsi soit-il.
Glorieux saint, je vous révère et vous honore comme le premier adorateur de l'humanité sacrée de mon sauveur Jésus-Christ. Donnez-moi l'esprit de mon saint institut et toutes les vertus nécessaires à une victime pour dignement remplir mes obligations, et la grâce de vivre dans le pur abandon de tout moi-même au divin plaisir de Jésus-Christ, et que son saint amour fasse ma consommation par un total anéantissement de moi-même. Amen.
A SAINT BENOIT
Glorieux Père et saint protecteur de mon âme, vous êtes mon père et je suis votre enfant.
Conduisez-moi dans les sentiers que vous m'avez enseignés par votre sainte Règle.
Faites-moi la grâce de m'en donner l'esprit, avec celui d'une véritable victime de Jésus-Christ, comme vous l'avez été vous-même en consommant votre vie en parfait holocauste au pied de l'autel, par le feu adorable du même Jésus-Christ. Amen.
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Appendice I Appendice II
L'INSTITUT DES BÉNÉDICTINES DU SAINT-SACREMENT AUJOURD'HUI
Au Ier janvier 1978, l'Institut fondé par Mère Mectilde comprenait 1 484 moniales, réparties en 49 monastères. Ils sont groupés en six fédérations.
— Fédération française (12 monastères, 332 moniales) : Rouen, Caen, Bayeux, Tourcoing, Craon (Mayenne), Mas-Grenier (Tarn-et-Garonne), Notre-Dame d'Orient (Aveyron), Rosheim (Bas-Rhin), Peppange (Luxembourg), Dumfries (Écosse), Ottmarsheim (Haut-Rhin, Erbalunga (Corse).
— Fédération polonaise (4 monastères, 113 moniales) : Varsovie, Siedlce, Wroclaw, Gosciecin.
— Fédération allemande (8 monastères, 258 moniales) : Trèves, Osnabruck, Bonn-Endenich, Winnenberg, Maria-Hamicolt, Cologne, Kreitz, Johannisberg.
— Fédération hollandaise (7 monastères, 195 moniales) : Rumbeke (Belgique), Tegelen, Valkenburg. Driebergen, Breda, Heesch, Tororo (Ouganda).
— Fédération italienne de Ronco-Ghiffa (13 monastères, 450 moniales) : Ronco-Ghiffa, Catania, Sortino, Piedimonte-Matese, Modica, Ragusa Ibla, Grandate, Teano, Alatri, Lucca, Gallarate, Noto, Genova.
— Fédération italienne de Milan (5 monastères, 136 moniales) : Milan, Tarquinia, Montefiascone, Rome, Laveno-Monbello.
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5 h — Lever.
5 h 30 — Office des Vigiles
6 h 30 — Oraison
7 h — Laudes, Tierce, Messe chantée.
8 h 30 — Petit déjeuner, travail et, à certains jours, réunions de la communauté en chapitre.
11 h 40 — Sexte chantée, repas, détente et travaux divers, surtout à Magdala (biscuiterie)
14 h — Temps de grand silence : adoration au choeur, lectio divina en cellule ou au jardin.
15 h — None chantée, travail ou conférences
16 h 45 — Vêptres chantées, oraistin
17 h 45 — Repas
18 h 30 — Récréation en commun
19 h 15 — Lecture en communauté, suivie des Complies chantées. Deux fois par semaine et aux grandes fêtes, l'office des Vigiles se dit la nuit à 1 h, le lever est alors fixé à 6 h. Chaque religieuse doit assurer une heure d'adoration devant le Saint-Sacrement chaque jour, soit dans la journée, soit la nuit, selon les possibilités de chacune.
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VIE DE CATHERINE DE BAR - HISTOIRE
1614 31 décembre Naissance et baptême - 1614 Louis XIII déclaré majeur
1618 Commencement de la guerre de Trente Ans
1623 Première communion
1625 Fondation des lazaristes par saint Vincent de Paul
1629 Guerre de Trente Ans en Lorraine
Mort du cardinal de Bérulle.
1631 novembre Entrée au monastère des annonciades rouges de Bruyères
1631 Mariage de Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII, avec
Marguerite de Lorraine, soeur de Charles IV de Lorraine.
Victoire de Leipzig
1633 Profession aux annonciades de Bruyères - 1633 Occupation de la Lorraine par Louis XIII
1634 Victoire de Nordlingen
1635 mai Exode (Badonviller, Épinal, Commercy) - 1635 Sac de Bruyères
1638 Exode (séjour à Saint-Dié) - 1636 Corneille : Le Cid
1639 2 juillet Entrée au monastère des bénédictines de Rambervillers.
1640 11 juillet Profession aux bénédictines de Rambervillers.
1640 septembre Départ pour Saint-Mihiel.
1641 1er août Pèlerinage à Benoîte-Vaux (Meuse) - 1641 Secours apporté à la Lorraine par Monsieur Vincent
1641 29 août Arrivée à Paris
1642 10 août Départ de l'abbaye de Montmartre - 1642 Monsieur Olier fonde Saint-Sulpice
1642 Séjour en Normandie - Mort de Richelieu
1643 23 août Saint-Maur-des-Fossés - Mort de Louis XIII
Anne d'Autriche, régente
Saint Jean Eudes fonde les Eudistes
Saint Jean Eudes fonde la congrégation de Jésus et de Marie
1644 Élection du pape Innocent X
1647 juin Priorat au Bon-Secours de Caen
1648 Traité de Wesphalie, fin de la guerre de Trente Ans
La Fronde (1648-1653)
1650 28 août Retour à Rambervillers comme prieure.
1651 24 mars A Paris (rue du Bac).
1652 14 août Premier contrat de fondation de l'Institut. - juillet Défaite de l'armée royale au fg Saint-Antoine
octobre Voeu de la reine Anne d'Autriche.
Entrée triomphale de
1653 25 mars Première exposition du Saint-Sacrement, rue du Bac - Louis XIV dans Paris
1654 12 mars Consécration de l'église et première exposition du Saint-Sacrement, rue Férou
Pose de la croix sur la porte du monastère
22 août Election de la Sainte Vierge, abbesse perpétuelle de tous les monastères
1655 Election du pape Alexandre VII
1657 Mort de Jean-Jacques Olier
Paix des Pyrénées
1659 Fondation de la société des Missions étrangères de Paris
1660 Mort de Louise de Marillac et de saint Vincent de Paul
Mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse d'Espagne ; leur entrée dans Paris
1667 Election du pape Clément IX
1670 Election du pape Clément X Décès de la duchesse d'Orléans.
1672 3 avril Apparition du Sacré-Coeur à Marguerite-Marie Alacoque
Louis XIV entre en lutte avec le Saint-Siège
1673
Acquisition du terrain de la rue Cassette
Bénédiction de l'église et du monastère de la rue Cassette
Fondation du monastère de Toul (7 décembre 1664)
Agrégation du monastère de Rambervillers (29 avril 1666)
Agrégation de l'abbaye NotreDame-de-Consolation de Nancy (8 avril 1669).
Approbation des Constitutions par le cardinal de Vendôme, légat en France de Clément IX
Lettres patentes de Louis XIV
Bref d'Innocent XI : érection de la congrégation.
Première exposition du Saint-Sacrement au monastère de Rouen
Achat de l'hôtel de Turenne, rue Neuve-Saint-Louis, au Marais, pour le second monastère de Paris Union du monastère du Bon-Secours de Caen à l'Institut. Fondation du monastère de Varsovie (Pologne) (1" janvier 1688). Fondation du monastère de Châtillon-sur-Loing
Fondation du monastère de Dreux La bulle d'Innocent XII place les monastères sous la juridiction des évêques, à la demande de Mère Mectilde
Etc…….
Docteur d'Etat ès Lettres, professeur depuis plus de trente ans à l'Université catholique de Lille, l'abbé Joseph Daoust était tout désigné par ses travaux antérieurs ainsi que par une existence passée à l'ombre de cloîtres bénédictins pour présenter l'une des grandes figures du XVII° siècle religieux, Catherine de Bar, plus connue sous le nom de Mère Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698).
Pas de vie plus heurtée que celle de la fondatrice de l'Institut du Saint-Sacrement. Jeune moniale, alors qu'elle ne songe qu'à prier en paix en un obscur couvent de Lorraine, la guerre de Trente ans l'oblige à errer de refuge en refuge à travers le duché, puis à gagner Paris. Bientôt, elle doit se rendre en Normandie et s'établit enfin à Paris dans le faubourg Saint-Germain. Cédant aux instances de nobles et pieuses femmes, elle ouvre un monastère de Bénédictines vouées au culte de l'Eucharistie. Pour développer son oeuvre, elle ne cessera de sillonner le royaume. A son décès, la jeune congrégation est en plein essor. Aujourd'hui, une cinquantaine de prieurés, disséminés à travers l'Europe et jusqu'au coeur de l'Afrique, vivent selon l'esprit de Mère Mectilde, en suivant rigoureusement la Règle bénédictine.
Cette moniale si active compte parmi les principaux auteurs spirituels du grand siècle. Elle a parfaitement assimilé les leçons de mystiques qui l'ont précédée, et elle est en relations avec les maîtres de l'Ecole française. Guidée par eux, Mère Mectilde parvint au sommet de la vie mystique et fit bénéficier une quantité d'âmes de son exceptionnelle expérience. Un petit volume et surtout des milliers de lettres de la plus haute qualité nous permettent de connaître son enseignement et de le mettre encore à profit de nos jours.
Grâce au livre de J. Daoust, rédigé en collaboration avec les Bénédictines de Rouen, nous suivons Mère Mectilde dans ses multiples pérégrinations. De judicieux morceaux choisis, nous initient à sa doctine, à la fois traditionnelle et originale.
Couverture : Cuivre gravé par Drevet (XVII' siècle)
I. — Portrait de Mère Mectilde, appartenant aux descendants de la famille de Bar.
Mère Mectilde du Saint-Sacrement
Fondatrice
de l'Institut des bénédictines de l 'AdorationPerpétuelle
du Très Saint-Sacrement de l'Autel
Document Biographique
ÉCRITS SPIRITUELS
1640 -1670
BÉNÉDICTINES DU SAINT-SACREMENT
ROUEN
1973
PRÉFACE
On doit féliciter les religieuses de la congrégation de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement de consacrer de nouvelles recherches à l'oeuvre de leur fondatrice, la mère Mechtilde, cette religieuse qui, chassée par les guerres, dut quitter en 1641 et 1651 son pays la Lorraine pour la France, et, après d'extraordinaires tribulations, créa à Paris, en 1653, une congrégation nouvelle dans l'ordre bénédictin.
Nous possédons peu de livres imprimés sur la fameuse mystique. Une première esquisse avait été donnée de sa vie et de son oeuvre dans le chapitre consacré à la congrégation des Mères de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement au tome VI, paru en 1721, de l'Histoire des Ordres monastiques du père Hélyot (p. 370-390). En 1775, l'abbé Duquesne, auteur de l'Evangile médité et de quelques autres ouvrages, publia à Nancy une Vie de la vénérable Mère, volume très dense de 474 pages de format in-12, où aucune division ne vient aider le lecteur pour suivre une existence mouvementée. C'est un récit continu où sont insérées toutefois des citations de documents, lettres qu'elle écrivit ou qu'elle reçut, mémoires rédigés par elle ou par son entourage, qui avaient été conservés dans les couvents des religieuses du Saint-Sacrement de la rue Cassette ou d'ailleurs. Ce sont ces textes qui font saillies et qui permettent au lecteur de retrouver l'image de la mystique et de deviner son milieu ou plutôt les milieux que sa flamme irradia. Mais cet essai était encore bien imparfait et sans vigueur.
Au xixe siècle, un aumônier du couvent du Saint-Sacrement d'Arras, le chanoine N. Hervin, avec la collaboration de l'un de ses confrères, l'abbé M. Marie Dourlens, curé d'Haravesnes, reprit l'étude de cette vie, et lui consacra un fort volume in-8° de xxxii-748 pages, cette fois mieux ordonné, où les étapes d'une extraordinaire odyssée sont mises en lumière. L'ouvrage était nourri d'abondants documents et pourvu de références plus précises. Les fonds des monastères des religieuses du Saint-Sacrement avaient été exploités plus amplement.
« Nous avons été assez heureux, dit le chanoine Hervin, pour retrouver un très grand nombre de lettres, d'instructions, de conférences de la mère Mechtilde, plusieurs vies manuscrites, des mémoires très complets rédigés à la fin du xvne siècle et au commencement du xvine siècle par des auteurs contemporains ou par les premières religieuses de l'Institut ».
Nous ne saurions assez remercier M. Pierre MAROT, qui a bien voulu présenter ce livre.
Notre gratitude va aussi à tous ceux, qui nous ont dirigées et conseillées en ce travail : prêtres et religieuses, spécialistes, historiens, archivistes et bibliothécaires. Ils sont trop nombreux pour que nous puissions les nommer tous.
Nous voulons cependant mentionner particulièrement le révérend Père dom Jean LAPORTE (de l'abbaye de Saint-Wandrille) qui, avec une patience et une érudition vraiment bénédictines nous a beaucoup aidées à rédiger les notes et les a toutes revues.
Nous assurons ces amis de notre prière, demandant à Notre-Dame, Notre Abbesse de les bénir.
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Il utilisa « le compte rendu que fit la mère en 1643 au père Jean Chrystome, son confesseur, de ses premières années dans le monde et dans le cloître ». Il examina plus de deux mille lettres de la mère, ses exhortations, ses instructions recueillies par son entourage. C'est surtout en fonction de ce livre consciencieux, mais un peu limité dans ses perspectives, que la personnalité de la mère Mechtilde a été révélée aux historiens : ceux-ci n'avaient jusqu'à ces dernières années que peu recouru aux sources manuscrites pourtant abondantes qui nous permettent de la découvrir.
Le chanoine Hervin avait publié par ailleurs un abrégé de son ouvrage. En 1922, une religieuse du couvent de Rosheim donna une biographie, fondée essentiellement sur l'ouvrage du chanoine, mais nourrie aussi de la substance de quelques vies manuscrites utilisées au reste par son devancier (Catherine de Bar..., publication bénédictine « Pax », Montauban ; J. Prunet, in-8°, 204 pages).
La richesse de la correspondance que révélait le chanoine Hervin avait été confirmée par le livre du chanoine H. Boissonnot, La Lydwine de Touraine, Anne-Berthe de Béthune, abbesse de Beaumontlez-Tours (1637-1689). Etudes mystiques (Tours-Paris, 1912). Pour faire revivre cette religieuse, le chanoine Boissonnot avait surtout utilisé les lettres (plus de trois cents), que Mechtilde avait adressées à l'abbesse, « petits chefs-d'oeuvre, dit-il, dictés par une de ces amitiés exquises dont nous ne conservons que de rares exemples ». La publication de longs extraits révèle mieux peut-être que ceux qu'avait produits le chanoine Hervin la qualité du style, la finesse de la pensée et l'ardeur de la mère Mechtilde.
Lorsque l'abbé Henri Bremond brossa de main de maître le tableau du mysticisme dans son Histoire littéraire du sentiment religieux, il évoqua Mechtilde à plusieurs reprises « à pas pressés », un peu trop rapidement sans doute. Il reconnaît qu'elle mériterait « une longue esquisse » (t. IV, p. 265-266). « Si je commence à parler d'elle, dit-il, ainsi que de Berthe de Béthune, je ne saurais plus m'arrêter... La seule mention des personnages qui paraissent dans ces deux vies nous demanderait plusieurs pages » (t. VI, p. 386).
Toutefois, il revient plus longuement sur la « sublime mission » de la mère Mechtilde et analyse ses constitutions ainsi que « l'horloge pour l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement » (t. IX, p. 207 et sq.)
Depuis une quarantaine d'années, les études sur le mysticisme du xvlle siècle se sont développées. Dans un ouvrage publié sous le titre Priez sans cesse, en 1953, à l'occasion du tricentenaire de l'Institut des Bénédictines de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, de savants bénédictins et le chanoine G. A. Simon ont retracé la vie de la mère Mechtilde, les vicissitudes et le développement de l'Institut qu'elle avait créé.
Les écrits spirituels de la mère destinés à la comtesse de Château-vieux, la fondatrice de l'Institut, étaient publiés en offset par les
Bénédictines du Saint-Sacrement en 1965 ; extraits de ce que l'on est convenu d'appeler le Bréviaire de la comtesse, regroupés en fonction de leur objet, ils offrent un spécimen de ce que contiennent les dossiers des couvents des Bénédictines du Saint-Sacrement. C'est le regretté abbé Louis Cognet, l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire du mysticisme, qui présenta ces morceaux choisis, en montrant à travers les étapes de la vie et de l'action de la mère Mechtilde les sources et le développement des sentiments qui l'animaient.
On trouvera, du reste, en introduction au présent ouvrage, une évocation de la mère Mechtilde que l'abbé Cognet avait présentée dans une conférence donnée par lui à Paris, au monastère des bénédictines du Saint-Sacrement, le 15 mars 1958 (1).
De l'immense correspondance de la mère Mechtilde, de trop rares spécimens ont été publiés. On nous en donne ici un état qui en suggère la richesse, en même temps qu'il précise la tradition et le mode de conservation. Nous sommes heureux de savoir que les religieuses ont entrepris non seulement le récolement de ces lettres, mais leur transcription en vue d'une éventuelle édition, du moins d'une publication partielle.
Aujourd'hui on nous offre l'édition d'un manuscrit constitué par un ensemble de mémoires accompagnés de textes concernant la fondation de l'Institut de l'Adoration perpétuelle. La rédaction de cet ensemble de mémoires a été terminée au moment où les lettres-patentes de Louis XIV de juillet 1670 que l'on a pu insérer in fine venaient sanctionner la création de la congrégation du Saint-Sacrement. Ces morceaux qui se complètent ou se juxtaposent ont été mis au point, semble-t-il, pendant une assez brève période. On fait allusion au cours de la dernière partie de ces mémoires à la mort de Clément IX « qui n'a pas encore de successeur quand cela se trouve écrit ». Or, Clément IX mourut le 9 décembre 1669. A la fin du dernier mémoire, on donne l'élection de son successeur comme un fait accompli. « A présent que Dieu a donné un chef à son Eglise, on espère que celui-ci ne tardera pas à accorder les bulles que l'on souhaite » : l'élection de Clément X est du 29 avril 1670, trois mois avant que ne fussent données les lettres-patentes du roi confirmant la « congrégation ». A quelques dizaines de pages de distance la rédaction n'a pas été unifiée.
La narration est établie d'une manière précise. La chronologie est assez serrée. Les nombreux personnages cités sont mentionnés exactement. Les intentions de la mère Mechtilde sont évoquées, ses désirs comme les contrariétés qu'elle subit. On ne mentionne pas seulement que les actions sanctionnées par des réalisations concrètes. Il s'ensuit donc que ces mémoires ont été rédigés à partir des
(1) Signalons les notices consacrées à la mère Mechtilde par dom P. Séjourné dans le Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique, t. VI (1932), col. 534-537 et par M. Henri Tribout de Morembert dans le Dictionnaire de biographie française, t. V (1951), c. 111-113.
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confidences de la mère, et probablement avec quelque participation de sa part. Mais elle est présentée avec tant d'éloges comme un être d'exception, instrument de la volonté divine, que l'on ne peut croire qu'elle a inspiré, au sens strict, l'élaboration de sa biographie. Les antécédents de Mechtilde, comme ceux des premières institutions auxquelles elle appartient, sont révélés : il y a une volonté de ne rien laisser dans l'ombre, notamment pour ce qui est des événements relatifs à la Lorraine.
C'est à Paris que cet ensemble de mémoires a été rédigé, dans les perspectives de l'histoire de la création du monastère de la rue Cassette. Le milieu parisien est parfaitement connu ; de ce point de vue, ce document est précieux. Il fait revivre une société dans ses élans de mysticisme, mais aussi dans la rigueur d'un « juridisme » parfois étroit que la charité ne tempère pas toujours ; il nous montre aussi ce que pouvaient être les oppositions, les rivalités entre clans pourtant animés des intentions les plus pures, les égoïsmes de maisons rivales défendant leur personnel et leurs moyens d'existence. Il nous révèle aussi les intrigues qu'il fallait mener pour faire aboutir les créations que l'on avait conçues.
Ces récits nous donnent l'image d'une époque traversée par les guerres entre Etats, les troubles intérieurs ; ils nous montrent comment ces misères engendrèrent dans les âmes de haute spiritualité les aspirations au renoncement, le désir de réparer toutes les turpitudes humaines et les insultes commises à l'endroit de Dieu. Certes l'ouvrage du chanoine Hervin ne laissait pas ignorer tous ces traits grâce aux sources dont il avait pu user, spécialement grâce aux vies anciennes, postérieures aux mémoires, qu'il avait pu connaître. Il nous semble que la narration publiée ici, plus proche des événements, est plus significative encore. Il est vraisemblable que les auteurs des Vies ont puisé dans ces mémoires. Inversement d'ailleurs, on trouve parfois dans ces vies, si nous en jugeons par les références du chanoine Hersent, des informations qui manquent ici (notamment pour ce qui est de la fondation du monastère de Toul).
Comme les religieuses le déclarent, elles ont voulu maintenir le souvenir des faits qui constituent la trame de la fondation de leur congrégation. Elles ont entendu aussi édifier le lecteur. Elles se sont employées à révéler tout ce qui prouvait les « interventions » de la Providence.
La succession de ces mémoires, des différentes parties qui constituent ce recueil, s'ordonne en fonction de la création de la congrégation selon le développement de la vie de la mère Mechtilde. Les deux premières parties sont consacrées aux vicissitudes de la religieuse depuis son exode en France et à l'établissement de l'institut de l'Adoration perpétuelle, la troisième au rôle qu'eut dans la création de cette institution la comtesse de Châteauvieux que l'on peut considérer comme la fondatrice, avec son mari, de la maison de Paris qui se fixa rue Cassette, la quatrième à l'évocation rapide de la fondation du monastère de Toul, et à l'histoire plus détaillée du monastère de
Notre-Dame de la Conception de Rambervillers et de celui de Notre-Dame de la Consolation de Nancy et leur réunion à l'institut, prémices de l'érection de la congrégation. L'histoire des deux derniers monastères nous introduit dans le milieu lorrain qui fut celui des débuts de la mère Mechtilde, de telle sorte que l'on y trouve de nombreuses notions qui expliquent le déroulement de sa vie à ses débuts et éclairent sa formation.
Cette dernière partie comporte, en conclusion, les informations et les documents concernant l'érection de la congrégation auxquels ont été ajoutées des indications sur les tentatives de création de monastères à Rouen et à Saint-Dié.
Pour comprendre le développement de la vie de la mère Mechtilde, il faut avoir présent à l'esprit ce qu'était son pays. Elle a été profondément marquée par lui, elle y a vécu jusqu'à l'âge de vingt-six ans, elle lui est restée très attachée (2). Elle a donné à la congrégation qu'elle a créée à Paris de solides assises en Lorraine. Les mémoires publiés ici présentent divers éléments d'information. Il convient au reste de les situer dans un contexte plus large.
La Lorraine correspondant en gros aux trois diocèses de Metz, Toul et Verdun faisait corps avec l'Empire. La maison de Lorraine-Anjou régnait sur les duchés de Lorraine et de Bar. Les Trois-Evêchés (qu'il ne faut pas confondre avec les diocèses) de Metz, Toul et Verdun, indépendants des duchés, étaient occupés par le roi de France depuis 1552 et devaient être réunis au royaume par les traités de Westphalie de 1648.
La mère Mechtilde était née le 31 décembre 1614, à Saint-Dié, dans le duché de Lorraine, à l'orée des montagnes vosgiennes, en un pays de forte tradition chrétienne, où les ordres religieux s'étaient très solidement implantés dès le haut moyen-âge ; les grandes abbayes vosgiennes avaient une influence prépondérante. Saint-Dié était le siège d'un puissant chapitre.
La dynastie ducale s'était instituée le champion du catholicisme au temps des guerres de religion. Entraîné par les Guises, ses cousins, le duc Charles III, époux d'une fille du roi de France Henri II, avait participé à la Ligue. Il se disait héritier de Godefroy de Bouillon dont on faisait alors un duc de Haute-Lorraine et affirmait ses devoirs pour la défense de la chrétienté.
(2) Les histoires de Lorraine ont fait une place à la mère Mechtilde. Dom Calmet lui a naturellement consacré une notice dans le Bibliothèque lorraine (1751), col. 651-652. Christian Pfister a présenté sa vie et son oeuvre dans son Histoire de Nancy, t. II (1909), p. 733-757 (ce chapitre est la reproduction d'une conférence donnée à la Faculté des lettres de Nancy le 30 janvier 1897 qui avait été publiée dans le Bulletin de la Société philomatique vosgienne, année 18961897, p. 215-238). Il convient aussi de signaler les pages qui lui sont consacrées par Mgr Eugène Martin dans son Histoire des diocèses de Toul, de Nancy et de Saint-Dié, t. II (1901). p. 255-264.
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La Lorraine fut un centre essentiel de la Contre-Réforme. Les évêques du pays soutenus par la maison ducale s'attachèrent à faire prévaloir les décisions du Concile de Trente. Ce qui exprime le mieux ce puissant mouvement est la création, en 1572, de l'Université de Pont-à-Mousson due à l'action conjointe de Charles III et de son cousin le cardinal de Lorraine. Les Jésuites qui en furent les maîtres ont exercé une action considérable qui dépassa les bornes de la région et rayonna en terre de France et d'Empire. L'Université contribua au renouveau religieux. Les anciens ordres furent réformés : des ordres nouveaux s'implantèrent, et pourtant le pays était déjà peuplé de nombreux couvents. Le fils du duc Charles III, le cardinal Charles de Lorraine, évêque de Strasbourg, primat de Lorraine, légat du pape, fut un appui efficace de ce renouveau.
Dans le diocèse de Toul, l'évêque Jean des Porcelets de Maillane (1608-1624) favorisa cette action. La réforme de l'ordre bénédictin, la création de la congrégation de Saint-Vanne en 1603-1604 grâce au zèle de dom Didier de La Cour, la réforme des prémontrés due à Servais de Lairuelz, sanctionnée par une bulle de 1617, celle des chanoines réguliers conçue par saint Pierre Fourier, approuvée par une bulle de 1628, sont les exemples les plus expressifs du renouveau de l'Eglise. Une princesse lorraine, fille de Charles III, tenta, sans succès, la réforme du fameux chapitre de dames nobles de Remiremont, ancienne fondation bénédictine ; ayant pris l'habit bénédictin à Paris au Val-de-Grâce, monastère que Marguerite d'Arbouse venait de ramener à une stricte discipline, elle créa à Nancy, en 1625, l'abbaye bénédictine Notre-Dame de la Consolation qui devait tenir une place importante dans l'oeuvre de Mechtilde (3).
Pierre Fourier, chanoine régulier, qui avait réformé son ordre, nous l'avons dit, curé exemplaire de Mattaincourt, près de Mirecourt, chef-lieu du bailliage de Vosge, avait trouvé, en la mère Alix, une vosgienne de Remiremont, le concours nécessaire pour la fondation d'un ordre qui était appelé à un grand essor, la congrégation Notre-Dame, née en 1597 et confirmée par le pape en 1615-1616. C'était de Remiremont qu'était originaire l'extraordinaire Elisabeth de Ranfaing, la « possédée » que de fameux exorcismes (1621) délivrèrent du diable et qui fonda à Nancy la maison Notre-Dame du Refuge en 1627.
On ne peut trop insister sur la vitalité du sentiment religieux dont l'art nous a laissé pour cette époque en Lorraine tant d'émouvants témoignages : faut-il rappeler l'oeuvre du peintre lunévillois Georges de La Tour ?
C'est dans ce climat de ferveur religieuse que Catherine de Bar (ce nom est orthographié Barre sans particule dans le registre où est inscrit l'acte de son baptême) (4) vécut ses jeunes années. Née en
µ 1614…… manque le haut de la page 15 qui comporte la note (5) Sur Dominique...
(3) Cf. Christian Pfister, Histoire de Nancy, t. II, p. 733-774.
(4) Cf. Léon Germain, Note sur le nom de « Catherine de Bar » dans Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 1891-1892, p. 41-44.
(5) Sur Dominique Lhuillier et sa famille, cf. dom Ambr Nobiliaire de Lorraine, Nancy, 1758, p. 492-493. Lhuillier avait ér rite de Bar, soeur de la mère Mechtilde. Colonel dans les armées qui l'anoblit par lettres patentes données à Bruxelles le 27 ja reconnaissance de treize années de service. Contre les Français, i le colonel des Pilliers le siège de Bar en 1652, mais finalement 1 rendre (cf. Alphonse Schmitt, Le Barrois mouvant au XVIP sièc 1929, p. 133-135, 169). On le trouve en 1659 à Landstoul (Henri l'organisation et les institutions militaires de la Lorraine, Paris, 1 1671 à Bitche (Archives de Meurthe-et-Moselle, B 3186). Il fut î Bitche, Hombourg, Neufchâteau, Landstoul. Il reçut à titre héréd tainerie de Spitzemberg. Son fils Nicolas, seigneur de Spitzembei ordinaire de la duchesse d'Orléans. Il épousa en 1670, Charlott Castres. (Le fils Nicolas, Charles-Léopold, eut six enfants, do religieuse du Saint-Sacrement). La fille du colonel Lhuillier ép Claude Gauthier, maître ès arts, licencié en droit, en faveur duq en 1664, en fief noble, sa maison de Vienville (Vosges, cant. Com de Saint-Dié) et ses dépendances (Archives de Meurthe-et-Moselle, 23). Il avait remplacé son beau-père comme capitaine-prévôt de 5 même année ; il porta le titre de gentilhomme ordinaire du duc fille, religieuse du Saint-Sacrement, fut la biographe de sa grande Dourlens, p. XXVII). Les relations qu'entretint la mère Mechtilde rite de Lorraine, duchesse d'Orléans, dont nous soulignerons l'im illustrées par les titres qui furent octroyés aux neveux de la rd Maison d'Orléans.
(6) Eugène Martin, Les trois ordres de saint François dans raine, Paris, 1930, Extr. des Etudes franciscaines, p. 69-70. La Phalsbourg Henriette, soeur du duc Charles IV et de Marguerite d future duchesse d'Orléans, dont nous aurons l'occasion de parler, ragé plusieurs de ces fondations, les couvents de Pont-à-Mousson, N Saint-Nicolas-de-Port. Deux soeurs de cette maison établirent ur leur ordre à Bruyères.
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La politique d'intrusion du roi sur ces marches était dans la ligne d'une politique qui s'était progressivement affirmée. L'occupation des duchés de Lorraine et de Bar, après celle des Trois-Evêchés, devait assurer la protection du royaume. La Lorraine, région pour la plus grande partie, de langue française, de moeurs françaises, malgré la loyauté de ses habitants pour la dynastie ducale et son particularisme, était considérée comme une zone d'extension naturelle pour le royaume.
Charles IV avait inquiété Louis XIII par les intrigues qu'il avait nouées avec les ennemis de la couronne. Accueillant dans ses Etats Gaston d'Orléans qui complotait contre son frère, il mit le comble à l'indignation du roi en favorisant le mariage de « Monsieur », en 1632, avec sa soeur Marguerite qui eut lieu en secret à Nancy, dans l'église du monastère des Bénédictines, fondé par Catherine de Lorraine. Cette union devait avoir dans les entreprises de la mère Mechtilde de grandes conséquences. La religieuse trouva à Paris, au milieu du siècle, auprès de la duchesse d'Orléans, l'appui le plus sûr pour le développement de son oeuvre, comme nous le dirons.
Les troupes de Louis XIII et celles de ses alliés suédois envahirent la Lorraine. Nancy dut capituler en 1633. La résistance lorraine, les incursions des armées de Charles IV et de ses alliés dans les duchés, la réoccupation temporaire de certaines villes par ce prince ne firent qu'aggraver encore les misères du pays. Si les duchés furent dans le principe temporairement rendus par le traité de Nimègue au duc qui avait mené une vie de condottiere, Charles IV dut abandonner Nancy en 1670. Il mourut à Consarbrück six ans plus tard. C'est au petit-neveu de Charles, Léopold, que furent rendus les duchés en vertu du traité de Ryswick de 1697, au moment où mourut la mère Mechtilde.
Bruyères, siège du monastère des Annonciades où Catherine de Bar avait fait profession, avait été dévasté, le couvent anéanti en 1635 (7), comme on le lira dans les mémoires ; les religieuses dont elle était devenue la supérieure émigrèrent au début de 1636 à Commercy, siège d'une principauté, qui fut sévèrement marquée par l'invasion et la peste : Mechtilde n'y put demeurer (8). Elle regagna Saint-Dié qui avait subi aussi de nombreux ravages (9). Elle décida alors de passer chez les bénédictines de Rambervillers, dont le couvent issu de celui de Saint-Nicolas-de-Port, avait été récemment fondé. La rigueur de la réforme vanniste la séduisit sans doute. A l'âge de vingt-quatre ans, en 1639, elle devint bénédictine sous le nom de Mechtilde de Helfède (Saxe), mystique fameuse du mye siècle, favorisée de nombreuses apparitions, dont la « vie admirable » et les
(7) Henri Lepage, Notice historique sur la ville de Bruyères dans Annales de la Société d'Emulation des Vosges, 1878, p. 142-204.
(8) C. E. Dumont, Histoire de la ville et des seigneurs de Commercy, Bar-le-Duc, 1843, t. II, p. 27.
(9) Georges Beaumont, Saint-Dié des Vosges. Origines et développement, Saint-Dié, 1961, p. 46.
« oeuvres excellentes », traduites en français, avaient été publiées à Paris, chez Michel Joly, par Jacques Ferraige en 1623 (10).
Rambervillers, du diocèse de Toul, mais qui faisait partie du temporel de Metz, donc normalement occupé par le roi de France, fut emporté par le duc Charles IV en 1635, puis repris par les Français en 1637. Les Lorrains revinrent l'année suivante, puis en 1639 les Français réoccupèrent la ville (11) ; les religieuses, dans la plus grande détresse, abandonnèrent le monastère et se rendirent à Saint-Mihiel, ville du Barrois où d'ailleurs la misère était extrême (12). Mechtilde et ses compagnes n'y purent rester. Bientôt elle gagna le royaume.
Les ravages commis par les troupes françaises et leurs alliés en Lorraine avaient ému saint Vincent de Paul : il envoya des prêtres de la Mission pour soulager ces misères ; il favorisa l'émigration vers Paris en constituant dans la capitale des centres de réfugiés (13). L'un de ses prêtres, le père Julien Guérin, ancien soldat, avait suggéré à la mère Mechtilde de se rendre à Paris pour être accueillie au fameux monastère de Montmartre dont l'abbesse Mme de Beauvillers avait fait un foyer de spiritualité exemplaire. Celle-ci consultée ne donna pas d'abord son agrément.
Il fallut attendre : Mechtilde et ses soeurs se rendirent le 1" août 1641 au sanctuaire vénéré de la Vierge de Benoîte-Vaux, à quelques lieues de Saint-Mihiel, dont la statue miraculeuse avait été mise à l'abri de la soldatesque par l'« écuyère lorraine » Mme de Saint-Balmont, pour obtenir aide et conseil de la Mère de Dieu. Les bourgeois de Nancy étaient allés en juillet dans un grand pélerinage faire amende honorable à Marie (14). Mechtilde demanda à la Vierge d'éclairer l'abbesse de Montmartre. Or, celle-ci, mieux inspirée, décida de l'accueillir. Ce pélerinage dans ce haut lieu de la piété lorraine fixa le destin de Mechtilde. C'est dans ces conditions que les bénédictines lorraines gagnèrent Paris.
(10) Ferraige publia ultérieurement une vie de la soeur de sainte Mechtilde, sainte Gertrude. L'amie de la mère Mechtilde, la mère Bouette de Blémur (cf. infra, n. 22) a longuement parlé de sainte Mechtilde dans l'Année bénédictine ou les vies de saints de l'ordre de saint Benoit pour tous les jours de l'année, t. XI novembre, p. 396-420 (19 novembre).
(11) A. Fournier, Rambervillers au XVIIe siècle dans Annales de la Société cl'Emulation des Vosges, 1879, p. 143-179. Cet auteur donne des témoignages significatifs sur les misères qui frappèrent les habitants de la ville.
(12) C. E. Dumont, Histoire de la ville de Saint-Mihiel, Paris, 1860-1862, t. II, p. 65 et sq.
(13) Sur l'action de saint Vincent de Paul en Lorraine, cf. abbé J.-F. Deblaye. La charité de saint Vincent de Paul en Lorraine, Nancy, 1886, spécialement p. 74 et 95 sq.
(14) Mgr Charles Aimond, Notre-Dame dans le diocèse de Verdun, Paris, 1945, p. 86-89 et du même, Notre-Dame de Benoite-Vaux, Bar-le-Duc, 1937. C'était les prémontrés qui assuraient le service du pélerinage. La statue de la Vierge, mise à l'abri par Mme de Saint-Balmont au château de Neuville-en-Verdunois en 1638, avait été ramenée en mars 1641 à Benoîte-Vaux.
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Mechtilde allait commencer une vie nouvelle qui, après bien des vicissitudes, devait aboutir à la création dans la capitale de l'Institut de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement. L'adaptation des religieuses lorraines à la vie française se fit assez aisément. Si les Lorrains dans le principe restaient fidèles à leurs princes, ils n'avaient pas grand effort à accomplir pour s'assimiler au milieu français ; les contacts entre Lorrains et Français étaient constants. C'est de France, au reste, qu'étaient issus la plupart des mouvements religieux qui imprégnèrent la Lorraine au cours des âges. Les franciscains qui marquèrent si profondément le pays, constituant la vicarie de Lorraine, dépendaient de la « province de France ». Inversement, les réformes ou créations lorraines produisirent leurs effets au-delà des frontières des duchés. La réforme vanniste se développa en Champagne. Celle des Prémontrés, due à Servais de Lairuelz, « l'Antique Rigueur », trouva en Normandie un terrain favorable.
Ainsi, la mère Mechtilde fut une fleur du mysticisme lorrain qui s'épanouit en France, mais ses racines demeurèrent vigoureuses en Lorraine. Elle trouva dans son pays conseil et appui. Elle resta toujours en contact avec dom Antoine de Lescale (15), le disciple de dom Didier de La Cour, le fondateur de la congrégation de Saint-Vanne, qui avait favorisé son entrée dans l'ordre bénédictin, dont la nièce vint la rejoindre à Saint-Maur en 1643 et fit profession sous le nom de Marguerite de la Conception. Celle-ci lui fut si attachée qu'elle écrivit sa biographie. Elle trouva constamment appui auprès de Jean Midot (16), vicaire général de Toul pendant le longues années, au cours de la vacance prolongée du siège épiscopal, qui lui accorda les « obédiences » nécessaires à ses déplacements, de même, malgré quelques réticences lors de premiers contacts, auprès de son successeur, François Caillier.
Bien entendu, nous ne sous-estimons pas l'influence qu'exercèrent sur elle les milieux français, les conséquences de son séjour en l'abbaye de Montmartre (1641-1642), de son établissement temporaire à la Sainte-Trinité de Caen (1643), l'importance des relations étroites qu'elle noua avec les mystiques normands de la Compagme du Saint-Sacrement, de Bernières en particulier, pour ne citer que lui. Elle passa plusieurs années fructueuses à Saint-Maur avec les religieuses réfugiées (1643-1646) et fut supérieure du monastère de NotreDame-de-Bon-Secours de Caen (1647-1650). Mais elle était toujours attachée au monastère de Rambervillers. Elle y revint, en 1650, après neuf années d'absence, fut désignée comme prieure. Elle pensait y trouver, avec ses compagnes, un asile de recueillement où elle pourrait s'anéantir dans la prière. Mais à peine était-elle arrivée, que les
(15) Sur Antoine de Lescale (1617-1667), cf. Jean Godefroy, Bibliothèque des bénédictins de la congrégation de Saint-Vanne et Saint-Hydulphe, Ligugé-Paris, 1925, p. 128.
(16) Sur Jean Midot, cf. dom Calmet, Bibliothèque lorraine, col. 651-652 et Eugène Martin, Histoire des diocèses de Toul, t. II, passim.
troupes du duc Charles IV s'emparèrent de la ville et que le pays retomba dans les troubles les plus inouïs (17). Elle fit part, en 1651, à Bernières de son désarroi :
« Il faut une grâce toute particulière pour vivre recolligée et conserver l'esprit d'oraison en ces pays. Les alarmes y sont si fréquentes que notre maison est toujours remplie de monde qui s'y jette pour éviter les premiers coups de furie que les soldats déchargent sur ceux qu'ils rencontrent. Hélas ! mon très cher frère, vous me disiez quelquefois qu'il fallait retourner à Rambervillers pour y mourir solitaire, c'est ici une étrange solitude... »
Elle quitta donc Rambervillers à nouveau avec quelques-unes de ses soeurs. L'« obédience » qui lui était accordée constatait que « la Lorraine était réduite à la plus affreuse disette et ses habitants forcés de quitter leur malheureuse patrie ». Dans le temps de la Fronde, en mars 1651, elle retrouva ses compagnes de Saint-Maur dans une maison de la rue du Bac, aux prises avec les plus grandes difficultés. La précarité des petites soeurs lorraines suscita la charité de pieuses personnes, et spécialement de la comtesse de Châteauvieux dont l'appui fut décisif pour la fondation de l'Institut de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement. Il fallait réparer les insultes infligées à l'Eucharitie, ce sentiment la mère l'avait conçu depuis de longues années : les sacrilèges, les profanations étaient nombreux et les soldats, « les hérétiques » en particulier, les avaient multipliés pendant la guerre que Mechtilde avait vécue en Lorraine : la « grande église » de Saint-Nicolas-de-Port en avait été en particulier le théâtre dans le temps où Bruyères avait été saccagé. Le pillage et l'incendie de ce sanctuaire demeuraient un des actes les plus odieux de l'invasion du pays (18). Il n'y avait point seulement à réparer les profanations des gens de guerre, mais aussi celles que les sorciers commettaient ; or nul n'ignore la crise de sorcellerie qui éprouva la Lorraine.
La fondation d'un monastère à Paris ne devait pas détacher Mechtilde de son pays. Redoutant de la perdre à jamais, les soeurs de Rambervillers mettaient des entraves à son installation définitive dans la capitale du royaume : « Je vous assure, disait Mechtilde à ses anciennes compagnes, que mon désir n'est point de me séparer et de me désunir d'avec vous », mais elle voulait simplement accomplir ce qu'ordonnait la Providence. Dom de Lescale la soutint, la défendit : il donna même aux religieuses de Rambervillers le modèle de leur consentement au transfert de leur ancienne prieure ; le vicaire général Caillier acquiesca. Le contrat de fondation du premier monastère de l'Institut était signé le 14 août 1652. Le couvent fut établi grâce aux générosités de bienfaiteurs, mais sa création fut le résultat du
(17) Dr A. Fournier, Un épisode de la guerre de Trente ans : les Allemands à Rambervillers dans Annales de la Société d'Emulation des Vosges, 1875-76, p. 248 et sq.
(18) Sur le vandalisme à Saint-Nicolas, cf. Pierre Marot, Saint-Nicolas-dePort, la « grande église » et le pélerinage, Nancy, 1963, p. 63-65.
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voeu qu'au nom de la reine fit M. Picoté pour le rétablissement de la paix dans le royaume. Le couvent fut établi d'abord rue Férou. C'est là que la veuve du roi dont les troupes avaient envahi la Lorraine vint le 12 mars 1654 assister à la mise en clôture des religieuses chassées de leur patrie et à la pose de la croix. Anne d'Autriche, se passant la corde au cou, lut l'amende honorable. On comptait dans la communauté plusieurs religieuses de Rambervillers. Deux autres en arrivaient : la mère Bernardine et la mère Marie-de-Jésus.
Le couvent devait être bientôt transféré rue Cassette. Au moment où il était question d'acheter le terrain où le monastère devait être élevé, elle fut contrainte d'aller prendre les eaux ; on lui proposait Bourbon ou Plombières, ce fut Plombières qu'elle choisit à cause de la proximité de Rambervillers :
« J'ai trop aimé, disait-elle, la maison de Rambervillers et je l'aime encore trop pour l'oublier. Dieu sait comme je courrai à Rambervillers, c'est là que je ferai mes remèdes, si Dieu voulait, mon cercueil, sans avoir la peine de revenir... »
Elle partit en avril, séjourna à Nancy chez les religieuses de la congrégation Notre-Dame où elle comptait deux nièces religieuses, revint à Rambervillers dont la mère Benoîte de la Passion qui lui avait succédé était prieure. Accomplissant un voeu de Mme de Châteauvieux qu'elle avait intéressée à son ancien couvent, elle remit au monastère une somme de deux cents louis destinée à la fondation d'une messe du Saint-Sacrement tous les jeudis. Après avoir passé quelques jours chez les Annonciades d'Epinal, elle prit les eaux à Plombières pour obéir à ses médecins (19). Elle revint à Paris afin de négocier l'acquisition du terrain de la rue Cassette qui fut conclue en janvier 1658 et bâtir le nouveau couvent qui fut inauguré en mars 1659.
Pour mener à bien toutes ses entreprises, pour vaincre les nombreux obstacles qu'elle trouva sur son chemin, elle bénéficia d'appuis : celui d'Anne d'Autriche et de bien d'autres. Parmi les protections dont elle jouit, celle de la duchesse d'Orléans doit être mise au premier rang. Il faut faire une place spéciale au rôle que tint cette princesse, aux liens qui l'unissaient à la mère Mechtilde. Marguerite de Lorraine (20), dont nous avons parlé à l'occasion de son mariage avec
(19) L'année suivante, en septembre 1658, elle fit conduire dans cette station thermale une religieuse malade de la pierre qui, au cas où elle ne serait pas guérie, resterait à Rambervillers. En retour, elle demandait que le couvent de Rambervillers envoyât à Paris une soeur « capable de nous servir, disait-elle, et de nous soulager pour le choeur ». (Cf. la lettre de la mère Mechtilde publiée dans le Mémorial du XIV° centenaire de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, Revue de l'histoire de l'Eglise de France, 1957, p. 227). On voit que les échanges entre le couvent de Rambervillers et celui de Paris étaient constants.
(20) Sur Marguerite de Lorraine, cf. vicomte Lucien de Warren, Marguerite de Lorraine duchesse d'Orléans (1615-1672), dans Bulletin de la Société philomatique vosgienne, 1882-1883, p. 137-175, G. Morizet, La princesse Marguerite de Lorraine de 1613 à 1643 dans Annales de l'Est, 1859, p. 337. Georges Dethan, Gaston d'Orléans, conspirateur et prince charmant, Paris, 1959, p. 105-107, 127129, 327-336, 445 et passim.
Gaston d'Orléans, en 1632, resta très attachée à la Lorraine et fut souvent considérée par les Lorrains privés de leurs princes comme leur protectrice naturelle. Longtemps tenue éloignée de Paris, résidant à Bruxelles du fait que Louis XIII ne voulait point reconnaître son mariage, son union ayant été finalement admise et confirmée en 1643, elle fut autorisée enfin à s'installer en France. La vie qu'elle avait menée avait transformé la jeune fille enjouée. Elle était devenue très réservée, quelque peu apathique si l'on en croit certains mémorialistes. Elle était fort pieuse, ayant vécu naguère dans l'intimité de sa tante Catherine de Lorraine dont elle avait été la coadjutrice au chapitre de Remiremont ; elle avait été très mêlée à la fondation de l'abbaye Notre-Dame-de-Consolation de Nancy. Catherine qui, chassée de Nancy, s'était retirée à Remiremont, accepta en 1641 de se rendre auprès de sa nièce à Paris : elle pensait pouvoir obtenir du roi la restitution des biens que les Français avaient saisis sur lesquels étaient assises les rentes de l'abbaye de Notre-Dame de Consolation (ce qu'elle n'obtint que tardivement et partiellement). C'est au Palais du Luxembourg où elle avait vécu comme une religieuse qu'elle mourut le 7 mars 1648. Marguerite était son exécutrice testamentaire.
Ainsi paraît-il naturel que celle-ci ait apporté son concours aux fondations de Mechtilde d'autant que la rue Férou et la rue Cassette étaient à deux pas du Palais du Luxembourg, où elle résida jusqu'à sa mort, en 1672, sauf pendant les dernières années de Gaston qu'elle avait suivi à Blois où il décéda en janvier 1660. Elle avait connu Mechtilde en 1651. En 1668, elle scella la première pierre d'un nouveau bâtiment du monastère de la rue Cassette. Elle aida la mère pour l'érection de l'institut en congrégation ; elle contribua plus spécialement à l'agrégation à la congrégation du monastère NotreDame-de-Consolation de Nancy (1669).
Il fallait pour obtenir l'érection d'une congrégation que plusieurs couvents donnassent leur adhésion aux constitutions de l'Adoration perpétuelle. Mechtilde s'était tournée vers la Lorraine. Elle avait reçu du duc Charles IV l'autorisation de fonder un monastère au lieu de sa naissance, à Saint-Dié ; mais cette création se heurta aux résistances du chapitre de cette ville et de son grand prévôt François de Riguet (21). Malgré l'appui de Claude Gauthier de Vienville, gendre du colonel Lhuillier, son neveu par conséquent, malgré des lettres de jussion octroyées par le prince le 26 avril 1663, mère Mechtilde dut abandonner ce dessein.
(21) Sur cette tentative nous avons le témoignage de François de Riguet, grand prévôt de Saint-Dié, hostile au projet qu'il a rapporté dans son ouvrage demeuré manuscrit, « Des grands prévôts de l'insigne église de Saint-Diez » (cf. Augustin Digot, Eloge historique de François de Riguet dans Mémoires de la Société royale des sciences, lettres et arts de Nancy, 1845, p. 11) et N. F. Gravier, Histoire de la ville de Saint-Dié, Epinal, 1836, p. 269-272. Hervin-Dourlens, Vie de la mère Mechtilde, p. 435-437, d'après la vie de la mère Mechtilde par Mlle de Vienville. Le dernier mémoire donne aussi in fine quelques informations sur cette création avortée. Il paraîtrait que les soeurs du Saint-Sacrement furent finalement elles-mêmes très réticentes.
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Elle fut plus heureuse à Toul. Elle s'y rendit en septembre 1664, y demeura quatre mois et réussit à créer un monastère, malgré des résistances qui furent vaincues grâce notamment à l'intervention de l'évêque André Du Saussay, ancien vicaire général de Paris, qui avait été supérieur du Refuge de Saint-Maur. Au début d'avril 1666, elle repartit en Lorraine, passa par Toul, gagna Rambervillers où l'association du monastère des bénédictines à l'Institut fut agréée et sanctionnée par une très belle cérémome le jeudi de l'octave de Pâques 29 avril.
Répondant aux instances de la duchesse d'Orléans, Mechtilde négocia ensuite l'intégration de Notre-Dame-de-Consolation à la congrégation. Marguerite avait vu dans cette mesure un moyen de maintenir l'abbaye qui avait été rudement éprouvée par les guerres dans la discipline qu'avait voulue sa tante Catherine qui l'avait fondée.
Mechtilde repartit donc en Lorraine en décembre 1668 : s'arrêtant d'abord à Toul, elle gagna Nancy où elle fut reçue avec honneur par le duc Charles IV alors dans son palais, se retira ensuite à Rambervillers, puis revint à Nancy pour prendre en avril possession du monastère où elle demeura jusqu'en juillet 1669. Ainsi, les voeux de Catherine qui avait demandé dans son testament qu'on tînt la main à tout ce qui concernait les bénédictines de Nancy « affyn que ces pauvres filles ayent toujours plus de moyens de fayre leur salu (sic) et que le grand ordre du gloryeux saint Benoyst soyt toujours honnoré » (22).
Il convient d'insister aussi sur le concours qu'elle trouva auprès du prémontré Epiphane Louys, abbé d'Etival dans les Vosges, à 12 km de Saint-Dié (23). Ce religieux lorrain, né à Nancy, avait été envoyé en Normandie pour enseigner la théologie dans les abbayes qui avaient adhéré à l'antique Rigueur de Servais de Lairuelz. Mystique, il s'était lié avec Bernières. On peut penser qu'il avait rencontré la mère Mechtilde à Caen dès 1643-1646. Il tint une grande place dans son ordre et devint abbé en 1663. En 1664, il aide la mère Mechtilde à vaincre les résistances des bourgeois de Toul, opposés à la création d'une abbaye dans leur ville. Il chante le Te Deum lors de l'installation du couvent. Deux ans plus tard, il se rend à Rambervillers à l'occasion de l'affiliation de l'abbaye à la congrégation où il officie, il se trouve aussi à Nancy en 1667, lorsque Mechtilde introduit ses constitutions chez les religieuses de Notre-Dame-de-Consolation. Quand, en 1670, 1674-1675, il fut chargé de la direction de la Résidence du Saint-Sacrement, fondée en 1662 par les prémontrés au faubourg de la Croix-Rouge, donc à deux pas de la rue Cassette, il entretint des relations constantes avec la mère Mechtilde. Il publia en
(22) Cf. supra n. 3.
(23) Sur Epiphane Louys, cf. frère François Petit, Le révérend père Epiphane Louys abbé d'Etival dans Analecta Premonstratensia, XXIV, 1948, p. 132-157, Marc-Antoine Georgel, L'abbaye d'Etival, ordre Prémontré du XII° au XVIIP siècle, Averbode, 1962, Bibliotheca analectorum Praemonstratensium, fasc. I, p. 123-141.
1674 deux ouvrages intéressant la congrégation qui en sont comme l'expression : d'une part, La nature immolée par la grâce ou la pratique de la mort mystique pour l'instruction et la conduite des religieuses bénédictines consacrées à l'adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement, d'autre part, La vie sacrifiée et anéantie des novices. Méditation sur les festes et offices qui sont proposés à l'Institution de l'Adoration perpétuelle du Très-Saint-Sacrement.
Il fut pour la mère Mechtilde un véritable directeur, ainsi qu'en témoignent les lettres spirituelles qu'il lui adressa, publiées après sa mort. Lorsqu'elle fut terrassée par une terrible crise et qu'elle était à toute extrémité en décembre 1675, c'est lui qui lui porta le viatique ; après avoir communié, elle reprit vie : Dieu, dit-elle, lui avait révélé sa guérison prochaine au moment où elle recevait l'hostie.
Epiphane Louys était devenu le confesseur de Marguerite de Lorraine. Celle-ci était de plus en plus engagée dans la piété. La mère Mechtilde l'incita à entrer dans la voie du renoncement, comme le prouvent les belles lettres qu'elle lui écrivit et que nous avons la bonne fortune de conserver. La duchesse n'avait jamais participé aux frivolités des cours. Elle était restée la digne nièce de Catherine.
Tous ces traits nous montrent la permanence du milieu lorrain chez les mères de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement. Le couvent de la rue Cassette comptait toujours des religieuses lorraines. D'ailleurs, il arrivait que celles qui n'étaient pas du pays nouaient des liens avec lui. La mère Jacqueline Blouette de Blé-mur (24) en religion mère Saint-Benoît, une parisienne qui avait fait profession à la Sainte-Trinité de Caen, puis, à la demande de la mère Mechtilde, s'était intégrée au monastère de la rue Cassette, fécond auteur que Mabillon célébra, publia, chez Louis Billaine, en 1678 une vie de saint Pierre Fourier, le grand saint lorrain dont elle avait entendu souvent parler par les mères lorraines de son couvent.
Invité par les mères de l'Adoration perpétuelle du Très-SaintSacrement à présenter, en qualité de Lorrain, l'édition de ces précieux mémoires, nous avons tenu à rappeler l'importance de la tradition lorraine dans l'oeuvre de Mechtilde qui, chassée par l'invasion des troupes de Louis XIII, mais protégée par l'apôtre français de la charité, Vincent de Paul, fit fructifier ses vertus à Paris et enrichit le patrimoine spirituel de la France.
Paris, rue Cassette Mars 1973
Pierre MAROT.
(24) Cf. l'article consacré à la mère Bouette de Blémur par dom P. Schmitz dans le Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique. Le père Jean Bedel avait publié une Vie du révérend père Fourier dès 1645 qu'il réédita en 1656, 1666 et 1674. André Du Saussay, évêque de Toul, avait préparé la cause de la béatification du religieux et envoya à Rome en 1675 le dossier pour l'instruire.
CONFÉRENCE FAITE A L'INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS LE SAMEDI 8 FÉVRIER 1958
par M. l'Abbé Louis COGNET, Doyen de la Faculté de Théologie
Ce que je veux faire devant vous, c'est essayer de situer plus exactement Mère Mectilde du Saint-Sacrement dans l'histoire religieuse du xvir siècle et de voir quelle est sa place ou, si vous voulez, comment sa personnalité se dessine, sur le fond de ce milieu de la Contre-Réforme catholique du xvir siècle.
Il est bien évident que, à l'issue des guerres de religion, au début du xvir siècle, un des problèmes les plus aigus qui se posaient au milieu catholique, a été la lutte contre l'influence protestante et la reconquête sur le protestantisme d'un grand nombre d'âmes ; l'effort aussi pour rendre aux catholiques français une vie spirituelle qui soit comparable à la vie spirituelle des Réformés.
Si nous essayons de deviner un peu l'évolution de sa personnalité, il y a quelques traits de sa formation spirituelle qui nous apparaissent.
Chose étrange, vous savez que sa vie a commencé par une orientation très différente, puisqu'en novembre 1631, elle devient, au monastère de Bruyères, Annonciade, sous le nom de soeur Saint-Jean l'Evangéliste.
Il serait intéressant de rechercher avec plus de précision que n'a pu le faire monseigneur Hervin, ce que son passage aux Annonciades a pu lui donner. Ce n'est pas facile à démêler, parce que les documents sur les Annonciades du couvent de Bruyères sont très rares et ne nous apportent pas grand chose sous ce rapport. Si on fait la comparaison avec d'autres maisons d'Annonciades, la question se complique encore parce qu'on s'aperçoit qu'entre les différents monastères d'Annonciades, il y avait très peu d'unité de vie et que d'autre part au cours du xvir siècle elles ont constamment remanié et retravaillé leurs Constitutions et sans grande unité.
J'ai trouvé, par exemple, de vieux livres ayant appartenu à des monastères d'Annonciades, à caractère nettement mystique, très, inspirés en particulier des mystiques du Nord ou dans la mouvance
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du fameux Benoît de Canfeld, qui est un des grands mystiques du début du xvir siècle ; et j'ai l'impression que ce genre de direction a été assez bien représenté chez les Annonciades.
Donc, rien d'impossible à ce que la mère Mectilde ait, dès les premières années de sa vie religieuse, reçu une empreinte d'une spiritualité très intérieure, de forme nettement mystique.
Vous savez, d'ailleurs, que sa vie d'Annonciade ne va pas durer très longtemps. En dépit de sa jeunesse, elle exercera très tôt les fonctions de Prieure (1633) puis dès 1635, voilà de nouveau la guerre qui traverse les régions de l'Est ; les Annonciades contraintes d'abandonner le monastère de Bruyères, de se réfugier à Commercy, sous la responsabilité naturellement de la malheureuse soeur Saint-Jean, qui est obligée de faire face aux pires événements ; la peste s'en mêle comme il était d'usage dans ces tristes périodes, les soeurs meurent en grand nombre, la presque totalité de la communauté qui est avec elle disparaîtra, et finalement de chaos en chaos, elle aboutira chez les Bénédictines de Rambervillers.
Là, chez les Bénédictines de Rambervillers, elle a d'abord retrouvé pour quelque temps, oh ! pas pour longtemps malheureusement, un calme relatif ; elle va trouver surtout le contact avec l'idéal bénédictin qu'elle n'avait jamais connu jusque là. Et vous savez que ce contact sera sur elle décisif, en ce sens que, peu de temps après, exactement le 2 juillet 1639, après avoir demandé les dispenses d'usage — ces dispenses qui, plus tard, feront l'objet d'âpres contestations — elle devient novice bénédictine et prend le nom de Catherine de Sainte-Mectilde. Elle a 24 ans.
Elle paraît avoir été parfaitement heureuse dès son entrée dans cette communauté bénédictine et il est bien certain que c'est sans l'ombre d'une arrière-pensée qu'elle a prononcé ses voeux, le 11 juillet 1640.
Elle les prononce à un bien mauvais moment, car alors la guerre étend ses ravages encore plus loin. Rambervillers est d'abord menacé, puis finalement les troupes s'infiltrent dans la région à l'entour, les routes sont coupées, la communauté connaît des semaines de misère, de disette et finalement la pauvreté la contraint à se séparer en septembre 1640.
Vous connaissez son odyssée. Elle se réfugie d'abord à Saint-Mihiel. A Saint-Mihiel elle vit, elle et les quelques religieuses qui sont avec elle, dans des conditions matérielles lamentables : enfin, un ami commun réussit à apitoyer sur elles la grande abbesse de Montmartre, Mme de Beauvilliers, qui lui offre une place, à elle et à ses compagnes, et un beau jour de 1641, le 21 août exactement, elle part pour Montmartre où elle va résider presque un an dans la célèbre abbaye bénédictine de la région parisienne, si bien réformée par l'abbesse, Marie de Beauvilliers.
Autre période importante dans sa vie. Là encore (la guerre est relativement loin, dans cette région parisienne) elle retrouve un cadre religieux tranquille, fervent, des amitiés très vives et très affectueuses l'entourent. Elle va donc connaître quelques mois de tranquillité extrêmement féconde. Et, à priori, on peut penser que la découverte qu'elle vient de faire de cette grande abbaye de la région parisienne, où il y a un mouvement de gens, et de gens du plus haut intérêt, extrêmement intense, va lui apporter du nouveau.
Qu'a-t-elle pu trouver à Montmartre ? Le milieu nous est beaucoup mieux connu, parce que les documents sont beaucoup plus abondants et que la personnalité de l'abbesse, Mme de Beauvilliers a déjà suscité quelque curiosité.
Mme de Beauvilliers est une grande figure. Elle appartient à une famille de l'aristocratie élevée ; la condition sociale des Beauvilliers est évidemment très supérieure à celle de Catherine de Bar. Vous savez qu'ils seront ducs un peu plus tard et le petit neveu de l'abbesse sera le propre gouverneur du duc de Bourgogne et l'intime de Fénelon (1). Nous savons que Marie de Beauvilliers a été très intime avec des capucins, avec des oratoriens, et parmi les capucins, en premier lieu naturellement Benoît de Canfeld.
Benoît de Canfeld est surtout connu comme l'auteur d'un ouvrage de spiritualité qui s'appelle « La Règle de Perfection réduite à ce seul point de la Volonté de Dieu ». C'est un ouvrage très mal écrit malheureusement, car Canfeld était d'origine anglaise et parlait et écrivait un français très approximatif, mais d'une doctrine extrêmement riche et qui a traversé tout le xvlle siècle. Cet ouvrage comme beaucoup d'oeuvres mystiques, a été mis à l'index au moment de la lutte contre le Quiétisme, oeuvres mystiques que l'on s'accorde aujourd'hui à reconnaître irréprochables, mais contre lesquelles, évidemment, il a fallu se prémunir au moment de la crise quiétiste.
Les idées de Canfeld sont des idées dont le schéma est assez simple : pour lui, toute la vie de piété se résume à l'union à Dieu de la volonté. Dieu est essentiellement la « Volonté Divine », donc tout l'effort de l'homme doit être de se conformer et de s'unir à cette Volonté Divine, d'arriver, si vous le voulez, à perdre sa propre volonté dans la Volonté Divine. Et il pousse cela très loin, puisqu'il conclut son oeuvre par une partie proprement mystique celle-là, où il envisage ce qu'il appelle « La Vie Suréminente » et cette vie suréminenté c'est, pour lui, le moment où la volonté humaine se perd dans ce qu'il appelle la Volonté essentielle de Dieu, c'est-à-dire, au fond, dans l'Essence Divine elle-même. Donc un schéma très mystique, assez abstrait d'ailleurs ; et, il faut bien le reconnaître, la faiblesse des vues de Canfeld, c'est d'être une sorte de mystique de l'Essence Divine dans laquelle le Christ tient assez peu de place, si peu même que les éditions postérieures de l'ouvrage de Canfeld seront corrigées
(1) Dans une lettre écrite quelques jours après la mort de Mère Mectilde, à la Mère Prieure du monastère de la rue Cassette, Fénelon retrace le portrait spirituel de la fondatrice (cf. fin de cette conférence).
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sous ce rapport et qu'on éprouvera le besoin pour corriger justement ce mysticisme trop abstrait, d'y ajouter à la fin, des chapitres sur le Christ et sur la Passion.
Ce mysticisme a dû être accentué par ses relations avec une autre religieuse de Montmartre que nous connaissons bien, la mère Charlotte Le Sergent. Ce que nous savons de sa vie nous la montre plus douce et plus attachante que Mme de Beauvilliers. Elle présentait tous les caractères d'un mysticisme très élevé ; elle mériterait qu'une étude lui soit consacrée. Nous savons que mère Mectilde a été très intime avec la mère Le Sergent et qu'elle a subi son influence pendant son séjour à Montmartre. Plus tard, mère Mectilde recevra d'autres influences, se les assimilera pour en faire une synthèse personnelle.
Après un séjour d'environ un an à Montmartre, mère Mectilde tente de fonder ailleurs une sorte de succursale de Rambervillers, ou, au moins de trouver une maison indépendante où elle puisse regrouper les religieuses ; on lui offre quelque chose d'assez vague à Caen. Elle y part le 7 août 1642 ; elle s'arrête quelques jours au monastère de la Trinité, où elle a dû connaître l'abbesse Mme de Budos, elle-même très canfeldienne de tendances, puis elle s'installe dans ce qu'on appelait un « hospice », sorte de grande maison assez mal meublée, bien humide et bien délabrée, toute proche de l'abbaye de Barbery.
L'abbé de Barbery est bien connu, c'est un certain Louis Quinet qui, lui-même, avait eu déjà une carrière assez mouvementée. En particulier il avait été quelque temps confesseur de l'abbaye de Maubuisson. Là il s'était heurté à une abbesse très anti-mystique, très ascétique de tendances, qui avait été formée par l'abbesse de Port-Royal, la célèbre mère Angélique ; et, entre Louis Quinet et l'abbesse Marie des Anges, il y avait eu des éclats assez violents dont un certain nombre de récits nous sont parvenus. Or, il est très curieux de voir que les idées mystiques que les gens de Port-Roye reprochent à dom Louis Quinet, sont en fait très exactement celles de Canfeld. Dom Louis Quinet devait être imbu de la mystique de Canfeld, et aussi d'ailleurs de la mystique de l'école du Nord, de Ruysbroek, Tauler, Suso, Harphius, etc. Il paraît les avoir beaucoup pratiquées et en avoir tiré une synthèse très personnelle.
Mère Mectilde va aussi être mise en relations avec un autre groupe et un autre personnage.
A Caen, à cette époque, vit un certain Jean de Bernières-Louvigny, trésorier de France. C'est un homme d'une grande piété, une sainte et belle âme, qui a réuni, petit à petit, autour de lui un groupe assez important de disciples. Il a d'ailleurs — une de ses soeurs est devenue ursuline à Caen, la mère Jourdaine de Bernières — fondé, dans le voisinage du monastère des ursulines, une maison de retraite qui s'appelle « l'Hermitage », et cette maison de retraite devient le centre d'un groupe mystique qui va bientôt rayonner à travers toute la Normandie ; ceci d'autant que Jean de Bernières est en relations avec à peu près tous les grands spirituels de son époque et que, d'autre part, il passe pour un véritable directeur laïc. Bien que simple laïc, des quantités de religieux, de prêtres et de religieuses lui demandent des conseils de direction, et il entretient de ce chef une très abondante correspondance spirituelle.
Or, il me paraît à peu près certain, que la mère Mectilde a subi très profondément l'influence de Bernières. Elle ne le connaîtra pas tellement longtemps, mais ils demeureront ensuite en correspondance jusqu'à la mort de Bernières. La personnalité de celui-ci était à la fois très forte et très attachante, et d'autre part, la mère Mectilde qui avait déjà certainement subi l'influence canfeldienne était toute prête à la compléter par les aspects, plus centrés sur le Christ, de la piété de Bernières, et cela explique qu'elle y entre si facilement. Et il n'y a pas de doute que, pour qui étudierait de très près les textes de mère Mectilde, on y trouve beaucoup de traces de l'influence de Bernières, et, à travers Bernières, de l'influence aussi du Père de Condren. Des rapports également avec le Père de Saint-Jure elle a dû lire les textes du Père de Saint-Jure, en particulier ce fameux livre « De la connaissance et de l'amour de Jésus-Christ » qui a été si répandu à cette époque, et que tout le monde avait lu — et, naturellement, elle entrera très spontanément dans cette mouvance.
En 1643, nous retrouverons mère Mectilde à Saint-Maur-des-Fossés où elle fonde un petit monastère, doublé d'un pensionnat, et où elle commence à avoir d'intimes relations avec la bonne société, la société même la plus aristocratique de Paris, qui commence à fréquenter le monastère de Saint-Maur. Elle aura comme directeur pendant un an à peine, un capucin du nom de Chrysostome de Saint-Lô, qui a été le propre directeur de Bernières et qui certainement est imprégné des mêmes tendances que lui, ce qui n'a pu que la renforcer dans cette direction.
En 1647, elle va de nouveau passer trois ans à Caen comme supérieure des bénédictines du Bon-Secours qu'elle doit réformer. Autant de raisons pour que de plus en plus elle s'imprègne à sa manière, mais d'une manière très profonde aussi, de la spiritualité du groupe Bernières.
Vous savez alors la suite des événements. Après avoir quitté Caen, en dépit d'ailleurs des tentatives qu'on avait faites pour la retenir, elle devient prieure de Rambervillers. Là encore la guerre va troubler le priorat qui aurait pu être extrêmement fécond. La voilà de nouveau chassée de Rambervillers, obligée de s'établir à Paris. Elle s'installe, oh ! d'une manière bien précaire, rue du Bac. A ce moment-là, Dieu merci, les amitiés très solides qu'elle a conquises dans la meilleure et dans la plus pieuse société de Paris sont là pour lui faciliter les choses et c'est dans le groupe qui l'entoure que va naître alors l'idée de la fondation du Saint-Sacrement.
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Dire que ce soit une idée nouvelle, non. Dès les origines de ce mouvement de Contre-Réforme catholique, de cette lutte des catholiques pour reconquérir leurs positions sur les Réformés, c'est autour de l'Eucharistie que s'est centrée une partie du problème. Car, évidemment, un des reproches les plus véhéments que feront les catholiques aux calvinistes, c'est de ne pas reconnaître la Présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Non seulement au temps des guerres de religion mais même après il y eut quelques affaires pénibles, certainement douloureuses pour les catholiques.
Dans le milieu catholique a germé très tôt l'idée de fonder des associations pieuses, voire même des congrégations, destinées à compenser, si l'on ose dire, par leurs adorations et par leurs hommages l'impiété et les sacrilèges des calvinistes.
C'est donc d'abord et surtout, à l'origine, une idée de réparation qui colore la piété eucharistique du XVII' siècle. Très tôt on voit apparaître des fondations de ce genre. L'inventaire est loin d'en être fait : il y a des fondations diocésaines d'associations du Saint-Sacrement, ou d'associations adoratrices qui apparaissent dès le temps d'Henri IV ; l'étude en reste à faire.
C'est ce qui explique, parmi ces gens de grande valeur qui entourent la mère Mectilde que beaucoup, les uns après les autres, lui suggèrent l'idée de la fondation d'une congrégation qui garderait le cadre bénédictin, mais qui introduirait dans ce cadre qui s'y prête admirablement étant donné l'orientation liturgique de sa piété, l'Adoration du Saint-Sacrement.
Vous vous souvenez des événements : la fondation signée officiellement le 14 août 1652, met longtemps à se réaliser, il y a bien des difficultés de part et d'autre — il y a toujours des difficultés autour des fondations sérieuses — c'est seulement le 25 mars 1653 que la fondation est définitive. De la rue du Bac on se transporte rue Férou chez Mme de Rochefort (cette Mme de Rochefort qui est une très belle figure et une grande amie de la mère Mectilde) et c'est rue Férou, le 12 mars 1654, qu'aura lieu le premier Salut avec Amende Honorable de Réparation : l'Amende Honorable prononcée par Anne d'Autriche avec le cérémonial de l'époque : poteau, corde au cou, etc., cela correspond bien à ce climat du xvrie siècle très sensible à un certain nombre de formes extérieures. Vous savez comme moi combien est magnifique le texte de consécration et de réparation composé par la mère Mectilde.
A ce moment, devenue prieure et fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement, la mère va connaître le maximum de son rayonnement. Elle est en relations avec ce que la France compte de meilleur à cette époque. Sa correspondance est immense. Ce qui en reste est loin, je crois, d'avoir encore été tout inventorié et certainement on en retrouvera dans des endroits auxquels personne ne pense actuellement.
Je suis rempli de stupéfaction en voyant l'intensité de la correspondance qu'elle a entretenue, et aussi de l'exceptionnelle qualité de ses lettres, car, chaque fois qu'il m'a été donné d'en voir une que je ne connaissais pas, je l'ai trouvée admirable. Dire qu'elles sont toutes de la même valeur, non, ce serait un miracle et je ne le prétendrais pas. Cela dépend de ses correspondants. Il y a des correspondants auxquels elle peut parler sur un certain ton et d'autres avec lesquels elle est obligée de dire des choses beaucoup plus banales, mais elle ne le dit jamais d'une manière banale. Elle a un style magnifique, et l'élévation et la cohérence de sa pensée sont quelque chose d'extrêmement remarquable.
Ce qui est également remarquable, chez elle, c'est cette espèce d'union constante du sens surnaturel le plus profond et le plus absolu, et en même temps du solide bon sens le plus terre à terre. Elle avait vraiment le tempérament d'une grande fondatrice. Les qualités qu'on trouve chez une Sainte Thérèse, c'est-à-dire l'équilibre entre les dons mystiques et les dons naturels les plus réalistes, est chez elle, réalisé à un niveau incomparable, et même, je dois le dire, car on ne pose pas quelquefois la question comme il le faudrait, avec une santé physiologique qu'on ne trouve pas chez Sainte Thérèse. II y a, dans les perpétuelles maladies de Sainte Thérèse, dans les douleurs dans lesquelles elle a vécu, dans les aspects un peu spectaculaires de ses extases, un certain côté si vous voulez, de défaillance du tempérament dont il n'y a pas trace chez la mère Mectilde. Son mysticisme à elle s'est situé dans une région bien trop élevée pour connaître, disons, ces faiblesses. Ce n'était pas une femme à phénomènes spectaculaires, mais c'était simplement une âme chez laquelle certainement l'idéal canfeldien d'union de la volonté à la Volonté divine a été réalisé à un incroyable degré, à tel point qu'elle est parvenue à ce sommet de la vie mystique où vraiment elle agit en Dieu avec la plus entière liberté. C'est évident par toute sa correspondance : il y a un équilibre chez elle entre l'élément naturel et l'élément surnaturel, entre l'élément mystique et l'élément le plus strictement raisonnable, j'oserais presque dire raisonneur à certains égards, qui est rarement trouvé à un pareil degré et qui, évidemment, mériterait une étude très approfondie.
Il y a dans cette correspondance de très grands noms. La duchesse d'Orléans — Darricau signale 105 lettres à la duchesse, ce qui est énorme — les reines Aime d'Autriche, Marie-Thérèse, qu'elle a toujours traitées avec, à la fois, le respect le plus total et la liberté la plus absolue. Elle a connu de grandes dames, elle en a connu en quantité... elle leur a donné le respect qu'exigeait le cadre social et la stricte politesse, mais aussi elle a gardé une liberté totale pour dire ce qu'elle pensait sans l'ombre d'une hésitation. Elle est elle-même très grande dame sous ce rapport. Elle a parfaitement conscience du devoir qu'elle a comme religieuse de dire en certains cas la vérité, de la dire et de la bien dire, de remettre aussi parfois les choses à leur place. Elle est capable de sommer une grande dame qui arrive au parloir d'aider les religieuses à faire la lessive, et l'autre le fera, ce qui est admirable, et montre quel ascendant elle pouvait avoir sur ce genre de personnes.
A partir du 21 mars 1659, date à laquelle mère Mectilde installe sa communauté rue Cassette, le rayonnement du monastère du Saint-Sacrement sur le milieu parisien va s'intensifier.
Mère Mectilde fut alors en relations constantes avec la fameuse abbaye bénédictine de Saint-Germain-des-Prés, qui possédait, vous le savez, des sujets de première valeur. Dom Philibert, prieur en 1666, la guide dans la rédaction des premières Constitutions. A en juger par le style, il n'a pas dû ajouter grand'chose au travail de la mère.
Je n'ai pas besoin de vous rappeler ses nombreuses fondations, qui après sa mort essaimeront encore en des monastères bien plus nombreux et bien plus éloignés (2). Tout le milieu parisien a vu en elle véritablement une sainte et même en certains cas, n'a pas craint de le dire.
Et lorsqu'elle disparaîtra, le 6 avril 1698, bien âgée déjà, l'oeuvre qu'elle laissera derrière elle, sera une oeuvre immense. Elle aura à souffrir, comme toutes les autres hélàs, au xvIIIe siècle, de la Révolution, mais il n'y a pas de doute, l'impulsion que mère Mectilde a donnée, impulsion de piété eucharistique, d'une piété eucharistique réparatrice très imprégnée du volontarisme canfeldien, très imprégnée de l'idée d'anéantissement de Bernières, et en même temps centrée sur une ardente piété envers l'Incarnation, est évidemment quelque chose d'une couleur très spéciale et en même temps d'un sens chrétien extrêmement riche dont la trace se retrouve à travers tous ses écrits.
Je souhaite ardemment qu'il soit possible de collationner ses écrits, de les réunir et ensuite d'en assurer l'édition. Il n'y a pas de doute, ils doivent trouver un public, et surtout remettre la mère Mectilde du Saint-Sacrement, dans la galerie des grandes figures religieuses et mystiques du xviie siècle, à sa place qui est, je n'hésite pas à le dire, l'une des premières.
(2) Paris 1653, Toul 1664, Rambervillers 1666, Nancy 1669, Rouen 1677, Second de Paris 1680, Caen 1685, Varsovie en Pologne 1687, Châtillon-sur-Loing 1688, Dreux 1696.
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« Lettre de Fénelon, Archevêque de Cambray sur la mort de notre très honorée Mère Institutrice. A une religieuse.
« J'ai l'honneur de vous écrire, Ma Révérende Mère, mais ce n'est point pour vous persuader de la douleur où je suis de la perte que nous venons de faire, vous connaissez assez mon coeur pour ne pas douter de mes paroles, mon dessein est donc de me consoler avec vous en vous remettant devant les yeux ce qui peut consoler une douleur aussi juste que la vôtre. Je sais tout ce que vous perdez, et j'arrête même ma vue pour n'en point trop voir, et pour faire une attention plus vive a ce que la foi vous présente. Elle vous découvre, ma Fille, un Dieu tout sage et tout bon qui frappe lui-même ce coup, qui devrait ce semble vous accabler, je vous montre dans celle que vous pleurez une vertu consommée, un amour si épuré par les souffrances, un coeur si détaché de toutes les créatures qu'elles n'étaient plus dignes de la posséder. Il était temps qu'elle allât jouir des récompenses que la bonté de Dieu lui avait préparées. Si nous l'aimons pour elle-même voilà notre consolation. Vous perdez une vraie Mère, votre Ange visible, l'appui de votre Institut ; mais vous ne l'aviez reçue que pour un temps. Il est fini, il faut se soumettre à Dieu. Cette soumission sans réserve, cet abandon entre les mains de Dieu a fait le caractère particulier de cette sainte fille. Elle me disait, elle m'écrivait, qu'elle ne sentait pas la moindre révolte contre l'ordre de Dieu, pas le moindre murmure, que la seule vue de sa Sainte Volonté dans les états les plus renversants, et les plus terribles, la calmait. « Je sens » (m'écrivait-elle l'armée passée), en moi une disposition si prompte à entrer dans tous les desseins de Dieu et agréer les états les plus anéantissants qu'aussitôt qu'il m'y met, je baise, je caresse ce précieux présent ; et pour les affaires temporelles qui paraissent nous jeter par terre, mon coeur éclate en bénédictions et est content d'être détruit et écrasé sous toutes ces opérations pourvu que Dieu soit glorifié et que ce soit de sa part que je sois blessée.
« Vous trouverez dans ce peu de paroles le soulagement de votre affliction. J'ai mieux aimé vous les écrire que de me servir des miennes afin que ce fut d'elle-même, de sa vertu et de sa foi que vous receviez votre consolation. Vous l'aviez pour Mère, elle ne cesse pas de l'être parce que la Charité qui lui donnait cette qualité à votre égard, est plus pure que jamais. Vous n'aviez en elle pour appui qu'une faible créature, et vous avez à présent dans sa personne une sainte revêtue de la Puissance de Dieu-même, car vous avez tout lieu de présumer qu'il est à présent sa possession, il faut seulement pour en ressentir les effets animer votre foi. C'est la grâce que je demanderai à Notre-Seigneur de tout mon coeur en vous priant d'être persuadée que mon zèle et ma tendresse pour votre Institut ne finiront qu'avec ma vie. Vous ne pouvez me faire plus de plaisir que de me mettre en état de pouvoir vous en donner des preuves. Faites-le, en toute confiance, et continuez les prières que votre charité vous inspire de faire pour moi, je prierai de mon côté Notre-Seigneur qu'Il conserve en vous son Esprit, car si vous Lui êtes fidèle, si vous conservez la simplicité, le renoncement, l'obéissance, et l'éloignement du monde que notre Chère Mère vous a enseigné vous verrez une protection de Dieu toute visible sur vous et sur votre Institut.
« Je suis dans le Saint Amour avec une très indigne et cordiale affection ».
LES ÉCRITS DE MÈRE MECTILDE
Il reste relativement peu d'autographes de mère Mectilde. Le recueil le plus précieux est sans doute celui de Paris : 107 lettres de 1659 à 1698. A la bibliothèque du grand séminaire d'Evreux, on trouve 11 lettres à M. Boudon. Notre monastère de Varsovie possède 10 autographes.
Les archives de nos monastères ne renferment le plus souvent que des copies. Nous n'avons retenu pour étude que celles faites au xviie siècle, et donc du vivant même de mère Mectilde, ou au tout début du xviiie siècle, par celles qui ayant été formées par la fondatrice elle-même devaient en transmettre mieux l'esprit. Nos recherches nous ont conduites aussi à la Bibliothèque nationale, à la Sorbonne, dans plusieurs archives diocésaines ou départementales. Mlle Vieillard, maître de recherche au département des textes du xviie siècle au Centre National de la Recherche Scientifique nous a guidées dans le dépouillement et le classement des écrits.
Dans nos seuls monastères nous avons retrouvé environ 120 manuscrits. Il ne nous est pas possible de donner ici l'étude approfondie de tous ces volumes. Mais l'équipe de moniales qui travaille depuis 15 ans sur ces textes espère pouvoir en donner bientôt une description détaillée et aussi précise que possible.
Signalons toutefois aux archives du monastère de Paris :
— le volume coté P 1. Il provient de la première fondation de mère Mectilde, rue Cassette et contient 107 lettres autographes ; 40 sont adressées à la mère Saint-Placide, moniale de Rambervillers, puis du second monastère de Paris (ancien hôtel de Turenne, au Marais) ; autant à la « très chère mère » Bernardine de la Conception que nous rencontrerons souvent au cours des mémoires qui vont suivre. Ce manuscrit contient aussi des lettres autographes très intéressantes de dom de l'Escale, prieur de Saint-Mansuy de Toul et visiteur de Lorraine de la congrégation de Saint-Vanne, de MM. Midot et Caillié, vicaires généraux de l'évêché de Toul (nous donnons ces lettres en appendice de ce volume) ;
— les manuscrits cotés 104 bis et 110, de toute première valeur, contenant la correspondance (du moins celle qui nous reste car il est probable qu'une partie en a été perdue ou dort au fond de quelques cartons d'archives ou de bibliothèques) de mère Mectilde à la duchesse d'Orléans, Marguerite de Lorraine, et à la comtesse de Rochefort (l'auteur présumé des mémoires que nous publions). Le 104 bis s'ouvre sur une lettre de Fénelon à la révérende mère prieure qui a succédé à mère Mectilde au gouvernement du monastère de la rue Cassette. Le ton de cette lettre fait penser que Fénelon a bien connu notre fondatrice, et qu'il y aurait eu entre eux échange de correspondance. Malheureusement rien n'a été retrouvé.
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Le monastère de Bayeux est celui dont les archives sont le mieux fournies en manuscrits. En plus de son propre trésor il a reçu ce que les monastères lorrains ont pu sauver de leurs propres archives après la révolution et les guerres des siècles derniers, soit environ une centaine de manuscrits dont plus de la moitié peuvent être considérés comme les meilleures copies que nous possédions.
En présence de toutes ces copies et pour rétablir avec autant de certitude que possible le texte primitif, alors que nous ne possédons pas l'original, nous avons eu recours à la méthode de comparaison des textes et à la critique interne. L'étude des divers manuscrits nous a permis d'identifier plusieurs copistes, et en particulier mère Monique des Anges de Beauvais, dont nous savons par une lettre, qu'elle soumettait, autant que possible, ses copies à l'approbation de mère Mectilde. Nous sommes donc à peu près certaines d'avoir là des textes extrêmement fidèles. Il a été fort instructif de collationner le même texte recopié par trois, quatre, ou même davantage de personnes, originaires de divers monastères, en particulier : Paris, Toul, Rouen et de constater que les variantes sont des « fautes de fragilité » ou d'inattention car il faut bien penser que copier un texte manuscrit est un travail difficile et pénible.
Le classement par genre donne à peu près ceci :
Lettres aux religieuses, 2 000 ;
Lettres à la comtesse de Châteauvieux, 260 ;
Lettres à la comtesse de Rochefort, 130 ;
Lettre à la duchesse d'Orléans, 112 ;
Lettres à M. de Bernières, 137 ;
Lettres à M. Boudon, 11 ;
Lettre à Mme de Béthune, abbesse de Beaumont-les-Tours, 331 ;
Lettres diverses, allant des reines de France, de Pologne, d'Angle-
terre, des évêques, abbesses et autres célébrités, aux plus hum-
bles lettres à une « personne » ou à une « demoiselle » demeu-
rées inconnues, 169 ;
Conférences et Chapitres, 300 ;
Entretiens familiers, 70 ;
Ecrits divers, 160.
Cette très grande quantité d'écrits nous fait pénétrer dans un monde à la fois un et divers que celles qui ont participé à ce recensement commencent à peine à soupçonner. Ils renouvellent très heureusement le portrait officiel de mère Mectilde et donnent l'impression de la découverte d'un trésor caché et d'une source de vie comme seuls les saints ont su en faire jaillir dans l'Eglise.
CATHERINE DE BAR. 1614-1639
Le manuscrit que nous publions relate la vie de mère Mectilde de 1640 à 1670. Pour aider à mieux discerner la personnalité de la vénérable Mère, nous donnons ci-dessous des extraits d'un autre manuscrit, rapportant les premières années de sa vie. Ce manuscrit, coté N 248, appartient aux archives de notre monastère de Bayeux. Il a été rédigé par la mère Marguerite de la Conception de l'Escale qui avait vécu de nombreuses années dans l'intimité de mère Mectilde. Sa rédaction est de plusieurs années postérieure à celle du manuscrit que nous publions.
Catherine de Bar vint au monde dans la ville de Saint-Diez en Lorraine le 31e de descembre 1614, elle fut baptisée le même jour sous le nom de Catherine. Sa famille honorable par ses alliances et ses qualités l'était encore plus par sa piété. Son père se nommait Jean de Bard [dans les documents de l'époque on trouve le nom orthographié : Bar, Barre, Bars. cf. Bulletin de la revue philomatique vosgienne, 1890-1891-1892] et sa mère Marguerite Guion, ils vécurent dans la crainte de Dieu, et prirent un soin particulier d'y élever leurs enfants, entre lesquels Dieu se choisit Catherine, et la favorisa dès ses plus tendres années de grâces singulières... Notre petite dévote avait tant d'inclination pour la retraite qu'elle passait quelque fois une partie du jour dans un petit oratoire qu'elle s'était fait, où était la figure du Très Saint-Sacrement, devant laquelle, elle allumait des petites bougies, et puis les soufflait, pour de la fumée, faire un espèce d'encens. Son aïeule qui était une personne de vertu, la surprit dans ce pieux exercice, cette bonne dame lui fit faire aussitôt un petit encensoir, lui donna de l'encens, et les autres petites choses nécessaires pour contenter sa dévotion...
... Sa mère étant tombée dangereusement malade, notre petite s'approcha de son lit, et lui dit : « Je vous prie, ma bonne maman, lorsque Dieu vous aura fait miséricorde, et que vous entrerez dans le paradis, faites hommage à la Sainte Trinité pour moi, et la priez qu'elle me fasse la grâce d'être religieuse, et puis adressez-vous à la Sainte Vierge, priez-la qu'elle me serve de mère, et qu'elle me prenne sous sa protection ». Sa mère ne mourut pas de cette maladie ; on verra dans la suite comment sa demande lui fut accordée. Dieu qui voulait préparer le coeur de la petite Catherine pour être la semence d'un culte de réparation pour les impiétés qui se commettent contre la sainte Eucharistie la prévient par une vision toute mystérieuse. Il lui sembla qu'on lui avait donné sept soleils dans chacun desquels était la sainte Hostie, alors toute ravie de posséder ce trésor qui faisait l'objet de ses plus tendres adorations, elle s'écria d'une
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manière enfantine : « Hé, voir le Saint Sacrement que j'ai ». Cette vision était un présage des sept maisons de l'Institut qu'elle a fondées avant que de mourir qui sont les deux de Paris, celle de Toul en Lorraine, celle de Rouen, celle de Châtillon, celle de Varsovie en Pologne, et celle de Dreux, quoiqu'il y en eut un plus grand nombre, elle n'a néanmoins établi que ces sept, les autres n'étant qu'agrégées à l'Institut. Elle a toujours assuré qu'elle n'en établirait que sept, et qu'à la septième elle s'en irait, ce qui s'est trouvé véritable, puisqu'elle est morte en établissant la septième.
A l'âge de 7 à 8 ans, elle eut une fluxion sur les yeux qui la rendit entièrement aveugle, ce qui dura bien six mois. Sa mère étant extrêmement affligée de cet accident, employa tous les remèdes humains, mais voyant qu'il n'y avait plus rien à espérer du côté des créatures, elle s'adressa à Dieu, lui fit plusieurs voeux, et une veille de la fête de l'Ascension que l'on fait à Saint-Diez une procession générale, comme c'est la coutume tous les ans, cette dévote mère prit pour ses intercesseurs près de Dieu, les Saints dont on portait les Reliques (1), et suivit avec sa fille la procession, animée d'une foi qui fut récompensée de l'effet de ses désirs. La procession n'était pas encore fime que cette chère enfant avait déjà recouvert la vue, mais une vue si bonne qu'à l'âge de 83 ans elle lisait, et écrivait encore sans lunettes. Peu de temps après elle fut attaquée d'une fièbvre quarte, dont elle attribua la guérison à une image du Saint Nom de Jésus, qu'elle porta sur elle, par le conseil d'un religieux Capucin, en effet la fièvre l'avait quittée aussitôt qu'elle eut mis ce saint reméde en usage.
Un Père du même ordre qui est mort en odeur de sainteté, la voyant un jour avec plusieurs de ses compagnes, et la distinguant entre toutes, prédit qu'elle serait une sainte religieuse, et une très bonne supérieure peu après sa profession. Ce qui s'est vérifié dans la suite...
... A 9 ans, elle fit sa première communion avec des sentiments que l'on ne devait point attendre de son âge, et la grâce qu'elle y reçu fut comme un germe sacré qui en produisit une infinité d'autres dans la suite...
... La dévotion qu'elle avait pour la Sainte Vierge lui fit entreprendre d'aller tous les matins à une petite chapelle qui était dédiée sous le nom de Notre-Dame d'Ortimont, située sur une colline à un quart de lieue de la ville de Saint-Diez. Elle avait permission d'aller à la messe aux Capucins qui n'étaient pas éloignés de chez elle, et se servant de cette occasion elle courait en diligence à cette chapelle, la balayait, l'ornait du mieux qui lui était possible, puis elle revenait entendre la messe ; en sorte que personne ne s'apercevait chez elle de cette action de piété, cela a duré plus d'un an. C'est elle-même qui l'a raconté depuis, blâmant son propre
(1) Bulletin de la Société philomatique Vosgienne, 8a année, 1882-1883, p. 110.
zèle d'une dévotion qu'elle condamnait d'imprudence, par le danger où elle s'exposait, sans que néanmoins il lui soit rien arrivé de fâcheux, ce qu'elle attribuait à la protection de la Mère de Dieu, qui a toujours été son bouclier et sa fidèle conservatrice.
A mesure qu'elle croissait en âge elle faisait de nouveaux progrès dans la vertu, sa douceur et sa modestie, un air noble et grand, un coeur généreux qui ne souhaitait d'avoir que pour faire du bien à tout le monde, ces belles qualités jointes à sa piété la faisaient admirer et estimer de tous ceux qui la voyaient, ses discours remplis de sagesse insinuaient l'amour de la vertu dans le coeur de ceux à qui elle parlait. Elle n'avait que 14 ans qu'elle persuada à un homme de qualité, qui la voyait quelque fois, de faire voeu de chasteté, et de fréquenter les sacrements, et cela avec un si heureux succès qu'il est mort saintement...
... Le Seigneur qui la voulait retira à lui sa mère. Ce fut un coup terrible ; car elle l'aimait tendrement. Elle ne l'eut pas plus tôt perdue qu'elle alla se jeter aux pieds de la Sainte Vierge, pour la conjurer de lui servir de Mère et de tenir la place de celle que Dieu lui venait d'ôter.
Quoiqu'une partie de ses chaînes fussent rompues par cette mort, elle fut encore quelque temps devant que de pouvoir fléchir son père. Elle était sa consolation dans la perte qu'il venait de faire, il ne pouvait se rendre à la laisser aller. Dans cet espace de temps sa mère lui apparut en songe, lui tendit la main, et lui dit en lui serrant le bras, que la demande qu'elle l'avait priée de faire pour elle quelques années auparavant était exaucée, qu'elle serait religieuse mais qu'elle aurait une grande maladie avant que d'entrer en religion. Ce qui se trouva vrai, car peu de temps après elle fut saisie d'une violente fièvre qui la réduisit à l'extrémité ; enfin le mal cessa, et ses forces commencèrent à revenir. Dès que sa santé fut rétablie elle recommença ses instances auprès de son père, lequel craignant de s'opposer aux desseins de Dieu, lui donna le consentement après lequel elle avait tant soupiré ; alors [dans] l'ardeur de sa soif, sans s'arrêter à considérer de quelle eau elle voulait boire, ou pour mieux dire dans le désir qu'elle avait de la solitude et de l'éloignement du monde, elle ne fut pas plus tôt maîtresse de sa liberté, que sans aucun choix, elle court en faire un sacrifice à son Dieu, dans le monastère de France, dites des dix Vertus de la très Sainte Vierge, nouvellement établi dans le bourg de Bruyères, à quatre lieues de Saint-Diez, dirigé par les Pères Cordeliers...
... Catherine entra dans ce lieu au mois de novembre de l'année 1631 en la dix septième année de son âge... Elle était si courageuse, que plus les choses lui paraissaient difficiles, plus elle se sentait portée à les entreprendre, animée par ces paroles qu'un religieux de Saint François lui dit, qu'elle entra en religion : « ayez un courage invincible, et un coeur aussi grand que toute la terre pour ne rien refuser à Dieu de ce qu'il demandera de vous ». Ces paroles lui firent dans l'âme une si forte impression que jamais elles ne s'effacèrent... Elle
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devançait toujours ses compagnes du noviciat et rien n'était égal à sa fidélité. Elle disait qu'il y aurait un ange dans tous les lieux réguliers qui bénissait celles qui s'y rendaient les premières et qu'elle connaissait une personne qui l'avait vu souvent. Il est à présumer qu'elle parlait d'elle-même et que c'était là le motif du saint empressement qu'elle avait d'être toujours la première...
... Son mérite était connu de toutes les personnes qui la voyaient ; sa piété brillait aux yeux de tout le monde ; il n'y avait qu'à elle à qui tous ces trésors étaient cachés, son humilité était un voile qui lui ôtait la vue de ses propres talents et de sa grande vertu. Elle avait un sentiment si bas d'elle même, qu'elle ne croyait pas avoir fait là même, la première démarche dans le chemin de la perfection, ainsi elle ne pouvait pas se résoudre à faire ses voeux, se croyant si imparfaite, dans l'appréhension qu'elle avait de l'être toute sa vie, ayant ouï dire que telle on avait été novice, telle on était professe. Dans cette pensée elle pria instamment sa supérieure de vouloir bien retarder sa profession, afin de lui donner du temps pour travailler plus efficacement à acquérir quelques habitudes de vertu...
... La nuit de devant sa profession, s'étant retirée à l'heure ordinaire pour prendre un peu de repos, elle se vit conduite en esprit par deux anges aux pieds de la Sainte Vierge, qu'elle voyait comme dans un trône. Elle fut présentée à cette Reine du ciel par ces esprits angéliques lui offrant humblement ses voeux, cette Mère d'amour les reçut, et les présenta à la Très Sainte Trinité, qui les eut si agréables que Jésus-Christ les signa de son précieux sang. Etant revenue de cette vision elle alla passer le reste de la nuit à l'église, où son coeur semblait se consommer d'amour en attendant l'heureux moment de son sacrifice.
L'heure étant venue de la cérémonie, elle se trouva si pénétrée de la grandeur de l'action qu'elle faisait, que ne se possédant plus, l'esprit de Dieu prit soin de l'extérieur, lui faisant faire tout ce qui était de son devoir, sans qu'elle s'y applique, l'abstraction où elle était l'en rendait entièrement incapable.
Lorsqu'elle prononça ses voeux, il parut sur sa tête une couronne de grande clarté, soutenue par deux mains un peu élevées. Les rayons de cette couronne rejaillissaient contre les murailles du choeur, aux rapports de plusieurs personnes dignes de foi qui furent témoins de cette merveille tant à l'église au dehors des grilles, où l'on entendit le grand cri d'admiration, que dans le choeur du côté des religieuses, ce qui fut vu de plusieurs d'entre elles. Dès que la cérémome fut finie, le curé du lieu qui y avait servi de diacre, et qui avait vu ce prodige, alla au château en faire le récit à M. Boudon, grand archidiacre d'Evreux, parlant de cette admirable circonstance, et ajouta que c'est une marque des grâces extraordinaires que Dieu devait faire à cette sainte fille, et des glorieuses récompenses qui les devaient suivre...
... Pendant qu'elle était sous le drap mortuaire et que toute l'église retentissait d'acclamations sur ce qui venait de paraître, elle fut ravie hors d'elle-même. Il lui sembla que le Ciel était ouvert, et selon qu'elle a dit à un de ses directeurs, ce qui avait [faisait] l'étonnement du monde au dehors n'était rien en comparaison de ce qui s'était passé entre Dieu et elle. Elle ajouta qu'elle y reçu des grâces qu'elle n'oublierait jamais, qu'elles étaient si grandes qu'il lui était impossible de les exprimer. Ce céleste époux l'avait amenée là comme dans un cellier mystique, où il lui fit boire à longs traits le vin de ses divines faveurs, afin de la fortifier et de la rendre capable de porter le fardeau des croix qu'il lui préparait. Enfin elle trouva sous ce drap de mort, le principe de la vie, et elle aurait bien pu dire en se relevant : « Je suis morte, il est vrai, mais je vis de la vie de mon bien-aimé »...
Deux ans après sa profession mère de Saint-Jean fut élue supérieure... Elle n'avait alors que vingt ans. Son mérite et sa vertu fit que l'on eut aucun égard à sa jeunesse, on ne fut pas trompé, car elle s'acquitta de cette charge avec une sagesse et une vigilance admirables. Elle ne se croyait au-dessus des autres que pour les soulager. Si elle était obligée quelque fois de reprendre quelqu'une de leurs défauts, c'était toujours avec une douceur si engageante qu'elle se rendait maitresse du coeur aussi bien que de l'esprit. Elle était fort attendrie à tous les besoins de ses religieuses. Sa charité parut singulièrement envers une d'entre elles qui se trouvant [malade] et craignant que ce ne fut la peste comme plusieurs autres l'avaient eue, ne se pouvant résoudre à le déclarer ; mais après l'avoir caché le plus qu'il lui fut possible, elle dit à la mère Saint-Jean qu'elle se trouvait mal. La mère connu aussitôt que c'était la peste et lui dit avec une extrême bonté : « Vous voilà prise aussi bien que les autres, mais ne vous mettez pas en peine, j'aurai soin de vous et ne vous abandonnerai point, je ferai en sorte de vous voir, et de vous panser sans que personne s'en aperçoive ». Cette religieuse avait cinq pestes. La mère Saint-Jean lui tint fidèlement sa parole. Elle l'allait voir en entrant secrètement par une fenêtre, et prenant la malade entre ses bras, la pansait avec une bonté et une charité qui ne se peut exprimer, sans craindre de prendre le mal, ne se rebutant ni de la puanteur, ni de la fatigue. Elle allait ensuite dans le jardin pour chasser le mauvais air, de peur de la communiquer aux autres. Elle continua ainsi ses soins jusqu'à ce que la religieuse fut parfaitement guérie, sans qu'il arriva rien de mal, ni pour elle, ni pour d'autres, excepté qu'un jour elle se ressentit pendant cinq ou six heures d'un air de peste, qui la fit changer de plusieurs couleurs ; en cet espace de temps, elle devint jaune puis verte, rouge, bleue, ses religieuses s'en aperçurent et eurent beaucoup d'inquiétudes, mais elle les rassura, leur disant que ce ne serait rien ; en effet elle se promena longtemps dans le jardin pour prendre l'air, et tout cela se dissipa.
... Au commencement du mois de mai de l'année 1635, l'on fut averti qu'une puissante armée suédoise approchait du bourg de Bruyères, et menaçait de le brûler. La Divine Providence envoya à
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la mère de Saint-Jean un religieux Capucin pour l'avertir de veiller aussitôt à la sûreté de sa personne, et à celle de ses religieuses, qu'il ne croyait point en assurance dans ce petit bourg. Il lui conseilla d'en sortir s'offrant à les conduire dans quelque ville plus forte. Elles profitèrent de cet avis, sortant le même jour avec ses filles accompagnées de ce bon père. Le premier gîte qu'elles firent fut chez le père d'une de ses religieuses qui demeurait assez près de Bruyères. Le lendemain, elle rencontra sur la route le colonel l'Huilier, qui la croyant encore à Bruyères, venait avec escorte la chercher pour la conduire avec sa communauté dans quelque lieu où elle fut moins exposée. Il les fit toutes habiller en homme pour les faire sauver avec moins de danger. Ce commandant était le beau-frère de la mère de Saint-Jean, ayant épousé sa soeur aînée. Il était brigadier des armées du duc de Lorraine et colonel d'un régiment. Il fut depuis gouverneur de Bar et de plusieurs autres places... Le monastère et le bourg furent pillés et brûlés entièrement. Elles furent conduites à Saint-Diez chez M. de Bar, père de la mère de Saint-Jean, où elle ne demeura que peu de jours... elles furent contraintes d'en sortir pour aller dans un monastère de leur ordre établi à Badonvillers, qui est encore une petite ville éloignée de Saint-Diez d'environ une journée... Elles y furent reçues avec beaucoup de charité... mais elle ne fut pas plutôt arrivée à ce monastère qu'il en fallut partir. Les supérieurs ne les croyant pas en sûreté parce qu'il était hors de la ville, jugèrent à propos d'en faire sortir toutes les religieuses pour les faire entrer dans cette ville où elles n'étaient plus guère sûrement. Ce fut dans l'octave du Saint-Sacrement qu'elles sortirent de ce monastère. Les deux communautés ensemble étaient au nombre de quarante religieuses, elles suivaient le Saint-Sacrement que leur chapelain portait... Sitôt qu'elles furent arrivées au lieu qui leur était préparé, qui fut une grande salle dans le palais du duc de Lorraine, l'on posa le Très Saint-Sacrement sur une table dressée en forme d'autel, autour duquel ces saintes filles se tenaient jour et nuit, en larmes et en prières, ne sachant où rien prendre pour leur nourriture... Peu de jours après que nos pauvres réfugiées furent arrivées en ce lieu, leurs supérieurs ayant appris que les troupes approchaient de Badonvillers, envoyèrent un ordre pour faire sortir en diligence ces deux communautés. A peine l'eurent-elles reçu qu'on entendit l'alarme et qu'on leur cria de descendre au plus vite pour se sauver ; ce que chacune se mit en devoir de faire avec beaucoup de précipitation, excepté la mère de Saint-Jean qui ne pouvait se résoudre d'abandonner le Très Saint-Sacrement à la rage des soldats ; et se tenait sur la porte un pied dedans et l'autre dehors pressée d'un côté par l'obéissance, et la nécessité de se retirer, et retenue de l'autre par l'amour. Elle se tourna vers celui dont elle ne pouvait se séparer, et s'écria, dans l'excès de sa douleur : « Dites-moi donc, mon Dieu, que vous plaît-il que je fasse ? » En même temps elle entendit un grand bruit au bas de l'escalier, et s'étant avancée pour en apprendre le sujet, elle vit toutes les religieuses qui retournaient disantes : « il n'est plus temps de se sauver, les soldats ont déjà investi la ville ». Etant toutes rentrées elles s'enfermèrent, et se mirent en prière devant le Très Saint-Sacrement, demandant à leur divin époux la force de souffrir tous les tourments imaginables, plutôt que de consentir à rien de tout ce qui pourrait blesser leur pureté. Elles remplissaient ce lieu de leur sang par de rudes disciplines. Elles n'attendaient que le moment de leur mort, ne croyant pas la pouvoir éviter que par un miracle de la main toute-puissante de Dieu. Il avait entendu leurs prières, et il leur donna un secours en effet tout miraculeux. Ces soldats hérétiques, car ils étaient des luthériens, s'étant rendus maîtres de la ville, et ayant fait souffrir aux habitants des cruautés terribles, ils apprirent qu'il y avait des religieuses dans ce lieu. Soudain ils y accoururent comme des loups ravissans, pensant faire leur proie de ces innocentes brebis, et ayant trouvé la porte fermée, le plus téméraire l'enfonça, mais après s'avoir jeté dans la porte de ce sanctuaire, il fut précipité d'une manière si surprenante que jamais on n'a pu savoir ce qu'étaient devenus ces malheureux. Voulant tous entrer, ils demeurent à la porte de la chambre arrêtés par une puissance qui leur était inconnue, et regardant ces saintes religieuses autour du Saint-Sacrement. Ce spectacle les épouvanta si fort, c'est que tous remplis de terreur ils se retirèrent mais si précipitament et avec tant de confusion qu'ils se renversaient les uns sur les autres du haut de l'escalier en bas. Ils avouèrent qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire. Cependant nos pauvres filles s'étaient renfermées du mieux qu'elles avaient pu, en attendant de nouveaux secours de la divine providence qui était alors toute leur ressource...
... [A quelque temps de là, un officier qui avait recherché la mère de Saint-Jean avant qu'elle ne soit religieuse reçu le commandement des troupes de Badonvillers]... ayant su que la mère était dans cette ville il employa toutes ses adresses pour la retrouver... Il court, il cherche inutilement... Les supérieurs ne trouvent pas de moyen plus sûr pour la sauver que de la faire sortir de la ville déguisée en homme. Ils lui donnèrent pour compagne la mère Agnès de Saint-Pierre, qui était aussi professe du monastère de Bruyères. Etant ainsi travesties toutes les deux on les fit monter sur une charrette de marchandises, et l'on cacha la mère de Saint-Jean entre les deux ballots et deux religieuses les suivaient. Elles rencontrèrent un parti de soldats qui se mirent autour de cette charrette, donnèrent plusieurs coups d'épée dans les ballots sans qu'aucun put atteindre la mère de Saint-Jean par une protection singulière de la Très Sainte Mère de Dieu qu'elle invoquait continuellement... Elles furent obligées de rester quelques jours dans une hôtellerie où le diable qui ne cherchait qu'à traverser notre pauvre fugitive, mit dans le coeur de la fille du logis une passion si forte pour elle, qu'elle vint lui proposer de l'épouser.
La mère de Saint-Jean ne voulait se découvrir, et d'un autre côté n'osant rebuter cette fille, de peur de s'attirer quelque nouvelle persécution lui répondit que n'étant qu'un valet de chartier, cela ne
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convenait pas. La fille persista malgré cette raison, et obligea la mère de Saint-Jean de prendre d'elle une bague. Elle la prit à dessein de lui renvoyer. Ce qu'elle fit aussitôt qu'elle fut sortie de ce lieu, et joignant une lettre qui lui déclarait ce qu'elle était, les raisons qui l'avaient obligée de se déguiser ainsi, ce qui toucha si fort cette fille qu'elle prit la résolution de se donner entièrement à Dieu. En effet on a su depuis qu'elle s'est faite religieuse, et a vécu très saintement.
La mère de Saint-Jean continua sa route pour aller à Commercy qui était le lieu que les supérieurs lui avaient marqué, mais en passant par Epinal, elle se trouva obligée d'y rester avec sa compagne, pour éviter autant qu'elle le pourrait la rencontre des troupes...
... Ces pauvres religieuses furent quatre ans dans le monde ne trouvant point de monastère qui fut en état de les recevoir, tant la misère était générale dans cet infortuné pays. C'était un fardeau bien difficile à soutenir que la supériorité d'une maison réduite à un état si déplorable. Elles étaient errantes tantôt d'un côté tantôt d'un autre pour chercher de quoi subsister. Néanmoins leur plus grand et plus ordinaire séjour fut à Commercy...
La suite de ce récit est rapportée dans le manuscrit que nous publions en la quatrième partie qui relate la fin de son exode et son entrée au monastère de Rambervillers.
AU LECTEUR*
L'utilité que l'Eglise a toujours reçue et reçoit tous les jours encore de la lecture des vies des saints, et des grandes oeuvres qu'ils ont entreprises pour Dieu, a fait prendre la méthode de n'en guère laisser passer sans en faire le recueil pour le donner au public.
Les Ordres religieux, surtout, se sont rendus curieux d'observer cette maxime, à cause que la durée et leur affermissement dépendent beaucoup de bien faire connaître l'excellence de leur source, la confirmation de leurs statuts, et la grande sainteté où sont parvenus ceux et celles qui ont fait une fidèle et exacte profession.
Si bien que nos Supérieurs, comme les autres, s'étant laissé toucher à ces considérations nous ont fait commandement de rédiger par écrit tout ce qui s'est passé en l'établissement de notre Institut
(*) Le manuscrit que nous publions se trouve aux archives de notre monastère de Bayeux et provient du monastère de Saint-Nicolas-de-Port. Ce manuscrit est coté N 249. De 492 pages, en format 259 x 172, il est relié en parchemin, dans une feuille d'un vieil évangéliaire. La reliure et l'écriture permettent d'assurer que ce manuscrit est du xvite siècle. Il semble avoir été copié par plusieurs personnes. Des pages 240 à 361 la pagination a été grattée et changée. Nous n'en connaissons pas l'auteur. Rien jusqu'à ce jour n'a permis de l'identifier avec certitude.
On peut cependant faire quelques observations : les dates ne sont parfaitement exactes qu'à partir de 1650, ce qui précéde semble le récit, non d'un témoin, mais d'une personne qui rapporte ce qui lui aurait été dit. L'auteur paraît avoir écrit son ouvrage en plusieurs fois à la manière d'un « journal ». L'auteur est parfaitement au courant des tractations, démarches, contrats qui ont permis la fondation de l'Institut ; mais il ne parle ni des moniales, sauf en de très rares occasions, ni des petits ou grands événements de la vie de communauté.
Ces quelques observations nous invitent à penser, comme l'a montré R. Darricau dans le n° 133 (janvier 1958) de la Revue d'Ascétique et Mystique, que l'auteur du N 249 pourrait être la comtesse de Rochefort.
Catherine de la Croix de Chevrières, née en 1614, épouse en 1633 Anne de la Baume de Suze, comte de Rochefort. Elle est veuve en 1640 avec quatre enfants.
Des procès interminables l'obligent à demeurer à Paris. Installée rue du Bac, elle rencontre mère Mectilde en 1651. Très vite, Mme de Rochefort confie ses désirs de perfection à son amie. A travers les Lettres de mère Mectilde à la comtesse nous voyons les dépouillements et la montée d'une âme vers Dieu.
Rappelée en Dauphiné par de graves difficultés familiales en 1661, elle doit briser ses projets de vie religieuse à peine entrevus. Elle meurt sur ses terres de Savoie en 1667 assistée par son fils qui vient d'être sacré archevêque d'Auch.
La comtesse était donc bien placée pour connaître les circonstances de la fondation de l'Institut, mais aussi la pensée de la mère Mectilde sur son oeuvre.
Pour faciliter la lecture de ce manuscrit nous avons rétabli l'orthographe selon les règles actuelles, mais nous avons conservé intactes les tournures de phrases propres au xvrle siècle.
En cours de texte les mots entre parenthèses appartiennent au manuscrit, mais la lecture est plus claire si ces mots sont supprimés ; les mots entre crochets [] sont ajoutés par nous pour faciliter la compréhension d'une phrase difficile.
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de l'Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l'autel, pour que nous en puissions retirer tous ces mêmes avantages.
µIci j’arrête provisoirement les corrections compte tenu de l’intérêt purement historique. A reprendre sur la source imprimée si nécessaire. Du moins on peut s’informer en lisant...
Ce n'est pas qu'ils aient dessein d'en publier à présent l'histoire, quoique cela se puisse faire avec le temps. Mais on le fait pour en conserver les mémoires et les pouvoir communiquer aux personnes qui auront embrassé cette pieuse Institution, qui, sans doute, y seront plus confirmées quand elles en connaîtront l'origine.
C'est donc ce commandement qui nous met la plume à la main, et qui ne nous permet pas [de] réfléchir sur notre peu de capacité pour un ouvrage comme celui-là, [mais] ne nous laisse envisager que la bénédiction qu'il y a toujours de se rendre à l'obéissance.
Que le lecteur ne s'attende pas, après la déclaration qui lui est ainsi faite que c'est une fille qui écrit, de rencontrer dans cet ouvrage les ornements qui accompagnent d'ordinaire ceux de cette qualité, pour bien disposer les choses en leur jour. Il sait aisément que la plume toujours faible de notre sexe ne saurait s'élever jusque là. Mais de plus il doit savoir que ce n'est point ce que nous avons entrepris de faire, et qu'on ne s'est proposé que de rapporter naïvement et exactement les circonstances nécessaires pour bien établir la vérité des faits que nous allons avancer, comme : le temps auquel [ces] choses sont arrivées, les lieux où elles se sont passées, et les personnes par qui elles ont été faites ; et montrer que cette oeuvre est une oeuvre vraiment de Dieu. Et plus le narré lui en paraîtra naïf, plus il doit demeurer persuadé, quelque merveille qu'il y voie, que tout ce qu'on lui en dit est très vrai. Il pourra même se confirmer dans cette persuasion s'il daigne faire attention sur les remarques qu'il y peut faire, qui sont les caractères naturels de toutes les oeuvres procédant du divin Esprit, et qui se voient bien évidemment en celle-ci.
Nous mettrons pour la première : la vocation de la personne. Celle-ci est toujours la principale, puisque le Verbe Incarné nous apprend que nul ne peut venir à Lui si son Père ne l'attire.
Pour la deuxième nous donnons la petitesse dans les commencements, par rapport au grain de moutarde de l'Evangile, auquel le Royaume des cieux est comparé.
Pour la troisième : les ouvertures de providence dans les moyens, au-dessus des moyens ordinaires à la conduite des hommes, puisque Dieu s'en fait entendre par la bouche de son Prophète, que ses pensées ne sont pas les pensées des hommes.
Pour la quatrième : les contradictions dans le progrès, puisque le monde a toujours été et sera toujours opposé à Dieu : « le monde me hait, dit le Sauveur, parce que je ne suis pas du monde et qu'il n'aime que les siens ».
Et pour la cinquième et dernière nous mettrons l'heureux succès dans la consommation. Ainsi le Grand Prêtre Ananias voulant émouvoir les Juifs de Jérusalem de persécuter les Apôtres, à l'ouverture de la publication de l'Evangile, leur donnait pour une maxime certaine que si l'oeuvre était de Dieu, ils auraient beau faire, elle ne manquerait pas de réussir.
Et ces cinq marques se voient bien distinctement dans cette oeuvre ; suivons les. C'est où il veut une plus signalée vocation, que celle de la personne par qui notre établissement est fait, que Dieu la soit allé chercher, comme l'on verra, dans le fond de son monastère hors le Royaume, cachée aux yeux du monde, pour l'amener à Paris ; et qu'il ait employé au ministère de cet appel non pas des moyens communs et ordinaires, mais les plus puissants de ses fléaux : la peste, la guerre et la famine. Car si pour bien exprimer le grand pouvoir des Roys de la terre l'on dit qu'ils parlent par la bouche de leurs canons, ne peut-on pas mieux dire que le Roi du ciel s'explique par ces fléaux qui ne sont pas moins une marque de sa toute puissance, et qui donnent tellement à connaître ses volontés, qu'il n'est pas du pouvoir de l'homme de résister.
Ça été ainsi que notre élue a appris à les connaître en ce qui la regardait, bien que ce mystère ne lui ait pas été développé d'abord ; d'autant que, quand elle vint en France, elle n'avait d'autre vue que de chercher un refuge pour elle et pour ses compagnes. Mais le séjour que la nécessité, ou ses fléaux, l'a contrainte d'y faire, lui en a donné la parfaite intelligence.
Passons au second caractère, examinant la petitesse de nos commencements. Il est vrai qu'il semble ne s'en pouvoir jamais voir de si bas et si petits en toutes façons : tout ceci a été fait par une jeune religieuse étrangère, réduite dans les plus grands dénuements de biens, d'appui, de considération, et généralement de toutes choses qui se puissent jamais rencontrer, ne vivant que d'aumônes, n'étant escortée en son voyage que d'un pauvre Frère distributeur des aumônes, accompagnée d'une seule religieuse, ne connaissant personne en France où elle venait. Et cependant elle a réussi en un dessein que d'autres religieuses, qui se faisaient aussi nommer les Filles du Saint Sacrement (1) — très bien pourvues de tout ce qui manquait à celle-ci — avaient entrepris dans Paris en l'an 1630, et n'en purent venir à bout, n'ayant pas subsisté trois ans. Comme aussi [ainsi] il parait en tous les événements les effets d'une prudence [Providence] qui faisait tout réussir par les mêmes moyens qui semblaient en devoir faire désespérer.
Et pour les contradictions il sera malaisé d'en voir jamais de si intriguées que celles que Notre Mère a surmontées, puisque même
(1) Il semble bien qu'il y ait ici une allusion à la fondation de Port-Royal du Saint-Sacrement, entreprise par Mgr Sébastien Zamet, évêque de Langres. Installées rue Coquillière, près du Louvre, ces religieuses jouissaient de nombreux appuis à la Cour. C'est Mgr Zamet, lui-même, évêque très pieux et d'une immense charité, qui avait introduit Saint-Cyran au monastère pour donner des conférences aux religieuses. Cette présence n'est pas étrangère à l'échec de la fondation. Fernand Mourret, Histoire Générale de l'Eglise ; L'Ancien Régime, t. VI, p. 359, Bloud et Gay 1914. 9 vol.
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elles ont eu relation aux révolutions de plusieurs Etats, ni des issues plus inopinées comme le lecteur verra.
Et enfin le succès, qui est la cinquième marque, n'en pouvait pas être plus grand, ni plus glorieux, puisque nous voyons cette Mère, dans moins de quatorze ans, avoir quatre maisons de son Institut, et être elle-même à la fin établie comme une sage Déborah jugeant le peuple de Dieu, c'est-à-dire ayant le Régime et la Supériorité sur tous ces monastères et sur tous ceux qu'elle pourra faire à l'avenir.
Et si cette Providence adorable a voulu ainsi dans les commencements, si particulièrement accompagner sa maison, comme l'apostolat de Saint Paul, de travaux, de patience et d'anéantissement, c'était pour lui donner du rapport au Mystère qu'elle devait faire glorifier, qui est un mystère de mort et d'anéantissement, et l'en rendre en quelque façon plus digne par cette conformité.
Ainsi que le lecteur ne murmure pas s'il voit d'abord des conduites si rigoureuses sur elle, puisqu'il verra dans la suite que, si Dieu n'en eut usé de la sorte, elle ne serait jamais venue vers nous, car elle a souvent déclaré que si seulement elles eussent pu avoir un quarteron de pain bis par jour d'assuré pour soutenir leur languissante vie, elle ne se serait pas résolue de quitter sa maison de profession pour quelque avantage qui se put être. Mais Dieu le lui refusa pour la contraindre de venir dans la ville où il avait dessein de la substanter abondamment, la faisant le chef de cette compagme célèbre de vierges dévouées à l'adorer nuit et jour sans interruption, mais encore du pain matériel, l'en ayant très avantageusement pourvue, de façon que ces grandes rigueurs apparentes étaient de grandes douceurs, en effet, comme l'événement l'a montré.
Il n'est qu'à finir ce mot d'avis pour donner le temps au lecteur d'en prendre lui-même connaissance par la lecture de nos cahiers, dont voilà le plan à peu près. Qu'il nous aide, s'il lui plaît, à louer et à adorer à jamais ce très saint et très auguste sacrement de nos autels.
PREMIÈRE PARTIE
MÉMOIRES
1631-1651
MÉMOIRES. 1631-1651
En l'année mil six trente et un, la Reine Mère du Roy Louis treizième sortit secrètement de France pour quelque mécontentement, et s'étant réfugiée en Flandre auprès de l'Archiduchesse, Monsieur, duc d'Orléans, son second fils, qui était dans son parti, s'évada pareillement et se retira auprès de Monseigneur le duc de Lorraine, à Nancy.
La retraite de cette Altesse royale ne manqua pas d'attirer la guerre à la Lorraine, car le Roy s'en sentant offensé, et n'osant pour les respects maternels, poursuivre la Reine sa Mère à main armée, tourna ses armes contre cet infortuné pays, et fut assiéger Nancy en 1633 avec une armée de trente mille hommes, sous prétexte que ce Duc avait refusé passage à l'armée qu'il voulait envoyer en Allemagne contre l'Empereur.
Et prenant la ville au dépourvu il en fut bientôt le maître, Son Altesse ayant été obligé de la lui remettre entre les mains pour composition. Et déjà Sa Majesté s'était rendu le maître de presque tout le pays, qui ne tarda guère à succomber sous le faix d'une si grande puissance, sinon quelques places fortes, quoique cette conquête ne se fit pas sans coups, parce que l'Empereur et les Princes d'Allemagne, prenant jalousie du progrès des armes de Sa Majesté, qu'ils ne voulaient pas avoir pour voisin, ne manquèrent point de donner du secours à ce Duc.
Il ne servit qu'à achever de désoler son Etat, puisqu'il se trouva également foulé tant par les amis que par les ennemis, car les Croates, qui étaient à la solde de l'Empereur, y commirent toutes sortes d'excès et d'insolences.
La première ville qui sentit la fureur des armées françaises fut la ville de Saint Nicolas, à deux lieues de Nancy. Sa réputation d'être riche, à cause de ses belles foires, lui ayant attiré ce malheur. Et en ce lieu, les Suédois qui étaient joints à l'armée de France, ne commirent pas moins de cruautés et d'insolences que les Croates qui étaient dans l'armée de l'Empereur. En sorte qu'il se peut dire que tout ce que la fureur de l'hérésie dont ils sont sectateurs a accoutumé de s'armer contre les églises, se vit pratiquée avec horreur en ce lieu-là par ces malheureux soldats, qui n'ont épargné ni les personnes consa-
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DOCUMENTS HISTORIQUES 51
crées à Dieu, ni les vases dédiés à ses autels ; pillèrent indifféremment les sanctuaires sacrés comme les autres maisons, brûlant, violant, et saccageant entièrement sans exception cette infortunée ville.
Cet exemple ayant porté la terreur et l'effroi dans le pays d'alentour, toutes les maisons religieuses éparses par la campagne se retirèrent promptement dans les villes ou grands faubourgs fermés.
A dix lieues par delà Nancy, dans le pays Messin, Evêché de Toul, est la ville de Remberviller, qui est assez considérable comme l'on en peut juger de ce qu'elle avait souffert deux sièges pendant les guerres d'Allemagne avant celle de Lorraine. L'un : de son Altesse de Lorraine, faisant chemin pour s'en aller en Allemagne, en 1629, à la tête d'une armée de 10.000 hommes qu'il menait au secours de l'Empereur contre le Prince Palatin, en laquelle arriva cette fameuse bataille de Brague ; l'autre : du duc Bernard de Vuimar, commandant les troupes suédoises. Et bien que l'un et l'autre la prirent, ce ne fut pas sans s'être bien défendue, ayant souffert le canon, ce qui fut cause que les Suédois la pillèrent entièrement.
Dans cette ville il y a un monastère de religieuses de l'Ordre de Saint Benoit, qui se nomme : de la Conception Notre Dame, dans lequel, lorsqu'il était florissant, il y avait jusqu'à trente deux religieuses du choeur sans les converses. Mais elles n'étaient plus que vingt huit au temps dont nous allons parler, en étant mortes de peste et d'autres misères pendant les guerres de leur pays.
C'étaient d'excellentes filles, vivant saintement dans une admirable union de charité entre elles, une étroite observance de leur Règle, et un parfait accomplissement de leurs voeux. Et c'est de ce monastère duquel sont sorties, comme un essaim d'une très excellente ruche, les personnes dont nous avons à traiter, ainsi que nous en parlerons souvent ; et c'est pour cela qu'il a fallu donner la connaisance que nous venons d'en donner.
Et comme cette ville avait déjà beaucoup souffert dans ces deux sièges, la guerre des français, dans la Lorraine dont elle est si avoisine, acheva de la ruiner, lui ayant attiré de nouvelles afflictions, parce que les français ayant ravagé tous leurs champs et enlevé leurs bestiaux, pendant le siège qu'ils mirent devant le château de Moyen-[moutier], qui tenait pour Son Altesse de Lorraine, lequel n'en n'est qu'à trois lieues, leurs terres demeurèrent sans culture et leurs richesses leurs furent ravies. Ainsi les vivres y devinrent si chers et l'argent si rare que les plus accommodés eurent beaucoup à souffrir dans un temps comme celui-là, et le peuple y endura une famine incroyable qui fut suivie d'une furieuse peste.
Ce monastère comme les autres ne manqua pas de se sentir de la misère publique, et après avoir souffert constamment pendant sept ans une disette absolue de tout ce qui est nécessaire à la vie pour le vivre, les vêtements et les autres besoins, — n'ayant à peine, sur la fin, qu'un quarteron de pain bis à manger par jour, chacune, pour tout aliment, et généralement tous autres leur défaillaient, encore ce pain leur manquait-il quelquefois, — elles reçurent commandement de leur Supérieur, qui était Monsieur Midot, grand'vicaire de Monseigneur l'Evêque de Toul, de se séparer en deux troupes, dont l'une demeurerait et l'autre sortirait pour soulager la maison, et tâcher de leur donner du secours se retirant en quelque refuge assuré, et par ce moyen subsister mieux et les unes et les autres.
Leur extrême pauvreté leur était sans doute une grande peine. mais ce commandement leur sembla encore plus dur parce qu'il fallait se séparer, et il ne se peut dire les larmes qui furent versées de part et d'autre, dans l'appréhension où elles étaient de ne se revoir jamais. Il fallut obéir. Ainsi elles sortirent jusqu'à onze, à savoir : les Mères Catherine Mechtilde (2) du Saint Sacrement, Anne de Ste Magdelaine, Marie de Ste Scholastique, Angélique de la Nativité, Marie de St Alexis, Benoîte de la Passion, Louise de l'Ascension, Dorothée de Ste Gertrude, Elisabeth de la Présentation, Gabriel de l'Annonciation et Jeanne de la Croix, sous la conduite de la Révérende Mère Bernardine de la Conception, leur Prieure ; et demeurèrent les plus âgées, à savoir : les Mères Placide de St Benoît, Claude de Ste Marguerite, Gertrude de la Trinité, Barbe du Saint Esprit, Anne de St Paul et quelques converses.
Et ayant consulté leurs amis sur le lieu où elles pourraient se réfugier, ils leur conseillèrent tous de venir en France. Mais elles ne purent pas lors s'y résoudre, parce qu'il leur sembla que c'était trop s'éloigner de leur monastère ; et choisirent plutôt la ville de Saint Mihiel, de l'Evêché de Verdun, quoiqu'aussi fort pauvre, sur la proposition qui leur en fut faite par une demoiselle de ce lieu, fort amie de la Mère Mechtilde du Saint Sacrement, qui lui écrivit d'y aller parce que, s'approchant de la France, elles pourraient être secourues des aumônes que la ville de Paris envoyait incessamment sur cette pauvre frontière, par les Prêtres de la Mission de Saint Lazare qui en faisaient la distribution.
Ainsi elles s'y acheminèrent au commencement de l'année 1642 (3), et furent reçues avec une extrême affection de tous les habitants de cette ville, qui avaient bien plus de coeur que de moyens pour les secourir, car ils n'étaient guère moins ruinés que le pays d'où elles venaient. Aussi la nécessité que ces pauvres réfugiées eurent à souffrir à St Mihiel ne fut guère moindre que celle qu'elles avaient souf ferte à Remberviller tant que les aumônes de France tardèrent à venir, en sorte que d'aussi affligés qu'elles, leur portaient grande compassion parce qu'elles avaient la peine de plus, qu'étant renfermées, elles ne pouvaient aller par le monde comme eux pour chercher
(2) La troisième partie du manuscrit raconte le début de la vie religieuse de mère Mectilde. Ce récit, commence en 1641, quelques mois avant que mère Mectilde ne quitte la Lorraine.
(3) Le manuscrit a une erreur de date et anticipe d'une année depuis 1642 (en réalité 1641) jusqu'en 1651, date du retour de mère Mectilde à Paris. A partir de ce moment la chronologie du manuscrit est exacte.
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de quoi se nourrir. Car dès l'abord qu'elles furent en cette ville, au lieu de vivre en vagabondes, comme tant d'autres religieuses faisaient en ce temps-là, elles se mirent en clôture et dans les mêmes observances que dans leur maison de Remberviller, avec autant d'édification que Monsieur le grand'vicaire de Verdun (4) leur accorda bientôt le Saint Sacrement, de même que si ce fut été un établissement fait dans les formes, et non pas un simple refuge comme c'était.
Si bien qu'un chacun les estimant grandement la bonne odeur en vint jusqu'à Madame l'Abbesse de Juvigny (5), dont l'Abbaye n'est pas fort éloignée de St Mihiel, laquelle, pour les soulager, en envoya quérir deux, qui furent les Mères Jeanne de la Croix et Alexis de Jésus, lesquelles y ont vécu si exemplairement qu'elles ont mérité d'y être associées et y sont demeurées jusqu'à leur mort.
Ainsi il n'en resta que neuf au refuge de St Mihiel, et de ces neuf : fut envoyée la Mère Benoîte de la Passion à leur monastère de Remberviller pour y être Supérieure et commander en l'absence de la Mère Bernardine, Prieure, qui demeura à St Mihiel. Toutefois les restantes n'en furent guère mieux pour cette petite décharge parce que, comme elles vivaient d'aumônes, quand on les vit moins en nombre on leur donna moins. Ces aumônes étaient si incertaines qu'elles se trouvèrent souvent dans une extrême nécessité de faim.
Dieu permit que dans ce temps les Pères de la Mission, dont nous avons déjà parlé, y allèrent faire leurs charitables courses, et les plus honnêtes personnes du lieu firent d'abord entendre au Supérieur de la troupe, qui se nommait Monsieur Guérin (6), homme de très sainte vie, l'extrémité où étaient ces saintes filles, ce qui l'obligea [de] les aller visiter. Et quand il les eût vues, il jugea par la pâleur de leur visage et le mauvais état de leur habit qu'on ne lui avait pas encore assez dit. Il admira de les voir si contentes dans leur pauvreté et si observantes, conservant une tranquillité d'esprit angélique, ce
(4) L'évêque de Verdun était alors François de Lorraine, évêque de 1622 à 1661. François de Lorraine-Chaligny était le troisième fils de Henri de Lorraine comte de Chaligny et de Claude de Mouy. Nous retrouvons la famille de Mouy près de mère Mectilde en 1651 en la personne de Madeleine de Moges, marquise de Mouy. François de Lorraine avait succédé à son frère, Charles, comte de Chaligny, évêque de Verdun en 1616, qui était entré dans la Compagme de Jésus en 1622. Edouard Gérardin, Histoire de Lorraine, Berger-Levrault, 1925.
(5) Scholastique-Gabrielle de Livron, 1608-1662, abbesse de Sainte-Scholastique de Juvigny-sur-l'Oison, arrondissement de Montmédy (Meuse), fille de M. de Vauvillars et de Gabrielle de Bassompierre. Elle établit la réforme à Juvigny, y fut religieuse 62 ans, dont 54 comme abbesse. Gallia Christiana, XIII, p. 617618, noue. éd.
(6) Supérieur des Prêtres de la Mission, établis à Saint-Mihiel (Meuse). Saint Vincent de Paul recueillit des sommes considérables pour aider ces malheureuses populations, mais la misère était telle que ses aumônes atténuaient à peine les souffrances. Les premières Dames de Charité ont donné peu à peu toute leur fortune. La reine Anne d'Autriche offrait jusqu'à ses bijoux quand sa bourse personnelle était vide. C'est alors que Vincent de Paul eut l'idée de faire imprimer les relations que ses missionnaires lui adressaient et de faire vendre ces feuilles aux portes des églises. Il est ainsi l'ancêtre de nos périodiques... ! Louis Abelly, Vie de Saint Vincent de Paul, Debecourt, Paris 1839. Rohrbacher, Histoire Universelle de l'Eglise catholique, Paris 1881, t. X, p. 553.
qui lui fit concevoir une si haute estime de leur vertu qu'il forma dès lors dessein de s'employer à bon escient, à son retour à Paris, pour leur procurer un secours plus abondant, et de plus de durée, que celui qu'elles pouvaient recevoir de la part qu'il avait à leur faire des aumônes qu'il venait distribuer, laquelle ne pouvait suffire au moindre de leurs besoins, à cause qu'il était contraint d'en faire part à plusieurs pauvres honteux du pays. Et il continua les visiter et consoler de tout son possible jusqu'à ce qu'il fut rappelé par Monsieur Vincent, son général, qui fut tôt après. Avant son départ il leur communiqua la pensée qu'il avait de proposer à Madame l'Abbesse de Montmartre comme avait fait Madame l'Abbesse de Juvigny : d'en prendre chez elle un bon nombre — si du moins elle ne pouvait les prendre toutes — pour les garder jusqu'à la paix.
En effet il n'y manqua point, car aussitôt qu'il fut arrivé à Paris, il s'en alla à Montmartre faire sa proposition à Madame l'Abbesse, qui était Madame Marie de Beauvillier (7), la conjurant les larmes aux yeux, de donner secours à ces vertueuses affligées, qui étaient religieuses d'un même Ordre qu'elle. Mais il eut beau lui remontrer tout ce qui en était, et tout ce que la charité lui en sût faire exagérer, jamais il ne put toucher le coeur de cette Abbesse : c'était un coup réservé à Dieu seul, elle, l'en ayant refusé si absolument qu'elle lui dit même, avec assez de rudesse, qu'elle était de serment de ne jamais recevoir de religieuses étrangères dans sa maison ; ainsi elle le renvoya avec une affliction extrême.
Ce bon écclésiastique ne pouvant se consoler de ne se voir plus de moyens d'assister ces pauvres filles, ne sachant même comment leur annoncer cette mauvaise nouvelle, il jugea qu'il fallait bien les en avertir, ce qu'il fit, afin que, ne s'attendant à ce secours, elles tâchassent de prendre d'autres mesures.
(7) Fille du comte de Saint Aignan, naquit en 1574, au château de la FertéSaint-Hubert en Sologne. Orpheline, elle fut élevée dès l'âge de dix ans par sa grand-tante Arme Babou de la Bourdaisière, abbesse de Beaumont-les-Tours (l'Abbaye qui reviendra plus tard à Anne de Béthune, sa nièce ; la « chère Victime » de mère Mectilde). Elle fit profession à seize ans à Beaumont. Ayant reçu l'abbaye de Montmartre en bénéfice elle y entre comme abbesse, le 7 février 1598. L'abbaye avait alors 2 000 livres de revenu et 10 000 de dettes ; la crosse elle-même était engagée pour 200 écus et son frère dut lui fournir son mobilier « jusqu'au lit et à la batterie de cuisine ». Le spirituel était à l'avenant. Il fallut un courage héroïque à lajeune abbesse pour vaincre les résistances et gagner les coeurs. Elle y mit... neuf ans, soutenue par deux religieux éminents : Benoit de Canfeld et le Père Ange de Joyeuse, puis par des moines envoyés par Dom Didier de la Cour, auteur de la réforme de Saint Vanne ; Dom Laurent Bénard, promoteur de la Congrégation de Saint Maur, l'assista aussi beaucoup. Plus de cinquante religieuses sortirent de ce monastère pour « aller réformer, établir ou gouverner des maisons de l'Ordre ». Elle décéda le 21 avril 1657 sur les 7 h 30 du matin, la veille de l'invention du corps de Saint Denis. Elle était âgée de 83 ans et en avait employé cinquante neuf à la réformation et au gouvernement de Montmartre. Elle a donné le voile à 227 Filles et a l'honneur d'être la première réformatrice de l'Ordre de Saint-Benoit en France. Madame de Blémur, Eloges, t. II, p. 175 et 184. Dom Philibert Schmitz, Histoire de l'Ordre de Saint Benoit, éd. Maredsous 1956, t. VII, p. 160. Henri Brémond, Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France, Bloud et Gay, Paris 1916, t. II, chap. VI, p. 442.
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Cette nouvelle ne les surprit point. L'abandon actuel et continuel dans lequel elles vivaient depuis si longtemps à la divine Providence,
fit que leur coeur ne s'en trouva nullement ébranlé. Au contraire,
s'affermissant de nouveau en Dieu, elles se résolurent d'avoir recours à la Sainte Vierge en sa chapelle de Benoistevaux (8), à trois lieues
de Saint Mihiel, où elles entendaient dire qu'il se faisait tous les jours
tant de miracles. Et pour cet effet elles dressèrent au nom de toutes une dévote requête — qu'ils nomment supplique en ce pays-là -
par laquelle elles lui demandaient quatre choses. La première, de connaître les volontés de Dieu sur elles en leur état présent, pour s'y conduire selon ses desseins ; la deuxième, de garantir leurs personnes des outrages des soldats ; la troisième, de toucher le coeur de quelque Abbesse pour les retirer chez elle ; la quatrième, que ce fut dans des monastères où elles puissent continuer leurs observances accoutumées. Et députèrent pour porter cette requête les Mères Catherine Mechtilde du Saint Sacrement, Marie Scholastique et Louise de l'Ascension, qui se rendirent à pied à cette sainte chapelle le premier jour d'août 1642, et y passèrent toute la nuit en prière, après avoir fait mettre par un prêtre leur supplique sur l'autel, ne cessant d'importuner cette Mère de miséricorde d'exaucer leurs humbles voeux, jusque sur les quatre heures du matin, jour de Notre Dame des Anges, qu'ayant ouï la sainte Messe et communié, elles s'en retournèrent à Saint Mihiel ; mais si remplies des grâces qu'elles avaient reçues cette nuit qu'elles ne purent s'empêcher, quelques soins qu'elles y apportassent, qu'il n'en regorgeât au dehors assez pour qu'on s'en aperçut.
Et l'on croit même que Dieu fit connaitre quelque chose cette nuit-là à notre très chère Mère des desseins qu'il avait sur elle pour notre Institut. Chose admirable et bien avérée, car elle a été insérée comme un miracle dans les registres des miracles qui se sont faits en cette sainte chapelle.
La même nuit, sur les deux ou trois heures après minuit qui était le plus fort de leur prière, le coeur de cette Abbesse de Montmartre, qui avait si rudement refusé de les recevoir, s'amollit et se trouva si fort changé que, s'éveillant en sursaut et avec une frayeur extrême, elle éveilla la Mère Agnès de Chaulnes et Soeur de St Gatien, qui couchait d'ordinaire dans sa chambre à cause de son grand âge, leur
(8) A 24 km de Verdun et 33 km de Bar-le-Duc (Meuse). La tradition dit que des concerts angéliques attirèrent en ce lieu des bûcherons qui travaillaient dans les forêts voisines. Ils trouvèrent dans un fourré une statue de la Vierge tenant dans la main droite une pomme d'or et l'Enfant Jésus sur son bras gauche. La grande dévotion mariale des Prémontrés, installés en ce lieu dès 1140 peut être aussi l'origine du pélerinage. Benoite-Vaux dépendait de l'évêché de Verdun. A l'époque des guerres en Lorraine, le sanctuaire et la vénérable statue furent défendus et préservés par une femme étonnante Mme de SaintBalmont, dont l'histoire fait un peu penser aux héroïnes antiques Judith, Esther et à sa compatriote Jeanne d'Arc. Mère Mectilde a connu Mme de SaintBalmon qui tint à honneur de visiter les religieuses à Saint-Mihiel et de les secourir. Dans : Un sanctuaire vénéré au pays lorrain, E. de Bar, Bar-le-Duc 1892, on rapporte tout au long le pélerinage de mère Mectilde et ses conséquences, p. 56 et suiv.
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disant tout épouvantée qu'il lui semblait que la Sainte Mère de Dieu et son divin Fils courroucés, lui faisaient de terribles reproches du refus qu'elle avait fait de recevoir ces pauvres religieuses de St Mihiel, et qu'ils la menaçaient rudement de lui en demander un compte très exact si elles venaient à périr. Ajoutant que, pour elle, elle se disposerait volontiers à les recevoir, mais qu'elle craignait que sa communauté n'y voudrait pas consentir. Et sans plus pouvoir se rendormir tant elle se trouva agitée, elle attendit le jour avec une extrême impatience pour en dire autant aux principales de sa maison. Si bien que le jour étant venu, et les ayant fait assembler dans sa chambre, elle leur fit le même récit de tout ce qui s'était passé. Mais bien loin d'y trouver de la répugnance de leur part, au contraire toutes l'exhortèrent d'exécuter sans délai ce bon dessein ; ce qui fit qu'elle écrivit sur l'heure même à ce bon Monsieur Guérin, à Saint Lazare, lui envoyant un des siens pour lui déclarer ce qui venait de se passer, et la résolution où elle était de prendre de ses religieuses. Ce qui réjouit si fort ce bon Monsieur qu'il ne pouvait se contenir, ni se rassasier de louer Dieu qui avait opéré un changement si subit.
Sa joie fut un peu modérée de ce qu'elle lui marquait qu'elle n'en voulait que deux. Encore voulait-elle qu'on lui envoyât la liste auparavant, afin de choisir celles qui lui reviendraient le mieux ; comme si leur nom simple lui pouvait donner à connaître les qualités d'une personne qu'elle n'avait jamais vue, ni entendu parler ! Et ce bon écclésiastique, encore trop aise, n'eût garde d'y trouver rien à redire, lui voulant complaire en tout, pourvu qu'il vint à bout de soulager ces bonnes filles ; dans l'espérance où il était que, quand ces deux seraient placées, Dieu lui donnerait quelque nouveau moyen de secourir les autres. Si bien qu'il usa de diligence pour avoir cette liste, qu'il eut bientôt recouvrée, et sur laquelle cette digne Abbesse choisit sans hésiter la Mère Mechtilde du Saint Sacrement, et laissa dans l'indifférence sa compagne, contre ce qu'elle avait dit qu'elle la choisirait aussi.
Mais Dieu, par elle, faisait ce choix, car la Mère Mechtilde était celle que la divine Providence avait choisie pour faire l'établissement de l'Adoration perpétuelle dans Paris, où il la voulait amener par cette voie. Ainsi elle fut satisfaite comme fixée sur celle-ci, parce que ce divin Esprit qui mouvait son coeur, ne regardant qu'elle, par une vocation particulière pour son oeuvre, fit que cette Abbesse ne se mit pas en peine quiconque fut sa compagne pour venir avec elle, pourvu qu'elle eût celle-là.
Tout ce que nous disons ici de ce miracle se trouve amplement déduit dans la vie de cette illustre Abbesse qui a été donnée au public par la Mère de Blémur (9), religieuse de l'Abbaye de la Trinité
(9) Née le 8 janvier 1618, elle est donnée dès l'âge de 5 ans à une de ses parentes, moniale de la Trinité de Caen. Professe, Maîtresse des Novices, puis Prieure de la célèbre abbaye normande, elle demande à mère Mectilde de la recevoir dans son institut et, avec sa soeur, rejoint notre mère institutrice à
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de Caen, de notre même Ordre, laquelle par ce travail admirable de l'Année Bénédictine, qu'elle a fait en six volumes de deux mois le chacun, s'est acquis une renommée immortelle et a grandement orné l'Ordre de Saint Benoît, et a rangé ce miracle de Notre Dame de Benoistevaux parmi les événements les plus remarquables de cette vie qu'elle décrit.
Ce choix étant ainsi fait, ce bon écclésiastique ne pouvant aller lui-même les quérir comme il aurait bien voulu, il y envoya Frère Mathieu, de la Mission, avec de l'argent pour leur voyage.
Ce Frère s'étant rendu dans peu de jours à St Mihiel, apporta par son arrivée bien de la joie à ces pauvres réfugiées se voyant ainsi secourues, mais elle ne leur cause guère moins d'affliction en ce qu'il leur annonça qu'il fallait se séparer ; car celles qui devaient venir ne cessaient de se lamenter, se voyant obligées de quitter ; les autres qui les aimaient uniquement se réjouissant de les voir à la veille de trouver le repos ; elles s'affligeaient aussi de les voir se séparer d'elles. C'était une chose pitoyable qu'entendre leurs gémissements et leurs larmes, de voir les divers mouvements de leurs esprits. De façon que, si Dieu n'eut fait connaitre par avance à Notre Mère, dans la chapelle de Benoistevaux, quelque chose des desseins qu'il avait sur elle l'amenant en France, et qu'elle n'y eût vu qu'elle pourrait par ce moyen secourir ses soeurs, jamais elle ne s'y serait résolue. Mais enfin elle partit avec Soeur Louise de l'Ascension qui lui fut donnée pour compagne, ayant pour conducteur ce vertueux Frère Mathieu. Elles vinrent par le coche à Paris.
Le vingthuitième aout suivant 1642, nos deux religieuses et le bon Frère arrivèrent heureusement à Paris. Mais si tard que, ne pouvant se rendre le même jour à Montmartre, il les mena coucher chez Mademoiselle Legras (10), dans le faubourg Saint Martin, laquelle exerçait volontiers l'hospitalité. Aussi était une personne très sainte
Rouen en 1678. Mère Mectilde emmène les deux soeurs à Paris où elles n'hésitent pas à devenir novices à 60 ans. Elles étaient parentes de la princesse de Mecklenbourg qui aurait désiré les mères de Blémur pour la fondation du monastère érigé sur ses terres de Châtillon-sur-Loing, offertes par elle à mère Mectilde. Mais la fondation n'ayant pu se faire qu'en 1688, les deux soeurs étaient trop âgées pour une maison naissante. La mère de Blémur est morte au monastère de la rue Cassette, le 24 mars 1696. Ses principales oeuvres sont : L'Année Bénédictine ou les Vies des Saints de l'Ordre de St Benoit pour tous les jours de l'année, L. Billaine, Paris 1667, 7 vol. ; Eloges de plusieurs personnes illustres en piété de l'ordre de St Benoit, L. Billaine, Paris 1679, 2 vol. ; Les grandeurs de la Mère de Dieu, L. Billaine, Paris 1681, 2 vol. ; Vie des Saints, tirées des auteurs ecclésiastiques anciens et modernes, L. Billaine, Paris 1689, 4 vol. ; Dom Mabillon a consacré une circulaire à leur vie ; Dom Martène, Histoire de la Congrégation de Saint-Maur, t. III, p. 80 ; Notes historiques sur Châtillonsur-Loing, par Eugène Tonnelier (communiquées par M. l'abbé Verdier).
(10) Louise de Marillac, fille de Louis de Marillac et de Marguerite Camus ou Le Camus (on écrivait indifféremment les deux), naquit le 12 août 1591 à Paris sur la paroisse Saint-Paul. Fondatrice des Filles de la Charité avec Vincent de Paul. Dans Sa vie, par Mgr Baunard, on note ce passage de mère Mectilde et de sa compagne accompagnées de frère Mathieu Renard chez Mlle Legras, le 29 août 1641. Mgr Baunard, Louise de Marillac, de Gigord 1921, p. 277 ; Abelly, op. cit., t. II ; Pierre Coste, Monsieur Vincent, DDB 1932, t. II, 3 vol.
et très renommée pour les grandes oeuvres de piété qu'elle faisait ; et elles en furent reçues avec beaucoup de charité.
Le lendemain matin, le bon Monsieur Guérin les allant voir leur fit saluer Monsieur Vincent, son général, à Saint Lazare, et le même jour les mena à Montmartre, où il ne se peut dire combien elles furent agréablement accueillies par Madame l'Abbesse qui, les regardant comme des personnes que le ciel lui envoyait, tâchait de réparer en tout ce qu'elle pouvait, le désagréable refus qu'elle en avait fait au commencement.
De même toutes ses religieuses à l'envi pour lui plaire en firent autant, ne témoignant pas moins de compassion qu'elle du pitoyable état où elles les voyaient, en façon qu'il y avait presse à qui les assisterait, l'une leur apportant une robe, l'autre une tunique, l'autre un voile, ainsi du reste qu'il leur fallait, si bien qu'elles furent dans peu de temps fort honnêtement équipées, auprès de ce qu'elles étaient à leur arrivée, car elles n'avaient que le pauvre Habit qu'elles portaient sur leur corps, lequel était tout déchiré.
Environ deux mois après leur arrivée, les religieuses de Montmartre s'étant aperçues beaucoup de fois que la Mère Mechtilde, au lieu de manger quand elle était à table au réfectoire, ne faisait autre chose que pleurer, en avertirent leur Abbesse. Et comme elle l'aimait déjà tendrement, elle la manda venir un jour pour apprendre d'elle la cause de ses larmes, lui demandant avec une extrême bonté si c'était qu'on lui eut fait quelque déplaisir dans sa maison, qu'elle le lui dise franchement, qu'elle y mettrait bon ordre, enfin qu'elle lui fit connaître ce qu'il fallait faire pour faire cesser ses pleurs : qu'elle le ferait. Mais Notre Mère Mechtilde, pleurant de nouveau, lui répondit d'une façon très touchante que le sujet de ces larmes était de ce qu'elle était trop bien, ne pouvant manger de tant de mets qu'on lui servait quand elle venait à penser qu'elle était dans l'abondance, et que les Mères du refuge de St Mihiel, ses compagnes, manquaient d'un morceau de pain. Ces paroles animées de l'ardeur d'une charité si parfaite ne manquèrent pas de porter leur effet, puisque cette bonne Abbesse s'en trouvant toute pénétrée lui répliqua : « Allez ma fille, allez leur écrire tout à l'heure de venir incessamment toutes, nous trouverons bien où les loger. A Dieu ne plaise que je les laisse plus longtemps dans cette grande extrémité, et vous dans cette douleur ».
Bien plus, elle-même sans différer d'un moment, étant assistée de ce bon Monsieur Guérin, prit la plume pour écrire à Mesdames les Abbesses de Jouarre (11), d'Almenèches, de Vignas et de la Trinité
(11) L'Abbaye était née en 630 du mouvement colombanien et avait essaimé à Chelles, en 640. A cette époque, l'abbesse en était mère Marguerite de la Trémoille-Rohan, nommée en janvier 1638, décédée en 1655. Elle avait fait reprendre le bréviaire romain et l'habit noir. Jeanne de Lorraine, moniale de Fontevrault, y avait introduit l'habit blanc et le bréviaire de Fontevrault. Pour l'histoire complète de cette abbaye, voir : L'Abbaye Royale de Notre-Dame de Jouarre, P. Lethielleux, Paris 1961.
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de Caen, de notre Ordre, d'en prendre aussi chez elles, les en priant instamment. Ce qu'elles firent après à son exemple. Et cependant Notre Mère Mechtilde ne manqua pas d'écrire de son côté à ses compagnes de venir tout au plus tôt. Toutefois ce ne fut guère qu'environ six semaines après qu'elles arrivèrent à Paris, qui fut la veille de Saint Thomas devant Noël, même année 1642, ayant passé en venant par Jouarre pour y laisser les Mères Scholastique et Marie Gabriel de l'Annonciation, suivant l'ordre qu'elles en avaient reçu.
Ainsi elles n'étaient plus que cinq quand elles arrivèrent à Montmartre pour se joindre à notre Mère Mechtilde et à Soeur Louise de l'Ascension. Ces cinq étaient : la Révérende Mère Bernardine de la Conception, Prieure, les Mères Angélique de la Nativité, Dorothée de Sainte Gertrude, Elisabeth de la Présentation et Anne de Sainte Magdelaine. Elles furent très bien reçues de Madame l'Abbesse et de toute la Communauté, à cause de la bonne opinion qu'on avait déjà conçue d'elles sur les saints déportements de la Mère Mechtilde et de sa compagne, dont elles admiraient la conduite depuis quatre mois qu'elles les avaient parmi elles.
Mais elles n'y demeurèrent en ce nombre que depuis les fêtes de Noël jusqu'aux Rois seulement, s'étant après dispersées en ces autres maisons religieuses dont nous avons parlé, savoir : Mère Anne de Sainte Magdelaine et Angélique de la Nativité, à la Trinité de Caen, Elisabeth de la Présentation à St Cyr avec Dorothée de Sainte Gertrude, et les Mères Bernardine et Mechtilde et Soeur Louise de l'Ascension demeurèrent à Montmartre.
Les deux qui allèrent à Saint Cyr (12) n'y demeurèrent pas longtemps, à cause que l'abstinence des viandes ne s'observant pas en cette maison elles y vivaient en scrupule, si bien qu'elles furent mises depuis à Vignas et à Almenèches en Normandie, où l'on suivait l'observance comme nous dirons tantôt.
Pour les trois qui demeurèrent à Montmartre elles y passèrent un an, qui aurait semblé bien doux à des personnes comme elles, puisqu'elles y vivaient dans les mêmes observances que dans leur monastère de Remberviller, car la Règle se garde très exactement dans cette sainte maison, si le souvenir de leurs Mères de Remberviller qui
(12) Diocèse de Chartres au 'mie siècle, à présent détruit. Se trouvait dans le parc de Versailles (vivarium). Régi par Catherine Desportes, qui avait pris en 1630 l'observance du Val-de-Grâce, elle travailla en vain à établir la réforme. Elle céda le siège abbatial en 1651 à Elisabeth d'Aligre, fille d'Etienne d'Aligre et de Jeanne L'Huillier décédée en 1669. Un manuscrit en partie parallèle à celui-ci :
N 248, a été annoté par Dom Pothier O.S.B., abbé de Saint-Wandrille, Seine-Maritime (décédé le 8 décembre 1923). Quelques notes ne portent pas de références parce qu'il avait fait ce travail pour son propre compte et non en vue d'une édition. L'érudition de Dom Pothier ne pouvant être mise en doute nous avons cru pouvoir utiliser ses notes telles quelles. Il n'est pas impossible qu'il ait relevé ses renseignemnts dans la Gaina Christiana car il cite expressément cet ouvrage en plusieurs cas ; ainsi que du Révérend Père Le Lasseur S.J. (1814-1881) le dictionnaire ecclésiastique du xviie et xvine siècles, manuscrit non édité. (Cet ouvrage sera désormais désigné sous le nom : Le Lasseur).
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étaient dans la souffrance et dans le péril n'eût traversé leur repos. Elles n'en témoignaient rien, parce qu'elles voyaient bien qu'on ne pouvait plus apporter d'autres remèdes à leurs maux. Mais soit ce déplaisir secret, soit le changement d'air et de climat, ou qu'elles trouvassent dans le repos ce qu'elles avaient amassé dans la misère, la Mère Mechtilde fut saisie d'une fièvre lente, accompagnée d'un flux lianthérique très fâcheux, et d'une fluxion sur la poitrine qui la faisait tousser quelquefois si violemment et si continuellement qu'elle en demeurait pâmée. Toutefois elle ne voulut point s'aliter ; au contraire, dissimulant le plus qu'elle pouvait son mal, elle suivait toutes les observances, et cela le rengrégeait, faisant même qu'on n'y prenait pas assez garde pour y apporter les remèdes qu'il fallait. D'où il arriva encore que l'on ne s'opposa point assez, lorsqu'elle parla d'aller à Caen, quérir la Mère Angélique qui le désirait, pour la placer ailleurs, à cause qu'étant malade du poumon, l'air de la mer dont Caen est proche l'altérait par sa salure et subtilité.
Si bien qu'après en avoir eu congé de Madame de Montmartre, elle partit pour Caen avec les deux qui étaient revenues de Saint Cyr, pour les laisser en revenant à Vignas et à Almenèches. Ce congé ne fut pourtant fort facile à obtenir, parce que Madame l'Abbesse avait conçu pour Notre Mère tant d'estime et tant de confiance qu'elle avait grand peur de la perdre. Elle voulait l'associer et la Révérende Mère Bernardine, leur faisant mille caresses à cet effet, si bien que, comme si elle eut prophétisé qu'elle ne reviendrait plus, comme il arriva, elle avait de la peine à se résoudre de la laisser sortir. Se rendant enfin sur ce que la Révérende Mère Bernardine lui demeurerait, se figurant qu'elle obligerait toujours la Mère Mechtilde de revenir ; sur cette pensée le congé fut obtenu. Prenant son chemin droit à Caen avec ses deux compagnes, partit par le coche, le jour [de] St Laurent, dixième d'aout mil six cent quarante trois, après avoir demeuré un an à Montmartre.
Elles arrivèrent à Caen (13) la veille de Notre Dame, et y furent si bien reçues par Madame l'Abbesse qui était Madame Laurence de Budos (14), de sorte qu'elle surpassa Madame de Montmartre en ce
(13) L'Abbaye de la Sainte-Trinité de Caen avait été fondée par la princesse Mathilde de Flandre, femme de Guillaume, duc de Normandie. La première abbesse en avait été Mathilde, de la famille royale de Normandie. Une première dédicace est faite le 18 juin 1066. L'église n'est terminée que vers 1130. Elle sert actuellement, en partie, d'église paroissiale. C'est peut-être en cette abbaye que mère Mectilde connut Jean Eudes pour qui l'abbesse avait la plus grande vénération. Lors d'une peste célèbre en la ville de Caen, le Père Eudes couchait dans un tonneau au milieu des champs pour ne pas risquer de contaminer ses collègues ; car il soignait les pestiférés sans aucun ménagement. C'est Mme de Budos qui lui faisait porter chaque jour sa nourriture dans ce « logement » tout spartiate. de Blémur, Eloges, t. II.
(14) Mme Laurence de Budos de Porte, fille du vicomte des Portes et de Catherine de Clermont de Montoison et soeur du marquis des Portes, vice-amiral de France. Née en 1585, elle avait été moniale de Chelles. Nommée à Caen en 1599, instituée en 1603. Elle établit des statuts en 1623 approuvés par le Cardinal Barberini en 1625. Elle resta abbesse 48 ans et mourut le Z3 juin 1650. Elle était tante maternelle des Bourbon et des Montmorency. Le Lasseur, op cit. ; La Chenaye, Dict. de la noblesse, t. IV, fol. 472.
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qu'elle ajouta, à toutes ses marques de bonté, la cérémome et la magnificence, les faisant toujours manger avec elle en une table à part, son dessein étant de gagner le coeur de Notre Mère pour en faire sa Prieure, et se reposer sur elle de tout le spirituel de son abbaye. Mais elle ne put la retenir plus longtemps que trois semaines, quelques instances qu'elle lui en fit, parce que Notre Mère fuyait les honneurs partout. Néanmoins, quoiqu'elle parût fâchée de ce refus, elle eut bien la charité lui prêter son carosse pour la mener à Vignas, et lui donner de l'argent pour son desfray par les chemins ; de plus, de garder encore la Mère Anne de Sainte Magdelaine.
Ainsi Notre Mère partit, emmenant avec elle la malade et les deux autres religieuses qu'elle avait menées pour les placer ailleurs.
A l'Abbaye de Vignas (15) il en arriva tout de même qu'à Caen. Madame l'Abbesse qui se nommait Anne de Médavy de Grancey, ne savait quelle bonne réception faire à notre Mère Mechtilde, tant elle avait d'empressement de la voir et de désir de la posséder. Il se peut dire même qu'elle l'emporta encore sur les deux autres Abbesses, en ce qu'elle paraissait avoir une certaine ouverture de coeur plus grande et tout à fait obligeante pour elle. Mais elle ne la garda guère plus, pour cette première fois, que Madame de la Trinité de Caen, parce qu'il fallut que Notre Mère se rendit au plus tôt à Almenèches (16) mener l'une des deux qu'elle avait amenées de St Cyr, et chercher aux environs quelque endroit propre à placer sa malade pour lui faire changer d'air. Il est vrai que, pour l'engager à revenir, cette Abbesse lui bailla son carosse, avec ordre à ses gens de ne la point laisser mais la ramener.
(15) Le château des comtes de Bélesmes, près Falaise, vit se fonder au mi. siècle au plus tard, une abbaye sur ses terres. Elle relevait primitivement de Saint-Sulpice de Rennes. Mme Louise de Médavy, abbesse d'Almenèches, était prieure de Vignats. Elle céda son titre de prieure de Vignats à sa soeur, Arme de Médavy, qui était moniale d'Almenèches, en 1617. Celle-ci remit en ordre le temporel, rebâtit l'église, augmenta le nombre des religieuses et fit les mêmes réformes qu'à Almenèches. Le prieuré fut érigé en abbaye en 1625. Elle mourut le 24 janvier 1655, à 55 ans. Sa nièce Marie-Françoise de Médavy, fille du Maréchal de Grancey lui succéda. De ses sept soeurs, cinq furent abbesses dont Marie-Louise et Marie-Magdeleine à Almenèches. Médavy est sur l'Orne, entre Argentan et Séez, près d'Almenèche (Orne).
(16) Près d'Argentan, sur l'Orne, diocèse de Séez. Cette abbaye avait été fondée par saint Evroult vers 700. Détruite par les Normands, elle est donnée par Richard II, duc de Normandie, à l'Abbaye de Fécamp qui rétablit la vie monastique à Almenèches en 1026. En 1508, le monastère brûla complètement, en 1534, l'abbesse Louise de Silly, entreprit de rebâtir l'église et les clôtures. Les guerres de religion ralentirent les travaux qui ne se terminèrent qu'au xvIIc siècle. En 1623, les moniales fondaient à Argentan un prieuré où toute la communauté se regroupa en 1736. Tous les bâtiments abbatiaux d'Almenèches ont été détruits par la Révolution. Reformée à Vimoutiers en 1822, la communauté rentre à Argentan en 1930. De nouveau détruite par la guerre en 1944, l'Abbaye est reconstruite en bordure de la ville.
Louise de Médavy, fille du baron de Médavy et de Charlotte de Hautemer, abbesse en 1598 à 5 ans ; réforma son monastère avec l'aide de trois moniales de la Trinité de Poitiers, transféra son monastère à Argentan pour aider à le réformer. Sa nièce fut abbesse de 1652 à 1674 : Marie-Louise de Médavy (soeur de Marie-Françoise de Médavy de Grancey, abbesse de Vignats et de Scholastique de Médavy de Grancey, abbesse de Verneuil-surAvre). Dom Oury o.s.b.
Elle alla donc à Almenesches où elle ne fut pas moins bien reçue de l'Abbesse qui était soeur de celle de Vignas, de la même maison de Médavy. Mais elle n'y demeura que trois ou quatre jours, à cause des engagements qu'elle avait de s'en retourner auprès de Madame de Vignas de qui elle avait l'équipage. Si bien qu'après y avoir laissé en partant, l'une des deux religieuses revenues de St Cyr elle s'en retourna à Vignas, où ensuite elle fit un séjour d'environ six semaines, pendant lesquelles Madame d'Almenèches ne manqua pas de la réclamer souvent, se formalisant beaucoup de ce qu'elle y demeurait si longtemps ayant été si peu chez elle, ce qu'elle réputait à affront, en façon que ces deux soeurs pensèrent en demeurer brouillées.
Mais la jalousie cessa après quelques jours, quand elle apprit que Madame de Vignas avait elle-même été contrainte de céder aux très instantes prières de Notre Mère de la laisser en aller, car elle ne voulut point absolument arrêter en pas une de ces abbayes, quelque offre qu'on lui en fit, à cause que la maladie de Mère Angélique se pouvait communiquer. Toutefois pour satisfaire en quelque façon cette Abbesse en la quittant ainsi contre son gré, elle fit arrêter une maison dans un bourg proche de Vignas qui se nomme Bretteville (17) très chétive et misérable comme nous dirons bientôt, sans qu'elle eut le temps d'aller elle-même reconnaître le lieu, lui ayant suffi qu'on l'avait assurée que l'air y était extrêmement bon, et qu'elles seraient passablement bien du reste ; ce qui se trouva très faux.
Auparavant que de partir de Vignas elle fut obligée de faire une petite course jusqu'à deux lieues de là, y visiter une maison qu'on lui proposait pour s'y établir en hospice. Et comme pour y aller il fallait passer tout contre l'Abbaye de Villars Canivet (18), Notre Mère se crut obligée d'aller saluer en passant l'Abbesse de ce lieu qui se nommait Madame Louise de Mauger, laquelle en reçut une joie tout à fait extraordinaire, parce qu'elle en avait fort ouï parler, ayant grande ardeur pour la voir. Elle ne fut point si retenue que Madame d'Almenèsches puisque la tenant, elle ne voulut point la laisser aller si tôt. Au contraire elle se résolut de la garder de gré ou de force, le plus de temps qu'elle pouvait ainsi, sans se mettre en peine de ce qu'en dirait Madame l'Abbesse de Vignas.
(17) Il y a plusieurs bourgs de ce nom au diocèse de Bayeux. Celui de Mère Mectilde doit être Bretteville-sur-Laize (Calvados) à moitié chemin de Caen à Falaise, près de la forêt de Cinglais au bord de laquelle se trouvait Barbery, chef-lieu de canton.
(18) Ou Villers-Canivet, près de Falaise (Calvados). De la Congrégation de Savigny en 1127 par Roger de Montbray. Cisterciennes en 1147. La Gallia dit que l'abbesse était Louise de Maurey, nièce et coadjutrice de Hélène de la Moricière qui y avait rétabli la discipline. Mais ne serait-ce pas Louise de Mauger (famille normande connue). Nos manuscrits portent tantôt Maurey, tantôt Mauger. C'est elle qui reçut mère Mectilde. Marguerite Bernardine Le Bourgeois lui succéda 1647-1669. Le Lasseur, op. cit.
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Elle lui renvoya sans compliment son carosse avec tous ses gens qui l'avaient accompagnée, ne leur disant autre chose, sinon qu'elle la ferait ramener, sans qu'il fut nécessaire qu'ils revinssent la quérir. Mais la chose ne se passa pas sans bruit, car Madame de Vignas se prétendant offensée d'un procédé qui paraissait si hautain, renvoya dès le lendemain son carosse pour la ramener à quelque prix que ce fût. Néanmoins il fut encore renvoyé par Madame de Villars qui se cachait pour le faire de Notre Mère, de peur qu'elle n'y voulut consentir. Et Madame de Vignas se piquant au jeu de plus fort, renvoya de nouveau son carosse accompagné de bien plus de monde qu'auparavant, avec ordre à tous ses gens de ne point revenir qu'ils ne l'amenassent avec eux ; que pour cela ils se cachassent plutôt proche de l'Abbaye de Villars pour épier le temps qu'elles iraient à la promenade hors le monastère — car c'était une abbaye dans les champs — et l'enlevassent de force si les religieuses ne la voulaient pas laisser aller de gré. Ils se cachèrent ainsi qu'il leur était ordonné, mais ils ne surent si bien faire qu'ils ne fussent aperçus de l'abbaye, étant assez difficile qu'un carosse et bien des gens ne fussent découverts dans les champs, de sorte que Madame de Villars en étant aussitôt avertie, ne pensa qu'au moyen de les en faire retourner vide comme auparavant. De peur que Notre Mère Mechtilde ne le voulut pas souffrir, elle trouva l'invention de l'enfermer dans sa chambre sans qu'elle s'en aperçut, se saisissant de la clé, afin qu'elle ne put rien découvrir de tout ce qui se passait à son sujet, jusqu'à ce que le carosse fût parti, comme il fut bien contraint de le faire après avoir guetté en vain tout un jour.
A cette troisième fois, Madame de Vignas, qui ne manqua point de s'offenser, écrivit une lettre très piquante à Madame de Villars qui se choqua terriblement. Les choses prenaient un train à avoir de fâcheuses suites si celle qui était l'innocente cause de ce désordre n'eût tâché de les rapatrier ; pour ce sujet elle fit de fortes instances pour obtenir son congé, ce que Madame de Villars ne lui pouvait plus refuser. Elle retourna à Vignas d'où elle partit bientôt, après être venue heureusement à bout de réconcilier ces deux Abbesses, et amena avec elle sa malade à Bretteville.
Notre chère Mère se vit libre à la fin et maitresse d'elle-même. La précipitation qu'elle avait apportée pour s'acquérir cette liberté en se dépétrant des empressements de ces Abbesses qui lui étaient fort à charge, fut cause qu'elle ne se donna pas le temps d'aller elle-même à Bretteville pour voir à leur accommodement. Car comme elle avait bien reconnu que toutes ces caresses ne lui étaient faites que pour le dessein que les unes et les autres avaient de la gagner, de même que l'avait prétendu Madame l'Abbesse de Caen, pour en faire leur Prieure, et lui remettre entièrement le soin du spirituel de leur maison, qui était la cause de tant de contestations entre elles, voulant l'éviter à quelque prix que ce fut, si bien qu'elle rencontra dans ce chétif bourg des incommodités si étranges qu'elle n'aurait jamais pu se l'imaginer, car la maison qu'on leur avait arrêtée n'était qu'une méchante chaumine, ouverte de toutes parts, sans meubles aucuns, ni autres commodités que celle d'un four qu'il y avait dans ce trou de maison, dans lequel elles firent leur garde-robe pour serrer leurs hardes, leur garde manger et leur cuisine, y faisant cuire si peu qu'elles avaient à manger.
Mais comme il ne pouvait pas leur servir de lit et qu'il n'y en avait point, ni choses aucunes pour en faire, elles furent réduites à
telle extrémité que, pour se coucher, elles arrangèrent les bûches en forme de couche — qu'elles avaient ramassées — sur lesquelles elles étendirent un peu de paille pour y prendre leur repos ; bien plus en danger sans doute d'y geler que brûler, car il faisait déjà froid les nuits. Cependant elles n'avaient aucune couverture, ni choses aucunes pour se couvrir. Ce lit était encore très étroit pour les trois. Il fallait que Notre Mère et une séculière de son pays qui les était venue joindre à Caen, se couchassent tour à tour, la malade étant si mal que, quelque mauvais que fut ce lit, elle ne se levait point du tout, ne pouvant se soutenir. Ainsi quand l'une se levait l'autre se couchait. C'était le repos qu'elles prenaient.
Cette incommodité ne leur était rien en comparaison de la frayeur continuelle où elles étaient de se noyer. Pour comble de maux cette chétive maison était bâtie sur le bord d'un ruisseau fort sujet à déborder aux moindres pluies, ce qui arrivait souvent, particulièrement les nuits, et inondait tout ce qui se trouvait sur les bords. De quoi les habitants du lieu les avertirent, sans leur donner d'autre remède que leur présenter la clé de l'église qui n'en n'était pas bien éloignée, pour s'y sauver au cas qu'elles vissent venir l'eau. Ainsi il fallait qu'il y en veillât toujours une pour se garder d'être surprise.
Il est vrai qu'elles ne demeurèrent que quinze jours en cet état, parce que ces trois dernières Abbesses en ayant eu connaissance, envoyèrent promptement, à l'envi l'une de l'autre, les quérir. Mais Notre Mère les remercia toutes trois pour ne plus se rengager dans des embarras pareils à ceux où elle s'était trouvée, et préféra les offres d'un très vertueux gentilhomme nommé Monsieur de Torp (19), père de Madame la comtesse de Mongommery, qui se présenta pour les assister. Il vint les prendre dans son carosse, et les mena dans le bourg de Barberie, assez proche de celui de Bretteville, mais beaucoup meilleur que celui-là, où il les logea très bien, et les assista lui-même de tout ce qu'elles eurent besoin le temps qu'elles y demeurèrent ; leur procurant de plus la connaissance de Monsieur l'Abbé de
(19) Ou de Torpes. Sans doute descendant de Claude de Saulx (des Saulx Tavannes) Seigneur de Ventoux et de Torpes et de Chrétienne de Vergy qui vivaient en 1552-1558. Ils eurent pour fils : Pierre de Saulx et Gaspard, vivant en 1570. Ils étaient alliés aux Lenoncourt, famille Lorraine, par Henriette de Saulx, leur soeur, qui épousa en 1570, Claude de Lenoncourt seigneur de Loches. Le Lasseur, P. Anselme, Histoire Généalogique de la Maison de France ; Abbé G.-A. Simon, Dom Louis Quinet, Abbé de Barbery (1595-1665), L. Jouan et R. Bigot, éd. Caen 1927.
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Barberie (20), Seigneur du lieu, personne d'une très grande piété et d'un savoir qui n'était pas moindre.
Il leur donna de même la connaissance de Monsieur de Bernières (21), Trésorier de France à Caen, lequel était fort renommé pour sa sainte vie, et l'a été davantage après sa mort, à cause de cet excellent livre : « Le Chrétien intérieur » qu'on a publié depuis, ce qui l'a encore mieux fait connaitre — pour être un recueil des lumières de son oraison faite pendant sa vie — par les soins de ses Directeurs qui lui avaient commandé de les donner par écrit.
Ces trois grands serviteurs de Dieu se lièrent d'une si étroite amitié avec Notre Mère, par les rapports qui se trouvèrent à leur grâce, qu'il n'y a eu que leur mort qui y ait pu mettre fin. Si bien qu'ils n'eurent garde de les laisser avoir aucun besoin. Mais si elles n'eurent plus de pauvreté à souffrir, les maladies en échange recommencèrent à les attaquer. Le mal de la Mère Angélique de la Nativité s'étant tellement empiré par les mésaises qu'elle avait soufferts à Bretteville, qu'elle fut condamnée des médecins et reçut l'extrême onction. Elle en revint avec le secours de Dieu.
(20) Barbery, situé sur la route de Caen à Falaise, près du village de Bretteville, était une abbaye cistercienne. En 1641, l'abbé en était Dom Louis Quinet, religieux, jeune encore et de grande piété. Vers 1620, il avait joué un rôle important dans les incidents qui avaient agité l'abbaye de Maubuisson dont il était confesseur. Cette abbaye avait été réformée par la mère Angélique Arnauld 1618-1622 (qui avait succédé à la soeur de la trop fameuse Gabrielle d'Estrée ; laquelle jugeait scandaleuse la conduite de sa soeur abbesse, ce qui est tout dire) à laquelle avait succédé la mère Marie des Anges Suireau venant elle aussi de Port-Royal. Jeanne de Chantal et François de Sales exercèrent une influence apaisante et pleine de mesure à Maubuisson. Dom Quinet avait dû lui aussi s'élever contre les vues trop strictement ascétiques des abbesses. Il s'était fait le champion d'une spiritualité à caractère plus mystique. En 1614, Dom Quinet avait été nommé Prieur de l'abbaye de Royaumont. Il mit tous ses soins à former lui-même ses novices et, sous son supériorat, l'abbaye, bien que souffrant du fait de son abbé commendataire Henri d'Escoubleau de Sourdis, archevêque de Bordeaux, vit peu à peu refleurir les vertus monastiques. Un hôte de marque venait souvent à Royaumont : le Cardinal de Richelieu. Il choisit Dom Quinet pour confesseur. Le 14 août 1639, Dom L. Quinet recevait la bénédiction abbatiale et devenait abbé de Barbery. Ce grand moine mériterait d'être mieux connu. Abbé Simon, op. cit.
(21) Né en 1602 à Caen, du baron de Bernières, maire de Caen, et de Mme de Lion-Roger. Ses parents sont d'une piété exemplaire. Trésorier général à Caen, il entre dans la Compagme du Saint-Sacrement dont il devient le chef incontesté dans sa province. D'une activité et d'une charité inlassables, toutes les oeuvres charitables font appel à son zèle et à son expérience. Il soutient les missions de Chine, du Canada, en particulier mère Marie de l'Incarnation qui fondera le premier monastère d'Ursulines à Québec. (Son fils Dom Claude Martin O.S.B. a été un familier du monastère de mère Mectilde, rue Cassette). Jean de Bernières est une âme mystique. Il ouvre à Caen une maison de retraite pour laïcs « L'Ermitage ». Tant qu'il en assurera la direction, on y gardera la discrétion et la mesure. Il est l'ami et le conseiller de bien des spirituels de son temps : J. Eudes, M. Boudon, par exemple. Homme d'une simplicité admirable, il a beaucoup soutenu mère Mectilde dans la fondation ch, notre Institut et la conseille après la mort du Père Jean-Chrysostome de Saint-Lo, capucin.
Jean de Bernières-Louvigny, meurt à Caen le 3 mai 1659. Le livre qui réunit ses écrits : « Le Chrétien Intérieur », n'a été publié qu'après sa mort, par le Père Louis-François d'Argentan, capucin. Ce livre a été mis à l'Index dans sa traduction italienne en 1689. Actuellement les historiens imputent au Père d'Argentan plus qu'à Bernières, certaines imprécisions et outrances de langage
Elle ne fut pas si tôt convalescente que Notre Mère Mechtilde s'alita d'une grande fièvre continue, causée sans doute par les mêmes
mésaises passés, et peut-être encore par la peine qu'elle avait prise à servir la Mère Angélique lors de sa maladie. Celle-ci qui ne se sentait pas assez forte pour lui rendre les mêmes soins écrivit promptement à Montmartre pour avertir Notre Révérende Mère Bernardine de venir à son secours. En effet elle s'y disposa aussitôt ; mais il fut très difficile d'obtenir son congé de Madame de Montmartre qui commença de soupçonner tout de bon qu'il y avait en cela quelque déguisement, et que tous ces bruits ne se faisaient que pour avoir un prétexte de se tirer de chez elle de même que sa compagne ; que, si elle s'en allait, la Mère Mechtilde ne reviendrait plus. Ainsi elle résista fortement, disant que la Sainte Vierge les ayant amenées par un miracle chez elle, si elles venaient à quitter sa maison elles emporteraient tout le bonheur ; et c'était pour cela même qu'elle avait un extrême désir de les associer.
Enfin, pressée des torrents de larmes de la Révérende Mère Bernardine, à quoi se mêlait encore l'amour qu'elle conservait pour la malade, elle consentit à ce départ qui fut quelques jours avant Noël en l'année 1643, l'an révolu de son séjour à Montmartre ; emmenant pour sa compagne Mère Louise de l'Ascension.
Ce fut de cette sorte qu'il ne resta plus du tout de nos Mères en cette célèbre abbaye. De quoi généralement toutes les religieuses ont toujours depuis témoigné et témoignent encore de la douleur, se plaignant que Madame leur Abbesse ne devait jamais consentir à leur sortie, mais les garder à quel prix que ce fut.
Notre Mère Bernardine se rendit en diligence à Barberie. Sitôt
qu'elle fut arrivée elle mit si bon ordre à faire traiter la pauvre mou-
rante que ses soins, ou la grande joie qu'elle eut de la revoir, la remit
sur pied en moins d'un mois ; non pour être entièrement quitte, car la fièvre lente, sa toux et sa lianterie ne la quittèrent point et ne l'ont fait de plus de vingt années après. Mais ne laissant pas d'agir comme auparavant ce surcroit de maladie, si bien qu'elle se trouva en état de partir pour Paris quand elles en reçurent l'avis du Père Bonne-fond (22), Jésuite, qui les avait connues à Montmartre. — Il les
qui ont motivé ce décret. La cause la plus sérieuse, au dire de Brémond, en est la violente réaction antiquiétiste de la fin du xvir.
Nos archives possédent 145 lettres de mère Mectilde à Bernières.
Brémond, op. cit., VI, p. 229 et suiv. ; Maurice Souriau, Le mysticisme en Normandie au XVII. siècle. — Rebelliau, La Compagme secrète du Saint-Sacrement, H. Champion 1908. — M. D. Poinsenet, 0.P., France religieuse au XVII. siècle, Castermann, Paris 1952. — Heurtevent, L'ceuvre spirituelle de Jean de Bernières, Beauchêne, Paris 1938. — R. P. du Chesnay, in « Notre Vie», juillet-août 1952. — Revue d'Histoire de l'Eglise, La Doctrine spirituelle de Jean de Bernières et le quiétisme, 1940, t. 36, p. 19 à 30 ; D. S., fascicule V. col. 1301-1311 et 1522.
(22) Le Père Amable Bonnefond, né à Riom en Auvergne, entra dans la Compagme de Jésus en 1618, à 18 ans. Il s'occupa de l'éducation chrétienne et composa une multitude de livres spirituels qui ont eu cours en leur temps. Il vécut longtemps dans la maison professe, à Paris, et y mourut le 19 mars 1653. Bibliot. des Ecrivains de la Compagme de Jésus, 1" série, I, p. 109, col. 1853, VII, p. 123.
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aimait extrêmement — leur ayant trouvé une maison où elles seraient très bien. Ce qui obligea ces deux Mères de s'y rendre en diligence pour examiner de près ce que c'était de cette proposition, car leurs amis et amies de Paris n'avaient cessé pendant leur absence de songer à les établir quelque part où elles puissent vivre toutes ensemble, sans aller mendier, ainsi dispersées, leur pauvre vie dans des maisons différentes. D'où vint que la Mère Sainte Marguerite de Meaux, religieuse de Montmartre, avait disposé Mademoiselle de Villiers, sa mère, de leur prêter gratuitement, et leur donner même en pur don si elles voulaient s'établir tout à fait, une fort jolie maison qu'elle avait dans le bourg de St Maur des Fossés, aux portes de Paris, qui était celle-là même dont le Père Bonnefond écrivait. Et lui, de son côté, avait donné ordre aux meubles et à tout le reste de sorte que nos religieuses ne pouvaient qu'y être fort bien.
Mais comme l'on proposait aussi de les établir à Barberie, elles jugèrent à propos de ne pas quitter toutes à la fois ce lieu-là, qu'elles ne vissent auparavant lequel des deux partis vaudrait le mieux. Ce fut pourquoi elles y laissèrent les Mères Angélique et Louise de l'Ascension avec la séculière ; et elles deux s'en allèrent prendre le coche de Paris à Caen, où Monsieur de Torp les mena dans son carosse, leur faisant paraitre partout une amitié de vrai père, le leur témoignant encore en effet en cette occasion, ne les laissant partir sans les bien pourvoir d'argent, non seulement pour les frais de leur voyage, mais aussi pour leur subsistance de quelque temps à Paris, en attendant qu'elles pussent voir ce que deviendrait cette proposition de Saint Maur. Il versa même beaucoup de larmes quand elles lui dirent à Dieu.
Elles arrivèrent à Paris au commencement de juillet mil six cent quarante quatre, et s'en allèrent loger chez des personnes d'honneur que le R. Père Bonnefond leur avait adressées, où elles demeurèrent environ quinze jours, pendant lesquels elles eurent tout loisir d'aller à Saint Maur visiter cette maison qu'elles trouvèrent bien commode, et d'examiner à fond tout ce qui se pouvait espérer de cette proposition. Ayant reconnu qu'elle leur était plus avantageuse que tout ce qu'on leur pourrait procurer du côté de Barberie, quand ce n'eût été que pour la considération de se tenir proche de Paris, qu'elles voyaient être le lieu de grandes ressources ; aussi, sans plus différer, elles s'y rangèrent en peu de jours, et mandèrent venir bientôt leurs compagnes de Barberie et de toutes les abbayes. Si bien qu'elles se trouvèrent dans peu, à Saint Maur, les mêmes qu'elles étaient au refuge de St Mihiel, la séculière de plus, bénissant Dieu en pleurant de joie de se revoir ainsi heureusement rassemblées après avoir été si ballotées et couru de si différentes fortunes pendant deux années.
Dans cet hospice de St Maur elles y passèrent trois ans, avec plus de repos et commodités qu'elles n'eussent osé s'en promettre de leur fortune présente, étant comme nous venons de dire, très agréablement logées, dans un air très pur et très sain, ne manquant de rien pour le vivre, non plus que pour leurs autres besoins, par les grandes assistances qu'elles recevaient de plusieurs endroits, mais principalement par la protection de Madame la princesse Marguerite de Montmorency (23) qui était dame de ce lieu, et qui, par dessus les aumônes qu'elle leur faisait elle-même voulait encore bien faire des quêtes pour elles aussitôt qu'elle prévoyait qu'elles pouvaient être dans le besoin.
Elle était assistée de Madame de la Meilleraye, Abbesse de Chelles (24), qui leur envoyait régulièrement toutes les semaines, quelque temps qu'il fit, autant de pain et de poisson qu'elles en pouvaient manger.
Madame de Montmartre, après quelque froideur parce qu'elles n'avaient pas voulu retourner chez elle leur envoyait du secours ; à quoi étaient ajoutées d'autres aumônes de plusieurs personnes de Paris, en sorte qu'elles-mêmes, de si pauvres qu'elles étaient, devinrent bientôt en état d'assister considérablement leur maison de Remberviller qu'elles regardaient toujours comme leur chef et maison principale.
Mais à la fin de ces trois ans, il arriva que notre Révérende Mère Bernardine, Prieure de Remberviller, fut obligée de s'en retourner, avec la Mère de Sainte Magdeleine, pour la vêture de quelques filles qui demandaient d'y prendre l'Habit. Car, comme nous venons de dire, le secours que nos réfugiées leur donnait, avec ce que la guerre avait un peu cessé en leur quartier, faisait qu'elles se remettaient peu à peu.
Notre Mère Mechtilde du Saint Sacrement ne tarda pas longtemps après elles de partir pour Caen, où elle se trouvait appelée par Madame la marquise de Mouy (25), pour établir la réforme et la
(23) Marguerite Alexandrine de Ligne, fille de Philippe de Ligne, prince d'Aremberg et du Saint-Empire, et de Claire-Isabelle de Barlaymont, épousa Eugène de Montmorency, prince de Robecque, en 1649 et mourut en 1651.
(24) Madeleine de la Porte de la Meilleraie, fille de Charles de la Meilleraie et de Claude Champlais de Courcelles, de la famille de Lusignan (Soeur du Duc, Maréchal de France), était cousine germaine de Richelieu. Née dans le protestantisme, convertie par les exhortations de Richelieu, elle était entrée d'abord chez les Bénédictines du Calvaire. Nommée Abbesse de Saint-Jean-aux-Bois en Picardie, puis de Chelles en 1629. Elle mit son abbaye sous la direction des moines de la Congrégation de Saint Maur. Elle avait une très grande dévotion au Saint-Sacrement et obtint de l'archevêque de Paris l'autorisation de le faire exposer tous les jeudis et d'en faire l'office quand ce jour ne serait pas occupé par une fête double, ce qui était une innovation liturgique. La plupart des Conciles provinciaux interdisaient même les saluts du Saint-Sacrement en dehors des très grandes fêtes. Blémur, II, p. 400. — Dom Paul Denis, Le Cardinal de Richelieu et la réforme des monastères bénédictins, H. Champion, Paris 1913, p. 178 et suiv.
(25) Madeleine de Moges, veuve du marquis de Mouy, seigneur de la Meilleraye, chambellan de Gaston d'Orléans et Officier des armées de Louis XIII. Les de Mouy étaient issus des ducs de Mercœur. Henri I de Lorraine, comte de Chaligny, marquis de Mouy (fils de Nicolas de Lorraine, duc de Mercœur) avant épousé Claude de Mouy le ler septembre 1585, fille unique du marquis de Mouy et veuve en premières noces de Georges de Joyeuse. Madeleine de Mogés
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paix dans un monastère de l'Ordre qui se nommait Notre Dame de Bon Secours, que cette dame avait fondé depuis environ trente ans. Et Notre Mère n'ayant pu se défendre d'y aller, quelque résistance qu'elle y eut faite pendant plus de dix huit mois, parce que les Directeurs de sa conscience et ses bons Messieurs de Normandie ses plus chers et fidèles amis — l'exigèrent absolument d'elle. Ce qu'il leur semblait — comme en effet cela se trouva — que cette oeuvre serait grandement à la gloire de Dieu et à l'édification de tout l'Ordre de Saint Benoit, si bien qu'elle s'y en alla, accompagnée de la Mère Dorothée de Sainte Gertrude, et par ce moyen ne restèrent plus que cinq au refuge de St Maur, dont la Mère Angélique de la Nativité demeurant Supérieure, comme étant la plus ancienne des cinq.
Mais nous ne devons point finir cet article sans faire mention que les deux premières années que Notre Mère Mechtilde demeura dans ce lieu de St Maur, elle eut pour directeur de sa conscience ce grand contemplatif et très austère pénitent, Père Jean Chrysostome, du tiers-ordre de Saint François (26), qui a vécu dans l'estime d'une très haute sainteté, lequel était lors Prieur à leur couvent de Nazareth dans Paris. Mais au bout de ce temps-là il mourut, ayant toujours fait un état fort particulier d'elle, et ne se pouvait lasser de s'entretenir de la vie intérieure qu'il trouvait qu'elle entendait mieux qu'aucune personne qu'il eut vue. Aussi avait-il accoutumé de dire, quand il venait de la voir, qu'il venait d'un petit lieu où il se rencon-
trait plus de spiritualité renfermée qu'il n'y en avait dans toute la grande ville de Paris.
Suivons le fil de notre discours, et disons que cette bonne marquise de Mouy et une partie de sa communauté ne manqua pas de recevoir notre Mère Mechtilde avec une joie et empressement extrême ; mais comme le détail de cet événement n'appartient point à ce narré, il suffira de dire qu'elle y demeura trois années entières, qu'elle y établit la réforme solidement, qu'elle y réunit parfaitement les esprits, et que sa vertu l'avait fait respecter et aimer de telle sorte que quand il fallut qu'elle partit, toutes également criaient les hauts cris, pleurant amèrement. Et comme malgré leur résistance étant sur le point de sortir, elles s'allèrent toutes coucher de leur long par terre devant la porte de clôture, se rangeant les unes auprès des autres, plus de trente qu'elles étaient, afin de couvrir tous les lieux par où il fallait qu'elle passât pour, disaient-elles en pleurant, que du moins si elle sortait, il lui fut reproché d'avoir été inhumaine pour avoir marché sur le corps de ses soeurs pour s'ouvrir le chemin à les quitter. On eut bien de la peine à les faire relever.
L'affliction de cette marquise fut incomparable sur toutes les autres, puisqu'elle en fut malade à la mort, par des accidents les plus extrêmes du monde, qui ne lui étaient causés que par l'excès de sa douleur de ne pouvoir retenir cette Mère quelque offre qu'elle lui eusse faite : soit de la rendre Supérieure perpétuelle pour sa vie, soit de lui donner telle pension qu'elle voudrait, en sorte que, comme ses religieuses de Remberviller l'avaient souvent répété pendant ces trois ans, à chaque fois qu'elles la demandaient, elle leur avait fait des présents assez considérables pour les apaiser, puisqu'ils se montent à plus de 400 écus droits, pour les 3 ans qu'elle y demeura.
Mais avec tout cela nos Mères de Remberviller ne voulurent plus consentir de la laisser, ne faisant point état de l'argent auprès du bonheur de la posséder, l'élurent pour Prieure afin que l'on ne put plus éviter de la leur rendre. Si bien qu'il fut force de la leur rendre aussitôt qu'elle eut achevé son triennal à Caen. Elle partit pour Remberviller ensuite de son élection (27).
Elle ne fut pas arrivée que, comme si Dieu se fut courrouçé de ce qu'elle quittait la France où il l'avait appelée, la guerre se ralluma plus fort que jamais en ce quartier, et les premières misères y recommencèrent, sans doute — comme nous verrons — pour les chasser de nouveau. Et ces mêmes religieuses qui l'avaient si ardemment demandée furent les premières à la prier de s'en retourner à l'hospice de Paris, et d'emmener avec elle les plus jeunes, comme celles qui étaient le plus en danger dans un temps si malheureux. La même chose lui fut commandée par Monsieur Midot, grand'vicaire
avait fondé en 1639 un monastère à Pont-l'Evêque, sous le vocable de Notre-Dame de Bon-Secours, avec quatre religieuses venant de l'abbaye bénédictine de Montivilliers. Elle espérait y prendre l'habit si sa santé le lui avait permis. Les troubles de la Fronde, la mauvaise situation du lieu, portèrent la marquise à transférer son abbaye à Caen, rue de Geole, en 1644. Les lettres patentes sont de janvier 1644. La mère Félicité Vion, de Montivilliers, en était prieure, elle était animée des meilleures intentions, mais peu propre au gouvernement. C'est alors que la marquise de Mouy après d'innombrables démarches et supplications, finit par vaincre mère Mectilde et obtenir qu'elle vienne à Caen pour trois ans. Elle date son acceptation du 23 mai 1647. Les moniales demandèrent leur agrégation à notre Institut en 1684. Archives du monastère des bénédictines du Saint-Sacrement, Caen. — Archives départementales du Calvados. — Abbé Gilbert Décultot, Histoire de Montivilliers à travers les siècles (chez l'auteur), 1973. — P. Anselme, op. cit.
(26) Né à Frémont, diocèse de Bayeux. Il étudia à Rouen sous le P. Caussin S.J. A 17 ans, il entre au couvent de Picpus, près de Paris. Professeur de philosophie et de théologie à 25 ans, définiteur de la province de France à 28, définiteur général de son Ordre et gardien du couvent de Picpus à 31, il est Provincial de la province de France à 40, en résidence au couvent de Nazareth, à Paris. Il eut la confiance de Louis XIII et de Richelieu qui lui confièrent souvent des affaires épineuses qu'il termina à leur satisfaction ; et des reines Marie de Médicis et Anne d'Autriche. D est l'ami de J. de Bernières qui le fait connaître à mère Mectilde. Il meurt le 26 mars 1646. D'après certaines lettres de mère Mectilde à J. de Bernières (30 avril, 12, 26 mai 1646), il semble que l'austérité et le très grand zèle du père Jean lui aient attiré bien des inimitiés, même dans son couvent. Aussi lorsque mère Mectilde après la mort du père, désirera obtenir un portrait de lui et surtout ses écrits, elle sera obligée à de longues et diplomatiques tractations, accompagnée de son amie Mme de Brienne. Elle n'obtiendrajamais les écrits qui ne seront publiés que plus tard. Chanoine Henri Boulon, L'Homme intérieur, Mequignon, Paris 1758. — D.S., fasc. II, col. 1125. — Archives de nos monastères.
(27) Père J. Rogié, Histoire du Bienheureux Pierre Fourier, Verdun 1887. Le Lasseur, op. cit., Annexe I, p. 294.
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de Monseigneur l'Evêque de Toul, leur prélat, qui lui donna pour cet effet une obédience des plus extraordinaires qui se voient, qui montrait bien d'un côté l'extrême péril où était ce monastère, et de l'autre la haute estime qu'il faisait de celle à qui il la confiait, lui donnant pouvoir de changer ou transporter le monastère en tel lieu qu'il lui plairait, de disposer des sujets comme elle le trouverait à propos, pour les renvoyer ailleurs ou les y laisser, enfin de faire tout ce que lui-même aurait pu faire en personne.
Ainsi elle partit emmenant avec elle quatre des plus jeunes religieuses, ne laissant que celles qui, pour leur âge, ne pouvaient courre de hasard ; n'ayant demeuré que huit mois ou environ à Remberviller. Elle prit la route de Paris croyant se rendre à Saint Maur. Mais elle fut bien étonnée, apprenant par les chemins que leurs religieuses avaient été contraintes de l'abandonner pour se retirer dans Paris, à cause des guerres civiles qui régnaient pour lors, qui avaient attiré tant de troupes autour de cette grande ville que la campagne s'en trouvait entièrement couverte, où ils commettaient toutes les insolences qu'on ne saurait imaginer. Mais s'étant informée de leur demeure, elle apprit que c'était dans le faubourg Saint Germain, en une petite rue qui rend dans le Pré aux Clercs, proche les Petits Jacobins, dans une maison qui se nommait : « Le Bon Amy », où elle les alla joindre avec sa petite troupe ; y étant arrivée la veille de Notre Dame de Mars mil six cent cinquante un, dix ans après leur sortie de Remberviller pour Saint Mihiel, et le trente sixième de l'âge de Notre Mère Mechtilde du Saint Sacrement.
Paris étant au plus fort de ses mouvements puisque c'était au temps que la noblesse demandait l'Assemblée des Etats Généraux du Royaume, le Parlement la sortie de Messieurs les Princes, qui étaient détenus prisonniers dans le Hâvre de grâce par l'ordre de la Reine Régente. Toutes choses étaient dans une si générale émotion que Monsieur le Cardinal Mazarin, qui tenait le gouvernail des affaires comme principal Ministre de la Régente, fut contraint de l'abandonner et se dérober de nuit de Paris pour s'enfuir hors du Royaume, se retirant à Sedan.
Ensuite de quoi, le Roi même, pour se libérer de la garde des bourgeois qui le tenaient comme assiégé sous prétexte de le garder, fut obligé de se déclarer majeur dès le premier mois de sa quatorzième année, à cause que sa minorité leur servait de prétexte de le tenir comme bloqué dans son Palais Royal.
Sa Majesté, après avoir été au Parlement pour cette cérémonie, sortit lui-même à l'improviste de Paris avec la Reine Mère, et y revint l'année suivante se présenter aux portes pour y rentrer. Mais elles lui furent refusées, pendant qu'on les ouvrait aux troupes espagnoles que les Princes, qui s'y étaient rendus les maîtres, avaient appelées à leurs secours. D'où s'en suivit la bataille donnée à la Porte Saint Antoine, le deuxième de juillet 1652, pendant laquelle le canon de la Bastille fut lâché sur l'armée où le Roi était en personne (28).
Et huit jours après, l'on vit l'incendie de l'Hôtel de Ville, où plus de six cents des plus notables personnes de la ville pensèrent être consumées par le feu qui y fut mis par l'ordre des révoltés, pour intimider ceux — lesquels tenant encore pour le Roi — empêchaient que Paris ne signât la ligue offensive et défensive avec les Princes contre Sa Majesté.
De sorte que nos religieuses ne pouvaient pas être venues dans un temps plus propre à leur donner une ample moisson de souffrances ; aussi la recueillirent-elles avec très grande bénédiction, comme nous allons rapporter à la Seconde Partie.
(28) On sait que ce fut la Grande Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans et de la Duchesse de Montpensier qui fit tirer le canon de la Bastille. « Mademoiselle » n'a jamais beaucoup gouté l'influence de mère Mectilde sur sa belle-mère la duchesse douairière, bien qu'à cette date elle ait eu depuis longtemps sa « maison personnelle ». Le désordre et la misère s'étendaient sur une grande partie de la France. Le burin d'un Callot a conservé le souvenir de ces calamités en Lorraine avec un réalisme cruel mais vrai, hélàs. Les labours avaient cessé presque partout et on rapporte que l'on compta jusqu'à 7 700 pauvres le même jour, venus demander l'aumône à Paris au cimetière des Innocents. Edouard Gérardin, op. cit.
DEUXIÈME PARTIE
SUITE DES MÉMOIRES
1651-1655
SUITE DES MÉMOIRES. 1651-1655
Jusqu'ici nous n'avons discouru que de la venue de la Mère Catherine Mechtilde du Saint Sacrement en France, et des détours par lesquels Dieu l'a fait passer devant que de l'établir dans Paris, l'ayant suivie pas à pas depuis la sortie de son monastère, exprès pour faire remarquer que sa vie a toujours été très sainte, que son esprit et sa conduite ont passé par l'examen de plusieurs grands serviteurs et servantes de Dieu, et ont toujours été non seulement approuvés, mais estimés être dans une haute élévation et de nature et de grâce ; que la divine Providence l'a toujours regardée d'un regard tout singulier, qu'elle s'y est toujours très fidèlement abandonnée, qu'elle a toujours été accompagnée de souffrances qui sont la marque des prédestinés, et qu'ainsi c'était un sujet très disposé à recevoir toutes les impressions de l'Esprit de Dieu et à accomplir toutes ses volontés. D'autant que, comme nous avons à élever un grand édifice, il est à propos de faire connaitre la valeur de la pierre sur laquelle il est fondé, pour montrer que le fondement en est bon. A présent nous l'allons faire paraître jetant dans Paris les fondements de l'Institut de l'Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l'autel.
Mais pour dire les choses comme elles sont, il ne faut pas s'attendre de lui voir faire pour cela de grandes actions au dehors. Non, ce n'a pas été son caractère. Et pour bien faire comprendre quel a été son travail et sa façon de procéder, il faut dire qu'elle a plus consisté à pâtir qu'à l'agir, et qu'elle a été dans les mains de Dieu comme l'instrument entre les mains de l'ouvrier, vu que, de sa part, elle n'a travaillé à cette entreprise que précisément sous les ordres de la divine Majesté qui lui étaient manifestés par les événements extérieurs de la Providence, et par les mouvements intérieurs de la grâce, sans vouloir employer son industrie naturelle en rien, mais s'appliquant seulement à regarder agir Dieu, pour ne faire ni plus ni moins que ce qui lui était dicté par ces deux voies. En sorte que, comme elle n'aurait pas voulu les devancer d'un moment, aussi n'aurait-elle pas voulu en différer d'un moment l'exécution ; d'où il se peut dire avec fondement que son esprit propre n'a point eu de part à cette oeuvre, et que Dieu seul a tout fait.
Ce n'est pas qu'il ne faille reconnaitre que les riches talents dont le ciel l'a favorisée n'aient été les principaux instruments desquels ce divin ouvrier s'est servi pour accomplir son ouvrage, puisque ce
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fut sa majestueuse douceur et ses excellents discours qui attirèrent les personnes qui ont coopéré avec elle en ce dessein, et sa prudence qui évita les brouilleries qui se seraient rencontrées entre eux, à cause du peu de rapport de leurs humeurs, de même que sa fermeté à les soutenir quand les difficultés les étonnaient. Mais le peu d'usage qu'elle faisait par elle-même de ses rares qualités, ne caressant ni recherchant jamais personne, ni ne se produisant point au dehors sans un véritable besoin, nous fait dire qu'elle en pâtissait les effets plutôt qu'elle n'agissait par elles.
Il est vrai qu'elle s'est trouvée puissamment secondée dans les affaires, d'une excellente séculière qui lui fut sans doute un don de la main de Dieu, puisqu'elle était si avantageusement partagée de toutes les qualités qu'il fallait pour réussir, par le grand bien, le grand crédit, l'habileté et le courage qui se trouvaient assemblés en sa personne, à l'aide desquels notre Révérende Mère est venue à bout de notre établissement.
Comme nous verrons à la suite, et pour ne plus celer plus longtemps au lecteur le nom de cette digne personne qui se peut avec justice qualifier : la coadjutrice de celle qui a formé l'Institut, comme par ses bienfaits elle est reconnue pour Fondatrice de notre maison de Paris, c'est Madame Marie de la Guesle (1), lors épouse, et maintenant veuve, de Messire René de Vienne, comte de Châteauvieux.
Nous ne devons pas désavouer qu'il n'y ait eu d'autres dames qui ont contribué aussi de leurs biens à cet établissement, comme : Dame
(1) Marie de la Guesle, dame de la Chaux, fille de Jean de la Guesle, fut mariée à René de Vienne, comte de Châteauvieux. Les Châteauvieux étaient alliés aux Coligny. Ils eurent pour unique héritière (leur fils mourut jeune) Françoise Marie de Vienne, comtesse de Châteauvieux qui épousa Charles H de la Vieuville en 1649 (cf. note Vieuville p. 110). Ceux-ci eurent un fils René-François, marquis de la Vieuville (petit-fils de la comtesse) qui épousa Anne-Lucie de la Mothe, fille d'honneur de la reine, le 12 janvier 1676 et mourut à Versailles, le 22 février 1689.
En 1954 on fit des fouilles aux n.. 10-12-14 de la rue Cassette pour moderniser les bâtiments, et on obtint de rechercher dans les caves avoisinantes. On n'a pas retrouvé le corps de mère Mectilde comme on l'espérait, mais celui du comte de Châteauvieux dans son cercueil sur lequel une plaque de cuivre indiquait qui y reposait. Quelques ossements de moniales et c'est tout (cf. récit des fouilles : circulaire du monastère de Paris et Archives).
Le comte et la comtesse de Châteauvieux ont pu être appelés, avec vérité, les fondateurs de notre Institut. C'est leur générosité et leur inlassable activité, qui a permis d'obtenir toutes les autorisations officielles, et les maisons destinées à recevoir les premières religieuses, comme la suite du récit l'expliquera. La comtesse a été une des plus intimes confidentes de mère Mectilde, et sa docilité à suivre sa sainte amie, a fait de cette mondaine de bonne volonté, une âme profondément abandonnée à Dieu. Après la mort du comte de Châteauvieux, elle entrera au monastère de la rue Cassette où sa vie exemplaire lui gagnera l'affection et la vénération de toutes. La comtesse avait rassemblé à son usage personnel des lettres ou des conférences de mère Mectilde portant sur les différentes fêtes liturgiques, d'où le nom de « Bréviaire » donné ensuite à ce manuscrit. Mère Mectilde en a revu elle-même la copie et a permis que celles de ses filles qui le désiraient le reproduisent à leur usage. Nous avons là le plus riche et le meilleur recueil d'écrits de notre mère institutrice. Les copies en sont très nombreuses, dont une à la Bibliothèque Nationale. Les deux meilleures versions sont aux Archives des Monastères : de Dumfries (Ecosse), manuscrit coté D. 10 et de Bayeux coté N. 260.
Anne Courtin marquise de Bauves (2), Marie de Choiseul, marquise de Cessac (3), Hélène de la Flèche veuve de Monsieur Mangot (4), Maître des Requêtes ; et la première beaucoup plus, toute seule, que les deux autres ensemble. Mais il n'y a pas de comparaison à faire d'elles trois à notre Dame comtesse, soit pour les dons, soit pour les soins, les autres n'ayant point agi ni donné — soit encore en ce que les autres ne se sont données que mortes à la maison, y ayant voulu être enterrées, et celle-ci s'est donnée vivante, avec tant de fidélité que ce fut dans le moment que la mort lui a enlevé ce cher mari. Car à peine lui eut-elle fermé les yeux, que sans avoir égard à ses intérêts temporels, elle vint s'immoler sur l'autel qu'elle s'était aidée à dresser, où elle achève de se consummer dans les flammes d'une charité parfaite vers ce Dieu fait Victime pour nous dans cet adorable Sacrement, et par l'exercice d'une vie toute sainte ; ainsi son sacrifice ne peut recevoir de comparaison.
Nous aurions à dire aussi de très excellentes choses de ce vertueux Seigneur son mari, à qui Dieu donna, les dernières années de sa vie, un zèle pour cet Institut qui ne cédait point à celui de sa pieuse femme ; et qui ne s'étant pas contenté de consentir à tout ce qu'elle avait donné de son bien, — sans quoi elle ne l'aurait pu faire — a donné des siens propres, et s'est donné lui-même à la maison comme il s'y est pu donner, en y élisant sa sépulture par préférence au magnifique tombeau que ses prédecesseurs lui ont laissé dans leurs terres et seigneuries ; mais nous ne le pouvons pas en cet endroit. Ce sera dans la quatrième partie que nous en parlerons plus au long, et toutefois nous en disons déjà assez, disant, comme nous faisons ici, qu'il a été reconnu Fondateur de cette maison avec Madame sa femme, puisque cette qualité suppose nécessairement beaucoup de foi, de zèle pour Dieu, et de libéralité chrétienne.
Reprenons notre narré.
Paris étant donc en l'état que nous avons montré à la fin de la première partie, Notre Révérende Mère Prieure se trouva fort dénuée dans cette petite maison du « Bon Ami », n'ayant rien du tout pour
(2) Epouse 2 marquis de Boves. Son testament est aux Archives Nationales L. 763. Il est signé : de Boves de Moy, comtesse de Guivy ; ce qui donne à penser que Mme de Bauves et la marquise de Mouy (orthographe Mouy ou Moye selon les documents) étaient parentes. (Archives de nos monastères).
(3) Chanoinesse de Remiremont, dame de Clermont, femme de François de Cazillac, marquis de Cessac, décédé en 1669. Sa mère était Marie de Vienne, fille de Nicolas de Vienne. Elle était donc parente, par sa mère, de la comtesse de Châteauvieux et cousine de Mme de Montgomery, fille de M. de Torps.
(4) La famille Mangot vient de Loudun (Vienne). Claude Mangot, célèbre avocat, vint à Paris en 1554 et fut anobli en 1555. Son petit-fils Anne Mangot, conseiller d'Etat et directeur des finances, mourut doyen des requêtes le 10 juin 1655. Sa femme, Marie Phelipeaux, fille de Paul Phelipeaux, seigneur de Pont-Chartrain, conseiller d'Etat et d'Anne de Beauharnais, mourut le 15 avril 1670. Elle avait une fille religieuse à Saint-Denis, une autre fut abbesse au Val-de-Grâce. Plusieurs de ses filles furent mariées dont l'une Marie-Thérèse à Antoine d'Ambray, le frère de la marquise de Brainvilliers.
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subsister — et cependant elle avait sept religieuses avec elle à nourrir — car cette ville n'était plus ce qu'elle l'avait vue quand elle était à Saint Maur en 1648, par les barricades, et qui n'avaient point cessé depuis, desquelles cette grande ville avait toujours été le principal théâtre, l'ayant tellement appauvrie qu'à peine pouvait-elle suffire de nourir ses propres citoyens qui étaient tombés à milliers dans la misère par la cessation du commerce et par les hostilités qu'y commettaient les gens de guerre sur leurs biens à la campagne.
Outre que toutes les maisons religieuses de filles, même des villes de trente lieues à la ronde, s'y étaient réfugiées pour la sûreté de leurs personnes, sans avoir pu apporter de quoi y subsister, et celles qui y étaient de tous temps établies étaient devenues très pauvres pour la même cause. Si bien que, comme il est fort naturel d'aimer plus des patriotes que des étrangers, l'on courrait plutôt à les secourir que celles qui n'étaient pas du royaume comme nos religieuses. Ainsi les trouva-t-on quelquefois en telle extrémité que leur meilleur met était des pois cuits, sans aucun assaisonnement, et pas un pauvre morceau de pain pour leur aider à manger ce pauvre potage. D'autres fois même elles n'avaient du tout rien ; et pour les coucher que le plancher a cru, sans seulement de la paille ; moins encore de couvertures pour se couvrir quoique les nuits fussent encore bien froides. Et quand elles voulaient dormir elles s'asseyaient proche la muraille pour s'appuyer dans leur sommeil.
Cependant notre Mère Prieure retomba si malade en ce temps-là qu'on ne lui espérait pas vie, et durant toute sa maladie elle n'eut pour s'assister que les bouillons de la charité des pauvres de la paroisse, dont on lui emportait deux par jour.
Enfin la pauvreté où elle se trouvait réduite était si grande que Monsieur l'Evêque de Babylone (5) qui logeait au voisinage, étant venu dire la sainte Messe dans un petit réduit de chapelle — qu'on leur avait permis d'avoir dans cette chétive maison — pour lui porter la sainte Communion, ne put jamais retenir ses larmes la voyant ainsi couchée sur une chétive paillasse, toute vêtue, sans couverture, ni sans rien. Et de compassion qu'il en eut, quand il fut de retour à son logis, il lui envoya en aumône un matelas de son lit.
Toutefois ce que nous disons ici n'est qu'un léger crayon de leurs souffrances auprès de ce qu'il en était, jusqu'à ce qu'elles furent connues de ceux qui les assistèrent depuis. Mais comme ce n'est plus le récit que nous avons entrepris de faire, n'en n'ayant parlé que
(5) Dom Bernard de Sainte-Thérèse, carme O.C.D., avait été réellement évêque de Babylone, car au xvir siècle les carmes ont eu une très grande part dans l'activité missionnaire de l'Eglise. De retour à Paris, il achète, avec l'aide de la Compagme du Saint-Sacrement, un grand terrain rue de Sèvres, où s'éleva plus tard le séminaire des Missions Etrangères. Gallia Christiana, Province de Paris. — L. Prunel, La Renaissance Catholique en France au XVII° siècle, D.D.B. 1921.
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pour donner une idée générale de l'état où elles étaient lorsque cette entreprise de l'Institut se fit, nous n'entrerons pas plus avant dans ce détail pour en venir à notre fin principale qui est le discours de ce qui s'est passé en notre établissement.
Elles ne furent dans cet état si pitoyable qu'environ deux mois, après lesquels Madame la marquise de Bauves les vint voir et les assista déjà fort, parce qu'elle connaissait notre Révérende Mère Prieure depuis Saint Maur, pour avoir négocié avec elle d'aller réformer cette Abbaye de Notre Dame de Bon Secours de Caen, à la prière de la marquise de Mouys sa parente.
Cela fit que, quand elle apprit son arrivée, — ce qui ne put être si tôt — elle ne manqua pas de l'aller visiter et commença à la secourir.
De même fit la marquise de Cessac. Mais la connaissance de celle-ci ne fut qu'après que Notre Mère l'eût prévenue par un acte signalé de charité, à la prière de la comtesse de Mongomery, dont le père, comme nous avons vu, les avait tirées du bourg de Bretteville pour les mener à celui de Barberie, s'étant exposée avec un extrême péril de sa vie pour faire servir la seconde fille de cette marquise qu'elle aimait uniquement, laquelle avait la petite vérole et le pourpre, et ne se trouvant point en état de la faire servir elle-même à cause de l'excès de son affliction ; et lui en étant demeuré une extrême reconnaissance pour notre Révérende Mère, elle tâcha de la lui témoigner par ses charités.
Pour Madame Mangot, elle la connut par une autre rencontre aussi de Providence. Outre que Messieurs de la paroisse qui visitaient les pauvres vinrent les voir et leur donnèrent l'aumône toutes les semaines durant quelque temps. De même Messieurs du Port-Royal les assistaient beaucoup, car son esprit était fort goûté de tous ; et ceux qui la connaissaient étaient également charmés de ses excellents discours de la vie intérieure, de son grand désinteressement, de sa pauvreté — car elle ne demandait jamais rien — ; son port majestueux qui lui attirait le respect, et cette douceur et paix angélique qui parait sur son visage plus remarquablement encore dans ses souffrances extrêmes, si bien qu'ils étaient tous surpris de trouver une personne si extraordinaire dans un si déplorable état.
Elle devint fort connue, estimée et recherchée, et par conséquent : soulagée, mais non pas assez pour pouvoir dire qu'elles ne manquaient plus de rien. Il faut bien des aumônes pour subvenir de tous points à une famille religieuse de huit à neuf personnes, et payer leur logement. Aussi ne furent-elles pas pour cela exemptes de souffrances.
Le pis était que la santé de Notre Mère ne pouvait se rétablir, sa toux ne la quittait point, sa fièvre lente, non plus que cet extrême flux lientérique qui la mettait au mourir, et qui eut demandé un bien
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meilleur traitement que celui qu'elle pouvait recevoir de ce secours incertain des aumônes, sur lequel il est impossible de prendre de mesure juste.
L'on fera réflexion, peut-être, que Madame de Montmartre, que nous avons fait voir l'aimer si fort, l'aurait secourue sans doute si elle eût été dans l'extrémité que nous disons, mais il faut se souvenir que Paris était investi des troupes du Roi, et qu'ainsi le passage n'était pas libre, si bien qu'elle ne pouvait du tout envoyer.
Ce ne fut pas là encore toutes les connaissances que Dieu destinait dans les secrets de sa Providence à Notre Mère, la principale y manquait. C'était celle de notre chère Fondatrice de laquelle nous avons déjà parlé, qui la fut voir, non pas sur aucune prévention de son mérite comme les autres, car n'étant pas de la même paroisse, elle n'en avait point ouï parler ; mais ce fut par un pur effet de hasard — selon le monde — et d'une très particulière Providence, selon Dieu, puisqu'il s'en est ensuivi de si excellentes choses à la gloire du Très Saint Sacrement de l'autel.
Enfin, un jour se rencontra que la Présidente de Herse (6) vint prendre cette comtesse pour aller de compagme visiter les pauvres dans le faubourg Saint Germain, et la mena droit à cette petite rue du Bon Ami, visiter auparavant de pauvres religieuses Jacobines réfugiées qui y étaient aussi logées ; et de là elle la conduisit chez les petites religieuses de Lorraine — ainsi nommait-on nos Mères, et les a-t-on nommées jusqu'à notre établissement.
Pour cette première fois notre comtesse ne s'arrêta guère à parler à Notre Mère, s'étant contentée de lui donner son aumône, sans avoir pris garde à rien. Mais il lui en resta un je ne sais quoi qui la poussa à y retourner, comme elle fit huit ou dix jours après, se trouvant de loisir. Elle se fit mener là en forme de promenade, ayant dans son carosse avec elle une demoiselle de ses voisines, personne de grande piété, qui était fort amie de Notre Mère.
A la vérité, cette seconde fois, elle ne s'en retourna pas indifférente comme à la première. Le trait de l'élection divine sur sa personne pour travailler à son oeuvre darda son coeur si profondément qu'il n'en est jamais sorti depuis. Aussi elle a bien aimé à le conserver, ayant fidèlement correspondu à cet appel. Si bien qu'en
(6) Charlotte de Ligny, présidente de Herse, parente de M. Olier, avait été formée par François-de-Sales qui « l'aimait comme son âme ». Elle seconda ardemment M. Vincent dans l'établissement des Exercices des Ordinands et la fondation des Séminaires. Elle figure sur la liste des Dames présentes dès la seconde assemblée des Dames de Charité : juillet 1634. C'est Vincent de Paul qui fit connaître mère Mectilde aux Dames de l'assemblée qui, plus tard, l'aidèrent largement de leurs deniers et par leurs relations. En particulier la duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu, qui n'est mentionnée que dans les lettres de mère Mectilde (nos Archives possèdent 3 lettres de mère Mectilde à la duchesse). Mgr Baunard, op. cit. — Broutin, La Réforme pastorale en France au XVII° siècle, 1956, p. 215-232. — Coste, op. cit. — Année Sainte de la Visitation, I, p. 627.
cette visite, s'étant mise à parler de discours spirituels dont elle était extrêmement curieuse, Dieu permit que Notre Mère vint à lui dire là dessus quelque chose qui lui revint si fort que lui prenant la main elle lui dit : « Ma Mère, vous avez touché au but. Jamais personne encore ne m'en a tant su dire ! » et dès lors elle commença d'avoir pour elle une si grande estime et une si parfaite confiance qu'elle ne cherchait plus que les occasions de la voir pour lui découvrir son âme sans réserve, ce qui s'accrut de jour en jour au point que nous la voyons à présent qu'elle s'est venue ranger entièrement sous sa conduite.
Mais rien ne saurait mieux faire connaitre que cette connaissance était l'oeuvre de Dieu que la différence extrême qu'il y avait entre leurs naturels et leurs humeurs, qui n'auraient autrement jamais pû compatir, si Dieu ne les eut unies. Notre Mère étant une personne absolument abandonnée entre les bras de la divine Providence, qui faisait qu'elle n'avait que le seul regard de Dieu, sans aucune réflexion sur elle-même et sur ses intérêts propres, ni sur rien du monde qu'elle avait presque mis en oubli ; et la comtesse étant d'un esprit prévoyant, vif et actif, pénétrant, curieux, se réfléchissant incessamment sur toutes choses, cherchant ses intérêts spirituels, aimant son opération et souffrant quelque peine quand elle n'était suivie de succès ou seulement quand il était retardé. Et son esprit étant assurément au dessus de son sexe, elle avait si peu d'estime de la conduite des filles, qu'elle en avait du dégoût, et même de l'opposition à toutes les religieuses, qu'elle ne visitait point ; et ne croyait pas même que d'en établir fut une fort bonne oeuvre, comme elle a souvent confessé, tout son attrait étant pour les hôpitaux.
Aussi cette opposition d'humeur et de procédés faisait que dans le commencement notre Mère Prieure, qui d'ailleurs était grandement désintéressée, n'avait pour elle de correspondance qu'autant que la bienséance et la reconnaisance pour ses charités l'exigeaient. Précisément encore s'en acquittait-elle avec beaucoup de négligence, mais au contraire cette bonne dame supportait ses froideurs avec un respect admirable sans jamais s'en rebuter, ni relâcher de ses aumônes ; si bien qu'il ne se peut dire autrement, sinon qu'il y avait de la merveille de voir une personne si opposée, si dégoûtée, si méprisante de la conduite des filles, se rendre dès la seconde ou troisième visite à une religieuse, qu'à peine connaissait-elle encore, prendre ses avis sur les difficultés de son âme, admirer sa conduite, et plus s'attacher à elle que moins elle s'en trouvait flattée et caressée ; lui donnait avec cela si absolument sa confiance qu'elle alla jusqu'à son temporel, dont elle lui mit entre les mains plus de quarante mille écus pendant les séditions fréquentes de Paris, qui menaçaient de pillage les riches maisons, quoique Notre Mère fut logée dans un petit taudis. C'est pourquoi pour avoir plus d'occasion encore de la voir souvent, sous prétexte de ses affaires, et quoiqu'il y eut, ce semble, peu de prudence en cette action, toutefois Dieu qui tramait tout cela parce que cette fréquentation servait à son oeuvre, la bénit en sorte qu'elle
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n'eut point sujet de s'en repentir, puisque ce dépôt lui fut rendu fidèlement.
Ne faut-il pas dire qu'après un changement si grand et si extraordinaire l'on ne saurait douter que ce ne fut Dieu qui eut fait cette liaison puisque lui seul est le maitre des coeurs, et qu'il appartient à lui seul d'unir les choses contraires. Ce ne seront pas ici les seuls effets de cette liaison, il en paraît bien d'autres à la suite, mais il faut dire auparavant que, comme la pauvreté a toujours la dépendance comme compagne inséparable, celle de notre Mère Prieure fut encore accompagnée de cette incommodité par les importunités que la dépendance lui attira, et les souffrances qui lui revinrent de son refus.
Ce fut que tous ceux qui lui faisaient l'aumône se figuraient avoir droit de disposer d'elle et de l'appliquer aux emplois que bon leur semblait ; c'est pourquoi plusieurs différents emplois lui furent proposés en ce temps-là.
Premièrement par Monsieur Mangot, Maître des Requêtes, qui voulait l'envoyer dans un couvent du même Ordre de Saint Benoit, où il avait une soeur Prieure perpétuelle, pour le réformer ; et lui faisait céder sa supériorité sa vie durant, et avec cela il lui laissait par son testament une rente de mille livres sur ses biens, au capital de seize mille livres, pour en jouir tant qu'elle vivrait. Et comme il fut prêt à mourir, qui fut bientôt après, il fallut, pour qu'il mourut en repos, que Notre Mère lui promit qu'elle accomplirait son intention, quoique ce ne fut pas sa pensée ; aussi ne l'a-t-elle pas fait par la répugnance qu'elle a eue de tout temps à commander et elle renonça ce legs tout aussitôt qu'il fut mort.
Après celui-là, Messieurs du Port Royal la voulurent mettre pour directrice dans une maison de filles de ce même Ordre du Port Royal, qu'ils voulaient établir à la porte Saint Marceau. Et lui offraient six cents écus de pension pour cela, outre sa nourriture ; mais ils voulaient qu'elle reconnut pour supérieur un prêtre de parmi eux, nommé Monsieur de Saint Glin (7) qui était l'un des principaux prédicateurs de leurs nouvelles opinions. Et comme ils s'en virent éconduits, ils se retirèrent absolument d'elle, lui retranchant les aumônes qu'ils lui faisaient qui étaient fort considérables, et de plus, la persécutèrent depuis, parce qu'ils reconnurent par ce
(7) M. de Singlin, d'origine modeste, avait fait des études sommaires ; cependant grâce à Vincent de Paul il est ordonné prêtre de bonne heure. Il est attiré par Saint-Cyran, qui en 1638, en fait son suppléant comme directeur de Port-Royal. Il le restera jusqu'à la fin de sa vie, même à Port-Royal des Champs, où il sera, de fait, le supérieur des « Solitaires ». Il est réputé à la fois comme prédicateur et comme directeur spirituel. Mourret écrit qu'il fut le grand orateur du parti janséniste. En réalité, Singlin n'était ni brillant, ni théologien. Sans doute était-il persuasif dans ses sermons. Les religieuses en l'écoutant prenaient des notes qui furent éditées plus tard sous le nom « d'Instructions Chrétiennes ». Il n'est pas moins apprécié comme directeur spirituel. Pascal
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refus qu'elle avait de l'éloignement de leur doctrine ; comme en effet il était vrai, et qu'elle se trouvait fort choquée de la proposition qu'ils lui firent de prendre un autre Supérieur que Monsieur l'Archevêque de Paris qui était le Supérieur légitime.
Il arriva encore qu'une personne très considérable pour sa rare piété la demanda en prêt pour la faire supérieure d'une maison de Refuge qui se faisait dans ce faubourg Saint Germain, pendant le fort des troubles, pour retirer cette quantité de religieuses de toutes sortes d'Ordres que la guerre ayant chassé de leurs maisons, roulaient dans les rues de Paris avec bien du hasard pour leurs personnes, à cause de l'extrême nécessité où elles se trouvaient, et bien du scandale pour le saint Habit qu'elles portaient, étant contraintes de s'accoster et d'accompagner de toutes sortes de gens pour vivre ; et parce qu'elle ne lui fut pas accordée il lui retrancha une aumône d'une bonne quantité de pain et de sept écus d'argent qu'il leur donnait par mois depuis assez de temps.
Madame la comtesse, de laquelle nous avons parlé, voulait aussi en disposer à son gré, voulant qu'elle fit un hospice à Paris pour sa maison de Remberviller, et offrait douze mille francs pour cela. Et encore quelques autres faisaient diverses propositions qui, ne pouvant leur être accordées, se rebutaient d'elle et la délaissaient après.
Mais pour tout cela sa confiance ne s'ébranla point, et ne désista point de se laisser conduire à l'aveugle par obéissance, car c'étaient ses supérieurs qui, à la sollicitation de ses religieuses, faisaient ces refus et non pas elle. Mais Dieu le permettait ainsi pour la conserver à notre Institut qu'elle n'aurait pu entreprendre si elle se fut trouvée engagée. Il est vrai qu'ils avaient assez de considération pour elle pour n'en pas disposer sans la consulter quelquefois, mais elle se découvrait si peu et s'abandonnait si fort à leur sentiment qu'ils n'avaient su reconnaitre de quel côté elle penchait, sinon lorsqu'on en vint à la proposition de l'engager dans le parti qui était accusé d'erreur, car alors elle ne fit point de difficulté d'en témoigner sa répugnance, et le soupçon qu'elle avait de ce qu'ils se voulaient soustraire de l'autorité légitime de Monsieur l'Archevêque de Paris pour se soumettre à un supérieur à leur mode, et elle n'y voulut point aller.
Sur ce temps-là il lui fut fait une autre offre, dont il ne devrait pas être fait mention parmi toutes celles que nous venons de rap-
s'adressa quelque temps à lui, avant de devenir le dirigé de M. de Saci. Mme de Guéméné, princesse de Rohan était dirigée par M. de Saint-Cyran mais elle consultait aussi Singlin. Ce fut d'ailleurs un « débat de conscience » entre elle et son amie la marquise de Sablé, conseillée par le père de Sesmaisons, S.J., qui est à l'origine de la réponse d'Arnault : De la Fréquente Communion (1643) qui fit tant de bruit. Cependant M. Singlin fit toujours preuve de modération. S'il ne réussit pas à calmer la fougue de Pascal ou du grand Arnault, il obtint la soumission de beaucoup de religieuses de Port-Royal des Champs. F. Mourret, op. cit. — Dict. théol. cathol., t. XIV 2, col. 2164.
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porter, parce que celle-ci paraît ridicule, mais il n'y a point moyen de s'en taire, puisque c'est de celle-là, comme du grain de moutarde de l'Evangile, qu'est sorti le Royaume de Dieu, la divine Majesté ayant pris plaisir de faire produire de ce petit germe notre Institut.
Ce fut celle que lui fit la bonne marquise de Bauves : celle-ci offrait un écu par mois si notre Mère Prieure voulait entreprendre de faire quelque chose considérable pour honorer le Saint Sacrement.
Une personne moins morte à elle-même l'aurait renvoyée bien loin, et traité sa proposition de moquerie, d'autant qu'en effet elle en était digne, car que se pouvait-il faire d'un écu par mois ? Mais elle au contraire l'écouta et témoigna la goûter, parce qu'elle n'y voyait que la bassesse et pauvreté qui étaient sa tendance intérieure, et qu'elle y voyait ouverture de faire honorer notre auguste Sacrement d'un culte particulier.
Seulement elle lui représenta avec respect qu'il n'y aurait pas là assez de quoi la faire subsister avec les religieuses qu'il faudrait pour cette entreprise — vu qu'elle n'avait rien du tout d'ailleurs et Dieu, favorisant l'humilité de Notre Mère, changea le coeur de cette vertueuse marquise de sorte que, de son mouvement, elle vint un jour sans plus tant marchander lui offrir jusqu'à une rente de 500 livres par an, rachetable de 10 000 livres, et tous les meubles d'église qu'il nous faudrait, si la chose pouvait réussir.
De quoi la comtesse ayant eu le vent proposa de joindre à cette rente les douze mille livres qu'elle voulait donner pour son dessein de l'hospice, afin que, l'un aidant à l'autre, la chose put se faire ; tout lui étant également bon, pourvu qu'elle retint à Paris cette bonne Mère à laquelle elle était si attachée, quoique depuis elle ait bien su rectifier son intention.
De façon que notre Mère Prieure voyant ces deux offres arriver à peu près à une somme assez raisonnable pour commencer quelque chose, consentit qu'elles travaillassent auprès des Supérieurs et de la Cour pour en avoir la permission, se voyant, de plus, assurée de deux mille écus que la marquise de Cessac lui avait promis si elle pouvait s'établir, et de mille écus de Madame Mangot. Tout cela ensemble faisant environ dix mille écus.
Ensuite elle commença de projeter l'entreprise de l'Adoration perpétuelle dont elle fit l'ouverture à ces deux dernières, pour savoir si elles consentiraient que leurs dons fussent employés à cela, ce qu'elles firent avec joie, et convinrent de n'agir que de concert et de travailler fortement à cet établissement avec la marquise et la comtesse.
Quoiqu'elles fussent les mieux intentionnées du monde, elles ne savaient pourtant pas trop prendre les moyens pour arriver à leurs fins. C'est à dire : la comtesse, car pour la marquise de Bauves elle n'agissait point du tout, à cause de son grand âge qui la rendait incapable de travailler, n'ayant guère moins de quatre vingt ans ; pour les deux autres : elles n'étaient pas si portées à se donner de la peine.
Mais Dieu, pour leur en ouvrir le chemin, se servit de l'accident arrivé au Chevalier de la Vieuville, — frère du marquis, depuis fait duc et premier chevalier d'honneur de la Reine de France, beau-fils de notre comtesse, — lequel fut blessé à mort d'une mousquetade au siège d'Etampes que le Roi en personne assiégea sur les Princes pour qui cette ville tenait.
Ainsi notre comtesse fut obligée, à cause de leur alliance, de se rendre auprès de ses père et mère qui étaient inconsolables de la perte qu'ils allaient faire. Si qu'elle s'achemina à Melun où ils étaient avec la cour, avec les députés du Parlement qui y allaient trouver le Roi pour traiter des affaires publiques.
C'était sur la fin de mai ou au commencement de juin de l'année 1652. Et là, après avoir contribué beaucoup par ses soins à la très chrétienne mort que fit ce jeune seigneur, laquelle fut accompagnée d'une édification merveilleuse, elle ne mit point en oubli son cher établissement. Mais croyant que ce ne serait qu'une affaire de crédit, elle comptait déjà que rien n'oserait lui être refusé, à cause de celui où était Monsieur de la Vieuville, le père, qui était surintendant des Finances. Cela fit que, sans y chercher d'autre façon, elle s'en alla droit à Monsieur le Garde des Sceaux Molé (8), lui demander des Lettres Patentes pour nous ; mais il lui fit considérer que ces choses ne se faisaient pas de la sorte, qu'il ne lui en pouvait accorder sans voir auparavant un contrat de Fondation qui fut suffisant pour son entreprise, et qu'il ne lui parut aussi de la permission du Supérieur écclésiastique du faubourg Saint Germain, car c'était dans ce faubourg où, déjà, elle proposait de faire cette maison, lui promettant au surplus que, quand elle lui apporterait ces deux choses, il lui donnerait toute sorte de contentement en ce qui dépendait de lui.
Après cela elle s'en revint à Paris, où ayant communiqué de tout à notre Mère Prieure et à ces deux marquises, elles arrêtèrent toutes ensemble qu'il serait travaillé incessamment à ce contrat, puisqu'aussi bien il ne se trouvait pas moins nécessaire pour obtenir la permission de Monsieur l'Abbé de Saint Germain, Supérieur, que pour avoir les Lettres Patentes.
(8) Fils d'Edouard Molé, célébre magistrat au Parlement de Paris. Pour être resté attaché à Henri IV et avoir défendu la cause royale contre la Ligue, le roi lui donna la place de Président à Mortier 1602 qui resta dans la famille jusqu'à la Révolution. Son fils, Mathieu, celui de notre récit, né en 1584, mort en 1656, après avoir été conseiller au Parlement 1606, procureur général 1614, premier président 1641, fut enfin garde des sceaux en 1650. Il a toujours fait preuve d'une grande fermeté et il a su concilier les devoirs d'un grand citoyen à l'obéissance absolue au pouvoir royal. En 1649, il est député à Rueil près d'Anne d'Autriche pour proposer un accommodement entre la Cour et la Fronde et réussit sa difficile négociation. Garde des sceaux, il sut garder une grande équité et un remarquable désintéressement. Bouillet, Dict. Univ. d'Hist. & Géograp., 1850 (cet ouvrage sera désigné désormais sous le sigle D.H.G.).
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Il fut arrêté encore que, dans ce contrat, les sommes que la marquise de Cessac et Madame Mangot avaient promises seraient mises pour grossir la fondation, quoiqu'elles ne les donnassent qu'après leur mort.
Mais la peine fut après à notre comtesse de résoudre les maris, et le sien tout le premier, à consentir à ces donations. Et dès lors commencèrent pour elle les fatigues presque incroyables qu'elle a souffert depuis dans notre établissement, lesquelles n'ont pas peu duré puisqu'elles continuèrent l'espace de deux ans et plus. Toutefois elle vint à bout de ce premier pas, mais ce fut après deux mois pour le moins d'allées et de venues parce que, quand l'un était de commodité, l'autre ne se trouvait ou feignait de ne l'être pas, car, comme ils ne faisaient pas la chose volontiers, mais seulement pour complaire à leurs femmes, ils se rendaient fort négligents à se trouver aux heures prescrites.
A la fin elle parvint à les assembler au parloir de nos religieuses, à savoir : le comte son mari, et les marquis de Bauves et de Cessac, car pour Madame Mangot, comme elle était déjà veuve elle était en liberté ; et ce dernier marquis n'en n'aurait rien fait du tout, sans la considération, parce qu'il n'était guère complaisant à Madame sa femme. Mais comme il était parent à notre comtesse, et qu'il l'estimait beaucoup, il se résolut à la fin de faire comme les deux autres : d'autoriser sa femme à la passation de ce contrat.
Pourtant ils se gardèrent bien tous trois de permettre qu'il y fut mis aucuns termes qui puissent tant soit peu obliger leurs biens propres à faire valoir ces donations, comme aurait pu faire la qualité de Fondateur qu'ils ne voulurent jamais accepter, quoique par honneur elle leur fut offerte. Ainsi ce contrat fut passé le quatorzième jour d'aout mil six cent cinquante deux, par devant Carré et Marreau Notaires au Châtelet de Paris, ces quatre Dames ayant fait ensemble la somme de trente et une mille livres, à savoir : la marquise de Bauves : dix mille, la comtesse de Châteauvieux : douze mille, la marquise de Cessac : six mille, et Madame Mangot : trois mille. Etant déclaré que leur volonté était que ces sommes fussent employées à la fondation d'un monastère de Bénédictines réformées, sous la conduite de la Révérende Mère Catherine de Barre dite Mechtilde du Saint Sacrement, qui seraient incessamment occupées à l'adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l'autel, en sorte qu'il ne fut jamais seul dans leur église, mais qu'il y eut toujours des religieuses du moins une — en adoration.
Et comme il ne se peut faire de donation valide qu'il n'y ait une acceptation, celle-ci fut acceptée par Notre Mère, en qualité de Prieure de la maison de Remberviller — comme elle l'était encore parce qu'elle ne le pouvait pas faire en son nom propre à cause de ses voeux de Religion qui l'en rendaient incapable.
Pour cet effet il fut porté par des articles séparés, qui sont aussi couchés dans les registres de céans avec ce premier contrat, qu'il ne serait pris, pour cette fondation, que des religieuses de ce monastère de Remberviller, ou que du moins elles seraient préférées à toutes autres. Ainsi c'était former un hospice pour cette maison et la soulager.
Il y a plusieurs autres conditions dans ce même contrat, dont nous ne ferons point mention pour éviter la longueur, parce qu'elles se peuvent voir quand on voudra dans les registres dont nous avons parlé, sinon qu'il ne faut pas omettre ici celle que Notre Mère fut chargée de faire les diligences nécessaires pour obtenir les pouvoirs et permissions qu'il fallait pour cet établissement dans deux ans de délai qu'on leur donna pour cela.
Il nous faut parler de ce qui se passa en conséquence de cette clause.
Ce contrat n'a pas eu lieu tout seul. Il en a fallu d'autres à la suite pour le faire valoir, d'autant que celui-là seul ne fut pas trouvé suffisant par les Supérieurs pour cette fondation, à cause que ces dames bienfaitrices ayant porté plus haut leurs pensées, au lieu d'un hospice pour Remberviller, elles se proposèrent par la suite l'entier établissement dans Paris. Ainsi il fallut pour y parvenir qu'elles donnassent de plus grandes sommes et passassent par conséquent d'autres contrats par addition à celui-ci.
Quoique par ce contrat Notre Mère se fut chargée, comme nous venons de dire, de toutes les diligences qu'il y avait à faire pour cet établissement, notre comtesse ne lui en voulut pas laisser la peine, et si elle avait consenti à cette clause, ce n'était pas qu'elle ait dessein de s'en reposer là-dessus, mais ce qu'elle en faisait n'était que pour contenter ces autres dames qui voulaient s'exempter de la fatigue. Car pour elle, la chose lui était trop chère selon son estime pour se vouloir rapporter à autre qu'à elle-même des soins qu'il fallait prendre pour la faire réussir. Et elle aimait trop tendrement la personne qu'elle voulait établir pour ne lui faire la grâce entière en la relevant de tout.
Seulement Notre Mère écrivit à Monsieur Pelot, secrétaire de Monsieur de Metz, Abbé de St Germain (9), lequel se rencontrait être de longue main son ami, pour le prier de pressentir si ce Prince, son
(9) Henri de Bourbon, évêque de Metz, prince du Saint-Empire, marquis de Verneuil, fils légitimé de Henri IV et de Catherine Henriette de Balzac-d'Entraigues. Il obtient à Saint-Denis au mois de juillet 1652 des lettres portant érection du marquisat de Verneuil en pairie. Ces lettres font mention de sa fidélité à Louis XIII et des services rendus pendant la Fronde. Né en 1601, il est nommé par Louis XIII abbé de Saint-Germain-des-Prés en 1623. Il consentit à l'introduction de la réforme de Saint Maur dans son monastère 1630-1631. Il abdique le 12 octobre 1669 et meurt en 1682. Gallia Christiana, VII. — Dom Bouillart, Histoire de l'Abbaye Royale de Saint-Germain-des-Prés, Paris 1724, p. 221 sq. Dom Martène, Histoire de la Congrégation de Saint-Maur, Archives de la France Monastique, vol. 33, Ligugé 1929.
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maitre, voudrait bien admettre cet établissement, car notre comtesse n'avait pas jugé à propos de hasarder une requête sans sonder auparavant si elle serait favorablement reçue.
Monsieur Pelot lui manda qu'il n'y avait rien à espérer, à moins que la Reine, mère du Roi, ne s'employa pour cela, d'autant que Monsieur de Metz lui avait déclaré, quand il lui en avait parlé, que Sa Majesté avait tiré parole de lui de n'en point du tout permettre. Qu'il voyait bien aussi que ce serait une grande folie de permettre de nouveaux établissements dans ce faubourg, en un temps où les anciens ne pouvaient subsister à cause des misères des guerres.
Il est vrai que, dans ce temps-là, il y avait six maisons religieuses qui avaient abandonné leur monastère, et s'étaient, la plupart, retirées chez leurs parents : Bellechasse, Chasmydy, les Dix Vertus, les Bernardines, les Filles de St Nicolas de Lorraine du scapulaire rouge, et celles de Notre Dame de Liesse ; quelques-unes desquelles se sont bien remises depuis (10).
C'en fut bien assez à notre Mère Prieure et sa fidèle coadjutrice, pour juger qu'il n'y avait rien à faire de ce côté à moins que d'un puissant appui. Cela les obligea de tourner toutes leurs pensées du côté de la Cour, pour l'obtenir de la Reine Mère ; la grande piété de
(10) BELLECHASSE. — Les Bénédictines du Saint-Sépulcre acquirent un enclos rue de Bellechasse.
CHASSE-MIDY. — Une lettre de mère Mectilde à mère Bernardine, alors prieure à Toul, du 11 avril 1665, raconte la cérémome de réparation accomplie par les Filles de mère Mectilde lors d'une profanation survenue au couvent des Religieuses du Chasse-Midi, dont le mur était mitoyen avec celui de la rue Cassette.
DIX-VERTUS. — On appelait habituellement de ce nom les Filles de Jeanne de France : les Annonciades.
FILLES DE SAINT-NICOLAS DE LORRAINE DU SCAPULAIRE ROUGE. — Installées en 1626, elles venaient de Pont-à-Mousson (maison fondée par la princesse Henriette de Phalsbourg, soeur du duc Charles IV de Lorraine). En 1635, elles sont contraintes de fuir Saint-Nicolas-de-Port, après la dévastation de la ville par les suédois. Quelques-unes s'installent à Paris, rue du Bac, puis rue de Vaugirard. Leur maison vendue par décret en 1656, elles reviennent à Saint-Nicolas en 1659. Lettre de M. P. Gérard, Archives départementales de Meurthe-et-Moselle.
NOTRE-DAME DE LIESSE. — Fondé à Rethel, diocèse de Reims en 1631, régugiées à Paris en raison des guerres en 1636, l'abbé de Saint-Germain-des-Prés le Révérend Père Riassant leur permet de s'installer rue du Vieux-Colombier. Elles obtiennent leurs lettres patentes en 1638. Les fondatrices étaient Anne de Montaffié, comtesse de Soissons et Louise de Bourbon, comtesse de Longueville. En 1683, le relâchement étant quasi général, la prieure appela les Filles du Saint-Sacrement. Plusieurs lettres de mère Mectilde à divers correspondants font allusion à cette demande et montrent qu'elle n'acquiéça qu'avec une réelle répugnance. La communauté commença le noviciat en 1685 et prononça les voeux de l'Institut en août 1686. Mais la mère prieure mourut peu après et les deux mères envoyées par mère Mectilde durent revenir rue Cassette 1688. Un peu plus tard, le Père de Roncherolles, oratorien, supérieur de ce monastère et grand ami de notre mère, obtient de l'archevêque de Paris, Mgr de Harlay, une nouvelle obédience pour les Filles du Saint-Sacrement. Mais l'âge et les infirmités du Père de Roncherolles ne lui permettaient pas de seconder les religieuses autant que cela aurait été nécessaire. Il semble que l'archevêque de Paris, malgré tout son désir de voir réussir l'affaire, n'y ait pas mis toute la diligence voulue. Après beaucoup d'humiliations et de souffrances elles durent rentrer rue Cassette. Archives du Monastère de Paris.
laquelle leur donnait lieu de tout espérer, parce qu'elle se rendait la protectrice de toutes sortes de bonnes oeuvres.
D'ailleurs notre comtesse se promettait d'y trouver tout accès par le moyen de Monsieur de la Vieuville, son allié, surintendant des Finances, qui s'employa en effet, et bien d'autres personnes encore. Mais tout cela fut en vain, en ayant tous été éconduits par Sa Majesté, par les mêmes considérations qui touchaient Monsieur de Metz, desquelles elle daigna bien s'expliquer à eux, qui étaient la décadence de tant de maisons religieuses, qui lui faisait dire qu'il n'y avait nulle apparence d'en établir de nouvelles en un temps où l'on voyait les anciennes bien rentées se détruire. Et si elle avait tiré parole de ce Prince qu'il n'accorderait point de semblable permission sans son consentement particulier, elle lui avait réciproquement promis de ne l'en prier jamais tant que les guerres dureraient.
Si bien que Notre Mère et la comtesse voyant qu'il n'y avait que le temps qui leur fit obstacle, elles ne se découragèrent point, seulement elles jugèrent à propos de le laisser couler doucement, sans faire davantage d'instances pour ne se rendre importunes à la Reine, de laquelle elles voulaient ménager les bontés pour une meilleure conjoncture. Ainsi se passa sans plus rien faire de leur part le reste de l'année 1652.
Mais pendant cet intervalle de temps que Dieu avait pris plaisir de les laisser de cette façon travailler inutilement, pour leur faire expérimenter qu'elles n'auraient jamais rien que par lui seul, et qu'il accomplirait son oeuvre, il travaillait en secret plus utilement pour elles. Cela arriva ainsi que vous allez voir.
La Reine Mère se trouvant outrée d'une mortelle douleur de ce que la plus considérable partie du Royaume se voyait révoltée contre le Roi son fils, et que, tout fraîchement, les villes d'Orléans et d'Angers avaient suivi la débauche de Paris et de Bordeaux, ayant refusé d'ouvrir leurs portes au Roi en personne, en sorte que cette dernière se laissa battre à coups de canon devant que de se rendre, elle forma la résolution de s'appliquer puissamment à apaiser l'ire de Dieu par beaucoup de prières et de voeux.
Pour cet effet elle en fit, et en fit faire en son nom par plusieurs personnes de piété en qui elle se confiait, et entre autres par Monsieur Picoté (11), très vertueux ecclésiastique de Saint Sulpice, de
(11) L'un des compagnons de M. Olier. Peu connu. Il est au dire de certains historiens un des meilleurs sujets de cette jeune compagnie. Il avait la confiance de la Reine Mère, pour laquelle il s'employa, avec succès, en plusieurs missions délicates. Confesseur renommé, il était le confesseur de M. Olier, de M. Tronson et d'un grand nombre d'éminents personnages de son époque. C'est lui qui à l'automne 1655, ayant refusé l'absolution, mais non la communion, au duc de Liancourt qui logeait deux jansénistes notoires, se trouva par les conséquences de ce refus, à l'origine des Provinciales de Pascal. M. Faillon, Vie de M. Olier, t. H, Poussielgue 1873, 3 vol. — Brémond, op. cit., III, p. 498-547. — Mouret, op. cit., t. VI.
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qui nous parlerons davantage, lui mandant par Madame la comtesse de Brienne, s'en revenant de la Cour qui était lors à Poitiers, qu'il en fit de tels qu'il le jugerait à propos, et qu'elle les accomplirait.
Ce Monsieur ne manqua pas, et, s'étant donné à Dieu plus particulièrement que de coutume pour connaître ce qu'il lui pouvait offrir
de plus agréable, il fut fortement inspiré de vouer que la Reine établirait une maison de religieuses qui seraient dévouées entièrement à honorer le St Sacrement de l'autel, en réparation des outrages que ce divin Sacrement avait reçus par les soldats et par les mauvais chrétiens pendant la guerre, sans déterminer de quel Ordre ces religieuses seraient.
C'était justement ce qu'il nous fallait pour nous aider à achever notre affaire. Il ne faut pas douter que ce ne fut aussi le dessein de Dieu. Ce bon prêtre n'en eut aucune idée, à ce qu'il a avoué depuis, quoiqu'il connut déjà fort Notre Mère ; car bien qu'après il nous ait fait appliquer ce voeu, il est constant qu'à ce moment ce n'était point sa pensée, et qu'elle ne lui vint que sur ce qu'il apprit à la suite : que notre comtesse avait été refusée de ce qu'elle avait supplié la Reine de s'employer auprès de Monsieur de Metz.
Comme il estimait beaucoup notre Mère Prieure il souhaitait fort la voir établir à Paris. Il lui vint proposer ce moyen : de lui faire appliquer ce voeu, pour savoir si elle et les fondatrices en voudraient bien convenir et consentir que leur fondation y fut destinée. Ainsi, après en avoir parlé ensemble, elles y donnèrent très volontiers les mains, et le prièrent même d'y agir incessamment.
Cependant nous pouvons dire que ce voeu fut à peine fait qu'il se vit un notable changement dans les affaires publiques. Qu'à peine le Roi s'étant approché de Paris jusqu'à Saint Denis, sur les avis qu'on lui avait donnés du mécontentement du peuple sous la domination des Princes, que le Parlement et l'Hôtel de Ville lui envoyèrent des députés pour l'assurer de leur obéissance.
De même firent tous les colonels des quartiers qui furent aussi par devers Sa Majesté pour la supplier très humblement de revenir sans délai dans sa bonne ville, et qu'il y serait reçu avec tout l'amour, le respect et l'obéissance qu'il pouvait jamais attendre de ses plus fidèles sujets.
Dieu ayant ainsi subitement changé le coeur de cette populace, les Princes qui y furent les plus faibles du moment que le peuple leur eut tourné le dos, furent contraints d'en sortir sans différer.
Si bien que le Roi y entra glorieusement, le quatrième jour d'octobre mil six cent cinquante deux, parmi les acclamations publiques, de réjouissances et de grands cris de « Vive le Roi », suivis d'un nombre infini de feux de joie allumés partout, et des lumières en toutes les fenêtres des maisons, en sorte qu'il semblait voir un triomphe.
Et bien que, comme nous l'avons dit, la Reine ait fait faire plusieurs voeux, il semble que nous ne puissions pas attribuer absolu ment à celui-ci seul ce merveilleux évènement, néanmoins il faut avouer qu'il y a bien lieu de dire que ce fut celui qui toucha le plus le coeur de Dieu, parce que c'était celui qui apportait le véritable et pacifique remède au mal que l'on voulait guérir, puisqu'il est certain que la guerre ne déplait pas tant à la divine Majesté par les injustices qui se commettent contre les particuliers, desquels on ravage d'ordinaire les biens, que par les sacrilèges que les soldats commettent dans les églises où l'on a vu très souvent fouler aux pieds le Très St Sacrement de l'autel et le mettre dans la mangeoire des chevaux.
Mais quand la guerre ne causerait d'autre mal que celui de faire cesser, comme elle fait d'ordinaire, le divin service, il ne serait déjà que trop grand, puisque c'est priver la divinité de la gloire infime qu'elle reçoit de ce sacrifice, et le monde de l'oblation qui le concerne, n'y ayant point de doute que sans le sacrifice de la messe, la colère de Dieu incessamment irrité par les péchés des hommes, exterminerait l'univers s'il n'était ainsi apaisé.
D'où nous concluons que, comme il ne se pouvait trouver de satisfaction plus revenante à ce mal de cessation de culte, et de commission de crimes, que l'adoration perpétuelle de ce même Sacrement, notre voeu était le plus propre à apaiser l'ire de Dieu ; ainsi est très probable que ce fut celui-ci qui l'apaisa et produisit ce bon effet de la paix.
Toutefois ce saint homme, pour ne se faire de faste, ne se hâta point d'en aller rendre compte à la Reine incontinent après son retour dans Paris. Il voulut laisser passer la foule et les empressements ordinaires en pareilles occasions, se contentant d'attendre de la voir aux fêtes de Noël suivantes qu'il savait qu'elle allait toujours les passer aux religieuses du Val de Grâce (12), parce qu'il espérait d'y
(12) La Reine Anne d'Autriche avait fait voeu de reconstruire l'église et le monastère du Val-de-Grâce si Dieu lui donnait un fils. Cette abbaye jouissait de la faveur royale depuis Anne de Bretagne (femme de Charles VIII puis de Louis XII). L'abbaye était alors située dans la vallée de la Bièvre et se nommait l'abbaye du Val-Profond. Anne de Bretagne lui substitua le titre d'abbaye du Val-de-Grâce de Notre-Dame de la Crèche. Anne d'Autriche demande, en 1618, à Mme de Montmartre, de lui donner la mère Marguerite de Veyny d'Arbouze qu'elle aimait et vénérait. C'est la nouvelle abbesse, béme le 19 mars 1619 qui transporta son monastère à Paris, à l'emplacement de l'actuel hôpital militaire du Val-de-Grâce. La sainteté faite d'humilité et de douceur de la nouvelle abbesse lui attira de nombreuses et solides vocations. Anne d'Autriche et la famille de Marillac à laquelle elle était apparentée aidèrent à l'acquisition du terrain. La première pierre a été posée le 3 juillet 1624 et la construction de l'église confiée à Mansart. La mère d'Arbouze est décédée en 1626. Elle a été déclarée Vénérable. A l'époque de cette histoire, l'abbesse était Anne de Compars élue en 1650 et qui resta Supérieure quatre triennats. Anne d'Autriche a désiré finir sa vie au Val-de-Grâce, elle y est morte le 20 novembre 1666, assistée par l'évêque d'Auch, Armand-Anne-Tristan de la Baume de Suze, fils de la comtesse de Rochefort amie de mère Mectilde et l'auteur très probable de ce manuscrit. Oeuvres de Marguerite d'Arbouze, Exercice journalier pour les Bénédictines du Val-de-Grâce avec un traité sur l'oraison, faisant suite aux constitutions de l'abbaye du Val-de-Grâce, 1676. — Traité de l'oraison mentale, éd. Maredsous 1934. — Delsart, Marguerite d'Arbouze, abbesse du Val-de-Grâce (1580-1626), Lethielleux 1923. — A.-L. de la Franquerie, La Vierge Marie dans l'Histoire de France, 1939, ch. XIV & XV.
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avoir une plus facile audience. En effet elle fut aussi favorable qu'il l'avait espéré, le jour des Saints Innocents qu'il y fut, Sa Majesté ayant pris plaisir d'apprendre fort au long de sa bouche ce voeu dont il lui rendit compte, et du motif qu'il avait eu de le faire.
Ce bon serviteur de Dieu connaissant la conjoncture être beaucoup favorable à son dessein — qui était à cette heure-là de favoriser le nôtre — ne perdit point de temps de proposer à la Reine le moyen de l'accomplir sans qu'il lui en coûta rien du tout, qui était d'appliquer son voeu pour notre établissement, lui faisant connaitre que les Fondatrices consentiraient volontiers que cette fondation fut destinée à cela.
La Reine se ressouvint fort bien lors, qu'on lui en avait parlé quelques mois auparavant et qu'elle avait refusé de s'employer pour elles ; mais alors, touchée du motif de ce voeu et du bon effet qu'elle en avait ressenti, — et peut-être encore de la facilité qu'elle trouvait à l'accomplir, — elle changea de sentiment et, le ratifiant, promit à ce bon prêtre d'agir en tout ce qui dépendrait d'elle en la meilleure manière qu'il se pourrait pour la faire réussir. De façon qu'elle eût appris de lui que Monsieur de Metz nous était extrêmement contraire, elle lui donna une lettre quelques jours après pour ce prince, (car il était absent), en des termes si pressants qu'il n'eut pas de peine à connaître que c'était véritablement sa volonté que cette maison se fit.
Quinze jours après, Monsieur de Metz étant de retour à Paris, notre Mère Prieure obligea sa bonne comtesse de l'aller voir, pour apprendre ses intentions sur cette lettre de la Reine, qu'on lui avait fait tenir aux champs, et elle le trouva en effet très bien disposé de leur faire tous les plaisirs qu'il pourrait pour le respect de cette recommandation. Mais il lui dit que comme c'était une affaire sujette à quelque examen et à quelques procédures à quoi il ne pouvait s'appliquer, il la priait d'agréer qu'il la renvoyât à Dom Placide Roussel (13), Prieur de l'Abbaye Saint Germain, son vicaire général, auquel il fallut depuis que nos dames s'adressassent.
(13) Moine de la Congrégation de Saint-Maur. Nous le voyons nommé en. 1646 par le chapitre général comme visiteur pour la Champagne et la Bourgogne. En 1656 Mazarin, abbé commendataire de Cluny, demande des religieux au Très Révérend Père Général de Saint-Maur, pour gouverner et réformer les monastères de l'ordre de Cluny. On lui en accorde trois. Dom Ignace Philibert pour Saint-Martin-des-Champs de Paris, Dom Placide Roussel pour Cluny avec pouvoirs de visiteur des autres monastères de l'ordre et Dom Thimothée Bourgeois pour la Charité-sur-Loire. Dom Roussel se heurta aussitôt au mauvais vouloir, voire même à la révolte des moines qui ne désiraient pas la réforme et se jugeaient offensés par les mesures de Mazarin et lésés dans leurs droits. Avec beaucoup de patience, de bonté et de douceur, il parvint à gagner quelques religieux, mais ne réussit pas à unir et réformer la communauté. Il dut quitter Cluny en 1659. Peu de temps après Dom Ignace Philibert et Dom Thimothée Bourgeois se retiraient eux aussi et rentraient dans leur congrégation. Nous retrouvons Dom Placide Roussel à Saint-Germain-des-Prés, ensuite il n'est plus fait mention de lui. Dom Martène, Histoire, op. cit., vol. 33 & 34.
Mais, quoi que ce ne fut pas son intention, il se trouva par l'évènement qu'il ne pouvait plus mal s'adresser, en telle sorte que nous ne saurions dire dans un abrégé comme celui-ci les extrêmes difficultés que ce bon Père leur fit, ni la rudesse extrême dont il usa en tout et partout envers elles ; n'ayant pas même voulu leur accorder le Saint Sacrement qu'elles demandaient bien humblement d'avoir dans leur chapelle, du moins pendant toute cette négociation qu'elles voyaient tirer à longs traits. Et n'ayant égards aucuns à la prière de qui que ce fut là-dessus, bien que plusieurs personnes de haute qualité lui en parlassent, entre les autres : Monsieur le duc d'Aumale, nommé à l'archevêché de Reims ; les traitant en toutes choses dans la dernière rigueur, jusqu'à inventer des conditions dures et fâcheuses qu'il faisait entendre vouloir mettre à cette permission par écrit de s'établir. Car, sans compter qu'il voulait que les Fondatrices ajoutassent à ce contrat de fondation du quatorzième d'août précédent qui était déjà bien fort pour des dames particulières et en puissance de mari, une autre somme assez forte pour faire qu'il y eut vingt cinq mille livres destinées seulement à l'achat d'une maison ; et en fond et principal faisant la rente de mille livres pour la pension des cinq religieuses de Remberviller, notre Mère Prieure comprise, il voulait encore qu'elles s'obligeassent en leur nom qu'il ne serait jamais reçu de fille dans leur maison de Paris qu'elles n'apportassent du moins cent écus droits de pension, au capital de deux mille écus de dot, et plusieurs autres choses.
Il y voulait mettre encore plusieurs autres choses extraordinaires s'il se peut, dont on ne souvient plus parce qu'il s'en relâcha.
De façon que notre comtesse pensa tout de bon perdre courage voyant l'impossibilité qu'il y avait de satisfaire à tout cela, comme elle l'avait déjà assez éprouvé par la peine qu'elle eut d'acheminer la chose seulement jusqu'à ce contrat de trente et une mille livres, après lequel ces autres dames ne voulaient plus ouïr parler de donner. Pour elle, elle aurait volontiers encore fait toute la somme si la chose eut été à son pouvoir. Mais elle était en puissance de mari, duquel il fallait avoir le consentement, et d'un mari qui, dans le commencement, voyait de fort mauvais oeil toute cette conduite.
Néanmoins s'animant elle-même par la sainteté de son objet, elle se mit sagement et courageusement à travailler de bonne heure pour surmonter du mieux qu'elle pourrait tous ces obstacles, avant que ce Prieur les lui eut faits par écrit.
Pour cela elle s'attacha plus particulièrement à la marquise de Bauves qu'aux autres, comme à celle qui avait mieux de quoi donner, étant la plus riche et n'ayant point d'enfants, et qu'elle paraissait d'ailleurs la plus zélée pour cette oeuvre ; et agit si bien auprès d'elle qu'elle la porta, à la fin, de donner encore dix mille livres pour l'achat de la maison.
Et pour les six mille restant qu'il fallait pour cette augmentation, elle-même les donna après ; mais ce fut un évènement de Providence
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un peu fâcheux qui lui ouvrit le chemin d'en obtenir la licence du comte son mari, qui fut une grande maladie que Dieu lui envoya dans les derniers jours du carnaval de cette année 1653. Car dans cette maladie, comme elle croyait mourir, elle s'enhardit de lui parler, le suppliant avec une extrême affliction d'agréer qu'elle fit encore ce bien pour le repos de son âme. Et ce comte se trouvant sensiblement touché de la voir en ce péril, comme aussi de se voir à la veille de perdre la duchesse de la Vieuville, son seul et unique enfant, qui était pareillement malade à l'extrémité dans ce même temps, n'eût garde de s'y opposer. Au contraire il avait lui-même grand recours à Dieu pour obtenir leur guérison, si bien qu'il lui accorda volontiers tout le consentement qu'elle désirait.
Et elle, sans se donner de relâche, bien que d'agir avec sa fièvre la mit en fort grand péril, envoya incessamment quérir Notre Mère, et cette marquise, et le notaire avec elles, pour passer ce second contrat, si peu elle estimait sa vie au prix de notre établissement.
Et par le moyen de cette diligence, ce jour-même, qui fut le cinquième de mars mil six cent cinquante trois, le second contrat fut passé, car l'espérance que la malade avait toujours conservée que Dieu lui applanirait les voies, tournant le coeur de ce Père à leur être favorable, pour les autres conditions, pourvu qu'elles satisfassent à cette augmentation, lui avait fait user d'une prévoyance qui apporta bien de la facilité de le passer si promptement, qui était de le tenir tout prêt et dressé, afin de ne point perdre d'occasion, surtout depuis qu'elle se fut assurée de 10.000 livres de la marquise de Bauves ; et par ce moyen il se trouva qu'il n'y eut que quelques blancs à remplir.
Mais le Père Prieur ne sut rien lors de tout cela, et ne l'apprit que deux ou trois mois après, parce que pendant cette maladie, personne ne travaillant plus à cette affaire, on n'avait pas de commerce avec lui, car pour Notre Mère, comme elle était toute pleine de reconnaissance, elle s'appliquait entièrement auprès de sa bienfaitrice qui la voulait toujours avoir.
Ainsi l'affaire fut conclue à cet égard par le moyen de ce contrat. Et quatre jours après, savoir le neuvième de mars, la requête de nos Mères fut favorablement répondue par Monsieur l'Abbé de Saint Germain, sans pourtant qu'il sut rien non plus de ce contrat, car il était à Verneuil d'où il date son Ordonnance, laquelle porte ce que le même Père Prieur lui avait inspiré, qu'il ne pourrait avoir dans notre maison de Paris plus de quatre religieuses de Remberviller, outre notre Mère Prieure qui ferait la cinquième, et que l'on ne recevrait point de filles qui n'apportassent du moins cent écus droits de pension au capital de deux mille écus ; que des deniers de la Fondation il en serait employé vingt cinq mille livres en l'achat d'une place pour bâtir le monastère.
Mais toutes ces conditions n'empêchèrent point qu'elles ne se trouvassent agréablement surprises de se voir expédiées dans un temps qu'elles n'osaient plus espérer de Lettres vu le retardement
qu'on y avait apporté, car pour tout ce qui leur était ordonné elles y avaient satisfait d'avance sur les menaces du Père Prieur, comme nous venons de voir, par ce contrat du cinquième [de] mars.
Elles ne le furent pas moins, quinze jours après, que ce même Père Prieur leur envoya dire d'exposer le Saint Sacrement le lendemain, jour de Notre Dame de Mars, dans leur petite chapelle. Aussi la chose ne se passa-t-elle point non plus sans merveille, comme nous l'avons toujours cru, — nous en dirons quelque chose en la troisième partie, — car il leur avait toujours été fort opposé, et leur avait souvent refusé de moindres grâces que celle-là, puisque l'Exposition du Saint Sacrement leur était comme une mise en possession, sans qu'elles eussent encore ni la croix ni la clôture.
Nos Fondatrices ne voulurent point se prévaloir de cette grâce pour en abuser, au contraire, elles se mirent à satisfaire de bonne foi aux choses qu'elles avaient promises, surtout notre comtesse qui était l'âme de cette affaire, laquelle n'eut pas sitôt rétabli ses forces, qui fut environ les fêtes de Pâques suivant, qu'elle s'en alla voir le même Père Prieur, et lui rendre compte de ce contrat qu'elle avait passé dans sa maladie dont il ne savait rien du tout. Il lui en témoigna une joie toute particulière, vu que son coeur, depuis ce jour-là, se changeait visiblement en leur faveur.
Et comme par tous ces moyens que nous venons de voir l'affaire se trouvait entièrement consommée en ce qui regardait les supérieurs écclésiastiques, elle ne souffrit pas après de si grandes difficultés à l'égard des supérieurs séculiers, car la Reine Mère voulant absolument que cette maison se fit, ils n'osèrent y résister.
Ainsi Monsieur le Garde des Sceaux nous accorda les Lettres Patentes sans qu'il en coûta plus de peine à notre comtesse qu'une visite à la Reine pour la supplier de lui en envoyer parler, et une à Monsieur le Garde des Sceaux pour lui porter les contrats de fondation qu'il désira voir auparavant. Ainsi il les scella et les délivra le mois de mai de cette même année mil six cent cinquante trois.
Par ces Lettres la Reine nous fait l'honneur de prendre la qualité de notre Fondatrice et déclare que c'est pour l'accomplissement de son voeu que notre établissement est fait, et que néanmoins la marquise de Bauves et la comtesse de Châteauvieux pourront, comme nos principales bienfaitrices, jouir de tous les honneurs et prérogatives dus aux fondatrices, comme aussi notre monastère pourrait jouir de tous les avantages accordés aux monastères de fondation royale. Et bien que cette grande Reine ne nous ait rien donné, ce n'est pas à dire qu'elle ne soit justement nommée Fondatrice puisqu'il est constant que sans l'application de son voeu notre fondation n'aurait jamais réussi.
Mais nous dirons — ce qu'à peine on pourra croire, — que pendant ce grand progrès que nous voyons, nos religieuses souffraient encore de la nécessité. Cependant il est très vrai, et que ce mal vint
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de l'éclat de notre fondation. Car comme elle se trouvait accompagnée de toutes ces grandes circonstances, le monde se persuada que le fond répondait à cette belle superficie, si bien que les plus considérables aumônes qu'on leur faisait auparavant cessèrent presque tout d'un coup, et notre comtesse, qui n'en savait rien, n'avait garde d'y suppléer, parce que notre Mère Prieure considérant les choses qu'elle faisait pour elles, apportait un soin tout particulier à lui cacher ses besoins ; avec ce qu'elle n'était que trop aise d'avoir recouvré son aimable pauvreté qu'elle aimait si chèrement qu'elle prenait plaisir de la caresser ainsi en secret. Mais il y eut bientôt remède parce qu'elle ne sut si bien faire qu'à la fin on ne s'en aperçut, et surtout les bienfaitrices, qui y pourvurent pleinement jusqu'à ce qu'à la suite elles entrèrent en jouissance des revenus de la fondation.
Il leur resta de passer par devant un autre magistrat, qui ne leur fut pas si favorable que Monsieur le Garde des Sceaux. Ce fut Monsieur le Procureur Général du Parlement qui était lors Monsieur Fouquet (14), duquel il fallait avoir nécessairement les conclusions favorables pour faire homologuer leurs Lettres au Parlement.
Et celui-là leur fit des difficultés si étranges qu'il fut besoin de faire intervenir l'autorité absolue de la Reine sans laquelle il n'en n'aurait du tout rien fait. Encore trouva-t-il moyen de l'éluder au commencement, n'osant se raidir contre ; ce fut en renvoyant notre requête aux Maires et Echevins, quoique cela ne se fut jamais guère pratiqué, mais il disait pour son excuse que, depuis cette guerre civile, il s'était jeté tant de communautés religieuses dans Paris pour y chercher leur refuge qu'il y en avait plus de cent, et toutes extrêmement nombreuses, et qu'à cet exemple il leur prendrait envie à toutes de s'y établir, ce qui serait une grande foule de peuple. Et comme il croyait que cette raison serait encore de plus grand poids dans la bouche des Echevins qui en sont comme les Pères, il leur renvoyait le tout, se promettant qu'ils n'y consentiraient jamais et qu'ainsi il aurait ce qu'il prétendait sans que le mauvais gré lui en fut su.
Mais il en arriva bien autrement puisque Dieu le permit que cet écueil contre lequel il prétendait nous faire échouer nous servit de port assuré, en façon que ce fut par cet endroit-là que notre affaire se fit, parce que la Reine ayant fait savoir à l'Hôtel de Ville par le Maréchal de l'Hopital, gouverneur de Paris, que sa volonté était que cet établissement se fit pour l'accomplissement de son voeu, il n'y eut du tout personne qui osât y contredire, particulièrement au temps que l'autorité royale venait tout récemment se rétablir si hautement ;
(14) Né à Paris en 1615, appelé en 1653 par la protection d'Anne d'Autriche à l'administration des finances, il réussit quelque temps à faire face à un budget déjà obéré, mais le déficit devenant considérable il fut accusé de dilapider les fonds de l'Etat d'autant plus qu'il avait fait des constructions somptueuses en son château de Vaux. Condamné par Louis XIV, il mourut à la citadelle de Pignerol en 1680, après dix-neuf ans de captivité. Bouillet, D.H.G.
au contraire, tous y donnèrent les mains avec joie à cause de la sainteté de ce voeu, disant qu'il était bien raisonnable de faire quelque chose pour ces bonnes filles qui faisaient tant pour eux et pour tout le monde, que de réparer leurs manquements de respect au Très Saint Sacrement de l'autel, ajoutant qu'après cela ils les pourraient bien nommer leurs filles puisqu'elles étaient les seules qu'ils avaient reçues en corps de ville, et que si elles manquaient de pain ils seraient obligés de leur en donner.
De même Monsieur le Maréchal de l'Hopital leur voulut donner aussi des Lettres d'établissement comme gouverneur de Paris, quoiqu'il ne fut pas nécessaire, mais il voulut témoigner par là sa déférence à la Reine, et l'estime qu'il faisait de nos Mères qu'il connaissait de plus loin, et fut le premier à les expédier pour animer les Echevins d'en faire autant, ce qu'ils firent deux jours après, les siennes étant du sixième et septième juillet, et les leurs du neuvième et dixième du même mois.
Mais ce ne fut pas la seule marque que ce bon seigneur leur donna de sa bonne volonté : le témoignage qu'il rendit d'elles à la Reine leur fut bien aussi avantageux, car s'étant rencontré auprès de Sa Majesté à Fontainebleau quand on vint prier d'envoyer à Monsieur le Procureur Général pour avoir ces conclusions, comme il les entendit nommer, il lui dit que c'étaient de très saintes filles, qu'il les connaissait de réputation depuis qu'il était gouverneur de Lorraine. Qu'une fois, étant allé lui-même conduire un convoi de blé du côté de Remberviller, il apprit qu'il y avait plus de 3 ans qu'elles ne vivaient que de pain de blé noir, n'ayant du tout que cela pour toute nourriture, sans que pour cela elles eussent en rien relâché de toutes leurs observances, ni rompu leur clôture, comme tant d'autres religieuses avaient fait ; et que, par tout le pays, on les avait en très bonne odeur. De sorte que ce témoignage confirma beaucoup la Reine dans la bonne volonté où elle était déjà de les établir.
Ainsi ce nouvel avantage, joint au consentement des Echevins, fit bien voir la vérité de ce qu'on dit, que tout tourne à bien pour ceux que Dieu aime, car si Monsieur le Procureur Général n'eut pas entrepris de les traverser, tout cela ne serait pas arrivé. Outre que, comme par ce moyen elles eurent le consentement des Echevins, il ne lui fut pas libre après de leur refuser le sien parce qu'il s'était fait la loi en leur renvoyant la requête, si bien qu'il fut forcé de les leur donner.
Mais comme après avoir ces consentements l'arrêt d'homologation ne leur pouvait être refusé parce qu'elles n'avaient plus de parties, elles ne se hâtèrent pas de l'obtenir, jugeant qu'il valait mieux s'appliquer pour lors aux autres choses plus pressées, ainsi il ne fut rendu qu'au mois de juillet de l'année suivante mil six cent cinquante trois.
A ces traverses s'en était jointe une autre qui serait trouvée bien importante si elle eût eu son effet, puisqu'elle ébranlait l'affaire en son fondement. C'était que le marquis de Bauves, qui s'était montré
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au commencement fort ami de nos religieuses, dans l'espérance qu'il avait qu'en considération de ses bons offices notre Mère Prieure
s'emploierait auprès de Madame sa femme pour la disposer à lui donner tout son bien (car elle était grandement riche), et voyant à la suite qu'il avait affaire à une fille qui ne voulait point s'intriguer dans les affaires du monde et qui se rapportait du tout à Dieu, il tourna absolument contre elle, mais secrètement toutefois ; et crut qu'il lui serait bon à ce défaut, de se concilier l'amitié des héritiers naturels de sa femme avec lesquels il prévoyait bien qu'il aurait un jour des affaires à déméler.
Cela fit que, pour y avoir accès, il leur fit valoir comme un grand service l'avis qu'il leur donna de la bonne volonté qu'avait cette
marquise sa femme pour notre établissement, comme si elle y eut
voulu donner tous ses biens, et leur proposa les moyens de l'en empêcher qui étaient de la faire déclarer incapable de contracter -
à cause de son grand âge — lequel en effet passait 80 ans. Mais elle ne laissait pas d'avoir le sens très bon et l'esprit fort vigoureux. Et il le leur sut si bien tourner, qu'ils en prirent tout de bon l'alarme, se résolvant de la prévenir en prenant l'expédient qu'il leur proposait de la faire interdire.
Mais comme lui se cachait en tout cela de nos Mères qu'il payait cependant de mine, il les voulut amuser jusqu'à ce point que de
mander un jour à notre comtesse qu'elle n'avait qu'à venir quand il lui plairait avec notre Mère Prieure, qu'il leur ferait compter les 20.000 francs que sa femme leur avait donnés.
Sur cela elles ne manquèrent point de s'y rendre quelques jours après, et il se rencontra que c'était le propre jour que les parents
avaient arrêté pour s'assembler là-dedans sur la délibération qu'ils devaient prendre touchant cette interdiction. De sorte qu'elles se trouvèrent bien surprises de voir qu'au contraire de les payer, on n'était là que pour prendre les moyens de leur faire perdre leur donation, la faisant casser.
Mais Dieu permit que cette bonne Dame se trouva si sensiblement touchée de l'affront qu'on lui voulait faire qu'elle leur parla d'une force admirable, accompagant son discours de beaucoup de pleurs ; si bien que s'en voyant tous confus ils se retirèrent sans rien faire et se déportèrent de cette honteuse entreprise, reconnaissant assez qu'il n'y avait pas lieu d'y persister.
Mais comme elle avait reconnu par cette action que son mari traversait tout de bon son dessein, elle se cacha dorénavant de lui ; et quelques jours après, Notre Mère l'étant allée voir, la fit approcher de son lit, et lui coula doucement dans ses mains, sans que personne le vit, quatre mille livres en rouleaux de pistoles, pour en créer une rente applicable à l'entretien du luminaire du Saint Sacrement. Ainsi passa cette tempête, et notre comtesse en fut quitte pour la peur, car Notre Mère ne s'en était pas plus émue que de coutume, demeurant toujours constamment abandonnée à la divine Providence.
Notre Mère voyant que notre établissement prenait le train de réussir avec éclat ne pensa plus que de s'en soustraire, non pour fuir le travail — elle était trop savante des volontés de Dieu là-dessus pour ne connaître que de s'en retirer du tout c'eût été plutôt une infidélité horrible qu'une vraie humilité, — mais pour la supériorité qu'elle voulait éviter, à cause de l'honneur qui lui en pouvait revenir (15).
Là-dessus elle fit son possible pour introduire à sa place une religieuse de Montmartre qui était fort de nos amies, fille au reste de beaucoup d'esprit et de vertu, mais qui n'avait pas tant de répugnance qu'elle à la supériorité, de façon qu'elle se rendit fort volontiers, à la première semonce, dans leur petite maison où elle fut bien six semaines à se laisser fort patiemment instruire par cette humble Mère de tout le projet de la chose, comme si elle en eut déjà été le chef. Mais avec tout cela, cette vraie humble eut beau faire et beau dire, jamais les fondatrices ne voulurent prendre le change. La comtesse voyant que cette prétendue Prieure ne voulait pas connaitre à leur mine le chagrin qu'elle leur faisait d'oser se promettre d'occuper un jour cette place, s'en expliqua à la fin avec elle, en termes si clairs et si précis qu'elle fut contrainte de se retirer bien vite dans son monastère ; et Notre Mère de baisser le col sous le joug de la supériorité qu'elle avait voulu éviter avec tant de soins, à moins qu'elle n'eut voulu voir détruire cette oeuvre, ce qu'elle ne pouvait en conscience après ce qui s'était passé.
Ce fut dans ce temps qu'elle forma le dessein, qu'elle a exécuté depuis, de faire reconnaître dans son monastère, la Sainte Vierge pour Supérieure ; car elle mit tout son appui en la protection de cette Reine des grâces pour réussir en la conduite de son monastère, tant elle avait un bas sentiment d'elle-même, qu'elle croyait qu'il fallait des miracles pour lui acquérir ce don, et pour cela elle voulait référer tous les honneurs, même les extérieurs, à cette divine Abbesse, comme nous dirons en son lieu, parce que, disait-elle : comme cette Reine des cieux est Mère de ce Verbe Dieu anéanti sous les espèces de ce Sacrement, et que c'est de son sang virginal qu'a été formée cette chair divine que nous y adorons, il appartient à elle seule de porter le nom et la qualité de chef de la maison du Saint Sacrement, et d'y être seule reconnue (16).
(15) Annexe Ecrit remis à Vincent de Paul, M. Olier, M. Boudon, II, p. 295.
(16) Ce texte répond à ceux qui ont accusé mère Mectilde de n'avoir choisi la sainte Vierge comme Abbesse perpétuelle de ses Monastères que par crainte de la commande. Voici comment l'abbé Duquesne rapporte la cérémome d'élection de « la Divine Abbesse » : on fit faire une statue de la Très Sainte Vierge tenant sur le bras gauche son divin Fils et ayant une crosse dans la main droite... L'office fut chanté avec la plus grande solennité... L'acte en fut dressé et inscrit après celui de la fondation... Il fut ensuite statué que dans toutes les maisons qui voudraient embrasser l'Institut on ferait la même cérémome et que l'acte en serait pareillement inscrit à la tête des registres immédiatement après celui de fondation... Dès le lendemain... on fit placer l'image de la Très Sainte Vierge dans tous les lieux réguliers du Monastère... Tout le plan général
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Toutefois pour ne pas laisser en arrière les appuis humains selon la prudence chrétienne, elle manda venir, — en vertu du pouvoir qu'elle avait encore comme Prieure de son monastère de Remberviller, — la Révérende Mère Bernardine de la Conception, de laquelle nous avons parlé en la première partie, pour partager avec elle les honneurs et les charges de sa maison, la faisant sa Sous Prieure.
Aussi pouvons-nous remarquer qu'elle n'aurait su faire un choix plus digne et plus conforme à ses intentions que celui-là, puisque le solide jugement de cette Mère et sa constante ferveur en tous les exercices de sa Règle l'ont toujours rendue un parfait modèle de religion ; comme l'exercice de quatorze ans de la charge de supérieure, qu'elle a fait tout ce temps-là, lui avait acquis une très grande suffisance au gouvernement, de manière que toutes ces bonnes qualités lui avaient acquis l'amour, le respect et la confiance de toutes les religieuses, mais surtout de notre Mère Prieure qui la regardait comme sa mère de religion parce que c'est elle qui la reçut dans l'Ordre de Saint Benoit. Et cette Mère ne manqua pas de lui obéir, s'en étant venue au plus tôt avec la Révérende Mère Anne de Sainte Magdelaine dont nous avons aussi parlé en la première partie, fille de grande observance, pour la faire Maitresse des Novices.
Elles arrivèrent à Paris un peu après les fêtes de Noël 1653 que nos religieuses étaient encore à la rue du Bac, chez Monsieur Pinon, où elles s'étaient logées depuis le terme de St Jean 1652, pour être un peu plus au large qu'elles n'étaient dans cette chétive maison du Bon Ami ; et deux de celles de Remberviller qui étaient à Paris y furent renvoyées pour leur faire place.
Nous n'avons pour rien conté jusqu'ici l'une des principales difficultés qu'eût à surmonter notre vigilante comtesse, cependant c'était bien la plus importante, puisque c'était la résistance de nos Mères de Remberviller à nous céder notre Mère Prieure ; car comme elle était leur professe, elles étaient en droit de la rappeler. Elles se sont mises quelquefois en devoir de le faire, si bien qu'il ne se peut dire ce qu'on a eu à combattre là-dessus devant que de les pouvoir gagner. Encore elles n'y consentirent que tacitement, en ne la rappelant pas, mais jamais, quoi qu'on y eût su faire, elles n'ont voulu passer d'acte pour cela ; ni Notre Mère non plus n'a point voulu renoncer par écrit à leur maison, en sorte que s'il ne se fut agi de la gloire de Dieu, jamais on n'aurait rien pu obtenir d'elles. Mais comme ce sont de saintes filles, elles n'ont osé s'opposer à cette bonne oeuvre, et ont sacrifié à Dieu leur propre satisfaction jusqu'à présent, puisqu'il est
du nouvel Institut était que celles qui s'y consacraient fussent des victimes de réparation à la gloire du Jésus-Christ... par l'entremise de Marie.
Duquesne, Vie de mère Mectilde, éd. Nancy, 1775, p. 254. — Annexe : Lettres à Dom Placide Roussel, III, IV, V, page 296.
vrai qu'elles honorent et aiment si tendrement cette digne Mère que l'on ne le saurait exprimer (17).
Nos Pères de la Congrégation Saint Vanne même nous y faisaient de grands obstacles, mais en secret, par l'amour de leur patrie, où ils auraient bien voulu conserver une si digne personne ; et il n'est sortes de choses qu'ils ne fissent, sous-main, pour la dissuader de cette entreprise, parce qu'ils n'auraient jamais cru qu'elle eut réussi comme elle a fait.
Ils n'étaient pas les seuls de cette opinion. Mais Dieu s'est moqué de la prudence des hommes et a fait son oeuvre au dessus de leur conseil (18).
Quand notre Mère Prieure eut donné ce bon ordre pour la conduite du dedans de sa maison, elle s'appliqua toute entière au dehors à chercher cette place que le Père Prieur leur avait ordonné d'acheter pour bâtir le monastère.
Mais la principale fatigue en fut pour notre comtesse, puisque nous pouvons dire avec vérité que pendant cinq mois entiers il ne se passa guère de jour qu'elle ne les vint prendre dans son carosse à cette extrémité du faubourg Saint Germain où elles logeaient, pour les mener quelquefois jusqu'aux extrémités du faubourg Saint Martin, Saint Jacques, Saint Antoine, Saint Marceau et Saint Victor, et d'autrefois par delà, suivant ce que leur indiquaient plusieurs serviteurs de Dieu de leurs amis qui tâchaient de leur aider dans cette pénible recherche ; s'étant départi à cet effet tous les quartiers de Paris, afin qu'après qu'ils auraient remarqué quelque lieu qui leur semblait convenable, ils vinssent les en avertir pour qu'elles y allassent voir.
Mais de ce soin même d'où elles espéraient recevoir tant de soulagement il leur arriva au contraire un très grand embarras, parce que chacun devenant amoureux de son idée voulait en toute façon que l'on se tienne à sa proposition, et cela faisait souvent naître de la contestation entre eux, et par conséquent donnait bien de l'exercice à notre Mère Prieure pour les satisfaire tous.
(17) Euphrasie de Hautoy et Barbe de Hulces alliées aux Princes de Salm et de plusieurs grandes familles Lorraines avaient été formées par Dom Didier de la Cour à l'abbaye Saint-Vanne de Verdun, puis à Saint-Nicolas-près-Nancy. Ce sont elles qui fondèrent le monastère de Rambervillers. Dix jours après leur arrivée, elles recevaient au postulat Mlle Gromaire qui deviendra mère Bernardine de la Conception, prieure de ce monastère, qui à ce titre recevra la jeune mère de Saint-Jean à la profession le 11 juillet 1640. Elle restera la collaboratrice et l'amie la plus fidèle de mère Mectilde et ne la quittera plus de Noël 1652 jusqu'à sa mort. A Montmartre, mère Mectilde connut aussi l'influence de la réforme de Saint-Vanne. Marie de Beauvillers avait choisi comme confesseurs et conseillers des Pères de la Congrégation de Saint-Maur (formés au début de cette réforme à l'abbaye de Saint-Vanne). L'abbaye Saint-Germain-des-Prés dont mère Mectilde dépend rue Férou et rue Casette, est mauriste.
Mgr Hervin, Vie de mère Mechtilde du Saint-Sacrement, de Bray et Retaux, 1883.
(18) Annexe : Lettres de M. Caillié, vicaire général de Toul, de Dom de l'Escale, de la Communauté de Rambervillers, VI, VII, VIII, IX, X, XI, p. 298.
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Ce qui dura, comme j'ai déjà dit, quatre ou cinq mois, parce que par dessus la place pour y bâtir qu'il leur fallait trouver, elles étaient obligées encore de chercher une maison à louer pour s'y mettre en clôture, en attendant que le bâtiment fut fait ; d'autant qu'il ne se trouvait point de maison à vendre qui leur fut propre, qui ne fut d'un prix au dessus de ce qu'elles avaient à y mettre, si bien qu'elles avaient de la peine au double. Et le plus fâcheux fut qu'après avoir parcouru généralement tout Paris, elles ne trouvèrent point cette place à bâtir, ni cette maison à louer, ce qui ne leur apporta pas une médiocre inquiétude car elles ne pouvaient rien faire ni espérer pour la clôture qu'elle ne fussent raisonnablement logées.
Il fallait qu'il en arriva ainsi afin de faire paraître partout une conduite de Providence sur elles, puisque Dieu fit en un quart d'heure et par un mouvement subit ce qu'elles n'avaient su faire en cinq mois avec une fatigue étrange, avec bien de la consultation.
Ce fut qu'un jour, sur la fin de tant de courses, notre Mère Prieure
venant de laisser sa comtesse à son logis, après avoir cherché encore tout ce jour-là, se servant de son carosse pour se retirer chez elle,
se fit descendre chez une dame de ses amies qui logeait dans la rue Férou, au même faubourg Saint Germain, et la trouva qui déménageait de son logis pour aller loger dans la rue Vaugirard qui est tout contre.
Contant son ennui, cette dame lui proposa brusquement de prendre la maison d'où elle sortait, qu'en effet était assez belle. Et ce fut
celle-là même qu'elles prirent à la suite. Cette parole ne fut pas
plutôt prononcée que l'esprit de Notre Mère, — comme elle l'a confessé depuis, — se trouva dans une parfaite correspondance à
cette proposition, demeurant comme toute arrêtée sur cette maison, et lui semblant en avoir vu en un clin d'oeil la disposition avec tous les accommodements qui se pouvaient rencontrer pour y avoir clôture.
Si bien qu'elle se détermina d'abord, ce qui ne lui était guère ordinaire, car elle se laissait toujours aller à l'avis d'autrui comme
nous avons dit ailleurs ; et elle dit à cette dame qu'elle la voulait fort bien, la priant même d'en parler au plus tôt au propriétaire qui était de ses amis, comme de son côté elle en avertit sa comtesse qui ne manqua pas le lendemain de la venir prendre pour la voir ensemble.
Cette comtesse l'ayant vue n'en fit pas de même, n'en convenant point du tout, au contraire elle, et avec elle plusieurs de leurs amis ne pouvaient la goûter à cause qu'il n'y avait qu'un très petit jardin, et que tous les lieux bas n'étaient point propres pour en faire des lieux réguliers. Toutefois ils s'y rangèrent à la fin après avoir considéré que s'il s'y trouvait des incommodités, aussi s'y trouvait-il bien des commodités qui les balançaient, comme le bon marché de la maison, le bon air, le bon quartier, et celui du palais d'Orléans, le voisinage de plusieurs personnes de qualité qui produisait pour elles une grande sûreté, la proximité de l'église paroissiale pour avoir des prêtres pour les Messes et le Salut, et celle de plusieurs maisons religieuses d'hommes pour avoir des confesseurs, et enfin qu'elles étaient proches de la place au marché pour leurs vivres. Mais le principal était qu'elles se rencontraient fort proches du logis de leur bonne comtesse d'où venait leur plus grand secours, d'où il arriva qu'elles s'arrêtèrent à celle-là sans plus chercher davantage. Aussi comme Dieu en avait fait le choix, les hommes auraient eu beau faire il y aurait toujours fallu venir.
Pourquoi douterait-on que Dieu n'en eut fait un choix tout particulier et qu'il n'eut pas daigné s'appliquer à faire trouver une maison pour son Fils caché dans ce divin Sacrement, puisqu'il nous donne pour un article de foi qu'un cheveu ne tombe pas de notre tête et un moineau ne se vend pas au marché sans l'ordre exprès de sa providence. A plus forte raison devons-nous croire qu'il s'appliqua de pourvoir à la maison dans laquelle un Institut si saint et si extraordinaire devait prendre naissance ; aussi les effets l'ont bien confirmé, puisque nos religieuses qui la vinrent habiter ont souvent dit qu'elles y ont été comblées d'une infinité de grâces et qu'entre les autres il leur semblait sentir toujours une présence de Dieu très intime.
Ceux même qui en sortaient déclarèrent à Notre Mère qu'un peu avant qu'elles y vinsent il leur semblait y goûter un je ne sais quoi de Dieu qui opérait en leurs âmes de merveilleux effets pour leur conversion, et qu'ils n'avaient pas senti depuis, lui demandant ce que ce pourrait être ? Qu'eût-ce été sinon grâces avant-courrières de celles dont l'Institut se devait trouver un jour inondé, et quelque exhalaison de la bonne odeur du paradis qui s'ouvrait déjà pour y venir habiter avec le Dieu de la gloire quand les religieuses y seraient.
Il n'est pas jusqu'aux personnes du dehors qui n'eussent part à cette largesse divine, sentant dans leur chapelle une très particulière dévotion, ce qui fit que le concours y fut d'abord si grand que ne pouvant tous tenir dedans il y en avait toujours au découvert jusqu'à la rue, malgré la pluie et les autres incommodités de l'air qui se rencontraient souvent.
Mais concluant le discours de notre marché, nos amis et amies furent tout d'avis de s'arrêter à cette maison ; le contrat en fut passé le quatrième de novembre 1653 pour quatre ans, au prix de huit cent livres par an ; à quoi s'obligèrent le comte et la comtesse nos fondateurs, parce que Monsieur de Saint Pont, le propriétaire, ne voulut pas se contenter de la seule obligation de nos religieuses.
Le prix fait des réparations pour la mettre en clôture fut incontinent donné pour y travailler incessamment, afin qu'elles y puissent aller loger aux fêtes de Noël suivant.
Comme la clôture était un grand acheminement à l'accomplissement entier de la fondation, notre Mère Prieure et Madame la com-
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tesse s'en allèrent aussitôt porter la bonne nouvelle de ce bail à Madame la marquise de Bauves qui, bien languissante dans son lit à cause de son extrême vieillesse, ne laissait pas de conserver un désir tout à fait ardent que cette affaire s'achevât. Quand elles lui présentèrent les clés de la maison en signe de la vérité qu'elles lui annonçaient, elle les prit dévotement dans ses mains et les baisa d'une façon si respectueuse et si tendre qu'elle tira des larmes de leurs yeux.
Les voici ce semble arrivées au port, car il ne leur restait plus rien à faire, et il ne leur manquait plus rien de ce qu'on leur avait ordonné, puisqu'elles avaient satisfait à tout ce que les Supérieurs spirituels et laïques en avaient demandé. Toutefois il va venir un coup de mer qui les en va jeter bien loin. Ce coup fut la mort de cette bonne marquise qui décéda la surveille de Noël de cette même année 1653, avant que la croix fut plantée et que nos religieuses fussent dans la maison ; car on n'avait pas manqué de faire les préparations nécessaires. Et comme elle mourait sans enfants, sa succession fut à partager entre plusieurs de ses neveux et nièces qui entrèrent en de grands différends pendant lesquels nos religieuses ne savaient à qui s'adresser pour être payées des 20.000 livres que la défunte leur avaient données, vu même que, quand notre comtesse en voulut parler à quelques uns, ils lui faisaient entendre que cette donation pouvait bien être débattue à cause du grand âge de la donatrice, qui faisait présumer qu'elle était dans l'imbécillité et dans l'incapacité de contracter lorsqu'elle l'avait fait.
Ce qui fut de plus fâcheux fut que ce bruit n'étant point secret, vint aux oreilles du Révérend Père Prieur de l'Abbaye qui entra de nouveau dans de grandes considérations de leur donner la clôture ; ne croyant pas devoir renfermer des filles sans rentes et sans revenus ; à cause que ces 20.000 livres, qu'il croyait être perdues, faisaient presque la moitié de la plus claire fondation ; l'autre moitié, qui se trouvait composée des sommes que ces autres dames donnaient, n'était payable pour la plupart qu'après leur mort.
Ainsi il regardait que nos religieuses n'auraient point de biens pour vivre et ne pourraient plus espérer les aumônes du passé parce que tout le monde les croyait fort bien fondées.
Il lui fâchait aussi de rompre une affaire d'où l'on était venu si avant, et de renvoyer nos religieuses qu'il commençait d'aimer par la connaissance que leur fréquentation lui avait acquise de leurs vertus. Si bien que, dans ce combat, il prit ce temps de faire proposer à notre comtesse que si elle voulait répondre des 10.000 francs que la défunte avait promis pour l'achat de la maison, et de faire la rente ou bien donner en argent comptant une partie des sommes qu'elle-même ne donnait qu'après sa mort, il leur accorderait la croix ; mais que, si elle ne le pouvait faire, il ne fallait plus l'espérer et qu'il fallait au contraire que nos religieuses s'en retournassent au plus tôt à leur pays.
Cette proposition à la vérité lui fut un peu surprenante, mais son zèle, déjà aigri à surmonter tous les obstacles qui s'étaient présentés,
ayant pris un nouvel accroissement dans ce pénible exercice, sur-
monta bientôt celui-ci, s'étant résolue de faire tout ce que le Père demandait. Il est vrai qu'elle y eut bien moins de peine que les autres fois, parce que Monsieur le comte son mari commençait à s'affectionner tellement à notre établissement qu'il n'avait pas de plus
grand plaisir que d'y voir travailler sa femme ; et nous pouvons dire en passant que ce changement ne fut par la moindre des merveilles que nous avons remarquées en cette affaire, parce qu'il n'y avait que Dieu seul qui en put être l'auteur, vu son opposition naturelle, qui était encore plus grande que celle de sa femme, pour tous les monastères de filles, et qu'il la voyait beaucoup donner, ce qui d'ordinaire, n'est guère agréable aux maris qui n'ont point le coeur aux bonnes oeuvres ; mais lui, tant s'en faut que depuis qu'il eut commencé de s'y affectionner il se lassa de leur donner ! que plus il leur donnait plus il leur voulait donner.
Ainsi cette bonne dame, sa femme, répondit des 10.000 livres promises par la défunte pour l'achat de la maison, et en compta 13.000 de son bien, par le moyen de quoi la croix leur fut accordée. Le jour fut pris pour la poser le douzième du mois de mars suivant, à huit ou dix jours de là, parce que par bonheur les réparations de la maison se trouvèrent faites.
Le 12e mars 1654 étant venu, le Père Prieur fit la cérémonie. La Reine Mère y fut invitée par nos religieuses de leur faire l'honneur d'y assister comme leur principale Fondatrice, ce qu'elle fit avec beaucoup de marques de bonté, fit poser la croix en sa présence sur le haut de la muraille, car comme le fond n'était pas à nos Mères, n'étant qu'une maison de louage, on ne la put poser que sur la muraille de la porte.
La cérémome fut conclue par un acte signalé de piété de cette grande Reine, qui fut de prendre en main le flambeau pour faire la première Réparation au Très Saint Sacrement, en présence de tout le monde, les rideaux des grilles ouverts, devant le Saint Sacrement exposé ce jour-là pour la prise de possession.
Ainsi cette grande Reine nous mit la première en possession de l'exécution de son voeu, par son autorité et par son exemple ; et nous pouvons dire qu'elle réparait plutôt pour les irrévérences et profanations d'autrui que pour les siennes propres, puisque jamais il n'y a eu de princesse plus profondément respectueuse à ce divin Sacrement qu'elle, ni posséder à un plus haut degré la vertu de religion.
C'est de quoi elle a donné une infinité de preuves, et entre autres deux illustres, les dernières années de sa vie : la condamnation du Jansénisme, dont l'Eglise a l'obligation à ses soins, l'ayant poursuivie incessament auprès des Papes Innocent 10° et Alexandre 7e, qui l'honoraient grandement pour sa rare piété ; et d'avoir apaisé le Roi son fils, et l'avoir rendu capable de donner au respect qu'un prince
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catholique doit au Saint Siège Apostolique, le très vif ressentiment qu'il avait de l'outrage qu'il avait reçu en la personne du duc de Créqui, son Ambassadeur à Rome, de qui les gens furent assassinés à la portière de son carosse par les domestiques de quelques cardinaux, pendant le règne de notre Saint Père Alexandre 7e.
Et cette excellente vertu, qui est le fondement de toutes les vertus, se trouvait jointe en elle à celle de clémence en un point de si grande perfection que, bien qu'elle ait été la princesse — et peut-être la personne du monde — la plus outragée en sa réputation pendant les guerres civiles arrivées durant sa Régence, et pendant la vie du Roi Louis 13' son époux, — comme l'histoire du siècle ne manquera pas de remarquer — elle n'a jamais voulu se venger, quoiqu'elle en eut le pouvoir ; et surtout depuis qu'elle fut déclarée Régente. Au contraire elle maintint dans leurs emplois ses plus âpres persécuteurs.
Ces deux royales vertus unies à sa charité immense qui lui faisait donner par milliers aux pauvres nécessiteux feront vivre sa mémoire jusqu'au siècle à venir (19).
Donc cette célèbre journée finit par la dévotion du Salut, après lequel tout le monde se retira pour laisser jouir nos religieuses d'un peu de repos, et goûter tout à leur aise la joie de tant de bonheur dont elles venaient d'être mises en possession, et ont joui depuis, qui est d'avoir le Saint Sacrement exposé tous les Jeudis à titre d'un article principal de notre Institut, et d'être nommées de ce nom glorieux de Filles du Saint Sacrement ; car c'est par une ordonnance expresse du Révérend Père Prieur — en parchemin — que nous devons avoir cet auguste Sacrement exposé tous les Jeudis à perpétuité, qui est une chose tout à fait particulière, puisque partout ailleurs on est obligé de recourir à chaque fois au Supérieur pour en avoir la permission.
Après cela l'Institut répandit d'abord une si bonne odeur qu'aussitôt qu'elles eurent la clôture, une des filles d'honneur de Madame
(19) Duquesne qui a écrit la vie de mère Mectilde moins de 100 ans après la mort de celle-ci, nous donne un portrait de la Reine, telle qu'elle devait être connue dans les milieux dévots et en particulier parmi les amis du monastère de la rue Cassette.
Nous sommes en 1651, en pleine guerre civile. « La Reine était désolée de tant de désordres auxquels ni la prudence de ses ministres, ni l'habileté de ses généraux n'avaient encore pu apporter de remèdes efficaces... Anne d'Autriche était une des plus vertueuses princesses qui eussent occupé le trône. Un éloge surtout qu'on ne peut lui refuser, c'est d'avoir toujours constamment sacrifié ses affections, ses ressentiments et l'intérêt de Sa Maison à la gloire et au bien de l'Etat. Il serait injuste de la rendre responsable de la fomentation qui agitait les esprits longtemps avant elle... elle fit pour la calmer tout ce que l'on pouvait attendre de l'administration la plus sage. Ferme à propos pour ne point trahir les droits de la Couronne, elle ne rougissait point de plier à l'occasion pour épargner les peuples. Elle réussit enfin, mais elle en renvoya toujours toute la gloire à Dieu, à qui Seul, elle s'en croyait redevable ». Duquesne, op. cit., p. 221-223.
la duchesse d'Orléans (20), nommée Mademoiselle d'Ucelle, d'une illustre maison de Bourgogne, y prit l'Habit. Mais elle n'y a point fait profession à cause que sa faible santé n'a pu supporter les austérités de la Règle. Plusieurs autres furent reçues, il n'en sera pas fait mention parce qu'il y a un Livre exprès.
Après cette heureuse conclusion notre Mère Prieure trouva bon de laisser reposer quelques mois notre comtesse, devant que de la remettre à chercher de nouveau cette place pour y bâtir, dont elle devait avoir dorénavant toute seule la fatigue, parce que Notre Mère ne sortait plus que par permission expresse du Révérend Père Prieur, encore bien rarement.
Mais au bout de ce temps-là, cette comtesse reprit courageusement le travail, se remettant à chercher avec le même zèle qu'auparavant. Il est vrai, comme elle avait déjà parcouru tout Paris dans ce dessein, elle n'avait plus guère à faire qu'à se déterminer entre un petit nombre de places, sur lesquelles — comme les plus propres elle avait jeté les yeux, dont celle où le monastère est bâti présentement était l'une.
Notre Révérende Mère répugnait à celle-là à cause du mauvais renom de la rue, ce qui fut cause qu'on ne la prit pas pour lors. Et à celle-là était concurremment proposée, par un vertueux écclésiastique de leurs amis, une autre, tout devant Saint Lazare, hors la porte Saint Denis, où il n'y avait point de bâtiment.
Ces diverses propositions firent naître une contestation un peu fâcheuse entre lui et la comtesse. C'était un homme fort arrêté à son sens, il s'était tellement imprimé cette place de la porte Saint Denis qu'il ne pouvait du tout souffrir qu'on le contredit là-dessus. Il voyait que la comtesse inclinait plus à cette autre du faubourg Saint Germain : ce n'était que pour les avoir plus proches d'elle afin de les avoir plus à sa commodité ! et non pas qu'elle y considérât leur avantage, ni l'augmentation de la gloire de Dieu, laquelle à son compte — n'était qu'à cette place de Saint Lazare.
Cependant la vérité est que celle-là, bien qu'en effet elle fut assez jolie, ne nous convenait point du tout, tant à cause de l'excessive cherté pour le quartier que c'était : on en demandait 10.000 écus
(20) Marguerite de Lorraine, soeur de Charles IV duc de Lorraine, épouse secrètement Gaston d'Orléans en 1632. Son fils meurt en bas âge, sa fille aussi en 1652. Sa seconde fille, Françoise-Madeleine (1648-16M) épouse, en 1663, Charles Emmanuel, duc de Savoie. Il nous reste une importante correspondance entre mère Mectilde et la duchesse. La duchesse avait eu beaucoup à souffrir non seulement de la part de son mari, mais du fait de Richelieu qui n'avait jamais accepté son mariage. La Lorraine était alors alliée aux ennemis de la France et la duchesse faisait un peu figure d'étrangère à la Cour. Mère Mectilde a dû la comprendre aussi sur ce point. Le duc d'Orléans était mort à Blois en 1680, sans laisser de fils, ni de son premier mariage avec la duchesse de Montpensier, ni de son second avec Marguerite de Lorraine, le frère de Louis XIV devenait duc d'Orléans. On comprend les allusions de mère Mectilde dans les lettres à la duchesse sur « la perte » de sa maison.
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droits seulement pour la place nue, — qu'à cause de l'extrême éloignement de toutes choses qui aurait absolument empêché le progrès de l'Institut.
Pour le convaincre et le ramener il fut nécessaire que notre Mère Prieure à qui cette contestation ennuyait infiniment — elle avait bien du respect pour ce serviteur de Dieu, mais elle était de l'avis de Madame la comtesse — le suppliant d'agréer que la décision de ce choix fut remise à la pluralité des voix de leurs amis, afin que la chose fut conclue au consentement de tous ; n'ayant pu qu'y consentir, l'assemblée se tint, et fut composée d'un bon nombre de personnes de prudence et de piété. Notre comtesse ne s'y voulut pas trouver pour laisser plus de liberté d'opiner ; pourtant elle ne laissa de gagner sa cause, tous ayant trouvé qu'en effet le quartier du faubourg Saint Germain était meilleur et plus propre que l'autre, qu'il n'y avait nulle apparence de nous aller mettre si loin que le faubourg Saint Denis.
Ce bon monsieur eut encore de la peine à se résoudre, il le témoigna assez par les discours qu'il tint à notre comtesse, lui rapportant à son logis le résultat de l'assemblée — de quoi il voulut bien prendre la commission pour avoir l'occasion de lui décharger l'amertume de son coeur, — en lui disant que Dieu et les hommes s'étaient à la fin accommodés à sa faiblesse et avaient adhéré à son amour propre ; mais qu'aussi il fallait absolument que dans la semaine elle concluât le marché ou de cette place qu'elle proposait ou de quelqu'autre, qu'on ne lui donnait que ce temps-là.
La chose se fit en effet, mais non pas si vite. Les affaires de cette nature ne se font pas aisément. Nos Mères répugnaient toujours à cette rue ; pour les contenter il fallut voir s'il se pourrait trouver quelque autre place. Le marché de celle-ci ne fut conclu qu'au mois de janvier 1658. Elle coûta 25.000 livres d'achat, et deux mille ou environ pour les droits des laods (21) à Monsieur l'Abbé de Saint Germain, ou pour les frais du décret qu'il y fallut faire passer pour la sûreté de leurs deniers. Ainsi on ne put bâtir plus tôt qu'au mois d'avril 1658, que le contrat de prix fait fut donné par nos Mères et par la comtesse, au sieur Gestar, Maistre entrepreneur, pour le rendre fait et parfait dans un an, au prix de ? ? ? ?
Cet entrepreneur leur tint parole, en sorte que la translation de la Communauté se fit de leur maison de la rue Férou au bâtiment neuf au jour de la fête de notre B.P. Saint Benoit, sans aucune cérémonie, les religieuses s'y étant rendues la veille, sans bruit, dans des carosses de quelques dames de leurs amies.
Et le jour de la fête de l'Incarnation du Verbe, l'église et le monastère furent bénis par le Révérend Prieur en Dieu. Monseigneur
(21) Droits dus à un seigneur pour les acquéreurs de biens dans sa censive (propriété féodale).
Henry de Maupas du Tour (22), lors Evêque du Puy et présentement d'Evreux fit la cérémome le matin (23) et l'après dîner, le même jour, il donna le voile à Damoiselle Marie Hardy, nommée de son nom de religion Marie Hostie du Saint Sacrement à laquelle, entre les autres louanges qu'on lui doit, celle-là lui est due de ce beau rétable de notre église qui est une production de ses riches conceptions, et qui a été acheminé à la perfection où nous le voyons à moins d'un an, par son habile conduite et par sa merveilleuse intelligence en toutes les belles choses. Mais ce qu'il y a de remarquable c'est que, bien qu'il coûte plus de 8.000 livres, il n'en a presque rien coûté à la maison, tant elle a su ménager la bonne volonté de nos amies, aussi bien que de plusieurs autres personnes de piété qui ont contribué avec plaisir pour dresser cet autel si magnifique à la gloire de notre auguste Sacrement ; et ces deux cérémonies concourrant avec la solennité du jour attirèrent tant de gens de qualité dans le monastère qu'il ne saurait guère voir de plus belle assemblée que celle-là.
Nous serions ici au bout de notre narré puisque la translation du monastère semblerait le devoir clore comme étant le dernier de tous les grands actes de notre établissement. Mais nous sommes très obligées de retourner sur nos pas pour ramener plusieurs notables circonstances de cette conclusion, que nous avons laissées en arrière pour ne les avoir pu amener dans le fil de notre discours, lesquelles sont pourtant trop dignes de mémoire pour les omettre.
(22) Descendant des barons du Tour en Champagne. Né en 1606 d'une famille illustre, il est tenu sur les fonts baptismaux par Henri IV. Après ses études en Sorbonne, il reçoit le gouvernement de l'abbaye de Saint-Denis de Reims (où il introduit en 1636 la Congrégation de Sainte-Geneviève). Vicaire général de Reims pendant dix ans, il est ensuite premier aumônier d'Anne d'Autriche. En 1641, il est nommé évêque du Puy et sacré dans la maison des profès Jésuites par Charles de Mouchal, évêque de Toulouse, asssisté de François Fouquet, évêque d'Agde et d'Antoine Godeau, évêque de Grasse. Grand ami de François de Sales et de Jeanne de Chantal ; il travailla avec François de Sales à l'institution des Visitandines. Député deux fois à Rome par le clergé de France pour obtenir la béatification du saint évêque, il eut le bonheur de voir ses démarches couronnées de succès par le pape Alexandre VII. Ces affaires retardèrent sa prise de possession de son evêché d'Evreux. Il n'y vint qu'en 1664, le 24 mars. Il meurt le 12 août 1680 des suites d'un accident de voiture. En 1664, il fonde le séminaire, qu'il complète en 1673 par l'érectibn des « Conférences écclésiastiques » dans son diocèse, à l'imitation de celles de M. Vincent de Paul à Saint-Lazare. En 1676, il érige une communauté de « petites filles pauvres » sous la direction de Mlle de Bouillon (à l'imitation de l'Institut de la maison du Saint-Esprit, fondé en 1654). Il écrit la vie de Mme de Chantal en 1644 et de saint François de Sales en 1657. Une oraison funèbre de saint Vincent de Paul en 1669. Le Brasseur, Hist. Civile et Ecclésiastique du Comté d'Evreux, Paris 1722. — François-Xavier de Feller, Biographie Dict. historique, Paris 1833.
(23) Les châsses placées près du tabernacle renfermaient les corps des martyrs : saint Denis, sainte Candide, sainte Benoîte, sainte Emilienne, rapportés de Rome par un religieux minime et par M. Fermanel, l'un des fondateurs du séminaire des Missions Etrangères. Un nombre important des ossements de sainte Candide se trouvent actuellement dans notre monastère de Rouen. L'année suivante mère Mectilde reçut de la duchesse douairière d'Orléans, le corps de sainte Ide qui, inhumé d'abord au prieuré de Saint-Waast près Boulogne, était à l'abandon. A la Révolution, ces ossements échappèrent aux profanations et le corps de sainte Ide repose encore en entier en notre monastère de Bayeux. Vie anonyme de mère Mectilde. — Chanoine Van Drival, Légendaire de la Morinie, p. 111.
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La première : que, quand il fallut poser la pierre fondamentale du bâtiment, l'on fut longtemps à délibérer si l'on prierait la Reine de leur faire encore cet honneur, et le temps que l'on mettait à délibérer là-dessus, la Cour s'en alla dehors. Ainsi il ne s'en fit rien.
L'on proposa ensuite de prier Monsieur le prince de Conti ; et comme on se disposait à cela, il fut pareillement obligé de s'en aller à son gouvernement.
Comme si Dieu eût voulut ôter tous les empêchements que l'on mettait à l'exécution du dessein qu'il avait inspiré à notre Mère Prieure qui n'avait osé le découvrir, et n'aurait encore fait sans cette ouverture de providence. C'était de faire poser les trois premières pierres par trois pauvres, aux trois endroits plus considérables du bâtiment, au nom et à l'honneur des trois personnes qui composent la sacrée famille du Verbe Incarné sur terre : Jésus, Marie, Joseph.
Ce dessein étant connu du comte, notre bienfaiteur, il demanda instamment de représenter Saint Joseph en cette cérémonie, et sa dévote femme : la Sainte Vierge ; de laquelle elle avait déjà l'honneur de porter le nom, et le petit comtin de la Vieuville (24) leur petit-fils, qui était de deux ans, le divin Enfant Jésus. Ce qui leur fut accordé avec éloge de la part de notre Révérende Mère Prieure et de la communauté pour leur grande dévotion.
Ainsi ces pierres furent posées après avoir été bénites par Monsieur l'abbé Mélian (25) qui fit la cérémome ; la première : là où est la grande porte de l'église, la deuxième où est la chapelle de ce comte, la troisième : à l'endroit où commence le corps du monastère ; et sous chacune fut mise une boite de reliques avec des plaques de cuivre marquées d'un Saint Sacrement au pied duquel est écrit le mois et l'année qu'elles ont été posées dans cette fondation.
La deuxième circonstance est pour les deniers qu'il fallut employer au bâtiment. Les principaux sortirent de la bourse de ce vertueux comte, par une rencontre encore de providence qui n'était nullement prévue. Ce fut qu'après que la comtesse eut employé les 6.000 Livres qu'elle avait données pour avoir une maison, et les 10.000 livres dont
(24) Charles, marquis de la Vieuville, né à Paris en 1582, mort en 1653. Il se fit beaucoup d'ennemis par son caractère emporté et présomptueux. Enfermé au château d'Amboise en 1624, il parvient à s'enfuir à l'étranger. Il rentre en France en 1628, intrigue contre Richelieu et doit s'enfuir à Bruxelles en 1631. Il revient en France sous Mazarin et obtient de Louis XIII le rétablissement de ses droits le 11 juillet 1643. Il est nommé surintendant des finances, duc et pair de France 1651-1653. Son fils, Charles II du nom, épouse la fille de la comtesse de Châteauvieux en 1649. Le petit « Comtin » doit être leur troisième fils, né en 1656-57 et donc âgé de 2 ans le jour de l'Ascension, pose de la première pierre rue Cassette. Il sera abbé de Savigny le 3 février 1676 et mourra à Paris en avril 1689. Le Père Rapin, S.J., a écrit sa vie. La famille est originaire de Bretagne. Dezobry, Dict. Géographie et Histoire, Delagrave 1876.
(25) Augustin Mélian ou Méliand, fils de Blaise Méliand, avocat au parlement et de Geneviève Hurault, chargée des aumônes d'Anne d'Autriche. Mgr Méliand eut des difficultés à Gap où il fut nommé évêque en 1679 et sa santé lui fit donner sa démission. Il se retira à Paris au séminaire des Bons-Enfants. Gallia Christiana.
elle avait répondu pour la défunte marquise de Bauves, et encore bien d'autres sommes, l'argent manquant il fallut aller aux emprunts ; et Dieu permit qu'elles furent refusées de toutes part afin qu'elles fussent contraintes de recourir encore à ce comte, des mains duquel il prenait tant de plaisir de recevoir, qu'il semblait ne vouloir presque rien que de lui, et l'avoir consacré par un choix tout particulier, lui et toute sa famille, à procurer la gloire de son Fils au Très Saint Sacrement de l'autel ; et ce comte, toujours de plus en plus fervent, leur prêta avec une extrême joie jusqu'à 25.000 livres sans en vouloir prendre d'intérêt. Il est vrai que, bientôt après, elles lui rendirent douze mille livres, et les treize mille restant, il nous les a laissées après sa mort.
Ces sommes n'étant pas encore suffisantes, car ce premier bâtiment a coûté 63.000 livres compris la place et l'amortissement, Madame de Vassan, leur ancienne amie, leur donna 3.500 livres, Madame de l'Esseville 700 écus, Madame Guilebert, ou Madame Poulet sa mère : plus de 10.000 livres. Celle-ci avait déjà voulu donner à notre Mère Prieure 20.000 livres et une très belle maison dans Saint Maur des Fossés en 1647, si elles avaient voulu s'y arrêter pour s'y établir tout à fait. Et Mademoiselle Loiseau, fille de feu Monsieur Loiseau, Conseiller au Parlement de Paris, laquelle a depuis pris l'Habit sous le nom de Sr Anne du Saint Sacrement, leur en donna 3.900.
Elle était depuis longtemps l'une de leurs principales bienfaitrices, ne se passant pas d'année que les aumônes qu'elle leur faisait n'arrivassent à plus de 500 livres, car elle avait la jouissance de ses biens n'étant plus en puissance de personne.
Et depuis, en prenant l'Habit, elle a apporté une dot très considérable et une pension viagère très forte avec tout cela. Il faut dire que le don qu'elle nous a fait de sa personne vaut encore infinimen t mieux, puisque c'est un de nos plus forts et plus dignes sujets.
Ainsi peu à peu le bâtiment s'acheva sans qu'elles s'endettâssent. Mais comme le nombre des filles s'était grandement accru depuis, il nous a fallu entreprendre de bâtir l'autre aile, du côté du couchant, qui est la plus belle. Et celle-ci nous a coûté 36.000 livres et davantage. Cela a été sur la fin de l'année 1665 que nous l'avons entrepris, et commencé d'habiter en 1667.
Son Altesse Royale Madame Douairière d'Orléans, Marguerite de Lorraine, en ayant posé la première pierre avec grand apparat et magnificence ; ça été sous le grand angle où cette pierre a été mise. Et monsieur l'abbé Jaloux, très digne écclésiastique, notre ami particulier, fit la cérémome avant laquelle notre Mère Prieure avait, de ses propres mains, enterré dans la fondation une grande boite de fer blanc où il y a une grande figure de la très Sainte Vierge faite d'une pâte de reliques avec le mémoire du nom des saints de qui les reliques sont, et une grande plaque de cuivre, marquée comme
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les autres dont nous avons parlé ci-devant ; étant descendue elle-même par une échelle, au plus profond du fossé de la fondation pour les y mettre — afin que là-dessus l'on bâtit pour faire monter la muraille jusqu'au rez de chaussée — pour que Madame n'eût pas la peine de descendre à cause qu'il fallait, pour la cérémonie, qu'elle tint ses mains sur la pierre.
Mais il ne faut pas achever le récit de cet évènement sans toucher un mot des éminentes qualités de cette grande princesse, en reconnaissance de ses extrêmes bontés pour nous.
Elle est soeur de Monsieur le duc de Lorraine Charles IV, Prince souverain de nos Mères qui sont venues de ce pays-là. Dans sa
jeunesse elle était douée d'une excellente beauté dont il lui reste encore de grandes marques, ayant, avec cet avantage, un esprit doux, accort, sage et modeste au dernier point, et un discours merveilleusement éloquent et disant.
Elle épousa en la 16ème année de son âge Monsieur le duc d'Orléans, frère unique du feu Roi très chrétien Louis 13ème, et oncle du Roi Louis 14ème à présent régnant. Et vécut au milieu de cette Cour la plus grande et la plus galante du monde, comme une hermine, sans jamais contracter de tache en sa réputation, qui a toujours demeuré dans une intégrité si parfaite que les langues les plus médisantes n'ont osé entreprendre de l'attaquer non pas même du soupçon ; aussi ne s'est-il rien vu d'égal à sa retenue et son extrême dévotion qui allait à faire de sa Cour un vrai cloître.
Et tant de rares vertus — très rares en effet aux personnes de son rang — lui avaient tellement acquis l'amour et le respect de Monsieur qu'il s'estimait le plus heureux prince du monde de la posséder. Nous lui pouvons justement attribuer après Dieu la conversion des moeurs de ce prince, lesquelles étaient extrêmement dépravées dans sa jeunesse, par son grand jeu qui le portait à beaucoup jurer, sans les autres débauches dont nous pouvons dire qu'il n'était pas moins coupable.
Mais la sage conduite de cette belle princesse, et sa constante fermeté à lui remontrer librement ses devoirs de chrétien sans jamais se rebuter, le gagnèrent à la fin si absolument à Dieu, qu'il a passé les cinq dernières années de sa vie dans la plus haute perfection où un chrétien puisse atteindre, et a fait une mort convenant à cette vie ayant tout le royaume embaumé de l'odeur de ses vertus. Depuis sa mort cette admirable princesse s'est adonnée à une plus grande retraite comme à la vertu la plus conforme à l'état de viduité, venant très souvent dans cette maison, et passant des journées entières avec notre Mère Prieure, à l'entretenir du mépris des grandeurs mondaines et du bonheur qu'il y a de servir Dieu, elle a accoutumé de dire en quoi consiste la vraie félicité.
Tant s'en faut que ces fréquentes visites aient apporté du relâche à la ferveur des religieuses par la communication de l'esprit du monde, qu'au contraire ce nous est tous les jours un nouveau sujet d'édification, nous ayant dit beaucoup de fois, pour montrer l'estime qu'elle fait de la vie religieuse, que si sa santé, qui est très faible, le lui pouvait permettre, elle préfèrerait d'être Soeur religieuse converse dans la maison du Saint Sacrement, à toutes les grandeurs de la terre.
Après cela il ne faut pas demander la raison pour laquelle nos Mères la prièrent de leur faire cet honneur de poser cette première pierre.
Cette disgression nous a portées un peu loin des circonstances que nous avons entrepris de remarquer. Cependant il y en a une 4ème qu'il ne faut pas oublier : c'est que nous achetâmes au mois de juillet 1659 la maison et le jardin du fleuriste qui nous coûta 14.000 livres ; que les héritiers de la défunte marquise de Bauves rembour sèrent en l'année 1660 notre comtesse des 10.000 livres qu'elle avait avancées pour eux au bâtiment, et payèrent encore les autres 10.000 livres que la défunte avait données.
Comme aussi Mesdames de Cessac et Mangot étant mortes depuis, leurs héritiers ont pareillement payé toutes les sommes qu'elles avaient données. Et le tout a été heureusement consommé sous le sage ministère et heureuse conduite de notre très Révérende et très digne R. M. Catherine Mechtilde du Saint-Sacrement, secondée de la prudente Sous Prieure, la R. M. Bernardine de la Conception, et de la très fervente et libérale comtesse de Châteauvieux, Fondatrice.
Que le tout soit en l'honneur et gloire du Très Saint Sacrement de l'Autel.
TROISIÈME PARTIE
ÉCRITS
NOTE SUR LES ÉCRITS DE MÈRE MECTILDE,
RAPPORTÉS CI-APRÈS
Le premier de ces textes est considéré comme une ébauche des Constitutions. C'est un des plus soigneusement recopiés dans nos Manuscrits. Nous en possédons vingt et une copies dans les seuls manuscrits du XVII° et XVIII' siècle.
Le deuxième écrit qui avait été inséré ici par l'auteur de cette biographie était le texte avec quelques variantes, de la Préface des Constitutions, imprimées en 1677. Tel qu'il se présentait au N. 249, nous n'en possédons que cinq copies. Or nous savons par des lettres de mère Mectilde, des entretiens avec ses Filles, que ce texte a été écrit en collaboration avec Dom Ignace Philibert, le Prieur de Saint-Germain-des-Prés. Quelle était la part exacte de mère Mectilde dans ces pages ? il a été impossible de l'établir. Nous avons donc préféré remplacer ce texte incertain par celui que la Vénérable Mère a écrit seule et dont, quelques mois avant sa mort elle fait mention dans une lettre à la Mère Prieure du second monastère de Paris. Nous ne possédons que de rares copies manuscrites de ce texte et aucun exemplaire imprimé. En effet lors de l'approbation des Constitutions en 1705, Rome a préféré renouveler l'approbation déjà donnée en 1677 plutôt que d'approuver un texte nouveau.
Cette préface écrite à la fin de la vie de Mère Mectilde, alors qu'elle avait atteint la plénitude de son expérience du gouvernement et des âmes, nous est apparue comme plus représentative de sa pensée, en notant bien toutefois qu'elle a été rédigée trente ans après les textes que nous rapportons ensuite.
Le troisième écrit est connu dans notre Institut, sous ce titre : Retraite de 1662. Nous en avons relevé douze copies dans les meilleurs manuscrits, les variantes sont négligeables.
Le quatrième texte de « l'amour du mépris » est souvent copié dans nos manuscrits du XVII. siècle et — fait à noter — il l'est toujours parmi les conférences ou les textes importants sur l'Institut (Juillet 1662).
Le cinquième texte « de la Sainte Communion » se retrouve à peu près identique dans la plus ancienne édition (1683) du Véritable Esprit des Filles du Saint-Sacrement ; petit volume composé par mère Mectilde pour donner à ses Filles les bases essentielles de leur vocation. Cependant des remaniements dans le déroulement de la pensée donnent à croire, que le texte rapporté ici est plus ancien que celui du « Véritable Esprit », peut-être antérieur aux querelles autour du quiétisme.
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Enfin « L'Esprit de Saint Benoit » se trouve lui aussi parmi les conférences et au « Véritable Esprit ».
On peut difficilement, à partir de ces quelques textes, qui sont parmi les plus forts et les plus ardus, se faire une idée de la pensée de Mère Mectilde, et surtout de sa personne tellement plus humaine, vivante et accessible dans sa correspondance. Tout au plus peut-on poser quelques jalons pour éviter au lecteur d'être trop dérouté par un vocabulaire familier aux seuls spécialistes du grand siècle. Bérulle, Condren, Olier sont partout présents dans ces pages, mais à l'arrière fond seulement d'une synthèse bien personnelle et marquée par d'autres courants, comme l'a si bien vu l'abbé Cognet. L'apport de la sainte Ecriture, particulièrement de saint Paul, est nettement plus important que les autres. Il faudrait faire ici mention de sa formation bénédictine qui a équilibré, si on peut dire, l'influence des courants dans lesquels elle baignait avec son temps.
On sera frappé de l'abondance du vocabulaire « sacrificiel » de l'emploi du terme de « victime », de la place du « rien » ou de « l'anéantissement », et surtout des deux mots-clef qui reviennent sans cesse au fil du texte — et font même l'objet des deux chapitres principaux de la Retraite : « Mort-Vie ». « Que Dieu tient l'âme dans la mort avant que de lui donner la vie » et « De la vie cachée en Jésus-Christ ». Il serait à souhaiter qu'une étude approfondie de l'oeuvre permette à Mère Mectilde de s'expliquer elle-même sur ces sujets. Mais déjà ces quelques pages peuvent nous guider.
Relevons ce qu'on pourrait appeler son « christocentrisme eucharistique ». « Jésus dans son état d'hostie et de victime » est le Christ
dans son mystère pascal. Les motifs de la vocation de bénédictine du Saint-Sacrement sont ceux mêmes du Christ dans son Incarnation et son Sacrifice : son « double regard » : « la gloire de son Père et le salut des hommes ». « Vous faites ce que Jésus-Christ a fait ». Elle l'explique tout au long. « Jésus est dans ce Sacrement pour nous faire vivre de sa vie divine et de la même vie qu'il vit en lui-même », « mais cette vie divine est un don de Dieu, elle n'est achetée que par la mort ». « Vous êtes mortes et votre vie est cachée en Jésus-Christ ». Cette « mort » n'est pas une destruction, elle est le passage à une autre vie, la vraie. Elle est le mystère de Pâques. « Le baptême nous conforme à la mort et à la vie nouvelle de Jésus-Christ, ce qui est la grâce même du christianisme », dit-elle ailleurs.
En effet le baptême en nous incorporant au Christ nous rend capables de participer à son Sacerdoce, à sa « qualité de prêtre et de victime ». Dans le sacrifice eucharistique, le Christ s'offre et nous nous offrons avec lui et en lui. C'est là l'exercice du sacerdoce royal des fidèles que Vatican II a remis en lumière.
Voilà, semble-t-il, le fond de sa doctrine — et c'est celle même de l'Eglise — exprimée à la manière de son temps, et avec une constance remarquable. Elle a grand soin de faire remarquer que cette qualité de « victime » qu'elle donne à ses Filles « n'est pas une qualité nou velte, c'est un titre que Jésus-Christ vous a imprimé au baptême ». Nous l'avons vu, c'est le sacerdoce des fidèles. L'adoration perpétuelle n'est pas seulement pour elle un hommage à la Présence eucharistique, elle doit être « un renouvellement universel de toute notre vie et de toutes nos actions » elle la nomme aussi « actuelle adoration ». C'est la mise en pratique, le moyen et le signe de cette vie pascale, fruit de l'Eucharistie. Et cela « pour l'extension de la grâce du Sacrifice » en nous et dans le monde. C'est ainsi qu'elle lie adoration et réparation. Car, remarquons-le, la « réparation » adressée au Christ dans l'Eucharistie est toujours présentée par elle comme une participation au mystère de la Rédemption, à notre petite place de créatures rachetées, de membres de l'Eglise qui continue ce travail rédempteur « jusqu'à ce qu'Il vienne ». Elle y insiste spécialement : « Il n'y a qu'un Jésus-Christ qui puisse réparer sa gloire et celle de son Père ». Tout est là : « devenir des Jésus-Christ ».
ÉCRIT
DE NOTRE RÉVÉRENDE MÉRE SUPÉRIEURE
Puisque les religieuses de cette sainte maison sont toutes dédiées et immolées à la gloire du Très Saint Sacrement de l'autel, il faut qu'elles fassent effort pour être très ponctuelles à lui rendre leurs respects et leurs adorations sans relâche, prenant soin de s'acquitter dignement de tous leurs devoirs envers cette auguste Majesté anéantie, sans en omettre ou négliger aucun.
Cette fondation les y obligeant d'une manière très particulière, il faut qu'elles demandent à Notre Seigneur la grâce de s'y employer généreusement dans toute l'étendue de ses desseins.
1. — La première chose qu'il faut faire, c'est de reconnaître devant Dieu la grâce de cette occupation, à laquelle la sainte providence nous a destinées, d'être en actuelle adoration ; et que tout notre être et toutes nos opérations soient référées à l'honneur de ce divin Sacrement.
Les religieuses de cette maison ne pouvant se dispenser d'être les victimes de Jésus dans l'hostie, il faut donc nécessairement qu'elles fassent tout leur possible pour lui rendre tout ce qu'il prétend d'elles, et surtout de vivre de sa vie cachée et toute anéantie, puisqu'il leur a fait la grâce de les choisir à l'exclusion d'une infinité d'autres qui s'en acquitteraient plus dignement.
2. — Après avoir pesé cette grâce et cette obligation, il faut se donner à Jésus anéanti dans son divin Sacrement pour, par lui-même, tendre à la sainteté de cet état avec une détermination irrévocable de n'en jamais désister quelque peine, tentation, répugnance, qui nous survienne : par le monde, par nous-même, et par le démon. Et il ne faut pas croire y parvenir sans combat et sans souffrance, cette perfection n'étant autre chose que l'anéantissement de nous-même, on n'y peut parvenir sans souffrance. Donc que chacune de nous s'immole à la conduite secrète de Dieu sur son âme pour la faire entrer dans sa destruction.
3. — Il faut que les religieuses de cette maison se résolvent d'être et de passer dans l'esprit du monde pour très abjectes, et elles doivent être dans une très grande affection d'être inconnues à qui
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que ce soit, qu'à Dieu seul. Et pour demeurer plus cachées, à l'imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ dans son très adorable Sacrement, elles se tiendront le plus qu'il leur sera possible dans une profonde solitude qu'elles n'interrompront que dans le besoin et par obéissance.
4. - Elles se plairont autant qu'il leur sera possible à être pauvres de corps et d'esprit, c'est à dire : à être dans la pauvreté extérieure, aussi bien qu'intérieure, par hommage à Jésus très pauvre dans le Très Saint Sacrement ; et quand il plaira à Notre Seigneur les faire souffrir quelque chose de cette pauvreté, elles l'en remercieront très humblement comme d'une faveur très singulière.
5. — Leur occupation la plus ordinaire doit être la sainte oraison. L'on ne doit vivre dans cette sainte maison que de cette céleste nourriture. Mais chacune en sera nourrie selon sa grâce et son état ; donc il faut recevoir ce pain quotidien de la main adorable de Notre Seigneur qui le donne selon les besoins des âmes, aux unes plus abondamment et aux autres moins, selon les apparences. Mais chacune doit être contente de sa portion puisque c'est notre Père céleste qui nous la départ. Il faut nous en confier à sa conduite, étant certain qu'il nous donne le tout par un amour infini de notre sanctification ; et nous ne devons point nous réfléchir sur le peu ou beaucoup, mais continuer toujours de nous laisser à la disposition divine, nous contenter de tout, et même avoir de la joie d'être très pauvre intérieurement ; puisque nous ne pouvons pas souffrir de plus grande croix, par hommage à celle que Notre Seigneur a souffert et souffre, en une autre manière, pour nous, dans le Très Saint Sacrement.
6. — La principale de nos applications dans notre oraison doit être de nous tenir devant la grandeur et majesté suprême de Dieu dans le Très Saint Sacrement, avec un respect très profond, avec une confiance et un abandon total, avec une soumission et simple agrément de toutes les dispositions de la providence divine, chacune selon le degré de sa grâce, soit en faisant quelque acte ou autrement.
Avec ces trois dispositions nous pourrons toujours faire une oraison très excellente et très agréable à Notre Seigneur, et quand il semblera qu'elle nous manque, la foi supplée à tout dans un simple abandon à la peine et à toute privation.
7. — Toute la tendance de nos coeurs et de nos esprits doit être d'adorer ce divin Sacrement, de lui rendre hommage pour toutes les créatures qui ne l'adorent point, et pour toutes celles qui le déshonorent par tant de crimes et d'impiétés.
Et si nous concevons bien notre obligation, nous verrons que nous devons être immolées à la Justice du Père éternel pour tous les pécheurs qui offensent Jésus Christ dans le Très Saint Sacrement, et que ce doit être sur nous que doivent tomber tous les opprobres et les humiliations qu'il y souffre encore aujourd'hui, et y souffrira jusqu'à la consommation des siècles.
Ce doit être sur nous que la Justice doit être exercée dans l'amour et l'affection que nous avons de réparer sa gloire, en lui faisant autant qu'il nous est possible, amende honorable pour tous les pécheurs et plus particulièrement pour ceux qui le déshonorent plus criminellement et dans ce très auguste Sacrement.
8. — La Réparation d'honneur faite au Très Saint Sacrement, le Cierge en main, est une action d'humiliation, nous confessant criminelles, mais elle ne peut être reçue du Père que par Jésus-Christ.
Donc en cette sainte action nous nous unirons très particulièrement à Jésus-Christ Notre Seigneur pour, par lui, réparer la gloire de son Père et la sienne dans son divin Sacrement. Cela fait il faut nous laisser en foi dans cette véritable croyance qu'il réparera en nous et nous rendra dignes, par lui, de le glorifier. Il faut demeurer simplifiées dans cette union de soi à Jésus.
9. — Puisque notre vie est toute appliquée et consacrée à un si auguste, si adorable et si digne Mystère, il faut que tout notre être y corresponde.
Premièrement : il ne le faut profaner par l'affection d'aucune chose créée.
2. N'avoir plus aucune tendance à l'estime et à l'élévation de créatures.
3. Aimer, et tendre de tout son coeur au néant.
Et quand la sainte Providence nous fournira des occasions d'abjection, nous les devons recevoir avec grand respect, comme les trésors les plus précieux que Dieu réserve pour gratifier ses élus. Si le monde nous méprise, nous devons croire que nous sommes dans le véritable état où Dieu veut cette maison, car il ne serait pas juste ni raisonnable qu'un Dieu anéanti dans le Très Saint Sacrement étant l'unique objet de nos adorations et le modèle de notre vie, nous soyons dans l'applaudissement.
Lorsqu'il demeure tout caché dans l'abîme d'un anéantissement qui est incompréhensible aux anges et qu'ils ne peuvent assez adorer ni admirer dans leur étonnement, il faut que les victimes soient anéanties ; et s'il est permis de prendre la qualité d'épouses de Jésus-Christ, ne faut-il pas qu'elles soient conformées en toutes manières à leur divin Epoux.
Nous ne nous étonnerons donc point quand nous serons en rebut, désapprouvées, humiliées, blâmées et toutes anéanties dans l'esprit humain ; cela doit être notre paradis terrestre, notre félicité, et notre unique joie et consolation, au lieu que l'estime et les honneurs doivent être notre douleur éternelle et plus sensible crucifixion.
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PRÉFACE DES CONSTITUTIONS
LA VOCATION
DES RELIGIEUSES DU TRÈS SAINT SACREMENT (*)
Si St Bernard a pu dire avec vérité que la profession religieuse est très haute en son excellence qu'elle éléve au-dessus des Cieux et
qu'elle pourrait entrer en parallèle avec la condition des anges que l'on peut dire en quelque façon que cet Institut est d'une éminence vraiment divine et que les religieuses qui le professent ne doivent pas seulement être douées d'une pureté et d'une sainteté plus que céleste et qui égale celle des anges. Car outre les grands avantages qu'il y a avec les autres ordres religieux il leur donne avec cela une élévation toute particulière, et si nous devons croire qu'il n'y a point de pouvoir au-dessus de celui que leur caractère donne aux prêtres sur le Corps et le Sang de Jésus au Très St Sacrement de l'autel nous pouvons dire des religieuses du Très St Sacrement qu'il n'y a que la sainteté et la pureté du Fils de Dieu qui doivent être au-dessus de celle à laquelle leur profession les engage.
Les ordres religieux selon St Bernard ont beaucoup de rapport à la première école de vertu et de sainteté que Notre Seigneur a tenu en ce monde. Ce sont eux qui imitent le plus parfaitement ses premiers disciples et leurs saints exercices sont une rénovation de la vie évangélique mais les religieuses du St Sacrement semblent entrer dans une alliance toute particulière avec la personne même du Fils de Dieu. Elles partagent avec lui sa propre qualité d'hostie et de victime et se rendent en lui et par lui les véritables réparatrices des injures et des irrévérences qu'il peut recevoir des hommes dans le Très St Sacrement.
Mais pour vivre en état d'hostie et pour exercer dignement les fonctions de réparatrices, il est encore nécessaire qu'elles sachent que leur profession les rend redevables au Très St Sacrement de deux choses, sans lesquelles il est impossible qu'elles lui fassent jamais de réparation parfaite.
La première est : de lui rendre toute la gloire qu'on lui a ravie en le profanant.
La seconde est que les religieuses du St Sacrement ne doivent pas seulement faire état de rendre autant d'honneurs à Jésus-Christ renfermé dans la sainte hostie qu'il y souffre de mépris et d'irrévérences ; mais aussi elles se doivent résoudre de satisfaire pour toutes les peines temporelles dont les détestables profanateurs de son Sacré
Corps et de son Précieux Sang se rendent coupables ; à l'exemple de notre adorable Sauveur qui ne s'est pas contenté en prenant notre nature, de restituer à Dieu son Père toute la gloire que les pécheurs lui avaient ravie par leurs crimes, mais qui a voulu encore se sacrifier et souffrir tous les châtiments qu'ils auraient mérités en rigueur de justice.
Cette première obligation d'honorer et de glorifier le Très St Sacrement, autant qu'il est méprisé et profané par les impies et infidèles demande des religieuses qui lui sont consacrées en qualité de victimes :
Premièrement : une consommation entière et continuelle de tout elles-mêmes à la gloire de Jésus-Christ qui se consomme si souvent tout lui-même pour elles c'est à dire qu'elles doivent être comme des holocaustes que le feu sacré de l'amour du Très St Sacrement doit totalement consumer et comme des vases sacrés qui ne peuvent servir qu'à l'autel sans profanation, ou comme les lumières de ces flambeaux, dont elles se servent pour faire amende honorable, qui ne brûlent et ne se consomment jamais qu'en l'honneur du Très St Sacrement.
Secondement il faut que cette consommation paraisse en leur vie et leurs actions, par une intention toute déiforme (1) qui les tienne sans cesse élevées au-dessus de toutes les impressions des sens et de la nature, et qui les transforme si universellement en Jésus-Christ voilé sous les Espèces, que non seulement elles soient toujours en lui comme il est en elles, mais aussi qu'elles ne vivent et n'agissent qu'en lui, se voyant sans cesse et toutes choses en lui.
En troisième lieu que cette intention soit suivie d'une vie de pure foi, qui n'ait de commerce avec la vie des sens et avec les raisonnements de l'esprit humain ; parce que les bêtes et les hommes qui nous sont représentés par les sens et par la raison, qui auraient la témérité d'approcher de la sainte montagne où le Dieu du ciel est venu habiter dans la nuée des Espèces sacramentelles, n'ont pour eux que des feux, des éclairs et des foudres, et ils seront lapidés et écrasés sous le poids de celui qui est la pierre angulaire et mystique d'où découlent en nous les eaux de la vie éternelle.
Il faut donc entrer dans l'obscurité de la foi, et dans les brouillards de la seule révélation divine, à l'imitation de Moïse, pour pouvoir jouir de la réelle Présence, et participer aux divines communications de ce soleil inaccessible de la divinité cachée au Très St Sacrement ; c'est pourquoi les âmes qui voudront glorifier cet auguste Mystére ne doivent point consulter d'autres oracles ou emprunter d'autres lumières que celles de la foi et de la révélation divine, puisqu'il n'y a qu'elle seule qui puisse leur faire connaitre la vérité
(*) Constitutions sur la Règle de Saint Benoit en provenance de la Bibliothèque Municipale de Nancy : Manuscrit coté (546) 60.
(1) Déiforme : barré dans le texte, au-dessus et d'une autre écriture = pure.
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des grandeurs et des perfections incompréhensibles qui y sont renfermées.
Mais cette obligation d'honorer Jésus-Christ au Très St Sacrement demande en quatrième lieu : que la vie de pure foi soit accompagnée d'un amour unitif qui ne fasse pour ainsi dire qu'une même chose du Corps et du Sang, de l'âme et de la divinité de Jésus avec les religieuses qui sont dévouées à sa gloire ; de façon que comme le pain et le vin se transubstantient au Corps et au Sang de Jésus-Christ — et les Saintes Espèces n'ont point d'autre substance que celle du Fils de Dieu — de même, elles perdent tout leur être naturel, qu'elles ont tiré de la corruption du vieil homme, et se transforment en l'être divin qu'elles ont reçu du nouvel homme, pour n'avoir jamais d'autres inclinations, d'autre esprit, d'autres pensées, d'autres paroles et d'autres actions, que les siennes et celles que sa grâce et son divin Esprit leur inspirent.
Enfin cette obligation demande une vie d'oraison continuelle par laquelle, imitant les deux chérubins de l'Arche, elles puissent avoir toujours la face de leur esprit et de leur coeur tourné vers ce divin propitiatoire du Nouveau Testament, d'où elles doivent recevoir tous leurs oracles, et d'où elles se doivent persuader que Dieu leur parle et leur fait entendre ses divines volontés le plus ordinairement et le plus familièrement.
C'est cet esprit d'oraison qui leur donnera la clef des trésors de la science et de la gloire de Dieu, renfermée et cachée au Très St Sacrement ; qui leur donnera l'entrée de la cave du vin délicieux de l'adorable Epoux pour y boire à longs traits et s'y ennivrer de ses douceurs et consolations inneffables. C'est l'esprit de cette oraison qui leur donnera la prérogative et le privilège de toutes ces vierges qui suivent l'Agneau partout où il se rencontre dans tous les tabernacles.
Voilà les obligations des religieuses du St Sacrement : elles seront dans l'état que leur vocation demande d'elles si elles ont l'esprit d'oraison, si elles tendent à l'amour divin, si elles vivent de foi, si elles ont l'intention toute pure, si tout leur être est véritablement consommé avec Jésus-Christ à la gloire de son Père. L'esprit d'oraison les dispose à l'amour d'union, à la pure foi et à la pureté d'intention. La foi vive et l'amour unitif en feront des victimes pour réparer par leur destruction la gloire que les sorciers et les magiciens ravissent à la personne du Fils de Dieu, quand ils consumment si abominablement les hosties consacrées dans leurs sortilèges et dans leurs magies ; pour réparer par leur pureté d'intention, le culte que les mauvais prêtres dérobent au Très St Sacrement quand ils font servir cet auguste Sacrement à l'intérêt et à mille autres desseins criminels ; pour réparer par leur vive foi, l'honneur qui est dû à la personne réelle du Corps et du Sang de Jésus-Christ que les infidèles et hérétiques lui ôtent par leurs blasphèmes et par leurs sacrilèges et par leurs profanations ; pour réparer par leur union d'amour, le respect que les pécheurs ont perdu pour le Saint des
Saints quand ils s'en approchent avec l'affection du crime, et qu'ils veulent unir Jésus-Christ à Bélial, et Dagon avec l'Arche dans un temple profané et un coeur souillé ; pour réparer enfin par leur oraison, la révérence que les libertins et la plupart des chrétiens refusent ou négligent d'apporter aux sacrés mystères ou ils assistent sans oraison et sans dévotion.
Heureuse l'âme qui sera trouvée digne de faire une telle réparation au Très St Sacrement ; plus heureuse encore si elle sait, comme elle doit, s'acquitter de la grande obligation qui la rend coupable de toutes les profanations du Corps et du Sang de Jésus-Christ, et par conséquent sujette à souffrir les châtiments et toutes les peines que méritent tous ceux qui l'ont profané et qui le profaneront jusqu'à la fin des siècles.
Cette seconde obligation demande un état et des dispositions tout à fait contraires à la précedente. Si la première oblige une « hostie » de se regarder comme consacrée à la gloire du Très St Sacrement, la seconde l'oblige de se considérer comme sacrifiée pour toutes les profanations de cet adorable Mystère. Si la première demande qu'une vraie réparatrice donne, et fasse tout, pour lui rendre l'honneur qu'il mérite, la seconde demande qu'elle perde tout et qu'elle souffre tout, pour expier les outrages et les indignités qu'il reçoit.
Si donc une religieuse du St Sacrement veut comprendre l'esprit de sa vocation, qu'elle se tienne toujours en état d'hostie en sa sainte Présence, et si elle veut vivre en état d'une véritable victime, qu'elle s'estime tantôt comme un objet d'amour et de complaisance envers son divin Seigneur, qui reçoit volontiers la réparation qu'elle lui fait de sa gloire, et tantôt comme un objet d'horreur et d'indignation devant son Souverain Juge, qui exige en justice l'expiation qu'elle lui doit de tant de profanations. Qu'elle se croit d'une part appelée à tout ce qu'il y a de plus saint et divin dans la vie spirituelle ; et de l'autre à tout ce qu'il y a de plus mortifiant et de plus crucifiant, de plus anéantissant dans la vie de pénitence ; et enfin qu'elle fasse état d'éprouver toujours indifféremment les effets de la Miséricorde et de la Justice divine que sa profession l'oblige d'honorer également au Très St Sacrement de l'autel ; et qu'il n'y ait jamais de croix, de mépris, de souffrances, de morts, et d'anéantissement que le zéle de la Justice divine ne lui fasse embrasser avec joie pour l'expiation de tous les péchés des profanateurs du Très St Sacrement ; comme il n'y a point de vertus, de grâces, de mérites, de perfections, de saintetés, de bénédictions, de louanges et d'adorations, de prières et de bonnes oeuvres, que l'amour et la piété ne lui fassent rechercher avec ardeur pour la réparation de l'honneur et de la gloire infinie, des grandeurs et des excellences du même Saint Sacrement.
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RETRAITE DE NOTRE RÉVÉRENDE MÈRE PRIEURE
DU SAINT SACREMENT — EN 1662 —
Dieu ayant fait ce monastère pour la gloire de son Fils dans les abaissements infinis qu'il porte dans la divine Eucharistie, il faut nécessairement que les âmes qui y sont appelées y vivent en esprit d'un très profond abaissement et anéantissement de soi, et dans une pureté angélique, par une séparation totale d'elles-mêmes.
Quand une fille entre en religion elle peut avoir pour motif son salut, et la béatitude éternelle pour son objet.
Mais dans l'Institut du Très Saint Sacrement l'on n'y peut avoir d'autres intentions que les purs intérêts de la gloire de ce Mystère. C'est pourquoi les Religieuses du St Sacrement sont appelées ses victimes, puisqu'elles n'ont point d'autres motifs en toutes leurs actions que de glorifier ce Pain mystique, ce Dieu immolé et continuellement anéanti sous les Espèces.
Elles sont victimes de Jésus fait Sacrement pour, en s'immolant elles-mêmes, rendre un hommage infini — si cela se pouvait — à l'être sacramentel de Jésus qu'il détruit tous les jours à la gloire de son Père dans nos poitrines.
Tous êtres créés retournent au néant dans la succession des siècles et confessent par leur destruction qu'il n'y a que Dieu qui soit et qui existe par lui-même ; mais au Très Saint Sacrement, Jésus-Christ s'y anéantit tous les jours pour y confesser et y exalter l'être infini de son Père.
Peu d'âmes s'appliquent à y adorer cet abaissement infini. Non seulement il consumme son être sacramentel par respect et hommage à Dieu son Père, mais c'est d'une manière la plus humiliante qu'il pouvait jamais choisir et qui surpasse de beaucoup les humiliations de la Croix, puisqu'à la Croix il était attaché au bois qui ne portait en soi-même aucune malignité contre Jésus-Christ ; mais par le Sacrement de l'Autel il descend dans des poitrines abominables, pleines de l'infection du péché ; il se loge dans le lieu le plus infâme qui se puisse jamais imaginer, puisque rien ne lui est plus en horreur que le crime.
Oui, il y descend et y fait sa demeure (autant que les Espèces durent) dans des estomacs détestables ; et pour bien concevoir quelque chose de l'humiliation effroyable qu'il reçoit dans le coeur des impies qui communient indignement, il faudrait concevoir quelque chose de sa pureté et sainteté, ce qui ne se peut.
Cependant ce n'est que le premier pas de ses abaissements dans ce Mystère. Passons par nos méditations aux autres si nous pouvons.
Il y en a qui semblent plus proportionnés à nos sens qui les pourront toucher davantage (quoiqu'il soit vrai que celui que nous venons de dire est déjà très effroyable et très humiliant pour Jésus-Christ), ce sont les profanations extérieures que les impies, les magiciens, et autres méchantes personnes font des adorables Hosties.
Il y aurait de quoi en mourir au seul souvenir de ces choses ; et, sans miracle, il y a des âmes qui ne pourraient soutenir la vue des horribles malices que ces exécrables font sur mon divin Sauveur Jésus-Christ.
Oui, je le puis dire, et voudrais que mon coeur se fendit en le disant, que pour la charité incompréhensible de Jésus-Christ, et, si je l'ose dire, pour l'amour passionné qu'il porte aux hommes, ils l'arrachent de son trône selon leur pouvoir et en font ce qui ne se sache exprimer, avec des rages pires que celles de l'enfer même ; se ruant sur les divines Hosties avec une insatiabilité inexplicable pour dévorer Jésus-Christ et le réduire dans des opprobes que l'on pourrait dire infinies, eu égard à leurs excessives malices. Il n'en faut pas davantage pour donner la mort à un coeur qui aime Jésus-Christ. Voilà tout au moins de quoi le navrer à n'en jamais guérir.
Mais combien y a-t-il d'autres excès que nous pourrions rapporter. Laissons-les aux soins de l'amour, qui les ira mieux rechercher que nous, et disons que, pour tous ceux que Jésus-Christ souffre dans la sacrée Eucharistie, lesquels nous ne comprendrons jamais dans toute leur étendue, il est bien juste qu'il y ait des âmes qui se consacrent à ce Mystère divin en esprit de victimes pour y souffrir, si elles pouvaient — du moins en désirs, — tout ce que Jésus-Christ y souffre, afin de l'en garantir.
Ainsi pourra-t-on trouver étrange que l'Esprit de Dieu ait donné mouvement de faire un monastère pour la gloire de ce Jésus, dans lequel les personnes qui y seront reçues, ramassent dans leurs coeurs par leurs désirs et leur bonne volonté, toute la reconnaissance que les pécheurs doivent à ce doux Sauveur ; s'exposant sans cesse à la Justice divine pour ces malheureux, et pour réparer l'honneur et la gloire qu'ils prétendent lui dérober, afin d'en obtenir miséricorde pour ces misérables et faire pénitence de leurs crimes ?
Pourra-t-on blâmer une petite étincelle de la Charité de Jésus-Christ qui s'est écoulée dans les coeurs de ses victimes, qui produit par respect et rapport à Jésus-Christ, ces effets qui ont paru en sa mort ?
Jésus-Christ meurt pour satisfaire à la Justice de son Père, pour réparer sa gloire, et au même temps pour le salut du monde. Voilà ce que cette petite troupe tâche de faire en esprit et en volonté, quoiqu'infiniment incapable d'y suffire, mais par union à Jésus-Christ duquel nous tirons le mérite et la vie de toutes les oeuvres que nous faisons.
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Voilà quelles sont les Filles du Saint Sacrement, et voilà en abrégé quelle est leur vocation. Que si quelques unes ne se trouvent point avoir ces dispositions qu'elles ne prétendent point à cette belle qualité de victime du Saint Sacrement.
Mais expliquons-le davantage pour la satisfaction de celles qui ont le zèle de s'en acquitter parfaitement.
Plusieurs ne comprennent point d'abord ce que c'est que de cette qualité de victime, et c'est aussi ce qui ne peut être facilement compris par les esprits qui n'ont pas encore goûté des conduites de la grâce.
Il n'y a que celles à qui Dieu fait la grâce de les associer par état à son Fils victime de sa Justice pour le péché, qui en savent quelque chose, plus par expérience encore que par lumière, et il n'est pas même à propos que celles-là s'expliquent de telles et si prodigieuses conduites ; il suffit [de dire] que, bien que cet état soit rigoureux, il est soutenu par une grâce divine, qui souvent est inconnue à l'âme
qui le porte, et qui ne laisse pas de la fortifier. Mais comme cet état si extrême n'est pas ordinaire, n'étant que pour quelques unes
desquelles Dieu se joue et prend ses complaisances en elles comme il a fait en son Fils — si je l'ose parler ainsi, — arrêtons nous à parler de ceux qui sont plus ordinaires, et qu'il faut se résoudre à porter, ou du moins y tendre de toutes ses forces.
Nous avons dit ci-dessus que l'on ne peut être religieuse dans ce monastère pour l'intérêt propre et par retour sur soi, puisque ce serait manquer à la pureté d'intention avec laquelle il faut se rendre victime. Combien donc une Fille du St Sacrement se doit-elle séparer d'elle-même, et par conséquent du monde et de tout ce que la nature recherche de plaisir et de vanité.
Cette pureté d'intention est le premier pas qu'elle doit faire, c'est le premier ornement dont son âme doit être parée pour se présenter devant son Dieu ; mais d'une manière pleine et non à demi : se rendant à lui de toute la capacité de son être — du moins de toute sa volonté — en attendant que la lumière du soleil divin ait éclairé le fond de son âme, pour lui faire connaître de quelle sorte elle se doit rendre et vivre en Jésus-Christ uniquement.
Mais de quelle vie vivra-t-elle en ce lieu saint ? D'une vie que l'on doit nommer une mort perpétuelle, puisque son obligation l'engage à se séparer continuellement des créatures et de soi-même, prenant, dès ce premier moment, l'exemple de ce divin prototype : Jésus-Christ dans l'adorable Eucharistie ; et il faut qu'elle [s']étudie si soigneusement à observer les états et dispositions qu'il y porte, qu'elle ne soit jamais un moment de sa vie sans rendre hommage à quelqu'un, soit par rapport d'état, ou par tendance d'amour et d'union.
Nous avons montré ailleurs comme les âmes appelées à ce sacré Institut doivent avoir, autant qu'il leur est possible, cette précieuse ressemblance à leur Dieu et leur Epoux Jésus-Christ dans ce divin Sacrement. Reste à dire ce que c'est, par pratique, d'en être victime ; et en quoi consiste cette perpétuelle immolation que les Filles du St Sacrement sont obligées de faire tous les jours, puisqu'elles vont imitant, selon leur possible, Jésus-Christ immolé à son Père incessamment.
Cette immolation continuelle, mes soeurs, demande deux choses. La première : le regard pur de Dieu partout, comme Jésus regarde toujours son Père. La seconde : l'oubli de nous-mêmes par une sainte négligence d'une infinité de bagatelles qui nous appliquent à nous en diverses manières : tantôt de tendresse pour nous, tantôt de quelque désir, puis de crainte de quelque humiliation, ou d'inquiétude pour quelque privation, tantôt par des retours sur les actions d'autrui, et mille autres choses pareilles qui nous appliquent tout à nous, nous y tenant quelquefois si occupées et attachées que nous en perdons l'attention intérieure à Dieu. Et cette malheureuse pente que nous portons vers nous-même a tant de malignité en soi qu'elle nous rend incapables : et du regard divin, et de la ressemblance à Jésus dans l'Hostie. Car il ne faut pas s'éloigner de notre adorable objet, puisque c'est notre divin modèle ; il faut toujours l'avoir devant les yeux et faire ce qu'il fait lui-même, puisque nous devons marcher sur ses pas.
Ce n'est point ici une chimère ou un état d'une fantaisie qui forme des idées sans raison, non, c'est l'obligation du christianisme, mais doublement celle d'une fille du Très Saint Sacrement, de se rendre autant qu'elle le peut, semblable à son Père.
Continuez donc à regarder ce que Jésus-Christ fait dans cet auguste Mystère ; voyez comme il n'a en vue que la gloire de Dieu, comme il s'oublie de ses propres intérêts. Cela se vérifie en ce qu'il est à l'abandon des impies et même des bêtes, et pour l'ordinaire logé dans des églises très indécemment — pour ne pas dire honteusement —, hélas tout seul, sans suite ou rarement, et le reste dont nous avons déjà dit quelque chose.
Voyez donc qu'il ne se considère point, et qu'il n'y est fait victime que pour y être immolé, et rendre à Dieu son Père dans chaque âme qui le reçoit à la sainte communion, les hommages et adorations infinies qui sont dues à sa divine Majesté, et que l'âme ne lui peut rendre à cause de sa capacité fime et de son indignité.
Oui, mes soeurs, ceci est admirable : Jésus-Christ entre dans nos coeurs pour y célébrer un sacrifice divin, éternel, et infini en son mérite ; et c'est ce qui doit nous donner de l'amour pour la sacrée communion, puisqu'il fait en nous l'office de Grand'Prêtre et de souverain Sacrificateur en s'immolant soi-même pour l'âme qui le reçoit, et rendant par son sacrifice divin un hommage d'une gloire infime à Dieu son Père.
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Nous aurions de quoi faire un petit volume sur ce précieux et très digne sujet qui me parait si important pour encourager les âmes timides à la sacrée communion, et leur enseigner la manière simple et très aisée de s'y comporter.
Mais laissons là ce discours pour continuer à faire voir les deux actions continuelles de Jésus dans l'Hostie. Nous venons de dire que la première est un regard actuel vers Dieu son Père, et la seconde le salut des hommes ; et ce sont les motifs de notre vocation dans notre Institut, savoir : la gloire de Dieu et le zèle pour la conversion des pécheurs, surtout des profanateurs de ce sacré Mystère.
Quelle fin plus auguste, mes soeurs, pouvez-vous jamais avoir que celle-là même de Jésus, qui n'a eu en vue, en tous les moments de sa très sainte vie, que ces deux motifs que nous venons de dire. Une âme qui n'a que cela devant les yeux et dans son coeur, est bien séparée d'elle-même ; et sans doute, si elle y persévère, elle deviendra un petit Jésus-Christ, c'est à dire une sainte copie de ce divin original.
Je ne m'éloigne point de mon sujet quoique je fasse quelques répétitions qui semblent m'en écarter. Achevons donc, et disons que si la victime ancienne qu'on immolait eut été capable de raison et qu'on lui eût demandé son motif en tout ce qu'elle faisait, soit en se nourrissant ou autrement, elle aurait répondu que, comme victime, elle était destinée au sacrifice, et par conséquent qu'elle ne vivait que pour mourir, qu'elle ne respirait en tous ses moments que la mort. Et pourquoi la mort ? pour protester par ma destruction, dirait-elle, de la Souveraineté infime de l'Etre divin.
Et voilà ce que Jésus-Christ fait dans l'Hostie et ce que nous devons toutes faire à son imitation. Voilà son état et sa disposition au regard de la Majesté suprême de l'Etre infini de Dieu son Père.
Et, il n'y a point de mal de le répéter encore pour nous le mieux imprimer, oui, il s'est rendu l'esclave des pécheurs. Il s'est fait leur caution et leur pleige, il s'est réduit comme dans un double néant, se revêtant des misères de l'homme. Et pour le dire en un mot : en se chargeant de nos crimes, il s'est fait comme criminel, sans s'être voulu exempter en rien de tout ce que le péché mérite de douleurs et d'humiliation.
Voyons donc là-dessus, mes soeurs, vous et moi, qui devons nous rendre des copies, qu'est-ce que nous ne devons point faire ! Sans doute, des abaissements si étranges en Jésus, nous doivent faire écrier dans un profond étonnement, qu'il est bien vrai ce que St Jean dit : que Dieu a bien aimé le monde de lui donner son Fils unique, non seulement comme son libérateur, mais aussi comme son esclave, puisqu'il le réduit à porter le poids effroyable du péché ; et que par cette charge il se soit donné en proie à la Justice divine jusqu'à ce qu'elle soit pleinement rassasiée en lui.
Oh ! si l'on pouvait comprendre ce que c'est que l'abomination du péché ! Il faut bien qu'il soit terrible, puisqu'il a fallu, de néces sité, qu'un Dieu s'anéantît pour le détruire, et nous mériter la grâce de nous en séparer et rentrer dans son amitié.
Voilà ce qu'il est venu faire sur la terre, et ce qu'il continue de faire dans le Très Saint Sacrement. Il y est adorant, il y est aimant, il y est exaltant Dieu son Père ; mais disons qu'il y est souffrant, qu'il y est méprisé, qu'il y est oublié de la plupart des hommes, qu'il y est profané, et trop souvent réduit à la puissance de ses ennemis, qui le traitent, dans ce Mystère, d'une façon épouvantable. Il n'y dit mot, il ne s'y plaint point, il y souffre les indignités des pécheurs, les exécrations des impies, et pourquoi ? C'est qu'il y est en qualité de victime, qu'il y est mort, et mourant tous les jours, par la continuation de son divin Sacrifice.
Voilà donc quel est l'état que nous devons porter aussi par un abaissement de tout nous-même devant l'infime Majesté de Dieu, et par la reconnaissance de notre double néant, et des humiliations, hontes et confusions que nous devons porter pour nos péchés et pour ceux de nos frères.
Ce dernier point nous chargerait de toutes sortes de douleurs, d'abjections, et de tout ce que le crime mérite, si nous le pouvions porter ; or voyons jusqu'à quelle destruction nous devrions être réduites : cela ne se peut exprimer. Quelle perte de nous-même ! quel rebut à soutenir du côté de Dieu ! Car, étant pécheresses, chargées de nos propres crimes et de ceux des autres pécheurs, devrions-nous attendre un traitement gracieux ?
Oh ! celles-là ne l'entendent pas, qui s'attendent de trouver sous le titre glorieux de victime, des délices de la vie intérieure ; qui croient qu'elles n'ont qu'à avoir la corde au col et la torche en main pour être reçues en amour et admises à la table du Seigneur ; qui croient qu'elles ne sont pas dans la disposition qu'il faut être, si elles ne se sentent favorisées de quelques goûts, ou lumières, qui les assurent que leur affaire est en bon ordre, et que Dieu se plait dans leurs dévotions ; qu'il les agrées et y prend ses complaisances, ou du moins ne leur témoigne point de mécontentement.
Oh ! vous vous trompez ! Depuis que vous avez pris la résolution d'être victime, que vous avez mis la corde au col, n'attendez plus de la part de Dieu que des foudres, des tonnerres, des orages, et des traitements rigoureux.
Vous êtes pécheresses, mes soeurs, en vous et en vos frères. Vous vous êtes sacrifiées pour en obtenir le pardon et réparer, s'il est possible, la gloire qu'ils dérobent à Dieu. Vous faites ce que Jésus a fait, quoique sans doute d'une manière infiniment dissemblable, vous devez donc vous résoudre d'être traitées comme lui. Ce ne sera pas dans l'infini — vous n'en n'êtes pas capables — mais selon le plaisir de Dieu et jusqu'au degré qu'il faudra pour satisfaire sa Justice.
Voilà ce qu'il faut soutenir ! De l'exprimer : cela serait difficile, il faudrait faire autant d'états différents qu'il y a d'âmes qui lui sont
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consacrées, parce que chacune en porte des effets particuliers. Et quoique dans la maison du Très Saint Sacrement toutes les religieuses y soient vouées en qualité de victimes, il est vrai — et je le puis dire — qu'aucune n'a ressemblance d'état ; chaque âme a la part que Jésus-Christ lui donne ; et cela se fait selon sa sagesse divine, qui sait et connaît la portée et la force de chacune, qu'il a destinée de toute éternité à porter cette petite portion de ses sacrés et douloureux états. Il est même — dans la divine Eucharistie — appliqué actuellement aux âmes qui lui sont ainsi consacrées, pour leur en mériter la grâce, pour les y faire entrer et pour les y soutenir, et c'est ce qu'il fait incessamment.
Oh ! que si l'on savait les secrets des voies de Dieu dans la conduite des âmes ! l'on se garderait bien de murmurer, de se plaindre et de s'inquiéter des dispositions de peines, de souffrances, de tentations et d'humiliations ; que si l'on y portait un peu de foi et de patience, cela ferait découvrir des merveilles infinies que je pourrais nommer « mystères » ; et pour en parler un peu à fond, il faudrait autant de volumes qu'il y a de conduites, tant il est vrai que tout y est différent, et que Jésus-Christ s'y fait adorer et participer à ses états en une infinité de manières, et toutes très sanctifiantes, quoique très humiliantes.
Il ne m'appartient pas d'en dire davantage. Il ne faut pas que les hiboux parlent de la lumière, puisqu'ils ne savent ce que c'est ; ainsi une âme qui n'a point d'entrée ou de vie en Jésus-Christ ne doit point parler de son amour souffrant, sanctifiant et jouissant dans les âmes.
ELLE POURSUIT LE MEME SUJET
S'ADRESSANT TOUJOURS A SES RELIGIEUSES
Quand je considère le bonheur infini, mes soeurs, d'être filles de l'adorable Eucharistie, je n'en puis revenir comment cela s'est pu faire par les mains impures de la plus chétive créature de la terre !
Plus je considère cet ouvrage très petit aux yeux des hommes, plus je le trouve grand dans la lumière de Dieu. Penserez-vous pas que je l'exagère à cause qu'il semble que j'y aie quelque part ? Non, non, je le puis dire avec sincérité : toute la grandeur de cet ouvrage tire son excellence et son prix de Jésus anéanti sous l'Hostie. C'est une production de son amour, une émanation de l'état qu'il y porte, qui doit produire dans nos coeurs des effets admirables, mais que nous ignorons, faute de nous rendre à ce divin Mystère dans la pureté d'un saint dégagement. Oh ! que de choses merveilleuses Jésus prétend faire dans les âmes qu'il a choisies pour ses victimes !
Une des plus prodigieuses c'est, mes soeurs, de nous faire vivre de sa vie. Il est dans ce Sacrement pour y être mangé de nous, et pour nous nourrir et substanter de lui ; et son dessein est de se rassasier de nous pour son plaisir.
Comment est-ce qu'il s'en nourrit ? En le mangeant mes sœurs : il nous mange, et étant dans nos poitrines nous sommes dedans son coeur.
Il vit en nous selon la vie que nous lui donnons ; car de même que nous pouvons lui donner la mort par le péché, de même nous lui donnons la vie par notre fidélité ; et nous voyons par expérience — selon la différence des états et des dispositions des âmes — qu'il est vivant admirablement en quelques unes et languissant en quelques autres.
Donc notre soin, notre vigilance, notre amour et notre fidélité, le fait vivre plus ou moins vigoureusement. Il est donc à notre pouvoir, mes soeurs, de faire vivre Jésus en nous ? Oui, par sa grâce.
Mais il y a encore une autre sorte de vie dont il est vivant en ses chers amis, de laquelle vie je voudrais ardemment qu'il vécut en nous, parce que cette vie lui est infiniment glorieuse, et qu'il reçoit plus de gloire d'une âme dans laquelle il vit de cette vie, que dans les royaumes entiers où telles âmes ne se rencontrent point.
Quelle est donc cette précieuse vie ? Je ne la puis exprimer, mes soeurs. Et quoique les Pères en disent ce qu'ils peuvent, en montrant l'union étroite qui se fait de Dieu en nous par ce divin Sacrement, la manière et les effets de cette vie sont trop ineffables pour s'en
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pouvoir bien expliquer. Ce que je puis dire sans exagérer, ni sans être soupçonnée de faiblesse et d'imagination : c'est de cette vie, mes soeurs, sans m'en expliquer davantage, que Jésus mon Sauveur demanderait de vivre en vous. Je sais bien que c'est un effet de sa puissance et que les serviteurs de Dieu la tiennent pour miraculeuse quand ils la rencontrent dans un sujet.
Ce miracle n'est pas rare en Jésus-Christ, puisque c'est son dessein et qu'il n'a institué son auguste Sacrement que pour cela. Et l'admiration de ces grands hommes devrait être principalement de trouver, après cela, sur la terre si peu d'âmes qui se veuillent rendre capables de la recevoir en se séparant totalement de la terre et d'elles-mêmes.
Mais pour moi je regarde une âme séparée d'elle-même comme un prodige, comme une merveille de la grâce, comme un chef d'oeuvre de la main puissante de Dieu. Et pourquoi ? Parce que je vois tous les jours davantage que nous tenons si fort à nous-mêmes, que l'on ne trouve quasi personne assez généreux et assez adhérent aux desseins de son Dieu pour se crucifier et renoncer jusqu'à ce point.
Pleurons, mes soeurs, pleurons ce malheur extrême, pleurons de voir une vie divine négligée dans la sainte Eucharistie. Pleurons de ce que Jésus ne trouve personne pour la recevoir. Mais pleurons sur nous-mêmes, puisqu'étant ses enfants et les héritiers de cette divine vie, nous ne nous mettons point en état de lui donner ce contentement de la produire en nous.
0 si nous en savions la dignité et l'excellence ! nous mourrions de douleur et de regret d'avoir jamais employé nos mouvements, nos soins, et nos respirs à autre chose qu'à aspirer ardemment et continuellement à ce bien infini.
Il me semble que j'entends la voix adorable de ce divin prisonnier d'amour qui nous crie du fond du tabernacle : c'est à vous mes enfants à qui je dois laisser mes trésors en héritage. C'est à vous, qui êtes consacrées à mon amour et pour porter les intérêts de ma gloire, d'entrer en partage des opprobres et des mépris que je reçois. Vous vous donnez à moi en me sacrifiant vos vies, et je veux me donner à vous, pour vous faire vivre de moi-même.
Oui, mes soeurs, il me semble que Notre Seigneur, dès cette vie présente, veut nous récompenser de ce très chétif sacrifice que nous lui faisons de nos vies, pour l'honneur de son divin Sacrement. Il nous fait la grâce de nous admettre à sa table — et je dis plus dans son sein paternel, et ne veut point que nous ayons d'autres richesses que lui.
0 que trop est avare à qui Jésus ne suffit dans la sacrée Eucharistie ! Si je vous demande, mes soeurs, si vous voulez d'autres trésors, vous me direz de bon coeur que vous méprisez tout le reste, et que, pourvu que vous mangiez la chair d'un homme-Dieu, vous ne craignez pas de mourir de faim. Mangeons, mes soeurs, ce pain adorable, mais après en être rassasiées ne demandons plus les grasses marmites de l'Egypte.
C'est un Pain qui contient la vie en soi. Or celui qui ne le mange que pour la vie ne cherche pas le plaisir du goût en le mangeant. Je ne dis pas que vous ne savouriez ce pain divin puisqu'il est d'un goût et d'une saveur admirables, mais ne le savourez pas de vos sens. Ils sont incapables de la délicatesse de ce goût précieux. Savourez-le par la foi pure et nue et vous expérimenterez qu'il a le goût de Dieu vivant.
Le mangeant de cette sorte vous aurez la vie en vous ; mais il la faut conserver en vivant dans toute la perfection qu'il vous sera possible, et singulièrement en ces points suivants où la faiblesse nous traîne plus ordinairement :
Ne jamais contrarier, contester, ni soutenir son sens.
Ne jamais se préférer à qui que ce soit, ni rechercher l'estime, ni d'être considérée ou honorée d'aucune créature.
N'admettre aucune affection dans son coeur qui nous puisse séparer un moment de Dieu. Il y a des affections, mes soeurs, qui nous lient à Jésus-Christ, et celles-là ne sont point préjudiciables. Mais ne vous y trompez pas, car pour bien connaître si une amitié est sainte : elle ne doit causer aucun mauvais effet dans l'esprit, ni trouble, ni inquiétude.
N'avoir jamais volontairement le moindre rebut ou mépris pour personne. Aimer chèrement les faibles et les pécheurs, puisqu'ils coûtent doublement à Jésus-Christ.
Aimer tendrement votre prochain et singulièrement vos soeurs. Mais avec une sainte et cordiale affection, avec une sainte tendresse, vous souvenant du commandement de Jésus, de vous aimer les unes les autres du même amour qu'il vous aime et que vous l'aimez, afin que sa prière soit efficace en vous. Qui sera la malheureuse qui s'opposera à la grâce de cette prière ! C'est un Dieu qui prie un Dieu — si cela se peut dire —. Enfin : ce sont les souhaits de Jésus-Christ, et comme vous êtes choisies pour porter en vous d'une manière particulière les effets de son Sacrement, le plus important est que ses paroles divines soient reçues en vous et qu'elles soient, par vos fidélités, rendues efficaces.
Puis donc mes soeurs, que vous êtes les Filles de l'Eucharistie, je vous conjure par ce glorieux titre de ne vous en point démentir. Ne soyez point indifférentes à ce bonheur, mettez-vous en état de contenter votre Père et de lui donner le plaisir de verser sa vie dans vos coeurs. Donnez-lui ce que presque tout le monde lui déme : la souveraineté sur tout ce que vous êtes, par un empire absolu, mais sans compliments ! Etudiez-vous à le servir et à lui complaire, chassez les créatures hors de vous.
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Vous êtes des Filles Royales, mais qui ne tirent leur gloire que de Jésus caché dans l'Hostie et comblé de honte et de mépris. Oui, mes soeurs, votre magnificence royale sont les opprobres de votre divin Père. Vous savez comme il est tous les jours traité dans ce sacré Mystère, et combien il est profané, négligé et inconnu. Très peu de personnes l'y adorent, très peu lui croient solidement. La foi est presque morte dans les coeurs. Vous en voyez très peu qui en soient animés.
Cependant Jésus-Dieu est là tous les jours et les nuits. Pourquoi donc, mes soeurs, si ce n'est pour vous qui l'y êtes allé chercher, croire et adorer ? Oui, pour vous, et je puis dire avec certitude de vérité qu'il est dans ce tabernacle plus pour vous que pour tout le monde, puisque ce monastère s'est fait pour vous y recevoir, et qu'il veut (y) être l'objet de vos continuelles adorations.
Et peut-être aucune de vous ne serait pas religieuse si elle n'était Fille du Saint Sacrement. O ! mes soeurs, cette grâce ne se peut assez estimer ! gardez-vous bien de la mépriser, voire de la tant soi peu négliger, elle est d'un prix et valeur infinis. Heureuse l'âme qui en connait l'excellence et qui la reçoit avec l'amour et le respect qu'elle doit.
Mais si vous êtes les Filles de ce Mystère divin, où sont, mes soeurs, où sont les rapports que vous avez à votre Père ? Où sont vos appartenances ? vos dépendances et vos relations ? Un enfant tient tout de son père : les moeurs, les inclinations et le reste. Voyez si vous les trouvez en vous ?
Quelles sont les inclinations de Jésus ? O mes soeurs, vous les savez : la soif brûlante des mépris, des pauvretés et des souffrances, voilà ce qui paraît le plus dans sa sainte vie. Mais dans la sainte Eucharistie, hélas quelle pauvreté ! quelle douleur et mépris ! Car, quoique d'une manière il soit impassible, de l'autre disons qu'il ne laisse pas d'y souffrir un traitement effroyable des pécheurs par leur mépris.
Pour la pauvreté : elle y est manifeste, et vous le savez sans qu'il soit besoin de l'exprimer ici. Disons seulement, mes soeurs, que notre principale obligation est d'y avoir liaison et rapport et qu'il nous est impossible d'être victime de sa Justice pour ses profanateurs, sans avoir relation à sa vie souffrante et abjecte.
Accomplissez ces choses avec courage, fidélité et persévérance, et vous serez bientôt ornées des autres admirables perfections que Dieu donne à l'âme pour la rendre capable de recevoir sa vie divine et de vivre de la même vie qu'il vit en lui-même.
O profondité inouïe ! Il s'en faut taire, et me renfoncer dans mon silence. J'en ai trop dit, mais j'abandonne le tout à la sacrée Providence de Jésus-Christ.
SUITE DE LA MÊME RETRAITE
O quel abîme ! Il n'y a rien de si surprenant ! Tout parait perdu. Rien, Rien, Rien, Rien, et tout Rien ! La nudité est si grande qu'on s'étonne comme l'âme se peut soutenir.
Si elle était sensible, elle mourrait de douleur. Mais elle ne se peut mouvoir, ni désister, ni vouloir aucune chose.
Tout parait mort et tout dépend du souffle de Jésus-Christ.
Il est impossible à l'âme de trouver en sa vertu et capacité un souffle de vie. Ce sont des morts éternelles qui attendent leur résurrection de la pure puissance et bonté de Jésus-Christ, sans que l'âme y puisse contribuer à la moindre chose. L'âme voit cette mort clairement, et d'autres fois elle est capable de trouble ; mais quoiqu'il lui arrive différentes dispositions, la mort est toujours en fond.
Il y a ici quelque chose de semblable au grain de froment qui tombe en terre, y meurt et y pourrit. Mais dans le fond de sa propre pourriture il y a une vie végétante qui s'y conserve et qui n'est point aperçue car le grain paraît pourri. Cette vie végétante est une vertu productive qui se trouve dans toutes les plantes et qui leur donne vie. Il est encore plus vraisemblable dans une âme morte et comme toute pourrie et abîmée dans sa propre infection — je n'entends point parler des âmes mortes par le péché, ains de celles dont il est dit dans l'Ecriture « Beati mortui in Domino... » — elle est morte, elle n'a plus de vie, mais plus elle pourrit, plus elle est corrompue et par conséquent infecte et insupportable (ô secret merveilleux que je vois comme le jour qui m'éclaire !) : dans le fond de cette mort, pourriture et infection, il y a un germe de vie que l'on pourrait dire « un fond de vie » qui, en vérité, n'est point par la vertu de l'âme, ni par quoi que ce soit de sa production ou capacité, mais par la pure miséricorde divine : et ce germe ou fond de vie, n'est autre chose que Jésus-Christ lui-même. Ce n'est point une grâce, ou participation de quelque faveur. Il faut dire que c'est Jésus-Christ, qui est, dans ce fond misérable comme vie et centre de vie, mais vie, essentiellement vie ! Je dis : vie, et ne puis dire autrement, parce que je n'ai pas de terme pour mieux exprimer ce que je comprends.
Et je dirais volontiers une chose surprenante à plusieurs, que, comme le grain de froment ne fait aucune coopération à sa renaissance ou à sa nouvelle vie que de se laisser en terre et pourrir, de même, l'âme doit demeurer ainsi ensevelie dans la terre de son néant et de sa propre corruption, attendant avec une patience éternelle — c'est à dire : prodigieuse — le point de la Résurrection. Car ce germe de vie caché en elle — sans qu'elle le découvre en ce
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temps-là — ne peut perdre sa vie dans cette terre parce qu'il est Vie « Ego sum vita » et essentiellement vie ; et que si l'âme, par le péché, n'étouffe et n'arrache ce germe précieux de vie, il poussera et fera une naissance prodigieuse en l'âme.
Mais il faut remarquer que le grain de froment est demeuré pourri dans la terre, et qu'il n'y a eu que son germe qui a produit. De même, l'âme demeure comme ensevelie, pourrie et perdue dans la terre de son néant ; et ce germe de vie, Jésus-Christ, pousse et produit en l'âme, choses ineffables et qui ne se peuvent dire.
Il faut donc que l'âme demeure toujours dans sa mort, jusqu'à ce qu'elle soit passée en Jésus-Christ comme en la source de sa vie. Le grain de froment est la comparaison que le Fils de Dieu nous a donné en l'Evangile, et il se l'approprie à lui-même.
Il n'y a donc rien à faire ici qu'à souffrir sa mort et sa pourriture. Voilà tout le secret de la vie intérieure, qui donne tant d'emploi aux esprits, qui fait composer tant de livres et qui, le plus souvent demeurent courts dans leurs lumières et productions, chargeant les âmes de mille pratiques ou intelligences humaines qui les éloignent de la simplicité de Jésus-Christ.
Je crois qu'une âme ferait bien, quand elle le peut, d'adorer Jésus-Christ comme vie en elle, comme sa vraie vie et le centre de sa vie ; et qu'elle s'expose à ce soleil divin pour qu'il échauffe cette terre, afin qu'elle produise ; et qu'elle dise avec l'Eglise : « Rorate coeli desuper... et aperiatur terra... »
Je dis ceci pour celles qui ne sont point encore dans la totale perte et mort d'elles-mêmes. Mais, quand l'âme est ensevelie dans sa pourriture, il n'y a plus de loi à lui donner ; tout dépend de la pure bonté et miséricorde de Jésus-Christ.
Elle n'a plus de puissance, plus de désirs, plus d'ardeurs, plus d'inclinations, plus de volonté, plus de prétention, plus de mouvements ; si je l'ose dire : tout paraît réduit à la mort. Jésus-Christ fait en cette âme ce que son divin Esprit fit dans la vision du prophète — qui souffla sur ces ossements de morts et chacun fut animé d'une nouvelle vie. De même si son plaisir est de souffler et de produire, dans cette âme — comme il est en vérite — vie, elle sera heureusement ressuscitée. Mais il ne faut pas qu'elle soit ardente pour sa résurrection. C'est l'ouvrage de la Toute Puissance de Dieu de ressusciter les morts.
C'est donc la pure bonté et miséricorde de Jésus-Christ qui fera ce coup, quand et comment il lui plaira, et sans que l'âme y puisse contribuer du moindre respir, sinon de ne le point empêcher, demeurant fidèlement dans la mort : voilà ce qu'elle peut pour opérer et avancer sa résurrection.
J'ai cru souventes fois que ces paroles que Notre Seigneur dit en son Evangile « In patientia vestra... » étaient appliquées à cette mort.
Il faut une patience terrible, parce que, comme cette résurrection dépend de la pure miséricorde de Dieu, il lui plait quelquefois de la différer, [tellement] que l'âme perd quasi l'espérance de la jamais recevoir. Je crois même qu'elle ne s'opèrera qu'à la mort corporelle en de certaines personnes ; et cela par une sagesse admirable, pour le bien de telles âmes, qu'il faut tenir dans ces cachots ténébreux, autrement elles se perdraient si elles apercevaient ce grand jour. Ce soleil en son brillant et cette clarté éternelle leur ferait perdre la vue. Elles ne le pourraient soutenir ayant trop de faiblesse.
Cela est vrai qu'il y a des âmes qui demeurent [de] longues années dans la mort, quelquefois cela vient de ce que la mort n'est point achevée, qu'il n'y a que des morts apparentes en quelques points, et non pas au total ; et comme la nature est effroyable dans sa propre vie, et qu'elle a des adresses presque infinies, il faut longtemps souffrir ces assauts et ces combats, premier que de la pouvoir réduire.
Je voudrais que chaque âme qui, par la grâce de Notre Seigneur, sent en elle-même cette loi de mort, portât gravé dans son coeur et sur son bras : PATIENCE. Il la faut si grande que, quand je dis des années entières, on ne me croirait point.
Quant à la vie divine que Jésus-Christ produit en ces âmes ainsi mortes et pourries, elle est au degré qu'il lui plait de le manifester : à quelques unes plus, à d'autres moins. Mais pour peu qu'Il se donne, c'est trop, et infiniment plus qu'on n'oserait espérer jamais ; car les moments de la plus petite parcelle de cette vie sont si précieux, qu'il faudrait souffrir tous les martyres imaginables pour avoir la grâce de la posséder au plus petit point que Notre Seigneur la voudrait donner. Mais sachez pour toujours que c'est le don de Dieu, et qu'il n'est acheté que par la mort ; il n'y a point de monnaie sur la terre capable de son prix et de sa valeur.
Demeurons donc dans cette absolue nécessité de mort, et mourons de nuit, de jour, et en toutes occasions ; mais plus encore au dedans de nous-mêmes, où notre propre vie tient son soutien d'une étrange sorte.
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SUR LA VIE CACHÉE EN JÉSUS-CHRIST
Il est vrai, vous ne l'ignorez point, que votre condition vous oblige à vivre désormais dans un perpétuel état de mort, vous en avez fait un serment solennel et irrévocable. Il n'y a point de rappel ni de dispense de cette obligation.
Il faut vous assujettir à la sentence que St Paul vous énonce de la part de Dieu : VOUS ÊTES MORTES ET VOTRE VIE EST CACHÉE EN JÉSUS-CHRIST. Si votre vie est ensevelie dans Jésus, vous ne devez plus paraître avoir aucun mouvement de vie. Jésus seul doit paraître vivant en vous, puisqu'en vérité II est l'unique vie et source de vie. Et c'est faire un affront à ce principe de vie et une injure insupportable et qui mérite des châtiments infinis, que d'empêcher un moment cette divine vie. Il vaudrait mieux descendre aux enfers que de la faire cesser un instant.
Cela supposé, il est question de savoir comment votre âme doit demeurer cachée et toute ensevelie en Jésus-Christ, et vivre de cette vie de mort ? Je ne suis pas capable de parler de cet état, mais je vous dirai simplement, pour m'acquitter de mon obligation, que vous devez porter un esprit d'anéantissement en tout et partout, sans choix, sans désirs, sans affections, sans desseins, et sans aucune volonté que d'être uniquement à Jésus-Christ. Mais sans activité, sans empressement, sans inquiétude et sans impétuosité de votre propre esprit ; portant actuellement dans l'intime de votre coeur une propension et épanchement, et une possession amoureuse de Jésus en vous par une disposition de pure foi, vous laissant abîmer en Lui comme un petit ruisseau qui s'écoule dans l'océan, vous laissant ainsi ensevelie et comme toute engloutie sans ressource.
Vous perdant vous-même de cette sorte, vos intérêts se perdront aussi, et rien de créé ne vous pourra tirer de ce bienheureux centre.
Vous êtes mortes parce que Jésus-Christ est vivant ! La vue continuelle de votre rien vous tient dans la mort très facilement, si vous êtes fidèles à suivre le trait qui se fait ressentir dans le fond de l'âme. Et vivant ainsi, l'on peut dire que vous ne vivez point.
O heureuse mort qui donne la vie à Jésus ! Jamais il n'est si glorieux en nous — quelqu'amour que nous ressentions pour lui qu'en le faisant vivre de cette sorte. L'âme dans cet état porte tout et soutient tout, Jésus vivant uniquement en elle. Et il suffit pour tout : de mourir incessamment.
Il faudrait réduire cet état à quelque simple pratique qui puisse faciliter l'âme à y demeurer actuellement. Je prie Notre Seigneur qu'il donne lumière à quelque personne pour en dresser un règlement à cet effet, pour celles que Dieu y appelle. Je me contenterai de dire que : [1] vous devez faire un fréquent usage d'un saint recueillement ; non seulement un silence de la partie extérieure, mais un silence d'esprit avec vous-même et les créatures.
2e Un abandon de tous vos intérêts, tant intérieurs qu'extérieurs, à Jésus-Christ, vous remettant de tout ce qui vous regarde à son aimable Providence.
3e Une exactitude à toutes vos observances. 4° Ne jamais rien faire par votre esprit.
5e Ne vous jamais soutenir en vous-même ni en autrui, s'il n'y va de la pure gloire de Dieu. Ce point est délicat, et la nature s'y trouve souvent couverte des intérêts de Dieu.
6e Ne tenez rien de créé dans votre esprit volontairement, si la charité du prochain ou l'obéissance ne vous y oblige, pour vous acquitter, de ce qu'elle vous ordonne, fidèlement.
7. Conserver votre paix. Ne jamais, ni pour qui, ni pour quoi que ce soit, ne vous laisser préoccuper d'une chose qui peut troubler tant soit peu le calme de votre intérieur.
8` Chercher toutes les occasions de vous sacrifier à Notre Seigneur, en toutes les croix et contradictions de Providence ; ne vous justifiez point si vous n'y êtes obligées ; mourrez toujours avec Jésus-Christ.
9e Lorsque ceux ou celles que Dieu établit sur votre conduite, vous demanderons l'état de votre intérieur, répondez leur fort simplement et sans crainte ou considération humaine.
***
Le langage des mystiques est fort malaisé à entendre pour ceux qui ne le sont pas.
C'est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes, par des impressions de grâces et par des infusions de lumières ; par conséquent l'esprit humain n'y pourrait voir goutte pour les comprendre par lui-même.
Ce « Rien » dont Notre Mère parle avec tant d'admiration se trouve de cette nature. C'est, sans doute, un dépouillement de l'âme effectué par la grâce, qui la met en nudité et en vide, pour être revêtue de Jésus-Christ, et pour faire place à son Esprit qui veut venir y habiter.
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Mais nous pouvons dire encore que la nature, par elle-même, ne peut arriver à cet état. Il n'appartient qu'à Celui qui a su, du rien, faire quelque chose, la réduire de quelque chose comme à Rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement de tout le terrestre, où il la peut mettre.
Mais comme ce n'est pas ce dont nous devons parler ici, et qu'après ce qu'elle en explique il serait même ridicule de l'entreprendre ; soit parce qu'il n'appartient pas — comme on dit — aux aveugles de juger des couleurs, [soit] que, parce qu'elle en dit tout ce qui s'en pourrait jamais dire, nous nous arrêterons seulement à faire faire une réflexion au lecteur, en suite de tous ces beaux Ecrits.
C'est : s'il pourrait douter encore, après tout cela, que cette grande maladie de la personne qui les a faits, ne fut une maladie surnaturelle. En vérité, voit-on en une mourante de mal naturel, cette force, cette netteté, et cette sublimité d'esprit ? Lui voit-on la vigueur d'écrire tant et si longtemps ? La voit-on se guérir, naturellement, par une privation générale — comme cela — de tous soulagements humains, par une application entière de son esprit à des choses fort élevées : par oraison continuelle, par un jeûne absolu, et par une absolue solitude, comme celle-ci ? Cela ne se pourrait pas, sans doute, puisque les maladies naturelles ont besoin d'une conduite toute opposée à celle-là ; et comme elles affaiblissent entièrement le corps, elles réduisent en même temps l'esprit, duquel il est l'organe, dans une impuissance entière d'agir, et dans un désir extrême de recevoir du secours, et non pas de s'en éloigner, comme cette Mère fit.
Et nous devons encore faire remarquer que, pendant cette longue maladie, elle ne cessa jamais d'agir aux affaires ; en faisant plus à elle seule que quatre personnes ensemble, en bonne santé, n'eussent su faire car ce fut dans ce temps-là que l'Institut commença, ce qui lui taillait bien de l'ouvrage, comme nous avons déjà vu.
Que donc le lecteur conclue avec nous que cette maladie était une opération divine, et que Dieu tout puissant l'associait en effet par état à l'état de notre Rédempteur, son Fils, fait victime de sa Justice, comme nous avons vu encore ailleurs. Par conséquent, que l'on respecte cet Institut, le regardant comme l'oeuvre du Seigneur, et que l'on ne doute pas que cette Mère n'ait eu mission et vocation très expresse pour l'entreprendre.
Voyez comme elle parle dignement de cet état de mort où ce mystérieux « rien » réduit l'âme ! Ensuite : de la vie divine qui en résulte, vie cachée en Jésus-Christ et qui transforme la créature en Lui.
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REFLEXION
Voici un autre Ecrit de la même Mère, que nous allons mettre, bien qu'il ne soit pas une suite des précédents. Mais, comme en celui-ci elle donne, en une manière un tableau raccourci, ce que c'est que d'être victime du Saint Sacrement, le renfermant dans l'amour du mépris, nous avons jugé qu'il serait grandement utile, parceque, par sa brièveté, il peut faire plus d'impression dans les esprits, et peut être plus facilement emporté par la mémoire.
Elle le fit à la prière d'une de ses filles qui désirait la perfection. Et nous pouvons dire, en passant, que cette idée de victime qu'elle leur donne partout a produit ce bon effet de les guérir, ou plutôt, de les préserver, de deux tentations très ordinaires aux filles, qui retardent souvent leur avancement spirituel : la tendresse sur elles-mêmes et la conservation de leur santé, et l'amour d'être flattées et applaudies ; parce que comme celles-ci n'ont à se proposer que la destruction d'elles-mêmes par la mortification, les pénitences, et l'amour du rebut, pour remplir dignement leur perfection de victime ; et bien loin de s'arrêter pour ces choses, qu'au contraire elles les regardent comme les vrais moyens pour les faire arriver à leur fin. Si bien qu'on les voit toujours contentes, passant par dessus tout. Cela est courir incessamment dans la voie pour ne s'arrêter qu'à Dieu seul.
DE L'AMOUR DU MÉPRIS
IV et V. — Lettre de Mère Mectilde à Mère François de Paule, Prieure du second monastère de Paris, rue Neuve-Saint-Louis. Mademoiselle Corneil dont parle la lettre est la fille de Pierre Corneille qui ne put faire profession qu'en 1718 au monastère de Rouen.
Lettre autographe aux archives du monastère de Paris.
Le propre de l'inclination de la créature est de paraître, et le propre de la grâce c'est de se cacher et de s'anéantir.
L'amour propre veut être considéré et faire quelque chose qui occupe les esprits et le fasse admirer ; et la grâce des victimes du Saint Sacrement c'est de fuir et s'abîmer dans la petitesse, le mépris et le néant.
Quelle apparence qu'une victime voie son Dieu sacramenté foulé aux pieds, inconnu et caché, et vouloir être estimée, et paraître ce qu'elle n'est point !
Jamais une victime ne doit chercher sa louange, sa satisfaction, ni sa justification quand on la méprise.
Une Fille du Saint Sacrement ne doit point savoir ce que c'est : d'honneur, de louange, de gloire, estime, élévation, etc... d'elle-même. Elle ne doit jamais avoir plus grande honte que lorsqu'on la tire de son néant, qu'on la produit et qu'on l'exalte ; car comme sa vie est
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d'être inconnue, oubliée et cachée à toutes les créatures comme Jésus-Christ l'est dans l'Hostie, de même, elle ne peut et ne doit porter le contraire qu'avec une extrême crucifixion.
Que pensez-vous que ce soit d'une victime du Très Saint Sacrement ? C'est une pauvre condamnée, qui n'attend que la mort ; son arrêt est prononcé au moment qu'elle se fait victime. Elle n'a plus rien parmi les créatures, que la honte et l'opprobre, et tout ce qu'il y a d'humiliation lui doit appartenir.
La plus cruelle croix d'une vraie victime c'est d'être tirée de son cachot, et d'être mise en honneur parmi les peuples. Fuyons donc, nous autres qui avons la grâce d'être les victimes de Jésus, fuyons toutes les élévations de la terre. Réjouissons-nous quand les autres sont louées, estimées, et qu'elles sont sur le trône de gloire et d'exaltation ; mais pleurons des larmes de sang si nous étions assez malheureuses que d'être en quelque considération dans les créatures.
Il ne faut jamais sortir du néant où Jésus anéanti dans l'Hostie nous a fait l'honneur de nous introduire.
Fuyons la réputation, fuyons la gloire, fuyons tout ce qui peut faire tort à la grâce du sacré et précieux état que nous portons. Il ne faut point de prétexte, il ne faut point d'excuse ; fuyons, fuyons les créatures si nous voulons devenir une même chose avec Jésus. Leur plus petit souffle est un poison pour nous.
0 que la pureté de l'amour divin est délicate ! peu de chose lui fait obstacle, et malheur à l'âme qui s'oppose à la sainteté de son opération ! Ne croyez pas qu'il se communique facilement à toutes sortes de personnes. Non, non, il faut être solitaire, non du corps seulement, car plusieurs le sont et vivent imparfaitement, mais solitaire de coeur, qui n'est autre chose qu'une séparation entière.
Fuyons donc les créatures, mais fuyons-nous nous-même : fuyons nos humeurs, fuyons nos inclinations, fuyons nos propres pensées, fuyons nos désirs, fuyons nos affections. Fuyons nous nous-même en tout, comme une peste qui étouffe en nous l'amour divin. Fuyons notre raisonnement, fuyons notre propre esprit, fuyons nos sens.
Et j'atteste aux pieds du Seigneur que nous le trouverons pleinement, qu'il se communiquera à nous sans réserve, et que nous n'aurons plus de sujet de nous plaindre de nos ténèbres, de nos impuissances et de nos pauvretés.
Voici la devise que cette très digne Mère avait prise pour elle-même, comme l'Epouse des Cantiques, car elle ne nous enseigne rien qu'elle ne pratique la première :
OPPROBRIIS ME FULCITE PUDORE CONFUSIONE QUE ME STIPATE QUIA AMORE LANGUEO
SUR LA SAINTE COMMUNION
Il serait à désirer que quelque personne voulut parler du sacrifice adorable et ineffable que Jésus-Christ Notre Seigneur exerce dans une âme au temps de la Sainte Communion, de ce qui se passe dans ce fond infini et des dispositions qu'elle doit avoir pour n'être point opposée à ce précieux Mystère qu'il opère si divinement.
Pour moi, je n'ai pas la grâce et la lumière d'en parler. Il faudrait avoir été introduite dans le Sancta Sanctorum de l'âme, où ce Dieu de Majesté réside et fait ses prodigieux effets. Tout ce qui s'en peut dire, c'est que je crois qu'il y a des mystères qui se passent dans la Sainte Communion que les âmes même qui communient n'entendent point.
Ce n'est pas que, s'il faut parler des préparations nécessaires, j'avoue qu'il en faut faire et qu'il faut exhorter surtout ces âmes qui commencent d'entrer dans la vie intérieure, à s'y bien disposer ; mais, s'il est permis de raisonner sur ce que nous pouvons faire, qu'est-ce que nos dispositions, nos désirs, nos ardeurs, nos affections, nos souhaits et tout le reste, quoiqu'ils paraissent bons ? Hélas ! disons que tout cela est bien indigne de la pureté et sainteté de Jésus-Christ ; que tout ce que nous produisons est souillure et part d'un fond corrompu et puant. Mais, quand il serait plus pur et plus excellent, qu'est-ce que nous sommes pour parler, pour nous produire et paraître devant l'infime grandeur de Dieu ?
Pour moi, sans désapprouver le sentiment des autres, je crois que tout ce que pouvons faire, c'est de nous abaisser et abîmer profondément dans le fond de notre rien, l'avouer en foi — si nous ne le pouvons sentir —, et nous tenir éloignée à l'infini si cela se pouvait de cette suprême Majesté.
Ma pensée est que l'âme doit se tenir comme retirée dans son indignité, et comme si elle n'osait paraître à cause de ce qu'elle est par le péché, et se tenir ainsi perdue dans son néant, pendant que Jésus-Christ entre en elle, et qu'il y descend comme un Souverain dans son domaine, et comme celui à qui tout appartient ; le laissant, dis-je, entrer de cette sorte, et nous retirer, comme quand un Souverain monarque doit passer, chacun se retire pour lui faire place.
Ce retirement en nous-même se fait quand l'esprit s'abaisse, se confond, et se tient dans la vue de son rien et dans un sentiment d'une indignité infinie. Et les sens, de même que cet esprit ainsi abaissé et abîmé, sont interdits et n'osent s'approcher de cette auguste Majesté.
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Sur quoi vous ferez cette remarque avec moi, que tout ce qui nous gêne dans nos communions, c'est que l'esprit et les sens n'y sont point rassasiés, que le goût n'y est pas satisfait, et qu'on ne les mène point à la fête, qu'ils ne sont point introduits dans la salle du banquet, et que, pour l'ordinaire, l'esprit n'en aperçoit rien.
Mais ceci est merveilleux, quoique pénible à soutenir à l'âme qui, n'ayant encore vécu que d'une vie sensible et animale, ne sait ce que c'est que (de) la vie divine qui lui est communiquée par la sacrée Communion ; car elle se persuade que ce Pain divin est sensible, qu'il doit avoir un goût céleste, et qu'elle le doit sentir et s'ennivrer des délices qu'il contient en soi, et que tant de belles âmes en ont savouré et reçu. Et, comme cela, elle s'y trouve étonnée quand elle n'y goûte rien.
Il faut ici un discernement, pour ne point faire de confusion à ce que nous devons dire. Il est vrai qu'il y a des âmes qui communient suavement et avec plaisir, et qui, pourtant, n'ont presque encore rien souffert pour Jésus-Christ. Celles-là sont de deux classes.
La première : est une innocence conservée depuis le Baptême, qui fait goûter quelques délices en recevant Jésus-Christ ; mais délices passagères, qui ne font quasi point d'autre effet que de conserver l'âme de tomber dans le crime.
La seconde : est des âmes qui ne peuvent servir Dieu que par ses goûts, sans lesquels elles ne satisferont point à leur amour ; comme : les pécheurs convertis et revenus dans la grâce, lesquels, ayant été voluptueux, il leur y faut du goût et du plaisir pour attirer leur ferveur, et ce Dieu tout bon leur en donne, mais ceux-là sont mercenaires.
Après ces deux classes, il y en a une troisième qui goûte aussi, mais avec bien de la pureté : ce sont les âmes toutes épurées, et qui ont passé par les fournaises des très rigoureuses conduites de Dieu, qui les ont purifiées par des excessives souffrances, peines, tentations. Et, en celles-ci, après que telle purgation est faite pleinement, Jésus-Christ produit dans leur fond et répand alors dans leurs sens des délices inexplicables.
Mais hélas ! hélas ! Avant que d'en être là, combien d'effroyables morts, et combien d'années d'agome et de cruelles souffrances doivent-elles supporter ! Celles que Dieu a ressuscitées des morts peuvent bien vivre de la vie divine de Jésus-Christ. Mais croyez-vous que ces âmes soient bien communes ? Pour moi, je dirai volontiers qu'elles sont aussi rares que le phénix entre les oiseaux.
Pourquoi si rares ? Parce que l'on ne trouve personne qui veuille soutenir la rigueur du feu dévorant qui les doit purifier ; les extrêmes pauvretés, rebuts, destructions, et le reste qu'il faut porter, leur font peur.
Laissons là ces âmes ainsi consumées, pour parler de l'état plus ordinaire. Dans celui-ci je vois presque la plupart des âmes s'attrister,
se plaindre, se tourmenter, qu'elles ne font rien à la Communion, et qu'elles ne profitent point d'une telle grâce. Et si on leur demande
la cause elles diront : je n'en sais rien, je me confesse souvent, je fais une partie de ce que je puis, et néanmoins je suis toujours très misérable.
Cet état se pourrait encore partager en différents étages de ces âmes peinées en la sainte Communion ; mais il faudrait faire autant
d'états divers qu'il y a d'âmes qui communient ; car les unes sont sèches par leurs infidélités, les autres sont pauvres par ignorance, et d'autres ne veulent pas prendre la peine de lire et de remplir leur esprit de bonnes pensées pour le tenir occupé.
Mais nous les devons toutes en général avertir d'une chose bien importante, c'est que, pour bien communier, il faut sans doute que l'âme fasse des diligences de sa part, et surtout se garde, autant qu'elle peut, non seulement des péchés mortels mais des véniels volontaires ; faisant son possible, de plus, pour arracher ses mauvaises habitudes d'orgueil, de vanité, etc... Qu'elle tâche de se tenir en recueillement durant la journée, se rendant fidèle aux exercices réguliers ; et qu'elle ne se laisse échapper aux occasions que la providence divine lui envoie pour pratiquer les vertus.
Observant bien ces trois points, elle se trouvera toujours très suffisamment préparée. Je ne dis pas qu'elle n'y puisse manquer quelquefois, car notre fragilité est grande, mais il faut que ce soit là son fond, et que, quand elle y aura manqué, elle y rentre au plus tôt.
Mais à ces premières, qui se plaignent de leur sécheresse, pauvretés, impuissances à la sainte Communion, et qui, faisant assez ce qu'elles peuvent, gémissent néanmoins sous la révolte de leurs sens et la faiblesse de leurs facultés intérieures, qui les laissent comme opprimer par les scrupules, peines et tentations, qui les troublent et inquiètent, leur fournissant un million de pensées terribles de toutes manières — même de réprobation et de désespoir — quel conseil leur donnerons-nous ?
Oh ! qu'il serait aisé de les soulager, si elles avaient un peu de docilité d'esprit pour croire ce qu'on leur dit, et si elles voulaient faire ce qu'on leur enseignerait ! Je ne doute point que, quoique ce ne fût pas du premier jour, ni peut-être du second, qu'elles ne trouvassent des grâces merveilleuses cachées dans le fond de leurs pauvretés et souffrances !
0 si elles voulaient un peu se négliger dans cet état, et un peu s'éloigner d'elles-mêmes ! Non en s'y prenant de force, mais par une patience qui tâche de laisser passer toutes ces extravagantes pensées, impressions et tentations.
Et si elles me disent : « je ne m'en puis défaire », je ne leur dis point de s'en défaire, — car cela n'est pas quelquefois en leur pouvoir —, mais je dis d'avoir patience, parmi tant d'insolences qui se passent en elles, soit de blasphème ou d'impiété, il n'importe ! Qu'elles laissent tout cela sans l'examiner.
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Mais, me direz-vous : « je ne le puis. Je suis comme tirée à m'en occuper, et je ne puis aucunement m'en séparer ». Je veux bien que vous ne puissiez vous empêcher d'entendre leurs cris, de voir leur malice, et de sentir leurs tyrannies ; mais vous ne faites en cela que les souffrir, et ne voulez-pas vous en occuper.
« Il me semble, me direz-vous, que ma volonté semble y être engagée », mais sachez que vous avez deux volontés : la supérieure qui réside dans l'esprit, et l'inférieure : que nous appelons « appétit », et qui est bien distinguée de l'autre par les âmes qui se possèdent en fond de paix.
Ainsi il faut qu'elles aient patience, et qu'elles croient simplement ce qu'on leur dit. O ! si elles savaient le grand mal qu'elles font, de ne se point soumettre d'esprit et de jugement en la conduite des supérieures ! Elles mourraient plutôt à la peine que d'y manquer.
Il faut qu'elles s'abandonnent simplement ; et quand la tempête est extrême, et que tout est renversé et perdu ce semble, il faut trouver son repos dans sa propre perte. Comment donc, dans l'enfer ? Oui, dans l'enfer ; et il faut croire que Dieu fera justice, et vous lier à ses intérêts laissant mourir les vôtres, qui ne peuvent souffrir une séparation éternelle de Dieu, bien que ce ne soit pas par son pur amour mais plutôt par amour propre. Laissez-vous donc, abandonnez-vous au bon plaisir de Dieu en justice ou miséricorde comme il lui plaira. Car tant que l'âme demeure dans ce point de ne pas passer, comme je viens de dire, au sacré abandon, elle n'avance point, et ne peut remplir le dessein de Jésus-Christ sur sa purgation intérieure.
Oh ! mes soeurs, ce que Jésus-Christ fait dans ces pauvres âmes peinées et désolées, et qui n'ont point d'entrée dans la chambre royale, ni comme point de part au festin, est le mystère des mystères ! Il se cache dans l'obscurité de leur peines, comme dans des ténèbres, pour leur dérober la vue de ses opérations, afin qu'elles n'y prennent de la complaisance ; car elles croiraient peut-être avoir bien contribué, par leurs diligences, à préparer cet appartement royal et à lui avoir ouvert le Sancta Sanctorum où il se retire en entrant dans nos poitrines ; ainsi elles s'en rendraient indignes.
Comme cela, il s'introduit de lui-même — comme à leur insu dans ce sacré sanctuaire de l'intime portion de nos âmes, où il renouvelle tous ses adorables mystères, et singulièrement celui du sacrifice ; mais d'une façon infiniment avantageuse pour nous, en ce que, lui-même étant uni de substance à substance par la divine Eucharistie avec nous, nous ne faisons — au sentiment des Pères qu'une même chose avec lui, puisque nous sommes os de ses os, chair de sa chair, et tellement unis en lui que cette union remplit d'étonnement toute l'Eglise qui ne la peut comprendre ni assez admirer.
Cela est de foi, et nous le devons croire. Or, je vous prie, quand vous communiez, est-ce vous qui faites cette union ou transforma- tion ? Non, certainement, c'est Jésus-Christ, par la vertu de son divin Sacrement. Il suffit donc, de votre part, que vous soyez en grâce, et le reste se fait par l'amour infini de Jésus-Christ.
Cela étant vrai de foi, pourquoi n'apprend-on point aux âmes la manière de s'y bien comporter, et ce qu'elles ont à faire dans ce commerce divin ? Je dis qu'elles n'y ont quasi rien à faire, que deux choses : la première, d'être adhérentes à Jésus-Christ en fond de volonté. La seconde : qu'elles ne se brouillent point pour entrer et connaître ce qui se passe, pour le sentir, et pour s'en assurer.
Il faut seulement se tenir en recueillement — si l'âme le peut et consentir simplement en ce qui se passe en elle, par la visite divine et personnelle de Jésus-Christ ; et si elles ne peuvent se tenir paisibles, ni avoir aucun respect et attention, qu'elles disent de tout leur coeur, avec toute l'Eglise : AMEN.
Ce mot est mystérieux. C'est un aveu et consentement que l'âme donne à tout ce que Dieu fait dans son Eglise, et à tout ce que l'Eglise fait au regard de Dieu. Il est bon de le dire souvent dans cette intention, puisque c'est pour cela que la même Eglise le fait répéter tant de fois dans l'Office divin et à la Messe.
Il a pris son origine dans l'Eglise triomphante, comme Saint Jean nous l'apprend dans son Apocalypse, où il dit que les quatre animaux et les vingt quatre vieillards, prosternés devant le trône de l'Agneau, ne répondaient qu'AMEN, à tous les éloges, adorations, louanges et bénédictions qui étaient donnés au Dieu vivant, et à celui qui avait seul la puissance d'ouvrir le Livre fermé à sept sceaux, qui n'est autre que Jésus-Christ, ce divin Agneau immolé dès le commencement du monde.
Non ! Il n'est point dit que ces vingt quatre vieillards de l'Apocalypse disent autre chose en cette divine présence que ce précieux mot : AMEN. Aussi, il contient en soi un acquiescement et consentement à tous les desseins de Dieu sur Jésus-Christ, et de Jésus-Christ sur l'âme.
Qu'elles le disent donc de coeur ou de bouche, ne pouvant porter leur esprit à un consentement plus simple et plus uni aux opérations de Jésus-Christ en elles, qui leur sont inconnues.
Que devient donc cette âme, dira-t-on, par la Communion ? Elle devient : un Jésus-Christ. Mais comment un Jésus-Christ ? Je n'en sais rien, je n'en vois rien !
Non, parce que cette transformation se fait en la substance de l'âme : vous ne pouvez ni voir, ni goûter cette divine opération — si Dieu ne vous la révèle, comme je sais qu'il a fait à quelque personne —, et quoique vous ne la voyiez et sentiez point, elle est pourtant véritable et infaillible. Il faut le croire, et c'est le bonheur de l'âme que de se tenir en foi, et de vivre en cette ignorance, pour avoir une plus profonde soumission à ces mystères incompréhensibles.
152 CATHERINE DE BAR DOCUMENTS HISTORIQUES 153
Mais pourquoi en douteriez-vous parce que vous ne le sentez pas ? Avez-vous senti en vos sens l'effet de votre Baptême, quand vous l'avez reçu ? Et sentez-vous encore tous les jours l'effet de l'absolution quand vous allez à confesse ? Pourtant vous ne doutez point que vous ne soyiez devenue enfant de Dieu par ce premier Sacrement, et que vous ne soyiez absoute de vos fautes, par le second. Pourquoi voulez-vous donc douter des effets de la Communion parce qu'ils ne vous sont sensibles ?
Oui, oui, vous devenez un Jésus-Christ par cette transformation. Et si vous voulez savoir ce que ce divin Sauveur fait dans votre âme ? et où est-ce qu'il se retire quand il y est ? je l'ai dit. Il se retire dans le « Sancta Sanctorum » de l'âme, — qui est l'intime du fond —, qui sert à ce Grand-Prêtre de sanctuaire et de temple, à célébrer son divin et redoutable Mystère du Sacrifice de tout lui-même à son Père, qu'il veut renouveler dans le fond de cette âme ainsi que dans le temple sacré qu'il a sanctifié au jour de notre Baptême.
Oui, ô merveille inconcevable ! Jésus-Christ descend dans nos coeurs pour s'y immoler, et dire la Messe solennellement quoiqu'en un profond silence.
Tout se tient à recoi [en quiétude] dans ce temple. Les Anges et les Saints admirent et adorent les abaissements de Jésus-Christ, et le Père éternel y prend sa divine complaisance.
Mais ce sacrifice de quoi sert-il à l'âme ? Il lui sert à la sacrifier elle-même, car étant ume de substance à Jésus-Christ, elle n'en peut être séparée : elle est immolée avec lui et par lui-même dans ce temple. Elle fait partie de son Sacrifice, ce qu'elle ne pourrait jamais faire que par la sainte Communion.
Et voilà une invention prodigieuse et admirable que Jésus-Christ a trouvée, pour donner moyen à l'âme de s'offrir par lui, dignement, au Père éternel ; car dans ce mystère — ou sacrifice divin — l'âme n'est point séparée de Jésus-Christ. Et comme le Père éternel reçoit son Fils avec une satisfaction et complaisance infinies, on peut dire qu'il reçoit de même l'âme qui lui est unie, puisqu'il n'y a point de séparation de Jésus-Christ d'avec elle par le Très Saint Sacrement.
Cette vérité supposée, pourquoi se tant tourmenter qu'on ne fait rien à la sainte Communion ? En vérité, tout ce que nous pouvons faire peut-il approcher de ce que Jésus-Christ y fait pour nous ? Vous n'avez donc qu'à vous y unir et y consentir, l'adorer en silence, ou en peu de paroles pleines de respect, et vous soumettre.
O ! si on savait le bien que l'âme en retirerait ! Cela ne se peut dire ! la sainte Communion lui serait très agréable en tous temps, puisqu'elle connaîtrait que c'est un Mystère qui s'opère en elle, et que tout s'y fait par Jésus-Christ.
O ! si on pouvait se rendre à cette simple pratique ! L'âme recevrait des effets admirables de ce sacrifice. Elle se trouverait changée sans y penser ; elle sentirait un je ne sais quoi de force divine, qui la retirerait d'elle-même et des créatures, des imperfections, et du reste. Cela ne se peut comprendre, je ne puis suffisamment m'expliquer, et je prie celles qui verront ce brouillon de le corriger.
Il ne serait pas hors de propos de montrer ici la structure de ce temple mystérieux, où Jésus-Christ et l'âme ne font qu'un même sacrifice, ne sont qu'une même hostie et une même oblation. Je ne finirais point ! Il faut laisser cela à quelqu'autre qui l'entende mieux que moi. Il me suffit d'avoir montré qu'une âme qui est, par la grâce de Dieu, quitte du péché mortel, est participante de Jésus-Christ en cette manière ; or, de dire que celles qui tâchent de se tenir en plus grande pureté de vie, ne reçoivent des effets plus sensibles et plus admirables que les autres, il n'en faut nullement douter.
Deux ou trois choses sont à observer sur cet écrit, pour ne point produire de mauvais effets en quelques âmes immortifiées qui le pourraient voir, disant que, puisque Jésus-Christ fait, lui seul, toute cette divine transformation, elles n'ont pas besoin de tenir leur esprit en recueillement, ni même se mettre en peine de se préparer à la sainte Communion, selon ce qu'elles peuvent de leur part.
Il faut qu'elles sachent que cette opération divine demande une fidélité correspondante — de notre part — à cette grâce, selon nos forces, par une vigilance merveilleuse pour vivre dans la pureté et sainteté d'une telle grâce ; et, par conséquent, une pratique continuelle de mortification et de destruction de soi-même. Autrement cette prodigieuse faveur n'opérerait point en nous la sanctification qu'elle y doit apporter, et que Jésus-Christ prétend, par les effets de ce sacrement adorable.
Ce n'est donc pas assez d'être ume à Jésus-Christ. Il faut porter les effets de cette union. Ils se voient à une âme qui commume comme ,je viens de dire, par les vertus qu'elle pratique dans les occasions, comme : de patience. de douceur, d'obéissance, de charité, de condescendance pour le prochain, d'humilité, de bienveillance et le reste.
Il est encore à propos de savoir que le silence observé — ainsi que je l'ai exprimé — au temps de la sainte Communion et après, n'est pas un silence oiseux, puisqu'il contient en soi un respect profond de la grandeur de Dieu ; et quoique ce respect ne frappe point les sens, il ne laisse pas d'être et de porter son effet. De plus, il est adorant, car si vous prenez garde au mouvement intime de ce recueillement, tout le fond de l'âme est à Dieu, l'adorant, se rendant à lui et l'aimant. Mais, quand la pauvre âme est troublée de peines et de tentations, elle n'est pas capable de le discerner, et c'est ce qui lui fait dire et assurer qu'elle n'y fait rien que perdre le temps, ou déshonorer cette Majesté infinie.
154 CATHERINE DE BAR DOCUMENTS HISTORIQUES 155
Pour les âmes qui ont des productions en abondance et qui sont remplies de bons sentiments, à la bonne heure ! qu'elles les épanchent devant le trône du Seigneur. Je le trouve fort bon.
Mais celles qui sont dans les impuissances, ténèbres, pauvretés, stupidités, peines et tentations, qu'elles suivent simplement ce qui est contenu en cet écrit, et elles trouveront dans la suite que l'usage leur en sera très utile. Mon dessein n'étant que d'instruire et de consoler ces pauvres petites âmes timides qui, par la violence de leurs peines, ou par scrupule, ne croiraient point assez opérer dans ce temps précieux. Et il se peut faire même quelquefois, qu'elles seront bornées par un effet de grâce, sans qu'elles le connaissent.
Qu'elles se laissent donc à Jésus-Christ opérant et sacrifiant en elles, se contentant du consentement et de la simple adhérence à ce qu'il y fait, selon que nous avons expliqué ; et, petit à petit, si l'âme qui le pratiquera n'est point revêche et abondante à son sens, elle trouvera du changement dans son intérieur : plus de calme et plus de clarté — quoique cet exercice paraisse obscur, tenant l'entendement captif et assujetti, — sans souffrir qu'il se tourmente pour voir et pour connaître. Il vaut bien mieux qu'il soit éclairé par la lumière de la foi, qui rayonne de ce soleil divin, que par ses propres intelligences, qui ne sont, pour l'ordinaire, qu'erreurs et mensonges.
SUR L'ESPRIT DE SAINT BENOIT
ÉCRIT DE NOTRE RÉVÉRENDE MÈRE
Je ne [n'en] pourrais, mes soeurs, que je (n')admirasse incessamment l'adorable Providence d'un Dieu infiniment sage et ineffable en sa conduite, d'avoir choisi les religieuses du grand Patriarche St Benoit pour les rendre Filles du Très Saint Sacrement de l'Autel, et les destiner non seulement à lui rendre des hommages continuels, mais pour être gardiennes de ce sacré dépôt qu'il a confié à son Eglise.
Mais j'entrevois la raison de ce mystère du choix et de l'élection que Dieu a fait des enfants de ce grand Patriarche, qui fait que je ne m'en étonne point ; car, quoi que ce soit quelque chose d'incompréhensible, de caché, et de profond, que l'état que ce glorieux saint a porté sur la terre, et qu'il a inspiré à ses enfants, nous voyons qu'il a tant de relation à la divine Eucharistie, que je ne puis que je ne dise qu'elle est la portion et l'héritage des religieuses de Saint Benoit ; et que je m'étonnerais plutôt de quoi tant de siècles se sont passés, sans que les enfants de ce Bienheureux Père se soient mis en devoir d'entrer en possession de ce trésor inestimable que l'infime bonté de Dieu leur réservait.
Si vous me demandez, mes soeurs, où je prends ce que je viens de dire, j'ose vous assurer que c'est un secret qui m'est découvert en la mort de notre illustrissime Patriarche, lequel, voulant témoigner l'amour qu'il portait au Très Saint Sacrement de l'autel, ne le put mieux qu'en expirant en sa sainte Présence, rendant ainsi les derniers respirs de son coeur à cette adorable Hostie, et renfermant dans le sacré ciboire ses sentiments, pour y produire, dans le temps, des enfants de son Ordre qui lui rendront jusqu'à la fin du monde des adorations, des respects et des devoirs d'amour et de réparation continuels.
Oui ! C'est aux enfants de ce glorieux Père, qu'il appartient d'avoir une application singulière à ce divin Mystère ; d'y avoir même une relation qui n'est point commune à tous les autres Ordres de l'Eglise.
Car si quelques uns adorent Jésus-Christ dans les états différents de sa sainte vie, les religieuses de St Benoit portent le titre des morts : c'est comme en parle le bienheureux Monsieur de Condren, général de l'Oratoire. Ainsi, ne puis-je pas dire que leur état et condition de mort va honorant, par rapport et relation, Jésus mort dans l'Eucharistie ? Les Pères nous apprennent qu'il y est en état de mort. Un enfant de St Benoit, vivant d'une vie de mort, n'a-t-il pas liaison et rapport à Jésus dans l'Hostie ?
156 CATHERINE DE BAR DOCUMENTS HISTORIQUES 157
S'il m'était permis de rapporter en détail, l'esprit et les dispositions que doit avoir une Bénédictine, vous verriez que, par la fidèle pratique de sa sainte Règle, elle serait toute semblable à une hostie, et elle entrerait dans des rapports merveilleux à Jésus dans l'adorable Eucharistie.
Mais, laissant une multitude de preuves qui vous confirmeraient la vérité que je vous expose, jugez, mes soeurs, si ce n'a pas été par un choix tout divin que, de Religieuses de St Benoit, nous soyons devenues Filles sacramentalles ? Et si nous ne sommes pas redevables de cette grâce au grand Saint Benoit, de nous l'avoir méritée par sa précieuse mort, comme nous l'avons déjà dit ? Si ce n'était pas là le gage de l'amour qu'il portait à ce sacré Mystère, auquel il semblait promettre que, dans les derniers siècles, son Ordre produirait dans l'Eglise, des victimes immolées à cet auguste Sacrement ; qui non seulement l'adoreraient jour et nuit, mais qui seraient, selon leur possible, les réparatrices de sa gloire profanée par les impies dans ce Sacrement d'amour ?
Voyez-vous point, mes soeurs, que Saint Benoit meurt debout, pour nous donner à entendre qu'il pousse, avec effort d'amour, le sacré Institut que nous professons ? Il le conçoit dans l'Eucharistie pour être produit plus de douze cents ans après !
O ! mes soeurs, que notre Institut est divin ! Combien de siècles a-t-il été caché et enseveli avec Jésus dans l'Hostie ? Combien de temps a-t-il été dans les sacrées entrailles d'un Dieu sacramenté ! Il sanctifiait, mes soeurs, et l'Institut et les âmes qu'il y voulait appeler. O ! que je vois de choses admirables, et qui donnent de grandes consolations !
Non, non, mes soeurs, ce n'est point un dessein de l'esprit humain, ce n'est point la créature qui l'a ordonné, qui l'a institué et choisi : c'est Jésus dans l'Hostie, qui l'a reçu du coeur de St Benoit ; et je puis dire, mes soeurs, qu'il n'a jamais été pris ailleurs que dans le Tabernacle où ce grand Saint l'avait mis en dépot au dernier instant de sa vie.
O merveille que Dieu ait voulu confier cet ouvrage à la plus indigne, non des enfants de St Benoit, mais à un avorton ! A une âme qui n'en n'avait ni l'esprit ni la grâce ! A une pauvre créaturé qui n'avait rien de considérable, sinon qu'elle était plus criminelle que toutes les créatures de la terre, et qui avait plus profané cet auguste Mystère ! Dieu a choisi cette pécheresse, pour servir, comme d'un instrument, le plus vil et abject, à un si excellent ouvrage, et confondre par ce moyen l'esprit humain qui se perd lorsqu'il voit des coups de cette sorte ! C'est un Dieu qui l'a fait. Il n'y a rien à dire, sinon qu'il faut s'abîmer, et craindre qu'après qu'il se sera servi de ce méchant outil, il ne le jette sans ressource dans les enfers.
L'ESPRIT DE L'INSTITUT DE L'ADORATION PERPÉTUELLE
DU TRÈS SAINT SACREMENT DE L'AUTEL,
DANS DIVERS ÉCRITS DE L'INSTITUTRICE,
AVEC QUELQUES BRÈVES ANNOTATIONS
POUR DONNER INTELLIGENCE DE PLUSIEURS CHOSES
TRÈS REMARQUABLES
Nous apprenons que, pendant les grandes guerres d'Allemagne qui commencèrent en l'année 1629 et 30, que les soldats prirent tant de villes, pillèrent tant d'églises, et ravagèrent tant de couvents, notre Révérende Mère Supérieure, qui se nommait au monde Catherine de Bar, native de la ville de St Diéz [le 31 décembre 1614] — comme nous avons dit ci-devant —, et professe du monastère de la Conception Notre Dame, de la ville de Remberviller, ayant ouï un jour raconter les effroyables sacrilèges que ces malheureux hérétiques avaient commis sur le Saint Sacrement de l'autel, elle en conçut une si grande douleur que, portée de l'amour de Dieu, elle s'offrit à la divine Majesté pour victime, en réparation des outrages qui étaient faits à ce Dieu d'amour ; et les souffrances qu'elle a toujours portées depuis, en son corps et en son esprit, jointes à l'établissement effectif de l'Adoration Perpétuelle qui s'en est ensuivi, nous sont une marque évidente que Dieu l'avait prise dès lors au mot et avait accepté son sacrifice.
Nous avons déclaré que, lorsqu'elle fut à la chapelle de Benoistevaux, proche St Mihiel, elle eut quelque connaissance des desseins que Dieu avait sur elle pour sa gloire, mais ce ne fut pas fort distinctement.
Quand elle eut achevé son trienne, à l'Abbaye de Bon Secours de la ville de Caen, en Normandie, où elle fut mettre la réforme, suivant l'ordre et l'obéissance qui lui en fut donnée de ses supérieurs (2), s'étant rendue à son monastère de Remberviller, en suite de l'élection qu'on y avait faite de sa personne pour y être Prieure, elle n'y fut pas sitôt entrée, que ce calme profond que son intérieur possédait depuis longtemps, lui fut subitement ôté, et en la place succéda une captivité d'esprit, avec une inquiétude si grande, qu'elle ne peut l'exprimer ; dans laquelle pourtant il lui était donné à connaître que cette peine procédait de ce qu'elle avait quitté la France, où Dieu l'avait appelée, et qu'il ne la voulait pas en ce lieu.
(2) Avant de rentrer en son monastère, elle se rendit au Mont-de-Saint-Michel en pélerinage avec la permission de ses supérieurs tant monastiques qu'ecclésiastiques. Cf : Annexe I, p. 294.
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En effet, quand elle en sortit — qui fut au bout de huit mois pour s'en revenir à Paris, elle retrouva à la porte du monastère ce calme qu'elle y avait perdu en entrant, tous ses troubles s'étant absolument apaisés ; et son esprit posséda depuis, la même tranquillité qu'il faisait auparavant, et qui ne la quitta plus.
Et cet état intérieur se rapporte parfaitement à ce qui se passait au dehors ; parce qu'à peine fut-elle arrivée à ce monastère-là, que la guerre recommença, plus fort que jamais, du côté de Remberviller, et les premières misères revinrent. Qui ne croirait après cela que c'était pour l'en chasser et pour un témoignage certain de ce que nous venons de dire.
Ses religieuses attestent que, pendant ces huit mois qu'elle demeura parmi elles, elles n'en purent quasi tirer une bonne parole,
tant elle paraissait plongée dans une extrême peine d'esprit jusqu'à ce point que s'étant plaintes à elle de ce qu'elle ne leur parlait plus tant de Dieu comme les autres fois, et elle leur avoua qu'elle s'en trouvait dans une impuissance absolue ; ajoutant que, bien souvent, l'on croyait faire les choses par l'esprit de Dieu, que ce n'était qu'amour propre — ce qu'elle disait au sujet de son élection qui l'avait rappelée, parce que toutes les religieuses l'aimaient très fort c'est ce qu'elles nous ont assuré.
Et celles même qui servaient d'obstacle à son retour en France furent contraintes à la fin d'être les premières à la presser de s'y en revenir, pour fuir les désordres de cette guerre qui les menaçaient de toutes sortes de malheurs ; et d'emmener avec elle le plus grand nombre de religieuses qu'elle pourrait, pour décharger la maison, à cause de la famine ; et les plus jeunes : à cause de l'insolence des soldats. Ainsi elle s'en retourna, comme il est déjà marqué.
Le jour de Pâques 1651, à Paris où elle était arrivée, se trouvant plus pressée qu'elle n'avait encore été, du violent désir d'une absolue solitude qui occupait son âme depuis longtemps — et qui lui a fait dire souvent que sa plus grande fortune serait de se perdre dans les bois, sans que jamais on entendit parler d'elle, — étant donc plus pressée de ce désir, le matin, après s'être levée de dessus sa pauvre couche, elle se mit à genoux pour adorer la nouvelle vie de Notre Seigneur Jésus-Christ en sa Résurrection, et il lui fut dit d'une voix intelligible dans l'intérieur : REÇOIS ET ADORE LES DESSEINS DE DIEU QUE TU NE CONNAIS PAS ENCORE ». Et, dans ce moment, ce désir de s'enfuir au désert s'effaça entièrement de son esprit ; et au contraire elle se trouva dans une disposition stable et arrêtée sur Paris, qui la portait de plus à adorer à l'aveugle cette divine volonté en tous ses ordres, et y demeurer absolument abandonnée.
Depuis la proposition que les dames lui firent de s'établir à Paris, Dieu se manifesta davantage à elle, et lui fit connaître clairement qu'il la destinait à cette oeuvre ; et cela avec tant de certitude et de clarté qu'il lui montra même beaucoup de choses qui sont arrivées depuis, pour la préparer, l'animer et l'inviter à l'entreprendre ; car, si elle n'eût été bien convaincue que c'était la divine volonté, elle n'était pas fille à entreprendre une chose de si grand éclat (3).
Voici ce que nous en avons appris, par le moyen d'un vertueux écclésiastique de St Sulpice, nommé Monsieur Picotté, à qui elle se confessait en ce temps-là, et à qui elle s'en confiait hors de la confession pour s'en conseiller, étant si remplie de ce qu'elle avait vu et entendu qu'il lui était malaisé de s'en cacher ; et depuis qu'elle a vu que nous le savions elle a été contrainte de l'avouer ; sans cela nous ne l'aurions pu tirer de sa bouche.
Il dit donc que, le 2ème Dimanche de Carême, neuvième jour de mars 1653, — le jour des Cendres échéant cette année-là le 26 de février —, Madame la comtesse de Châteauvieux et Madame la duchesse de la Vieuville, sa fille unique, étant toutes deux malades en sorte qu'on n'en n'espérait pas vie, notre Révérende Mère Supérieure mit en prière la communauté, et elle encore plus que toutes s'appliqua avec ferveur à demander à Dieu leur guérison.
Comme elle était ainsi attentive, il lui fut dit par une puissante parole intérieure : « DE QUOI TE METS-TU EN PEINE ? LAISSES-EN MOI LE SOIN. Tu FERAIS MIEUX DE DEMANDER L'ESPRIT DE L'INSTITUT ET DE TRAVAILLER A MON ŒUVRE ». Ce qui lui était reproché sans doute parce que, depuis que cette Dame comtesse était malade, il ne s'y faisait plus rien, à cause que personne ne se voulait donner la peine d'y agir ; et qu'il n'y avait qu'elle qui se fut chargée de ce soin.
Et dès lors le rideau lui fut ouvert, non plus comme les autres fois à demi et par des connaissances obscures, mais entièrement et tout à découvert, Dieu lui ayant départi l'entière connaissance de l'excellence de l'ouvrage qu'il voulait faire par elle, la grande gloire qui lui en reviendrait, et les complaisances particulières qu'il y prendrait, jusque là même qu'il lui prescrivit la façon de faire la Réparation devant le Saint Sacrement, en forme d'amende honorable comme nous faisons à présent —, la corde au col, la torche à la main, et le corps prosterné en la façon la plus humble qu'il se peut ; à quoi elle n'avait point pensé, quoiqu'elle eût eu déjà la pensée de l'adoration perpétuelle.
Et tout cela se passa avec tant de majesté et de splendeur que, touchée d'un étonnement profond, elle lui dit : Seigneur, puisqu'il en va ainsi, que c'est votre oeuvre, et que c'est une chose si admirable, que ne la faites-vous réussir par vous-même, car quelle est la créature digne d'y travailler, moins encore moi, la plus chétive.
Et toutefois, se voyant assurée que Dieu voulait qu'elle le fit, elle baissa le col et se soumit à cette adorable volonté, acceptant dès lors d'y travailler, et de se consumer en holocauste à ce Dieu d'amour, qui daigne ainsi se glorifier en ses créatures.
(3) Dans une lettre à la mère sous-prieure de Rambervillers, elle exprime son état d'âme devant la mission qui lui est confiée. Annexe XVI, 10 août 1652, p. 310.
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Nous devons remarquer que ce fut le même jour que Monseigneur de Metz, de son propre mouvement, répondit favorablement à une requête, — sans qu'on l'en sollicitât —, que notre Révérende Mère Prieure lui avait fait présenter pour l'établissement du monastère de Paris il y avait bien du temps, sans qu'il lui eût rien donné à connaître de la bonne volonté qu'il en avait.
Dix jours après, qui fut le jour de la fête de St Joseph, cette même vue lui revint, et avec plus de clarté et de véhémence de l'Esprit de Dieu pour l'animer. Il y eut cela de particulier, qu'il lui fut montré que St Joseph serait le protecteur spécial et le pourvoyeur de la maison du Saint Sacrement, comme il l'avait été de la sainte Famille du Verbe Incarné sur terre.
Et comme Notre Seigneur lui faisait entendre sa complaisance particulière sur cette oeuvre, par ces mots, qu'il lui répéta plusieurs fois : « C'EST MON ŒUVRE, ET JE LA FERAI » elle prit la hardiesse de lui dire : « Seigneur, si c'est votre oeuvre, donnez-en moi donc le signe : que le Saint Sacrement nous soit accordé, et vous, grand St Joseph, employez-vous pour cela ». Et, à la sortie de son oraison, elle alla écrire un billet au Père Prieur de l'Abbaye de St Germain, pour l'en prier. C'est la seule fois qu'on ait pu remarquer qu'elle a fait, en cette affaire, quelque chose d'elle-même ; sa conduite ayant toujours été de suivre en tout l'ordre de Dieu, qu'elle a estimé lui être marqué avec plus de pureté et plus de dégagement, dans les occasions et dans la volonté des autres, que par ses mouvements propres, appréhendant que son esprit naturel et ses intérêts particuliers ne prissent part à l'oeuvre de Dieu. Ainsi elle a été sans cesse dans la pratique pénible d'une entière démission d'elle-même, et d'une soumission totale au jugement et à la volonté d'autrui, ne pouvant porter cette oeuvre dans un esprit de mort plus profond, ni dans un plus grand anéantissement qu'elle a fait (4).
Six jours après ce billet écrit, la veille de Notre Dame de Mars, celle de qui nous parlons s'étant rendue, à son ordinaire, auprès de sa bienfaitrice, Madame la comtesse de Châteauvieux qui était encore extrêmement malade, comme elle était à la ruelle de son lit, on la vint avertir qu'un ecclésiastique la demandait de la part du Père Prieur ; et l'ayant invité d'entrer, il se trouva qu'il lui apportait la permission d'exposer le Saint Sacrement le lendemain dans leur chapelle, qui était plus qu'elle n'avait osé espérer, à cause que leur affaire n'était pas en état de cela ; parce que cette Exposition était un acte de très grande conséquence en toutes façons pour leur établissement, puisque c'était comme une mise en possession ; et, cependant, elle n'avait point encore la clôture ni la croix, ni même n'était pas en maison propre pour l'avoir, qui sont pourtant des choses
(4) En annexe : lettre à la mère Marie-de-Saint-Joseph, carmélite de Reims. Annexe XXIV, 23 janvier 1648. Annexe XXV, 30 novembre 1654, p. 320.
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qui doivent, selon les formes, nécessairement précéder l'Exposition du Saint Sacrement.
Ce n'est pas qu'elle n'eusse demandé de l'avoir, mais non pas pour l'exposer publiquement, car elle n'y voyait pas d'apparence.
Ainsi donc, qui ne croira que si Dieu n'eût attaché à ce billet quelque attrait de cette grâce par laquelle il sait si doucement gagner notre volonté, cet homme rigide et si formaliste — qui l'était jusqu'à l'excès — eût été pour venir si tôt du blanc au noir, que d'accorder, sans un nouveau sujet, sur le simple billet d'une fille, une chose contre toutes les formes, qu'il avait si obstinément refusée à des ducs et pairs, à des archevêques, et à tant d'autres personnes qui s'y étaient employées, et à cette religieuse au nom de laquelle l'on en avait tant de fois sollicité sans en avoir rien pu obtenir.
Si bien que Notre Mère et Madame la comtesse ne pouvant assez admirer comment Dieu avait accordé si précisément le signe que la première lui avait demandé, pour connaître si l'Institut était vraiment selon sa volonté, n'en doutèrent plus du tout, et se dévouèrent toutes deux avec plus de ferveur que jamais.
Et de cet évènement particulier, de même que de tout ce qui est arrivé de l'Institut à la suite, nous disons qu'il le faut regarder comme une exécution de la promesse que Dieu avait faite à Notre Mère, que, comme l'Institut était son oeuvre, il l'accomplirait.
De ces deux dernières visites divines il en demeura à cette très digne Mère comme elle l'a confessé, d'admirables effets pour son âme, entre autre : une occupation intérieure très élevée, qui lui dura plus d'un an. C'étaient les vestiges sacrés de cet Esprit Saint, qui ne laissent point de doute qu'il n'eût passé par là d'une manière ineffable.
L'année d'après, et le jour que l'on leur donna la croix, Notre Mère parut tout ce jour-là dans une sainte gaieté qui brillait dans ses yeux, et colorait d'un agréable vermillon son visage d'ordinaire pâle et défait, à cause de ses austérités et de sa mauvaise santé. Et comme tout le monde avait la permission d'y entrer ce jour-là, une dame de ses amies lui en demandant la raison, avec la liberté que lui donnait leur amitié, elle lui répondit : « O ma soeur, que j'en ai bien raison, puisque Dieu daigne tant agréer cette oeuvre, qu'il nous veut donner une très particulière protection ». Puis, tout d'un coup, elle se tut, de peur de se trop découvrir. C'est ce que nous avons appris de cette dame.
Mais elle ne s'en tût pas à la Fondatrice, à laquelle elle ne cachait rien, lui écrivant le lendemain une lettre — qui sera mise après ces vues avec d'autres fragments de ses Ecrits — par laquelle elle lui découvre fort au long ce qui s'était passé en elle ce jour-là, et les sentiments qui produisaient dans son coeur cette gaieté, lesquelles seront trouvées d'une grande suite [cf. p. 186-193].
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Pendant que l'on travaillait à cette affaire, et que les choses se trouvaient tellement en balance que quelquefois elles semblaient être faites et d'autres fois tout paraissait déséspéré, notre Mère Prieure avait eu tout le temps d'envisager l'entreprise qu'elle allait faire ; et considérant l'excellence, dans la lumière de Dieu qui lui en donnait des impressions fortes, il lui prenait souvent des envies de s'enfuir, tant elle se trouvait indigne de s'en mêler.
Si bien que, s'étant exposée plusieurs fois devant la divine Majesté pour en recevoir les ordres, il lui arriva 5 à 6 fois qu'après la Communion, elle se sentit arrêtée, comme si deux mains d'une pesanteur extrême l'eussent prise par les épaules pour la retenir. Et cet arrêt n'était point dans l'imagination, mais réellement et de fait. Elle était quelquefois une heure, et d'autres fois davantage, à ne pouvoir se remuer d'une place, non plus que si elle eût été clouée au plancher, et qu'elle eût été chargée de chaînes d'une pesanteur étrange. D'où elle vint à comprendre qu'il ne fallait plus qu'elle pensât à s'enfuir, et que Dieu la voulait absolument à Paris, pour faire par elle cette oeuvre ; ce qui l'obligea depuis de patienter. Et, de ceci, il y a plus de six témoins, qui tiennent la chose toute extraordinaire. Ce fut en l'année 1652.
Une autre fois, comme elle était dans la maison de la rue Férou, Notre Mère se trouva surprise d'une frayeur extrême, sur les onze heures, qu'elle gardait le Saint Sacrement suivant sa coutume ; car n'ayant pas encore le nombre suffisant de filles pour remplir les 24 heures du jour, pour les soulager elle y demeurait toujours depuis les onze heures du soir jusqu'à quatre du matin.
Ce soir-là donc, elle entendit un grand bruit derrière leur maison, du côté du jardin qui était attenant leur choeur ; ce qui lui fit appréhender que ce ne fussent des mauvaises gens qui vinssent par d'autres jardins qu'il y avait joignant le leur, pour dérober le Saint Sacrement. Si bien qu'elle se tenait aux écoutes avec beaucoup d'inquiétude, pour le peu de moyens où elle se voyait d'y résister, ne sachant même si elle devait sonner la cloche pour éveiller les religieuses. Et sur ce temps-là elle entendit une voix, venant du côté du tabernacle, qui lui dit distinctiment : « DE QUOI TE METS-TU EN PEINE, PETIT AVORTON, EST-CE ICI TON ŒUVRE, ET N'EST-CE PAS LA MAISON DE JÉsus ET MARIE ? » Et cette voix la rassurant, elle ne laissa pas de s'humilier si profondément, qu'elle avoue qu'il lui semblait aller être réduite au néant.
C'est la conduite que Dieu a toujours tenue sur elle : de la mener par la voie d'un anéantissement très profond ; et en effet il ne lui arriva nul accident.
Le jour de Notre Dame de Mars 1659, que le monastère fut béni par Monseigneur l'Evêque du Puy, elle vit la Sainte Vierge présenter cette maison à son divin Fils, qui lui sembla la recevoir fort agréablement des mains de sa sainte Mère ; mais [la] regardant, elle (qui se voyait la dernière) d'un regard si anéantissant, qu'elle en fut pénétrée de douleur jusqu'au point qu'elle en pleura plus de 8 jours.
Elle a cru que ce regard voulait dire qu'elle devait bien se garder de prendre aucune complaisance à cette oeuvre comme à son oeuvre, et qu'elle la devait laisser purement à Dieu.
En l'année 1664, un avis très important lui ayant été donné pour le donner à la Reine Mère, — de laquelle, apparemment, il devait être bien reçu — elle ne le voulut pas faire sans en consulter premièrement Dieu ; et s'étant beaucoup appliquée pour cela, elle vit un jour Notre Seigneur Jésus-Christ au Très Saint Sacrement de l'autel, comme dans son trône eucharistique — ce sont ses propres termes — qui faisait deux cercles ou enceintes : l'un plus éloigné, dans lequel il comprenait tout le monastère en général, et semblait en vouloir faire comme une espèce de clôture contre le monde ; l'autre, moins grand et plus proche de lui, dans lequel il n'enfermait que la personne des religieuses, lesquelles lui paraissaient comme toutes rassemblées à l'entour de lui comme les brebis à l'entour de leur Pasteur qui les aime et qui les caresse ; et elle entendit qu'il disait : « JE SUIS LE ROI DES FILLES DU SAINT SACREMENT ET MA MÈRE EN EST LA REINE ». De là elle comprit que Dieu ne voulait point qu'elle donnât cet avis, pour qu'elle ne prit point d'appui du côté de la terre, mais se reposât absolument en lui de tout ce qui concerne cette maison ; et elle s'y rendit si fidèle, bien que la Reine vint quelques jours après la voir, qu'elle ne lui en dit pas un mot.
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DE QUELQUES PARTICULARITÉS REMARQUABLES CONCERNANT MADAME LA MARQUISE DE BAUVES L'UNE DES FONDATRICES
Madame la marquise de Bauves, bien qu'engagée dans les embarras du monde et du mariage, avait été appelée de Dieu aussi par des connaissances extraordinaires, pour travailler à cette oeuvre. C'est ce qu'elle déclara confidemment à notre Mère Prieure qui nous l'a rapporté depuis sa mort.
Lui disant un jour, qu'il y avait plus de 40 ans, qu'étant mariée en premières noces à un gentilhomme de Bourgogne, nommé le marquis de Bauves (duquel elle eût le marquisat, qu'elle apporta après en dot à Monsieur de Riberpré son second mari, qui en prit le nom), elle était dans un extrême désir de lui donner des enfants.
Et faisant de grandes dévotions pour en obtenir de Dieu, elle eut un jour une vision, ayant les yeux bien ouverts — disait-elle —, où il lui fut montré une fort petite chapelle, mais très dévote, dans laquelle il y avait un autel, et, en l'un des côtés de cet autel : un religieux, et en l'autre : une religieuse, qu'elle ne reconnut point. Ensuite, il lui sembla ouïr une voix qui sortait du tabernacle, qui lui dit : « Tu n'auras point d'enfant, (comme, de fait, elle n'en n'a jamais eu) mais le Saint Sacrement doit être ton enfant, et tu en recevras une très grande gloire dans le ciel.
Ajoutant que, depuis ce jour-là, il lui était resté du respect beaucoup plus grand — qu'elle n'avait pas eu jusqu'alors — pour ce Mystère ; et que, se croyant obligée par cette vue de le faire honorer de tout son pouvoir, elle ne perdait point d'occasions pour voir, à chaque rencontre, si ce n'était point cela que Dieu lui demandait.
Ce fut dans cette vue qu'elle travailla la première à introduire dans Paris, la dévotion des Dames qui vont successivement passer une heure en adoration devant le Saint Sacrement, dans leurs paroisses ; ce qui ne se faisait point auparavant. Laquelle dévotion est étendue depuis jusque dans les provinces, à la très grande gloire de Dieu, et louange de cette vertueuse Dame, puisque le Saint Sacrement n'est, par ce moyen, jamais seul pendant le jour. Et il y avait déjà là un léger crayon de l'adoration perpétuelle, sans qu'elle connut, en ce temps là, que c'était quelque partie de ce tout où Dieu la destinait.
Mais, oyons là parler encore, cette bonne Dame, sur ce sujet. Elle disait quelquefois à notre Mère Prieure, les larmes aux yeux de tendresse et de respect, que si elle voyait, par malheur, tomber
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dans la boue une Hostie consacrée, elle s'y mettrait avec joie jusqu'au col s'il le fallait, pour lui tenir compagnie, même à l'éternité si cette Hostie y demeurait autant, que pour cela elle renoncerait sans peine à la félicité du ciel.
Mais revenant à sa vision, il se passa une chose bien remarquable nous concernant. Ce fut que, la première fois que nos Mères eurent le Saint Sacrement, dans la chapelle de leur maison de la petite rue du Bac, comme elles tâchèrent de la préparer tout autant bien que leur pauvreté le permettait, il se trouva qu'elles n'eurent rien de plus beau à y mettre, que deux tableaux, fort grossiers, qu'elles avaient : l'un de St Benoit et l'autre de Ste Scholastique, (lesquels sont encore céans), qu'elles placèrent aux deux côtés de l'autel ; et mirent dessus l'autel un fort petit tabernacle que cette dame marquise leur avait donné, sans pourtant qu'elle eût vu ces préparatifs.
Et elle, venant les voir le lendemain, entrant dans la chapelle, tout d'un coup elle recula trois pas en arrière, et comme toute surprise s'écria parlant à notre Mère Prieure qu'elle tenait par le bras : « Ah ! ma Mère ! que vois-je ! lui dit-elle, c'est là justement la petite chapelle qui me fut montrée en Bourgogne il y a plus de 40 ans ! » Assurant que c'était toute la même chose, et que ce religieux et cette religieuse qu'elle avait vus lors, sans les connaître, devaient être ce St Benoit et cette Ste Scholastique qui étaient représentés dans ces 2 tableaux aux deux côtés de l'autel.
Nous n'apprenons pas de la troisième personne dont Dieu s'est servi pour la même oeuvre — qui est Madame la comtesse de Château-vieux — qu'elle ait été marquée par de ces signes extraordinaires pour y travailler, ni qu'il lui en ait été donné des connaissances avancées. Mais nous pouvons bien assurer qu'elle s'y trouvait préparée pour la très excellente vie qu'elle menait déjà dans le monde, qui, sans doute, lui mérita pour récompense l'emploi qui lui en fut donné de Dieu ; puisqu'elle pratiquait très exactement les vertus les plus solides du christianisme, étant fidèle à ne prendre conduite, pour le spirituel, que de son pasteur légitime, homme de doctrine et de sainteté, auquel elle obéissait ponctuellement.
Elle honorait et chérissait grandement Monsieur le comte son mari, avec lequel elle a toujours vécu dans une parfaite union et une entière soumission à toutes ses volontés ; qu'elle était dans une si grande rectitude pour ses moeurs que cela allait jusqu'à l'austérité, et pour elle et pour les autres, où elle ne voulait rien voir qui ne fut parfait.
Elle observait une merveilleuse équité à l'endroit de tous ceux avec qui elle avait des affaires, payant bien et sans retardement ceux à qui elle devait, et premièrement ses domestiques ; réglant parfaitement sa maison, en sorte que le vice en était banni et le service de Dieu observé ; et donnant avec largesse de ses biens aux pauvres, les visitant de plus elle-même avec beaucoup de soin.
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Aussi fut ce parmi les haillons des pauvres qu'elle trouva la perle évangélique, puisque ce fut la visite des pauvres qui lui procura la connaissance de cette digne Mère, dont son âme a tiré tant de profit.
Toutefois nous allons voir qu'à la suite, il s'est passé aussi en elle quelque chose d'approchant, et qui revient bien à ce que nous avons déjà dit : que Dieu a voulu faire cette oeuvre comme immédiatement, par lui-même. C'est qu'elle avoue que, les premières années, se voyant prendre beaucoup de peines sans succès pour les affaires de la maison de Paris, et pensant un jour plus particulièrement à cela, elle fut instruite intérieurement que c'était parce qu'elle ne donnait pas assez à Dieu, donnant trop à son activité naturelle et s'appuyant trop sur son sens particulier.
Et suivant l'ordinaire de ces paroles de Dieu, cette répréhension eut son effet, puisque, de ce pas, elle s'en alla trouver Notre Mère entre les mains de laquelle elle se démit entièrement de son sens et de sa volonté propre, par un acte qu'elle écrivit, et voulut signer de son sang. Promettant ne faire dorénavant, en cette affaire, aucune chose par son élection propre, mais de dépendre en tout et partout, des ordres de cette digne Mère qui lui représentait Dieu sur terre en cette oeuvre, et les exécuter fidèlement, fussent-ils les plus répugnants du monde à sa raison.
Et, pour un plus grand dégagement d'elle-même, elle voulut encore passer plus avant : renonçant, comme elle fit, par ce même acte, à tous ses droits, privilèges et prérogatives, qu'elle avait comme Fondatrice dans cette maison pour les entrées ou autrement ; et s'en démettant entièrement, comme par une espèce de voeu d'obéissance entre les mains de Notre Mère, pour n'en n'user que sous son bon plaisir et par ses ordres ; ce qui était, sans doute, un acte de très grande perfection et qui doit être considéré pour n'être pas un médiocre effet de la grâce, considérant la qualité de son esprit naturel. Et elle a avoué depuis qu'elle s'aperçut visiblement, bientôt après, que Dieu répandait plus de bénédictions sur son oeuvre qu'il ne faisait auparavant.
QUELQUES SERVITEURS ET SERVANTES DE DIEU
ONT EU DES VUES SUR CET INSTITUT,
QU'IL NE FAUT PAS NÉGLIGER DE METTRE ICI
PUISQU'ELLES SONT DE GRANDE ÉDIFICATION
Pendant que notre Révérende Mère Prieure était à l'Abbaye de Vignas, en Normandie, Soeur Dorothée de Ste Gertrude, sa compagne, étant un jour au réfectoire, elle fut ravie en esprit ; et dans ce ravissement elle la vit à genoux — ce lui sembla fort dévotement devant Notre Seigneur Jésus-Christ, qui lui paraissait être au milieu du réfectoire, entouré d'une merveilleuse clarté, le corps a demi couvert d'un manteau couleur de pourpre, le visage infiniment doux, mais qui paraissait affligé comme s'il eût eu quelque sujet d'un grand déplaisir. Lequel, portant sa main sur le front de notre Mère Prieure, la marqua d'une façon à faire concevoir qu'il la destinait à quelque chose de grand, et que l'accomplissement de la chose pour laquelle il la marquait ferait cesser le sujet de sa tristesse.
Et comme la chose parut à Soeur Dorothée être grandement glorieuse à Notre Mère, la pensée lui vint, en revenant à elle, si elle ne ferait point mal de la lui communiquer, de peur qu'elle n'en tira de la vanité ; mais il lui fut dit en son intérieur : « Ne crains point, dis-le lui seulement, elle n'en sera que plus anéantie ». Et cela lui fut répété jusqu'à deux fois, parce que son doute n'avait pas cessé par la première.
Et depuis qu'elle a vu l'Institut de l'Adoration perpétuelle établi, elle n'a point douté que ce ne fut la chose pour laquelle Notre Mère avait été ainsi désignée, par cette croix rouge qui lui fut marquée sur le front.
Notre Révérende Mère Prieure avait eu une vision fort approchante de celle-là, plusieurs années auparavant ; qu'un jour, étant tombée, comme on croyait, dans un accident d'apoplexie, dans lequel elle demeura plus de 15 heures sans connaissance — ce semblait —, elle vit, pendant sa suspension, ce doux Sauveur en la même manière que nous venons d'écrire, qui, la regardant d'un oeil amoureux, lui mit sa main sur la tête, et la poussa doucement comme lui disant : retourne au monde. En effet elle revint. C'est tout ce qu'on en a pu savoir d'elle. Elle n'avait alors que 22 ans.
Un an après l'établissement de Paris, au mois d'avril, notre Révérende Mère Prieure étant allée à notre monastère de Remberviller, la même religieuse — qui est de cette communauté — vit le Père éternel tenant les bras ouverts sur ce monastère-là et sur celui de
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Paris, comme s'il les eût voulu embrasser pour les renfermer dans son sein. Et comme elle n'avait nulle pensée alors, de l'union qui s'est faite depuis entre nos deux maisons, elle appliqua sur ce qui la touchait le plus : qui était l'appréhension où elle était, de même que toute la communauté, de perdre Notre Mère pour toujours, à cause de notre Institut qui l'attachait à Paris, ce qui les affligeait grandement. Et cette peur lui ayant fait produire sur l'heure un acte de résignation à la divine volonté, elle entendit une voix qui lui dit, :
« NE CRAINS POINT TOUT IRA BIEN ».
Elle ne comprit pas en ce temps-là ce que cela voulait dire, mais six ou sept ans après, l'évènement lui en a donné l'intelligence, qui est : que la maison de Remberviller ayant reçu notre Institut de l'Adoration perpétuelle, et par ce moyen s'étant uni au monastère de Paris, cette union nous conserve également cette chère Mère.
Le Père Marin Jomart, religieux Minime, personnage de très grande considération dans son Ordre, ayant été plusieurs fois Provincial, se rencontrant à Paris, malade, eut peur que la mort ne le prévint devant qu'il pût faire part à notre Révérende Mère Prieure d'une chose qu'il jugea devoir lui être extrêmement agréable ; si bien qu'il lui envoya un de ses religieux le lui dire. Qui était que la bonne Barbe, de Compiègne (5), avait prédit notre Institut de l'Adoration perpétuelle, ainsi qu'il voyait bien par l'évènement — disait-il — et qu'il l'avait entendu dire au Père de Condren, général de l'Oratoire, quelques années avant sa mort, sans qu'il eût dit ce que ce pourrait être. Ce général lui disant que cette fille l'entretenant un jour du respect dû au Saint Sacrement de l'autel lui avait dit : « Le temps viendra qu'il y aura des religieuses qui seront toutes appliquées à l'adorer », et que ce seraient des vraies réparatrices ; mais que la chose n'était pas encore prête.
Cette bonne Barbe était une pauvre servante de Compiègne, mais très riche des trésors de la grâce, dans laquelle elle était fort élevée par un très haut degré d'oraison et par le don de prophétie.
Elle était venue à Paris exprès pour avertir de la part de Dieu, Monsieur le Cardinal de Richelieu d'une conspiration qui se faisait contre sa personne. Et la chose examinée, il se trouva que son avis était vrai. Il est parlé d'elle fort amplement et fort honorablement dans la vie de ce Père général qui était son directeur.
(5) D'abord simple bergère puis servante chez un honnête marchand de Picardie, Barbe avait passé quelques 15 ans sans autre directeur que J.-C., lorsqu'elle connut le Père de Condren. Le Père Marin-Jomart dirige le petit groupe auquel appartient la soeur Barbe et qui sera illustré surtout par Antoinette Vivenel (mère Antoinette de Jésus lorsqu'elle entrera à l'abbaye SaintePerrine et que Brémond compare aux meilleurs mystiques de son temps). Cette âme éminement mystique a trouvé dans la direction du Père Marin l'aide dont elle avait besoin. Ce Père avait été formé chez les Minimes de la place Royale à Paris. Dans ce même couvent, nous rencontrons aussi le Père Le Sergent,
rfrère de la mère Charlotte Le Sergent, mystique rayonnante de l'abbaye de Montmartre qui aura une grande influence sur mère Mectilde lors de son passage dans la célèbre abbaye. Abbé L. M. Pin, Vie du Père Charles de Condren, Lecoffre, Paris 1855. — Brémond, op. cit., t. VI, p. 342 & suiv.
Monsieur le baron de Renty (6), l'honneur de la noblesse française pour sa rare piété, avait prédit pareillement l'Institut ; car une fois, discourant avec quelqu'un de la dévotion à l'Enfance de Notre Seigneur Jésus-Christ, — à laquelle il était très particulièrement porté, — cette personne lui disait qu'il s'étonnait comment il ne s'appliquait pas plutôt à la dévotion au Très Saint Sacrement de l'autel, dans lequel se trouvait réellement ce Jésus-Enfant ? Il répondit qu'il trouvait cette dévotion trop forte pour lui, mais qu'il viendrait bientôt un Institut de religieuses qui y seraient entièrement appliquées. et que ce seraient des âmes d'élite ».
Une simple femmelette du faubourg St Germain, très favorisée de Dieu par beaucoup de connaissances qu'il lui départait — de laquelle même on rapporte qu'elle n'avait jamais perdu la divine présence pendant 14 ans qu'elle tint hostellerie —, nous prédit, devant que nous eussions le Saint Sacrement, que nous l'aurions, quoiqu'il n'y eut nulle apparence pour lors. Et après que nous l'eûmes eu, le jour de Notre Dame de Mars 1653 — comme nous avons dit ci-devant —, elle assura encore que nous l'avions pour toujours, de quoi l'on doutait fort pour lors.
C'est la même à qui Dieu avait donné connaissance du Séminaire de St Sulpice, avant qu'il fut entrepris par Monsieur l'abbé Olier, qui daigna déférer beaucoup, en cette entreprise, aux sentiments de cette âme de grâce (7).
Une autre femme, de même qualité que celle-là, et pareillement gratifiée de Dieu avait vu, plus de 20 ans auparavant, notre établissement. Ainsi qu'elle assure avoir vu notre monastère de Paris, tel qu'il se voit à présent, avec deux rangs de chaises au choeur — mais vides — pour signifier que c'était une chose à venir, et laquelle n'étant pas encore faite, les sièges ne pouvaient être remplis et que Dieu tirerait une très grande gloire de cet établissement.
Elle est encore pleine de vie, de même que la précédente, c'est pourquoi nous ne les nommerons point. Elle a eu diverses autres connaissances sur l'Institut qui se manifesteront avec le temps.
Le mari de cette dernière, qui n'est pas moins pieux que sa femme, ni moins favorisé de Dieu, assure avoir vu aussi Notre Seigneur Jésus-Christ sur cette maison, chargé de la croix, et plusieurs
(6) Né en 1611, au château de Bény, près de Bayeux. Il voulait entrer chez les Chartreux, mais ses parents l'obligèrent à embrasser la carrière des armes, c'est ainsi qu'il servit dans les guerres de Lorraine avec le duc de Weimar. Il épousa Mlle Elisabeth de Balzac d'Entraigues et se retira de la Cour 5 ans après, en 1638, pour se consacrer entièrement à la religion : secours aux catholiques anglais réfugiés, missions, sociétés d'artisans vivant en commun (tailleurs et cordonniers subsistèrent jusqu'à la Révolution). Il travailla à ces sortes de confréries artisanales avec celui que l'on a appelé le Bon Henri. Il est mort le 11 avril 1649. Hoefer, Bibliographie Générale, 1865. — J.-B. Saint-Jure, S. J., Vie de M. de Renty, Pierre le Petit, Paris 1664. — Père François Giry, Vie des Saints, supplément, Victor Palmé, Paris 1860.
(7) Ne serait-ce pas Marie de Gournay, veuve de David Rousseau ?
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Anges à l'entour, empressés à pourvoir aux besoins temporels des religieuses ; et particulièrement il leur voyait amasser du pain et du vin, pour signifier sans doute que Dieu l'assisterait toujours d'une spéciale providence pour le temporel, mais que ce pain et ce vin étaient la marque que ce serait la maison spéciale de ce divin Sacrement, qui s'opère sur ces deux principaux aliments de l'homme ; qu'ainsi ce serait la maison du pain de froment des élus et du vin qui fait germer les vierges.
Monsieur Gontier, trésorier de la Sainte Chapelle de Dijon, et Vicaire général de Monsieur l'Evêque de Langres, fort ami de notre Révérende Mère Prieure, l'étant un matin allée visiter, accompagné d'un bon religieux qui demanda de dire la Messe ; et quand il l'eût achevée il s'en vint dire à notre Révérende Mère, en présence de ce bon Monsieur Gontier : « Ma Mère, Dieu veut faire quelque chose de grand par vous pour faire honorer le Saint Sacrement de l'autel. Réjouissez-vous et préparez-vous y, il me l'a fait connaître à la Messe ».
Et ce même religieux, y retournant une autre fois, lui dit qu'il avait encore vu depuis leur maison comme un très beau parterre, dans lequel le Fils de Dieu se promenait avec un extrême plaisir, et semblait y prendre ses délices, comme si les âmes des religieuses lui étaient de très belles fleurs et de très bonne odeur ; et que ce doux Sauveur, le regardant, l'avait assuré qu'il ne laisserait manquer de rien à ces religieuses.
Il eut encore d'autres connaissances là-dessus, dont il ne nous souvient pas à présent.
Mais ce bon Monsieur Gontier faisait un si grand état de notre Révérende Mère Prieure qu'à son exemple, depuis l'Institut, il a introduit dans Dijon la dévotion de la Réparation au Très Saint Sacrement de l'autel pour tous les Jeudis de l'année, le soir, à l'heure du Salut public dans la grande église, où le prêtre même qui doit faire le Salut met la corde à son col et prononce, en présence du Très Saint Sacrement, devant tout le peuple, une oraison approchante de celle qui se dit céans (8).
Un religieux de l'Abbaye St Victor de Paris, nommé le Père de Troye, homme de grande oraison et d'une vie tout à fait austère et pénitente, lequel est mort en odeur de sainteté, assura pareillement un jour à notre Mère Prieure, qu'il avait vu la maison entourée d'une merveilleuse gloire, et que le Saint Sacrement y serait grandement honoré, et que cela arriverait infailliblement. Elle n'avait pas encore obtenu la permission de l'exposer ni de s'y établir.
(8) Cette coutume était aussi observée en l'église Saint-Sulpice avant la fondation de notre institut.
Une religieuse d'un autre Ordre, étant à l'oraison il lui fut dit en latin quelque chose de très grand de notre Institut ; et bien qu'elle n'eût aucune intelligence de cette langue, la parfaite explication lui en fut donnée pour entendre ce que ces paroles voulaient dire ; elle les écrivit après à notre Révérende Mère Prieure, par un billet qu'elle lui envoya, et qu'elle n'a pas pris soin de conserver.
Pendant que l'on bâtissait l'église de notre monastère de Paris, en l'an 1658, l'entrepreneur du bâtiment ayant négligé de visiter les carrières sur lesquelles elle est bâtie — quoiqu'il en fût averti par le bail à prix fait — se fussent [fut] chargé de faire à leur dépens les reprises qu'il y croirait nécessaire —, il arriva que, comme l'église fut achevée et que le couvent fut jeté, lui-même s'aperçut que tout s'en allait par terre, à faute de n'être pas soutenu par les fondements si bien que tout épouvanté, car la chute en paraissait tellement prochaine qu'il semblait même que l'on voyait branler les murailles ; il courut en avertir notre Mère Prieure qui, d'abord, fit faire de grandes prières et voua de faire dire plusieurs Messes pour les âmes du Purgatoire et en l'honneur des Saints Anges ; parce que l'on ne pouvait faire entrer des ouvriers dans ces carrières pour reprendre les piliers sans un péril évident d'y demeurer accablés.
Et dans ce temps-là, la Mère Benoîte de la Passion, Prieure dans notre maison de Remberviller — qui est morte depuis en très grande odeur de sainteté —, laquelle ne savait rien de ce péril, en étant éloignée de plus de soixante ou quatre vingt lieues, écrivit en ce même temps, qu'elle avait vu les Saints Anges et les âmes du Purgatoire soutenir un chantier de l'église qui était — selon que l'on peut juger de la manière dont elle l'écrivit — tout ce côté dangereux. Et le succès montra bien qu'il y avait eu un secours bien spécial du ciel, puisque tout ce travail qui dura plus de six semaines, et coûta plus de quatre mille livres, s'acheva sans qu'il en arriva le moindre accident du monde aux ouvriers.
Nous n'avons mis cette vision que pour montrer la protection particulière de Dieu sur notre maison de Paris. Il s'en pourrait rapporter encore bien d'autres de la qualité de celle-là, mais puisque celle-ci suffit à notre dessein, le surplus ne ferait qu'en vain grossir ce volume et ennuyer le lecteur.
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DE QUELQUES PERSÉCUTIONS SECRÈTES SOUFFERTES
PAR NOTRE TRÈS DIGNE MÈRE
Quand nous ne ferions pas mention que notre Révérende Mère a été persécutée, il n'est personne qui ne le supposât bien, puisque l'on sait assez que c'est l'ordinaire à toutes les oeuvres de Dieu d'être accompagnées de souffrances, et que c'est leur caractère essentiel, (au respect des oeuvres du monde).
Cela vient de ce que l'esprit malin, prince du monde et ennemi du règne de Jésus-Christ sur la terre — comme il (se) l'a déclaré dès le commencement dans le ciel, ne manque point de s'opposer quand il voit que ce règne peut recevoir de l'accroissement, parce qu'il va à la destruction du sien ; et leurs maximes se trouvant si différentes qu'il est absolument impossible de jamais les concilier, il faut de nécessité que l'un l'emporte sur l'autre, ce qui ne peut se faire sans combat. Ainsi les amis de Dieu, ou plutôt, ses fidèles sujets, qui soutiennent ses intérêts, ont toujours beaucoup à souffrir car ils ne sont pas les plus forts en nombre.
Nous avons déjà vu les assauts que Notre Mère a soutenus avant l'établissement de l'Institut ; il s'agit à cette heure de parler de quelques-uns, qu'elle a eu à soutenir en secret depuis. Et, en ceux-ci, cet esprit d'iniquité qui l'avait attaquée sous tant de différentes formes au commencement, pour la détourner de sa sainte entreprise, s'étant vu vaincu partout ne se rendit pas pourtant ; il se résolut de se mieux travestir à l'avenir, pour n'être plus reconnu, et prendre de nouvelles armes, plus propres pour attaquer sa patience et la faire du moins trébucher puisqu'il n'avait pu la détourner de son entreprise.
Pour faire cela il emprunta le zèle indiscret et immodéré de plusieurs serviteurs de Dieu, qui lui firent en effet ressentir cette sorte de persécution que le Fils de Dieu, parlant à Sainte Thérèse, nommait : la plus cuisante de toutes les persécutions, c'est à dire : celle venant des gens de bien — souvent vrais amis de Job par leur peu de prudence —, plus propres, sous prétexte de leurs bonnes intentions, de désoler l'affligé que de le consoler.
Et, ce qui en est de fâcheux, c'est que contre ces sortes de personnes l'on n'a rien du tout à dire, parce que la prévention où est tout le monde de leurs bonnes intentions fait que l'on n'écoute pas même les justifications. Ainsi l'on ne saurait éviter de demeurer dans l'humiliation profonde quoique l'on soit innocent.
Du moins, en celles qui viennent de la part des méchants, a-t-on la consolation que les gens de bien sont pour nous, et qu'il est glorieux de souffrir pour la justice — ce qui n'est pas un petit appui —, mais en l'autre, l'on n'a rien à s'appuyer qu'en Dieu seul, et il n'y a qu'à demeurer dans le silence.
L'occasion de celles dont nous avons à parler, vient de l'éclat que commença d'avoir notre Institut, sa nouveauté, et ce, qu'en effet c'est une chose tout à fait extraordinaire à des Filles que d'entreprendre d'être jour et nuit en adoration devant le Très Saint Sacrement, quelque temps qu'il fasse, et quelque rigoureux que soit le chaud ou le froid ; leur persuada qu'il y avait de l'illusion, ou tout au moins une témérité épouvantable, jugeant du tout impossible que des personnes d'un sexe si faible et si délicates puissent soutenir longtemps cette entreprise.
Si bien qu'ils venaient quelquefois examiner Notre Mère, et d'autres fois, seul à seul, l'interrogeant sur les mouvements qu'elle avait eus d'entreprendre cette grande oeuvre : et comment c'était ? et d'où lui en était venue la mission ? Comme si chacun d'eux eût (eu) droit de l'éprouver, ajoutant à toutes ces interrogations des remontrances très mortifiantes.
Et elle endurait tout cela volontairement, car, si elle eût eté moins humble, il lui eût été bien aisé de se défaire de ces importunités ; puisqu'étant établie — comme elle était — par l'autorité du Roi et des Supérieurs écclésiastiques, elle n'avait plus que faire d'en rendre compte à personne. Ainsi elle n'avait qu'à leur répondre avec un peu de fermeté qu'elle avait satisfait ses légitimes Supérieurs, qu'après cela elle n'était point obligée d'en instruire le reste du monde.
Ou bien, elle pouvait refuser d'aller à ces grilles leur parler ; ou bien encore, elle pouvait les rendre : de ses censeurs, ses admirateurs, en leur découvrant les excellentes choses qui s'étaient passées et se passaient encore en elle là-dessus.
Mais comme son esprit a toujours été un esprit de mort et de sacrifice, elle ne voulut faire ni l'un ni l'autre, mais voulut obéir à tout le monde ; se laissant, comme une pauvre victime, dévorer à qui le voulait sans leur résister en rien. Au contraire, leur rendant avec respect compte de sa conduite, par toutes les raisons que la prudence humaine lui permettait d'alléguer, et puis elle se taisait respectueusement après avoir achevé. Même, quand ils semblaient n'en être pas tout à fait convaincus, elle endurait leurs censures sans répliquer davantage, quoiqu'ils les fissent souvent avec bien de la chaleur.
Cependant cette importunité ne dura pas seulement des mois entiers, mais encore des années, car elle fut près de trois ans comme cela inquiétée ; et dans ces trois ans, souvent des trois et quatre heures par jour, sans que jamais, au sortir de ces ennuyeux entretiens, on l'entendit s'en plaindre ni murmurer tant soit peu, ni seulement en paraître altérée ou ennuyée ; quoique, bien des fois, elle était prête à s'évanouir de fatigue ou de rompement de tête, ou de l'excès du
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chaud ou du froid extrême qu'elle avait enduré au parloir. Bien plus, quand ses religieuses lui voulaient remontrer pour quoi elle endurait tout cela ? qu'elle ne les congédiât ! qu'après tout c'était une honte pour la communauté qu'on usât de la façon sur elle ! elle répondit doucement qu'elle était si abjecte et si misérable que tout le monde avait droit de la gourmander.
Il y eût même un Père, d'un Ordre fort considérable, qui lui vint dire un jour que c'était par l'esprit du diable qu'elle avait fait tout ce qu'elle avait fait, et qu'il n'y avait qu'orgueil en tout cela.
Il est vrai qu'à ce mot de : diable, elle dit à celui-ci : « Mon Père, puisque votre Révérence croit que l'esprit du démon est l'auteur de cette maison il est juste de la détruire. A Dieu ne plaise que je lui adhère un moment ». Et comme il lui répartit qu'elle n'avait garde de le faire, elle se fit tout à l'heure apporter une échelle sur laquelle elle monta pour aller détacher la croix qui était posée sur leur porte de clôture. Elles étaient lors à la rue Férou. Mais comme ce Père vit, qu'en effet, elle commençait d'y monter, il admira cette grande démission d'elle-même et cette grande obéissance, pareille à celle de St Siméon Stylite, qui s'apprêtait de descendre de sa colonne au commandement que lui en faisaient, pour l'éprouver, plusieurs serviteurs de Dieu, quoiqu'ils ne fussent pas ses supérieurs, et lui cria de cesser, lui commandant de descendre, ce qu'elle fit aussitôt sans réplique et sans qu'il parût ni en son visage ni en son discours la moindre altération du monde.
Et ce Père demeura si édifié d'elle qu'il fut toujours, depuis, son ami et son admirateur, ne cessant de publier ses louanges.
De même que firent tous ses autres persécuteurs, qui furent à la fin vaincus de son humilité profonde et de la sagesse qui paraissait en tous ses discours ; et changèrent leur censure en estime et en respect, et lui furent, après, tout autant affectionnés qu'ils lui avaient été contraires.
Une autre chose encore lui attira bien de la persécution dans ce même temps : ce fut quand il se présenta des filles.
L'envie des uns et le mépris des autres lui donnèrent bien de l'exercice, pour les contes que l'on faisait d'elle et de sa maison, pour détourner les prétendantes de s'y rendre.
Les uns allaient dire aux parents s'ils pensaient bien à ce qu'ils faisaient, de souffrir que leurs filles eussent ce dessein ! Que c'était une maison faite depuis quatre jours seulement ! qu'on ne voyait point clair dans leurs affaires ! qu'il y avait, à la vérité, des contrats de fondation, mais qu'il y pouvait avoir des contre-lettres en faveur des prétendues Fondatrices ! qu'il n'y avait point de plaisir de faire la planche en semblable occasion, qu'il faisait bon de la laisser faire aux autres ! Que, de plus, c'étaient des étrangères dont l'esprit, les moeurs et les humeurs ne convenaient point avec les moeurs et les humeurs de France ; que l'Ordre en était trop austère, que c'était un Institut tout nouveau et qui, apparemment, ne pouvait se maintenir, à cause de cette grande sujétion de l'adoration perpétuelle ; et cent autres choses que l'on remontrait aux pères et mères, et aux filles mêmes.
D'autres survenaient là-dessus, leur dire comme en dérision : Quoi ! c'est à ces petites filles de Lorraine, à qui, il n'y a pas encore deux ans que nous faisions l'aumône, où vous voulez aller ? Elles mourraient de faim il y a si peu de temps ! comment pourraient-elles avoir amassé assez de biens depuis ce temps-là pour avoir fait une maison où il fit bon s'aller rendre ? C'est se moquer seulement que d'en avoir la pensée, et ce serait grande folie à vos parents de le souffrir !
Tout cela était rapporté à cette humble Mère, ou par les tilles ou par leurs parents, qui, se trouvant souvent échauffés par ces beaux donneurs d'avis, lui venaient dire à elle-même d'un ton fort désobligeant que toutes ces choses les tenaient en considération ; et que tous leurs amis n'étaient point du tout d'avis qu'ils donnâssent leur consentement à leurs filles.
Quelques uns en vinrent à lui demander à voir les contrats de fondation et l'exécution qui s'en était ensuivie, et même leurs livres de comptes, et enfin les papiers les plus secrets de leur maison. Et ensuite, l'interrogeaient : de son nom ? de sa naissance ? de ses amis ? du sujet qui l'avait fait venir en France ? et depuis quand elle y était venue ? et comment ? et pourquoi ? et avec qui ? Et telles autres importunités et impertinences qui n'altéraient non plus sa paix et sa douceur que ces premiers importuns.
Même, comme il se trouva une fille, bien apparentée, assez courageuse pour se déterminer à venir malgré tous ces ridicules contes, les parents obligèrent un prélat de grande piété, de qui elle était fort connue, de l'en détourner absolument — comme il fit —. Et afin que la chose fût plus amère à notre vraie patiente, il voulut lui-même se charger de dégager la parole de cette fille, et au lieu de le faire avec quelque honnêteté, — puisqu'il lui venait annoncer une chose fort désagréable sans doute, car la fille était un très bon sujet, et pouvait apporter bien du bien, — il le prit sur un ton de réprimande, comme si notre pauvre Mère eût paru trop téméraire d'avoir osé seulement écouter cette pensée, lui disant qu'elle en devait dégager son coeur, et la rendre à Dieu sans y prendre plus de part.
Et, de fait, depuis ce jour-là, cette fille fut trois ans sans y revenir. Mais au bout de ces trois ans, il fallut qu'elle cédât à l'esprit de Dieu qui la voulait dans cet Ordre, et qui n'avait cessé de l'en solliciter tout ce temps-là. Si bien qu'après plusieurs combats rendus contre le monde et contre elle-même, elle s'en vint courageusement au monastère, où elle fut bientôt reçue parce que — comme nous avons dit — elle était déjà connue pour être assortie de toutes les
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qualités que l'on pouvait désirer et lesquelles la persévérance couronnait. Aussi a-t-elle très bien réussi, et réussit-elle encore, de l'heure que nous écrivons. Ceci pour une récompense que Dieu donna à notre très digne Mère de l'humiliation qu'elle lui avait fort innocemment causée.
D'autres filles après cela y vinrent, et quelques autres avaient été reçues auparavant.
Ainsi la maison commença de devenir en assez grande considération pour que la persécution cessât quant à ces deux points.
Mais, quand on les vit ainsi accroître et éclater, quelques maisons religieuses commencèrent aussi à se soulever contre elle, par envie.
Il y eut même une Supérieure qui lui écrivit fort aigrement qu'elle usurpait sur son Ordre le titre de Religieuse du Saint Sacrement, qu'elles en étaient en possession les premières, et qu'elles s'y feraient bien maintenir, la menaçant de procès.
Mais si la charité est cause que l'on n'a pas gardé cette lettre, l'humilité a fait découvrir la réponse que lui fit notre Mère Prieure, parce que, bien qu'elle s'en cachât beaucoup, comme toute la communauté avait eu le vent de cette bravade, elles étaient tellement aux aguets pour voir cette réponse — à cause qu'elles se méfièrent qu'elle s'abaisserait trop selon sa coutume, devant celle qui la prenait si légèrement à partie —, qu'elles surprirent sa lettre, et la trouvèrent en effet du style qu'elles avaient appréhendé, si bien qu'elles la retinrent secrètement ; et par ce moyen elle est demeurée entre les mains de quelqu'unes comme un monument éternel de sa constante humilité en toutes rencontres ; et elles nous l'ont prêtée pour la mettre ici en témoignage de la vérité que nous disons. Et le silence dans lequel nos Soeurs sont demeurées à la suite a mis fin à cette jalousie.
RÉPONSE DE LA MÈRE PRIEURE
Il n'y a rien de plus véritable que je suis indigne du titre glorieux de Fille du Très Saint Sacrement. Peut-être que celles qui me blâment de l'avoir usurpé ne pénètrent pas si profondément que moi les raisons qui m'en rendent indigne ? Le monde parle en sa lumière ténébreuse, qui procède des raisons humaines et souvent d'un fond imparfait, mais Dieu, qui est la Lumière éternelle, ne se trompe point dans les raisons qu'il envoie dans l'intime de nos âmes pour nous faire connaître et confesser notre néant à sa pure gloire.
Oui, j'avoue que j'ai pris ce titre glorieux de : Fille du Très Saint Sacrement, et celles qui me le veulent ôter exercent en cela un acte de justice que j'adore en Dieu, me réjouissant de voir que l'on se revêt de ses intérêts, et que l'amour de sa gloire m'en prive, et me dépouille de ce que je tiens de plus précieux et de plus auguste, et dont je tire toute la mienne.
Puisque j'ai profané ce titre en des manières infinies j'en dois une restitution qui surpasse ma capacité, et que Dieu seul se doit rendre à lui-même, comme étant, dans ce divin et adorable Mystère, notre Réparateur aussi bien que notre avocat, et que notre Juge Souverain Seigneur.
C'est pourquoi je remets ce titre au pied du trône de sa suprême grandeur, avec protestation de souffrir que l'on m'en prive, avec
honte et ignomime de l'avoir usurpé ; puisqu'il est vrai de dire et de prouver qu'il n'y a créature sur la terre qui le mérite moins que moi, d'autant que je suis une profanatrice de ce Mystère adorable, et que le mésusage que j'en ai fait toute ma vie me condamne absolument, sans que je puisse rappeler de ma sentence.
Dans ce sentiment de vérité je dois souffrir tout ce que ma présomption mérite de châtiments ; et je les reçois, dès à présent,
tels qu'il plaira à sa divine providence de me l'imposer, sans que je voulusse me défendre, ni soutenir mon droit apparent ; je l'anéantis au pied du Saint Autel en hommage et réparation de ma superbe qui souffrira sa dégradation.
Et qu'elle soit confondue devant le ciel et la terre ! Et ce sera d'autant plus justement qu'elle sera trouvée vide des saintes qualités
et dispositions que doivent avoir les filles du Très Saint Sacrement, ne le suis-je pas plus de me dire sa victime sans doute le prenant de moi-même mais il me semble qu'en celui-ci je serai moins coupable que de l'autre, puisque Jésus-Christ lui-même me le donne et qu'au dire de Saint Paul nous sommes immolées avec Lui.
Tous les chrétiens doivent être des victimes, et ils le sont par la grâce du baptême. Je n'usurperai rien donc en cette qualité, puis-
que Jésus-Christ même me l'impose, et qu'elle m'est commune avec
tous les chrétiens, dont la plupart ignorent leur grandeur et la parfaite union qu'ils ont en Jésus-Christ. Les créatures, ni l'enfer
même ne m'ôtera pas ce sacré caractère de victime de Jésus puisque
le saint baptême que j'ai reçu me l'a gravé et imprimé jusqu'au centre de mon âme et dans toute la substance de mon être. O titre glorieux ! O qualité sacrée, je dois vous recevoir et vous porter
avec amour et respect puisque Dieu Lui-même me l'a donné avec
Lui, et me commande même de vivre de cette vie et de cet esprit, en sorte que je remplisse cette qualité de victime comme Lui-même l'a
remplie en Lui-même et par Lui-même autant que la créature en est capable, le monde donc me dépouillera de celle de fille du Très Saint Sacrement et Jésus me revêtira de celle de sa victime.
Je puis dire qu'il est la mienne aussi et que s'immolant sans cesse à son Père pour mes crimes, je dois être immolée à sa sainteté
et à sa justice. C'est le voeu que nous faisons et que nous devons fidèlement observer par toutes les fidélités que cet état demande indispensablement ; quoique j'ai ouï ingénuement que je ne l'ai point encore remplie comme je devais.
QUATRIÈME PARTIE
SUITE DES MÉMOIRES
1633-1663
CHANGEMENT D'ORDRE DE LA MÈRE PRIEURE
Voici donc un de ces faits desquels nous avons promis d'informer notre lecteur, pour lui donner une connaissance entière de toute la vie de cette digne religieuse, dont tous les endroits sont si beaux, qu'il serait à souhaiter que quelque excellente plume en entreprit l'histoire ; et toutefois, quiconque l'entreprenne, ce lui sera toujours chose fort malaisée de s'en acquitter avec le succès que la chose mériterait, par les soins qu'elle a apportés de cacher aux yeux du monde ce qu'il y avait de plus admirable ; car le narré n'en saurait paraître que dénué de ses principaux ornements.
Ce que nous en devons dire à présent, c'est que, bien que religieuse depuis presque son enfance, elle n'a pas toujours été Bénédictine. La première Religion où elle avait fait profession est celle de la Bienheureuse Jeanne de France, sous le titre de l'Annonciation de la Sainte Vierge, autrement : des dix vertus, qui sont vêtues de gris avec un scapulaire rouge.
Ce fut en 1632, dans le bourg de Bruyère, proche St Diéz, lieu de sa naissance, vers les montagnes de Lorraine, qu'elle prit l'Habit dans une maison de cet Ordre, étant âgée d'environ 17 ans, et y fit profession l'année suivante, sous le nom de Soeur Catherine de Saint Jean.
En cette action il se passa plusieurs choses merveilleuses ; et, entre les autres, une qui fait trop à notre sujet pour que, bien que nous n'ayons pas dessein d'approfondir jusqu'aux circonstances de la vie, nous [ne] puissions nous empêcher de la rapporter. C'est que dans cet Ordre ils observent une cérémome : qu'après les voeux faits, le prêtre qui fait la solennité met au doigt de la nouvelle professe une bague, en signe de ses épousailles avec Dieu, laquelle les parents ont accoutumé de donner des plus belles qu'ils puissent trouver. Mais elle ne la porte que les dix jours du silence sponsal — qu'ils appellent — qui sont 10 jours qu'elle demeure en retraite, après la profession, sans parler à personne du monde ; bien que les religieuses ne laissent pas d'aller tour à tour dans sa chambre pour la saluer.
Et, dans les 10 jours de notre Soeur Catherine de St Jean, un jour, en présence de quelques unes qui se rencontrèrent dans sa cellule, son anneau s'ouvrit de soi-même par le côté sans qu'elle y eût seulement touché, ni même fait chose aucune de cette main qui l'eût pu forcer ; ce qui paraissant fort extraordinaire à toutes celles
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qui la virent, elle s'en alla tout éplorée le montrer à la Supérieure, se jettant à genoux devant elle sans lui dire mot, mais lui mettant cette bague entre les mains ; et la Supérieure, la voyant ainsi ouverte, après avoir bien examiné le tout, lui répondit en soupirant : « Cela signifie, ma Soeur, que vous ne mourrez pas dans l'Ordre ».
Elle prophétisa mieux que peut-être elle ne pensait, puisque sa prophétie s'accomplit assez peu de temps après, qu'elle en changea en effet, par des évènements tout à fait de providence.
Car il arriva que, trois mois après sa profession, la guerre s'alluma tellement en ce quartier, que le bourg de Bruyère ne pouvant éviter d'en sentir la fureur, les religieuses se résolurent de fuir de bonne heure. Comme cela elles vinrent chercher refuge à la ville de Badonviller, à cause d'une des maisons de S.A. de Lorraine, dans laquelle elles furent logées ; et d'où, après un séjour assez court, à cause du peu de sûreté qu'elles y trouvaient, elles s'en vinrent à Commercy, chez Monsieur des Armoises (1) qui est co-seigneur de ce lieu-là avec la maison de Retz, lequel leur prêta la moitié de son château, où elles demeurèrent assez longtemps, parce qu'elles y étaient en une très grande assurance.
Et pendant qu'elles y firent séjour, notre Soeur de St Jean fut élue Supérieure, quoiqu'elle n'eût pas encore trois ans de profession et vingt et un d'âge (2), tant son mérite éclatait déjà.
Mais, la guerre continuant, ce lieu ne put éviter de s'en sentir à la fin comme tous les autres ; si bien qu'elles furent contraintes d'en partir, et s'en vinrent dans la ville d'Epinal, se réfugier ; où pareillement, ayant demeuré quelque temps en maison bourgeoise, elles furent conseillées de s'en venir dans la ville de Remberviller qui valait encore un peu mieux ; et où les parents de notre Mère de St Jean l'y désiraient fort
Monsieur le Colonel Lhuyliers (3), son beau-frère, qui la chérissait beaucoup, étant allé lui-même faire la proposition à la Mère Bernardine qui était Prieure de notre maison de ce lieu, de la prendre en pension, ce qu'elle lui accorda, à cause de la grande considération où il était dans l'armée de Lorraine. Si bien qu'elles la mandèrent venir pour voir elle-même si elle pourrait s'y accommoder, ce
(1) Un Antoine des Armoises, baron d'Autren et de Basville s'est marié à Matilde Catherine du Mesnil de Vaux. Dict. de la Noblesse, la Chesnaye Desbois, t. II, p. 210.
(2) Il ne faut pas trop s'étonner de voir nommer supérieure une si jeune religieuse. La plupart des abbayes étaient alors gouvernées par de très jeunes abbesses. Ce sont des jeunes filles de 20 ans, et parfois moins qui ont réformé
les grandes abbayes de France au xvii'. Blémur, Eloges. Brémond, op. cit.,
t. II.
(3) Il avait épousé la soeur aînée de mère Mectilde, Marguerite. Le N 248 dit de lui : « Il était brigadier des armées du duc de Lorraine et colonel d'un régiment. Il fut depuis gouverneur de Bar et de plusieurs autres places. Le colonel L'Huillier faisait partie des armées du Duc de Lorraine et bien qu'il ait reçu de flatteuses propositions des armées de France, il resta fidèle à Charles IV ». Dom Pelletier, Nobiliaire de Lorraine, p. 492. — Bulletins de la Société Philomatique Vosgienne, Saint-Dié.
qu'elle fit. En étant demeurées également satisfaites de part et d'autre
— après un séjour de trois semaines qu'elle y fit avec une compagne
— elles convenaient fort qu'il ne fallait plus se séparer.
Mais il y avait l'obstacle que la Mère de St Jean ne pouvait du tout se résoudre d'abandonner sa petite communauté, de sorte que la Mère Bernardine, qui l'avait beaucoup goûtée, lui offrit pour remédier à cela que, si elle voulait revenir avec toute sa communauté, elle lui ferait vider un quartier du monastère pour tout le temps qu'elle voudrait, où elles pourraient vivre à part, dans toutes leurs observances.
Et lui promit [de] les aider de tout ce que leur pauvreté leur pourrait permettre, car les guerres les avaient rendues aussi très pauvres ; sans cela elle aurait entrepris de les nourrir, plutôt que de n'avoir pas notre Mère de St Jean ; laquelle, accep tant des offres si charitables de la Mère Prieure et de la communauté, promit de revenir au plus tôt, si on lui permettait d'aller quérir le reste de sa petite troupe, et leurs pauvres hardes, qui consistaient à bien peu.
Elle le fit, et demeura comme cela un an entier dans notre monastère de la Conception, pendant lequel la M. Bernardine ayant encore plus de temps de découvrir les grands trésors de nature et de grâce qui se trouvaient renfermés dans la M. de St Jean, ne songeait plus qu'aux moyens de l'acquérir tout à fait à sa maison.
Si bien que, se servant du mauvais état de sa fortune présente, elle se hasarda de lui en faire la proposition un jour, lui remontrant qu'elle ne pouvait plus du tout espérer retourner dans son monastère, puisqu'il était absolument détruit dans les ruines de ce bourg de Bruyère, comme en effet il fut brûlé et démoli peu de temps après que la M. Catherine de St Jean avec sa communauté en furent sorties. Qu'elle ne pouvait pas espérer non plus, dorénavant, de se rétablir en corps de communauté en aucune ville du pays, — d'autant que toutes étaient hors de défense, et par conséquent toujours dans l'appréhension d'être prises et saccagées —, qu'aussi, d'aller comme cela rôdant parmi le monde, en habit religieux, elle se trouverait exposée à de grands inconvénients, étant jeune et bien faite comme elle était. Ajoutant à cela encore qu'il était permis par les saints canons aux personnes religieuses de passer dans un Ordre plus austère que celui où elles avaient fait profession pour trouver leur perfection, et que l'Ordre de St Benoit était, sans difficulté, plus austère que celui dans lequel elle vivait.
Et toutes ces considérations si fortes, jointes à la très pressante sollicitation que Dieu lui faisait dans son coeur d'en venir à ce changement, firent qu'après une longue et mûre délibération, suivie de plusieurs consultations de docteurs et autres gens de piété desquels elle prit avis, la Mère de St Jean se résolut à la fin à cela.
Mais auparavant elle ne manqua pas de pourvoir à placer les religieuses qui lui restaient de sa communauté, qui n'étaient en tout que cinq, parce que, dans ces fréquentes alarmes et dans tant de
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changements de demeures qu'elles avaient été contraintes de faire, plusieurs s'étaient retirées chez leurs parents et les autres étaient mortes. Et pour les cinq, elle les plaça dans diverses maisons de leur Ordre, avec la permission des Supérieurs, auxquels elle fit aussi de grandes instances de lui permettre ce changement. Ce qui, lui étant absolument refusé, elle fut conseillée pourtant de ne pas laisser de passer outre à prendre l'Habit de Saint Benoit, puisqu'elle avait assez suffisamment fait ses diligences pour obtenir son congé.
Comme cela elle prit notre saint Habit, sous le nom de Catherine Mechtilde au lieu de celui de Catherine de St Jean. Ce fut au mois de juillet 1639, et elle fit profession au bout de l'an du Noviciat, sans avoir voulu être dispensée de le faire à la rigueur, quoiqu'elle eût rempli les premières charges de l'Ordre dont elle sortait. Et il n'y avait que 7 ou 8 mois qu'elle y avait fait ses voeux quand elles vinrent à St Mihiel, et de St Mihiel à Montmartre [cf. p. 51-56] ; Dieu l'ayant toujours chassée de toutes parts, par le moyen de la guerre, jusqu'à ce qu'à la fin elle eût pris la résolution de s'arrêter à Paris, où il la destinait pour sa gloire.
Nous avons de son changement d'Ordre un Bref de notre Saint Père le Pape Alexandre 7ème, du 20 octobre 1660.
Cependant nous dirons quelle a été l'occasion qui a obligé cette Mère de l'obtenir. Ce fut que les Pères Cordeliers de Lorraine, directeurs de ce premier Ordre, voyant l'éclat de notre établissement et la grande estime où était l'Institut, se faisaient déjà entendre [disant] que le tout leur appartenait, puisqu'il avait été fait par une personne de leur Ordre et dépendant de leur juridiction ; que, comme son passage dans l'Ordre de St Benoit n'avait pas été autorisé par le Pape, tout ce qu'elle avait fait dans cet Ordre était de nulle valeur.
Par ce moyen ils prétendaient que le leur devait être réintégré et de la personne et des biens, et demeurer légitimes possesseurs de tout ce que nous avons vu qui a été fait en faveur de Notre Mère ; car, disaient-ils, elle n'était pas capable, à cause de ses voeux de religion, de rien acquérir à son profit particulier et rien recevoir que pour son Ordre.
En façon que ces menaces étant venues jusqu'à nos Mères, elles résolurent de les prévenir, quoiqu'elles fussent bien assurées que la conduite de notre Mère Prieure pouvait être soutenue, d'autant que les empêchements invincibles que la guerre, qui régnait lors si cruellement en son pays et qui n'a cessé de longtemps après — avec l'extrême pauvreté où la même guerre l'avait réduite —, l'avaient assez dispensée des choses qu'elle eût été obligée de faire en un autre temps à l'égard de la Cour de Rome ; et qu'elle n'avait rien fait qu'avec l'autorité des Seigneurs Evêques diocésains. Mais il fut trouvé meilleur de couper chemin à cette occasion de persécution, que d'attendre d'avoir la peine, après, de s'aller défendre à Rome par les voies de la justice.
Depuis ce temps-là, soit que ce Bref ait été connu de ces Pères, ou soit qu'eux-mêmes ayant reconnu qu'ils ne seraient pas bien fondés, ils n'ont plus parlé de rien.
Mais il faut regarder les choses venir de plus haut et reconnaître qu'il y avait, en son passage d'un Ordre à l'autre, un mystère qui ne paraissait pas alors, et qu'il n'y avait que l'Institut de l'Adoration perpétuelle qui nous l'ait pu découvrir : il fallait que, pour appartenir si étroitement — comme elle fait à présent — au Saint Sacrement de l'autel, elle fût fille de St Benoit. C'en devait être la porte et le vrai chemin pour y arriver.
Le rapport et convenance qui se trouve de la Règle de ce grand Patriarche avec l'Institut de l'Adoration perpétuelle, demandait que cette sainte Règle en fut la base et le fondement ; puisque celles de l'Institut devaient mener une vie austère, pénitente, et fort séparée du monde pour être des vraies victimes et dignes réparatrices, et cette sainte Règle contient éminemment tout cela, comme nous avons vu dans l'un des Ecrits de notre dite Mère Prieure.
Nous remarquerons seulement une autre espèce d'alliance ou de liaison que Notre Mère a su faire encore, de son premier Ordre à celui de St Benoit. C'est ce respect tout particulier qu'elle fait rendre dans sa maison à la Très Sainte Vierge, Mère de Dieu, de la faire reconnaître pour ABBESSE ; parce que l'on en fait de même dans cet Ordre des dix vertus, et cela ne se fait pas dans les maisons de St Benoit. Comme aussi elle en a apporté la dévotion à St Jean l'Evangéliste, duquel l'on fait commémoration céans comme d'un patron spécial, en qualité de fils adoptif de la très sacrée Vierge. Ainsi, en quittant l'Ordre, elle en a su conserver l'esprit principal, sans altération de celui de St Benoit.
Dominique L'Huillier, né à Moyemont, épousa Marguerite de Bar, soeur de Mère Mectilde. Il était lieutenant-colonel d'infanterie dans les troupes de Lorraines lorsqu'il fut annobli le 17 janvier 1646. Il fut successivement gouverneur de Bitche, Hambourg, Neufchâteau et Landsthul. Il obtint de Son Altesse de Lorraine l'hérédité de la capitainerie de Spitzemberg, en indemnité de ce qu'il avait été fait prisonnier trois fois à son service, et s'était racheté à grands frais.
Les armes parlantes de L'Huillier portent d'azur, à une bande d'argent, chargée de trois olives de sinople ; et pour cimier un dextrochère tenant une branche d'olivier au naturel.
(Extrait du « Nobiliaire de Lorraine » de Dom Pelletier, p. 492, communiqué par le Président du Cercle généalogique Lorrain).
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DIVERSES LETTRES DE NOTRE RÉVÉRENDE MÈRE PRIEURE DU SAINT SACREMENT,
ÉCRITES A MADAME LA COMTESSE DE CHATEAUVIEUX
LETTRE PREMIÈRE.
Ne voulez-vous pas bien, ma bien aimée fille, que je verse la douleur de mon âme dans votre coeur, en l'aveu profond de mes extrêmes indignités qui me mettent aujourd'hui en privation de la plus glorieuse possession que je puisse avoir sur la terre.
Vous voyez, mon enfant ; et vous pouvez pénétrer sans peine très profondément jusqu'au point où l'abîme de ma misère me réduit.
Je suis touchée, je l'avoue, mais d'une touche qui m'anéantit ; Ce n'est point une douleur passagère ou simplement sensible, mais c'est un je ne sais quoi qui fait des effets en moi très particuliers, qui me retire dans l'essence divine, qui me fait voir mon indignité, et qui m'y fait prendre plaisir, voyant que le procédé de Dieu est si saint et si juste, que toute mon âme se trouve fondue et liquéfiée d'amour et de respect au regard de sa divine conduite.
Ne voulez-vous point me consoler, mon unique enfant ? Vous me laissez dans la privation, et ne m'en dites mot.
Hélas ! peut-on consoler une âme privée de son Dieu ? ô rigoureuse privation ! ô soustraction insupportable à une âme qui aime, et qui n'est point encore morte !
Mais, si je vous parle selon ma petite lumière, ô qu'il fait bon perdre Dieu dans Dieu même, et porter un état de mort à tout.
Mon âme s'étant retirée dans un profond silence s'est rendue, selon sa grâce et sa capacité, une victime d'amour, où j'apprends une loi plus étroite de retraite, d'abjection, de bassesse, de rebuts, de pauvreté et de néant. J'apprends de grands mystères sur cette privation, et comme la foi pure et nue est mon précieux sacrement, comme j'y dois être ume et consommée par le très pur et dévorant feu du divin amour.
O que Dieu veut que je sois petite en toutes manières devant les créatures, que je n'y trouve point de place, point de rang, ni d'affection !
Il n'y a qu'à vous, très chère et unique, à qui je veux parler ; mais en vous écrivant les dispositions de mon âme il me vient un doute. Si vous persévérez dans la fidélité que vous m'avez si solennellement promise, vous pouvez-vous retirer de nous en secouant le joug de l'obéissance et de la soumission ? Cette pensée n'a pas eu la force d'arrêter le courant de mon esprit qui s'épanche dans votre âme.
Parce que je n'ai point recherché ni l'ouverture de coeur, ni l'union, Celui qui en est l'auteur la conservera pour sa gloire en la manière qu'il lui plaira ; je ne m'en veux point mettre en peine.
Dieu est bon, je dois agréer qu'il m'anéantisse, et continuer à vous parler comme j'ai commencé ; ne m'en pouvant dédire je vous garderai cette sincérité que rien ne vous sera caché de ce que la Providence fera tomber dans mon souvenir, ou que vous pourrez désirer, tant il est vrai que nous n'avons qu'un coeur en Jésus.
Je n'avais pas dessein de vous dire toutes ces choses, mais seulement vous prier de me dire votre pensée touchant la somme que Madame de Bauves m'a mise en mains ? Je suis fort pressée intérieurement de la rendre demain qu'elle viendra céans ; car il ne faut tromper personne dans leurs intentions, puisque nous n'avons point le Très Saint Sacrement il faut lui rendre ce qu'elle avait donné pour l'orner ; et même le tabernacle, car je ne puis agir autrement.
Il me semble que je touche si peu toutes les choses de la terre, que la privation d'icelles m'est comme la possession ; et mourir dans l'extrême pauvreté m'est la même chose, voire — si je l'ose dire —, infiniment plus précieux que de mourir dans l'abondance et dans l'éclat. Jésus notre divin Maître nous a donné un admirable exemple de cette suprême pauvreté.
O ma bonne fille ! ne serons-nous jamais pénétrées et consommées ? n'aurons-nous jamais de vie [qu'] en Jésus [seul] ? O ! que cette vie-ci est pleine d'impuretés et de malignités, qui nous retirent sans cesse de notre bienheureuse union à Jésus !
0 que mon pauvre coeur vous dit de choses ! et pourquoi veut-il parler à vous, après s'être tu tant d'années ? Non ! je ne veux point lui donner l'essor, il faut anéantir la satisfaction que j'y pourrais prendre, pour m'abîmer dans le bon plaisir de Dieu en qui nous devons prendre nos délices.
A Dieu ma très chère, je vous embrasse en l'amour divin par lequel je suis, comme vous savez, plus à vous qu'à moi-même.
LETTRE DEUXIÈME.
Ma doublement vraie et unique fille,
Je vous viens dire bonjour dans un transport de joie très grand que je ressens dans le fond de mon âme, au regard de la possession aimable du Très Saint Sacrement de l'autel.
O ! que je me sens infiniment votre obligée, de m'avoir donné tout ce que le paradis aime et adore, et qui est l'objet béatifique des Saints ! O ! que de mystères pleins d'étonnement !
C'est à vous, ma chère fille, à qui je dois cet honneur et cette grâce. Il me semble que je vous ai engendrée et produite intérieure-
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ment à Jésus-Christ, et il a voulu que je réveille en vous son amour, et l'adoration de ce saint et sacré Mystère. Je vous ai donc, en une certaine manière, produite à Jésus, et vous mon enfant, vous me produisez aujourd'hui en qualité de victime du Très Saint Sacrement. Vous êtes donc ma mère et mon enfant, et je suis votre mère et votre fille ! Vous me produisez extérieurement à Jésus dans le Saint Sacrement, car l'oeuvre qu'il a faite par vous nous immole et nous sacrifie toutes à sa grandeur dans la sainte Hostie.
Voilà six victimes que vous donnez au Très Saint Sacrement ! Je suis la plus impure et la plus indigne de toutes, et j'en ressens si fort mon indignité qu'hier au soir, approfondissant la sainteté de cette oeuvre, je me trouvais toute saisie d'étonnement : comment y consentir ! et j'ai sujet de douter si Dieu versera ses divines bénédictions sur cette oeuvre, tant que j'occuperai la place que je tiens si indignement.
Priez Jésus, mon enfant, que sa sainteté me purifie, et qu'il me rende digne d'être consommée avec vous en amour et adoration éternelle du Très Saint Sacrement.
Ne vivons plus que pour le glorifier. Nous ne sommes plus à nous ; nous voilà toutes dévouées et toutes immolées : tout notre être, notre vie, nos mouvements, nos pensées et nos opérations sont à Jésus dans la sainte Hostie. Il vous a fait faire des victimes de son divin Sacrement ; mais il faut que vous la soyiez vous-même, afin que celles que vous avez produites et produirez comme cause seconde, soient plus agréables à Dieu parce que vous les aurez choisies, par son Esprit Saint, qui dans la grâce de sacrifice et de victime vous animera à ne rien faire que pour lui.
Je m'en vais communier en reconnaissance de l'honneur et de la grâce que vous nous avez faite. Priez Dieu que je ne détruise point la sainteté de cette oeuvre... Je ne finirais point si je suivais mon sentiment. C'est assez !
Dites-moi maintenant comme vous vous portez, et si vous n'êtes pas bien harassée de la journée d'hier qui fut fort pénible pour vous ? Donnez-moi aussi des nouvelles de Madame votre fille.
A Dieu, bon jour.
Je suis très humble servante à Monsieur le Comte ; je veux bien être sa caution s'il daigne prendre créance en ma parole que sa piété et ce qu'il donne au Très Saint Sacrement sera glorieusement récompensé et cette oeuvre lui sera payée très avantageusement dans l'éternité ; il verra l'effet de ce dont j'ose vous assurer.
[Cette lettre est probablement de mars 1653].
LETTRE TROISIÈME.
Je n'ai pu ce matin vous faire réponse, ma chère fille, nous allions faire la sainte communion.
J'ai connu ce que Dieu veut de vous sur une chose que vous me proposâtes hier, et sur laquelle j'hésitais de vous répondre, et vous me dites que je verrai ce que Dieu m'en ferait connaître.
De plus j'ai trouvé mon âme dans l'impuissance de demander de l'or ou de l'argent à Dieu ; ce n'est pas que je m'en défie : si il donne le plus il peut bien donner le moins. Mais j'ai trouvé cela si indigne de l'occupation d'une âme qui ne doit plus avoir de vie, que je n'ai pu y avoir d'occupation. Même, ce que vous me proposâtes hier sur toutes ces choses, m'a tellement passé de l'esprit que je n'en n'ai aucune idée, et il me semble que je ne le compris point.
Mon trait intérieur me porte si loin, que je ne puis voir tout cela qu'avec quelque effort. Ne me donnez point de quoi nourrir ma vanité et mon amour-propre, lequel serait possible [peut-être] bien aise de trouver le moyen, sous [un] bon prétexte, de se tirer de la dépendance et de la captivité. Laissez-moi dans ma misère, ne me tirez point de ma pauvreté. Ne voyez-vous pas que c'est ma voie ? pourquoi me lier à des biens ?
Il me semble que, représentant ces choses à Dieu, mon âme s'en est enfuie et s'est perdue en Dieu, renonçant à toutes les possessions de la terre. Dieu, Dieu me suffit, mais d'une suffisance éternelle. Mon âme ne peut recevoir ce que l'on accepte [propose] et quand il faut penser à donner mon nom cela me donne du rebut. Il me semble que je ne puis m'y résoudre, et que j'ai bien d'autres possessions que les choses de la terre. Je crains même que les dernières diminuent quelque chose des autres, qui me causent tant de bonheur et tant de contentement que je ne vois rien au monde capable de l'ôter.
0 ! que Dieu est grand, que Dieu est saint, qu'il est puissant ! Il est la richesse éternelle. Il faut pour le posséder pleinement être vide de tous les biens de la terre. Avec Dieu j'ai toutes choses. C'est son bon plaisir que je sois toute pauvre et sans appui. Mon âme prend ses délices dans cette pauvreté et le plus grand malheur qui lui puisse arriver c'est d'avoir des richesses.
Pauvreté ! ô disette ! ô privation ! que tu m'es précieuse puisque je ne puis posséder ton contraire sans me rendre indigne de Dieu.
Dieu ! Dieu ! et rien plus, mon enfant !
Je ne puis adhérer à la proposition de votre lettre ni au sentiment de NN... Pourquoi me faut-il tirer de la mort et du néant ? Laissez-moi, ma chère fille, ne me redonnez point la vie que j'ai tâché de quitter, et qui m'a coûté beaucoup, pour me la ravir. J'en ai encore trop ! Que je souhaite tout anéantir ! J'ai retenu pour partage le néant et la mort, c'est ma portion, on ne me la peut ôter sans injustice.
Je me suis bien plus étendue sur ce point que je n'espérais... que dis-je à vous ! Je m'emporte parce que j'ai la liberté sans retour.
[Cette lettre est probablement de juillet 1652].
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LETTRE QUATRIÈME.
J'ai reçu vos chères lettres ma chère fille, et j'ai porté une petite mortification de n'y pouvoir répondre : de petits embarras m'en ont empêchée.
En la première, je vous vois toute pleine d'étonnement et admiration des bontés de Notre Seigneur en votre endroit. Vous goûtez par expérience qu'il fait bon s'abandonner à Dieu.
0 mon enfant ! si vous pouviez pénétrer ce que Dieu opère dans le fond d'une âme abandonnée, vous en seriez encore plus touchée ! C'est Dieu qui tient les coeurs et qui en dispose comme il lui plait ; mais je puis dire qu'il fait la plus grande partie de ce que vous désirez. Il dispose toutes choses suavement et d'une manière ineffable.
Enfin votre coeur a tressailli de joie dans l'espérance et le désir que nous fissions une petite retraite. Faites tout ce que Dieu vous fera faire, je consens à tout ce qu'il veut de moi ; mais je vois des espèces de miracles, cela étant plus qu'humain. J'entre avec vous en admiration sur toutes ces choses et j'adore la main de Dieu qui conduit tout.
Je ne trouve aucune répugnance en mon fond pour tout ce que vous désirez de moi ; mais, ma chère fille, je vous prie pour l'amour de Jésus-Christ, aidez-moi à sortir de la supériorité, afin que les choses se fassent avec plus de bénédictions et plus à la gloire de Notre Seigneur. Sa gloire vous doit obliger à cela.
Nous ne pourrons demain aller voir le banquier parce que j'attends des nouvelles du Saint-Sacrement. Monseigneur l'archevêque de Reims en doit parler à Monsieur de Metz et nous a mandé que s'il pouvait, il nous en viendrait lui-même donner des réponses, ou nous les envoyer.
Sans cela, je serais allée avec vous communier à Saint-Victor (4), c'était ma pensée si la Providence ne m'en détournait point. Il faut faire quelque autre jour cette dévotion. On dit en effet qu'il y a grande dévotion.
(4) Autrefois prieuré bénédictin dépendant de l'abbaye Saint-Victor, de Marseille. Au début du xne siècle, le roi Louis VI, à la demande de Guillaume de Champeaux, l'ancien adversaire d'Abélard, a transformé le Prieuré en abbaye confiée aux chanoines réguliers de Saint-Augustin. Le premier supérieur fut Hugues de Saint-Victor. On dit que saint Bernard aimait se retirer à Saint-Victor lorsqu'il venait à Paris. Il y aurait laissé sa coule en signe d'amitié. Quand Simon Gourdan demanda son admission, le 25 janvier 1661, l'abbaye était bien loin de sa ferveur et de son rayonnement primitif. Le religieux eut beaucoup à souffrir de la part de ses pères ; son renom de sainteté et la puissance de sa prière attirèrent quantité de personnes à Saint-Victor qui devint un centre de prière et un pélerinage. Le père Gourdan pour se soustraire à la faveur populaire essaya, mais en vain, de se faire admettre à la Trappe. Né en 1646 il est mort à Saint-Victor le 10 mars 1729. Ses grandes dévotions étaient le Saint Sacrement et la Très Sainte Vierge. Sa soumission absolue au Souverain Pontife lui fut une cause de persécutions pénibles de la part de ses supérieurs dans l'affaire de la bulle Unigenitus. Les chanoines de Saint-Victor étaient gallicans pour la plupart. — Vie du Vénérable Père Simon Gourdan, chanoine régulier de Saint-Augustin en l'abbaye de Saint-Victor de Paris, 1755.
CINQUIÈME LETTRE.
Chère et très aimée en Jésus,
i
Je viens de faire la sainte communion, où j'ai reçu tant de miséricordes de la bonté ineffable de Notre Seigneur que je ne le saurais exprimer. O que Dieu est bon ! mais d'une bonté infinie...
O heureuse, et mille fois heureuse l'âme qui a l'honneur et la grâce d'être toute à Dieu ! Ce ne sont point des extases ni des révélations que j'ai reçues, ce sont des miséricordes, que je chéris davantage puisqu'elles me lient plus purement et plus fortement à Dieu.
O, ma bonne fille, si mon coeur pouvait s'ouvrir, pour vous faire ressentir ce que je goûte ! Que vous seriez bien de mon sentiment, et que vous diriez de bon coeur que le pur amour nous est toutes choses !
Dieu est amour, et vous ne pouvez être en pureté d'amour que vous ne soyiez toute en Dieu et toute remplie de Dieu.
O qu'une âme touchée de ce pur et divin amour méprise facilement toutes les créatures, qu'elle à peu d'inclination pour les choses de la terre ! Le monde lui est crucifié, et elle est crucifiée au monde, n'y pouvant plus prendre aucun goût et plaisir.
Dieu ! Dieu ! Dieu tout seul ! « Trop est avare à qui Dieu ne suffit » ! Contentez-vous de Dieu, trouvez votre suffisance en lui, n'estimez rien, tout le reste. Un jour viendra que vous serez pénétrée en fond des vérités que je vous dis. Voyez tous les grands accidents que la Providence nous fait voir tous les jours : ce sont des leçons très puissantes pour nous affermir dans cette vérité qu'il n'y a que Dieu seul qui soit, — tout le reste est sujet aux inconstances —, et vous serez permanente, rien ne vous ébranlera.
Mon Dieu ! mon Tout ! ne serons-nous pas un jour tout abîmées dans le saint amour ? quand sera-ce que nous en serons consommées et que Dieu seul régnera en nous ? « Nous gémissons après notre délivrance de cette chair de péché, » dit St Paul. Oui ma fille, nous soupirons après la liberté des enfants de Dieu, nous demandons avec l'Apôtre : « qui nous délivrera de ce corps de mort ? » : ce sera la grâce et l'amour de Jésus-Christ Notre Seigneur.
Vivons et mourons tout ensemble ; vivons à Dieu et mourons à tout le reste. O que la mort me serait douce et désirable, — s'il m'était permis d'avoir un désir, je ne fais aucun choix, ni de la vie ni de la mort — mais je désire que Dieu soit glorieux et en vous et en moi !
Voyez les saillies d'une autre vous-même qui les verse dans votre coeur pour y être anéantie comme Dieu veut que je le sois. Pardonnez-moi, chère enfant, et jetez la présente dans le feu après l'avoir lue.
Je le dis et je le proteste devant le ciel et la terre, que je ne veux plus rien dans aucune créature. Dieu seul ! Dieu seul ! Dieu seul !
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Bon jour chère enfant, ne vivons plus que pour Dieu seul, en Dieu seul, avec Dieu seul et dans Dieu seul, et par Lui seul à jamais. Amen.
SIXIÈME LETTRE.
Ma chère fille ;
Je sors du Chapitre touchée de me rendre plus fidèle à Jésus-Christ. C'est à ce coup-ci qu'il faut que je commence, avec vous, d'être toute à Dieu. Ne nous amusons plus. Le temps de nos sanctifications est bref, souffrons et mourons continuellement.
Je m'en vais recevoir les Cendres dans le désir que la vertu des paroles que l'Eglise dit sur ma tête, fasse en moi effet d'anéantissement. Priez, ma chère fille, pour la destruction de mon orgueil qui est bien épouvantable. Il me semble que je vais être toute renouvelée à la sainte communion. Je vous y porterai entre mes bras pour vous sacrifier avec moi, et avoir part aux miséricordes qu'il plaira à Dieu me communiquer. Y consentez-vous ? Car, ce que j'appelle : faveur et miséricorde c'est : la croix, la pauvreté, l'anéantissement, les privations, les ténèbres, etc... Car cela serait-il bienséant que l'esclave soit en délices tandis que son divin Maître souffre dans les déserts, la disette, les mésaises, les tentations, et qu'il n'a pas où reposer son sacré chef.
0 ma fille ! il le faut suivre dans la solitude, dans le silence et dans la mortification, c'est à dire dans les privations.
Réjouissons-nous d'avoir quelque chose à souffrir pour [nous] présenter [à lui] dans notre solitude et dans le désert, plus séparées des créatures. Demeurez avec Jésus, vous êtes bien en sa compagnie. Séparez-vous encore de vous-même pour être toute adhérente à Lui.
SEPTIÈME LETTRE.
Si la Providence ne m'obligeait à vous faire ces mots pour obéir à N..., laquelle a trouvé une maison proche La Charité, qu'elle vous prie de voir, je vous aurais laissée ce matin dans votre silence pour demeurer dans celui que je possède intérieurement.
Lundi, à votre sortie de notre chambre, je me trouvai toute renfermée dans Notre Seigneur, et j'y suis — ce me semble — restée, voire encore plus abîmée à la sainte communion que je fis hier. Et toute la journée se passa dans cette disposition où l'âme est si ume et liée à son Dieu qu'on dirait volontiers qu'elle n'a plus d'être ni de vie qu'en lui, étant pour lors impuissante de se pencher vers les créatures.
0 qu'il est bon à l'âme de demeurer perdue en Dieu !
0 que l'anéantissement est saint, qui fait des effets si divins Heureuse perte ! et mille fois heureuse l'âme qui se laisse toute anéantir !
J'ai vu Monsieur de Bernières qui était tout plein de grâces et de ferveur, et moi toute plongée dans le néant. Et plus je vois de grandes choses en ces âmes, plus je suis dans le silence et renfermée dans mon cher anéantissement, où je trouve Dieu caché dans la plénitude et sainteté de lui-même ; et, là, je goûte en silence ma petite félicité, sans que les créatures y aient de part.
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PRISE D'HABIT DE MADAME LA COMTESSE FONDATRICE
Il faut donc savoir que, dès l'année 1652, cette dame avait fait une expérience si convaincante du profit que son âme recevait de la conduite de notre Mère Prieure, qu'elle crut en devoir cette reconnaissance à Dieu, qui la lui avait envoyée, comme au jeune Tobie l'ange Raphaël, que de vouer de lui obéir [et désira lui vouer obéissance] pour se rendre plus fidèle à correspondre à cette grâce. Elle le fit donc, mais avec assez de résistance de la part de Notre Mère, qui ne voulut l'accepter qu'avec bien des conditions.
Et quelque temps après, elle lui donna en signe de plus grande liaison le scapulaire de St Benoit qu'elle a toujours porté depuis.
Cependant son âme s'avançant de jour en jour dans la perfection, elle se trouvait toujours plus désireuse du bien. Ce qui fit que, quelques années après, ayant ouï dire que dans l'Ordre de notre grand Patriarche, ils avaient accoutumé, pour reconnaître leurs signalés bienfaiteurs, de leur accorder la grâce de mourir dans l'Habit de l'Ordre ; mais — parce qu'on n'est guère, dans l'extrémité de mort, en état de le recevoir avec les cérémonies requises, — on le leur donnait pendant leur vie, pour ne s'en servir toutefois qu'à la mort, demeurant néanmoins participants à tous les biens de la Religion. Comme cela elle conçut un extrême désir de le recevoir, et le demanda instamment à Notre Mère.
Mais, bien que cette Mère ne désirât pas mieux que de lui témoigner sa reconnaissance en lui accordant cette grâce, néanmoins, comme c'est une fille fort prudente et qui n'entreprenait rien sans consulter Dieu auparavant, elle ne se laissa pas aller si vite à le lui permettre. Au contraire, elle fut la première à lui former de grandes difficultés là-dessus, soit pour lui en donner plus d'estime et de dévotion, ou soit encore par ce qu'en effet la chose en recevait de soi, [quelques difficultés] dont l'une était : qu'il fallait avoir le consentement des Supérieurs et de toutes les religieuses de la maison, et l'autre : celui de Monsieur le comte son mari.
Hélas, le bon seigneur ! Il ne faisait pas réflexion que par cette même action, il venait d'acquérir un rival puissant et jaloux, qui veut posséder les coeurs sans partage et sans compagnon, et que pour cela il lui en coûterait bientôt la vie ! car il est vrai qu'il mourut trois mois après, quoiqu'alors il se portât extrêmement bien.
Mais comme si, en effet, Dieu n'eût pu souffrir plus longtemps qu'il eût part à un coeur qui venait de lui être dédié, il lui envoya [1662] une maladie, au mois d'octobre suivant, qui l'enleva de ce monde le 6 novembre d'après ; sans doute pour aller jouir au ciel de la récompense que méritait ce dépouillement volontaire qu'il avait fait sur la terre, pour l'amour de Lui, de la possession entière de ce coeur qui lui appartenait par les droits du mariage ; et sa mort toute sainte et parfaitement tranquille, nous confirme dans cette croyance, puisque ce Dieu de magnificence n'a pas accoutumé de se laisser vaincre en libéralité par ses créatures. Et il ne faut point douter qu'il voulut bien se donner lui-même à celui qui lui avait comme cédé un autre soi-même.
Ce n'est pas que, d'ailleurs, [cette action] ne soit assez [autorisée] par des exemples tirés de la plus profonde antiquité, puisqu'elle a un parfait rapport au conseil que le grand Tertullien, dans son traité « de la Virginité et du célibat », donnait aux femmes mariées et à la sienne propre : de vouer chasteté au cas que son mari vint à mourir avant elles, afin — disait-il — que par ce voeu anticipé elles puissent jouir dans le mariage du mérite de la chasteté.
Mais nous parlerons encore de ces voeux, et cependant nous devons [dire ici] que, comme cette dame ne prenait l'Habit que pour pouvoir s'en revêtir à l'heure de la mort, il ne fut pas nécessaire qu'il en demeurât aucune marque sur elle que le scapulaire, qu'elle avait déjà sous sa robe, sinon qu'elle voulut ajouter la tunique de serge sous ses habits, pour coucher ainsi vêtue selon la Règle de Notre Père St Benoit, à quoi elle n'eut pas besoin du consentement du bon seigneur son mari, puisque déjà leur piété les avait séparés de lit il y avait assez longtemps, et fait vivre dans une manière toute sainte.
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DISCOURS DE LA RÉVÉRENDE MÈRE PRIEURE
A LA MÊME DAME COMTESSE EN LUI DONNANT L'HABIT
Ma chère Soeur,
Je sais votre dessein. Vous venez chercher Dieu, et désirez vous consacrer toute à lui par le voeu de victime que vous prétendez faire. Je connais les ardeurs de votre coeur, je sais ses désirs.
O ma chère Soeur ! que la grâce que Dieu vous prépare est bien plus grande que vous ne la sauriez concevoir ! Quoi ! vous recevoir
pour victime, et victime de sa Justice ! C'est l'état que son Fils unique a porté dans tout le cours de sa sainte vie, voire il l'a porté dès l'éternité dans le sein de son divin Père.
Et depuis la naissance du monde c'est cet Agneau sans macule qui a été immolé et occis en figure par tous les sacrifices de l'Ancienne Loi, et qu'il a consommés réellement en sa Personne dans tous les divers états de sa vie.
Il est mort dès sa conception, il meurt en naissant, il est mort dans tous les moments de sa vie. Bref : il est mort en mourant, et dans la divine Eucharistie il meurt à tous moments. Et cela pour la gloire de Dieu son Père et pour le salut de ses frères.
Et c'est votre obligation, ma très chère. Il ne faut pas aimer le voeu de victime pour sa grandeur et son excellence seulement, -
car l'esprit humain aime les choses relevées et extraordinaires, et souvent l'on en demeure là, — mais il faut passer à la pratique. Autrement c'est se moquer de Dieu, et il vaudrait beaucoup mieux ne point faire de voeux que les négliger après les avoir faits.
Oui, mes Soeurs, le voeu de victime demande une perfection consommée ; cela demanderait un discours fort étendu, mais le temps ne le permet pas.
Disons seulement deux mots de votre obligation de victime. Ma chère Soeur, je la trouve renfermée dans l'Evangile d'aujourd'hui,
où Notre Seigneur étant interrogé d'un docteur de la Loi de ce qu'il devait faire pour être sauvé, il lui répond qu'il faut aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces, et le prochain comme soi-même. Voilà ce qu'il vous dit à présent, dans le désir que vous avez d'être parfaite.
Et pour cela, je vous annonce de sa part l'obligation que vous avez de mourir incessamment à toutes choses sans aucune réserve :
mourir à votre propre esprit et à ses raisonnements, curiosités, désirs de savoir, d'entendre, de voir ; mourir aux désirs de votre perfection
pour l'amour de vous-même, mourir à vos sens, à vos passions, à tous désirs d'être aimée, estimée, et le reste ! Ne prétendant plus dans la vie : ni plaisir, ni satisfaction, vivant dans le monde comme n'y
étant pas, et seulement pour la nécessité de votre condition qui vous y retient, mais que ce soit de corps seulement et que le coeur et l'affection soient tout à Dieu. Que vous portiez en tout et partout une disposition de mort qui ne doit avoir plus part au monde ni à soi-même, puisqu'elle est dévouée et consacrée à Dieu.
Je vous demande si un criminel que l'on mènerait au supplice garroté de chaînes, pourrait être capable de quelque plaisir ? et ce qu'il répondrait à une personne qui lui offrirait des honneurs, des plaisirs et des richesses ? Sans doute qu'il ne répondrait rien, sinon : il faut mourir, mon arrêt est prononcé.
Mes chères Soeurs, toutes autant que vous êtes ici qui portez un voile sur vos têtes, sachez qu'à même temps que vous avez fait voeu de victime du Saint Sacrement, l'on vous a prononcé arrêt de mort C'est une nécessité à la victime de mourir.
Que devrait donc répondre une Fille du Très Saint Sacrement à qui l'on présenterait des empires — si vous voulez — sinon : je suis morte et ne suis plus capable d'être touchée de vos offres.
Voyez une personne aux abois de la mort ! comme elle est incapable de prendre aucune satisfaction à tous les plaisirs de la vie ! O, point du tout ! elle ne songe qu'à rendre ses derniers soupirs avec son esprit à Dieu son Souverain juge, et ce serait hasarder son salut de s'occuper de quelque chose du monde dans ses derniers moments.
De même c'est un crime à une victime de désister de mourir incessamment et à tout. Si l'on lui fait quelque tort ou affront, elle doit dire : ce n'est pas la peine d'y songer, il faut mourir.
Mourez donc, ma chère Soeur, à toutes les lumières et raisonnements de votre esprit propre, aux attaches à votre sens, à vos dispositions. Il faut vous résoudre à n'avoir désormais autres lumières que les ténèbres, et demeurer en captivité, impuissance et pauvreté.
La seule foi nue sera votre flambeau. Voyez que Notre Seigneur Jésus-Christ a opéré ses plus grands mystères la nuit : sa sainte Conception a été à minuit, sa Nativité à même heure, notre divin Sacrement a été institué le soir. Bref il est mort sur la croix au milieu des ténèbres, ne voulant pas même dans son sacrifice avoir la joie de la lumière. Tout s'opère dans les ténèbres ! L'impuissance de la petitesse doit être votre partage ; vous devez être très petite à vos yeux et aux yeux du monde ; en un mot vous ne devez être rien, en tout.
Je vous le réitère, ma chère Soeur, le voeu de victime que vous allez promettre à Dieu demande une perfection consommée. C'est quelque chose de plus que faire voeu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. L'on peut encore, ayant fait ces voeux, se réserver quelque désir de sa perfection, de son éternité, etc... mais par le voeu de victime tout est immolé à Dieu. Non seulement nos corps, nos biens, nos volontés, nos actions et nos pensées, mais tout notre être sans réserve quelconque ; et cela dans la pure vue de Dieu seul, pour sa seule gloire et pour le salut de nos frères.
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Et c'est une seconde obligation en qualité de victime du Très Saint Sacrement. Il faut donc que vous ayez une charité parfaite pour votre prochain ; car de croire que vous aimerez Dieu parfaitement sans aimer, mais avec tendresse, votre prochain, c'est un abus.
Celui qui dit qu'il aime Dieu et n'aime point son frère, dit St Jean, c'est un menteur. Cela ne se peut ! L'amour de Dieu et du prochain est inséparable.
Voyez Jésus dans la divine Eucharistie s'immolant sans cesse à la gloire de Dieu son Père, et à [de] même pour le salut de ses frères. Dieu ne peut pas agréer nos sacrifices s'ils ne partent d'un coeur plein de charité pour nos frères. Aimez-les donc ; réparez pour eux devant Dieu, et surtout aimez et ayez de la tendresse pour toutes les religieuses de cette maison et pour toutes celles qui seront dans l'Institut.
Voyez l'obligation que vous avez à Notre Seigneur de vous avoir choisie pour son établissement ! Car bien qu'en quelque façon l'on vous en ait, pour l'affection avec laquelle vous y avez contribué de vos biens et de vos soins, je vous dis, ma chère Soeur, que vous en avez infiniment à sa bonté, qui, sans doute, a fait cette maison pour votre sanctification.
Vous savez que c'est le sentiment de quelque serviteur de Dieu. Et il aurait pu se servir d'une infinité d'autres pour son oeuvre, qui le méritaient mieux que vous, et qui feraient encore mieux à présent.
Cependant voilà, pour reconnaissance de vos bienfaits, que la Religion vous honore aujourd'hui du saint Habit du grand St Benoit. Grâce très grande, et extraordinaire faveur qui s'est faite aux Rois, qui l'ont reçu autrefois avec tant de vénération que, comme ils ne le pouvaient porter publiquement, à raison de leurs conditions qui les attachaient dans le gouvernement de leurs royaumes, il y en eut un qui enferma cet Habit précieux dans une cassette d'or, qu'il tenait sous le chevet de son lit, et ce bon Roi en portait la clé à son col, et il ordonna dans son testament que l'on l'enterrât dans ce saint Habit qu'il préférait à la pourpre et aux diadèmes.
Nous allons donc, ma chère Soeur, vous honorer de cette faveur. Recevez-la en esprit de mort. Cet Habit noir vous l'annonce, ce voile noir que nous vous mettrons sur le chef vous dit que vous êtes voilée, c'est à dire : cachée au monde et séparée du monde. Le bandeau vous dénote qu'il faut mettre un bandeau sur les yeux de votre esprit, pour condamner toutes ses curiosités, pour vous cacher à vous-même, en un mot pour ne rien voir que Dieu. En vous mettant le scapulaire vous endossez le joug du Seigneur, vous vous chargez de la sainte croix ; c'est pourquoi, lorsque nous nous habillons tous les jours nous le baisons pour marquer que nous acquiesçons et agréons toutes les croix dont il nous voudra honorer, et conduite des peines par lesquelles il lui plaira nous mener ; car, ma chère Soeur, vous n'êtes pas seulement victime d'amour pour recevoir de Dieu ses faveurs et consolations, — quoique les âmes qui sont menées par cette voie ont leurs croix, l'amour leur en fournit assez ! — mais vous êtes aussi victime de la divine Justice et ainsi destinée à la croix. La ceinture : c'est vos liens qui vous captivent comme criminelle, ou bien : qui ceint vos reins pour marquer que vous ne devez plus avoir de part à la terre.
Mettez-vous donc en état de recevoir cette grâce et priez la très sainte Mère de Dieu qu'elle vous obtienne de son cher Fils les dispositions d'une véritable victime.
MORT DE MONSIEUR LE COMTE DE CHASTEAUVIEUX,
FONDATEUR (5)
Ce vertueux seigneur était extrêmement sujet à la goutte et à la colique néphrétique, et il était peu d'années qu'il n'en fût extrêmement travaillé. Cependant presque toute l'année 1662 se passa sans qu'il en eût eu, que de très légères atteintes. Mais au mois d'octobre de cette même année, la fièvre double tierce le prit, et de double tierce après cela elle se changea en tierce, puis en quarte, double quarte, triple quarte, et à la fin en continue.
Depuis qu'il connaissait notre Révérende Mère Prieure, c'est à dire depuis qu'il avait eu connaissance particulière de son mérite et de sa vertu par sa fréquentation, il avait conçu tant d'estime pour elle, et tant de confiance dans ses prières, qu'il lui arrivait très souvent de dire qu'il demandait ardemment à Dieu cette consolation qu'elle lui pût fermer les yeux à sa mort.
Dieu, qui accomplit volontiers les désirs de ceux qui l'aiment, lui accorda ses souhaits, contre toute apparence du monde ; car enfin, il semblait que c'était rêverie d'espérer qu'une religieuse cloîtrée pût sortir de sa clôture rien que pour aller assister une personne à la mort, puisque ce n'est pas affaire aux femmes, moins aux religieuses qui ne doivent jamais sortir de leur cloître, mais aux pasteurs de l'Eglise, d'assister en ce passage.
Toutefois la chose arriva ainsi, et elle lui ferma les yeux, sans violer aucun de tous ses devoirs, tant la conduite de l'esprit de Dieu est sage, suave et douce.
Ce bon Monsieur renouvelant son désir quand il vit sa maladie si opiniâtre qu'au lieu de s'amender les remèdes l'aigrissaient, — et ce pendant ses forces se diminuaient, — employa fortement son crédit auprès du Père Prieur de l'Abbaye St Germain, notre supérieur, pour
(5) L'orthographe actuellement reçue est : Châteauvieux, mais les manuscrits anciens portent Chasteauvieux.
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obtenir cette grâce : qu'elle vienne le voir ; mais ce fut toujours en vain, ce bon Père se choquant seulement bien fort de la simple proposition, quoique d'ailleurs il eût désiré avec passion de lui plaire en toutes choses, en reconnaissance des grands bienfaits qu'il avait faits à cette maison, qui ne lui étaient pas inconnus.
Mais, outre que cela était absolument contre l'ordre, il craignait la conséquence. Toutefois, heureusement, pendant qu'on pressait ainsi, il s'alla ressouvenir que, quelques temps auparavant, on nous avait demandées à lui pour aller établir à St Germain en Laye.
Si bien que, ne désirant pas mieux que de pouvoir faire plaisir à ce comte sans blesser sa conscience, il envoya dire à notre Révérende Mère qu'elle prit cette occasion de sortir pour aller voir cette maison avec quelques unes de ses religieuses, et qu'elle allât voir en passant le malade, pour lui donner la satisfaction qu'il souhaitait.
Elle sortit donc, accompagnée de 3 de ses religieuses, le dimanche 5ème de novembre. Et ce fut si à propos, par un ordre de Providence, que ce fut la veille de la mort de ce seigneur, contre l'opinion toutefois des médecins, et de Madame la comtesse même, car bien qu'ils l'estimassent être en danger, pourtant ils ne croyaient point que ce fût pour mourir si tôt, et pensaient que tout au moins, il avait encore huit ou dix jours à vivre.
Notre Révérende Mère s'en alla donc premièrement chez lui, devant que de partir pour St Germain, et il était averti qu'elle était prête à sortir. Il voulut que Madame la comtesse sa femme la vienne prendre elle-même dans son carosse, au monastère, pour l'amener, se préparant de son côté à la recevoir avec des prévoyances admirables pour empêcher qu'il ne fût interrompu dans l'entretien qu'il se proposait d'avoir avec elle ; ayant ordonné pour cela que personne du monde n'entrât dans sa chambre dans ce temps-là, non pas même Madame la duchesse de la Vieuville sa fille unique, — qui était presque incessamment auprès de lui pour lui rendre ses services, — qu'il fit occuper ailleurs, afin que, sans qu'elle s'en aperçut, elle ne vint point l'interrompre.
Tout cela se fit ainsi, et ce premier entretien ne dura guère moins de deux heures, à la sortie duquel il parut aussi consolé, content et satisfait qu'il parut empressé à son abord ; témoignant sa confiance et son estime au dessus même de toute la tendresse qu'il pouvait avoir pour Madame sa femme et Madame sa fille.
Et de chez lui, ce même jour, notre Révérende Mère fût coucher à St Germain, où le peu d'apparence qu'elle trouva à l'établissement proposé nous a fait voir depuis que cette proposition n'était qu'un moyen que la Providence avait disposé de loin, pour donner satisfaction à son très dévot serviteur, car cette maison ne s'est point faite.
Et le lendemain, notre Révérende Mère s'en revenant à Paris, retourna voir son malade, et le trouva fort empiré, en façon qu'il
n'était plus en état de l'entretenir. Si bien que, si elle ne lui eût parlé le jour de devant, sa sortie lui eût été inutile. C'est ce qui fait bien connaître que Dieu avait conduit cette sortie et ménagé jusqu'au moment pour la consolation de ce comte.
Il parlait pourtant encore, mais peu ; mais il entendait et voyait fort bien, et il jetait souvent ses regards sur notre Révérende Mère Prieure qui demeurait debout au pied de son lit, sans s'avancer, que rarement, pour lui parler, par respect qu'elle portait à un évêque qui était là présent, et à Monsieur le curé de la paroisse qui l'assistait.
Pourtant, elle sollicita si puissamment, qu'à la fin il reçut l'Extrême-onction qu'elle lui avait conseillée à sa première visite de demander, et qu'en effet il avait demandée. Mais les médecins ne voulaient pas permettre qu'on la lui apportât, sur ce qu'ils soutenaient qu'il n'en n'était pas encore temps. Mais à la fin il la reçut : ce fut sur les 5 heures du soir, et à 7 heures il mourut, après avoir fait avec une dévotion merveilleuse tous les actes de foi, d'espérance et d'amour de Dieu, de pardon des ennemis, (voilà ce que l'on pouvait désirer d'un parfait chrétien !) sans jamais avoir voulu demander, ni consentir que l'on demandât à Dieu pour lui la vie ni la santé, mais seulement et uniquement l'accomplissement de son bon plaisir.
Et il expira si doucement que son visage ne se changea point du tout, en sorte que pour connaître si c'était qu'il sommeillait, ou bien s'il était passé, il fut nécessaire d'avoir recours à un miroir qu'on lui mit contre la bouche, comme on a accoutumé de faire en pareilles occasions, et alors l'on connut qu'il était mort.
Même au bout de deux ou trois heures, son visage redevint si vivant et coloré, avec un certain air doux et dévot si extraordinaire que tous ceux qui le virent en entrèrent en admiration, et on envoya quérir un peintre pour le tirer, pour la consolation de sa veuve.
Et bien que son corps fût ouvert pour en avoir le coeur, (qu'il avait donné céans pour être mis de notre côté), cette beauté de visage ne se changea pas, — ce qu'il eût pourtant dû faire selon sa maladie, — car on lui trouva un abcès au foie et toutes les entrailles gangrenées de l'humeur de la goutte remontée.
Aussi les saintes dispositions dans lesquelles il mourut, ajoutées à sa très vertueuse vie, nous donnent tout sujet de croire que cet air tout céleste était une marque visible de la gloire invisible dont son âme jouissait déjà ; et que Dieu avait bien daigné remplir la confiance dans laquelle il paraissait dans ses dernières années, qu'il lui ferait miséricorde en considération de la maison du Saint Sacrement.
Mais il ne faut pas priver ceux qui liront ces mémoires de l'édification qu'ils peuvent tirer de ses saintes dispositions, et de l'utilité que chacun en peut recevoir. C'est pourquoi nous allons mettre ici au long, ce que notre Révérende Mère Prieure en écrivit pour l'instruction de celui qui fit l'oraison funèbre.
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Aussi personne n'en pouvait savoir tant de particularités qu'elle, puisque c'était elle qui les lui avaient inspirées ; et depuis qu'elle l'eût fait, on le voyait fréquemment jeter les yeux sur un crucifix qu'on lui avait attaché au pied de son lit et proférer doucement cette parole : AMEN. Ou bien, quand il ne pouvait pas la prononcer et que Madame la comtesse l'en faisait ressouvenir, comme il l'en avait priée, il le faisait par des oeillades amoureuses sur ce même crucifix.
Dans ce même écrit il est encore dit quelque unes de ses vertus.
LETTRE DE NOTRE MÈRE PRIEURE
Monsieur,
Je m'oubliais hier de vous dire que feu Monsieur le comte de Châteauvieux n'ayant pu recevoir, le dernier jour de sa vie, le Très Saint Sacrement en viatique, à cause d'un hoquet et vomissement continuels, il témoigna sa foi, son amour et son respect vers ce divin Mystère, disant qu'il aimait mieux se priver de la consolation de le recevoir que de profaner son Dieu.
Il a donné souventes fois des marques de cette vertu de foi et de respect, ne voulant jamais entrer dans le sanctuaire de notre église, quoiqu'il fût notre Fondateur, et donnant par là un exemple à tous les peuples, de sa retenue et du respect et vénération qu'on doit envers cet auguste Sacrement, n'en approchant pas témérairement, comme font plusieurs, qui par outrecuidance entrent jusqu'au pied des autels sans crainte et sans tremblement à l'aspect de ce redoutable Mystère.
On peut dire qu'il a signalé encore sa dévotion envers ce divin Sacrement par son assiduité incomparable, dont nous avons été les témoins oculaires, ne manquant jamais, s'il n'était malade, de lui venir rendre tous les Jeudis de l'année et Fêtes solennelles, où il est exposé dans notre église, les hommages et adorations avec une édification publique.
Quant à l'Institut de ce monastère, duquel ce bon Monsieur était Fondateur, il suffit de vous dire sommairement que l'unique motif qui lui a fait établir cet ouvrage est le désir de réparer, autant qu'il est au pouvoir de sa créature, les irrévérences, impiétés, sacrilèges et profanations qui se font incessamment contre l'honneur dû au Très Saint Sacrement de l'autel. Ce qui nous oblige, suivant le voeu qui en a été fait et qui a donné commencement à cette oeuvre, d'être jour et nuit en sa sainte présence, en qualité de ses victimes, lui faisant amende honorable pour tous les déshonneurs qu'il reçoit, [et] conti nuant toutes les autres actions de la journée dans ces mêmes motifs de religion vers Jésus-Christ anéanti dans ce divin Mystère.
J'ajoute que feu Monsieur le comte avait une affection si ardente pour cette oeuvre que, ne pouvant contenir son zèle pour cette seule maison, il souhaitait ardemment de la voir multipliée. On peut dire qu'il est mort dans ce désir, et qu'il témoignait une merveilleuse joie quand la divine Providence faisait quelque augmentation de biens et de sujets. Il semble qu'il ait laissé comme par succession ce même esprit aux personnes qui lui appartenaient, ayant hérité quelque chose du zèle qui l'animait vers la divine Eucharistie.
Durant sa dernière maladie dont il est mort, il élevait quasi incessamment ses yeux et son coeur sur l'image d'un crucifix qu'il avait fait mettre au pied de son lit, lui disant d'un coeur pénétré : « O mon Sauveur ! O mon Sauveur ! » réitérant par forme d'aspiration souventes fois ces deux mots avec un esprit de confiance et de retour à Jésus-Christ.
Lui ayant plusieurs fois demandé s'il désirait qu'on fit instance à Dieu pour obtenir sa santé, il a toujours dit que non, et qu'il préférait la volonté de Dieu à toutes choses, et même à sa propre vie ; mais qu'il suppliait ardemment qu'on pria Dieu qu'il n'entra point en jugement contre son serviteur. Il a dit plusieurs fois qu'il aimait mieux mourir plutôt que de continuer une vie qui ne glorifierait point Dieu. Une de ses plus grandes peines était de ne point pouvoir tenir son esprit élevé à Dieu incessamment.
Il n'a jamais manqué de faire faire les prières du soir à tous ses domestiques, même dans sa dernière maladie, voulant qu'elles se fissent dans sa chambre en sa présence, répondant aux Litanies et autres dévotions. Il y fut encore appliqué très dévotement la veille de sa mort.
Il proférait souventes fois, durant sa dernière maladie, ce mot mystérieux que les vieillards de l'Apocalypse prononçaient avec tant d'anéantissement : AMEN. Prétendant par ce beau mot consentir et acquiescer à tous les desseins de Dieu sur son âme, sur son être, et sur tout ce qui lui appartenait ; d'entrer en union à toutes les adorations, amour, foi, vertus, qui se pratiquent dans l'Eglise militante et triomphante.
Il s'unissait par ces paroles aux louanges qu'on donne par toute la terre au Très Saint Sacrement et à tous les actes de religion qui se font et qu'il est possible de faire par les hommes, les anges et les saints.
Il entrait en société avec tout ce que l'Eglise fait, souffre, pour Dieu, et par ce mot il consentait que Dieu l'anéantisse par la mort, qu'il fit de lui selon son bon plaisir, prétendant n'avoir point d'autre volonté que la sienne, à laquelle il s'immolait du meilleur de son coeur.
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Durant sa vie il avait grand soin que le pauvre, la veuve et l'orphelin ne fussent point oppressés étant sur ses terres. Il y apportait un soin si grand qu'il se fâchait contre Madame sa femme quand elle les faisait attendre et qu'elle ne les expédiait [recevait] pas promptement.
Il avait un talent particulier pour réconcilier les différends c'était son grand emploi —, et de solliciter pour les personnes qui étaient mal traitées en justice et qui manquaient de connaissance et d'appui.
Il ne manquait jamais d'entendre la sainte Messe tous les jours, s'il n'était alité par maladie. Ce bon Monsieur disait pendant sa vie, qu'il faisait son capital de la maison du Saint Sacrement, y ayant une parfaite confiance, disant toujours qu'il espérait obtenir son salut par les prières, pénitences et autres bonnes oeuvres que l'on faisait dans l'Institut du Saint Sacrement.
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Nous devons encore ajouter à ce qui vient d'être dit que ce bon seigneur avait un zèle si pur pour Dieu qu'il ne voulut jamais consentir qu'une soeur qu'il avait, de l'Ordre de St Benoit ; (laquelle ne vivant pas contente dans son monastère pour quelque cause très juste, désirait de se mettre en pension dans un autre monastère de l'Ordre), il ne voulut jamais, dis-je, consentir qu'elle vienne à celui-ci ; à cause qu'il voyait bien que notre Mère Prieure lui voudrait céder la supériorité à sa considération ; ou bien avoir des déférences pour elle, qu'il croyait pouvoir altérer la régularité de la maison. Si bien qu'il fut du tout impossible de le vaincre là-dessus. Il s'en trouve peu dans un si grand désintéressement !
Son heureuse mort donc, étant arrivée le 6ème de novembre 1662, à 7 heures du soir, à la soixante et onzième année de son âge, sa désolée veuve passa la nuit dans la maison ; pour donner air aux premiers mouvements de sa violente douleur, car cette mort l'avait tout à fait surprise et notre Mère Prieure avec les religieuses qui étaient avec elle n'eurent garde de la quitter dans ce déplorable état.
Mais dès le lendemain, à dix heures du matin, avant que le corps fut enlevé pour être porté en terre, elle voulut courageusement le devancer et venir elle-même s'ensevelir toute vivante dans la maison du Saint Sacrement où il devait être enterré, la choisissant pour sa demeure pour le reste de ses jours, sans avoir aucun égard en ce rencontre à ses intérêts temporels qui ne pouvaient que recevoir du préjudice de quitter ainsi sa maison dans une conjoncture de cette importance.
Comme cela notre Mère Prieure s'en revint emportant une double dépouille sur le monde, puisqu'elle amena avec elle la veuve pour se dédier à Dieu, après avoir mis le mari dans le ciel.
Et le jeudi, sur le soir, aux flambeaux, après que le corps eût demeuré exposé tout le jour à sa paroisse, il fut apporté céans avec une magnificence digne de sa qualité et du respect et amour que Madame sa femme avait pour lui, laquelle avait donné ordre qu'on n'épargna rien pour cela.
Et fut inhumé dans le caveau de sa chapelle qui est vis à vis de notre choeur ; et son coeur fut mis de notre côté, sous les pieds de la statue de la Ste Vierge où il repose à présent ; ce convoi ayant été suivi d'une harangue funèbre par un des premiers prédicateurs du temps.
Deux jours après, Madame la comtesse, sa veuve, voulant se consacrer à Dieu encore plus particulièrement qu'elle n'avait fait pendant la vie de Monsieur son mari, car il était assez malaisé — quelque détachement de coeur qu'elle s'étudia d'avoir — elle eut encore bien de l'attache à sa personne, qui la retenait de s'élever si purement au ciel, prononça ses voeux de Victime et d'obéissance à notre Révérende Mère [Prieure], auxquels elle ajouta celui de chasteté perpétuelle.
Et cela se passa de la même sorte, avec les mêmes cérémonies que la première fois, sinon qu'elle fut revêtue d'une façon d'Habit fort approchant du nôtre, lequel elle n'a pas quitté depuis, n'en étant différent qu'en ce qu'elle n'a pas de scapulaire, ni de bandeau, mais elle est voilée de deux voiles comme nous.
Nous disons que la cérémome de cette vêture se passa comme la première fois. Nous avons été contraintes de ranger ce petit évènement ici, afin d'unir vêture et profession.
Pour en revenir à notre nouvelle religieuse nous pouvons dire que si elle ne prononça pas lors de bouche le voeu de pauvreté avec les trois autres, elle l'avait par effet auparavant, en se dépouillant le même mois de son entrée parmi nous, d'une partie très considérable de ses biens, par le don qu'elle nous fit d'une somme de trente trois mille livres en deniers comptant ou contrats de constitution de rentes, (outre tout ce qu'elle nous avait déjà donné), remettant cette somme entre les mains de notre Révérende Mère [Prieure] pour être employée, non plus comme les autres, pour la maison de Paris, mais où elle se trouverait inspirée de l'appliquer, à l'augmentation de l'Institut de l'Adoration perpétuelle, suivant le premier mouvement qu'elle eût lorsqu'elle nous vint apporter ces 12.000 francs dont nous avons parlé ailleurs ; lui semblant — à ce qu'elle dit encore présent — que ce zèle ardent qu'elle avait au commencement pour notre établissement de Paris se trouvait changé et étendu, de sorte qu'elle ne pouvait plus du tout s'arrêter sur cette seule maison, mais était doucement forcée lui laisser prendre un plus grand essor, qui revenait toujours plus approchant aux desseins de la Congrégation, comme nous voyons bien à présent.
Et bientôt après qu'elle nous eût fait ce nouveau don, l'on nous demanda à Rouen pour y aller établir ; parce que Monsieur de Saint
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Vincent, père de notre Soeur Thérèse de Jésus, promettait de nous y aider aussi très considérablement.
Et il y avait lieu de croire que, joignant ce qu'il voulait donner aux 24.000 livres que l'on y destina, des 33.000 que Madame la comtesse venait de donner, cet établissement serait fort avantageux. Aussi travailla-t-on incessamment d'en obtenir les Lettres Patentes, et la Reine Mère, notre Protectrice nous les fit accorder les plus authentiques qui se puissent. Elles [sont] du mois de juillet 1663, qualifiant la maison qui s'allait faire de Fondation royale, pour qu'en suite elle put jouir de toutes exemptions, privilèges, immunités, honneurs et prérogatives qui sont attribuées à telles sortes de Fondations.
Et ces Lettres furent présentées au Parlement de Rouen, où nous eûmes d'abord les conclusions favorables de Messieurs les Gens du Roi, du mois de juillet 1664. La permission de Monseigneur l'Archevêque de la même ville ayant précédé : du 30ème mars 1663.
Ainsi notre Révérende Mère Prieure crut y devoir aller elle-même pour y mettre la dernière main et choisir une maison, l'affaire paraissant si proche de sa conclusion ; mais avec tout cela cette Fondation n'a pas réussi jusqu'ici, étant demeurée en cet état par un ordre de Providence dont nous ignorons encore la cause, car selon l'humain tout était parfaitement disposé et nous ne pouvions rien faire de mieux.
Aussitôt après cette fondation de Rouen, il en fut proposé une pour la ville de St Dié (6), en Lorraine, où Mad. L'Huillier, soeur de notre digne Mère, faisait sa demeure ordinaire, à cause que la plus grande partie de ses biens en sont tout autour ; et elle avait promis de donner pour cela des héritages considérables.
Là-dessus les Lettres Patentes de Son Altesse de Lorraine nous furent expédiées avec toutes les autres permissions et consentements nécessaires ; même, deux de nos religieuses y furent envoyées pour voir de près tous les accommodements qu'on y offrait, et examiner si ils seraient suffisants pour nos besoins.
Mais la mort de cette très vertueuse dame, arrivée là-dessus, rompit ce dessein.
Ce n'est pas que, depuis sa mort, Monsieur de Vienville son beau-fils n'ait offert de donner lui-même une seigneurie en toute justice, consistant en fort bon droit, de laquelle il envoya ici la donation signée pour montrer que son offre était bien effective et qu'il y avait plus que du compliment. Mais, la rudesse du lieu, — qui est dans les montagnes des Vosges —, et la considération de l'éloignement de tout commerce et de toutes commodités nous avait déjà assez dégoûtées, en sorte qu'il n'y avait que le seul respect de cette très bonne Dame défunte, unique soeur de notre très digne Mère,
qui nous balançât encore. Mais sa mort faisant cesser cette considération, nous n'y voulûmes plus penser.
Cependant cette Fondation, avec celle de Rouen, nous servirent d'entrée en cour de Rome pour demander l'érection de la Congrégation, car, bien que ces deux maisons ne fussent pas effectivement accomplies — en ce qu'il n'y avait point de religieuses actuellement résidentes sur les lieux ni qui eussent pris possession d'un monastère, — toutefois il ne laissait pas de sembler, par les contrats de Fondation et par les Lettres Patentes, que le tout était consommé ; et comme on espérait encore d'effectuer celle de Rouen, nous crûmes qu'il n'était que bon d'avancer cependant le plus que l'on pourrait l'affaire de la Congrégation à Rome, si bien que ces deux maisons, avec celle ici de Paris, faisaient nombre de trois, qui était requis pour commencer la Congrégation (7).
(6) Pièces concernant cette tentative d'établissement aux Archives du département des Vosges, Epinal, liasse : 40 H.
(7) En annexe XXVI : lettre à la Reine Anne d'Autriche, p. 323.
CINQUIÈME PARTIE
LES FONDATIONS
1663-1670
LES FONDATIONS. 1663-1670
REMARQUE
Nous allons voir le progrès de l'Institut en la fondation d'une maison dans la ville de Toul, en l'union et agrégation de celles de Remberviller, et de Notre Dame de la Consolation de Nancy, à notre même Institut, et enfin en l'érection de nos quatre maisons en corps de Congrégation, sous le titre de : l'Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l'autel, faite par la Bulle d'érection de Notre Saint Père le Pape, et précédée par celle d'un Légat Apostolique, par laquelle nos Constitutions, tant du Régime que de tout l'Ordre, sont approuvées ; le tout accompagné d'autres choses fort remarquables.
Et ce progrès si surprenant renouvelant nos admirations, nous fait dire que la figure que l'Ecriture Sainte propose de la grandeur à laquelle devait être élevée la Reine Esther, — de cette petite source qui devient un très grand fleuve, — ne convient guère moins bien au sujet que nous avons à traiter qu'à cette Reine, puisque notre Congrégation a été comme cela dans ses commencements : une très petite source, de laquelle aussi, à la suite, s'est ensuivi un succès assez considérable pour le comparer à un fleuve.
Car si, dans son origine, cette grande Reine n'était qu'une pauvre fille juive, amenée captive en Assyrie pendant les guerres qui désolaient sa nation, et, qu'en son progrès, elle devient la Reine du pays même où elle était en captivité, notre Congrégation pareillement, dans le sien, n'était qu'une troupe de cinq ou six pauvres religieuses étrangères du royaume, chassées aussi de leur pays par les malheurs des guerres, et réfugiées dans Paris, mais dans une sorte de refuge que nous pouvons bien nommer : captivité, eu égard à la dépendance dans laquelle la pauvreté extrême qui les accablait les tenait au respect de tout le monde. Et enfin, dans son progrès nous la voyons aussi s'accroître par l'établissement d'une maison très florissante dans cette même ville de Paris où ces réfugiées avaient vécu en si grand dénuement.
Et nous voyons encore que ces trois autres maisons que nous venons de nommer se sont unies et agrégées à elle pour former ce corps de Congrégation, avec cette circonstance considérable que,
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contre la nature des choses, ce fleuve a remonté contre sa source pour la grossir. ! Je veux dire que notre maison de Paris a donné l'Institut à celle de Remberviller, de laquelle elle tire sa première origine, puisqu'elle nous a donné l'Institutrice.
Et nous voyons aussi [que] cette Institutrice, qui nous a paru dans la première partie si dépourvue de biens, d'amis et de protection pour parvenir à quelque chose, a si avantageusement réussi qu'elle se trouve, en temps bien court auprès du progrès qu'elle a fait, avoir plusieurs maisons de son Institut sous sa conduite, être estimée des Souverains Pontifes, de leurs Légats, et de plusieurs Cardinaux, protégée et aidée avec empressement par des reines et des princesses souveraines, en sorte qu'il y a eu de l'émulation entre elles à qui lui rendrait service en cette affaire.
Et le tout s'est fait dans des conjonctures les plus contraires du monde à ce dessein : soit des rigoureux édits que le Roi a fait publier contre les Corps Religieux pour en empêcher la multiplication et l'augmentation, soit encore, qu'outre les premières guerres qui nous ont amené en France cette digne Mère, et comme cela se peut dire : avoir produit l'Institut, c'est qu'elle ne fut pas plus tôt partie de Paris cette dernière fois pour Nancy, tout étant en bonne paix lors de son départ, que le Roi déclara la guerre à Son Altesse de Lorraine pour lui faire mettre bas les armes qu'il avait prises contre le Palatin du Rhin.
Mais tout cela se vit pacifié d'une manière qu'il semblât que la divine Majesté n'avait pris plaisir de permettre tous ces troubles, que pour faire de nouveau triompher son Sacrement de toutes les puissances du monde et de l'enfer, après les avoir tant de fois terrassées depuis qu'elles s'étaient opposées à la naissance de l'Institut, ayant en tout cela procédé par des moyens ou des temps les plus contraires aux temps et aux moyens communs et ordinaires du monde, afin de confondre la prudence humaine, et par là, faire connaître que c'est ici véritablement son oeuvre.
Mais si nous voyons à cette digne Mère de l'éclat dans ce Royaume, nous ne lui en verrons pas moins en Lorraine, son pays natal, d'où elle est appelée pour rétablir le premier et plus considérable monastère de filles de cet Etat, dans la ville capitale du pays. C'est l'Abbaye Notre Dame de la Consolation, de Nancy, qui, dans ses commencements était accompagnée d'une grande splendeur, parce que c'était Madame Catherine de Lorraine, Abbesse de Remiremont, tante de Son Altesse de Lorraine (1), qui l'avait fondée et y faisait sa demeure ; que nous pouvons dire avec vérité que les religieuses de notre monastère de Remberviller eussent à peine osé se mêler avec elles ! Du moins eussent-elles reçu pour un honneur tout à fait grand d'être seulement regardées de cette princesse Abbesse.
(1) Mme Douairière Duchesse d'Orléans était Altesse Royale par son mariage avec Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII. Soeur du Duc Charles IV de Lorraine, elle était la nièce de Mme Catherine de Lorraine.
Cependant, de cette maison de Remberviller est sortie cette petite religieuse — petite, eu égard à la grandeur de celle à qui elle va succéder —, par laquelle l'ouvrage d'une si illustre princesse est redressé. Ainsi, ce que la grandeur et la puissance mondaine n'a pu achever, la petitesse et la faiblesse le vont faire. Et pourquoi ? Parce que Dieu [agit] particulièrement avec les petits et triomphe de la fastueuse grandeur du monde par l'infirmité.
Et pour signaler de tous points cet emploi, c'est Son Altesse Royale Madame Douairière, soeur de ce duc et nièce de cette illustre Abbesse qui l'y envoie, et c'est ce même Prince souverain du pays qui l'y appelle ; et regardant l'un et l'autre comme une grâce qu'elle ait voulu y aller, après plusieurs années qu'ils l'en ont sollicitée sans qu'elle ait pensé s'y résoudre, tant elle a de répugnance à l'élévation et à paraître dans le monde.
Mais à la fin elle y va, de façon que nous la verrons retourner dans sa patrie d'une manière bien différente de celle dont elle en sortit la première fois pour s'envenir à St Mihiel ; puisqu'alors [nulle] âme du monde ne s'aperçut de sa sortie, tant elle était inconnue et cachée par la mauvaise fortune ; et qu'à présent il n'est pas depuis le Souverain jusqu'au moindre de ses sujets qui ne sache son retour, tant il fait de bruit et reçoit d'applaudissements.
Que faut-il dire à cela ? Sinon que ce sont de ces sortes de renversements qui n'appartiennent qu'à la dextre du Très Haut, qui dépose quand il lui plait les puissances de leurs sièges pour y établir les humbles ; qui élève les pauvres de la poussière pour les faire asseoir avec les princes, et qui détruit les choses qui sont, par celles qui ne sont point ; ce qui ne peut convenir qu'à un Dieu.
Mais nous ferons mieux d'entrer en matière par le récit des choses, que de tenir davantage le lecteur sur ce discours, parce qu'il lui sera bien plus agréable de voir les évènements que nous lui promettons, que de s'arrêter si longtemps sur la vue de l'échantillon que nous lui en montrons ici.
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MÉMOIRE DE LA NAISSANCE DE L'INSTITUT
DE L'ADORATION PERPÉTUELLE
DU TRÈS ST SACREMENT DE L'AUTEL,
ET DE L'ÉTABLISSEMENT
DE LA MAISON DANS LA VILLE DE TOUL -1664-
Depuis que l'établissement de Paris fut fait, notre Révérende Mère Supérieure ne songea plus qu'au moyen de le maintenir. Et pour cela elle vit bien qu'il n'y avait rien de meilleur que d'en faire d'autres maisons qui s'agrégeassent à celle-ci ; car elle jugeait assez qu'il était à craindre que les monastères n'étant pas unis, et n'agissant pas d'intelligence, il dépendrait absolument d'une Supérieure de maintenir l'Adoration perpétuelle ; et que, s'il en venait quelqu'une moins fervente elle ne laissât éteindre cette dévotion, à cause de la sujétion qu'il y a, qui demande une ferveur qui ne soit pas commune. Mais que s'il y avait plusieurs maisons congrégées, il ne se trouverait pas de Supérieure qui osât rien altérer, ou du moins, y pourrait-on remédier bientôt, en la changeant et mettant une autre à la place, outre [que] en plusieurs, il serait moralement impossible qu'il n'y eût toujours quelque religieuse de l'Institut en adoration devant le Saint Sacrement, en sorte que la fin pour laquelle l'Institut a été fait ne manquerait jamais d'avoir son accomplissement.
Toutefois elle ne s'en déclarait à personne, ayant porté plus de 2 ans devant Dieu cette pensée, attendant toujours, à son ordinaire, que la Providence lui ouvrit les moyens d'en parler et de connaître si c'était sa volonté, pour ne rien faire par son propre esprit.
A la fin Dieu permit que le Révérend Père Dom Ignace Philibert (2), un vrai saint, Prieur de l'Abbaye Saint Germain, la fut voir un jour, plein des mêmes pensées pour les lui communiquer, — ce fut en 1662 —, ignorant jusque là ce qui se passait en elle, et l'ayant appris de sa bouche avec bien du plaisir.
(2) Lorrain, né à Hermeville, diocèse de Verdun en 1602. Il fit profession au monastère de Saint-Vanne le 13 avril 1621. Il est maître des Novices, puis Grand Prieur. En 1630, il est envoyé à Saint-Martin-des-Champs de Paris de l'Ordre de Cluny poury mettre la réforme. Nommé abbé de Saint-Vincent du Mans, puis Prieur de Saint-Denis de 1651 à 1657, enfin de Saint-Germain-des-Prés en 1660 et 1663. Il meurt le let septembre 1667. Dom Martène dit qui« il fut l'un des plus grands supérieurs de la Congrégation et auquel il n'a manqué que d'être français pour devenir général ». Dom Martène, La Vie des Justes, édité par Dom Heurtebise, 1924, t. I, p. 113 et suiv. — Dom Martène, Histoire de la Congrégation de Saint-Maur, op. cit.
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D'autre part il se rencontrait que Madame la comtesse de Château-vieux, notre Fondatrice, était allée, 7 ou 8 mois auparavant, porter à notre Révérende Mère Prieure une somme de 12.000 livres pour employer comme il lui plairait à l'augmentation de la gloire du St Sacrement ; témoignant néanmoins qu'elle serait bien aise que ce fut pour commencer une nouvelle maison hors Paris, car Dieu lui donnait déjà un certain instinct, fort rapportant, aux pensées de notre digne Mère, — sans qu'elle eût rien connu non plus de ce qui se passait dans son esprit —, d'où venait qu'au lieu d'avoir, comme auparavant, tout son zèle et son ardeur arrêtés sur cette première maison, en façon que, qui eût prétendu lors, de lui proposer autre chose il n'aurait pas été le bienvenu, son coeur se trouvait plus élargi, et lui faisait déjà embrasser en esprit avec cette maison plusieurs autres qu'elle voyait qui se pourraient faire. Et là-dessus, notre Révérende Mère et toute la communauté de Paris avait passé avec elle des articles qui tendaient, dès lors, comme l'on verra, à faire une Congrégation ; et cette dame leur avait dès ce temps-là compté et délivré cette somme de 12.000 livres.
Si bien que ces deux évènements si considérables et si imprévus touchèrent grandement notre digne Mère, ne lui laissant plus lieu de douter que c'était la volonté de Dieu qu'elle travaillât à cette oeuvre, puisqu'il s'en expliquait si clairement et même efficacement au spirituel et au temporel, et par des voies si légitimes puisque c'était par la bouche du Supérieur. Aussi elle pria ce bon Père, à la seconde visite qu'elle en reçut, qu'il voulut donc s'appliquer à lui aider en cette entreprise, et qu'à cet effet il lui plût d'assembler assez bon nombre de Docteurs et gens d'expérience pour, avec lui, digérer la chose à loisir et lui prescrire comme elle aurait à s'y conduire.
Il le fit, en ayant assemblé jusqu'à douze, lui compris, tous gens de mérite, d'expérience et piété, entre lesquels nous nommerons : le Très Révérend Père Dom Audebert (3), général de la Congrégation, le Révérend Père Brachet (4), son compagnon, Monsieur l'abbé de
(3) Né à Bellac dans le Limousin en 1600, il entra tout jeune dans la congrégation de Saint-Maur et fit profession à 20 ans, en 1620, au monastère de Nouaillé. Après avoir rempli de nombreuses charges en divers monastères, il est nommé en 1645 prieur de Saint-Denys ; en 1648 assistant du très révérend père général Dom Jean Harel, en 1654 prieur de Saint-Germain-des-Prés, en 1660 général de la congrégation, charge qu'il exerça onze ans. Il encouragea Dom Claude Martin (le fils de la Vénérable Marie-de-l'Incarnation, l'Ursuline de Québec) à écrire des méditations sur les dimanches et fêtes, ainsi qu'une « Pratique de la Règle de saint Benoît ». Homme de pénitence et d'oraison, c'était aussi un homme de gouvernement. Presque aveugle, il fut déchargé de la direction de sa congrégation en 1672, mais demeura à Saint-Germain-des-Prés à la demande de son successeur Dom Marsolles qui appréciait beaucoup ses conseils. C'est là qu'il est mort le 29 août 1675. — Dom Martène, op. cit., t. II, p. 16 et suiv.
(4) Né en 1608, originaire d'une grande famille d'Orléans, il entra à 12 ans à Saint-Benoit-sur-Loire. Le monastère était alors si relâché que le jeune homme décide de solliciter son admission dans la congrégation de Saint-Maur. Il fait profession le 6 juin 1627 au monastère de Saint-Faron. Jusqu'en 1639 il enseigne les jeunes novices en plusieurs maisons. En 1639, il est prieur de Saint-Germain-des-Prés, malgré son jeune âge : 30 ans. Très apprécié non seulement de sa
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Prierez (5), général de la Congrégation réformée de Citeaux que l'on nomme : les abstinents, un des premiers et des plus excellents hommes du siècle en toutes sortes d'affaires, mais surtout en celles-là. Pour les autres nous n'en n'avons pas retenu les noms.
Et ce bon Père Ignace leur ayant exposé ce de quoi il s'agissait, avec les raisons que nous venons de toucher, et plusieurs autres encore qu'il ajouta, tous unanimement furent de ce même avis, qu'il fallait sans hésiter travailler à ce dessein, et qu'il ne se pouvait rien faire de mieux. Que cela était même tellement nécessaire, qu'à moins que la chose réussit, il ne fallait point du tout attendre que notre Institut subsistât.
La question fut, après cela, qui est-[ce] qui dresserait les Statuts de cette nouvelle Congrégation ? Notre Révérende Mère eût beau s'en défendre, elle ne put éviter qu'il ne lui fut commandé d'y travailler, sous la censure de Dom Ignace.
Mais ce ne fut pourtant pas par où elle commença, car ce qu'il y avait de plus pressant était de faire de nouvelles maisons, parce que les Messieurs de cette assemblée avaient trouvé qu'il n'y avait pas d'apparence de rien demander à Rome que nous n'eussions du moins trois maisons, et que jamais, sur une unité, on n'accorderait des Bulles de Congrégation. C'est à quoi donc elle s'appliqua, toutefois à sa manière ordinaire, c'est à dire attendant d'en voir, dans la rencontre des évènements, les ordres de la divine Providence.
Il lui en arriva bientôt un qui lui fit une grande ouverture à ce dessein, ce fut la mort de Monsieur le comte, Fondateur du monastère de Paris, parce que sa pieuse veuve s'étant retirée avec les religieuses pour le reste de ses jours, y porta assez de biens pour entreprendre une maison plus considérable qu'elles n'eussent pu faire avec ces premières douze mille livres.
congrégation, mais aussi du Roi et du Parlement, il est plusieurs fois chargé par la Cour de régler des contestations entre communautés. Les évêques et abbés désireux d'établir la réforme en leurs monastères s'adressent à lui. Il parvient avec succès à réformer ainsi 60 maisons. Il avait même l'estime de son abbé commendataire M. de Metz qui voulait en faire son coadjuteur, il refusa. En 1645, il est élu assistant du très révérend père Dom Grégoire Tarisse. Elu général de la congrégation en 1681 et réélu en 1683. Il meurt le 7 janvier 1687. Dom Martène, op. cit., t. II, p. 94 et suiv.
(5) Prière, commune de Billiers, canton d'Auzillac, arrondissement de Vannes, Morbihan. L'abbé en était Jean VI (Jouand) élu en 1631, décédé le 2 juin 1673. Conseiller de Mazarin qui l'avait chargé de promouvoir la réforme de Cluny, il s'employa à cette tâche avec Dom Ignace Philibert, Dom Placide Roussel et Dom Thimothée Bourgeois qui était à l'époque de cette nomination prieur de l'abbaye de Saint-Wandrille (Seine-Maritime). De 1656 à 1667, l'abbé de Priez et les trois prieurs nommés s'efforcèrent d'établir la réforme, de faire des constitutions et d'unir Cluny à la congrégation de Saint-Maur selon le désir de Mazarin qui était abbé commendataire de Cluny, mais ils ne purent y parvenir. Gallia Christiana, t. XIV, col. 967. — Dom Martène, Histoire, op. cit., Ligugé 1930.
ARTICLE
Nous : Soeur Mectilde du St Sacrement, Prieure, Bernardine de la Conception, Sous-Prieure, Anne de Ste Magdelaine, Marie de Jésus, Anne de la Présentation, Marie du St Enfant Jésus, Marie de St Joseph, Marie de St Benoit, Magdelaine de Ste Gertrude, Mectilde de la Croix, Marie Hostie du St Sacrement, et Anne Victime de Jésus, étant toutes assemblées capitulairement, au son de la cloche, à la manière accoutumée, pour entendre les propositions à nous faites par Madame la comtesse de Châteauvieux, notre digne Fondatrice, disant que Dieu lui ayant donné un ardent désir de le faire honorer dans [la] divine Eucharistie, pour réparer, selon le pouvoir de la créature, les outrages qu'il y reçoit par les impies, elle aurait reçu un mouvement très particulier de contribuer à un second établissement, du même Institut que celui de ce monastère, où l'on pratiquerait les mêmes devoirs vers le Très Saint Sacrement de l'autel, hors la ville et fauxbourg de Paris, et pour cet effet, ladite dame prie vouloir accepter la somme de 12.000 livres, payables dès à présent, aux charges et conditions suivantes :
Premièrement : que la Mère Prieure et toute la communauté consentent et acceptent l'union de ce nouveau monastère, et tous autres qu'il plaira à Dieu établir du même Institut, et où les mêmes Constitutions seront observées.
Et comme il a plu à Notre Seigneur se glorifier en celui-ci lui donnant les prémices de grâce et en faire comme la source des autres, l'on désire que les susdits monastères qui en proviendront et qui seront désormais établis, y demeureront étroitement liés et unis, s'entre-soulageant les uns les autres, tant pour les Supérieures qu'autres Officières, pour les bonnes conduites s'ils en ont besoin, pour les conserver et maintenir dans la force et vigueur de leurs observances.
Deuxième : que, dans le dit monastère, on y recevra à perpétuité une pauvre fille, damoiselle ou autre, de bonne vocation, qui sera comme une victime immolée au Très Saint Sacrement de l'autel en réparation des irrévérences et autres manquements de devoirs, commis par la dite dame, ses ancêtres et sa famille ; et la dite fille venant à décéder, une autre lui succédera, et ainsi pour toujours se succèderont l'une l'autre, la place ne restant vide que le temps nécessaire pour trouver un sujet capable de la dignement remplir.
Troisième : que le monastère du Saint Sacrement de Paris se chargera de la dite somme de 12.000 livres pour employer en fond ou rente, avec déclaration pour la sûreté des dits deniers, desquels le
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monastère sera responsable et garant, et sera tenu de fournir la dite somme toutefois et quand la Révérende Mère Prieure et son Conseil le requerrons lorsqu'elles auront choisi un lieu dans quelque bonne ville, sans exception des Provinces, pour faire commodément à petits frais le dit établissement ; ou, si elle aime mieux pour la sûreté des deniers, en payer seulement la rente, en attendant que l'on voie si le dit établissement réussira.
Quatrième : que la rente des dites 12.000 livres sera employée tous les ans, en attendant le dit établissement proposé, savoir 500 livres pour la subsistance et entretien de la dite victime, que le monastère du Saint Sacrement de Paris sera obligé de prendre dès à présent, et d'en avoir toujours une jusqu'au dit établissement. Lequel ayant son effet, le dit monastère de Paris s'en déchargera et en chargera le nouveau.
Et le surplus de la dite rente sera employé pour faire la Cène le Jeudi Saint, et contribuer à l'aumône des Jeudis, comme il est dit et porté par la Fondation du 24 de février 1661, dont la dite dame sera déchargée jusqu'au dit établissement proposé, lequel ayant son effet, la dite dame donnera sa vie durant tous les ans la somme de 100 livres.
Cinquième : que le dit établissement proposé ne pourra se faire que lorsque ce monastère [sera] en état de se priver de cette somme de 12.000 livres sans incommoder la communauté, car en ce cas il faudrait différer le dit établissement ; et, lorsqu'il aura son effet le dit monastère du Saint Sacrement de Paris ayant fourni la dite somme il demeurera déchargé de toutes les choses et conditions qui le pourraient charger, à la réserve de l'union.
Sixième : que le dit établissement ne se pourra faire que par l'ordre, le choix et l'entremise de la Mère Mectilde du St Sacrement, à présent Prieure de ce monastère, lorsque Notre Seigneur lui en donnera le mouvement et que la Providence lui en fournira l'occasion. La dite Dame comtesse lui en laisse entièrement le pouvoir, la priant même très instamment d'en vouloir prendre le soin et d'y vaquer pour la décharge de sa conscience ; et, en cas que le dit établissement ne se fasse point du vivant de la dite Mère Prieure, celle qui sera élevée Prieure après sa mort, assistée de son Conseil, en prendra le soin.
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Nous : Prieure et religieuses du dit couvent, ayant mis l'affaire en délibération, et voyant que ma dite Dame comtesse n'a d'autre motif en ses prétentions que de faire adorer, connaître et aimer, autant qu'elle peut, l'auguste Sacrement de l'autel, et que ce zèle dont elle est animée la porterait — s'il était à son possible — à faire un nombre considérable de monastères consacrés à la gloire et adoration perpétuelle de ce Mystère d'amour. Autant qu'il sera de notre pouvoir de le faire honorer, et pour comble d'une éternelle mémoire la piété et singulière dévotion de ma dite Dame, nous avons toutes, d'un commun consentement, agréé, accepté, agréons et acceptons la dite Fondation, aux conditions et charges que dessus.
Le tout sous le bon plaisir du Révérend Père Prieur de l'Abbaye de St Germain des Prés, Vicaire général de Monseigneur Henry de Bourbon, Abbé commendataire de la dite Abbaye. En foi de quoi nous avons signé le présent acte, à notre dit monastère du Très Saint Sacrement, le premier jour de mars de l'année 1661.
Signé : Sr Mectilde du St Sacrement, Prieure, Sr Bernardine de la Conception, Sous-Prieure, Sr Anne de Ste Magdelaine, Sr M. de J., Sr Anne de la Présentation, Sr M. du St Enft J., Sr M. de St Joseph, Sr M. de St Benoist, Sr M. de Ste G., Sr Mectilde de la Croix, Sr M. Hostie du St St, Sr M. Victi. de J., et Marie de la Guesle.
Nous, Frère Ignace Philbert, humble Prieur de l'Abbaye de St Germain des prés, dépendant immédiatement du Saint Siège, et grand Vicaire d'icelle, ayant vu, lu et examiné l'acte capitulaire écrit ci-dessus, et de l'autre part à nous présenté dans l'acte de la Visite par la Supérieure et [les] religieuses du Saint Sacrement, sis dans notre faubourg et ressort de notre juridiction spirituelle, pour être de nous approuvé, l'avons lu et approuvé, louons et approuvons, en tant qu'à nous appartient, pour être exécuté selon sa forme et teneur ; et néanmoins ne pourra la dite Supérieure, celles qui lui succéderons dans sa charge de Supérieure du dit monastère, traiter d'aucun établissement, en quelque lieu que ce soit, y envoyer aucune religieuse, ni y faire aucun transport des deniers du monastère du Saint Sacrement de notre dit faubourg, sans en avoir premièrement communiqué avec nous, ou nos successeurs grand'vicaires, et en avoir obtenu notre consentement par écrit.
Fait le 10ème jour de mars 1661.
Signé : F. Ignace Philbert, humble prieur et v.g. (avec paraphe).
Notre très digne Mère Prieure ayant jeté les yeux sur la ville de Toul (6), fort voisine de la Lorraine pour faire la première maison qui se pouvait entreprendre, par bien des considérations, dont l'une était la proximité de Toul à Paris et à Remberviller ; car nous espérions déjà que nos Mères de Remberviller recevraient l'Institut de l'Adoration perpétuelle, et s'uniraient à la Congrégation, — comme elles ont fait depuis —, si bien que la chose fut arrêtée que l'on y travaillerait incessamment, et qu'on y appliquerait 10.000 écus des
(6) L'histoire de la fondation du monastère de Toul sera rapportée avec les lettres que mère Mectilde écrivit aux religieuses de ce monastère qui fut l'un des plus florissants de notre institut.
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sommes que notre libérale comtesse avait données pour des nouveaux établissements, savoir : les 4.000 écus que nous avons vus ci-devant, pour raisons desquels nous avons rapporté les premiers articles ci-dessus ; 7.000 livres, prises sur les 24.000 qui avaient été destinées pour la fondation de Rouen qui n'avait pas réussi ; et 11.000 livres que cette pieuse Dame donna en deniers comptants. Comme du tout il appert par les contrats de fondation, faisant le tout la somme de 30.000 livres.
Et, pour le paiement de partie de cette somme, nous cédâmes des contrats de constitution de rentes au profit de ce nouvel établissement, parce que nous avions touché les deniers que Madame la comtesse avait destiné à cet emploi.
Il fut arrêté que, comme ces sommes procédaient de sa libéralité, elle serait reconnue pour Fondatrice de cette nouvelle maison, et que le tout se ferait aux conditions portées par les articles ; qu'elle demeurerait ume à celle de Paris, et au Corps de notre Congrégation.
DE L'ORIGINE DU MONASTÈRE
DE NOTRE DAME DE LA CONCEPTION
DE LA VILLE DE REMBERVILLER, DIOCÈSE DE TOUL,
ET DE SON UNION
A LA CONGRÉGATION DU SAINT SACREMENT
Ce monastère se doit regarder comme un riche rejeton de ce grand et fructueux arbre : la très ancienne et très célèbre Abbaye de St Maur de Verdun.
Nos Pères de St Nicolas, de la Congrégation St Vanne, jaloux que la Lorraine fut le seul pays privé de l'avantage d'avoir des religieuses de St Benoit, s'adressant à cette Abbaye pour aller faire un établissement dans la même ville de St Nicolas ; en suite de quoi ils obtinrent leur demande, et deux religieuses professes y furent envoyées pour cet effet, qui furent : Mesdames Eufraise du Hautoy (7) et Barbe de
(7) Les princes de Salm sont issus d'une ancienne maison princière d'Allemagne qui remonte au Ix. siècle. En 1040, les états du prince furent partagés entre ses deux fils : la branche aînée, Ober Salm qui avait juridiction sur le Haut-Salm dans les Vosges aux frontières de l'Alsace et de la Lorraine et pour ville principale Senones ; la branche cadette, comté de Nieder-Salm ou BasSalm (qui devinrent les ducs de Limbourg) était situé sur les frontières des provinces de Liège et du Luxembourg avec la ville de Salm ou Vielsalm, dans les Ardennes Belges pour chef-lieu. Les mères du Hautoy et de Hulce sont originaires de la branche aînée. Bouillet, op. cit. — Archives de Meurthe-et-Moselle, H 2414, fol. 44-56.
Hulce (8), qui étaient de très grande vertu, de très grande maison : appartenant d'alliance aux princes de Salm et à plusieurs grands de Lorraine et d'Allemagne.
Elles vinrent donc à St Nicolas et s'y établirent avec un succès autant heureux qu'elles le pouvaient souhaiter, car leur sainte vie et l'appui de nos Pères leur attirèrent bientôt plusieurs bons sujets qui leur apportèrent du bien ; en sorte qu'au bout de quatre ans elles se trouvèrent en état d'écouter la proposition qui leur fut faite, d'aller faire un autre établissement dans la ville de Remberviller, qui n'est qu'à sept lieues de St Nicolas.
Les principaux du lieu les en sollicitaient pressamment, si bien que la Mère Eufraise s'y transporta, accompagnée de trois professes de St Nicolas, et y fut reçue avec un applaudissement d'autant plus général qu'il n'y avait point d'autres religieuses qu'elles seulement.
La ville ajouta cette condition à leur réception, qu'elles tiendraient une espèce d'école pour l'instruction des jeunes filles, de sorte que, comme elles acceptèrent cette condition, elles furent reçues sans difficultés le 29 mars 1629.
Et dix jours ne se passèrent point qu'il ne s'y présenta aussi plusieurs filles à l'Habit, dont celle qui paraissait la plus [apte] était notre Mère Bernardine de la Conception, de laquelle nous avons parlé ci-devant et en parlerons encore. Aussi fut-elle la première admise au voile blanc et ensuite à la profession, étant âgée de 23 ans. Mais comme elles n'avaient encore point d'église dans la ville à sa vêture, elles furent contraintes de faire la cérémome dans l'église paroissiale du lieu, et la chose se fit en la forme que nous allons mettre.
La prétendante fut conduite en cette église par ses parents et par les principaux de la ville qui la suivaient. Devant elle, marchaient quantité de jeunes filles de bon lieu, bien parées, portant la croix, la couronne d'épines, et les Habits de religion dans des bassins d'argent, marchant deux à deux, modestement, en bel ordre.
Comme ils furent arrivés dans l'église, les religieuses qui les y étaient allées attendre, entonnèrent le Veni Creator, et ensuite chantèrent la grand'Messe qui fut célébrée par le curé du lieu, après laquelle le Père Gardien des Capucins de ce lieu-là prêcha.
Et après le sermon fini, la fille fut voilée avec les cérémonies ordinaires, en présence d'un si grand concours et affluence de monde qui accourait de toute part, n'ayant jamais vu une chose pareille, qu'on eut bien de la peine d'en venir à bout.
Après la cérémome faite et le « Pange lingua » chanté, le même curé prit le Saint Sacrement dans le soleil, et conduisit processionnellement les religieuses en leur nouveau monastère, pour les en mettre
(8) Barbe de Hulce de Villaune, on trouve trois abbesses portant ce nom à l'abbaye de Verdun : la première en 1631-1634 ; la deuxième, 1637-1640 ; la troisième, 1643-1648. Ce doit être la même réélue pour des triennats successifs.
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en possession. La Novice marchant seule la première après le Très Saint Sacrement, ayant le crucifix à la main et la couronne d'épines sur la tête ; et après elle, allaient deux à deux [les] jeunes demoiselles, les religieuses, ayant chacune un cierge blanc à la main ; et plusieurs dames et demoiselles avec un nombre infini de peuple terminaient la procession, qui alla ainsi jusqu'à leur chapelle, où, quand la Bénédiction fut donnée, le Saint Sacrement leur fut laissé dans leur tabernacle ; et la procession s'en retourna comme elle était venue, sinon que les religieuses demeurèrent dans leur clôture et ne retournèrent plus à l'église. Et tout le monde resta grandement content et édifié de ce nouvel établissement.
Mais trois mois après cela la Mère Eufraise du Hautoy fut contrainte de s'en retourner à son monastère de St Nicolas avec une de celles qu'elle avait amenées, laissant dans ce nouveau monastère qui fut nommé : de la Conception Notre Dame, la Mère Barbe de Hulce pour Prieure, qu'elle avait fait venir exprès de St Nicolas.
Et celle-ci y demeura plus de deux ans pendant lesquels elle reçut aussi à l'Habit plusieurs Filles ; mais comme c'était une personne d'un rare mérite elle ne tarda pas d'être rappelée par les religieuses de l'Abbaye de St Maur, son premier monastère, et laissa en partant un regret extrême de sa perte à cette communauté naissante, qui se trouva obligée par ce moyen de procéder à l'élection d'une autre Prieure, sous le bon plaisir de l'Evêque diocésain qui était Monseigneur de Sity [Charles Chrétien de Gournay].
Ainsi, au mois de novembre 1631, fut élue la Mère Dorothée, professe de St Nicolas, laquelle était si profondément humble qu'elle mourut un mois après son élection, de douleur de se voir élevée à cette charge tant elle s'en estimait indigne.
Et Mère Agnès, professe du même monastère St Nicolas, et venue aussi à cet établissement lui succéda par le suffrage de toutes et gouverna la maison jusqu'à 1637, qu'elle s'en retourna aussi à son couvent ; de façon qu'il n'y resta plus du tout des Mères de St Nicolas qui étaient venues les établir ; et par ce moyen les religieuses se virent obligées d'en choisir une d'entre elles pour les gouverner.
Ce fut notre Mère Bernardine (9), première Novice, première Pro-
(9) L'abbaye de Rambervillers avait été fondée en 1625 par Barbe de Hulces et Euphrasie du Hautoy. Formées toutes deux à l'abbaye de Saint-Maur au diocèse de Verdun et parties à Rambervillers sur la demande des Bénédictines de Saint-Nicolas, à 2 lieues de Nancy, de la réforme de Saint-Vanne. Dix jours après l'arrivée des deux fondatrices, une postulante se présentait : Mlle Gromaire qui sera mère Bernardine de la Conception. Formée aux plus pures traditions vannistes, mère Bernardine qui recevra mère Mectilde en qualité de prieure en 1640, restera prieure du monastère jusqu'à l'élection de mère Benoite de la Passion de Brem en cette charge, le 31 aout 1653. Mère Bernardine sera la fidèle compagne et le bras droit de mère Mectilde jusqu'à sa mort : comme sous-prieure de sa maison, puis comme prieure de la jeune fondation de Toul, en 1669, elle passe quelque temps à Nancy pour préparer l'union de l'abbaye de Notre-Dame de Consolation avec notre institut ; puis au second monastère parisien rue Saint-Marc en 1674 et ensuite rue Saint-Louis. En 1685, elle
fesse de la maison, qui fut encore première Prieure de ce monastère de celles du plant du lieu, celles qui l'avaient précédé en cette charge en étant étrangères et passagères.
Et bien valut à celle-ci de se trouver douée de courage et d'entendement, car elle prit les rênes du gouvernement dans un temps où le couvent se voyait déjà dans la décadence, par le désordre des guerres qui avaient commencé de s'allumer tout à l'entour de ce lieu dès l'année de son noviciat, c'est à dire en 1629, premièrement par les troupes de l'empereur, commandées par le général Mercy — qui vinrent ravager tout l'évêché de Metz —, puisque les troupes du Roi, qui bien qu'elles vinssent comme amies dans cet évêché et dans Remberviller ne laissèrent pas de les rencontrer ; et y demeurèrent jusqu'à 1631, que le duc de Lorraine vint aussi assiéger cette pauvre ville qui n'est pas de ses Etats, avec une armée de 30.000 hommes, commandés par Jean du Vert, Gassion et Picolomini (10), et le même Mercy, cette armée étant composée de plusieurs nations étrangères qui avaient été envoyées par leurs Princes comme troupes auxiliaires [à] l'Empereur.
Et ce siège dura onze jours, où, après avoir souffert le canon et les assauts, la ville se rendit à composition le jour de la St Laurent, 10ème d'août 1634. En suite de quoi l'armée demeura campée tout autour près de trois mois, et les officiers logés dedans.
Mais la composition n'empêcha pas qu'on ne rendit bientôt du déplaisir aux habitants (11), — sinon en leurs femmes et filles, desquelles l'honneur fut soigneusement conservé —, du moins en leurs biens, les mettant sans quartier à une rançon de 200.000 francs, pour laquelle payer, les principaux leur baillaient leur vaisselle d'argent, dont ils étaient tous bien fournis en ce temps-là, et étaient contraints de la leur laisser à bas prix parce qu'ils étaient les maîtres.
Puis les Lorrains en furent chassés par les troupes du duc Bernard de Vaymard, lui-même y étant en personne, qui enchérirent sur
retourne rue Cassette. A partir de 1692 on ne trouve plus de mention de son nom, on peut supposer qu'elle est morte un peu avant mère Mectilde qui eut encore ce sacrifice, bien dur à son coeur, à offrir sur la fin de sa vie.
(10) Généraux des armées qui assiègent Rambervillers, alliés du duc de Lorraine. Gassion : fils de Jacques de Gassion (ancienne maison de Béarn) et de Marie d'Esclaux, il est né à Pau le 20 août 1609. Il va en Allemagne où Gustave-Adolphe de Suède lui confie le commandement de la compagme destinée à sa personne. C'était un admirable soldat, mais un chef d'armée très dur qui réprime cruellement la révolte justifiée des populations de l'Avrenchin (les Nu-Pieds). A la mort de Gustave-Adolphe 1632, Gassion retourne en France avec son régiment et rejoint l'armée du maréchal de La Force en Lorraine où il sème la terreur. Il est de tous les combats : Charmes, Neufchâteau, Bayon, Saint-Nicolas. Blessé à Thionville, il reçoit le bâton de maréchal de France la même année 1643. Blessé au siège de Lens il meurt huit jours après à Arras le 2 octobre 1647. Il est enterré au temple protestant de Charenton. La Chenaye, Dict. de la Noblesse, t. IX, col. 22-24. — Vie par l'Abbé de Pure. P. Anselme, op. cit. Piccolomini : né à Sienne en 1599. Mort à Vienne en 1656. Général de l'armée impériale pendant la guerre de Trente ans, commande une armée à Lutzen-Nordlingen. L'Empereur le fait Prince d'Empire. Dezobry, Dict. Géograp. et Hist., Delagrave 1876.
(11) Lire : bien que la ville se soit rendue cela n'empêcha pas.
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toutes autres en cruauté, faisant souffrir à ces pauvres habitants des tortures inouïes pour leur faire déclarer les caches dans lesquelles ils avaient sauvé le reste de leurs effets et les meubles des églises.
Mais ce monastère fut toujours préservé, — tant en ce temps-là qu'encore en 1648 et jusqu'en 1660, que les hessiens et les français vinrent attaquer cette ville, — de l'insolence des soldats, par des miracles continuels.
Entre les autres : une fois (c'était en 1648), les hessiens entreprirent de forcer la porte de clôture, sous prétexte que les plus riches bourgeois s'étaient cachés dans le couvent, et travaillant pour cela, notre Révérende Mère Prieure [Mère Bernardine de la Conception], — qui l'était lors de Remberviller, — vint se ranger à genoux, à la tête de toute la communauté, derrière cette porte, ayant une image de la Sainte Vierge entre les mains, implorant à chaudes larmes cette Mère de bonté de détourner le malheur dont elles étaient menacées ; et n'en furent pas éconduites, puisque, par un miracle évident, ces tigres l'ayant voulu rompre [elle] revenait toujours en son même état, après cela ils tâchèrent de l'enlever de dessus ses gonds en passant des barres de fer par dessous : la porte s'enlevait en effet, mais elle ne manquait jamais de retomber sur ces mêmes gonds.
Tant qu'à la fin ils commencèrent à s'étonner et à filer doux, demandant bien humblement à nos [Mères], qu'elles en laissassent entrer un seulement, pour voir s'il n'y avait point de bourgeois cachés, et leur assurant que, s'il n'y en trouvait point, ils les laisseraient en repos.
Ce pas était bien dangereux, et pourtant elles furent si hardies que de le leur accorder, tant elles avaient pris de confiance au secours de cette Mère de miséricorde dont elles venaient de voir des miracles si évidents. Si bien que notre Mère Prieure ouvrit la porte, mais ce fut elle toute seule, car toutes les autres religieuses s'enfuirent de peur, se cacher. Et elle-même prit hardiment par le bras le soldat qui se présenta pour entrer, et referma incontinent la porte sur lui, lui disant donc d'aller chercher par la maison. Mais un nouveau miracle : ce soldat si furieux auparavant devint tremblant et effrayé, d'une sorte qu'il la pressa aussitôt de le mettre dehors, disant ne vouloir pas regarder davantage. Elle au contraire, l'encourageant plutôt, le poussa par les épaules le faisant marcher devant elle comme un enfant, tant il paraissait épouvanté, jusqu'à ce qu'il eut fait tout le tour du cloître sans qu'il osât seulement lever les yeux ; puis elle le fit sortir, et aussitôt après ils se retirèrent sans leur faire nul déplaisir.
Une autre fois le Colonel revenant avec 5 ou 6.000 hommes pour assiéger cette pauvre ville, il partit de demi-lieue près, sur le soir, avec la plus grande partie de ses troupes, ayant envoyé le reste devant à la sourdine, l'attendre pour user de surprise. Mais après avoir marché toute la nuit il se trouva le lendemain au matin à plus
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de 14 lieues loin, ce qui l'effraya si fort qu'il se désista de son entreprise et se retira. Ce pauvre lieu fut préservé.
Ce général avait bien d'autres desseins en ce siège que d'avancer les affaires de son parti. Il était passionnément amoureux d'une de nos religieuses, dont la beauté l'avait charmé devant qu'elle prit le voile, et il venait pour tâcher de l'enlever ; et comme elle savait ce dessein, elle et toute la communauté, firent tant de prières et tant de pénitences que Dieu détourna ce coup.
Une autre fois encore, Monsieur le maréchal de la Ferté venant pour piller la ville, nos Mères se mirent aussi en prières, et son canon s'embourba par les chemins quoique la terre était extrêmement gelée partout, et en cet endroit comme ailleurs. Elle se ramollit seulement sous le canon, en forme d'abîme, mais point en aucun autre endroit ; en sorte que plus de 400 hommes que l'on avait mis après pour l'en retirer n'en purent venir à bout, lors, ni depuis, car on tient qu'il y est encore ; et ce maréchal ne vint point.
Aussi la ville de Remberviller avait accoutumé de dire que ce monastère était leur meilleur boulevard [rempart]. Enfin il ne se peut dire ce que ce pauvre lieu souffrit de la guerre. Mais la peste qui survint en ces entretemps affligea et fatigua étrangement nos religieuses qui, ou pour ce sujet ou pour la guerre, furent souvent contraintes de tenir les bois, parce que leurs Supérieurs les obligeaient de fuir ; et comme tout le voisinage était pareillement empesté ou tout désolé par les troupes, elles n'avaient pas d'autre retraite.
Une fois entre les autres, elles se rendirent dans une forêt voisine, à pied, tout de nuit secrètement, pour la crainte des soldats, avec l'effroi et l'appréhension que Dieu sait ! et prirent leur logement dans un bâtiment abandonné qui se nommait « la scie aux corbeaux » où l'on sciait les planches et autres bois à bâtir.
Là elles demeurèrent dix jours, sans dormir presque et sans manger rien que quelques herbes sauvages bouillies dans l'eau, exposées à la pluie et au serein, à la merci des loups et autres bêtes carnassières qui étaient plus acharnées en ce temps-là sur la chair humaine, à cause que la peste — qui faisait abandonner les corps morts leur donnait le moyen de s'en paître ; et souvent entourées de couleuvres qui venaient avec des sifflements horribles leur céder tout alentour ; qui plus est et dans des affres continuelles que les soldats ne les découvrissent.
Si bien que, ne pouvant résister davantage à de si grandes extrémités, elles n'eurent pas de meilleur parti à prendre que celui de retourner dans leur maison ; ce qui n'était pas une moindre extrémité puisqu'en effet aussitôt qu'elles y furent rentrées il y en eut sept frappées de peste qui en moururent.
En suite de quoi, la famine les attaqua comme tout le reste du pays, presque personne n'en étant exempt. Et ce fut en ce temps-là qu'elles se virent réduites à ce quarteron de pain de blé noir par
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jour, dont nous avons déjà fait mention en la première partie. Encore en manquaient-elles souvent.
Si bien donc que notre nouvelle élue, la Mère Bernardine, n'eut pas peu d'affaires à tout soutenir, ayant toujours à combattre entre la misère du temps et l'abattement de coeur où pouvait se trouver lors le troupeau qu'elle avait à gouverner, parmi de si longues et de si étranges calamités que leur patience n'était guère moins à bout que leurs biens.
Pourtant, elle tint bon très longtemps, et fit que sa communauté ne se relâcha jamais de toutes les observances, non pas même dans les bois, qu'elles allaient aux pieds des arbres — comme à des oratoires — s'acquitter de leurs prières.
Mais à la fin elle fut contrainte de céder à cette misère extrême, sortant en 1641, avec la majeure partie de ses religieuses, par commandement de Monseigneur l'Evêque de Toul, leur supérieur, pour venir se réfugier à St Mihiel, puis de St Mihiel à Montmartre et à St Maur, comme nous avons dit ailleurs (12).
Mais auparavant — cela fut au mois de juillet précédent, — elle eut le bonheur de donner l'Habit de St Benoit à notre même Révérende Mère et Supérieure de la Congrégation, qui est notre Mère Catherine Mechtilde du St Sacrement, et de lui voir faire entre ses mains les sacrés voeux de la Religion dans notre même Ordre, le onzième de juillet 1640, un an environ devant qu'elles vinssent à St Mihiel.
Mais nous ne dirons plus rien de ce qui s'est passé pendant la supériorité de la Mère Bernardine depuis le temps qu'elle fut venue en France, parce que nous en avons assez parlé dans les première et seconde parties, où nous avons rapporté exactement ce que notre Révérende Mère et toutes les autres de sa troupe devinrent ou sont devenues, jusqu'à l'établissement de l'Institut de l'Adoration perpétuelle, et où partout sa conduite a paru très excellente.
Seulement il est nécessaire de remarquer à l'égard de la maison dont nous parlons, que la Mère Benoîte de la Passion en fut élue Prieure (13) après notre Mère Bernardine, et a rempli depuis elle très dignement cette place pendant 15 ans sans interruption, succédant à notre Révérende Mère Supérieure générale, la Mère Catherine Mechtilde, qui fut élue Prieure de Rembervilller pendant qu'elle était
(12) Pour l'histoire de Saint-Mihiel à cette époque, on peut consulter les archives paroissiales de Saint-Mihiel incluses dans les archives de l'abbaye bénédictine de Saint-Mihiel aux archives départementales de Bar-le-Duc.
(13) Née à Saarbourg en 1609. Mariée à 17 ans pour plaire à ses parents bien qu'elle désirât beaucoup la vie religieuse. Elle eut une fille et perdit son mari après trois ans de mariage. A 23 ans, elle se retire chez les Bénédictines de Rambervillers. Sa fille est élevée à l'alumnat du monastère. Ses riches qualités naturelles, surtout sa piété profonde, un attrait peut-être un peu excessif pour les mortifications corporelles, inciteront ses supérieurs à lui confier assez vite des charges importantes dans le monastère. C'est elle qui sera la maîtresse des novices de soeur Catherine de Sainte-Mectilde. Après le départ de la mère encore à Notre Dame de Bon Secours de Caen ; mais, depuis la supériorité, qu'elle fut toujours absente, n'ayant pu demeurer que huit mois dans son monastère à cause des guerres — comme nous avons dit ailleurs, — et que la dite Mère Bernardine était sa Sous Prieure à Paris, que nous pouvons dire que son gouvernement a été de 15 ans sans interruption.
La très miraculeuse vie de cette dernière et sa précieuse mort ayant mérité des mémoires à part, nous n'en dirons rien au long. Seulement nous en faisons mention en cet endroit, pour un enrichissement à ce que nous avons entrepris de rapporter de cette maison, car, comme nous en tirons notre origine, il nous est infiniment glorieux de montrer qu'elle a toujours été une pépinière de sainteté, vu qu'en elle se sont formées tant et de si grandes âmes ; et continue tous les jours, non pas par des curiosités subtiles dont se nourrissent la plupart des dévotions du temps, mais à la faveur d'une simplicité parfaite sous la sûreté de laquelle (14) et des extrêmes souffrances par lesquelles Dieu les a fait passer comme nous avons déduit.
Il les a établies dans une très solide vertu, à quoi n'a pas peu servi cette absolue retraite dans laquelle elles vivent en ce petit recoin du monde, qui les tient dans l'éloignement du mélange de tant de directions et d'amusements spirituels, et leur cache à elles-mêmes les riches dons des grâces que Dieu y répand, et par ce moyen les laisse appliquées à la pratique sérieuse et fidèle d'une véritable mortification ; différant encore [en] cela de tous ces spirituels qui ne s'occupent qu'à connaître, semblant épuiser toute leur ferveur dans ces connaissances, puisqu'on remarque avec douleur que, sachant parfaitement la définition de toutes les vertus, ils n'en pratiquent que très peu, et encore bien légèrement.
Mais, passons à l'union de cette maison à la Congrégation de l'Adoration perpétuelle.
Nous avons vu ci-devant que notre Institut a pris naissance depuis que notre Mère Prieure a été obligée de sortir de ce monastère pour se venir réfugier à Paris, à cause des guerres de Lorraine. Et il n'est pas difficile de comprendre qu'après la notable différence que cet établissement mettait entre elles, cette maison ici et celle-là ne pouvaient plus être une même chose comme auparavant. Les coeurs demeuraient bien unis par les liens d'une charité sincère, mais les esprits et les intérêts ne pouvaient pas se trouver de même.
Bernardine de la Conception, rejoignant mère Mectilde à Paris en 1653, mère Benoite sera élue prieure du monastère de Rambervillers : 31 août 1653 et le restera jusqu'à sa mort. C'est sous son priorat que se fera l'agrégation de son monastère à l'institut. Sa fille sera d'abord élève du pensionnat tenu par les Bénédictines de Rambervillers à Saint-Maur-des-Fossés. Elle fera plus tard profession au monastère rue Férou (puis rue Cassette) sous le nom de soeur Marie de Jésus. Il nous reste de nombreuses lettres de mère Mectilde à soeur Marie-de-Jésus. Elle est morte, encore très jeune, rue Cassette, entourée d'une véritable vénération. Blémur, op. cit. — Vie manuscrite de la mère Benoite de la Passion aux archives du monastère du Saint-Sacrement de Paris.
(14) Lire : laquelle est une voie bien plus assurée ainsi que les extrêmes souffrances.
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Si bien que cette espèce de séparation donnant beaucoup de douleur à nos Mères [de Paris] qui étaient leurs filles, elles tâchèrent de tout leur pouvoir de les porter à concourir avec elles à cette même entreprise, en recevant l'Institut, pour ensuite procurer la Congrégation de l'Adoration perpétuelle que l'on projetait déjà.
Et nos Mères y étaient aidées par cinq ou six de leur maison qui avaient passé quelques années en celle-ci [rue Férou, puis rue Cassette] mais qui, n'en étant pas professes, avaient été obligées de s'en retourner dans leur couvent. Et comme il leur en était resté une haute estime, elles brûlaient du désir que leur maison le reçut, de sorte qu'elles y travaillaient de tout leur mieux.
Tout cela pourtant se trouvait fort inutile, parce que le plus grand nombre était contre, et qu'elles étaient appuyées de l'autorité de leur supérieure, la Mère Benoîte, qui toute sainte qu'elle était, ne laissait pas de nous être fort opposée, par des motifs qui lui semblaient aussi saints que ceux qui faisaient agir nos Mères ; en façon qu'elles ont été six ans devant que de se rendre et (le) recevoir (l'Institut].
A la fin, Dieu, dont la gloire se trouvait intéressée par leurs trop longues résistances, se mêla de la partie et trouva bien les moyens de les ranger à sa volonté, quand les créatures ne purent plus rien. Pour cet effet il frappa deux coups de sa puissance sur les deux têtes qui lui résistaient le plus, et ne manqua point de les fléchir.
Le premier, fut sur la Mère Scholastique Girard (15), qui consent bien qu'on la nomme pour la gloire du Saint Sacrement, laquelle il terrassa comme un St Paul, par une main invisible au plus fort de sa résistance. Celle-ci était si fort opposée à ce dessein qu'elle a confessé depuis qu'elle ne pouvait pas même souffrir la vue de notre Révérende Mère, et que l'ouïr seulement nommer la faisait frémir, quoiqu'auparavant elle l'aimait tendrement.
Un jour donc, — c'était dans le mois d'octobre 1665, — cette religieuse passant devant la porte du choeur pour aller en un endroit là tout proche, la pensée lui vint de faire une génuflexion pour adorer le Saint Sacrement, puis, s'allant se souvenir que ce serait nous imiter — parce que cela ne s'observait pas fort auparavant —, elle se repentit de le faire, et comme hochant la tête de dépit, elle voulut passer outre ; mais, tout à l'instant même, elle sentit qu'une puissance invisible l'enleva et la jeta si rudement contre terre, la tête en bas, qu'elle en eut le crâne cassé et notablement ouvert.
(15) Elle avait beaucoup connu mère Mectilde et avant le départ de celle-ci pour Paris en 1651, elles étaient très unies. Par ailleurs le frère de mère Scholastique avait épousé une nièce de mère Mectilde. Mais depuis l'établissement de l'institut la mère Scholastique avait conçu une antipathie secrète, devenue bientôt une aversion déclarée pour son ancienne amie. Aussi était-elle décidée à user de tout son crédit, qui était grand au monastère et au dehors, pour empêcher l'agrégation. Elle signe habituellement Gérard et non Girard. Mgr Hervin, op. cit.
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Il ne faut pas demander si elle demeura pâmée de ce coup, puisqu'elle en perdit l'usage de tous ses sens et qu'elle jetait du sang par le nez, les yeux, la bouche et par les oreilles, ne donnant autre signe de vie que celui de la respiration.
On la prend, on l'emporte à l'infimerie en cet état, et le chirurgien étant appelé fut étrangement épouvanté de ce coup qu'il trouva bien extraordinaire, ne pouvant comprendre comme elle avait pu se casser ainsi le haut de la tête, à moins que de s'être précipitée de haut en bas, — ce qu'elle n'avait pas fait —. Car, d'être comme cela tombée de sa hauteur, elle ne pouvait tomber qu'en devant, ou en derrière, ou sur les côtés, de laquelle de ces façons qu'elle l'eût été elle ne pouvait que s'être atteinte au visage, ou au derrière, ou aux côtés de la tête, mais point du tout au dessus. Cependant c'était là le coup ! et cela nous aurait bien, dès lors, persuadées qu'il y avait en cette chose, quelque chose hors du commun quand nous n'en n'aurions eu que cette évidence.
Mais nous en eûmes la preuve entière bientôt après, de la bouche de la mourante ; car, après avoir demeuré quatre jours en ce pitoyable état que nous avons dit, qu'elle ne parlait ni voyait et qu'on n'attendait que le moment de la voir expirer, tout d'un coup : elle se lève en son séant et commence d'une voix forte, comme dans une espèce de transport, à demander un cierge, une corde, et sa supérieure.
Dieu sait quelle surprise ce fut aux religieuses qui la gardaient ! et quels en furent les cris ! Néanmoins comme elles crurent que c'était un dernier effort de nature et que la mourante rêvait, elles tâchèrent de la remettre, sans se mettre fort en peine de lui donner ce qu'elle demandait. Mais elle, persistant toujours en ses demandes, l'on courut en avertir la Mère Benoite qui, ayant déjà été [alertée] par les grands cris et clameurs qu'elle avait entendus de ce côté-là, ne tarda pas de s'y rendre ; et comme elle fut présente, la malade lui réitéra humblement sa demande de cette corde et de ce cierge, qu'elle lui accorda bientôt, et s'étant à même temps [tout aussitôt] passé la corde à son col, avec le cierge allumé en ses mains, elle commença de faire amende honorable au Très Saint Sacrement, de s'être opposée à l'amplification de son culte, mais avec tant de larmes, de sanglots, et en des termes si touchants qu'elle faisait fondre en pleurs toute l'assistance.
Et ce fut lors qu'elle déclara ce que nous venons de dire de sa chute, et ajouta qu'encore — comme St Paul — pendant que ses yeux corporels étaient fermés, ceux de son âme furent ouverts avec tant de lumière sur la majesté de cet auguste Sacrement et sur la gloire qu'il reçoit de notre Institut , qu'elle disait que, si elle pouvait dicter tout ce qu'elle en avait vu, il y aurait pour occuper un grand nombre d'écrivains pour bien des années.
Ensuite elle fut remise au lit et pansée avec tant de soins — ou plutôt tant de bénédictions de Dieu qui la réservait sans doute par un témoignage non suspect, de la gloire de notre Institut —, qu'elle en
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guérit, quoique ce coup en cet endroit semblait n'être pas curable à cause que le crâne était tout à fait ouvert, qu'encore à présent il n'est pas bien refermé pour marquer de la merveille, puisque du reste elle se porte très bien et agit comme auparavant.
Cet évènement si étrange ne manqua pas de toucher la Mère Benoîte, qui, après celle-là, nous était la plus opposée, quoiqu'avec bien plus de modération.
Pourtant nous pouvons dire que le coup ne fit qu'effleurer, vu qu'elle ne parlait pas pour cela de nous recevoir. Mais c'était que Dieu se réservait de la toucher aussi à son tour, pour mieux faire connaître que cette affaire était son oeuvre.
Il le fit en effet au mois de décembre suivant, le jour de l'Immaculée Conception de la Ste Vierge, qui est la grande fête de ce monastère, parce que c'en est le titre. L'ayant si fort pénétrée de la gloire que ce Dieu immolé sous les espèces du Saint Sacrement reçoit d'être ainsi perpétuellement adoré, et qu'il y eût des personnes dévouées à cet effet, (qu)'aussitôt que la Communauté fut assemblée, après l'Office divin, elle parut en leur présence — sans en avoir communiqué à personne —, (où) : la corde au col, le cierge ardent à la main, et les yeux tout pleins de larmes, elle vint se mettre à genoux pour faire pareille Réparation au Saint Sacrement de s'être aussi opposée à ce que la maison n'en reçut pas l'Institut, confessant à la compagme tout ce qu'elle avait vu et senti au coeur de reproches de la part de Dieu là-dessus.
Il n'en fallut pas davantage pour enlever le consentement de tout le reste de la troupe, qui se trouvait déjà beaucoup ébranlée depuis l'accident de la Mère Scholastique, vu que, — comme nous avons dit —, il y en avait déjà quatre ou cinq qui le désiraient si ardemment que même, elles en avaient fait le voeu en leur particulier. Si bien que, se jettant toutes à genoux aussi, en pleurant de dévotion, c'était à qui crierait plus fort qu'il était temps de se rendre et de ne plus résister à Dieu, tâchant ainsi de témoigner à l'envi l'une de l'autre une extrême ardeur pour cela.
Et après que ces premiers feux furent un peu exhalés, elles ne tardèrent pas de délibérer sur les moyens d'appeler au plus tôt notre Révérende Mère Prieure, pour y aller faire l'établissement, lui en écrivant pour cet effet à l'heure même, et récrivant plusieurs fois depuis, devant qu'elle voulut s'y transporter ; car, comme elle est beaucoup prudente, elle voulut laisser rassoir ce grand zèle, pour leur donner le temps de considérer ce qu'elles demandaient, et comprendre la faute qu'elles avaient faite de le refuser lorsqu'on leur avait offert.
Mais à la fin, comme elle ne demandait pas mieux, non plus que cette maison ici et celle de Toul aussi, elle se rendit au mois de mars 1666, et en prit possession au nom de la Congrégation le mois d'avril suivant, sur les ordres de Monseigneur l'évêque de Toul, évê que diocésain de Remberviller (de même qu'il l'est de Toul et de Nancy), mais qui agissait en cela comme premier Supérieur nommé de notre même Congrégation, lequel avait commis notre Révérende Mère Prieure pour supérieure et directrice de l'Institut, et, en cette qualité, donné pouvoir de prendre possession des maisons qui s'y voudraient unir (16).
Et cette possession fut prise au nom de la Ste Vierge, l'image de laquelle notre Révérende Mère Prieure portait, allant ainsi processionnellement par tous les lieux réguliers, pour la faire reconnaître Dame et Maitresse de la maison ; comme elle est reconnue de tout l'Institut pour la seule et unique Abbesse et Générale.
Tout cela s'étant passé avec un excès de satisfaction incroyable de part et d'autre tant les coeurs étaient touchés.
Et après, notre Révérende Mère s'en revint à Paris au mois de mai suivant, sans avoir rien innové dans cette nouvelle maison, que l'usage de nos Constitutions, qui sont plutôt le perfectionnement de la Règle de St Benoit — s'il est permis d'user de ce mot —, qu'elles n'en sont une innovation ; je veux dire : elle ne changea rien dans les charges, ni dans le train ordinaire de la maison parce que tout y allait parfaitement bien et à la même manière que nous tenons.
Et depuis encore, elles ont reçu la Bulle de Monsieur le Légat concernant la Congrégation, qui leur a été publiée au voyage que fit notre Révérende Mère l'année 1669 pour Nancy. Si bien que, par cette union, nous avons vu évidemment expliquer la vision qu'une religieuse de leur maison, nommée Dorothée de Ste Gertrude, avait eue douze ans auparavant, — ainsi que nous l'avons déjà rapporté en la 3ème partie, — où le Père éternel lui fut montré embrassant tendrement et mettant comme dans son sein ces deux maisons de Paris et de Remberviller ; mais ce qu'elle ne pouvait comprendre lors, parce qu'il n'y avait nulle apparence en notre union, lui a paru depuis, et à tous les autres, bien intelligible, par le succès.
Que le tout soit à l'honneur et gloire du Très Saint Sacrement de l'autel, et qu'il soit loué et adoré à jamais.
(En annexe quelques lettres de la Mère Mectilde).
(16) En annexe le récit et l'acte de prise de possession du monastère au nom de l'institut par mère Mectilde, XII, XIII, XIV, p. 304.
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SUITE DE L'ENTREPRISE DE LA MÊME CONGRÉGATION
ET DES BULLES ACCORDÉES POUR CET EFFET
PAR LE CARDINAL DE VENDOME (17),
LÉGAT A LATERE DU SAINT SIÈGE
ET AUTRES CHOSES TOUCHANT CE SUJET
Après l'heureux succès de cet établissement et de cette union, notre Révérende Mère Prieure se trouva encore plus encouragée de poursuivre avec ardeur à Rome les Bulles pour la Congrégation ; car, en ayant rendu compte à la Reine, Mère du Roi, Sa Majesté l'approuva fort et lui promit sa protection en tout et partout. Pour cet effet elle lui donna des Lettres de recommandation pour Notre Saint Père le Pape et pour quelques Cardinaux, dont voici la teneur :
LETTRE DE LA REINE-MÈRE AU PAPE. TRÈS SAINT PÈRE,
Comme j'ai été très sensiblement touchée des désordres dont il a plu à Dieu permettre qu'une grande partie de la chrétienté ait été affligée par les dernières guerres, principalement à cause de la profanation des temples du Très Saint Sacrement qui y repose, j'ai aussi embrassé avec bien de la joie la Fondation, que des personnes de singulière piété m'ont fait proposer, d'un monastère en cette ville de Paris, de religieuses, lesquelles, outre l'observance étroite de St Benoit, font une profession particulière d'adorer continuellement jour et nuit ce très auguste Sacrement, d'exécuter [de réparer] par leurs prières publiques et cette adoration, et de s'offrir en sacrifice à Dieu comme victimes pour l'expiation de tant de sacrilèges et impiétés qui se sont commis et qui se commettent encore tous les jours.
Et j'ai quelque confiance que la divine Providence a eu acquiescé cette dévotion, puisque le prompt et le grand progrès qu'elle a déjà fait en ce Royaume ne peut être qu'un effet sensible de la bénédiction du ciel.
(17) Légat a latere pour le baptême du Dauphin, mars 1668. Louis duc de Vendôme, fils aîné du duc César de Vendôme et donc petit-fils de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées. Né en 1612, il porta le nom de duc de Mercœur jusqu'à la mort de son père 1665. En 1649, il était vice-roi de Catalogne pour la France et épouse en 1651 Laure Mancini, nièce de Mazarin. Il commande en Provence puis en Lombardie. Après la mort de sa femme, il se fait prêtre et devient cardinal en 1667, et légat de Clément IX en France. Il eut deux fils : Louis Joseph, duc de Penthièvre né en 1654, célèbre général, mort en 1712 et Philippe dit le Prieur de Vendôme né en 1655, mort en 1727, grand Prieur en France de l'Ordre de Malte ; avec lui s'éteignit la maison de Vendôme. Bouillet, D.H.G.
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Mais comme il y a quelques monastères de cet Institut fondés sur le modèle de ce premier, et beaucoup d'autres anciens du même Ordre de St Benoit qui demandent d'y être agrégés, et de former tous ensemble une Congrégation sous le titre de : a L'Adoration perpétuelle du Saint Sacrement », laquelle étant conduite et dirigée par les mêmes Supérieurs, aussi animées d'un même esprit, à l'exemple des religieuses bénédictines du Calvaire, Je supplie très humblement et très instamment votre Sainteté, d'accorder la même grâce à ces religieuses du Saint Sacrement, que le Pape Urbain 8ème, de très sainte mémoire, a fait à celles du Calvaire, les érigeant en Congrégation.
Y ayant lieu d'espérer que Dieu en sera glorifié, les peuples édifiés, et les ennemis de l'Eglise excités à leur conversion, et pour (moi) Très Saint Père, comme j'en recevrai une consolation très particulière, ce me sera un nouveau sujet d'obligation que je lui en aurai... etc...
LETTRE DE LA REINE-MÈRE A MONSEIGNEUR LE CARDINAL GINETTI (18).
Monsieur mon cousin,
J'ai très humblement supplié notre Très Saint Père le Pape, d'ériger en Congrégation les monastères de religieuses Bénédictines de l'Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement ; mais, parce que j'ai été informée que cette affaire doit être examinée dans la Congrégation des Réguliers où vous présidez, je la recommande de toute mon affection à la protection de votre Eminence, étant persuadée qu'après tant de profanations, de sacrilèges et d'impiétés que les dernières guerres ont causés, la divine Providence a inspiré (à) ce saint Institut pour lui en faire quelque réparation.
En effet, cette dévotion a été si reçue des peuples et a eu un si heureux succès, qu'elle est désirée en plusieurs villes de ce Royaume.
Je joins à ces considérations l'exemple d'une favorable Congrégation des religieuses Bénédictines du Calvaire, érigée par le Pape Urbain 8ème, laquelle a produit des fruits très utiles et très glorieux à l'Eglise.
Je prie encore votre Eminence que cette recommandation que je lui fais serve aussi pour Messieurs les Cardinaux de la Congrégation, que je ferai solliciter de ma part de cette expédition.
**
Et ces lettres furent appuyées des trois certificats suivants : de trois évêques de mérite et de piété.
(18) Préfet de la Congrégation des religieux. Créé cardinal le 19 septembre 1626. Il est légat à Ferrare, puis légat a latère en Allemagne, évêque d'Albano, Sabine et Porto, vicaire du pape pour Rome, enfin sous-doyen du Sacré-Collège. Il meurt le 1" mars 1671. Dictionnaire des Cardinaux.
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CERTIFICAT DE MONSEIGNEUR L'EVÊQUE D'EVREUX (19).
Nous, HENRY DE MAUPAS du Tour, Evêque du Puy, nommé à l'évêché d'Evreux, ayant pris une particulière connaissance de l'état des religieuses nommées : du Très Saint Sacrement, établies en cette ville de Paris, du faubourg St Germain, lesquelles sous la grande Règle de St Benoît ; et même ayant fait le premier Office Solennel et la première prédication dans la nouvelle église des dites religieuses, nous avons remarqué une conduite si régulière et si louable dans le dit monastère, que nous avons jugé à propos d'en rendre ce témoignage par écrit, pour la plus grande gloire de Dieu et pour l'édification publique de tous les fidèles.
L'esprit de cette communauté est très fidèlement pratiqué par les sujets qui la composent. Les religieuses de ce monastère, non seulement suivent la Règle de St Benoit dans sa plus exacte rigueur, mais, bien plus, elles ont établi parmi elles l'Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l'autel. Elles s'appliquent successivement, les unes après les autres, en qualité de victime, pour faire amende honorable à la sainte Eucharistie, en réparation de toutes les injures qui lui ont été [faites] dans la licence des guerres, et dans tous les autres temps où la fureur des hérétiques et impiété des libertins ont déshonoré ce sacré Mystère.
C'est par cette considération que nous estimons qu'en réparation de tant de sacrilèges qui ont profané la Sainteté des Autels, il serait à désirer de pouvoir établir, sous l'autorité du Saint Siège, une Congrégation pour maintenir cette Adoration perpétuelle dans tous les monastères du même Institut, ou autres couvents du même Ordre qui voudront s'y agréger.
En foi de quoi nous avons signé le présent certificat, et fait contresigner notre secrétaire, avec apposition du sceau de nos armes, pour servir aux dites religieuses partout où elles aviseront bon être.
Fait à Paris, ce 12ème mars 1663.
HENRY, du Puy
Par le commandement de Monseigneur, nommé A. d'Evreux, signé :
Bachelier (avec paraphe).
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CERTIFICAT DE MONSEIGNEUR DE SOISSONS (20).
Nous, CHARLE, par la grâce de Dieu Evêque de Soissons, certifions à tous qu'il appartiendra, que les Religieuses du Très Saint Sacrement, établies au faubourg St Germain de Paris, vivent, non seulement dans une louable et étroite observance de la Règle de St Benoit sous laquelle elles sont établies, mais encore ont établi parmi elles
(19) C'est lui qui avait béni l'église et les lieux réguliers du monastère rue Cassette, le 25 mars 1659.
(20) L'évêque de Soissons était alors Mgr Charles de Bourlon qui occupa le siège de 1656 à 1685. Gallia Christiana, IX, 380-381.
l'Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l'Autel, à laquelle elles s'appliquent jour et nuit successivement, les unes après les autres, en qualité de victime, pour amende honorable à la sainte Eucharistie, en réparation de toutes les injures qui lui ont été faites dans la licence des guerres, et dans tous les autres temps ou la fureur des hérétiques et impiété des libertins ont déshonoré ce sacré Mystère.
C'est pourquoi nous estimons qu'en réparation de tant de sacrilèges qui ont profané la Sainteté des Autels, il serait à désirer de pouvoir établir, sous l'autorité du Saint Siège, une Congrégation pour maintenir cette adoration perpétuelle dans tous les monastères du même Institut, ou autres couvents du même Ordre qui voudront s'y agréger.
En foi de quoi nous avons signé le présent certificat, après y avoir fait apposer le scel de nos armes, pour servir aux dites religieuses partout où elles aviseront bon être.
Fait à Soissons, en notre palais épiscopal, ce dix-neufvième jour du mois de juin, l'an mil six cens [soixante] trois.
Signé : CHARLE, Evêque de Soissons.
Par commandement de Monseigneur l'illustrissime et révérendissime Evêque de Soissons : C. Baublan.
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CERTIFICAT DE MONSEIGNEUR L'EVÊQUE DE RENNES (21).
Nous CHARLE François de la Vieuville, par la grâce de Dieu et du Saint Siège Apostolique, Evêque de Rennes, certifions qu'ayant une particulière connaissance des religieuses nommées : du Très Saint Sacrement, établies en cette ville de Paris, fauxbourg St Germain, nous avons remarqué en elles un zèle conforme à l'excellence de leur Institut.
Ce sont des Filles qui font revivre l'ancienne Règle de St Benoit et la première rigueur de son observance, — et il plait à Dieu de susciter de temps en temps des religieuses qui aspirant à une sainte réformation de leur Ordre servent d'instrument à la procurer —. On doit aussi estimer ces Filles pour des personnes qui sont autant de flambeaux à celles de leur sexe, et qui pourront par leurs exemples les attirer à les suivre.
Mais, ce qu'elles ont de plus remarquable, est l'attache particulière qu'elles ont à la sainte Eucharistie, à qui elles rendent une adoration continuelle, ne cessant jour et nuit sans discontinuer de s'y offrir en qualité de victime.
Et comme les saints autels sont les lieux où l'on sacrifie pour les péchés des hommes, ce leur semble avoir une prérogative plus singu-
(21) Il prit possession de son siège de Rennes en 1664. Il est mort en 1676. Gallia Christiana, XIV, col. 763-764.