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Mystique féminine 1 – Marie de l’Incarnation du Canada – Maria Petyt



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Une présentation des trois tomes de des Mystiques féminins

Tome 1 Marie de l’Incarnation 1599-1672 la plus célèbre accompagnée de Marie Petyt 1623-1677 soit deux biographies intérieures

Tome 2 Madame de Chantal 1572-1639 accompagnée de Jeanne de Cambry 1581-1639, deux anciennes disparues la même année

Tome 3 Marie des Vallées 1594-1656 et « la bonne » Armelle Nicolas 1606-1671, deux « simples » de l’ouest du royaume (Bretagne Cotentin)

à faire outre la revue des corrections orthographiques et de positionnement dans les pages

introduit déjà d’Expériences III, 4. Figures féminines pp. 263-360 > ~50 en A4 en fin de tome 1 dont un long chx de Marie de l’Incarnation à replacer avant






Mystique féminine

Tome I



Marie de l’Incarnation du Canada

Maria Petyt









MARIE DE L’INCARNATION 1599-1672

A. La Vie

>> La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, par dom Claude Martin, Solesmes, 1981 (reproduction de l’édition originale de 1677)

I. « Une clé » mystique :

Comme les autres fois je me sentais ravir l'âme par la personne du Verbe, ici toutes les trois personnes de la très sainte Trinité m'absorbèrent en elles, de sorte que je ne me voyais point dans l'une que je ne me visse dans les autres.

Pour mieux dire, je me voyais dans l'unité et dans la Trinité tout ensemble. Ce qui me toucha le plus fut que je me voyais dans la Majesté comme un pur néant abîmé dans le Tout, lequel néanmoins me montrait amoureusement que quoique je ne fusse rien, j'étais néanmoins toute propre pour lui qui est mon Tout. En cette vue que j'étais le rien propre pour ce Tout ineffable il me faisait jouir d'un plaisir indicible. Je crois que c'est une jouissance semblable à celle des Bienheureux. Je comprenais encore que c'était là le vrai anéantissement de l'âme en son Dieu par une vraie union d'amour. Mais cette vue par laquelle je jouissais, et qui me faisait voir que moi rien j'étais propre pour ce grand Tout, est au-delà de tout ce qu'on peut dire. La vue qui m'était donnée de mon néant ne diminuait pas l'amour : car voyant que j'étais propre pour le Tout, cela donnait un accroissement à mon âme, qui outre qu'elle était abîmée en cette divine Majesté, agissait doucement pour la caresser, et parce qu'elle était propre pour cela, tout lui était permis. Les actes qu'elle faisait n'était point d'elle-même, mais elle sentait qu'ils étaient produits en elle par celui dans lequel elle était tout abîmée. Car il se donnait tout à elle, et elle se laissait toute prendre à lui. Il semblait que ce grand Dieu étant en elle fut chez lui, et il semblait à l'âme qu'elle fut le paradis de son Dieu, où elle était avec lui par un amour inexplicable.

Au sortir de cette grande union j'étais comme une personne toute ivre qui ne peut comprendre les choses qui se présentent à ses sens. Ainsi je demeurai longtemps renfermée en moi-même sans pouvoir avoir de l'attention à rien, et il me demeura cette vue gravée en l'esprit, que j'étais le rien propre pour le Tout1.


II.Relevés sur la Vie :

Plus on vieillit, plus on est incapable d'en écrire, à cause que la vie spirituelle simplifie l'âme dans un amour consommatif, en sorte qu'on ne trouve plus de termes pour en parler. V

Une crainte que j'avais de corrompre les dons de Dieu, et ensuite d'être mise au rang des hypocrites, donnant sujet de croire par mes productions que je sois quelque chose et au fond je ne suis rien et ne vaut rien en toutes manières, à cause de mon peu de correspondance à la grâce. XIII

Confessons ensemble qu'il nous a tout donné gratuitement par son élection sainte, sans qu'il y ait rien eu de notre part qui est pu prévenir sa volonté pour nous enrichir de tant de biens et nous faire des dons si magnifiques.XXVIII

Ce trait de l'amour fut si pénétrant et si inexorable pour ne rien relâcher de la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur me semblait douce. 27

J'avais quelquefois un sentiment intérieur que notre seigneur Jésus-Christ était proche de moi et à mon côté, afin de m'accompagner, et cette présence et compagnie m'était si douce et si divine... 44

Elle sentit qu'on lui ouvrait l'esprit pour la faire entrer dans un état de lumière,où Dieu lui fit voir sur l'heure qu'il était comme une grande et vaste mer ; car comme la mer élémentaire ne peut rien souffrir d'impur, ainsi ce Dieu de pureté infinie ne veut et ne peut rien souffrir de sale mais il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures. 45

Je me sentais tirée puissamment et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur. Il me semblait être tout abîmé en Dieu qui m'ôtait tout pouvoir d'agir. C'est une souffrance d'amour qu'il faut bâtir tant qu'il lui plaît... [...] J'étais ainsi une heure ou deux et cela se terminant avec une grande douceur d'esprit... 50

J'avais une si grande vivacité intérieure qu'en marchant elle me faisait faire des sauts, en sorte que si l'on m'eût aperçue, l'on m'eût prise pour une folle. Et de fait, je l'étais, ne faisant rien comme font les autres. 51

Mais vous êtes partout et je sais que vous êtes dans moi, pourquoi donc vous plaisez-vous à mes peines ? 54

(Sur les affaires) 55

Tu appelles ton grand Dieu, ton maître, ton seigneur, tu dis bien, car je suis. Mais aussi je suis charité, l'Amour est mon nom [...] Quand elle s'entretenait de Dieu avec des religieux ou des personnes dévotes, elle ne l'entretenait point autrement que l'amour... 57

Aussi quand il dit celles-ci à son coeur : la paix soit en cette maison, il y mit une source de paix qui demeura toute sa vie, et dont elle n'était pas seul arrosée, car elle découlait encore continuellement sur le prochain avec lequel elle conversait d'une manière si prudente et si douce qu'elle ne mécontenta jamais personne. 61

Les disciplines d'orties dont je me servais l'été, était si sensibles après en avoir employé trois ou quatre poignées à chaque fois, qu'il me semblait être dans une chaudière bouillante, et pour l'ordinaire je m'en sentais trois jours durant, puis je recommençais. 63

(25 ans) 69

Les cinq heures de temps se passaient à genoux sans me lasser ni penser à moi, l'amour de ce divin Sauveur me tenant liée et comme transformée en lui. [...] L'âme se trouvait dans la vérité, et entendait ce divin commerce en un moment. Et lors que je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parce que l'acte est encore dans la diction et paraît matériel ; mais c'est une chose divine qui est de Dieu même. Le tout s'y contemplait, et se faisait voir à l'âme d'un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance, et d'une manière ineffable. En un mot l'âme était abîmée dans ce grand océan où elle voyait et entendait des choses inexplicables. 80

Les oeuvres de Saint-Denis ... Je les entendais clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, y voyant les grands mystères que Dieu par sa bonté m'avait communiqués : mais les choses sont bien autres lors que la divine Majesté les imprime et les fait voir à l'âme [...] Ce grand saint les surpasse tous selon l'impression qui m'en est demeurée... 82

Quelquefois encore il la purifiait par son immensité, car comme elle lui était toujours unie, il lui ouvrait les yeux en sorte qu'elle se voyait en lui comme dans une grande mer qui ne peut souffrir aucune impureté, et qui rejette la terre tout ce qui ressent la corruption. 94

Il m'était plus aisé de m'entretenir avec Dieu par la foi, sans le soutien d'aucune autre chose que de cette simple vue. Cela me nourrissait et me tenait contente et paisible, étant bien aise d'obéir à sa divine disposition. Cependant je me regardais toujours comme un objet vil, méprisable et indigne de ses miséricordes, expérimentant sans cesse mon impuissance, et la dépendance continuelle que je devais avoir de cette bonté infinie, sans le secours de laquelle je ne voyais pas pouvoir subsister un seul moment. [...] Peu à peu mes peines diminuaient, et de moment en moment mon esprit se réveillait pour caresser celui qui était mon amour. Mais cet esprit était sévère et exact à ne rien laisser sortir au-dehors pour la consolation de la partie inférieure… [...] Au lieu que quand la partie inférieure vient à goûter, elle souille tout par ses appropriations et ses gourmandises spirituelles. 96

Il faut perdre tous mots et tous noms, et se contenter de dire Dieu, Dieu ; car tout autre chose est moindre que ce qu'il faut dire de cette suradorable majesté. 101

Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu ; car pour le respect elle était comme un petit moucheron tant elle était abaissée et anéantie en elle-même : et tout cela n'empêchait point l'amour, mais il était tout autre qu'auparavant, c'est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. [...] Elle [l'âme] était ravie d'être rien, et de ce que Dieu était tout ; parce que si elle eût été quelque chose il ne serait pas tout. Ainsi elle se plaisait à se voir dénué pour ce grand Tout... 102

Elle voulait être rien et qu'il fut tout, n'aimant rien plus que d'être dénué et vide, et de regarder la plénitude de son objet. 108

Tout s'est passé dans la volonté, laquelle par la vue de la conduite amoureuse de la divine bonté sur elle, reconnue par l'accomplissement de ses desseins déjà advenus, et si avantageux à sa sanctification; savoir, de l'avoir placée si avant dans son amour, et d'avoir pensé tout cela sur elle lors qu'elle était encore dans le néant, ou n'étant rien, elle ne pouvait rien faire, ni demander, ni désirer : dans ces vues, dis-je, elle était dans une douce union disant et redisant à l'amour : tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous et à moi; 121

(30 ans) 163

(Le fils perdu l'espace de trois jours)169

Je souffrais partout et jour et nuit. Et je ne croyais pas qu'il y eut plus de faveur de Dieu pour moi. 209

Il ne voulait plus étudier et se perdait entièrement, de sorte que le maître du séminaire le voulut rendre.218

Après tout cela j'étais persuadé que les croix que je souffrais ne venaient pas de la disposition de Dieu, mais que j'étais si imparfaite, qu'elles ne pouvaient avoir d'autre cause que moi-même. C'était une tentation de désespoir la plus grande que j'eusse jamais eue. 225

Au bas de ce lieu qui était très éminent, il y avait un grand et vaste pays plein de montagne, de vallées et de brouillards épais...229

(Le dessein du père Le Jeune) 349

(Monsieur de Bernières et toute la suite) 351 sq., 376 sq..., 389 sq.

Les peines n'est plus affligeante que j'ai soufferte [...] Ont été au sujet de nos Néophites Algonquines Montagnets et Hurons, qui depuis dix ans ont été la proie de leurs ennemis [...] Je ne pourrais jamais exprimé les afflictions et les agonies intérieures que j'ai souffertes en diverses occasions. 409

Je me voyais dans mon estime la plus basse, la plus ravalée et la plus digne de mépris qui fût au monde [...] Dans cette bassesse d'esprit je m'étudiais de faire les actions les plus basses et les plus viles ne m'estimant pas digne d'en faire d'autres. Aux récréations je n'osais presque parler [...] Je me faisais néanmoins violence en ce temps de divertissement pour éviter la singularité... 415

Dieu était comme une grande mer... 417

Mon âme se voit dans ce grand tout comme dans une glace très claire où elle découvre toutes ses défectuosités jusqu'au moindre atome d'imperfection dont elle est entachée, et c'est cela qui la rend humble, et la fait cacher d'autant plus en son Dieu pour être par lui purifiée, brûlée et consumée ; elle se défie d'elle-même, et par une amoureuse confiance, elle se plaint d'autant plus à lui de ce qu'il permet qu'elle soit si imparfaite, étant si proche de sa divine Majesté, lui, dis je, qui en un instant la peut rendre propre pour aimer du plus pur amour, puisqu'il ne veut que des âmes qui lui ressemblent. 421

Cette parole intérieure me fut dite : apporte-moi des vaisseaux vides. 424

Mais l'amour m'aveuglait et m'empêchait de voir ce que j'avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. Mais il faut que je vous avoue que plus je m'approche de Dieu, plus je connais que j'ai encore quelque chose qui me nuit et qu'il me faut ôter. 427

Combien l'amour divin est terrible, pénétrant et inexorable [...] Il n'y a que l'Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très ardent et très subtil et par son souverain pouvoir. Quand il lui plaît d'y travailler, c'est un purgatoire plus pénétrant que la foudre... [...] Il arrivait quelquefois que Dieu qui était le maître de ce fond, semblait se cacher et le laisser solitaire pour un peu de temps, et alors il demeurait comme dans une vacuité toute pure. Cet état est difficile à supporter aux âmes avancées, aussi est-ce le principe d'où naissent les désespoirs qui tendent à jeter l'âme et le corps au fond des enfers. Une fois étant debout proche du très Saint-Sacrement, il me parut une grande flamme qui sortait par un soupirail, [...] je me sentis portée en tout moi-même de m'y jeter par un mépris de Dieu ; mais tout soudain sa divine miséricorde me retint [...] Que si je n'eusse rencontré un lambris qui touchait le lieu où j'étais, et auquel je m'attachais je fusse tombée, tant cette opération fut excessive et violente. 429

Je demeurais la dernière dans la maison entre deux feux ou à peine fus je sortis de ma chambre, qui était sous le clocher, que la cloche fondit, et comme je ne sauvais le feu me suivais avec impétuosité en notre dortoir, je sortis comme quelques autres qui m'avaient devancé par la grille du parloir qui était au bout du dortoir, laquelle par bonheur n'étant que de bois, fut favorablement rompue par ceux qui était venu à notre secours 555

Le premier état est l'oraison de quiétude [...] Reçoit et pâtit les opérations de Dieu, autant qu'il plaît à sa bonté d'agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge toute plongée dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines, mais toutes ces vues distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu'elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité [...] D'où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive [...] Ensuite elle s'endort avec beaucoup de douceur et de suavité... 682

Le second état de l'oraison surnaturelle est l'oraison d'union [...] 686

Les croix, les peines, les maladies, ni quoi que ce soit ne sauraient troubler ni inquiéter ce fond qui est la demeure de Dieu [...] Celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire [...] Voilà en peu de mots la disposition où il plaît à la divine bonté de me mettre ; à quoi j'ajouterai qu'étant devenue extrêmement faible par mes grandes maladies... 697






B. La Correspondance

>> MARIE DE L’INCARNATION URSULINE (1599-1672) / CORRESPONDANCE / Nouvelle édition par Dom Guy OURY moine de Solesmes / Préface de S.E. le Cardinal Charles JOURNET / Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes 19712.

Correspondance « spirituelle »

L.1 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, fin 1626 (?).

Mon âme, se voyant comme absorbée dans la grandeur immense et infinie de la Majesté de Dieu, s’écrioit : « Q largeur, ô longueur, ô profondeur, ô hauteur infinie, immense, incompréhensible, ineffable, adorable ! Vous estes, ô mon grand Dieu, et tout ce qui est n’est pas, qu’en tant qu’il subsiste en vous et par vous. O éternité, beauté, bonté, pureté, netteté, amour, mon centre, mon principe, ma fin, ma béatitude, mon tout ! ».

... Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit étoit rempli de tant de nouvelles lumières qu’il étoit offusqué et éblouy, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la Majesté de Dieu. Ce qui luy étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvoit plus voir que dans la négation, et par dessus tout cela il voyoit ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à luy même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvois voir qu’absorbée et abymée dans cet Estre incompréhensible, ny regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyois Dieu en toutes choses, et toutes choses en Dieu, et cette infinie Majesté étoit à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvroit, m’inondoit et m’enveloppoit de toutes parts. Je me sentois comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvois ny voir ny comprendre rien de beau que les perfections qui m’étoient montrées. Je ne pouvois comprendre comme les hommes oublient si facilement celuy dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent, et je voyois en même temps comme la bonté infinie de Dieu retient sa justice, de crainte qu’elle ne punisse ces ingrats, et qu’elle n’écrase ceux qui se laissent aller à l’offence mortelle.

L.5 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627.

Je croy que notre Seigneur vous veut conduire par la voye d’un grand dénuement, et je suis extrêmement consolée de la disposition où il vous met touchant les larmes : car bien que ce soit un don, si est-ce pourtant que la nature s’y peut prendre en tant que cela lui plaist en quelque façons. Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne luy permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’estois bien fort unie à cette divine Majesté, luy offrant, ainsi que je croy, quelques âmes qui s’étoient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : .Apporte-moy des vaisseaux vuides. Je reconnus qu’elle vouloit parler des âmes vuides de toutes choses, qui comme S. Paul courent sans cesse au but afin d’y arriver, et que c’est dans ces âmes-là que Dieu réside volontiers et qu’il prend plaisir de se familiariser. Et quand il nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, il nous instruit que comme il est un et éloigné de la matière, ainsi il veut que les âmes qu’il a choisies pour arriver à une haute perfection, soient unes, c’est-à-dire dépouillées de toutes choses, et de l’affection même de ses dons; afin qu’étant attachés à luy seul, elles soient faites un même esprit avec luy […]

L.6 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.

[…] Premièrement j’ay souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. Là dessus Notre Seigneur me donna un si puissant attrait, qu’il me sembloit que je tenois mon cœur en mes mains luy en faisant un sacrifice. […] Enfin mon Ame étoit insatiable ne voulant que la plénitude de l’amour. En cet attrait, ces angoisses intérieures me serroient étrangement par la présence amoureuse de Notre Seigneur qui m’étoit si intimement uni que je ne le puis exprimer. […] Après cette occupation d’esprit, je fus deux ou trois jours que je ne pouvois faire autre chose que de dire à l’Amour : Hé quoy, un chétif cœur est-il digne de Jésus? Des personnes aussi chétives que je suis pourront-elles aimer Jésus? Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me voy comme immobile et impuissante à rien faire pour le bien-Aimé. Je me voy comme ceux qui sont anéantis en eux-mêmes, et cela me met dans un extrême abaissement, qui me fait encore davantage aimer : car je voy très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis luy rien donner. […] De Tours, le 27 Juillet.

L.9 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?)

Vous souvenez-vous de cette lumière que N. S. me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyois toutes les choses créées derrière moy, et que je courois nue à sa divine Majesté? CeIa se fait tous les jours aux dépens de mes sentimens. Je pensois dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyois toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyois pas encore ce qui étoit en moy de superflu; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout; il me fit voir une âme nue et vuide de tout atome d’imperfection, et Il m’enseigna que pour aller à luy il falloit ainsi être pure. Or comme je luy étois unie très-fortement, je croyois qu’en vertu de sa divine union il me rendroit telle qu’il me l’avoit fait connoître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveugloit et m’empêchoit de voir ce que j’avois à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étois bien éloignée du terme que je croyois tout proche; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je voy clair qu’il y a encore en moy quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Epoux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourroit nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. […]

L.17 De Tours, à Dom Raymond dc S. Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635.

[…] Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moy nous tenant par la main cheminions en un lieu très-difficile. Nous ne volions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultez, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux durant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire /3, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel : Le pavé étoit blanc comme de l’alebâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avoit là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice ou maison fait de marbre blanc, travaillé à l’antique d’une architecture admirable. […] La situation de cette maison regardoit l’Orient. Elle étoit bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avoit de grands espaces /4, et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture qui étoit dans un air un peu plus épuré. Du lieu où nous étions il y avoit un chemin pour décendre dans ces grands et vastes espaces, lequel étoit fort hazardeux pour avoir d’un côté des rochers affreux, et de l’autre des précipices effroiables sans appui : avec cela il étoit si droit et si étroit, qu’il faisait peur seulement à le voir. […]

Le plaisir que je ressentois d’une chose si agréable ne se peut expliquer. Je m’éveillay là dessus jouissant encore de la douceur que j’avais expérimentée, laquelle me dura encore plusieurs jours. Mais je demeuré en suite fort pensive ce que voulait signifier une chose si extraordinaire, et dont l’exécution devait être assurement fort secrète […]

Au commencement de cette année comme j’étais en oraison, tout cela me fut remis en l’esprit avec la pensée que ce lieu si affligé que j’avais veu étoit la nouvelle France. Je ressentis un très grand attrait intérieur de ce côté là, avec un ordre d’y aller faire une Maison à Jésus et à Marie. Je fus dès lors si vivement pénétrée que je donné mon consentement à notre Seigneur, et lui promis de lui obéir s’il lui plaisait de m’en donner les moyens. Le commandement de notre Seigneur, et la promesse que j’ay faite de lui obéir, me sont tellement imprimées dans l’esprit outre les instincts que je vous ay témoignez, que quand j’aurais un million de vies, je n’ay nulle crainte de les exposer. Et en effet les lumières et la vive foy que je ressens me condamneront au jour du jugement, si je n’agis conformément à ce que la divine Majesté demande de moy. […]

L.25 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1633-1635 (?).

Mon âme est à l’Amour, et l’Amour est à mon âme; et si je l’ose dire, tous biens sont communs, et il n’y a plus de distinction du mien et du sien. L’âme voiant ainsi par un doux regard que son bien-aimé est à elle, et qu’elle est à son bien-aimé, elle se plaist pourtant d’être son esclave. Et quoy qu’elle soit riche de ses biens, elle veut tout pour luy et rien pour elle : elle veut être rien, et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée, et toute vuide, et de regarder avec complaisance la plénitude de son bien-aimé. O que c’est une aimable occupation ! […]

L.34 De Paris, à la Mère Françoise de S. Bernard, Supérieure des Ursulines de Tours, 26 février 1639.

Ma très-chère et très-Révérende Mère, nous venons d’arriver à Paris, par la grâce de notre Seigneur, en fort bonne santé. La Maison de Monsieur de Meules Maître d’Hôtel de chez le Roy a été ouverte de la manière du monde la plus obligeante. Monsieur de Bernières y pourra avoir un apartement; et tant pour lui que pour nous, on tapisse et meuble les chambres. […] Nous ne laisserons pas de tenir notre arrivée secrète, et de faire en sorte que notre dessein ne soit connu que de ceux qui en peuvent favoriser l’exécution, car je prévoi que nous serons accablées de visites sitôt qu’on en aura la connoissance. Cependant Monsieur de Bernières est tombé malade, ce qui nous recule un peu, car il agissoit puissamment pour nous, et je ne vous puis exprimer le soin qu’il prend de nos affaires. C’est un homme ravissant; durant notre voiage, il faisoit nos Règles avec nous, en sorte que nous étions dans le carrosse et dans les hôtelleries comme dans notre Monastère, et il me semble que je ne fais que de partir de Tours, tant le temps s’est écoulé doucement et régulièrement /5. Que dirai-je de Madame de la Peltrie? Elle me met dans des confusions continuelles par ses bontez en mon endroit. C’est une Mère admirable qui n’épargne aucune dépense à notre sujet : je crains qu’elle n’y excède, et je vous prie de lui en écrire, et de lui en faire des réprimandes. […]

L.49 De Québec, à son fils, 10 septembre 1640.

L’amour et la vie de Jésus soient vostre partage. Mon très cher fils /6, je ne veux pas agir avec vous comme voue faites avec moy. Hé quoy ! avez-vous eu le courage de laisser partir la flotte sans me donner un mot de consolation par une lettre de vostre part? D’autres l’ont fait, sans lesquels je n’eusse point sçeu de vos nouvelles. Je ne dis pas ce qu’on me mande à vostre sujet /7. C’est assez que je sache vos besoins pour les offrir a nostre bon Dieu : reste à vous supplier puisque vous n’avez pas esté assez heureux de faire profiter vostre vocation, que pour le moins vous ne vous rendiez pas si infidèle de la quitter tout à fait : mais de recouvrer par vos diligences ce que vous avez perdu par négligence. J’escris à plusieurs de nos amis à vostre considération pour tâcher de vous trouver une condition sortable au cas que vos desseins ne puissent s’accomplir. Il est temps que vous vous connaissiez; vous estes assez âgé pour cela : l’on vous a aidé puissamment durant vostre cours; maintenant c’est à vous de vous pousser vous mesme. Cela seroit trop honteux à un jeune homme bien fait de n’avoir point de cœur. Tirez-vous donc de la pusillanimité, mon cher fils, et estimez que vous n’aurez rien en ce monde sans peine. Avez-vous quitté la dévotion à la sainte Vierge et à son glorieux époux saint Joseph? Ne faites point cette faute : vous n’avancerez jamais dans les voies du salut que par leur secours. Hantez ceux qui leur sont dévots et qui imitent leurs vertus : par ce moyen vous gagnerez les bonnes grâces de Dieu. Fréquentez les sacremens, fuyez ceux qui vous en voudroient détourner etc. Priez pour moy et remerciez la divine bonté de la grande grâce qu’elle me fait de m’appeler a une si haute vocation. Demandez-luy que je luy soit bien fidèle et qu’elle me fasse la grâce de persévérer jusqu’à la mort à son saint service en cette bénite terre du Canada laquelle je suis si indigne d’habiter. Entretenez tousjour l’affection des RR. PP. Jésuites, rendez aussy beaucoup à mes frères et à mes sœurs qui sont pour vous obliger au possible. A Dieu. Je suis, mon très cher fils, votre très affectionnée mère,

De Québec, le 10. Septembre 164o. Sœur Marie de l’Incarnation R(eligieuse) U(rsuline)

L.56 De Québec, à son Fils, 4 septembre 1641.

Jhésus Maria Joseph

L’AMOUR et la vie de Jésus soient vostre héritage.

Mon très cher et bien-aimé filz,

La vostre m’a aporté une consolation si grande qu’il me seroit très dificille de vous l’exprimer8 ; J’ay esté toute cette année dans de grandes croix pour vous, mon esprit envisagent les escueilz où vou[s] pouviez tomber. En fin, nostre bon Dieu luy donna le calme dans la créance que son amoureuse et patternelle bonté ne perdoit point ce qu’on avoit abandonné pour son amour. La vostre m’i confirma, mon très cher filz, et me fit voir ce que j’avois espéré pour vous et bien par dessus mes espérances, puisque sa bonté vous a plasé dans un ordre si saint et que j’honore et estime grandement; j’avois souhaitté cette grâce pour vous lors de la réforme de St-Julien et de Marmoustier, mais comme il faut que les vocations viennent du ciel, je ne vous en dist mot, ne voulant pas mettre du mien en ce qui apartiens à Dieu seul.

Vous avez esté abandonné de vostre Mère et de vos parans. Cet abandon ne vous a-il pas esté utille ? Lors que je vous quitté, n’ayent pas 12 ans, je ne le fist qu’avec des convulsions estranges qui n’estoient conneue que de Dieu seul. Il failloit obéir à son divin vouloir qui vouloit que les choses se passasent ainsi, me faisant espérer qu’il auroit soin de vous. Mon cœur s’afermi pour surmonter ce qui avoit retardé mon antrée en la sainte Religion 10 ans antiers. Encore falut-il que la nécessité de faire ce coup me Fust signifiée par le R. Père dom Raymon et par des voys que je ne puis pas coucher sur ce papier, bien vous le diroi-je à l’oreille; je prévois l’abandon de nos parens qui m’a donné mille croix, joint à l’infirmité humaine qui me faisoit craindre vostre perte.

Lors que je passé par Paris, il m’estoit facile de vous plasser. La Reine, Madame la duchesse Dayguillon et Madame la Contesse Brienne qui me firent l’honneur de me regarder de bon œil et qui m’ont encore honorée de leurs commandemens cette année par leur Lestres ne m’eussent point refusé ce que j’eusse désiré pour vous. Je remersié Madame la duchaisse Daiguillon du bien qu’elle vous a voulu faire ; mais la pansée qui me vint pour lors fut que si vous estiez avancé dans le monde, vostre âme seroit en danger de ce perdre. De plus, les pansées qui m’avoient autre fois ocuppé l’esprit pour ne désirer que la pauvreté d’esprit pour héritage, pour vous et pour moy, me firent résoudre de vous laisser une seconde fois entre (les) mains de la Mère de bonté, me comfiant que puisque j’alois donner ma vie pour le servise de son bien-aimé fils, elle prandroit soin de vous. Ne l’aviez-vous pas ausy prise pour Mère et pour Espouse lors que vous entrâte dans la Congrégation, (le jour de la Purification)? Vous ne pouviez donc attandre d’elle, q’un bien pareil à celuy que vous possédez. C’eût esté quelque chose que les avantages qui ce sont présantez pour vous à Paris, mes qui eussent estez infiniment ravalez au-desous de ceux que vous possédés maintenant. Je crois, et la vostre me l’assure, que vous ne les regrettez pas, ni l’abaissement de naissance dont vous me parlez, qui n’et nulement concidérable, je ne scais qui vous en a donné connoissance; je n’eusse eu garde de vous en parler. Je ne vous ay jamais esmé que dans la pauvretté de Jésus-Christ dans laquelle se retrouve tous les trésors.

Il est certain, vous n’estiez pas au monde que je les souhaittois pour (vous) ; mon cœur en ress(ent)oit des mouvemens si puissans que je ne les puis exprimer. Vous estes donc maintenant dans la milice, mon très cher fils. Au nom de Dieu, faitte estat de la parole de Jésus-Christ et pansez qu’il vous dit : « Celuy qui met la main à la charue et tourne le dos arrière n’et pas propre pour le royaume des cieux ». Ce qu’il vous promet est bien plus grand que les avantages qu’on vous faisoit espérer, que vous devez estimer boue et fange pour vous acquérir Jésus-Christ. Vostre glorieux patriarche saint Benoist vous en a donné un grand example. Imité-le, au nom de Dieu, et que mon cœur ait cette consolation, par la première flotte, que mes veux offerts à sa divine Magesté depuis z I an sans intermision ayant estez reçeus au ciel. Je vous vois en de saintes résolutions, c’est ce qui me fait espérer que Dieu vous donnera la persévérance. Il ne se passe jour que je vous sacrifie à son amour sur le cœur de son bien-aimé fils. Plaise à sa bonté que vous soyez un vray holaucoste tout consommé sur se divin autel.

Il est vray ce que vous dites, mon très cher filz. J’ay trouvé en Canada tout autrement que ce6 que j’an pansois, mais en un divers sans que vous n’avez pansé. Les travos m’i sont dous ' et si facille à porter que j’y expérimante ce que (dit) Nostre Seigneur : « Mon joug est dous et mon fardeau léger ». Je n’ay pas perdu mes peines dans le soin espineux d’une langue estrangère qui m’et maintenant si facille que je n’ay point de peines d’anseigner nos saints mistères à nos Néophites dont nous avons eu grand nombre cette année : plus de 50 séminaristes, plus de 700 visites de sauvages et sauvagesses que nous avons tous assistés spirituellement et temporellement. La joye que mon cœur ressans dans le saint amploy que Dieu me donne esuye toutes les fatigues que je peux prandre dans les ocasions ordinaires. Je suplie nostre Rde Mère Françoise de Saint-Bernard de vous envoyer une copie du récit que je luy fais du progrès de nostre séminaire.

Pour tout le christianisme, voilà 3 nations qui veullent se venir randre sédantaire à Sillery. Leurs filles seront pour le séminaire. Tous les chrestiens font très bien. Un Montagnés, nouveau chrestien, a fait l’office d’apostre en sa nation et a esbranlé avec le R. Père Le Jeune les 3 nations dont je vous parle. Des lestres qu’on escrit de nos séminaristes (au dit Rd Père), lors qu’il catéchisoit les (dites) nations, ont tiré tous ces bons catécumaines en admiration et leur a donné envie de nous donner leurs filles, puisqu’elles peuvent parvenir à ce que font les filles Françoise, tant au chemain du salut que pour les siances d’où il sembloit que leur misérable condition d’estre née dans la barbarie les vouloir exclure. Tous nos nouveaux chrestiens ont eu fort à souffrir pour la tiranie des hyroquoys qui leur ont livré la guerre comme à nos François.

Mr nostre Gouverneur les a chassé dans un combat qui leur a livré pour sauver nos bons néophites. La relation vous le dira. Les Rds Pères de la Compagnie qui sont aux hurons ont eu des fatigues incroyables dans leurs missions cet hyver, les froids et les !lèges ayent esté extraordinairement exésifs. Adjoutez à cela la barbarie de cette nation qui les a fait souffrir excesivement. Le Rd Père Chaumonnot que vous connoissez a ressenty leurs coups. C’et un apostre qui est ravi d’estre trouvé digne de souffrir pour Jésus-Christ. Il a quasi apris miraculeusement la langue huronne et a fait des merveilles dans une nation où luy et le Rd Père Brébeuf ont jetté les premières semances de l’Évangille. Les Rds Pères Garnier et Pijar ont pansez estre tuez ; Nostre-Seigneur les a gardez miraculeusement. Le Rd Père Poncet a eschapé les mains des yroquois qui estoient escartez lors que son canot passoit vite, conduit par des hurons qui craignoient la mort que ce grand serviteur de Dieu souhaittoit ardammant.

Il est demeurant aux 3 Rivières; (il) assiste les algonquins avec le zèlle que vous pouvez juger; il est savant en la langue algonquine. C’est aussy celle que j’étudie, qui me sert aux algonquines et montagnaises, comme estant des nations adjasantes.

La Mère Marie de St Joseph étudie la langue huronne (Nous avons aussy des filles de ce pays; elle y réussit fort bien).

Nous avons néanmoins plus affaire d’algonquin; c’est pourquoi toutes s’y apliquent. L’on a découvert vers les costes du port des nations en nombres qui parlent cette langue : ont les instruit, tous veullent croire. L’on croit qu’il y pourra avoir quelques martirs dans les grandes cources qu’il faut faire, où le diable, enragé de ce (que) Jésus-Christ luy ravit l’ampire qui luy avoir osé usurper il y a tant d’années, suscite toutjours quelques meschans pour nuire aux ouvriers de l’Evangille. Je souhaitte que vous voyez la relation. Je tâcheray qu’on vous en envoye une lorsqu’elle sera imprimée.

Je suis en une consolation très sansible du bon souhait que vous faite pour moy (c’et le martire). Hélas, mon très cher fils, mes péchez me priveront de ce bien; je n’ay rin fait jusque icy qui soit capable d’avoir gaingné le cœur de Dieu car, pansé-vous, il faut avoir beaucoup travaillé pour estre trouvée digne de respandre son sang pour Jésus-Christ; je n’ose porter mes prétansions si haut : je laisse faire à sa bonté immance qui m’a toutjours prévenue de tant de faveurs, que si sans mes mérites, elle me veut (encore) faire celle où je n’ose prétandre, je la suplie qu’elle le fase; je me donne à elle, je vous y donne aussy et la suplie, pour une bénédiction que vous me demandez, qu’elle vous comble de celles qu’elle a départie à tant de valeureux soldats qui luy ont gardé une fidélité inviolable.

Si on me venoit dire : « Vostre fils est martir », je panse que j’an mourrois de joie. Laissons-le faire; il a ses tems, ce Dieu plain d’amour. Soyez-lui fidelle et vous assurez qu’il vous trouvera les ocasions de vous faire grand saint si vous obéisez à ses divins mouvemens, si vous vous plaisez de mourir à vous-mesme et de suivre l’example que tant de grands saints de vostre Ordre vous donnent. Si Nostre Seigneur vous fait la Grâce d’estre profès, je vous suplie de m’an donner avis, et aussy come sa bonté vous a apellée et quelz moyens vous avez pris pour l’exécuter.

En fin, mon très cher filz, faite-moy part de vos biens, qui comme vous pouvez juger, m’aporteront une consolation très grande. Je croy que le Rd Père Supérieur vous le permettra. Je me donne l’honneur de luy escrire et de le remersier de l’honneur de son affection et ses soins pour vous. Et priez bien Dieu pour moy; je vous visite plusieurs fois le jour; je parle de vous sans sesse à Jésus, Marie et Joseph.

Possible que passera une de nos Mères de Tours, cette première flotte, pour nous venir trouver. Cela n’et pas encore tout assuré, l’affaire despandant de quelque sirconstances qui ne pouront estre vidée qu’and France; ce sera la Mère Le Coq, dite de St Joseph, que vous avez veue ma maittraise de novice. C’et une grande servante de Dieu; elle est de présant supérieure à Loche. Ce sera néanmoins Tours à qui nous la demanderons, car elle en est professe. Mr de Bernière m’a escrit vostre bonheur : il en est ravy. Le Rd Père dom Raimond et tous mes parans. m’an ont aussy escrit, comme nos bonnes mères de Tours qui vous aime grandement.

A Dieu, mon très cher fils; je ne me lasserois point de vous antretenir. Le Rd Père Poncet vous salue; il est ravi de vostre bonheur; la Mère Marie de St Joseph aussy, à qui Dieu fait beaucoup de grâces et luy donne de grands talans pour luy gaingner des âmes. Priez pour elle et pour (moy) qui suis,

Mon très cher et bien-aimé fils,

Vostre très humble et très affectionnée mère,

Sœur Marie de l’Incarnation, R. urs. ind. De Québec, au séminaire (de St Joseph, des Ursulines,

Le 4e septembre 1641.

Priez pour moy le jour de la feste du glorieux apostre saint Paul. Je fus proffesse à ce jour.

L.66 De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642.

[…] Nous avons reçu votre aumône par le moien de Monsieur de Bernières, je vous en rends mes très-humbles remercimens : sans ce secours je croi qu’il nous eût fallu renvoyer nos Séminaristes dès cette année, comme je croi qu’il faudra faire à l’avenir, ainsi que Monsieur de Bernières nous le signifie pour les causes que je vous dirai, ce qui nous seroit une privation très-sensible, à laquelle néanmoins il nous faut résigner, si notre bon Jésus le veut; nous sommes ses servantes qui devons baisser le col a ses jugemens. Vous sçavez la grande affection qu’a eu pour nous notre bonne fondatrice, qui nous a amenées en Canada avec une générosité, comme tout le monde sçait, des plus héroïques. Elle a demeuré un an avec nous dans ce même sentiment et dans un cœur tout maternel, tant à notre égard qu’envers nos Séminaristes. Elle commença ensuite à vouloir visiter les Sauvages de temps en temps, ce qui étoit très-louable : peu de temps après elle nous quitta tout à fait ne nous venant visiter que peu souvent. On jugeoit de là qu’elle avoit de l’aversion de la clôture, et que n’étant pas Religieuse, il étoit raisonnable de la laisser à sa liberté. De notre part nous estimions que pourveu qu’elle nous aidât de son bien ainsi qu’elle s’étoit engagée de parole à laquelle nos amis et nous nous étions confiez, cette retraite ne feroit point de tort au Séminaire. Cependant le temps se passoit et son affection à nous établir diminuoit de jour en jour. Ce qui retarda encore beaucoup nos affaires, c’est que les personnes qui vinrent l’an passé pour établir l’habitation de Mont-Réal, qui sont un Gentilhomme et une Damoiselle de France, ne furent pas plutôt arrivez qu’elle se retira avec eux /9. Elle reprit ensuite ses meubles et plusieurs autres choses qui servoient à l’Église et au Séminaire et qu’elle nous avoit donnez. Nous laissâmes tout enlever sans aucune répugnance, mais plutôt, à vous dire mon cœur, en les rendant je sentois une grande joie en moy-même, m’imaginant que notre bon Dieu me traittoit comme saint François que son Père abandonna, et à qui il rendit jusqu’à ses propres habits. Je me dépouillé donc de bon cœur de tout, laissant le Séminaire dans une très-grande pauvreté : Car comme cette bonne Dame s’étoit jointe à nous, et que tout ce qu’elle avoit servoit en commun, nous nous passions de ce qu’elle avoit avec les meubles que nos Mères de France nous avoient donnez pour notre usage, sa fondation étant si petite, qu’elle n’eût pas suffi à nous meubler pour nous et pour nos Séminaristes. Par cette retraite elle ne nous a pas laissé pour coucher plus de trois Séminaristes, et cependant nous en avons quelquefois plus de quatorze. Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir, notre pauvreté ne nous permettant pas de faire autrement. De vous dire que notre bonne fondatrice a tort, je ne le puis selon Dieu : Car d’un côté, je voi qu’elle n’a pas le moien de nous assister étant séparée de nous, et son bien n’étant pas suffisant pour l’entretenir dans les voiages qu’elle fait : D’ailleurs comme elle retourne dans le siècle il est juste qu’elle soit accommodée selon sa qualité, et ainsi nous n’avons nul sujet de nous plaindre si elle retire ses meubles : et enfin elle a tant de piété et de crainte de Dieu, que je ne puis douter que ses intentions ne soient bonnes et saintes. Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Hiroquois, et qu’il n’y a point de Sauvages sur le lieu. Et ce qui est le plus touchant, elle y reste contre le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir : Ils font encore une tentative pour lui persuader son retour, nous en attendons la réponse qu’on n’espère pas nous devoir contenter. Ce grand changement a mis nos affaires dans un très mauvais état : Car Monsieur de Bernières qui en a la conduite me mande qu’il ne les peut faire avec le peu de fondation que nous avons qui n’est que de neuf cens livres. Les Mères Hospitalières en ont trois mille et Madame la Duchesse d’Aiguillon leur fondatrice les aide puissamment; avec tout cela elles ont de la peine à subsister. C’est pourquoi Monsieur de Bernières me mande qu’il nous faut résoudre si Dieu ne nous assiste d’ailleurs, de congédier nos Séminaristes et nos ouvriers ne pouvant suffire à leur entretien, puisque pour paier seulement le fret des choses qu’il nous envoie, il lui faut trouver neuf cens livres qui est tout le revenu de notre fondation. Et de plus, dit-il, si Madame votre fondatrice vous quitte, comme j’y voi de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne.

A ces paroles ne direz-vous pas, Mademoiselle, que tout est perdu? En effet on le croiroit s’il n’y avoit une providence amoureuse qui a soin des plus petits vermisseaux de la terre. Cette nouvelle a beaucoup affligé nos amis qui en sçavent l’importance, et néanmoins mon cœur est en paix par la miséricorde de notre bon Jésus pour lequel nous travaillons. Dans la confiance que j’ay en son amour, j’ay résolu de retenir nos Séminaristes et d’aider nos pauvres Sauvages jusqu’à la fin. J’ay encore retenu nos ouvriers pour bâtir le Séminaire, espérant qu’il ne nous a pas amenées ici pour nous détruire et nous faire retourner sur nos pas. Si pourtant sa bonté, ou son aimable justice le vouloit pour châtier mes péchez, me voilà prête d’en recevoir la confusion à la veue de toute la terre: Il ne m’importe ce qui m’arrive, pourveu qu’il en tire sa gloire : Et à l’heure que je vous écris, mon cœur possède une paix si accomplie que je ne vous la puis exprimer : J’ay une singulière satisfaction de vous le dire comme à celle que j’aime et que j’honore le plus en ce monde. Oui, Mademoiselle, puisque votre humilité se porte jusqu’à me vouloir honorer de votre affection et bienveillance, vous avez si fort gagné mon cœur, qu’il ne se peut empêcher de vous dire les biens et les maux qui lui arrivent.

Après ce que Monsieur de Bernières m’a écrit, il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire, et de plus que je lui envoie des parties pour six mille livres qui ont été emploiées à paier les gages de nos ouvriers, et à l’achat des matériaux de notre bâtiment, sans parler du fret du vaisseau : Car en tout cela nous n’avons que la providence de notre bon Dieu : On dit que tout est perdu, et cependant je me suis sentie portée intérieurement à poursuivre ce que notre Seigneur nous a fait la grâce de commencer en sa nouvelle Église. L’arrivée des vaisseaux nous donnera une nouvelle instruction, et peut-être un nouveau courage pour travailler plus que jamais au service de notre Maître.

[…]

Comme j’étois sur le point de finir cette lettre, il est arrivé une barque de Mont-Réal qui nous apprend que cette bonne Dame est résolue d’y passer l’hiver parmi les dangers. Je vous avois bien dit que ses intentions sont bonnes et saintes, car elle m’écrit avec une grande cordialité et me mande que le sujet qui la retient à Mont-Réal, est qu’elle cherche le moien d’y faire un second établissement de notre ordre au cas qu’elle rentre dans la jouissance de son bien. Mais je n’y voi nulle apparence, et le danger où elle est de sa personne me touche plus que toutes les promesses qu’elle me fait. Voilà le vaisseau prest de lever l’ancre, ainsi il faut que je finisse et que tout de nouveau je vous rende mes très-humbles remercimens de tous vos bienfaits. Et à l’égard de l’affection que mon cœur a pour vous, la parole est trop foible pour l’exprimer : Que l’amour infini de notre aimable Jésus vous le dise donc, puisque lui seul sçait ; que je suis toute vôtre; Oui sans réserve je suis votre très-humble.

De Ouébec le 29. Septembre 1642.

L.68 De Québec, à son Fils (1), 1er septembre 1643.

Mon très-cher Fils : La paix et l’amour de Jésus. Vous vous plaignez que vous n’avez pas reçu les amples lettres que je vous écrivois l’an passé. Mille lieues de mer et plus sont sujettes aux hazards, et tous les ans ce qu’on nous apporte, et ce qui repasse en France court la même risque. Je faisois réponse à tous les points de la vôtre, et puisque vous le voulez, et qu’il ne m’est pas possible de vous rien refuser, j’en feray une petite récapitulation. Mais afin que vous ne perdiez pas tout je vous en ay déjà écrit une partie par le premier vaisseau qui doit arriver en France un mois devant les autres, s’il arrive à bon port.

Vous pouvez croire qu’aprenant que vous êtes tout à Dieu par les saints vœux de la Religion, mon cœur a reçu la plus grande consolation que d’aucune nouvelle que j’aye apprise en ma vie. La miséricorde infinie de Dieu m’a fait cette grâce en vous la faisant. (Je vous avois donné à luy avant que vous fussiez né. Estant au monde mon cœur soupiroit sans cesse après luy ; afin qu’il plût à sa bonté de vous accepter. A peine aviez-vous atteint l’âge de treize ans qu’il me promit qu’il auroit soin de vous, ce qui donna à mon cœur un repos que je ne vous puis dire. Lorsque vous fûtes un peu plus grand et qu’on me disoit que votre vie était un peu trop libre, j’entray à votre sujet dans des croix qui me faisoient recourir sans cesse à Dieu, que je sçavois pourtant bien ne vous devoir pas manquer; mais vous pouviez par vos manquemens renverser ses desseins, ou plutôt moy en être la cause. Ce fût alors que je luy donnay pour garant de votre âme la sainte Vierge et saint Joseph, par lesquels je vous offrois chaque jour à sa divine Majesté. Pensez-vous, mon très cher Fils, que je ne visse pas bien que lors que je vous parlois de Dieu, des biens de la Religion, et du bonheur de ceux qui le servent, votre cœur étoit fermé à mes paroles? Je le voyois, et c’étoit là le plus grand sujet de mes croix; car il me sembloit qu’à chaque pas vous alliez tomber dans le précipice : Mais j’avois toujours dans le cœur un instinct qui me disoit que Dieu avoit une grâce à vous faire pour vous appeller au temps et en la manière qu’il m’avoit appellée pour le servir d’une manière toute particulière. Et en effet je la vois à peu près décrite en ce que vous me mandez qui vous arriva. Remarquez bien cela, mon très cher Fils, si vous me survivez vous en sçaurez davantage, puisque vous voulez que je vous donne mes papiers, si l’obéissance le permet en ce temps là, je le veux afin que vous connoissiez les excez de la bonté divine sur moy, aussi-bien que sur vous.

C’est un excez de l’amour de notre divin Maître de brûler nos cœurs sans les consumer. C’est néanmoins un effet de notre misère de ce que son opération n’a pas tout son effet. L’agent ne manque pas de son côté, mais notre froideur s’oppose aux touches divines, et empêche l’âme d’arriver à ce parfait anéantissement qui surpasse toute purification imaginable. Je n’ay pas cessé, mon très cher Fils, de prier pour vous, et je ne manque point de vous offrir sur l’Autel sacré du cœur très-aimable de Jésus à son Père éternel. (Mais quoy, me dites-vous, je suis sacrifié sur le cœur qui met l’incendie par tout, et je ne brûle pas? Pensez-vous que nous sentions toujours le feu qui nous brûle, je parle de ce feu divin; nous ne serions jamais humbles, si nous ne sentions nos foiblesses, et il est bon que l’amour nous rende son feu insensible afin que nous brûlions plus purement).

C’est encore un excez de notre misère d’avoir en nous le Saint des Saints, et n’être pas saint dès la première fois qu’on le touche, ou qu’on le reçoit. O mon très-cher Fils qu’il y a loin de luy à nous, quoy-qu’il soit en nous et uni à nous, l’ayant reçu au très-saint Sacrement. Si nous voulions une bonne fois suivre et imiter notre vie et voye exemplaire, nous deviendrions saints dès la première communion. Mais quoy ! bien que nous ayons des momens de bonnes dispositions que ce céleste Epoux agrée, qui sont celles que l’Église ordonne pour communier dignement, et qui produisent en nous des effets de sanctification; nous sommes si foibles et si chétifs, que nous reprenons ce que nous luy avions donné, notre misérable amour propre ne pouvant souffrir un anéantissement aussi entier que le veut celuy qui ne veut que des âmes qui lui ressemblent. Remarquez bien ce point, notre propre amour nous rend esclaves et nous réduit à rien; car est-ce quelque chose que de sortir du tout pour être à nous-mêmes, qui ne sommes qu’un pur rien? Ne cherchez donc point d’autre cause de ce que nous ne sommes pas saints dès la première communion que nous faisons. La méditation de ce grand silence où Dieu vous a appellé, vous fera voir plus clair que moy dans cette matière. Et de plus, vous avez tant de Saints parmy vous consommez au service du grand Maistre, qu’avec leurs avis et leurs exemples, vous deviendrez saint si vous voulez.

Vous dites que vous désireriez dire un jour la Messe dans les terres des Infidèles. Si Dieu vous faisoit cet honneur, j’en aurois la joye que vous pouvez juger. (O que je serois heureuse si un jour on me venoit dire que mon Fils fût une victime immolée à Dieu ! Jamais sainte Simphorose ne fut si contente que je le serois10. Voila jusqu’où je vous aime, que vous soyez digne de répandre votre sang pour Jésus-Christ). Je bénis sa bonté des désirs qu’il vous donne; mais prenez garde de ne vous pas trop embarrasser l’esprit dans des raisonnemens superflus, qui vous pourroient causer une continuelle perte de temps : et il arriveroit que vous ne vous en déferiez pas facilement; parce que la passion étant émue par des désirs trop impétueux, offusque la lumière de l’esprit, en sorte qu’il est difficile de bien juger d’une vocation, laquelle se fait connoître plus parfaitement par une confiance douce et amoureuse, et par une longue persévérance qui n’ôte point la paix du cœur, que par un bouillon ardent, et par une agitation continuelle qui n’est que dans les sens. (Il me paroît que dès mon enfance Dieu me disposoit à la grâce que je possède à présent, car j’avois plus l’esprit dans les terres étrangères pour y considérer en esprit les généreuses actions de ceux qui y travailloient et enduroient pour Jésus-Christ, qu’au lieu où j’habitois. Mon cœur se sentoit uni aux âmes Apostoliques d’une manière toute extraordinaire : Il me prenoit quelque fois de saillies si fortes, que si les respects humains ne m’eussent retenue, j’aurois couru aprés ceux que je voyois portez avec zèle au salut des âmes. Je ne sçavois pas alors pourquoy j’avois tous ces mouvemens, car je n’avois ni l’expérience ni l’esprit pour les reconnoître, aussi n’étoit-il pas temps : car celuy qui dispose les choses suavement, vouloit que je passasse par divers états avant que de manifester sa volonté à la plus indigne de ses créatures). Il s’est passé bien des choses dans les distances des temps; vous les sçaurez un jour, mon très-cher Fils, je vous ay seulement dit ici en passant pour votre consolation et pour votre instruction, ce qui se passoit en moy dans mon enfance.

Quant aux pensées que vous me proposez; croyez-moy, ne vous portez à rien qu’à suivre Dieu; je veux dire que vous vous abandonniez à sa conduite avec une douce confiance, et que vous attendiez dans la paix du cœur ce que ses desseins auront projetté pour vous. Après cela ne vous mettez point en peine, il vous conduira par la main, car c’est ainsi qu’il se comporte envers les âmes qui cherchent à le contenter, et non pas à se satisfaire elles mêmes. O qu’il est doux de suivre Dieu! Je ne vous dis pas cecy afin que vous étouffiez son esprit, mais afin que vous le serviez dans une plus grande pureté. et que vous ne respiriez que dans l’accomplissement des desseins qu’il a sur vous pour sa gloire et pour la sanctification de votre âme. L’obéissance exacte à vos Supérieurs sera la pierre de touche qui vous fera connoître si vous êtes dans cette disposition.

Ah, mon cher Fils, que cette dépendance des desseins de Dieu sur vous est importante ! C’est le secret pour devenir grand saint et se rendre capable de profiter aux autres. (Je suis ravie de voir ici des Saints—c’est ainsi que j’appelle les ouvriers de l’Evangile — dans un dénuement épouventable; et vrayment cette parole de l’Apôtre leur peut bien être appliquée : Vous êtes morts et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Je n’ay point de termes pour dire ce que j’en connois). Méditez cette sentence et pensez qu’il y a bien loin avant que d’être semblable à notre divin Maistre. (Ce que la créature ne peut d’elle-même, Dieu le fait ici d’une façon qu’on n’auroit jamais pensé. Ne croyez pas que quand vous me demandez ce que j’endure et que je n’en omette rien, je vous parle de la disette des choses temporelles, de la pauvreté du vivre, de la privation de toutes les choses qui peuvent consoler les sens, des peines qui les peuvent affliger, des contradictions, des adversitez et de choses semblables; non, tout cela est doux et l’on n’y pense pas, quoyqu’il soit sans fin : ce sont des roses où l’on se trouve trop bien, et je vous assure que la joye que j’y ressens m’a souvent mise en scrupule.

Voilà que l’on me vient de dire que le vaisseau qui apportoit la plus grande partie de nos vivres et toutes les nécessitez tant de notre Communauté que de nos Séminaristes, est perdu, ce qui appartient aux Révérends Pères et aux Mères de l’Hôpital y étoit aussi, avec tout cela nous sommes dans un aussi grand repos que si tout cela ne nous touchoit point, quoique cette perte nous jette dans une extrême disette. Mais béni soit notre divin Maistre, qu’à jamais il soit infiniment béni : Il nourrit les oyseaux du Ciel, et les animaux de la terre, nous laisseroit-il mourir. Ce ne sont donc pas ces choses là qui font souffrir, mais c’est une certaine conduite de Dieu sur l’âme qui est plus pénible à la nature que les tortures et les gesnes). Et lorsque je vous dis que les ouvriers de l’Evangile sont morts et que leur vie est cachée en Dieu, ils ont passé par cette conduite, se joignant même à l’ouvrier, et se rendant avec luy (inexorables à eux-mêmes pour faire mourir toute vive cette nature, qui est si nuisible aux parfaits imitateurs de Jésus-Christ).

Il me semble que (je vous voy dans l’impatience de sçavoir si j’ay tant souffert. Ouy, mon cœur ne vous peut rien céler, et je ne suis pas encore au bout, aussi ne suis-je pas encore arrivée à la perfection de ceux dont je vous parle : mais obtenez-moy la grâce d’y pouvoir arriver, ce sera une récompense de ce que j’ay enduré pour vous. Car la crainte que j’avois que vous ne tombassiez dans les précipices que vous couriez dans le monde me fit faire un accord avec Dieu, que je portasse en cette vie la peine due à vos péchez, et qu’il ne vous châtiât pas par la privation du bien qu’il m’avoit fait espérer pour vous. Ensuite de cette convention vous ne sçauriez croire combien grandes sont les croix que j’ay souffertes à ce sujet. Et même sur le point que vous alliez faire votre Profession, je fus une fois contrainte de sortir de table et de me retirer pour vous offrir à Dieu. Ce fut alors que les croix que je souffrois pour vous prirent fin ainsi que je l’ay remarqué, comparant vos lettres avec ce qui m’étoit arrivé. Je vous dis cecy pour vous faire voir combien Dieu vous a aimé, vous tirant à soy par des voyes toutes pleines de sa bonté, et afin que toute votre vie se consume à luy en rendre de continuelles actions de grâce) : pour moy c’est mon occupation quoique je le fasse très imparfaitement.

Cette sorte de croix, dont je vous parle, est suivie des traverses que nous souffrons pour le Royaume de Jésus-Christ, auquel les Démons s’opposent furieusement. Il est vray, et je vous le dis dans mes autres lettres, que nous avons de grandes consolations par les conversions qui se font, mais la persécution de nos nouveaux Chrétiens, et les révolutions continuelles qui arrivent à ce sujet, nous font souffrir et ressentir ce que c’est que d’avoir épousé les intérêts du Fils de Dieu. Je m’étens beaucoup, mais il faut que je le fasse puisque vous le voulez.

(Vous me parlez de votre solitude; il est vray que la retraite est douce et qu’on ne traite jamais mieux avec Dieu que dans le silence: C’est ce qui me console de ce que sa bonté vous a appellé à un Ordre saint où cette vertu règne en sa perfection, et où vous pouvez faire pour vous et pour autruy plus que vous ne feriez de paroles). La vie mixte a son tracas, mais elle est animée de l’esprit de celuy qui l’ordonne. Je ne me trouve jamais mieux en Dieu que lorsque je quitte mon repos pour son amour, afin de parler à quelque bon Sauvage et de luy apprendre à faire quelque acte de Chrétien : je prens plaisir d’en faire devant luy, car nos Sauvages sont si simples que je leur dirois tout ce que j’ay dans le cœur. Je vous dis cela pour vous faire voir que la vie mixte de cette qualité me donne une vigueur plus grande que je ne vous puis dire. Aussi est-ce ma vocation que je dois aimer par dessus toute autre : et si je puis avoir le bien de n’être plus Supérieure, et de me voir délivrée de l’inspection que je suis obligée d’avoir sur un Monastère que nous faisons bâtir, je seray ravie de n’être plus que pour nos Néophites : C’est peut-être mon amour propre qui me fait parler, mais sans avoir égard à mes inclinations, je désire que la volonté de Dieu soit faite.

Pour vous votre office est de recevoir les Hôtes, et d’être en lieu de faire la charité. Quand on aime trop sa cellule, il est bon d’en être un peu privé pour un temps).

Vous me ferez plaisir de me mander le progrez de votre saint Ordre que j’aime et honore uniquement : je sçay les grands services qu’il a autres fois rendus à l’Église, et j’espère qu’il reviendra à sa première splendeur. Les grands progrez que nous voyons de son rétablissement en sont de grands présages : de notre bout du monde je l’offre à Dieu, quoyque je sois très pauvre et indigne d’être écoutée, mais mon cœur s’y sent porté et je ne le puis retenir.

(Je me réjouis de ce que votre Supérieur vous exerce à la mortification, c’est une marque qu’il vous aime et qu’il vous veut du bien) : laissez faire Dieu et vos Supérieurs, et croyez que sa bonté vous mettra où il vous veut pour sa gloire et pour votre sanctification. Vous m’obligeriez de m’envoyer un de vos sermons par écrit. N’ay-je pas droit d’exiger cela de vous, puisque vous pouvez juger que j’auray une sensible consolation de voir au moins ce que je ne puis entendre? Si Dieu vous veut dans le ministère de la Prédication, il vous (45) donnera les talens nécessaires : quoyqu’il en soit vous êtes à luy, je suis contente, vivons et mourons dans son saint service, mon très-cher Fils.

Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde? je ne le sçay pas ; mais Dieu est si bon que si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit; laissons-le faire, je ne le voudrois pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu’en luy et pour luy; perdons nos volontez pour son amour. Je vous voy tous les jours en luy, et lors que je suis à Matines le soir, je pense que vous y êtes aussi, car nous sommes au chœur jusqu’à huit heures et demie, ou environ, et comme vous avez le jour cinq heures plutôt que nous, il semble que nous nous trouvons ensemble à chanter les louanges de Dieu. (Vous me réjouissez de ce que vous aimez l’humilité : en effet vous en aviez bien besoin aussi bien que moy, car le monde nous en avoit bien fait à croire) : conservez toujours l’amour de cette précieuse vertu, qui est le fondement solide, sans lequel tout l’édifice de la perfection que vous voulez élever en votre âme seroit ruineux et de peu de durée. (Enfin demeurez dans la consolation que vous avez d’être serviteur de Dieu et que je suis sa servante, qui sont les plus nobles de toutes les qualitez, et celles que nous devons le plus aimer). Demeurons en Jésus, et voyons-nous en luy.

De Québec le 1. Septembre 1643.

L.84 De Québec, à l’une de ses Sœurs /11, 3 septembre 1644.

Ma très-chère et très-bonne Sœur. Notre bon Jésus soit à jamais l’objet de votre amour. C’est avec la plus tendre affection de mon cœur que je chéris le vôtre, et plus étroitement que jamais, puisque vous voulez être toute à Dieu. Vous me demandez des avis spirituels pour mener une vie parfaite dans l’état d’une véritable veuve qui ne veut plus avoir d’amour que pour Jésus-Christ :

Et sur tout vous me demandez comme j’ay fait quand Dieu a permis que je l’aye été. O mon Dieu ! je serois bien empêchée de vous le dire, car ma vie a été un tissu d’imperfections et d’infidélitez. Mais du côté de la grâce, je vous avouerai que Dieu me faisoit riche et qu’il me donnoit tout, en sorte que si j’eusse été bien obéissante à ses mouvemens, je serois à présent une grande Sainte. Puisque vous le voulez sçavoir; ce que je tâchois de faire, c’étoit de vuider mon cœur de l’amour des choses vaines de ce monde : je ne m’y arrêtois jamais volontairement, et ainsi mon cœur se vuidoit de tout, et n’avoit point de peine de se donner tout à Dieu, ni de mépriser tout le reste pour son amour.

Ne faites-vous point quelque peu d’oraison mentale? Cela vous serviroit beaucoup, même pour la conduite de votre famille et de vos affaires domestiques: Car plus on s’approche de Dieu, plus on voit clair dans les affaires temporelles, et à la faveur de ce flambeau on les fait beaucoup plus parfaitement. On apprend à faire ses actions en la présence de Dieu, et pour son amour : On n’a garde de l’offenser quand on le voit présent : On s’accoutume à faire des oraisons jaculatoires qui enflamment le cœur, et attirent Dieu dans l’âme ; ainsi de terrestre on devient spirituel, en sorte qu’au milieu du tracas des affaires du monde, on est dans un petit paradis où Dieu prend ses plaisirs avec l’âme, et l’âme avec Dieu.

Dans les occupations néanmoins que je sçay que cause votre négoce, Dieu ne demande pas de vous que vous fassiez de longues oraisons, mais de courtes, et qui soient ferventes. Je me souviens que notre défunte mère, lors qu’elle étoit seule dans son trafic, prenoit avantage de ce loisir pour faire des oraisons jaculatoires très-affectives. Je l’entendois dans ces momens parler à notre Seigneur de ses enfans, et de toutes ses petites nécessitez. Vous n’y avez peut-être pas pris garde comme moy /12, mais vous ne croirirez pas combien cela a fait d’impression dans mon esprit. Je vous dis cecy, ma chère Sœur, afin que vous l’imitiez; car c’est un exemple domestique dont nous devons faire plus d’état que de tout autre, et j’estime que c’est ce que notre bon Dieu demande de vous.

J’ay une singulière joye de ce que vous êtes dans le dessein de demeurer comme vous êtes, le reste de vos jours : je m’assure que vous y possédez la parfaite paix du cœur, puisqu’il n’est plus partagé, et que Dieu seul en est le maître et le possesseur. Mais dans cet état, il est sur tout nécessaire que vous ayez un Directeur à qui vous déclariez les mouvemens et les dispositions de votre âme. Choisissez-en un qui soit sage et prudent, et quand vous en aurez un qui ait ces qualitez, ne luy celant rien, il vous conduira dans la voye du Ciel, si vous suivez ses avis. Je m’en vais quitter la charge de Supérieure, et en même temps beaucoup de tracas où cet employ m’engage: après quoy je tâcherai de pratiquer les avis que je vous donne, sur tout de m’offrir en continuelle hostie au Père Eternel sur le cœur de son bien-aimé Fils. Je veux que ce soit là ma principale affaire intérieure, car pour l’extérieur je suis toute à l’obéissance. Donnons-nous donc tout de bon à celui qui se donne tout à nous. Ah qu’il fait bon n’être plus à soy, mais à celui qui est toute chose et en toutes choses. Je ne sçay ce qui m’emporte aujourd’huy, mais insensiblement je sors de moy-même et vous dis tout ce que j’ay dans le cœur.

Faites autant de lecture spirituelle que le temps vous le pourra permettre, et priez votre Père Directeur de vous indiquer les livres qui vous seront propres. Je croi que la très-sainte Mère de Dieu et son très-aimable Epoux saint Joseph sont vos Patrons. Ce sont aussi les miens. Aimons-les, honorons-les, servons-les de tout notre cœur, et ils nous conduiront dans le Ciel.

De Québec le 3. Septembre 1645.

L.87 De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard,

…Sous-Prieure du Monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.

Ma très-Révérende, très-honorée, et très-aimée Mère. Mon cœur ressent tant de tendresses pour celle que je reconnois pour ma véritable Mère, que je ne les puis exprimer. Ouy, je vous ay si présente à mon esprit, qu’il me semble que je suis encore à Tours, et que vous me venez surprendre dans notre petite cellule, où votre affection pour moy vous faisoit me donner la satisfaction que je chérissois le plus. Vous me dites que vos visites à Québec sont fréquentes; les miennes ne le sont pas moins à Tours. Ce sont nos bons Anges qui font cela; parlons-nous donc par leurs intelligences, ou plutôt par notre tout aimable époux, qui sçait que notre amour est en luy, et pour luy. Ma plus que très-bonne Mère, il traite si amoureusement mon âme, que je ne puis m’empêcher de vous le dire dès l’abord. Son amour tient à mon égard des voyes semblables à celles que vous avez veues et sçeues, car mon cœur ne vous pouvoir rien celer. Aujourd’huy je connois bien plus clairement que je ne faisois en ce temps-là, pourquoy il me faisoit passer par tant de différentes voyes. O ma chère Mère, qu’il y a loin de nous à la pureté de Dieu, et que la purgation d’une âme qu’il veut toute pour luy et qu’il veut élever à une haute pureté est une grande affaire ! Je voy ma vie intérieure passée dans des impuretez presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connois pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs ny des élans, ny de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : Non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent. Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment; j’étois comme cela, et je me voyois vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensois avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Sœurs parloient, je les écoutois en silence et avec admiration, et je me confessois moy-même sans esprit. Je ne laissois pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eut point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisoit la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’étoit désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. Quelquefois je me trouvois comme ces pauvres orgueilleux, lesquels bien qu’ils ayent l’expérience qu’ils sont pauvres, ne laissent pas de penser qu’ils sont quelque chose, et de vouloir que les autres le pensent comme eux : Tout ce qu’on leur dit leur déplaît, et ils font toujours mauvaise mine. Enfin, ma chère Mère, il n’y a misère que je n’aye expérimentée, et je n’avois aucune facilité qu’à l’étude et à l’instruction de nos Néophites; encore Dieu ne vouloit pas que j’y eusse de la satisfaction, car j’y ay eu mille et mille mortifications, non du côté de Dieu, parce qu’il m’y aidoit extraordinairement, mais de la part des créatures à qui il donnoit le mouvement, et dont il se servoit pour m’affliger. Ce n’est pas que de temps en temps sa bonté ne me fit expérimenter de grands effets de son amour, mais cela n’empêchoit pas que je ne retournasse à mon état de pauvreté et de misère.

Tout cela ne m’a pas peu servy pour connoître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’Oraison pour élevée qu’elle soit. A présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus. Vous voyez, ma très-bonne Mère, comme je vous parle avec simplicité comme à ma véritable mère; si votre cœur m’a devancé, le mien vous va trouver pour s’ouvrir à vous, et vous faire voir ce qu’il y a de plus caché. Voulez-vous bien, ma très-chère Mère, que je vous dise que j’ay été extrêmement consolée d’apprendre la manière avec laquelle Dieu vous traite. Je connois une personne qu’il traite de même; peut-être le verrez-vous, car il est passé en France : cette conduite l’a entièrement métamorphosé : car il est devenu tout simple, tout dénué, tout cordial, en un mot, il ne tient à rien dans le monde. C’est là, selon mon petit jugement, une récompense que notre cher époux veut donner aux âmes qui l’ont servy au regard du prochain; service qui tire après soy de grandes fatigues, et où l’on est presque toujours hors de soy, en sorte que l’on y goûte plus de croix et d’amertumes que l’on n’y ressent de consolations. Je n’en ay pas une longue expérience, ma très-bonne Mère, c’est vous qui en pouvez parler comme sçavante, et qui goûtez maintenant les fruits de vos travaux, en attendant ceux qui ne finiront jamais, et qui ne se trouvent que dans le sein de notre très-aimable Epoux. Vous m’obligez infiniment de m’honorer d’une si grande familiarité. Cela montre que vous êtes toujours la même pour moy, et m’oblige d’être aussi toujours la même pour vous.

De Québec le 27. Septembre 1644.

L.100 De Québec, à son Fils, 11 octobre 1646.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Je vous ay écrit les nouvelles de ce que Dieu opère en ce pais, avant que j’eusse reçu aucune de vos lettres; car les vaisseaux sont arrivez tard lorsqu’on les croyoit perdus, et qu’on commençoit déjà à ressentir la famine. J’ay donc enfin reçu vos lettres avec une consolation singulière, et j’y ay trouvé un grand sujet de bénir Dieu pour le zèle qu’il vous donne pour le salut des âmes infidèles. Cela me fait croire que vous vous souvenez d’elles auprès de sa bonté source vive du secours que nous attendons pour la réduction de tous ces peuples. Continuez à les offrir à sa divine Majesté, et vous luy en gagnerez peut-être plus sur votre Oratoire, que si vous étiez actuellement employé à les convertir.

Vous m’avez fort obligée de me dire le succez des affaires de votre Congrégation. Dieu soit éternellement béni de vous avoir donné la paix. […]

(Mais dites-vous vray, mon très-cher Fils ? Il me semble que vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le cœur. Hé, pourquoy ne vous familiarisez vous pas avec un Dieu si bon et si amoureux. Je vous avoueray que le regardant comme Juge redoutable, il nous faut cacher au fonds des abysmes, et même jusques sous les pieds de Lucifer : Si on le considère comme Père, il demande nos respects et nos obéissances : Mais il est notre Epoux, et en cette qualité, comme dit saint Bernard, il demande de nous un retour réciproque, un retour d’amour). Et de plus notre cœur nous dicte cette leçon d’amour, qu’il nous faut tout convertir en celuy qui n’est qu’amour. O que cette leçon est aimable ! Elle tient ses Diciples en un colloque perpétuel : si par la foiblesse humaine, ou par la nécessité des affaires, ils tombent dans quelque égarement, le cœur attent avec une douce tranquillité la veue de son objet, pour recommencer avec plus de fermeté ses entretiens avec son bien-aimé. Car le moyen de pouvoir vivre si long-temps en ce monde sans la veue et la jouissance parfaite de notre unique bien? Si sa bonté ne se laissoit posséder à l’âme, et si elle ne luy permettoit un amoureux accez auprès d’elle, je vous diray dans mon sentiment que la vie seroit une mort. Prenons donc courage pour nous approcher avec confiance de celuy qui est le plus beau de tous les enfans des hommes. C’est là un passage du Prophète, bien capable de me toucher le cœur, et de me beaucoup occuper l’esprit pour les grands secrets que je comprens dans la double beauté du sacré Verbe incarné, mon très-cher et tout unique bien. Si j’avois votre oreille, je vous en dirois davantage comme à mon très-cher Fils, à qui je ne voudrois rien cacher des dispositions de mon cœur, non plus que des grâces de Dieu sur moy, ni de mes infidélitez en son endroit.

J’ay eu l’année dernière une grande maladie qui m’a pensé emporter, car comme, grâces à notre Seigneur, je ne suis point infirme, je n’ay pas grande expérience des maladies. Je me disposé néanmoins pour mourir, parce que mon mal qui étoit une colique néphrétique accompagnée d’une grosse fièvre, étoit très-violent et dangereux. Pour le présent, je me porte mieux que jamais, et je suis preste d’aller en tous les endroits du monde où l’obéissance me voudra envoyer.

(Je suis extrêmement consolée de vous voir si pauvre. Hé, ne sommes nous pas assez riches de posséder Jésus? Je ne veux donc pas que vous vous mettiez en peine de me rien envoyer. Si vous êtes un homme de désirs, comme Daniel, ouvrez la bouche de votre cœur, et notre très-aimable Jésus la remplira). Je ne vous prie point de prier pour moy; vous y avez trop d’affection : faites-donc en sorte auprès de Dieu que je sois fidèle à ses inspirations, et qu’il anéantisse en moy tout ce qui luy est désagréable.

De Québec le il. Octobre 1646.

L.101 De Québec, à sa Nièce, la Mère Marie de l’Incarnation, Religieuse Ursuline de Tours, octobre 1646.

Ma très-chère et bien-aimée fille. La paix et l’amour de Jésus soient votre part et votre héritage éternel. Béni soit cet objet suraimable de nos cœurs, qui veut purifier votre âme avec tant de miséricorde. Pensez-vous que je dise vray, ma chère fille? Oui assurément, les souffrances par lesquelles vous avez passé, sont les marques du bien qu’il vous veut. II me semble que cy-devant je vous avois parlé comme si vous eussiez dû entrer en cet état. Sçachez donc encore une fois que toutes les âmes à qui Dieu veut faire de grands biens sont conduites par ce chemin. Premièrement il vous a appellée par un grand attrait intérieur, et il vous a donné ensuite de fortes impressions et des désirs ardens d’entrer dans la parfaite imitation de son fils, vous donnant l’expérience de ce que ce même fils a dit autrefois : Nul ne vient à moy si mon Père ne le tire. Il vous a donc tirée dans la solitude où il vous a parlé au cœur, par les saints mouvemens qu’il vous a donnez dans votre enfance spirituelle, où néanmoins quelque vertu qu’on ait, l’on commet beaucoup d’imperfections, comme de présomption, d’amour de propre excellence, de gloutonnie et d’avarice spirituelle : On boit tous ces défauts comme de l’eau et sans qu’on s’en apperçoive, parce que l’enyvrement intérieur offusque de telle sorte qu’on ne voit rien de mauvais : Un certain mélange des opérations de Dieu et des sentimens de la nature éblouit et fait tout voir le plus parfait du monde au jugement de la raison imparfaite; et au fonds quoique tout cela ne soit pas coupable, n’étant pas voulu ni recherché, ce sont néanmoins de très-grandes impuretez en matière de choses spirituelles, et des imperfections qui rendent l’âme foible quand il faut opérer de grands actes intérieurs dans la pureté de la foy, puis qu’elle est embarrassée dans les sens. Si l’âme demeuroit toujours en cet état, elle ne feroit pas un grand chemin dans la voye de l’esprit; Mais Dieu qui vous veut plus parfaite glue vous n’êtes, vous a prévenue par un excez de sa bonté pour vous y faire avancer. Vous eussiez été trop foible pour souffrir une si grande soustraction de sa grâce sensible, s’il ne vous eût donné ce qu’il vous donna lorsque vous étiez devant le saint Sacrement. C’étoit pour vous fortifier dans le combat qui est un commencement de purgation de la partie sensitive de l’âme, pour laquelle il ne vous faut point décourager : car ne pensez pas que pour être rentrée dans votre paix ordinaire, tout l’orage soit passé; non, attendez vous à davantage, si Dieu vous aime, comme je le croy de sa bonté. Or vous connoîtrez si vous faites du progrez, et si la purgation a son effet par degré; si vous êtes bien fidelle, patiente, douce et paisible; si vous êtes obéissante à l’opération de celuy qui vous purifie; si vous êtes exacte à l’observance de vos Règles; sur tout si vous êtes bien humble dans le temps de la souffrance et du délaissement : J’ajouteray encore, si vous évitez les amitiez particulières, et les intrigues où les personnes du Cloître, sur tout celles de notre sexe sont sujettes; enfin si vous fortifiez votre âme contre une certaine humeur plaintive, et contre de certaines tendresses sur soy-même que l’on a dans les peines que l’on ressent. Car dans ce temps là le Diable ne dort pas; il tâche lorsque l’âme est dans l’impuissance d’agir, de donner mille addresses à la partie inférieure qu’il luy représente comme des choses bonnes, justes et permises, et sur tout qu’il faut s’intriguer pour passer pour personne de mise et d’esprit. Les âmes foibles se perdent quelquefois là dedans, et souvent elles s’écartent du chemin que la grâce leur traçoit : Et c’est de là que plusieurs reculent, ou ne font aucun progrez dans la vie spirituelle après plusieurs années de conversion, et ainsi ils perdent la grande et avantageuse part que Dieu leur vouloit donner dans ses bonnes grâces et dans son amour. Si donc vous êtes courageuse dans les temps de purgation semblables à celuy-cy que vous me marquez, vous ferez ce que Dieu veut de vous, car son dessein en ces rencontres n’est que de vous rendre plus capable de ses faveurs et des impressions saintes, qui conduisent l’âme à grands pas à la perfection, à laquelle les âmes lâches ne pourront jamais arriver. Voilà pour le temps de l’affliction.

Quant à celuy de la bonace, ce que vous avez à faire est de ne vous appuyer jamais non pas même un seul moment sur vos propres forces; au contraire défiez vous continuellement de vous-même : car il y a des Démons qui travaillent puissamment en ce temps auquel on croit estre plus en assurance, à gagner quelque chose sur l’âme quand ce ne seroit qu’un soupir ou coup d’œil en sa faveur, c’est à dire, par amour propre, ou par un motif humain. Une Ame qui aime Jésus doit toujours avoir un œil pointé sur luy, et un autre sur elle-même et sur sa propre bassesse. C’est à dire que notre union avec Dieu, si elle est véritable, bien loin de nous fermer les yeux à nos bassesses, elle nous les ouvre au contraire à mesure que nous approchons de cette incompréhensible pureté, pour nous faire voir clair dans nos foiblesses et infirmitez : et c’est par ce moyen que nous devenons abjets à nous-même, et humbles à nos yeux.

Tout ce que je viens de dire regarde vos dispositions présentes, après quoy ne pensez pas que tout soit fait. Si Dieu vous aime vous passerez par des changemens d’états spirituels, dans lesquels vous croirez que tout est perdu pour vous : mais en quelque état que vous soiez, souvenez vous toujours que l’intention de Dieu est de vous y santifier. Je ne doute point que le R. Père Salin et votre Supérieure ne vous ayent donné dans les rencontres les avis nécessaires pour vous y fortifier : car les instructions que l’on reçoit dans les commencemens doivent tendre à deux fins; la première, à nous instruire et former en la vie spirituelle; et l’autre à nous y affermir par de bons principes, et par des maximes saintes fondées sur la vie et sur les exemples de Jésus-Christ notre adorable Maître et divine cause exemplaire. Et vous remarquerez que quand ces maximes sont conformes à notre condition, elles ne doivent pas estre variables, mais constantes et fermes jusqu’au dernier soupir, n’y aiant aucun moment en notre vie, où nous puissions nous exemter d’obéir à notre Dieu, et de l’imiter. Si donc l’on vous a établie sur ces principes, comme je le présume de la bonne conduite des Révérends Pères de la Compagnie, et de celle de ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, et aussi comme je l’ay remarqué dans vos lettres et dans vos écrits, roulez continuellement sur ces maximes, faites-y vos examens particuliers pour découvrir les imperfections que vous y commettez, pour voir aussi si vous y faites quelque progrez. Prenez garde sur tout à une chose qui est d’une très grande importance pour l’avancement spirituel d’une âme; sçavoir qu’il ne faut pas entreprendre tout à la fois la pratique de toutes les vertus et de toutes les maximes que l’on a en veue; ce seroit une entreprise inutile, dont la foiblesse humaine ne vous permettroit pas de venir à bout : Vous en auriez la spéculation, mais vous n’en auriez pas la pratique parfaite. Ce n’est pas qu’il ne se rencontre des occasions où il faut ramasser toutes ses forces et mettre en pratique cette généralité de vertus et de maximes, mais cela n’est pas ordinaire. Faites donc le choix des imperfections qui vous nuisent le plus et où vous tombez le plus souvent, et prenez ensuite les maximes contraires et propres pour les combattre. Mettez un mois à l’une, huit jours à l’autre, selon votre nécessité (9). Quand vous vous serez bien affermie dans une maxime, passez à la pratique des autres sans résister, et sans avoir pitié de la nature corrompue qui ne laissera pas de se plaindre, et de crier quelquefois pour vous jetter en des tendresses sur vous-même; mais n’écoutez point ses plaintes ny ses cris, si ce n’est que ceux qui vous gouvernent y remarquent de l’indiscrétion ou de l’excès. Si vous faites ainsi, ma chère fille, vous arriverez au degré de perfection où Dieu vous veut, et où votre condition de Religieuse vous oblige de tendre.

Votre Directeur vous a mise dans un bon train, ne vous mettez donc point en peine d’en chercher un autre; profitez de ce qu’il vous a appris, et suivez la conduite de celle que Dieu vous donnera pour Supérieure conformément à ce que la règle ordonne. Je me suis toujours bien trouvée de regarder mes Supérieurs comme me tenant la place de Dieu. Mais il y a un certain orgueil secret qui s’insinue dans les filles, si elles n’y prennent garde, qui les porte à un dégoût de l’ordre que Dieu a étably pour leur conduite; Elles s’imaginent que la conduite du dedans n’est pas solide, et qu’il en faut chercher une autre, et ainsi ce vice secret les porte insensiblement dans le mépris de ceux de qui elles doivent attendre les ordres de Dieu sur elles, et qui les mèneroient bien-tôt dans l’esprit de leur Ordre et de leurs règles d’où elles s’éloignent par cet égarement, qui est un mal-heur qu’on ne peut assez déplorer. Cela n’empesche pas que de temps en temps, et en de certaines nécessitez inévitables selon que la règle le permet, on ne puisse demander quelques bons avis et l’éclaircissement de quelques doutes aux Confesseurs que l’on aura élu extra-ordinairement, ou à quelque autre personne de mérite; en sorte pourtant que la fidélité à votre Supérieure, et à votre Directeur ordinaire l’emporte par dessus tout autre.

Pour ce qui est des grâces particulières dont vous me parlez, appuiez vous sur le plus essentiel et le plus solide, et vous verrez qu’elles ne vous sont données, que pour votre sanctification, et pour la pratique des vertus que vous ne devez jamais regarder comme éloignée, car ce ne seroit qu’un amusement; mais il vous en faut pratiquer les actes selon les occasions présentes. Par exemple, s’il s’agit de votre vocation au Canada, faites en France ce que vous feriez icy : si vous estes en classe, faites aux filles Françoises ce que vous feriez aux filles Sauvages du Canada, offrant à Dieu vos actions dans cette intention. Vous ferez le même des autres vertus, et par ce moyen tout vous profitera, et les vertus que vous n’auriez qu’en spéculation, seront réduites en actes. Vous remarquerez icy qu’il y a une certaine anxiété de désirs qui trouble l’âme; il s’en faut garder autant qu’il se pourra, pour conserver la paix du cœur qui est la demeure du saint Esprit. Ne vous inquiétez donc pas pour votre vocation au Canada : Si elle est de Dieu, elle se perfectionnera. et sa bonté la conduira à son exécution dans le temps de son ordonnance pour sa gloire, pour votre bien et pour notre consolation. Cependant je suis tous les jours avec vous en esprit, et je tâche de faire pour vous ce que demande la divine Majesté, et ce que vous désirez de moy.

Les deux imperfections que vous me témoignez être en vous, et que vous dites être votre foible, ne seront jamais corrigées en perfection qu’à mesure que vous deviendrez spirituelle. L’une et l’autre étant fondées dans votre naturel vous en aurez plus de peine, et aussi plus de vertu en travaillant à la mortification. On vous a dit la vérité, que vous avez en cela quelque chose de moy : car j’ay été la plus complaisante du monde en ma jeunesse, et j’ay eu et j’ay encore cette vivacité naturelle en mes actions ; tout cela se tourne en bien lors qu’on s’accoutume à faire ses actions avec présence d’esprit, c’est à dire, si vous veillez en sorte que si vous êtes complaisante, vos complaisances soient à Jésus par des colloques amoureux selon l’esprit de grâce qu’il vous donne. Et pour le regard des créatures n’ayez jamais de la complaisance que dans l’ordre de la charité; car quand il est question d’amusemens ou d’imperfections, n’en ayez jamais pour personne : Il faut en ces occasions passer par dessus tous les respects humains; vous n’en serez pas tant aimée de quelques unes mais vous en serez plus chérie de Dieu, et plus estimée des plus sages et des plus saintes. Ce n’est pas qu’il faille rechercher l’estime, mais elle suit naturellement la grâce et la vertu. Vous me dites que l’amour de cette vaine estime se veut nourrir en vous : hélas ! ma chère fille, une bonne réflexion sur vous-même vous convaincra tout aussi-tôt l’esprit, que l’estime qu’on a de soy-même, et le désir qu’on a d’estre estimé des autres est la plus grande sottise du monde : les misères que chacun expérimente en soy-même en sont des preuves convaincantes.

Je n’ay point reçu cette lettre dont vous et ma chère Mère Clère me parlez, je n’aurois pas manqué d’y répondre. On m’a donné de si bonnes preuves de la vertu de cette chère fille, que je suis d’avis que vous continuyez votre conversation avec elle, puisqu’elle vous porte à la vertu, et qu’elle ne tend qu’à Dieu. L’amitié qui tend à ces fins est toujours bonne, toutes les autres sont mauvaises, et il les faut éviter. Elle me prie de répondre à quelques propositions qu’elle me fait; je le fais avec la sincérité et le mouvement intérieur qui m’y porte. Je ne sçay pourtant de quelle manière elle prendra ma réponse : Mais il faut que je vous avoue que je ne puis trahir ni flatter personne en matière de vertu, et qu’alors la sincérité est ma guide. Tâchez donc de courir à qui mieux mieux dans la carrière de la vertu où la couronne est donnée aux vainqueurs. […]

L.109 De Québec, à son Fils, été 1647.

Mon très-cher et bien-aimé Fils, la paix de notre très-aimable et très-adorable Jésus. J’ay reçu la vôtre et tout ce qui étoit dans votre pacquet lorsque je ne l’attendois plus. Il me restoit néanmoins quelque peu d’espérance dans la pensée que vous auriez pris la voye de nos Révérendes Mères de Paris, comme la plus sûre; et je ne me suis pas trompée, puisqu’en recevant leurs lettres, j’ay reçu tout ce que vous m’avez envoyé. Mais j’ay à m’entretenir d’autres choses avec vous, mon très-cher Fils. (Quoy, vous me faites des reproches d’affection que je ne puis souffrir sans une répartie qui y corresponde : Car je suis encore en vie, puisque Dieu le veut. En effet vous avez sujet en quelque façon de vous plaindre de moy de ce que je vous ay quitté. Et moy je me plaindrois volontiers, s’il m’étoit permis de celuy qui est venu apporter un glaive sur la terre qui y fait de si étranges divisions. Il est vray qu’encore que vous fussiez la seule chose, qui me restoit au monde où mon cœur fût attaché, il vouloit néanmoins nous séparer lorsque vous étiez encore à la mamelle, et pour vous retenir j’ay combatu près de douze ans encore en a-t’il fallu partager quasi la moitié. Enfin il a fallu céder à la force de l’amour divin et souffrir ce coup de division plus sensible que je ne vous le puis dire; mais cela n’a pas empêché que je ne me sois estimée une infinité de fois la plus cruelle de toutes les mères. Je vous en demande pardon, mon très-cher Fils, car je suis cause que vous avez souffert beaucoup d’affliction. Mais consolons-nous en ce que la vie est courte, et que nous aurons par la miséricorde de celuy qui nous a ainsi séparez en ce monde, une éternité entière pour nous voir et pour nous conjouir en luy.)

Quant à mes papiers, qui sont-ils? Je n’en ay que peu, mon très-cher Fils : car je ne ni arreste pas à écrire des matières que vous pensez. Il est vray qu’étant malade à l’extrémité j’avois donné le peu que j’en avoir à la Mère Marie de saint Joseph pour les faire brûler, mais elle me dit qu’elle vous les envoiroit; ainsi ils fussent toujours tombez entre vos mains quand vous n’eussiez pas témoigné les désirer. Mais puisqu’ainsi est que mes écrits vous consolent, et que vous les voulez, quand je n’aurois qu’un cahier j’écriray dessus qu’il vous doit être envoyé, si je meurs sans parler et sans avoir connoissance de ma mort.

Vous désirez sçavoir la conduite de Dieu sur moy. J’aurois de la satisfaction à vous la dire, afin de vous donner sujet de bénir cette bonté ineffable qui nous a si amoureusement appeliez à son service. Mais vous sçavez qu’il y a tant de danger que les lettres ne tombent en d’autres mains, que la crainte que cela n’arrive me retient. Je vous assure néanmoins que cy-après je ne vous cèleray rien de mon état présent : au moins vous en parleray-je si clairement que vous le pourrez connoître. A dire vray, il me semble que je dois cela à un fils qui s’est consacré au service de mon divin maistre, et avec lequel je me sens avoir un même esprit. Voicy un papier qui vous fera voir la disposition où j’étois quand je relevé de maladie il y a près de deux ans. Ce n’est pas que je m’arrête à écrire mes dispositions, s’il n’y a de la nécessité : mais en cette occasion une sentence de l’Escriture sainte, m’attira si fort l’esprit, que ma foiblesse ne pouvant supporter cet excez, je fus contrainte de me soulager par ma plume en écrivant ce peu de mots, qui vous feront connoître la voye par où cette infinie bonté me conduit. (Cette voye n’est autre que son amoureuse familiarité et une privauté intime avec une lumière intellectuelle, qui m’emporte dans cette privauté, sans pouvoir appliquer mon esprit à d’autre occupation intérieure qu’à celle où cette lumière me porte. Les sujets les plus ordinaires de cette privauté sont les attributs divins, les véritez de l’Escriture sainte tant de l’ancien que du nouveau Testament, particulièrement celles qui regardent les maximes du Fils de Dieu, son souverain Domaine, et l’amplification de son Royaume par la conversion des âmes de telle sorte que cet attrait m’emporte par tout, tant dans mes actions intérieures que dans les extérieures. Quand je dis que je ne me puis appliquer à d’autre occupation, j’entens pour m’y arrêter ; car ôté les occupations qui tiennent tout mon esprit, c’est à dire, où ma liberté m’est ôtée par la liaison où la tient cette suradorable bonté de mon divin Epoux, je luy dis tout ce que je veux selon les occurrences, même dans mes exercices corporels, et dans le tracas des affaires temporelles; car il m’honore de sa présence continuelle et familière. Vous n’aviez qu’un an ce me semble quand il commença de m’attirer à cette façon d’Oraison, laquelle néanmoins a eu divers états où il m’est arrivé des choses différentes et particulières selon les desseins que sa bonté a eus sur moy tous pleins d’amour et de miséricorde, eu égard à mes très-grandes vilitez, bassesses, rusticitez et infidélitez insuportables à tout autre qu’à une bonté infinie, de laquelle j’ay arrêté le cours un nombre innombrable de fois ; ce qui a beaucoup empêché mon avancement dans la sainteté de laquelle sans mentir je n’ay pas un vestige. C’est ce que je vous conjure de recommander à notre Seigneur, car sans ce point je seray comme la cymbale qui tinte, mais qui n’a qu’un son passager: et je crains beaucoup de détruire les desseins que Dieu a sur moy et de dissiper les grâces qu’il me donne pour les accomplir.

Depuis ma maladie, ma disposition intérieure a été dans un dégagement très-particulier de toutes choses, en sorte que tout ce qui est extérieur m’est matière de croix. Elles ne me donnent néanmoins aucunes inquiétudes, mais je les souffre par acquiescement aux ordres de Dieu qui m’a mise sous l’obéissance dans laquelle rien ne me peut arriver que de sa part. Je sens quelque chose en moy qui me donne une pante continuelle pour suivre et embrasser ce que je connoîtroy être le plus à la gloire de Dieu, et ce qui me paroîtra le plus parfait dans les maximes de l’Evangile qui sont conformes à mon état, le tout sous la direction de mon Supérieur. J’y fais des fautes sans fin, ce qui m’humilie à un point que je ne puis dire. (Il y a près de trois ans que je pense continuellement à la mort, et cependant je ne veux et ne puis vouloir ni vie ni mort, mais seulement celuy qui est le Maître de la vie et de la mort, au jugement adorable duquel je me soumets pour faire tout ce qu’il a ordonné de moy de toute éternité. Ces sentimens donnent à mon âme et à mon cour une paix substancielle et une nourriture spirituelle qui me fait subsister et porter avec égalité d’esprit les événemens des choses tant générales que particulières qui arrivent, soit aux autres soit à moy, dans ce bout du monde, où l’on trouve abondamment des occasions de pratiquer la patience et d’autres vertus que je ne connois pas.)

Au reste ne vous réjouissez pas, ainsi que vous dites, d’avoir une mère qui sert Dieu avec pureté et fidélité ; mais après avoir rendu grâce à cette bonté ineffable des faveurs dont elle me comble, demandez-luy pardon de mes infidélitez et impuretez spirituelles : et je vous prie de n’y pas manquer, non plus que de luy demander pour moy les vertus contraires. Voicy donc ce papier dont j’ay parlé; je le copie, parce qu’il n’est qu’en un brouillon écrit sans dessein et seulement pour soulager une tête foible. Sur ces paroles du Prophète : Speciosus forma præfiliis hominum, une lumière me remplissant l’esprit de la double beauté du Fils de Dieu, il fallut que mon cœur se soulageât par ma plume, mais sans réflexion, car l’esprit ne me le permettoit pas. Comme c’étoit à la seconde Personne de la sainte Trinité que mon âme avoit accez, aussi étoit-ce à elle que s’adressoient mes aspirations suivant les veues de l’esprit. Tout est ineffable dans son fond, mais voicy ce qui s’en peut exprimer: (Vous êtes le plus beau de tous les enfans des hommes, ô mon bien-aimé vous êtes beau, mon cher amour, et en votre double beauté divine et humaine.)

[…]

L.116 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, io octobre 1648.

Ma très chère Mère. La vie de Jésus soit la sanctification de la vôtre pour l’éternité. C’est avec amour et avec une entière affection que j’ay reçu votre lettre et votre charitable présent, pour lequel je vous prie d’agréer mes très-humbles remercimens. Vous me dites que ma Révérende Mère votre digne Supérieure m’a écrit : je n’ay pas reçu sa lettre non plus que beaucoup d’autres, je ne laisse pas de luy écrire un mot pour luy témoigner ma reconnoissance.

N’est-il pas vray que nous avons un Martyr dans le Ciel et un puissant avocat auprès de Dieu ? Nous avons déjà ressenti les effets de sa protection en diverses occasions, sur tout cette année que la flotte des Hurons conduite par le R. Père Brissani, étant arrivée devant une de nos habitations de François proche de laquelle un grand nombre d’Hiroquois s’étoient cachez à dessein de surprendre les François et les Hurons, et de les envelopper dans un même carnage, l’on a veu un secours du Ciel d’autant plus admirable qu’il a été impréveu et inopiné. Car le Père qui ne sçavoit rien des embûches des ennemis fit descendre à terre tous les Hurons, et par un mouvement secret, les fit ranger en bataille comme pour se battre. Quand ils furent en état, quoi qu’il ne vit personne, il se mit à crier et commanda à ses gens de crier comme luy, selon la coutume des guerriers de ces Nations; au même temps cette armée Hiroquoise parut, et sans dire mot fit sa décharge sur eux. Mais étant animez par les exhortations de ce brave Père, ils se ruèrent si vigoureusement sur les ennemis, qu’ils les mirent en fuite, en tuèrent un grand nombre, emmenèrent dix-sept prisonniers, et enlevèrent tout leur butin. Sans ce bon instinct que Dieu donna au bon Père, les Hurons étoient détruits, et la traitte de cette année perdue. L’on attribue cette grâce, ainsi que beaucoup d’autres, aux prières et aux mérites de notre saint Martyr. Mais venons à ce que vous me proposez.

Vous me parlez d’une vie cachée; qu’en diray-je, ma très-chère et bien-aimée Sœur, puisqu’elle est cachée, et qu’il est très-difficile de parler de ce qui ne parolt pas ? Dans ce pais et dans l’air de cette nouvelle Église, on voit régner un esprit, qui ne dit rien qu’obscurité. Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel 1 : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étoient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit luy est incompatible; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même. Je me représente ce Christianisme primitif comme un purgatoire dans lequel à mesure que ces âmes chéries de Dieu se purifient, elles participent aux communications de sa divine Majesté. Il en est dis-je ici de même. Cet esprit secret, qui n’est autre que l’esprit de Jésus-Christ, et de l’Evangile, donne à l’âme purifiée une certaine participation de soy-même, qui l’établit dans une vie intérieure qui l’approche de sa ressemblance. Demandez-moy ce que c’est que cette vie, je ne le puis dire, sinon que l’âme n’aime et ne peut goûter que l’imitation de Jésus-Christ en sa vie intérieure et cachée. Elle se trouve toujours petite à ses yeux et défectueuse en ses actions, se comparant à la pureté et à la sainteté de notre divine cause exemplaire. La distance des lieux et le danger que les lettres ne soient interceptées, ne me permet pas d’en dire davantage à ma très-chère Sœur, et même ce que je viens de dire est seulement pour luy obéir, ne m’étant pas possible de luy rien refuser. En attendant que nous nous voyons en l’autre vie qui vous fera voir clair dans mes pauvretez, je vous prie de vous contenter de cela, et cependant de prier pour moy qui suis toute en Jésus, Vôtre. De Québec le Io. Octobre 1648.

L.123 De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649

Mon très-cher Fils. Lorsque j’ay reçu la vôtre deux vaisseaux étoient déjà partis, et ceux qui restoient étoient sur le point de faire voile. J’étois pourtant prête de vous écrire pour me consoler moy-même n’ayant reçu aucune consolation de votre part. Mais la vôtre me donne matière de le faire bien plus amplement que je ne me l’étois proposé. Si je ne vous puis répondre en tout ce que vous désirez de moy, à cause du prompt départ des vaisseaux je le feray par avance à mon loisir pour l’année prochaine. Commençons-donc, mon très-cher Fils.

Ne vous étonnez-pas s’il se trouve des âmes telles que vous me les décrivez, retenues et stupides lorsqu’on les veut jetter sur quelques discours de Dieu. Je ne sçay pas ce que vous en avez pu expérimenter, mais il est vray qu’il y a des dispositions durant lesquelles il n’est pas possible de dire ce que l’on ressent dans l’intérieur, non pas même en termes généraux. En voicy deux raisons dont je vous puis parler affirmativement. La première est que la disposition ou état spirituel où l’on est, n’est plus dans le sensible ni dans cette chaleur qui échauffe le cœur et le rend prompt à déclarer ce qu’il ressent : ce qui fait que ceux qui ont déjà fait quelque progrez dans la vie spirituelle et qui ont de nouvelles et fréquentes lumières se trouvent heureux de rencontrer quelqu’un en qui ils puissent répendre ce qu’ils estiment ne pouvoir contenir en eux-mêmes. Leur sens peine, parce qu’il n’est pas encore spiritualisé, et quelquefois leur abondance est si grande que s’ils n’évaporoient par la parole ou par des soupirs la ferveur de leur esprit, ils mourroient sur le champ, la nature n’en pouvant supporter la violence. Je connois une personne que vous connoissez bien aussi, qui a autrefois été contrainte de chercher des lieux écartez pour crier à son aise de crainte d’étouffer. Cela se fait sans réflexion et sans dessein par un transport d’esprit dont la nature n’est pas capable. Hors ce transport ces (ils) personnes là sont éloquentes à parler de Dieu dans les rencontres, mais dans le transport si elles parloient à quelqu’un de la chose qui les occupe, cela seroit capable de leur aliéner le sens.

La seconde raison est qu’il se trouve des dispositions intérieures si simples et spirituelles que l’on n’en peut parler, et on ne peut trouver des termes assez significatifs pour se faire entendre. L’onction intérieure que l’on possède ou dont l'on est possédé, est si sublime que tout ce que l’on voudroit dire de celuy de qui on veut parler, paroît bas et indigne de luy. Delà vient qu’on se sent impuissant d’en parler. On se plaît à entendre ceux qui en parlent, et cependant sans dire mot on jouit dans l’intérieur de ses embrassemens et de sa conversation familiaire. C’est encore une troisième raison qui me vient de cette impuissance, parce que l’occupation intérieure retenant l’esprit ne luy permet pas de s’entretenir extérieurement. Il y a bien d’autres raisons; mais outre mon incapacité, je suis dans un tracas d’affaires qui ne me permet pas de m’étendre. Je suis en danger de passer la nuit à vous répondre en paix ce peu que j’ay à vous dire. Mais que ne voudrois-je pas faire pour vous? Non que je voulusse entreprendre de vous donner des instructions; mon sexe et mon ignorance, eu égard à votre condition, ne me le permettent pas; mais je me sens dans l’impuissance de vous rien refuser. Je suis simplement cette pante entrant dans votre inclination pour l’amour de Dieu qui me lie à vous, outre ce qu’il y a mis par la nature, d’une façon qu’il me seroit difficile de vous exprimer.

Faites que ce commerce spirituel prévale à ce qui luy est inférieur : vivons unanimement dans le sacré cœur de Jésus pour y concevoir ce que produit dans une âme la fidelle pratique des maximes que vous sçavez. Sçachez qu’elles portent suavement dans l’état que vous dites vous être inconnu. Je vous y répondrai en son lieu.

Il est vray que les ferveurs immodérées font l’effet que vous dites, mais lorsque notre Seigneur donne un talent pour cela, ce qu’il fait d’ordinaire pour un temps, l’esprit emporte le dessus et fait suivre la nature après soy : je veux dire, qu’il ne se passe rien qui ne soit dans la conduite du saint esprit. Cette conduite ôte toute impétuosité pour se régler au gré de celuy qui donne le mouvement, et l’âme qui se laisse ainsi conduire à un si puissant Maître, demeure par état dans une paix et tranquillité que l’on peut bien sentir et expérimenter, mais qu’il est difficile d’exprimer. Il y a des âmes que Dieu appelle doucement sans des attraits aussi puissans que ceux là, mais les unes et les autres sont menées par un même esprit : elles n’affectent en cet état aucune imperfection volontaire (16), et si elles en corn-mettent, ce sont des surprises et des effets de la fragilité humaine dont on ne se peut faire quitte qu’avec la vie : Car comme on ne demeure pas toujours dans un même état, chacun a ses foiblesses qu’il ne découvre qu’à mesure que Dieu luy communique sa lumière : et il ne la communique que par degrez, si ce n’est que par une voye extraordinaire, et par un don de sapience tout particulier, il ne découvre ses secrets à l’âme en un instant pour la mettre dans un amour actuel et dans un état de lumière et de chaleur tout ensemble. Mais après tout c’est une vérité, qu’encore qu’en cet état extraordinaire de lumière, on découvre les plus petits atomes d’imperfection tout d’un coup et sans réfléchir, on voit néanmoins qu’il y a toujours à détruire en nous un certain nous-même qui est né avec nous et sans lequel nous serions déjà bien-heureux en cette vie. On tombe, on se relève : c’est comme si vous disiez, qu’il s’élève de petites nuées sur le Soleil qui font de demi-ombres, qui passent et repassent viste. En tombant on se relève, et lors même que l’on tombe on parle et on traitte avec Dieu de ce misérable nous-même, qui nous fait faire ce que nous ne voulons pas, en la manière, comme je croy que dit saint Paul : je fais le mal que je ne veux pas faire. Mais suivons l’ordre de votre lettre.

Il est vray que l’âme trouve en ce monde les habitations que vous dites. Vous décrivez la première : Ce nous-même dont nous avons parlé, répond à la seconde : mais pourveu que nous ne l’aimions point et que nous ne suivions point volontairement son inclination, il ne nous peut nuire. Si même nous sommes fidelles à Dieu il nous en fera voir peu à peu les difformitez et les laideurs qui nous en donneront de l’aversion. Il est vray que la nature cache en soy des ressorts inconcevables : mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourroit supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée. Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure, où l’on goûte et savoure Dieu, où l’on meurt vrayment au monde et à soy-même, et où la nature après avoir été mortifiée, ne resuscite plus à sa première vie. Là l’intention pure et droite servira de rempart à la corruption et aux attachemens où la nature se pourroit porter; on y trouve toutes les finesses de l’amour propre, et l’on y distingue facilement le vray d’avec le faux.

(Ouy mon très-cher Fils, j’aime les maximes que vous sçavez, parce qu’elles portent à la pureté de l’esprit de Jésus-Christ. Il ne me seroit pas possible, quoyque je sois une foible et imbecille créature, de goûter une dévotion en l’air, et qui n’auroit du fondement que dans l’imagination. Notre divin Sauveur et Maître s’est fait notre cause exemplaire, et afin que nous le puissions plus facilement imiter, il a pris un corps et une nature comme les nôtres. Ainsi en quelque état que nous soions, nous le pouvons suivre avec sa grâce qui nous découvre suavement ce que nous devons retrancher car la pureté de son esprit nous fait voir l’impureté du nôtre et tout ensemble les difformitez de nos opérations intérieures et extérieures. L’on trouve donc toujours à pratiquer ces maximes saintes, non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celuy qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui luy ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussi-tôt ému; après quoy il n’y a plus de paix ny de tranquillité. Pour vous dire vray, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrez, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultez qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point â Dieu, où la pratique de la vertu).

Il ne vous faut pas étonner de cette grande activité d’entendement. Je croy que les personnes d’étude y sont sujettes à cause des matières qu’elles ont à traitter, si ce n’est qu’elles ayent la volonté entièrement gagnée à Dieu car alors la volonté est la maîtresse, et quand elle veut elle attire par sa force l’entendement après soy. Je me suis autrefois trouvée en cette peine, lors qu’ayant à enseigner les mystères de la Foy à des personnes déjà avancées dans la vie spirituelle; je jettois seulement la veue sur ce qu’en dit le petit Catéchisme du Concile, et tout aussi-tôt mon esprit en possédoit les véritez. Je me trouvois ensuite dans une telle activité d’entendement et dans un discours si suivi, qu’il ne se peut rien davantage. Mais comme ce n’estoit pas là mon centre ordinaire; la volonté par un seul acte imposoit silence à l’entendement pour le faire jouir avec elle par une contemplation simple et amoureuse des fruits qui sont cachez dans les mystères. De la sorte les trois puissances de l’âme demeuroient dans leur centre, où sans distinction d’opération, et comme si elles n’eussent été qu’une seule puissance, elles connoissoient, aimoient, et étoient à leur Dieu Etre pur et simple. Quand, dis-je, la volonté est gagnée à Dieu, et qu’elle ne se détourne point volontairement de l’attrait où la divine Majesté l’appelle, qui est pour l’ordinaire l’amour actuel et l’entretien familier, l’entendement ne luy peut nuire, car elle est la Maîtresse, et elle luy commande comme elle veut par une certaine force intérieure qui vient d’une puissance secrète qui la meut. Et remarquez que cette puissance tend toujours à ce que Dieu seul soit le Maître par tout.

Vous observerez encore que dans le cours ordinaire il y a des personnes qui ont l’entendement si volage et naturellement si facile à courir çà et là que l’Oraison se passe sans qu’ils donnent rien à la volonté; C’est un vice de nature, où il n’y a que l’humilité et la patience à pratiquer, parceque s’en affliger, ce seroit jetter le trouble dans l’imagination qui feroit un double ravage. Par la pratique de la vertu l’on gagne ce que l’on croit avoir perdu; une bonne et persévérante volonté gagne le cœur de Dieu, qui donne ensuite ce qu’on n’a pu acquérir par son travail.

Vous dites vray qu’il y a des états d’union d’entendement et de volonté, et que ces états sont passagers. Ce sont, ce me semble des essais ou des épreuves que Dieu veut faire d’une âme pour l’amorcer et la gagner à luy. Si elle luy est fidèle en ces rencontres, elle avancera plus avant dans la voye de Dieu. Il semble que les promesses qu’on luy fait en cet état dans l’Oraison, sont comme des contracts qui doivent être gardez inviolablement, autant que la foiblesse humaine le peut permettre avec le secours de la grâce. Encore qu’on ne s’en apperçoive pas, on ne laisse pas d’avancer; Mais Dieu, qui sçait que l’âme est encore foible, luy cache son progrez et la grâce même qu’il luy donne, parceque n’ayant pas encore l’esprit assez convaincu de son néant et de son impuissance au bien, elle s’attribueroit ce qui est dû à son Bienfaiteur.

Ce que j’appelle union d’entendement, c’est lorsque cette puissance est immédiatement occupée de Dieu par une notion spéciale ou générale. Cette notion est pourtant amoureuse, et elle emporte avec soy toute l’âme : Mais, c’est l’entendement qui arrête la volonté pour aimer, sans même qu’elle connoisse qu’elle fasse des actes. C’est une infusion de grâces qui ne se peut exprimer. Tout ce que j’en puis dire, c’est que l’âme ne veut rien pour elle-même, mais tout pour Dieu, de qui elle reçoit des effets d’une bonté immense.

L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter famihairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celuy de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.

Mais, mon très-cher Fils, en verité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites.

C’est qu’ensuite de cette privauté dont je viens de parler, l’âme ne pourroit pas s’assujetir, non pas même dans un temps libre, à réfléchir sur diverses matières, tant spirituelles puissent elles être : Elle n’y peut penser que par un simple regard. La volonté est toujours dans l’amour actuel avec une liberté entière de parler, quoi que ce parler ne se fasse point par un long discours, mais par une aspiration simple et continue. L’âme a un langage court, mais qui la nourrit merveilleusement, comme si elle disoit : mon Dieu, vous soiez béni. Ce mot, Dieu, dit plus en l’âme qu’on ne peut exprimer. O ma vie, O mon tout, O mon amour ! à mesure que la respiration naturelle se fait, cette aspiration surnaturelle continue : Et lorsque par l’ordre de la charité, ou par l’obligation de quelque emploi il faut interrompre ce langage, le cœur ne cesse point d’être attentif à son objet.

Mais le présent le plus précieux en tout, est l’esprit du sacré Verbe incarné, quand il le donne d’une façon sublime, comme il le donne à quelques âmes que je connois de cette nouvelle Église, et comme il l’a donné à nos saints Martyrs les Révérends Pères de Brébeuf, Daniel, Jogues et l’Allemant, qui ont fait paroître par leurs généreux courages combien leur cœur étoit rempli de cet esprit et de l’amour de la croix de leur bon Maître. C’est cet esprit qui fait courir par mer et par terre les ouvriers de l’Evangile et qui les fait des Martyrs vivans avant que le fer et le feu les consume. Les travaux inconcevables qu’il leur faut endurer sont des miracles plus grands que de resusciter les morts.

Pour venir au particulier, je vous dis que c’est un présent parce qu’il ne s’acquiert pas dans une méditation : Il peut néanmoins arriver que Dieu le donne à une âme qui aura été fidèle en quelque occasion de conséquence pour sa gloire, et même en une petite faite avec un parfait amour de Dieu et une entière haine de soy-même : Mais pour l’ordinaire il le donne après beaucoup de sueurs dans son service, et de fidélitez à sa grâce. Ce don est une intelligence de l’esprit de l’Evangile et de ce qu’a dit, fait et souffert notre adorable Seigneur et Maître, avec un amour dans la volonté conforme à cette intelligence. Concevez un point de la vie cachée du Fils de Dieu, cela contient une sainteté que les plus hauts Séraphins adorent, et ils reconnoissent qu’ils ne sont que des atomes et des néants en comparaison des sublimes occupations intérieures de ce divin Sauveur. Considérez encore les trois années de sa conversation avec les hommes, ses entretiens particuliers, ses prédications, ses souffrances, sa passion, sa mort, vous direz que ces trois années ont porté ce qu’il y a de plus divin : il nous a donné ou acquis tous les biens de la grâce et de la gloire. Par la distinction des états de cet adorable Maître, nous connoissons la différence des nôtres avec quelque proportion, car à Dieu ne plaise que nous fassions de la comparaison entre luy et nous. Dans cet aveu la compagnie familiaire que l’on a avec Dieu, surpasse ce que j’en ay dit cy-dessus, et donne une générosité bien d’une autre trempe que la première. Cet excellent sermon de la montagne : Bien-heureux sont les pauvres d’esprit, etc. et celuy de la Cène sont la force et le bastion des âmes à qui Dieu fait ce présent. Ne vous imaginez pas qu’en cette occupation il se passe rien dans l’imagination ou dans le corps; Non, le tout est dans la substance de l’esprit par une infusion de grâce purement spirituelle. En cet état, on ne pratique pas seulement les maximes que vous sçavez, on se sent encore poussé à la pratique de toutes celles de l’Evangile, qui sont conformes à l’état où nous sommes appeliez, et aux emplois où l’obéissance nous engage. L’âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposition, qu’elle ne feroit en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré verbe incarné porte dans l’âme une onction qui ne se peut exprimer, et dans les actions une sincérité, droiture, franchise, simplicité, fuite de toutes obliquitez; elle imprime dans le cœur l’amour de la croix et de ceux de qui l’on est persécuté : Elle fait sentir et expérimenter l’effet des huit béatitudes d’une manière que Dieu sçait et que je ne puis dire.

Tous ces heureux effets et beaucoup d’autres que je ne dis pas, viennent de l’onction et de l’attrait continuel, avec lequel l’esprit de Jésus emporte l’âme. Cet esprit persuade, convainc, et attire si doucement, qu’il n’est pas possible de luy rien refuser, et de plus il agit dans l’âme comme dans une maison qui luy appartient entièrement. Cette douce persuasion est son langage, et la réponse de l’âme est de se laisser emporter en cédant amoureusement. Ce sont de mutuels regards et des intelligences si pures que nos paroles sont trop basses pour les énoncer. L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on luy fait, l’âme s’en apperçoit aussi-tôt, et la nature n’a plus de force : La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y va de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent.

Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parcequ'elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre : Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfans de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accez qu’il luy donne. Dans les états passez elle étoit dans un ennyvrement et transport qui la faisoit oublier elle-même; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérests et de biens, si j’ose ainsi parler. Cela fait qu’elle s’expose à tout pour sa gloire, et que nonobstant toutes les croix qui se rencontrent, elle pratique suavement la loy du parfait anéantissement, pour n’être plus, et afin qu’il soit tout et l’unique glorifié. Ce n’est pas qu’il se trouve des occasions où les croix se rendent plus sensibles et qu’il ne s’y commette même des imperfections : mais cela passe vite; l’âme s’humilie et fait facilement sa paix par l’agréement de son humiliation : Car remarquez que plus l’âme s’approche de Dieu plus elle connoît son néant, et quoy qu’elle soit élevée à un très-haut degré d’amour, elle ne laisse pas de s’abaisser à un très profond degré d’humilité, ces deux dispositions s’accordent parfaitement ensemble, ce qui me fait connoître la vérité de cette parole de notre Seigneur, que celuy qui s’humilie sera élevé.

Il me semble que tout ce que je viens de dire répond suffisamment à vos questions, quoique j’écrive avec une grande précipitation, et que le tout soit mal arrangé : suppléez, je vous prie, à mon défaut, car je suis une pauvre créature chargée d’affaires tant pour la France que pour cette Maison. Trois mois durant ceux qui ont des expéditions à faire pour la France, n’ont point de repos, et comme je suis chargée de tout le temporel de cette famille, qu’il me faut faire venir de France toutes nos nécessitez, qu’il m’en faut faire le payement par billets, n’y ayant pas d’argent en ce pais, qu’il me faut traitter avec des Mattelots pour retirer nos denrées, et enfin qu’il me faut prendre mille soins et faire mille choses qu’il seroit inutile de vous dire, il ne se peut faire que tous les momens de mon temps ne soient remplis de quelque occupation, en sorte que je ne vous puis répondre avec tout le loisir que je désire. Ne laissez pas pourtant de m’écrire à l’ordinaire, mais envoyez vos lettres de bonne heure, afin que je puisse prendre mon temps pour y satisfaire.

(Vous m’avez beaucoup consolée de me dire vos dispositions : Prenez bon courage : Ayez une sainte opiniâtreté à vous tenir proche de Dieu en la façon qu’il vous attire : Liez-vous à sa bonté dans cet état de tranquillité et de repos): Gardez vos règles avec humilité : Soyez soumis en simplicité à vos Supérieurs. Que la science ne vous enfle point le cœur : Ne sçachez rien pour vous, mais pour Dieu : En prêchant les autres prêchez-vous vous-même par une sainte intention de faire ce que vous enseignez. Si vous faites cela vous verrez ce que Dieu opèrera en votre âme. Vous me demandez si je vous présente à sa divine majesté en mes Oraisons? Oui, je le fais et de bon cœur, car je voudrois vous voir à luy en la façon qu’il désire. Vous m’êtes trop cher en son adorable présence pour vous y oublier, je croy aussi que vous ne m’y oubliez pas de votre part. C’est pourquoy je vous prie de luy demander que je luy sois plus fidèle que je ne l’ay été jusqu’à présent, de crainte que mes infidélitez n’empêchent l’effet de ses desseins sur moy, à qui sa bonté a déjà fait tant de miséricordes.

Pour nos affaires, vous m’obligerez beaucoup de m’en parler comme vous faites. Nous n’avons point encore d’Evêque, à cause, comme je croy des troubles de France. […]

Ce que vous apprendrez par la relation, vous fera voir, que ce que je vous écrivis l’an passé, étoit un indice de ce qui est arrivé. Le Révérend Père de Brébeuf, premier Apôtre des Hurons, avoit eu plusieurs visions touchant ce qui lui est arrivé à sa mort et à celle de ses compagnons, et de ce qui devoit arriver à l’Église. On a trouvé tout cela dans ses écrits. Notre Seigneur lui avoit fait voir sa face toute défigurée, comme elle l’a été depuis au rapport de plus de cent témoins. Il avoit encore veu ses mains impassibles dans la même vision : Et il est arrivé que son corps aiant été mutilé de toutes parts, ses os décharnez, sa chair mangée, lui encore vivant, il ne s’est pas trouvé la moindre fracture à ses mains, contre l’ordinaire de ces Barbares, qui voulant tourmenter un homme, commencent à couper les doigts et à arracher les ongles, ce qu’ils font, disent ils, pour caresser les Patiens ; en sorte qu’on ne le put reconnoitre qu’à ses précieuses mains. Notre Seigneur lui aiant révélé le temps de son martyre trois jours avant qu’il arrivât, il alla tout joyeux trouver les autres Pères, qui le volant dans une gaieté extraordinaire, le firent seigner par un mouvement de Dieu : Ensuite de quoi le Chirurgien fit seicher son sang par un pressentiment de ce qui devoit arriver, et de crainte qu’on ne lui fit comme au Révérend Père Daniel, qui huit mois auparavant avoit été tellement réduit en cendre, qu’on n’avoit trouvé aucuns restes de son corps.

Il y a bien d’autres merveilles que nous avons apprises de ceux qui en ont été les témoins oculaires. Depuis deux jours quelques captifs qui se sont sauvez des mains de l’ennemi, nous ont rapporté que ces Barbares coupèrent la bouche du Révérend Père de Brébeuf, de rage qu’ils avoient qu’il ne cessoit de prêcher et de prier Dieu, encore qu’ils l’eussent tout décharné et mangé, et comme ils sont adroits à écorcher les hommes aussi bien que les bêtes, qu’ils lui eussent laissé les veines et les artères entières sur les os, afin d’alonger ses tourmens, et qu’il ne mourut pas si-tôt. C’est vraiment pour Dieu, et en haine de la Foi, que ces Hommes Apostoliques ont souffert de si horribles tourmens. Ce sont les effets du présent de l’esprit de Jésus-Christ, dont je vous ai parlé au commencement de ma Lettre. La relation vous les fera voir comme des miracles de patience. Pour moi, je ne suis qu’une poussière indigne d’une si sainte mort; priez Dieu qu’il me fasse miséricorde.

L.132 De Québec, à un Père de la Compagnie de Jésus (1), 1er septembre 1651 [L’incendie]

Mon Révérend Père. Si les lettres que nous vous avons écrites par la Nouvelle-Angleterre et par les pescheurs vous ont esté rendues, vous aurez apris que la main de Dieu nous a touchées et réduites à l’extrêmité, comme je vous vais dire.

Le vendredy de l’Octave de la Nativité de Nostre-Seigneur, une sœur converse novice ayant mis du feu dans la mets ou paitrin où estoit son levain pour boulanger le matin suivant, s’estant oubliée de le retirer, ce feu prit à la mets et à toute la boulangerie, en sorte que sur les onze heures de nuit, une religieuse qui couchoit dans la classe des enfans (qui estoit au-dessus de cette boulangerie) s’éveilla en sursaut au bruit de la flamme qui, estant renfermée, s’entonnoit dans le tuyau de la cheminée, bruyant et pétillant d’une estrange façon. Cette pauvre Mère, bien estonnée, courut par tout; elle sonne la cloche, elle crie que l’on se sauve; il estoit temps, mon Révérend Père ! On s’efforce de sauver les enfans, on en vint à bout, mais non pas sans un évident danger; on rompt les grilles, on passe par la sacristie, le feu ayant gagné les autres avenues.

Je voulus monter au dépost ou en nostre petit magasin pour jetter quelques étoffes par la fenestre, me doutant bien que nos pauvres Mères se sauveroient à demy nues. Le bon Dieu me voulant sauver la vie, m’osta cette pensée, me faisant souvenir des papiers de nostre communauté, où je couru pour les sauver. Quoy que le danger n’y fust pas si grand, je vis néanmoins deux feux à mes deux costez et un dernier qui me poursuivoit. Dans ce péril je fis une inclination à mon crucifix m’abandonnant à la Providence divine. Le R. Père Supérieur de vostre maison, et tous vos Pères se jettèrent dans la chappelle, emportèrent le saint Sacrement, et sauvèrent la pluspart des meubles de la sacristie. Un de vos Frères pensa estre dévoré des flames. Sortant de cette incendie, je trouvay toutes mes pauvres Sœurs presque nues, priant Dieu sur la neige, qui est fort profonde en cette saison. Elles regardoient les effets de la divine Providence avec des visages aussi contens, comme si l’affaire ne nous eut point touché, ce qui fit dire à quelques personnes fort émeues la veue de cet effroyable spectacle, ou que nous estions folles, ou insensibles, ou remplies d’un grand amour de Dieu.

Je vous assure, mon très cher Père que jamais nous ne ressentîmes un tel effet de grâce pour le dénuement entier de toutes choses, qu’à cette heure-là. (Ce que nous possédions en ce monde, d’habits, de vivres, de meubles et autres choses semblables, fut consumé en moins de deux heures.) (Ah ! que vous eussiez eu de compassion de voir nostre chère fondatrice, Madame de la Peltrie, si sensible au froid, estre pieds nuds sur la neige, n’ayant sur son corps qu’une petite tunique).

La nuit estoit fort sereine, le ciel bien étoilé, le froid très grand, mais sans vent. Au fort de l’incendie il s’en éleva un petit qui jetta les flammes du costé du jardin et des champs, sans cela le fort, vostre maison et les circonvoisines, estoient toutes en danger, tant il sortoit d’étincelles et de charbons ardens portez fort loin par la véhémence des flammes. On trouva du feu dans les ruines plus de six semaines après cet embrasement. Mais retournons à nos pauvres Sœurs.

Nostre bonne Mère de Saint-Athanase qui estoit encore en charge, ne nous voyant pas toutes au commencement, souffrit des convulsions de mort dans la crainte que quelques unes ne fussent envelopées dans les flammes. Elle se jetta aux pieds de la sainte Vierge et fit un vœu en l’honneur de son Immaculée-Conception. Pour moy j’attribuay à un vray miracle que pas une de nous ou de nos pensionnaires n’ait esté consumée par un feu si promt et si violent. Une femme huronne, très bonne chrestienne, ne s’estant pas éveillée si tost que les autres se jetta enfin par une fenestre sur un chemin qui estoit dur comme de la glace; nous la croyons morte, mais elle revint à elle, Nostre-Seigneur nous la voulut conserver.

(Nos petites pensionnaires estoient en chemise sur la neige, elles pensèrent mourir de froid; quelques-unes en ont esté fort malades, toutes leurs robbes et leur petit équipage fut brûlé. Nous avions quelques habits et quelques meubles pour nos séminaristes sauvages, le feu a tout ravy et nous a réduites sur la neige comme le bon Job sur un fumier. Il y a cette différence que tous nos chers amis françois et sauvages estoient touchez d’une extrême compassion dont le bon Job estoit privé.

Les Mères Hospitalières ayant appris nostre désastre nous invitèrent d’aller demeurer en leur maison. Vos Pères nous y conduisirent. Ces bonnes Mères (ondoient en larmes nous voyant en un si pitoyable estat. Elles nous revêtirent de leurs habits gris, nous donnant avec une cordialité admirable tout ce qu’elles pouvoient, car n’ayans rien, nous avions besoin de tout. Nous fusmes trois semaines en leur maison, quinze personnes que nous estions, vivant comme elles, en mesme table et dans les mesmes exercices.

(Le lendemain de cet incendie, Mr le gouverneur et le R. Père Supérieur nous menèrent voir cette pitoyable masure, ou plutost cette grande fournaise de laquelle on n’osoit encore approcher; toutes les cheminées estoient tombées, les murs de refan /13 abatus, les murailles crevassées. De rebâtir sur ces ruines, il n’y avoit point d’aparance, tout estoit brûlé jusqu’au fondement. D’ailleurs nous n’avions rien et le fonds de nostre fondation ne suffiroit pas pour nous rétablir. On croyoit que nous ne penserions qu’à nostre retour en France après une telle perte qui nous jettoit dans l’impuissance de nous relever; mais chacune de nous se sentoit si fortifiée dans sa vocation, avec un si grand concours de grâces, que pas une ne témoigna aucune inclination de retourner en son ancienne patrie. Le pais qui, d’ailleurs, nous fournit abondamment de l’employ pour l’instruction des filles françoises et des sauvages, nous voyant dans cette résolution, nous témoigna puissamment l’agréer. C’est une consolation de voir l’amour et l’affection des habitans. Je ne dis rien de vos Pères, ils nous ont secourues de toute l’étendue de leur pouvoir jusqu’à nous envoyer les étofes destinées pour leurs habits. En un mot, ils ont montré qu’ils n’avoient rien à eux. La compassion est passée jusqu’aux pauvres; l’un nous offroit une serviette, l’autre une chemise; qui, son manteau, qui une poulie, qui quelques œufs, avec des témoignages de compassion si grande que nos cœurs en estoient attendris. Vous sçavez la pauvreté du pais, mais la charité y est encore plus grande.

Après trois semaines de séjour chez nos bonnes et charitables hôtesses, on nous conduisit en un petit bastiment que Madame nostre fondatrice fit faire, il y a quelque temps, en attendant que nous puissions estre en nostre monastère rétabli; les incommoditez que nous souffrons en ce petit lieu et dans nos disètes sont très grandes. Ce n’est pas ce qui nous afflige. Nous nous voyons endetées et engagées à tout le monde, sans aucun meuble pour garnir cette nouvelle maison, sans autres habits que ceux que nous portons et sans vivres; nous ne sçavons encore ce qui nous viendra de France, sans pouvoir secourir nos pauvres Sauvages.

N’aurez-vous point de compassion, mon R. Père, de vos pauvres filles? N’en aurez-vous pas de soin auprès de Nostre-Seigneur? Ne le prirez-vous pas qu’il nous suscite quelque restaurateur ou quelque restauratrice pour nous relever d’une si profonde chute? Je dis quelque sainte âme qui s’acquerra des couronnes éternelles en nous faisant la charité. (Hélas ! j’instruisois les filles et les femmes huronnes, par semaine, avec la Mère Assistante; ce m’estoit une consolation que je ne vous puis exprimer. Nous les secourions des deux mains selon le corps et l’esprit, et une nuit nous a privées de tous ces biens ! Dieu soit bény éternellement !) Je suis, Mon Révérend Père, Vostre très humble et très obéissante servante,

Sœur Marie de l’Incarnation,

Religieuse, Ursuline, Indigne.

De Sainte-Ursule de Kébec, Ce 1. Septembre. /14

L.135 De Québec, à son Fils, 13 septembre 1651.

Mon très-cher Fils. Jésus soit notre tout pour l’éternité. Un petit navire arrivé en ces quartiers, nous a apporté des lettres de nos Mères de Tours, par le moyen desquelles j’ay appris de vos nouvelles. Il s’en retourne sans qu’aucun autre ait paru, et cependant nous voilà au trezième de Septembre. Je ne veux pas le laisser partir sans vous rendre des témoignages de ma sincère affection, et pour vous prévenir touchant ce que vous pourriez apprendre à notre égard, aimant mieux que vous le sçachiez de moy que d’aucun autre.

Nous ne sommes pas mortes de la main des Hiroquois, (mais nous avons passé par le feu dans un accident inopiné qui arriva à notre Monastère le trentième de Décembre dernier, et qui l’a réduit en cendre avec tous nos biens temporels, nos personnes seules ayant été sauvées de cet horible incendie par une providence de Dieu toute particulière. Je sortis la dernière ayant le feu au dessus et au dessous de moy et un autre qui me suivoit. Je me sauvé par les grilles qu’une ou deux de nos Sœurs avoient rompues parce qu’elles n’étoient que de bois, et si je n’eusse trouvé cette issue il m’eût fallu sortir par une fenêtre qui étoit encore libre, mais qui étoit au troisième étage, ainsi que fit une pauvre Huronne qui se jetta sur de la nège glacée dont elle fut fort blessée. Je fus ensuitte trouver mes pauvres Sœurs sur la nège où elles étoient presque nues. Je ne vous raporte point icy toutes les particularitez de cet accident, je ne vous écris qu’en abbrégé. Nos amis nous ont assistées d’habits, de vivres et d’autres nécessitez. lls nous ont même prêté de l’argent pour rebâtir notre Monastère qu’il a fallu reprendre dès les fondemens. Il a 108. pieds de long et 28 de large. Les parloirs ont 3o pieds de long et 24 de large. Je vous laisse à juger si nous n’avons pas eu un rude coup : notre perte est de près de soixante mille livres, que la Providence de Dieu nous avoit données : Elle nous les a aussi ôtées. C’est d’elle encore que nous les attendons, car les dètes que nous avons contractées pour ce bâtiment surpassent nostre fondation. Vous direz peut-être, ainsi que plusieurs de nos amis, que nous eussions mieux fait de repasser en France que de nous mettre en des frais si grands et si hazardeux, tout étant icy incertain par les incursions des Hiroquois. Cette affaire a été consultée des premiers du pais, qui nous ont fait voir en cette rencontre la bonté de leurs cœurs, et le soin avec lequel ils nous protègent. La conclusion a été que nous ne quitterions point! mais que nous nous mettrions en état de rendre à Dieu les services convenables à notre vocation, qui par sa miséricorde est plus forte que jamais. Car il faut que je vous dise, mon très-cher Fils, à la gloire de sa Majesté que nous avons reçu un si grand renfort de grâces et de courage, que plus nous avons été dépouillées des biens temporels, plus la grâce a été abondante en nous (6). Ce n’est icy qu’un petit mot en passant, je vous diray par une autre voye les dispositions secrètes de mon cœur.

La résolution de nous relever étant prise, on me chargea de la conduite et de l’oeconomie de ce bâtiment, où j’ay eu bien des peines et des fatigues dans les difficultez qui se rencontrent dans ce pais couvert de lièges jusques en May, et dans la disposition des matériaux et des autres choses nécessaires à un édifice comme le nôtre. Nos élections en suite ont été faites, voiez combien de fardeaux à des épaules si foibles, dans un pais si pauvre et parmi les incommoditez d’un accident comme le nôtre. (Ne pensez pas pourtant, mon très-cher Fils, que tout cela m’abatte le cœur; non lorsque j’ay commencé icy notre établissement, ç’a été sur l’appuy de la divine Providence. Notre fondation nous donnoit seulement de quoy vivre, le reste, pour nous bâtir et pour aider nos pauvres Sauvages, cette aimable Providence nous l’avoit donné, sa main n’est pas racourcie, et si elle l’a retirée pour un temps, elle la peut encore étendre pour nous combler de ses bienfaits. J’espère qu’elle me fortifiera dans les travaux qu’elle voudra que j’entreprenne pour sa gloire, car de moy, je vous assure que je suis une très imbécille créature, et c’est en cela que reluira davantage la magnificence de sa gloire).

Notre bâtiment est déjà au carré de la muraille, l’on monte les cheminées et dans huit jours on lèvera la charpente. Si les vaisseaux étoient arrivez de France nous pourrions faire un effort empruntant des ouvriers de nos amis qui en amènent de France, et cela étant nous y pourrions loger dans quatre ou six mois, mais sans ce secours nous n’y pourrons loger que l’année prochaine vers cette saison. C’est une chose étonnante combien les artisans et les manœuvres sont chers ici, nous en avons à quarante cinq et à cinquante cinq sols par jour. Les manœuvres ont trente sols par jour avec leur nourriture. Notre accident étant arrivé inopinément nous étions dépourveues de tous ces gens là, c’est ce qui fait qu’ils nous coûtent cher; Car dans la nécessité nous en faisons venir de France à un prix plus raisonnable : on les loue pour trois ans, et de la sorte ils trouvent leur compte et nous aussi. Maintenant il y a des jours ausquels nous avons pour trente livres de journées d’hommes, sans parler de ceux qui travaillent à la toise ou à la tâche. Quatre bœufs qui font notre labour, traînent les matériaux de bois et de sable, nous tirons la pierre sur le lieu, voila comme les affaires se manient en ce pais.

Cependant nous logeons dans une petite maison qui est à un bout de notre Clôture de trente pieds de longeur et de vingt de largeur : Elle nous sert d’Église, de parloir, de logement, de réfectoir, d’offices et de toute autre commodité, excepté la classe que nous faisons dans une cabane d’écorce. Avant notre incendie nous la louions, mais aujourd’huy nous sommes trop heureuses d’y loger. Elle nous est commode en ce que nous pouvons veiller à nos bâtimens sans sortir de notre Clôture. Priez Dieu pour moy, mon très-cher Fils, qu’il me fortifie et me rende digne de le servir au dépens de ma vie et de mon honneur : c’est de là que je tire ma gloire, de laquelle même je luy fais de tout mon cœur un nouveau sacrifice. Je suis.

Après avoir fini ma lettre, il faut que je vous dise encore qu’(il semble que notre bon Dieu veuille triompher de nous en nous réduisant à l’extrémité. Croiriez-vous que pour quarante à cinquante personnes que nous sommes y compris nos ouvriers nous n’avons plus que pour trois fournées de pain, et nous n’avons nulles nouvelles des vaisseaux qui apportent le rafraîchissement à ce pais. Je ne puis faire autrement que de me réjouir dans tout ce qu’il plaira à cette bonté paternelle de faire. Qu’elle en soi bénie éternellement). De ,Québec le 13 . Septembre 1651.

136 De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.

Mon très-cher Fils. L’amour et la vie de Jésus soient notre vie et notre amour pour l’éternité. Vous m’obligez infiniment des bons avis que vous me donnez et des souhaits que vous faites pour moy. Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Hiroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Sœurs et moy n'ayons été consumées par celuy de la Providence. (Je ne vous ay pas voulu dire ouvertement ce qui se passa en mon intérieur dans les momens de cette affliction; je l’ay réservé à celle-cy. Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres), je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté (voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moymême qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé). Il en fut de même de tout le reste, car je laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandé, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parceque je m’étois engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu. Et en effet cela se fit par une providence de Dieu particulière, parceque le peu que j’avois jetté fut resserré par une honête Damoiselle qui a des enfans qui ne se fussent pas oubliez d’y jetter la veue. Après toutes ces réflexions, je mis encore la main dessus comme par hazard, et je me sentis portée intérieurement à les laisser. Je les laissé donc pour obéir à l’esprit de Dieu qui me conduisoit, car je vous assure que je ne voudrois pas pour quoy que ce fût qu’on les eût veues : car c’étoit toute la conduite de Dieu sur moy depuis que je me connois. J’avois differé plus de cinq ans à rendre cette obéissance. J’y avois tant de répugnance qu’il m’a fallu réitérer par trois fois le commandement. J’y obéis enfin, mais à présent c’en est fait, mon très-cher Fils, il n’y faut plus penser.

(Lorsque je me fus ranger avec mes sœurs que je trouvé sur la neige, ma paix intérieure et les agréemens aux desseins de Dieu sur nous firent de grandes opérations dans mon cœur. C’étoit un concours de plaisirs correspondans au bon plaisir de Dieu dans un excez que je ne puis exprimer. Je voyois que tous les tracas et les suites de cet accident alloient tomber sur mes épaules et qu’il me falloit disposer au travail plus que jamais. Tout moy-même étoit dans l’agréement de tous les travaux qui me pourroient arriver, et Dieu me donna une si forte vocation pour cela, que les peines qui se sont rencontrées depuis dans les occasions continuelles m’ont été douces et légères. Il me sembloit voler lorsque le travail étoit le plus pénible par le concours de la grâce qui me possédoit). j’ay été mise dans la charge de Supérieure le 12. de Juin dernier, ce qui a encore augmenté mes soins. (Voilà le gros de mes dispositions intérieures : Si le temps me le permettoit, je vous en parlerois plus en détail et répondrois de point en point à la vôtre, mais les vaisseaux vont partir quasi au même temps qu’ils sont arrivez.

Notre incendie ne m’a pas été plus pénible à supporter, que je vous le viens de dire). Mais il faut que je vous avoue qu’on m’a mandé de France des choses qui m’ont déplu. Dieu n’a point été offensé dans l’embrasement de notre monastère, mais plutôt ses volontez ont été accomplies et agréées, comme je croy, de notre part; mais il est à craindre qu’il ne l’ait été dans les nouvelles qu’on m’a écrites puisqu’elles sont contre la vérité, et qu’elIes ont pu donner quelque atteinte à la charité. L’on a été dire à nos Mères de Tours que lorsque nous passâmes par Dieppe pour venir en Canada, nous fîmes un nouveau contract avec les Mères de la Congrégation de Paris où il y avoit des clauses préjudiciables à notre Congrégation de Tours. Ce bruit s’est répandu dans toute la Communauté en sorte que toutes celles qui m’ont écrit ne se sont pas oubliées de m’en parler, et quelques-unes avec ressentiment. Elles m’écrivent même les termes de ce prétendu contract et disent que c’est moy qui me suis laissée tromper et qu’on a abusé de ma facilité. Je me doute bien qui est la personne qui leur a fait ce rapport qui n’a ni vérité ni fondement : Car ni Madame notre fondatrice ni moy n'en avons jamais eu seulement la pensée, et nous n’avons jamais fait en France d’autre traitté que celuy que nos Mères ont veu et approuvé. Cependant vous ne sçauriez croire le mauvais effet que cela a causé dans l’esprit de quelques-unes. Je vous viens de dire qu’elles ont consenti au traitté et à toutes ses clauses, quoi qu’il y en eût une qui me déplût extrêmement : mais comme l’on ne fait pas tout ce que l’on veut de l’esprit des Fondateurs, j’y donné les mains comme les autres, et vis bien qu’il falloit attendre l’occasion pour y apporter remède : Car le vouloir faire hors de temps outre qu’il y eût eu de la violence, nous eussions tout gâté. Cela ne se put faire que l’an passé, que Madame notre fondatrice ayant veu à l’œil par la défaite des Hurons, que son dessein se pouvoit anéantir si elle ne faisoit un nouveau contract, trouva bon que l’on en fit un, par lequel il nous fût permis, en cas que les affaires de Canada fussent entièrement désespérées, d’employer sa fondation à nous faire une Maison en France; ou pour mieux dire, que le fonds qu’elle nous a donné nous suivroit en quelque endroit que nous nous établissions de la nouvelle ou de l’ancienne France. Enfin cela s’est fait avec autant de solidité qu’il se peut. Le R. Père l’Allement passant par Tours a assuré nos Mères de tout cela, et cependant l’impression qu’elles ont prise de ce faux rapport est si forte qu’elles n’en peuvent revenir. Au reste cela n’empêche pas qu’elles ne conservent pour nous des cœurs tous pleins de charité, et qu’elles ne nous conjurent de la manière la plus forte de repasser en France et de retourner en notre maison, nous assurant que nous y serons toutes reçues à bras ouverts. La peur qu’elles ont pour nos personnes n’est pas croyable, elles nous prient de ne pas attendre l’extrémité et de prévenir le dernier péril.

Ce qui m’a le plus déplû dans ces rapports, est qu’on y offenseles Révérends Pères de la Compagnie qu’on dit y avoir recherché leurs intérests, ce qui est, sauf respect, une très-grande fausseté. Vous avez veu par mon autre lettre les grandes assistances qu’ils nous font : tous ceux qui sont dans la nécessité en reçoivent de même : Petits et grands, et tous généralement ont recours à eux dans les accidens de misère qui leur arrivent. On a rapporté au R. Père l’Allement les sentimens de nos Mères, lors qu’il a passé par Tours : On luy a dit même qui sont ceux qui ont causé le trouble, mais sa modestie me les a teu. Il m’a seulement dit qu’il les a visitées, et qu’il les a éclaircies sur quelque créance mal fondée qu’elles avoient. Il m’a dit enfin qu’il est satisfait au dernier point de cette Communauté et ce n’est pas par dissimulation, car vous sçaurez que c’est un homme qui chérit tendrement ceux qui l’offensent.

Vous voyez mon infirmité, mon très-cher Fils. Car de voir qu’on offense sans raison et à notre occasion des personnes qui nous font des charitez dans l’excez, tant pour le spirituel que pour le temporel, cela me donne du mécontentement, et dans ces rencontres il me faut pratiquer la vertu. Dieu néanmoins me fait cette grâce que rien ne demeure dans mon cœur quand on m’a offensée ou quelqu’un à cause de moy ou de nous. Le sentiment que j’ay d’abord est que nous devrions tous vivre avec plus d’intégrité et de simplicité. Si nous étions plus proche l’un de l’autre, nous aurions plus de communications sur ces matières de vertu, pour lesquelles j’ay plus d’amour que de pratique. Mais puis qu’il nous sépare, voyons-nous et parlons-nous en luy, comme c’est en luy que je suis.

De Québec, 1651 .

L.140 à la Communauté de Tours [sur Mère Marie de saint Joseph]

Mes Révérendes Mères. Dans le dessein que j’ai de vous faire le récit de la vie et des vertus de la Mère Marie de saint Joseph, ma très-chère et très fidèle Compagne, Religieuse Professe de votre maison, et Assistante de celle-ci, je tiendrai à une grâce du Ciel bien particulière, si je me puis ressouvenir de tout ce que j’en sçai : mais il y a tant de choses à dire, que j’ai crainte que quelque chose n’échappe à ma mémoire. Je ne dirai rien que je n’aye veu depuis vingt et deux ans que j’ai eu le bonheur de la connoistre et de converser avec elle, ou que je n’aye appris, soit d’elle-même dans les entretiens familiers et de confiance que nous avons eu ensemble, soit des personnes spirituelles, avec qui elle a conféré des secrets de son intérieur et des grâces extraordinaires qu’elle avoit reçues de Dieu. Mais quoi que je puisse dire, ce sera toujours peu en comparaison de ce que son humilité nous a tenu caché, dans le dessein qu’elle avoit de ne plaire qu’à Dieu, et de n’être connue que de lui-seul. Je tâcherai néanmoins de dire ce que j’en sçai, tant pour la consolation de nos Mères de France, que pour servir d’exemple à celles qui nous succèderont à l’avenir dans ce Monastère.

5. I . De sa naissance, de son enfance, et de son éducation.

[…]

2. Ses parens la mettent en pension aux Ursulines de Tours, où elle donne des marques de sa piété, de sa sagesse, et de son zèle pour la vie Religieuse.

[…]

Dès qu’elle fut parmi les Pensionnaires, l’on reconnut qu’il y avoit des grâces et des vertus extraordinaires en cette jeune demoiselle. Ses compagnes l’aimoient et recherchoient d’être aimées d’elle; car elle étoit si sage et si grave pour son âge, qu’elles la regardoient comme leur petite mère et directrice. Ses Maîtresses avoient tant d’estime de sa sagesse qu’elles lui laissoient le soin de beaucoup de choses avec autant d’assurance que si c’eût été une Religieuse, sur tout en ce qui regardoit l’instruction du Catéchisme, et l’inspection sur les mœurs de ses compagnes. Celles qui vivoient de ce temps là pourroient dire beaucoup de choses sur ce sujet.

Elle devint fort infirme, soit par l’impureté de l’air, soit par la qualité de la nourriture : car comme nos Mères étoient fort pauvres en ces commencemens, les Pensionnaires s’en ressentoient un peu. Les Médecins aiant jugé à propos de lui faire respirer l’air natal, sa Mère la vint quérir pour la mener en sa maison. Ce lui fut une affliction très-sensible de quitter un lieu qu’elle regardoit comme son Paradis, car aiant dessein d’être Religieuse, elle craignoit que cet éloignement ne fut un obstacle à son désir : C’est pourquoi elle faisoit son possible pour cacher son mal, et elle le supportoit avec une patience héroïque; mais comme il étoit grand, parceque c’étoit un asme et fluxion sur le poumon accompagnée de fièvre, elle ne le put longtemps dissimuler. On la porta doucement à céder, à quoi elle donna les mains sur la promesse qu’on lui fit de la ramener en peu de temps.

Elle ne fut pas long-temps dans la maison de ses parens, qu’elle ne recouvrît sa santé et ses premières forces. Et quoi qu’elle ne fut alors âgée que de douze ans, elle signala son zèle et sa ferveur pour le salut des âmes. On la voioit continuellement catéchiser les domestiques et les personnes de dehors qu’elle pouvoit rencontrer, et qu’elle croioit en avoir besoin. Messieurs ses parens étoient ravis de l’entendre, et ils ne pouvoient concevoir qu’une fille de cet âge eût peu parvenir à une telle capacité à moins d’une faveur du Ciel toute particulière. Sa piété s’accordoit avec son zèle, car elle faisoit oraison mentale, et se confessoit et communioit souvent. Quand il lui fallut faire des habits, elle en demanda de bruns et de simple laine, ce que sa mère lui accorda quoi qu’avec répugnance. On la voioit mortifiée, modeste, douce, humble et obéissante, et ces dispositions de vertu jointes à ses belles qualitez naturelles, sur tout à un bon esprit et à un excellent jugement, la faisoient regarder d’une autre manière que par le passé. Jusqu’alors on l’avoit chérie et caressée, mais sa vertu et sa maturité commencèrent à la faire honorer et respecter de tout le monde.

A peine eut-elle passé quatre mois avec Messieurs ses parens qu’elle commença à presser son retour aux Ursulines de Tours. Elle y trouva de la résistance; mais comme l’amour est ingénieux, elle fit si bien qu’elle en vint à bout. Quelque désir qu’elle eut de les quitter, elle ne le peut faire sans une vertu héroïque, car elle les aimoit tendrement, particulièrement sa Mère, de l’affection de laquelle elle étoit toute pénétrée, par les preuves qu’elle lui en avoit données en mille manières : Mais l’amour et le service qu’elle vouloit rendre à Dieu et à la très-sainte Vierge l’emportèrent par dessus toutes les tendresses naturelles. Eux de leur côté étoient si vivement touchez de cette séparation, qu’ils ne purent se résoudre de la conduire, ni même de lui dire adieu; mais ils prièrent une de leurs parentes de la vouloir accompagner, ce qu’elle fit.

Cette fille qui, comme j’ay remarqué, avoit le jugement mûr, et le naturel très-excellent, quelque généreuse qu’elle fut, pensa pâmer de douleur au moment qu’elle les quitta. Mais ce sentiment naturel étant passé, elle ressentit en son âme une joie nompareille d’avoir rompu les liens, qui seuls pouvoient l’attacher au monde. Elle va donc au lieu où elle vouloit se sacrifier à Dieu et à sa sainte Mère. Elle y fut reçue avec des démonstrations toutes particulières de tendresse et d’affection. On la remit avec les Pensionnaires, où elle pratiquoit les mêmes exercices que la première fois, mais, d’une manière bien plus élevée et plus parfaite. Elle n’y fut pas longtemps sans retomber dans ses infirmitez, qu’elle cachoit autant qu’il lui étoit possible. Cependant son désir d’être Religieuse ne lui donnoit point de repos : Elle faisoit sans cesse des vœux à la sainte Vierge, afin qu’elle lui donnât la santé nécessaire à cet effet, et qu’elle fût la protectrice de sa vocation. D’ailleurs elle faisoit des poursuites continuelles auprès de nos Mères pour être admise au Noviciat, non en qualité de Novice, parce qu’elle n’avoit pas l’âge (15), mais pour y porter l’habit de pos-

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progrès de notre Communauté; car en ces rencontres il n’y avoit rien qu’elle ne fît, et qu’elle ne souffrît, et Dieu lui donnoit des lumières admirables pour tout cela.

Sa patience.

Cette chère Mère avoit toutes les vertus dans un degré très-éminent, mais je puis dire qu’elle étoit consommée dans la patience. Quatre ans et demi avant sa mort, peu de temps après que notre Seigneur lui eût dit qu’elle ne vivroit plus que de foi et de croix, elle tomba dans plusieurs maladies, toutes grandes et dangereuses. Elle fut attaquée d’un asthme, d’un mal de poumon, d’une douleur de poitrine, d’une toux continuelle, qui lui faisoit cracher le sang en abondance, et tout cela étoit accompagné d’une fièvre continue. Elle a supporté toutes ces maladies avec une douceur et une patience nompareille. L’on n’entendoit aucune plainte; quoi que souvent les douleurs parussent insupportables : Et elle est demeurée dans cette tranquillité souffrante depuis le temps que je viens de dire jusqu’à la mort. Car encore que de temps en temps elle parut avoir d’assez bons intervalles, elle m’a néanmoins avoué dans sa dernière maladie, qu’elle n’avoit point guéri. Et cela m’étoit visible, quand j’y faisois réflexion; car elle avoit toutes les peines du monde à marcher et à respirer. S’il lui falloit ramasser quelque chose à terre, elle étoit tellement affoiblie, quand elle s’étoit redressée, qu’elle sembloit être à l’extrêmité. Avec tout cela elle observoit la règle, sinon lors qu’elle gardoit actuellement le lit, ce qui étoit rare; elle psalmodioit et chantoit au Chœur, et le conduisoit entièrement, Dieu lui aiant donné un grand talent pour cela. Lors qu’on lui disoit qu’elle augmentoit son mal de poumon, et sa douleur de poitrine par son assiduité au chant, elle répondoit qu’elle gardoit sa règle, et que ses douleurs n’étoient pas considérables à l’égard du service de Dieu; qu’elle vivoit spirituellement, en faisant un peu de violence à sa nature pour un si bon sujet. Il étoit rare qu’elle ne se levât à quatre heures, même dans les plus grandes rigueurs de l’hiver. On lui permettoit quelquefois pour son soulagement, et même on lui commandoit, de faire son oraison proche du feu, à cause que le chœur où nous étions après notre incendie, étoit extraordinairement froid, ce qui la faisoit continuellement tousser. Sa cabane n’étoit qu’à quatre ou cinq pas du feu, et néanmoins quand elle y étoit arrivée, elle n’avoit plus d’haleine. Il en étoit de même à chaque pièce qu’elle mettoit pour s’habiller. Elle étoit si accoutumée à souffrir, que sa patience fut enfin changée en amour de complaisance aux adorables desseins de Dieu sur elle. On ne la pouvoit affliger davantage que de la plaindre. Si on la forçoit de prendre des soulagemens, elle les prenoit dans un esprit de pauvreté, et comme une aumône. Quand on lui rendoit quelque service ce qu’elle ne souffroit qu’à l’extrêmité, il n’y avoit rien de plus doux ni de plus commode. Elle étoit parfaitement obéissante à ses infirmières, ne leur étant à charge que le moins qu’elle pouvoit, et adoucissant la peine de leur ministère par mille reconnoissances qui leur gagnoit le cœur; en sorte qu’il y avoit plus de plaisir à la servir que de fatigue. J’en ai eu l’expérience durant trois ans que j’ai été son infirmière. En vérité, si je n’eusse veillé sur mes intentions, j’eusse eu de l’attache à la gouvernes, tant une âme sainte a d’attraits pour gagner les cœurs. J’avoue que les exemples que j’ai veus, ont beaucoup servi à ma perfection, et ils l’eussent fait encore davantage, si j’eusse été assez fidèle pour en taire un bon usage.

§12. Sa dernière maladie, et les vertus qu’elle y a pratiquées.

Quelque résistance qu’elle fît au mal, et aux soulagemens qu’on lui vouloit donner, elle succomba enfin entièrement, et elle fut obligée de s’abandonner à tout ce qu’on voudroit faire d’elle. Elle tomba malade de la maladie dont elle mourut le jour de la Purification de la sainte Vierge. Elle officia néanmoins ce jour-là au Chœur, quoi que ses douleurs fussent extrêmes, et elle dit assurément qu’elle en mourroit. Outre ses autres maladies, dont j’ai parlé, celle qui l’arrêta, fut un épanchement de bille par tout le corps, et particulièrement sur les parties malades, sçavoir sur le poumon, sur la poitrine, et sur les parties pectorales. Ce nouveau mal redoubla la douleur des autres par son acrimonie. Elle toussoit sans quasi avoir le loisir de respirer, et les efforts qu’elle faisoit, lui faisoient jetter le sang en abondance. Une forte fièvre survint là-dessus, qui ne lui donnoit point de repos, et elle passoit ainsi les jours et les nuits. Avec toutes ces douleurs, elle avoit le courage d’aller communier au Chœur, et d’y entendre les conférences, pour le respect qu’elle portoit au très saint Sacrement, et à la Parole de Dieu : Ce qu’elle a continué de faire jusqu’au quatrième de Mars, qu’elle fut réduite à une telle extrémité, qu’on lui fit recevoir le saint Viatique et l’Extrême-onction.

Outre les douleurs et les fatigues de sa maladie, elle recevoit de très-grandes incommoditez dans le lieu où nous étions logées. Il étoit fort petit, et l’on ne pouvoit aller au Chœur sans passer proche sa cabane et à sa veue; le bruit des sandales, les clameurs des enfans, les allées et les venues de tout le monde, le bruit de la cuisine, qui étoit au dessous, et dont nous n’étions séparées que par de simples planches, l’odeur de l’anguille qui infectoit tout, en sorte que durant la rigueur du froid il falloit tenir les fenestres ouvertes pour purifier l’air, la fumée de la chambre qui étoit presque continuelle; enfin la cloche, le chant, la psalmodie, le bruit du Chœur, qui étoit proche, lui causoient une incommodité incroiable et augmentoient étrangement l’étouffement du cœur et du poumon. Comme nos cabanes étoient les unes sur les autres, il y en avoit une sur la sienne, où la sœur qui y couchoit, la pouvoit beaucoup incommoder. Elle souffroit cependant tout cela avec une patience héroïque : Et tant s’en faut qu’elle en fît des plaintes, qu’au contraire elle nous vouloit persuader que cela la divertissoit. Elle tenoit comme une providence et une miséricorde de Dieu de ce que par l’embrasement de notre Monastère, elle étoit réduite dans un lieu, où elle pouvoit avoir la consolation d’entendre de son lit la sainte Messe, l’Office divin et la Prédication, et par ce moien de vivre régulièrement jusqu’à la mort.

[……..omission des pages 462 à 466]

L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652.

Mon très-cher Fils. Voicy la réponse à la vôtre du 13. d’Avril, car touchant les affaires générales du pais et les particulières de notre Communauté, je vous ay amplement écrit par trois autres lettres que vous avez reçeues, ou que vous recevrez de moy cette année. Cette quatrième est pour vous parler confidemment, et pour vous dire en premier lieu que j’ay été affligée de ce que la lettre que je vous écrivis l’année dernière vous a fait de la peine, vous donnant sujet de croire que c’étoit de vous que je voulois parler en tierce personne. Mais pourquoy de vous? je n’avois garde de le dire, puisque je n’en avois pas la pensée; et cette pensée n’avoit garde de me venir puisque je sçay assurément que cela n’est pas. Je vous parlois de certains reproches que nos Mères de Tours m’avoient faits assez mal à propos, quoy qu’assez innocemment; et je touchois en tierce personne celuy qui en avoit été l’auteur, ne le voulant pas nommer pour le respect que je luy porte, et pour les obligations que je luy ay. Croiez donc mon très-cher Fils, que tout ce que vous m’écrivez m’est d’autant plus agréable que je n’y reconnois que de la vérité et de la solidité.

Je trouve tout ce que vous me dites touchant notre demeure en ce païs, ou notre retraite en France, dans le véritable raisonnement que la prudence peut produire. J’ay les mêmes sentimens que vous; mais l’exécution s’accorde rarement avec nos pensées comme le remarquent ceux qui ont connoissance de la conduite de Dieu sur ces contrées, où il semble que sa Providence se joue de toute la prudence humaine. (Je suis aussi certaine que sa divine Majesté a voulu notre rétablissement, et que la vocation que j’ay eue d’y travailler est venue d’elle, que je suis assurée de mourir un jour. Nonobstant cette certitude et les dépenses que nous avons faites, nous ignorons ce que le païs deviendra.) Il y a pourtant plus d’apparence qu’il subsistera qu’autrement, et (je me sens aussi forte en ma vocation que jamais, disposée pourtant à notre retraite en France, toutefois et quantes qu’il plaira à Dieu me la signifier par ceux qui me tiennent sa place) sur la terre. Madame notre Fondatrice est aussi dans la même disposition quant à sa vocation, mais non pas pour son retour en France, Dieu ne luy ayant pas encore donné cette grâce de dénuement, au contraire, elle a de si forts mouvemens de nous bâtir une Église, que les insultes des Hiroquois n’empêchent pas qu’elle ne fasse amasser des matériaux pour ce dessein. On la persuade fortement de n’y pas penser, mais, elle dit, que son plus grand désir est de faire une maison au bon Dieu; ce sont ses termes, et qu’en suite elle luy édifiera des temples vivans : Elle veut dire, qu’elle fera ramasser quelques pauvres filles françoises écartées, afin de les faire élever dans la piété, et de leur donner une bonne éducation qu’elles ne peuvent avoir dans leur éloignement. Elle n’a point eu d’inspiration de nous aider dans nos bâtimens; tout son cœur se porte à son Église, qu’elle fera faire peu à peu de son revenu qui est assez modique. Monsieur de Bernières luy a envoyé cette année cinq poinçons de farine qui vallent ici cinq cens liures. Il nous a aussi envoyé une horologe, avec cent livres pour nos pauvres Hurons. Que direz-vous à tout cela? Pour moy toute ma pante intérieure est de me laisser conduire à une si aimable providence, et d’agréer tous les événemens que sa conduite fera naître de moment en moment sur moy.

Je parlois encore ce matin à deux personnes très-expérimentées dans les affaires du pais, touchant deux filles que nous voulons faire venir de France pour les faire converses. Ils n’y trouvent nulle difficulté; pour moy j’y en trouve beaucoup : Premièrement à cause des dangers de la mer, secondement à cause des troubles du Royaume, et enfin à cause de la société ou conjonction des personnes. C’est pour cela que nous n’avons point encore pris de résolution. Pour l’hostilité des Hiroquois, ce n’est pas ce qui nous retient : Il y en a qui regardent ce pais comme perdu, mais je n’y voy pas tant de sujet d’appréhender pour nous, comme l’on me mande de France que les personnes de notre sexe et condition, en ont, d’appréhender les Soldats fançois. Ce que l’on m’en mande me fait frémir. Les Hiroquois sont bien barbares, mais assurément ils ne font pas aux personnes de notre sexe les ignominies qu’on me mande que les François ont faites. Ceux qui ont habité parmi eux m’ont assuré qu’ils n’usent point de violence, et qu’ils laissent libres celles qui ne leur veulent pas acquiescer. Je ne voudrois pourtant pas m’y fier, parce que ce sont des barbares et des infidèles : Nous nous ferions plutôt tuer que de nous laisser emmener, car c’est en cette sorte de rébellion qu’ils tuent, mais, grâces à notre Seigneur, nous n’en sommes pas là : (Si nous avions connoissance des approches de cet ennemi, nous ne l’attendrions pas, et vous nous revériez dès cette année. Si je voyois seulement sept ou huit familles françoises retourner en France, je croirois commettre une témérité de rester, et quand bien même j’aurois eu une révélation qu’il n’y auroit rien à craindre, je tiendrois mes visions pour suspectes, afin de nous attacher mes sœurs et moy au plus sûr et apparent). Les Mères hospitalières sont dans la même résolution. Mais, pour vous parler avec simplicité, la difficulté qu’il y a d’avoir les nécessitez de la vie et du vêtement fera plutôt quitter, si l’on quitte, que les Hiroquois; quoi qu’à dire la vérité, ils en seront toujours la cause foncière, puisque leurs courses et la terreur qu’ils jettent par tout, arrête le commerce de beaucoup de particuliers. C’est pour cela que nous défrichons le plus que nous pouvons. Le pain d’ici a meilleur goût que celuy de France, mais, il n’est pas du tout si blanc ni si nourrissant pour les gens de travail. Les légumes y sont aussi meilleures et en aussi grande abondance. Voilà, mon très cher Fils, où nous en sommes, au regard des Hiroquois.

J’entre fort dans vos sentimens touchant la nécessité de pourvoir pour l’avenir à l’observance de nos règles. Pour le présent, je dis à ma confusion, je ne voy pas en moy une seule vertu capable d’édifier mes Sœurs. Je ne puis répondre de l’avenir, mais, à ce que je puis voir de celles qui sont passées de France, je m’assurerois de la plus grande partie comme de moy-même : Et quand même elles y voudroient repasser, ce qu’elles sont bien éloignées de faire, celles du pais que nous avons fait Professes, ayant été élevées dans nos règles et n’ayant jamais goûté d’autre esprit, seroient capables de le maintenir : C’est pour cela que nous ne nous pressons pas d’en demander. De plus la playe que la main de Dieu nous a faite est encore trop récente, et nous en ressentons trop l’incommodité. Nous craignons encore qu’on ne nous envoye des sujets qui ne nous soient pas propres, et qui ayent de la peine à s’accommoder au vivre, à l’air, aux personnes. Mais, ce que nous appréhendons davantage, est qu’elles ne soient pas dociles, et qu’elles n’ayent pas une bonne vocation : car comme elles apportent un esprit différent du nôtre, si elles n’ont de la soumission et de la docilité, elles auront de la peine à s’accommoder, et nous peut-être à les souffrir. Cette contrariété d’esprit a déjà fait repasser deux hospitalières, et cet exemple que nous avons devant les yeux fait le sujet de ma crainte. Car quelle apparence de faire faire mille ou douze cens lieues à des personnes de notre sexe et de notre condition, parmi les dangers de la mer et des ennemis, pour les renvoyer sur leurs pas. J’aurois de la peine à me résoudre à cela, à moins d’une nécessité absolue, comme si une fille étoit si arrêtée à s’en vouloir retourner qu’on ne la pût retenir qu’avec violence et peut-être au préjudice de son salut. J’avois un grand désir de faire venir ma Nièce de l’Incarnation qu’on m’a mandé plusieurs fois être sage et vertueuse, et avoir une grande vocation; j’eusse même pris plaisir à la dresser en toutes nos fonctions, et en tout ce qui regarde le pals. Mais la crainte que j’ay eue qu’elle ne fût pas contente, et de l’exposer au hazard d’un retour, m’a retenue. De plus j’ay de l’âge, et en mourant je la laisserois dans une solitude qui luy seroit peut-être onéreuse. Et enfin les empêchemens que les Hiroquois aportent au christianisme, ne nous permettant pas d’avoir comme auparavant des filles sauvages, ce luy seroit une peine bien grande de se voir privée de la fin pour laquelle elle seroit venue : Car à vous dire la vérité, ce point est extrêmement pénible et abattant. Comment une jeune fille aura-t’elle le cœur d’apprendre des langues très-difficiles, se voyant privée des sujets sur lesquels, elle espéroit les exercer? Si ces hostilitez devoient durer peu de temps, l’esprit feroit un effort pour vaincre cette répugnance; mais la mort viendra peut-être avant la paix.

Voilà ce qui m’a arrêtée pour ma Nièce, nonobstant le désir que j’avois de luy satisfaire, et la consolation que j’en pouvois espérer : car étant éloignée de vous et hors des occasions de vous voir, elle m’eût été un autre vous-même, puisque vous êtes les deux personnes pour lesquelles mon esprit fait le plus souvent des voyages en France; mais plutôt dans le cœur de notre aimable Jésus, où je vous visite l’un et l’autre dans les souhaits que j’y fais de votre santification, et de la parfaite consommation de tout vous-même : Mais je fais un sacrifice de cette satisfaction à mon divin Jésus, abandonnant le tout à sa conduite pour le temps et pour l’éternité : Il sçait ce qu’il veut faire de nous, prenons plaisir à le laisser faire, et si nous luy sommes fidèles, notre réunion sera d’autant plus parfaite dans le Ciel, que nous aurons rompu nos liens en ce monde pour obéir aux maximes de son Evangile. Mais revenons à notre propos.

Nous ne nous pressons donc pas de demander des sœurs de Chœur en France, et nous croyons qu’il faut un peu différer, afin de prendre des mesures si justes que nous et elles n’ayons pas sujet d’être mécontentes. Nonobstant néanmoins toutes les raisons que j’ay apportées nous ne nous pourrons dispenser de demander deux sœurs converses, et peut-être dès cette année.

Je ne sçay si je vous ay dit ailleurs que comme il n’y a point icy d’Evêque, celuy de Rouen s’est déclaré qu’il nous en tenoit la place. Et pour se mettre en possession, il a ordonné pour son grand-Vicaire le R. Père Supérieur des Missions, lequel d’ailleurs étant le principal Ecclésiastique du pais, nous nous reposons sur son authorité pour la validité de nos professions après la consultation qui en a été faite en Sorbonne signée de six Docteurs.

Quant à ce qui vous touche n’attribuez point à un défaut d’affection si je ne vous ay pas envoyé les papiers que vous m’aviez demandez; je ne les garlois que pour cela, car autrement je les eusse fait brûler après avoir satisfait à mon Supérieur qui m’avoit commandé de les écrire, et qui me les avoit remis entre les mains : mais comme je vous le mandé l’année dernière, un autre feu les a consumez. Néanmoins, puisque vous le voulez, si je puis dérober quelques momens à mes occupations qui sont assez continuelles, j’écriray ce que ma mémoire et mon affection me pourront fournir, afin de vous l’envoyer l’année prochaine.

(Voilà, mon très-cher Fils comme la vie se passe; si notre bon Dieu n’y suppléoit par l’infusion de ses grâces actuelles, qui pourroit subsister? Je vous confesse que je n’ay point de quoy me plaindre, mais plutôt que j’ay sujet de chanter ses miséricordes. Je vous assure qu’il me faut un courage plus que d’homme pour porter les Croix qui naissent à monceaux tant dans nos affaires particulières, que dans les générales du pals, où tout est plein d’épines, parmi lesquelles il faut marcher dans l’obscurité, où les plus clair-voians sont aveugles, et où tout est incertain. Avec tout cela mon esprit et mon cœur sont dans le calme, et ils attendent de moment en moment les ordres et les événemens de la Providence, afin de s’y soumettre. Toute l’obscurité qui se rencontre me fait voir plus clair que jamais dans ma vocation, et me découvre des lumières qui m’étoffent obscures et inconnues lorsque Dieu me les donnoit avant que je vinsse en Canada.) Je vous en parleray dans les écrits que je vous promets, afin de vous faire connoître et admirer la conduite de la divine bonté sur moy, et comme elle a voulu que je luy obéisse sans raisonnement humain, me perdant dans ses voies d’une manière que je ne puis exprimer. (Notre chère Mère de saint Joseph étant au lit de la mort, me prédit que j’aurois bien des croix à supporter, je les attend, mon très-cher Fils et les embrasse à mesure qu’elles se présentent; et après tout notre cher Sauveur me fait expérimenter que son joug est doux et son fardeau léger. Qu’il en soit bény éternellement, d’avoir tant d’égard à mes foiblesses qu’il ait voulu goûter toute l’amertume de la croix pour ne m’en laisser que la douceur.)

Quand je vous parle de notre pauvreté, ne croyez pas que je vous demande rien sinon des prières que j’estime pour moy de véritables richesses. Je laisse tout le reste à la conduite de la divine Providence qui est surabondamment riche pour subvenir à nos besoins. Je vous assure qu’elle ne nous a encore laissé manquer parmi toutes nos pertes du nécessaire à la vie, non plus que du vêtement, et qu’elle a paternellement pourveu à tout. Et même dans la longue maladie de la bonne Mère de saint Joseph, cette providence nous a tellement aidées, qu’elle n’eût pu être mieux secourue en France au milieu de ses Parens, ôté l’incommodité du logement. Je vous ay déja parlé de sa mort, je n’en dis rien ici davantage. Je pers à cette privation, mais je me console de ce que Dieu la possède, car sans cela la perte d’un si digne sujet me seroit extrêmement sensible. Mais enfin Dieu soit béni de tout; Il est mon tout et ma vie en quelque part que je puisse être.

De Québec 1652 (36) .

L.153 De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.

Mon très-cher et bien aimé fils. L’amour et la vie de Jésus soit notre vie pour l’éternité. J’ay receu votre lettre en date du troisième jour d’Avril, et ensemble l’agréable présent qui l’accompagnoit. Vous avez bien sujet de dire que ç’a été pour ma consolation que vous me l’avez envoyé : car en effet j’en ay été très-consolée, et (j’ay rendu à Dieu et à son saint Esprit mes très-humbles actions de grâces de celles qu’il vous communique tant en votre particulier pour votre santification, que des talens qu’il vous donne pour aider le prochain, soit par l’exercice de la prédication, soit par l’oeconomie de la charge qu’il vous a mise entre les mains. J’espère que sa divine Majesté ne vous abandonnera jamais, pendant que vous serez un fidèle dispensateur de ses biens), car il dit dans l’Evangile à son serviteur fidèle : Venez, mon bon et fidèle serviteur, parceque vous avez été fidèle en peu de chose, je vous élèvera et constituerai sur beaucoup.

(Mais sçavez-vous bien, mon très-cher fils, qu’il ne m’a jamais été possible de lui rien demander pour vous que les vertus de l’Evangile, et sur tout que vous fussiez l’un de ses vrais pauvres d’esprit: Il m’a semblé que si vous étiez rempli de cette divine vertu, vous posséderiez en elle toutes les autres éminemment; car j’estime que sa vacuité toute sainte est capable de la possession de tous les biens de Dieu envers sa créature. Puisque vous voulez que je vous parle sans réserve, il y a plus de vingt-cinq ans que la divine bonté m’a donné une si forte impression de cette vérité à votre égard, que je ne pouvois avoir d’autres mouvemens que de vous présenter à elle, luy demandant avec des gémissemens inénarrables que son divin esprit faisoit sortir de mon cœur, que cette divine pauvreté d’esprit fût votre partage. L’esprit du monde m’étoit pour vous un monstre horrible) et c’est ce qui m’a fait vaincre tant d’oppositions qui se sont formées à vos études, parceque dans les sentimens que Dieu me donnoit à votre égard, je voyois qu’il falloit se servir de ce moyen pour parvenir à ce que je prétendois, et pour vous mettre dans l’état où vous pouviez posséder cette véritable pauvreté d’esprit.

(Je rends très-humbles actions de grâces à sa bonté de l’attrait qu’elle vous donne pour la vie mystique. C’est une des dépendances de cette pauvreté d’esprit, laquelle purifiera encore ce qui pourroit être de trop humain dans l’exercice de la prédication, que je ne vous conseille pas de quitter, si ce n’est qu’il cause du dommage à votre perfection, ou à votre santé, ou à l’exercice de votre charge. Si donc vous vous adonnez tout à bon à la vie intérieure, vos prédications avec le temps en seront plus utiles pour le prochain, et Dieu en sera plus glorifié). Celle que vous m’avez envoyée m’a beaucoup plu. Un bon fils donne des louanges à son père, et cela luy est bien séant. Si notre très-cher Père Poncet n’étoit point tombé entre les mains des Hiroquois je luy en donnerois la communication, afin de le consoler dans l’ouvrage de son Ecolier.

Mais venons au point des promesses que je vous ai faites, et dont vous attendez l’effet cette année. J’ay fait ce qui m’a été possible pour vous donner cette satisfaction; je vous diray que l’on n’écrit icy en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos que l’on ait connoissance de cet écrit, j’ay été obligée contre l’inclination de mes désirs d’en différer l’exécution jusques au mois de May. Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers de seize feuillets chacun in quarto dans les heures que j’ay pu dérober à mes occupations ordinaires. J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez, il m’a fallu tout quitter pour travailler au plus pressé. Mon dessein étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison que je vous veux dire, qui est que faisant mes exercices spirituels depuis l’Ascension jusqu’à la Pentecôte, dans les réflexions que je faisois sur moy-même, j’eu des veues fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison. Alors sans penser à quoy cela pourroit servir, je pris du papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille. Dans ce temps-là mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit dit que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit quelque chose de moy avant ma mort qui pût contribuer à sa gloire, il luy plut de me le faire connoître. Après avoir fait ma prière par obéissance, je n’eus que deux veues ; la première, de m’offrir en holocauste à la divine Majesté, pour être consumée en la façon qu’il le voudroit ordonner pour tout ce désolé pais : et l’autre, que j’eusse à rédiger par écrit la conduite qu’elle avoit tenue sur moy depuis qu’elle m’avoit appellée à la vie intérieure. Pour la première j’en parlé sur l’heure à mon R. Père, en luy parlant de mes autres dispositions présentes ; mais pour l’autre j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé rien dire. Cependant cet Index étoit le point de l’affaire, qui me revenoit continuellement en l’esprit, avec un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté de vous envoier sans la bénédiction de l’obéissance. Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée de récrire les mêmes choses que j’avois écrites autrefois et qui avoient été brûlées avec notre Monastère; mais c’estoit l’intention que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de la peine pour ne l’avoir pas déclarée. Enfin pressée de l’esprit intérieur, je fus contrainte de dire ce que j’avois célé, de montrer mon Index, et d’avouer que je in'étois engagée de vous envoler quelques écrits pour votre consolation. Je luy dis l’ordre que j’y gardois, qu’il approuva : et il ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que je vous donnasse cette satisfaction, il me commanda même de le faire. Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde dans l’ouvrage principal que je vous envoiray l’année prochaine, si je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en empesche, et je tâcheray d’en retenir une copie pour suppléer aux risques de la mer.

Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je parle de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, sçavoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connoître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle : je ne sçay pas ses desseins; mais puisque je suis obligée au vœu de plus grande perfection, qui comprend de rechercher en toutes choses ce que je connoîtray luy devoir apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de répartie ni de réflexion à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy qui me tient sa place.

Au reste (il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me seroit impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque je présenté mon Index à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, sçavoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et y mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler).

Il y a vingt ans que je l’aurois fait plus avantageusement et avec plus de facilité, et il y auroit des matières qui donneroient de grands sujets d’admirer la grande et prodigue libéralité de Dieu à l’endroit d’un ver de terre tel que je suis : car j’ay laissé quelques papiers à ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, qui sont mes oraisons des exercices de dix jours que l’obéissance m’obligea d’écrire : j’avois fait encore quelques autres remarques dans un livret touchant les mêmes matières. Si j’avois ces écrits ils me serviroient beaucoup et me rafraichiroient la mémoire de beaucoup de choses qui se sont écoulées de mon esprit. J’ai laissé deux exemplaires de tout cela, car comme mon Directeur vouloit avoir mes originaux, j’en fis une copie dans un petit livret, pour m’en servir dans les occasions. Lorsque j’étois sur le point de quitter la France je retiré adroitement les Originaux qui depuis sont demeurez avec les copies. J’ay depuis demandé les uns et les autres à cette Révérende Mère, afin qu’on ne vît aucun écrit de ma main dans le monde, mais elle me les a refusez absolument, comme elle me mortifia beaucoup avant mon départ parceque j’avois brûlé quantité d’autres papiers de cette nature.

Ces écrits, dont je viens de parler, regardent seulement la conduite de Dieu sur moy dans la France. Pour le Canada, il me seroit difficile d’écrire toutes les dispositions où je me suis trouvée depuis que Dieu m’y a appellée. J’y ay souffert de grandes croix de la part de Dieu, des créatures, et de moy-même qui suis la pire de toutes. J’en diray quelque petite chose; mais il y a bien des raisons qui m’obligent de taire le reste, et je croy que c’est la volonté de Dieu que j’en use de la sorte. Si j’avois votre oreille, il n’y a point de secret en mon cœur que je ne vous voulusse confier : Je vous ferois volontiers mes confessions générales et particulières, Dieu vous ayant marqué de son caractère saint. Vous voyez par là que je n’ay point de réserve à votre égard, et qu’il n’y a que la distance des lieux qui empêche notre commerce pour les choses de Dieu, car il n’en faut point avoir d’autre dans le temps ni dans l’éternité. Afin donc que cet Index demeure secret je l’enferme en cette lettre, laquelle par la qualité des matières que j’y traite, vous voyez qu’elle doit être particulière à vous et â moy.

[Abbrégé de la vie de la M. Marie de l’Incarnation.]

Premier état d’Oraison.

1. Par lequel Dieu fait perdre à l’âme l’affection des choses vaines et des créatures qui la tenoient attachée.

2. Inclination grande à la fréquentation des Sacrerens, et les grands effets que ces sources de sainteté opéroient en elle, particulièrement l’espérance et la confiance en Dieu.

3. Elle se sent puissamment attirée par les cérémonies de l’Église.

4. Du puissant attrait qu’elle a pour entendre les prédications, et les effets que la parole de Dieu opéroit en elle.

Second état d’Oraison.

5. Changement d’état par lequel Dieu illumine l’âme, luy faisant voir la diformité de sa vie passée.

6. Puissans effets par une opération et illumination extraordinaire causée par le sang de Jésus-Christ [6].

7. Confession de ses péchez en suite de l’opération précédente [6-7].

8. Dieu luy donne le don d’une Oraison actuelle et continuelle, par une liaison à Jésus-Christ 17].

9. Diverses illuminations ensuite de cet esprit d’oraison; plusieurs vertus luy sont aussi données, particulièrement la patience, l’humilité, et sur tout un grand amour pour la pauvreté d’esprit [8].

Troisième état d’Oraison.

Io. Par lequel Dieu luy donne un esprit de pénitence intérieure, et extérieure extraordinaire [9].

I I. Des veues et des motifs qui la portent à cet esprit de pénitence [9].

12. Des occasions que Dieu fait naître pour la faire entrer dans la pratique de l’humilité, de l’abnégation et de la patience [9].

13. Elle a tant d’amour pour les humiliations, qu’elle craint d’en perdre les occasions [9].

Quatrième état d’Oraison.

14. Par lequel Dieu ayant illuminé l’âme, il la dirige par des paroles intérieures tirées de l’Ecriture sainte [10].

15. Profonde veue de son néant ensuite de ces paroles intérieures [ 1 1 ] .

16. D’une manière de privauté avec Dieu, où l’âme se sent poussée passivement, sans qu’elle puisse agir d’une autre manière [12].

Cinquième état d’Oraison.

17. Par lequel Dieu applique l’âme à la pratique des maximes et vertus de l’Evangile enseignées par Jésus-Christ [13-14].

18. En cet état le corps étant dans le monde, l’esprit est dans la religion où se pratiquent ces saintes et divines maximes du Verbe incarné [13-14-15].

19. Le grand tracas du monde n’est pas capable de divertir l’âme de la veue de son objet spirituel, par lequel elle est portée à de plus grands actes de vertu [16].

20. Elle souffre un martyre dans le monde, le voyant si contraire à la vie et aux maximes de Jésus-Christ [17].

Sixième état d’Oraison.

21. Par lequel Dieu appelle l’âme à un état de pureté intérieure extraordinaire, laquelle par sa miséricorde il opère en elle [18].

22. En suite de l’opération précédente les trois personnes de la très-sainte 'Trinité se manifestent à elle d’une façon extraordinaire, et luy donnent diverses veues des opérations de Dieu dans les Anges et dans les âmes pures [18-19].

23. Diverses connoissances luy sont données sur la distinction des attributs divins [21 ] .

24. Des dispositions qui sont passivement données à l’âme pour la mettre dans un état de pureté capable des grandes opérations que Dieu veut faire en elle, qui la font languir d’amour et aspirer au divin mariage [20].

Septième état d’Oraison.

25. Par lequel la très-sainte Trinité se découvre de nouveau à l’âme d’une manière plus haute et plus sublime que la première; et en cette opération la deuxième personne divine la prend pour son Epouse [22].

z6. Les effets que ce divin mariage de l’âme avec la sacrée personne du Verbe opère en elle [23].

27. En cet état d’Oraison l’esprit est totalement abstrait des choses de la terre, d’où s’ensuit une continuelle extase dans l’amour de la seconde personne divine [24]. z8. Le saint Esprit par une motion continuelle luy fait chanter un épithalame par rapport à celuy du cantique des cantiques [25].

29. Langueurs amoureuses de l’âme dans lesquelles elle ne vit plus en elle, mais en celuy qui l’a toute absorbée en ses amours [26].

30. D’une suspension ou opération qui fait agoniser l’âme, la tenant dans un martyre d’amour extrême [27].

31. Du soulagement qui luy est donné dans cette opération si crucifiante, sans lequel il ne luy seroit pas possible de vivre sur la terre [27].

3z. Nouvelles souffrances et angoisses de l’âme, de se voir encore retenue dans le monde, puisque le corps ne meurt pas : Et du soulagement que Dieu luy donne à ce sujet [28].

33. Des moyens dont Dieu se sert pour luy faire quitter le monde et ses parens, afin de l’attirer dans la Religion [29].

34. Des pièges que le Diable luy dresse pour s’y opposer [3o].

Huitième état d’Oraison

35. Où est compris ce que Dieu opère en l’âme dans ce nouvel état de vie [31-32].

36. Troisième grâce par l’opération de la très-sainte Trinité, où les trois Personnes divines se communiquent à l’âme d’une manière plus sublime qu’auparavant [33].

37. De l’intelligence que Dieu luy donne de plusieurs passages de l’Écriture sainte, au sujet du sacré Verbe incarné [34].

38. Elle souffre de grandes peines intérieures; et comme la divine Majesté se sert des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus pour l’aider [35-36].

Neuvième état d’oraison.

39. Qui porte une grâce particulière d’aider spirituellement le prochain [37].

40. Vocation particulière pour procurer le salut des âmes [38-39].

41. Dieu luy manifeste sa volonté, luy révélant qu’il se veut servir d’elle dans la mission de Canada [401.

42. Les moyens dont Dieu se sert pour venir à l’exécution de cette vocation [41].

43. Désirs qui consument l’âme touchant le salut du prochain : et l’exécution de la volonté de Dieu sur ce dessein [41].

Dixième état d’Oraison.

44. Par lequel Dieu fait mourir l’âme à ses désirs, et en ce zèle qui sembloit la dévorer, voulant triompher d’elle en luy ôtant sa volonté [42].

45 . Elle demeure heureusement captive dans les volontez de Dieu, qui luy fait voir, qu’il veut être le Maître dans l’exécution du dessein du Canada [43].

46. Révélation que Dieu donne à un saint homme touchant la vocation de le servir au salut des âmes dans la mission du Canada, ce qui s’accorde avec les opérations que la divine Majesté fait en N. à ce sujet. [C’est elle même] [44].

Onzième état d’Oraison.

47. Par lequel Dieu oblige l’âme de poursuivre l’exécution de son dessein [45].

48. Ce qui se passe en l’âme dans cette poursuite, Dieu exécutant ce dessein après l’examen et l’approbation des Supérieurs [46].

49. Disposition et visite de Dieu, qui fait voir à l’âme ce qu’elle aura à souffrir en Canada; et comme il luy manifeste sa sainte volonté [46].

50. L’amour avec lequel elle s’abandonne aux dispositions et ordonnances divines : et l’inclination qu’elle ressent de se consumer pour Jésus-Christ, en revanche de ses faveurs [47-48].

Douzième état d’Oraison.

51. L’âme expérimente ce que Dieu luy avoit fait connoître des abandonne-mens qu’elle devoit souffrir en Canada [49-51].

52. Diverses contradictions : Dispositions intérieures à ce sujet [52-53]. La nature pâtit beaucoup, et l’esprit encore plus par la révolte des passions [54]

54. Elle expérimente des tentations très-rudes et de longue durée [55].

55 . Comme elle se comporte dans ses longues croix avec le prochain, et dans les fonctions du service de Dieu [56].

56. L’âme pâtit extrêmement dans la pensée qu’elle est déchue de la perfection et de la pratique de la vertu : Ce que Dieu luy inspire à ce sujet [57].

Treizième d’état Oraison.

57. Dans lequel par une grâce spéciale que l’âme reçoit par l’entremise de la Sainte Vierge, elle est délivrée en un moment de ses crucifiantes dispositions [58].

58. La grande paix qu’elle possède dans un nouvel amour que le sacré Verbe incarné luy donne pour ses divines maximes [59-6o].

59. Le grand amour et union de sa volonté en ce que Dieu fait, et permet en elle, hors d’elle, dans les accidens, etc. [61].

6o. L’âme ayant connu la volonté de Dieu, qui se veut servir d’elle, l’exécute avec amour, et sa divine Majesté luy fournit des grâces pour cette exécution [62-63].

61. Présence et assistance de la sainte Vierge, qui accompagne l’âme dans cette exécution, d’une manière extraordinaire [64].

62. L’âme se consume de plus en plus dans les amours du sacré Verbe incarné. Divers effets de cet amour consommatif [65-66].

63. Les différences qu’il y a de cet état aux précédens, quoi qu’ils semblent avoir quelque ressemblance, au sujet du sacré Verbe incarné [67-68].

Honneur, Gloire, et Louanges au suradorable Verbe incarné.

Il me semble, mon très-cher Fils, que cet écrit court, mais substanciel vous donnera une suffisante intelligence de l’esprit intérieur qui me conduit, en attendant que je vous en puisse donner une plus ample connoissance. Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise de me donner la lumière et la grâce de le pouvoir faire, si son saint nom en doit être glorifié. (Il m’a fait de grandes et amples miséricordes, ausquelles j’ay été infiniment éloignée de correspondre. C’est pourquoi je croy que sa divine Majesté m’ayant préparé une grande place dans le Ciel, si je luy eusse été fidèle, l’aura donnée à quelque âme plus correspondante, et peut-être à ma chère et fidèle compagne, la Mère Marie de saint Joseph. Ma privation est grande, mais elle est moindre que je ne mérite. J’aime la justice qui vange les injures de Dieu, et je me glorifieray en cela même qu’il sera glorifié en ses Saints, même à mon exclusion. C’est de là que je possède la paix de cœur, qu’il y ait des âmes selon son divin plaisir). Qu’il soit béni éternellement.

J’avois donné charge qu’on vous envoiât une copie du récit que j’ay fait à nos Mères, de la vie et de la mort de notre chère défunte. On me mande qu’on ne l’a pas encore fait, parce que cet écrit est tombé entre les mains du R. Père le Jeune. Ce bon Père en a pris ce qu’il a voulu pour mettre dans la Relation, sans que je l’en eusse prié. Il m’a beaucoup obligée de le faire, mais il m’eût fait un singulier plaisir de ne point faire paroître mon nom. Moy qui ne sçavois rien de tout cela, étant Lectrice au réfectoir, je me trouvé justement à commencer par cette histoire. J’en eus de la confusion et la quitté pour la faire lire à une autre. Le souvenir de cette chère Mère m’est précieux, et je ne pense à elle et n’en parle qu’avec tendresse. Dieu nous fasse la grâce de l’imiter afin de participer aux biens qu’elle possède.

De Québec le 26. d’Octobre 165 3.

L.161 De Québec, à son Fils, 24 septembre 1654.

Mon très cher fils. Jésus soit notre vie et notre tout pour l’Eternité. Je ne puis laisser partir les vaisseaux, sans vous dire quelque chose de ce qui s’est passé en cette nouvelle Église depuis l’année dernière. Je vous mandé ce qui s’étoit passé dans la captivité du Révérend Père Poncet, et comme il fut ramené après plusieurs travaux que les Hiroquois lui avoient fait souffrir. Depuis ce temps-là (il nous a paru par tout ce qui s’est passé, que Dieu s’est contenté de l’offre que ce bon Père lui a faite de mourir comme Victime, afin de l’appaiser, et de donner par sa mort la paix à tout le pais : Car depuis ce temps-là les Hiroquois n’ont fait que des allées et des venues pour la demander. Et ce qui est le plus merveilleux, ceux des Nations voisines qui ne sçavoient pas ce qui se passoit chez les autres, sont venus en même temps pour traitter avec nous.) Pour marque qu’ils demandent la paix avec sincérité, aiant appris qu’une Nation barbare avoit pris un jeune homme de l’habitation de Montréal, et qui étoit le Chirurgien de la Colonie Françoise, ils l’ont racheté à leurs dépens, et l’ont rendu à son habitation. Ils ont fait des présens considérables, afin qu’on leur donnât des François pour hiverner avec eux, et être les témoins de leur fidélité. On leur en a donné deux qui se sont volontairement offerts. Durant tout le temps qu’ils ont demeuré parmi eux, ils les ont chéri et aimez extraordinairement, et enfin ils les ont ramenez au Printemps portant avec eux des Lettres des Hollandois qui assurent que c’est tout à bon que les Hiroquois demandent la paix.

Tout le long de l’année les François, les Hurons, les Algonguins, et les Montagnez ont vécu ensemble comme frères. L’on a fait les semences, les récoltes, et le trafic avec une entière liberté; et cependant les pauvres Sauvages en général n’osent se fier aux Hiroquois après tant d’expériences qu’ils ont de leur infidélité. Ils disent sans cesse à nos François, que les Hiroquois sont des fourbes, et que toutes les propositions de paix qu’ils font, ne sont que des déguisemens, qui tendent à nous perdre. Ils le disent encore aux Hiroquois mêmes, ce qui a pensé tout gâter et rompre plus que jamais. Mais enfin les Hiroquois ont poursuivi avec tant d’instance, qu’on s’est rendu à leur prière. C’est une chose admirable de les entendre haranguer sur les affaires de la paix; car ils ne se sont voulu servir que des personnes les plus considérables d’entre eux, pour être les Ambassadeurs de ce traitté, et ceux qui les ont entendus, avouent qu’ils ont beaucoup d’esprit et de conduite.

Au mois de Juillet dernier ils sont venus trouver Monsieur le Gouverneur de la nouvelle France, et les Révérends Pères, où après plusieurs conseils et présens, ausquels on a répondu de part et d’autre, on leur a accordé qu’un Père les iroit visiter, et qu’il feroit le tour de leurs cinq nations pour connoître s’ils conspiroient tous dans le désir de la paix. Le Révérend Père le Moine qu’ils appellent en leur langue Ondeson fut nommé pour cela avec un honnête jeune homme François qui s’offrit pour l’accompagner. Ils partirent avec les Ambassadeurs, qui promirent de les ramener dans cinquante jours. Ils ne furent pas à mi-chemin que des Messagers coururent comme des Cerfs par tous les villages des cinq Nations, criant à haute voix : Ondeson vient, Ondeson vient. A ce bruit il se fit un concours de peuple pour lui venir au devant afin de lui faire honneur. L’on n’a jamais rien veu de semblable parmi ces Barbares. Ce n’étoit que festes et festins. Chez les Hurons et parmi les autres Nations les Révérends Pères n’osoient quasi parler dans les commencemens; il leur falloit souffrir des gênes extrêmes jusqu’à ce qu’ils les eussent apprivoisez. Mais ceux-ci ont honoré le Père dès l’abord, lui donnant par tout la première place, et le priant de présider en tous leurs conseils.

Ils lui disoient : Prie le Maître de nos vies : Fais ce que tu sçais qu’il faut faire; car nous-autres nous ne sommes que des bêtes. Nous te déclarons que nous voulons embrasser la Foi, et croire en celui qui est le Maître de nos vies. Nous aimons les robes noires, parce qu’ils aiment la pureté, et qu’ils ont la véracité, et qu’ils s’intéressent dans les affaires de leurs troupeaux. Ils disoient cela, parce qu’ils avoient veu comme ils s’étoient exposez à la mort chez les Hurons, afin de les secourir. Ceux-là même qui avoient fait mourir les Pères de Brébeuf et Garnier lui donnèrent les livres qu’ils leur avoient ôtez au temps de leur martyre, et qu’ils avoient gardez depuis comme des choses dont ils faisoient estime. On apporta ensuite plusieurs enfans au Père, afin qu’il les baptizât. Une Esclave Huronne fort bonne Chrétienne, aiant instruit une grande fille durant le temps de sa captivité, la présenta aussi pour être baptisée. Le Père lui dit : Pourquoi, ma Sœur, ne l’as-tu pas baptisée? Ne t’ai-je pas autrefois instruite sur ces matières? Elle répartit : Je ne croiois pas, mon Père, que mon pouvoir se pat étendre sur de grandes personnes, mais seulement sur des enfans malades. Alors le Père la trouvant suffisamment instruite, la baptisa.

Dans ce Bourg qui étoit celui des Onontageronons, et le capital de la Nation, le Père trouva parmi les esclaves les Hurons, qui composoient autrefois son troupeau au Bourg de saint Michel. Ces pauvres Captifs voiant leur bon Père, furent comme ressuscitez de mort à vie, et pour leur donner la joie entière, il les confessa, et leur administra les Sacremens. Considérez, je vous prie, les ressorts admirables de la divine Providence. Dieu a permis que ces pauvres Chrétiens aient été pris par ces Barbares pour le salut de leur Nation : Car ce sont eux qui leur ont donné la connoissance de Dieu, et qui ont jetté parmi eux les premières semences de la Foi.

C’est par eux qu’ils ont connu et les Pères et nous qu’ils appellent les Filles saintes.

Aussi leurs Ambassadeurs n’ont pas manqué de nous rendre visite. Ils ont admiré nos Séminaires sauvages, les entendant chanter les louanges de Dieu en trois langues différentes. Ils étoient ravis de les voir si bien dressées à la Françoise. Mais ce qui les toucha le plus, fut de voir que ne nous touchant en rien, nous en faisions estime, les aimant et caressant comme les mères aiment et caressent leurs enfans. Mais je retourne au Père que j’ai laissé parmi les Hiroquois.

Ces peuples donc firent de beaux présens et en grande quantité; mais le plus précieux fut celui qui signifioit qu’ils vouloient croire en Dieu, et un autre pour être présenté à Achiendasé, c’est ainsi qu’ils appellent le Révérend Père Supérieur des Missions, afin qu’il envoiât des Pères en leur pais pour y faire une maison fixe. Dès lors ils désignèrent une très-belle place sur le bord d’une grande rivière, où est l’abord de toutes les Nations. Lors qu’ils jettoient les projets de cette habitation il arriva une chose remarquable. Il y a proche de ce lieu une grosse fontaine qui se décharge dans un grand bassin que la Nature a formé pour recevoir ses eaux.

Nos François en aïant goûté, ont trouvé qu’elle étoit salée : Ils en ont fait bouillir de l’eau, et ont trouvé que c’est une saline qui fait de très-beau et très-bon sel. Les Sauvages qui tutoient cette eau, et la prenoient pour un poison, trouvèrent admirable cette façon de faire du sel d’une chose si méchante, et tiennent cela pour un miracle des François. Ce n’est pas un miracle, mais ce sera un trésor pour les François, qui doivent y aller habiter.

Lorsque le Père étoit là, on levoit une compagnie de deux mille hommes, pour aller en guerre contre la Nation du Chat. Le Capitaine qui la devoit commander, étoit l’un des Ambassadeurs qui étoit venu demander la paix. Lorsqu’il fut prêt de partir, il vint prier le Père qui l’avoit instruit en chemin, de le vouloir baptiser. Mais il y trouva de la difficulté, et lui dit : qu’il lui confèreroit ce Sacrement à son retour de la guerre. Mais, mon frère, repartit le Sauvage, tu sçais que je vas en guerre, et que j’y puis être tué : si je meurs, me promets-tu que je n’irai point dans les feux. A ces paroles, le Père le baptisa.

Le Père étant à Onontagé, il arriva un accident qui pensa tout rompre. Le feu prit dans le Bourg, sans qu’on sçut comment, où il brûla vingt cabanes chacune de cinquante ou soixante piez de long. C’étoit pour faire croire à ces Barbares que le Père étoit sorcier, et qu’il avoit fait venir le Diable pour les brûler. Il commençoit déjà de se disposer à la mort, connoissant l’humeur de ces Payens. Il s’avisa néanmoins d’un moien qui lui réussit, sçavoir de les aller consoler par le moïen de son Hôte, et de leur offrir un présent pour essuier leurs larmes : ils se sentirent si obligez de cette compassion, que le Père leur témoignoit, que bien loin de s’irriter contre luy, ils demeurèrent pleinement confirmez que les François et les Pères étoient leurs amis.

Les Hiroquois ont ramené le Père selon leur promesse dans le temps qu’ils avoient marqué. Il n’est pas croiable combien les François et nos nouveaux Chrétiens ont été ravis de son retour, et de l’heureux sucrez de son voiage. Il restoit seulement une difficulté qui empêchoit que la joie ne fût entière. C’est que les Agnerognons n’avoient point paru dans tous les conseils qui furent tenus à Onontagé, ce qui faisoit craindre qu’ils ne couvassent quelque mauvais dessein. Mais les Hurons qui y avoient été envoiez, et qui sont de retour du jour d’hier, ont rapporté qu’ils sont du parti de la paix, et qu’il n’y a nul sujet de craindre de leur part : Que s’ils ne se sont pas trouvez aux assemblées, ils en ont fait des excuses, disant qu’ils en ont été empêchez par la guerre qu’ils avoient contre les Sauvages de la nouvelle Angleterre.

Toutes les parties conspirant donc dans le même dessein, il a été conclu que les Révérends Pères iront au printemps de l’année prochaine avec trente François. Dès cette heure il y a des dispositions pour cinq Missions, qui trouveront abondamment à y exercer leur emploi : Et, ce qui leur sera avantageux, c’est que les Hiroquois sçavent la langue Huronne, les Pères qui y doivent aller la sçavent aussi, et par ce moien l’on peut dire que tout est prest; dès à present le Père le Moine y retourne pour hiverner et pour disposer toutes choses.

Si cette paix dure, comme il y a lieu de l’espérer, ce pais sera très-bon et très-commode pour l’établissement des François, qui se multiplient beaucoup et font assez bien leurs affaires par la culture des terres qui deviennent bonnes à présent que l’on abat ces grandes forests qui la rendoient si froide. Après trois ou quatre années de labour, elle est aussi-bonne, et par endroits meilleure qu’en France. L’on y nourrit des bestiaux pour vivre et pour avoir des laitages. Cette paix augmente le commerce, particulièrement des Castors dont il y a grand nombre cette année, parce qu’on a eu la liberté d’aller par tout à la chasse sans crainte. Mais le trafic des âmes est le contentement de ceux qui ont passé les mers pour les venir chercher, afin de les gagner à Jésus-Christ. L’on en espère une grande moisson par l’ouverture des Hiroquois. Des sauvages fort éloignez disent qu’il y a au-dessus de leur pais une Rivière fort spacieuse qui aboutit à une grande mer que l’on tient être celle de la Chine. Si avec le temps cela se trouve véritable, le chemin sera fort abbrégé, et il y aura facilité aux ouvriers de l’Évangile d’aller dans ces Royaumes vastes et peuplez : le temps nous rendra certains de tout.

Voilà un petit abbrégé des affaires générales du pais. Quant à ce qui regarde notre Communauté et notre Séminaire, tout y est en assez bonne disposition, grâces à notre Seigneur. Nous avons de fort bonnes Séminaristes que les Ambassadeurs Hiroquois ont veues à chaque fois qu’ils sont venus en Ambassade. Comme les Sauvages aiment le chant, ils étoient ravis, comme j’ay déjà dit, de les entendre si bien chanter à la Françoise, et pour marque de leur affection, ils leur rendoient la pareille par un autre chant à leur mode, mais qui n’étoit pas d’une mesure si réglée. Nous avons des Huronnes que les Révérends Pères ont jugé à propos que nous élevassions à la Françoise : car comme tous les Hurons sont à présent convertis, et qu’ils habitent proche des François, on croit qu’avec le temps ils pourront s’allier ensemble, ce qui ne se pourra faire que les filles ne soient francisées tant de langage que de mœurs. Dans le traitté de paix on a proposé aux Hiroquois de nous amener de leurs filles, et le R. Père le Moine à son retour de leur pais nous devoit amener cinq filles des Capitainesses, mais l’occasion ne lui en fut pas favorable. Ces capitainesses sont des femmes de qualité parmi les Sauvages qui ont voix delibérative dans les Conseils, et qui en tirent des conclusions comme les hommes, et même ce furent elles qui déléguèrent les premiers Ambassadeurs pour traiter de la paix.

Enfin la moisson va être grande, et j’estime qu’il nous faudra chercher des ouvriers. L’on nous propose et l’on nous presse de nous établir à Mont-Réal, mais nous n’y pouvons entendre si nous ne voions une fondation, car on ne trouve rien de fait en ce pais, et l’on n’y peut rien faire qu’avec des frais immenses; ainsi quelque bonne volonté que nous aions de suivre l’inclination de ceux qui nous y appellent, la prudence ne nous permet pas de faire autrement. Aidez-nous à bénir la bonté de Dieu de ses grandes miséricordes sur nous, et de ce que non seulement il nous donne la paix, mais encore de ce que de nos plus grands ennemis il en veut faire ses enfans, afin qu’ils partagent avec nous les biens d’un si bon Père.

De Québec le 24. Septembre 1654.

L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval]

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Ce m’a été une grande privation de voir un Navire arrivé, et de ne point recevoir de lettres de votre part. J’ay pourtant été toujours persuadée que vous m’aviez écrit; mais j’ay cru, et je ne me suis pas trompée, que vos lettres étoient dans le premier vaisseau, qui nous apportoit la nouvelle que nous aurions un Evêque cette année, mais qui n’a paru que long-temps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’Évêque que la nouvelle qui nous le promettoit. Mais ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le pais d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échoie il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un Neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre /15. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’Ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat. Je vous ay dit que l’on n’attendoit pas d’Evêque cette année. Aussi n’a-t-il rien trouvé de prest pour le recevoir quand il est arrivé. Nous lui avons prêté notre Séminaire qui est à un des coins de notre clôture et tout proche la Parroisse /16. Il y aura la commodité et l’agréement d’un beau jardin : Et afin que lui et nous soions logez selon les Canons; il a fait faire une clôture de séparation. Nous en serons incommodées, parce qu’il nous faut loger nos Séminaristes dans nos apartemens; mais le sujet le mérite et nous porterons cette incommodité avec plaisir jusqu’à ce que sa Maison Episcopale soit bâtie.

Dés qu’il fut sacré Evêque à Paris, il demanda au R. Père Général des Jésuites le Père Lallemant, qui depuis trois mois étoit Recteur de la Flèche, afin de l’accompagner. C’est un bien pour tout le pais, et pour nous en particulier; pour moy encore plus que pour tout autre : Car je vous dirai en confiance que je souffrois dans la privation d’une personne à qui je puisse communiquer de mon intérieur. Toute l’année j’ay eu un mouvement intérieur que notre Seigneur m’envoiroit du secours. Il l’a fait lors qu’il étoit temps; que son saint nom en soit éternellement béni.

Vous sçavez ce qui s’est passé les années dernières au sujet de Monsieur l’Abbé de Quellus. Il est à présent Directeur d’un Séminaire de Prêtres de saint Sulpice de Paris que Monsieur de Bretonvilliers a entrepris de bâtir à Mont-Réal avec une très-belle Église. Cet Abbé, dis-je, est descendu de Mont-Réal pour saluer notre Prélat, il étoit établi Grand-Vicaire en ce lieu-là par Monseigneur l’Archevêque de Rouen, mais aujourd’huy tout cela n’a plus de lieu, et son autorité cesse. Les progrès néanmoins de la Mission y sont grands : Il y est venu des Hospitalières de la Flèche, l’on y va faire tout d’un coup l’établissement de trente familles, le dernier vaisseau aiant amené à cet effet un grand nombre de filles. On nous presse aussi de nous y établir, mais nous ne sommes pas en état de le faire. Monseigneur notre Prélat aura l’inspection sur tout cela, quoi qu’il ne soit ici que sous le titre d’Evêque de Pétrée et non pas de Québec ou de Canada. Ce titre a bien fait parler du monde : Mais cela s’est fait de la sorte au sujet d’un différent qui est entre la Cour de Rome et celle de France. Le Roy veut que l’Evêque de Canada dépende de lui et lui prête Serment de fidélité comme les autres de France : Et le saint Père prétend avoir quelque droit particulier dans les Nations étrangères ; c’est pour cela qu’il nous a envoié un Evêque, non comme Evêque du pais, mais comme Commissaire Apostolique, sous le titre étranger d’Evêque de Pétrée.

Vous êtes en peine des affaires de ce pais. Elles sont comme elles étoient avant que les Hiroquois eussent fait la paix, car ils l’ont rompue, et ont déjà tant pris que tué neuf François dans une rencontre où on ne les attendoit pas, et où même on ne croioit pas qu’ils eussent de mauvais desseins contre les François. Ils ont déjà fait brûler tout vif un de leurs prisonniers, ce sera merveille si les autres ont un meilleur traitement. L’on a aussi depuis tué onze de leurs gens, et l’on se donne de garde des autres : Car l’on a apris d’un Huron captif qui les a quittez, qu’ils préparent une puissante armée pour venir enlever nos nouveaux Chrétiens, et comme je croi, autant de François qu’ils pourront. Ce Huron s’est sauvé en cette sorte. Un canot d’Hiroquois où il étoit, voiant un canot de Hurons qui alloient harponner Ce l’anguille, le laissa passer pour se jetter dessus quand ils ne seroient plus unis et en état de se défendre. Ce captif touché de tendresse pour ceux de sa Nation, se déroba de ses Maîtres, qui étoient décendus à terre, et retourna sur ses pas donner avis à ses compatriotes du dessein des Hiroquois, et du danger où ils étoient. Ils s’embarquèrent au plutôt et lui avec eux, et tous ensemble vinrent en diligence à Québec, où ils donnèrent avis des entreprises des Hiroquois; sans cela il y auroit eu bien des têtes cassées, car outre les Hurons qui n’auroient pu éviter leur rage, ils se seroient glissez parmi les moissonneurs qui sous la bonne foy de la paix travailloient sans crainte et sans défiance. En effet cela est arrivé aux trois Rivières où ils ont pris les neuf François dont je viens de parler. A l’heure que j’écris cecy Monsieur notre Gouverneur est en campagne pour leur donner la chasse ou pour en prendre quelqu’un. Ce qui l’a fait sortir est que les Hiroquois qu’il tenoit prisonniers entre de bons murs fermez de portes de fer, aiant apris que leur Nation avoit rompu la paix, et croiant qu’on ne manqueroit pas de les brûler tous vifs, ont forcé cette nuit leur forteresse, et ont sauté les murailles du Fort. La sentinelle les voiant a fait le signe pour avertir, et aussi-tôt l’on a couru après. Je ne sçay pas encore si on les a pris, car ces gens-là courent comme des Cerfs.

Vous m’étonnez de me dire que nos Mères nous vouloient rappeller: Dieu nous préserve de cet accident. Si nous n’avons pas quitté après notre incendie et pour toutes nos autres pertes, nous ne quitterons pas pour les Hiroquois, à moins que tout le pais ne quitte ou qu’un Supérieur ne nous y oblige, car nous sommes filles d’obéissance, et il la faut préférer à tout. Je suis néanmoins trompée si jamais cela arrive. L’on dit bien qu’une armée des ennemis se prépare pour venir ici, mais à présent que leur dessein est évanté cela ne leur sera pas facile. Si néanmoins notre Seigneur les laissoit faire, ils nous auroient perdus il y a long-temps, mais sa bonté renverse leurs desseins nous en donnant avis, afin que nous nous en donnions de garde. Si les affaires étoient en hazard, je serois la première à vous en donner avis, afin de vous faire pourvoir à nos sûretez, puisque nos Mères vous en confient leur sentiment. Mais grâces à Dieu nous ne voions et ne croions pas que cela arrive. Si pourtant il arrivoit contre nos sentimens, ne serions nous pas heureuses de finir nos vies au service de notre Maître et de les rendre à celui qui nous les a données. Voilà mes sentimens que vous ferez sçavoir à nos Mères, si vous le jugez à propos.

Mon sentiment particulier est que si nous souffrons en Canada pour nos personnes, ce sera plutôt par la pauvreté que par le glaive des Hiroquois. Et pour le pais en général, sa perte, à mon avis, ne viendra pas tant du côté de ces barbares que de certaines personnes qui par envie ou autrement écrivent à Messieurs de la Compagnie quantité de choses fausses contre les plus saints et les plus vertueux, et qui déchirent même par leurs calomnies ceux qui y maintiennent la justice, et qui le font subsister par leur prudence. Comme ces mauvais coups se font en cachette on ne les peut parer; et comme la nature corrompue se porte plutôt à croire le mal que le bien, on les croit facilement. De là vient que lors qu’on y pense le moins on reçoit ici des ordres et des arrests très-fâcheux. En tout cela Dieu est très-grièvement offensé, et il nous feroit une grande grâce s’il purgeoit le pais de ces esprits pointilleux et de contradiction.

Le dernier vaisseau s’est trouvé à son arrivée infecté de fièvres pourprées et pestilentieles. Il portoit deux cens personnes qui ont presque tous été malades. Il en est mort huit sur mer, et d’autres à terre. Presque tout le pais a été infecté, et l’Hôpital rempli de malades. Monseigneur notre Prélat y est continuellement pour servir les malades, et faire leurs licts. On fait ce que l’on peut pour l’en empêcher et pour conserver sa personne, mais il n’y a point d’éloquence qui le puisse détourner de ces actes d’humilité. Le R. Père de Quen par sa grande charité a pris ce mal et en est mort. C’est une perte notable pour la Mission : Car c’étoit l’ancien Missionnaire des Algonguins où il avoit travaillé depuis vingt-cinq ans avec des fatigues incroiables. Enfin quittant la charge de Supérieur des Missions, il a perdu la vie dans l’exercice de la charité. Deux Religieuses Hospitalières ont été fort malades de ce mal ; grâces à Dieu, notre Communauté n’en a point été attaquée : Nous sommes ici dans un lieu fort sain et exposé à de grands vents qui nettoient l’air. Pour mon particulier ma santé est très-bonne : Je ne laisse pas de soupirer puissamment aprés l’Eternité, quoique je sois disposée à vivre tant qu’il plaira à notre Seigneur.

L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o.

Mon très-cher Fils. J’ay reçu votre lettre du 26. Mars, sans avoir veu lesautres dont vous me parlez. L’on dit qu’elles ont été brouillées et ensuite portées à l’Acadie : Si cela est nous ne les pourrons recevoir que l’année prochaine. Celles de Monsieur le Gouverneur et de nos Révérends Pères, et quasi toutes les autres sont tombées dans la même fortune. Il me suffit, mon très-cher Fils, que j’aie apris de vous même votre bonne disposition pour en rendre grâce à celuy qui vous la donne. Je vous ay déjà écrit une lettre bien ample par le premier vaisseau parti au Mois de Juillet, une autre plus courte par le R. P. le Jeune, et une troisième par un autre navire, afin de vous ôter l’appréhension que vous pouriez avoir à notre sujet, entendant parler des insultes que nous font les Hiroquois. Notre bon Dieu nous en a délivrées par sa grande miséricorde : ils sont retournez en leur pais, et pendant qu’on trairte avec eux pour l’échange de quelques prisonniers, on prend favorablement le temps pour serrer les moissons; Elles sont déjà bien avancées, et les nôtres sont faites; car on ne lève les grains qu’en Septembre, elles vont quelquefois jusques en Octobre, en sorte que la nège surprend les paresseux. Depuis quelques mois les Outasak sont venus avec un grand nombre de canots chargez de castors, ce qui relève nos Marchands de leurs pertes passées, et accommode la plus part des Habitans : car sans le commerce le pais ne vaut rien pour le temporel. Il peut se passer de la France pour le vivre; mais il en dépend entièrement pour le vêtement, pour les outils, pour le vin, pour l’eau de vie et pour une infinité de petites commoditez, et tout cela ne nous est apporté que par le moien du trafic.

Après ce petit mot de l’état du pals, je répond à la vôtre après vous avoir dit que Dieu par sa miséricorde me conserve la santé et que toute notre Communauté est dans une paix et dans une union aussi parfaite qu’on la sçauroit souhaitter. Notre Révérende Mère de saint Athanase a été continuée en sa charge dans l’élection que nous avons faite au mois de Juin dernier . (Pour moy j’ay toujours les affaires de la Maison sur les bras, je les porte par acquiescement aux ordres de Dieu, car toute ma vie j’ay eu de l’aversion des choses temporelles, sur tout en ce pais où elles sont épineuses au point que je ne vous puis exprimer. Mon cœur néanmoins et mon esprit sont en paix dans les tracas de cette vie si remplie d’épines; et j’y trouve Dieu, qui me soutient par sa bonté et par sa miséricorde, et qui ne me permet pas de vouloir autre chose que ce qu’il voudra de moy dans le temps et dans l’éternité. Par ce peu de mots, vous voiez, mon très-cher Fils, ma disposition présente, et que je suis à la bonté divine par l’abandon d’un esprit de sacrifice continuel. Je ne sçay si aiant passé soixante ans, il durera encore longtemps. Les pensées que le terme de la vie approche, sans que j’y fasse réflexion me donnent de la joye : mais quand je m’en aperçois, je la mortifie pour me tenir en mon esprit de sacrifice, et pour attendre ce coup final dans le dessein de Dieu, et non dans la jubilation où mon esprit voudroit s’emporter, se voiant sur le point d’être dégagé des liens de cette vie basse et terrestre, et si pleine de pièges : car sans parler de ceux du dehors qui sont infinis, qui ne refuiroit ceux de la nature, qui plus ils vieillissent, plus ils sont subtils et à craindre?) Priez Dieu, puisqu’il veut que je vive, qu’il me délivre de leur malignité.

Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, scavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu; et inflexible, pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela. Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel : Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. Il veut que tout se fasse avec la majesté convenable à l’Église autant que le pais le peut permettre. Les Pères luy rendent toutes les assistances possibles, mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s’appliquer avec plus d’assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques.

Monsieur le Gouverneur fait de son côté paroître de jour en jour son zèle pour la conservation et pour l’accroissement du pais. Il s’applique à rendre la justice à tout le monde. C’est un homme d’une haute vertu et sans reproche. Je vous ay mandé par mes dernières les soins qu’il a eu pour notre conservation, étant venu luy-même plusieurs fois dans notre Monastère pour visiter les lieux et les faire fortifier, ordonnant des corps de gardes, afin que nous fussions hors des dangers des Hiroquois, dans le temps de leurs remuemens. En votre consideration, j’ay souvent l’honneur de sa visite, outre celles qu’il donne à notre Révérende Mère. Il y a toujours à profiter avec luy, car il ne parle que de Dieu et de la vertu, hors la nécessité de nos affaires que nous luy communiquons comme à une personne de confiance et remplie de charité. Il assiste à toutes les dévotions publiques, étant le premier à donner l’exemple aux François et à nos nouveaux Chrétiens. Nous avons rendu grâces à Dieu apprenant qu’il étoit continué en sa charge pour trois ans. La joye a été universelle et publique, et nous souhaitterions qu’il y fut continué par Sa Majesté le reste de ses jours. Si Messieurs de la Compagnie sçavoient son mérite, ils s’emploiroient assurément à se procurer ce bien à eux-mêmes et à tout le pais.

Les bonnes Mères hospitalières qui vinrent l’année dernière s’établir à Mont-Réal, ont été à la veille de repasser en France. Leur fondation étoit entre les mains de Monsieur N. receveur des Tailles qui est mort assez mal en ses affaires, et comme sa charge et ses biens ont été saisis, les deniers de ces pauvres filles s’y sont trouvez envelopez, et on les tient comme perdus. Mais Monseigneur notre Prélat les a retenues sur la requeste qui luy a été présentée par les habitans de Mont-Réal; car ce sont des filles d’une grande vertu et édification. On nous y demande aussi, mais Monseigneur a répondu pour nous, que nous ne pouvions y aller sans une fondation assurée. Vous ne sçauriez croire combien dans les apparences humaines ce pais est peu assuré, et avec ce peu d’assurance l’on y fait par nécessité des dépenses incroiables. C’est un mal commun et nécessaire. Nous nous sommes veues à la veille que tout étoit perdu : Et en effet cela seroit arrivé, si l’armée des Hiroquois qui venoit ici et qui nous eût trouvez sans défense n’eût rencontré dix-sept François et quelques Sauvages Chrétiens, qu’ils ont pris et menez en leur pais. Je vous en ay mandé l’histoire bien au long dans une autre lettre. A présent que leur retour a donné le loisir de se fortifier, l’on n’a pas tant sujet de craindre, sur tout dans nos maisons de pierre, d’où l’on dit qu’ils ne s’approcheront jamais, parce qu’ils croient que ce sont autant de forts. Nonobstant tout cela nous avons fait une bonne provision de poudre et de plomb, et avons emprunté des armes qui sont toujours prêtes en cas d’alarmes. C’est une chose admirable de voir les providences et les conduites de Dieu sur ce pais, qui sont tout à fait au dessus des conceptions humaines. D’un côté, lorsque nous devions être détruits, soixante hommes qui étoient partis pour aller prendre des Hiroquois ont été pris eux-mêmes et immolez pour tout le pais. D’ailleurs les François d’ici et les Algonquins prennent presque tous les avant-coureurs des Hiroquois qui étant exposez au feu découvrent tout le secret de la nation. Enfin Dieu détourne les orages lors qu’ils sont prests de fondre sur nos têtes; et nous sommes si accoutumés à cette providence, qu’un de nos domestiques que je faisais travailler à nos fortifications, me dit avec une ferveur toute animée de confiance : Ne vous imaginez pas, ma Mère, que Dieu permette que l’ennemi nous surprenne; il envoyera quelque Huron par les prières de la sainte Vierge, qui nous donnera tous les avis nécessaires pour notre conservation. La sainte Vierge a coutume de nous faire cette faveur en toutes occasions, elle le fera encore à l’avenir. Ce discours me toucha fort, et nous en vîmes l’effet dès le jour même ou le lendemain, que deux Hurons qui avoient été pris et qui s’étoient sauvez comme miraculeusement par l’assistance de la sainte Vierge, arrivèrent et apportèrent la nouvelle de la prise de nos François, et que l’ennemi s’étoit retiré en son pais. Cette nouvelle fit cesser la garde dans tous les lieux, excepté dans les forts, et tout le monde commença à respirer, car il y avoit cinq semaines qu’on n’avoit point eu de repos ni de jour ni de nuit, tant pour se fortifier que pour se garder. Pour moy je vous assure que j’étois extrêmement fatiguée; car nous avions vingt-quatre hommes sur lesquels il falloit que je veillasse continuellement pour leur donner tous leurs besoins de guerre et de vivres. Ils étoient divisez en trois corps de garde, et faisoient la ronde toute la nuit par des ponts de communication, qui alloient par tout : ainsi ils nous gardoient fort exactement. Je veillois au dessus de tout cela : Car encore que je fusse enfermée dans notre Dortoir, mon oreille néanmoins faisoit le guet toute la nuit de crainte d’alarme, et pour être toujours prête à donner à nos Soldats les munitions nécessaires en cas d’attaque. Enfin, nous fûmes heureuses d’être délivrées de ce fardeau, et l’on en chanta le Te Deum en toutes les Églises. Il y a près de cinq mois qu’il se fait tous les jours un salut solemnel où le S. Sacrement est exposé, afin qu’il plaise à Dieu de protéger le pais. Voilà mon papier rempli, il faut que je finisse, vous suppliant de joindre vos prières aux nôtres, et de nous procurer encore celles de mes Révérends Pères vos bons Religieux.

L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Je vous ay écrit par tous les vaisseaux. Voici le dernier que je ne puis laisser partir sans me consoler avec vous, vous disant adieu pour cette année. Plusieurs des plus honêtes gens de ce pais sont partis pour aller en France : Et particulièrement le R. P. le Jeune y va pour demander du secours au Roy, contre nos ennemis que l’on a dessein d’aller attaquer en leurs pais. L’on espère que Sa Majesté en donnera, et en cette attente l’on fait ici un grand nombre de petits batteaux qui ne sont guères plus grands que les canots des Hiroquois, c’est à dire, propres à porter quinze ou vingt hommes. Il est vray que si l’on ne va humilier ces barbares, ils perdront le pais, et ils nous chasseront tous par leur humeur guerrière et carnacière. Ils chasseront, dis-je, ceux qui resteront, car avant que d’en venir là, ils en tueront beaucoup, et tous si on les laisse faire. Il n’y a nulle assurance à leur paix, car ils n’en font que pour allonger le temps, et prendre l’occasion de faire leur coup, et d’exécuter leur dessein, qui est de rester seuls en toutes ces contrées, afin d’y vivre sans crainte, et d’avoir toutes les bêtes pour vivre et pour en donner les peaux aux Hollandois. Ce n’est pas qu’ils les aiment, mais parce qu’ils ont besoin de quelques-uns par le moien desquels ils puissent tirer leurs nécessitez de l’Europe; et comme les Hollandois sont plus proche d’eux, ils traitent plus facilement, non sans leur faire mille indignitez que les François ne pourroient jamais souffrir : Mais l’amour des biens de la terre, et le désir d’avoir des Castors, font que les Hollandois souffrent tout.

Voilà le véritable dessein des Hiroquois, comme nous l’avons apris d’un Huron Chrétien de la dernière défaite qui s’est sauvé d’une bande de six cens de ces barbares, qui venoient ici à cette Automne pour nous surprendre et pour ravager nos moissons. Il ajoute que pour retirer quatorze Oioseronons qui sont dans les fers à Mont-Réal, ils alloient paroître en petit nombre devant l’habitation avec un pavillon blanc, qui est le signe de la paix, feignant la vouloir demander : Car ils disent que les robes noires voiant ce signe ne manqueront pas d’aller au devant avec quelques François, qu’ils prendront les uns et les autres afin de les échanger avec leurs prisonniers, et que l’échange fait, ils se jetteront sur les François, afin de les détruire. Mais avant que de les exterminer, ils ont envie d’enlever les femmes et les filles pour les emmener en leur pais.

Le Huron fugitif ajoute à tout cela, qu’il est arrivé à ces six cens Barbares un accident qui pourra bien les faire retourner sur leurs pas sans rien faire. Comme ils se divertissoient en chassant à l’eau un Cerf ou vache sauvage, l’un d’entre eux voulant tirer sur la bête pour l’arrêter, tira sur le chef de l’armée et le tua; et comme ces gens là sont fort superstitieux, ils ont tiré un augure de ce coup, que leur guerre n’iroit pas bien pour eux, et qu’assurément il leur arriveroit du malheur. Dans cette pensée qui passoit en leur esprit pour une conviction ils commencèrent à défiler, et le captif prit occasion de là de s’enfuir, aiant les plaies de ses doigts coupez et brûlez encore toutes fraîches.

C’est ce même captif qui nous a apris la fin de nos François et de nos Sauvages Chrétiens qui avoient été pris au Printemps dernier, après s’être défendus jusqu’à l’extrémité. Il dit qu’ils les ont tous fait brûler avec des tourmens et des ignominies horribles. Ils ont souffert la mort avec une générosité qui épouventoit leurs tyrans. Le dernier mort à qui l’on hachoit les doigts peu à peu, se jettoit à genoux à chaque pièce qu’on lui coupoit pour remercier Dieu et le bénir. Avec tout cela il étoit demi-rôti, car on les a fait brûler à petit feu, ces barbares étant pires et plus démons en cruauté que les démons mêmes.

Toutes ces connoissances ont tellement animé les François qu’ils sont résolus de détruire ces misérables par eux et par le secours qu’ils attendent de France. Ils ne peuvent plus différer leur perte après tant d’hostilitez et de ruptures de paix. Autant qu’ils en prennent ils les mettent entre les mains des Algonguins, qui sont gens de cœur, fort bons Chrétiens et très fidèles aux François, qui les traitent comme ils sont traitez quand ils sont pris. Vous vous étonnez de cette résolution, et vous dites que cela répugne à l’esprit de l’Évangile et des Apôtres qui ont exposé leur vie pour sauver les infidèles, et ceux même qui les faisoient souffrir. Monseigneur notre Prélat a été de votre sentiment, il a même fait apprendre la langue à Monsieur de Bernières pour les aller instruire; vous sçavez combien de fois nos Révérends Pères y sont allez pour le même sujet; tout nouvellement ils ont voulu y aller pour faire un dernier effort, mais on les a retenus comme par violence, le péril étant trop évident et inévitable. Après tant d’efforts inutiles et d’expériences de la perfidie de ces infidèles, Monseigneur a bien changé de sentiment, et il tombe d’accord avec toutes les personnes sages du pais, ou qu’il les faut exterminer, si l’on peut, ou que tous les Chrétiens et le Christianisme du Canada périsse. Quand il n’y aura plus de Christianisme ni de Missionnaires quelle espérance y aura-t-il de leur salut? Il n’y a que Dieu qui par un miracle bien extraordinaire les puisse mettre dans la voie du Ciel. Il est tout puissant pour le faire. Priez-le de cela, si c’est pour sa gloire, et s’il y a encore parmi ces Barbares quelque âme prédestinée qu’il veuille sauver, comme il en a sauvé six ou sept cens ces dernières années, que les Révérends Pères y ont prêché, et fait les fonctions d’apôtres avec des travaux incroiables.

Dans le déplorable état où sont les affaires communes du pais, peut-etre que nos Mères seront en peine de nous, et qu’elles penseront à nous rappeller auprès d’elles. Si elles sont clans cette disposition, je vous supplie, mon très-cher Fils, d’en détourner le coup, car outre que nous ne sommes pas en danger pour nos personnes, nous n’avons point de peur. Et de plus soiez assuré, et assurez-les que s’il y avoit quelque péril évident, Monseigneur notre Prélat, n’en feroit pas st deux fois; il feroit mettre les Hospitalières et les Ursulines dans un même vaisseau, et nous renvoiroit en France. Mais grâces à notre Seigneur le mal n’est pas à cette extrémité : Et quoique l’intention des Hiroquois soit de nous chasser ou de nous détruire, je croi que celle de Dieu est de nous arrêter, et de faire triompher cette nouvelle Église de ses ennemis. Adieu pour cette année.

L.195 à son Fils, 16 septembre 1661.

Mon très-cher Fils. J’ay reçu avec une consolation toute particulière vos trois lettres, qui toutes m’ont appris que notre Seigneur vous a rendu la santé. Je vous avoue que (je) craignois que ce mal ne vous emportât, et j’avois déjà fait mon sacrifice en dénuant mon cœur de ce qu’il aime le plus sur la terre pour obéir à sa divine Majesté. Mais enfin vous voilà encore; soiezdonc un digne ouvrier de sa gloire, et consumez-vous à son service. Pour cet effet je suis très-aise que vous soiez hors de Compiègne, où les soins des affaires temporelles partageoient votre esprit. Servez-vous de ce repos comme d’un rafraîchissement que le Ciel vous présente pour faire de nouveaux amas de vertu et de bonnes œuvres, et pour emploier toutes vos forces à la gloire de celuy pour qui nous vivons. Vous avez bien commencé, et j’ay pris plaisir à l’adresse avec laquelle vous avez saintement trompé Monseigneur d’Angers au sujet de la réforme de saint Aubin. I1 faut quelquefois faire de semblables coups pour avancer les affaires de Dieu, qui a soin puis après d’essuyer les disgrâces qui en peuvent naître de la part des créatures. Vous en avez une preuve, puisque ce grand Prélat vous aime, et que son esprit n’en est pas plus altéré contre vous. J’apprens encore, que vous servez Dieu et le prochain par vos prédications. Vous m’avez beaucoup obligée de m’envoyer celle que vous avez faite des grandeurs de Jésus, et vous avez raison de dire qu’elle trait-te d’un sujet que j’aime. Je l’aime en effet, car tout ce qui parle des grandeurs de notre très-adorable Jésus, me plaît plus que je ne vous le puis exprimer. Je vous laisse à penser si mon esprit n’est pas content quand je reçois quelque chose de semblable de mon Fils que j’ay toujours souhaitté dans la vie de l’Lvangile pour en pratiquer les maximes, et pour y annoncer les louanges et les grandeurs du sacré Verbe incarné. Vous n’aviez pas encore veu le jour que mon ambition pour vous étoit que vous fussiez serviteur de Jésus-Christ, et tout dévoué à ses divins conseils, aux dépens de votre vie et de la mienne. La pièce est belle et bien conçue en toutes ses circonstances, mais je crains que ces grandes pièces d’appareil ne vous peinent trop, et que ce ne soit en partie la cause de vos épuisemens. J’y remarque un grand travail, mais la douceur d’esprit s’y trouve jointe. Si j’étois comme ces Saints qui entendoient prêcher de loin, je prendrois plaisir à vous entendre, mais je ne suis pas digne de cette grâce. Il est à croire que nous nous verrons plutôt en l’autre monde qu’en celuy-cy. Dieu néanmoins a des voyes qui nous sont inconnues, sur tout dans un pais flotant et incertain comme celuy-cy, où naturellement parlant, il n’y a pas plus d’assurance qu’aux feuilles des arbres quand elles sont agitées du vent.

(Vous me demandez quelques pratiques de mes dévotions particulières. Si j’avois une chose à souhaitter en ce monde, ce seroit d’être auprès de vous afin de verser mon cœur dans le vôtre, mais notre bon Dieu a fait nos départemens où il nous faut tenir. (Vous sçavez bien que les dévotions extérieures me sont difficiles : Je vous diray néanmoins avec simplicité, que j’en ay une que Dieu m’a inspirée, de laquelle il me semble que je vous ay parlé dans mes écrits. C’est au suradorable cœur du Verbe incarné : il y a plus de trente ans que je la pratique, et voici l’occasion qui me la fit embrasser.

Un soir que j’étois dans notre cellule traitant avec le Père Éternel de la conversion des âmes, et souhaittant avec un ardent désir, que le Royaume de Jésus-Christ fût accompli, il me sembloit que le Père Éternel ne m’écoutoit pas, et qu’il ne me regardoit pas de son œil de bénignité comme à l’ordinaire. Cela m’affligeoit ; mais en ce moment, j’entendis une voix intérieure qui me dit : demande-moy par le cœur de mon Fils, c’est par luy que je t’exauceray. Cette divine touche eut son effet, car tout mon intérieur se trouva dans une communication très-intime avec cet adorable cœur, en sorte que je ne pouvoir plus parler au Père Éternel que par luy. Cela m’arriva sur les huit à neuf heures du soir, et du depuis environ cette heure là, c’est par cette pratique que j’achève mes dévotions du jour, et il ne me souvient point d’y avoir manqué, si ce n’est par impuissance de maladie, ou pour n’avoir pas été libre dans mon action intérieure. Voici à peu près comme je m’y comporte lorsque je suis libre en parlant au Père Éternel.

C’est par le cœur de mon Jésus ma vote, ma vérité et ma vie que je m’approche de nous, ô Père Éternel. Par ce divin cœur je vous adore pour tous ceux qui ne vous adorent pas : je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas; je vous adore pour tous les aveugles volontaires qui par mépris ne vous connoissent pas. Je veux par ce divin cœur satisfaire au devoir de tous les mortels. Je fais le tour du monde pour chercher toutes les âmes rachepties du Sang très précieux de mon divin Époux : Je veux vous satisfaire pour elles toutes par ce divin cœur. Je les embrasse toutes. pour vous les présenter par Lui. Je vous demande leur conversion; voulez-vous souffrir qu’elles ne connoissent pas mon Jésus? permettrez-vous qu’elles ne vivent pas en celny qui est mort pour tous? Vous voyez, ô divin Père, qu’elles ne vivent pas encore; Ah ! faites qu’elles rivent par ce divin cœur. C’est ici que je parle de cette nouvelle Église,) et que j’en représente à Dieu toutes ses nécessitez, puis j’ajoute : Sur cet adorable cœur je vous présente tous les ouvriers de l’Evangile ; remplissez-les de votre esprit saint par les mérites de ce divin cœur. Des ouvriers de l’Evangile, mon esprit passe aux Hiroquois nos ennemis dont je demande la conversion avec toutel'instance qui m’est possible. Puis je parle aux deux âmes que vous connoissez, et je dis : (Sur ce sacre cœur comme sur un autel divin, je nous présente N. votre petit serviteur, et ,V. votre petite servante, je vous demande au nom de mon divin Epoux, que vous les remplissiez de son esprit, et qu’ils soient éternellement à vous sous les auspices de cet adorable cœur). Je fais encore mémoire de quelques personnes avec qui j’ay des liaisons spirituelles, et des Bienfaiteurs de notre maison, et de cette nouvelle Église. (Je m’adresse ensuite au sacré Verbe incarné, et je luy dis: Vous savez mon bien-aimé tout ce que je veux dire à votre Père par vostre divin cœur et par vostre sainte âme; en le luy disant, je vous le dis, parceque vous êtes en vostre Père et que votre Père est en vous. Faites-donc que tout cela s’accomplisse,) et joignez-vous à moy pour fléchir par votre cour celuy de votre Père. Failes selon votre parole, que comme vous êtes une même chose avec luy, (toutes les âmes que je vous présente soient aussi une même chose avec luy et avec vous. Voilà l’exercice du sacré cœur de Jésus.

J’envisage ensuite ce que je dois au Verbe incarné, et pour luy en rendre mes actions de grâces je luy dis : Que vous rendrai je, ô mon divin Jpoux, pour les excez de vos grâces en mon endroit? C’est par votre divine Mère que je vous en veux rendre mes reconnoissances. Je vous offre donc son sacré cœur, ce cœur, dis je, qui vous a tant aimé. Souffrez que je vous aime par ce même cœur, que je vous offre les sacrées manuelles qui vous ont allaitté, et ce sein virginal que vous avez voulu santlffier par votre demeure avant que de paroître dans le monde. Je vous l’offre en action de grâces de tous vos bienfaits sur moi tant de grâce que de nature : Je vous l’offre pour l’amendement de ma vie, et pour la santification de mon âme, et afin qu’il vous plaise me donner la persévérance finale dans vostre grâce et dans vostre saint amour. Je vous rends grâces, ô mon divin Epoux de ce qu’il vous a plu choisir cette très-sainte Vierge pour vostre Mère, de ce que vous luy avez donné les grâces convenables à cette haute dignité, et enfin de ce qu’il vous a plu nous la donner pour Mère. J’adore l’instant sacré de vostre Incarnation dans son sein très pur, et tous les divins moyens de vostre vie voyagère sur la terre. Je vous rends grâces de ce que vous vous êtes voulu faire non seulement vostre vie exemplaire par vos divines vertus, mais encore vostre cause méritoire par tous vos travaux et par l’effusion de vostre Sang. Je ne veux ni vie ni moment que par vostre vie. Purifiez-donc ma vie impure et défectueuse par la pureté et perfection de vostre vie divine, et par la vie sainte de vostre divine Mère. Je dis ensuite ce que l’amour me fait dire à la très-sainte Vierge, toujours néanmoins dans le même sens que ce que je viens de dire, et je ferme par là ma retraite du soir. Dans les autres temps mon cœur et mon esprit sont attachez a leur objet et suivent la pante que la grâce leur donne. Dans l’exercice même que je viens de rapporter je suis le trait de l’esprit, et ce n’est ici qu’une expression de l’intérieur : Car je ne puis faire de prières vocales qu’à la psalmodie, mon Chapelet d’obligation m’étant même assez difficile).

Je porte au col une petite chaîne de fer il y a plus de vingt et trois ans, peur marque de mon engagement à la sainte Mère de Dieu : je n’y ai point d’autre pratique, sinon en la baisant de m’offrir pour esclave à cette divine Mère.

(Accommodez-vous je vous prie, mon très-cher Fils, à ma simplicité, et excusez ma facilité). je puis dire comme saint Paul, que je fais une folie, mais je dirai aussi avec luy, que c’est vous qui me contraignez de la faire. (J’ay encore composé une Oraison, qu’un de mes amis m’a mise en latin, pour honorer la double beauté du Fils de Dieu dans ses deux natures divine et humaine ; voicy comme elle est conçue : Domine Jesu-Christe, splendor paterne gloria, et figura substantia ejus ; Vota renovo illius servitutis qua me totam gemina pulchritudini tua promisi reddituram : omnemque gloria, qua hic haberi aut optari potest rejicio, prater eam qua me vere ancillam tuam in aternum profitebor. Amen, mi Jesu.

Ce qui m’a donné le mouvement à cette dévotion de la double beauté du sacré Verbe incarné, est, qu’étant un jour en notre maison de Tours dans un transport extraordinaire, j’eus une veue de l’éminence et sublimité de cette double beauté des deux natures en Jésus-Christ. Dans ce transport je pris la plume et écrivis des vœux conformes à ce que mon esprit pâtissoit. J’ay depuis perdu ce papier. Étant revenue à mov, je me trouvé engagée d’une nouvelle manière à Jésus-Christ, quoique quelque écrit que ce puisse être, il ne puisse jamais dire ce qui se passe dans l’âme quand elle est unie dans son fond à ce divin objet. Dans ce seul mot Figure de la substance du Père, l’esprit comprend des choses inexplicables, l’âme qui a de l’expérience dans les voyes de l’esprit, l’entend selon l’étendue de sa grâce ; et dans ce renouvellement de vœux à cette double beauté, l’âme qui est une même chose avec son bien-aimé entend ce secret, comme elle entend celuy de sa servitude envers luy.)

Je vous ay autrefois parlé de la dévotion à saint François de Paule : car je croy que vous n’ignorez pas que ce fut notre bisaveul qui fut envoyé par le Roy Louis, pour le demander au Pape et pour l’amener en France. J’en ay bien entendu parler à mon grand père; et même ma Tante qui est morte lors que j’avois quinze ans, avoit veu sa grande mère, fille de ce bisaveul, qui la menoit souvent au Plessis pour visiter ce saint homme, qui par une pieuse affection faisoit le signe de la croix sur le visage de cette petite en la bénissant. C’est ce qui a toujours donné une grande dévotion à notre famille envers ce grand Saint. Mon grand Père nous racontoit cela fort souvent, afin d’en perpétuer après luy la mémoire et la dévotion, comme il l’avoit reçeue de son ayeul.

Voilà le récit d’une partie de mes dévotions, que je vous fais avec la même simplicité que vous me l’avez demandé : Souvenez-vous de moy dans les vôtres, car de mon côté je ne fais rien que vous n’y ayez bonne part.

De Québec le 16. Septembre 1661.

L.201. De Québec, à son Fils, 10 août 1662.

Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Hiroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce pais des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très-violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. lls courent nuds avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouïes. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez-nous. Le naturel des Sauvages est comme cela : ils font tout ce qu’ils voient faire à ceux de leur Nation en matière de mœurs, à moins qu’ils ne soient bien affermis dans la morale Chrétienne. Un Capitaine Algonguin excellent Chrétien et le premier baptisé du Canada nous rendant visite se plaignoit disant : Onontio, c’est Monsieur le Gouverneur, nous tue, de permettre qu’on nous donne des boissons. Nous lui répondîmes : dis-lui qu’il le défende. Je lui ay déjà dit deux fois, repartit-il, et cependant il n’en fait rien : Mais priez-le vous-même d’en faire la défense, peut-être vous obéira-t’il.

C’est une chose déplorable de voir les accidens funestes qui naissent de ce trafic. Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours comme une chose qui ne tend à rien moins qu’à la destruction de la foy et de la Religion dans ces contrées. I1 a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances, parce qu’ils sont maintenus par une Puissance séculière qui a la main forte. Ils lui disent que partout les boissons sont permises. On leur répond que dans une nouvelle Église, et parmi des peuples non policez, elles ne le doivent pas être, puisque l’expérience fait voir qu’elles sont contraires à la propagation de la foy, et aux bonnes mœurs que l’on doit attendre des nouveaux convertis. La raison n’a pas fait plus que la douceur. Il y a eu d’autres contestations très-grandes sur ce sujet : Mais enfin le zèle de la gloire de Dieu a emporté notre Prélat et l’a obligé d’excommunier ceux qui exerceroient ce trafic. Ce coup de foudre ne les a pas plus étonnez que le reste : Ils n’en ont tenu conte disant que l’Église n’a point de pouvoir sur les affaires de cette nature. /17

Les affaires étant à cette extrêmité, il s’embarque pour passer en France, afin de chercher les moiens de pourvoir à ces désordres qui tirent après eux tant d’accidens funestes. Il a pensé mourir de douleur à ce sujet, et on le voit seicher sur le pied. Je croi que s’il ne peut venir à bout de son dessein, il ne reviendra pas, ce qui seroit une perte irréparable pour cette nouvelle Église, et pour tous les pauvres François /18 ! il se fait pauvre pour les assister, et pour dire en un mot tout ce que je conçois de son mérite, il porte les marques et le caractère d’un saint. Je vous prie de recommander, et de faire recommander à notre Seigneur une affaire si importante, et qu’il lui plaise de nous renvoier notre bon Prélat, Père et véritable Pasteur des âmes qui lui sont commises.

Vous voyez que ma lettre ne parle que de l’affaire qui me presse le plus le cœur, parceque j’y voi la majesté de Dieu déshonorée, l’Église méprisée, et les âmes dans le danger évident de se perdre. Mes autres lettres répondront aux vôtres.

L.216 De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.

Mon très-cher Fils. Je reçeus l’année dernière une lettre de confiance de votre part, à laquelle je ne pus répondre, (à cause d’une grande maladie, dont il a plu à la divine Bonté de me visiter. Elle a duré près d’un an, et je n’en suis pas encore bien guérie, mais je me porte beaucoup mieux que je n’ai fait. Sa divine Majesté m’y a disposée d’une manière extraordinaire et toute aimable, en sorte que je n’ai pas été prise au dépourveu. Vous serez peut-être bien aise d’en sçavoir l’origine et les suites : je vous les dirai, afin que vous m’aidiez à louer ses divines miséricordes.

Avant que de tomber, je vis en songe Notre Seigneur attaché à la croix tout vivant, mais tout couvert de playes dans toutes les parties de son corps. Il gémissoit d’une manière très-pitoyable étant porté par deux jeunes hommes, et j’avois une forte impression qu’il alloit chercher quelque âme fidèle pour luy demander du soulagement dans ses extrêmes douleurs. Il me sembloit qu’une honnête Dame se présentoit à lui pour cet effet; mais peu après elle lui tourna le dos et l’abandonna dans ses souffrances. Pour moy, je le suivis le contemplant toujours dans ce pitoiable état, et le regardant d’un œil de compassion. Je n’en vis pas davantage, mais mon mal arrivant là dessus, il me demeura dans l’esprit une impression si forte et si vive de ce divin Sauveur crucifié, qu’il me sembloit l’avoir continuellement devant les yeux, mais qu’il ne me faisoit part que d’une partie de sa croix, quoique mes douleurs fussent des plus violentes et des plus insupportables.

Le mal commença par un flux hépatique et par un épanchement de bile par tous les membres jusques dans le fond des os, en sorte qu’il me sembloit qu’on me perçât par tout le corps depuis la tête jusques aux pieds. J’avois avec cela une fièvre continue et une colique qui ne me quittoit ni jour ni nuit, en sorte que si Dieu ne m’eût soutenue, la patience me seroit échappée, et j’aurois crié les hauts cris.

L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réitérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvernoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très-sainte Vierge par un Menrorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.

Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettants dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étoient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Etant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu. Monseigneur notre digne Evêque m’en pressoit aussi, et je luy répartis que j’étois dans l’impuissance de le faire. Ce très-bon et très-charitable Prélat me fit l’honneur de me visiter plusieurs fois : le R. Père Lallemant me rendit toutes les assistances d’un bon père : La Mère de saint Athanase notre Assistante, quoiqu’elle fût chargée à mon défaut de toute la maison, voulut être mon Infirmière : Et ni elle ni aucune de mes Sœurs, quoiqu’elles me veillassent jour et nuit avec des fatigues incroyables, ne fut par la miséricorde de Dieu ni malade ni incommodée).

A présent je me porte beaucoup mieux : la fièvre m’a quittée, sinon qu’elle me reprend comme font mes douleurs, et en quelques recheutes : et toujours il me reste une grande foiblesse et un dégoût avec la colique continuelle et le flux hépatique qui ne m’a pas encore tout-à-fait quittée : Mais tout cela me paroît comme des roses en comparaison du passé. Je marche par la maison à l’aide d’un bâton. J’assiste aux observances, excepté à l’Oraison qui se fait à quatre heures du matin, parce que mes maux me travaillent un peu en ce temps-là.

Je rends grâces à Dieu de ce qu’il vous a aussi rendu votre santé, et des sentimens de patience qu’il vous a donnez en votre maladie. (Pendant le cours de la mienne sa divine i4 Majesté toujours aimable et toujours pleine de bonté en mon endroit, m’a fait la grâce et l’honneur de me tenir une aussi fidèle compagnie dans mes souffrances, qu’au temps de ma santé dans Ies emplois et dans les affaires qu’elle désire de moy. Quand une âme se rend fidèle à ses desseins, il la conduit quelquefois dans un état où rien ne la peut distraire, où tout luy est égal, et où soit qu’il faille souffrir, soit qu’il faille agir elle le fait avec une parfaite liberté des sens et de l’esprit, sans perdre cette divine présence) : mais venons à ce qui vous touche.

Vous me marquez dans votre lettre quelques points de confiance touchant vos croix intérieures. Je vous en ay obligation; car je vous diray que cela m’a servi pour aider une âme qui s’est addressée à moy, qui est dans de semblables peines depuis cinq ans. Elles ont commencé par les mêmes occasions, mais je ne sçai si elle aura la même fidélité pour combattre, et pour perséverer dans son combat : parce que son grand mal est que la volonté est attaquée : et elle l’est d’une manière si violente, qu’elle tombe assez souvent sans sçavoir ce qu’elle fait. Cela donne bien de la peine à son Directeur, qui pour éviter de plus grands inconvéniens la prive souvent de communier, et quelquefois assez long-temps, ce qui la porte à des agitations inconcevables; car elle s’en prend à Dieu par des cris et des paroles qui me font frémir. Ce que je trouve de bon en cette personne, est qu’elle est fidèle à découvrir ses playes au Médecin de son âme, ce qui me fait espérer que Dieu luy fera miséricorde, et d’ailleurs on ne peut voir une personne plus humble, plus douce, plus charitable, plus obéissante. Les peines de N. ne sont pas de cette qualité : elles sont dans l’imagination et dans l’entendement, où elle s’imagine qu’un ou plusieurs démons luy parlent continuellement, et cette imagination la trouble quelquefois de telle sorte qu’elle croit leur répondre et leur acquiescer, ce qui n’est pas : parceque sa volonté est tellement gagnée à Dieu, que le démon n’y peut faire brêche /19. Cette grande croix sera sans doute la matière de sa sanctification, car depuis le matin jusqu’au soir elle traite avec Dieu, luy donnant des marques de sa fidélité, par l’acquiescement qu’elle rend à son esprit et à sa conduite sur elle. Monseigneur notre Evêque n’a point de crainte à son égard non plus que le R. P. Lallemant, à cause de sa fidélité au regard de la tentation, et de sa soumission au regard des ordres de Dieu; et moy j’ajoute, à cause des bas sentimens de son esprit, car elle s’estime la plus misérable de la terre. Elle se recommande à vos prières, et je vous la recommande particulièrement.

Pour vous (je bénis Dieu des grâces qu’il vous fait dans la vie intérieure. O que c’est un heureux partage d’y être appellé et de s’y rendre fidèle ! Prenons courage jusqu’au bout de la carrière. Les peines que vous avez expérimentées vous ont fait du bien : et de plus elles vous peuvent beaucoup servir en la conduite des âmes). C’est une conduite de Dieu assez ordinaire, de faire passer par de grandes épreuves ceux dont il se veut servir dans la conduite des autres, afin qu’ils connoissent les maladies de leurs inférieurs par leur expérience, et qu’ils y apportent des remèdes plus propres et plus convenables.

Dans la même lettre à laquelle je répons, vous me parlez de quelques points d’Oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma foiblesse me le pourra permettre. (Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. I1 y a des âmes qui ne passent pas plus avant que le premier; d’autres sont élevées jusqu’au second; d’autres enfin parviennent heureusement jusqu’au troisième. Mais en chacun de ces états il y a divers degrez ou opérations, où le Saint Esprit les élève selon qu’il luy plaît pour sa plus grande gloire, et pour leur perfection particulière, toujours avec des caresses qui n’appartiennent qu’à un Dieu d’une bonté infinie.

Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencemens avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins, où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sçait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celuy qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.

Cet état d’oraison, c’est à dire, l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencemens, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celuy qui agit l’âme, et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il luy soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle).

(Le second état de l’Oraison surnaturelle, est l’Oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enyvré l’âme des douceurs de l’Oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire; parceque les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre; parceque s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles luy manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois. Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il luy plaît de caresser et d’honorer de la sorte; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parceque les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même luy sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Epoux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera; Nous viendrons en luy, et y ferons nostre demeure. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique).

(Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens y sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il luy faut néanmoins avoir un grand courage, parceque la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle luy parle sans peine de ses mystères et de tout ce qu’elle veut. Il luy est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité.

Je reviens au sujet qui m’a fait faire cette digression, et je dis que quand une âme est parvenue à ce dernier état, ni l’action ni les souffrances ne la peuvent distraire ou séparer de son bien-aimé. S’il faut souffrir les douleurs de la maladie, elle est comme élevée au dessus du corps, et elle les endure comme si ce corps étoit séparé d’elle-même, ou comme s’il appartenoit à un autre).

Voilà ce me semble, mon très-cher Fils, les points que vous m’avez proposez ausquels je vous répons selon ma petite expérience. (Je ne sçay pourtant Si ce que j’en ay dit est bien à propos, tant à cause de mon ignorance, que pour mon peu de loisir, joint à ma très-grande foiblesse qui ne me permet pas de faire une application forte et sérieuse à quoi que ce soit).

L.222 De Québec, à son Fils, 22 septembre 1666.

Mon très-cher Fils. Voici la réponse à votre lettre de confiance, qui m’a également consolée et édifiée. Je croy que le saint Esprit vous a donné les saints mouvemens qui vous ont tant pressé le cœur : et c’est un plus grand avantage pour votre bien que le tout se soit passé en esprit de foy, que si vous aviez eu des visions ou quelque chose extraordinaire de sensible, qui sont bien souvent sujètes à l’illusion. Il y en a pourtant de véritables qui viennent de Dieu, mais ce qui se fait en l’âme par l’opération de la foy est plus sûr et d’un plus grand mérite; et cela conserve mieux l’esprit d’humilité. Vivez donc en la possession de cette divine sagesse. J’ay bien compris tout ce que vous m’en avez écrit, (selon les petites lumières que la bonté de Dieu me donne dans la communication foncière, par laquelle elle me fait la grâce et l’honneur de me lier à elle.

Il me semble néanmoins que vous donnez une borne à l’esprit de grâce qui vous conduit, lorsque vous dites que c’est l’esprit d’oraison et d’union où vous devez vous attacher pour le reste de vos jours. Non, ne croiez pas cela à moins d’une révélation bien avérée : parceque dans ce nouvel état d’alliance où vous êtes entré avec la sagesse éternelle, si vous lui êtes fidèle vous irez toujours de plus en plus en de nouvelles communications avec elle. C’est un abysme sans fond qui ne dit jamais, c’est assez, aux âmes qu’elle possède. Je vous avouerai bien une chose que j’ay expérimentée être véritable, que dans le cours de la vie spirituelle, il y a des états où l’âme souffre de saintes inquiétudes et des impatiences amoureuses, quoi qu’il lui semble être dans la jouissance de son unique bien. Il la fait jouir, puis il se retire pour la faire courir après luy. Ce sont des jeux de cette adorable sagesse) qui est décendue du Ciel pour jouer dans le monde, et pour prendre ses divertisse-mens avec les enfans des hommes. (Ces divins états ne finissent point jusqu’à ce que cette même sagesse aiant purifié dans son feu l’âme dans laquelle elle se plaît d’habiter, elle la possède enfin parfaitement dans son fonds, où il ne se trouve plus d’inquiétude, je veux dire plus de désir, mais une paix profonde, qui par expérience est inaltérable. Je ne veux pas dire que l’on devienne impeccable, car ce seroit une illusion de le présumer, mais on jouit de la liberté des enfans de Dieu avec une douceur et tranquillité ineffable. Les embarras des affaires, les vexations des Démons, les distractions des créatures, les croix, les peines, les maladies, ni quoique ce soit, ne sçauroit troubler ni inquiéter ce fond, qui est la demeure de Dieu, et je croy qu’il n’y a que le péché et l’imperfection volontaire qui le puisse faire. Mais comme dans le Ciel outre la gloire essentielle, Dieu fait goûter aux Bien-heureux des joyes et des félicitez accidentelles pour faire éclater en eux sa magnificence divine, ainsi dans ces âmes chéries où il fait sa demeure en terre, outre cette possession foncière qu’il leur donne de lui-même, il leur fait quelque fois sentir un épanchement de joie qui est comme un avant-goût de l’état des bienheureux. Il y a bien néanmoins de la différence entre cet état foncier et cet autre accidentel, parce que ce dernier est sujet au changement et à l’altération, au lieu que le premier concentre de plus en plus l’âme dans son Dieu pour lui faire trouver un parfait repos dans une parfaite jouissance. Ces âmes ainsi avancées ont trouvé leur fin en jouissant dans leur fond de celuy qu’elles aiment; et ce qu’elles pâtissent extraordinairement hors de ce fond n’est qu’un excez de sa magnifique bonté. Quoi qu’il arrive elles sont contentes en elles-mêmes et ne veulent rien que dans l’ordre de sa très-sainte et suradorable volonté. Si elles se trouvent engagées dans les affaires temporelles, il ne leur est pas besoin de faire tant de réflexions pour trouver des raisons ou des réponses convenables en celle dont il s’agit, parceque celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire. La façon même avec laquelle elles prennent et envisagent les choses, fait voir en elles la droiture et la direction de l’esprit de Dieu. Ce n’est pas qu’elles ne se sentent portées et qu’elles ne se portent en effet à demander conseil à ceux qui les gouvernent et les dirigent sur la terre; parcque Dieu qui veut que nous nous défiions de nous-mêmes nous soumettant à ses serviteurs, se plaît à cette soumision, et veut que nous en usions de la sorte). Il est très-difficile à ces âmes qui jouissent ainsi de Dieu de rendre conte de leur intérieur, parceque l’état où elles sont est dans une extrême simplicité, et qu’elles y sont perdues en Dieu qui est l’unité, et la simplicité même.

(Jusqu’à ce que vous soiez arrivé à ce point courez et avancez sans cesse dans les embrassemens de votre divine sagesse : Elle vous arrêtera au temps de son ordonnance, et vous conduira par son esprit saint en tout ce que sa divine Majesté voudra de vous. Par ce peu de mots vous voiez que votre lettre m’est tombée entre les mains : elle n’a été veue ni ne le sera de personne, puisque vous le voulez. Si vous y prenez garde de près vous connoîtrez ma disposition présente, car répondant à l’état où vous êtes, je vous ay insensiblement dit celui où je suis par la miséricorde de celui qui nous prévient de tant de grâces.

Quant à ma disposition corporelle, je suis devenue extrêmement foible par mes grandes maladies qui ont déjà duré deux ans, durant lesquelles je me suis très-mal acquittée de ma charge : je souhaitte le repos et nia déposition, avec tranquillité néanmoins, l’esprit qui me fait la grâce de me diriger ne me permettant pas de rien vouloir que dans la conduite de ses adorables desseins sur moy). Je rends très-humbles grâces à la bonté divine de toutes celles qu’elle vous fait et qu’elle vous veut faire, si vous lui êtes fidèle : C’est un point qui me manque, car je serois bien autre que je ne suis si j’avois correspondu à toutes ses faveurs.

L.242 à son Fils, 12 octobre 1668

Mon très-cher et bien-aimé Fils,

J’ai receu vos deux dernières par les deux derniers vaisseaux, et de vos nouvelles particulières par Mesdames N. et N. qui n’avoient pas assez de bouches pour m’en dire et à nos amis, tant elles étoient ravies de vous avoir veu. Dieu soit bény de la manière dont il dispose de votre personne. Ce n’est pas vous qui choisissez vos employs et je ne m’étonne pas si vous avez été surpris du dernier que vous exercez maintenant, puisqu’en effet nous devons toujours penser de nous-mêmes ce que nous sommes en vérité. Abandonnez-vous donc à sa divine conduite, sans faire aucun regard sur vous-même, parce que vous ne vous retireriez pas de cet abîme puisque nous n’arriverons jamais jusqu’au centre de notre néant. Tout ce que je souhaite à votre égard n’est point pour vous-même, ny à cause de ce que vous m’êtes selon le sang, mais que vous soyez, autant qu’il est en vous, un digne instrument de la gloire de Dieu. Pour mon particulier je vous avoue que mes véritables sentimens sur vous et sur moy sont d’appréhender l’élévation, et sur la nouvelle que j’ay apprise de l’honneur que vos révérends Pères vous ont fait de vous élever à la charge que vous avez à présent, j’ay commencé de craindre, mais ayant fait réflexion devant Dieu sur cette matière, mon esprit s’est arresté par une pensée qui m’a consolée : que les serviteurs de Dieu se laissent conduire à son Esprit, et que si Dieu ne vous vouloit pas en cet employ, ils n’auroient pas jetté les yeux sur vous.

Voilà, mon très-cher Fils, ce qui s’est passé en moy dans cette occasion, ensuite dequov je me suis laissée aller à traiter avec notre divin Sauveur sur la fidélité de ses promesses : sa Bonté m’avoit fait l’honneur et la miséricorde de me promettre en vous quittant pour son amour, et pour obéir à ce qu’elle demandoit de moy, qu’elle auroit soin de vous. Voyez, mon très-cher Fils, si vous n’expérimentez pas la vérité et l’effet de ses divines promesses. Pourquoy vous et moy aurions-nous soin de nous-mêmes pour vouloir cecy ou cela? Tenons-nous toujours au dernier lieu et cachez dans notre poussière. Notre divin Maître qui nous trouvera là, nous en retirera si c’est pour sa gloire et pour notre bien, car il est si bon qu’en voulant sa gloire, il veut aussi notre bien et notre santification, je l’ay toujours éprouvé. Etudiez-vous à considérer ses saintes démarches et sa conduite sur vous dans tous les états de votre vie et vous connoîtrez cette vérité qui seroit `d capable de faire fondre tous les cœurs d’amour pour un Dieu si libéral et si magnifique...

L.243 De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.

Pour moy, mon très-cher Fils,]

Je n’ay plus de paroles aux pieds de la divine Majesté. Mes oraisons ne sont autres que ces mots : Mon Dieu, mon Dieu, soyez béni, ô mon Dieu. Mes jours et mes nuits se passent ainsi, et j’espère que sa Bonté me fera expirer en ces mots, et qu’elle me fera mourir comme elle me fait vivre. J’ay dit en ces mots, je diray mieux en ces respirs qui ne me permettent pas de faire aucun acte et je ne sçay comme il faut dire quand il est question de parler des choses aussi nues et aussi simples que celles-cy qui consomment mon âme dans son souverain et unique bien, dans son simple et unique tout.

Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans sçavoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne croy pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celuy qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celuy de l’amour et de la confiance. Quand je pense néanmoins que je suis pécheresse et que par le malheur de cette condition je puis tomber en tel état que je serois privée de l’amitié de mon Dieu, je suis humiliée au-delà de 8 ce qui se peut imaginer et je me sens saisie d’une ? crainte que ce malheur ne m’arrive. Si cette crainte étoit de durée, je ne pourrois ny vivre ny subsister, parce qu’elle regarde la séparation d’un Dieu d’amour et de bonté dont j’ay receu plus de grâces et de miséricordes qu’il n’y a de grains de sable dans la mer. Mais la confiance par un 8 seul regard dissipe cette crainte et, me détournant la veue d’un objet si funeste me fait abandonner " entre les bras de mon céleste Époux pour y prendre mon repos.

Je me sens encore puissamment fortifiée de la protection de la très Sainte Vierge qui est notre divine supérieure, par le choix spécial et le vœu solemnel que notre communauté en a fait depuis plusieurs années. Cette très divine Mère nous assiste sensiblement, elle nous donne un secours continuel dans nos besoins ", elle nous conserve comme la prunelle de son œil. C’est elle qui soutient notre famille d’une manière secrète, mais efficace; c’est elle qui fait toutes nos affaires ; c’est elle qui nous a relevées de notre incendie et d’une infinité d’autres accidens sous le poids desquels nous devions naturellement are accablez. [Comme nous n’avons pu avoir des religieuses de France, elle nous a donné six novices qui sont toutes de très bons sujets capables de nous aider à soutenir le poids de nos fonctions qui croissent de jour en jour]. Qui puis-je craindre sous les ailes d’une si puissante et si aimable protectrice?

[Remerciez la divine Bonté et cette Sainte Mère de leur assistance sur notre petite communauté et sur moy en particulier qui suis la plus infirme et la plus imparfaite de toutes.]

L.247 De Québec, A son fils, 3o juillet 1669.

Mon très-cher Fils,

Un navire de France est arrivé à notre port vers la fin de juin et depuis, il n’en a paru aucun]. Celui-cy nous a aporté de vos nouvelles qui m’ont donné sujet de louer Dieu de ses bontez sur vous et sur moy. II est vray que la plus grande joye que j’aye en ce monde, est d’y faire réflexion et je vois que celle que vous y faites sur l’expérience que vous en avez, vous touche vivement et qu’elle vous est utile.

N’estes-vous pas bien aise, mon très-cher Fils, de ce que je vous ay abandonné à sa sainte conduite en vous quittant pour son amour. N’y avez-vous pas trouvé un bien qui ne se peut exprimer? Sçachez donc encore une fois qu’en me séparant actuellement de vous, je me suis fait mourir toute vive, et que l’Esprit de Dieu qui étoit inexorable aux tendresses que j’avois pour vous ne me donnoit aucun repos, que je n’eusse exécuté le coup. Il en falut passer par là, et luy obéir sans raison parce qu’il n’en veut point en l’exécution de ses volontez absolues. La nature qui ne se rend pas si tôt quand ses intérests y sont engagez, sur tout quand il s’agit de l’obligation d’une mère envers un fils, ne se pouvoir résoudre. I1 me sembloit qu’en vous quittant si jeune, vous ne seriez pas élevé en la crainte de Dieu et que vous pourriez tomber en quelque mauvaise main ou G sous quelque conduite où vous seriez en danger de vous perdre; et ainsi que je serois privée d’un fils que je ne voulois élever que pour le service de Dieu, demeurant avec luy dans le monde jusques à ce qu’il fût capable d’entrer en quelque sainte religion, qui étoit la fin à laquelle je l’avois destiné.

Ce divin Esprit qui voyoit mes combats étoit impitoyable à mes sentimens, me disant au fond du cœur : Viste, viste, il est temps, il n’y a plus à tarder, il ne fait plus bon dans le monde pour toy. Alors, il m’ouvroit la porte de la religion, sa voix me pressant toujours par une sainte impétuosité qui ne me donnoit point de repos ny de jour, ny de nuit. Il faisoit mes affaires, et mettoit les dispositions du côté de la religion d’une manière si engageante, que tout me tendoit les bras, en sorte que si j’eusse été la première du monde et que j’eusse apporté de grands biens 8, il n’y eût pas eu plus d’agréement. Dom Raymond faisoit tout ce qu’il falloit auprès de ma sœur, et luy-méme me mena où Dieu me voulait.

Vous vîntes avec moy et en vous quittant, il me sembloit qu’on me séparât l’âme du corps avec des douleurs extrêmes. Et remarquez que dès l’âge de quatorze ans, j’avois une très forte vocation à la religion, laquelle ne fut pas exécutée parce qu’on ne correspondoit pas à mon désir, mais depuis l’âge de dix-neuf à vingt ans, mon esprit y demeuroit et je n’avois que le corps dans le monde pour vous élever jusques au moment de l’exécution de la volonté de Dieu sur vous et sur moy.

Après que je fus entrée, et que je vous voyois venir pleurer à notre parloir et à la grille de notre Chœur, que vous passiez une partie de votre corps par le guichet de la communion, que par surprise, voyant la grande porte conventuelle ouverte pour les ouvriers, vous entriez dans notre cour, que vous avisant qu’il ne falloit pas faire ainsi, vous vous en alliez à reculons, afin de pouvoir découvrir si vous ne me pourriez voir, quelques unes des Sœurs novices en pleuroient et me disoient que j’étois bien cruelle de ne pas pleurer, et que je ne vous regardois pas seulement. Mais, hélas, les bonnes Sœurs ne voyoient pas les angoisses de mon cœur pour vous, non plus que la fidélité que je voulois rendre à la très sainte volonté de Dieu.

La batterie recommençoit lorsque, pleurant, vous veniez dire à la grille qu’on vous rendit votre mère, ou qu’on vous fît entrer pour être religieux avec elle. Mais le grand coup fut lors qu’une troupe de jeunes enfans de votre âge vinrent avec vous vis à vis des fenestres de notre réfectoire disans avec des cris étranges qu’on me rendît à vous, et votre voix plus distincte que la leur disoit lamentablement qu’on vous rendît votre mère, et que vous la vouliez avoir.

La communauté qui entendoit tout cela étoit vivement touchée de douleur et de compassion et quoy que pas une lâ ne me témoignât être importunée de vos cris, je crus que c’étoit une chose qu’on ne pourroit pas supporter, et qu’on me renvoyroit dans le monde pour avoir soin de vous. A la sortie de grâces, lorsque je remontois au novicait, l’Esprit de Dieu me dit au cœur que je ne m’affligeasse point de tout cela et qu’il prendroit soin de vous. Ces divines promesses mirent le calme en tout moy-même et me firent expérimenter que les paroles de Notre-Seigneur sont esprit et vie. et qu’il étoit fidèle en ses promesses, en sorte que si tout le monde m’eût dit le contraire que ce que m’avoit dit cette parole intérieure, je ne l’eusse pas cru, et depuis je n’eus plus de peine de ce côté là. Mon esprit et mon cœur jouissoient d’une paix si douce dans la certitude que je ressentois que les promesses de Dieu s’accompliroient en vous, que je voyois toutes choses faites à votre avantage et des suites pour vous faire avancer dans les voyes que j’avois désirées pour votre éducation. Incontinent après vous fûtes envoyé à Rennes pour étudier, puis à Orléans, la Bonté divine me donnant accez auprès des révérends Pères Jésuites qui eurent soin de vous. Vous sçavez les secours de Dieu à ce sujet. Enfin, mon très-cher Fils, vous voilà aussi bien cluc Inoy clans l’expérience des infinies miséricordes d’un si bon Père; laissons-le faire, nous verrons bien d’autres choses si nous luy sommes fidèles.

L.263 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 17 septembre 1670.

Mon très-Révérend Père. Votre Révérence sçait par expérience que la conduite de Dieu sur elle a toujours été de la conduire où elle ne vouloir pas, et qu’il luy a toujours fallu obéir à ses ordres avec une soumission aveugle. C’est ce qui fait voir les amabilitez de cette divine conduite, puisqu’elle en tire sa gloire avantageusement. L’on nous dit que vous faites beaucoup de bien où vous êtes; ainsi, mon très-cher Père, ne pensez plus ny aux Isles, ny au Canada; mourez dans la très-aimable volonté de Dieu.

La Révérende Mère de sainte Catherine de Sienne Supérieure des Ursulines de S. Denis me mande que ny elle, ny ses bonnes sœurs n’ont pas encore perdu l’espérance d’exécuter leur dessein pour la Martinique. Je prie Dieu qu’il réussisse si c’est pour sa gloire : pour nous, nous nous contenons de notre pauvre Canada, qui se multiplie beaucoup. Pour cela nous demandons des Religieuses en France pour nous aider quoique nous soions déjà vingt deux. V. R. apprendra par la relation les admirables progrès de la foy par les travaux excessifs et par le zèle incomparable de vos Pères. Les Révérends Pères Récolets sont un nouveau secours au pais pour les François seulement, mais non pas pour les Missions où l’esprit de leur Ordre ne les porte pas tant.

Quant à la Mère de saint Augustin de la vie de laquelle vous me demandez mon sentiment, je vous diray entre vous et moy que je ne suis pas trop sçavante en ses affaires. Je sçay seulement qu’à son extérieur elle étoit dans la vie commune, comme une bonne Religieuse doit être. Lorsqu’elle étoit en santé (car elle étoit presque toujours malade) elle étoit une fidèlle observatrice de ses règles. Mais depuis que j’ay sçeu les étranges tentations et les persécutions atroces que les démons luy avoient suscitées jour et nuit l’espace de seize ans, j’ay cru que c’étoit là sa plus grande maladie : je l’appelle grande parce qu’elle étoit tellement aténuée qu’elle n’avoit que la peau collée sur les os. Je l’ay veue en quelque occasion, et j’attribuois cet état de langueur et d’abatement à sa maladie, comme aussi sa Supérieure et sa Communauté qui n’avoit nulle connoissance non plus que moy de ses dispositions intérieures. Ce que l’on en connoissoit étoit par quelques marques extérieures, car elle étoit très-charitable aux malades de l’Hospital les aidant spirituellement et corporellement d’une manière admirable, ce qui la faisoit aimer et estimer de tous ceux qui la voioient agir. Ce qui augmentoit encore l’estime qu’on en avoit au dehors, c’étoit la charité qu’elle avoit exercée l’espace de deux ans envers une fille possédée ou obsédée, que Monseigneur notre Prélat luy avoit mise entre les mains, car elle passoit les jours et les nuits auprès d’elle à combatre le démon qui la tourmentoit, jusqu’à ce qu’enfin elle fut délivrée par l’intercession du R. Père de Brebeuf, comme cette même fille m’en a assurée : ce même Révérend Père a beaucoup aidé cette bonne Mère, et l’on dit qu’il luy apparoissoit souvent. Monsieur de Lozon m’a dit qu’elle avoit retenu plusieurs centaines de démons qui attendoient l’âme d’une personne considérable de Québec à la sortie de son corps, afin de l’emporter dans l’enfer; mais qu’elle pria tant pour la personne malade que l’on eut sujet de croire qu’elle étoit morte dans la voye de son salut. J’ay entendu de Monseigneur notre Prélat que cette bonne Mère étoit l’âme la plus sainte qu’il eût connue; il en pouvait parler comme sçavant, car c’est luy qui la dirigeoit dans ces choses extraordinaires. Mais le Père Chastelain en sçait plus qu’aucun autre, parce qu’il étoit son Père spirituel, et elle luy déclaroit entièrement les secrets de son cœur.

Comme on ne sçavoit pas ce qui se passoit en son âme, quelques personnes pourroient avoir la pensée qu’elle étoit obsédée, et que les démons luy en vouloient, parce qu’elle les avoit étrangement persécutez lorsqu’elle gardoit cette pauvre fille qu’ils vouloient perdre d’honneur, par le moien d’un Magicien qui se rendoit invisible à toute autre qu’à elle. La Révérende Mère Agnès de saint Paul accompagnoit cette Mère dans ces nuicts si pénibles et quelques fois elles étoient obligées de coudre cette fille dans un sac pour la mettre à couvert des importunitez pressantes de ce Magicien; ce que je vous dis, je le dis assurément, car je l’ay apris d’elles-mêmes.

De vous dire mon sentiment sur des matières si extraordinaires, ainsi que vous le désirez, je ne le puis, et je vous supplie de m’en dispenser, voiant que des personnes de science et de vertu y suspendent leur jugement, et demeurent dans le doute, n’osant pas se fier à des visions extraordinaires de cette qualité. Le Révérend Père Ragueneau y est sçavant et la tient pour bien-heureuse, parce qu’elle a toujours été fidèle dans ses devoirs, et qu’elle n’a jamais cédé au démon sur lequel elle a toujours été victorieuse. J’estime que cette fidélité dans ses obligations et dans ses combats la rendent grande dans le Ciel, et je m’y appuie plus volontiers que sur les visions que j’en entend dire. Et ce qui a encore étonné les personnes de vertu et d’expérience, c’est qu’elle n’a jamais dit un mot de sa conduite à sa Supérieure qui est une personne très éclairée, d’une grande expérience, et d’une singulière vertu.

Mais je viens à moy-même, mon très-cher Père; que vous diray-je de cette pauvre pécheresse qui est toujours telle que vous l’avez connue? je vous puis assurer que dans mon estimative, je mc trouve remplie de défauts qui n’ont point de pareil. Ce sont de certaines vertus, qui me manquent dans ma conduite intérieure pour arriver au point où Dieu me veut; je me voy dans l’impuissance de m’élever dans des pratiques qui me sont obscures, et que je ne connois quasi point: et je me sens dans une pauvreté qui m’anéantit sous son poids aux pieds de sa divine Majesté. Avec tout cela Dieu fait compâtir avec cet état celuy d’union qui me tient liée à sa divine Majesté il y a plusieurs années, sans en sortir un seul moment. Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre; et qui a néanmoins la veue de celuy à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état; et c’est sa grâce prédominante. Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela luy est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions ny d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foy où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames.

L.267. à son Fils, 25 septembre 1670

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25. d’Avril 167o. que j’ai lue avec une joie toute particulière y voiant les aimables conduites de Dieu sur vous et sur moy pour lesquelles je le loueray éternellement. Vous m’avez obligée de me dire les progrez de votre saint Ordre que j’aime et honore à un point que je ne puis dire. Je ne le regarde et n’y pense qu’avec respect et vénération, et les louanges que je rends à la divine bonté sont continuelles de ce qu’elle vous y a appellé. J’y voy toutes vos coutumes et vos conduites, et je n’y trouve rien que de saint. (Ne me dites donc plus que vous aimeriez mieux la solitude et la vie retirée que les charges et les emplois. Ne les aimez pas parce qu’ils sont éclatans, mais parce qu’ils sont dans l’ordre de la volonté de Dieu. Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentimens et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces). Je vous diray avec simplicité, mon très-cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. (Je me voy remplie de tant d’infidélitez et de misères, et j’en suis si souvent anéantie devant Dieu et si petite à mes yeux (pour ce dernier il m’est continuel) que je ne sçai comment y apporter remède, parceque je voy mes imperfections dans une obscurité qui n’a point d’entrée ni d’issue. Me voilà à la fin de ma vie, et je ne fais rien qui soit digne d’une âme qui doit bien-tôt comparoître devant son Juge. Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moymême de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une foy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent et s’anéantissent dans ce fond, où) Dieu même agit et où son divin esprit opère. (La foy fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec paix et tranquillité ), ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.

Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moy. (Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parceque ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire: Aujourd'huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis). Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, (et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. La psalmodie qui est un exercice réglé, ne m’incommode point, mais plutôt elle me soulage. Je suis et pratique encore sans peine les autres exercices de la régularité, et tant s’en faut que mon occupation intérieure m’en détourne, qu’au contraire, il me semble que tout mon intérieur se porte à les garder parfaitement). Mais je m’arrête trop à moy-même, mon très-cher Fils, revenons à ce qui vous touche.

(Prenez votre plaisir dans les emplois que Dieu vous donne, vous y trouverez votre santification, et Dieu aura soin de vous par tout. Soiez élevé, soiez abaissé, pourveu que vous soiez humble, vous serez heureux et toujours bien). Je comprend les emplois de votre charge et toutes ses dépendances; je n’y voy rien qui ne soit saint, et qui par conséquent ne soit capable de vous santifier.

(Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appeliez saillies de jeunesse: il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement), j’ay eu des sentimens de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appellé en Religion, (je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutit à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. Une fois le diable me donna une forte tentation que s’en étoit fait, par de certains accidens dont il remplit mon imagination : je croiois que tout cela étoit véritable, en sorte que je fus contrainte de sortir de la maison, pour me retirer à l’écart. Je pensé alors mourir de douleur : mon recours néanmoins fut à celui qui m’avoit promis d’avoir soin de vous). Peu après j’apris votre retraite du monde dans la sacrée Religion, ce qui me fit comme resusciter de la mort à la vie. Admirez la bonté de Dieu mon très-cher Fils; il me donne les mêmes impressions qu’à vous touchant les grâces qu’il m’a faites : (Je me voy continuellement comme étant par miséricorde dans la maison de Dieu). Il me semble que j’y suis inutile; que (je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Sœurs; que je suis la plus ignorante du monde; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, ny pensées de vanité ny de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt). (Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentimens si semblables; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre.)

(Quant au vœu de la plus grande gloire de Dieu, vous avez les mêmes difficuitez qu’avoit sainte Thérèse. Celuy qu’elle avoit fait étoit général et sans restriction, ce qui la jettoit dans de fréquens scrupules. Cela obligea son Directeur, qui n’en avoit pas moins qu’elle de luy en écrire une formule que je vous envoie, et à laquelle le R. P. Lallemant a jugé à propos que je me tienne. Je l’avois aussi fait général, sçavoir de faire et de souffrir tout ce que je verrois être à la plus grande gloire de Dieu, et de plus grande perfection : comme aussi de cesser de faire et de souffrir ce que je verrois y être contraire : j’entendois le même de la pensée. J’ay continué l’usage de ce vœu ainsi conçu plusieurs années, et je m’en trouvois bien; mais depuis que ce Révérend Père eut veu cette formule dans les Chroniques du mont-Carmel, il désira que je la suivisse. Vous voiez par là, qu’il faut avoir de la direction dans la pratique de ce vœu qui n’est pas si étendu dans la formule que je vous envoie, que dans les sentimens que vous en avez. Voici cette formule:

Vœu de la plus grande perfection ou de la plus grande gloire de Dieu réduit en pratique, et donné à sainte Thérèse pour l’exempter de tout scrupule, elle et ses Confesseurs.

Promettre à Dieu d’accomplir tout ce que votre Confesseur après l’avoir interrogé en confession vous répondra et déterminera que c’est le plus parfait; et que vous soiez alors obligée de luy obéir et de le suivre : mais cette obligation doit supposer trois conditions. La première, que votre Confesseur soit informé de ce vœu, et qu’il sçache que vous l’avez fait. La seconde que ce soit vous-même qui luy proposiez les choses qui vous sembleront être de plus grande perfection, et que vous luy en demandiez son sentiment, lequel vous servira d’ordonnance. La troisième, qu’en effet la chose qui vous sera spécifiée soit pour vous de plus grande perfection. Alors ce vœu qui sera ainsi conditionné vous obligera fort raisonnablement au lieu que celuy que vous aviez fait auparavant par un excès de ferveur, supposoit une trop grande délicatesse de conscience, et vous exposoit aussi bien que vos Confesseurs à beaucoup de troubles et de scrupules).

Voilà mon très-cher Fils, le vœu général modéré et restraint par la formule; mais de quelque manière que vous le preniez je voy bien qu’il vous causeroit de l’inquiétude, ainsi je ne vous conseillerois pas de le faire. Il y faut suivre les mouvemens intérieurs avec une grande fidélité, et vous pourriez vous jetter dans les excès et extrêmitez que vous dites.

L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage]

Mon Révérend Père. Vous avez prié Madame de la Peltrie de vous mander de certaines choses que j’ay bien veu que sa vertu ne lui permettoit pas d’écrire. Je n’ay pas voulu faire de violence à sa pudeur, mais comme je sçay l’histoire, j’ay mieux aimé dérober quelque peu de temps à mes occupations pour vous en faire moy-même le récit.

Je vous dirai donc que cette Dame après la mort de Monsieur de la Peltrie son Mari, se porta d’une façon toute particulière à la pratique de la vertu. Elle sortit de sa maison contre le gré de Messieurs ses Parens, qui avoient tant d’amitié et de tendresse pour elle, qu’à peine la pouvoient ils perdre de veue. Elle fut demeurer à Alençon, où elle ne voulut pas demeurer chez Monsieur de Vaubougon son Père pour éviter les sollicitations qu’il lui eût peu faire de se remarier. Étant ainsi établie à sa liberté elle faisoit beaucoup d’actions de charité, logeant et servant les pauvres, et retirant en sa maison des filles perdues pour les retirer des occasions de péché. Quelque aversion qu’elle eût du mariage son Père ne laissa pas de lui en parler et de la presser d’y entendre une seconde fois. Comme elle donnoit autant de refus qu’il faisoit d’instances, il lui défendit l’entrée de sa maison et lui dit qu’il ne la vouloit jamais voir. Ce traitement l’obligea de se retirer quelque temps dans une maison religieuse, où elle ne fut pas exempte d’importunité à cause de la proximité de ses Parens. En ce temps-là le Révérend Père le Jeune fit imprimer une Relation par laquelle il exhortoit ses lecteurs à donner du secours aux Sauvages, et où entre les motifs qu’il donnoit, il disoit ces paroles touchantes : Ah ! Ne se trouvera t’il point quelque bonne et vertueuse Dame qui veuille venir en ce pais pour ramasser le sang de Jésus-Christ en instruisant les petites filles Sauvages ? ces paroles lui pénétrèrent le cœur en sorte que depuis ce temps là son esprit fut plus en Canada qu’en elle-même. Avec ces sentimens qu’elle conservoit en son âme elle fut obligée de retourner à Alençon, où le décez de Madame sa Mère la rappella. Elle y tomba elle-même malade à la Mort, en sorte que les Médecins l’aiant abandonnée, ils ne la visitoient plus que par honneur et par cérémonie. Comme on l’attendoit à expirer, il lui vint un mouvement de faire vœu à saint Joseph Patron du Canada, que s’il lui plaisoit d’obtenir de Dieu sa santé, elle iroit en ce pais et y porteroit tout son bien, qu’elle y feroit une maison sous son nom et qu’elle se consacreroit elle-même au service des filles Sauvages. Pendant que tout cela se passoit en son esprit, il y avoit là des personnes qui de la part de Monsieur son Père lui vouloient faire rompre le testament qu’elle avoit fait, et lui-même la pressoit fort de le faire. Pour toute réponse elle le supplia de la laisser mourir en paix, ce qui l’offença étrangement. Dans ce combat elle n’étoit soutenue que des Pères Capucins qu’elle avoit fait appeller pour l’aider à bien mourir. Et il est à remarquer qu’elle étoit si près de la mort qu’on avoit passé la nuit à lui faire un habit de saint François avec lequel elle vouloit être inhumée. Elle s’endormit parmi ces contradictions, et lors qu’on l’attendoit à expirer : Mais à son réveil, contre l’attente de tout le monde, elle se trouva sans fièvre et dans une forte résolution de conserver son bien pour l’exécution de son dessein du Canada. Le lendemain les Médecins aiant apris qu’elle n’étoit pas morte, l’allèrent visiter, et l’un d’eux lui aiant manié le pous et l’aiant trouvée sans fièvre, lui dit par un certain transport : Madame, vous êtes guérie, assurément votre fièvre est allée en Canada. Il ne sçavoit pas ce qui s’étoit passé dans son intérieur, mais elle qui s’en ressouvenoit fort bien le regarda et avec un petit souris lui repartit, oui, Monsieur, elle est allée en Canada. Ses forces étant revenues en peu de temps, son Père lui livra de nouveaux combats, et lui dit que si elle ne lui donnoit le contentement qu’il désiroit, elle le verroit mourir de déplaisir. Plusieurs personnes de qualité et de mérite, même des Religieux entroient dans le sentiment de son Père, et lui conseilloient de se marier. Enfin elle communiqua son dessein à un de vos Révérends Pères, et lui demanda les moiens qu’elle pourroit tenir pour mettre fin à l’affliction de son Père. Ce Révérend Père lui dit que tout cela se pouvoit accommoder, que son Père seroit satisfait, et qu’elle ne tomberoit point dans l’inconvénient qu’elle craignoit : Qu’il connoissoit un Gentil-homme nommé Monsieur de Bernières Thrésorier de France à Caen qui menoit une vie de saint, et qu’il le faudroit prier de la faire demander en mariage pour y vivre comme frère et sœur. Cela fut conclu, et sans différer davantage, elle écrivit à Monsieur de Bernières pour le supplier de la demander en mariage à son Père avec lequel elle étoit alors en bonne intelligence, parce qu’elle lui avoit promis de lui donner le contentement qu’il désiroit.

Monsieur de Bernières qui étoit un homme pur comme un Ange, aiant reçu la lettre de Madame de la Peltrie, fut surpris au delà de ce qu’on se peut imaginer, et ne sçavoit que répondre à une proposition si peu attendue. Il consulta son Directeur et quelques personnes de piété qui lui persuadèrent d’embrasser ce dessein, l’assurant qu’ils connoissoient Madame de la Peltrie, qui ne le désiroit que pour en faciliter l’exécution. Il m’a dit depuis qu’il fut trois jours sans se pouvoir résoudre quelque estime de vertu qu’on lui donnât de Madame de la Peltrie.

Il souffroit de grands combats craignant de se hazarder dans une occasion si périlleuse; outre que tout le monde sçavoit la résolution qu’il avoit prise de vivre chastement et de ne se marier jamais. Enfin après avoir fait beaucoup de prières pour sçavoir la volonté de Dieu sur cette proposition, il se résolut de passer outre, et sans différer davantage, il écrivit à un Gentilhomme de ses amis nommé Monsieur de la Bourbonnière, pour le prier d’aller trouver Monsieur de Vaubougon, et de lui demander de sa part Madame de la Peltrie sa fille. Cet ami se fit honneur de trouver une occasion si favorable de rendre service à Monsieur de Bernières. Après que Monsieur de Vaubougon l’eut entendu parler, il passa d’une extrémité à une autre et pensa mourir de joie; et ne pouvant quasi parler pour le transport dont son cœur étoit saisi, il pria ce Gentilhomme de voir sa fille et de sçavoir d’elle-même sa volonté. Il la vit et aiant tiré d’elle le consentement qu’il désiroit, ce qui ne lui fut pas difficile, il en alla donner avis à Monsieur de Bernières, qui demeura l’homme du monde le plus empêché, parce qu’il falloit aller à Alençon pour l’exécution du mariage. Monsieur de Vaubougon, qui étoit au lict malade des gouttes, pressoit de son côté sa fille de terminer l’affaire au plutôt : Il faisoit tapisser et parer la maison pour recevoir Monsieur de Bernières et inspiroit à sa fille les paroles qu’elle lui devoit dire pour les avantages de ce mariage. Cependant Monsieur de Bernières qui ne se pressoit pas, ce qui faisoit languir ce bon vieillard, qui voiant que le temps se passoit commença d’entrer en soubçon que sa fille se mocquoit de lui en sorte qu’il vouloit lui faire signer un papier qui lui devoit causer une perte de plus de quarante mille livres. Elle le flatoit, lui disant que Monsieur de Bernières étoit un homme d’honneur qui ne manqueroit pas à sa parole, mais qu’il lui avoit fait sçavoir que ses affaires ne lui pouvoient permettre de faire le voiage de six semaines. Elle le fit néanmoins venir à Alençon en secret, et le fit loger en la maison d’un de ses amis qui lui étoit fidèle, et à qui elle avoit confié tout le secret du Canada. Ils conférèrent ensemble de ce qu’ils pourroient faire pour ce mariage, Le conseil des personnes doctes étoit qu’ils se pouvoient marier et vivre en chasteté : mais pour les intérests temporels, l’on assuroit que ce mariage eût porté préjudice aux affaires du Canada à cause du bien de Madame de la Peltrie, dont les héritiers eussent pu avec le temps faire de la peine à Monsieur de Bernières. La résolution fut qu’ils ne se marieroient pas, mais qu’ils feroient semblant de l’être, et là dessus Monsieur de Bernières retourna en sa maison. Au même temps Monsieur de Vaubougon fut saisi d’une grosse maladie dont il mourut, ce qui fit changer les affaires de face. Madame de la Peltrie demeura libre de ce côté là, mais il lui survint un autre embarras. Sa Sœur ainée et son Beaufrère ne voulurent pas qu’elle entrât en partage du bien de leur Père, et ils la vouloient faire enlever et mettre en interdiction, disant qu’elle donnoit son bien aux pauvres, et que par sa mauvaise conduite elle auroit bien-tôt tout dissipé. Elle fut à Caen en secret pour consulter Monsieur de Bernières, qui l’encouragea puissamment, et par le conseil duquel elle appella au Parlement de Rouen. Elle y fut avec son homme d’affaires qui lui conseilloit de faire serment d’une chose très-juste, et qu’il l’assuroit qu’elle gagneroit son procez. Comme elle étoit fort craintive, elle ne le voulut pas; mais elle s’adressa à Dieu et au glorieux saint Joseph lui réitérant le vœu qu’elle avoit fait de se donner avec tout son bien au service des filles Sauvages, et de fonder à cet effet une Maison d’Ursulines en Canada. Dès le lendemain un Député lui vient dire qu’elle avoit gagné son procez, et qu’elle étoit déclarée capable du maniement de son temporel. Comme l’on avoit eu quelque connoissance de la recherche de Monsieur de Bernières, on croioit qu’elle s’alloit marier, et on la montroit au doigt : Et même des personnes Religieuses lui faisoient en face des reproches, de ce qu’aiant mené une vie dévote et exemplaire, elle la quittoit pour reprendre celle du grand monde. Elle répondoit en souriant et avec modestie, qu’il falloit faire la volonté de Dieu : Ces réponses confirmoient la créance qu’on en avoit et sur tout sa Sœur et ses Parens. Son cœur se sentant extraordinairement pressé d’exécuter son dessein, elle s’en alla à Paris pour en chercher les moiens, et Monsieur de Bernières l’y fut trouver pour l’aider en cette recherche. Comme ils agissoient de concert le Démon suscita un nouveau trouble, sçavoir qu’on cherchoit Madame de la Peltrie pour la mettre en un lieu où elle ne pût dissiper ses biens. Elle étoit seulement accompagnée d’une Demoiselle et d’un laquais à qui elle avoit confié ses secrets, et afin de n’être point surprise dans la nécessité où elle émit de consulter les personnes de piété, elle changeoit d’habit avec sa Demoiselle et la suivoit comme une servante. Ceux qui furent principalement consultez sur une affaire si extraordinaire furent le Père Goudren et Monsieur Vincent, dont le premier émit Général de l’Oratoire, et l’autre de saint Lazare : L’un et l’autre aiant jugé que cette vocation de Madame de la Peltrie étoit de Dieu, Monsieur de Bernières ne pensa plus qu’à chercher le Père qui faisoit à Paris les affaires du Canada. Par une providence de Dieu toute particulière il fut adressé à V. Révérence qui lui donna espérance que ce dessein pourroit réussir : Sur quoi vous prîtes occasion de lui dire, parlant de moy, que vous connoissiez une Religieuse Ursuline à qui Dieu donnoit de semblables pensées pour le Canada, et qui n’attendoit que l’occasion. Lui tout ravi d’une rencontre si heureuse, fut trouver Madame de la Peltrie et lui dit la découverte qu’il avoit faite; la voilà toute pleine d’espérance. V. R. prit la peine de m’écrire de sa part, à quoi je fis réponse avec action de grâces et d’acquiescement moiennant l’Ordre de l’obéissance. On consulte les Révérends Pères Lallemant et de la Haie, et par leur conseil Monsieur le Commandeur de Sillery, et Monsieur Foucquet Conseiller d’État, afin d’avoir leur consentement pour le passage de Madame de la Peltrie, des Religieuses et de leur suite. Cependant pour amuser le monde, Madame de la Peltrie faisoit venir ses meubles d’Alençon, ce qui confirma la créance de son mariage, en sorte qu’on cessa de l’inquiéter. Enfin la résolution fut que l’on me viendroit quérir à Tours, et Monsieur de Bernières et Madame de la Peltrie voulurent bien prendre cette peine. Durant tout le voiage on les prit pour le mari et la femme, et les personnes de qualité qui étoient dans le carrosse en avoient la créance. Étant arrivez à Tours le R. Père Grandami Recteur de votre Collège à qui le R. Père Provincial avoit recommandé de présenter à Monseigneur l’Archevêque Madame de la Croix (c’est le nom que Madame de la Peltrie avoit pris, afin de n’être pas connue) se trouva prest pour s’acquitter de sa commission, ce qu’il fit de si bonne grâce que Monseigneur que l’on croioit devoir être inexorable pour un dessein si extraordinaire, après l’avoir entendu parler et veu les lettres de Messieurs de Sillery, de Lozon, et Foucquet, fut comme ravi de la grâce que Dieu lui faisoit de prendre deux de ses filles pour une si glorieuse entreprise. Le R. Père lui dit le secret de Madame de la Peltrie et de Monsieur de Bernières, comme celle-là sous le nom de Madame de la Croix, et comme tous deux sous l’apparence de mariage avoient fait le voiage et travailloient à l’exécution de cette affaire. Il pria le Père et Monsieur de Bernières de la mener au Monastère, et de donner ordre de sa part à la Révérende Mère Supérieure de lui en donner l’entrée et de lui faire les mêmes honneurs qu’à sa propre personne. Il fut obéi, parce qu’elle fut reçue avec toutes les acclamations possibles. Toute la Communauté assemblée se trouva à la porte, et quand elle parut on chanta le Veni Creator et en suite le Te Deum laudamus. Du chœur on la mena dans une sale où toutes les Religieuses se furent jetter à ses pieds pour lui rendre action de grâce, de ce qu’elle avoit jetté les yeux sur une personne de la Maison pour l’exécution de son dessein. Quand on fut informé que Monsieur de Bernières étoit l’Agent et l’Ange visible de Madame de la Peltrie, les Religieuses avec la permission de leur Supérieure allèrent file à file au parloir se jetter à ses pieds pour lui exposer le désir qu’elles avoient d’être choisies pour ma compagne. La bonne Mère Marie de saint Joseph n’osoit paroître ni déclarer son désir. Je la fis entrer et la présenté moy-même à Monsieur de Bernières. Dès qu’il l’eut veue et entendue parler, il crut que c’étoit celle là que Dieu avoit choisie pour m’accompagner, et il fit auprès de Monseigneur l’Archevêque qu’on nous l’accordât. Il fit dès lors une liaison d’esprit toute particulière avec cette chère Mère, en sorte que Madame, elle et moy n'avions avec lui qu’une même volonté pour les affaires de Dieu. Il se passa bien des choses au sujet des Parens de cette chère Mère, des miens, et de mon Fils, qu’il n’est pas nécessaire de dire en ce lieu.

Nos résolutions étant prises Monseigneur de Tours voulut que nous fussions en sa Maison pour nous donner sa bénédiction, et à cet effet il eut la bonté de nous envoier son carrosse. Il voulut encore conférer avec Madame de la Peltrie en présence du R. Père Grandami, et de Monsieur de Bernières touchant la fondation qu’elle vouloit faire, et il témoigna qu’il vouloit qu’elle fut contractée en sa présence. Monsieur de Bernières le supplia de différer jusqu’à ce que nous fussions à Paris, notre voiage étant extrêmement pressé; mais Madame de la Peltrie déclara verbalement qu’elle donnoit parole de trois mil livres de rente. Ce bon Prélat se contenta de la promesse verbale qu’elle fit, et nous aiant donné sa bénédiction, nous confia ma Compagne et moi à ces deux bonnes âmes, avec une recommandation au Révérend Père de la Haïe, d’agir pour lui en cette affaire, et de nous tenir sa place, pendant que nous serions à Paris. Monsieur de Bernières régloit notre temps et nos Observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le Monastère. Il faisoit oraison, et gardoit le silence aussi bien que nous. Dans les temps de parler, il nous entretenoit de son oraison, ou d’autres matières spirituelles. A tous les gîtes c’étoit lui qui alloit pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière. Il avoit deux serviteurs qui le suivoient, et qui nous servoient comme s’ils eussent été à nous, parce qu’ils participoient à l’esprit d’humilité et de charité de leur Maître, sur tout son Laquais, qui sçavoit tout le secret du mariage supposé.

Lors que nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques sçeurent notre arrivée à Paris, elles nous firent l’honneur de nous envoier visiter, et de nous offrir leur maison, mais les affaires de Madame de la Peltrie ne nous permettoient pas de nous séparer d’elle, et de nous enfermer si-tôt. Monsieur de Meules Maître d’Hôtel chez le Roi nous prêta sa maison, qui étoit dans le cloître des Pères Jésuites de la Maison Professe, ce qui nous fut très-commode, tant parce que nous y avions des départemens séparez pour Monsieur de Bernières, et pour nous, que pour la facilité que nous avions d’aller entendre la Messe à saint Louis, et d’y recevoir les Sacremens.

Monsieur de Bernières nous accompagnoit par tout, et tout le monde le croioit mari de Madame de la Peltrie, en sorte qu’étant tombé malade, elle demeuroit tout le jour en sa chambre, et les Médecins lui faisoient le rapport de l’état de sa maladie, et lui donnoient les ordonnances pour les remèdes. Son masque étoit attaché au rideau du lit, et ceux qui alloient et venoient, lui parloient comme à la femme du malade. Quoi que nous fussions sensiblement affligées de la maladie de Monsieur de Bernières, tout cela néanmoins nous servoit de récréation et de divertissement. Ce mot de mariage lui donnoit d’autres pensées, car faisant réflexion à la commission qu’il avoit donnée à son ami de demander en son nom Madame de la Peltrie à son père, il disoit, et répétoit : Que dira Monsieur de la Bourbonnière que je me sois ainsi mocqué de lui? Bon Dieu, que dira-t-il? Je n’oserai paroître en sa présence : Toutefois j’irai me jetter à ses pieds pour lui demander pardon. Tout cela se faisoit dans nos récréations, mais nos entretiens ordinaires et presque continuelles étoient de notre Canada, des préparatifs qu’il falloit faire pour le voiage, et de ce que nous ferions parmi les Sauvages dans ce pais barbare. Il regardoit la Mère de saint Joseph qui n’avoit que vingt-deux ans, comme une victime qui lui faisoit compassion, et tout ensemble il étoit ravi de son courage et de son zèle. Pour moi, je ne lui faisois point de pitié : Il souhaittoit que je fusse égorgée pour Jésus-Christ, et il en souhaittoit autant à Madame de la Peltrie. Le Révérend Père Charles Lallemant se chargea de faire préparer en secret tout l’embarquement : Et comme Messieurs de la Compagnie ne purent faire embarquer tout notre bagage, parce que nous avions parlé trop tard, lui et Monsieur de Bernières louèrent un Navire exprès, car Madame de la Peltrie n’épargnoit point la dépense, pouveu qu’elle vint à bout de son dessein.

Huit jours avant notre départ nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques nous reçurent dans leur Maison avec une charité et cordialité incroiable.

Votre Révérence sçait cc qui se passa au sujet de ma Révérende Mère de saint Jerôme, que nous avions demandée pour Compagne, comme elle tomba malade lors qu’il fallut partir, et comme cet accident noius obligea de passer sans elle, ce qui nous causa une très-sensible affliction : car outre que nous perdions un excellent sujet, nous fûmes obligées de refaire notre contract de fondation, , dans lequel elle étoit comprise: Monsieur de Bernières et Monsieur I.audier Agent de Madame de la Peltrie nous menèrent pour cet effet chez le Notaire, où il y eut un peu de démêlé, parce que ce dernier ne jugea pas à propos que Madame de la Peltrie emploiât dans son contrat cc qu’elle avoit promis à Monseigneur de Tours, parce, disait-il, que nous aiant promis plus que le droit ne permettoit, cela l’eût pu jet ter à l’avenir en des procez avec ses parens. Nous fûmes donc obligées par le conseil de nos amis d’en passer à ce qui pouvoit rendre le traitté valide, sans crainte d’aucune mauvaise conséquence.

Nos affaires étant expédiées à Paris, nous partîmes pour nous rendre à Dièpe, qui étoit le lieu de l’embarquement, Monsieur de Bernières étant toujours notre Ange Gardien avec une charité nonpareille. Nous trouvàmes à Rouen le Révérend Père Charles Lallemant, qui avoit fait préparer toutes choses pour le voiage si secrètement qu’à peine s’en étoit on aperçu dans la maison. Il nous fit la charité de nous conduire à Dièpe, et de faire embarquer nos provisions, et notre équipage, Madame de la Peltrie fournissant à toute la dépense. Monsieur de Bernières se fût embarqué avec nous, pour faire le voiage, si Madame de la Peltrie ne l’eut constitué son Procureur, pour faire la dépense de sa fondation, et pour faire ses affaires en France : car ses parens croioient assurément qu’ils étoient mariez, et sans cela ils nous eussent arrêtées, ou du moins retardées cette année-là. Ce grand Serviteur de Dieu ne nous pouvoit quitter : Il nous mena dans le Navire, accompagné du Révérend Père I.allemant, et tous deux nous rendirent tous les bons et charitables offices nécessaires en cette rencontre où la Mer nous rendoit fort malades. (Enfin il fallut se séparer, et quitter notre Ange Gardien pour jamais, mais quoi qu’il fut éloigné de nous, sa bonté lui fit prendre le soin de nos affaires avec un amour plus que paternel. Dans toute la conversation que nous eûmes avec lui depuis notre première entreveue jusques à notre séparation, nous reconnûmes que cet homme de Dieu étoit possédé de son Esprit, et entièrement ennemi de celui du monde. Jamais je ne lui ai entendu proférer une parole de légèreté, et quoi qu’il fût d’une agréable conversation, il ne se démentoit jamais de la modestie convenable à sa grâce). Votre Révérence en peut rendre un semblable témoignage, aiant eu de grandes conversations avec lui, à l’occasion du dessein de Madame notre Fondatrice, duquel il a été un des principaux instrumens pour le conduire au point, où par la miséricorde de Dieu nous le voions. Voilà, mon cher Père, un petit abbrégé des connoissances que j’ai de ce qui s’est passé au sujet de Monsieur de Bernières et de Madame de la Peltrie : vous pouvez y ajouter foi, parce que je me suis efforcée de le faire avec plus de fidélité que d’élégance et d’ornement.

J’ay fait réponse aux articles que V. R. m’a proposez. Mais pour ce qui est de la Mère de S. Augustin, il faut que je vous ôte un soupçon que je vous pourrois avoir donné à son égard, d’avoir manqué de fidélité à sa Supérieure. Je vous ay dit due sa conduite intérieure et les choses extraordinaires qui se passoient en elle n’étoient connues ni de sa Supérieure, ni de ses Sœurs, au grand étonnement des personnes spirituelles et expérimentées dans les voies de Dieu. Ce n’est pas manque de fidélité ni de soumission, qu’elle a tenu tout cela secret, mais par l’ordre qu’elle en avoit de ses Directeurs, pour la nature de la chose qui eût été capable de donner de la fraieur. Elle avoit quelquefois, à ce qu’on dit, une centaine de Démons en tête, et une fois elle en a eu jusqu’à huit cens dont elle connoissoit L’ordre par une impression du Ciel. Ils la prioient de remuer seulement le doigt pour témoigner qu’elle leur donnoit permission d’agir, et de travailler à la perte des âmes. Mais elle les arrétoit en sorte qu’ils n’osoient remuer. Ils lui faisoient de certaines questions ridicules et impertinentes pour la pluspart, et le R. Père de Brébeuf lui suggeroit ce qu’elle avoit à répondre. Ils luy demandèrent permission de suivre l’armée Françoise lors qu’elle alloit contre les Hiroquois, afin d’empêcher les François de se confesser; mais elle les retint, et cependant presque tous les Soldats firent une confession générale. Ces misérables la faisoient souffrir, de rage qu’ils avoient de ce qu’elle les tenoit captifs, et qu’elle ruinoit tous leurs desseins.

On la voioit quelquefois manquer aux observances régulières, par la permission que ses Supérieurs lui en donnoient à cause de ses souffrances qui la rendoient un sujet de douleurs et de foiblesse. Elle souffroit encore plus dans l’intérieur que dans le corps : Cela ne paroissoit pas tant, mais je le sçai de celui qui avoit la direction de son âme. Pour toutes ces choses extraordinaires, ce n’est pas à moy, mon très-Révérend Père, d’en porter jugement; vous le ferez tel qu’il vous plaira. Mais je me suis sentie obligée de faire une petite réparation de ce que je vous avois écrit, que sa Supérieure ne sçavoit rien de ce qui se passoit en elle; de crainte que vous ne la blâmiez de n’avoir pas eu assez de fidélité envers celle que Dieu lui avoir donnée pour la conduire, et que cette pensée ne diminue l’estime que vous pouvez avoir de sa vertu.

L.274 à son Fils, 8 octobre 1671

Mon très-cher Fils. (Puisque vous désirez que je vous donne quelque éclaircissement sur ce que je vous ay dit dans mes écrits touchant le mystère de la très-sainte Trinité, je vous diray que lorsque cela m’arriva, je n’avois jamais été instruite sur ce grand et suradorable mystère : Et quand je l’aurois lu et relu, cette lecture ou instruction de la part des hommes ne m’en auroit pu donner une impression telle que je l’eus pour lors, et qu’elle m’est demeurée depuis. Cela m’arriva par une impression subite; qui me fit demeurer à genoux comme immobile. Je vis en un moment ce qui ne se peut dire ni écrire, qu’en donnant un temps ou un intervalle successif pour passer d’une chose à une autre. En ce temps-là mon état étoit d’être attachée aux sacrez mystères du Verbe incarné. Les cinq heures de temps se passoient à genoux sans me lasser ni penser à moy, l’amour de ce divin Sauveur me tenant liée et comme transformée en lui. Dans l’attrait dont il est question, j’oubliai tout, mon esprit étant absorbé dans ce divin mystère, et toutes les puissances de l’âme arrêtées et souffrantes l’impression de la très-auguste Trinité sans forme ni figure de ce qui tombe sous les sens. Je ne dis pas que ce fut une lumière, parce que cela tombe encore sous les sens; et c’est ce qui me fait dire impression, quoique cela me paroisse encore quelque chose de la matière; mais je ne puis m’exprimer autrement, la chose étant si spirituelle, qu’il n’y a point de diction qui en approche. L’âme se trouvoit dans la vérité et entendoit ce divin commerce en un moment sans forme ni figure. Et lorsque je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parceque l’acte est encore dans la diction et paroît matériel, mais c’est une chose divine qui est Dieu même. Le tout s’y contemploit, et se faisoit voir à l’âme d’un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance et d’une manière ineffable. En un mot l’âme étoit abysmée dans ce grand Océan où elle voioit et entendoit des choses inexplicables. Quoique pour en parler il faille du temps, l’âme néanmoins voioit en un instant le mystère de la génération éternelle, le Pere engendrant son Fils, et le Père et le Fils produisant le saint Esprit, sans mélange ni confusion. Cette pureté de production et de spiration est si haute, que l’âme quoiqu’abysmée dans ce tout, ne pouvoit produire aucun acte, parceque cette immense lumière qui l’absorboit la rendoit impuissante de lui parler. Elle portoit dans cette impression la grandeur de la Majesté qui ne lui permettoit pas de lui parler; et quoi qu’ainsi anéantie dans cet abysme de lumière, comme le néant dans le tout, cette suradorable Majesté l’instruisoit par son immense et paternelle bonté, sans que sa grandeur fut retenue par aucun obstacle de ce néant, et elle lui communiquoit ses secrets touchant ce divin commerce du Père au Fils, et du Père et du Fils au saint Esprit, par leur embrassement et mutuel amour; et tout cela avec une netteté et pureté qui ne se peut dire. Dans cette même impression j’étois informée de ce que Dieu fait par lui-même dans la communication de sa divine Majesté dans la suprême Hiérarchie des Anges composée des Chérubins, des Séraphins et des Trônes, lui signifiant ses divines volontez par lui-même immédiatement et sans l’interposition d’aucun esprit créé. Je connoissois distinctement les raports qu’il y a de chacune de ces trois personnes de la très-auguste Trinité dans chacun des chœurs de cette suprême Hiérarchie; la solidité inébranlable des pensées du Père dans les uns qui de là sont appellez Trônes ; les splendeurs et les lumières du Verbe dans les autres qui en sont nommez Chérubins; et les ardeurs du saint Esprit dans les autres, qui pour ce sujet sont appellez Séraphins : Et enfin que la très-sainte Trinité en l’unité de sa divine essence se communiquoit à cette Hiérarchie, laquelle ensuite manifestoit ses volontez aux autres esprits célestes selon leurs ordres.

Mon âme étoit toute perdue dans ces grandeurs, et la veue de ces grandes choses étoit sans interruption de l’une à l’autre. Dans un tableau où plusieurs mystères sont dépeints, on les voit en gros, mais pour les bien considérer en détail, il faut s’interrompre : mais dans une impression comme celle-cy l’on voit tout nettement, purement, et sans interruption. J’expérimentois enfin comme mon âme étoit l’image de Dieu), que par la mémoire elle avoit rapport au Père éternel, par l’entendement au Fils le Verbe divin, et par la volonté au saint Esprit : et que comme la très-sainte Trinité étoit trine en personnes, et une en essence; ainsi l’âme étoit trine en ses puissances et une en sa substance.

Il me fut encore montré, qu’encore que la divine Majesté ait mis de la subordination dans les Anges pour recevoir l’illumination les uns des autres, néanmoins quand il lui plaît elle les illumine par elle-même selon ses adorables volontez, ce qu’elle fait pareillement à quelques âmes choisies en ce monde; Et quoique je ne sois que boue et fange, mon âme avoit une certitude qu’elle émit de ce nombre. Cette veue m’étoit si claire qu’encore que je fusse certaine que je n’étois qu’un néant, je n’en pouvois douter (Ainsi se termina cette grande lumière qui me fit changer d’état.

Le reste de cette vision est comme vous l’avez veue en son lieu : mais vous remarquerez, s’il vous plaît, que ces grandes choses ne s’oublient jamais, et j’ay encore celles-cy aussi récentes que lors qu’elles arrivèrent. Pour les termes, ils sont sans étude, et seulement pour signifier ce que mon esprit me fournit, mais ils sont toujours au dessous des choses, parce qu’il ne s’en peut trouver d’autres pour les mieux exprimer.

Après ces lumières et les autres que vous avez veues dans mes écrits, le R. Père Dom Raimond que je n’avois pas toujours pour me communiquer, me fit avoir les œuvres de saint Denys traduites par un Père de son Ordre, après quelles furent imprimées : je les entendois clairement en toutes leurs parties, et je fus extrêmement consolée, d’y voir les grands mystères que Dieu par sa bonté m’avoit communiquez; mais les choses sont bien autres lorsque sa divine Majesté les imprime à l’âme, que quand on les trouve dans les livres, quoique ce qu’ils en disent soit de notre sainte foy et véritable. De tout ce que j’en ay veu depuis en quelques-uns, je n’ay rien veu qui approche de ce que saint Denys en a dit. Ce grand saint les surpasse tous selon l’impression qui m’en est demeurée, et je connois bien que ce grand saint avoit la lumière du saint Esprit, mais que ses paroles n’ont pu dire davantage, car en effet ce sont des choses inexplicables. Ce qui me consola fort, fut d’y voir ce qui y est rapporté de saint Hiérothée, qu’il pâtissoit les choses divines : C’est que souvent et presque continuellement, j’étois par l’opération du Verbe éternel, en des transports d’amour, qui me tenoient dans une privauté à sa divine Personne, telle que je ne le puis dire. Cela me faisoit craindre de temps en temps que je ne fusse trompée, quoique mes Confesseurs m’assurassent que c’étoit l’esprit de Dieu qui agissoit : Cette lecture m’aida, et quoique je n’y visse pas des transports comme ceux que je pâtissois, il y avoit néanmoins un sens qui satisfaisoit mon esprit et ôtoit ma crainte, car en ce temps là je n’avois pas l’expérience que j’ay à présent).

(Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous diray que quelque sujet d’Oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je luy parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans luy parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme luy parle conformément à cela. (Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions.) S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela. j’ay dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberois, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’apperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que luy seul luy peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche : Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme. Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec luy à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment. Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.)

Quand je vous ai dit cy-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. Je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manqueray pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étois auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais.

Vous avez raison de faire le jugement que vous faites du vœu de la plus grande gloire de Dieu, et de plus grande perfection de sainte Thérèse. J’ai tiré le papier que je vous ai envoyé des Chroniques du Mont-Carmel, qui disent que dans les commencemens elle avoit fait ce vœu absolument et sans restriction. Pour celui due j’ai fait, tout y est compris, et je ne l’ai point entendu stutrement, et cela pour toute ma vie. Le R. Père Lallemant me permet de le renouvellcr de temps en temps comme nous faisons nos vœux de Religion. Il eut envie que je fisse comme il est porté dans ce papier, mais je tâche de me tenir à ce que j’ai fait, et par la miséricorde de Dieu cela ne me cause point de scrupule : si je fais des fautes ou des imperfections sans y penser, j’espère que Dieu tout bon et tout miséricordieux ne me les imputera pas à faute contre mon vœu : il m’assiste pour n’en pas faire sciemment; tout cela par miséricorde, parce que de moy je suis une pauvre et une grande pécheresse : c’est pourquoq priez pour ma conversion.

De Québec le 8. d’Octobre 1671.


Correspondance « Indienne »

L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640.

[…] Nous avons donc, Madame, tout sujet de louer le Père des miséricordes de ce qu’il en répand de si grandes sur nos pauvres Sauvages : Car n’étant pas contens de se faire baptiser, ils commencent à se rendre sédentaires et à défricher la terre pour s’établir. Il semble que la ferveur de la primitive Eglise soit passée dans la nouvelle France et qu’elle embrase les cœurs de nos bons Néophites, de sorte que si la France leur donne un peu de secours pour se bâtir de petites loges dans la bourgade qu’on a commencée à Sillery l’on verra en peu de temps un bien autre progrez. C’est une chose admirable de voir la ferveur et le zèle des Révérends Pères de la Compagnie de Jésus : Le R. Père Vimond Supérieur de la Mission pour donner courage à ses pauvres Sauvages les meine lui-même au travail, et travaille à la terre avec eux. Il fait ensuite prier Dieu aux enfans et leur aprend à lire, ne trouvant rien de bas en ce qui concerne la gloire de Dieu et le bien de ce pauvre peuple. Le R. Père le Jeune qui est le principal ouvrier qui a cultivé cette vigne, continue à y faire des merveilles. Il prêche le peuple tous les jours et lui fait faire tout ce qu’il veut : Car il est connu de toutes ces nations, et il passe en leur esprit pour un homme miraculeux. Et en effet il est infatigable au delà de ce qui se peut dire dans l’exercice de son ministère, dans lequel il est secondé par les autres Révérends Pères, qui n’épargnent ni vie ni santé pour chercher ces pauvres âmes rachettées du sang de Jésus-Christ.

Il y a eu une grande persécution aux Hurons, où un des Pères a pensé être martyrisé d’un coup de hache. On a rompu un bâton sur lui en détestation de la foy qu’il prêchoit : Il y a eu une pareille conspiration contre les autres qui sont ravis d’aise de souffrir. Avec tout cela l’on y a baptisé bien mille personnes. Le Diable a beau faire, Jésus-Christ sera toujours le Maître : Qu’il soit béni éternellement.

On parle de nous donner deux filles de cette nation avec deux Algonquines, outre dix-huit dont notre Séminaire a été rempli, sans parler des filles externes qui y viennent continuellement. Je vous dirai, Madame, que l’on ne croira que difficilement en France les bénédictions que Dieu verse continuellement sur ce petit Séminaire. Je vous en raporteray quelques particularitez afin de vous faire part de notre consolation. La première Séminariste Sauvage qu’on nous donna appellée Marie Negabmat étoit si accoutumée à courir dans les bois que l’on perdoit toute espérance de la retenir dans le Séminaire. Le R. Père le Jeune qui avoit porté son Père à nous la donner, envoya avec elle deux grandes filles Sauvages Chrétiennes qui demeurèrent quelque temps avec elle pour la fixer; mais ce fut en vain, car elle s’enfuit quatre jours après dans les bois aiant mis en pièces une robe que nous lui avions donnée. Son Père qui est un excellent Chrétien et qui vit comme un saint lui commanda de revenir au Séminaire, ce qu’elle fit. Elle n’y fut pas deux jours qu’il y eut un changement admirable. Elle ne sembloit plus être elle-même, tant elle étoit portée à la prière et aux pratiques de la piété Chrétienne, en sorte qu’aujourd’huy elle est l’exemple des filles de Québec quoi qu’elles soient toutes très-bien élevées. Si tôt qu’elle a fait une faute, elle en vient demander pardon à genoux, et elle fait les pénitences qu’on lui donne avec une douceur et affabilité incroiable. En un mot on ne la peut regarder sans être touché de dévotion, tant son visage marque d’innocence et de grâce intérieure.

En ce même temps, on nous donna une grande fille âgée de dix-sept ans appellée Marie Amiskvian. Il ne se peut rien voir de plus souple ni de plus innocent; ni encore de plus candide, car nous ne l’avons pas surprise une seule fois dans le mensonge, qui est une grande vertu dans les Sauvages. Si ses compagnes l’accusent, elle ne s’excuse jamais : Elle est si ardente à prier Dieu, qu’il ne la faut jamais avertir de le faire; elle y porte même les autres, et il semble qu’elle soit leur Mère, tant elle a de charité pour elles. Elle a un grand esprit pour retenir ce qu’on lui enseigne, particulièrement des mystères de notre sainte foy, ce qui nous fait espérer qu’elle fera de grands biens quand elle sera retournée avec les Sauvages. Elle est recherchée de mariage par un François, mais on a dessein de la donner à un de sa Nation à cause de l’exemple qu’on espère qu’elle donnera aux Sauvages. O si Dieu donnoit la dévotion à quelque personne de France d’aider à lui faire une petite maison ! Elle feroit sans doute une œuvre d’un très-grand mérite. Cette fille nous a beaucoup aidé dans l’étude de la langue, parce qu’elle parle bien François. Enfin cette fille gagne les cœurs de tout le monde par sa grande douceur et par ses belles qualitez.

Votre fillole Marie Magdelaine Abatenau nous fut donnée encore toute couverte de petite vérole et n’aiant encore que six ans. A cet âge elle seule avoit servi son Père et sa Mère dans la maladie dont ils moururent, avec tant d’adresse qu’elle tenoit en admiration tous ceux qui la voioient. Il ne se peut rien voir de plus obéissant que cette enfant : elle prévient même l’obéissance, car elle a l’adresse de se placer dans les lieux où elle prévoit qu’on la pourra emploier : et elle fait ce qu’on lui commande avec tant de conduite, et de si bonne grâce qu’on la prendroit pour une fille de qualité; aussi est elle votre fillole, je dirois volontiers votre fille en Jésus-Christ. J’ajouterai pour votre consolation qu’elle sçait par cœur son catéhisme avec les prières chrétiennes qu’elle récite avec une dévotion capable d’en tonner & ceux qui la voient.

Marie Ursule Gamitiens fillole de Mademoiselle de Chevreuse, n’est âgée que de cinq à six ans; toute petite qu’elle est, elle ne nous donne pas de peine à lui faire faire son devoir de Chrétien, car elle n’est pas plutôt éveillée qu’elle se met d’elle-même en demeure de prier Dieu. Elle dit son Chaplet durant la Messe, et chante des cantiques en sa langue sauvage.

Agnès Chabdikuchich nous fut donnée en même temps. Le nom d’Agnès lui convient très-bien, car c’est un agneau en douceur et en simplicité. Quelque temps avant que d’entrer au Séminaire elle rencontra le R. Père de Caën dans le bois où elle couppoit sa provision, elle ne l’eût pas plutôt aperçu qu’elle jetta sa hache à l’écart et lui dit : Enseigne-moy. Elle fit cette action de si bonne grâce, qu’il en fut sensiblement touché, et pour satisfaire à sa ferveur, il l’amena au Séminaire avec une de ses compagnes, où elles se rendirent en peu de temps capables du saint Baptême. Elle a fait de très-grands progrez auprès de nous, tant dans la connoissance des mystères, que dans les bonnes mœurs, dans la science des ouvrages, lire, à jouer de la Viole, et en mille autres petites adresses. Elle n’a que douze ans, et elle fit sa première Communion à Pâques, avec trois de ses compagnes.

Nicole Assepanse nous fut donnée le même jour âgée de sept ans. Ses parens qui sont des plus considérables entre les Sauvages nous prièrent de la recevoir pour un temps parce qu’elle ne les pouvoit suivre à la chasse. Cette fille a l’esprit si ouvert qu’elle est capable d’instruction comme une fille de vingt ans. Elle n’avoit été que cinq mois dans le Séminaire, et elle sçavoit rendre compte des principaux points de notre Foy, sçachant le Catéchisme, et les exercices de Chrétien très-parfaitement. Lorsque sa mère la vint quérir au retour de sa chasse, cette innocente luy faisoit faire les prières. J’admirois la simplicité de la mère, qui n’étoit pas encore baptisée, de recevoir l’instruction de sa fille avec tant d’ardeur et de docilité. Elle, ravie d’aise de l’entendre prier Dieu et répondre au Catéchisme, luy disoit : ma fille tu nous instruiras ton père et moy; si tu voulois encore demeurer au Séminaire où tu es tant aimée, tu deviendrois encore bien plus capable de le faire. Cette fille néanmoins ne put quitter sa mère qui n’a qu’elle d’enfant; mais elle luy disoit : Encore que je m’en veuille aller, ce n’est pas que je manque d’aucune chose, je mange tant que je veux, les Vierges me donnent de beaux habits et elles m’aiment beaucoup, mais je ne vous puis quitter. Disant ces paroles on la retira pour la mener dans les cabanes, où elle est admirée de tous les Sauvages.

Je serois trop longue de vous parler séparément de toutes, mais je vous diray en général que ces jeunes filles nous aiment plus que leurs parens, ne témoignant aucun désir de les suivre, ce qui est fort extraordinaire dans les Sauvages. Elles se forment sur nous autant que leur âge et leur condition le peut permettre. Lorsque nous faisions nos exercices spirituels, elles gardoient un continuel silence; elles n’osoient pas même lever les yeux ny nous regarder, pensant que cela nous interrompoit. Mais aussi quand nous les eûmes finis on ne peut exprimer les caresses qu’elles nous firent, ce qu’elles ne font jamais à leurs mères naturelles. Il y en a quatre qui communièrent à Pâques : elles firent cette action avec tant de pureté, que la moindre ombre de péché leur faisoit peur, et avec tant d’ardeur et de désir de s’unir à notre Seigneur, que dans l’attente de le recevoir elles s’écrioient : ah! quand sera-ce que Jésus nous viendra baiser au cœur? Le Révérend Père Pijart qui les avoit baptisées et instruites pour la Communion, les voyant se comporter dans une modestie toute angélique ne put retenir ses larmes. Nous en avons eu dix-huit, sans parler des femmes et des filles sauvages, qui ont permission d’entrer au lieu destiné à l’instruction des Françoises et des Sauvages, où elles ne manquent pas de se trouver. Après l’instruction et les prières nous leur faisons festin à leur mode. La faim qu’elles ont est l’horloge qui leur fait juger de l’heure du repas, de sorte que disposant à manger pour nos séminaristes, il faut aussi prévoir à celles qui doivent survenir. Cela se fait particulièrement l’hiver, que les vieilles gens ne peuvent suivre les sauvages à la chasse, car si l’on n’avoit soin d’eux en ce temps-là, ils mourroient de faim dans les cabanes. Dieu nous a fait la grâce de les pouvoir assister jusqu’au Printemps qu’ils nous ont tenu bonne compagnie, et ce nous sera une singulière consolation de pouvoir continuer à le faire avec le secours des personnes charitables de la France, sans lesquelles cela nous sera absolument impossible; notre petit Séminaire ne pouvant suffire de luy-mesme aux grandes dépenses qu’il faut faire pour l’entretien des Séminaristes, et pour le secours des autres sauvages. Je vous en asseure, Madame, cette dépense n’est pas croyable. Nous avions apporté des habits pour deux ans; tout a été employé dès cette année, de sorte même que n’ayant plus de quoi les vêtir, nous avons été obligées de leur donner une partie des nôtres. Tout le linge que Madame notre Fondatrice nous avoit donné pour nos usages ; et partie de celui que nos Mères de France nous avoient envoié, a pareillement été consumé à les nettoyer et à les couvrir. Ce nous est une singulière consolation de nous priver de tout ce qui est le plus nécessaire, pour gagner des âmes à Jésus-Christ, et nous aimerions mieux manquer de tout, que de laisser nos filles dans la salleté insupportable qu’elles apportent de leurs cabanes. Quand on nous les donne elles sont nues comme un ver, et il les faut laver depuis la tête jusqu’aux pieds, à cause de la graisse dont leurs parens les oignent par tout le corps : et quelque diligence qu’on fasse, et quoi qu’on les change souvent de linge et d’habits, on ne peut de long-temps les épuiser de la vermine causée par l’abondance de leurs graisses. Une Sœur employe une partie du jour à cela. C’est un office que chacune ambitionne avec empressement : celle qui l’emporte s’estime riche d’un si heureux sort, celles qui en sont privées s’en estiment indignes et demeurent dans l’humilité. Madame notre Fondatrice l’a exercé presque toute l’année, aujourd’hui c’est la Mère Marie de saint Joseph qui jouit de ce bon-heur.

Outre les filles et les femmes Sauvages que nous recevons dans la maison, les hommes nous visitent au parloir, où nous tâchons de leur faire la même charité qu’à leurs femmes, et ce nous est une consolation bien sensible de nous ôter le pain de la bouche pour le donner à ces pauvres gens, afin de leur inspirer l’amour de notre Seigneur et de sa sainte foy.

Mais après tout, c’est une providence bien particulière de ce grand Dieu, que nous ayons pu avoir des filles après le grand nombre de celles qui moururent l’année dernière. Cette maladie qui étoit la petite vérole, étant universelle parmi les Sauvages se mit dans notre Séminaire, qui en peu de jours ressembla à un Hôpital. Toutes nos filles eurent cette maladie par trois fois, et quatre en moururent. Nous nous attendions toutes de tomber malades, tant parce que cette maladie étoit une vraye contagion, qu’à cause que nous étions jour et nuit à les assister, et que le peu de logement que nous avions, nous obligeoit d’être continuellement les unes avec les autres. Mais Notre Seigneur nous assista si puissamment, qu’aucune ne fut incommodée. Les Sauvages qui ne sont pas Chrétiens sont dans cette erreur, que c’est le Baptême, l’instruction, et la demeure parmi les François qui étoient la cause de cette mortalité; ce qui nous faisoit croire qu’on ne nous donneroit plus de filles, et qu’on retireroit celles que nous avons déjà. La providence de Dieu y pourveut avec tant de bonté, que les Sauvages mêmes vinrent au devant pour nous prier de prendre leurs filles; de sorte que si nous avions des vivres et des habits nous en pourrions recevoir un très-grand nombre, quoique nous soyons extrêmement pressées pour les bâtimens. Si Dieu touche le cœur de quelques âmes saintes pour nous aider à nous bâtir proche des Sauvages, comme nous en avons le dessein, nous en aurons une grande quantité. I1 nous tarde que cette heure n’est venue pour pouvoir faire plus parfaitement les choses pour lesquelles notre Seigneur nous a envoyées dans ce bien-heureux pais. Pour tout logement, nous n’avons que deux petites chambres qui nous servent de Cuisine, de Réfectoir, de Retraite, de Classe, de Parloir, de Chœur. Nous avons fait bâtir une petite Église de bois qui est agréable pour sa pauvreté. Il y a au bout une petite Sacristie où couche un jeune homme qui appartient à Madame de la Peltrie : II nous sert de tourrier et à nous fournir toutes nos necessitez. On ne croiroit pas les dépenses qu’il nous a fallu faire dans cette petite Maison, quoiqu’elle soit si pauvre que nous voions par le plancher reluire les estoiles durant la nuit, et qu’à peine y peut-on tenir une chandelle allumée à cause du vent. Je vous diray de quelle manière nous pouvons tenir tant de personnes dans un si petit lieu. L’extrémité des chambres est divisée en cabanes faites d’ais de Pin : Un lict est proche la terre, et l’autre est comme sur le fond, en sorte qu’il y faut monter avec une échelle. Avec tout cela nous nous estimons plus heureuses que si nous étions dans le Monastère le plus accommodé de la France. Il nous semble que nous sommes trop bien pour le Canada, où pour mon particulier je m’attendois de n’avoir pour tout logement qu’une cabane d’écorce. Mes Sœurs me disent quelquefois : Si nous avons quelque peine dans le Canada, c’est de n’en pas avoir et de ne pas assez souffrir; nous nous réjouissons lorsqu’on ne nous donne rien, afin d’être pauvres en toutes choses.

Après cela, Madame, ne sommes-nous pas les plus heureuses et les plus avantagées de la terre. Je ne puis vous exprimer le ressentiment que j’en ay en mon âme. Bénissez pour moy l’Auteur de tant de miséricordes sur une créature si indigne. Il semble que notre bon Maître Jésus prend plaisir à nos pauvretez. Nous avions demandé des ouvriers de France pour nous bâtir au lieu que nous avons désigné proche des Sauvages : on ne nous en a pas envoyé un seul, nos affaires ne le permettant pas et même on nous a mandé que nous ne pouvions vivre, entretenir des Seminaristes et faire bâtir; ainsi nous voilà pour long-temps dans nos petites cabanes, si la divine bonté ne nous assiste par des voies qu’elle seule peut connoître. Madame notre Fondatrice est toute pleine de bonne volonté pour nous, et pour nous bâtir, mais ses parens ne lui permettent pas d’agir selon l’étendue de son zèle.

Voilà, Madame, un petit récit de l’état présent de notre Séminaire, qui comme vous voiez est dans la pure providence de Dieu. Comme vous êtes visitée de plusieurs personnes puissantes, je vous supplie de le leur vouloir recommander, et si la divine Majesté touche le cœur de quelques-uns, Monsieur de Bernières qui s’est chargé de nos affaires, et qui nous envoie nos nécessitez, est celui à qui il faudroit s’adresser. Pour l’amour de Jésus-Christ que vous aimez, rendez-vous la médiatrice des pauvres filles Sauvages. Un grand nombre se va perdre si nous ne les retirons de ce malheur; et nous ne le pouvons faire à cause de notre impuissance, tant du vivre que du logement. Nous en avons fait baptiser une depuis quelques jours qui étoit sur le point de se perdre. Elle étoit abandonnée de toute sa Nation, l’on n’osoit nous la donner dans la crainte qu’elle ne gâtât nos Séminaristes. On a veu en elle un changement miraculeux, car tout d’un coup elle est devenue docile et souple comme un enfant, et il ne se peut rien voir de plus ardent pour les exercices de notre sainte Foy. Elle a demandé le baptême avec importunité, et le recevant elle y a répondu comme si elle eût été toute sa vie Cathécumène. Le R. Père Buteux qui nous l’avoit envoiée des trois Rivieres et qui l’avoit connue dans son dérèglement l’étant venue visiter avoit les larmes aux yeux la voiant dans une si grande modestie et en de si belles dispositions pour le bien : Et il me dit avec un grand ressentiment : Quand vous n’auriez fait que ce bien là depuis que vous êtes dans ce pais, vous avez beaucoup fait et êtes plus que récompensée de vos peines par la conversion de cette âme. A Dieu seul en soit la gloire, car c’est lui qui fait tout. Je vous fais ce récit, Madame, pour vous donner sujet de louer de nouveau l’auteur de tant de biens : Car je ne vous sçaurois exprimer tous ceux qu’il fait en ce pais. La Relation vous en dira quelque chose, mais en vérité elle ne sçauroit dire tout ce qui en est, et quand elle le pourroit dire on ne le croiroit pas. Mais enfin si nous sommes dignes de souffrir quelques travaux, soyez persuadée, Madame, que vous y aurez grande part : Faites-moy aussi la grâce de me faire part de vos mérites, et de me tenir dans le cœur de l’aimable Jésus : Vôtre. De Québec le 3. Septembre 1640.

L.46 De Quebec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, 4 septembre 1640.

A très-chère et très-aimée Mère. J’ay reçu une singulière consolation à la lecture de votre lettre. Ni-Misens, cri?ek ?asa ?apicha entaien aiega eapitch Khisadkihir ari?iKhi?a parmir, s?uga?iechimir. Ni-Misens, mi?itch Kasasadkihatch Dieu, Kihisadkihir.20 Voilà qui m’est échapé. C’est à dire en notre langue : Ma Sœur encore que vous soiez bien loin, néanmoins je vous aime toujours, plus que si je vous voiois. Je vous embrasse fortement, ma Sœur, et parce que vous aimez Dieu, c’est pour cela que je vous aime. Il me falloit faire cette petite saillie avec ma chère Sœur Gillette, et lui dire à peu près ce que nous disons ordinairement à nos chères Néophites. Il faut que je vous avoue qu’en France je ne me fusse jamais donné la peine de lire une histoire; et maintenant il faut que je lise et médite toute sorte de choses en sauvage. Nous faisons nos études en cette langue barbare comme font ces jeunes enfans, qui vont au Collège pour apprendre le Latin. Nos Révérends Pères quoique grands docteurs en viennent là aussi-bien que nous, et ils le font avec une affection et docilité incroiable. O ma chère Sœur ! quel plaisir de se voir avec une grande troupe de femmes et de filles Sauvages dont les pauvres habits qui ne sont qu’un bout de peau ou de vieille couverture, n’ont pas si bonne odeur que ceux des Dames de France ! mais la candeur et simplicité de leur esprit est si ravissante qu’elle ne se peut dire. Celle des hommes n’est pas moindre. Je voy des Capitaines généreux et vaillans se mettre à genoux à mes pieds, me priant de les faire prier Dieu avant que de manger : Ils joignent les mains comme des enfans et je leur fais dire tout ce que je veux. Il en est arrivé plusieurs d’une Nation fort éloignée, qui nous volant étoient en peine de notre façon de vie. Ils me demandèrent pourquoi nous avions la tête enveloppée, et pourquoi on ne nous voioit que par des trous, c’est ainsi qu’ils appelloient notre grille. Je leur dis que les Vierges de notre pais étoient ainsi, et qu’on ne les voioit point autrement. Ils étoient ravis de ce que pour l’amour de leur nation nous avions quitté notre pais, et que par une pure charité nous vestions et nourrissions leurs filles comme si elles nous eussent appartenu.

L’un d’eux me dit tu sçauras bien-tôt parler comme nous; pour nous nous n’avons point encore d’esprit, mais nous en aurons quand nous serons instruits et baptisez.

Le bon Estienne Pigar?ich, qui avant son baptême étoit un fameux sorcier, est maintenant un homme tout de feu; aussi la foy a mérité que Dieu fit un miracle en sa faveur. A son retour de la chasse il dit au R. Père le Jeune : Celui qui a tout fait m’a beaucoup aidé. J’étois tout languissant et prest à mourir. En cet état je dis à ma femme : prie celui qui a tout fait, afin qu’il me guérisse. Il est bon; néanmoins s’il veut que je meure je veux bien mourir. Alors ma femme fit cette prière : Toy qui as tout fait, tu me peux aider; guéris mon Mari, car nous croions en toy; et encore bien que tu voulusses qu’il mourût, nous ne cesserons jamais de croire en toy. Au même instant que ma femme eût fait cette prière, je me trouvé guéri. Il me fit la grâce entière, car je me trouvé encore tout plein de force; et comme nous n’avions point de canot je fis ma prière disant : Toy qui as tout fait, tu me peux aider, et je t’en prie, car je n’ay jamais fait de canot. Je me mis donc à faire ce canot, et non seulement j’en veins à bout, mais encore je le fis parfaitement. Hé bien Père le Jeune celuy qui a tout fait ne m’a-t-il pas bien aidé? je serois mort sans lui, et me voici en parfaite santé, mais j’ay une question à te faire : Lorsque nous sommes éloignez et que nous ne pouvons entendre la Messe, ne seroit il pas bon que j’eusse une chandelle en priant Dieu? Tu me défend de penser à autre chose qu’à lui; néanmoins lorsque je le prie, l’envie me vient de regarder si tous mes Gens sont en prière : Alors tout doucement et de peur de leur donner mauvais exemple je tourne les yeux et aussi-tôt je les referme de même. Dans la résolution que j’avois faite de châtier les désobéissans, il y en eut sur la tête duquel je mis de la cendre rouge; Est-ce mal fait que de faire tout cela? On ne peut voir ce bon Chrétien sans avoir de la dévotion : il y a encore deux Capitaines à Sillery qui vivent saintement, et ces trois tiennent tout dans le devoir. […]

L.50 De Québec, à la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640.

Ma Révérende et très-chère Mère. Le retardement du vaisseau qui nous apportoit vos lettres, m’ôtoit l’espérance d’en recevoir aucune de votre part, parce que nous le tenions perdu. Il est de la prudence de ne pas mettre tout ce que l’on a dans une même voiture, parce que si le vaisseau vient à se perdre, l’on perd tout à la fois tous ses rafraichissemens, et l’espérance de rien recevoir que l’année suivante. Enfin il est arrivé sur la fin du mois d’Aoust, chargé de vos bien-faits, sans lesquels nous eussions manqué de beaucoup de choses. Le Dieu du Canada qui vous a inspiré d’aider son Séminaire vous récompensera de ses biens infinis.

Le récit que je vous ai envoié par une autre voye, vous apprend ce qui s’est passé dans l’éducation de nos Séminaristes, et je m’y suis engagée de vous parler des actions héroïques de nos Révérends Pères; c’est ce que je vais faire.

Les Démons ont conspiré de détruire, s’ils peuvent, la Mission des Hurons, et font en sorte que toutes les calomnies que l’on produit contre eux paroissent comme des véritez. L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer, et eux bien loin de s’effraier, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : Ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; Ecoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connoître véritables. Ils se sont logez dans un tel village où tout le monde se portoit bien, si-tôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches? il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie par tout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pais, cri sortc clu'il n’y demeurera ni petit ni grand. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela étoit véritable, et qu’il falloit apporter du remède à un si grand mal. Cc qui a encore aigri les affaires, c’est qu’un Sauvage se promenant rencontra une personne inconnue qui lui donna bien de la frayeur. Ce spectre lui dit, écoute moi, jc suis Jésus que les Robes noires invoquent mal-à-propos; mais je ne suis point le maître de leur imposture. Ce Démon qui feignoit être Jésus ajouta mille imprécations contre la prière et contre la doctrine que les Pères prêchoient, ce qui augmenta étrangement la haine qu’on leur portoit déjà. On en vient aux effets; les uns sont battus, les autres blessez, les autres chassez des cabanes et des bourgs. Cependant, quoique la mort causât par tout des ravages étranges, ils ne laissoient pas de se jetter sans crainte dans les périls, afin de baptiser les enfans et ceux qu’ils trouveroient en état. Le bon Joseph qui les suit partout, faisant l’office d’Apôtre se rend l’opprobre de sa nation pour le nom de Jésus-Christ. Plus on leur fait du mal, plus ils sont hardis. Le R. Père Pijar est décendu cette année à Québec pour les affaires de la mission : On l’a fait ramer tout le long du voiage, avec tant d’inhumanité, que quand il est arrivé, il ne pouvoit se soutenir, et à peine put-il dire la Messe. Il m’a fait le récit des peines que les Pères souffrent en cette Mission, elles sont inconcevables, et néanmoins son cœur étoit rempli d’une telle ardeur d’y retourner, qu’il oublia tous les travaux du voiage pour aller chercher ses amoureuses croix, qu’il proteste qu’il ne changeroit pas, hors la volonté de Dieu, pour le Paradis. On ne put jamais gagner sur lui de lui faire prendre quelques petits rafraîchissemens pour le chemin. Je ne sçai ce qui arrivera de lui ni des Pères qui l’accompagnent, parce que les accusations que l’on apporte contre eux, sont produites dans un certain jour qui les fait paroître véritables. On les regarde effectivement comme des sorciers, d’autant que par tout où ils alloient Dieu permettoit que la mortalité les accompagnât, pour rendre plus pure la foy de ceux qui se convertissoient /21. Ils furent réduits à cette extrémité que de cacher leurs bréviaires, et de ne plus faire d’oraisons vocales. Je vous conjure, ma très chère Mère, de renouveller vos prières pour ces grands serviteurs de Dieu : Je vous envoie comme à ma plus chère aune, les lettres qu’ils m’écrivent, afin que vous les vouiez et que vous les gardiez par respect, comme venant de la part de ces admirables ouvriers de l’Evangile.

L’on renvoie ici le R. P. Poncet pour se remettre d’une indisposition qui lui est survenue; nous en sommes en peine, parce qu’on nous a dit que trois canots ont été pris des Hiroquois /22. Si cela se trouve véritable il est pris infailliblement, et peut-être déjà mangé. Nous aurons possible un Martyr en sa personne, ce qui fera une grande jalousie aux autres qui soupirent incessamment après cette haute grâce. Nous sommes de promesse avec eux, que si ce bon-heur leur arrive nous en chanterons le Te Deum, et qu’en échange ils nous feront part du mérite de leur sacrifice. Je ne croi pas que la terre porte des hommes plus dégagez de la créature que les Pères de cette Mission. On n’y remarque aucun sentiment de la nature, ils ne cherchent qu’à souffrir pour Jésus-Christ et à lui gagner des âmes. L’hiver dernier une vieille femme qui nous avoit amené une Séminariste, demeura dans la rigueur d’un grand froid dans la nège à quatre lieues d’ici. Le R. Père le Jeune le sceut, et prenant avec lui un bon Frère et un Sauvage, l’alla chercher pour l’aider à bien mourir ou pour l’amener à l’Hôtel-Dieu. Ils passèrent la nuit dehors ensevelis dans la nège durant un froid si terrible que le serviteur de Monsieur de Piseaux qui traversoit un chemin en mourut. Ils trouvèrent cette femme avec encore assez de force pour être transportée jusques à Québec. Ils la traînèrent sur une écorce avec des peines incroyables. Le lendemain elle mourut, recevant la récompense de sa foi et de sa patience, et le Père conservant le mérite de sa charité. Nous voions tous les jours de semblables actions de vertu, qui montrent combien ces hommes Apostoliques sont ennemis d’eux-mêmes et de leur repos pour le service de leur Maître.

Quant aux Sauvages sédentaires, ils sont dans la ferveur des premiers Chrétiens de l’Église. Il ne se peut voir des âmes plus pures ni plus zélées pour observer la loi de Dieu. Je les admire quand je les voi soumis comme des enfans à ceux qui les instruisent. La Mère Marie de saint Joseph vous écrit quelque chose de leurs ferveurs, qui vous donneront un ample sujet de louer l’Autheur de tant de biens et de le prier pour la conversion des Sauvages errans, qui commencent à être touchez et à se vouloir arrêter à l’exemple de leurs compatriotes, qui sont sédentaires depuis leur conversion. Aimez sur tout notre petit séminaire qui loge des âmes très innocentes et nouvellement lavées dans le sang de l’Agneau. Elles prient beaucoup pour vous et pour leurs autres bienfaiteurs, et je ne doute point que vous n’en ressentiez les effets, puisque Dieu se plaît d’exaucer les prières des âmes pures.

J’ai commission de Monsieur le Gouverneur et du R. Père le Jeune de vous envoier une certaine bave qui est comme du coton, afin de faire épreuve en plusieurs façons ce que l’on en pourroit faire. Je croi qu’il la faudra battre et carder pour voir si on la pourroit filer. Cela est plus délié que de la soie et du Castor. Je vous supplie donc de la faire voir à quelqu’un qui ait de l’industrie, et si on la peut façonner et mettre en œuvre, de nous en faire voir des essais. Nous en pourrons affier [fixer planter, cultiver] ici si l’on trouve qu’elle puisse être utile à quelque chose. Adieu, ma très-chère Mère, je ne suis pas tant éloignée de vous d’esprit que de corps. Nous aimons un objet immense dans lequel nous vivons, et dans lequel aussi je vous voi et vous embrasse par l’union qui nous lie en luy, et qui nous y liera, comme j’espère éternellement.

De Québec 2 le 13. Septembre 1640.

L.53 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, 3o août 1641.

Ma Révérende et chère Mère : la paix et l’amour de notre tout aimable Jésus. Mon cœur conserve toujours l’amour qu’il a pour ma chère sœur Gillette, de qui nous parlons souvent comme d’une personne dont la mémoire nous est très-chère. Vous m’avez beaucoup consolée de me donner des nouvelles de ma très-chère Sœur Louise Françoise. J’ay bény notre bon Dieu de l’avoir si amoureusement appellée : Je vous prie de l’assurer que je prie et fais prier pour elle afin que Notre Seigneur luy donne la persévérance en ses saintes résolutions. Vive Jésus, ma très chère Sœur; Vive Jésus qui fait tant et tant de miséricordes aux pauvres: Il m’en fait tant, et de si grandes que je ne vous les puis exprimer. Qui suis-je ma très-aimée Sœur, pour avoir été appellée à un employ si saint? Je n’eusse jamais osé avoir seulement la pensée de pouvoir parvenir à pouvoir enseigner nos chers Néophites, et néanmoins notre bon Maître me donne la facilité à le faire en leur langue. Je vous avoue qu’il y a bien des épines à apprendre un langage si contraire au nôtre; Et pourtant on se rit de moy quand je dis qu’il y a de la peine : car on me représente que si la peine étoit si grande, je n’y aurois pas tant de facilité. Mais croyez moy, le désir de parler fait beaucoup : je voudrois faire sortir mon cœur par ma langue pour dire à mes chers Néophites ce qu’il sent de l’amour de Dieu et de Jésus notre bon Maître. Il n’y a point de danger de dire à nos Sauvages ce que l’on pense de Dieu. Je fais quelquefois (28) des colloques à haute voix en leur présence, et ils font de même. O si la simplicité règnoit dans tous les cœurs, comme elle règne en ceux de nos nouveaux Chrétiens, il ne se verroit rien dans le monde de plus ravissant. Ils disent leurs péchez tout haut avec une candeur nonpareille, et ils en reçoivent le châtiment avec une admirable soumission. Je parlois hier à un qui s’étoit tant oublié que de suivre des païens à la chasse. M’ayant rendu visite à son retour je luy dis : hé bien, feras-tu encore les malices que tu as faites jusqu’à présent? Ne quitteras-tu point la païenne avec laquelle tu as fait alliance ? Aime-tu Dieu ? Crois-tu en luy? Veus-tu obéir? O s’en est fait, me dit-il, j’aime Dieu, et l’aime tout à bon, la résolution en est prise, je veux désormais luy obéir : je croy en luy, et pour le mieux faire je quitte cette femme et me viens retirer avec les Chrétiens sédentaires : Je suis extrêmement triste d’avoir fâché celuy qui a tout fait. Après que je luy eus fait la réprimende, je le consolay sur la résolution qu’il avoit prise, et qui étoit sans fiction, car il parloit de ses péchez tout haut et devant un autre Sauvage, et il recevoit les réprimendes que je luy en faisois avec tant d’humilité, qu’il n’y a personne qui n’en eût été touché. Il faut vous avouer, ma chère Sœur que ces dispositions sont aimables.

Il y a des temps ausquels les Sauvages meurent presque de faim (2), ils font quelquefois trois ou quatre lieues pour trouver de méchantes meures (3) de haliers, et de méchantes racines que nous aurions de la peine à souffrir dans la bouche. Nous sommes si affligées de les voir ainsi affamez, qu’à peine osons nous les regarder. Jugez s’il est possible de ne se pas dépouiller de tout en ces rencontres. Ils veulent par fois reconnoitre le bien qu’on leur fait quand ils reviennent de leur chasse, par quelque morceau de boucan que nous prenons pour les contenter, car nous ne sçaurions seulement en souffrir l’odeur; eux le mangent tout crû avec un plaisir incroyable. Offrez tous leurs besoins et tous ceux de ces contrées à notre bon Maître dont je vous souhaitte toutes les bénédictions en reconnoissance du bien que vous faites A notre petit Séminaire. Je vous embrasse et suis en luy de tout mon cœur, Vôtre. De Québec, le 30. Aoust 1641.

L.65 De Québec, à la Mère Ursule de Ste-Catherine, Supérieure des Ursulines de Tours, 29 septembre 1642.

Ma Révérende, très-chère, et très honorée Mère. Si j’ay cherché de la joie à l’arrivée des vaisseaux, ç’a été en ce qui me pouvoit donner de vos nouvelles et de toutes mes chères Mères. J’en ai reçu à ma grande consolation tant par la lettre dont il vous a plu de m’honorer, que de vive voix par le Révérend Père le Jeune qui a eu la consolation de vous voir, et que notre Seigneur nous a rendu au grand contentement de tout le pais. Il ne se peut lasser de parler de votre chère Communauté, ni de l’estime qu’il fait de votre vertu en particulier. Mais ce n’est pas ici le lieu de parler des nouvelles de France, il faut vous entretenir de celles de Canada.

Tous les sujets du Séminaire vous sont acquis en la façon que Dieu le connoît. Nos cœurs, nos prières et nos vœux sont à vous, sans excepter nos petits travaux. Nos petites Séminaristes ne vous aiment pas moins que nous; ce sont vos créatures que vous aimez; pourquoi n’auroient elles pas pour vous un retour d’affection et de reconnoissance. Nous en avons eu cette année au dessus de nos forces, mais notre bon Maître nous a fait la grâce de subsister, sans parler du secours que nous avons donné aux Sauvages sédentaires, qui ont passé l’hiver proche de nous, et qui faisoient leurs traisnes en une hauteur suffisante de la nège. Nous avons eu encore un grand nombre de passagers qui étoient presque continuellement à notre grille pour demander, tant la nourriture spirituelle que celle du corps. La providence du Père céleste a pourveu à tout, en sorte que la chaudière étoit toujours sur le feu, pendant que l’une se vidoit, l’autre s’apprêtoit.

Les vaisseaux ne furent pas plutôt partis l’année dernière, que l’on nous amena un grand nombre de filles Sauvages pour les disposer au saint baptême dans le Séminaire; où aiant demeuré quelque temps, on en baptisa cinq à la fois en notre petite Chappelle ; Comme elles étoient assez grandes, et capables d&comprendre le grand bien que Dieu leur faisoit par la grâce de la régénération, elles faisoient paroître à leurs visages et encore plus à leurs paroles, que le saint Esprit avoit pris la possession de leurs cœurs, qui jusques alors avoient été la retraite des Démons. Nous y avons encore veu baptiser un grand nombre d’hommes, de femmes et de filles qui faisoient paroître des sentimens si chrétiens, que nos cœurs fondoient de tendresse et de dévotion. Une jeune femme fut tellement transportée dans cette action, qu’aussi-tôt qu’on lui eût versé sur la tête les eaux sacrées, elle se tourna vers les Assistans en s’écriant : Ah ! c’en est fait, je suis lavée. Il y avoit plus des dix-huit mois qu’elle pressoit pour être admise au nombre des enfans de Dieu, c’est ce qui la fit crier si haut avec des tressaillemens de joie nompareils.

Un jeune homme de ceux que nous vîmes baptiser ne voulut jamais partir, quoique tous ses gens le quittassent, qu’il ne fût lavé des eaux du saint baptême. Je l’interrogé assez long-temps sur les mystères de notre sainte Religion et j’étois ravie de l’entendre, et de voir qu’il en avoit plus de connoissance que des milliers de Chrétiens qui font les sçavans : Ce fut pour cela qu’on le nomma Augustin. Durant son séjour à la chasse, il fut contraint de demeurer avec des Payens de sa Nation qui est des plus libertines. Ils lui donnèrent de grands sujets d’exercer sa foy et sa patience : Mais quoi qu’ils lui pussent dire, ils ne l’ébranlèrent jamais, et il ne quitta point sa prière, qui est le point sur lequel on le combattoit. Etant de retour pour la fête de Pâques, je lui demandé comment il s’étoit comporté. Ah ! me dit-il, le Diable m’a grandement tenté. Et que faisois tu pour le chasser? Je tenois répondoit-il en la main le chapelet que tu m’as donné, et faisois le signe de Jésus (c’est le signe de la croix) puis je disois : Aye pitié de moy Jésus, car j’espère en toy; c’est toy qui me détermine, chasse le Diable afin qu’il ne me trompe point. Ainsi ce bon Néophite demeura victorieux de ses ennemis visibles et invisibles. Comme le grand fleuve de saint Laurent a été cette année tout plein de glace, il a servi de pont à nos Sauvages, et ils y marchoient comme sur une belle plaine. Nous eûmes toute la satisfaction possible la veille et le matin du saint jour de Pâques de les voir accourir à perte d’haleine pour se confesser et communier. Comme nous sommes logées sur le bord de l’eau, ils aperçurent quelques-unes de nous et s’écrièrent : dites-nous si c’est aujourd’huy le jour de Pâques, auquel Jésus est resuscité? Avons-nous bien compris notre Massinahigan? C’est un papier où on leur marque les jours et les lunes. Oui, dismes-nous, mais il est tard et vous êtes en danger de ne point entendre la Messe. A ces mots ils commencèrent à courir au haut de la montagne et arrivèrent à l’Église où ils eurent encore le temps de faire leurs dévotions. Ils étoient altérez comme des Cerfs du désir d’entendre la Messe et de recevoir le saint Sacrement, après en avoir été privez près de quatre mois. On les voioit venir par troupes en notre Église pour faire leurs prières et rendre leur première visite au saint Sacrement, et nous prier de les aider à rendre grâces à Dieu de ce qu’il les avoit gardez durant leur chasse, qu’il leur avoit donnée très-bonne.

Un excellent Chrétien nommé Charles dont les Relations parlent avantageusement, fut un des premiers qui arriva la veille de Pâques avec une grande troupe de femmes et de filles pour se disposer à la fête. Après son action de grâces, je luy demandé : Que veux-tu faire de toutes ces femmes et filles? Ho, Ningue, me dit-il, c’est à dire, ma Mère, je les ay toujours gardées durant la chasse, et je n’avois garde de les laisser seules de crainte qu’il ne leur arrivât accident; nous avons toujours prié ensemble, et elles n’ont point eu d’autre cabane que la mienne. Ce bon homme qui mène une vie de saint n’avoit quasi rien rapporté de sa chasse, parce qu’il lui avoit toujours fallu nourrir ses hôtesses durant les trois mois de son absence par un pur zèle de rendre service à Dieu et pour la conservation de leur pureté. Il eut un zèle apostolique pour aller au Sagenay afin d’inviter de nouveau sa Nation à croire en Dieu; à cet effet il me vint trouver et me dire : je te prie de me prêter un Crucifix assez grand, je te le rapporteray, je feray un coffre exprès pour le conserver. Je lui demandé, qu’en veux-tu faire? Je veux, dit-il, aller aider le Père de Quen à convertir ma Nation. D’ailleurs il y a des lieux très-dangereux où il ne sçauroit aller, ce sont des sauts en l’eau où il faut toujours aller à genoux, moy j’y irai pour convertir mes gens, et je ferai ce voiage que le Père ne sçauroit faire sans mourir. Je le loué de son dessein et lui donné mon Crucifix qu’il baisa et caressa avec une très-grande dévotion, puis il sortit aussi-tôt pour aller trouver sa compagnie qui étoit venue ici pour se faire instruire et baptiser. Ce Sauvage devenu Apôtre a enseigné tous ceux de sa Nation, en sorte qu’ils sont capables d’être mis au nombre des enfans de Dieu. Le Père de Quen qui l’avoit attendu à Tadoussac n’aiant pu passer outre, fut ravi du zèle apostolique de ce bon Sauvage, et de voir un si heureux succez de sa prédication, de sorte qu’en peu de temps il en baptisa un grand nombre, réservant à une autre occasion les autres qui ne sont pas sédentaires, pour ne point bazarder le saint baptême qu’après les avoir bien éprouvez.

Le bon Victor qui est un de nos meilleurs Chrétiens, aiant peu de mémoire oublie facilement ses prières : il n’en est pas de même de son intérieur, car il est dans une attention continuelle à Dieu et dans un entretien familier et très-intime avec sa divine Majesté : mais il croit ne rien faire, s’il ne fait comme les autres Chrétiens. Il s’en vient donc à la grille, et à la première de nous qu’il rencontre, il dit : Hélas ! je n’ay point d’esprit, fais moy prier Dieu. Il a la patience de se faire répéter dix ou douze fois une prière et la croiant bien sçavoir il s’en retourne à sa cabane où il n’est pas plutôt arrivé qu’il l’oublie. Il revient 1 à mains jointes, il confesse comme un enfant qu’il n’a point d’esprit, et prie qu’on recommence à l’instruire. Combien pensez-vous que cette ferveur est agréable à des âmes qui désirent la gloire de Dieu et le salut des âmes. Le bon Charles dont j’ay parlé cy-dessus s’accorde des mieux avec celui-cy, car quand il le visite, il lui dit : prions Dieu, mon Frère. Ils se mettent à genoux et récitent trois ou quatre fois le chaplet sans se lever. Je n’avois dessein que de vous parler de nos Séminaristes, mais comme ceux-cy sont passagers et la pluspart du temps à notre grille, il ne m’est pas facile de m’empêcher de parler de leur ferveur, la charité me liant à nos Néophites d’une étrange manière.

Nous avons eu trois grandes Séminaristes, qui ont été cet hiver à la chasse avec leurs parens pour les aider dans le ménage et à aprêter leur pelletrie. Elles s’appellent Anne Marie Uthirdchich, Agnès Chabvekveche, Louise Aretevir. Elles eurent bien de la peine à se résoudre à ce voiage, parce qu’elles devoient être trois mois privées de la sainte Messe et de l’usage des Sacremens; mais leurs parens étant de nos principaux Chrétiens on ne les put refuser. Nous les garnîmes autant que la pauvreté du Canada nous le put permettre, après quoy elles nous quittèrent avec bien des larmes. Leur principal office étoit de règler les prières et les exercices de Chrétien, ce qui passe pour un grand honneur parmi les Sauvages. L’une régloit les prières et les faisoit faire avec une singulière dévotion : la seconde déterminoit les Cantiques spirituels sur les Mystères de notre foy : et la troisième présidoit à l’examen de conscience et faisoit concevoir à l’assemblée l’importance de cet exercice. Mais quoi qu’elles passassent ainsi le temps dans des pratiques de dévotion, elles ne laissèrent pas d’écrire deux fois au R. Père Supérieur de la Mission et à moy en des termes si religieux et si judicieux, que tout le monde admiroit leur esprit : sur tout Monsieur notre Gouverneur m’en parla avec une consolation toute particulière de voir en des filles Sauvages nourries dans les bois et dans les neiges des sentimens de dévotion, et une politesse d’esprit qui ne se trouvent pas bien souvent dans des filles bien élevées de la France. Le sujet de leurs lettres étoit, que se voiant si long-temps privées des Sacremens elles demandoient qu’on leur envoiât du secours pour les retirer de cet ennuy. A leur retour la première visite qu’elles firent fut au très-saint Sacrement, et la seconde à l’Image de la très-sainte Vierge à laquelle comme aussi au petit Jésus Anne Marie avoit cherché les premières fleurs du printemps pour faire des couronnes. En suite elles nous rendirent comte de tous leurs comportemens. Ah ! disoient elles, que la privation de la sainte Messe et des Sacremens nous ont été pénible ! Noël Tekvermatch a qui les deux premières apartiennent, aiant dessein de les retirer auprès de soy, parce qu’elles étoient suffisamment instruites, elles en aprirent les nouvelles, et pour rompre ce dessein, elles prirent la résolution de luy écrire. Elles me vinrent déclarer leur sentiment, et me demandèrent permission d’envoier leurs lettres dont la première étoit conçue en ces termes. Mon Frère, je suis résolue de ne m’en pas aller, c’est une conclusion prise que je veux être Vierge, et que je désire aimer et servir en cette Maison où je suis celuy qui a tout fait. Je désire dis-je, y demeurer toute ma vie, pour instruire des filles de ma Nation. Si je puis une fois sçavoir lire et écrire je les enseigneray plus efficacement à aimer Dieu. Apaise toy, mon Frère, apaise ma Sœur, car je ne veux plus aller chez toy : adieu donc, mon Frère, je te seray servante tant que je vivray, et je priray Dieu pour toy dans la maison des prières. Voicy la seconde lettre. Mon Frère, agréerois tu que je demeurasse pour toujours avec les filles Vierges en cette Maison? car de tout mon cœur je souhaite d’être Vierge comme elles, et c’est une affaire d’importance pour moy que je sois toujours Vierge. Quand je seray plus grande, j’instruiray les filles de ma Nation, et leur enseigneray le droit chemin du Ciel, afin qu’elles puissent un jour après leur mort voir celuy qui a tout fait. Voilà pourquoy j’ay résolu de ne m’en pas retourner chez toy si tu l’agrée, et de demeurer pour toujours dans la maison des prières. Prie pour moy, je priray pour toy tant que je vivray et je te seray servante moy qui suis ta fille Anne Marie. Voilà le stile dans lequel elles expriment leurs sentimens. Le R. Père de Quen voiant ces lettres fut surpris d’une si grande ferveur, les loua et leur donna de belles instructions : il leur conseilla néanmoins de suivre leurs parens, ce qui n’empescheroit pas leurs bons desseins, si Dieu en vouloit l’exécution.

Nous avons dans notre Séminaire des personnes grandes et petites, des filles et des femmes, qu’on nous donne pour plusieurs causes déterminées dans le Conseil des Sauvages. Nous en avons eu deux cet hiver, dont l’une fut ôtée à un Païen, qui l’avoit prise pour femme à l’insçu de ses parens qui sont Chrétiens, quoy qu’elle fût aussi Païenne. Ces bons Néophites qui vouloient qu’elle fût instruite dans la Foy afin de la donner à un Chrétien, ne pouvant souffrir cette injure signifièrent à cet homme, qu’il eût à quitter une autre femme qu’il avoit s’il vouloit épouser leur parente, et de plus qu’il se fît Chrétien. Il promît de le faire, mais comme il n’y a pas de foy dans les infidèles, il manqua à sa parole, ce qui obligea ses Parens de luy ôter cette femme et de nous la donner. Le R. Père de Quen s nous dit qu’elle nous feroit bien de la peine, et qu’il croioit qu’en peu de temps elle romproit la closture, et qu’elle feroit son possible pour retourner avec ce païen qu’elle aimoit. Nous la reçûmes néanmoins avec affection. Elle fût triste deux ou trois jours, puis tout d’un coup elle devint douce comme un enfant : elle désiroit ardemment d’être instruite et de recevoir le saint Baptême. Ses parens ne pouvoient croire un si grand et si subit changement, car elle ne vouloit plus voir son mary qu’en cas qu’il se fît Chrétien, et que ses parens l’agréassent. Néanmoins comme les Sauvages sont changeans, et qu’ils ne se fient pas volontiers les uns aux autres qu’après une longue épreuve de fidélité, ils la retirèrent dans leur cabane. Quelque temps après cette pauvre femme étant allée en quelque lieu, elle fit rencontre de son mary : elle commence à fuir; il court après : elle entre dans la maison d’un François; il y entre avec elle : elle se cache de crainte de luy parler; il proteste qu’il ne sortira point s’il ne luy parle. Il luy parle enfin et n’oublie aucune sorte de flatterie pour luy persuader de retourner avec luy, mais en vain. Il se met en colère, il crie, il menace de tuer tout le monde si l’on ne luy rend sa femme; mais pendant qu’il s’emporte de la sorte, elle fit un petit détour sans qu’il s’en aperçut, et prit sa course vers la cabane de ses parens, et de la sorte elle se délivra des mains de cet importun. Pendant qu’elle étoit ainsi sollicitée elle disoit en son cœur; c’est tout de bon que je veux croire, je veux être baptisée, j’aime l’obéissance.

Elle dit qu’elle aime l’obéissance, parce qu’on luy avoit déffendu de parler à ce Païen ; et ne pas obéir en ces rencontres, c’est un crime parmy nos nouveaux Chrétiens. Elle raconte tout ce qui luy est arrivé, mais on ne la veut pas croire, et on dit constamment qu’elle a volontairement suivi ce Païen, et qu’elle a désobéi au corn-mandement qui luy a été fait. Elle dit qu’elle veut être baptisée, mais quelque protestation qu’elle fasse, on tient conseil comment on puniroit cette faute. Quelques uns disent que pour un exemple perpetuel, il la falloit condamner à la mort, et que si cette faute demeuroit impunie les femmes et les filles imiteroient sa désobéissance. D’autres qui n’étoient pas si fervens répartirent que pour la première fois il y falloit procéder plus doucement. et qu’il suffisoit de la condamner au fouet en public. La conclusion en fut prise et il ne restoit plus qu’à trouver un exécuteur. Le plus zélé de la Compagnie se leva, disant : c’est moy qui le seray. Cependant la pauvre innocente ne dit mot, mais elle pense en son cœur que cette peine confusible sera une disposition pour son Baptême. Voilà toutes les femmes et les filles bien honteuses, car par la Sentence elles devoient toutes assister à l’exécution qui se devoit faire à la porte de l’Église. On ne voulut pas néanmoins exécuter la sentence sans l’avoir communiquée au Père de Quen qui étoit alors dans le confessional fort occupé. Quand il fut en état d’écouter, on lui dit le mal qu’on croioit que cette femme avoit fait et la résolution qui avoit été prise de la punir. Lui sans sçavoir ce qui s’étoit passé ni jusqu’où la chose devoit aller, repartit que ce seroit bien fait, puis il se retira. Voilà donc l’exécuteur qui mène la criminelle à la porte de l’Église, lui commande de poser les mains sur la balustrade du pont, et lui découvre les épaules. Elle sans se plaindre et avec une douceur et affabilité nompareille obéit à tout ce que l’on veut. Alors le fervent Sauvage élève sa voix disant : Ecoutez, écoutez François, sçachez que nous aimons l’obéissance : Voici une de nos filles qui a désobéi, c’est pour cela que nous l’allons punir ainsi que vous punissez vos enfans. Et vous filles et femmes Sauvages, autant vous en arrivera si vous désobéissez. Disant cela il décharge un grand coup de fouet; compte, dit-il à la patiente, et retiens bien. Il disoit cela parce qu’il devoit donner cinq coups. Quand ce fut au troisième, le Père de Quen entendant qu’on ne cessoit point et qu’on y alloit fort rudement sortit et fit faire le holà au zélé exécuteur. La patiente se revêtit avec une grande douceur et tranquillité et alla trouver le Père pour le prier de la baptiser. Mais comme il ignoroit son innocence il la rebuta fort rudement en lui disant : si tu veux que je te croie va-t’en aux Ursulines demain après le Soleil levé et je te baptiserai avec tes compagnes si tu persévères. Nous ne sçavions rien de tout ce qui s’étoit passé, mais le R. Père nous venant voir nous fit le détail de toute l’histoire.

Il faut que je vous avoue, ma très-chère Mère, que je me pensé fâcher contre lui d’avoir laissé fouetter cette pauvre innocente sans arrêter la ferveur inconsidérée des Sauvages, mais enfin comme le tout s’étoit passé innocemment de part et d’autre, il fallut se rire de la simplicité des Sauvages, et demeurer édifiez de la patience de la femme. Elle devança le temps et me vint trouver dès la pointe du jour avec une troupe de filles, me disant qu’elle venoit attendre le Père pour être baptisée. Je lui demandé si tout de bon elle vouloit être au nombre des enfans de Dieu, elle me répond qu’elle n’est venue que pour cela. Mais, lui dis-je, que dis-tu de ce que l’on t’a donné le fouet? En es-tu bien contente? Oui, repart-elle, j’ay voulu souffrir cet affront pour me disposer au baptême, et j’ay enduré en paix puisque Jésus a enduré et payé pour moy. Je vous (36I) confesse, ma très-bonne Mère, que j’étois ravie de l’entendre et de voir de si belles dispositions à la grâce. Je l’instruis, j’envoie quérir le Père, il la baptise, et durant la cérémonie elle fit paroître une modestie qui témoignoit assez que c’étoit sans feintise qu’elle poursuivoit si courageusement.

Je lui fis donner le nom de notre première Mère sainte Angèle estimant que cela lui étoit dû, puisque Dieu l’avoit convertie dans une maison de ses filles. Je luy demandé ensuite ses pensées sur la grande grâce qu’elle venoit de recevoir. Je pensois, dit-elle, au commencement : bientôt je serai lavée, mon âme sera embelie, et celui qui a tout fait m’aura pour fille. Lorsque je fus lavée, je dis en moy-même : Ah ! c’en est fait je suis fille de Dieu; et durant tout le temps de la cérémonie j’avois dans le cœur un plaisir extrême.

Jugez de là, ma chère Mère, du contentement que nous avons de voir tous ces miracles de la bonté de Dieu : Comme l’on baptise souvent des hommes et des femmes dans notre Chappelle nous voions des sentimens si chrétiens dans nos bons Néophites que notre extérieur fait connoître la joie de nos cœurs, ce sont des biens du Paradis qui adoucissent les épines du Canada, et les rendent plus aimables que tous les plaisirs de la terre.

Je vous disois l’an passé combien nos Séminaristes sont ponctuelles à faire leur examen de conscience et à s’accuser charitablement les unes les autres, sans qu’aucune s’offense. Elles continuent ce saint exercice par le moien duquel elles vivent dans une pureté de cœur qui n’est pas croiable. Elles ont encore une inclination très grande à fréquenter les Sacremens de pénitence et de communion, s’y disposant avec jeûnes et pénitences. Il y a peu de jours qu’une veille de communion je fus contrainte de quitter l’office pour leur faire cesser une rude discipline qui dura si longtemps que j’en avois horreur. Quand on leur accorde cette sorte de pénitence, ce qu’on ne fait pas aussi souvent qu’elles voudroient, elles tressaillent de joye, croiant que c’est une grâce singulière qu’on leur fait, alors elles se disciplinent tout à bon. J’admire entre les autres la petite Marie Magdelaine Abatenau, qui âgée seulement de neuf ans, est aussi ardente à ces exercices de pénitence que les plus âgées et les plus robustes.

Notre bonne Huronne pour laquelle nous souffrons maintenant de très-sensibles croix, ainsi que je vous dirai, est celle qui a le plus aidé cette année ses compagnes Huronnes tant par son exemple que par sa grande ferveur. Il ne se peut voir un plus grand zèle pour le salut des âmes que le sien. Deux Hurons aiant demeuré cet hiver en ces quartiers pour se faire instruire et baptiser, étoient souvent chez nous pour être enseignez et pour entendre les bons discours, tant de notre Néophite que de la Mère Marie de saint Joseph qui sçait la langue Huronne. Ils étoient ravis d’entendre l’une et l’autre ne pouvant comprendre comment une personne qui n’a jamais été en leur pais put parler leur langue, et comment leur parente put avoir tant d’esprit, et dire des choses si grandes de Dieu et de notre religion. Ils écoutoient cette jeune fille avec une attention nompareille, et un jour comme l’un d’eux étoit sur le point d’être baptisé, il feignit ne vouloir plus croire en Dieu, et par conséquent qu’il ne lui falloit plus parler de la foy ni du baptême. Alors notre fervente Thérèse (c’est ainsi qu’elle se nomme) commença à s’émouvoir et à lui dire : Comment parle-tu? je voy bien que le Diable a renversé et troublé toutes tes pensées pour te perdre : Sçai-tu bien si tu ne mourras point aujourd’huy, et qu’à l’heure même tu irois en enfer où tu brûlerois avec les Démons qui te feroient souffrir d’horribles tourmens ! Ce bon homme rioit de tout ce qu’elle disoit, ce qui lui faisoit croire que c’étoit par un esprit de mépris qu’il parloit. Cela lui fit redoubler son exhortation pour le combattre; mais n’en pouvant plus, elle nous vint raconter sa peine avec larmes : Ah ! disoit-elle, il est perdu, il a quitté la foy, il ne sera pas baptisé : Il m’a fait tant de peine de le voir parler contre Dieu, que s’il n’y eût eu une grille entre lui et moy, je me serois jettée sur lui pour le battre. Nous fûmes aussi-tôt pour sçavoir la vérité, et si c’étoit tout de bon qu’il parloit, mais nous reconnûmes sa feinte, et il nous témoigna que ce qu’il avoit fait n’étoit que pour éprouver la foy et le zèle de notre bonne Néophite.

Nous fîmes nos exercices spirituels après la fête de Pâques; quand nous les eûmes finis notre Thérèse eut aussi désir de les faire. A cet effet elle se retira sur une montagne qui borne notre clôture; et en partant elle dit à une de ses compagnes : Je m’en vais me cacher comme les filles Vierges; et là je prierai Dieu pour tous les Sauvages et les François et pour vous toutes, afin qu’il vous fasse miséricorde, et pendant tout ce temps je ne parlerai à aucune créature, mais seulement à Dieu. L’autre bien étonnée de cette entreprise et tout ensemble bien édifiée en vint donner avis à ses compagnes, qui toutes ensemble furent trouver notre hermite, et lui dirent qu’elles vouloient être de la partie. Elles la ramenèrent au logis, où elles se firent chacune une petite cellule où elles s’enfermèrent et gardèrent un silence très exact : Elles firent des prières et des oraisons continuelles durant tout le temps de leur retraite, ce qui nous donna bien de la consolation, étant une chose rare que des filles sauvages nées dans une liberté étrange se captivent de la sorte et gardent une solitude volontaire : cependant elles passèrent tout ce temps dans une si grande douceur qu’il les en fallut retirer de force y allant avec trop de zèle et de sévérité.

Nous avons eu cette année les vaisseaux plutôt qu’à l’ordinaire, n’aiant été que deux mois à leur voiage. A leur arrivée nous avons trouvé du rafraîchissement pour nous et pour nos Séminaristes qui en sont si reconnoissantes, qu’elles chantent tous les jours des cantiques de louanges à Dieu et de reconnoissance envers vous devant le très-saint Sacrement. Et cela n’est-il pas bien raisonnable, ma très-chère Mère, puis qu’elles ne sont à Dieu que par le secours de leurs bienfaiteurs. Les Sauvages sont naturellement ingrats, comme nous l’expérimentons en ceux qui ne sont pas encore baptisez, mais pour ceux qui le sont, la grâce dont leurs âmes sont embellies les rend très-reconnoissans, et presque toutes leurs prières et leurs communions se font pour la conservation des personnes de France qui leur font du bien, et qui par leur charité les ont retirées de l’infidélité.

Les vaisseaux étant arrivez, les Hurons se rendirent aux trois Rivières sans avoir fait aucune rencontre des Hiroquois. Le R. Père Isaac Jogues qui avoit fait le voiage avec eux, vint jusqu’à Québec avec cinq Hurons tant Chrétiens que Cathécumènes, trois desquels qui étoient les plus considérables, étoient parens de notre Thérèse, et venoient à dessein de la retirer afin de la pourvoir. Durant tout leur séjour à Québec ils étoient presque toujours ou dans notre chapelle ou à notre grille; l’on eût dit à voir la grande modestie de ces bons Néophites, qu’ils eussent été élevez dez leur enfance parmi des Religieux. Ils nous firent des harangues si chrétiennes que nous étions ravies de les entendre parler; il ne se peut voir des remercimens plus humbles que ceux qu’ils nous faisoient pour les soins que nous avions eu de leur parente depuis deux ans qu’elle demeuroit au Séminaire. Ils tenoient pour miracle de la voir lire et écrire, ce qu’ils n’avoient encore jamais veu parmi eux; ils la voioient adroite comme une Françoise, ils l’entendoient parler de deux ou trois sortes de langues, et ils croioient déjà qu’elle seroit l’exemple de leur Nation et la Maîtresse des filles et des femmes Huronnes : Nous les pourvûmes de tout ce qui étoit nécessaire à son mariage par le moien de nos amis, ensuite de quoi il fallut la rendre. Je ne sçay en qui il y a eu le plus de répugnance et de douleur, en elle de nous quitter, ou en nous de la perdre : Mais enfin l’exhortation que lui fit le Père Jogues touchant l’obéissance qu’elle devoit à ses parens la fit résoudre. La peine que nous avions à la laisser aller étoit fondée sur la crainte de ce qui lui est arrivé. Mais enfin il fallut se vaincre de part et d’autre; on l’embarque, et le R. Père Jogues qui accompagnoit la flotte des Hurons, la mit pour une plus grande seureté dans un de ses canots où il y avoit trois de ses domestiques. Ils ne furent pas quinze lieues avant dans le fleuve qu’ils firent rencontre des Hiroquois qui les attendoient au passage très-bien armez. Ces barbares attaquent nos pauvres Hurons qui s’accordent de se battre à terre. Les voilà aux mains, mais enfin les Hiroquois mettent les Hurons en fuite. Le R. Père Jogues fut pris avec deux braves François et quatre de nos principaux Chrétiens parens de notre Thérèse, qui fut liée avec un sien cousin âgé seulement de quinze ans. Ils furent emmenez avec plusieurs tant Cathécumènes que Païens, jusqu’au nombre de vingt-huit, qui expérimenteront, s’ils ne l’ont déjà fait, la tyrannie de ces barbares, si la bonté de Dieu ne les retient. Jugez de grâce, ma très-chère Mère, quelle douleur nous a causé cette triste nouvelle. Le Canada n’avoit point encore veu un pareil accident depuis qu’on y prêche le saint Evangile. L’on dit pourtant qu’ils ne tueront pas notre captive, mais qu’ils la marieront à quelqu’un des leurs. Si Dieu conservoit le Révérend Père et nos Chrétiens, on croit que ce seroit une ouverture à la lumière de l’Evangile dans ce pais infidelle, mais selon les apparences humaines ils sont à présent tous massacrez, et nous avons prié pour les Chrétiens comme s’ils étoient morts. Au même temps un autre parti Hiroquois prit une compagnie de Hurons, qui venoient faire leur traite proche de Mont-Réal, tellement que ces barbares commandent la Rivière de toutes parts.

Lorsque les Hurons furent défaits, Monsieur notre Gouverneur étoit aux trois Rivières attendant un vent favorable pour aller construire un fort sur la rivière des Hiroquois par la libéralité de Monseigneur le Cardinal. Il avoit voulu faire attendre les Hurons afin de leur faire escorte; mais ces bonnes gens qui ne craignent les dangers que quand ils voient l’ennemy le remercièrent; et juste(365)ment ils furent pris proche le lieu destiné à la construction du fort. Monsieur le Gouverneur apprit ces tristes nouvelles lorsqu’il alloit partir, mais le mal étoit sans remède, car ces Barbares s’enfuirent, et furent quérir de nouvelles forces emportant leur butin, qui étoit de valeur de huit mille livres. Ces barbares ne sçachant point que l’on vouloit borner leur rivière, firent un fort à une lieue de là afin d’avoir le chemain libre. Une troupe de trois cens hommes se débanda pour fondre sur les François et sur les Sauvages qu’ils pourroient rencontrer. Cependant Monsieur le Gouverneur faisoit puissamment travailler à son fort, de sorte que les Hiroquois trouvant dans leur chemin ce qu’ils n’attendoient pas, et ce qu’ils n’y avoient pas veu quelques jours auparavant, furent extrêmement surpris. Néanmoins comme ils sont vaillans, et que la mémoire de leur victoire encore toute récente leur enfloit le cœur, ils attaquèrent le fort jusqu’à vouloir mettre le pied dedans. La mêlée fut grande, et il y eut bien des coups de part et d’autre : les ennemis étoient dans leurs barques d’où ils vouloient tout ravager, prenant la commodité des meurtrières du fort pour tirer sur les François. Ces gens qui pensoient rencontrer des fuiarts comme les Hurons et les Algonquins firent les vaillans au commencement, mais par la bonne conduite de Monsieur notre Gouverneur, ils furent mis en déroute avec une telle épouvante, qu’on a trouvé une partie de leurs armes qu’ils avoient jetté çà et là afin de fuir plus légèrement. Il y a eu quantité de leurs gens tuez et blessez, comme on a remarqué dans la poursuite qu’on en a faite, les chemins étant pleins de sang, et des écorces où ils portent leurs morts et leurs blessez. Du costé des François il y a seulement un homme tué et quatre blessez. Les armes de ces Barbares sont flêches, massues et fusils. Ils avoient justement trouvé dans la capture qu’ils firent des Hurons tout ce qui leur falloit pour nous faire la guerre, outre ce qu’ils avoient eu des traîtres Hollandois. Jamais ils n’avoient osé attaquer les François dans leurs forts, et sans la rencontre de celui-cy, on dit qu’ils se seroient jettez sur celuy de Mont-Réal et sur les trois Rivières. Si Monsieur notre Gouverneur n’eût été sur le lieu tout étoit perdu, car il n’y fût resté que trente ou quarante hommes qui n’eussent peut-être pas été des plus soigneux : sa présence a tout mis à couvert, car il avoit trois barques bien équipées avec son Brigantin et environ cent hommes d’armes. L’on a trouvé proche de ce fort à qui l’on a donné le nom de Richelieu, une place où ces Barbares ont fait brûler des hommes, mais on ne sçait si ce sont de nos captifs ou d’autres. On a trouvé au même lieu douze têtes peintes en rouge qui est une marque que ceux-là seront brûlez, six autres peintes en noir, qui est un indice que ceux-cy ne sont pas encore condamnez, et une seule élevée au dessus des autres, qu’on croit être celle du bon Eustache grand Capitaine Huron, qui avoit été baptisé depuis peu de temps, et qui avoit fait merveille pour soutenir notre sainte Foy. C’étoit le plus grand ennemi des Hiroquois, et qui remportoit souvent des victoires sur eux. Lorsqu’il fut pris, ils firent un cri de joye épouventable : quoiqu’il se laissât prendre volontairement afin de mourir avec le R. Père Jogues, et avec les François qui l’accompagnoient; car comme on luy disoit : tu te peux sauver, non, dit-il, je n’ay garde je veux mourir avec les François. La haine de ces Barbares est trop grande contre luy pour l’épargner, et il ne faut pas douter qu’ils ne le fassent mourir d’une mort horrible.

Notre Thérèse non plus que son Cousin n’étoit point peinte comme les autres; c’est une marque qu’ils ne sont plus liez, et qu’ils la garderont libre parmi eux. Pour le reste des vingt-sept on croit qu’ils ont été brûlez; l’on n’en recevra des nouvelles certaines que par quelques fugitifs : car tout ce que je viens de dire nous a été rapporté par quatre femmes qui se sont sauvées d’un grand nombre d’Algonguins qui furent pris l’hiver dernier par les Hiroquois. Ils tuèrent tous les hommes et réservèrent environ vingt femmes pour remplacer un pareil nombre des leurs, que les Algonguins avoient fait mourir peu de temps auparavant. Celles-cy s’étant sauvées, celles qui restent peuvent bien trembler, car on croit qu’ils les feront brûler, comme ils firent brûler leurs maris et leurs enfans en leur présence.

Vous verrez par la relation combien les diables sont enragez de voir le progrez du Christianisme ici et aux Hurons. C’est pour cela qu’ils font révolter ceux qui ne sont pas Chrétiens contre ceux qui le sont. Ces bons Néophites présentent généreusement leurs têtes et celles de leurs enfans sous la hache pour le soutien de la Foy. Dieu leur donne tant de courage qu’ils ne font point d’état de la vie, quand il faut soutenir le parti de Jésus-Christ, pour lequel ils sont outrageusement persécutez. Il y a peu que les démons déclaroient leur rage tout haut par la bouche des Payens qu’ils possèdent, et ils avoient en quelque façon prédit le massacre qu’ils viennent de faire des Hurons par les mains des Hiroquois. Mais quoy qu’ils fassent, ils sont contraints de cèder la place au Roy légitime des Nations, dont le Royaume croît d’une telle manière que nous en sommes consolées. Remerciez-le des grâces qu’il nous fait. Priez-le pour nos bons Néophites, et particulièrement pour nos captifs et pour moy qui vous suis en luy une servante toute acquise. De Québec le 29. Septembre 1642.

L.80 De Québec, à son Fils, 26 août 1644.

Jhésus, Maria, Joseph

Mon très cher et bien-aymé Fils, La vostre m’a apporté une consolation que je ne vous puis exprimer. J’entend vos deux lettres que j’ay reçeue du mois de juillet, les vaisseaux estant arrivez plutost qu’à l’ordinaire qui nous ont rendus les Rds PP. Quentin et Jogues, lequel par une providence de Dieu très particulière a esté enlevé des hollandois qui habitent aux costes de ce pays des hiroquois dont je vous parlay l’an passé, et l’embarquant dans un vaisseau l’envoyèrent en France, ce qui leur avoit esté estroitement commandé de la Reine. Ainsy Dieu nous l’a rendu un vray martir vivant qui porte en son corps les livrées de Jésus-Christ. Cette arrivée nous a apporté la joye que vous pouvez juger. Le pauvre Père devoit estre bruslé en s’en retournant dans son village si les hollandois qui en furent advertis ne se fussent dépeschez de faire leur coup. Il m’a raconté les conduites de Dieu très particulièrement sur luy pendant sa captivité. Il y a des milliers de martyrs qui sont morts à moindres frais. Imaginez-vous les choses les plus ignominieuses qu’on peut faire souffrir à une personne chaste, il les a souffertes. Je ne sçay si les relations en ont fait ou feront mention. Je vay seulement vous dire une circonstance de ses travaux.

Après des bastonnades espouvantables qui le firent ressembler à un monstre qu’on laissa pour mort, après luy avoir couppé deux doigtz et bruslez et mordu les autres, on le promena nud de village en village, de théâtre en théâtre. Dedans une grande assemblée, on le pendit en l’air par les deux gros des bras à deux grands pieux fort eslevés avec des cordes d’osier si serrées qu’il ne se pouvoit davantage. Il fut si longtemps en ce tourment qu’il luy fut plus grand et plus sensible que tous les autres par la pesanteur de son corps avec ses liens si serrez. On le resserra de nouveau quand on vit que cela augmentoit son tourment. Un barbare d’un autre village fort esloigné ne peut souffrir cela et pa(r) une compassion naturelle le deslia, lorsqu’il estoit presque mort. Voyez ce que Dieu fit à cet homme pour récompense. Après tous les tourments du Père, les hiroquois le donnèrent à une famille qui en prist soin et eut de l’affection pour luy (c’est-à-dire qu’ilz ne luy faisoient point de mal) et luy permettoient de prier Dieu. (Ilz appellent cela Magie et un françois qui accompagnoit le Père a esté martir pour cela). Donc ces gens menoient le Père partout où ilz alloient, et par ce moyen, il baptisoit tous les enfans malades et les grands aussy, ainsy, il envoyoit beaucoup d’âmes dans le ciel. Faisant voyage il passa par le village de cet homme qui l’avoit délié, et sans penser à luy, il entra dans sa cabane pour voir à son ordinaire s’il n’y avoit point quelque bien à faire. En sortant, ce pauvre homme estoit dans un coin qui l’appella et luy dit : « Et quoy, mon frère, aurois-tu point pitié de moy, ne sçay-tu pas que je t’ay sauvé la vie, te desliant de ton tourment? Je m’en vais mourir, ayde-moy. » Le Père demeurant aussy estonné que joyeux, l’instruit, le baptise et il meurt tout aussytost, et ainsy il eu le ciel pour sa naturelle compassion et pour la vie corporelle qu’il avoit donné au Père, il mérita pour son âme la vie éternelle. Est-ce pas là une admirable Providence? Il a trouvé nombre d’occasions impréveues qui luy ont fait envoyer au ciel nombre d’âmes. Il est dans une humilité admirable laquelle fait voir sa grande sainteté. Et mesme durant qu’il estoit captif, sa grande modestie tenoit les barbares en admiration et le croyoient plus homme.

Pour response à ce que vous désirez sçavoir touchant le pais, je vous diray, mon très cher fils, qu’il y a des maisons de pierres, de bois et d’écorces. La nostre est toute de pierres, elle a 92 pieds de longueur et 28 de large : c’est la plus belle et grande qui soit en Canada pour la façon d’y bastir. En cela est comprise l’église qui a sa longueur dans la largeur de la maison et de largeur a 17 piedz. Vous penserez peut-estre que cela est petit, mais le froid trop grand ne permet pas qu’on fasse un lieu vaste. Il y a des temps que les prestres sont en danger d’avoir les mains et les oreilles gelées. Nostre Choeur, le séminaire et nostre logement sont, dis-je, compris en 92 pieds de long et 28 de large. Le fort est de pierres et les maisons qui en despendent. Celles des Rds PP., de Madame nostre Fondatrice, des Mères hospitalières et des sauvages sédentaires, de pierres. Celles des habitants, de colombage pierrotté; 2 ou 3 estant aussy de pierres pures. Partie des sauvages ont leurs maisons portatives d’écorces d’arbres de bouleau, qu’ilz dressent bien proprement avec des perches. Au commencement, nous en avions une de mesme pour faire nostre classe. Ne pensez pas que nos maisons soient de pierres de taille, non il n’y a que les encoignures. C’est une sorte de pierre comme espèce de marbre presque noir qui se tire par coupeaux assez bien fait, mieux que le moilon de France. Ces encoignures sont très belles, mais cela couste à tailler à cause de la dureté. Un homme couste 3o sols par jour et le nourrissons festes et dimanches et mauvais temps. Nous faisons venir nos ouvriers de France que nous louons pour trois ans ou plus. Nous en avons dix qui font toutes nos affaires, excepté que les habitans nous fournissent la chaux, sable et brique. Nostre maison a 3 estages. Nous avons nos cellules en celuy du milieu, faittes comme celles de France. Nostre cheminée est au bout du dortoir pour eschauffer le courroir et les celles dont les séparations ne sont que de bois de pin. L’on n’y pourroit eschauffé autrement, car ne croyez-pas qu’on puisse estre longtemps en sa celle l’hiver sans se chauffer. Ce seroit un grand excez d’y demeurer une heure, encore faut-il avoir les mains cachées et estre bien couvert. Hors les observances, la demeure ordinaire pour lire, escrire et estudier est de nécessité auprès du feu, ce qui est une incommodité et assujettissement extrême, particulièrement à moy, qui ne me chauffois jamais en France. Nos couches sont de bois qui se ferment comme une ormoire; quoy qu’on les double de couvertes ou de serge, à peine y peut-on eschauffer. L’hiver, nos sauvages quittent leurs maisons de pierres et vont se cabaner dans les bois où il ne fait pas tant de froid. L’on met 5 ou 6 busches à la fois, car on ne brusle que du gros bois, et avec cela, on se chauffe d’un costé et de l’autre, on meurt de froid. A 4 cheminées, nous bruslons l’année, de laquelle l’hiver dure 6 mois 175 cordes de boix. Quoy que le froid soit si grand, nous tenons tout l’hiver le chœur, mais on y souffre un peu. Nostre closture n’est pas de pierres, mais seulement de grands pieux d’arbres entiers de 10 pieds de haut accommodez avec de la charpente; le pays ny nostre pauvreté ne peut encore permettre de sy grands frais. Enfin les clostures d’icy sont toutes moindres, excepté celle du fort, encore y a-il plus de 6 ans qu’il est commencé et n’est pas achevé, aussy il [est] si grand. Les couvertures des maisons sont de planches doubles ou de bardeau et planche au-dessous.

Les sauvages sont habillez. Il ont l’esté une grande peau d’orignac, carrée comme une couverture et grande comme une peau de bœuf, qu’il mettent sur leurs espaules. Ils l’attachent avec de petites corroyes, en sorte que leurs bras sortent des deux costés, qui demeurent nuds. Ils n’ont que cela et un brayer, pieds et teste nus. Chez eux, à la campagne, et quand ils se battent contre leurs ennemis, ils sont nuds comme la main, excepté le brayer qui les cachent assez modestement; ils ont la peau quasi minime à cause du soleil et des graisses dont ils s’oignent par tout la plus part, et leur visage est matachié de rayes rouges et bleues. L’hiver, ils ont pour robes des couvertes de lits accommodées comme les susdites et des manches de mesme et des chausses de cuir ou des couvertes usées qui leur vont jusqu’à la ceinture. Ils ont une robe de castor avec son poil en guise de manteau. Ceux qui se couvrent la teste, ils traittent des bonnets de nuict rouges au magazin. Ils ont aussy quelques fois des capots ou tapabors /23; ils ont des robes; quand les Pères oublient, nous, nous leur en donnons. Voillà pour ceux qui sont bien habillez; mais il y en a qui sont presque nuds en tout temps par pauvreté. Quant aux femmes, elles sont fort modestement accommodées; elles ont toujours des ceintures (car les hommes n’en ont quasi jamais et leurs robes vont au gré du vent); leurs robes vont jusque à my-jambes et en haud, jusque au haut du col, presque toujours les bras et teste couvertes d’un bonnet de nuict d’homme, rouge, ou d’un tapabor ou capot, leurs cheveux abattus sur le visage et liez par derrière. Elles sont fort modestes et pudiques. Nous faisons de petites simarres à nos séminaristes et les coiffons à la françoise.

On ne pourroit quasi distinguer un homme d’avec une femme sinon par cet accommodement de robbe, car leur visage est semblable. Leurs souliers sont de peau d’orignac qui est comme du buffle. Ils froncent cela par le bout. Une pièce quarrée qu’ils mettent au talon. Ils passent dedans une petite courroye comme à une bourse. Voillà leurs souliers fait. Les François n’en portent point d’autres l’hiver, d’autant qu’on ne peut sortir qu’avec des raquettes sous les pieds pour marcher sur la neige, on ne s’y peut servir de souliers françois. Nous autres, nous n’avons que faire de cela. Voillà ce que vous désirez sçavoir pour ce point.

Si nostre communauté est grande? Elle l’est assez pour le présent. Nous sommes huict Sœurs de chœur et une converse. Il y en a quatre de chœur de nostre maison de Tours et 4 de la Congrégation de Paris; la converse est de Dieppe. Je vous parleray ailleurs de cela. Les Mères de l’hôpital ne sont que 5 de chœur et une converse /24.

Si nos Sauvages sont si parfaits comme je vous le dis? En matière de mœurs, il n’y a pas la politesse françoise : je veux dire en ce qui regarde un compliment et façon d’agir des François. On ne s’est pas estudié à cela, mais à leur bien enseigner les commandemens de Dieu et de i'Église, tous les points de nostre foy, toutes les prières, à bien faire l’examen et toutes autres actions de religion. Un Sauvage se confesse aussy bien qu’un religieux et religieuse, naïfs au possible, qui font cas des plus petites choses, et lorsqu’ils sont tombez, ils font des pénitences publiques avec une grande humilité. En voicv un exemple. Les Sauvages n’ont point d’autre boisson que du bouillon de leur chaudière à sagamité, soit de chair ou de bled d’Inde, ou d’os bouillis ou d’eau. Les François leur ayant fait gouster de l’eau-de-vie ou du vin, il le trouve fort à leur goust, mais il ne leur en faut 5 qu’une fois pour Ies rendre comme fols et furieux. La cause de cecy est qu’ils ne mangent que choses douces et jamais de salures. Cette boisson les tue; c’est ce qui a obligé M. nostre Gouverneur à faire défense, sur peine de grosses amandes aux françois de leur en donner ou traitter. Néantmoins, à l’arrivée des vaisseaux il n’est pas possible d’empescher les mathelots de leur en traitter à cachette. Les anciens sauvages et les jeunes de leurs familles ne font point cela, ny ceux qui sont bons chrestiens, mais seulement la jeunesse. Il est arrivé cette année que quelques-uns se sont enyvrez. Les anciens avec les Pères de cette mission les ont condamnez à certain nombre de peaux de castor, pour estre employer à achepter de quoy parer la chapelle, en outre, d’estre 3 jours sans entrer dans l’église et aller 2 fois de jour, faire les prières à la porte, les inocens aussy bien que les coupables affin de leur ayder à obtenir miséricorde et appaiser celuy qui a tout fait. D’autres font une confession publique dans l’église des françois et disent leurs faultes tout haut; d’autres jeûnent 3 jours au pain et à l’eau. Comme ils font peu tels excès, aussy ces pénitences sont rares.

Il en (va) des Sauvages comme des françois, il y en a de plus ou de moins dévots les uns que les autres, mais, universellement parlant, ils sont plus dévots que les françois. On ne les met pas pourtant en la bourgade des françois, crainte qu’ils n’en imitent d’aucuns, quoy qu’ils soient assez sages dans ce pais, mais les sauvages ne sont pas capable de la liberté françoise quoyqu’honeste.

Madame nostre fondatrice qui est zélée au dernier point, a esté cette année visiter la mission de Tadusac, à 35 lieues d’icy, où les chrestiens mennent une vie très exemplaire. Plusieurs ont encore esté baptisés. Là se sont trouvez quantité de sauvages que les nostres ont trouvez bien loin dans les bois, instruicts et rendus capables du saint baptesme. Cette bonne dame estoit ravie de voir de si grandes ferveurs en des personnes qui de père en fils avoient esté nourris dans la brutalité. Ils estoient veneus tout exprès pour se faire baptiser. Les françois qui estoient là (car c’est où aborde et mouille la flotte de france qui nous apporte toutes les nécessités pour le pais) pleuroient de joye de voir des loups devenus agneaux et des bestes enfans de Dieu. Les pères excitent leurs enfans et les enfans leurs pères à qui aura le plus de ferveur. Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquamment discourir à nostre grille de ce qui leur presse le cœur. Voicy un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les hiroquois, me vient voir et me tient ce language : « Ma Mère, voillà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemys. S’ils nous tuent, il n’importe; aussy bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et mesme de prendre et tuer nos amys les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas a cause qu’il nous tuent mais qu’ils tuent nos amys. Prie pour nous car nous avons offensé Dieu et il nous châtie. La jeunesse n’est pas sage. Je leur dis : Vous fâchez Dieu et Il nous chastie, corrigez-vous et il s’appaisera. Un tel N. (c’estoit un qui avoit fait une faute contre les mœurs) a fait encore une telle faute. J’ay prié le grand capitaine des françois et le Père Supérieur de le bannir d’avec nous, parce qu’il y attire le diable. C’est d’où nous viennent nos malheurs. Ils m’ont dit : Attend jusqu’au printemps et il se corrigera. Ils sont trop bons d’avoir attendu car il ne s’est point corrigé. Priez toutes pour nous car nous ne sçavons ce qui nous arrivera à cause de nos offenses. » C’est un vray sainct et celuy qui a esté le deuxiesme baptisé de tous les Sauvages. Il est irrépréhensible. Dans une harangue publique qu’il fit à ses gens dans l’église où le Rd Père De Quen avoit fait quelques remontrances à la jeunesse, ce bon homme eslevant la voix fist une confession généralle tout haut (le Père ne sçavoit pas ce qu’il vouloit faire) et dit toutes les fautes qu’il avoit commises depuis 7 ou 8 ans qu’il est chrestien, adjoutant : « Mes frères, c’est moy qui ay attiré tous les malheurs qui nous arrivent. Vous voyez mes méconnoissances aux grâces de Dieu, veu les fautes que j’ay commises depuis que je suis son enfant. Mais, mais il est bon. Prenez courage, ne vous désespérez pas. Si nous le servons il nous fera miséricorde... », et plusieurs autres choses fort touchantes.

Une bonne femme estant veneue à nostre grille pria la Mère Marie de St-Joseph de l’instruire sur le St-Sacrement, car disoit-elle, il y a longtemps que je ne me suis trouvée aux prières publiques, et à mesure qu’on luy disoit quelque chose, elle répliquoit : « Voillà tout juste ce qu’on m’avoit enseigné et ce que j’avois oublié; tu m’obliges de m’en faire ressouvenir. » Et ensuite elle dist : « Dieu me fait beaucoup de grâces : autrefois, la mort de mes enfants m’affligeoit en sorte que quoy que ce fust ne me pouvoit consoler, mais maintenant, mon esprit est si convaincu de la sagesse et bonté de Dieu que quand il me les osteroit tous, je n’en seroit pas triste. Je pense en moy-mesme : si une plus longue vie estoit nécessaire à mon enfant pour mieux faire son salut, celuy qui a tout fait ne la luy refuseroit pas, veu qu’il est si bon et que rien ne luy est impossible, mais ° puisqu’il l’appelle à soy, il faut donc dire que comme il sçait tout, il voit que peut-estre il cesseroit de croire en luy et qu’il feroit des péchez qui le précipiteroient en enfer. Je luy dis pour lors : Détermine de moy, toy qui as tout fait, et de tous mes enfans aussy. Quand tu m’esprouverois par toutes les manières possibles, je ne cesseray jamais de croire en toy, de t’a,ymer et t’obéir; je veux ce que tu veux. Et après, je dis à mes enfants que je voys mourir : Va, mon enfant, va voir au ciel celuy qui a tout fait. Quand tu y sera pris-le pour moy affin que j’y aille aussy. Quand tu seras mort, je feray des prières pour ton âme affin que bientost tu sorte du purgatoire. » Cette bonne femme me veint une fois dire une longue oraison qu’elle avoit composée pour les guerriers. Elle m’attendrissoit des parolles pressantes qu’elle disoit à Dieu. Elle se nomme Louise. Il semble que Dieu se plaise à luy oster ses enfants l’un après l’autre depuis son baptesme.

Dans ce peu, vous voyez les sentimens 1 ° de nos bons chrestiens. Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fust pas béniste, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines non pareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau.

Je vous ay mandé dans ma précédente que la foy prend de profondes racines dans les nations du nort et aux hurons. Je viens d’en recevoir des nouvelles du R. P. Chaumonot que vous avez veu à Paris avec le Père Poncet. Voillà ce qu’il dit : « on a basty en 5 principaux bourgs des Hurons des chapelles où il y a toujours de nos Pères. Si ces 2 hivers prochains les conversions continuent comme ces 2 précédentes, nous espérons que les chrestiens deviendront les plus forts en ces 5 bourgs et en peu de temps, ils attireront après soy, non seulement tous les concitoyens, mais encore tout le reste du pays et voire tout le pays des hurons. »

Je vous ay dit dans ma précédente comme les hiroquois ont pris un de nos Rds Pères et plusieurs chrestiens tant françois que sauvages desquels 5 ont esté tuez et 2 bruslez tout vifs. C’est peu de chose que la vie, mais la cruauté que ces barbares exercent sur les patians est horrible. Comme l’esprit s’affoiblit quelque fois, on craint pour nos pauvres chrestiens un désespoir car il n’y a là personne pour les consoler et encourager. Au nom de Dieu, recommandez-les à tous mes Rds Pères de vostre Ste maison. 300 Sauvages fugitifs se sont réfugiez proche nostre petite maison, cet hiver. Ils estoient instruicts en nostre chapelle excepté ceux qui n’avoient pas encore la disposition d’entendre parler de Dieu. Hors cette première instruction, les femmes et filles venoient dans nostre classe et les hommes à nostre parloir auquels après la réfection spirituelle, nous taschions de leur donner celle du corps. Mr nostre Gouverneur leur fist de grandes charités durant ce temps-là. C’est le plus charitable qu’on puisse voir : tous ces pauvres gens avoient pensé mourir de faim (33). Ces réfections corporelles que nous leur faisons sont des apas qui les attirent et aprivoisent beaucoup, mais nostre nécessité et pauvreté ne nous permet pas de faire ce que nous voudrions. C’est [ce] qui me contraint de demander l’aumosne en France chez nos amys, non pour nous, mais pour les pauvres Sauvages ou plutost pour Jésus-Christ. L’on a descouvert des nations sédentaires qui ayant ouy parler de Dieu et veu faire des actes de religion à des chrestiens qu’ils ont veu en leur pais font de mesme et souhaittent les ouvriers de l’Evangille. Mais les passages qui sont fermez par les ennemys de Dieu les retiennent. Néanmoins 3 se sont hasardez d’aller aux hurons pour de là aller plus haud, car ces nations sont encore 300 lieues par delà. Or il y a 500 lieues d’icy aux hurons, mais si le passage estoit libre, le chemain seroit plus court de la moitié.

Ne vous lassez point de vous tenir aux pieds du Roy de toutes les nations. Il est mort pour tous et tous ne vivent pas encore. Hélas ! mon très cher fils, si j’estois digne de courir partout pour tascher de luy gagner quelque âme, mon cœur seroit satisfait. Cela n’est-il pas sensible de voir les démons tenir un empire si absolu sur tous les peuples? Allons ensemble en esprit et taschons d’en rendre quelqu’un à nostre bon Maître. Vous ferez autant en vostre solitude que si vous y estiez actuellement employé. Le Père éternel a fait voir à une personne que si elle luy demande par le cœur de son Fils, il luy donnera tout ce qu’elle voudra; demandons-luy des âmes pour l’amplification de son royaume. Je vous en conjure, soyons jaloux de que son ennemy les possède. C’est luy qui anime les hiroquois qui, pour le présent, sont le plus grand empeschement de sa gloire en ce pais, excepté mes malices; mais pour ce point, trouvez-moy des amys envers Dieu, je vous en supplie, surtout de mes Rds Pères que je salue avec humilité. Je leur demande leur sainte bénédiction et participation à leurs saints Sacrifices et saintes prières. Je ne suis pas digne de leur apartenir de si près, ny d’avoir une partie de moy-mesme parmy eux.

Pour vous, je ne vous quitte point auprès de Dieu. Demeurons donc en ce vaste océan, et y vivons ça-bas en attendant l’éternité que nous nous y verrons réellement. Adieu.

Des Ursulines de Québec, le 26. d’Aoust 1644.

L.97 De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646.

Mon très-cher, et bien-aimé Fils. Je prie le Roi des Saints d’être l’unique objet de votre amour pour le temps et pour l’éternité. Le désir que j’ai que vous priiez, et que vous excitiez les gens de bien à prier pour cette nouvelle Église, me porte à vous faire un petit récit des bénédictions que Dieu continue de verser sur nos Sauvages. Cela vous excitera sans doute de nouveau à louer leur Bienfaiteur, et à lui demander pour les uns la persévérance, et pour les autres la grâce d’une parfaite conversion. Il y a apparence que cela n’est pas bien éloigné, puis que nous volons ici tous les jours à notre grande consolation, de nouvelles Nations attirées par les nouvelles de la paix, qui leur rend les passages libres. Le désir qu’ils ont de se faire instruire et de se sauver fait qu’ils demandent des Pères, pour les emmener en leur pais, afin qu’ils y portent les riches trésors de la Foi et de l’Evangile, et qu’ils les mettent au nombre des Enfans de Dieu par le moien du Baptême.

Ceux qui paroissent les plus zélez, sont les Sauvages du côté du Nord, dont la Mission est à Tadoussac. Je vous en parlé l’an passé, et comme les Nations de cette côte qui résident avant dans les terres entre des montagnes affreuses et des rochers inacessibles se viennent rendre chaque année au printemps en ce lieu là, les Pères sont aussi exacts à s’y trouver pour les instruire l’espace de trois ou quatre mois que le temps est plus tempéré; car le reste de l’année il y fait un froid nom-pareil, y aiant encore des neges et des glaces au mois de Juin. Il y a quelques jours que j’en demandois des nouvelles au Père qui a le soin de cette Mission, aiant une association spirituelle avec lui pour la conversion de ces peuples : Car encore que nous embrassions toutes les Nations en celui qui les a créées, nous en tirons néanmoins tous les ans chacune une au sort, afin d’exciter plus particulièrement nos dévotions pour leur conversion. Or comme cette Mission m’est tombée en partage, j’ay voulu sçavoir du Père les bénédictions que Dieu y verse, afin de lui en rendre grâce. Voici la réponse qu’il m’a faite : Je ne puis rien mander de ces quartiers de meilleur que l’amplification du royaume de Jésus-Christ. En un jour j’ay baptisé 30 Betsamites, et confessé 60. Chrétiens. Je suis sur le point de faire six mariages en face d’Église. Je pris avant-hier tous les diables des sorciers, leurs pierres, leurs tambours et semblables badineries que j’ai fait bouillir pour leur faire voir combien c’est peu de chose, et afin que ce malin esprit ne paroisse plus dans le pais de ces pauvres Gens. Les Sauvages de Tadoussac font des harangues, qui n’ont point de prix tant à leurs Gens qu’aux Nations étrangères pour les encourager à croire, et à embrasser la Foy. Vous les concevriez mieux par les oreilles que par les yeux. Remerciez le grand Maistre de ce qu’il illumine toutes les Nations du Nord, car il y en a ici de plus de dix sortes qui sont de plus de douze journées de Tadoussac. Je ne sçai si la fin du monde est proche, mais la Foy s’étend beaucoup. Je n’ai qu’un regret de voir un si mauvais instrument que moy entre les mains de Dieu, mais priez sa bonté, je vous en supplie, de me rendre plus digne en me faisant miséricorde. Les dévotions de nos Paroissiens sont fort réglées. Il y en a environ soixante qui se sont confessez deux ou trois fois, et comme ils se disposent à communier, ils jeûnent le Samedi à ce dessein. Il y en a trente qui ont communié pour la première fois, le reste communira en son temps. Ce m’a été une consolation bien sensible de les voir recevoir ce Saint Sacrement avec tant de dévotion et de ferveur que les François des deux barques qui sont arrivées aiant assisté à la Messe, à l’eau bénite, et à l’instruction qu’on leur a faite, les ont admirez. Leur police continue dans une obéissance exacte. Ils ont première, seconde et troisième table. Les personnes de considération mangent à la première : les Officiers qui ont servi mangent à la seconde ; et les femmes et les enfans à la dernière. Ils ont fait une allée pour se promener après le repas, pour traiter de leurs affaires, et pour prier en se promenant.

Ils souhaittent passionnément une petite maison à la Françoise pour y loger l’Eté et serrer leurs hardes l’hiver pendant qu’ils sont à la chasse. Jusqu’ici sont les paroles de la lettre du Père.

C’est une chose ravissante de voir nos bons Sauvages de Silleri, et le grand soin qu’ils apportent à ce que Dieu soit servi comme il faut dans leur bourgade, que les loix de l’Église soient gardées inviolablement, et que les fautes y soient châtiées pour apaiser Dieu : L’une des principales attentions des Capitaines est à éloigner tout ce qui peut être occasion de péché ou en général, ou en particulier. L’on ne va point à la chappelle que l’on n’y trouve quelque Sauvage en prière, avec tant de dévotion que c’est une chose ravissante. S’il s’en trouve quelqu’un qui se démente de la foy ou des mœurs de Chrétien, il s’éloigne et se banit de lui-même, sçachant bien que bon gré mal gré il lui faudroit faire pénitence, ou être honteusement chassé de la bourgade. Il y a quelques jours qu’un jeune homme eut différent avec sa femme. Ils furent menez devant les Capitaines, qui condamnèrent l’homme à être mis à la chaîne dans une cave du fort, et là jeûner trois jours au pain et à l’eau : Et la femme fut condamnée à la même peine, qui fut exécutée en notre Monastère. Ces pauvres gens firent leur pénitence avec tant de dévotion, que je croi que leur faute leur fut remise dès le moment que la sentence leur fut prononcée. La femme ne voulut pas seulement une poignée de paille sous elle; car, disoit-elle, je veux parer Dieu que j’ay fâché.

Les Attikamek qui sont aussi du côté du Nord sont convertis et vivent d’une vie extraordinairement innocente. Il y a quatre ans qu’une trentaine décendit ici, où ils furent instruits et baptisez ; après quoi ils s’en retournèrent en leur pais annonçant avec une ferveur apostolique à ceux de leur Nation le bien qu’ils avoient rencontré. Ils leur expliquèrent les points de la foy comme ils les avoient apris, en sorte qu’ils en convertirent un grand nombre, qu’ils amenèrent aux trois Rivières pour y être baptisez, ce qui leur fut accordé. Depuis ce temps là ils sont réglez comme s’ils avoient toujours des Pères parmi eux : Aussi viennent ils de temps en temps, quoique fort éloignez, pour rendre compte de leur foy, et recevoir de nouvelles lumières. On ne peut rien voir de plus zélé, même jusqu’aux enfans.

La paix qui fût faite l’an passé a ouvert la porte aux Nations éloignées qui sans crainte viennent en ces quartiers, ravies d’avoir la liberté du commerce et de se faire instruire. Elles demandent toutes des Pères pour les mener en leurs pais. Et déjà en voilà qui partent pour aller aux Abnaki?ois, qui étoient cy-devant inaccessibles. D’autres vont aux Hiroquois, et c’est la chère Mission du R. P. Jogues, laquelle a commencé par l’effusion de son sang dont il a arrosé cette terre; mais il l’a bien plus sanctifiée par ses vertus héroïques, qui ne seront bien connues qu’au jour du jugement, car ce grand serviteur de Dieu les cache dans son humble silence. Ce peu néanmoins qui en a paru a ravi en admiration ceux même qui l’ont tyrannisé, qui le revoiant de retour de France, et aller en leur pais, l’ont reçu comme un Ange du Ciel et le regardent comme leur Père.

Mais il vous faut dire quelque chose de ces Ambassadeurs, qui avoient promis lors qu’ils s’en allèrent de revenir au printemps. Dès qu’ils furent arrivez en leur pais, ils firent leur légation à leurs Capitaines de la part de Monsieur de Montmagni notre Gouverneur, des François, des Hurons, des Algonquins et des autres Nations, qui étoient jointes en ce traitté de paix : Voici comme la chose se passa.

Trois jours après leur arrivée, dans le premier village, le peuple s’assembla pour écouter la voix d’Onontio, qui est Monsieur le Gouverneur, par la bouche du sieur Coûture25; mais avant qu’ils parlassent on leur fit un présent pour leur graisser le gozier, et ôter la poussière qu’ils avoient contractée dans le voiage, afin de donner une plus libre sortie à leurs paroles. Après que le sieur Coûture et les autres eurent fait leurs harangues, et offert leurs présens, les Hiroquois firent les leurs au nombre de six.

Le premier étoit pour guérir les pieds des Ambassadeurs que les ronces, les épines et les autres difficultez des chemins avoient ensanglantez.

Le 2. Pour dire que les haches autrefois levées contre les François, Algonquins, Hurons et Alliez étoient jettées bien loin, afin qu’elles ne fissent plus de mal.

Le 3. témoignoit la douleur qu’on avoit eue de la mauvaise fille qui n’avoit pas été obéissante à sa Mère qui l’exhortoit d’écouter la voix de son Père Onontio et de considérer sa bonté. Cette effrontée qui avoit bien eu la hardiesse de venir encore cet Automne vers Mont-Réal pour lever la hache. C’est à dire, que sept hommes de guerre de la Nation des Onionteheronons, qui est une petite Nation dépendente des Hiroquois, se mirent en campagne à leur insceu contre leur volonté, et tuèrent quelques Algonquins, n’aiant pas voulu consentir à la paix.

Le 4. Pour faire voir la réjouissance de tout le pais de ce qu’Onontio avoit uni tous les peuples et aplani toute la terre.

Le 5. En action de grâces au Père commun Onontio l’incomparable qui avoit donné de l’esprit aux Algonquins, ce que nul n’avoit pu faire avant lui.

Le 6. Etoit pour avoir place dans ses maisons et y allumer du feu, c’est à dire, pour y être bien venus et y pouvoir converser en assurance avec les François.

Les présens étant faits et toutes choses conclues, le sieur Coûture s’en retourna avec les Hurons dix jours après leur arrivée. Etant déjà fort avancez dans le chemin, ils furent contraints de retourner sur leurs pas, parce qu’ils ne trouvèrent pas leurs canots au lieu où ils les avoient laissez pour cheminer à pied, Dieu l’aiant ainsi permis pour donner assurance de la sincérité des Hiroquois. Car quelque temps après leur retour au village d’où ils étoient partis, ceux que je viens de dire qui avoient été en guerre proche de Mont-Réal et qui avoient tué des Algonquins arrivèrent et demandèrent audience dans le bourg principal, ce qui leur fut accordé. Ils exposèrent le sujet de leur ambassade, qui étoit de rompre avec les Algonquins. L’un d’eux prit la parole en montrant les chevelures de ceux qu’ils avoient tuez : Voilà, dit-il, un de ceux que vous haïssez. Je vous ay entendu dire autrefois que vous aviez si peu de volonté de vous réconcilier avec eux, que si vos âmes se rencontroient en l’autre monde dans un même lieu, vous les persécuteriez encore. J’en dis de même, et afin de vous encourager à tenir ferme, voilà leurs têtes et des cordes pour les lier (c’étoit un grand collier de pourcelaine de cinquante palmes). Ces têtes étoient de plusieurs de nos bons Chrétiens de Silleri qui étans cabanez proche de Mont-Réal furent tuez en trahison par ces misérables.

A ce discours les Hiroquois répondirent qu’ils s’étonnoient comme ils avoient eu la hardiesse de leur apporter ces têtes, et que sans doute c’étoit leur jetter la honte sur le front. Hé, quoi, disoient-ils : Onontio est-il un enfant? Que dira-t’il entendant cette nouvelle? Ne dira-t’il pas, voilà un trait d’Hiroquois? Ils n’ont pas fait le coup, mais ils ont donné la hache à ceux-là pour la faire tomber sur la tête de nos amis. Mais ce n’est pas tout, il n’y va pas seulement de notre honneur, mais encore de nos vies. Nos Parens sont avec les Algonquins comme en leur propre terre, ne seront-ils pas en danger d’y perdre la vie? Ne les accusera-t’on pas comme autheurs de ces meurtres quand on en apprendra les nouvelles ? Allez retirez-vous avec vos chevelures et vos présens, nul de nous ne les touchera.

Ce procédé nous a fait voir que les Hiroquois, quoique barbares, ont recherché la paix avec sincérité. Et de plus pendant tout l’hiver, à ce qu’a rapporté le siaur Coûture, nul n’a parlé de guerre, au contraire chacun étoit bien aise de se voir en liberté, et de pouvoir chasser en assurance. Ils ont fait un tel massacre de Cerfs, qu’ils en ont tué plus de deux mille. Ils ont donné charge au sieur Coûture de dire aux Algonquins et aux Hurons, qu’ils allassent quérir leurs filles et leurs parentes qui étoient captives parmi eux depuis long-temps.

Coûture étant de retour au printemps avec les Ambassadeurs Hiroquois apporta quantité de présens pour diverses raisons, mais qui se terminoient toutes à une seule qui étoit la confirmation de la paix. Monsieur le Gouverneur leur en fit aussi de son côté pour leur témoigner qu’il agréeroit leurs propositions, et que de sa part il la maintiendroit de tout son pouvoir : Que cy-après il les aimeroit et protégeroit comme ses enfans, qu’ils seroient les très-bien venus dans les maisons Françoises, qu’ils y trouveroient toujours le feu et la chaudière prête pour leur témoigner le contentement qu’on a de les voir en notre alliance, et que pour leur donner une preuve irréprochable de tout cela, comme aussi de son affection, il désiroit non seulement leur faire entendre cette vérité par lui même dans le présent conseil, mais de plus qu’il vouloit envoier un des Pères et un François des plus considérables pour porter sa parole à tout leur pais, et confirmer tous les Hiroquois dans les assurances qu’il leur avoit données de sa bienveillance : Qu’à cet effet, il avoir choisi le Père Jogues qu’il aimoit comme lui même, et honoroit comme son Père; et que toutes les assurances et le bon accueil qu’ils lui feroient, il s’en tiendroit obligé comme s’ils l’avoient fait à lui-même. Les Hiroquois furent fort contens de ces offres, et témoignèrent à Monsieur le Gouverneur toute sorte de satisfaction et de reconnaissance.

Le R. Père Jogues partit donc avec les Hiroquois le 16. de May dernier, et Monsieur Bourdon un de nos principaux Habitans partit avec lui selon la promesse de Monsieur le Gouverneur. Ils souffrirent de grandes fatigues en ce voiage, à cause des sauts d’eau qui obligent de décharger les canots et de les porter sur le dos avec tout leur bagage, car en ces rencontres nul n’est exempt de porter ses pacquets. Ils arrivèrent en un lieu où plusieurs Hiroquois étoient à la pêche, et dans la compagnie desquels se trouva notre Thérèse Huronne. Le Père lui parla en particulier, l’interrogea, l’instruisit et l’exhorta à prendre courage, le temps de sa délivrance étant venu, parce qu’il portoit sa rançon que nous envoyions à cet effet, non précisément en forme de prix, parce qu’on étoit obligé de nous la rendre par le traitté de paix, mais pour paier sa dépense à ceux qui l’ont nourrie. Elle l’assura qu’elle ne chancelloit point en la foy, qu’elle prioit Dieu tous les jours, et qu’elle seroit ravie de retourner avec nous pour reprendre de nouvelles impression des choses de Dieu et de piété. Elle n’avoit que 13. ou 14. ans quand elle fut enlevée, et cependant elle a tenu ferme en la foy au milieu de cette barbarie, pleine de superstitions diaboliques.

Le Père étant arrivé au pais des Hiroquois fut reçu comme j’ay remarqué plus haut. Il fit ses harangues et ses présens de la part de Monsieur le Gouverneur dans toutes les circonstances et coutumes du pais. Les Hiroquois répondirent à tous avec applaudissement, et il s’y passa beaucoup de particularitez que je serois trop longue de rapporter. Le R. Père n’avoit point ordre de parler de la foy, mais seulement de s’introduire et de leur faire voir qu’il n’avoit rien de mauvais dans le cœur pour tous les mauvais traittemens qu’ils lui avoient faits, mais au contraire qu’il les aimoit comme ses Frères et ses Neveus, avec qui il vouloit bien demeurer, après qu’il auroit fait entendre à Onontio qu’ils consentoient à ce qu’il désiroit d’eux, et que cy-après ils ne seroient plus qu’un avec lui et avec ses alliez.

Il faut que je vous parle à présent de la précieuse mort des Révérends Pères de Noue et Massé de la Compagnie de Jésus. Le premier mourut selon toutes les apparences le jour de la Purification de la sainte Vierge, étant actuellement dans l’exercice de l’obéissance et de la charité. Il s’exposa au hazard pour aller depuis les trois Rivières, jusqu’à Richelieu sur le grand Fleuve gelé et glacé, pour confesser les Soldats de la garnison qui étoient demeurez sans Prêtre. Il partit des trois Rivières le 3o de Janvier accompagné d’un Huron et de deux François. Le premier giste fut à six lieues des trois Rivières dans le lac de saint Pierre du côté du Nord. Après qu’il eût pris un peu de repos, il partit sur les deux heures après minuit à dessein de prendre le devant et de donner avis à ceux de l’habitation de venir quérir ce qu’on leur envoioit, et que ceux de la compagnie du Père avoient traîné sur la glace depuis les trois Rivières. La charité de ce bon Père et l’ardeur de son courage le fit plus penser aux autres qu’à lui-même. Il refusa ce qu’on lui vouloit donner, sçavoir un peu de vin et de lard cuit. Il laissa son fuzil à faire du feu, et sa couverture dont les Missionnaires se servent en guise de manteau, quand ils vont en mission l’Hiver dans les bois et dans les neiges. Il se contenta pour toute provision d’un morceau de pain, et de cinq ou six pruneaux, et pour tous habits d’une simple camisole sous une simple sotane dans la rigueur d’un froid extrême sur un fleuve glacé. Il marchoit à la faveur de la Lune, tirant du côté du Nord, de cap en cap lorsque le Ciel commença à se couvrir, et la neige à tomber en telle abondance, qu’elle lui ôta la veue de l’Isle. Les deux Soldats qu’il avoit laissez derrière ne partirent que trois heures après lui, et cheminèrent encore plus de deux heures de nuit avec autant de crainte que de difficulté, parce qu’ils étoient nouveaux dans le pais, et qu’ils ne pouvoient marcher avec des raquettes sur la neige; où de plus il ne voioient point les vestiges du Père. L’un d’eux, qui avoit déjà fait le chemin de Richelieu, s’avisa de se servir d’une boussole pour gagner le milieu du Lac, et tirer droit aux Isles avec son compagnon et le Huron. La nuit les surprenant avec la lassitude, ils couchèrent dans la neige, au bout de l’Isle de saint Ignace, qui est à l’opposite de l’habitation de Richelieu. Le Huron plus fort et plus accoutumé à la fatigue, donne jusqu’au fort, et demande le Père, lequel n’ayant point paru mit le Capitaine et tous ses gens en grande peine tout le reste de la nuit. Le lendemain on va au devant des deux Soldats, qu’on trouve avoir passé la nuit sans feu, et comme à demi-morts. On les conduit au fort, où ils furent bien surpris de ne point trouver le Père. Ils crurent qu’il avoit passé le Lac, pour être plus en assurance du côté du Sud. Dans cette pensée on dépêche plusieurs personnes qui passèrent tout le jour et une bonne partie de la nuit à le chercher. On crie, on l’appelle, on tire pour se faire entendre, mais en vain. Le jour d’après la Fête de la Purification, un Soldat prit résolution d’aller jusqu’au lieu où le Père avoit couché la première fois, et là reconnoître ses pas afin de les suivre. Il prit avec lui deux Hurons qui le suivirent courageusement et heureusement, car ils reconnurent les vestiges des raquettes huronnes, dont le Père se servoit, et suivirent cette piste vers le Nord toujours dans le Lac et dans les Isles. Ils rencontrèrent entre une Isle et la terre ferme plusieurs chemins que le Père avoit fait comme une personne (413) égarée, qui tâche de se reconnoitre. Après avoir battu les mêmes pistes, ils trouvèrent le même lieu où il avoit couché, qui étoit un peu de sapin sur la terre d’où il avoit ôté la neige. Ils continuèrent et passèrent à la veue du fort de Richelieu sur les vestiges du Père jusques au lieu appelle le cap de massacre une lieue au dessus de Richelieu. Il est à croire que la neige et la brune lui avoient ôté la veue de l’habitation, ou que sa grande foiblesse causée par les travaux du voiage qu’il avoir fait sur des raquettes, ne lui avoient pas permis de reconnaître le lieu où il étoit. Quoiqu’il en soit, on trouva encore vers le cap de massacre une place où il avoit reposé; et à trois lieues de là tirant au haut de la rivière, son corps fut trouvé mort à genoux sur la terre dans une fosse entourée de neige, sur laquelle il étoit appuyé. Il est probable que s’étant mis à genoux avant que de rendre l’esprit, le poids de son corps aiant expiré, l’avoit mis en cette posture. Ses raquettes et son chapeau étoient proche de lui, et il avoit encore en sa poche le pain qu’il avoir pris pour son viatique. Le bon Soldat, après avoir prié Dieu, et fait une croix à l’arbre, proche lequel étoit le corps, l’enveloppa dans une couverture, et le mit sur une traîne en la même posture qu’il l’avoit trouvé. Il le mena aux trois Rivières, où tout le monde fut comblé de tristesse, et de consolation tout ensemble; de tristesse, voiant ce bon Père qui n’avoit point de plus grand soin jour et nuit, que d’obliger tout le monde, être ainsi mort, abandonné de tout secours humain, et de consolation; regardant ce corps en la posture, où l’on dépeint ordinairement saint François Xavier, les bras croisez sur la poitrine, les yeux ouverts et fixez vers le Ciel, qui seul avoit été le témoin de son agonie, et l’attendoit pour le couronner de ses travaux. Sa face ressembloit à un homme, qui est en contemplation, plutôt qu’à un mort. Tous fondoient en larmes voiant un spectacle si dévot. Nous avons ouï dire à des Pères qui étoient alors aux trois Rivières, qu’aïant approché son corps du feu pour le faire dégeler, afin de le mettre dans le cercueil, il devint aussi vermeil que s’il eût été en vie, et si beau qu’ils ne se pouvoient lasser de l’embrasser. Le bon Père étoit âgé de plus de soixante et cinq ans. Il étoit dès sa jeunesse en ce pais, où il a souffert de grands travaux, en jettant les premiers fondemens de cette Église avec le bon Père Massé, qui est aussi mort en cette même année, âgé de plus de soixanredix ans. Outre les famines qu’il leur a fallu endurer, les naufrages qu’ils ont soufferts sur la mer, la prise des Anglois qui les ont rençonnez, ils ont jette les fondemens d’une Église, où il se rencontre des Croix au delà de ce qui se peut imaginer. Et néanmoins ni les peines, ni les travaux, ni les persécutions n’ont jamais pu donner d’atteinte, ni d’altération à leur courage. Un Seigneur de haute qualité de France voulant attirer proche de soi le Père de Noué par les instances qu’il en faisoit auprès de ses Supérieurs, et lui en aiant même écrit l’année dernière d’une manière si pressante, qu’il croïoit le gagner tout d’un coup, il lui fit une réponse très-seiche pour le dégoûter de ses poursuites, et il demandoit tous les jours à Dieu qu’il le retirât plutôt du monde, que de permettre qu’il fût ôté de sa chère Mission : Et pour gagner le cœur de Dieu, et le fléchir à lui accorder cette grâce, il faisoit continuellement des actions héroïques, qui tenoient tout le monde en admiration. On croit que Dieu a exaucé ses vœux par cette prétieuse mort. Mourir seul et délaissé dans l’exercice de la charité et de l’obéissance, n’est-ce pas être semblable à Jésus-Christ. Pour le Père Massé, il est mort de sa mort naturelle, mais en priant Dieu. Sa vie a été toute sainte, et même accompagnée de miracles. Comme je connoissois très-particulièrement ces grands Serviteurs de Dieu, leur mort m’a beaucoup occupé l’esprit, mais d’une occupation si douce, qu’il me sembloit que je ressentois quelque chose de leur gloire; comme j’ai ressenti l’odeur de leurs vertus, lors qu’ils étoient parmi nous en cette vie.

Je viens de dire adieu à un de nos Révérends Pères, qui s’en va commencer la Mission de saint Ignace aux Abnakiois, accompagné seulement des Sauvages de cette Nation, qui sont venus demander qu’on l’envoiât en leur pais pour leur enseigner le chemin du Ciel. C’est un grand pais où l’on n’avoit pu encore avoir entrée. Ils sont venus par un mouvement de Dieu tout particulier. Un ou deux de nos bons Chrétiens les allèrent voir ces années dernieres pour leur parler de Dieu, mais ils ne les écoutoient pas seulement. Cette semence néanmoins a été bénie pour le temps du dessein de Dieu, car nous espérons qu’elle va produire son fruit. Il y a proche d’eux un nombre d’Anglois, qui occupent en diverses habitations plus de deux cens lieues de pais sur la côte de la mer, et qui font ce que les François font ici pour la traitte des peaux. Quand ils ont sçeu que les Sauvages venoient ici demander des Pères, ils les ont encouragez, disant qu’ils ne pouvoient mieux faire : C’est qu’il y a parmi eux (à ce qu’on dit) un grand nombre de Catholiques secrets, ce qui donne espérance d’y faire un double fruit.

Les Lettres, que nous avons reçues des Hurons, nous ont appris qu’on a découvert un nouveau pais, et que l’on en a trouvé l’entrée. C’est la Nation des gens de mer appellez en Sauvage inpeg eck ikimi ek. Ce sera une grande mission, où l’on espère s’étendre avec avantage, parce que ces peuples sont nombreux et sédentaires, par le moyen desquels on en découvrira encore d’autres pour les donner à Jésus-Christ, car on y va travailler fortement : Et même l’on va risquer de courir sur une grande mer, qui est au delà des Hurons, par laquelle on prétend trouver le chemin de la Chine. Par le moien de cette même mer, qui est douce, on espère encore découvrir plusieurs pais sur les côtes et dans les terres. Si Dieu fait réussir cette entreprise cette année, et que Dieu me conserve la vie, je vous ferai part de ma joie, car mon unique souhait est le progrès et la consommation du Roiaume de Jésus-Christ, et ensuite de vous dire ce que j’en sçai, afin que vous vous joigniez à moy pour le dessein de la plus grande Gloire de Dieu, qui est dans le salut des âmes rachetées du Sang de son Fils unique. Je vous conjure d’en poursuivre sans trêve la conversion. Ah ! que je serois contente si l’on me disoit que vous eussiez donné votre vie pour une si bonne cause ! Et moy, que je serois heureuse si j’étois trouvée digne d’être mise en pièces à ce sujet ! Priez pour votre très-indigne Mère, à ce qu’elle ne mette point d’obstacles aux desseins de Dieu.

Mais il faut descendre en particulier, et vous dire quelque chose de nos fonctions tant à nos parloirs que dans le séminaire. Les Hurons qui descendent ici, sont presque continuellement à notre parloir qui est le lieu destiné à leur instruction. C’est là la Mission de la Mère Marie de saint Joseph qui sçait la langue. Aussi ces bons Néophites, et Cathécumènes la tiennent pour leur mère. L’an passé un Capitaine nommé Jean Baptiste descendit avec toute sa famille, pour assister au traitté de paix avec les Hiroquois. Tout l’Hiver il nous a donné le moyen d’exercer les œuvres de miséricorde tant corporelles que spirituelles ; car bien qu’il fut Capitaine et Homme de considération parmi les Sauvages; étant néanmoins hors de son pais, il avoit besoin de tout : car ces gens-là ne se chargent de rien que de leur traitte, pour la grande difficulté des chemins. Je ne vous sçaurois dire le zèle qu’ils ont pour la foi et pour la pratique des actions de piété. Mais ce que nous avons le plus admiré en eux, c’est la tendresse de leur conscience, et le soin qu’ils ont d’éviter jusques aux moindres fautes, ou de s’en confesser au plutôt quand ils les ont commises. Une fois la simplicité du bon Jean Baptiste nous donna de la consolation, et nous fut tout ensemble un petit sujet de divertissement. Etant sur le point d’aller à la chasse, quelques personnes, qui lui avoient promis de lui donner ce qui lui seroit nécessaire pour son voyage, qui devoit être de plusieurs jours, lui manquèrent de parole justement sur le point qu’il devoit partir, ce qui lui fit bien de la peine, jusqu’à lâcher quelques paroles d’impatience. Etant revenu à soi, il en eut tant de douleur, qu’il s’en voulut confesser sur l’heure. Mais son Confesseur étant absent, et n’y en axant point d’autres pour l’entendre, il vint trouver celle qui avoit coutume de l’instruire, pour lui dire son péché, et la prier de le dire à son Confesseur, quand il seroit de retour, l’asseurant que de sa part il étoit extrêmement triste d’avoir péché, qu’il avoit beaucoup demandé pardon à Dieu, et qu’il tâcheroit d’être mieux sur ses gardes à l’avenir. La Mère de saint Joseph le consola, et lui fit faire encore des actes de contrition, puis il partit en paix. Quand il eût fait deux lieues de chemin, il apprit que son Confesseur étoit de retour ; il quitte la compagnie, et revint à grands pas se confesser, disant qu’il n’auroit pas fait son voiage en repos, si sçachant que son Confesseur étoit à la maison, il ne se fut pas confessé de ses impatiences.

Un autre Huron, qui n’avoit point encore été instruit, mais qui avoit un extrême désir de l’être, fut donné à la Mère de Saint Joseph, qu’il regarda dès lors comme sa mère, à qui il rendoit une obéissance si ponctuelle, qu’il n’y avoit rien qu’il ne fit de ce qu’elle lui ordonnoit; et personne n’avoit assez de crédit sur son esprit, pour lui faire entreprendre quelque chose qui dût interrompre le temps et l’heure de ses instructions, si elle ne l’agréoit. Quelques raisons particulières l’obligèrent un jour d’aller à la chasse avec des Algonquins, mais il ne s’y voulut point engager sans la licence de sa mère : Attendez, leur dit il, Marie ne m’a pas donné congé, je m’en vais le lui demander. Elle lui donna la permission, et il partit aussi-tôt. Il ne passa pas un jour, durant son absence, sans dire son chappelet, et faire ses prières.

Il repassoit continuellement dans son esprit ce qu’on lui avoit appris des Mystères de notre sainte Foi, dans la crainte qu’il avoit de les oublier, et que cela ne retardât son baptême. A son retour il n’eut pas plutôt mis le pied hors du canot, qu’il vint à notre grille avec des joies nompareilles demander celles qui le désiroient Enfant de Dieu : Ah ! ma mère, dit-il à sa Maîtresse, j’ai beaucoup péché depuis que je ne vous ai veue, car dans les désirs que j’avois de vous voir, et d’être instruit pour être baptisé, j’ai souvent demandé de m’en revenir, et cela m’étant refusé, j’étois triste, et je ne souffrois pas assez en paix de voir l’effet de mes désirs retardé. D’autres Hurons le voulant une autre fois mener à la chasse aux Castors, l’en prioient avec instance, lui promettant qu’il feroit un grand gain en ce voiage. Il vint à son ordinaire demander congé à sa Mère, qui lui dit que s’il ne désiroit pas être si-tôt baptisé, elle n’y voioit pas grand inconvénient; mais que si ses désirs pour le Baptême étoient tels qu’il lui avoit fait entendre, elle ne croioit pas que ce fut une bonne disposition à cette grande grâce, d’aller ainsi se promener sous prétexte d’un gain temporel. Alors il lui répondit d’un courage ferme et résolu: Il est conclu que je n’y irai pas; je n’ai point d’affaires plus pressées que celle de mon salut et de mon baptême; je ne désire point emporter en mon pais d’autres richesses que celles de la foi, et l’honneur d’être du nombre des Enfans de Dieu. Depuis ce temps-là il ne manqua pas un jour de venir à l’instruction, et notre Seigneur bénissant sa bonne volonté lui donna une mémoire si heureuse pour retenir tous nos mystères, qu’il étoit rare qu’on lui dit deux fois une chose, la retenant dès la première. Enfin le jour de son Baptême, qu’il avoit tant désiré étant venu, qui fut le lendemain de la Pentecôte, il ne se peut dire avec combien de joye il reçeut cette insigne faveur : ses paroles, ses actions, tout son extérieur rendoient témoignage du contentement de son cœur. Depuis ce temps là il s’est confessé deux fois la semaine, et aujourd’hui on l’instruit pour la communion, qu’on se réserve à la lui faire faire pour la première fois en son pais avec solemnité.

Notre petit Séminaire a eu cette année de l’emploi aussi bien que les précédentes. Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfans, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper.

La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Eglise, que son père et sa mère vouèrent dès sa naissance. Elle nous fut donnée dès l’âge de deux ans, à cause de la mort de sa mère, et nous l’avons élevée environ trois ans dans le dessein de la faire Religieuse, à cause du vœu de ses parens, au cas qu’elle en eut la volonté. C’étoit le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. A peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étoient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle étoit la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5. ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix, ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. Cette innocente a été six ou sept mois malade, durant lesquels elle a été si patiente, si obéissante et si raisonnable, que cela ne seroit pas croiable à ceux qui ne l’auroient pas veue. Ayant demandé un Père pour se confesser, on lui en fit venir un qui fut tout surpris de voir l’attention, la dévotion et la maturité, avec laquelle elle faisoit cette action. Quelque pressée et abbatue qu’elle fut du mal, elle n’a jamais refusé de prier Dieu qu’une heure ou deux devant sa mort, qu’elle eut une oppression fort inquiétante; mais quand on lui eut dit que c’étoit le Diable qui la tentoit, afin qu’elle n’obéit pas, au même temps elle joignit les mains, et fit tout ce qu’on voulut. Lorsque nous la visitions, pour nous témoigner l’amour qu’elle nous portoit, elle nous disoit ce qu’elle demanderoit à Dieu pour nous, quand elle seroit dans le Ciel, où elle étoit bien-aise d’aller. Etant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : Ouy, je l’aime de tout mon cœur, et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. Depuis la mort de son père, quand on lui parloit de ses parens, elle disoit : Je n’ai plus d’autres parens que les Filles Vierges habillées de noir, ce sont mes mères, mon père me l’a dit avant sa mort, et m’a commandé que je leur obéisse, et qu’il me donnoit à elles, afin qu’elles fussent mes Mères. Elle tiroit un si grand avantage de la créance qu’elle avoit que son père étoit au Ciel, que quand elle avoit quelque petit différent avec ses compagnes, elle leur disoit par reproche : mon Père est dans le Ciel, mais le vôtre n’y est pas. C’étoient là ses vengeances enfantines. Il faut vous avouer que la mort de cette innocente, quoique nous la croiions au Ciel, nous a touchées, comme aussi tous nos amis; car elle étoit connue et aimée des François et des Sauvages, qui ne la regardoient que comme une petite Ursuline, puis qu’elle en faisoit déjà les fonctions dans un corps d’enfant.

Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez : car s’il y a quelque fille qui soit en danger de perdre ou la vie, ou l’honneur, ou les bonnes grâces de ses parens, ou enfin qui soit en quelque peine que ce soit, les Capitaines, qui ont l’œil à ce que leurs gens vivent en vrais Chrétiens, nous les ameinent, afin de les garder et de les instruire. Bénissez cette bonté souveraine de tous ses bien-faits, et intéressez-vous avec moi dans la cause de Jésus-Christ, et dans l’amplification de son Royaume. Vivons et mourons pour ce sujet.

De Québec le Io. de Septembre 1646.

109 De Québec, à son Fils, été 1647.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Puis que je vous mande tous les ans les grâces et les bénédictions que Dieu verse sur cette nouvelle Église, il est bien juste aussi que je vous fasse part des afflictions qu’il permet luy arriver. Il nous console quelquefois comme un Père amoureux, et quelquefois il nous châtie comme un Juge sévère, et moy plus particulièrement qui irrite sa colère plus que tout autre par mes infidélitez continuelles. Il nous a fait ressentir cette année la pesanteur de sa main par une affliction bien sensible à ceux qui ont du zèle pour le salut des âmes. C’est la rupture de la paix par les perfides Hiroquois, d’où s’est ensuivi la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues.

Ce qui a porté ces Barbares à rompre une paix que nous croiions si bien établie, c’est l’aversion que quelques Hurons captifs leur ont donné de notre Foi et de la Prière, disant que c’étoit ce qui avoit attiré toutes sortes de malheurs sur leur nation, qui l’avoit infectée de maladies contagieuses, et qui avoit rendu leurs chasses et leurs pesches plus stériles, que lors qu’ils vivoient selon leurs anciennes coutumes. Quasi au même temps la mortalité s’est attachée à leur nation et répandue dans leurs villages, où elle a moissonné beaucoup de leurs gens en peu de temps; et le mauvais air y a engendré une espèce de vers dans leurs bleds, qui les a presque tous rongez. Ces fâcheux accidens leur ont facilement persuadé que ce que les Hurons captifs leur avoient dit, étoit véritable. Le R. Père Jogues les étant allé visiter pour leur confirmer la paix de la part de Monsieur le Gouverneur et de tous les Chrétiens tant François que Sauvages, avoit laissé à son Hoste pour gage de son retour une cassette, dans laquelle il y avoit quelques livres et quelques meubles d’Église; ils crurent que c’étoient des démons, qu’il avoit laissez parmi eux, et qui étoient la cause de leurs malheurs. Toutes ces rencontres jointes à leur infidélité, qui ne sçait ce que c’est que de tenir la Foi, et à la perte des profits qu’ils avoient coutume de faire par les victoires qu’ils remportoient sur leurs ennemis, leur ont fait oublier toutes les promesses qu’ils nous avoient faites, et conjurer la perte de leurs anciens Adversaires. Au même temps ils ont envoié des présens aux Nations Hiroquoises supérieures, sçavoir aux Onondageronons, µS?ont ?aronons, et autres, afin de les attirer dans leur conjuration, où ils sont facilement entrez.

Cependant Monsieur le Gouverneur, qui ne sçavoit rien de ce changement disposa des François pour les aller visiter avec quelques Hurons. Le R. Père Jogues, qui avoit déjà commencé à arroser cette terre ingrate de son sang, se joint aux uns et aux autres pour leur donner conseil, et leur rendre les assistances nécessaires dans le voiage. Ils partirent des trois Rivières le 24. de Septembre 1646. et arrivèrent aux Hiroquois Agneronons avec beaucoup de fatigue le 17. d’Octobre de la même année. A leur arrivée ils furent traittez d’une manière qu’ils n’attendoient pas. L’on n’attendit pas seulement qu’ils fussent entrez dans des cabanes pour les maltraitter, mais d’abord on les dépouilla tout nuds, puis on les salua de coups de poing et de bâtons, disant : Ne vous étonnez pas du traittement qu’on vous fait, car vous mourrez demain, mais consolez vous, on ne vous brûlera pas; vous serez frappez de la hache, et vos têtes seront mises sur les palissades qui ferment notre village, afin que vos Frères vous voient encore quand nous les aurons pris. Ils virent bien à la réception qu’on leur faisoit, que les esprits étoient aigris à un tel point qu’il n’y avoit plus de grâce à espérer : C’est pourquoi ils se disposèrent à la mort dans le peu de temps qui leur restoit. Le jour suivant néanmoins se passa doucement, ce qui fit croire que ces Barbares étoient un peu adoucis. Mais sur le soir un Sauvage de la Nation de l’Ours menant le Père Jogues dans sa cabane pour le faire souper, il y en avoit un autre derrière la porte, qui l’attendoit, et qui lui déchargea un coup de hache, dont il tomba mort sur la place. Il en fit autant à un jeune François nommé Jean de la Lande, natif de Dièpe, lequel s’étoit donné au Père pour le servir, et au même temps ce Barbare leur coupa la tête qu’il érigea en trophée sur la palissade, et jetta les corps dans la rivière. C’est ainsi que ce grand Serviteur de Dieu a consommé son sacrifice. Nous l’honorons comme un Martyr; et il l’est en effet, puis qu’il a été massacré en détestation de notre sainte Foi, et de la prière que ces perfides prennent pour des sortilèges et enchantemens. Nous pouvons même dire qu’il est trois fois Martyr, c’est-à-dire, autant de fois qu’il est allé dans les Nations Hiroquoises. La première fois il n’y est pas mort, mais il y a assez souffert pour mourir. La 2. fois il n’y a souffert, et n’y est mort qu’en désir, son cœur brûlant continuellement du désir du martyre. Mais la troisième fois Dieu lui a accordé ce que son cœur avoit si long-temps désiré. Il sembloit que Dieu lui eût promis cette grande faveur, car il avoit écrit à un de ses amis par un esprit prophétique : J’irai, et n’en reviendrai pas; et de là vient qu’il attendoit ce bien-heureux moment avec une sainte impatience. O qu’il est doux de mourir pour Jésus-Christ ! C’est pour cela que ses Serviteurs désirent de souffrir avec tant d’ardeur. Comme les Saints sont toujours prêts à faire du bien à leurs ennemis, nous ne doutons point que celui étant dans le Ciel n’ait demandé à Dieu le salut de celui qui lui avoit donné le coup de la mort, car ce Barbare aiant été pris quelque temps après par les Fran- çois, il s’est converti à la Foi, et après avoir reçu le saint Baptême, il a été mis à mort avec les sentimens d’un véritable Chrétien.

Après ce carnage et la mort de tous ceux qui avoient accompagné ce Révérend Père, ces Barbares se mirent aussi-tôt en campagne pour surprendre les François, les Algonquins, et les Hurons, avant qu’ils en eussent appris la nouvelle, et qu’ils eussent le loisir de se mettre en défense. Ils vinrent jusques à Montréal, où ils prirent trois Hurons et deux François. Ils pillèrent quelques maisons Françoises, qui étoient un peu à l’écart, et enlevèrent tout ce qu’ils y trouvèrent, tandis que les personnes étoient allées à l’Église faire leurs dévotions. Deux Algonquins des trois Rivières étant allez avec leurs femmes à deux lieues de là quérir un Elan tué par un Huron, tombèrent entre leurs mains. De cette capture a suivi la désolation de tout le pais : car ces Barbares aiant appris de leurs captifs, que les Algonquins étoient partis pour leur grande chasse, et qu’ils s’étoient divisez en deux bandes dont l’une étoit allée du côté du Nord, et l’autre vers le Sud, ils se divisèrent pareillement en deux bandes. Il ne leur fut pas difficile de trouver ce qu’ils cherchoient, parce que les vestiges de tant de personnes les menèrent droit aux cabanes où ils étoient. Ils n’y trouvèrent néanmoins que les femmes, les enfans, et le bagage. Ils se saisirent de tout, et continuèrent leur chemin pour aller chercher les hommes. Ils rencontrèrent le fameux Pieskaret, qui s’en retournoit seul à la négligence, mais bien armé. Et parce qu’ils sçavoient bien que c’étoit un homme qui vendroit sa vie bien cher, et qui étoit capable, quoi qu’il fût seul, de leur faire de la peine, ils feignirent venir en amis lui rendre visite. Il les crut facilement ne les voiant que dix, et dans cette créance il commença à chanter sa chanson de paix. Mais comme il se défioit le moins, l’un d’eux le prit par derrière, et le perça d’un coup d’épée, dont il tomba mort sur la place. Ils enlevèrent sa chevelure comme d’un Capitaine considérable, et allèrent chercher les autres, qu’ils trouvèrent, et prirent sans peine n’attendant rien moins qu’un accident si funeste. Ils les menèrent au lieu où étoient leurs femmes, et leurs enfans. Il ne se peut dire combien les uns et les autres furent saisis de douleur, se voiant tous captifs, lors qu’ils croioient la paix bien établie, et leur liberté trèsasseurée.

Ceux qui étoient allez du côté du Sud, firent une pareille capture. Ils trouvèrent nos bons Chrétiens et Néophites, lors qu’ils venoient de décabaner pour enfoncer davantage clans les bois, et qu’ils étoient chargez de femmes, d’enfans et de bagage; ce qui ne leur donna pas le loisir de se mettre en défense. Marie néanmoins femme de Jean Baptiste, qui marchoit des dernières avec son fils, les aiant apperçus comme ils se jettoient sur un Huron qui faisoit l’arrière-garde, cria à son mari de hâter le pas pour avertir ceux qui marchoient les premiers de se mettre en état de se défendre : mais lui qui étoit vaillant, et qui ne sçavait ce que c’étoit que de fuir, prit ses armes, et tua le premier Hiroquois qui marchoit en tête, mais il fut aussi-tôt renversé par ceux qui le suivoient. Ces Barbares enveloppèrent tous les autres, afin qu’aucun n’échapât. Mais le bon Bernard homme vaillant et généreux tue le premier qu’il eut à la rencontre, mais comme il ne fut pas secondé, il fut massacré sur le lieu, et tous les autres pris et menez au lieu où les Hiroquois s’étoient donné le rendez-vous avant que de se séparer.

Le lendemain ceux de l’autre bande arrivèrent au même lieu avec leur proie, faisant les cris et les huées qu’ils ont coutume de faire quand ils mènent leurs prisonniers en triomphe. Tous nos bons Chrétiens se volant réunis dans un même malheur, liez, meurtris, couverts de plaies, ne se purent parler que par des regards d’une mutuelle compassion, puis ils baissèrent la veue aiant le cœur plongé dans la douleur et dans l’amertume. Jean µTa ?ichkaron qui étoit un excellent Chrétien ne perdit point cœur dans une désolation si universelle. Il se leva du milieu de ses frères captifs, et d’un maintien assuré, d’un regard constant, d’une voix ferme, il leur dit ces paroles : Courage, mes frères, ne quittons point la foy ni la prière; l’orgeuil de nos ennemis passera bientôt, nos tourmens pour grands qu’ils puissent être ne seront pas de durée, et après les avoir enduré avec patience, nous aurons un repos éternel dans le Ciel. Que personne donc ne branle dans sa créance; pour être misérables, nous ne sommes pas délaissez de Dieu : Jettons-nous à genoux et le prions de nous donner courage et patience dans nos travaux. A ces paroles non seulement les Chrétiens et les Catécumènes, mais encore leurs parens se jettèrent à terre, et l’un d’eux disant les prières à haute voix, les autres le suivoient à leur ordinaire. Ils chantèrent en suite des cantiques spirituels pour se consoler avec Dieu dans l’affliction profonde où sa providence les avoit réduit. Les Hiroquois même tous fiers qu’ils étoient les regardoient avec étonnement. L’un d’eux néanmoins s’étant mis à rire, Marie femme de Jean Baptiste dit avec une gravité chrétienne, à un Renégat qu’elle reconnut : dis à tes gens qu’ils ne se mocquent point d’une chose si sainte : C’est notre coutume de prier celui qui a tout fait dans les afflictions qu’il nous envoie : il châtira ceux qui le méprisent, et toy particulièrement qui a été si lâche que de lui tourner le dos. Les autres se mocquèrent de ce qu’elle disoit, mais celui-cy reçut un reproche secret de sa conscience, qui lui fit baisser la tête sans dire mot, et respecter les prières qu’il avoit autrefois proférées. Les autres Chrétiennes ne furent pas moins constantes parmi les railleries et les brocards de ces infidèles; elles faisoient faire le signe de la croix à leurs enfans à la face de leurs ennemis, et leur faisoient dire leur chaplet avec les doigts, ces barbares leur aiant pris (424) toutes les marques et tous les instrumens de leur dévotion. Avant que de passer plus avant ils brûlèrent tout vif un Chrétien qui avoit été blessé d’un coup dangereux, de crainte qu’il ne mourût en chemin d’une mort trop douce. Nous avons apris que ces Barbares plus cruels que les bêtes féroces crucifièrent avant que de partir de ce lieu un petit enfant âgé seulement de trois ans qui avoit été baptisé. Ils lui étendirent le corps sur une grosse écorce, et lui percèrent les pieds et les mains avec des bâtons pointus en forme de cloux (16). 0 que cet enfant est heureux d’avoir mérité en son état d’innocence l’honneur de mourir d’une mort semblable à celle de Jésus-Christ: Qui ne porteroit envie à ce saint innocent, plus heureux, à mon avis, que ceux dont la mort honora la naissance de notre divin Sauveur?

Cette troupe affligée fut conduite au pals des Hiroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardens dont on leur perçoit les côtez. On éleva deux grands échaffauts l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nuds à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête étoit sur les palissades. A ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se confesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances.

En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : Dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfans, mais les hommes et les jeunes gens, qui étoient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans volant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte, ni donner aucune marque d’un cœur abbatu. La foi lui donnoit de la force intérieurement, et lui faisoit faire au dehors des actes de résignation à la volonté de Dieu. Il levoit sans cesse les yeux au Ciel, comme au lieu où son âme aspiroit, et où elle devoit bien-tôt aller : Vous l’appellerez Martyr : ou de quel autre nom il vous plaira; mais il est certain que la prière est la cause de ses souffrances, et que la raison pour laquelle il a été plus cruellement tourmenté que les autres, est qu’il la faisoit tout haut à la tête de tous les captifs.

Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées, et particulièrement de la bonne Marie femme de Jean Baptiste, dont j’ai déjà parlé. L’histoire de sa fuite est assez considérable, pour vous être écrite. Elle avoit déjà été une fois prisonnière aux Hiroquois Onondagneronons, en sorte qu’elle fut reconnue par quelques-uns de ceux d’Onondagné, qui la prièrent de sortir de la bourgade, où elle étoit, feignant lui vouloir dire quelque bonne parole. Etant sortie, ils l’enlevèrent partie de force, partie de gré, lui faisant voir qu’étant sortie de leur village, elle y devoit retourner. Après qu’elle eut consenti à leur volonté, ils la cachèrent dans le bois avec promesse de la venir prendre le lendemain, comme ils firent. Ils devoient passer par Ononioté, d’où étoit celui qui l’avoit prise prisonnière, et à qui elle appartenoit par le droit de la guerre. Ceux qui l’avoient enlevée, craignant qu’elle n’y fut reconnue et arrêtée, la cachèrent dans le bois, la couvrant d’un sac pour la déguiser, et lui donnant quelques vivres pour manger durant la nuit. Après s’être un peu reposée, elle s’approcha du village à la faveur des ténèbres. Elle entendit les huées et les clameurs des Hiroquois, qui faisoient brûler un homme de sa nation. Il lui vint dans l’esprit, qu’on lui en feroit autant dans la Bourgade, où on la menoit, et d’où elle s’étoit sauvée, parce que les Sauvages pardonnent rarement aux fugitifs. Sa pensée lui sembloit d’autant mieux fondée, que quelques jeunes gens l’aiant bien considérée, s’étoient demandé l’un à l’autre, quelle partie de son corps seroit le plus à leur goût? L’un d’eux avoit répondu que ses pieds cuits sous la cendre, seroient fort bons. Comme elle entendoit la langue, aiant été captive en leur pais, elle fut tellement effrayée, sans pourtant le faire paroître, qu’elle crut qu’il n’y avoit que la fuite qui la pût garantir de la mort. Elle prend donc la résolution de fuir, et à l’heure-même elle prit sa course vers son pais tirant du côté d’Onondagné, et prenant le chemin frayé, de crainte de donner connoissance de sa route par ses vestiges, si elle eut pris des chemins écartez. Elle se cacha dans le bois tout proche du village dans une tanière fort épaisse, où elle demeura dix jours et dix nuits, n’osant passer outre, car elle voioit souvent les Hiroquois passer tout proche d’elle; elle vit même ceux qui l’avoient enlevée. Elle en sortoit néanmoins la nuit pour aller chercher dans les champs voisins quelques épics de bled d’Inde, qui étoient restez de la moisson, afin de faire une provision de vivres. Quelque recherche qu’elle pût faire, elle n’en put ramasser plus de deux petits plats, qui lui devoient servir pour plus de deux mois que devoit durer son volage. Cette grande nécessité lui fit perdre cœur, et ce qui mit le comble à ses ennuis fut qu’un grand Hiroquois s’en vint un jour droit à elle la hache sur l’épaule, alors croiant qu’il n’y avoit plus de vie pour elle, elle se disposa à la mort par la prière, mais Dieu permit que cet homme étant proche d’elle, se détourna tout court pour entrer dans le bois. Cette protection de Dieu ne lui releva pas néanmoins le cœur. Car elle voioit que si elle s’en fut retournée en son pais, elle fut morte de faim dans les forests et dans les neiges. De retourner à Agnié, d’où on l’avoit enlevée, elle ne pouvoit éviter le feu comme fugitive, à qui on venoit de donner la vie. Si elle eût pris le chemin d’Onondagné, où on la vouloit mener, elle avoit déjà entendu prononcer sa sentence. Si enfin elle fut restée en sa tanière, ou elle y fût morte de faim, ou elle n’eut pas tardé d’être découverte. Volant donc que la mort lui étoit inévitable, elle crut par une erreur de Sauvage qu’elle feroit une bonne action de se la donner elle-même, et de s’en procurer une plus douce. Après donc avoir fait sa prière, et s’être recommandée à Dieu, elle prit sa ceinture, et se l’étant mise au col avec un lacet coulant, elle se pendit à un arbre. Mais Dieu, qui excuse facilement les erreurs des innocens, permit que celle-ci, qui pensoit continuellement en lui, ne reçut aucun mal, le poid du corps aiant rompu la corde. Elle ne laissa pas de remonter dans l’arbre, et de se pendre une seconde fois, mais la corde rompit comme à la première. Alors elle ouvrit les yeux pour voir la protection de Dieu sur elle; Assurément, dit-elle, Dieu ne veut pas que je meure, il me veut sauver la vie; il faut donc que je me sauve à la fuite; il est vrai que je n’ai pas de vivres, mais n’est-il pas assez puissant pour m’en donner? C’est lui qui nourrit les oiseaux de l’air, c’est lui qui donne à manger aux bêtes des forests, sa bonté n’est-elle pas assez grande pour s’étendre jusqu’à moi, qui croi et espère en lui. Là-dessus elle fait sa prière, suppliant notre Seigneur de la conduire, et sans tarder plus long-temps, elle s’enfonce dans ces grandes forests, sans autre provision que le peu de bled qu’elle avoit glané. Elle se conduisoit à la veue du Soleil, qui lui servoit de boussole dans ces solitudes, où il n’y avoit point de routes ni de chemins. Après qu’elle eut mangé sa provision, elle gratta la terre pour trouver quelques racines tendres : quand la terre étoit trop dure par la gelée, elle mordoit les arbres pour en succer l’humeur, et en manger la seconde écorce, qui est plus tendre que la première. Il ne se peut dire combien elle souffrit de froid et de faim. Dieu néanmoins qui n’abandonne jamais dans la nécessité ceux qui ont confiance en lui, permit qu’elle trouva une hache dans un lieu où les Hiroquois avoient cabané. Cet instrument lui sauva la vie. Premièrement elle trouva l’invention de faire un fuzil de bois, avec lequel elle faisoit du feu pendant la nuit, et l’éteignoit à la pointe du jour, de crainte que la fumée ne la découvrit. Elle trouva ensuite de petites tortues, dont elle fit provision. Avec ce petit ravittaillement elle subsista quelques jours : car le soir aiant fait ses prières, elle passoit la nuit à manger, à se chauffer et à dormir, et elle passoit tout le jour à cheminer et à prier Dieu. Elle rencontra des Hiroquois qui alloient à la chasse; mais ils ne la virent pas. Ils avoient laissé un Canot sur le bord de la rivière à dessein de le reprendre à leur retour; elle se jette dedans et l’emmeine, et depuis ce temps-là elle n’eut plus que du divertissement, ôté l’inquiétude d’être rencontrée de ses ennemis, et l’incertitude du lieu où elle étoit. Elle se trouva enfin dans le grand fleuve de S. Laurent dont elle suivit le cours pour se rendre au pais des François. Elle alloit d’isle en isle où elle trouvoit quantité d’ceufs d’oiseaux, dont elle mangeoit dans la nécessité. Elle fit une longue épée de bois dont elle brûla le bout, afin de la durcir et se servoit de cet instrument pour prendre des Eturgeons de cinq ou six pieds de long. Elle tua quantité de Cerfs et de Castors : Elle les faisoit lancer dans l’eau, puis elle entroit dans son canot pour les poursuivre : les aiant atteint elle les tuoit avec sa hache, et quand ils étoient aux abois elle les tiroit à bord et prenoit des chairs autant qu’elle en avoit besoin; en sorte qu’arrivant à Mont-Réal elle en avoit encore une assez bonne provision. Lors qu’elle approcha de l’habitation l’on fut au devant pour reconnoitre qui c’étoit. On reconnut aussitôt que c’étoit Marie Kamakated ?ing ; etch femme du bon Jean Baptiste Manit d nagouch. On ne sçavoit si l’on devoit se réjouir ou pleurer en la voiant, et elle-même ne sçavoit lequel prendre de ces deux partis; car elle étoit si interdite qu’elle ne pouvoit ni rien faire ni rien dire. On la mena à Madame d’Ailleboust Gouvernante, à qui les Sauvages ont donné le nom de Cha ?erindamaguetch, et qui l’avoit toujours beaucoup aimée. Cette Dame lui fit beaucoup de caresses, et elle et ses Damoiselles firent ce qu’elles purent pour la consoler, lui disant qu’elle pouvoit bien essuyer ses larmes puisqu’elle étoit avec ses parens et ses amis. Et c’est, dit-elle, ce qui me fait pleurer, de me voir avec les personnes et dans les lieux où mon Mari, mon enfant et moy avons été tant aimez. Mes larmes étoient taries il y avoit long-temps, mais le souvenir de notre amitié m’a ouvert les yeux pour les faire sortir en abondance. Après qu’elle se fut un peu reposée, et qu’elle eut payée à la nature les premiers sentimens de son affection, elle raconta la prise de nos bons Néophytes, et tout ce qui leur est arrivé depuis, en la manière que je le viens d’écrire. Plusieurs femmes à qui les Hiroquois avoient donné la liberté se sont encore sauvées de leurs mains, et nous ont confirmé les mêmes choses, et dans les mêmes circonstances.

Depuis ce temps-là les Algonguins se sont toujours tenu sur leurs gardes, et il y a toujours quelque acte d’hostilité entre eux et les Hiroquois. Un Algonguin de la petite Nation s’étant embarqué avec sa femme dans un canot pour aller dire à ses compatriotes qu’ils se tinssent sur leurs gardes, et que les Hiroquois avoient pris et massacré leurs parens proche des trois Rivières, il ne fut pas bien avant dans le fleuve qu’il découvrit un canot où il y avoit sept ou huit Hiroquois. Il dit à sa femme qu’il avoit envie de l’attaquer pourveu qu’elle voulut bien le seconder, à quoy la femme ayant reparty qu’elle le suivroit volontiers, et qu’elle vouloit vivre et mourir avec luy. A ces paroles ils s’animent l’un et l’autre, et à force de bras avancent le plus qu’ils peuvent vers le canot des ennemis. Mais avant que d’être découverts, ils remarquèrent que ce canot étoit accompagné de quatre autres remplis d’hommes, qui faisoient des acclamations comme de gens victorieux. Cette rencontre luy fit changer de résolution, il prend terre de l’autre costé du fleuve, d’où, comme s’il fût venu du costé des Hiroquois, il tira un coup de fusil, comme pour donner avis de son arrivée, et s’informer de l’état de leur chasse. Ceux-cy croyant que ce fut quelque troupe de leurs gens s’écrièrent quarente fois avec effort : héé, tirant à chaque fois un coup de fusil. Il connut par là qu’ils avoient quarente prisonniers de sa nation, et sans perdre temps, il alla prendre sa femme qu’il avoit laissée à l’autre bord, et tous deux vont en diligence donner avis de ce qu’ils avoient veu, à quelques personnes qu’ils avoient quittées il n’y avoit pas long-temps, les exhortant de ne pas perdre l’occasion de se vanger de leurs ennemis, et de délivrer leurs frères captifs. Sept jeunes hommes de la compagnie s’offrent de l’accompagner, et sans différer ils voguent après les canots Hiroquois. Afin de ne rien faire témérairement ils se glissent à la brune pour découvrir l’état des ennemis. Ils remarquèrent qu’ils avoient cinq canots, dans chacun desquels il y avoit plus d’hommes capables de se défendre, qu’ils n’étoient pour les attaquer. C’est pourquoy ils crurent qu’il les falloir prendre pendant la nuit, lorsqu’ils seroient dans leur premier sommeil. L’ordre qu’ils résolurent entr'eux de tenir dans leur attaque fut que deux se jetteroient dans chacun des trois vaisseaux qui étoient les plus grands et les plus remplis, et deux dans les deux autres. Les choses étant ainsi conclues les Chrétiens firent leurs prières, et tous sur la minuit se jettèrent sur les Hiroquois, tuant et frapant tous ceux qui se rencontroient. Les ennemis s’éveillant aux coups, et n’entendant et ne voiant rien s’écrioient : Qui êtes vous? Mais les autres ne répondoient qu’à coups de haches et d’épées. Un grand Hiroquois se sentent percé d’un coup d’épée, courut sur celui qui l’avoir frappé, et le coltant rompit son épée, l’autre se débarrasse de ses mains, et se voiant sans armes eut recours aux pierres. L’Hiroquois le poursuit encore et l’alloit perdre, si son second qui vint au secours ne lui eut donné un coup dont il mourut sur la place. Le carnage fut grand, et l’obscurité de la nuit le rendoit encore plus horrible. Il y eut dix Hiroquois morts sur le lieu, un grand nombre de blessez, les captifs délivrez, et tout le bagage pris. Ceux qui avoient été mis en liberté dirent à leurs Libérateurs : Fuiez, mes frères; car il y a ici proche un grand nombre d’Hiroquois cachez, et si le jour vous trouve ici ils vous traitteront pour le moins aussi mal que vous avez fait leurs frères. A ces paroles ils enlevèrent la chevelure aux morts, et jettèrent dans le fleuve toutes les peaux et marchandises qui étoient en grande quantité parce qu’ils avoient pillé plusieurs Nations qui s’étoient jointes aux Hurons pour venir en traite chez les François.

Les Hiroquois qui étoient cachez avoient encore d’autres prisonniers, entre lesquels il y avoit une femme qui fit un coup bien hardi. Il y avoit plusieurs jours que ces barbares la traînoient après eux avec leur inhumanité ordinaire. Durant la nuit ils l’attachoient à quatre pieux fichez en terre en forme de croix de saint André, de crainte qu’elle ne leur échappât. Une certaine nuit elle sentit que le lien d’un de ses bras se relâchoit; elle remua tant qu’elle se dégagea. Ce bras étant libre délia l’autre, et tous deux détachèrent les pieds. Tous les Hiroquois dormoient d’un profond sommeil, et la femme qui avoit envie de se sauver marchoit par dessus sans qu’aucun s’éveillât : Etant prête de sortir elle trouva une hache à la porte de la cabane : Elle la prend, et transportée d’une fureur de Sauvage, elle en décharge un grand coup sur la tête de l’Hiroquois qui étoit proche. Cet homme qui ne mourut pas sur l’heure remua et fit du bruit qui éveilla les autres. On allume un flambau pour voir ce que c’étoit. Trouvant cet homme noyé dans son sang on cherche l’autheur de ce meurtre, mais quand on eut veu que la femme s’étoit échappée, on crut qu’il n’en falloit pas chercher un autre. Les jeunes gens courent après, mais en vain car elle s’étoit cachée dans une souche creuse qu’elle avoit remarquée le jour d’auparavant comme étant proche de la cabane. Elle entendoit de là tout le bruit que faisoient ces Barbares sur la mort de leur camarade. Mais le tumulte étant apaisé, et les gens qui la cherchoient étant allez d’un côté, elle s’encourut de l’autre. Le jour étant venu ils allèrent tous de côté et d’autre pour tâcher de découvrir ses vestiges; ils les trouvèrent et quelques-uns d’eux la poursuivirent deux jours entiers avec tant de diligence qu’ils vinrent jusqu’au lieu où elle étoit. Elle se croioit déjà morte ne sçachant plus où se cacher. Elle rencontre un étang où les Castors faisoient leur Fort. Ne sçachant plus où aller elle se jette dedans y demeurant presque toujours plongée et ne levant la tête que de fois à autres pour respirer, en sorte que ne paroissant point, les Hiroquois désespèrent de la trouver, et s’en retournèrent au lieu d’où ils étoient partis. Se voiant en liberté elle marcha trente-cinq jours dans les bois sans autre habit qu’un morceau d’écorce dont elle se servoit pour se cacher à elle-même, et sans autre nourriture que quelques racines avec des groselles et fruits sauvages qu’elle trouvoit de temps en temps. Elle passoit les petites Rivières à la nage, mais pour traverser le grand fleuve, elle assembla des bois qu’elle arracha, et les lia ensemble avec des écorces dont les Sauvages se servent pour faire des cordes. Etant plus en assurance de l’autre côté du Fleuve elle marcha sur ses bords sans sçavoir où elle alloit jusqu’à ce qu’aiant trouvé une vieille hache elle se fit un canot d’écorce pour suivre le fil de l’eau. Elle rencontra des Hurons qui alloient à la pêche, mais ne sçachant s’ils étoient amis ou ennemis, elle se jetta aussi-tôt dans le bois, outre qu’étant toute nue, elle avoit honte de paroître à la veue des hommes; car il faut remarquer que les femmes de cette Amérique, quoique Sauvages, sont fort pudiques et honêtes. Voiant qu’elle approchoit des habitations, elle ne marcha plus que la nuit, afin de ne pas paroître nue. Sur les dix heures du soir elle découvrit l’habitation Françoise des trois Rivières, et au même temps elle fut aperçue de quelques Hurons qui coururent après elle pour sçavoir qui elle étoit. Elle s’enfuit dans le bois; ils la suivent : Elle crie qu’ils n’approchent pas, parce qu’elle étoit nue, et qu’elle s’étoit ainsi sauvée des mains des Hiroquois. Un Huron lui jette son capot avec une espèce de robe dont elle se couvrit, et ensuite elle se fit connoître et leur raconta toutes ses avantures. Ils la menèrent aux trois Rivières où les François lui firent mille bons traitemens, dont elle étoit si surprise, qu’elle ne pouvoit quasi croire que les biens qu’on lui faisoit fussent véritables, n’aiant jamais veu dans les Nations Sauvages qu’on traitât de la sorte une personne inconnue. Elle n’avoit jamais veu de François, elle avoit seulement ouï dire qu’ils ne faisoient mal à personne, et qu’ils faisoient du bien à tout le monde.

Voilà la confusion que les perfides Hiroquois jettent dans toutes les Nations, en sorte qu’elles sont contraintes, ou de demeurer captives dans leurs pals sans en pouvoir sortir, ou de s’exposer à la rage de ces barbares, si elles en sortent pour se venir faire instruire, ou pour aller en traite avec leurs alliez. Mais au même temps que Dieu afflige son Église d’un côté, il la console de l’autre. Les Révérends Pères qui demeurent aux Hurons ont écrit ici, que les Sauvages d’Anastohé (29), qui sont des peuples voisins de la Virginie et amis des Hurons, leur ont fait sçavoir qu’ils avoient apris les mauvais traittemens qu’ils reçoivent de la part des Hiroquois, et que s’ils avoient besoin d’eux, ils n’avoient qu’à leur faire sçavoir, et qu’ils aiguiseroient leurs haches pour venir à leur secours. Les Hurons bien joieux d’une offre si avantageuse leur ont envoie des Députez pour renouveller l’alliance et les confirmer dans leur bonne volonté. Le Chef de cette légation est un excellent Chrétien qui est accompagné de huit personnes, entre lesquels il y en a quatre de Chrétiens, les quatre autres ne le sont pas encore. Cette rencontre est favorable non seulement aux Hurons pour leur donner moien de se défendre de leurs ennemis, mais encore à notre sainte foy pour la grande moisson qu’il y aura à faire, si les ouvriers de l’Evangile y peuvent avoir entrée. Mais il faut du temps pour une si grande entreprise, et il est nécessaire que les chemins soient plus libres qu’ils ne sont.

Un autre sujet de consolation, est la ferveur de nos Néophites, qui en vérité surpasse tout ce qui s’en peut dire. Ils sont quelquefois si transportez de zèle qu’ils éclatent pendant la prédication, interrompant le Père qui la fait, afin de dire publiquement les sentimens dont leurs cœurs sont intérieurement pressez. Un jour le Père qui a soin de la Mission de Silleri invectivant fortement contre l’ivrognerie où tombent souvent les Sauvages quand ils boivent du vin ou de l’eau de vie. Un Sauvage touché de ce qu’il avoit dit, l’interrompit disant : Arrête-là, mon Père, ce que tu dis est vray, je me suis enyvré, et par là je montre que je n’ay point d’esprit; prie Dieu qu’il me fasse miséricorde, souffre que je die trois mots, je ne parleray qu’à ceux de mon pais, car étant étranger ce n’est point à moy à haranguer en cette bourgade. Sus donc, jeunesse, c’est à vous que j’adresse mon discours : prenez exemple, non sur mon péché, mais sur ma douleur, et souvenez-vous que si moy qui suis âgé, je reconnois et confesse mon crime, vous qui êtes jeunes ne devez point dissimuler les vôtres. Je condamne l’action que j’ay faite : C’est un précipice où je me suis jette, donnez-vous de garde d’y tomber. Ce pauvre homme avoit un complice qui entendant ce discours l’interrompit : Non c’est moy qui n’ay point d’esprit, c’est moy qui suis un méchant; j’ay fâché celuy qui a tout fait; Jeunesse, soiez plus sage, et ne suivez pas le chemin où je me suis égaré : Marchez tout droit et priez le Père de prier celuy qui a tout fait d’avoir de bonnes pensées pour moy.

Le jour de la Purification de la très-sainte Vierge, le même Père aiant distribué des Cierges, et donné l’explication de la Cérémonie que l’Église pratique en ce jour, un Capitaine l’interrompit et fit sa petite prédication, ou plutôt sa petite harangue en ses termes : Ah ! mes Frères, que nous avons d’obligation au Père, de nous enseigner de si belles véritez. Concevez-vous bien ce que veut dire ce feu que vous portez en vos mains? Il nous apprend que Jésus-Christ est notre jour et notre lumière; que c’est lui qui nous a donné de l’esprit en nous donnant la foy et la connoissance des véritez du Ciel : Que c’est lui qui nous découvre par sa lumière le chemin de la félicité; que ces flambeaux nous enseignent que Jésus-Christ s’est consumé sur la terre pour notre salut; que ces mêmes flambeaux se consument dans notre main pour nous apprendre que nous devons aussi brûler pour son amour, et nous consumer pour son service. Il y a parmi nous des jeunes gens, il y a aussi des vieillards, tous se consument, tous tendent à la mort. Mais pourquoi se consument-ils ? pour satisfaire à leur chair. O que nous serions bien plus heureux si nous nous consumions pour Jésus !

Ce même Capitaine assistant une autre fois à un sermon où le Père prêchoit de sainte Catherine et de sa foy et constance dans les tourmens, il s’écria inopinément : Voilà ce que c’est que d’être Chrétien, c’est faire état de la foy et non pas de sa vie : Faut-il qu’une fille nous couvre le visage de confusion? L’on n’en voit que trop parmi nous qui deviennent sourds et aveugles : Ils ferment les oreilles aux instructions qu’on leur donne, et les yeux aux choses saintes qu’on leur présente. Prenons courage, mes Frères : Demeurons fermes et constans dans la foy. Que la faim, la soif, la maladie, et la mort même n’ébranlent point la résolution que nous avons faite de croire en Dieu et de lui obéir jusqu’au dernier soupir de notre vie. Je vous laisse à penser si cette ferveur n’est pas capable de gagner le cœur de ceux qui ont du zèle pour la gloire de Dieu, et pour le salut des âmes.

Un Capitaine allant avec ses gens à la découverte des Hiroquois, afin de leur faire la guerre, passa par Mont-Réal, où l’on luy fit un grand festin. Après avoir été bien traitté il fit ce compliment à ses hôtes. Autrefois quand on nous avoit fait grande chère nous disions à ceux qui nous avoient donné à manger : Ce festin va porter votre nom par toute la terre, et toutes les Nations vous regarderont comme des gens libéraux qui sçavez conserver la vie aux hommes : Mais j’ay quitté ces anciennes coutumes, c’est maintenant à Dieu que je m’adresse quand on me fait du lien, et je lui dis : O toy qui as tout fait, tu es bon, secoure ceux qui nous assistent, lais qu’ils t’aiment toujours, empéche le Démon de leur nuire, et donne leur place avec nous dans ton Paradis. Voilà les actions de grâces que cet excellent Chrétien rendoit après le repas, bien différentes de celles qu’il rendoit lors qu’il étoit dans le Paganisme.

Nous voions continuellement faire à notre grille de semblables actes de vertu. Un Huron instruit par la Mère Marie de saint Joseph étant pressé par d’autres Sauvages de sa Nation d’aller à la chasse leur dit qu’il ne se pouvoit résoudre d’y aller qu’il n’en eut le congé de sa bonne Mère et directrice : Les autres lui répartirent avec quelque sorte d’indignation et de mépris. Ah! tu n’es pas un homme, mais une femme. A ces paroles ce pauvre homme baissa la veue sans dire mot, mais son cœur en fut vivement touché. Il alla déclarer sa peine à sa bonne Maîtresse qui le consola, et l’exhorta de supporter cette injure en Chrétien, qui doit faire profession de patience, et d’aimer ses ennemis. Il lui répondit en soupirant : Ah! Marie, que c’est une chose difficile à un homme d’être tenu pour une femme ! Néanmoins puisque je veux être Chrétien, il faut que j’imite Jésus-Christ. Le voiant dans cette disposition elle lui conseilla d’aller avec les autres. Il y alla et en revint heureusement. Mais s’il avoit pardonné à son ennemi, Dieu en tira le châtiment, car il permit qu’il fut pris par les Hiroquois.

Les Attikamek, autrement les Poissons blancs, continuent dans leurs ferveurs, et ceux qui ne sont pas Chrétiens témoignent un grand désir de l’être. Ces peuples sont bons, doux, traitables, et ils ne sçavent ce que c’est que de faire la guerre, sinon aux animaux. Cette bonté naturelle les porte jusqu’à la superstition, ils ont des espèces de Prophètes ou devins qui se mêlent de dire les choses à venir. Mais en effet ce sont des Sorciers et Magiciens qui apparemment ont du commerce avec les Démons. Ils se servent de petits tambours, de chansons, de sifflemens, pour guérir les maladies. Ils se servent de petits tabernacles pour consulter les génies de l’air, et usent de Pyromancie pour sçavoir l’issue des maladies, les lieux où il fera bon à la chasse, s’il n’y a point quelque ennemi caché dans leurs terres, et pour d’autres semblables occasions. Mais le fond de ces peuples étant docile et candide, ils reviennent facilement de ces folles superstitions quand on leur en fait voir la vanité, et qu’on les instruit des véritez de notre sainte Religion, qui portant avec elles l’onction dans le cœur, leur donne un goût bien plus doux et plus innocent que ne font tous ces vains enchantemens. Je vous ay déjà parlé plusieurs fois de la bonne Marie femme de ce Bernard qui a été tué par les Hiroquois; cinq jours après son arrivée, une jeune femme Attikameque arriva et se présenta à elle. La première chose que fit Marie, qui ne la connoissoit pas, fut de lui inspirer ses sentimens ainsi que les Sauvages Chrétiens ont coutume de faire aux infidèles : J’ay été captive aux Hiroquois, lui dit-elle, où j’ay souffert toutes les misères qu’on peut souffrir, mais tout cela n’est rien en comparaison de ce que tu souffriras en Enfer si tu n’es Chrétienne. L’autre lui répondit : Je le suis, mais j’ay un mari païen qui a une autre femme que moy, et je voudrois bien le quitter, car il a une aversion extrême de la foy et de la prière. A ces paroles Marie l’embrassa et lui dit : Ah ! si tu sçavois la valeur de la foy, tu la préfèrerois à toutes choses et à la vie même. La foy est une chose si admirable qu’on ne la peut assez estimer : Elle ramasse les Nations et de plusieurs n’en fait qu’une : C’est elle qui fait que les Chrétiens sont mes parens, et qu’ils me traittent comme si j’étois leur Sœur : C’est la foy qui fait que je t’aime : Car quel suiet ay-je de t’aimer? tu n’es point de ma Nation, je ne te connois point, il m’importe fort peu que tu vive ou que tu meure, que tu demeure ou que tu t’en aille; cependant je ne sçay comment cela se fait, mais je sens bien que je t’aime parceque je croi en Dieu et que tu crois en lui. C’est pour cela que je ne me puis empêcher de te donner un bon conseil qui est de laisser ton mari avec sa femme, et de ne plus retourner avec lui : Car il te feroit perdre la foy, qui est le plus grand mal qui te sçauroit arriver. De plus tu seras peut-être prise des Hiroquois, qui te feront souffrir toutes sortes de tourmens. Ah ! si tu sçavois la pesanteur du joug de la captivité, et combien il est sensible à un Chrétien d’être éloigné de la maison de prière ! L’on porte envie aux petits oiseaux : Souvent je leur disois : Ah ! que ne puis-je voler pour aller prier Dieu avec les Chrétiens? Si je voiois de loin une montagne, je lui disois : Que ne suis-je au plus haut de ta cime pour me voir délivrée de ma captivité : En un mot, la mort est plus douce que la vie, à un Captif : Si ton Mari te fait quitter la foy, ce sera bien encore pis, car sortant de la main des Hiroquois tu tomberas en celles des Démons qui te tourmentront en des feux qui n’auront jamais de fin, et d’un esclavage passager tu tomberas dans une captivité éternelle. Cette exhortation si touchante fit prendre résolution à cette jeune femme de ne retourner plus avec celui qu’elle appelloit son Mari, et qui en effet ne l’étoit pas, voilà une petite partie des fruits que cette nouvelle Église a produit cette année. Offrez-la à Notre Seigneur, afin qu’il lui plaise la faire fructifier de plus en plus pour sa gloire.

De Québec 1647 (41).


L.121 De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649.

Mes Révérendes Mères, et très-chères Sœurs. Je vous manday l’an passé que nous avions appris la nouvelle que les Hiroquois avoient martyrisé le R. Père de Brébeuf. Il est vrai que la cruauté de ces Barbares avoit fait un Martyr, mais le temps de celui-ci n’étoit pas encore arrivé, comme il est arrivé depuis. Celui donc qui fut si richement partagé l’année dernière, fut le R. Père Antoine Daniel, qui étant en Mission au mois de Juillet, le Bourg, où il étoit, fut attaqué par les Hiroquois. Il étoit encore dans ses habits sacerdotaux, lors qu’il entendit le tumulte des ennemis, et sans se donner le loisir de quitter son aube, il court de cabane en cabane, et cherche les malades, les vieillards, les enfans, et ceux qui n’avoient pas encore reçu le Baptême; il les dispose à ce Sacrement avec un zèle apostolique, et les aïant tous assemblez dans l’Église, il les baptisa par aspersion. Lors qu’il vit approcher l’ennemi, il dit à son troupeau : Sauvez vous, mes Frères, et laissez-moi seul dans la mêlée. Alors ce saint Homme avec un port tout plein de majesté aborda l’ennemi, qui en fut tout effrayé : il leur parle de Dieu, leur prêche hautement la foi, et leur reproche leur trahison. Mais enfin ces Barbares perdirent peu à peu le sentiment de fraïeur qu’ils avoient conçu à son abord. Es le couvrirent de flêches, et voiant qu’il ne tomboit point, une troupe de Fuzeliers fit sur lui une décharge, dont il tomba mort sur la place. Ils portèrent son corps dans son Église, où ils mirent le feu, et ainsi comme une victime de bonne odeur il fut consumé au pied de l’Autel avec l’Autel même. Ils mirent tout à feu et à sang, sans épargner ni enfans, ni femmes, ni qui que ce fût. Ceux qui se purent sauver en d’autres Nations, échapèrent leur cruauté, sans cela tout eût été détruit. Ce saint Martyr apparut peu de temps après sa mort à un Père de la compagnie et de la mission. Celui-ci l’aïant reconnu, lui dit : Ah mon cher Père, comment Dieu a-t-il permis que votre corps ait été si indignement traitté après votre mort, que nous n’aions pu recueillir vos cendres ? Le saint Martyr lui répondit : mon très-cher Père, Dieu est grand et admirable : Il a regardé mon opprobre, et a récompensé en grand Dieu les travaux de son Serviteur : il m’a donné après ma mort un grand nombre d’âmes du purgatoire, pour les emmener avec moi, et accompagner mon triomphe dans le Ciel. Il est encore apparu dans un conseil comme y présidant, et inspirant les résolutions qu’on y devoit prendre pour la gloire de Dieu.

Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. lors qu’ils étoient ensemble en mission. Ce premier avoit blanchi dans les Missions Apostoliques, et à la conqueste des âmes des Sauvages, dont il a eu la consolation d’en voir jusques à sept ou huit mille de baptisez. Le second étoit neveu du R. P. Supérieur des Missions, qui a devancé celui-ci. C’étoit l’homme le plus foible et le plus délicat qu’on eut pu voir : cependant Dieu par un miracle de sa grâce a voulu faire voir en sa personne ce que peut un instrument, pour chétif qu’il soit, quand il le choisit pour sa gloire et pour son service. Il fut quinze heures entières en des tourmens horribles : Le Révérend Père de Brebeuf n’y fut que trois. Mais remarquez que depuis qu’il étoit en ces contrées, où il a prêché l’Évangile depuis l’an 1628. excepté un espace de temps qu’il fut en France, les Anglois s’étant rendu les maîtres du pais, sa vie avoit été un martyre continuel. Or voici comment le martyre de ces saints Pères arriva. La bourgade où ils étoient, aïant été prise par les Hiroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Etant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient. L’on vit en cette rencontre un miracle de la toute-puissante main de Dieu, car plusieurs qui ne pouvoient entendre parler du baptême par l’attachement qu’ils avoient à leurs superstitions, étoient les plus empressez à le demander ou à le recevoir. Nos bons Pères continuèrent ces saints exercices, jusqu’à ce que ces Barbares comme loups enragez se jettèrent sur eux; et après les avoir mis à nud, les chargèrent de coups de baston d’une manière très-cruelle, étant poussez à cela par quelques Hurons renégats en détestation de la Foi. On les mena au lieu de leur supplice, où ils ne furent pas plutôt arrivez, qu’ils se prosternèrent à terre, la baisant avec une dévotion sensible, et rendant grâces à notre Seigneur de l’honneur qu’A leur faisoit : de les rendre dignes de souffrir pour son amour. On les attache à des pieus, afin de les faire souffrir plus à l’aise. Alors chacun eut le pouvoir de faire le pis qu’il pourroit. On commença par le plus ancien, à qui les Renégats portoient une haine mortelle. Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel; car c’est ce que vous enseignez. Après ces blasphèmes, et mille semblables brocards, ils leur enlèvent la chevelure, qui est un genre de supplice assez commun parmi les Sauvages, et qu’ils font souffrir à leurs captifs. Jusques ici les tourmens ont été communs à ces deux Saints, mais de plus on déchargea un coup de hache sur la tête du Père Lallemant, qui lui ouvrit le crâne, en sorte qu’on lui voioit la substance du cerveau. Cependant il avoit les yeux élevez au Ciel, souffrant tous ces outrages, sans faire aucune plainte, et sans dire mot. Il n’en étoit pas de même du R. Père de Brébeuf, il prêchoit continuellement les grandeurs de Dieu, ce qui faisoit tant de dépit à ses bourreaux, qu’ils lui enlevèrent de rage toute la bouche et lui percèrent la langue. Le R. Père Lallemant fut quinze heures en ses supplices, et le R. Père de Brébeuf n’y en fut que trois, et ainsi il devança son compagnon dans la gloire, comme il l’avoit devancé dans les travaux de la mission. Voilà comme se termina le martyre de nos saints Pères, dont j’ai bien voulu vous faire le récit en abrégé, en attendant que vous le voiez plus au long dans la relation, où vous verrez encore les grandes calamitez de cette Église, et les grandes risques, que courent les Ouvriers de l’Évangile. Ceux des Hurons ont été contraints de quitter leur maison de sainte Marie, et de se réfugier dans une isle avec le reste des Chrétiens, dans le dessein d’y bâtir un fort. Je vous demande le suffrage de vos prières pour le soutien du Christianisme dans ces nouvelles terres. Faites-y mention de moi en particulier, je vous en prie : et excusez-moy, s’il vous plaît, si je ne vous écris pas à toutes en particulier : j’en ai le désir, mais les grandes affaires dont je suis chargée, et le peu de temps que j’ai, m’en ôtent le pouvoir. Soiez néanmoins persuadées que suis pour le temps et pour l’éternité à chacune en particulier, aussi bien qu’à toutes en général, Vôtre, etc.

L.128 De Québec, à son Fils, 3o août 1650.

Mon très-cher et bien-aimé Fils. La vie et l’amour de Jésus soient votre vie et votre amour pour l’éternité. C’est un grand témoignage de votre affection pour moy, de me souhaitter le même partage qu’à nos Révérends Pères.

Mais hélas ! je suis indigne d’un tel honneur et d’une si haute grâce quoi qu’elle paroisse fort proche de nous. Car depuis celle que je vous ay écrite où je vous ay dit quelque chose de la grande et extraordinaire persécution des Hiroquois, il y a eu encore un grand choq entre les François et ces Barbares dans une rencontre qui s’est faite proche les trois Rivières lorsqu’on alloit chercher les neuf François que les autres avoient pris et emmenez. Aujourd’huy ils sont en dessein d’enlever les trois Rivières, et vous remarquerez qu’ils ont avec eux plusieurs Hollandois qui les aident : on en a reconnu un dans le combat, et un Huron qui s’est sauvé nous en a encore assuré. Quand ils auront pris les trois Rivières ils sont résolus, à ce qu’on nous a dit, de venir nous attaquer. Or bien qu’en apparence il n’y ait pas tant de sujet de craindre dans nos maisons qui sont fortes, ce qui est néanmoins arrivé dans tous les bourgs des Hurons qui ont été ruinez par le feu et par les armes (car certes ils sont puissans) doit faire appréhender aux François un semblable accident, s’il ne nous vient un prompt secours. C’est le sentiment des plus sages et expérimentez, comme le sont les Révérends Pères qui sont descendus des Hurons et qui ont porté le poids de la tyrannie de ces barbares. Ce secours ne nous peut venir que de la France, parce qu’il n’y a pas assez de force en tout le pais pour leur résister. Si donc la France nous manque il faudra en bref ou quitter ou mourir : Mais parce que tous les François qui sont ici au nombre de plus de deux mille ne pourront pas trouver des voyes pour se retirer, il seront contraints de périr ou de misère ou par la cruauté de leurs ennemis. Et de plus quitter des biens qu’ils ont acquis en ce pais, pour se voir dépouillez de toutes commoditez en France, cela leur fera plutôt choisir la mort en ce pais que la misère dans un autre. (Pour nous-autres, nous avons d’autres motifs par la miséricorde de Notre-Seigneur : Ce ne sont point les biens qui nous y retiennent ; mais bien le résidu de nos bons Chrétiens avec lesquels nous nous estimerions heureuses de mourir un million de fois, s’il étoit possible. Ce sont là nos trésors, nos frères, nos enfans spirituels que nous chérissons plus que nos vies et que tous les biens qui sont sous le Ciel. Réjouissez-vous donc si nous mourons et si l’on vous porte la nouvelle que notre sang et nos cendres sont mêlées avec les leurs.) Il y a de l’apparence que cela arrivera si les mille Hiroquois qui se sont détachez pour aller à la Nation neutre, viennent rejoindre ceux qui sont à nos portes. Le R. Père Daran que j’ay chargé de la présente, est un de ceux qui sont venus des Hurons. Il y a souffert tout ce qui se peut souffrir sans mourir, ainsi il vous pourra entretenir à loisir de tout ce qui est arrivé ces dernières années en cette nouvelle Église, et je me promets que vous serez extrêmement édifié de l’entendre. Il va faire un tour en France en attendant qu’on le rappelle au cas que les affaires du pais se raccommodent, car il y est extrêmement regretté. Je le regrette comme les autres, mais soulagez mes regrets en le recevant comme il le mérite. D’autres comme les Révérends Pères Ragueneau et Pijar vont aussi en France pour demander du secours à Sa Majesté. Le premier y prend plus d’intérest, parce qu’il est le Supérieur de la Mission des Hurons. C’est un des grands personnages et des plus zélez Missionnaires de la nouvelle France, mais je l’estime plus pour sa grande sainteté que pour tous ses grands talens naturels et pour toutes ses grâces gratuites. Nous espérons de le revoir l’année prochaine.

Lorsque j’achevois de vous parler du R. Père Ragueneau, on m’est venu avertir qu’il me demandoit, pour me dire Adieu. Il m’a promis de vous voir et à cet effet, il a pris votre nom par écrit. C’est un des meilleurs amis de notre Séminaire, et qui a a une grande connoissance des grâces que la divine bonté y répand. (I1 m’a encore assurée dans l’expérience qu’il a de la fureur et de la forces des Hiroquois que si nous n’avons un prompt secours du côté de la France, ou qu’il plaise à Dieu de secourir le pais extraordinairement, tout est perdu : Ce n’est point une exagération, je vous dis le même selon mes petites connoissances.

Vous voyez par là qu’en attendant le secours, nous sommes en la pure providence de Dieu. Pour mon particulier, mon très-cher Fils, je m’y trouve si bien, et mon esprit et mon cœur y sont si contens, qu’ils ne le peuvent être davantage. S’il arrive qu’on vous porte l’année prochaine les nouvelles de ma mort, bénissez-en Dieu, et offrez-luv pour moy le saint sacrifice de la Messe : Procurez-moy encore les suffrages de votre sainte Congrégation qui m’a toujours été très-chère : Si Dieu m’appelle à soy, et qu’il luv plaise me faire miséricorde elle me le sera encore davantage, et moy plus en état de supplier la divine Majesté d’augmenter sur elle ses saintes bénédictions.

(Je suis extrêmement consolée de ce que Dieu vous détache des créatures, et de l’amour ou prétention de l’amour que vous pourriez attendre d’elles. Ah ! mon Fils, le royaume de la paix est dans un cœur ainsi dénué de toutes choses, et qui par une sainte haine de soy-même se plaît à détruire les restes de la nature corrompue, dont (les plus saints ont jusqu’à la mort des attaques 24 qui font le vray motif de leur humiliation. Depuis qu’une âme entre en cette vérité, et qu’elle en est convaincue par sa propre expérience, elle s’humilie, non seulement devant Dieu en ses opérations intérieures et extérieures où elle découvre toujours de nouvelles fautes; mais encore devant les créatures prenant plaisir de s’accuser en public de ses défauts), d’en subir la pénitence et d’en porter toute la confusion. Elle ne rejette point la faute sur le tiers et sur le quart, bien que quelqu’un y ait pu concourir; elle s’attribue le tout, et après cela elle est convaincue qu’elle est encore plus remplie de malice qu’elle n’en dit et qu’elle n’en connaît, et que les autres n’en découvrent. D’où elle est persuadée qu’elle est seule digne du châtiment tant de la part de Dieu, par la privation de ses plus grandes faveurs, que du côté des créatures, qui prenant les intérests du Créateur, nous corrigent chacune en sa manière. Il y a bien d’autres dépendances de l’humilité dont les actes tirent leur source de leurs contraires. Le glorieux Père saint Benoist en parle aussi éminemment, comme je croy, qu’il l’a pratiquée. C’est votre Patron et votre Père qui attirera sur vous l’influence de cet esprit qui se goûte mieux dans l’intérieur qu’on n’en peut parler extérieurement. (Demandez luy qu’il obtienne cette haute vertu pour moy, car c’est elle qui fait les saints), comme on l’a encore remarqué dans les cinq serviteurs de Dieu qui ont été martyrisez, en ces quartiers, car ils étoient si humbles, avant leur martyre qu’ils donnoient de l’étonnement à ceux qui avoient le bonheur de vivre en leur compagnie. Il me faudroit écrire une trop grande lettre si j’en voulois dire toutes les particularitez, mais le temps ne me permet pas de m’étendre.

J’ay répondu par une autre lettre aux moyens que vous me proposez d’élever quelques Sauvages afin qu’ils puissent gagner leurs compatriotes à la foy. Outre ce que je vous en écris entretenez-en le R. P. Daran, il vous dira qu’encore que le pais se rétablisse, il faudra toujours dépendre de l’Europe pour avoir des ouvriers de l’Évangile, le naturel des Sauvages Amériquains, même des plus saints et spirituels, n’étant nullement propre aux fonctions Ecclésiastiques, mais seulement à être enseignez et conduits doucement dans la voye du Ciel ; ce qui fait soupçonner dans ce renversement d’affaires que peut-être Dieu ne veut ici qu’une Église passagère.

Il est vray que le R. P. de Brébeuf avoit reçu le sacré présent dont je vous ay parlé. Le R. P. Garnier l’un de ceux qui ont remporté la couronne cette année l’avoit éminemment. Jamais, mon très-cher Fils, vous ne connaîtrez cela par l’étude ni par la force de la spéculation, mais dans l’humble oraison et dans la soumission de l’âme aux pieds du Crucifix. Cet adorable Verbe incarné et crucifié est la source vive de cet esprit; c’est luy qui le donne en partage aux âmes choisies et qui luy sont les plus chères, afin qu’elles suivent et qu’elles enseignent ses divines maximes, et que par cette pratique elles se consomment jusqu’au bout dans son imitation. Cet esprit saint, cette union, dis-je, dont je vous parle, n’est pas celle de la gloire, elle en est seulement un avant-goût. Et ne pensez-pas qu’elle rende toujours les travaux faciles, puis qu’elle ne redonde pas toujours dans les sens : Mais elle donne dans le fonds de l’âme une force invincible pour les supporter quelques pesans et pénibles qu’ils soient. Il faudroit un gros livre pour décrire la vie de ce Révérend Père animé de cet esprit saint. Il étoit éminemment humble, doux, obéissant et rempli de vertus, acquises par un grand travail. On avoit du plaisir à voir la suite de ses vertus dans la pratique. Il étoit dans un continuel colloque et devis familier avec Dieu. Estant percé de coups on le vit encore dans l’exercice de la charité, faisant un effort pour se traîner vers une pauvre femme qui ayant reçu plusieurs coups de hache étoit aux abois et avoit besoin de secours pour bien mourir .

Le R. Père Chabanel un de ceux qui ont été massacrez cette année avoit naturellement une si grande aversion de vivre dans les cabanes des Sauvages qu’elle ne le pouvoit être davantage : pour ce sujet on l’en avoit voulu souvent exempter afin de l’envoyer aux autres missions où il n’eût pas été engagé à cette sorte de vie. Mais par une générosité extraordinaire et porté de l’esprit dont nous parlons, il fit vœu d’y persévérer et d’y mourir s’il plaisoit à Dieu de luy faire cete miséricorde. Son Supérieur néanmoins ayant sçeu qu’il étoit extrêmement fatigué des travaux de sa Mission, le rappella, et ce fut en ce voyage qu’il fut pris et massacré, sans qu’on ait pu sçavoir par quels ennemis, ni ce qu’ils ont fait de son corps : quoi qu’il en soit, il est mort dans l’acte de son obéissance.

Les autres Révérends Pères qui se sont retirez ici des Missions éloignées ont si épouventablement souffert qu’il n’y a point de langue humaine qui le puisse exprimer: Je n’exagère point, et si la grande humilité du R. Père Daran ne le cache point demandez-luy quelques particularitez de ses souffrances, car son expérience l’a rendu sçavant. Je vous donnee ces exemples pour vous convaincre que notre union n’est jamais plus éminente que dans les travaux soufferts à l’imitation et pour l’amour de Jésus-Christ, qui étoit dans le temps de ses souffrances et sur tout au point de sa mort, dans le plus haut degré d’union et d’amour pour les hommes avec Dieu son Père. L’union douce et amoureuse est déjà la béatitude commencée dans une chair mortelle, et son mérite est dans les actes de la charité envers Dieu et le prochain, et des autres vertus Théologales. Mais dans l’union dont je parle, qui est pourtant une suite de celle-là, il s’agit de donner sa vie dans une consommation de travaux qui portent à la ressemblance de Jésus-Christ. Ah ! certes il faut donner le prix à celle-cy, et attendre à l’autre vie à connaître son mérite et son excellence, car à présent nos discours sont trop bas pour en pouvoir parler comme il faut.

(Je bénis Dieu du désir qu’il vous donne de souffrir le martyre. Vous êtes encore jeune, mon bon Fils, et si vous voulez être fidèle à la grâce, vous en souffrirez un bien long encore que vous demeuriez enfermé dans votre solitude. Ce désir vous doit être un puissant aiguillon pour mener une vie pénitente, mortifiée, régulière : C’est le martyre que vous avez à souffrir et que Dieu demande de vous) en attendant peut-être quelque occasion que sa divine Majesté vous garde et que vous qu’ils sont à présent qu’ils le connoissent, me touche à un point que je ne puis dire. De là vous pouvez juger combien je souffre de voir la tyrannie que les barbares Hiroquois exercent en leur endroit. Ah ! mon très-cher Fils, que je serois heureuse, que je serois contente si toute cette persécution se terminoit en moy ! Présentez encore ce mien désir à la sainte Vierge à laquelle de bon cœur je présente le vôtre).

J’ay déjà écrit cette lettre à diverses reprises, et dans ces intervalles il vient toujours quelques nouvelles. Le Captif qui s’est sauvé des Hiroquois rapporte que les guerriers des Andofesteronons et ceux de la Nation neutre ont pris deux cens Hiroquois prisonniers. Si cela est vray, on les traittera d’une terrible façon, et ce sera autant de charge pour nous. Ce Captif sera bien encore quinze jours avant que d’avoir dit tout ce qu’il sçait : Car c’est la coutume des Sauvages de ne dire ce qu’ils sçavent que peu à peu et à divers jours; ce qui fait impatienter nos François qui ont l’esprit vif et voudroient sçavoir les choses tout d’un coup, sur tout quand il s’agit d’affaires de conséquence et rapportées par un seul messager.

Depuis ce que dessus, il s’est encore sauvé deux Hurons de la captivité des Hiroquois. Ils sont tous deux bons Chrétiens en leur cœur, et catéchumènes en effet. Le désir du saint baptême leur a fait faire des efforts très violens, par de grandes courses dans les bois, et sans aucune provision. Ils ont rapporté que nos dix Algonguins de Sillery qui furent pris au mois de Juin dernier ont été brûlez tous vifs avec de très-grands sentimens de Foy et de Religion. L’un deux pour l’amour duquel je vous écris cet article, s’est particulièrement signalé par son zèle et par sa ferveur. (Il étoit âgé de vingt-deux ans ou environ, et c’étoit mon fils spirituel qui m’aimoit autant ou plus que sa Mère. Il a été trois jours et trois nuits dans des tourmens très-horribles en dérision de la foy qu’il a confessée hautement jusques au dernier soupir.) Ces barbares luy disoient en se mocquant : Où est ton Dieu ? il ne t’aide point. Puis ils recommençoient à le tourmenter, et aussi à se mocquer disant : prie ton Dieu pour voir s’il t’aidera, Cependant (ce courageux serviteur de Dieu redoubloit ses prières et ses louanges à celuy pour l’amour duquel il souffroit, car naturellement il chantoit fort bien, et cela faisoit enrager ces barbares). Il se nommoit Joseph et avoit été élevé en la foy par le R. Père le Jeune, quasi dès son enfance. A votre avis, (n’ay-je pas là un bon Fils? C’est plutôt mon Père et mon Avocat auprès de Dieu. Je suis ravie pour l’amour que je luy portois de la haute grâce qu’il a reçue en persévérant avec tant de générosité. C’étoit un jeune homme parfaitement bien fait et extrêmement modeste, mais je ne le loue que de sa fidélité. (Si l’on m’en venoit dire autant de vous, mon très-cher Fils, ah ! qui pourroit dire la joye que j’en recevrois? Mais ces signalées faveurs ne sont pas du ressort de notre élection, elles sont dans les trésors de Dieu qui les communique aux âmes choisies. Il me falloit clôre cette lettre par ce dernier souhait, qui est un des plus grands témoignages de mon affection pour la personne du monde qui m’est la plus chère.)

L.131 De Québec, à son Fils, 3o octobre 165o.

Mon très-cher fils. Je croi que vous avez déjà reçu quatre de mes Lettres, et que vous avez eu la consolation de voir les Révérends Pères, que j’avois suplié de vous visiter. Je ne puis néanmoins laisser partir ce dernier vaisseau, sans me donner encore la satisfaction de vous dire ce petit mot; que le Révérend père Bressani m’a promis de vous donner. Vous verrez un Martyr vivant, des souffrances duquel vous avez cy-devant entendu parler, sur tout de sa captivité au pais des Hiroquois. Sans faire semblant de rien, regardez ses mains; vous les verrez mutilées, et presque sans aucun doigt qui soit entier. Il a eu encore cette année trois coups de flèches à la tête, qui ont pensé faire sa couronne et la fin de ses travaux. Il a un œil dont il ne voit presque point à cause de ces coups. Son courage l’a fait exposer à des dangers si éminens, que c’est ce qui lui fait porter ces marques honorables de la Croix du Fils de Dieu. Il est Romain de nation, homme éminemment docte, et sur tout très vertueux. Il m’a promis de vous visiter, et moi je l’ai suplié de vous faire donner celle-ci, si-tôt qu’il sera arrivé, afin que vous alliez saluer le R. Père Supérieur des Missions, qui passe lui-même en France pour l’extrémité des affaires de l’Église. Il m’a promis de vous rendre visite, mais je serois bien-aise que vous le voulussiez prévenir, à cause du mérite de la personne. Je vous dirai encore que c’est l’homme du monde, à qui j’ai le plus d’obligation tant pour l’établissement de notre maison, que pour les maximes spirituelles et saintes, qu’il nous a données selon l’esprit de nos vocations. Il y a près de six ans qu’il est notre Supérieur et Directeur, et le mien très particulièrement. On nous menace de ne le pas faire repasser en ce pais, si cela arrive, nous ferons tous une perte considérable. C’est le père des pauvres tant François que Sauvages : C’est le Zélateur de l’Eglise, qui semble avoir été élevé dans toutes les cérémonies, ce qui n’est pas ordinaire à un Jésuite. Enfin c’est le plus saint Homme que j’aye connu depuis que je suis au monde. Je vous prie donc de le recevoir avec toute la bien-veillance qui vous sera possible, et de le remercier de toutes les charitez qu’il a faites à notre Communauté, et à moi en particulier, car c’est mon Père par préciput. Et n’estimez pas que ce soit l’affection que j’ai pour ces révérends pères, quie me fasse vous en dire des louanges…

L.172 De Québec, à son Fils, 14 août 1656.

Mon très-cher Fils. Jésus soit notre vie et notre amour pour le temps et pour l’éternité. Comme les vaisseaux sont arrivez ici dès le mois de Mai, aussi s’en retournent-ils promptement. Celui par lequel je vous écris, lève l’ancre, un autre est déjà parti, et comme je ne vous dis rien dans mes autres Lettres de l’état de notre nouvelle Église, j’ai cru pour votre consolation vous en devoir dire quelque chose par celle-ci.

Dès l’année dernière on fit un traitté de paix avec les cinq Nations Hiroquoises, l’une desquelles qui est voisine des Hollandois, eut de grandes difficultez que les Hurons et les Algonguins fussent compris dans le traitté. Ils y consentirent néanmoins à de certaines conditions, sçavoir qu’ils garderoient la paix avec eux jusques à de certaines limites, hors lesquelles il leur seroit libre d’exercer leurs hostilitez comme auparavant. Quant aux François la paix étoit sans restriction et sans limites. Tout cela s’est observé jusques au Printemps que les Agnerognons, c’est le nom de cette Nation, toujours fourbes et méchans nous ont fait voir ce que l’on peut attendre d’une Nation infidèle, et qui ne connoist point Jésus-Christ.

Au même temps que la paix fut conclue, deux de nos Révérends Pères furent envoiez aux Hiroquois supérieurs, qui les avoient demandez avec beaucoup d’instance. Ils partirent avec leurs Ambassadeurs à la veue des Agnerognons toujours envieux, mais qui dissimulèrent alors leur envie. Ces Pères furent reçus par tout avec de grands témoignages d’estime et d’affection, tous ces peuples leur allant au devant de giste en giste, afin de les bien traitter. Dès qu’ils furent arrivez, les principaux des Nations s’assemblèrent, et les firent asseoir les premiers dans leurs Conseils. Ils furent reçus et régalez de tous tour-à-tour d’une manière extraordinaire, parce qu’on les regardoit comme des hommes venus du Ciel. Dès l’heure le Révérend Père Chaumonnot commença à parler de la Foi, et à enseigner à faire des prières publiquement. Il fut écouté et admiré de tous, en sorte qu’on le tenoit pour un homme prodigieux. Ces exercices ont continué tout l’Hiver avec tant d’assiduité, que depuis le matin jusques au soir, la chappelle d’écorce que Jean Baptiste le premier Chrétien de cette Église avoit faite dès l’abord, ne désemplissoit point, les Pères ne pouvant trouver de temps pour dire la Messe et leur Office que celui de la nuit. En arrivant ils trouvèrent une Église formée, parce que dans leur chemin, ils firent quantité de Catécumenes, qui furent baptisez en leur pais avec un grand nombre d’autres tant enfans qu’adultes.

Le Carême dernier dans un Conseil qui fut tenu, l’on conjura les Pères de presser Monsieur le Gouverneur et le R. Père Supérieur des Missions d’envoier un plus grand nombre de Pères, afin de les distribuer dans les Bourgs, et tout ensemble une peuplade de François pour faire une habitation fixe. L’on est convenu à cet effet d’un lieu commode à l’abord des Nations, qui viendront trouver les Révérends Pères, pour communiquer avec eux de la Religion, et les François pour traitter d’affaires. Le Révérend Père Dablon partit aussi-tôt avec quelques Onontageronons et Sonont aeronons, qui sont les plus grandes et les principales Nations de ces Peuples, et après bien des fatigues ils arrivèrent ici au temps de la passion. Ils firent leur demande à Monsieur le Gouverneur et au Révérend Père Supérieur, qui aïant appris les beaux commencemens de cette Mission, et les grandes merveilles que Dieu y avoit opérées en si peu de temps, conclurent qu’il la falloit fortifier par le secours d’un plus grand nombre de Missionnaires. Alors ce Révérend Père, qui est un Homme vraiment Apostolique, fit de si puissans efforts pour cette glorieuse entreprise, qu’en peu de temps cinquante-cinq François, y compris quatre Pères et trois Frères furent prêts. Ils partirent d’ici en Niai avec un zèle et une ferveur nonpareille. Dans cette compagnie il y avoit quelques Soldats de la garnison que Monsieur Dupuis honnête Gentil-homme, et qui avoit commandement dans le fort, s’étoit offert de conduire. Lors qu’il me fit l’honneur de me dire à Dieu, il m’assura avec une ferveur qui ne ressentoit point son homme de guerre, qu’il exposoit volontiers sa vie, et qu’il s’estimeroit heureux de mourir pour un si glorieux dessein. Tout cela ne se fait qu’avec des frais immenses, mais les Révérends Pères sacrifient tout pour le service de Dieu, et pour le salut des âmes. Et pour moi, je ne puis comprendre la grandeur de leur courage en ces rencontres, car rien ne leur coûte quand il s’agit de gagner des âmes à Jésus-Christ.

Les Agnerognons aiant appris que le dessein étoit formé d’envoier des Pères et des François aux Nations supérieures, afin d’y faire une habitation et une maison fixe, devinrent tout furieux, et renouvellèrent leur envie dans la pensée que cette alliance des François, Hurons et Algonguins avec leurs voisins seroit leur ruine avec le temps. Afin donc d’en traverser l’exécution, ils se cachèrent dans un bois au nombre de quatre cens, afin de les surprendre au passage. Ils laissèrent néanmoins passer le Révérend Père Supérieur avec sa troupe, mais quand il fut éloigné, en sorte qu’ils ne pouvoient plus être veus, ils se jettèrent sur un grand nombre de canots qui suivoient, conduits par le Révérend Père Mesnard et un Frère, et sans rien dire, ni écouter, pillent et battent outrageusement tous ceux qui se trouvèrent sous leurs mains, feignant de ne les pas connoître : Puis comme s’ils se fussent relevez d’un songe, et faisant les étonnez, ils s’arrêtèrent tout-à-coup, et leur dirent : Hé quoi, c’est donc vous ! Hélas, vous êtes nos frères, nous pensions que vous fussiez Algonguins et Hurons, que nous avons droit d’attaquer hors les limites désignées. Nos François volant bien que ce n’étoit qu’une fiction, les appellèrent fourbes et perfides, leur disant qu’ils auroient guerre ensemble; et voiant que la partie n’étoit pas égale, ils se séparèrent.

Ces Barbares continuant leur rage et leur dépit vinrent de nuit, et sans être veus dans l’Isle d’Orléans, et le matin voiant une troupe d’hommes, de femmes et d’enfans tous Hurons, qui plantoient leur bled d’Inde, ils se ruèrent sur eux, en tuèrent six, et enlevèrent tous les autres au nombre de quatre-vingt-cinq, qu’ils lièrent dans leurs canots. Tout cela se fit sans que les François en eussent connoissance, et même s’ils eussent encore tardé cinq ou six heures à faire leur coup leur capture eût été bien plus grande, parce qu’ils en eussent enlevé trois ou quatre cens, qui étoient venus entendre la Messe, et qui devoient ensuite s’en retourner en leur désert, mais qui apprenant des fugitifs ce qui s’étoit passé, se retirèrent dans le fort. Nous fûmes tous surpris de voir le fleuve couvert de canots qui venoient vers Québec, sur tout quand on sçeut que c’étoient des Agnerognons, qui par le traitté de paix, et encore selon la parole qu’ils avoient donnée tout nouvellement aux Révérends Pères, ne devoient point passer les trois Rivières. Cela fit croire qu’ils étoient aussi bien ennemis des François que des Sauvages. C’est pourquoi les maisons écartées demeurèrent désertes chacun se retirant à Québec, où néanmoins il n’y avoit pas de forces chacun étant allé à ses affaires. Ils passèrent devant le fort, où l’on crut qu’ils alloient aborder, mais faisant signe qu’ils étoient des amis, ils passèrent outre, et continuèrent leur chemin, jusqu’à ce qu’ayant veu des maisons abandonnées, ils crurent qu’on s’étoit retiré par défiance qu’on avoit d’eux, dont ils furent tellement choquez, qu’ils enfoncèrent les portes, pillèrent tout ce qu’ils rencontrèrent, puis s’en allèrent aux trois Rivières chercher à qui vendre leur picorage.

Nous avons sçeu par un Chrétien, qui s’est sauvé de leurs mains demi-brûlé, et deux doigts coupez, qu’ils ont emmené nos captifs en leur pais, et qu’ils leur ont donné la vie, excepté à six des principaux Chrétiens, qu’ils ont condamné au feu. I,'un d’eux nommé Jacques très-excellent Chrétien, et qui étoit Préfet de la Congrégation, a signalé sa mort par sa foi et par sa patience : Parce qu’on remarquoit en lui une piété plus éclatante que dans les autres, on l’a fait brûler trois jours de suite, durant lesquels il pria et invoqua sans cesse le saint nom de Jésus, exhortant de paroles et par son exemple ses compagnons de supplice. Quelque violent qu’ait été son martyre, l’on n’a pas entendu de sa bouche une seule plainte. Enfin il a expiré en Saint, et nous l’estimons tel. Celui qui nous a rapporté cette histoire, après s’être sauvé du feu, courut plusieurs jours, jusques à ce que par une providence de Dieu il fit rencontre du R. Père Supérieur et de sa troupe à quatre journées d’Onnontagé, qui est le lieu où se doit faire l’habitation françoise. Ce pauvre homme s’en alloit mourir, ayant fait plus de quatre-vingt lieues en perdant son sang : mais le Révérend Père fit à son égard tout ce qu’il falloit faire dans une semblable rencontre, et après l’avoir mis en état de marcher, il lui donna escorte pour le conduire à Mont-Réal. Nous attendons de jour à autre les nouvelles de l’arrivée de nos Révérends Pères. Priez pour toutes ces affaires, mon très-cher Fils comme aussi pour nos bons Chrétiens Sauvages qui se sont tous réfugiez à Québec, en attendant qu’il plaise à Dieu de calmer cette tempête.

De Québec le 14. d’Aoust 1656.

L.184. De Québec, à son Fils, 25 juin 166o.

Mon très-cher Fils. Comme voilà un Navire qui va partir en grande diligence pour porter en France la nouvelle des accidens qui nous sont arrivez cette année de la part des Hiroquois, et pour aller quérir des farines, de crainte que cet ennemi ne ravage nos moissons, je n’ai pas voulu manquer de vous faire un abrégé de ce qui s’est passé, afin que vous nous aidiez à rendre grâces à Dieu de sa protection sur nous, et à lui demander son assistance pour l’avenir.

Pour commencer, vous sçaurez que les Algonguins, qui sont très-généreux, aiant pris quelques prisonniers sur les Hiroquois, en ont fait brûler quelques-uns selon leur justice ordinaire tant ici qu’aux trois Rivières. C’est la coutume des Captifs quand ils sont dans les tourmens de dire tout ce qu’ils sçavent. Il en fut brûlé un le Mercredi de la Pentecôte, qui étant examiné par le Révérend Père Chaumonnot, dit qu’il y avoit une armée de huit mil hommes, qui avoient leur rendez-vous à la Roche-percée proche de Mont-Réal, où quatre cens autres les devoient venir joindre pour venir ensuite tous ensemble fondre sur Québec. Il ajoutoit que leur dessein étoit d’enlever la tête à Onontio qui est Monsieur le Gouverneur, afin que le Chef étant mort, ils pussent plus facilement mettre tout le pais à feu et à sang. Il dit jusques là qu’à l’heure qu’il parloit, ils devoient être ou dans les Isles de Richelieu ou à Mont-Réal, ou aux trois Rivières, et qu’assurément quelqu’un de ces lieux étoit assiégé. En effet on a sçeu depuis qu’ils étoient à Richelieu, attendant le temps et la commodité de nous perdre tous, et de commencer par Québec. Je vous laisse à penser si cette nouvelle nous surprit. Ce même jour le saint Sacrement étoit exposé dans notre Église, où la Procession de la Parroisse vint pour continuer les dévotions qu’on avoit commencées pour implorer le secours de Dieu, dès qu’on sçeut qu’il y avoit des Hiroquois en campagne. Mais la nouvelle de cette grosse armée qu’on estimoit proche, donna une telle appréhension à Monseigneur notre Evêque qu’il (5 46) n’arrivât mal aux Religieuses, qu’il fit emporter le saint Sacrement de notre Église, et commanda à notre Communauté de le suivre. Nous ne fûmes jamais plus surprises : Car nous n’eussions pu nous imaginer qu’il y eût eu sujet de craindre dans une maison forte comme la nôtre. Cependant il fallut obéir. Il en fit de même aux Hospitalières. Le saint Sacrement fut pareillement ôté de la Paroisse.

Après les dépositions du prisonnier, il fut arrêté qu’on feroit la visite des maisons religieuses, pour voir si elles étoient en état de soutenir. Elles furent visitées en effet plusieurs fois par Monsieur le Gouverneur et par des Experts ; et ensuite l’on posa deux corps de garde aux deux extrêmitez de notre maison. La faction s’y faisoit régulièrement. L’on fit quantité de redoutes, dont la plus forte étoit proche de notre écurie, pour défendre la grange d’un côté, et l’Eglise de l’autre. Toutes nos fenêtres étoient garnies de poutreaux et murailles à moitié avec des meurtières. L’on avoit fait des défenses sur nos perrons. Il y avoit des ponts de communication d’un appartement à un autre, et même de notre maison à celle de nos domestiques. Nous ne pouvions même sortir dans notre cour que par une petite porte à moulinet, où il ne pouvoit passer qu’une personne à la fois. En un mot notre Monastère étoit converti en un fort gardé par vingt quatre hommes bien résolus. Quand on nous fit commandement de sortir, les corps de garde étoient déjà posez. J’eus la permission de ne point sortir, afin de ne pas laisser notre Monastère à l’abandon de tant d’hommes de guerre, à qui il me falloit fournir les munitions nécessaires, tant pour la bouche que pour la garde. Trois autres Religieuses demeurèrent avec moi; mais il faut que je vous avoue que je fus sensiblement touchée, voiant qu’on nous ôtoit le saint Sacrement, et qu’on nous laissoit sans lui. Une de nos Sœurs nommée de sainte Ursule, en pleuroit amèrement, et demeura inconsolable. J’acquiesce néanmoins à la privation la plus sensible qui me pouvoit arriver.

Notre Communauté et celle des Hospitalières étant sorties, elles furent conduites chez les Révérends Pères, où le Père Supérieur leur donna des appartemens séparez de leur grand corps de logis, sçavoir à la nôtre le logis de la Congrégation, et aux Hospitalières un autre qui en est assez proche. Tout cela est comme un fort fermé de bonnes murailles, où l’on étoit en asseurance. Les Sauvages Chrétiens étoient cabanez dans la court, et à couvert de leurs ennemis.

Quand les Habitans nous virent quitter une maison aussi forte que la nôtre, car celle de l’Hôpital est mal située au regard des Hiroquois, ils furent si épouvantez, qu’ils crurent que tout étoit perdu. Ils abandonnèrent leurs maisons et se retirèrent, les uns dans le fort, les autres chez les Révérends Pères, les autres chez Monseigneur notre Evêque, et les autres chez nous où nous avions six ou sept familles logées tant chez nos domestiques, que dans nos parloirs, et offices extérieurs. Le reste se barricada de tous côtez dans la basse Ville, où l’on posa plusieurs corps de garde.

Le lendemain, qui fut le Jeudi de la Pentecôte, le Révérend Père Supérieur ramena notre Communauté, c’étoit le jour auquel nous devions élire une Supérieure, si le trouble ne nous eût obligées de le différer. L’on en usa de même huit jours de suite : le soir on emmenoit les Religieuses, et le matin sur les six heures on les ramenoit; mais nous fûmes privées du saint Sacrement jusques au jour de sa Fête que Monseigneur notre Evêque eut la bonté de nous le rendre, par ce que la visite de notre Monastère aiant été faite, on jugea que les Religieuses y pouvoient demeurer en seureté et sans crainte des Hiroquois, et néanmoins qu’on ne laisseroit pas d’y faire la garde jusques à ce que l’on eût reçu des nouvelles des habitations supérieures, que l’on croioit être assiégées.

Au commencement de Juin huit Hurons Renégats et Hiroquoisez furent vers le petit Cap qui est environ six lieues au dessous de Québec : Et au même temps une honnête veuve, qui s’étoit retirée icy s’avisa d’aller visiter sa terre avec sa famille. Comme elle travailloit avec son gendre à son désert, sa fille et quatre en-fans, qui étoient restez au logis, furent surpris par ces Infidèles, qui les enlevèrent, et les chargèrent dans leurs canots. La nouvelle en fut aussi-tôt apportée à Monsieur notre Gouverneur, qui avec le zèle infatigable qu’il a pour la conservation du public, envoia une troupe de François et d’Algonguins, pour poursuivre ces Barbares. Les Algonguins qui sçavent les routes, se mirent en embuscade justement où il falloit, et ils avoient donné un certain mot du guet aux François, pour les distinguer de l’ennemi, car c’étoit au commencement de la nuit, où ils eussent pu se prendre les uns les autres pour les ennemis. Enfin le canot parut, et les Algonguins aiant dit : qui va là ? les ennemis voulurent prendre la fuite, mais nos gens se jettèrent dessus, et tirèrent tant de coups que le canot en fut percé, et coula à fond avec un de ces Barbares. Les autres furent pris, et la femme, et les enfans délivrez. Cette captive aiant entendu des voix qu’elle croioit lui devoir être favorables, eut tant de joie qu’elle leva la tête, car ses ravisseurs l’avoient tellement cachée qu’elle ne pouvoit voir, ni être veue auparavant. Sa joie fut courte, car elle fut blessée à mort, et un petit enfant qu’elle avoit à la mammelle, eut un coup de balle à un orteil. Elle mourut saintement peu de jours après, louant Dieu de l’avoir sauvée du feu des Hiroquois qui lui étoit inévitable. Nos gens s’en revinrent victorieux, amenant leurs prisonniers avec des cris de joie. On donna la vie à un qui n’avoit pas plus de 15 ans : les autres furent brûlez, et s’étant convertis, moururent chrétiennement et dans l’espérance de leur salut. Ils ont confirmé à la mort ce que l’autre avoit dit, qu’ils s’étonnoient que l’armée tardoit tant, et qu’il falloit que les trois Rivières fussent assiégées. Cela sembloit d’autant plus probable que l’on n’entendoit point de nouvelles d’une chaloupe pleine de soldats que Monsieur le Gouverneur avoit envoiée pour faire quelque découverte, non plus que de deux autres qui étoient montées il y avoit quelque temps.

Le huitième du même mois on nous vint dire que l’armée étoit proche, et qu’on l’avoit veue. En moins de demi-heure chacun fut rangé en son poste, et en état de se défendre. Toutes nos portes furent de nouveau barricadées, et je munis tous nos soldats de ce qui leur étoit nécessaire. En ces momens un de nos gens arriva de la pêche, et nous assura avoir veu un canot, où il y avoit huit hommes debout, et que ce canot étoit du saut de la chaudière, qui est une retraite des Hiroquois. Cela fit croire que l’allarme étoit vraie, qui néanmoins se trouva fausse. Les François étoient si encouragez qu’ils souhaittoient que l’affaire fut véritable : car Monsieur le Gouverneur avoit mis si bon ordre à toutes choses, et sur tout à son fort, qu’il l’avoit rendu comme imprenable, et chacun à son exemple avoit quitté toute frayeur : Je dis pour les hommes, car les femmes étoient tout-à-fait effrayées. Pour moi je vous avoue que je n’ai eu aucune crainte, ni dans l’esprit, ni à l’extérieur. Je n’ai pourtant guères dormi durant toutes ces allarmes. Mon oreille faisoit le guet toute la nuit, afin de n’être pas surprise, et d’être toujours en état de fournir à nos soldats les choses dont ils eussent eu besoin en cas d’attaque.

Le lendemain on vit arriver les chaloupes, dont on étoit en peine. Elles apportèrent les tristes nouvelles de la mort de nos François de Mont-Réal, qui étant allez au nombre de dix-sept, accompagnez de quarante tant Hurons qu’Algonguins, pour surprendre quelques Hiroquois, furent pris eux-mêmes et mis en pièces par ces Barbares. L’action est généreuse, quoi que l’issue n’en ait pas été favorable. Voici comme le Révérend Père Chaumonnot en parle dans une lettre qu’il écrit sur la déposition d’un Huron qui s’est sauvé, et qui a veu tout ce qui s’est passé. /26

Dès le mois d’Avril 166o. dix-sept braves François volontaires de Mont-Réal, prirent le dessein de se hazarder pour aller faire quelque embuscade aux Hiroquois, ce qu’ils firent avec l’approbation et l’agrément de ceux qui commandoient. Ils partirent accompagnez de quarante Sauvages tant Hurons qu’Algonguins bien munis de tout ce qui leur étoit nécessaire. Ils arrivèrent le premier jour de Mai suivant en un fort qui avoit été fait l’Automne passé par les Algonguins au pied du long saut au dessus de Mont-Réal. Le lendemain jour de Dimanche deux Hurons, qui étoient allés à la découverte, rapportèrent qu’ils avoient veu cinq Hiroquois, qui venoient vers eux aussi pour découvrir. L’on consulte là-dessus ce qui est à faire. Un Huron opina qu’il falloit décendre à Mont-Réal, parce que ces Hiroquois pouvoient être les Avantcoureurs de l’armée qu’on nous avoit menacé devoir venir fondre sur nous, ou que s’ils n’étoient pas des espions de l’armée, ils étoient au moins pour avertir les Chasseurs de cette embuscade, et par cet avis la rendre inutile. Annotacha fameux Capitaine Huron résista fortement à cette proposition, accusant de couardise et de lâcheté celui qui l’avoit faite. On suivit le sentiment de ce dernier, et l’on demeura dans ce lieu, dans le dessein de faire le jour suivant une contrepalissade pour fortifier celle qu’ils avoient trouvée, et qui n’étoit pas de défense. Mais les Hiroquois qui étoient les Onnontageronons ne leur en donnèrent pas le loisir, car peu de temps après on les vit descendre sur la Rivière au nombre de deux cens. Nos gens qui faisoient alors leurs prières, étant surpris, n’eurent le loisir que de se retirer dans cette foible retraite, laissant dehors leurs chaudières qu’ils avoient mises sur le feu pour préparer leur repas. Après les huées et les salves de fuzils de part et d’autre, un Capitaine Onnontageronon avança sans armes jusques à la portée de la voix pour demander quels gens étoient dans ce fort, et ce qu’ils venoient faire. On lui répond que ce sont des François, Hurons et Algonguins au nombre de cent hommes, qui venoient au devant des nez percez. Attendez, réplique l’autre, que nous tenions conseil entre nous, puis je vous viendrai revoir; cependant ne faites aucun acte d’hostilité, de crainte que vous ne troubliez les bonnes paroles que nous portons aux François à Mont-Réal. Retirez-vous donc, dirent les nôtres à l’autre bord de la Rivière, tandis que nous parlementerons de notre part. Ils désiroient cet éloignement de l’ennemi, pour avoir la liberté de couper des pieus, afin de fortifier leur palissade. Mais tant s’en faut que les ennemis allassent camper de l’autre côté, qu’au contraire ils commencèrent à dresser une palissade vis-à-vis de celle de nos gens, qui à la veue de leurs Ouvriers ne laissèrent pas de se fortifier le plus qu’ils purent, entrelassant les pieus de branches d’arbres et remplissant le tout de terre et de pierres à hauteur d’homme, en sorte néanmoins qu’il y avoit des meurtrières à chaque pieu gardées par trois fuzeliers. L’ouvrage n’étoit pas encore achevé que l’ennemi vint à l’assaut. Les assiégez se défendirent vaillamment, tuèrent et blessèrent un grand nombre d’Hiroquois sans avoir perdu un seul homme. La fraïeur se mit dans le camp de l’ennemy qui leur fit à tous prendre la fuite, et les nôtres s’estimoient déjà heureux de se voir quittes à si bon marché. Quelques jeunes gens sautèrent la palissade pour couper la tête au Capitaine Sonnontatonan qui venoit d’être tué et l’érigèrent en trophée au bout d’un pieu sur la pallissade. Les ennemis étant revenus de la fraïeur extraordinaire dont ils avoient été saisis, se rallièrent, et durant sept jours et sept nuits entières grêlèrent nos gens de coups de fusils. Durant ce temps-là ils brisèrent les canots des nôtres, et en firent des flambeaux pour brûler les palissades, mais les décharges étoient si fréquentes qu’il ne leur fut jamais possible d’en approcher. Ils donnèrent encore une seconde attaque plus opiniâtre que la première, mais les nôtres la soutinrent si courageusement qu’ils prirent la fuite pour la seconde fois. Vingt d’entr'eux se retirèrent si loin qu’on ne les revit plus depuis. Quelques Onontageronons dirent depuis à Joseph qu’ils tenoient captif que si les nôtres les eussent suivis les battant en queue, ils les eussent tous perdus. Hors le temps des deux attaques les coups que tiroit l’ennemy sur la palissade n’étoient que pour empêcher les assiégez de fuir et pour les arrêter en attendant le secours des Onnieronons qu’ils avoient envoié quérir aux Isles de Richelieu. Que d’incommoditez souffroient cependant nos François ! le froid, la puanteur, l’insomnie, la faim et la soif les fatiguoient plus que l’ennemy. La disette d’eau étoit si grande qu’ils ne pouvoient plus avaller la farine épaisse dont les gens de guerre ont coutume de se nourrir en ces extrêmitez. Ils trouvèrent un peu d’eau dans un trou de la palissade, mais étant partagée à peine en eurent-ils pour se rafraîchir la bouche. La jeunesse faisoit de temps en temps quelques sorties par dessus les pieux, car il n’y avoit point de portes, pour aller quérir de l’eau à la rivière à la faveur de quantité de fusiliers qui repoussoient l’ennemy; mais comme ils avoient perdu leurs grands vaisseaux, ils n’en portoient que de petits qui ne pouvoient fournir à la nécessité de soixante personnes, tant pour le boire que pour la sagamité. Outre cette disette d’eau, le plomb commença à manquer; car les Hurons et les Algonguins voulant répondre à chaque décharge des ennemis tant de jour que de nuit eurent bien-tôt consumé leurs munitions. Les François leur en donnèrent autant qu’ils purent, mais enfin ils furent épuisez comme les autres. Que feront-ils donc à l’arrivée de cinq cens Agnieronons et Onnieronons qu’on est allé quérir? Ils sont résolus de combattre en généreux François et de mourir en bons Chrétiens. Ils s’étoient déjà exercez à l’un et à l’autre l’espace de sept jours durant lesquels ils n’avoient fait que combattre et prier Dieu; car dès que l’ennemi faisoit trêve, ils étoient à genoux, et sitôt qu’il faisoit mine d’attaquer, ils étoient debout les armes à la main.

Après les sept jours de siège ont vit paroître les canots des Agnieronnons et des Onnei ô tronnons, qui étant devant le petit fort de nos François firent une huée étrange, accompagnée d’une décharge de 5 oo. coups de fusils ausquels les zoo. Onnontageronnons répondirent avec des cris de joie, et avec toute leur décharge, ce qui fit un tel bruit que le Ciel, la terre et les eaux en résonnèrent fort longtemps. Ce fut alors que le Capitaine Annothacha dit : Nous sommes perdus, mes Camarades : Et le moien de résister à 700. hommes frais avec le peu de monde que nous sommes fatiguez et abbatus. Je ne regrète pas ma vie, car je ne sçaurois la perdre dans une meilleure occasion que pour la conservation du pais. Mais j’ay compassion de tant de jeunes enfans qui m’ont suivy. Dans l’extrêmité où nous sommes je voudrois tenter un expédient qui me vient en l’esprit pour leur faire donner la vie. Nous avons icy un Onei 6 teronnon, je serois d’avis de l’envoier à ses parens avec de beaux présens, afin de les adoucir, et d’obtenir d’eux quelque bonne composition. Son sentiment fut suivy, et deux Hurons des plus considérables s’offrirent à le ramener. On les charge de beaux présens, et après les avoir instruits de ce qu’ils avoient à dire, on les aida à monter sur la pallissade pour se laisser glisser en suite le long des pieux. Cela fait on se met en prières pour recommander à Dieu l’issue de cette Ambassade. Un Capitaine Huron nommé Eustache Tha 6 onhoh commença au nom de tous à apostropher tous les Saints et les Bien-heureux du Paradis d’un ton de Prédicateur, à ce qu’ils leur fussent propices dans un danger de mort si évident : Vous sçavez dit-il, ô Bien-heureux habitans du Ciel ce qui nous a conduit icy : Vous sçavez que c’est le désir de réprimer la fureur de l’Hiroquois, afin de l’empêcher d’enlever le reste de nos femmes et de nos enfans, de crainte qu’en les enlevant ils ne leur fassent perdre la Foy, et en suite le Paradis les emmenant captifs en leur pais. Vous pouvez obtenir notre délivrance du grand Maître de nos vies, si vous l’en priez tout de bon. Faites maintenant ce que vous jugerez le plus convenable; car pour nous, nous n’avons point d’esprit pour sçavoir ce qui nous est le plus expédient. Que si nous sommes au bout de notre vie, présentez à notre grand Maître la mort que nous allons souffrir en satisfaction des péchez que nous avons commis contre sa Loy, et impétrez à nos pauvres femmes, et à nos enfans la grâce de mourir bons Chrétiens, afin qu’ils nous viennent trouver dans le Ciel. Pendant que les assiégez prioient Dieu, les Députez entrèrent dans le camp de l’ennemy. Ils y furent reçus avec une grande huée, et au même-temps un grand nombre de Hurons qui étoient mêlez parmy les Hiroquois, vinrent à la pallissade soliciter leurs anciens Compatriotes de faire le même que leurs Députez, sçavoir de se venir rendre avec eux, n’y aiant plus, disoient-ils, d’autre moien de conserver leur vie que celuylà. Ah, que l’amour de la vie et de la liberté est puissant ! A ces trompeuses sollicitations on vid envoler vingt-quatre de ces timides poulies de leur cage, y laissant seulement quatorze Hurons, quatre Algonguins et nos dix-sept François. Cela fit redoubler les cris de joie dans le camp de l’ennemy qui pensoit déjà que le reste alloit faire de même. C’est pourquoy ils ne se mirent plus en peine d’écouter, mais ils s’approchèrent du Fort à dessein de se saisir de ceux qui voudroient prendre la fuite. Mais nos François bien loin de se rendre commencèrent à faire feu de tout côtez, et tuèrent un bon nombre de ceux qui étoient plus avancez. Alors Annotacha crie aux François : Ah, Camarades vous avez tout gâté, encore deviez-vous attendre le résultat du conseil de nos ennemis. Que sçavons-nous s’ils ne demanderont point à composer, et s’ils ne nous accorderont point de nous séparer les uns des autres sans acte d’hostilité, comme il est souvent arrivé en de semblables rencontres? Mais à présent que vous les avez aigris, ils se vont ruer sur nous d’une telle rage que sans doute nous sommes perdus. Ce Capitaine ne raisonna pas mal, car les Hiroquois voiant leurs gens tuez lorsqu’ils s’y attendoient le moins furent transportez d’un si grand désir de se vanger, que sans se soucier des coups de fusils qu’on tiroit incessamment, se jettèrent à corps perdu à la palissade, et s’y attachèrent au dessous des canonnières où on ne leur pouvoit plus nuire, parce qu’il n’y avoit point d’avance d’où l’on les put battre. Par ce moien nos François ne pouvoient plus empêcher ceux qui coupoient les pieux. Ils démontent deux canons de pistolets qu’ils remplissent jusqu’au goulet, et les jettent sur ces mineurs après y avoir mis le feu : Mais le fracas ne les aiant point fait écarter, ils s’avisèrent de jetter sur eux un barril de poudre avec une mêche allumée. Mais par malheur le barril n’aiant pas été poussé assez rudement par dessus la palissade au lieu de tomber du côté des ennemis tomba dans le fort où prenant feu, il brûla aux uns le visage, aux autres les mains, et à tous il ôta la veue un assez long-temps, et les mit hors d’état de combattre. Les Hiroquois qui étoient à la sappe s’aperçurent de l’avantage que cet accident leur donnoit. Ils s’en prévalent et se saisirent de toutes les meurtrières que ces pauvres aveugles venoient de quitter. On vid bien-tôt tomber de côté et d’autre, tantôt un Huron, tantôt un Algonguin, tantôt un François, en sorte qu’en peu de temps une partie des assiégez se trouvèrent morts, et le reste blessez. Un François craignant que ceux qui étoient blessez à mort n’eussent encore assez de vie pour expérimenter la cruauté du feu des Hiroquois acheva d’en tuer la plus grande partie à coups de hache par un zèle de charité qu’il estimoit bien réglé. Mais enfin les Hiroquois grimpans de tous côtez entrèrent dans la palissade et prirent huit prisonniers qui étoient restez en vie de trente qui étoient demeurez dans le fort, sçavoir quatre François, et quatre Hurons. Ils en trouvèrent deux parmi les morts qui n’avoient pas encore expiré : ils les firent brûler inhumainement.

Aiant fait le pillage ils dressèrent un grand échaffaut sur lequel ils firent monter les prisonniers, et pour marque de leur perfidie, ils y joignirent ceux qui s’étoient rendus volontairement. Ils tourmentèrent cruellement les uns et les autres. Aux uns ils faisoient manger du feu, ils coupoient les doigts aux autres, ils en brûloient quelques-uns, ils coupoient à d’autres les bras et les jambes. Dans cet horrible carnage un Onei teronnon tenant un gros bâton, s’écrie à haute voix : qui est le François assez courageux pour porter cecy? A ce cry un qu’on estime être René, quitte généreusement ses habits pour recevoir à nud les coups que l’autre lui voudroit donner. Mais un Huron nommé Annia ton prenant la parole dit à l’Hiroquois : pourquoi veux-tu mal traitter ce François qui n’a jamais eu que de la bonté pour toy? Il m’a mis les fers aux pieds, dit le Barbare. C’est pour l’amour de moi, réplique Annie f ton, qu’il te les a mis, ainsi décharge sur moi ta colère et non sur luy. Cette charité adoucit le Barbare qui jetta son bâton sans fraper ni l’un ni l’autre. Cependant les autres étoient sur l’échaffaut où ils repaissoient les yeux et la rage de leurs ennemis qui leur faisoient souffrir mille cruautez accompagnées de brocards. Aucun ne perdit la mémoire des bonnes instructions que le Père qui les avoit gouvernez leur avoit données. Ignace Tha enhoh i commença à haranguer tout haut ses captifs : Mes Neveux et mes Amis, dit-il, nous voilà tantôt arrivez au terme que la Foi nous fait espérer. Nous voilà presque rendus à la porte du Paradis. Que chacun de nous prenne garde de ne pas faire naufrage au port : Ah ! mes chers captifs que les tourmens nous arrachent plutôt l’âme du corps que la prière de la bouche, et Jésus du cœur. Souvenons-nous que nos douleurs finiront bien tôt, et que la récompense sera éternelle. C’est pour défendre la Foi de nos femmes et de nos enfans contre nos ennemis que nous nous sommes exposez aux maux que nous souffrons à l’exemple de Jésus, qui s’offrit à la mort pour délivrer les hommes de la puissance de Sathan leur ennemi : Aions confiance en lui; ne cessons point de l’invoquer, il nous donnera sans doute du courage pour supporter nos peines. Nous abandonneroit-il au temps où il voit que nous lui sommes devenus plus semblables, lui qui ne refuse jamais son assistance aux plus contraires à sa doctrine quand ils ont recours à lui avec confiance? Cette courte exhortation eut un tel pouvoir sur l’esprit de ces pauvres patiens, qu’ils promirent tous de prier jusques au dernier soupir. Et de fait, le Huron échapé huit jours après des mains des Hiroquois, a assuré que jusques à ce temps-là, ils ont prié Dieu tous les jours, et qu’ils s’exhortoient l’un l’autre à le faire toutes les fois qu’ils se rencontroient.

Jusques ici est la déposition du Huron qui s’est sauvé, sans quoi l’on ne sçauroit rien de cette sanglante tragédie. Il y a sujet d’espérer qu’il s’en sauvera encore quelque autre qui nous dira le reste. Ce Huron qui se nomme Louis, et qui est un excellent Chrétien étoit réservé pour être brûlé dans le pais ennemi, et pour cela il étoit gardé si exactement qu’il étoit lié à un Hiroquois, tant on avoit peur de le perdre, aussi bien qu’un autre Huron qui couroit le même sort. Ils ont invoqué Dieu et la sainte Vierge avec tant de ferveur et de confiance, qu’ils se sont échapez comme miraculeusement, vivant en chemin de limon et d’herbe, et courant sans respirer jusques à Mont-Réal : Louis m’a raconté à notre parloir sa grande confiance à la sainte Vierge, et que comme il étoit lié à l’Hiroquois endormi, un de ses liens se rompit de lui-même, et qu’étant ainsi demi libre, il rompit doucement les autres, et se mit entièrement en liberté. Il traversa toute l’armée, quoique l’on y fit le guet, sans aucune mauvaise rencontre, et se sauva de la sorte. Ils ont rapporté qu’un Hiroquois aiant rencontré un François, il lui dit : Je t’arrête, et que le François qu’on dit être celui qui par commisération acheva de tuer les moribonds, et qui avoit un pistolet en son sein, dont les ennemis ne s’étoient pas aperçus, le tira, en disant du même ton : Et moi, je te tue, et le tua en effet.

Sans les connoissances que ces Hurons fugitifs nous ont données, on ne sçauroit point ce que nos François et nos Sauvages seroient devenus, ny où auroit été l’armée des ennemis, qui après la défaite dont je viens de parler s’en sont retournez en leur pais enflez de leur victoire, quoi qu’elle ne soit pas grande en elle-même. Car sept cens hommes ont-ils sujet de s’en orgueillir pour avoir surmonté une si petite troupe de gens. Mais c’est le génie de ces Sauvages, quand ils n’auroient pris ou tué que vingt hommes, de s’en retourner sur leurs pas pour en faire montre en leur pais. L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, sçavoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le pais; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’étoit sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine, c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pour sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.

Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 23. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.

L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous sembloient légers comme des plumes, quelques-unes de nous étoient abandonnées à mourir de froid; à présent il n’y paroît point, nulle de nous n’étant incommodée. L’armée des Hiroquois est venue en suite, mais nous n’en avons eu que la peur, si peur se peut appeller, car je n’ay pas veu qu’aucune de nous ait été hors de sa tranquillité. Le bruit même de la garde ne nous donnoit nulle distraction. Nos gens n’entroient dans notre clôture que le soir : ils en sortoient le matin pour aller à leur travail, notre dortoir étant toujours bien fermé. La nuit on leur laissoit les passages d’en bas et les offices ouverts, pour faire la ronde et la visite. Toutes les avenues des Cours étoient barricadées, outre environ une douzaine de grands chiens qui gardoient les Portes de dehors, et dont la garde valloit mieux, sans comparaison, que celle des hommes pour écarter les Sauvages; car ils craignent autant les chiens François que les hommes, parce qu’ils se jettent sur eux, et les déchirent quand ils les peuvent attraper. Voila un abrégé de ce qui s’est passé en cette nouvelle France depuis la fin d’Avril; s’il arrive quelque chose de nouveau, nous vous le ferons sçavoir par les derniers vaisseaux. J’ajouterai à tout ce que dessus, que Monsieur Dailleboust est mort de sa mort naturelle, c’est une grande perte pour Mont-Réal dont il étoit Gouverneur. Je le recommande à vos prières.

L.196 De Québec, à son Fils, septembre 1661.

Mon tres-cher fils. Enfin après avoir long-temps attendu les vaisseaux : ils ont paru à notre port au mois de Septembre, et ils nous ont amené Monsieur le Baron du Bois d’Avangour, qui vient ici pour étre notre Gouverneur. J’avois déjà appris de vos nouvelles par un navire pécheur; sans cela j’aurois été en peine de vous; mais Dieu soit béni de ce qu’elles sont bonnes, et que je vous sçai dans les dispositions que sa divine bonté demande de vous.

Je ne doute point que vous n’aiez été en peine à notre sujet, à cause des mauvaises nouvelles qui furent portées en France l’année dernière touchant la persécution des Hiroquois. Ils ont encore fait pis cette année que toutes les précédentes, aiant tant tué que pris captifs plus de cent François depuis Mont-Réal où ils ont commencé leurs ravages, jusques au Cap de tourmente, qui est la dernière des habitations Françoises. Ils sont venus dans l’isle d’Orléans, d’où les Habitans se sont presque tous retirez pour éviter les carnages qu’ils ont veu chez leurs voisins. De là ils ont été au delà de Tadoussac pour courir après nos nouveaux Chrétiens, qui au nombre de plus de quatre-vingt canots étoient allez en traitte, accompagnez de deux de nos Révérends Pères, et de quelques François, à la Nation des Chiristinons, qu’on dit étre fort nombreuse. Ces bons Néophites, et sur tout nos Révérends Pères ont rencontré en leur chemin un grand nombre de Sauvages, à qui ils ont annoncé la parole de Dieu; mais il ne leur a pas été possible de passer outre, les Hiroquois aiant été jusques à cette Nation qu’il a écartée et fait fuir comme les autres en des lieux qu’on ne sçait pas encore. C’est par une protection toute particulière de la divine Bonté que nos Pères et nos Chrétiens (ont été conservez : car ces Barbares alloient de lieu en lieu pour les guetter et les surprendre. Nos gens trouvoient leurs pistes toutes fraîches et leurs feux encore allumez, et parmi tous ces dangers, ils sont arrivez à bon port, extrêmement fatiguez de leurs travaux, dont la faim n’a pas été le moindre; car ils ont pensé mourir faute de vivres, n’osant chasser à cause de l’ennemi.

Entre les François qui ont été tuez, Monsieur le Sénéchal fils aisné de Monsieu de Lozon est le plus considérable. (C’était un homme très généreux et toujours prêt à courir sur l’ennemi, et toute la jeunesse le suivoit avec ardeur. Lors que l’on eut apris la nouvelle des meurtres arrivez en l’lsle d’Orléans et à Beaupré, il y vouloit aller à toute force peur chasser l’ennemi ; on l’en empêcha avec raison. Mais la sœur de Madame sa femme, aiant son mari proche de l’Isle, où il était allé a la chasse, n’eut point de repos qu’elle n’eut trouvé quelque ami pour l’aller dégager. M. le Sénéchal voulut en cette rencontre signaler l’amitié qu’il lui portait. Il part lui septième dans une chaloupe, qui étant vis-à-vis de la maison du sieur Maheu, qui est au milieu de l’Isle, et qui avoit été abandonnée depuis quelques jours, il la fit échouer à marre baissante entre deux rochers qui font un sentier pour aller à cette maison. Il y cnvoia deux de sa compagnie, pour découvrir s’il n’y avoir point d’Hiroquois. La porte étant ouverte, l’un d’eux y entra, et y trouva quatre-vingt Hiroquois en embuscade, qui le tuèrent, et coururent après l’autre, qui après s’être bien défendu, fut pris tout vif. Ils allèrent ensuite assiéger la chaloupe, où il n’y avoir plus que cinq hommes qui se défendirent jusques à la mort. Monsieur le Sénéchal qu’ils ne vouloient pas tuer, afin de l’emmener vif en leur pais, se défendit jusqu’au dernier soupir. On lui trouva les bras tout meurtris et hachez des coups qu’on lui avoit donnez pour lui faire mettre les armes bas, ils n’en purent venir à bout, et jamais ils ne le purent prendre. Après sa mort, ils lui coupèrent la tête qu’ils emportèrent en leur pais. Ainsi nos sept François furent tuez, mais ils tuèrent un bien plus grand nombre d’Hiroquois, dont on trouva les ossemens quand on alla lever les corps des nôtres, leurs gens ayant fait brûler les corps de leurs morts selon leur coutume, et laissé ceux de nos François entiers.

Après cette expédition, ces Barbares se retirèrent à la hâte, voiant venir le secours, que Monsieur notre Gouverneur envoioit, mais trop tard : car il n’eut nouvelle de cette rencontre que par Monsieur de l’Espinay, qui est celui pour qui l’on s’étoit mis au hazard, lequel aiant entendu le bruit des fuzils fit voile vers Québec pour avertir qu’il y avoit du malheur. Mais quand il sçut que c’étoit pour lui que l’on s’étoit exposé, il pensa mourir de douleur. Son frère étoit du nombre des sept, et les autres étoient des principaux habitans qui voulurent rendre service en cette occasion à Monsieur le Sénéchal.

Depuis ce temps l’on n’a encore veu que des massacres. Le fils de Monsieur Godefroi étant parti des trois Rivières pour aller aux Attikamek avec une troupe d’Algonguins, ils furent attaquez et mis à mort par les Hiroquois, après s’être vaillamment défendus, et avoir tué un grand nombre d’ennemis.

Ces Barbares ont fait beaucoup d’autres coups semblables; mais Mont-Réal a été le principal théâtre de leurs carnages. Madame Dailleboust, qui a fait un voiage ici, m’a rapporté des choses tout-à-fait funestes. Elle m’a dit que plusieurs Habitans furent tuez par surprise dans les bois, sans qu’on sçeut où ils étoient, ni ce qu’ils étoient devenus. On n’osoit les aller chercher, ni même sortir, de crainte d’être enveloppez dans un semblable malheur. Enfin l’on découvrit le lieu par le moien des chiens que l’on voioit revenir tous les jours saouls et pleins de sang. Cela fit croire qu’ils faisoient curée des corps morts, ce qui affligea sensiblement tout le monde. Chacun se mit en armes, pour en aller reconnoitre la vérité. Quand on fut arrivé au lieu, l’on trouva ça et la des corps coupez par la moitié, d’autres tout charcutez et décharnez, avec des têtes, des jambes, des mains éparses de tous côtez. Chacun prît sa charge, afin de rendre aux défunts les devoirs de la sépulture chrétienne. Madame Dailleboust, qui m’a raconté cette histoire; rencontra inopinément un homme, qui avoit attaché devant son estomach la carcasse d’un corps humain, et les mains pleines de jambes et de bras. Ce spectacle la surprit de telle sorte qu’elle pensa mourir de frayeur. Mais ce fut toute autre chose quand ceux qui portoient ces restes de corps furent entrez dans la ville, car l’on n’entendoit que des cris lamentables des femmes et des enfans de ces pauvres défunts.

Nous venons d’apprendre qu’un Ecclésiastique de la compagnie de Messieurs de Mont-Réal, venant de dire la sainte Messe se retira un peu à l’écart, pour dire ses Heures en silence et recueillement, assez proche néanmoins de sept de leurs domestiques qui travailloient. Lors qu’il pensoit le moins à l’accident qui lui arriva, soixante Hiroquois qui étoient en embuscade, firent sur lui une décharge de fuzils. Tout percé qu’il étoit, il eut encore le courage de courir à ses gens pour les avertir de se retirer, et aussi-tôt il tomba mort. Les ennemis le suivirent, et y furent aussi-tôt que lui. Nos sept François se défendirent en retraite, mais ils ne purent si bien faire qu’un d’eux ne fut tué, et un autre pris. Alors ces Barbares firent des huées extraordinaires pour marque de la joie qu’ils avoient d’avoir tué une robe noire. Un Renégat de leur troupe le dépouilla, et se revêtit de sa robe, et aiant mis une chemise par dessus en forme de surplis, faisoit la procession au tour du corps, en dérision de ce qu’il avoit veu faire dans l’Église aux obsèques des défunts. Enfin ils lui coupèrent la tête qu’ils emportèrent, se retirant en diligence de crainte d’être poursuivis par les soldats du Fort. Voilà la façon dont ces Barbares font la guerre : Ils font leur coup, puis ils se retirent dans les bois, où les François ne peuvent aller.

Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 1660 il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comête, dont les verges étoient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfans avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidens ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.

De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. L’on ignoroit pourtant la cause de cette nouveauté; jusqu’à ce que le Magicien paroissant, l’on eut sujet de croire qu’il y avoit du maléfice de la part de ce misérable : car il lui paroissoit jour et nuit, quelque fois seul, et quelque fois accompagné de deux ou trois autres, que la fille nommoit, quoi qu’elle ne les eût jamais veus. Monseigneur y envoia des Pères, et il y est allé lui-même pour chasser les démons par les prières de l’Église. Cependant rien n’avançoit, et le bruit continuoit plus fort qu’auparavant. L’on voioit des phantômes, l’on entendoit jouer du tambour et de la flûte, l’on voioit les pierres se détacher des murs, et voler çà et là, et toujours le Magicien s’y trouvoit avec ses compagnons pour inquiéter la fille. Leur dessein étoit de la faire épouser à ce mal-heureux qui le vouloit bien aussi, mais qui la vouloit corrompre auparavant. Le lieu est éloigné de Québec, et c’étoit une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. Il s’est passé dans cette affaire bien des choses extraordinaires que je ne dis pas pour éviter la longueur, et afin de finir cette matière. Pour le Magicien et les autres Sorciers, ils n’ont encore rien voulu confesser : On ne leur dit rien aussi, car il n’est pas facile de convaincre des personnes en cette nature de crime.

Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfans des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.

Voila deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année : l’autre est la persécution des Hiroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles : car il faut avouer que s’ils avoient l’adresse des François, et s’ils sçavoient notre foible, ils nous auroient déjà exterminez, mais Dieu les aveugle par la bonté qu’il a pour nous, et j’espère qu’il nous favorisera toujours de sa protection contre nos ennemis quels qu’ils soient; je vous conjure de l’en prier.

L.204 à son Fils [tremblement de terre]

[…p. 690 :] une horrible confusion de meubles qui se renversoient, de pierres qui tomboient, de planchers qui se séparoient, de murs qui se fendoient. Parmi tout cela l’on entendoit les animaux domestiques qui hurloient, les uns sortoient des maisons, les autres y rentroient. En un mot l’on étoit si effraié, que l’on s’estimoit être à la veille du jugement, puisque l’on en voioit les signes.

Un accident si inopiné et en un temps auquel les jeunes gens se préparoient à passer le carnaval dans des excès fut un coup de tonnerre sur la tête de tout le monde qui ne s’attendoit à rien moins. Ce fut plutôt un coup de la miséricorde de Dieu sur tout le pais, comme on l’a veu par les effets dont je parlerai ailleurs. Dès cette première secousse, la consternation fut universelle. Et comme l’on ignoroit ce que c’étoit, les uns crioient au feu, croiant que ce fût un incendie, les autres couroient à l’eau pour l’éteindre; d’autres se saisirent de leurs armes croiant que ce fût une armée hiroquoise. Mais comme ce n’étoit rien de tout cela, ce fut à qui sortiroit dehors pour éviter la ruine des maisons qui sembloient aller tomber.

On ne trouva pas plus d’assurance dehors que dedans, car par le mouvement de la terre qui trémoussoit sous nos pieds comme des flots agitez sous une chaloupe, on reconnut aussitôt que c’étoit un tremblement de terre. […]

Plusieurs embrassoient des arbres qui se mêlant les uns dans les autres ne leur causoient pas moins d’horreur que les maisons qu’ils avoient quittées; d’autres s’attachoient à des souches qui, par leurs mouvemens, les frappoient rudement à la poitrine. Les Sauvages, extrêmement effraiez disoient que les arbres les avoient bien battus. Quelques uns d’entre eux disoient que c’étoient des démons dont Dieu se servoit pour les châtier, à cause des excès qu’ils avoient faits en beuvant de l’eau de vie que les mauvais François leur avoient donnée. D’autres Sauvages, moins instruits, qui étoient venus à la chasse en ces quartiers, disoient que c’étoient les âmes de leurs ancêtres qui vouloient retourner dans leur ancienne demeure. Prévenus de cette erreur, ils prenoient leurs fusils, et faisoient des décharges en l’air contre une bande d’esprits qui passoit, à ce qu’ils disoient. Mais enfin, nos habitants, aussi bien que nos Sauvages, ne trouvant nul azile sur la terre, non plus que dans les maisons, tomboient la plus part en défaillance, et prenant un meilleur conseil, entroient dans les églises pour avoir la consolation d’y périr après s’être confessez. […]

leurs armes pensant que ce fut une armée hiroquoise qui approchât.

Il y en avoit qui tomboient en défaillance (13); plusieurs embrassoient des arbres qui se mêlant les uns dans les autres ne leur causoient pas moins d’horreur,

ou bien ils se tenoient à des souches qui leur frappoient l’estomach par la violence de leurs mouvemens. Les Sauvages étoient les plus interdits. et se plaignoient que les arbres les avoient bien battus.

Mais la plupart croyoient que ce fut la fin du monde, et dans cette créance, ils couroient dans les églises pour avoir la consolation d’y périr après s’être confessez, et mis en état de bien mourir.

Cette première secousse, qui dura près d’une demi-heure (17), étant passée, on commença à respirer, mais ce fut pour peu de temps, car sur les huit heures du soir il recommença, et dans une heure il redoubla deux fois (18). Nous disions Matines au chœur, les récitant partie à genoux dans un esprit humilié, et nous abandonnant au souverain pouvoir de Dieu. Le redoublement vint trente-deux fois

[…]

Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en (quceIque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne volant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte.

[…]

Mais cependant nous entendions toujours l’ennemi roulier sous nos piez, nous volant sur le panchant du précipice entre la vie et la mort, entre la crainte et l’espérance selon les redoublemens ou la cessation des secousses. Une àme sainte et fort adonnée à l’oraison aperçut un jour dans sa chambre une lueur qui représentoit la figure et l’éclat d’une épée nuë, et en même temps elle entendit une voix éclatante, qui disoit : Sur qui, Seigneur, sur qui? Elle n’entendit pas la réponse, mais une grande confusion de plaintes et de hurlemens qui suivirent cette première voix .

Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, sçavoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées, et en d’autres de grandes plaines toutes vuides, qui étoient auparavant chargées de bois et de haliers; des rochers renversez, des terres remuées, des forêts détruites, les arbres étant en partie renversez, et partie enfoncez en terre jusques à la cime des branches. L’on a veu deux rivières disparoître, l’on a trouvé cieux fontaines nouvelles, l’une blanche comme du lait, et l’autre rouge comme du sang. Mais rien ne nous a plus étonnez que de voir le grand fleuve de Saint-Laurent, qui pour sa profondeur prodigieuse ne change jamais, ni par la fonte des neiges, qui fait ordinairement changer les rivières, ni par la jonction de plus de cinq cens rivières, qui dégorgent dedans sans parler de plus de six cens fontaines très-grosses pour la plupart, de voir, dis-je, changer ce fleuve, et prendre la couleur de souffre, et la retenir durant huit jours.

Quelques Sauvages que la crainte avoit chassez des bois voulant retourner dans leur cabane, la trouvèrent abîmée dans un lac, qui se fit en ce lieu-là. L’on a veu une grange proche de nous se coucher sur un côté, puis sur l’autre, et enfin se replacer en son assiette. A l’église de Beaupré qui est celle du ChasteauRicher la terre trembla si rudement le mercredi des Cendres, que l’on voioit trembler les murailles comme si elles eussent été de carte. Le saint Sacrement, qui étoit exposé, trembloit de même : il ne tomba pas néanmoins, aïant été retenu par une petite couronne de fleurs contrefaites. La lampe qui étoit éteinte tomba trois fois, mais l’Ecclésiastique qui avoit le soin de cette église, l’aïant fait allumer et remonter en son lieu, elle ne tomba plus.

Nous avons apris de ceux qui sont venus de Tadoussac, que le tremblement y a fait d’étranges fracas. Durant l’espace de six heures il a plu de la cendre en si grande quantité, que sur la terre et dans les barques il y en avoit un pouce d’épais. L’on infère de là que le feu qui est enfermé dans la terre, a fait jouer quelque mine, et que par l’ouverture qu’il s’est faite, il a jetté ces cendres qui étoient comme du sel brûlé. Ces Messieurs disent que les premières secousses de la terre les épouvantèrent extrêmement à cause des étranges effets qu’elles causèrent; mais que ce qui les effraia le plus, et qui parut aussi le plus extraordinaire, fut que la marée, qui a ses heures réglées pour monter et décendre, et qui baissoit pour lors il y avoit peu de temps, remonta tout à coup avec un effroiable bruit.

Trois jeunes hommes étoient allez de compagnie chercher des Sauvages pour leur traitter de l’eau de vie, l’un d’eux s’étant écarté pour quelque nécessité, il lui apparut un spectre effroiable, qui de sa seule veue le pensa faire mourir de fraieur : il retourna aussitôt, quoi qu’avec peine, joindre les deux autres, qui le voiant ainsi effraié commencèrent à le railler. Il y en eut un néanmoins qui rentra en soi-même, et qui dit : il n’y a pas pourtant ici de quoi rire, nous portons des boissons aux Sauvages contre la défense de l’Église, et Dieu nous veut peut-être punir de notre désobéissance. A ces paroles, ils retournèrent sur leurs pas. Le soir, à peine furent-ils cabanez, que le tremblement emporta leur cabane à leur veue, en sorte qu’ils eurent eux-mêmes bien de la peine à se sauver. Cet accident joint au premier leur fit croire que le ciel les persécutoit et vouloit empêcher leur dessein.

Au milieu du chemin d’ici à Tadoussac, il y avoit deux grands Caps qui don-noient du vent et incommodoient fort les vaisseaux. Ils sont à présent abîmez et enfoncez au niveau du rivage. Et ce qui est merveilleux, ils se sont avancez dans le grand fleuve plus avant que la rivière de Loire n’est large dans ses plus grandes crus. Ils ont retenu leurs arbres et leur verdure et aujourd’hui c’est un plat pais. Je ne sçai pas pourtant qui osera y marcher le premier, quoi que l’assiette ait belle apparence. Un jeune homme de nos voisins allant en traitte, voulut descendre au bord d’une rivière qui n’avoit point encore paru, curieux de voir comme les choses s’étoient faites. Dès les premiers pas, il enfonça si avant qu’il alloit périr, si on ne l’eût retiré, ce que l’on fit avec peine.

Voilà le lieutenant de Monsieur le Gouverneur qui arrive de Tadoussac. Il rapporte que les tremblemens y sont encore aussi fréquens et aussi furieux que dans leurs commencemens. Ils arrivent plusieurs fois le jour, et plusieurs fois la nuit. Cependant j’écris ceci le dixième de juin, c’est-à-dire qu’il y a déjà quatre mois et demi que ce fléau dure.

La chaloupe qui est arrivée à notre port il y a peu de jours ayant laissé le grand vaisseau à Gaspé pour prendre le devant, se trouva fort en peine, étant proche de Tadoussac. Nous avons apris du secrétaire de Monsieur le gouverneur et d’un jeune homme de nos voisins qui retournoient de France, qu’elle sautoir et trembloit d’une étrange manière, s’élevant par intervalles haut comme une maison ; ce qui les effraia d’autant plus qu’ils n’avoient jamais rien expérimenté de semblable dans la navigation. Dans cette fraieur, ils tournèrent la veue vers la terre, où il y avoit une grande et haute montagne; ils la virent soudain remuer et tournoyer comme pirouettant, et tout d’un coup s’enfoncer et s’abîmer, en sorte que son sommet se trouva au ras de la terre uni comme une glace. Cette rencontre leur fit bien viste prendre le large de la rivière, de crainte que le débris n’arrivât jusques à eux.

Le grand navire prenant quelque temps après la même route, fut surpris du tremblement. Un honnête homme qui étoit dedans, m’a dit que tous ceux du vaisseau croioient être morts, et que ne se pouvant tenir debout pour l’effort de l’agitation, ils se mirent tous à genoux et se prosternèrent sur le tillac pour se disposer à la mort. Ils ne pouvoient comprendre la cause d’un accident si nouveau : car tout le grand fleuve, qui en ce lieu-là est profond comme une mer, trembloit comme la terre. Pour marque que la secousse étoit grande, le gros cable du navire se rompit et ils perdirent une de leurs ancres, ce qui leur fut une perte bien notable. J’ai sçeu de ceux qui sont arrivez dans ces vaisseaux qu’en plus de douze endroits d’ici à Tadoussac (L 5 8z) qui est distant de Québec de trente lieues, les grands fracas causez par les secousses de la terre en plusieurs endroits, principalement vers les deux caps dont j’ai parlé, les montagnes de roches se sont ouvertes. Ils ont veu quelques petites côtes ou éminences qui se sont détachées de leur fondement et qui ont disparu, faisant de petites ances où les barques et les chaloupes se pourront mettre à l’abri durant les tempêtes. C’est une chose si surprenante qu’on ne la peut quasi concevoir, et tous les jours on aprend de semblables prodiges. L’on avoit beaucoup de crainte que ces boulversemens arrivez sur les côtes du grand fleuve, n’en empêchassent la navigation, mais enfin on ne croit pas qu’ils puissent nuire, pourveu qu’on ne vogue point durant la nuit, car alors il y auroit du péril.

Si les débris ont été si terribles du côté de Tadoussac, ils ne l’ont pas moins été du côté des Trois-Rivières. Une personne de foi et de nos amis nous en a écrit des particularitez étonnantes. Et je n’en sçaurois faire plus fidèlement le récit, qu’en rapportant ses propres paroles. Les voici :

La première et la plus rude secousse arriva ici le cinquième de Février sur les cinq heures et demie du soir. Elle commença par un bruissement, comme d’un tonnerre qui grondoit sourdement. Les maisons étoient dans la même agitation que les arbres dans une tempête, avec un bruit qui faisoit croire à plusieurs que le feu pétilloit dans les greniers. Les pieus de notre palissade et des clôtures particulières sembloient danser, et ce qui étoit le plus effroiable, fut que la terre s’élevoit à l’œil de plus d’un grand pied au-dessus de sa consistance ordinaire, bondissant et roullant comme des flots agitez. Ce premier coup dura bien une demi-heure. Il n’y eut personne qui ne crut que la terre se devoit ouvrir pour nous engloutir. Néanmoins, comme les maisons sont toutes de bois, car il n’y a pas de pierre au Trois-Rivières, l’effet extérieur se termina à la chute de quelques cheminées. Mais les effets qui paroissent les plus considérables se sont faits dans les consciences, qui ont heureusement continué jusques à présent. Au reste, nous avons remarqué divers symtômes de cette maladie de la terre, s’il faut ainsi parler. Comme les tremblemens sont quasi sans relâche, aussi ne sont-ils pas dans la même égalité. Tantôt ils imitent le branle d’un grand vaisseau qui se meut lentement sur ses ancres, ce qui cause à plusieurs des étourdissemens de tête; tantôt l’agitation en est régulière, et précipitée par des élancemens qui font craquer les maisons sur tout durant la nuit, que plusieurs sont sur pied et en prières. Le mouvement le plus ordinaire est un trémoussement de trépidation, ce qu’on pourroit attribuer à des feux souterrains qui causent encore un autre effet : car comme ils se nourrissent de matière bituminense et ensouffrée qu’ils consument, ils forment en même temps dessous nos pieds de grandes concavitez qui résonnent quand on frape la terre, comme l’on entend résonner des voûtes quand on frappe dessus. Voilà ce que l’on nous écrit des Trois-Rivières.

L’on assure aussi que l’on a veu un spectre en l’air portant un flambeau à la main, et passant de l’ouest à l’est pardessus la grande redoute de ce bourg des Trois-Rivières.

Ce qui est hors de doute, selon le rapport de plusieurs de nos Sauvages et de nos François des Trois-Rivières, témoins oculaires, est qu’à cinq ou six lieues d’ici, les côtes de part et d’autre de la rivière quatre fois plus hautes que celles d’ici, ont été enlevées de leurs fondemens et déracinées jusques au niveau de l’eau, dans l’étendue d’environ deux lieues en longueur et de plus de dix arpens en profondeur dans la campagne, et qu’elles ont été renversées avec leurs forêts jusques dans le milieu du canal, y formant une puissante digue qui obligera ce fleuve à changer de lict et à se répandre sur ces grandes plaines nouvellement découvertes. Il mine néanmoins, et bat sans cesse par la rapidité de son cours cette isle étrangère la démêlant peu à peu avec son eau qui est encore aujourd’hui si trouble et si épaisse qu’elle n’est plus potable. Dans ce violent transport il s’est fait un tel débris qu’à peine un arbre est demeuré entier, étant pour la plupart débitez en longueur comme des mâts de navire.

Le premier sault si renommé n’est plus, étant tout à fait applani. Le ravage est encore plus grand et avec des circonstances plus surprenantes vers la rivière de Batiscan. Il y avoit alors cinquante personnes de ces quartiers, tant François que Sauvages, dans les lieux où le tremblement a fait de plus grands ravages et creusé de plus profonds abîmes. Comme ils ont tous été dans l’effroi et contraints de s’écarter pour se garentir des précipices qui s’ouvroient sous leurs piez, je remarquerai seulement quelques circonstances que j’ai tirées de quelques particuliers, car chacun n’étoit attentif qu’à soi-même et aux moiens de se sauver des ouvertures qui se faisoient à leurs côtez.

Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un grand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans. Un Sauvage d’entre eux étant à demi engagé dans une ouverture qui se fit dans sa cabane, en fut retiré avec beaucoup de peine par ses compagnons. Un François s’étant échapé du même danger et étant retourné pour prendre son fuzil que la crainte lui avoit fait oublier, fut obligé de se mettre dans l’eau jusques à la ceinture en un lieu où ils avoient auparavant fait leur feu. Il s’exposa à ce péril parce que sa vie dépendoit de son fuzil. Les Sauvages attribuans tous ces désordres aux démons qui voloient en l’air, à ce qu’ils disoient, faisoient de temps en temps des décharges de leurs fuzils avec de grandes huées pour les épouvanter et leur donner la chasse. Cette soirée et toute la nuit ils sentirent des bouffées de chaleur étouffantes. D’autres m’ont assuré qu’ils avoient veu des montagnes s’entrechoquer et disparoître à leurs yeux. D’autres ont veu des quartiers de rocher s’élever en l’air jusques à la cime des arbres.

J’ai parlé à un qui courut toute la nuit à mesure qu’il voioit la terre s’ouvrir. Ceux qui étoient plus éloignez et au delà du grand débris assurent qu’en retournant ils ont côtoyé plus de dix lieues sans en avoir pu découvrir ni le commencement ni la fin, ni sonder la profondeur. Et ils ajoutent que côtoyant la rivière de Batiscan, ils ont trouvé de grands changemens n’y aiant plus de sauts où ils en avoient veu auparavant. et les collines étant tout à fait enfoncées dans la terre. Il y avoit ci-devant une haute montagne, aujourd’hui elle est abimée et réduite à un plat pais aussi uni que si la herse y avoit passé : l’on voir seulement en dwckltics endroits, quelques extrêmitez des arbres enfoncez et en d’autres des racines qui sont demeurées en l’air la cime étant abimée dans la terre.

A la côte de Beaupré, un Maître de famille aiant envoié un de ses domestiques à sa ferme, cet homme vit soudain un feu grand et étendu comme une ville. Quoi que ce fut en plein jour, il pensa mourir de fraieur, et tout le voisinage qui vit la même chose, en fut extrêmement épouvanté croiant que tout alloit périr. Cc grand feu néanmoins se jetta du côté du fleuve, le traversa et s’alla perdre dans l’Isle d’Orléans. Un homme qui l’a veu m’en a asseuré et c’est une personne digne de foi.

La terre n’est pas encore affermie et cependant nous sommes au sixième de juillet , car je n’écris que par reprises et à mesure que j’aprens les choses. Les exhalaisons brûlantes qui sont continuellement sorties de la terre avoient causé une si grande sécheresse, que toutes les semences avoient jauni, mais depuis quelques jours il y a eu des tourbillons et des orages furieux du côté du Cap de Tourmente, cela surprit tout le monde, car il arriva durant la nuit. Ce fut un bruit épouvantable causé par un déluge d’eau qui tomba des montagnes avec une abondance et une impétuosité incroiable.

Les moulins furent détruits et les arbres des forêts déracinez et emportez. Ces nouvelles eaux firent changer le cours de la rivière, son premier lit demeurant en sable et à sec. Une fort belle grange, qui étoit toute neuve, fut emportée toute entière à deux lieues de là où elle se brisa enfin sur des roches. Tous les bestiaux de ces côtez-là qui étoient en grand nombre à cause des belles et vastes prairies du pais, furent emportez par la rapidité des eaux. Plusieurs néanmoins ont été sauvez à la faveur des arbres, parmi lesquels s’étant trouvé mêlez, on les a retirez après que le fort du torrent a été passé. Les bleds en verd ont été entièrement ruinez. Et non seulement les bleds, mais encore toute la terre d’une pièce de douze arpens a été enlevée en sorte qu’il n’y est resté que la roche toute nue. Un honnête homme de nos voisins qui étoit alors en ce lieu-là, nous a assuré qu’en six jours qu’il y a resté, il n’a pas dormi deux heures, tant les tremblemens et les orages lui ont donné de fraieur.

Au même moment que le tremblement a commencé à Québec, il a commencé par tout et a produit les mêmes effets. Depuis les monts de notre Dame jusques à Mont-Réal, il s’est fait ressentir et tout le monde en a été également effraié.

La Nouvelle Hollande n’en a pas été exempte et les Hiroquois qui en sont voisins ont été enveloppez dans la même consternation que les Sauvages de ces quartiers. Comme ces secousses de la terre leur étoient nouvelles et qu’ils ne pou-voient deviner la cause de tant de fracas, ils se sont adressez aux Hollandois pour la demander. Ils leur ont fait réponse que cela vouloit dire que le monde ne dureroit plus que trois ans. Je ne sçai d’où ils ont tiré cette prophétie.

Ce 29. de juillet, il est arrivé à notre port de Québec une barque de la Nouvelle Angleterre. Les personnes qui sont descendues de ce vaisseau disent qu’étant à Buston, qui est une belle ville que les Anglois ont bâtie, le lundi gras à cinq heures et demie, ils eurent le tremblement comme nous l’avons eu ici, et qu’il redoubla plusieurs fois. Ils rapportent le même de l’Acadie et du Port-Roial, place qui a autrefois appartenu à Monsieur le Commandeur de Rasilly, et qui a depuis été emportée par les Anglois. L’autre costé de l’Acadie, qui appartient à Messieurs de Cangé et Denys de notre ville de Tours, a ressenti les secousses comme par tout ailleurs. Cette barque nous a ramené cinq de nos prisonniers François, qui étoient captifs aux Hiroquois Agnerognons, et qui se sont sauvez à la faveur des Hollandois qui les ont traittez fort humainement, comme ils font tous ceux qui se retirent chez eux.

Des Sauvages d’un pais très-éloigné ont été pressez de se retirer en ces quartiers plutôt pour se faire instruire et assurer leurs consciences que pour éviter les tremblemens qui les suivoient par tout. Ils ont découvert une chose qu’on recherchoit depuis long temps, sçavoir l’entrée de la grande mer du Nord, aux environs de laquelle il y a des peuples immenses, qui n’ont point encore entendu parler de Dieu. Ce sera un grand champ aux ouvriers de l’Évangile pour satisfaire à leur zèle et à leur ferveur. On tient que cette mer conduit à la Chine et au Japon. Si cela est, le chemin en sera bien abrégé.

Je reviens à nos quartiers, où nous sommes toujours dans les fraieurs, quoi que nous commencions à nous y accoutumer. Un honnête homme de nos amis avoit fait bâtir une maison avec un fort beau moulin, sur la pointe d’une roche de marbre : la roche dans une secousse s’est ouverte et le moulin et la maison ont été enfoncez dans l’abîme qui s’est faite. Nous voici au treizième d’aoust, cette nuit dernière, la terre a tremblé fort rudement; notre dortoir et notre séminaire en ont eu une forte secousse, qui nous a réveillées de notre sommeil et qui a renouvellé notre crainte.

Je ferme cette relation le vingtième du même mois, sans sçavoir à quoi se termineront tous ces fracas, car les tremblemens continuent toujours. Mais ce qui est admirable parmi des débris si étranges et si universels, nul n’a péri, ni même été blessé. C’est une marque toute visible de la protection de Dieu sur son peuple, qui nous donne un juste sujet de croire qu’il ne se fâche contre nous que pour nous sauver. Et nous espérons qu’il tirera sa gloire de nos frayeurs par la conversion de tant d’âmes qui étoient endormies dans leurs péchez et qui ne se pouvoient éveiller de leur sommeil par les simples mouvemens d’une grâce intérieure.

Appendice

II De Québec, la Mère Cécile de Ste-Croix

à la Supérieure des Ursulines de Dieppe, 2 septembre 1639.

[la traversée et l’arrivée à Québec].

Ma Mère très chère (1),

La paix et amour de Nostre-Seigneur ! J’avois proposé de garder vostre lestre à escrire la dernière afin de vous donner tout le temps, mais j’ai veu que j’en avois sy peu que j’ai tout quitté le reste. Je n’ay point assez de mortification pour vous escrire si en bref, sçachant d’allieurs que vous attendez cette lestre avec impasience, et que je vous priray bien de me faire aquiter de celles qui me resteront nessesaires, comme à Monsieur de la Tour.

Je vous escrivis sur la mer, environ à cent cinquante lieues de Dieppe, par les pêcheurs. Je ne sçais sy vous avez receu la lestre. Dieu mersi, nous avons esté préservée du danger des navires que je vous mandois, mais nous en avons bien en couru d’autres que je vous diray. Il m’a souvent passé par l’esprit, spésiallement durant le mal de la mer qui est ce en quoy j’ay le plus soufert et qui a le plus longtemps duré. Je tâcheray de bien vous dire tout afin que vous vous y attendiez quand vous en viendrez là.

Pour ce qui est de la nouriture, en quoy pour l’ordinaire on endure beaucoup sur mer et de quoy j’ay ouy plusieurs se plaindre, nous avons esté exemptes de cela et beaucoup mieux traictées que nous n’eusions esté en nostre maison, particulièrement pendant que nous avons esté dans le navire de Monsieur Bon-Temps (3) quy avoit donné ordre qu’on ne nous refusast aucunne chose de ce que nous demanderions. C’est, Dieu merci, la moindre mortification que l’on a que le manger. je l’ay expérimenté : nous nous sommes veues plus contentes avec de la molue (4) sans beurre que nous n’estions dans l’abondances des viandes. Il m’a, dis-je, souvent passé par l’esprit que c’est autre chose d’expérimenter les incommoditez de la mer que d’en ouïr parler seulement. Quand on se voit à 2 doist de la mort, on se trouve bien estonné.

[…]

le vesseau estait tellement agitté durant tout ce temps qu’il estoit imposible de ce tenir de bout, ni faire le moindre pas sans estre appuyée, ni mesme estre assise sans se tenir à quelque chose, ou bien on ce trouvoit incontinent roulée à l’autre costé de la chambre. On estoit contrainct de prendre les repas à platte terre et tenir un plat à 3 ou 4, et si, on avoit bien de la peine de l’enpêcher de verser. La plus grande partie de nous estait tellement malade que des plus mortifiés, entre autre Madame de la Pelterie, ne songeoit plus au Canadas qu’elle nomme, pour l’ordinaire, son cher pais, mais à avoir un peu de calme; et en effect, si tost que cela vient on est guéri (f° iv). Elle a esté entre autres fort afligée du mal de coeur, et je vous laisse à penser quel soulagement pour sa délicatesse, car après ce mal, la plus grande incommodité du navire est la puanteur et salleté du goudran et du petun. Il fust vérifié ici en mon endroit ce que nos Mères de Tours avoient tiré dans le Nouveau Testament pour leurs compaigne, à savoir, qu’il seroit donné à ce luy qui auroit (6), car, pour ce que je tiens assez de l’humidité de la mer, j’ay esté tellement incommodée pendant tout ce temps-là d’une qantité de aues qui me sortoient par la bouche, particulièrement lors que j’estois couchée, que je ne crois point exagérer de vous dire que j’en ait bien jesté un seau, si bien que je n’avois de plus grand ennemy que le lict. Aussi, pendant les grandes tespestes, je ne couchois point; j’aimais mieux demeurer jour et nuict apuyée contre quelque chose, car il n’i avoir pas moien de tenir la teste de bout. Aussi, qu’il m’eust fallu une grande quantité de linge pour demeurer au lict. Vous aviez de la peine à me permettre une planche soub le matelas; tant sur mer comme ici, on ne couche point autement. Il n’i a point moyen d’user de paillasse.

C’estoit tout ce que je pouvois faire, dès le matin jusques au soir, de me disposer pour aller à confesse, quand yl estoit jour 3 d’i aller, et je n’ay point de congnoisance que j’aie eu de la peine à jeunner, que les Quatre-Temps de la Pentecoste dernier. Le jour de la Sainte Trinité (7), environt sur les 10 heures du matin, comme nous disions Nonne du grand Office, nous entendisme des cris lamentables des matelost. Nous ne lessions pourtant de poursuivre, ne sçachant ce que c’estoit, lors que le révérend Père Vimont dessendit en nostre chambre qui nous dit : « Nous sommes morts si Nostre-Seigneur ne nous faict miséricorde : il y a un glaçon qui va aborder le navire et n’en est plus qu’à 10 pas, lesquel est grand comme une ville ». Et s’estans lors mis à genoux et nous aussi, il dit ces parolles que saint François-Xavier avoit autre fois dites en un pareil danger : « Jésus, mon Rédempteur, faictes-nous miséricorde ! » Ma Mère de Saint-Joseph luy dit : « Mon Père, fessons un vœu »; mais il luy respondit : « Il ne faut rien faire que bien à propos », se souvenant qu’en pareils cas il en avoit faict un, le quel il eut bien de la peinne à faire acomplir (8), mais il s’avisa d’en faire seullement un pour ceux qui estoient dans la chambre, qui fust de dire 2 messe à l’honneur de la sainte Vierge et de saint Joseph, et chacun 2 communions, à la première terre que nous rencontrerions. Cela faict, il nous dit : « Je m’en vai aux matelots, et puis je reviendray ici vous donner l’absolution. Nous avons encor une demie heure ». Il donna ordre aussi de faire appeler le bon frère qui estoit avec luy afin que nous puisions tous mourir en mesme lieu. Lors que j’entendis du Père : « Nous sommes morts ! » je n’avois point eu peur auparavant; il ne me vint une seulle pensée de mes péchez, ni crainte du jugement ni de l’enfer; la seulle crainte de mourir dans la mer me saisit et me dura jusques à ce que le Père fust sorti, que je commençai à rentrer dans moy-mesme et m’interroger sy j’avois envie de mourir dans cette disposition. Je n’eus guerre de temps pour me ressoudre, car aussi tost Monsieur Bon-Temps entra dans la chambre et nous dit : « Nous sommes guarantis ! mes c’est un miracle ». Et à l’instant, il nous montra le glaçons au derrière du navire, du quel on ne pouvoit voirs le sommet à reson des brunnes qui estoient fort grosses et ont duré long temps, si bien que nous nous sommes veus encor une fois en péril, proche des terres que l’on ne voioit point. Nous avons atribué nostre délivrance aux prières que vous fesiez pour nous, et en effect j’ay ouy dire à des matelots les plus expérimentez qu’ils ne s’estoient (f° 2 r) jamais veus en pareil danger et que, morallement parlant, il estoit imposible d’eschaper, car on estoit lors en plaine mer, il n’i avoit point assez de temps pour tourner les voilles. Un seul homme qui tenoit le gouvernail tourna lors si dextement le navire, le quel alloit de grande vitesse fondre sur le glaçon, qu’on a tenu une chose imposible qu’un homme pût faire cela. Le lendemain, nous visme encor plusieurs glaces, mais, comme on les aperceut de plus loing, on s’en donna de garde. Nous les visme assez proches, entre autre une que l’on disoit estre aussi grande qu’une petite ville, laquelle, au contrere des autres qui semblent estre toutes couvertes de neiges (quoi qu’en effect elle ne le soient point car on voit bien le solail qui donne de sus), celle-là estoit claire comme un cristal. Quelque temps auparavant que l’on les aperseut, il fesoit froit comme au mois de janvier. Pour ce qui est de mov, de puis ce temps-là, je n’ai plus rien souffert.

Voisi de la consolation. De puis le jour du bienheureux Louis de Gonzague jusques au jour de nostre arivée (9), nous n’avons manqué d’entendre une ou plusieurs messes et de communier chaque jour, tous les jours de puis l’enbarqucment, sy ce n’a esté que nous fusions toutes malades. Le révérend Père Vimont ne manquoit tous les jours à nous expliquer nostre point d’oreson. Il nous disoit qu’une des causes pour quoy les religieux ne profitent point en l’oreson est qui changent trop souvent leurs matières, et, en effect, tout le temps que nous avons esté sur la mer il ne nous l’a changée que fort rarement. S’il arivoit quelques festes de saint, comme saint Pierre, il ne lessoit de pour suivre son suject et nous le faire tourner sur la festes. Il avoit donné un règlement pour les acctions du jour. Chaque supérieure fesoit l’Office, sepmaine à sepmaine, et estoit à elle à faire garder le règlement (10). Nous disions l’Offices et Pesions nos lectures z fois le jour en public. On la fesoit aussi en table, chacun à son tour. Il avoit ordonné que, de puis la récréation du soir jusques au lendemain après l’oreson, on parlast le moins que l’on pouroit, et avoit de coutume de nous dire qu’en cor que nous retinsions l’esprit de religion tant qu’il nous seroit posible, nous en perdrions assez. Nous nous confessions quand nous voulions, tous les jours sy nous avions dévotion, en cor que nous ne communiation point. Nous avions prédication festes et dimanches. Avec cela, le Père a continué la mesme charité qu’il avoit à la rade. Je pense que nous fusions morte sans luy; je n’ai jamais veu un homme semblable.

La première fois que nous visme des Sauvages, ce fust en cor estant à quelque lieues de Tadoussac. Ce fust un capitaine nommé Jouënchou (qui est congneu des François et est le père de ce Sauvages qui a esté saluer le roy en France au non de toute sa nation), le quel amena dans le navire où nous estions le révérend Père Gondouin, jésuite, si bien que dès maintenant nous avions z Pères en nostre compagnie. Ces Sauvages sont de Miskou et sont un peu mieux polis que ceux de ce peïs ici. Ils estoient estonnez et réjouis, ce nous disoient-ils par la bouche du révérend Père Gondouin qui a demeuré longtemps parmi eux et c’est à luy à qui le roy a faict donner les habits qu’il donne aux Sauvages pour leurs porter — de ce qui ce voioit des filles aussi bien que des hommes, lesquelles se consacroient à Dieu — et du depuis ils nous sont venus voirs à Kébec —. Et nous dit de rechef que, sy (f° z v) nous voulions aller en son pais, il ne nous lerroit manquer de rien. Il nous fit un desnombrement de tout ce qu’il y avoit pour manger. Nous arivasme à Tadoussac le 20 juillet (15), tous les 3 navires ensemble. Je vous laisse à penser la joie.

Le lendemain, nous sortisme de l’amiral pour nous embarquer dans le Saint-Jaques qui est seul des trois qui monte à Kébec et est commandé par Monsieur Ançot, là où nous estions si estroictement logez que quand nous estions toutes assises autour du coffre qui servoit à dire tous les jours 4 messes — nous avions ce bonheur — et à prendre les repas que nous prenions avec les 4 Père, sçavoir est le révérend Père Vimont, le Père Gondouin, le Père Poncet, le Père Chaumonnot (16) et le bon frère Claude (17), quand nous estions, dis-je, toutes rengées, celle d’un bout ne pouvoient passer sans faire lever lès autres, car on n’avoit justement que sa place, en cor bien estroicte; et pour coucher, il estoit besoing d’ajuster des planches sur le coffre et jetter nos matelas dessus. Et nostre nouriture commensa lors de molue au vinaigre sans beurre, ou un peu de lart, qui continua le reste du voiage, au reste avec des contentements que je ne vous saurois expliquer. La première fois que nous dessendisme en terre, ce fust le jour de sainte Anne (18), que l’on fut acomplir une partie du vœu susdit. Nous pensammes en cor périr. Comme nous dessendions 6 du vesseau dans la chalouppe, peu s’en falut qu’elle ne tournast. Nous demeurasme dans le Saint-Jaques jusques au vendredy 29 de juillet, que nous en sortisme, à cause que les vents estoient contreres, et nous misme dans une barque qui montoit à Kébec (19). Il n’i avoit point d’autre lieu à ce mestre à couvert qu’une petite chambre qui estoit plaine de molue quassi jusques au haut, sy bien que nous n’i pouvions tenir que couchées les unes sur les autres, tassez comme du pain au four. Et comme il n’i avoit pas moient, à cause de la chaleur et de la puanteur de la molue eschaufée, d’i demeurer plus longstemps, toutes une partie estoit contrainte de demeurer sur le tillac à la pluye, qui estoit lors fort inportunne, et la nuict aussi bien comme le jour. Il est vray, sans conpareson, qu’il v avoit moins de mortification de demeurer à la pluye que de souffrir l’incommodité de la chambre, car seullement celle qui en sortoient sentoient si fort qu’on avoit peine à les surporter. L’après-midy du jour de saint Ignace, que nous nous attendions d’ariver à Kébec — mais on ne peut, à reson du temps contrere — la pluy commensa et dura 5 ou 6 heures sans lascher, et comme j’estois une de celles qui ne pouvoient suporter la chambre, je fus contraincte de resevoir toute celle qui voulut tomber sur moy. J’en demeuray tellement trempée, comme plusieurs autres, que nostre cotte en demeura plusieurs jours, de puis nostre arivée à Kébec, sans sécher, qui ne m’ettoit une petite mortification de me voirs ainsy crottée devant tant d’honnestes personnes. Le révérend Père Vimont, nous voiant ansy trempée, et sa Révérense aussi bien comme les autres, et qui n’i avoit moien de faire du feu dans la barque pour nous sécher, il pria le mestre de la barque de nous mestre à terre dont nous estions assez proche, ce qu’il fit. On nous alluma de bon feu et nous seichasmes en partie. Nous soupasme à terre avec de la molue sèche et sans beurre. On nous fit une cabane à la façon (f° 3r) des Sauvages, et encor que nostre lict fust d’une couverture simple sur la terre, je ne lessai pas de bien dormir. Le lendemain matin, nous retournasme en la barque et arisvasmes à Kébec sur les huict heures du matin, jour de SaintPierre-ès-liens (20).

Si tost qu’on a perceut la barque en laquelle nous venions, Monsieur le Gouverneur en voia z hommes dans un canot de Sauvages pour voirs qui c’estoit, et qu’il en fust assuré, il nous envoia une chalouppe tapissée pour nous mestre en terre. Il vint au-devant avec Monsieur de Lisle, son lieutenant (21). Il ne se peut pas dire les courtoisies que nous resevons de luy. Si tost que nous fusme dessendeues à terre, nous nous misme à genoux, et le révérend Père Vimont fit une prière pour tous. Nous allasme droit en l’église (22) ; on chanta le Te Deum, entendisme la sainte messe et communiasme, puis après nous vismes saluer Monsieur le gouverneur en sa maison où nous disnasme (23). De là, on mesna les Ospitalières en une maison que Monsieur le gouverneur leurs baille, laquelle est fort proche du fort (24), en attendant que leurs bastiment soit achevé, où nous les a cormpagnasmc. Puis, on nous mena en celle que Madame de la Pelterie a louée de Messieurs de la Compagnie, qui consiste en z chambre assez grandes, une cave et un grenier, sissc sur le bort du grand fleuve (25). Nous avons la plus belle veuc du monde. Sans sortir de nostrc chambre, nous voions ariver les navires qui demeurent tourjours devant nostrc maison, tout le temps qu’ils sont icy. On nous a faict une closture de pieux qui sont viron de la hauteur d’une pettite muraille. Cela n’est pas si bien joint qu’on ne puisse discerner au trarvers, sy on y veut prendre garde de bien près. Cela nous sépare tourjours des séculiers qui n’entreront plus chez nous, quand la porte et la chapelle auxquelles on travaille seront faictes. Nous fusme fort visitée des dames et demoyselles de ce peïs ou bien quy y habitent. Ils témoygnent une grande joye de nostre venue.

Vous serez posible en peine qui nous nourisoit, car il n’i avoit pas moient de faire cuisinne sy tost, car la barque qui nous condusoit à Kébec ne porta que nos corps seullement. Monsieur le gouverneur nous en fesoit à prester au fort, tant aux Hospitalières comme à nous, et continua jusques à ce qu’on luy eut dit que nos vivres estoient arivés. Le soir de nostre venue, on fit les foeux de joye pour la nessance de Monsieur le dauphin. Il obtint du révérend Père Vimont que nous y assistations, puis que nous n’estions point en cor renfermée. Il nous envoya guéri par Monsieur de Lisle. Nous y fusme. Vous verrez toutes ces choses dans la Relation.

Le lendemain, on nous fit aller à Silleri qui est le lieu où habitent plusieurs Sauvages, tant chrestiens que cathécumenes. Il y a une résidence des Pères. L’esglise est comme une pettite paroisse de Sauvages. Ce lieu est environ distant de Kébec d’une lieue et demie; on y va par eau. Monsieur le gouverneur nous presta en cor sa chalouppe dans laquelle nous aprisme des soldarts qui la menoient que Monsieur le gouverneur les avoit en voiez avec des rafrechichemens au-devant de nous, sy tost qu’il avoit seu que nous venions. Car sy tost que nous fusmes arivez à Tadoussac, il monta une barque qui ne fust que peu de jours à ariver à Kébec, et nous fusmes huict (f° 3v) jours dans le Saint-Jaques qui ne marchoit point, faute de vent. Ces bonnes gens nous dirent qu’ils estoient venus ving lieues et avoient esté contraincts de s’en retorner quand il ne nous apersurent point. Nous nous confessâmes à Silleri. Après, on y baptisa une fille aagée viron de io ans ; Madame de la Pelterie fust sa marraine et la nonma Marie. On la luy donna, puis après, pour pensionnere; sa esté nostre peremière. Je vous laisse à penser la joie d’avoir à pratiquer nostre institut dès le segond jour de nostre arivée, envers cette petite créature nouvellement baptisée. La plus part des assistans pleuroient de joie en cette sérémonie. Auparavant que la commenser, les Sauvages estans rengez sur des bancs, le révérend Père Jeune les fit prier Dieu en leurs langue, et puis chanter le Credo et quelque cantique qu’il a composez en leurs langue. Si le temps me l’ut permi, j’avois proposé de l’escrire et de l’envoier à mes sœurs. Ce poura estre pour une autre année. Je ne trouve rien d’agréable comme d’ouyr chanter les Sauvages, tant ils chantent doucement et s’acordent bien. J’admiray la charité de ce bon Père : prendre la peine de chanter avec eux, et, dans une autre occasion, une fille sauvage aiant communié, s’aller mestre à genoux auprès d’elle et luy faire dire son acction de grâce mot à mot. En effect, c’est un apostre de ce pais et le père des Sauvages.

Le lendemain, 3 jour d’oust, nous sortismes en cor pour aller à Nostre-Dame des Anges (29), distant en viron demie lieue de Kébec. C’est la plus grande résidence des Pères (30). En passant, nous vismes le bastiment des Hospitalières. Le lendemain qui estoit jeudy, on alla remarquer un lieu pour faire nostre bastiment. Je sortis pour acompagner nostre Mère. C’est un lieu très agréable et assez proche du fort; il y a desjà un peu commensé à desfricher, et Monsieur le gouverneur qui y assistoit dit qu’il l’avoit faict faire pour y mestre des Ursulinnes dès yl y a longtemps (31). Nous sortismes encor le vendredi et samedy pour aller à la sainte messe, et nous n’avons point sorti du depuis. Dès le dimanche, on vint nous dire la messe en nostre maison. Nous l’avons tous les jours en mesme lieu qui est un petit coing de cheminée clos avec des planches, là où yl n’i a que la place de l’autel et du prestre, et celuy qui aide à dire la messe; et nous avons la faveur d’avoir Nostre-Seigneur tout proche à qui conter nos besoing. Vous entendez bien que c’est le saint Sacrement que nous avons en ce petit lieu. Le jour de l’Assomption, il ce fit une prossession généralle des François et Sauvages. Madame de la Pelterie servoit de capitainesse au fames sauvages; elle marchoit en teste avec z de nos petttites séminariste à ces costez. La prossession vint en nostre maison; on avoit paré la chambre et dressé l’autel de dans. Le révérend Père Le Jeune fit prier et chanter les Sauvages; nous chantasme aussi (32). On est tout ravi d’entendre nos Mères. Tout les festes et dimanches, il vient des gens pour ouyr Vespres que l’on chante. Nous sommes 5 : nostre 8 Mère d’un costé; Madame de la Pelterie, ma Mère de Saint-Joseph et ma Sœur Charlote (33) de l’autre; et moy, je suis du costé de nostre Mère. Il y a du plesir de voirs les Sauvages et Sauvagesse auprès de la violle quand on en joue : ils sont ravis. Il y eut un de ces premiers chrétiens (c’est un nommé Nouel (34) dont il est parlé aux Relations), qui dit qui faloit aprendre cela à leurs fille. On ne s’en sert ni servira de la violle que pour attirer les Sauvages. On baptise plusieurs Sauvages, tant grands que petist. Le révérend Père Le Jeune en a baptisé jusque à 7 pour une nuict, de puis nostre arivée, et n’estoit une maladie contagieuse entre eux (f° 4r), qui est comme une sorte de petite vérolle, qui les empêche de s’asembler, il se feroit bien d’autres conversions. Madame de la Pelterie a servi de maraine à plusieurs, entre autres de Pigarouich qui est se sorsier dont on a tant parlé, et maintenant bon chrétien (35).

Nous avons desjà six pensionnere sauvages 9 arestez (36), et par intervalle bien d’autres, et qui auroit le moien de les nourir et vestir, on n’en manqueroit pas. C’est une chose pitoiable que, manque d’un peu de pain, voirs tant de gens se perdre. Nos Mères de Tours prie toutes les sœurs de leurs communauté de demander par ausmône à leurs parens chaqun une chemise pour les petites Sauvages. Je vous fais la mesme demande et à toutes nos Mères des autres couvens, si vous le jugez â propos, comme aussy par aumône je vous demande des agneus (37) : les Sauvages y sont fort affectionnez. Pigarouich, à présent nommé Estinne, après avoir perdu celuy qu’on luy avoit donné, vint dès le lendemain en demander un autre. Nous avons aussi des petites Françoise pour externes; il y en a desjà bien 7 ou huict. Je crois qu’il n’y avoit pas plus de 8 jours que nous estions icy quand on nous les envoya.

Jugez si nous pouvons avoir beaucoub de temps de reste avec le commencement d’une maison. Madame de la Pelterie a pris le soin de lever et habiller les pettites Sauvages; nous en avons de z ou trois ans qui donnent le matin de l’exercices à celle qui ont bon cœur. Ma Mère de Saint-Joseph a pour obédience la sacristie et le linge; elle a de quoy s’emploier. Pour les exerternes, cela nous est commun en cor à elle et à moy : celle qui ont le loisir y vont. Et moy, on m’a donné la charge de la despence. Vous pouvez conjecturer qu’il n’y a pas tourjours des gens pour faire la cuisinne; aussi es-se ordinairement mon exercice. En cor qu’elle ne soit pas bien grande, il y en a pourtant assez pour m’enploier : je ne suis pas de grand effect. J’ay desjà apris à faire la sagamité de Sauvages : c’est le plus grand festin qu’on leurs puisse faire que de les traicter avec cela.

Nous avons trouvé icy le révérend Père Le Mersier (39). Je n’ay jamais rien veu de plus modeste que se bon Père : sa seulle veue donne de la dévotion. Il nous vint dire la messe et nous amena Joseph, qui a jà la façon d’un saint. Il estoit ravi d’aise de nous voirs et de sçavoir pour quoy nous venions. On luy fit quelque petit présent; il ne savoit quelle recongnoisance nous faire, ce pauvre homme. Non content de nous faire expliquer ce qu’il vouloit dire, il nous parloit encor des yeux. Se sembloit celuy de qui il est parlé en la Relation (40).

J’aurois encor tant de chose à vous dire, si le temps le permettoit, mais il faut que je finisse. A Dieu, ma très chère Mère. Je m’atens que vous me tiendrez tous-jours pour ce que je suis en effect, ma Mère très chère,

Vostre très obéisante et indingne fille en Nostre-Seigneur,

Sœur Cécile de Saincte-Croix

VI La traversée des deux premières Ursulines de Paris

Il faut que je vous raconte nos avantures. Je croc que vous aurez agréable que je commence par les obligations que j’ay au glorieux St Josepl mon très honoré père et Seigneur, qui a eu un soin très particulier de mo y. LX que je fus à Rouen, je ressentis les effets de sa protection, car estant dans une petit allée au Convent de nostre Ordre, je me retiray en arrière, sans m’apercevoir d’u précipice qui y estoit et dans lequel je tombay sans rouler, car il n’y avoit point c degrez; de sorte que je me trouvay au fond, mais sans douleur; je ne fus qu’u peu étourdie. Ma chère Sœur de St Athanase eut belle peur. La Mère Supérieur me vouloit faire voir au Médecin, mais je l’asseuray que je n’en avois aucun besoii Ma confiance estoit si grande en mon bon père que je ne croyais pas qu’il perm que (2.04) chose quelconque m’arrivast qui peut empescher l’effet de mon dési Cette confiance tenoit mon esprit paisible et tranquille dans les plus grands danger Comme nous estions à la rade durant une grande tourmente, un Matelot bien ex-pér menté vint dire au Père Ménard que dans une heure il n’y auroit pas un de no'. en vie, parce que le vent jettoit de grande roideur un vaisseau qui avoit perdu so anchre sur le nostre. Le Père faisant sur l’heure un vœu à St Joseph, on l’asseui que nous estions hors de danger (2). Une autre fois une fenestre mal cramponé, pesant bien quatre vingts livres, me tomba d’assez haut sur la teste. Ce coup huma nement parlant me la devoit casser. J’élevay au moment mon esprit à St Josep mon cher protecteur, et ne m’effrayay point, mais j’asseuray le Père et mes Sœur, et achevay de disner aussy paisiblement que si rien ne fut arrivé. Un autre jou encore comme j’avois renouvellé mon offrande à St Joseph, estant sur le tilla< ma Sr de St Nicolas, Religieuse Hospitalière (3), voulut voir si elle tireroit bien l’ea de la pompe qui est très forte. Voyant qu’elle y avoit grand peine je la priav d m’attendre et m’aprochay; mais l’eau alloit de si grande roideur que voulant mettt la main sur la cheville de la pompe, elle m’échapa et me donna fort rucicincnt par le visage tout proche de l’œil que je pensois avoir tout difamé; mais mon bon père m’assista encore en cette occasion. En un mot 2, j’ay senty palpablement son secours, tant pour les besoins de l’âme que pour ceux du corps, tant durant le chemin que depuis nostre arrivée. Il faut que je vous avoue que j’ay une consolation particulière de ce que le P. Ménard (4) qui estoit avec nous, est très dévot de cc grand Saint, duquel il parle fort hautement. Ce bon père disoit chaque semaine une Messe votive en son honeur. Il nous avoit composé quelques motets, que nous chantions après l’Élévation pour prier nostre cher protecteur. Nous disions aussy ses litanies après la Messe. Au reste, chère Sœur, nous avons esté si heureuses que la Messe ne nous a manqué qu’une seule fois en toute la traversée, ce que nous devons en partie à la dévotion du Père qui la célébroit en des temps fort rudes et fascheux. La Ste Communion nous estoit fort fréquente, les Conférences et discours spirituels journaliers. Enfin les aides spiritueles et corporeles ne nous ont point manqué. Il sembloit que la divine providence, nostre bonne Mère, prenoit plaisir de nous départir abondamment non seulement les biens nécessaires et profitables, mais encore les choses agréables et délicieuses. Tantost elle recréoit nos âmes par un savoureux goust des s grâces célestes, puis nos sens par la veue des créatures, comme d’une mer calme, d’un air doux, d’un ciel serain, d’un bocage verdoyant et odoriférant et choses semblables. Et pour le faire court, elle avoit un tel soin de nous que nous n’avions que faire d’en avoir. Pour moy, je vous confesse que je reposois doucement et paisiblement dans le sein (205) et sur les bras de cette bonne Mère, ne me mettant en peine ni du présent, ni de l’avenir, abandonnant tout à son amoureuse conduite de laquelle je me suis fort bien trouvée jusqu’à présent, et il me semble que cet abandon est la source du vray et solide contentement. C’est cette aimable conductrice qui nous a enfin amenée en cette terre tant désirée, à la veue de laquelle mon cœur a sauté de joye et d’allégresse (5). A nostre entrée proche de la rivière, nous fusmes dans une Chapelle fort dévote, c’est celle de nos Mères Ursulines, où ayant adoré Dieu nous nous aprochasmes de la grille et leur donnasmes le bon jour. Je respiray un certain air de sainteté parlant à la Mère de l’Incarnation, qui m’embauma toute. De là nous allasmes saluer Monsieur le Gouverneur, puis nous retournasmes et entrasmes en nostre chère solitude où nous avons vescu depuis dans une paix merveilleuse. Nostre Mère supérieure qui est la Mère de l’Incarnation nous traite avec trop de respect. Elle me fait passer après elle, devant la Mère de St Joseph sa compagne de Tours, quoy que j’aye fait et dit pour m’en déffendre (6). La Mère Cécilie de Dieppe est un peu plus ancienne que ma Sœur de St Athanase, c’est pourquoy elle va devant. Si j’eusse peu sans mentir, cacher quelques unes de mes années de profession, je l’aurois fait pour éviter la mortification que je sens de conduire les observances en l’absence de nostre Mère. La Mère de St Joseph est de fort bonne humeur; au temps de la récréation elle nous fait souvent pleurer à force de rire; il seroit bien difficile d’engendrer mélancholie avec elle; c’est une fille qui a beaucoup de belles parties : elle est Maîtresse de nos petites Séminaristes qu’elle aime comme une Mère fait ses enfants. Après le Catéchisme elle leur aprend à chanter et toucher sur la viole des Cantiques spirituels; par fois elle les fait danser à la mode des Sauvages et ces petites sont si inocentes que, quand Madame de la Pelletrie nostre fondatrice s’y rencontre, elles la prient de danser avec elles, ce qu’elle fait, mais de si bonne grâce qu’il y a bien du plaisir à la voir. Mon office ou plustost mes offices s’étendent depuis la cave jusqu’au grenier : je suis Celérière et Apoticaresse; pour celle-cy je n’y ay 4 encore rien eu à faire, Dieu mercy; pour celle-h, elle m’a bien occupée; cette charge va bien loin. Il m’a fallu recevoir toutes les victuailles et provisions pour l’hiver, les descendre à la cave et monter au grenier, et faut avoir le soin toute l’année de voir si rien ne se gaste. Jusqu’à présent nous n’avons pas eu le loisir de respirer pour la quantité de lettres qu’il a fallu écrire; j’en suis un peu fatiguée. Nous tascherons de nous recueillir quand les vaisseaux seront partis et nous nous adonnerons à bon escient à l’étude de la langue qui est très difficile. Elle s’aprend par préceptes comme la latine. Il n’y a pas d’aparence que j’y avence beaucoup si vous ne m’y aidez par vos bonnes prières. Je vous suplie très humblement de faire à cette intention une Neuvaine au glorieux St Joseph, comme j’espère en faire devant que commencer à étudier. Nos trois Mères y ont fort profité pour le temps qu’elles y ont mis. Elles ne sont pas pourtant encore assez sçavantes pour entretenir un Sauvage. Je suis bien mortifiée de ne pouvoir entendre nos enfants (206) ni leur parler.

Adieu, chère Sœur, je crains de vous estre ennuyeuse. Je vous embrasse dans le Cœur de nostre aimable Jésus où je vous prie de me regarder souvent, m’offrant à ce mesme Jésus et le priant qu’il accomplisse en moy ses Stes Volontez et me fasse la grâce de vivre et mourir en son amour. Je feray tousjours le mesme pour vous, puisque je suis de cœur et d’affection, pour le temps et pour l’éternité,

Ma très honorée Sœur,

Vostre très humble et très affectionnée Sœur et servante

en Nostre Seigneur.

Sr Anne de Ste Claire.

Du Séminaire de St Joseph aux Ursulines de Kébec, ce deux septembre 164o

XIV De Québec, la Mère Marie de S. Joseph au R.P. Claude Martin, 1646 (?).

Notre commune Mère fait tous les jours de merveilleux progrez dans une solide vertu, et dans le parfait détachement de tout ce qui n’est pas Dieu : Elle conserve dans son cœur à l’imitation de la sainte Vierge, tout ce que Dieu opère en elle, et elle ne le produit au dehors que par les beaux exemples de vertu qu’elle nous donne, et nous nous trouvons bien honorées d’estre sous sa conduite. Elle a néanmoins quitté la charge de Supérieure à son grand contentement et à notre grand regret, mais il en a fallu venir là, nos règles ne nous permettant pas de tenir plus de six ans de suite une même personne en supériorité. Mais ce qui nous console, c’est que sa présence et son conseil serviront beaucoup pour l’avancement de cette petite communauté, qui luy a des obligations infinies des bons commencemens qu’elle luy a donnez, et du bel ordre qu’elle y a établi, tant pour le spirituel que pour le temporel. Elle est trop sage, et sa conduite trop au dessus du commun pour avoir pu faire autrement; ce que je vous dis dans la vérité, et non point par des flatteries qui doivent être bannies d’entre les personnes religieuses, et sur tout de ceux que la charité rend une même chose en Jésus-Christ, qui voit avec quelle sincérité je parle. Elle a été malade à l’extrêmité d’une colique néphrétique: sa vertu qui luy fait toujours aussi bonne compagnie dans la maladie que dans la santé, se fit admirer pour lors par l’exercice de sa patience, dans sa résignation aux volontez de Dieu, et de son obéissance à celles qui la traittoient...

XXIV De Québec, Madame de la Peltrie à Dom Claude Martin, 165 5

Je vous puis assurer que N. S. continue toujours à faire beaucoup de grâces à notre très-aimée Mère Marie de l’Incarnation, et que c’est une bénédiction toute particulière de l’avoir en cette petite Maison, laquelle par son exemple et par ses paroles augmente tous les jours en vertu et en sainteté. Elle a tant de charité pour nous, qu’elle daigne bien prendre la peine de nous faire tous les jours des conférences, et de nous enseigner le chemin de la perfection, et je seray bien responsable à notre bon Dieu, si je ne mets en pratique ses bons avis, et ses saintes instructions. O que je vous estime heureux d’appartenir à une personne si sainte et si fidèle aux mouvements de la grâce ! Et moy, que je me tiens obligée à cette aimable providence de m’avoir jointe et unie à une si grande servante de Dieu! je m’estime très-avantagée d’estre en sa sainte compagnie que je chéris et honore parfaitement, la paix et l’union règnent avantageusement parmi nous (1); croyez aussi bien que moy que c’est sa vertu et sa sainteté qui nous obtiennent de Dieu des grâces si particulières. Si je la survis, je vous promets de vous mander bien des merveilles de sa vie, lesquelles vous feront bien rendre grâces à la divine Majesté des faveurs spéciales qu’elle opère dans son âme, qui est assurément une âme d’élite, et précieuse à Dieu. Cependant je reconnois par la vôtre que vous avez un grand désir de sçavoir quelque chose de ses vertus. Elle vous écrivit l’an passé bien au long toute sa vie (2), et toutes les grâces extraordinaires que notre Seigneur luy a faites, et après avoir veu tant de merveilles et de grâces si éminentes, vous voulez que je vous en dise? Je vous puis assurer que vous en sçavez plus que moy en une manière, mais dans une autre je croy en sçavoir plus que vous, puisque ce ne sont point ces dons et ces grâces, qui ne sont point dans le commun, comme les visions et révélations qui font mériter et acquérir une plus grande gloire, mais bien la pratique des exemples de notre bon Sauveur; c’est aussi ce que je prise le plus dans notre chère Mère, puisqu’elle s’y rend si fidèle. Et puisque vous le désirez je vous en diray quelque chose par avance pour votre consolation. Elle a un grand amour pour les personnes qui luy font du déplaisir, elle leur rend beaucoup de services, et elle les supporte avec amour et charité. Elle est dans un grand détachement de tout ce qui n’est point Dieu. Elle vit dans un grand abandon à sa Providence […illis à faire…]

XXXVII. De Québec, la Mère Marguerite de S. Athanase à Dom Claude Martin, 8 août 1672.

Je croy que votre Révérence attend que je luy mande les circonstances et les particuliaritez de l’heureuse fin de notre révé[ren]de et unique Mère. Je le ferois nonobstant l’incomparable affliction que j’ay de sa perte, et la multitude des affaires où je suis engagée par sa mort, si la Mère de Notre-Dame, sa chère compagne ne l’avoit déjà fait, et si je ne craignois de renouveller les douleurs que vous a causé la mort d’une personne qui vous étoit si chère. J’aime mieux vous entretenir, mon Révérend Père, mais brièvement, si je puis, sur les vertus héroïques de notre très aimée Mère.

Celle que j’ay le plus admirée, a été son incomparable fidélité à la grâce, sur tout à celle de sa vocation au Canada. Elle a été, comme votre Révérence sçait, fort extraordinaire; elle (741) envisageoit particulièrement le salut des pauvres Sauvages, et c’est à quoy elle a travaillé de toute son affection et avec un zèle constant jusques au dernier soupir de sa vie. C’est ce qui l’a portée à se donner la peine d’apprendre leurs langues en perfection, et de les enseigner à toutes celles qui les pouvoient apprendre, afin d’instruire les filles sauvages. C’est encore ce qui luy a fait entreprendre avec tant de travail l’établissement du spirituel et du temporel de ce monastère, de le faire bâtir et rebâtir après son incendie, et d’ériger un séminaire où ces âmes abandonnées aussi bien que les Françoises pussent être reçeues et élevées à la piété.

Quelque pauvreté que nous eussions, elle n’a jamais refusé, ny souffert qu’on refusât l’entrée de notre maison à aucunes filles Sauvages, soit grandes, soit petites, quoy que nous n’eussions aucune pension ou aumône pour leur entretien : lorsqu’elle étoit au lit de la mort, ayant appris qu’il s’en présentoit une, elle me pria encore de la recevoir, bien que nous en fussions chargées d’un grand nombre, et encore de pauvres petites françoises. En un mot, elle étoit infatigable pour procurer leur bonheur éternel, et celuy de tous les Sauvages de ces contrées; elle les avoit toujours dans la pensée et dans le cœur, et elle nous a fort recommandé en mourant de faire tout ce que nous pourrions pour eux.

Sa charité n’a pas été bornée à eux seuls, elle étoit si grande et si large qu’elle embrassoit toutes les âmes rachetées du précieux Sang de Jésus-Christ. Vous le sçavez, mon Révérend Père, puisque vous êtes celuy à qui elle a le plus communiqué par écrit ses sentimens intérieurs; elle en parloit rarement, mais ses actions nous les faisoient bien connoitre. Elle étoit douce, affable, respectueuse, obligeante, prompte à servir tout le monde, aisée à contenter; qui avoit des peines nompareilles à donner le moindre refus, ou à faire la moindre confusion à qui que ce fût; qui parloit toujours en bien de tout le monde, et ne se plaignoit jamais de personne; qui excusoit et supportoit les défauts du prochain et les torts et mortifications qu’on luy faisoit avec une débonnaireté ravissante; qui, en un mot, faisoit du bien à tous, et ne sçavoit ce que c’étoit que faire du mal, quelque sujet qu’elle en eût.

Je ne pense pas qu’on puisse voir une personne plus patiente en toutes sortes de souffrances pour longues et pénibles qu’elles pussent être. Les huit dernières années de sa vie ont été tissues de très fréquentes infirmitez et de très grandes douleurs corporelles, dans lesquelles on ne l’a veue ny se plaindre ny se rebuter dequoy que ce (742) fût, et elle ne paroissoit pas en souhaitter ny la diminution, ny la fin. Elle enduroit en silence avec paix et douceur, et même avec joye. La vie luy étoit en patience et la mort en désir, mais désir soumis parfaitement aux volontez de Dieu qu’elle voyoit et aimoit en tout ce qui luy arrivoit et, sur sa fin, elle paroissoit toute transformée en cette divine volonté et n’en avoit point d’autre.

En suitte de cette disposition, son respect et son obéissance aux personnes qui avoient quelque degré de supériorité sur elle étoit tout à fait admirable. Il ne paroissoit pas qu’elle eût jamais commandé, mais qu’elle eût toujours obéy, tant elle avoit de facilité à se soumettre, même à ses inférieurs, ce qui a été d’une merveilleuse édification à toute notre communauté.

Son recueillement étoit angélique et son maintien extérieur ravissant aux personnes qui y prenoient garde. L’on admiroit avec étonnement son grand et presque continuel silence, et la brièveté de ses entretiens quand elle étoit obligée de parler; il étoit bien aisé de voir que c’étoient des effets de l’actuelle présence qu’elle avoit de Dieu dans son intérieur; cette présence étoit continuelle, autant qu’elle le peut estre en cette vie. Les affaires temporelles ne l’interrompoient nullement, la nuit étoit pourtant le temps de ses délicieux entretiens avec la divine Majesté, dormant peu, et d’un sommeil très léger et fort interrompu, et elle ne s’en levoit pas plus tard, pendant même ses infirmitez, ne manquant point de se trouver avec la communauté à l’oraison de quatre heures aussi bien l’hyver que l’été. Le reste des austéritez de la Règle luy étoit en singulière recommendation et, nonobstant ses incommoditez, elle ne pouvoit souffrir qu’on luy en donnât des dispenses, à moins qu’elle ne fût réduite à ne pouvoir sortir du lit, car pour lors, elle faisoit tout ce qu’on vouloit, et prenoit tout ce qu’on luy présentoit.

Une des choses que j’ay le plus admirées en elle, ç’a été son exacte fidélité et parfaite soumission à tout ce qu’elle connoissoit que Dieu demandoit d’elle, elle ne regardait et n’aimoit que cela, tout le reste luy étoit indifférent : aussi voyait-elle de mémo c;il sa sainte volonté en tout ce qui luy arrivoit d’agréable et de fâcheux, et cela luy faisoit conserver une égalité d’esprit et d’humeur tout à fait admirable en tout événement, étant toujours la même, toujours douce, toujours tranquille, sans aucun empressement ny mauvaise humeur. Les dernières années de sa précieuse vie, elle ne se pouvoit plus porter sans un grand besoin, aux affaires extérieures tant à cause de sa foiblesse et de (743) ses infirmitez corporelles, que principalement à raison de son abstraction et continuel ravissement en Dieu (1). Elle n’avoit presque plus d’attention à tout ce que l’on faisoit, ny à tout ce que l’on disoit, sinon par petits momens. Son ouye étoit devenue fort pesante, et cela luy causoit parfois de la mortification qu’elle portoit avec une douceur et débonnaireté qui ne se peut exprimer, non plus que sa bonté et simplicité qui étoit tout à fait charmante, et qui provenoit assurément d’une vertu consommée. C’est pourquoy nous ne pouvions pas la retenir plus long temps sur la terre, quelques instances que nous fissions au ciel de nous la laisser, car sa personne nous étoit si chère, si précieuse et si nécessaire, que nous ne pensions pas être en état de nous en pouvoir passer. Surtout sa mort arrivant conjointement avec celle de Madame notre fondatrice, ç’a été la plus grande perte que nous pussions faire; ç’a, dis-je, été une perte irréparable que nous ne pouvons supporter sans des grâces toutes particulières de Notre-Seigneur, car notre chère et toute aimable Mère avoit un amour incomparable pour le bien et l’avancement de cette maison, et comme elle en étoit la véritable Mère, elle pensoit sans cesse à luy faire ou à luy procurer tout l’avantage qu’elle pouvoit, sans épargner ses peines, ny ses soins.

Je ne vous dis rien, mon Révérend Père, de son humilité, dont il y a tant de choses à dire : elle étoit extrêmement bien fondée dans la connoissance de son néant et dans l’amour de sa propre abjection, toutes ses actions en portoient un véritable témoignage, on ne pouvoit remarquer en elle un seul trait de présomption, ny d’estime de sa suffisance. Mais ce qui étoit ravissant, en cette aimable Mère, est que son humilité étoit accompagnée d’une très grande magnanimité; car elle ne redoutoit ny refuyoit aucune difficulté dans les grandes actions où la divine Providence l’engageoit, elle travailloit infatigablement à toutes les affaires que Dieu luy mettoit en main; elle étoit toujours preste à faire davantage pour sa gloire, et pour accomplir ses saintes volontez, et toujours disposée à ne rien faire si c’étoit son bon plaisir. Sa discrétion ou prudence étoit tout à fait surnaturelle et divine dans les grandes affaires qu’elle a eues en main et qu’elle a conduites selon l’esprit de Notre-Seigneur avec douceur et fermeté, et avec une dextérité nompareille.

Sa simplicité étoit admirable et telle que Notre-Seigneur la demande en ses disciples, c’est-à-dire d’un très bon accord avec sa prudence, et elle avoit cet avantage, qu’elle la ren(744)doit extrêmement agréable et aimable, sur tout dans les dernières années de sa sainte vie. Je n’aurois jamais fait si je voulois décrire ce qui étoit remarquable dans les vertus de notre très chère et unique Mère. Votre Révérence en sçait quelque chose, et dcs gr:îccs cxtl;u 1tlin:lires dot toute sa vice a été prévenue et accompagnée; nous Cil avons beaucoup yeti de nos yeux, duoycl11C cc soit peu en comparaiscon de cc qui se rassoit en son intérieur :ltfx yeux de Dieu seulement-, car elle en parloit très peu, nicnie à ses supérieurs, et comme l’on étoit bien assuré que Dieu la conduisoit, on la laissait agir sans vouloir entrer dans ces faveurs. Enfin une si sainte vie n’a 1111 étrc terminée que par une très précieuse mort. Elle l’a attendue long temps avec ardeur, et pourtant avec soumission à la volonté de Dieu, et quand elle s’est présentée, clic 1:1 reçeue de sa main avec une satisfaction parfaite, en sorte que toutes les personnes qui l’ont vue pendant sa dernière maladie ont été si ravies et si charmées du contentement qu’elle avoit d’aller à Dieu, qu’elle ne nous a laissé aucun doute que le Saint-Esprit ne luy eut donné une assurance intérieure de sa félicité prochaine. Et nous l’avons nous-mêmes, autant qu’on la peut avoir en ce monde, du bonheur d’une personne qui a vécu saintement comme elle a fait. C’est cc qui nous doit le plus consoler; ce qui n’empêche pas pourtant que nous ne ressentions bien fort notre incomparable perte : pour moy, je n’y ose penser, de peur de la trop regreter, j’aime mieux me soumettre à l’aveugle à la volonté de Dieu qui a voulu nous ôter ce puissant appuy et mon unique consolation en terre, et me résoudre à vivre désormais sans autre satisfaction de faire et souffrir tout ce qu’il luy plaira de m’ordonner.

Je vous supplie d’agréer cet Esclavage de cette chère Mère, tel que nous l’avons tiré de son col après sa mort (2); c’est un petit présent que je vous fais et que j’ay eu bien de la peine à conserver, car chacun m’a enlevé de force ce qui a appartenu à notre précieuse défunte que l’on honore comme une grande sainte, ou pour ne v005 point choquer, comme une grande servante de Dieu.

8 août 1672.



V. LIENS (MI-Bernières)

MI cite Bernières

Dans la Vie par dom Claude Martin :

Sur son rôle dans la fondation du Canada et ses rapports avec Marie de l'Incarnation, voir V[ie]/27 319-320, 351-354, 356-360, 364-366, 377-378, 379-380, 389-390, 624, 753.


319 Addition : je voyais les mêmes ursulines disposées et appellées à la mission, et leur conversation m’édifiait à merveille, sutout celle de la Mère Marie de l’Incarnation…

351-354 le « mariage » avec Mme de la Peltrie

356-360 suite du récit (tout le ch. XV)

364-366 suite (le ch.XVI)

377 sq. le voyage (ch. XVII)

389 sq au ch. XVIII

= Add. Ch.XIV à ch.XVIII soit pp. 319-390…


624 sa miséricorde


753 une seconde sainte Thérèse … il n’avait jamais vu de personnes élevées au point où était la Mère…


Dans notre choix de la Correspondance de MI

L.34 De Paris, à la Mère Françoise de S. Bernard, Supérieure des Ursulines de Tours, 26 février 1639.

Ma très-chère et très-Révérende Mère, nous venons d’arriver à Paris, par la grâce de notre Seigneur, en fort bonne santé. La Maison de Monsieur de Meules Maître d’Hôtel de chez le Roy a été ouverte de la manière du monde la plus obligeante. Monsieur de Bernières y pourra avoir un apartement; et tant pour lui que pour nous, on tapisse et meuble les chambres. […] Nous ne laisserons pas de tenir notre arrivée secrète, et de faire en sorte que notre dessein ne soit connu que de ceux qui en peuvent favoriser l’exécution, car je prévoi que nous serons accablées de visites sitôt qu’on en aura la connoissance. Cependant Monsieur de Bernières est tombé malade, ce qui nous recule un peu, car il agissoit puissamment pour nous, et je ne vous puis exprimer le soin qu’il prend de nos affaires. C’est un homme ravissant; durant notre voiage, il faisoit nos Règles avec nous, en sorte que nous étions dans le carrosse et dans les hôtelleries comme dans notre Monastère, et il me semble que je ne fais que de partir de Tours, tant le temps s’est écoulé doucement et régulièrement /28. Que dirai-je de Madame de la Peltrie? Elle me met dans des confusions continuelles par ses bontez en mon endroit. C’est une Mère admirable qui n’épargne aucune dépense à notre sujet : je crains qu’elle n’y excède, et je vous prie de lui en écrire, et de lui en faire des réprimandes. […]

L.43 De Québec, à une Dame de qualité, 3 septembre 1640.

[…]Voilà, Madame, un petit récit de l’état présent de notre Séminaire, qui comme vous voiez est dans la pure providence de Dieu. Comme vous êtes visitée de plusieurs personnes puissantes, je vous supplie de le leur vouloir recommander, et si la divine Majesté touche le cœur de quelques-uns, Monsieur de Bernières qui s’est chargé de nos affaires, et qui nous envoie nos nécessitez, est celui à qui il faudroit s’adresser. Pour l’amour de Jésus-Christ que vous aimez, rendez-vous la médiatrice des pauvres filles Sauvages. Un grand nombre se va perdre si nous ne les retirons de ce malheur; et nous ne le pouvons faire à cause de notre impuissance, tant du vivre que du logement. […]

L.66 De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642.

[…] Nous avons reçu votre aumône par le moien de Monsieur de Bernières, je vous en rends mes très-humbles remercimens : sans ce secours je croi qu’il nous eût fallu renvoyer nos Séminaristes dès cette année, comme je croi qu’il faudra faire à l’avenir, ainsi que Monsieur de Bernières nous le signifie pour les causes que je vous dirai, ce qui nous seroit une privation très-sensible, à laquelle néanmoins il nous faut résigner, si notre bon Jésus le veut; nous sommes ses servantes qui devons baisser le col a ses jugemens. Vous sçavez la grande affection qu’a eu pour nous notre bonne fondatrice, qui nous a amenées en Canada avec une générosité, comme tout le monde sçait, des plus héroïques. Elle a demeuré un an avec nous dans ce même sentiment et dans un cœur tout maternel, tant à notre égard qu’envers nos Séminaristes. Elle commença ensuite à vouloir visiter les Sauvages de temps en temps, ce qui étoit très-louable : peu de temps après elle nous quitta tout à fait ne nous venant visiter que peu souvent. On jugeoit de là qu’elle avoit de l’aversion de la clôture, et que n’étant pas Religieuse, il étoit raisonnable de la laisser à sa liberté. De notre part nous estimions que pourveu qu’elle nous aidât de son bien ainsi qu’elle s’étoit engagée de parole à laquelle nos amis et nous nous étions confiez, cette retraite ne feroit point de tort au Séminaire. Cependant le temps se passoit et son affection à nous établir diminuoit de jour en jour. Ce qui retarda encore beaucoup nos affaires, c’est que les personnes qui vinrent l’an passé pour établir l’habitation de Mont-Réal, qui sont un Gentilhomme et une Damoiselle de France, ne furent pas plutôt arrivez qu’elle se retira avec eux /29. Elle reprit ensuite ses meubles et plusieurs autres choses qui servoient à l’Église et au Séminaire et qu’elle nous avoit donnez. Nous laissâmes tout enlever sans aucune répugnance, mais plutôt, à vous dire mon cœur, en les rendant je sentois une grande joie en moy-même, m’imaginant que notre bon Dieu me traittoit comme saint François que son Père abandonna, et à qui il rendit jusqu’à ses propres habits. Je me dépouillé donc de bon cœur de tout, laissant le Séminaire dans une très-grande pauvreté : Car comme cette bonne Dame s’étoit jointe à nous, et que tout ce qu’elle avoit servoit en commun, nous nous passions de ce qu’elle avoit avec les meubles que nos Mères de France nous avoient donnez pour notre usage, sa fondation étant si petite, qu’elle n’eût pas suffi à nous meubler pour nous et pour nos Séminaristes. Par cette retraite elle ne nous a pas laissé pour coucher plus de trois Séminaristes, et cependant nous en avons quelquefois plus de quatorze. Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir, notre pauvreté ne nous permettant pas de faire autrement. De vous dire que notre bonne fondatrice a tort, je ne le puis selon Dieu : Car d’un côté, je voi qu’elle n’a pas le moien de nous assister étant séparée de nous, et son bien n’étant pas suffisant pour l’entretenir dans les voiages qu’elle fait : D’ailleurs comme elle retourne dans le siècle il est juste qu’elle soit accommodée selon sa qualité, et ainsi nous n’avons nul sujet de nous plaindre si elle retire ses meubles : et enfin elle a tant de piété et de crainte de Dieu, que je ne puis douter que ses intentions ne soient bonnes et saintes. Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Hiroquois, et qu’il n’y a point de Sauvages sur le lieu. Et ce qui est le plus touchant, elle y reste contre le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir : Ils font encore une tentative pour lui persuader son retour, nous en attendons la réponse qu’on n’espère pas nous devoir contenter. Ce grand changement a mis nos affaires dans un très mauvais état : Car Monsieur de Bernières qui en a la conduite me mande qu’il ne les peut faire avec le peu de fondation que nous avons qui n’est que de neuf cens livres. Les Mères Hospitalières en ont trois mille et Madame la Duchesse d’Aiguillon leur fondatrice les aide puissamment; avec tout cela elles ont de la peine à subsister. C’est pourquoi Monsieur de Bernières me mande qu’il nous faut résoudre si Dieu ne nous assiste d’ailleurs, de congédier nos Séminaristes et nos ouvriers ne pouvant suffire à leur entretien, puisque pour paier seulement le fret des choses qu’il nous envoie, il lui faut trouver neuf cens livres qui est tout le revenu de notre fondation. Et de plus, dit-il, si Madame votre fondatrice vous quitte, comme j’y voi de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne.

A ces paroles ne direz-vous pas, Mademoiselle, que tout est perdu? En effet on le croiroit s’il n’y avoit une providence amoureuse qui a soin des plus petits vermisseaux de la terre. Cette nouvelle a beaucoup affligé nos amis qui en sçavent l’importance, et néanmoins mon cœur est en paix par la miséricorde de notre bon Jésus pour lequel nous travaillons. Dans la confiance que j’ay en son amour, j’ay résolu de retenir nos Séminaristes et d’aider nos pauvres Sauvages jusqu’à la fin. J’ay encore retenu nos ouvriers pour bâtir le Séminaire, espérant qu’il ne nous a pas amenées ici pour nous détruire et nous faire retourner sur nos pas. Si pourtant sa bonté, ou son aimable justice le vouloit pour châtier mes péchez, me voilà prête d’en recevoir la confusion à la veue de toute la terre: Il ne m’importe ce qui m’arrive, pourveu qu’il en tire sa gloire : Et à l’heure que je vous écris, mon cœur possède une paix si accomplie que je ne vous la puis exprimer : J’ay une singulière satisfaction de vous le dire comme à celle que j’aime et que j’honore le plus en ce monde. Oui, Mademoiselle, puisque votre humilité se porte jusqu’à me vouloir honorer de votre affection et bienveillance, vous avez si fort gagné mon cœur, qu’il ne se peut empêcher de vous dire les biens et les maux qui lui arrivent.

Après ce que Monsieur de Bernières m’a écrit, il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire, et de plus que je lui envoie des parties pour six mille livres qui ont été emploiées à paier les gages de nos ouvriers, et à l’achat des matériaux de notre bâtiment, sans parler du fret du vaisseau : Car en tout cela nous n’avons que la providence de notre bon Dieu : On dit que tout est perdu, et cependant je me suis sentie portée intérieurement à poursuivre ce que notre Seigneur nous a fait la grâce de commencer en sa nouvelle Église. L’arrivée des vaisseaux nous donnera une nouvelle instruction, et peut-être un nouveau courage pour travailler plus que jamais au service de notre Maître.

[…]

Comme j’étois sur le point de finir cette lettre, il est arrivé une barque de Mont-Réal qui nous apprend que cette bonne Dame est résolue d’y passer l’hiver parmi les dangers. Je vous avois bien dit que ses intentions sont bonnes et saintes, car elle m’écrit avec une grande cordialité et me mande que le sujet qui la retient à Mont-Réal, est qu’elle cherche le moien d’y faire un second établissement de notre ordre au cas qu’elle rentre dans la jouissance de son bien. Mais je n’y voi nulle apparence, et le danger où elle est de sa personne me touche plus que toutes les promesses qu’elle me fait. Voilà le vaisseau prest de lever l’ancre, ainsi il faut que je finisse et que tout de nouveau je vous rende mes très-humbles remercimens de tous vos bienfaits. Et à l’égard de l’affection que mon cœur a pour vous, la parole est trop foible pour l’exprimer : Que l’amour infini de notre aimable Jésus vous le dise donc, puisque lui seul sçait ; que je suis toute vôtre; Oui sans réserve je suis votre très-humble.

De Québec le 29. Septembre 1642.

L.143. De Québec, à son Fils, 9 septembre 1652.

[…] Madame notre Fondatrice est aussi dans la même disposition quant à sa vocation, mais non pas pour son retour en France, Dieu ne luy ayant pas encore donné cette grâce de dénuement, au contraire, elle a de si forts mouvemens de nous bâtir une Église, que les insultes des Hiroquois n’empêchent pas qu’elle ne fasse amasser des matériaux pour ce dessein. On la persuade fortement de n’y pas penser, mais, elle dit, que son plus grand désir est de faire une maison au bon Dieu; ce sont ses termes, et qu’en suite elle luy édifiera des temples vivans : Elle veut dire, qu’elle fera ramasser quelques pauvres filles françoises écartées, afin de les faire élever dans la piété, et de leur donner une bonne éducation qu’elles ne peuvent avoir dans leur éloignement. Elle n’a point eu d’inspiration de nous aider dans nos bâtimens; tout son cœur se porte à son Église, qu’elle fera faire peu à peu de son revenu qui est assez modique. Monsieur de Bernières luy a envoyé cette année cinq poinçons de farine qui vallent ici cinq cens liures. Il nous a aussi envoyé une horologe, avec cent livres pour nos pauvres Hurons. Que direz-vous à tout cela? Pour moy toute ma pante intérieure est de me laisser conduire à une si aimable providence, et d’agréer tous les événemens que sa conduite fera naître de moment en moment sur moy. […]

L.183 De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659. [Laval]

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Ce m’a été une grande privation de voir un Navire arrivé, et de ne point recevoir de lettres de votre part. J’ay pourtant été toujours persuadée que vous m’aviez écrit; mais j’ay cru, et je ne me suis pas trompée, que vos lettres étoient dans le premier vaisseau, qui nous apportoit la nouvelle que nous aurions un Evêque cette année, mais qui n’a paru que long-temps après les autres. Ce retardement a fait que nous avons plutôt reçu l’Évêque que la nouvelle qui nous le promettoit. Mais ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le pais d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualitez personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce seroit trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sçait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion; aussi ne se faut-il pas étonner si aiant fréquenté cette échoie il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un Neveu de Monsieur de Bernières l’a voulu suivre /30. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’Ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat. Je vous ay dit que l’on n’attendoit pas d’Evêque cette année. Aussi n’a-t-il rien trouvé de prest pour le recevoir quand il est arrivé. Nous lui avons prêté notre Séminaire qui est à un des coins de notre clôture et tout proche la Parroisse /31. Il y aura la commodité et l’agréement d’un beau jardin : Et afin que lui et nous soions logez selon les Canons; il a fait faire une clôture de séparation. Nous en serons incommodées, parce qu’il nous faut loger nos Séminaristes dans nos apartemens; mais le sujet le mérite et nous porterons cette incommodité avec plaisir jusqu’à ce que sa Maison Episcopale soit bâtie. […]

L.185 De Québec, à son Fils, 17 septembre 166o.

[…] Monseigneur notre Prélat est tel que je vous l’ay mandé par mes précédentes, scavoir très-zélé et inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu’il croit devoir augmenter la gloire de Dieu; et inflexible, pour ne point céder en ce qui y est contraire. Je n’ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux points. C’est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour l’humilité, car il se donneroit luy-même pour cela. Il ne réserve pour sa nécessité que le pire. Il est infatigable au travail; c’est bien l’homme du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne tout et vit en pauvre, et l’on peut dire avec vérité qu’il a l’esprit de pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s’avancer et pour accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa conduite) que s’il ne l’étoit pas tant, tout en iroit mieux; car on ne peut rien faire ici sans le secours du temporel : Mais je me puis tromper, chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en son vivre, en ses meubles, en ses domestiques; car il n’a qu’un Jardinier, qu’il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de chambre qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu’une maison d’emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la dignité et l’authorité de sa charge, il n’omet aucune circonstance. […]

L.192 De Québec à son Fils, 2 novembre 1660

[…]Monseigneur notre Prélat a été de votre sentiment, il a même fait apprendre la langue à Monsieur de Bernières pour les aller instruire; […]

L.269 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670. [de la Peltrie - le voyage]

Mon Révérend Père. Vous avez prié Madame de la Peltrie de vous mander de certaines choses que j’ay bien veu que sa vertu ne lui permettoit pas d’écrire. Je n’ay pas voulu faire de violence à sa pudeur, mais comme je sçay l’histoire, j’ay mieux aimé dérober quelque peu de temps à mes occupations pour vous en faire moy-même le récit.

Je vous dirai donc que cette Dame après la mort de Monsieur de la Peltrie son Mari, se porta d’une façon toute particulière à la pratique de la vertu. Elle sortit de sa maison contre le gré de Messieurs ses Parens, qui avoient tant d’amitié et de tendresse pour elle, qu’à peine la pouvoient ils perdre de veue. Elle fut demeurer à Alençon, où elle ne voulut pas demeurer chez Monsieur de Vaubougon son Père pour éviter les sollicitations qu’il lui eût peu faire de se remarier. Étant ainsi établie à sa liberté elle faisoit beaucoup d’actions de charité, logeant et servant les pauvres, et retirant en sa maison des filles perdues pour les retirer des occasions de péché. Quelque aversion qu’elle eût du mariage son Père ne laissa pas de lui en parler et de la presser d’y entendre une seconde fois. Comme elle donnoit autant de refus qu’il faisoit d’instances, il lui défendit l’entrée de sa maison et lui dit qu’il ne la vouloit jamais voir. Ce traitement l’obligea de se retirer quelque temps dans une maison religieuse, où elle ne fut pas exempte d’importunité à cause de la proximité de ses Parens. En ce temps-là le Révérend Père le Jeune fit imprimer une Relation par laquelle il exhortoit ses lecteurs à donner du secours aux Sauvages, et où entre les motifs qu’il donnoit, il disoit ces paroles touchantes : Ah ! Ne se trouvera t’il point quelque bonne et vertueuse Dame qui veuille venir en ce pais pour ramasser le sang de Jésus-Christ en instruisant les petites filles Sauvages ? ces paroles lui pénétrèrent le cœur en sorte que depuis ce temps là son esprit fut plus en Canada qu’en elle-même. Avec ces sentimens qu’elle conservoit en son âme elle fut obligée de retourner à Alençon, où le décez de Madame sa Mère la rappella. Elle y tomba elle-même malade à la Mort, en sorte que les Médecins l’aiant abandonnée, ils ne la visitoient plus que par honneur et par cérémonie. Comme on l’attendoit à expirer, il lui vint un mouvement de faire vœu à saint Joseph Patron du Canada, que s’il lui plaisoit d’obtenir de Dieu sa santé, elle iroit en ce pais et y porteroit tout son bien, qu’elle y feroit une maison sous son nom et qu’elle se consacreroit elle-même au service des filles Sauvages. Pendant que tout cela se passoit en son esprit, il y avoit là des personnes qui de la part de Monsieur son Père lui vouloient faire rompre le testament qu’elle avoit fait, et lui-même la pressoit fort de le faire. Pour toute réponse elle le supplia de la laisser mourir en paix, ce qui l’offença étrangement. Dans ce combat elle n’étoit soutenue que des Pères Capucins qu’elle avoit fait appeller pour l’aider à bien mourir. Et il est à remarquer qu’elle étoit si près de la mort qu’on avoit passé la nuit à lui faire un habit de saint François avec lequel elle vouloit être inhumée. Elle s’endormit parmi ces contradictions, et lors qu’on l’attendoit à expirer : Mais à son réveil, contre l’attente de tout le monde, elle se trouva sans fièvre et dans une forte résolution de conserver son bien pour l’exécution de son dessein du Canada. Le lendemain les Médecins aiant apris qu’elle n’étoit pas morte, l’allèrent visiter, et l’un d’eux lui aiant manié le pous et l’aiant trouvée sans fièvre, lui dit par un certain transport : Madame, vous êtes guérie, assurément votre fièvre est allée en Canada. Il ne sçavoit pas ce qui s’étoit passé dans son intérieur, mais elle qui s’en ressouvenoit fort bien le regarda et avec un petit souris lui repartit, oui, Monsieur, elle est allée en Canada. Ses forces étant revenues en peu de temps, son Père lui livra de nouveaux combats, et lui dit que si elle ne lui donnoit le contentement qu’il désiroit, elle le verroit mourir de déplaisir. Plusieurs personnes de qualité et de mérite, même des Religieux entroient dans le sentiment de son Père, et lui conseilloient de se marier. Enfin elle communiqua son dessein à un de vos Révérends Pères, et lui demanda les moiens qu’elle pourroit tenir pour mettre fin à l’affliction de son Père. Ce Révérend Père lui dit que tout cela se pouvoit accommoder, que son Père seroit satisfait, et qu’elle ne tomberoit point dans l’inconvénient qu’elle craignoit : Qu’il connoissoit un Gentil-homme nommé Monsieur de Bernières Thrésorier de France à Caen qui menoit une vie de saint, et qu’il le faudroit prier de la faire demander en mariage pour y vivre comme frère et sœur. Cela fut conclu, et sans différer davantage, elle écrivit à Monsieur de Bernières pour le supplier de la demander en mariage à son Père avec lequel elle étoit alors en bonne intelligence, parce qu’elle lui avoit promis de lui donner le contentement qu’il désiroit.

Monsieur de Bernières qui étoit un homme pur comme un Ange, aiant reçu la lettre de Madame de la Peltrie, fut surpris au delà de ce qu’on se peut imaginer, et ne sçavoit que répondre à une proposition si peu attendue. Il consulta son Directeur et quelques personnes de piété qui lui persuadèrent d’embrasser ce dessein, l’assurant qu’ils connoissoient Madame de la Peltrie, qui ne le désiroit que pour en faciliter l’exécution. Il m’a dit depuis qu’il fut trois jours sans se pouvoir résoudre quelque estime de vertu qu’on lui donnât de Madame de la Peltrie.

Il souffroit de grands combats craignant de se hazarder dans une occasion si périlleuse; outre que tout le monde sçavoit la résolution qu’il avoit prise de vivre chastement et de ne se marier jamais. Enfin après avoir fait beaucoup de prières pour sçavoir la volonté de Dieu sur cette proposition, il se résolut de passer outre, et sans différer davantage, il écrivit à un Gentilhomme de ses amis nommé Monsieur de la Bourbonnière, pour le prier d’aller trouver Monsieur de Vaubougon, et de lui demander de sa part Madame de la Peltrie sa fille. Cet ami se fit honneur de trouver une occasion si favorable de rendre service à Monsieur de Bernières. Après que Monsieur de Vaubougon l’eut entendu parler, il passa d’une extrémité à une autre et pensa mourir de joie; et ne pouvant quasi parler pour le transport dont son cœur étoit saisi, il pria ce Gentilhomme de voir sa fille et de sçavoir d’elle-même sa volonté. Il la vit et aiant tiré d’elle le consentement qu’il désiroit, ce qui ne lui fut pas difficile, il en alla donner avis à Monsieur de Bernières, qui demeura l’homme du monde le plus empêché, parce qu’il falloit aller à Alençon pour l’exécution du mariage. Monsieur de Vaubougon, qui étoit au lict malade des gouttes, pressoit de son côté sa fille de terminer l’affaire au plutôt : Il faisoit tapisser et parer la maison pour recevoir Monsieur de Bernières et inspiroit à sa fille les paroles qu’elle lui devoit dire pour les avantages de ce mariage. Cependant Monsieur de Bernières qui ne se pressoit pas, ce qui faisoit languir ce bon vieillard, qui voiant que le temps se passoit commença d’entrer en soubçon que sa fille se mocquoit de lui en sorte qu’il vouloit lui faire signer un papier qui lui devoit causer une perte de plus de quarante mille livres. Elle le flatoit, lui disant que Monsieur de Bernières étoit un homme d’honneur qui ne manqueroit pas à sa parole, mais qu’il lui avoit fait sçavoir que ses affaires ne lui pouvoient permettre de faire le voiage de six semaines. Elle le fit néanmoins venir à Alençon en secret, et le fit loger en la maison d’un de ses amis qui lui étoit fidèle, et à qui elle avoit confié tout le secret du Canada. Ils conférèrent ensemble de ce qu’ils pourroient faire pour ce mariage, Le conseil des personnes doctes étoit qu’ils se pouvoient marier et vivre en chasteté : mais pour les intérests temporels, l’on assuroit que ce mariage eût porté préjudice aux affaires du Canada à cause du bien de Madame de la Peltrie, dont les héritiers eussent pu avec le temps faire de la peine à Monsieur de Bernières. La résolution fut qu’ils ne se marieroient pas, mais qu’ils feroient semblant de l’être, et là dessus Monsieur de Bernières retourna en sa maison. Au même temps Monsieur de Vaubougon fut saisi d’une grosse maladie dont il mourut, ce qui fit changer les affaires de face. Madame de la Peltrie demeura libre de ce côté là, mais il lui survint un autre embarras. Sa Sœur ainée et son Beaufrère ne voulurent pas qu’elle entrât en partage du bien de leur Père, et ils la vouloient faire enlever et mettre en interdiction, disant qu’elle donnoit son bien aux pauvres, et que par sa mauvaise conduite elle auroit bien-tôt tout dissipé. Elle fut à Caen en secret pour consulter Monsieur de Bernières, qui l’encouragea puissamment, et par le conseil duquel elle appella au Parlement de Rouen. Elle y fut avec son homme d’affaires qui lui conseilloit de faire serment d’une chose très-juste, et qu’il l’assuroit qu’elle gagneroit son procez. Comme elle étoit fort craintive, elle ne le voulut pas; mais elle s’adressa à Dieu et au glorieux saint Joseph lui réitérant le vœu qu’elle avoit fait de se donner avec tout son bien au service des filles Sauvages, et de fonder à cet effet une Maison d’Ursulines en Canada. Dès le lendemain un Député lui vient dire qu’elle avoit gagné son procez, et qu’elle étoit déclarée capable du maniement de son temporel. Comme l’on avoit eu quelque connoissance de la recherche de Monsieur de Bernières, on croioit qu’elle s’alloit marier, et on la montroit au doigt : Et même des personnes Religieuses lui faisoient en face des reproches, de ce qu’aiant mené une vie dévote et exemplaire, elle la quittoit pour reprendre celle du grand monde. Elle répondoit en souriant et avec modestie, qu’il falloit faire la volonté de Dieu : Ces réponses confirmoient la créance qu’on en avoit et sur tout sa Sœur et ses Parens. Son cœur se sentant extraordinairement pressé d’exécuter son dessein, elle s’en alla à Paris pour en chercher les moiens, et Monsieur de Bernières l’y fut trouver pour l’aider en cette recherche. Comme ils agissoient de concert le Démon suscita un nouveau trouble, sçavoir qu’on cherchoit Madame de la Peltrie pour la mettre en un lieu où elle ne pût dissiper ses biens. Elle étoit seulement accompagnée d’une Demoiselle et d’un laquais à qui elle avoit confié ses secrets, et afin de n’être point surprise dans la nécessité où elle émit de consulter les personnes de piété, elle changeoit d’habit avec sa Demoiselle et la suivoit comme une servante. Ceux qui furent principalement consultez sur une affaire si extraordinaire furent le Père Goudren et Monsieur Vincent, dont le premier émit Général de l’Oratoire, et l’autre de saint Lazare : L’un et l’autre aiant jugé que cette vocation de Madame de la Peltrie étoit de Dieu, Monsieur de Bernières ne pensa plus qu’à chercher le Père qui faisoit à Paris les affaires du Canada. Par une providence de Dieu toute particulière il fut adressé à V. Révérence qui lui donna espérance que ce dessein pourroit réussir : Sur quoi vous prîtes occasion de lui dire, parlant de moy, que vous connoissiez une Religieuse Ursuline à qui Dieu donnoit de semblables pensées pour le Canada, et qui n’attendoit que l’occasion. Lui tout ravi d’une rencontre si heureuse, fut trouver Madame de la Peltrie et lui dit la découverte qu’il avoit faite; la voilà toute pleine d’espérance. V. R. prit la peine de m’écrire de sa part, à quoi je fis réponse avec action de grâces et d’acquiescement moiennant l’Ordre de l’obéissance. On consulte les Révérends Pères Lallemant et de la Haie, et par leur conseil Monsieur le Commandeur de Sillery, et Monsieur Foucquet Conseiller d’État, afin d’avoir leur consentement pour le passage de Madame de la Peltrie, des Religieuses et de leur suite. Cependant pour amuser le monde, Madame de la Peltrie faisoit venir ses meubles d’Alençon, ce qui confirma la créance de son mariage, en sorte qu’on cessa de l’inquiéter. Enfin la résolution fut que l’on me viendroit quérir à Tours, et Monsieur de Bernières et Madame de la Peltrie voulurent bien prendre cette peine. Durant tout le voiage on les prit pour le mari et la femme, et les personnes de qualité qui étoient dans le carrosse en avoient la créance. Étant arrivez à Tours le R. Père Grandami Recteur de votre Collège à qui le R. Père Provincial avoit recommandé de présenter à Monseigneur l’Archevêque Madame de la Croix (c’est le nom que Madame de la Peltrie avoit pris, afin de n’être pas connue) se trouva prest pour s’acquitter de sa commission, ce qu’il fit de si bonne grâce que Monseigneur que l’on croioit devoir être inexorable pour un dessein si extraordinaire, après l’avoir entendu parler et veu les lettres de Messieurs de Sillery, de Lozon, et Foucquet, fut comme ravi de la grâce que Dieu lui faisoit de prendre deux de ses filles pour une si glorieuse entreprise. Le R. Père lui dit le secret de Madame de la Peltrie et de Monsieur de Bernières, comme celle-là sous le nom de Madame de la Croix, et comme tous deux sous l’apparence de mariage avoient fait le voiage et travailloient à l’exécution de cette affaire. Il pria le Père et Monsieur de Bernières de la mener au Monastère, et de donner ordre de sa part à la Révérende Mère Supérieure de lui en donner l’entrée et de lui faire les mêmes honneurs qu’à sa propre personne. Il fut obéi, parce qu’elle fut reçue avec toutes les acclamations possibles. Toute la Communauté assemblée se trouva à la porte, et quand elle parut on chanta le Veni Creator et en suite le Te Deum laudamus. Du chœur on la mena dans une sale où toutes les Religieuses se furent jetter à ses pieds pour lui rendre action de grâce, de ce qu’elle avoit jetté les yeux sur une personne de la Maison pour l’exécution de son dessein. Quand on fut informé que Monsieur de Bernières étoit l’Agent et l’Ange visible de Madame de la Peltrie, les Religieuses avec la permission de leur Supérieure allèrent file à file au parloir se jetter à ses pieds pour lui exposer le désir qu’elles avoient d’être choisies pour ma compagne. La bonne Mère Marie de saint Joseph n’osoit paroître ni déclarer son désir. Je la fis entrer et la présenté moy-même à Monsieur de Bernières. Dès qu’il l’eut veue et entendue parler, il crut que c’étoit celle là que Dieu avoit choisie pour m’accompagner, et il fit auprès de Monseigneur l’Archevêque qu’on nous l’accordât. Il fit dès lors une liaison d’esprit toute particulière avec cette chère Mère, en sorte que Madame, elle et moy n'avions avec lui qu’une même volonté pour les affaires de Dieu. Il se passa bien des choses au sujet des Parens de cette chère Mère, des miens, et de mon Fils, qu’il n’est pas nécessaire de dire en ce lieu.

Nos résolutions étant prises Monseigneur de Tours voulut que nous fussions en sa Maison pour nous donner sa bénédiction, et à cet effet il eut la bonté de nous envoier son carrosse. Il voulut encore conférer avec Madame de la Peltrie en présence du R. Père Grandami, et de Monsieur de Bernières touchant la fondation qu’elle vouloit faire, et il témoigna qu’il vouloit qu’elle fut contractée en sa présence. Monsieur de Bernières le supplia de différer jusqu’à ce que nous fussions à Paris, notre voiage étant extrêmement pressé; mais Madame de la Peltrie déclara verbalement qu’elle donnoit parole de trois mil livres de rente. Ce bon Prélat se contenta de la promesse verbale qu’elle fit, et nous aiant donné sa bénédiction, nous confia ma Compagne et moi à ces deux bonnes âmes, avec une recommandation au Révérend Père de la Haïe, d’agir pour lui en cette affaire, et de nous tenir sa place, pendant que nous serions à Paris. Monsieur de Bernières régloit notre temps et nos Observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le Monastère. Il faisoit oraison, et gardoit le silence aussi bien que nous. Dans les temps de parler, il nous entretenoit de son oraison, ou d’autres matières spirituelles. A tous les gîtes c’étoit lui qui alloit pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière. Il avoit deux serviteurs qui le suivoient, et qui nous servoient comme s’ils eussent été à nous, parce qu’ils participoient à l’esprit d’humilité et de charité de leur Maître, sur tout son Laquais, qui sçavoit tout le secret du mariage supposé.

Lors que nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques sçeurent notre arrivée à Paris, elles nous firent l’honneur de nous envoier visiter, et de nous offrir leur maison, mais les affaires de Madame de la Peltrie ne nous permettoient pas de nous séparer d’elle, et de nous enfermer si-tôt. Monsieur de Meules Maître d’Hôtel chez le Roi nous prêta sa maison, qui étoit dans le cloître des Pères Jésuites de la Maison Professe, ce qui nous fut très-commode, tant parce que nous y avions des départemens séparez pour Monsieur de Bernières, et pour nous, que pour la facilité que nous avions d’aller entendre la Messe à saint Louis, et d’y recevoir les Sacremens.

Monsieur de Bernières nous accompagnoit par tout, et tout le monde le croioit mari de Madame de la Peltrie, en sorte qu’étant tombé malade, elle demeuroit tout le jour en sa chambre, et les Médecins lui faisoient le rapport de l’état de sa maladie, et lui donnoient les ordonnances pour les remèdes. Son masque étoit attaché au rideau du lit, et ceux qui alloient et venoient, lui parloient comme à la femme du malade. Quoi que nous fussions sensiblement affligées de la maladie de Monsieur de Bernières, tout cela néanmoins nous servoit de récréation et de divertissement. Ce mot de mariage lui donnoit d’autres pensées, car faisant réflexion à la commission qu’il avoit donnée à son ami de demander en son nom Madame de la Peltrie à son père, il disoit, et répétoit : Que dira Monsieur de la Bourbonnière que je me sois ainsi mocqué de lui? Bon Dieu, que dira-t-il? Je n’oserai paroître en sa présence : Toutefois j’irai me jetter à ses pieds pour lui demander pardon. Tout cela se faisoit dans nos récréations, mais nos entretiens ordinaires et presque continuelles étoient de notre Canada, des préparatifs qu’il falloit faire pour le voiage, et de ce que nous ferions parmi les Sauvages dans ce pais barbare. Il regardoit la Mère de saint Joseph qui n’avoit que vingt-deux ans, comme une victime qui lui faisoit compassion, et tout ensemble il étoit ravi de son courage et de son zèle. Pour moi, je ne lui faisois point de pitié : Il souhaittoit que je fusse égorgée pour Jésus-Christ, et il en souhaittoit autant à Madame de la Peltrie. Le Révérend Père Charles Lallemant se chargea de faire préparer en secret tout l’embarquement : Et comme Messieurs de la Compagnie ne purent faire embarquer tout notre bagage, parce que nous avions parlé trop tard, lui et Monsieur de Bernières louèrent un Navire exprès, car Madame de la Peltrie n’épargnoit point la dépense, pouveu qu’elle vint à bout de son dessein.

Huit jours avant notre départ nos Révérendes Mères du Faux-bourg de saint Jacques nous reçurent dans leur Maison avec une charité et cordialité incroiable.

Votre Révérence sçait cc qui se passa au sujet de ma Révérende Mère de saint Jerôme, que nous avions demandée pour Compagne, comme elle tomba malade lors qu’il fallut partir, et comme cet accident noius obligea de passer sans elle, ce qui nous causa une très-sensible affliction : car outre que nous perdions un excellent sujet, nous fûmes obligées de refaire notre contract de fondation, , dans lequel elle étoit comprise: Monsieur de Bernières et Monsieur I.audier Agent de Madame de la Peltrie nous menèrent pour cet effet chez le Notaire, où il y eut un peu de démêlé, parce que ce dernier ne jugea pas à propos que Madame de la Peltrie emploiât dans son contrat cc qu’elle avoit promis à Monseigneur de Tours, parce, disait-il, que nous aiant promis plus que le droit ne permettoit, cela l’eût pu jet ter à l’avenir en des procez avec ses parens. Nous fûmes donc obligées par le conseil de nos amis d’en passer à ce qui pouvoit rendre le traitté valide, sans crainte d’aucune mauvaise conséquence.

Nos affaires étant expédiées à Paris, nous partîmes pour nous rendre à Dièpe, qui étoit le lieu de l’embarquement, Monsieur de Bernières étant toujours notre Ange Gardien avec une charité nonpareille. Nous trouvàmes à Rouen le Révérend Père Charles Lallemant, qui avoit fait préparer toutes choses pour le voiage si secrètement qu’à peine s’en étoit on aperçu dans la maison. Il nous fit la charité de nous conduire à Dièpe, et de faire embarquer nos provisions, et notre équipage, Madame de la Peltrie fournissant à toute la dépense. Monsieur de Bernières se fût embarqué avec nous, pour faire le voiage, si Madame de la Peltrie ne l’eut constitué son Procureur, pour faire la dépense de sa fondation, et pour faire ses affaires en France : car ses parens croioient assurément qu’ils étoient mariez, et sans cela ils nous eussent arrêtées, ou du moins retardées cette année-là. Ce grand Serviteur de Dieu ne nous pouvoit quitter : Il nous mena dans le Navire, accompagné du Révérend Père I.allemant, et tous deux nous rendirent tous les bons et charitables offices nécessaires en cette rencontre où la Mer nous rendoit fort malades. (Enfin il fallut se séparer, et quitter notre Ange Gardien pour jamais, mais quoi qu’il fut éloigné de nous, sa bonté lui fit prendre le soin de nos affaires avec un amour plus que paternel. Dans toute la conversation que nous eûmes avec lui depuis notre première entreveue jusques à notre séparation, nous reconnûmes que cet homme de Dieu étoit possédé de son Esprit, et entièrement ennemi de celui du monde. Jamais je ne lui ai entendu proférer une parole de légèreté, et quoi qu’il fût d’une agréable conversation, il ne se démentoit jamais de la modestie convenable à sa grâce). Votre Révérence en peut rendre un semblable témoignage, aiant eu de grandes conversations avec lui, à l’occasion du dessein de Madame notre Fondatrice, duquel il a été un des principaux instrumens pour le conduire au point, où par la miséricorde de Dieu nous le voions. Voilà, mon cher Père, un petit abbrégé des connoissances que j’ai de ce qui s’est passé au sujet de Monsieur de Bernières et de Madame de la Peltrie : vous pouvez y ajouter foi, parce que je me suis efforcée de le faire avec plus de fidélité que d’élégance et d’ornement.

J’ay fait réponse aux articles que V. R. m’a proposez. Mais pour ce qui est de la Mère de S. Augustin, il faut que je vous ôte un soupçon que je vous pourrois avoir donné à son égard, d’avoir manqué de fidélité à sa Supérieure. Je vous ay dit due sa conduite intérieure et les choses extraordinaires qui se passoient en elle n’étoient connues ni de sa Supérieure, ni de ses Sœurs, au grand étonnement des personnes spirituelles et expérimentées dans les voies de Dieu. Ce n’est pas manque de fidélité ni de soumission, qu’elle a tenu tout cela secret, mais par l’ordre qu’elle en avoit de ses Directeurs, pour la nature de la chose qui eût été capable de donner de la fraieur. Elle avoit quelquefois, à ce qu’on dit, une centaine de Démons en tête, et une fois elle en a eu jusqu’à huit cens dont elle connoissoit L’ordre par une impression du Ciel. Ils la prioient de remuer seulement le doigt pour témoigner qu’elle leur donnoit permission d’agir, et de travailler à la perte des âmes. Mais elle les arrétoit en sorte qu’ils n’osoient remuer. Ils lui faisoient de certaines questions ridicules et impertinentes pour la pluspart, et le R. Père de Brébeuf lui suggeroit ce qu’elle avoit à répondre. Ils luy demandèrent permission de suivre l’armée Françoise lors qu’elle alloit contre les Hiroquois, afin d’empêcher les François de se confesser; mais elle les retint, et cependant presque tous les Soldats firent une confession générale. Ces misérables la faisoient souffrir, de rage qu’ils avoient de ce qu’elle les tenoit captifs, et qu’elle ruinoit tous leurs desseins.