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Copyright 2021 Dominique Tronc

Mystique féminine III















Mystique féminine

Tome III





Marie des Vallées

La bonne Armelle
















.Marie des Vallées, Choix







La Vie Admirable



Choix établi et présenté

par Dominique et Murielle Tronc







Arfuyen







Préface



« Je vous crucifierais, dit-elle au Seigneur, je frapperais à grands coups de marteau sur les clous, je vous mettrais même en Enfer, si la Divine Volonté me l’ordonnait ». Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! … Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort »1.



Marie des Vallées (1590-1656), exerça une profonde influence sur le cercle mystique normand, auquel appartenaient Jean de Bernières (1602-1659) et son jeune associé Jacques Bertot, la mère fondatrice Catherine de Bar, François de Montmorency-Laval futur évêque de Québec, saint Jean Eudes, le baron de Renty... Certains membres du cercle de l’Ermitage de Caen allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « la sainte de Coutances », lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes.

Son souvenir resta présent chez leurs successeurs et l’on se recueillit longtemps sur sa tombe. Ce réseau mystique s’étendit jusqu’à Paris et pénétra la Cour peu après le milieu du XVIIe siècle par l’intermédiaire de M. Bertot ; et Mme Guyon, qui s’y rattache, écrit à la fin du siècle au fidèle duc de Chevreuse :

« …pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a fait depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose »2.

Cette confidence résume une vision juste d’une mystique par une autre : l’« innocente » servante, obsédée par la crainte, voire la conviction d’être possédée, à une période où l’on brûle les sorcières par milliers, s’est jetée sans réserve à Dieu. Elle s’est aussi dangereusement « livrée en sacrifice » pour le rachat de ses persécuteurs. Ce don a renforcé des épreuves à l’issue incertaine. On apprécie mieux aujourd’hui le risque d’une telle offrande à porter le mal d’autrui. Le jeune jésuite Surin arrive à Loudun en 1634, l’année où Marie émerge du « mal de douze ans » et va de même entreprendre un étrange voyage intérieur3.

« Cela ne fait rien à la chose » ? En effet la sainte servante parvient à un état spirituel permanent qui lui permet de venir en aide à ses visiteurs. L’un d’entre eux, (le futur saint) Jean Eudes, note soigneusement ses « dits ». Son texte est resté dans l’ombre, en vue de le préserver pour permettre sa canonisation, car il fut pris à partie dans une méchante querelle où l’on chercha à le discréditer en rapportant sa dépendance envers la « sœur Marie ».

Signe de vénération, une copie du texte accompagna Monseigneur de Laval au Canada, sur une coquille en bois, dans les conditions aventureuses d’une des traversées maritimes si bien décrites par Marie de l’Incarnation. Redécouvert, le manuscrit revient en France deux siècles plus tard, cette fois sur un bateau en fer. Ayant ainsi traversé avec succès deux fois l’océan, il repose aujourd’hui aux archives eudistes de Paris : cette Vie admirable mérite enfin d’être reconnue. Nous faisons suivre des extraits, qui forment la plus grande partie de ce petit volume, par un bref aperçu des Conseils d’une grande servante de Dieu, oublié, lui aussi, au sein d’un recueil mystique publié tardivement4. Ce bref résumé de la voie mystique vécue dans toute son exigence jette un éclairage vivant sur les entretiens par lesquels la sœur Marie, âgée, rayonnait sur ses visiteurs.

Marie fut ainsi « sauvée » et authentifiée deux fois et dans deux directions différentes : par le premier évêque de Québec, qui emporta de France le manuscrit de la Vie admirable rédigé par Jean Eudes ; puis près d’Amsterdam, par l’éditeur protestant des œuvres de M. Bertot où sont inclut les Conseils.

Certaines pages paraissent aujourd’hui étranges parce qu’elles mettent en évidence l’esprit du temps vécu par une fille de la campagne normande qui a traversé des épreuves intimes extrêmes et se croit possédée, suivant en cela l’opinion de ses proches. Mais le témoignage pénètre plus profond, car sœur Marie atteint le cœur de la vie mystique. Elle se révèle positive et moins portée à la crédulité que certaines des figures religieuses de son époque. Elle présente une « figure de résistante » qui surmonte toute épreuve. En ce qui concerne la forme, la véracité d’une nuit mystique est restituée sur un mode très coloré, souvent proche de celui des visionnaires du Moyen Age. S’en détachent des « songes » de toute beauté.

Le témoignage est admirable par la trajectoire héroïque dans et par une passiveté qui sortira victorieuse du bourbier des sens. Ses « dits » sont à comparer, par leur droiture devant la grandeur divine, à ceux de la grande Catherine de Gênes. De multiples dialogues magnifiques dans leur profondeur transcendent le ciment d’un rapporteur trop sensible aux rites de la piété d’antan. Nous les avons dégagés de leur gangue pour les présenter ici.

Il s’agit bien d’une œuvre maîtresse dont le mérite est de traduire l’élan « implacable » nécessaire à l’achèvement du chemin mystique5. L’appel, qui reste à vivre aujourd’hui sous des formes qui ont évoluées, témoigne d’un Invariant qui transcende époques et croyances. Achevons par un bref aperçu biographique :



La sainte de Coutances

Marie des Vallées naît dans un village de Basse Normandie de parents pauvres. Orpheline de père à douze ans, elle devient servante. Demandée en mariage, elle refuse et se trouve victime, au plan du vécu psychologique, d’un sort jeté sur elle. On la conduit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels :

« On lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite ».

La rüe, plante médicinale d’un goût âcre et amer, à l’odeur très persistante, était en effet utilisée contre les ensorcellements.

« Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquelles elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes »6.

L’absence de douleur était un signe suspect : telle était la pratique d’époque des procès en sorcellerie. Rouen héritait d’une Inquisition rodée. Après six mois de prison vécus dans des conditions atroces, elle est déclarée vertueuse et devient servante au service de l’évêché de Coutances. Elle se croit toujours possédée, car « à son époque, dans le contexte de la polémique avec les protestants, mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi 7 ». On devine l’effet pervers qui peut s’ensuivre.

A vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte héroïquement un « échange de volonté » (ce qui peut être comparé à la prise en charge par Surin d’âmes en perte). Trop volontaire, elle vit le désespoir des damnés qui sont les objets de « l’Ire de Dieu » et connaît deux épisodes terribles qu’elle nomme « l’Enfer » (1617-1619) et « le Mal de douze ans » (1622-1634) 8 : « Elle dit qu’une des plus grandes peines des damnés, c’est l’ennui qui est si grand que les heures leur semblaient des siècles ». (V 2.4 9)

Sortant lentement de cette nuit, elle vivra encore vingt-deux années. Sur ordre de l’évêque, le père Eudes l’exorcise « en grec » en 1641. Puis elle deviendra la conseillère d’un grand nombre de visiteurs. Ainsi « l’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’ils avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, ils demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour. » 

D’une grande sagesse, elle évoque pour eux la diversité des chemins spirituels :

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner car si on y fait entrer des personnes qui n’y soient point attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre […] Il ne faut point s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. »

« Comme ils voulaient continuer à lui parler, elle leur dit : La porte est fermée, je n’entends plus rien à ce que vous me dites. »10, faisant ainsi écho à un Ruusbroec (1293-1381) qui renvoyait parfois ses visiteurs lorsqu’il sentait la grâce d’inspiration absente.

Les dits que l’on va aborder utilisent des images vives, voire luxuriantes. Ils traduisent une culture visuelle typique de qui n’est pas intellectuel, en utilisant la représentation médiévale du monde qui perdure dans les campagnes. Ces images demeurent ici très bien organisées et veulent assurer la fonction enseignante de paraboles mystiques.

Hors image, le dit demeure sobre, une « flèche de feu » comme chez Catherine de Gênes - sûr indice de la véritable vie mystique opposée à la seule imagination visionnaire : si la « sœur Marie » rapporte un songe c’est pour l’interpréter allégoriquement en vue d’un enseignement spirituel. Et ses réactions vis-à-vis de clercs, ses interactions sociales, etc., révèlent un solide bon sens et même un sens souvent critique : ne travaille-t-elle pas pour venir en aide aux ensorcelés de toutes origines ?

La vie admirable11.



Possession12

Lorsqu’il demeura constant que la sœur Marie était possédée des malins esprits et qu’elle vint à le savoir13, elle commença, par le raisonnement du Saint Esprit, à parler ainsi en soi-même :

« Pourquoi est-ce que je suis possédée ? D’où vient cela ? Je suis bien certaine que je ne me suis pas donnée à l’esprit malin. Je suis bien assurée que mes parents ne m’y ont pas donnée, car je ne leur en ai jamais donné le sujet. C’est donc que Dieu l’a voulu ainsi, oui sans doute. […] Mais il me faut bien prendre garde à ce que je dois faire pour plaire à Dieu et pour me sauver en l’état où je suis. Me voici entre les mains de l’Église, laquelle n’a point d’autre intention que de me délivrer des démons, si c’est la volonté de Dieu. Que faut-il que je fasse de mon côté ? Il faut que j’obéisse promptement et exactement à tout ce que l’Église me commandera, sans examiner ce qui me sera ordonné et sans me plaindre jamais des choses qui me seront commandées, pour difficiles qu’elles puissent être. »

Rêve de l’Enfer. Sa miséricorde14.

Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni porte, ni fenêtre, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer. La voilà saisie d’une frayeur et d’une angoisse extrême ; elle crie à Notre Dame : « Hélas ! où sommes-nous ? »

Notre Dame se rit et témoigne qu’elle est bien aise de la voir là et dit : « Je vous y ai mise mais je ne vous en retirerai pas. »

Les frayeurs continuaient, lesquelles pourtant ne paraissaient que dans la maison où elle était. Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme.

Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef-d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah ! Je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. Cela représente l’état malheureux des sorciers, ils sont à présent dans l’état du péché sans en pouvoir sortir, si ce n’est par miracle, tellement que mourir pour eux et tomber en enfer c’est la même chose. Et cette peine qu’elle endurait était pour obtenir de Dieu la conversion des sorciers.

*

Une autre fois comme elle priait pour une pauvre femme ensorcelée, qu’il plut à Notre Seigneur et à Notre Dame la délivrer, il lui fut dit : « Représentez-vous une mère qui a deux enfants malades, l’un n’est malade que d’une fluxion qui lui découle du cerveau et lui cause de grandes incommodités, le médecin lui baille une médecine qui le guérira absolument. Il n’a qu’à souffrir les tranchées15 de la médecine. L’autre est malade d’une grosse fièvre qui lui ôte la raison et le jugement. Il n’a que les paroles et les actions d’un désespéré. Le médecin le regarde comme ne voyant aucune disposition en lui de se servir d’aucun remède et n’y attend que la mort, si Dieu n’y fait un miracle de Sa miséricorde. Le premier est malade par ignorance et fragilité qui procède du péché d’Adam comme du chef, et celui-ci est en état de salut, et partant, il ne faut point s’inquiéter pour lui. Telle est cette pauvre femme. Le second est transformé en diable. Il n’a point d’autre volonté et d’autre intention que celle du diable, et tout ce qu’il fait, c’est pour lui plaire. Celui-là représente les sorciers. » Notre Seigneur ajoute : « Voyez lequel des deux est le plus malade et le plus digne de compassion. » Il dit encore : « Il faut tarir la fontaine, et il n’y aura plus de ruisseau. Il faut convertir les sorciers, et il n’y aura plus de sortilège. »



Une descente en Enfer16.

La sœur Marie […] pria instamment Notre Seigneur qu’Il fît en sorte que les maléfices que les sorciers devaient jeter sur d’autres filles, tombassent sur elle, afin de les en préserver.

« Parce que, disait-elle, me voici entre les mains de l’Église qui m’en délivre par le moyen des exorcismes et des prières qu’elle fait pour moi. » Deux mois ou environ après cette prière, un jour qu’elle ne se souvenait plus de l’avoir faite, Notre Seigneur lui parla en cette façon :

« Voici bien des gens qui vous apportent des présents et qui s’appauvrissent pour vous enrichir.

- Je n’ai que faire de leur présent, dit-elle, ni de leurs richesses ; Vous m’êtes suffisant. Je ne veux rien que vous : mais prenez-les, Vous, les présents en paiement de ce qu’ils Vous doivent.

- Ce n’est pas paiement que cela, dit Notre Seigneur, ils ont mérité des peines éternelles. » Et en disant cela, Il lui fit connaître que ces gens étaient des sorciers qui venaient à elle pour lui jeter des sortilèges et qui s’appauvrissaient par les péchés qu’ils commettaient pour l’enrichir par les souffrances qu’ils lui faisaient porter. Alors toute embrasée du feu céleste de cet amour divin qui est fort comme la mort et inexorable comme l’enfer, elle dit à Notre Seigneur :

« Ils ont mérité, dites-vous, des peines éternelles ; je m’offre à vous pour les souffrir en temps afin qu’ils en soient délivrés pour l’éternité.

- Mais ils ont mérité l’Ire de Dieu, » ajouta Notre Seigneur.

- « Je la porterai bien aussi, répartit-elle, et mille enfers, s’il en est besoin afin que vous leur fassiez miséricorde.

- Oh ! Tu ne sais ce que tu demandes, dit le Fils de Dieu.

- Pardonnez-moi, répondit-elle ; je sais bien ce que je demande, je demande mes frères qui se perdent. J’ai une connaissance certaine que Vous cherchez quelqu’un qui veuille souffrir pour eux les peines d’enfer et l’Ire de Dieu, afin de leur donner l’éternité - car je voyais tous les jours l’Amour divin qui cherchait quelqu’un pour cela - Me voilà ! Prenez-moi ! »

Mais d’abord Notre Seigneur la rebutait comme en la méprisant, mais tant plus Il la méprisait, tant plus elle s’offrait à Lui et Le priait avec plus de ferveur de l’accepter :

« Oh ! disait-elle, si vous saviez le très grand désir que j’ai de souffrir, vous ne diriez pas que je ne sais ce que je demande. Je crains bien que vous n’ayez pas assez de tourments à me donner. »

En ce temps-là, étant un jour dans la chapelle de l’évêché, elle vit en esprit les bons anges des sorciers et elle les entendait pleurant et disant : «C’est grande pitié de voir tant d’âmes qui se perdent : il faudrait dire à leur intention les sept Psaumes pénitentiaux. » Elle sut peu après que par les sept Psaumes, il fallait entendre les peines d’enfer qu’elle devait souffrir. Ensuite de cela, elle continua environ deux ans à prier Dieu avec toutes les instances possibles, qu’Il lui fît souffrir les peines d’enfer, afin d’en préserver les sorciers et pour obtenir ce qu’elle demandait, elle suppliait les saints de prier avec elle et faisait d’étranges pénitences : le tout pourtant, par l’ordre de la divine Volonté, quittant entièrement les linges, se ceignant d’une ceinture de crin portant un cilice, ne mangeant que du pain et ne buvant que de l’eau.

Un jour qu’elle priait avec une grande ferveur pour impétrer de Dieu la grâce susdite touchant les peines de l’enfer, une flamme de feu descendit du ciel sur sa tête en signe qu’elle était exaucée : ce qui fut aperçu par deux hommes dignes de foi17 qui étaient présents et qui l’ont ainsi attesté. Ensuite de quoi elle sentit son cœur embrasé d’un désir très véhément de souffrir les peines susdites.

Sur la fin de ses deux ans18, elle fut huit jours dans de grandes consolations, ensuite de quoi, un jour, comme elle mangeait son petit morceau de pain au retour d’un petit pèlerinage qu’elle venait de faire, lassée de fatigue qu’elle était selon les sens, elle commença à dire en soi-même : « Encore s’il m’était permis d’avoir quelque petit rafraîchissement avec mon pain. »

Elle entendit une voix qui lui dit en esprit d’un ton et d’un accent terribles : « Ce n’est pas tout, il faut bien passer outre, il faut mourir aujourd’hui et descendre en enfer. » Ce qui l’épouvanta étrangement, car alors il ne lui souvenait point du tout ce qu’elle avait demandé à Dieu sur ce sujet.

Elle dit ce qu’elle avait entendu aux ecclésiastiques qui avaient soin d’elle et qui étaient présents, lesquels la voulaient consoler, lui disant que cela ne serait pas : « Si, dit-elle, cela sera : il faut mourir et descendre en enfer, car cela m’a été dit si fortement et en une manière si certaine, que je n’en puis douter. Mais pourtant aidez-moi à prier Dieu qu’Il me donne quelque temps pour faire pénitence. » En disant cela, elle souffrait les angoisses d’une âme qui va être damnée : tout cela dura bien trois heures ou environ. Là-dessus, ils se mettent en prières et elle aussi.

À la fin de la prière, il lui sembla qu’on lui tirait un rideau noir et obscur qui cachait celui qui lui avait prononcé cette horrible sentence, qui était Notre Seigneur, lequel lui dit d’une voix aussi douce et aimable comme la précédente était épouvantable : « Allez, c’est moi qui vous y envoie ! » À cette parole la voilà remplie d’un courage et d’une force si grande qu’il lui semblait qu’elle était capable de porter les tourments de mille enfers. En même temps, elle se trouva d’esprit en enfer, où elle vit les tourments effroyables des damnés et entendit leurs cris et leurs blasphèmes. Néanmoins les trois premiers jours elle ne souffrait rien, mais elle allait et venait en esprit de la terre en enfer et de l’enfer sur la terre, et étant en enfer elle entendit les damnés qui disaient entre eux : « Qui est cette âme qui vient en enfer, et qui en sort aussi ? Nous n’avions jamais vu rien de semblable. » Et là-dessus ils vomissaient mille malédictions contre elle19.

Au bout de trois jours, les diables s’assemblèrent en enfer et amenèrent au milieu d’eux une monstrueuse bête d’une grandeur énorme et d’une laideur épouvantable qu’ils tirèrent du fond de l’abîme. Elle fut présentée devant ce monstre et les démons commencèrent à l’accuser de tous les crimes des sorciers. Cependant elle ne faisait autre chose que de dire : « Dieu véritable, vous savez qu’ils ne disent pas vrai et que je n’ai rien fait de tout cela. » Nonobstant les esprits malins insistent à l’accuser et dire qu’on la leur bâille pour prendre sur elle la satisfaction et le paiement des peines dues à tous ces crimes, si bien qu’elle fut condamnée par cette horrible bête à souffrir tous les tourments que méritent tous les forfaits dont on l’accusait.

Cette sentence ayant été prononcée, voilà qu’elle commença à souffrir premièrement en son esprit et peu après en son corps l’Ire de Dieu et toutes les peines de l’enfer qu’elle désirait en cette façon.



Les peines de l’esprit et la Colère de Dieu20.

La première peine qu’elle souffrit en son esprit, ce fut l’Ire de Dieu qu’elle assure être le plus grand supplice de l’enfer, et que tous les autres quoique très terribles sont néanmoins si légers en comparaison de celui-là que les damnés voudraient souffrir dix mille feux tels qu’est celui de l’enfer pour être délivrés du tourment de l’Ire de Dieu, lequel consiste en ce qu’ils voient Dieu tout embrasé d’Ire et de colère contre eux. Tant plus ils sont damnés, tant plus ils voient Dieu ainsi irrité et courroucé contre eux, ce qui leur cause un supplice inexplicable, et dont la grandeur est autant incompréhensible que celle de l’Ire d’un Dieu. Les saints voient Dieu et sont en Dieu comme dans un feu d’amour et de charité qui les pénètre, les anime et les enivre du torrent de ses délices inénarrables. Les bienheureux voyant en Dieu comme dans un miroir immense toutes les créatures qui contribuent toutes à leur félicité, les damnés voient aussi en Dieu comme dans un miroir toutes les choses créées qui sont toutes en fureur contre eux. […]

« Je voyais, dit-elle, la terre qui regardait fixement la divine Volonté, comme lui demandant si elle avait agréable qu’elle s’ouvrît pour m’abîmer. Je voyais la mer qui la regardait aussi et qui lui demandait si elle avait agréable qu’elle se divisât en autant de parties qu’elle a de gouttes d’eau, afin que chacun pût exercer sur moi un tourment particulier. Je voyais toutes les autres créatures qui en faisaient de même jusqu’au moindre atome : il n’y en avait pas un, pour petit qu’il fût, qui ne se tint assez fort pour m’écraser et pour me réduire en poudre, si la divine Volonté lui en eût donné l’ordre, afin de venger sur moi les injures faites à son Créateur, c’est-à-dire pour les péchés dont elle s’était chargée. »

Elle voyait même dans le pain qu’elle prenait, l’Ire de Dieu, comme une fourmilière de vers qui seraient dans une pièce de bœuf pourrie. À raison de quoi, ce qu’elle mangeait pendant qu’elle était en enfer, et plusieurs années après, lui causait de grandes douleurs.

« Tous ceux qui sont en enfer, dit-elle, sont aussi animés de l’Ire de Dieu les uns contre les autres, de sorte qu’ils sont remplis d’une haine et d’une fureur implacable qui les rend bourreaux les uns aux autres et qui les porte à se maudire continuellement, à se déchirer et à se torturer les uns les autres.

« Cette même ire de Dieu les anime contre eux-mêmes : elle anime les sens contre l’esprit et l’esprit contre les sens ; ce qui les rend furieux et enragés contre eux-mêmes et fait qu’ils se haïssent, de telle sorte qu’ils sont insupportables à eux-mêmes et qu’ils s’écraseraient et s’anéantiraient s’il était en leur pouvoir.

« Les misérables damnés sont toujours vivants et immortels. Tant plus ils sont damnés, tant plus ils sont vivants, parce qu’ils sont davantage animés de l’Ire de Dieu qui est l’âme des damnés. Elle les anime et vivifie de telle sorte qu’il me semblait que quand on aurait coupé et haché toutes les parties de mon corps aussi menu que sont les grains de sable de la mer, je ne serais point morte pour cela, mais que chaque partie aurait été aussi pleine de vie comme le tout ensemble.

Si une piqûre d’épingle, dit encore la sœur Marie, était de la nature des peurs d’enfer, elle causerait un mal plus grand que ne seraient tous les maux et tous les tourments que tous les hommes et tous les diables pourraient faire souffrir en ce monde, quand ils emploieraient toute l’étendue de leur fureur et de leur force. La raison est parce que cette piqûre d’épingle serait animée de l’Ire de Dieu ; or l’Ire de Dieu surpasse infiniment toutes les colères et fureurs de tous les hommes et tous les diables, de sorte que, comme la moindre joie du ciel surpasse incomparablement tous les contentements de ce monde, ainsi la plus petite peine de l’enfer surpasse tous les supplices de cette vie.

« Enfin, si un damné paraissait sur la terre, dit-elle encore, et qu’on lui dit : « Vous voilà bien malade et bien affligé, mais savez-vous bien le mal que vous souffrez ? Quel est-il ? » Il répondrait : « Je ne le sais point, je ne le puis dire, car pour le bien connaître et pour l’expliquer, il faudrait pouvoir comprendre ce que c’est que l’Ire de Dieu : « Quis novit potestatem irae tuae et prae timore tuo iram tuam dinumerare ? 21»

Peu de temps après qu’elle fut entrée dans ces supplices, elle vit son esprit qui sortit de l’enfer, en étant revêtu d’une force divine qui lui fut donnée, s’en alla par tout le monde mettre à mort un nombre infini d’ordes bêtes22 qui représentaient les péchés mortels. Puis il revint en son corps à qui il communiqua ses peines. Et ce fut alors que le corps commença à souffrir.

Le plus grand supplice qu’elle souffrait après l’Ire de Dieu, était de la vue qu’elle avait de l’état horrible de son esprit. Elle le voyait si effroyable que ce lui était un tourment indicible de se voir unie avec un monstre si hideux. Elle assure qu’elle eût beaucoup mieux aimé être animée du plus horrible de tous les démons : parce que le plus affreux de tous l’était beaucoup moins que son esprit à cause de tous les crimes dont il s’était chargé et qu’il avait en quelque sorte rendus siens. De là procédaient mille reproches qu’elle faisait lui disant : « C’est toi qui est cause que nous sommes ici ! » Mais elle [le] voyait quelquefois levant un voile dont sa face était couverte, et lui disait avec un visage gai et content et qui était fort beau : « Nous sommes ici, mais c’est Dieu qui nous y a mis. » Alors elle demeurait satisfaite pendant que cette vue durait, mais elle passait bientôt.

Voici une autre peine de l’esprit, laquelle il communiquait aux sens, qui est épouvantable : c’est le désespoir, qui provient, dit la sœur Marie, de ce que les damnés voient que Dieu est éternel et que son Ire demeurera éternellement sur eux et que tous leurs autres tourments dureront autant qu’il sera Dieu et par conséquent qu’ils ne finiront jamais. C’est ce qui les fait désespérer et enrager au dernier point.

Le désespoir, dit-elle, est le roi de l’enfer, parce qu’il règne sur tous les damnés et que c’est en quelque façon le plus grand de tous les supplices de l’enfer, parce que c’est comme un résultat, un composé et un consommé de tous les autres. C’est le père et la source de tous les blasphèmes de l’enfer. Elle le voyait en esprit sous la figure d’un lion enragé qui la tenait toujours enchaînée par le col avec une chaîne de fer, et de fois à autre, il entrait dedans elle par la bouche. C’est pourquoi elle s’adressait à Dieu promptement, lui protestait qu’elle renonçait de tout cœur à tout ce que la langue allait proférer, et le suppliait très instamment de la garder de rien dire en quoi Il fût offensé et de faire en sorte qu’on lui arrachât plutôt la langue de la bouche que de permettre qu’elle proférât aucune parole qui lui déplût. Sitôt que ce monstre était entré en elle, il proférait par sa bouche plusieurs blasphèmes, mais elle n’y avait aucune part puisque c’était malgré elle et contre sa volonté. Et cela ne se faisait jamais devant personne qui en pût être scandalisé, de sorte que s’il entrait un enfant seulement au lieu où elle était, tout cela cessait. Car ce qui est bien remarquable dans toutes les choses étranges qui se sont passées en elle, soit dans l’enfer, soit dans le mal de douze ans23 ou dans les autres maux, jamais Dieu n’a permis qu’il se soit dit ou fait aucune chose capable de scandaliser qui que ce soit. Voilà les peines que l’esprit souffrait dans l’enfer.



La Tentation24.

Durant tout ce temps-là, elle était pendant le jour avec les deux honnêtes ecclésiastiques en la garde desquels elle avait été mise par Mgr de Coutances, et le soir on la menait dans l’évêché où il n’y avait personne du tout, et où elle passait la nuit toute seule. […] Alors elle se résolut de se tuer. Pour cet effet, elle prend un couteau, étend le bras pour se l’enfoncer dans la poitrine. Mais en même temps le bras lui demeura raide comme un bâton, la main lui fut ouverte et le couteau tomba par terre.

Là-dessus Dieu lui ouvrant l’esprit pour un peu de temps, elle commença à faire réflexion sur elle et à discourir ainsi à elle-même :

« Qu’est-ce que ceci ? Où suis-je ? Et en quel état ? Sans doute, je ne suis point encore tout à fait perdue et abandonnée de Dieu. Il a encore soin de moi, puisqu’Il m’empêche de me tuer. »

Puis regardant et considérant le lieu où elle était, elle disait aussi :

« Je suis encore au monde, voici une table, un coffre, un lit. Je suis en une chambre, je suis encore en la terre et par conséquent je puis me sauver. »

Ensuite de cela, elle se met à genoux et fait cette prière et vœu à Dieu :

« Mon Dieu, je m’offre à vous pour porter toutes les peines de l’enfer et tous les tourments que vous avez préparés au péché, et fais vœu de les souffrir en temps25 afin que vous en délivriez mes frères dans l’éternité. »

Ayant fait cette prière, Notre Seigneur la prit en sa main comme l’on prendrait une balle et avec une fureur et impétuosité incroyable, la jeta dans le plus profond de l’enfer. Dans cet instant, la vue qu’elle avait d’être encore au monde et l’espérance de se pouvoir sauver lui furent ôtés et elle s’écria ainsi : « Ah ! C’est maintenant que je suis damnée tout à fait ! » Et alors tous les tourments redoublèrent.



Le colombier d’eau et de feu26.



Durant tout le temps qu’elle fut en enfer, elle ne vit point de quelle manière il était fait quant à la forme et figure extérieure, mais seulement quand elle en sortit. Et voici comme elle le vit et comme elle le représente :

« Imaginez-vous, dit-elle, un puits extrêmement large et profond, dans lequel il y a de l’eau et du feu. L’eau est au milieu en figure ronde, et qui s’élève en haut comme l’eau d’un puits, sans être appuyée ni soutenue tout autour d’aucune chose, demeurant ferme et solide comme une colonne sans qu’il en tombe une seule goutte, et cette eau est horriblement vilaine, puante et froide extrêmement, et plus que toutes les glaces imaginables.

« Le feu est tout autour de l’eau comme si c’était une muraille qui l’environnât : si bien que représentez-vous une muraille de feu tout autour de cette eau, dans laquelle il y a depuis le bas jusqu’au haut, quantité de sièges ou de places disposées comme sont les trous d’un colombier. C’est dans ces sièges de feu qu’elle appelle des chaises que sont les damnés, et les mêmes sièges sont plus ou moins ardents pour chacun d’eux, qu’ils ont plus ou moins commis de péchés. Et après qu’ils ont été quelque temps dans le feu, les démons les prennent et les jettent dans l’eau, et peu après, ils les rejettent de l’eau dans le feu, les faisant ainsi passer d’une extrême chaleur à une extrême froideur. Chaque damné demeure dans le siège de feu qui lui est destiné, ceux qui sont plus damnés dans les places plus basses et ceux qui le sont moins en celles qui sont plus hautes. »

Le lit interdit27.

Avant que la sœur Marie entrât dans le mal de douze ans, elle se vit toute nue au pied d’une très belle couche dont la couverture était blanche comme de la neige. Cette couche n’avait point d’autre dessus que le ciel. Elle vit quant et quant28 l’Amour divin qui travaillait en un même temps en un nombre innombrable de divers ouvrages, et il lui dit : « N’entrez pas, ma fille, dans cette couche sans appeler votre Epoux : appelez-Le et s’Il ne vient, je L’appellerai moi-même et Il viendra assurément. Vous ne Le déparagerez29 pas. Votre père est aussi noble que le sien et je vous doterai richement. » Alors elle L’appelle plusieurs fois par de beaux versets de la Sainte Écriture, mais Il ne venait point. Elle tremblait de froid au pied de cette couche. Après L’avoir appelé longtemps, voyant qu’Il ne venait point, elle le va dire à son Père l’Amour divin, lequel L’appelle lui-même, et Il vient aussitôt. Étant arrivé, Il dit à la sœur Marie : « Si vous étiez entrée toute seule dans cette couche, c’est-à-dire dans le mal de douze ans qu’elle figurait, vous y auriez été consumée aussi promptement qu’un brin de paille dans une fournaise ardente. »

Les armes du combat30.

Un jour, pendant ce même temps, étant entièrement enflammée de colère contre le péché, elle se leva sur les pieds et dit : « Donnez-moi des armes offensives et défensives pour combattre le monstre et pour le faire mourir. » Ayant dit cela, elle se trouva armée en esprit d’une longue pertuisane à deux pointes d’or, la poignée d’or et le manche de fer. […] La poignée d’or est l’Amour divin et la Charité divine. Le manche de fer, c’est la sœur Marie et ses souffrances, laquelle est possédée et conduite par l’Amour divin et la Charité, et c’est cette verge de fer dont il est fait mention en ces paroles : « Reges eos in virga ferrea, et tanquam vas figuli confringes eos31 » et dont l’amour et la charité se serviront avec Notre Seigneur et sa sainte Mère pour briser et anéantir le péché.

Le mal de douze ans32.

Il commença en la mi-Carême et comme un carreau de foudre qui lui entra dans le cœur inopinément et lorsqu’elle y pensait le moins, et avec une violence non pareille, ce qui l’étonna étrangement, mais elle se consolait disant en soi-même que ce mal ne serait pas de durée puisqu’il était si violent.

Ce carreau de foudre était l’Ire de Dieu, ainsi qu’elle a su depuis. Le tourment qu’elle lui a fait souffrir était principalement dans l’esprit qui l’avait désiré ardemment. Il était si terrible et si véhément que bien souvent on la voyait pâmée de douleurs et privée de l’usage de ses sens comme une personne qui était enivrée de fiel et qui ne savait où elle était ni ce qu’elle était, ni ce qu’elle faisait, quoique pourtant elle ne fît jamais rien d’extravagant ni qui fût capable de blesser ou de mal édifier personne. Elle dit que ce mal, c’est un enfer tout nouveau que l’Amour divin a fait pour elle, qui surpasse incomparablement en sa rigueur et en ses supplices l’enfer des damnés.

*

Il est rapporté dans la vie de sainte Catherine de Gênes, qu’un jour Dieu lui fit voir la laideur du moindre péché véniel et que cette vue ne dura qu’un moment, mais qu’elle assurait ensuite qu’elle avait vu une chose si effroyable que le sang lui glaça dans les veines, qu’elle fut réduite en l’agonie et qu’en effet elle serait morte de frayeur si Dieu ne l’avait préservée par miracle, afin de raconter aux autres ce qu’elle avait vu. Que si la vue seulement de la difformité de péché véniel opère des effets si étranges, que serait-ce de voir l’horrible monstre du péché mortel ? Et qu’est-ce non seulement de voir, mais de boire à longs traits le venin de tant d’aspics et le fiel de tant de dragons, et d’être accablé sous le faix d’autant de monstres épouvantables comme il y a de péchés au monde, dont le nombre est plus grand que celui des gouttes d’eau et des grains de sable de la mer.



Elle porte les péchés d’autrui33.

Le samedi d’après le jour du saint Rosaire 1646, elle se vit entortillée d’un horrible serpent qui faisait trois tours autour d’elle et élevait sa tête vis-à-vis de sa bouche, et jetait son souffle droit dans sa bouche. Notre Seigneur dit que le serpent représente l’infidélité et que son souffle représente le désespoir duquel elle se trouvait toute remplie. Cinq jours après il ne souffla plus, mais il ouvrit sa bouche et tira sa langue, et il avait les yeux comme hors de la tête et fort enflammés, et la langue et la bouche étaient noires et les dents blanches. Sa langue et sa bouche noires signifiaient que la plupart des paroles des infidèles ne sont que péchés. Les yeux rouges et enflammés pour montrer que l’infidélité n’a d’autre visée que de mener les âmes en enfer ; et les dents blanches pour montrer que leur vie licencieuse qui les dévore leur semble belle et blanche. Outre cela elle vit son cœur entouré de mourons34, de crapauds, de vipères et autres serpents inconnus qui la mordaient, piquaient et dévoraient. Ces ordes bêtes sont les péchés des prêtres qui sont le cœur de l’Église. De plus sa couche lui sembla toute remplie de ces mêmes bêtes de toutes sortes qui ne la mordaient pas ni piquaient mais qui l’infectaient de leur ordure et puanteur, étant couchées avec elle. Ce sont les péchés du commun peuple.

*

Le jour de saint Matthias, Notre Seigneur lui dit : « Mon amour divin vous a chargée des péchés des âmes, il vous a enchaînée de leurs chaînes et liée de leurs liens. Il n’y a que moi seul qui vous en puisse délier par ma puissance absolue. Je brise vos chaînes et romps vos liens. »

*

Le 3 février 1646, elle dit à Notre Seigneur : «Pourquoi est-ce que j’ai une si grande frayeur qui me suit partout ? Quel sujet ai-je de craindre ? J’ai toujours dit la vérité, je n’ai jamais dit un mot que je doive dédire.»

Notre Seigneur lui dit : « Quand je me charge des péchés des hommes, je me charge aussi des appartenances du péché qui sont la frayeur, la crainte, l’ennui et la tristesse, et de là vient qu’il est dit de moi : « Coepit pavere, taedere et moestus esse35 ». C’est que l’âme qui est en péché mortel devrait avoir une grande frayeur de loger chez elle un monstre si épouvantable. Oh ! Qu’elle devrait avoir un grand ennui d’être dans un état si misérable ! Oh ! Qu’elle devrait avoir une grande tristesse d’avoir offensé un si bon Père comme est Dieu ! Mais parce qu’elle est morte, elle est insensible à ses maux.

Quand je vous ai donné les péchés d’autrui, je vous ai donné les appartenances du péché, qui sont ces quatre choses. Il ajoute : « Oh ! Que l’âme qui est en péché mortel est digne de grande compassion. »

Les désolations36.

Un jour, comme la sœur Marie se plaignait à Notre Seigneur de ce qu’il donnait de son vin aux autres, c’est-à-dire de la consolation par le moyen des choses qu’elle dit, et qu’à elle Il ne lui donnait rien : « C’est qu’il est jeûne pour vous, lui dit-il. Quand une dame jeûne en sa maison, elle ne laisse point de donner à boire et à manger aux autres. Vous jeûnez jusqu’au soir : c’est la veille de Noël. »

Une autre fois Notre Seigneur lui dit qu’elle était comme un vaisseau de terre qui est plein d’une précieuse liqueur, mais il ne la sent ni ne la goûte point.

*

Durant le mal de douze ans elle vit deux portes à une chambre. L’une de ces portes était à l’Orient, l’autre à l’Occident. Celle qui était à l’Orient était belle, grande et à deux panneaux, mais elle était fermée. Celle de l’Occident était petite et ouverte, et elle, voyant quantité de personnes qui rentraient en foule et avec empressement par cette porte dans cette chambre, on lui fit entendre que l’Orient signifie les consolations, et l’Occident les désolations, et que, quand la Passion de Notre Seigneur était venue chez elle, elle avait fermé la porte d’Orient et ouvert celle de l’Occident, c’est-à-dire qu’elle avait fermé la porte à toutes sortes de consolations divines et humaines et qu’elle l’avait ouverte à toutes sortes de croix, de souffrances et d’angoisses. La porte des consolations est grande et celle des désolations petite pour montrer que quand le temps de consolation sera venu, Dieu sera bien plus libéral à nous consoler qu’Il n’a été à nous affliger.

*


Entre quantité de maux37 et de tourments que Notre Seigneur a envoyés à la sœur Marie, le plus grand de tous c’est le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance et qui la tourmentait horriblement. « C’était, dit-elle, un monstre épouvantable qui me rongeait le cœur continuellement. » Pendant plus de trente-cinq ans, elle en a été travaillée. Elle se trouvait souvent environnée de ténèbres si épaisses et si horribles qu’elle ne savait où elle était, ni ce qu’elle était, ni s’il y avait une religion, une foi, un Dieu, et ce mal lui a pesé jusqu’à la mort.

Notre Seigneur lui a dit que c’était le plus grand don qu’Il lui eût fait.



« Je hais l’honneur »38.

Un jour la sœur Marie dit : « Notre Seigneur me fit voir une salle dont les murailles, le pavé et le plancher étaient d’or. Contre les murailles étaient des enrichissements d’azur. Dans cette salle étaient plusieurs Ethiopiens qui travaillaient : les uns filaient, les autres tissaient, les autres teignaient, les autres taillaient et cousaient des habits. Ils viennent à moi et me présentent une belle chemise bien blanche, secondement une robe de damas blanc, troisièmement une robe de pourpre. Je les renvoie bien rudement et me retire près de la cheminée et me mets à pleurer de douleurs de ce qu’on m’avait offert ces robes.

Là-dessus, Notre Seigneur vint qui me dit : «Pourquoi avez-vous refusé ces robes ? J’ai fait ces oeuvres d’un royaume étranger, pour l’amour de vous, prenez-les !

- A moi, répondis-je, telles robes ! Je ne les prendrai point. C’est comme si vous en vouliez revêtir un âne, cela n’est pas à mon usage. Vous avez tant de belles princesses dans le ciel à qui elles conviendront mieux qu’à moi. Donnez-les à quelques-unes.

- Elles sont faites pour vous.

- N’importe, je ne les prendrai point.

- Prenez-les pour l’amour de moi, dit Notre Seigneur, si vous ne les prenez pas, vous ne m’aurez pas pour époux.

- Je ne vous aurai donc point, telles robes ne me sont pas propres.

- Je revêtirai votre âme, dit Notre Seigneur, de la lumière de gloire, moyennant laquelle ces robes vous siéront fort bien.

- Je subirai plutôt de n’aller jamais au ciel que de consentir que j’en sois revêtue. Ne savez-vous pas bien combien je hais l’honneur et les choses qui paraissent et éclatent ? »

Là-dessus, Il s’en va aux ouvriers leur disant : « Ne les lui présentez plus. Tels sont les enfants de mon père : ils veulent bien aller au combat mais ils ne veulent point de récompense. »

Un peu après, Il revient : « Pourquoi ne prenez-vous point ces robes ? Je veux par ce moyen donner une joie accidentelle à mes saints. »

Je persiste à dire que je n’en veux point. Là-dessus il me mène en esprit au ciel. Je m’adresse à tous les saints et les prie d’intercéder pour moi auprès de Notre Seigneur à ce qu’Il ne me commande point de prendre ces robes. Ils me répondent que telle est Sa volonté, à raison de quoi je consentis à les prendre.

*

La salle, c’est le cœur de la sœur Marie. La chemise, c’est son innocence, la robe rouge, c’est le martyre qu’elle a souffert, la robe blanche, c’est la pureté virginale. Les Ethiopiens sont les diables qui, par les souffrances qu’ils lui ont fait endurer, ont servi à teindre et embellir ces robes. La robe blanche qui signifie la pureté virginale, laquelle est extrêmement agréable à Dieu, suit l’Agneau partout où il va. Mais les moindres choses qui lui sont contraires, la salissent.



Trois degrés de perfection39.

« Notre Seigneur me fit voir trois degrés de perfection, dit la sœur Marie.

Le premier. Je me voyais debout et encore toute vivante, et j’entendais Notre Seigneur qui me disait avec un visage tout riant : « Venez, mon épouse, je vous donnerai mon repos et vous couronnerai de gloire. » Mais jetant les yeux pour découvrir à sa contenance ce qu’Il désirait le plus de moi, ou que j’allasse au ciel ou que je descendisse en enfer, je reconnus qu’il avait plus agréable que je descendisse en enfer pour y souffrir pour sa gloire, à quoi je me résolus, et Notre Seigneur témoigna grande joie de l’usage que je fis en ceci de ma volonté pour faire cette élection. Et voilà le premier degré de perfection qui consiste en une parfaite conformité de notre volonté à celle de Dieu en tout ce qui lui est le plus agréable.

Le deuxième degré. « Je me voyais quelques années après comme une personne malade, languissante et agonisante, à la mort. Je voyais toutes les choses qui étaient en moi agoniser et mourir l’une après l’autre. L’esprit s’en alla le premier, la mémoire suivit après, puis l’entendement ; et tous avant que de s’en aller, venaient dire adieu à la volonté comme à leur reine et lui disaient qu’ils allaient trouver l’époux. La volonté partit ensuite et depuis je ne les ai plus revus, je ne sais où elles se sont. Pendant que j’étais dans cet état d’agonie, Notre Seigneur me disait : « Mon épouse, voulez-vous quelque chose, voulez-vous demeurer comme vous êtes ou si vous voulez, venir en ma gloire ? » Mais à tout cela je répondais que j’étais bien malade et que je n’étais point en état de faire aucun choix et qu’Il choisît pour moi ce qu’il Lui plairait. Et c’est le deuxième degré de perfection, dans lequel la volonté est encore vivante, mais elle ne fait plus d’élection : elle ne produit plus aucun acte comme étant déjà fort malade d’amour, mais elle laisse agir Dieu pour elle ainsi qu’il Lui plaît.

Le troisième degré. « Quelque temps après, je n’avais plus de vie ni de sentiments de rien. Je ne me voyais plus et je disais à Notre Seigneur : « Je ne sais ce que cela veut dire : vous me promettez, vous me donnez, dites-vous, les plus belles choses du monde et je n’en sens rien, je n’en vois rien et je n’en crois rien !

- Est-ce que vous êtes, dit-il, dans le néant ?

- Qu’est-ce que être dans le néant ?

- Je m’en vais vous le dire. Imaginez-vous un roi qui est mort. On le mène dans une chambre bien tapissée et pleine de fleurs et de senteurs très agréables avec un appareil royal : il n’en voit rien, il n’en sent rien. On le prend, on le porte dans un cloaque ou bien on le jette aux chiens et aux corbeaux qui le déchirent et le mangent : il ne sent point tout cela non plus qu’auparavant. Quand on le porterait dans le ciel et qu’il serait au milieu des délices du paradis, il serait insensible à tout cela. Voilà ce que c’est que d’être anéanti. Voilà l’état dans lequel vous êtes, qui est le troisième degré de perfection. »

Depuis ce temps-là, je ne me suis point retrouvée : je ne sais où je suis, si je suis morte ou vivante, en la terre ou au ciel. »

Le dénuement40.

Un jour elle vit Notre Seigneur et Notre Dame qui étaient prêts de partir pour aller quelque part. Je commençais à dire à Notre Seigneur que je voulais aller avec eux.

- Non, me dit-il, vous ne viendrez point.

- Pardonnez-moi, j’irai partout où vous irez. [106v]

- Vous ne pourriez nous suivre à pied, répliqua Notre Seigneur, car je vais à cheval et je porterai ma mère en trousse.

- Si ferai, répondit la sœur Marie, je vous suivrai bien.

- Je vous assure, dit le Fils de Dieu, que si vous ne pouvez suivre, je vous attacherai par les cheveux à la queue de mon cheval.

- Comment, disait la Sainte Vierge, attacher une épouse à la queue de votre cheval par les cheveux ?

- Oui, je l’y attacherai, aussi pourquoi veut-elle venir ? Faut-il dit qu’elle nous suive partout où nous allons ?

- N’importe, redisais-je, faites ce que vous voudrez, mais je vous suivrai partout où vous irez. »

Voici l’explication de cette figure que Notre Seigneur en donna : « Ce cheval est mon Amour divin qui m’a apporté en la terre et qui m’a fait faire tout ce que j’ai fait. Je porte ma mère en trousse, car elle m’a suivi partout en mes divines vertus et perfections. Personne ne nous peut suivre parfaitement, s’il n’est attaché à la queue de mon cheval, comme je vous y ai attachée par les cheveux, car j’ai attaché toutes vos pensées, désirs et inclinations et affections représentées par les cheveux, aux pensées, désirs et inclinations de mon Amour divin. »



Le don du Cœur41.

Un jour Notre Seigneur lui [109] ayant donné un rosaire à dire, Il lui parla en cette façon : « Je vous ai donné un rosaire : mais que me donnez-vous ?

- Je vous donne mon cœur, dit-elle.

-Vous me donnez votre cœur, dit Notre Seigneur. Il est à moi : ce n’est point d’aujourd’hui que vous me l’avez donné : il y a longtemps que j’en ai pris possession et que j’y fais ma demeure. Mais vous êtes semblable à un pauvre à qui le roi a donné une pièce d’or, en suite de quoi il lui dit : « Voilà un don que je vous ai fait : mais vous, que me donnez-vous ? - Sire, répond le pauvre, je vous donne votre palais royal. - Le roi réplique : Il est à moi, vous ne me donnez rien - Il est vrai, sire, il est à vous, mais s’il était à moi, je vous le donnerais. »



Anéantissement mystique42.

Un jour voyant son bon ange, elle le pria de demander pardon à Dieu pour elle de ses péchés. Notre Seigneur et Notre Dame y étaient qui disaient : « Il faut qu’elle meure. » Elle demanda temps de faire pénitence. Mais ils disaient toujours : « Il faut qu’elle meure. » Elle sut par après que cela s’entendait de la mort à soi-même.

*

Ç’a été dès le commencement de ses souffrances qu’elle a commencé d’entrer dans la mort et dans l’anéantissement. Toutes les puissances de son âme, les passions, les sens intérieurs et extérieurs furent malades et ensuite vinrent à mourir. L’esprit qui est la partie suprême de l’âme qu’on appelle mens, fut le premier qui s’en alla dans le néant, puis la mémoire et par après la volonté, puis les passions, l’irascible et la concupiscible, les sens intérieurs et extérieurs. La raison fut la dernière qui s’en alla.

« Lorsque la mémoire était malade et que je l’appelais, dit la sœur Marie, ou que je me voulais ressouvenir de quelque chose, quelquefois Notre Seigneur répondait pour elle ; quelquefois aussi lorsque je parlais à Notre Seigneur, la mémoire répondait pour Lui, afin de montrer par là qu’elle était transformée en Lui. Et le même arrivait à l’entendement et à la volonté ; mais depuis qu’elles sont mortes et qu’elles s’en sont allées, je ne les ai ni vues ni ouïes, non plus que les passions et les sens. »

Cette mort, et anéantissement de toutes ses puissances, consiste en ce qu’elles n’ont point d’action par elles-mêmes, non plus que si elles n’étaient point, n’agissant plus que par l’esprit de Jésus-Christ souffrant, qui est en elle vivant. À raison de quoi, elle dit que la Passion de Notre Seigneur est l’âme qui l’anime. Lorsque la raison s’en alla, elle l’entendit parler ainsi à Notre Seigneur : « Mon créateur, je vous ai servi [118v] et honoré dans l’enfer : si vous avez agréable, j’irai vous servir et honorer dans le néant. » Et ayant dit cela elle s’en alla au néant et anéantissement de toutes ses puissances. Cela ne s’est pas fait tout d’un coup, mais en plusieurs années, y ayant beaucoup de temps et d’intervalle entre chaque puissance.

*

Pendant ce même temps, il se fit un jeu entre l’amour divin et la même volonté. C’est le nom que lui-même a donné à ceci qui consistait à ce qu’elle disait à Dieu comme saint Augustin : « Si j’étais Dieu et que vous fussiez ce que je suis, je me voudrais dépouiller de ma divinité pour vous la donner, et ainsi cesser d’être Dieu pour être ce que je suis, et que vous cessassiez d’être ce que je suis pour être ce que vous êtes. » Et ceci s’appelle un jeu parce que, lorsque l’âme entre dans la déification et que l’amour divin l’anéantit en elle-même, il se joue d’elle, parlant en sa personne et disant : Si j’étais Dieu ... etc. Et ceci est une des choses desquelles il lui est impossible de douter qu’elle ne soit véritable, laquelle fait voir la transformation en Dieu et la déification.

*

Le 20 juillet 1653, j’ai entendu la sœur Marie, laquelle toute enivrée d’amour vers la divine Volonté, parlait ainsi43 : « Je me suis donnée à la très adorable volonté de Dieu. Je veux aller partout où il Lui plaira. Si elle a agréable de m’envoyer au néant, me voilà toute prête de partir pour y aller, mais il n’est pas nécessaire qu’elle m’y mène, c’est assez qu’elle me commande d’y aller. Je lui obéirai de bon cœur et avec joie. J’ai pourtant une requête à lui présenter avant que de partir : c’est que je demande un peu de temps pour rendre grâce à Dieu de l’être qu’Il m’a donné, de tous les dons qu’Il m’a faits depuis que je suis au monde. Cela étant fait, je suis toute prête de partir pour aller au néant. On me dira que je sais bien que Dieu ne m’y enverra pas, mais je répondrai que non, que je ne sais point cela. Qui aurait cru qu’Il m’aurait envoyée en enfer toute vivante ! Il est tout-puissant. Il fera ce qu’il Lui plaira de moi. Je n’ai qu’une chose à faire, obéir à la très adorable volonté de Dieu. »

Là-dessus, Notre Seigneur lui fait plusieurs interrogations : « Si vous allez au néant, n’avez-vous point de regret de quitter ma mère ?

- Nenni.

- N’avez-vous pas bien de la peine à ne plus voir la divine Justice que vous aimez tant, l’Amour divin, la Charité et les autres divins attributs ?

- Nullement.

- La divine Volonté pour laquelle vous avez tant de tendresse ne vous donnera-t-elle pas quelque regret de la quitter pour jamais ?

- Non, pourvu que je lui obéisse, c’est tout ce que je veux.

- Mais ne voulez-vous pas que je la prie de vous laisser dans l’être ?

- Non, car je désire qu’on la laisse dans sa pleine liberté de faire de sa créature ce qu’Il lui plaira. Je n’ai rien à faire que de lui obéir exactement. C’est mon paradis, tout le reste ne m’est rien, je n’ai ni goût, ni affection, ni sentiment pour aucune autre chose, non plus que si j’étais une pierre. » Elle disait toutes ces choses avec une vérité très cordiale, très profonde et très solide, ce qui fait voir comment elle est dépouillée de soi-même de toutes choses et en quelle manière la divine Volonté est régnante.

*

L’an 1654, le 30 mars, ce qui avait été prédit le 20 juillet de l’année précédente touchant l’expiravit des sens fut accompli44. Ensuite de quoi la sœur Marie demeura morte à soi-même et à toutes choses, même selon les sens d’une manière merveilleuse et inexplicable.

« Je ne sais ce que je suis devenue, je suis tout à fait perdue », disait-elle. « Je ne sais d’où je viens et où je vais, je ne sais où je suis ni ce que je suis, si je suis une créature ou un néant. Il n’y a que Dieu seul qui sait le lieu où je suis. »



La bague fontaine de lumière45.

Une autre fois, Notre Seigneur lui fit voir son beau verset46 sous la figure d’une pierre précieuse enchâssée dans une bague. Cette pierre précieuse est le Saint-Sacrement, la bague c’est la sœur Marie. Elle vit la très Sainte Trinité qui arracha la pierre de la bague, mit la bague dans le feu et dans la pierre précieuse une fontaine de lumière, et après que la bague fut purifiée dans le feu et raffinée jusqu’à vingt-quatre carats, la Sainte Trinité remit dans la bague la pierre précieuse avec la source de lumière, et redonna la bague à la sœur Marie.

Lorsqu’elle l’eut, elle dit à Notre Dame : « J’ai un beau présent à vous faire, c’est une bague digne de la Mère de Dieu. »

Notre Dame lui dit : « Gardez-la : j’en ai une semblable que mon époux l’Amour divin m’a donnée.

- Vous en aurez donc deux, dit la sœur Marie, car je vous la donne.

- Non, dit la Sainte Vierge, vous ne pouvez pas la donner car elle tient au bras.

- Coupez-le, dit la sœur Marie.

- Nenni, dit Notre Dame : le bras est à moi, c’est celui de mon Fils, il m’appartient premier qu’à vous. »

Alors la sœur Marie demeura confuse, et connut en effet que c’était le bras de Notre Seigneur où était la bague, qu’elle croyait être le sien.



Un grand feu caché sous la cendre47.



Pendant qu’elle était prisonnière dans un cachot à Rouen, quelqu’un se présenta devant la petite fenêtre du cachot, se moquant d’elle. Auquel elle répondit en cette façon : « Là, là, dit-elle, il y a pourtant un grand feu caché sous la cendre. Lorsqu’il sera découvert, il embrasera tout. » Elle dit ceci sans entendre ce qu’elle disait, mais environ quarante ans après, Notre Seigneur lui dit qu’un grand torrent d’eau a passé par-dessus le feu et sur la cendre, sans la mouiller en aucune façon, que le feu a toujours pris accroissement sous la cendre, que le temps est venu que l’on le va découvrir, qu’il reste encore quelque peu de moiteur, qu’il sèchera en un instant, et que ce feu est l’amour de la charité qui est en elle. La cendre est la honte, l’ignominie et le mépris qu’elle a souffert, le torrent c’est l’Ire de Dieu qu’elle a portée.



Un petit ver48.

Un jour, comme elle cherchait ce qu’elle était, car « encore suis-je quelque chose », disait-elle en soi-même, Notre Seigneur lui voulant faire connaître qui elle était, lui fit voir en esprit un petit ver de terre dans son petit trou, lequel de temps en temps faisait sortir sa petite tête hors de son trou, disant à Dieu : « Je vous adore, mon Créateur, et je vous remercie de ce que vous m’avez donné l’être et la vie : ayez pitié de l’ouvrage de vos mains. » Puis il se retirait. «Voilà ce que vous êtes selon la chair et les sens », dit Notre Seigneur, car selon l’esprit vous n’êtes point ce que le petit ver est entre les animaux pour l’estime dans l’esprit des créatures raisonnables, c’est-à-dire que comme c’est le plus contemptible et le dernier de tous les animaux, ainsi est-ce de cela. Mais, dit la sœur Marie, une vérité infaillible est comme un article de foi. L’être et la vie, c’est Notre Seigneur Jésus-Christ que Dieu nous a donné. Car il n’y a que Lui qui soit et qui vive et il est notre être et notre vie car sans Lui nous ne sommes rien.



Trois oiseaux49.



Notre Seigneur lui fit voir une fois trois oiseaux qui représentent le parfait usage qu’on doit faire des trois puissances de son âme. Le premier était un paon qui étendait et regardait ses plumes, puis venant à jeter les yeux sur ses pieds, il les resserrait. Le second était un aigle qui regardait fixement le soleil, et lorsqu’il voyait ses petits aiglons dans quelque danger, il venait fondre en terre pour les ramasser et pour les délivrer du péril. Le troisième était une colombe qui était sans fiel et qui se paissait sur le bord des torrents.

Le paon, c’est la mémoire des serviteurs de Dieu qui regardent et contemplent Ses dons, grâces et bienfaits, représentés par les belles plumes du paon. Mais après cela, ils jettent les yeux sur leurs pieds, c’est-à-dire sur leur néant, ensuite de quoi il resserrent leurs plumes et réfèrent tout à Dieu. L’aigle est leur entendement, qui regarde Dieu fixement par la contemplation de Ses mystères et de Ses divines perfections ; mais lorsqu’il voit ses petits, c’est-à-dire ses sens, être en péril de tomber dans quelque faute, il vient fondre en terre, c’est-à-dire, il s’abaisse pour les retirer du danger. La colombe, c’est leur volonté qui est sans fiel, c’est-à-dire sans péché et qui se paît sur le bord des torrents des peines et des souffrances de cette vie. Et j’entendais Notre Seigneur qui disait qu’Il aimait mieux sa colombe que les deux autres. « Ô ma colombe, disait-il, ô ma colombe sans fiel. » Tout ceci représente l’état de la sœur Marie quoiqu’elle ne le dise pas.

Le chandelier d’or50.

L’an 1645, la sœur Marie vit dans la main droite de Notre Seigneur un chandelier d’or à trois branches en forme de triangle. En chacune des branches il y avait un cierge blanc. Sur l’un de ces cierges, ces paroles étaient imprimées : Ecce nova facio omnia. Sur le second : Veritas Domini manet in aeternum. Sur le troisième : Voluntas Dei quodcumque voluit fecit51. Au milieu de ce triangle il y avait un encensoir fort noir et si épouvantable à voir qu’on ne le pouvait regarder sans frayeur. On ne voyait point de feu dans cet encensoir, mais bien une grosse fumée composée de toutes sortes de parfums aromatiques, laquelle sortant de l’encensoir, se recueillait et ramassait ensemble et faisait comme une verge fort droite et partout égale qui s’élevait tout droit au ciel. Il ne s’en séparait ni écartait aucune partie, demeurant toute ramassée sans que personne sentît rien de la bonne odeur qui était dans cet encensoir ni dans cette fumée. Mais lorsqu’elle entrait dans le ciel, elle s’épandait de tous côtés et y rendait une odeur extrêmement agréable à tous les habitants du paradis. Il lui fut commandé de mettre le chandelier sur la tête de celui que Notre Seigneur a choisi pour être son vicaire52 en disant ces trois versets :

La bonté qui sans fard en simplesse chemine

Accourt devant la foi, sa compagne divine.

La paix d’autre côté

Tient justice embrassée et la baise et la serre,

La blanche vérité germera de la terre

Et justice du ciel épandra sa clarté53.

[…]

La paix ses trésors versera

La lune plus ne sera54.

Il vient juger la terre et gouverner le monde.

Par sa droite

A tous les habitants de la machine ronde

Suivant la vérité.

Coudre le ciel et la terre55.



Une autre fois, elle vit Notre Seigneur enfiler une aiguille d’une fort longue aiguillée de fil et elle lui demanda : « Qu’en voulez-vous faire ? »

Il dit : « C’est pour coudre le ciel et la terre, mais il faut que ce soit vous qui les cousiez. »

Elle dit : « Je ne saurais faire cela. »

« Il faut donc que ce soit ma Mère », dit Notre Seigneur. Mais la Sainte Vierge s’en excusa aussi. Alors Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Vous ferez bien cela. Tenez, voilà l’aiguille : je vous conduirai la main et ma mère tiendra la couture droite : et ainsi nous coudrons tous trois»



« Ô Amour ! »56.



Une nuit la sœur Marie ne pouvant dormir, Notre Seigneur lui dit : « Disons quelque chose.

- Dites ce qu’il vous plaira », dit la sœur Marie.

Alors il commença à dire : « Ô amour ! »

Et il lui faisait répondre : « Ô excès ! »57. Ils dirent ainsi longtemps, puis Notre Seigneur changea et dit : « Ô excès ! » Et lui fit répondre : « Ô amour ! »

Et la plus grande partie de la nuit se passa en disant cela.



L’Abbaye de perfection et ses règles58.



Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. La maîtresse des novices était Notre Dame. Les âmes qui y sont venues sont exercées durant leur noviciat à la connaissance d’elles-mêmes et par conséquent à la pratique de toutes les vertus qui est déjà une grande perfection. Car ce que l’or est entre les métaux, la connaissance de soi-même l’est entre les moyens qui conduisent à la perfection.

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec.

Le troisième d’habiter parmi les couleuvres, serpents et autres bêtes venimeuses, sans en être endommagé.

Le quatrième de vivre dans la mort.

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre.

Le sixième d’être chargé de chaînes et de liens pour aller plus vite.

Le septième de s’abstenir de toute nourriture pour être plus fort et plus gras.



Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et non point d’arrêt.

Habiter parmi les serpents sans être piqué, c’est se trouver parmi les occasions de pécher et y être assiégé de tentations sans y consentir.

Vivre dans la mort, c’est entrer dans l’enfer si Dieu le voulait et y conserver la charité de Dieu et du prochain.

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde.

Être enchaîné pour mieux courir, c’est porter la peine du péché d’autrui pour aller promptement à Dieu.

S’abstenir de tout aliment pour se mieux engraisser et fortifier, c’est se priver de toute consolation divine et humaine pour être plus agréable à Dieu.

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. Aussi Notre Seigneur a dit que dans ce chemin, Il soutient l’âme pour la faire marcher et que Notre Dame ne la quitte point. Il a dit aussi que pour garder cette règle, il n’y a qu’une chose à faire qui est d’avoir toujours les yeux fixés sur la [149] divine Volonté et ne regarder ni le ciel ni la terre. C’est ce qu’a toujours fait la sœur Marie et c’est ici la règle que l’Amour divin lui a toujours fait garder très exactement.

Le froment du chemin59.

L’an 1644, le 30 mai, la sœur Marie étant devant le Saint Sacrement, Notre Seigneur après plusieurs autres discours lui dit : « Si je vous disais que les grands chemins abondent en froment et que les campagnes sont stériles, que diriez-vous ?

- Je vous dirai, dit-elle, que ce serait un grand miracle.

- J’entends, dit-Il, les grands chemins par où passent les carrosses, les charrettes, les hommes et les bêtes.

- Mais si on voyait ce froment, répartit-elle, passerait-on ainsi par-dessus ? »

Notre Seigneur répondit : « Les hommes sont aveugles et ne voient point que ce froment a pris la nature de la palme. Plus on l’abaisse et on le foule au pied, et plus il s’engraisse, se relève plus haut et en rapporte plus de fruits. »

La Force divine, la Grâce et la Joie60.



Un jour elle entendait trois dames qui chantaient mélodieusement ces paroles de la Genèse : « Terribilis est locus iste, non est hic aliud nisi domus Dei et porta coeli61» Ces trois dames étaient la Force divine, la Grâce et la Joie. Après avoir chanté, elles dirent qu’elles iraient ainsi chanter à toutes les âmes dans lesquelles le péché était, que la force divine le briserait par la contrition, que la grâce le jetterait dehors et que la joie le mettrait à la voirie. Elles ajoutèrent que le lieu où elles étaient alors, c’est-à-dire la sœur Marie, était terrible parce qu’on y massacrait le péché, que ce lieu était la maison de Dieu, parce que Dieu y était honoré et loué comme dans son temple et y résidait actuellement et effectivement, et qu’il était la porte du Ciel parce que l’entrée du Ciel serait donnée par son entremise.

L’étable aux pourceaux, la maison du soleil, le château de Jésus62.



L’an 1644, le deuxième jour de l’Avent, la sœur Marie dit à Notre Seigneur : « Je scandalise plusieurs et plusieurs me troublent : mettez-moi en lieu où cela ne soit plus. »

Notre Seigneur lui répondit : « Je vous donnerai un lieu que les hommes ne connaissent pas, et défendrai à toutes les créatures de vous éveiller. »

Cependant Il lui fit connaître la cause de ce trouble par cette similitude : « Un roi met son trésor dans une étable à pourceaux. Il y met un coffre de bois, il y enferme sa couronne, ses plus riches pierreries et grande quantité de pièces d’or. Le roi y vient avec la reine, laquelle a la clé du coffre. Les courtisans en entendent parler ; ils s’en étonnent, demandent à la porchère si elle a vu le roi et la reine entrer dans cette étable. Elle assure que oui et qu’elle n’en peut douter, tant ils ont de majesté. Les courtisans n’en croient rien et disent que c’est un plaisant qui, pour la tromper, et par elle plusieurs autres, lui donne cette illusion. Elle croit plutôt ces courtisans que son jugement et c’est ce qui la trouble.

L’étable à pourceaux est son corps ; les pourceaux sont les démons. Le coffre, c’est son cœur ; la couronne, c’est la Passion de Notre Seigneur en elle ; les pierreries sont ces paroles que Dieu lui dit, et les pièces d’or sont les dons faits et à faire à plusieurs.

Un jour étant devant l’autel de Notre Dame du Puits, elle pleurait et se plaignait à Notre Seigneur, lequel lui dit : « Ah ! Que j’ai bien choisi et que j’ai bien mis mon trésor en lieu d’assurance : Je l’ai mis dans l’étable à pourceaux, personne ne l’y viendra chercher.

Un jour la Sainte Vierge parlant à la sœur Marie lui dit : « Qui êtes-vous ?

- Je n’en sais rien », répondit-elle.

- « Vous n’en savez rien, mon épouse ? », répliqua Notre Seigneur, « Je m’en vais répondre pour vous ».

Alors Notre Dame demanda derechef à la sœur Marie : « Qui êtes-vous ?

- Je suis, dit-elle, la maison du soleil.

- Qui êtes-vous encore ?

- Le château de Jésus.

- D’où venez-vous ?

- Du Liban.

- Qu’en venez-vous de faire ?

- Je viens d’un grand festin où mon époux et moi étions invités.

- Quelle viande y avait-il ?

- Des consommés.

- Qu’est-ce qui servait à table ?

- Les excès.

- Où est maintenant votre époux ?

- Il s’est aller coucher sur sa couche nuptiale.

- Quelle est sa couche nuptiale ?

- C’est moi qui suis sa croix, car c’est lui qui souffre en moi.

- Ô, dit la Sainte Vierge, voilà trois beaux noms : la maison du soleil, le château de Jésus et sa couche nuptiale. Quand se lèvera-t-il ?

- Je n’en sais rien.

- Allez donc lui demander. »

Et revenant à Notre Dame, elle lui dit : « Ma mère, Il m’a dit qu’Il se lèvera au chant du coq. »

Alors Notre Dame toute ravie de joie commença à dire : « Au chant du coq. Rendez-lui grâce, ma fille, de ce qu’il se lèvera au chant du coq et dites pour cette fin à nud-genoux trois fois le Magnificat. » Ce qu’elle fit. La Sainte Vierge continuant lui dit : « Qui est-ce qui vous a menée au Liban ?

- C’était mon père.

- Qui est votre père ?

- C’est l’amour divin.

- Désirez-vous rien de moi ? Que me demandez-vous ?

- Je vous demande toutes les roses de votre jardin.

- Qu’en voulez-vous faire ?

- Je veux en faire de l’eau de rose, afin d’en faire des salades avec des pommes et du vin pour me guérir d’une maladie incurable.

- Je vous donne la clé de mon jardin et toutes les roses qui y sont. J’en serai très aise que vous soyez guérie. »

La salle du château63.



Le 18 février 1645, […] Notre Seigneur lui demanda : « Voulez-vous voir ce que Je fais ? » Elle répondit : « Nenni. » Nonobstant cela, Il dit à Notre Dame : « Ma mère, faites-la entrer. »

Étant entrée, elle vit une salle carrée qui était dans un château. Le plancher, le pavé et les murailles étaient rouges. Sur le pavé il y avait une croix bleue. Au milieu de la salle était une table ronde, couverte d’un tapis de satin blanc. La table était soutenue au milieu d’une colonne de marbre gris et de trois autres pieds qui étaient d’albâtre, disposés en triangle, et la table était d’aimant. Tout alentour de la salle il y avait des bouteilles depuis le pavé jusqu’au plancher, en divers étages. Depuis le bas jusqu’au milieu, elles étaient de terre remplie d’eau-de-vie, et celles d’en haut étaient de cristal remplies d’eau de rose. Le tapis était tout couvert d’écriture, laquelle était de trois sortes : la première ligne était des OO en lettres d’or, dont l’encre était prise dans un cornet rouge ; la seconde ligne était de chiffres et lettres d’azur dont l’encre était prise dans un cornet de lumière ; la troisième ligne était des AA en lettres rouges dont l’encre était prise dans un cornet d’azur. Notre Seigneur écrivait lui-même toutes ces choses avec son doigt. On voyait dans la salle cinq portes pour entrer dans cinq appartements, et sur chacune il y avait un beau pot de fleurs. Notre Dame lui dit que dans ce château, il y avait une fort belle chapelle qu’elle ne vit point, que dans cette chapelle il y avait trois encensoirs d’or enrichis de perles et cinq autres d’argent qui étaient toujours fumants, et que Notre Seigneur avait le plus beau chasuble du monde. Elle dit aussi qu’il y disait tous les jours la messe et se sacrifiait lui-même pour le salut des âmes.

Ensuite Notre Dame donna cette interprétation :

La table d’aimant représente l’humanité de la sœur Marie qui attire les âmes à la pénitence. La colonne de marbre représente la foi, les pieds représentent l’espérance, l’humilité et la crainte de Dieu. Les trois puissances étaient représentées par les trois cornets : le rouge la volonté, le lumineux [l’or] l’entendement, et le bleu la mémoire. Le rouge de la volonté représente l’embrasement de l’Amour divin. La lumière de l’entendement représente la connaissance de la divine Volonté. Le bleu de la mémoire représente que la mémoire ne se remplit que de choses célestes. Les OO en lettres d’or représentent l’amour. Les AA en lettres rouges représentent les souffrances, et les chiffres bleus représentent les excès de souffrances tant en qualité qu’en quantité, et le grand nombre de ceux qui en doivent recevoir les fruits.

Les bouteilles d’en-bas qui sont de verre, remplies d’eau-de-vie, représentent la contrition qu’auront les personnes du commun que Notre Seigneur appellera à pénitence, et celles d’en haut de cristal, remplies d’eau de rose, représentent les personnes des qualité qui se convertiront et attireront par la bonne odeur de leur conversion tout le monde. Les cinq pots de fleurs qui sont sur les cinq portes de la salle, sont les cinq sens de la sœur Marie, le reste n’est point expliqué. Mais il est assuré que la chapelle et les autres choses qui sont dans cette figure représentent l’état de la sœur Marie selon le corps et selon l’esprit.

La main noire64.

Un peu après, comme elle passait devant le Saint-Sacrement, Notre Seigneur lui dit : «Venez, venez ici, Je vous veux donner quelque chose. » Alors elle vit dans le Saint-Sacrement une main extrêmement noire et épouvantable qui lui donna une grande frayeur. Cette main était serrée et elle tenait en soi quelque chose qui était dans une enveloppe beaucoup plus noire et épouvantable que la main. Notre Seigneur ayant levé un coin de cette enveloppe, elle aperçut une pierre précieuse cachée là-dedans, grosse comme un petit oeuf qui jetait des rayons de lumière extrêmement brillants. Cette pierre précieuse était entourée de bandelettes qui pourtant ne la couvraient pas toute, et elle vit que cette pierre précieuse voulait sortir et comme s’échapper pour aller ailleurs. Mais cette main la retenait dedans soi.

« Qu’est-ce que tout cela, dit la sœur Marie. Qui est cette main qui est si noire ? - C’est la mienne, » dit Notre Seigneur, et il ajouta au nom de sa main : « Je suis noire, mais je suis belle.

- Mais qu’est-ce que votre main ? - C’est mon divin Amour, répondit Notre Seigneur

- Mais d’où vient qu’il est si noir ? - C’est le gant dont elle est couverte qui est ainsi noir.

- Quel est ce gant ? - C’est l’Ire de Dieu.

- Qu’est-ce que cette pierre précieuse que vous tenez en votre main ?

- C’est votre beau verset65, c’est une fontaine de lumière, c’est la Sapience éternelle que vous avez vue autrefois marcher dans votre chair et dans votre sang avec des démarches si belles et si ravissantes qu’il n’y a ni esprit humain ni angélique capable de les exprimer. Enfin, cette pierre précieuse c’est Moi-même, car Je suis en vous, Je vous soutiens comme cette pierre précieuse porte et soutient ces petites bandelettes. C’est moi qui souffre en vous et qui vous porte et soutient au milieu de tous vos maux qui sont tels qu’ils vous consumeraient et anéantiraient en un moment si Je ne vous soutenais.

- Qu’est-ce que cette enveloppe qui couvre cette pierre précieuse ?

- C’est la coulpe du péché dont vous êtes couverte et environnée, que l’Ire de Dieu, représentée par ce gant, regarde et poursuit perpétuellement. Car il y a cette différence entre la Charité et la Miséricorde, la Justice et l’Ire de Dieu, que la Charité couvre et cache le péché, afin qu’on ne le voit point, et la Miséricorde ne le regarde point du tout, mais elle excuse tout. La Justice regarde la peine due au péché, lorsque la coulpe est effacée par la pénitence et elle demande d’être payée, et elle poursuit toujours le péché jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite.

Mais l’Ire de Dieu regarde la coulpe partout où elle est, et la poursuit sans cesse et sans rémission jusque dans l’enfer et à toute extrémité, de sorte qu’il y a une guerre continuelle entre le péché et l’Ire de Dieu qui est Dieu même. Car le péché veut anéantir Dieu, et Dieu veut détruire le péché ou du moins le persécuter sans cesse, lorsque le pécheur empêche par sa malice qu’il ne soit détruit. De là vient que l’Ire de Dieu représentée par ce gant qui couvre la main de Notre Seigneur est noire et épouvantable au péché et au prochain. Mais le péché qui est représenté par cette enveloppe dont la pierre précieuse est couverte, est presque infiniment, dit la sœur Marie, plus noir et plus effroyable que l’Ire de Dieu. Car l’Ire de Dieu est infiniment belle, bonne et sainte, et la coulpe infiniment laide, horrible, maligne et détestable.

- Mais où est-ce que veut aller cette pierre précieuse qui veut sortir et s’échapper ?

- Elle veut retourner d’où elle est venue, dit Notre Seigneur, c’est-à-dire au sein de mon Père éternel.

- Et lorsqu’elle y retournera, y portera-t-elle ces petites bandelettes ?

- Oui, elle les y portera. » Ces bandelettes sont les sens de la sœur Marie.

- « Et que fera-t-on de cette enveloppe si noire et si effroyable ?

- Nous la jetterons dans le feu de l’Amour divin dans lequel tous les péchés du monde seront brûlés et consumés au temps de la grande mission de conversion générale.



« Où est votre cœur ? »66.



L’an 1652, comme on célébrait une messe solennelle en l’honneur de la B. Vierge, lorsque le prêtre vint à dire : « Sursum corda », Notre Seigneur parlant à la sœur Marie qui assistait à cette messe lui dit : « Où est votre cœur ?

- Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un.

- Je m’en vais vous le faire voir », ajouta Notre Seigneur, et en disant cela il tira un cœur de sa poitrine, qui était tout embrasé et entouré de flammes. Le tenant en sa main et le montrant à la sœur Marie, Il lui dit : « Voilà votre cœur.

- Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre.

- Il est vrai, dit Notre Seigneur, c’est le mien et c’est celui de ma sainte Mère, et c’est le vôtre aussi car je vous l’ai donné.

- Oui, dit la Sainte Vierge, c’est le cœur de mon Fils et le mien tout ensemble, car mon Fils et moi nous n’avons qu’un même cœur. Mais c’est votre cœur pareillement, car mon Fils et moi nous vous avons donné notre cœur.

- Mais, dit la sœur Marie, je n’ai pas de cœur.

- Qu’en avez-vous fait ? », répliqua Notre Seigneur.

- « Je l’ai donné aux hommes, répondit-elle, et ils l’ont tout couvert de glace, et même ils l’ont tout converti en un glaçon, et le soleil venant à darder ses rayons sur ce glaçon, il l’a fait fondre en eau et l’a anéanti si bien qu’il n’y est rien demeuré, et ainsi je n’ai point de cœur.

- Il est vrai, j’ai donné mon cœur aux hommes, dit Notre Seigneur, et vous leur avez aussi donné le vôtre quand vous vous êtes offerte à porter leurs péchés, et il a été changé en un glaçon par ces mêmes péchés, et le soleil de l’Amour divin l’a fait fondre et liquéfier en larmes de contrition et l’a anéanti ; mais je vous ai donné le mien en la place, et celui de ma sacrée Mère.



Les aveugles font le procès au soleil67.



Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : «Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

- Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

- Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon Amour. » Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »



Les états par lesquels elle a passé68.



Animée et embrasée de joie, elle marche à grands pas, elle entre en cette rue et passe généreusement à travers les épines, broussailles et ronces, qui déchirent son habit de toutes parts et son corps et le mettent tout en sang. En marchant elle se tourne quelquefois vers la divine Justice qui la tient par la main, et lui parle ainsi : « Tu me sers de parois, de garde et de franchise, ta droite me soutient, ta faveur m’autorise, tu m’ouvres les chemins assurés désormais, tu fais que mes talons ne vacillent jamais. »

Elle s’avance et vient au commencement d’une rue pleine de fournaises ardentes au travers desquelles elle passe sans se soucier ni des flammes ni des brasiers qui la brûlent et la mettent toute en feu. Elle trouve l’Amour et la Charité déguisés mais d’une autre manière, à qui elle demande : « N’avez-vous point vu celui que mon cœur aime ? » Ils lui répondirent : « Personne n’a passé ce chemin depuis lui. Si vous vous fussiez hâtée d’un pas, vous le teniez. » Elle s’avance toujours et la divine Justice la tient sous les aisselles avec une grande douceur. À la sortie de ces fournaises, dans une campagne, elle trouve derechef l’Amour et la Charité toujours déguisés, à qui elle demande son bien-aimé. Ils lui répondirent qu’ils le venaient de voir passer et qu’elle vît ses vestiges. Pendant qu’elle était dans cette campagne, elle n’entendait pas la voix de son époux. Ayant passé outre, elle arrive à un grand étang dont l’eau était pleine de serpents, mourons, crapauds et toutes sortes de bêtes venimeuses. L’Amour et la Charité marchaient sur les eaux, qui passaient bien à leur aise et toujours déguisés en quelque autre manière.

À l’autre côté de l’étang, elle vit Notre Seigneur qui l’appelle et lui dit plusieurs fois : « Ne passez pas au travers de cet étang, mais prenez le tour. » Il disait cela quasi more invitantis69 :

« Je n’ai que faire de prendre le tour, je veux aller tout droit à vous.

- Je vous assure, dit Notre Seigneur, que jamais personne n’a passé par là que moi.

- Puisque vous y avez passé, répliqua-t-elle, je passerai aussi » et ayant dit cela, elle se jette dans cet étang comme une folle. Sitôt qu’elle y est, elle se voit en esprit toute environnée de bêtes venimeuses depuis les pieds jusqu’à la tête, au- dedans et au-dehors, en sorte qu’il n’y avait aucune partie en elle qui n’en fût toute couverte.

Elle sort de l’étang et se voyant en cet état, elle souffre un tourment indicible, on la remet dans l’étang : elle le traverse et arrive au bord là où la Justice, l’Amour et la Charité l’amènent à la chambre de Notre Seigneur. On lui change ses habits ; Notre Seigneur la fait asseoir à table auprès de Lui, et après le repas on la mène dans un cabinet pour y prendre son repos.

Voilà un abrégé et une figure des états dans lesquels elle a été, dont voici quelques explications : la rue pleine d’épines, de ronces et de broussailles, ce sont les sortilèges de cinq ans. Les fournaises sont l’enfer. La campagne où elle se repose un peu, ce sont les trois ans qui ont précédé le mal de douze ans. L’étang plein de bêtes venimeuses, c’est le mal de douze ans durant lequel elle a porté les péchés d’autrui représentés par les bêtes. Le reste n’est point expliqué.



« Le soleil a été condamné »70.



En l’année 1653, au mois de juin, Notre Seigneur parlant à la sœur Marie lui dit : « J’ai un petit secret à vous dire.

- Je [ne] désire point le savoir, vous me ferez grand plaisir de garder vos secrets, car je crains de les profaner.

- Pourtant je veux vous le dire. » Deux jours après, Il lui dit : « Mon secret est que je veux vous faire connaître.

- Me faire connaître ? , dit-elle, ne vous amusez point à cela, mais, je vous en prie, faites-Vous connaître Vous-même, car on ne Vous connaît point.

- Oui, Je me ferai connaître à tout le monde selon le grand désir que vous en avez, car Je suis la vérité que vous désirez tant de connaître : le grand désir que vous en avez est pour tous ceux qui ne la connaissent point. Votre désir sera accompli, ils la connaîtront. Le soleil a été condamné à donner des yeux aux aveugles. Les aveugles sont tous ceux qui ne Me connaissent point : je leur donnerai des yeux par lesquels ils connaîtront le soleil et verront sa lumière.

- Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

- Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi. Me promettez-vous pas de croire, ajouta le Fils de Dieu, quand j’aurai donné des yeux aux aveugles ?

- Oui, répondit la sœur Marie, je vous promets de croire, je croirai assurément. » Ensuite de quoi, elle demeura deux jours exempte des frayeurs qu’elle a d’être trompée et dans une grande certitude que tout ce qui se passe en elle est de Dieu.

Elle Lui arrache les foudres71.



L’an 1655 durant le mois de février, la sœur Marie se vit dans un petit sentier fort étroit par lequel personne n’avait jamais passé. Elle crut qu’il y avait une fournaise ardente au bout de cette sente. On lui dit que c’était la fournaise de l’Amour divin et qu’elle passerait au travers. Que lorsqu’elle en serait sortie, elle verrait Notre Seigneur en qualité de roi, assis sur son lit de Justice, ayant les mains pleines de carreaux de foudre pour les lancer sur la tête des pécheurs. Qu’elle se présenterait devant lui après avoir passé par cette fournaise, et que, la voyant embrasée de son divin Amour, Il l’appellerait à Soi, qu’elle irait à Lui sans aucune crainte, qu’elle Lui arracherait les foudres des mains, qu’elle les lierait ensemble avec une chaîne d’or, qui représente toutes les vertus enchaînées les unes avec les autres, et qu’après tout cela, elle entonnerait un cantique si charmant qu’Il en demeurerait tout ravi, et qu’Il oublierait tous les châtiments qu’il voulait exercer sur les pécheurs.

Les excès72.

L’an 1643, le 10 décembre, comme elle venait de complies des pères Jacobins, passant proche l’église cathédrale, elle demanda permission à Notre Seigneur d’y entrer. Il le lui commanda et de dire un beau verset :

- « Quel est ce beau verset ? » Lui dit-elle. [189]

- « Cherchez-le et vous le trouverez », répliqua Notre Seigneur.

Elle cherche dans son esprit et tout à coup elle s’avise de dire ces paroles qui lui furent mises dans l’esprit et dans la bouche : « Mon époux vient et je m’en vais au-devant de lui. » Et elle s’en va disant et redisant sans cesse ces mêmes paroles, jusqu’à ce qu’elle soit devant l’autel de sainte Anne.

« Il est vrai, dit Notre Seigneur, votre époux vient et vous le rencontrerez assurément dans une petite sente où il vous attend et où il se tient caché pour vous surprendre en passant, et lorsque vous y penserez le moins. 

- « Fidelis et verax sponsus meus in omnibus promissionibus suis73 », répliqua-t-elle.

- Mais quel chemin prendrez-vous pour aller au-devant de votre époux ?

- J’y vais, répondit-elle, par les excès !

- Et quelle est votre monture ? , dit le Fils de Dieu.

- Ce sont les épines, les ronces et les chardons. »

- Il est vrai, les épines sont l’Ire de Dieu dont les piqûres sont les malédictions. Les ronces sont les hommes qui vous affligent, les uns par les honneurs et par les louanges, les autres par le mépris et par les blâmes qu’ils vous donnent ; pour les chardons... Vous ne saurez pas encore l’explication. »

La destruction du monstre pécheur74.

L’an 1644, le 23 octobre, la sœur Marie étant dans l’église cathédrale de Coutances, durant les prières que l’on chantait en une procession publique, fut surprise subitement d’un désir ardent de faire un vœu, à savoir de ne partir point de cette vie que péché ne fut anéanti par tout le monde. Et elle pria Notre Seigneur et Notre Dame de faire ce vœu-là pour elle, mais ils ne le firent point et l’empêchèrent de le faire.

Là-dessus la divine Volonté survint, qui dit : « Je marcherai à la tête de l’armée, je dévorerai ce monstre, je lui écraserai la tête, je jetterai sa cervelle au chien, je lui arracherai le cœur et le jetterai dans le feu. » La divine Justice dit : « Nous ne faisons qu’attendre l’Amour et la Charité pour partir et aller contre ce monstre. » Notre Dame dit à la sœur Marie : « Vous êtes le carrosse dans lequel sont ces dames ». La sœur Marie demanda qui était le carrossier. Notre Dame dit que c’était la Vérité. Elle dit que jamais elle n’avait vu la Justice et la divine Volonté assises dans sa tête jusqu’à ce coup, et qu’elle y avait vu une fois la Toute-puissance. La Sainte Vierge lui dit que le baiser que la divine Justice lui avait promis ci-devant était le désir d’anéantir le péché et d’ôter toute laideur.

*

Un jour75 la sœur Marie vit en esprit un feu composé de plusieurs flammèches ou étincelles qui s’éparpillaient et tombaient en terre au commencement, puis après elles se ramassaient comme en forme de plusieurs essaims de mouches à miel qui donnaient droit de la terre au ciel et allaient lécher la voûte du ciel. Après cela, elles se séparaient les unes des autres, environ d’une coudée de distance.

Le 3 janvier 1645, on lui donna l’interprétation de ce feu et Notre Seigneur dit que ce n’est point le feu de l’Amour divin qui est dans l’esprit, ni le feu de la tribulation, mais que c’est le feu de la haine du péché qui est dans l’irascible par laquelle on s’embrase de colère contre le péché pour l’anéantir. Ce feu est grand ou petit dans une âme à proportion que l’Amour divin y est grand ou petit. Voilà pourquoi ce feu dans les commencements de la vie de la sœur Marie s’éparpillait et regardait le péché dans quelques âmes particulières seulement, lorsque l’Amour divin n’était pas si parfait en elle ; mais quand l’Amour divin s’y est perfectionné, ce feu s’est rassemblé pour regarder le péché en général.

Le bois dont ce feu s’entretient, c’est la charité divine que l’on a pour le salut des âmes. La fumée qui en sort sont les prières par lesquelles on demande à Dieu l’anéantissement du péché. Il lèche la voûte du ciel sans y entrer, parce que l’on voudrait bien que tous les habitants du ciel fussent embrasés de feu pour venir fondre ici-bas et anéantir le péché. Le brasier de ce feu, c’est l’irascible de celui qui en est épris. La cendre qui en procède, c’est une profonde et abyssale humilité, avec laquelle et les larmes de la contrition, se fait la lessive pour blanchir les âmes qui sont en péché. Les flammèches maintenant ramassées se sépareront dans le temps que Dieu a déterminé pour aller dans les âmes particulières y mettre le feu de la haine du péché.

Les armées et leurs combattants76.

L’an 1645, le 5 mai, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Mon amour divin va lever des armées pour faire la guerre au péché. Il a commandé à toutes les vertus de lever chacune une armée. Toutes les vertus se sont présentées devant la sainte Trinité pour lui demander des dons, des grâces et des bénédictions et des inspirations, comme autant de soldats : ce qu’elles ont obtenu. Après cela, elles se sont adressées à chacun des saints qui ont excellé en elles, pour obtenir le secours de leur prières et de leur mérites comme autant de soldats.

À la tête de l’armée, marcheront deux amazones et braves guerrières, qui sont la grâce prévenante et la grâce efficace. La grâce prévenante frappera à la porte du pécheur : si on lui ouvre, elle entrera et fera entrer les vertus contraires aux péchés qui sont dans son âme avec toute son armée. Mais si l’obstination et l’endurcissement barrent la porte, la grâce efficace viendra, qui étant armée de la force divine brisera la porte et entrera et fera entrer les vertus susdites avec son armée, et étant entrée, elle tuera tous les péchés qui seront dans l’âme et y établira son règne. Notre Seigneur dit encore que saint Michel aurait la conduite de toutes ses armées et que saint Gabriel aurait seulement la charge des canons.

Une autre fois, la sœur Marie vit trois vertus qui tenaient conseil pour aller attaquer leurs ennemis et pour les détruire. L’Humilité parla la première et dit qu’elle n’aurait point de repos qu’elle n’eût terrassé l’Orgueil sous ses pieds et qu’ensuite elle le mangerait et le tournerait en sa substance, de sorte que quand on le chercherait, on ne trouverait plus que l’Humilité, et que l’Orgueil régnait par tyrannie, mais que pour elle, elle est la fille légitime du roi.

La Pureté virginale parla ensuite et dit qu’elle était altérée du sang de son ennemi et que jamais sa soif ne s’étancherait qu’elle ne l’eût bu. Et la Chasteté dit qu’elle avait grande faim de la chair de son ennemi et qu’elle ne rassasierait point qu’elle ne l’eût mangé et converti en sa substance et que là où on le chercherait on n’y trouverait plus que la chasteté. Mais elles conclurent qu’il leur fallait des armes à feu pour combattre de loin, parce que cet ennemi a l’haleine si puante que l’on ne saurait si peu l’aborder qu’elle n’infecte. Après, la Sobriété dit qu’elle dévorerait aussi son ennemi et le tournerait en sa substance.

La sœur Marie vit un jour une grande troupe de belles filles de quinze ans qui allaient en procession à deux choeurs depuis la chambre où elle était jusqu’à la chapelle Notre Dame de la Roquette, avec des couteaux à la main, disant qu’elles allaient tuer le péché. Devant elle marchait l’Amour divin avec une faux pour faucher tous les plaisirs qui ne sont point de Dieu, et la Charité avec une fourche pour les ferrer. Ces jeunes filles ce sont les douleurs qui la doivent quitter pour aller trouver ceux qui seront en péché mortel, afin de le tuer en eux.

L’an 1645, le 11 novembre, elle s’offrit à Notre Seigneur comme instrument de la grâce divine pour faire ce qu’il lui plairait. Notre Seigneur lui dit : « Si j’étais en l’état où vous êtes, pour servir à la grâce divine d’instrument, Je voudrais être une flèche empoisonnée dont elle se servît pour transpercer le péché. » Notre Dame dit : « Moi, je voudrais être une fournaise ardente dans laquelle tous les péchés fussent jetés et consumés comme des épines et broussailles. »



Conversion générale77.

Un jour la sœur Marie étant détenue au lit, elle vit Notre Seigneur et sa sainte Mère qui apportaient une femme morte et « qu’ils mirent en mon lit auprès de moi. » Et s’en étant allés,  ils amenèrent une seconde femme qui se donnait plusieurs coups de couteau à pain dont elle se tuait.

La sœur Marie leur dit : « Empêchez-la qu’elle ne se tue pas. »

Ils répartirent : « Elle est libre qu’elle se tue si elle veut ; faites-lui place auprès de vous. »

 « Et ils la mirent dans le lit auprès de moi. Ils en amenèrent encore une troisième qui avait les pieds et les mains percés et dirent que le diable et le péché l’avait mise en croix, dont ils l’avaient descendue. Et ils me commandèrent aussi de la mettre auprès de moi dans mon lit avec les deux autres. Après cela je vis un ange portant une bûche de bois fendue en trois parties dont une partie était sur son épaule droite avec une pochette78 de charbon pendue au bois, une autre sur son épaule gauche avec une semblable pouchette de charbon, la troisième sur sa tête sans charbon. Étant arrivé, il mit ses trois bûches sur ces trois femmes et une de ces pouches de charbon à la tête, l’autre aux pieds. Et Notre Seigneur et sa sainte Mère dirent qu’il y fallait mettre le feu pour refondre les trois femmes et n’en faire qu’une des trois. »

La première femme est la gentilité qui est morte à Dieu. La deuxième, c’est l’hérésie qui se tue d’un couteau à pain, c’est-à-dire, de la science avec laquelle on distribue le pain de l’Ecriture sainte et qui lui devrait servir de pâture, laquelle science est représentée par le couteau avec lequel les pères distribuent le pain à leurs enfants. La troisième, c’est l’Église qui est crucifiée pour les péchés de ses enfants, mais Notre Seigneur et sa sainte Mère la détacheront de cette croix.

La première bûche qui est mise sur la première femme, c’est l’Amour divin avec lequel Notre Seigneur la convertira. La deuxième, c’est la Charité divine avec laquelle Il convertira la seconde. La troisième bûche qui est mise sur la troisième femme, c’est-à-dire sur l’Église, c’est la divine Justice avec laquelle Dieu la purifiera. Il n’y a point de charbon avec celle-ci parce que l’Église sera sévèrement punie. L’ange qui porte le bois, c’est l’ange du grand conseil.

Ces trois femmes sont mises dans mon lit qui représente la Passion et la croix de Notre Seigneur, c’est-à-dire qu’elles seront mises dans la tribulation pour y être purifiées. Les deux sacs sont l’Amour divin et la Charité divine qui refondront ces trois femmes. On met le feu à tout cela pour les purifier et consumer et pour n’en faire qu’une de trois, ce qui signifie que Notre Seigneur ne fera qu’une Église de tout le monde et qu’il n’y aura qu’une foi et une loi.



Un message aux quatre éléments79.

L’an 1644, le dernier de décembre, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie d’aller faire un message de sa part aux quatre éléments. Aussitôt se trouvant animée extraordinairement en son esprit, elle s’en va aux quatre éléments et leur parla en cette façon et en ces mêmes termes: « O terre, ô eau, ô air, ô feu ! Celui qui est m’a envoyé vers vous pour vous dire qu’Il vous commande que vous prépariez ses voies parce qu’Il veut venir faire la visite de Ses créatures.

- Nous connaissons bien Celui qui est, mais qui êtes-vous qui vous dites envoyée de Sa part ?

- Je suis, répondit-elle, une flèche empoisonnée qui vient pour faire mourir le péché.

- Ô, que vous êtes la bienvenue, » dirent-ils.

« Il a fait un grand ravage dans ce pays ici. Il a congelé, dit la terre, et refroidi mes parterres, mes campagnes et mes prairies. Peu de fleurs ont échappé80 sa froidure : il a empoisonné la racine de mes arbres. La plupart en sont morts, les autres se vont desséchant, peu ont échappé son poison.

Il a troublé mes ondes, dit l’eau : au lieu de laver, elles salissent. Il a empoisonné mes fontaines et les a rendues amères et mortifères.

Il a empesté, dit l’air : ceux qui me respirent en meurent. Peu en échappent.

Par son souffle, dit le feu, il a éteint mes flammes : il a jeté du soufre dans mes brasiers qui les rend puants et infects. »

Après cela, la sœur Marie dit à la terre : « Celui qui est vous commande de faire reverdir vos parterres, vos campagnes et vos prairies et de les diaprer d’une infinité de fleurs, afin qu’elles embaument l’air de leur suaves odeurs. Il vous commande de revêtir vos arbres de feuilles, de fleurs et de fruits, depuis le plus haut cèdre du Liban jusqu’à la moindre ronce. Et vous, eau, Il vous commande de laver tout ce qui est sale et de le rendre blanc comme de la neige et de mettre du bois dans vos fontaines pour les rendre douces et potables. Et vous, air, Il vous commande de dissiper vos nuages et de vous rendre clair, luisant et serein. Et vous, feu, il vous commande de purifier l’or et l’argent et de brûler la paille. »

Les habits81.

Le 9 février 1645, la sœur Marie se trouva dans une salle où elle vit Notre Seigneur tailler des habits de plusieurs sortes, à savoir de toile, de laine grise et de laine blanche.

Ceux de toile sont pour les laboureurs, c’est-à-dire pour ceux qui labourent leur terre et la disposent à recevoir la semence de la grâce par diverses œuvres de mortifications extérieures, et ne travaillent pas tant à leur intérieur. Ceux-là ne seront revêtus que de grosse toile. Les autres seront vêtus de laine grise, ce qui signifie la mortification extérieure et intérieure. Les autres de laine blanche, ce qui signifie les vertus.

Notre Dame faufilait82 les habits, et les Vertus les cousaient. L’Humilité était assise sur le pavé où elle cousait et taillait des souliers. La Foi et l’Espérance forgeaient, celle-là des couteaux, des poignards et des épées, et celle-ci des éperons dorés et argentés, de cuivre et de fer blanc. Les trois Puissances de l’âme de la sœur Marie forgeaient aussi.

L’Amour divin présentait à l’entendement des lames d’or, qui sont des afflictions, et l’Entendement les présentait à la Volonté pour en faire de la monnaie, et la Mémoire soufflait le feu en ce qu’elle fournissait quelques exemples des souffrances de Notre Seigneur et des saints. Et ensuite, la Volonté présentait les pièces de monnaie pour la rédemption des captifs.

Dans la même salle, il y avait des monstres qui avaient une forme humaine depuis la tête jusqu’à la ceinture, et en bas ils étaient velus et avaient une queue de bête. Leurs pieds et leurs mains étaient armés de griffes. Ils avaient des cornes à la tête et des yeux étincelants de fureur et de rage. Ils lui dirent : « Votre Epoux nous a commandé de faire des disciplines pour discipliner nos religieux, c’est-à-dire les sorciers. »

Il y avait encore des petits Ethiopiens qui grinçaient les dents et qui jetaient leurs yeux hors la tête et faisaient des gestes de folie. Ceux-ci lui dirent : « Votre Epoux nous a commandé de faire des verges pour châtier les rageants83. »

Les habits dont il est parlé ci-dessus sont les dons et les grâces dont Notre Seigneur revêtira ceux qui seront convertis.

La Divine Volonté84.

Un jour, elle vit la divine Volonté comme une grande dame très majestueuse, mais d’un visage fort austère, et auprès d’elle, il y avait une vieille femme fort triste qui tenait une écuelle de bois à la main. Au même temps elle aperçut Notre Seigneur et sa sainte Mère, et au milieu d’eux, une jeune fille fort belle, agréable et d’un visage très gai et très joyeux, qui partit d’avec Notre Seigneur et Notre Dame pour venir à elle, mais la sœur Marie lui tourna le dos comme aussi à Notre Seigneur et à Notre Dame, et s’en va vers la vieille qui était au pied de la divine Volonté, laquelle remplissant son écuelle d’eau, la baille à la sœur Marie qui la but entièrement.

Cette vieille représente la tristesse et l’affliction, et la jeune fille, la joie et la consolation. L’écuelle pleine d’eau représentait les larmes que la sœur Marie avait à répandre. Elle quitte Notre Seigneur et Notre Dame avec les consolations, pour suivre la divine Volonté parmi les désolations. Elle dit quelquefois à Notre Seigneur : « Je vous aime bien, mais pourtant si vous m’envoyiez maintenant votre paradis et que vous ne commandassiez d’y entrer pour y être éternellement avec vous et pour y jouir de toutes les joies et félicités que vous y possédez, et que la divine Volonté me dit que j’allasse en enfer, je vous assure que je vous quitterais vous et votre paradis, et que je me jetterais tout à l’heure au milieu des feux de l’enfer.

- Vous ne m’aimez donc point ?, dit Notre Seigneur.

- Si ce n’est point vous aimer que de faire ainsi, répondit-elle, je ne vous aime donc point, car je ferais cela, et je ne puis avoir d’autres sentiments.

- Non ! répliqua Notre Seigneur, ce n’est pas que vous ne m’aimiez, mais c’est que vous aimez davantage ma divinité que mon humanité, car la divine Volonté, c’est ma divinité, et c’est elle qui règne sur moi et à laquelle je suis assujetti aussi bien que vous. »

*

Notre Seigneur lui dit un jour : « Faites un vœu.

- Et de quoi ? Lui dit-elle.

- De faire en tout et partout la divine Volonté, répliqua-t-il.

- Oui, mais je crains, ajouta-t-elle, de ne la connaître pas toujours.

- Vous ne serez point obligée à ce vœu, répartit Notre Seigneur, que quand vous la connaîtrez si clairement qu’il vous sera impossible d’en douter. »

L’an 1641, en la fête de tous les saints, elle entendit Notre Seigneur criant à haute voix : « O ma Mère, l’excès de mon amour ne me permet plus de retenir mes secrets.

- O mon Fils, répondit Notre Dame par trois fois, gardez-vous bien de dire vos secrets, sans en demander conseil à votre épouse. »

Alors il se retourna vers moi disant par trois fois : « O épouse, voulez-vous que je vous dise mes secrets ?

- A quoi je répartis aussi par trois fois : « Fiat voluntas tua.

- O Me voilà arrêté, dit-il. Quoi ! Ne voulez-vous point savoir mes secrets ?

- Non, je ne veux rien savoir que ce qu’il plaira à votre divine Volonté que je sache. » Là-dessus Il se tut pour cette heure-là. Mais peu de jours après Il me déclara ses secrets et me recommanda de les dire à quelqu’un, et me dit qu’il fallait lever entièrement le voile de dessus ma face, afin que celui-là connût la beauté de son épouse.

Notre Seigneur dit quelquefois à la sœur Marie85 : « Regardez-moi en face.

- Je ne sais ce que c’est que de vous regarder en face.

- Me regarder en face, répondit le Fils de Dieu, c’est regarder ma divine Volonté pour la suivre partout.

- Toutes les créatures nous font cette leçon, dit-elle, et même celles qui sont inanimées et insensibles » (car Dieu lui a fait voir plusieurs fois qu’elles regardent toutes, fixement et perpétuellement, la divine Volonté, attendant ses ordres pour les exécuter ponctuellement et au moment qu’elle a déterminé, et qu’elles haïssent tout ce qu’elle hait et aiment tout ce qu’elle aime, tant elles ont de conformité à ses divines dispositions, parce qu’il n’y a point de péché en elles qui les détourne ou éloigne un tant soit peu de leur premier principe, qui est la très adorable Volonté de Dieu.) »

*

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place, que feriez-vous ?

- Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable Volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.

- Mais si l’adorable Volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?

- Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.

- Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?

- Je vous assure qu’oui.

- Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ?

- Oui, je vous y laisserais.

- Ne vous étonnez donc pas si je vous y laisse, répliqua Notre Seigneur, car je ne fais rien que ce que la divine Volonté m’ordonne. Après cela, si elle voulait, dit encore Notre Seigneur, que vous me fissiez tout plein de petites promesses sans les accomplir, le feriez-vous ?

- A cela, dit-elle, je ne sais que répondre, sinon que je n’ai jamais rien promis à personne que je ne l’ai accompli.

- Aussi ne vous ai-je rien promis qui ne soit véritable et qui ne s’accomplisse. Mais ma divine Volonté a suspendu plusieurs effets de mes promesses qui s’accompliront en leur temps. »

*

L’an 1646, le 22 janvier, Notre Seigneur lui dit86 : « Ceux qui me donnent leur cœur pour y faire ma demeure, je leur donne mon paradis pour y faire la leur. Ceux qui se donnent à moi, je me donne à eux. Ceux qui me donnent leur volonté, je leur donne la mienne, mais il y en a très peu qui me la donnent.

- Tant de religieux et de religieuses qui font vœu d’obéissance, ne vous la donnent-ils pas ?

- Ils me la donnent pour me servir à gages et pour avoir les couronnes et les dignités du paradis, et travaillent à qui pourra atteindre plus haut. Mais les plus parfaits me donnent leur volonté, non pour m’en servir, mais pour la détruire et pour l’anéantir, de sorte que quand leur volonté se présente en quelques-unes de leurs actions pour y avoir part, ils l’écrasent sous leurs pieds ; et ceux-là ne regardent en tout ce qu’ils font que ma divine Volonté et ne craignent rien que de lui déplaire, et n’ont aucun égard au paradis ni à l’enfer, et c’est à ceux-là que je donne ma divine Volonté pour la leur.

*

Il lui arrive souvent87, ainsi qu’il est aisé de remarquer en ses écrits, qu’elle dit beaucoup de choses par des mouvements extraordinaires qui ne sont point d’elle, sans qu’elle y puisse résister, et quelquefois sans entendre ce qu’elle dit et même sans savoir ce qu’elle a dit par après.

Or un jour ayant demandé à Notre Seigneur d’où venait cela, Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine Volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses88. »

Le jardin de l’Amour divin89.



La sœur Marie assure qu’il n’y a rien de si terrible que l’Amour divin et que tout ce que la divine Justice lui a fait souffrir n’est rien en comparaison des tourments que l’Amour divin lui a fait porter : « J’aime, dit-elle, tendrement la divine Justice, car je la trouve douce, belle, agréable. Mais l’Amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais Il frappe bien rudement. Je tremble quand je Le vois. Quand on se plaint à Lui, Il ne fait qu’en rire ; on ne sait où Il va ni où Il mène ; Il se fait suivre à l’aveugle. »

Environ le temps des sortilèges qui durèrent cinq ans90, l’Amour divin que la sœur Marie appelle son père et qui la menait toujours par la main comme un père mène son petit enfant, lui donna un beau jardin tel qu’il est ici décrit : la forme et la figure de ce jardin est un triangle et comme un cœur. Il est environné tout autour d’une haie de grosses et piquantes épines fort hautes et épaisses. La porte est de bois de cèdre dont la serrure et la clé sont d’or. Tout autour de la haie, par dedans, il y a quantité de violettes. Au deçà de la violette, il y a quinze beaux pommiers, cinq de chaque côté, tous chargés de belles pommes, et en si grande abondance qu’il y paraît plus de pommes que de feuilles. Au deçà des pommiers il y a quinze palmiers. Entre tous ces palmiers il y a une vigne attachée à des échalas91 toute chargée de raisins. À un des côtés du jardin, devant la porte, il y a un très beau rosier. À l’autre côté, il y a un olivier chargé d’olives. Au pied de l’olivier une fontaine ou lavoir. Au milieu du jardin il y a un sépulcre dans lequel est un mort : de la tête de ce mort sort un cèdre qui est merveilleusement haut.

Ce jardin s’appelle le jardin de l’Amour divin, parce que c’est lui qui l’a planté par la sœur Marie. Ce cœur dont il porte la figure, c’est son cœur. Les épines représentent les douleurs et les peines qu’elle a souffertes. La violette, c’est le symbole de l’humilité. Les pommiers chargés de pommes signifient les païens qui se convertiront et qui porteront beaucoup plus de fruits après leur conversion que ne font pas les chrétiens. Le raisin de la vigne signifie l’amour et la charité.

Les palmiers, ce sont les prédicateurs qui travaillent à la conversion des âmes, comparés à la palme, parce qu’ils remporteront le victoire sur le péché. Mais pour monter à la palme, c’est-à-dire pour prêcher efficacement, il faut être enivré de l’amour de Dieu et de la charité du prochain : c’est ce qui est signifié par le raisin qui est au pied du palmier.

L’olivier, c’est la miséricorde que Dieu exercera vers les pécheurs. Le lavoir, c’est la pénitence ; le rosier qui paraissait couvert de glace et de neige comme au temps d’hiver, et qui sera tout couvert de roses au temps de la conversion générale, c’est la vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Lesquelles seront comme autant de belles roses qui s’épanouiront lorsque Notre Seigneur manifestera son ouvrage et qui embaumeront tout le monde de leur suave odeur.

Le corps mort qui est dans le sépulcre, c’est la sœur Marie qui est dans un état de mort et d’anéantissement. Le cèdre qui sort de sa tête, c’est la divine Volonté qui est vivante et régnante en elle. La porte, qui est de bois de cèdre et incorruptible, c’est la grâce divine. La serrure, c’est la Charité divine, et la clé c’est l’Amour divin sans lequel on ne peut entrer dans ce jardin.

*

Un jour la sœur Marie étant animée de la charité, s’écria92 : « Ô terre, terre, pourquoi me tiens-tu prisonnière dans ce monde ? » Il lui semblait qu’elle voyait la terre comme le fond de sa main et qui lui semblait comme un cachot.

Après cela on lui répondit : « Le ciel est fermé.

- Je parlerai donc à la terre. »

On répliqua : « Le silence est imposé à la terre. »

« Ensuite je vis la divine Justice qui venait du ciel pour visiter ses fermes en ce monde ici et faire payer ses fermiers de quantité de deniers dont ils lui étaient redevables. Elle était suivie du torrent de l’Ire de Dieu pour submerger tout le monde à cause de ses péchés. Elle avait un glaive, des flèches et un foudre qu’elle portait à la main. Au même temps, je vis la Charité divine qui allait au-devant et qui la pria de venir faire la collation chez elle. Elle y alla, et la Charité enivra la Justice de son vin, si bien qu’elle s’endormit. Pendant qu’elle dormait, la Charité alla aussitôt mettre des bondes à son torrent, afin d’empêcher qu’il ne se débordât pour noyer tout le monde.

Elle prit son glaive et ses flèches et les enivra de sang innocent, les ayant plantés dans le cœur de la sœur Marie. Elle lui arracha aussi le carreau de foudre qu’elle tenait à la main et elle le donna à l’Amour divin qui le bénit et le convertit en un flambeau d’amour. […]

Qu’est-ce que tout cela ? C’est que la divine Justice était prête de perdre tout le monde à cause de ses péchés ; mais la divine Charité lui a fait une collation, qui sont les souffrances de la sœur Marie, du sang de laquelle le glaive et les flèches de la divine Justice ont été enivrés. Le foudre, c’est l’Ire de Dieu que méritent les pécheurs. Le torrent, c’est celui dont il est parlé ailleurs, qui contient sept rivières. Lequel représente les peines et les coulpes tout ensemble, dont les deux bondes seront levées après que Notre Seigneur l’aura béni et converti ainsi qu’il est dit en son lieu, pour inonder toute la terre d’un déluge de grâces et de bénédictions.



Avec la divine Justice93.



En la même année, le 19 octobre, étant aux Complies aux Jacobins dans la chapelle du saint Rosaire, la divine Justice lui vint en mémoire. Elle l’adora et la remercia de toutes les faveurs qu’elle lui avait faites.

« Que demandez-vous ? dit la même Justice.

- Je n’ose rien vous demander de peur de vous déplaire.

- Demandez et vous recevrez.

- Je vous demande une quittance pour quelqu’un qu’elle nomma.

- Oui, dit-elle, je vous la donnerai, mais il faut qu’il lui en coûte quelque chose. »

Elle ajouta : « Disposez-vous, je veux venir demeurer avec vous.

- Vous avez demandé : avec moi ?

- Je veux demeurer avec vous.

- J’aime ceux qui m’aiment, c’est une chose bien rare de m’aimer uniquement et sans crainte. Les bons me craignent et les méchants me haïssent. Disposez-vous.

- Je ne sais aucune disposition.

- Levez-vous, dit la divine Justice, comme une belle aurore qui appelle le soleil»



Le jardin du Saint Sacrement94.



L’an 1645, le douze janvier, Notre Seigneur et Notre Dame étaient dans un jardin […] voyez comme elle le dépeint.

La porte est de fin or pour [montrer], ainsi qu’on lui a expliqué, que ceux qui sont dans le Saint Sacrement sont déifiés ; car on reçoit Notre Seigneur en soi par la communion, mais on est reçu en Lui par la déification, et c’est ce qui est signifié par ce jardin dans lequel entrent ceux qui sont déifiés. Aussi y a-t-il écrit sur la porte : « Il n’entre ici que des rois, c’est-à-dire des personnes revêtues de la royauté et des divines qualités de Jésus par une parfaite transformation et véritable déification. » Près de la porte du jardin il y a une table ronde de jaspe, qui représente le Cœur de Notre Seigneur. Les anges mirent dessus un doublier95 qui représente le cœur de Notre Dame. Sur le doublier, ils mirent un beau pain blanc qui représente la Divinité de Notre Seigneur. Autour du pain, ils mirent trois coupes d’or qui représentent les trois puissances de son âme. Autour des trois coupes, cinq vases de cristal qui représentent les cinq sens intérieurs. Autour des cinq vases, cinq autres de cristal, plein de vin vermeil, qui représentent les cinq sens extérieurs. Aux deux côtés, deux vases de terre blanche pleins de vin blanc, l’un desquels bouillonnait, qui représente l’Irascible, et l’autre le Concupiscible.

Les divins attributs s’assoient à cette table. La divine Justice dit, parlant à Notre Seigneur de la sœur Marie : « Faites approcher cet enfant, et qu’on lui donne son repas. » Mais l’Amour divin dit : « Elle jeûne aujourd’hui. » Et la Volonté divine dit à Notre Dame : « Allez la mener au jardin : on lui donnera demain son repas. » Elle la mena à l’entour du jardin dont la clôture est de rosiers tous chargés de roses rouges et blanches. Le fond du jardin est tout semé de fleurs de toutes sortes et fort odoriférantes. Dans ce jardin il y a sept ceintures d’arbres.

La première est d’un arbre fort haut et droit, les fruits duquel sont gros comme des pains d’un sou, et comme de couleur de pourpre dont le goût et si délicieux que ceux qui en mangent meurent à tout autre goût du ciel et de la terre. Dans ce fruit il y a trois pépins qui se mangent insensiblement avec les fruits, et étant mangés, ils germent dans le cœur, y prennent racine et y fructifient. Ces trois pépins sont la force divine, la grâce divine, la patience divine. Manger ce fruit, c’est désirer ardemment les souffrances. Notre Dame nomme cet arbre l’arbre de vie.

Les quatre ceintures suivantes sont de pommiers dont les pommes sont douces et amères, pâles d’un côté et rouges de l’autre, qui signifient mourir à soi pour vivre à Dieu.

La sixième ceinture est de palmes qui représentent la victoire. Au pied de ces palmes, il y a des vignes chargées de raisins dont on ne fait point de vin mais qui contiennent toutes les délices du paradis, et dont un seul grain est capable de ressusciter les morts. Les raisins représentent les communions.

La septième ceinture est de sept cèdres, lesquels représentent la divine Volonté.

Au milieu du jardin, il y a une belle fontaine dont l’eau représente la Sapience divine, et de cette fontaine partent sept ruisseaux qui sont les sept dons du Saint-Esprit, et chaque ruisseau va donner à chaque cèdre et arrose tout le jardin. A l’entour de la fontaine et des deux portes des ruisseaux, il y a des lys blancs qui représentent la pureté.

Cela n’est point expliqué, mais il est aisé à conjecturer que ce n’est autre chose que l’état de la sœur Marie qui est écrit en tout ce jardin.

*

L’an 1646, le dixième de septembre, comme la sœur Marie était à une messe haute qui se disait devant Notre Dame du Puits, la Sainte Vierge lui dit96 : « Suivez-moi ! » Et à l’instant elle se trouva dans un grand jardin carré, lequel était fermé d’une grande haie d’épines noires. Au-dedans, tout autour du jardin, il y avait une double haie de rosiers chargés de roses. Auprès, il y avait tout alentour un grand bordage97 tout rempli de toutes sortes de belles fleurs bien épanouies et bien odoriférantes. Le fond du jardin était tout d’argent poli. Aux quatre coins, quatre belles fontaines d’eau vive, et au milieu une belle fontaine d’or, laquelle était enchâssée dans de l’or, où il y avait deux grands tuyaux, dont l’un jetait le vin, droit en haut, et l’autre était recourbé en bas, et le vin tombait en plusieurs bassins d’or qui étaient autour de la fontaine.

Les quatre fontaines d’eau vive envoient chacune un ruisseau qui se vont communiquant l’un l’autre en forme de croix, faisant un doux murmure qui compose une musique fort agréable. Puis après s’être communiqués, ils se viennent tous rendre autour de la fontaine du milieu et lui demandent de son vin, et la fontaine libérale abaisse tous ses bassins et verse tout son vin dans ces quatre ruisseaux qui s’en vont ainsi, chargés de vin, à leur fontaine, dans le même ordre qu’ils sont venus, chantant toujours très mélodieusement. Ces quatre fontaines, après avoir reçu ce vin, renvoient derechef leurs ruisseaux d’eau pour demander encore du vin, ce qu’elles continuent toujours de faire, et elles ont chacune un tuyau d’argent par le moyen duquel elles communiquent l’eau et le vin mêlés ensemble à ceux qui sont hors du jardin. […]

Elle vit encore de belles jeunes filles revêtues de toutes sortes de couleurs qui s’en allaient boire à la fontaine de vin, et Notre Seigneur leur disait : « Buvez et vous enivrez, il n’y a point d’excès. » Après cela tous ces personnages disparurent, et Notre Dame aussi, qui les lui avait fait voir, si bien que la sœur Marie demeura toute seule près de la fontaine de vin. Mais Notre Seigneur lui parut derechef, revêtu de blanc avec le jeune homme revêtu de fin lin, et elle vit aussi un personnage revêtu de noir, ayant un voile noir sur la tête, qui passait par devant elle. Elle demanda à Notre Seigneur qui était ce personnage qui passait.

Notre Seigneur répondit : « C’est votre esprit.

- Pourquoi est-il revêtu de noir en ce lieu-ci ? »

Notre Seigneur répondit : « C’est qu’il porte le deuil de ses frères qui sont morts. Il s’en va à son oratoire prier Dieu pour eux. »

Elle lui demanda aussi : « Qui est ce beau jeune homme revêtu de fin lin ?

Notre Seigneur répondit en souriant : « C’est l’honneur. »

Elle répliqua : « L’honneur de notre pays n’est pas fait comme celui-là ; il n’est pas si beau. »

Il répondit : « Il y a autant de différence entre l’honneur du monde et celui-ci, qu’il y a entre le vrai Dieu et les idoles. »

Elle pria Notre Seigneur de lui donner une petite goutte de vin de cette fontaine, et Il la rejeta en souriant et pourtant lui disant : « Retirez-vous d’ici », mais plus elle s’approchait de Lui.

Voici l’explication que Notre Seigneur lui donna de toutes ces choses : le jardin carré représente l’humanité sainte de Notre Seigneur contenue dans le Saint Sacrement de l’autel. Les épines noires qui ferment le jardin représentent les châtiments et les malédictions de ceux qui s’en approchent indignement. Les roses des rosiers représentent l’amour et la charité, et toutes les autres fleurs représentent les autres vertus qui sont renfermées dans le Saint Sacrement.

Le fond du jardin d’argent poli représente la pureté de l’humanité de Notre Seigneur. Les quatre fontaines d’eau vive représentent les quatre plaies des mains et des pieds ; la cinquième, de vin, représente la plaie du cœur. L’eau vive représente les grâces, dons et bénédiction que Notre Seigneur nous a mérités par sa Passion, et le vin représente le grand Amour et la grande Charité de Notre Seigneur. Le tuyau qui est en haut, c’est l’Amour qu’il a pour son Père ; celui qui se recourbe en bas, c’est la Charité qu’il a pour nous.

Les ruisseaux d’eau demandent du vin pour enivrer d’Amour et de Charité ceux qui communient dignement qui sont hors le jardin, c’est-à-dire tous les chrétiens qui ne sont pas dans la déification. […] Les frères de ce personnage vêtu de noir sont les âmes mortes par le péché. L’habit noir représente la peine due à leurs péchés, dont il est chargé. Son oratoire, c’est son corps, et ses prières sont ses souffrances.

Tant plus que Notre Seigneur la rejetait, tant plus elle s’approchait de Lui, ce qui signifie que plus il semble rejeter les âmes qu’il aime, plus il les attire à soi, et plus elles s’approchent de Lui.



L’arbre émondé98.



Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse99, travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter100 toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines ». Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse.

En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : «Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant, avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset :« Sequar quocumque ierit »101. Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs102 qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.

Elle se trouva après cela au pied de l’arbre, près de la Sainte Vierge. Cet arbre émondé avait des rejetons de feuilles et elle se servait des estocs comme d’échelons pour monter. Quand au premier arbre, la Sainte Vierge lui bailla l’échelle qu’elle avait apportée, dont les échelons étaient de cordes et les deux côtés de bois, pour monter. Elles passèrent outre, et toujours la Sainte Vierge lui commanda d’essarter. Elles arrivent à un arbre tout sec. La Sainte Vierge lui donna sa hache, et elle, avec sa bêche, commença à fouiller la terre pour découvrir les racines de loin tout autour, et lui commande de couper les racines avec sa hache.

Quand elles furent coupées, la Sainte Vierge donna un coup de pied à l’arbre et le fit tomber, le sommet le premier, en bas, dans un profond abîme qui se trouva là. Elle demanda à la Sainte Vierge ce que voulaient dire toutes ces énigmes ; mais on ne lui a point expliqué. La sœur Marie dit que ce grand arbre signifie le Saint Sacrement, et un grand buisson de ronces qui étendait ses branches extrêmement loin, un grand seigneur très méchant qui avait des intrigues et correspondances fort éloignées.



Les saints au travail103.

On l’a vue plusieurs fois toute enflammée et toute transportée, parler en cette façon : « Oh ! Si la porte du Paradis m’était ouverte, j’y entrerais, non pas pour y jouir de la gloire et pour y demeurer, mais pour en faire sortir tous les apôtres et tous les saints, et pour les faire venir en ce monde afin de s’employer à détruire ce monstre qui est le péché et à sauver les âmes. » […]

Quelque temps après cela, étant à l’Église, elle dit à Notre Seigneur : « Permettez-moi de saluer le Saint Sacrement.

- Oui, dit-il, je vous le permets. » Et au même temps, il ajouta : « Voici mes deux apôtres saint Pierre et saint Paul que vous menacez tant de faire sortir du Paradis.

- Mais aussi, c’est grande pitié, dit-elle, de voir tant d’âmes qui se perdent. Qu’est-ce que tous vos apôtres, vos saints font qu’ils ne viennent nous aider à faire mourir le péché et à sauver les âmes ?



Catherine de Gênes & Gertrude104.



La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de sainte Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible, ce qui n’est point en la sœur Marie. Elle a passé ainsi, dès le commencement, par les plus hauts degrés de la contemplation que sainte Thérèse écrit dans ses livres, ainsi qu’il sera rapporté plus amplement dans le livre suivant. « Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eue de l’enfer ».

Sainte Gertrude demande quelquefois des récompenses et des consolations ; cela est insupportable à la sœur Marie.

Mais sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut, elle ne veut pas même des Indulgences. Demandez-lui comme elle veut être : « Comme je suis, dira-t-elle, et non autrement, parce que Dieu veut que je sois ainsi. » Et voilà ce que la sœur Marie aime. C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur. Cette sainte haïssait l’amour-propre plus que l’enfer et disait qu’un seul grain d’amour-propre, quoiqu’il n’y en eût pas plus gros qu’un grain de moutarde, serait capable d’empoisonner tout le monde. Elle disait aussi que si une seule goutte d’amour divin tombait dans l’enfer, il le changerait en un Paradis et convertirait tous les diables en des anges.



L’Église et l’état où elle est105.



Un jour, la sœur Marie entendait Notre Seigneur qui disait : « Le soleil s’est éclipsé, la lune s’est couverte d’un voile noir, les étoiles ont perdu leur lumière. » Il dit ensuite que ce soleil dont Il parlait était tous les ecclésiastiques depuis le premier jusqu’au dernier, que la lune signifiait les nobles et les officiers, et que les étoiles représentaient tous ceux qui sont attachés par la foi au ciel de l’Église.

*

Un jour, ayant la messe en la chapelle des vicaires, Notre Seigneur lui parut fort triste et lui dit106 : « Mon épouse est devenue lépreuse. Je lui dis qu’elle s’aille laver sept fois au fleuve du Jourdain et qu’elle deviendra belle et blanche comme un petit enfant. Voici une belle chemise que ma mère m’a donnée, allez [la] lui porter et qu’elle la revête à la sortie de l’eau. »

Ensuite Notre Seigneur lui expliqua ceci en cette façon : son épouse, c’est l’Église ; la lèpre, c’est le péché ; le Jourdain, c’est la pénitence ; elle doit s’y laver sept fois pour y être purgée des sept péchés mortels. La chemise, c’est l’humanité de Notre Seigneur ; elle se revêt de cette chemise à la sortie de l’eau, c’est-à-dire après la pénitence par le don de la grâce méritée par la Passion de Notre Seigneur. Lui porter cette chemise, c’est lui aider à faire pénitence par prières, jeûnes, larmes et souffrances : c’est ce que fait la sœur Marie.

Pour sauver tout le monde107.



- Mais si, pour sauver tout le monde, dit Notre Seigneur, il fallait consentir un péché, ne le feriez-vous point, vous qui avez tant d’amour pour les âmes ?

- Non, dit-elle, quand il faudrait racheter une infinité de mondes.

- Mais si j’étais moi-même dans l’enfer, ne le feriez-vous point, pour m’en retirer ?

- Non, je n’en ferai rien.

- Si à faute de cela Mon humanité devait être anéantie, souffririez-vous qu’elle le fût ?

- Oui, je le souffrirais, plutôt que de contrevenir en la moindre chose du monde à la divine Volonté.

- Mais quoi ! dit Notre Seigneur, s’il y allait de Dieu même, que feriez-vous ?

- Je vous dis, répliqua-t-elle, que, quand par impossibilité Dieu devrait être anéanti, je ne pourrais pas consentir aucun péché, si petit qu’il fût, c’est une chose impossible.

- Ô, dit Notre Seigneur, voilà le « clamans voce magna ». Il ne reste plus que ce mot « expiravit».108

*

Elle a été un temps109 dans un désir extrême de la mort qui faisait qu’elle l’appelait sans cesse : « O mort, ô belle mort, venez, venez, promptement, ô glorieuse mort, ô triomphante mort. » Elle ne savait pourquoi elle avait ce désir, car ce n’était ni par ennui de souffrir, ni par désir d’aller en Paradis. [302] Faisant réflexion là-dessus, elle dit à Notre Seigneur : « Pourquoi est-ce que je désire tant la mort, d’où vient ce désir ?

- C’est moi, dit-Il, qui vous l’ai donné : c’est ma Passion qui désire en vous la mort de tous les péchés, car c’est le fruit de ma Passion qu’ils soient tous détruits et anéantis avec tous les plaisirs, vanités et autres choses qui sont contraires à ma divine Volonté. »

Un jour Notre Seigneur lui ayant demandé ce qu’elle désirait le plus :

« La Vérité », dit-elle.

- « Ce n’est point cela », dit Notre Seigneur.

- « C’est donc vous », dit-elle.

- « Non, ce n’est point moi que vous désirez le plus. » Le lendemain, Il lui dit que ce qu’elle désirait le plus, était l’anéantissement du péché, et elle connut en vérité que cela était ainsi.



Contre l’orgueil110.



Elle a connu une femme qui employait son bien en œuvres de miséricorde, à ensevelir les morts, visiter les malades et à nourrir et assister les pauvres. Elle jeûnait si austèrement qu’elle ne prenait qu’un repas en deux jours, et ce, de pain et d’eau. Elle faisait grand nombre de prières et y employait souvent tout le jour et une grande partie de la nuit. Elle ne portait point de linge. Elle recevait des injures en pleine rue sans aucun ressentiment, et un jour une bien pauvre femme lui bailla un soufflet qu’elle souffrit avec une grande patience.

La sœur Marie pria pour elle et, dans ses prières, on lui fit connaître qu’elle était coupable d’orgueil et en état de perdition, et que le sujet de son orgueil était ses austérités à cause desquelles elle s’estimait beaucoup. Elle demanda pardon pour elle et on lui demanda ce qu’elle voudrait faire pour l’obtenir. Elle se soumit à tout faire pourvu qu’elle lui obtînt la grâce de communier dignement. On la lui accorda à condition que de nuit elle ferait la procession autour la cathédrale à nu-genoux et qu’elle souffrirait tous les mauvais traitements qui lui devaient arriver à cette occasion : ce qu’elle fit et souffrit d’être huée de tout le monde comme quelque loup-garou ou sorcière, parce qu’elle avait la tête enveloppée de peur d’être connue. Elle y fut plus d’une heure.

Ensuite de cela, cette femme ne put plus faire ses austérités accoutumées, particulièrement ses jeûnes de deux jours. Elle jeûna les jeûnes de l’Église, reprit le linge et ne fit plus tant de prières et le tout d’elle-même, parce qu’elle devint infirme et perdit cette dévotion sensible qui lui faisait faire tant de prières. Notre Seigneur lui envoya cette infirmité qui lui ôta le pouvoir de jeûner, afin de lui ôter la vanité et son orgueil. […]



Contre l’amour-propre, la vanité et l’orgueil111.



Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que l’amour-propre, la propre excellence et la vanité font de grands dégâts parmi les personnes qui font profession de dévotion et que l’orgueil en damne plusieurs. […]

La vanité ne cherche qu’à empoisonner et faire mourir Notre Seigneur. Elle l’empoisonne, l’affaiblit et le rend malade par les actions qu’elle fait faire à l’âme par esprit de vaine gloire, et elle le fait mourir lorsqu’elle le conduit jusqu’à l’orgueil. Voilà les âmes dans lesquelles Notre Seigneur est vivant et non régnant, car Il est en elles en qualité de pensionnaire seulement et non pas comme maître de la maison. C’est l’amour-propre et la propre excellence qui y dominent et qui en sont les maîtres.

Mais l’âme fidèle prend un grand coutelas qui est la haine de soi-même, et d’un seul coup elle tranche la tête à tous deux, et alors la vanité s’enfuit. Le diable la voulant faire rentrer par une autre porte vient là-dessus et dit à l’âme : « Ô que vous avez bien fait ! » Mais comme elle l’aperçoit, elle le connaît et le chasse promptement en s’humiliant dans le plus profond de son néant, et référant à Dieu tout l’honneur et toute la gloire.

Les âmes dans lesquelles Notre Seigneur est vivant et régnant, ce sont celles qui ne désirent rien en ce monde et en l’autre que de suivre en tout et partout Sa très adorable Volonté, et dans lesquelles l’amour-propre et la propre excellence et la vanité sont anéantis, ou pour le moins tellement affaiblis qu’ils ne dominent pas, mais Notre Seigneur qui est le maître de la maison et qui y règne plus ou moins, selon les divers états de grâce et d’amour qui s’y rencontrent, car où il y a plus d’amour divin et moins d’amour-propre, il y règne plus parfaitement.

Ceux qui font de bonnes actions avec intention non de plaire à Dieu, mais d’accroître leur mérite, ils auront récompenses comme serviteurs. Ceux qui font bien sans espoir de salaire sont comme mes enfants qui auront part à ma gloire, comme qui mettrait une goutte d’eau en la mer aura part à la mer, mais ceux qui se vantent de ce qu’ils n’ont pas fait, Il se vengera d’eux comme ceux qui dérobent l’eau de la mer.



Une femme fort éplorée112.



L’an 1646, le samedi de Pâques, on lui fit voir une femme fort éplorée et affligée. Elle fit ce qu’elle put pour se détourner de cette vue, mais il lui fut impossible. Elle vit donc cette femme qui avait la mamelle droite extrêmement enflée et enflammée, laquelle elle regardait en pleurant amèrement et disant qu’elle lui causait une grande douleur.

La sœur Marie demanda à Notre Dame d’où venait cette enflure et cette inflammation qui faisait souffrir tant de douleurs à cette femme. «C’est, dit-elle, qu’elle a la mamelle pleine de sang. » Alors Notre Dame prit une grande feuille verte, la bailla à la même femme et lui dit : «Prenez cette feuille et la mettez sur votre mamelle, elle en ôtera l’inflammation et la douleur et en fera sortir le sang, et quand elle sera vide de sang, je la remplirai de lait. » Cette femme ayant mis cette feuille sur son sein, Notre Dame la lui enveloppa d’un beau linge blanc.

Ensuite de cela, la sœur Marie demanda à Notre Dame quelle était cette femme. « C’est l’Église », dit-elle.

« Qu’est-ce que la mamelle de l’Église ?

- Ce sont tous les ordres religieux qui sont dans l’Église. Au temps qu’ils étaient unis ensemble par l’amour et la charité et qu’ils n’étaient qu’un cœur et une âme, ils remplissaient la mamelle de l’Église de lait, ce qui signifie le bon exemple qu’ils donnaient en ce temps-là par la sainteté de leur vie, et l’Église en allaitait les pécheurs et les attirait à pénitence et dévotion. Mais maintenant, ajouta Notre Dame, ô malheur ! Une harpie est entrée dans tous les Ordres qui leur ôte le pain de la main et de la bouche et les fait languir de faim, et la plus grande partie en sont morts. Cet harpie est l’envie qu’ils ont les uns contre les autres, laquelle leur ôte l’amour et la charité qui sont le vrai pain de vie qu’elle leur arrache de la bouche et de la main, en leur ôtant de la bouche et de la main les paroles et les actions de charité qu’ils devraient dire et faire les uns au regard des autres, et elle y met à la place la haine et l’animosité, et c’est le sang dont cette mamelle est remplie. »



Le sucre de monsieur de Bernières113.



Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut, il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter ; mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué ; mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint point.

Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. »



Le monde114.



Un jour Notre Seigneur fit voir à la sœur Marie un arbre qui était au milieu d’une belle plaine herbue et verdoyante. Il était fort haut et s’élevait en pointe. Au bas il était fort touffu et étendu. Les feuilles en étaient parfaitement belles, mais au derrière il y avait un hameçon caché et toutes les feuilles tremblaient. Cet arbre, c’est le monde, les feuilles sont les voluptés différentes dont le diable se sert pour accrocher les âmes. Elles sont tremblantes parce qu’elles sont honteuses. Ce fut Notre Seigneur qui donna cette explication.

En l’année 1644, elle disait souvent : « Hélas ! Où sommes-nous ? Nous sommes dans un désert où on ne voit personne, où on n’entend que des bêtes qui hurlent. » On lui fit entendre que ce désert, c’est le monde parce que l’on n’y voit plus que fort peu d’hommes et qu’il n’est presque plus habité que de bêtes, c’est-à-dire de personnes qui mènent une vie brutale.



Mon esprit s’en est allé au néant115.



L’an 1653, le 29 juillet, la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination. C’est une vérité véritable, de laquelle il m’est impossible de douter. Il y a quelque temps que Notre Seigneur m’avait dit qu’Il me donnerait un baiser de Sa divinité, et Il m’a dit depuis que ce grand amour de mon esprit au regard de Sa divine Volonté est le baiser de Sa divinité. Aujourd’hui Il me disait : « Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?

- Non !

- Pourquoi cela ?

- Parce que je ne le puis aimer.

- Pourquoi cela ?

- Parce que je ne veux aimer que Dieu seul. Quand j’aurais l’amour de tous les séraphins, de tous les saints et de toutes les créatures, je n’en voudrais pas donner la moindre étincelle à mon esprit.

- Mais si je vous commandais de l’aimer ?

- Vous ferez ce qu’il Vous plaira, mais il m’est impossible de donner à une créature l’amour qui n’est dû qu’au Créateur, et je sais bien que vous ne commandez jamais des choses impossibles.

- Mais si Je disais que Je veux votre esprit et que Je ne vous veux pas si vous ne voulez le recevoir et l’aimer, et qu’ainsi il faut que vous vous en alliez au néant si vous ne voulez pas l’aimer ?

- Je vous dirai que j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. Je veux bien vivre avec lui pour le servir et lui obéir, et non pas pour l’aimer, si ce n’est en la manière que j’aime les saints et que j’aime toutes les bonnes choses, mais non pas de l’amour duquel je dois aimer Dieu. C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelles qu’elles soient, quand elle égalerait celles de l’enfer, voire même quand une personne souffrirait tous les tourments que toutes les créatures qui ont été, sont et seront, pourraient endurer, elle ne pourrait jamais le mériter. Il n’appartient qu’à Dieu seul, car il n’est pas permis d’aimer de cet amour-là ni les anges, ni les saints, ni la Sainte Vierge, ni même Notre Seigneur en tant qu’homme, ni aucune chose créée quelle qu’elle puisse être.

Je l’appelle un amour déiforme parce qu’il est marqué du caractère de Dieu. Il porte les signes et les sceaux de Dieu, et ces sceaux sont les divins attributs dont ils portent l’impression, afin qu’on sache qu’il n’appartient qu’à Dieu et à ses divins attributs. Cet amour est dans les sens, et néanmoins il n’est point sensible : c’est un des effets de mon beau verset qui m’a été donné depuis un si long temps et qui ne m’a été donné que pour mes sens. Ce sont ces belles démarches de la divine Sapience dans ma chair et dans mon sang que j’ai vues il y a si longtemps et desquelles j’étais bien assurée qu’il était impossible qu’un autre que la Sapience éternelle en peut faire de semblables. Elle a fait ces démarches dans ma chair et dans mon sang, lorsqu’elle en a pris possession. C’est elle qui a mis cet amour déiforme dans mes sens et qui les marque de ses signes et de ses sceaux. C’est ce baiser de l’humanité de Notre Seigneur qu’Il avait promis de donner à mes sens, car c’est ainsi que les sens aiment la Divinité. C’est la plus haute disposition qu’ils puissent avoir pour se préparer au mariage divin qui se doit faire entre les sens de Notre Seigneur et eux. Je n’eusse jamais cru que les sens eussent été capables de choses si grandes. Aussi ils sont tout honteux et tout tremblants de voir qu’on les veuille élever à une chose si grande, et s’en excusent et disent qu’ils n’aspirent pas là, qu’ils ne demandent pas cela, qu’ils ne le désirent [340v] pas. Mais Dieu fait ce qui Lui plaît. Ce sont ici des vérités véritables dont je porte une impression si forte qu’il m’est impossible d’en douter ni de parler autrement. »

La sœur Marie a dit toutes ces choses en la façon qu’elles sont ici écrites.

*

Notre Seigneur lui a fait connaître la différence entre celui qui agit par amour propre et celui qui agit pour l’amour de Dieu116, c’est-à-dire qui ne désire autre chose que de Lui plaire et Le suivre en tout et partout Sa divine volonté. Celui-là ressemble à un voyageur qui, dans un chemin beau et droit, court promptement et se dépouille tout nu pour aller plus vite ; et celui qui agit par intérêt, ressemble à un homme qui marche dans un dédale et qui avec cela se charge de tout ce qu’il rencontre qui lui peut être utile en toutes les occasions qui s’offrent. Il ne regarde pas ce qui est plus agréable à Dieu, mais ce qui lui sera plus utile et plus méritoire. Tous les chemins lui sont bons pourvu qu’il y ait à gagner pour lui. Un tel homme avance fort peu et travaille beaucoup. Ceux qui marchent par le premier chemin sont vrais enfants de Dieu. Ceux qui marchent par le second sont des serviteurs à gages.



Dévotion sensible & sécheresse117.



Le 17 novembre 1645, Notre Seigneur lui ordonna de dire un rosaire. Ce qu’elle fit. Quand elle l’eut dit, Il revint et lui dit : « Vous n’avez point de dévotion.

- Non, dit-elle, car vous ne m’en avez pas donné. »

- Ensuite de cela, Il lui dit : « Je veux vous faire voir la différence qu’il y a entre deux âmes dont l’une prie avec dévotion sensible, l’autre avec sécheresse, par cette similitude. Représentez-vous deux peintres auxquels un roi a ordonné de remettre en couleur deux siennes images que lui-même avait peintes, mais elles avaient été salies, gâtées et décolorées. Il leur a donné à tous deux de l’eau qui est nécessaire pour les décrasser ; il leur donne aussi à chacun une pièce d’or pour acheter des couleurs nécessaires, et à chacun un pinceau pour les appliquer. Mais il y a entre eux cette différence, que leur roi loge l’un de ces peintres dans son palais, le fait manger à sa table et l’honore souvent de sa présence pendant qu’il travaille, et lui donne la consolation de son entretien. L’autre peintre travaille tout seul en son logis au cœur de l’hiver et dans la rigueur du froid. Ils font également bien l’un et l’autre. Lequel est-ce des deux qui mérite plus de récompense ? Sans doute c’est le dernier. »

Les images sont les âmes souillées du péché. L’eau, c’est la contrition. La pièce d’or, c’est le franc arbitre. « Ô la belle pièce d’or », disait Notre Seigneur. Les couleurs sont la vraie foi, la vraie espérance et les autres vertus. Le pinceau, c’est la grâce. Le premier des deux peintres, c’est celui qui en bien faisant a une dévotion sensible, le second est celui qui travaille avec sécheresse. Lequel est-ce des deux qui plaît davantage à Dieu ? C’est le second. Mais malheur à celui qui jette le pinceau et qui laisse fouler au pied l’image du grand roi !



Contemplation118.



Auparavant qu’elle vînt à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle la Règle de la Perfection, qui est divisé en trois parties119. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.

Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin-là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie.

*

Un jour qu’elle était dans l’église environnée d’enfants qui faisaient du bruit et qu’elle s’en plaignait, Notre Seigneur lui dit120 : « Allez-vous en à la porte du chœur, là où tout le monde passe : Je vous y parlerai avec autant de tranquillité que si vous étiez dans une profonde solitude. » Elle y alla et quoiqu’elle fût environnée, poussée, pressée et heurtée de tous côtés, Notre Seigneur lui parla, et elle L’entendit avec autant de paix que si elle avait été ravie, pour donner à entendre qu’avec l’aide de Dieu on peut être recueilli en tout lieu et en tout temps, et que sans lui tous nos efforts sont vains.

*

Étant allée un jour à Notre Seigneur pour lui demander quelque chose, Il lui dit121 : « Retirez-vous », c’est-à-dire, détournez votre esprit de cela. Elle s’en va.

Il la rappelle, disant : « Venez ici : J’ai un mot à vous dire. »

Elle revient : « Eh bien ! Que demandez-vous? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

- Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

- Voulez-vous la contemplation ?

- Non.

- Quoi donc ?

- Je demande la connaissance de la Vérité !

- Savez-vous bien à qui vous ressemblez ? A un pèlerin ou voyageur qui est tellement lassé qu’il ne peut faire un pas qu’il ne demeure sur la place, tellement altéré qu’il est prêt de mourir de soif si on ne lui donne à boire, tellement affamé que la faim lui va étouffer le cœur si on ne lui donne à manger. Cependant voici venir quelqu’un qui lui dit : « Mon ami, voulez-vous voir un beau jardin qui est ici proche ? Vous y verriez de belles allées, de belles salles vertes et des parterres tout pleins de fleurs dont la vue et l’odeur sont bien agréables.

- Hélas ! dirait-il, ce n’est pas ce qu’il me faut à moi, qui ne fais qu’attendre le repos, le repas ou la mort.

- Mais je ne sais ce que c’est que tout cela, dit la sœur Marie, qu’est-ce que c’est que cette méditation et cette contemplation ?

- La méditation, c’est la considération des oeuvres de Dieu et de ses Mystères représentés par les allées et salles vertes du jardin. La contemplation est représentée par le parterre plein de fleurs. Et il y en a de trois sortes. La première est la spéculation des divins attributs que l’entendement présente à la volonté, laquelle se porte à les aimer ardemment ; mais celle-ci est fort périlleuse car souvent l’amour-propre et la vanité s’y mêlent : la vanité flatte les contemplatifs et leur fait croire qu’ils sont bien plus saints que les autres, et lorsqu’il se présente quelque occasion de faire ou de souffrir quelque chose de grand pour Dieu, l’amour-propre leur fournit des raisons fort subtiles pour s’en excuser, comme : « Je perdrais ma réputation », ou : « Je ne crois pas que ce soit la volonté de Dieu que je fasse cela », et autres semblables défaites.

« La deuxième contemplation est beaucoup meilleure, plus sûre, plus parfaite et plus agréable à Dieu. Celle-ci consiste à regarder toujours la divine Volonté pour la suivre partout, à l’exemple du Fils de Dieu qui a très parfaitement accompli en toutes choses la Volonté de son Père, sur lequel il faut souvent jeter les yeux, considérant comme Il a suivi la divine Volonté en la pratique de toutes les vertus et en toutes ses pensées, paroles et actions, afin de l’imiter en cela. Il n’y a jamais de péril en cette contemplation. La première a un plus beau visage, mais celle-ci est plus noble, plus riche et plus parfaite.

« La troisième contemplation, c’est lorsque la propre volonté est entièrement anéantie et transformée en la divine Volonté.

*

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’ils avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation ; ils demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour122.

Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’ils lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.

« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente : celle des croix est bien plus noble et plus royale, parce que c’est celle par laquelle le Roi des rois a marché. Il est vrai que celle-là est toute couverte de fleurs, et celle-ci d’épines, mais celle-ci est bien plus courte que celle-là. »

[…]

La sœur Marie, ayant dit ces choses et plusieurs autres aux personnes susdites et ayant répondu et satisfait suffisamment à toutes leurs propositions durant 15 jours, comme ils voulaient continuer à lui parler sur le même sujet, elle leur dit : « La porte est fermée, je n’entends plus rien à tout ce que vous me dites.

« Et en effet, dit-elle, il me semblait qu’ils me parlaient un langage étranger. Je n’y entendais plus rien et n’y voyais plus goutte, parce que la lumière qu’on m’avait donnée pour leur parler, s’était entièrement retirée. »



Le jardin des contemplatifs123.



Un jour124, la sœur Marie se sentant fort pressée de la faim qui n’était pas naturelle, elle s’en va à sa mère la Sainte Vierge pour la prier de lui donner quelque chose à manger. Elle la voit venir qui lui apporte une branche de cerises qu’elle met sur la table. C’était une figure de plusieurs personnes de piété qu’elle lui devait bientôt amener. La sœur Marie lui demande : «D’où venez-vous ?

- Je viens, dit-elle, de mon beau jardin.

- Où est-il ? , dit la sœur Marie.

- Il est au terroir d’Eden, répond Notre Dame.

- Je voudrais bien y aller, ajouta la sœur Marie.

- Venez, répartit la Sainte Vierge, je vous y ferai entrer.

Ayant dit cela, elle marche devant, la sœur Marie la suit. Elles arrivèrent à la porte que la Sainte Vierge ouvrit, puis entre la première et la sœur Marie après elle. Étant entrée, elle le contemple, et voici ensuite comment comme elle le décrit :

« Il y a des cerisiers et des pruniers chargés de prunes et de cerises. Au-delà des cerisiers et pruniers sur le bord du jardin, il y a une haie d’épines, de ronces et broussailles, et au-dehors rien que ténèbres et horreurs. Au pied des pruniers et cerisiers, il y a quantité de framboises. Au-deçà des pruniers et des cerisiers, il y a une grande allée qui environne le jardin et qui est toute couverte de violettes. Dans le jardin, il y a trois autres allées couvertes semblablement de violettes, mais de violettes doubles, qui sont bien plus doubles et odoriférantes que celle de l’allée qui est tout autour du jardin. Il y a un pommier chargé de belles pommes. Il y a aussi plusieurs parterres dans lesquels il y a des carreaux de toutes sortes de fleurs, comme de roses, de lys, d’œillets et autres semblables.

Les divins Attributs se promènent dans le jardin de cette façon. La Justice et la Miséricorde se promènent ensemble dans une allée. Dans une autre allée la Toute- Puissance et la Divine Volonté ; et l’Amour divin avec la Charité divine dans une autre. Et tous ces divins Attributs prennent un grand contentement à marcher sur les violettes dont les trois allées qui sont dans le jardin sont toutes couvertes, et à mesure qu’ils les foulent de leurs pieds sacrés, elles se rehaussent et deviennent plus belles et plus odoriférantes qu’auparavant.

« Notre Seigneur et Notre Dame se promènent ensemble dans l’allée qui environne le jardin, la Sainte Vierge étant appuyée sur le bras de son Fils, et tous deux cheminent avec des démarches si belles et si agréables que cela ne se peut exprimer, et s’en vont chantant : « Fulci me floribus quia amore langueo125 » et disant aux cerises : « Engraissez-vous et mûrissez afin que nous vous mangions et convertissions en notre substance. » Les divins Attributs jettent aussi plusieurs regards sur les cerises et sur les prunes. » 

« Le jardinier de ce jardin, c’est la Sapience Éternelle qui a trois travaillants pour lui aider, à savoir : la Force, la Grâce et la Patience divine. La Force divine fouit et remue la terre pour la disposer à recevoir la semence. La Grâce divine la sème et la Patience l’engraisse, la herse et couvre la semence. »

Voilà la forme et la figure de ce jardin, dont l’explication ne fut point donnée aussitôt mais quelque temps après. Notre Seigneur la donna en cette façon qui n’est point la principale mais la littérale, et dit qu’il y en avait bien d’autres plus relevées qu’Il n’a point dites. Ce jardin est le jardin de Notre Seigneur et de Notre Dame et le jardin des Contemplatifs. Il est situé au terroir d’Eden, c’est-à-dire dans une terre grasse et fertile, proche d’un autre jardin qui s’appelle le Paradis terrestre ainsi qu’il sera dit à la fin.

La branche de cerises que la Sainte Vierge apporta, représente le père E[udes] et ses frères qui ont été amenés ici par elle et qui furent tirés alors du cerisier pour passer au prunier, c’est-à-dire, qui furent confirmés en grâce, car les cerises sont les figures des bons chrétiens qui commencent à entrer à la perfection.

La chair de la cerise représente le corps qui est extrêmement fragile et facile à corrompre. Le noyau signifie l’âme qui est plus forte à résister aux tentations. Lorsqu’ils quittent le monde, ils montent au cerisier et Notre Seigneur leur aide à monter. La cerise a une petite aigreur qui la rend plus agréable au goût, ce que marque la peine que les bons chrétiens ressentent en quittant le monde auquel ils étaient attachés, ce qui les rend d’autant plus agréables à Dieu qu’ils ressentent davantage de peine à y renoncer pour l’amour de Lui.

Pendant qu’ils demeurent dans le cerisier, ils sont comme dans le noviciat de la vie chrétienne, mais pour faire profession, ils passent dans le prunier et deviennent prunes, c’est-à-dire, ils sont profès dans la vie et perfection chrétienne et sont confirmés en grâce, ce qui est signifié en ce que les prunes sont beaucoup plus fortes et plus fermes que les cerises. Ceux qui passent des cerisiers aux pruniers commencent à entrer dans la transformation et lorsqu’ils sont bien mûrs, Notre Seigneur et Notre Dame les mangent et les convertissent en leur substance, et ainsi ils entrent dans la déification, n’ayant plus qu’un esprit, qu’un cœur, qu’une volonté avec Dieu et étant revêtus des qualités et perfections de Dieu.

Les framboises sont les petites [actions] faites pour Dieu avec bonne intention, desquelles Notre Seigneur et Notre Dame se repaissent. Aussi les épines et les ténèbres qui sont hors le jardin sont les méchants qui sont en péché mortel.

Les trois allées qui sont dans jardin sont les trois puissances de l’âme de Notre Seigneur et de Notre Dame. La violette, c’est leur humilité dont ils sont remplis.

L’allée qui environne le jardin et qui est comme l’extérieur du jardin représente les sens intérieurs et extérieurs du Fils de Dieu et de sa sainte Mère. La violette n’est pas ici si belle comme dans les trois allées parce que ce qu’on a de l’extérieur de l’humilité de Notre Seigneur et de Notre Dame, était beaucoup moindre que ce qui était dans leur intérieur.

L’allée dans laquelle la divine Justice et la divine Miséricorde se promènent, c’est la mémoire, d’autant que la Justice et la Miséricorde comprennent toutes les œuvres de Dieu et que la mémoire les doit aussi contenir et conserver. La Toute-Puissance divine et la Volonté divine se promènent dans une autre allée qui signifie l’entendement, car c’est le propre de l’entendement de contempler les choses grandes et hautes comme sont la Toute- Puissance et la Volonté divine. L’allée dans laquelle l’Amour divin et la Charité sont, c’est la volonté, parce que c’est le propre de la volonté d’aimer. […]



Le soin du prochain126.



Un pauvre homme de Coutances se rompit le col en descendant la montée de sa maison et mourut à la place sans recevoir aucun sacrement. La sœur Marie l’ayant su, elle s’en alla prier Dieu pour lui ; et Il lui fit connaître qu’il était sauvé parce qu’Il approuvait les bonnes actions. Et en effet s’en étant informée de ses voisins quelle était sa vie, ils lui dirent que c’était un bon simple homme qui prenait plaisir à voir faire des actes de dévotion à ses voisins et qui disait ordinairement : « Dieu leur fasse la grâce de faire prière qui Lui soit agréable. » Sur quoi Notre Seigneur dit à la sœur Marie que cela était cause de son salut et que ceux qui se réjouissent de voir les autres faire des actions de vertu et qui les approuvent, participent au fruit de leurs bonnes œuvres.

*

Notre Seigneur a aussi fait connaître qu’une pauvre fille de Coutances nommée la Bouffonne, et qui avait été vilaine et ivrognesse, serait sauvée pour avoir assisté une petite orpheline de cinq à six ans que des religieux avaient fait enlever de devant leur porte croyant qu’elle avait la peste, et il lui fut dit que ceux-là avaient refusé une belle robe rouge et l’avaient laissée prendre à cette pauvre fille par cet acte de charité qu’elle avait pratiqué.

*

Lorsqu’elle était en enfer127, dans un intervalle de huit jours, elle vit l’Amour divin qui était caché derrière un rideau, d’où il lui fit voir un doigt seulement avec lequel il lui montra un nombre innombrable d’âmes telles qu’elles sont quand elles sortent de la main de Dieu avant que de tomber dans le péché originel, et elle les voyait ornées d’une si grande et admirable beauté que tous les hommes de la terre ne sont point capables de la comprendre ni de l’exprimer. « Ô, disait-elle alors, je ne m’étonne pas si Dieu est descendu du ciel pour racheter de si belles créatures ! » Elle eût voulu et elle demandait à Dieu de souffrir toutes les peines d’enfer jusqu’au jour du Jugement et au-delà pour empêcher qu’une seule de ces âmes ne tombât dans le péché originel, - à quoi on ne répondit mot, - tant elle était enivrée de cette beauté : elle lui semblait si ravissante qu’à peine pouvait-elle croire, par manière de dire, que la beauté même de Dieu fût plus grande.

Cette vision était seulement intellectuelle et elle dura huit jours sans interruption, durant lesquels elle disait : « Ô beauté incompréhensible des âmes, ô admirable beauté ! Tout ce qu’il y a de beau et d’éclatant dans toutes les créatures n’est que ténèbres et laideur en comparaison. Ô quelle est cette beauté ? Est-elle comme celle du soleil et des étoiles ? Non, ce n’est rien dire que cela ! Qu’est-ce donc ? Je n’en sais rien, car elle est si merveilleuse qu’il n’y a point de paroles ni de comparaisons capables d’en exprimer la moindre partie» , et cette vision lui est une vérité infaillible et dont elle ne peut douter.

*

Un jour128, se plaignant à Notre Seigneur de ce qu’elle avait extrêmement faim de souffrir pour Son amour et pour le salut des âmes, Il lui dit qu’Il lui voulait faire une collation. Au même temps elle vit une table couverte de mets très délicieux, Notre Seigneur étant assis d’un côté et la Sainte Vierge au bout. Il lui dit : « Mettez-vous de l’autre côté vis-à-vis de moi.

- Non, dit-elle, je ne m’y mettrai point.

- Pourquoi ? répondit Notre Seigneur.

- C’est que je ne veux pas qu’il y ait rien entre Vous et moi, je veux être auprès de Vous.

- Il n’y a que la table entre nous deux, dit le Fils de Dieu.

- Je le sais bien, répliqua-t-elle, et ce que c’est que Votre table. Ce sont des consolations, mais je n’en veux point, je n’en veux pas. Je Vous aime uniquement et tout seul, et non point Vos douceurs et Vos délices ; car quand Vous n’auriez que les peines d’enfer à me donner, je Vous aimerais mieux seul avec les peines que cent mille paradis sans Vous.

- Le moyen donc de faire, ajouta Jésus-Christ, si vous ne voulez pas vous mettre en cette place, car il n’y en a point d’autre. Voulez-vous que Je fasse lever ma sainte Mère pour vous mettre à sa place ?

- Non, dit la sœur Marie.

- Voulez-vous être au-dessus de moi ?

- Non.

- Quoi donc ? dit Notre Seigneur.

- Je sais bien ce que je ferai, dit la sœur Marie, je me mettrai sous la table à vos pieds et aux pieds de ma Mère, et je les embrasserai et les mettrai dans mon sein. » Ce qu’elle fit aussitôt.

Alors Notre Seigneur dit : « Je jure par moi-même que vous ne serez point là. » Ce qui marque l’anéantissement qui fait que l’on n’est point, mais que c’est Notre Seigneur qui est tout.

Au même temps, elle se retira, disant toujours : « Je ne me mettrai point vis-à-vis de Vous, mais je sais bien où je me placerai, j’irai derrière Vous.» Ayant dit cela, elle s’en alla derrière Lui. Ensuite elle entendit qu’être derrière Notre Seigneur, c’est être en enfer, qui était ce qu’elle désirait, d’autant que la divine Volonté l’y appelait, et qu’elle aimait mieux être en enfer avec la divine Volonté que d’être proche de Notre Seigneur avec toutes les consolations représentées par la table ; comme aussi qu’embrasser Ses pieds et ceux de Sa sainte Mère et les mettre en son sein, signifiait qu’elle avait mis en son cœur les affections et les désirs, représentés par les pieds, que Lui et sa sainte Mère ont pour le salut des âmes.

*

Un jour étant dans l’Église des Jacobins129, en la chapelle du Saint Rosaire, elle commença à dire par un mouvement extraordinaire, parlant à Notre Seigneur : « Ô que me donnerez-vous, mon Époux ? Ô que me donnerez-vous ?

- Et qu’avez-vous trouvé, mon épouse, qui soit à moi ? » répondit le Fils de Dieu.

Là-dessus, elle demeura muette, ne sachant que dire. Elle s’en va à la Sainte Vierge lui dire ce que son Epoux lui avait dit et qu’elle ne savait que lui répartir.

« Ma fille, dit la Sainte Vierge, dites-Lui que vous avez trouvé sa couronne.

- Et où l’avez-vous trouvée ? » répliqua le Fils de Dieu. Ne sachant encore que répondre, elle eut recours à sa mère qui lui dit : « Dites-lui que vous l’avez trouvée dans la mer.

- Ma mère, je ne lui dirai point cela.

- Dites-lui donc que vous l’avez trouvée dans l’abîme et dans la mer.

- Je ne dirais point encore cela.

- Allez, répartit la Sainte Vierge, dites-lui que vous l’avez trouvé dans la mer, dans l’abîme et dans le néant.

- Il est vrai, dit le Fils de Dieu, je l’y avais perdue.»



Sa charité130.



- Elle est bien savante, dit Notre Seigneur. Mais voici une troisième question qui est plus difficile que les autres. Lorsqu’un homme a promis à une femme de l’épouser, s’il en veut épouser une autre, il fait un présent à la première et si elle le quitte volontairement, il est libre d’épouser l’autre. Il est vrai que Je vous ai promis de vous épouser, mais si vous me voulez quitter volontairement, Je vous ferai un présent. Or Je vous demande ce que vous aimez le mieux, de moi ou de mon présent ?

- Quel est ce présent ? dit la sœur Marie.

- C’est une flèche empoisonnée, dit Notre Seigneur, pour faire mourir le péché, et une grâce efficace par laquelle vous pouvez convertir autant d’âmes que vous voudrez.

- C’est ce que je veux, répliqua-t-elle, et cela étant, je les convertirai toutes.

*

Un homme et une femme ayant été surpris en adultère131, et tout le monde et même les prêtres s’étant assemblés pour les voir passer, comme on les menait en prison, pour se moquer d’eux au lieu d’en avoir compassion et d’être devant le Saint Sacrement prier Dieu pour leur salut, la sœur Marie vint à passer par là et voyant cela, elle fut saisie d’un mouvement extraordinaire de charité et s’en alla à l’église prier Notre Seigneur qu’Il leur pardonnât et Lui protester qu’elle ne partirait point de là qu’Il ne l’eût assurée de leur salut, ce qu’Il fit.



Partages132.



Un jour, après la sainte communion, durant le temps des sortilèges, se trouvant tout enivrée de l’Amour divin et de consolations célestes, elle commença à dire à Notre Seigneur par un mouvement extraordinaire : « Attendez, je vous prie, j’ai peur de m’en faire accroire et de m’attribuer ce qui ne m’appartient pas. Faisons des partages afin que chacun sache ce qui est à lui et ne s’approprie rien et ne dérobe rien du bien d’autrui. Prenez ce qui est à vous et me donnez ce qui est à moi

- Oui-dà, dit le Fils de Dieu, Je m’en vais vous donner ce qui vous appartient. Vous avez trois partages. Le premier est le néant duquel vous êtes tirée. Le second, c’est le péché car de vous-même et comme fille d’Adam, vous êtes capable de toutes sortes de péchés et même vous n’êtes rien que péché. Le troisième est l’Ire de Dieu et les peines éternelles qui sont dûes aux péchés que vous auriez commis, si Dieu ne vous en eût préservée. Voilà ce qui est à vous. Tout le reste est à moi, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de bon en la nature, en la grâce, en la gloire, m’appartient. »

Depuis cela, quand Notre Seigneur lui dit : « Vous êtes ceci, Je vous donnerai telle ou telle grâce, Je vous ferai telle ou telle faveur », elle lui répond aussitôt : « Attendez, je vous en prie ; je m’en vais un peu voir mes partages. Mon premier partage est le néant, le second est le péché, le troisième est l’Ire de Dieu et les peines éternelles. Au reste je suis l’ouvrage de vos mains : l’ouvrier qui a fait un ouvrage ou le peintre qui a fait un tableau, le peut embellir, orner et enrichir comme bon lui semble. Aussi vous ferez de votre ouvrage tout ce qu’il vous plaira. À vous seul en sera la gloire. Pour moi, je proteste en la face du ciel et de la terre que je n’ai rien de quoi je me puisse glorifier, sinon le néant, le péché, l’Ire de Dieu et les peines éternelles. »



La violette133.



Un jour, elle vit le Roi se promener dans ses parterres et qui marchait sur des violettes très belles et très odoriférantes, entre lesquelles s’étant baissé, il en prit une et la mit dans son sein. Ce que voyant [402v] plusieurs lys, roses et autres belles et grandes fleurs, elles s’en scandalisèrent, disant que si le roi avait à cueillir quelques fleurs, ce devait être des leurs qui étaient plus grandes et plus belles. L’œillet qui voyait tout ce qui se passait, disait que le Roi était le maître de son jardin et qu’il était libre de faire de ces fleurs tout ce qu’il lui plairait.



Contre l’honneur134.



Elle a une haine inconcevable contre l’honneur. Un jour Notre Seigneur lui disait : «Vous haïssez beaucoup l’honneur. Je vous veux accorder ensemble.

- Non, dit-elle, je ne veux point d’accord avec lui.

- Mais l’honneur, répartit le Fils de Dieu, est mon homme de chambre qui m’accompagne partout et je ne veux pas qu’il y ait de haine entre mes domestiques. Je désire vous réconcilier ensemble.

- Point du tout, dit-elle, je ne veux jamais de réconciliation avec l’honneur. »

Notre Seigneur lui parla ainsi afin que par ses réponses l’on connaisse ses dispositions.

Un religieux de grande vertu ayant écrit à la sœur Marie une lettre dans laquelle il se plaignait de la propre excellence et estime de soi-même, la priant de demander à Dieu qu’Il le gardât de cette tentation, comme elle eut entendu la lecture de cette lettre, elle dit à Notre Seigneur : « Mais que veut dire que ces grands personnages se plaignent de leur propre excellence ? Ceux qui enseignent les autres ne savent-ils pas bien qu’ils ne sont rien ?

- Oui, lui répondit-il, ils savent bien cela, et me réfèrent les grâces qu’ils ont reçues de moi. Mais néanmoins chacun d’eux pense ainsi en soi-même : « Encore suis-je l’instrument de Dieu et un instrument libre qui pourrait résister. » Et par ces pensées, ils prennent quelque complaisance en eux-mêmes et en l’honneur qu’on leur fait, et de leur dire qu’il faut fouler l’honneur aux pieds et l’avoir en horreur, c’est comme qui dirait à un homme qu’il essuyât ses souliers avec de la soie, car les honneurs et applaudissements sont doux comme de la soie, de laquelle ils ne peuvent pas facilement se persuader qu’il faille toucher ses souliers.

- Je vous assure, disait-elle là-dessus, que je ne voudrais pas toucher mes souliers de l’honneur, car pour faire cela, il y faudrait toucher avec mes mains. Mais j’y voudrais sauter avec mes pieds pour l’écraser comme un serpent.

Se revêtir du soleil135.



L’an 1646, le 26 février, Notre Seigneur parla ainsi à la sœur Marie : « Oh ! Qu’heureuse est l’âme qui se dépouille des ténèbres pour se revêtir du soleil !

- Qu’est-ce, dit-elle, se dépouiller des ténèbres et se revêtir du soleil ?

- C’est sortir de son ignorance et entrer en la connaissance de Dieu. De la connaissance de Dieu procède une lumière par laquelle l’âme se connaît soi-même : plus elle connaît Dieu, plus elle L’aime, et plus elle se connaît soi-même, plus elle se hait.

*

Un certain ayant prié la sœur Marie de lui obtenir trois vertus, elle s’adressa à Notre Seigneur pour les lui demander. Voici ce que Notre Seigneur lui répondit : « Quelqu’un passant par devant un fruitier demanda au jardinier du fruit de trois arbres de son jardin. Le jardinier lui en donna. Mais n’eût-il pas mieux fait de demander la clef de ce jardin pour prendre de tous les fruits du fruitier à son appétit et pour en manger à son aise ? » Le fruitier sont toutes les vertus. Ne demander du fruit que de trois arbres, c’est ne demander que trois vertus. Il vaut mieux aller au jardinier qui est Jésus-Christ et lui demander la clef du fruitier, qui est la vraie connaissance de soi-même. Celui qui l’a, possède toutes les vertus.



Humilité136.



En une autre occasion, Il lui dit encore : «Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon oeuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite buchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette, et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. »

« La vraie et parfaite humilité […] tient à sa main droite un grand miroir et à sa main gauche des balances. Quand elle est assise à la contemplation, elle voit dans ce miroir que Dieu est tout et qu’elle n’est rien. Quand elle est debout en action, elle tient ses balances où il y a écrit dans les deux bassins : « Celui qui s’exalte humilie Dieu, celui qui s’abaisse exalte Dieu. »



De la perfection137.



Notre Seigneur dit un jour à la sœur Marie que dans le chemin de la perfection, il y a un grand nombre de degrés à monter pour y arriver ; qu’elle consiste à se dépouiller de soi-même et entrer en son néant, que le néant est la maison des parfaits ; qu’appeler quelqu’un à la perfection, c’est lui aider à se dépouiller et à s’anéantir et qu’il y a peu de gens qui y arrivent, parce que la plus grande partie meurt en chemin.

L’an 1645, le 14 janvier, Notre Seigneur lui dit : « J’ai un anneau au doigt qui me blesse, je le jetterai au feu. » Il lui dit que cela s’entendait de tous les ordres religieux de l’un et l’autre sexe qui doivent être purifiés dans le feu de la tribulation. Ensuite il dit d’une voix fort élevée : « O ma Couronne ! Les pierres précieuses s’en désunissent et détachent ! » Puis il ajouta que Sa couronne était Sa divinité et que les pierres précieuses sont certaines âmes choisies qui s’unissent à Lui par une droite intention : premièrement, de ne regarder que Dieu seul en toutes leurs actions ; deuxièmement, de n’aimer que Dieu seul ; troisièmement, de ne désirer que Lui seul. Et qui dans cette union se cimentent lorsque, se regardant elles-mêmes, premièrement elles se haïssent, deuxièmement elles se dépouillent, troisièmement elles s’anéantissent. Et dans ces six choses : premièrement ne regarder, deuxièmement n’aimer, troisièmement ne désirer que Dieu, quatrièmement se haïr, cinquièmement se dépouiller, sixièmement s’anéantir, consiste l’abrégé de la perfection par laquelle les âmes se transforment en Dieu et se déifient. Or les susdites pierres précieuses se désunissent et se détachent de ladite couronne lorsqu’elles aiment quelque chose avec Dieu.

*

En la même année 1645, le 29 janvier, Notre Seigneur lui dit encore138 : « J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients : donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine, laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne. À mesure que l’homme meurt à soi-même, c’est-à-dire à son esprit, à sa volonté, à ses passions et à ses sentiments, il vit de Mon esprit, de Ma volonté, de Mes passions, de Mes sentiments. Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin ; et quand cela est, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. »

*

Dans le chemin de la perfection, dit la sœur Marie, il y a autant de différence entre ceux qui cheminent, comme il y a entre ceux qui ont la qualité de nobles, car comme il y a des gentilshommes fort pauvres et d’autres fort riches, ainsi y en a-t-il dans le chemin de la perfection qui ont peu de richesses spirituelles et il y en a qui en ont beaucoup.

Mais il y a cette différence entre ceux qui tendent à la perfection et les gentilshommes qu’entre ceux-ci il y a des comtes et des barons, des marquis, des ducs et très peu de rois, car il est impossible que tous soient rois. Mais tous ceux qui tendent à la perfection peuvent devenir rois, car à mesure qu’ils perdent leur vie, ils vivent de la vie de Dieu et quand ils sont tout à fait morts à eux-mêmes, ils ne vivent plus que de la vie de Dieu et pour lors ils sont rois.



Quatre degrés d’union139.



Le premier est de ceux qui sont tantôt en grâce, tantôt en péché. Ce sont des serviteurs qui vont et viennent, c’est-à-dire qui quittent leur maître après l’avoir servi un temps. Puis étant revenus, ils s’en retournent derechef et demeurent toujours ainsi dans cette inconstance. Cela s’appelle non pas union, mais comme union, quasi-union.

Le deuxième qui s’appelle union est de ceux qui sont en grâce et qui ne retournent point au péché, figurés par des serviteurs qui se donnent à leur maître pour toujours, mais pour le servir en ministres communs et ordinaires.

Le troisième qui se nomme transformation est pour les plus avancés, c’est pour les domestiques du Roi qui approchent sa personne de plus près et qui participent à la dignité royale représentée par l’eau mêlée avec le vin, laquelle participe beaucoup aux qualités du vin, mais qui n’est pas encore changée entièrement en vin, elle ne s’en peut plus séparer.

Le quatrième qui s’appelle déification, est pour les âmes parfaites. Elle est représentée par le changement entier de l’eau en vin. C’est le lit qui n’en peut plus tenir qu’un ; ce sont les épouses du roi qui entrent dans sa couche royale et qui ne sont qu’un avec lui : « Qui adhaeret Deo bonus sponsus est. » Dans la transformation, l’âme n’est pas encore détruite, elle s’y trouve encore. Dans la déification, tout est anéanti : il n’y a plus que Dieu.

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L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle140 : « Audience, audience, ô grande mer d’Amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. » Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.

La sœur Marie demanda : « Quelle est cette voix?

- C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’Amour et de Charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée ; mais Je la laisse dans ce divin feu, afin de la purifier encore davantage. »

La goutte de rosée montre combien l’âme, pour sainte et parfaite qu’elle puisse être, est petite au regard de la mer immense de la Divinité ; et ce que Dieu la laisse encore dans ce feu nonobstant la grande pureté qu’elle a déjà, - qui est signifiée par la rosée, - donne à entendre combien il faut que l’âme soit pure pour être entièrement transformée en Dieu et purifiée.













Conseils141



Cette Servante de Dieu étant consultée par un Serviteur de Dieu, elle lui dit d’avoir courage, qu’il n’est point arrivé, mais qu’il est en chemin ; qu’il faut laisser aller les personnes qui ont des lumières et des beaux sentiments, que ce n’est point là sa voie. Elle l’a connu par son discours, c’est le tout pur rayon142. Il faut bien se donner de garde de ruiner son corps. Il y a peu d’âmes arrivées au divin rayon ; quelquefois l’union est couverte de cendre par les actions extérieures et autres choses : ce n’est rien, on n’est point désuni pour cela. Que c’est une chose rude aux pauvres sentiments de tirer de leur opération naturelle et de passer en Dieu.

*

Elle a dit qu’elle ne peut rien faire ni penser, sinon demeurer dans sa maison qui est le néant. Il lui prend des désirs de connaître la vérité, mais elle est mise en sa maison : elle ne saurait prier, ni rien faire que comme on le veut. Les Dames, qui sont le mépris et la souffrance, etc., préparent la maison pour l’anéantissement, et elles ne s’en vont pas : quoi qu’il soit fait, elles demeurent comme en Notre Seigneur Jésus-Christ.

*

Elle m’a dit quantité de fois : « Vous voilà en beau chemin, Dieu vous y conduise. Que voilà un beau chemin ! Que Dieu est bon ! » Elle m’a dit que l’anéantissement est très long ordinairement, et que bien souvent on ne sait où on est ; et que l’on n’a pas moins pour cela : au contraire l’incertitude et les peines font bien avancer ; enfin c’est une grande grâce que l’anéantissement.

Les sécheresses sont dans les sens, et Dieu est dans le fond qui est immobile, et ne se retire pas. Et comme Dieu ne se retire pas du commun, que par le péché mortel, aussi ne se retire-t-il pas quand il a donné le don, et les obscurités n’empêchent pas que Dieu n’y soit, et par conséquent que l’oraison n’y soit : Dieu, par le don d’anéantissement, se donne, mais peu à peu il croît en l’âme dans l’anéantissement […] La vraie demeure de l’âme, c’est la maison du néant, où il y a rien.

Il lui fut dit que la chambre du Roi était l’humilité, et que la fenêtre par où venait la lumière divine dans la chambre, était la connaissance de soi-même. Nous avons parlé du pur amour, et que l’âme qui aime, a tout […] Plus on s’anéantit, plus on se transforme ; et il n’y a qu’à laisser Dieu faire.

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Elle ne peut ni prier ni rien faire ni penser, sinon comme on lui fait faire : il faut qu’elle demeure dans son néant, et qu’elle souffre tout. Elle approuve que l’âme aille très souvent dans ce néant : l’âme n’y a rien et fait l’oraison dans son néant et son rien. Nous avons eu grande joie ensemble, en parlant de cet état. C’est un lait dont Dieu repaît notre âme, c’est un bonheur inestimable ; mais il ne faut pas vouloir y faire entrer les autres. Car comme c’est une opération de Dieu, si Dieu ne les y appelait, Il n’y opérerait pas, et par conséquent on serait inutile.

*

La sœur Marie nous a assuré derechef que notre foi est de Dieu, que c’est un don et un grand don, et rare ; peu de personne marchent en ce chemin. Elle l’appelle voie miraculeuse, l’âme y expérimente les excès du divin Amour. […] Que les âmes sont mal instruites de croire perdre leur union dans l’état obscur et nu, c’est au contraire où elle s’augmente.

*

Au commencement, Jésus-Christ se communique dans les sens, et puis dans le fond, où il réside spirituellement, et le pur esprit de l’homme demeure caché en lui, les sens n’apercevant pas cette demeure de Dieu, et ne recevant aucune communication sensible : on les enferme dans la maison du Néant, où ils vivent dans une désolation et sécheresse extrême. […] Il est aisé de remarquer quand une âme y est arrivé : elle est contente de son Néant, il lui est toutes choses, et sa nourriture est de Dieu seul qui prend et plaisir et goût singulier de l’instruire de cet état ; enfin Jésus-Christ se manifeste à elle. Quand une âme s’aperçoit qu’elle est arrivée à Dieu, elle devient extrêmement humble car les grands dons de Dieu humilient grandement ; et comme en cet état on le connaît beaucoup, on se connaît aussi beaucoup soi-même.

*

Comme je lui ai parlé de mon changement d’état pour le prochain, elle m’a dit que c’est que mon état intérieur se retire vers le saint et pur Esprit, et qu’au contraire les sens s’épanouissent vers le prochain ; ce que j’ai vu être très véritable. […] Dieu donne à l’âme dans cet état un désir et une faim au commencement de le trouver, et ensuite de se perdre et consommer en lui, qui ne se perd et éteint jamais ; et plus elle va, plus elle croît, et c’est la goutte d’eau qui lui fut montrée, désirant se perdre dans l’océan ; et Dieu cependant la fait souffrir et désirer davantage, afin de la faire plus perdre et abîmer. Elle dit qu’il n’y a rien qui soit capable d’éteindre ni d’adoucir les désirs qui sont en cet état, que la possession de la chose : quand vous convertiriez tout le monde, et feriez toutes les belles choses, si vous ne venez à posséder, ce n’est pas une paille dans un incendie.





NOTE SUR LE PRÉSENT TEXTE

Jean Eudes rencontre Marie des Vallées en 1641. Elle a entamé la paisible et dernière partie de sa vie. Le visiteur relate en détails les révélations de la « voyante de Coutances » dans sa Vie admirable en 10 livres rédigée en 1655. Le « manuscrit de Québec », intitulé La vie admirable de Marie des Vallées et des choses prodigieuses qui se sont passées en elle… est une copie de cette première relation perdue. Il n’a jamais été édité par crainte de voir la réputation de son rédacteur mise en cause. Quelques extraits utilisés par des biographes modernes satisfont surtout une curiosité envers l’étrange, ce qui a fait méconnaître la grandeur de la mystique. Ils sont abondants au seul début d’un manuscrit par ailleurs difficile à déchiffrer. D’autres sources existent dont le manuscrit Renty 3177 de la Mazarine, intitulé Admirable conduite de Dieu, l’Abrégé rédigé en 1653 par le P. Eudes, etc. L’étude comparative entre toutes les sources reste à faire. Nous éditerons prochainement le « manuscrit de Québec » complet.

Nous adjoignons en fin du présent volume de brefs extraits des « Conseils d’une grande servante de Dieu ». Ils figurent en annexe du vol. II du Directeur mystique préparés par madame Guyon et édités en 1726.





































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.La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé suivis deConseils d’une grande servante de Dieu





Sources mystiques Centre Saint-Jean-de-la-Croix





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.La Vie Admirable de Marie des Vallées

.et son Abrégé

.RÉDIGÉS par Jean Eudes



.suivis de

.Conseils d’une grande servante de Dieu







.Textes présentés et édités par

.Dominique Tronc & Joseph Racapé, cjm

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AVEC LA COLLABORATION DE LA CONGRÉGATION DES EUDISTES



.Centre Saint-Jean-de-la-Croix

Collection « Sources mystiques »

2013



.Marie des Vallées, possédée par Dieu



La Vie de Marie des Vallées est vraiment un livre extraordinaire […]: « Je vous crucifierais, dit-elle au Seigneur, je frapperais à grands coups de marteau sur les clous, je vous mettrais même en Enfer, si la Divine Volonté me l’ordonnait ». Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! [] Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort. (Julien Green143)



Marie des Vallées exerça une profonde influence sur le cercle mystique normand, auquel appartenaient saint Jean Eudes, le baron de Renty, Jean de Bernières et son jeune associé Jacques Bertot, Mechtilde-Catherine de Bar (la Mère fondatrice du Saint-Sacrement), François de Montmorency-Laval (le futur évêque de Québec), ainsi que sur des figures venant d’autres horizons144. Certains membres du cercle allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « sœur Marie » lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes pour être conseillés.

Puis son souvenir resta très présent chez leurs successeurs, et l’on se recueillait sur sa tombe, dans la cathédrale de Coutances. Ainsi Madame Guyon, qui se rattache à ce réseau mystique – il s’étendit jusqu’à Paris et pénétra la Cour peu après le milieu du siècle par l’intermédiaire de Monsieur Bertot – écrit à la fin du siècle au duc de Chevreuse :

... pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose145.

Cette confidence résume une vision juste d’une mystique par une autre : l’« innocente » servante, obsédée par la crainte voire la conviction d’être possédée, à une période où l’on brûle les sorcières par milliers, s’est jetée sans réserve à Dieu. Elle s’est aussi dangereusement « livrée en sacrifice » pour le rachat de ses persécuteurs (dont un vrai sorcier ?). Ce don a renforcé des épreuves « nocturnes » à l’issue incertaine. On apprécie mieux aujourd’hui le risque d’une telle offrande à porter le mal d’autrui. Le célèbre jésuite Jean-Joseph Surin arrive à Loudun en 1634, l’année où Marie émerge du « mal de douze ans » et va lui aussi entreprendre un étrange voyage intérieur146.

« Cela ne fait rien à la chose », nous dit la mystique de la fin du grand siècle ? En effet la sainte servante parvint à un état apostolique stable qui lui permit de venir en aide à ses visiteurs. L’un d’entre eux, saint Jean Eudes, nota soigneusement les « dits de la sœur Marie ». Son texte est resté dans l’ombre, en vue de préserver le saint, car il fut pris à partie dans une méchante querelle où l’on chercha à le discréditer par une supposée dépendance147.

Signe de vénération, une copie du texte accompagna Monseigneur de Laval au Canada, sur une coquille en bois, dans les conditions aventureuses d’une des traversées maritimes si bien décrites par Marie de l’Incarnation. Redécouverte, elle revint en France deux siècles plus tard, cette fois sur un bateau en fer. Ayant ainsi traversé avec succès deux fois l’océan, le « manuscrit de Québec » repose depuis lors aux archives eudistes de Paris : il mérite bien d’être enfin transcrit, toute controverse atténuée : sa Vie admirable constitue le corps de notre volume.

Nous avons fait suivre ce recueil par l’Abrégé de la vie, œuvre de saint Jean Eudes rédigée à l’occasion de l’enquête diocésaine portant sur sa dirigée : il justifie avec vigueur et profondeur la sainte servante auprès des autorités religieuses de son temps.

Enfin le volume s’achève par des Conseils d’une grande servante de Dieu, qui figurent au sein d’un recueil mystique publié tardivement148. Cet admirable résumé de la voie mystique vécue dans toute son exigence jette un éclairage vivant sur les entretiens par lesquels « sœur Marie », âgée, rayonnait sur ses visiteurs. Il offre au lecteur en recherche spirituelle de lire avec attention, avec bienveillance et ouverture, un complément précieux au long et parfois étrange périple raconté dans la Vie admirable.

Marie fut ainsi « sauvée » et authentifiée deux fois, dans deux directions bien différentes : par le premier évêque de Québec, qui emporta de France un manuscrit de la Vie admirable rédigée par saint Jean Eudes ; par l’éditeur Pierre Poiret des œuvres de Monsieur Bertot incluant des Conseils dont nous ne connaissons pas l’auteur.

D’autres textes manuscrits restent à étudier dont certains attribués à Gaston de Renty, mais aucun n’approche la richesse de cette Vie admirable. On sait que d’autres membres du cercle mystique réunis autour de Monsieur de Bernières visitèrent la sœur Marie, tel Boudon149.

Certaines pages paraîtront étranges parce qu’elles mettent en évidence l’esprit du temps vécu par une fille de la campagne normande ayant traversé des épreuves intimes extrêmes et se croyant possédée. Elles témoignent de la peur des diables, comparable, s’il faut citer un exemple actuel, à celle de fidèles du vaudou. Parfois le « dieu-monstre » paraît se repaître de la douleur des hommes en expiation de leurs péchés. Nuit et dépression associée sont renforcées par la crédulité de proches, voire par l’effet dévastateur d’une crucifixion mal interprétée. On ne peut que compatir à la souffrance inutile qui s’ajoute alors à celle de toute purification intérieure.

Mais le témoignage, attentivement lu, pénètre beaucoup plus profond, car sœur Marie atteint directement le cœur du message chrétien. Elle se révèle plus positive et moins portée à la crédulité que certaines des figures religieuses de l’époque. Elle présente une « figure de résistante » qui surmonte toute épreuve. En ce qui concerne la forme, la véracité descriptive d’une nuit mystique est restituée sur un mode très coloré, souvent proche de celui de visionnaires du moyen âge, dont se détachent des rêves de toute beauté.

Le témoignage demeure admirable par la trajectoire héroïque dans et par sa passive150 qui sortira victorieuse d’un bourbier des sens, et par des « dits » que l’on ne peut comparer, dans leur droiture parfaite devant la grandeur divine, qu’à ceux de la grande Catherine de Gênes. Si le début de la biographie est par trop peuplé de diables, la seconde partie (d’une nouvelle main qui commence au livre 4), offre de multiples dialogues magnifiques dans leur profondeur ; diamants dans une gangue, ils transcendent le ciment du rapporteur parfois sensible aux rites d’une piété d’antan.

Il s’agit d’une œuvre maîtresse dont le premier mérite est de traduire l’élan « implacable » nécessaire à l’achèvement du chemin mystique151. L’appel reste à vivre aujourd’hui sous des formes qui ont évolué. Il témoigne d’un Invariant qui transcende époques et croyances.

.La sainte de Coutances

Marie des Vallées (1590-1656) est née de parents pauvres dans un village de basse Normandie. Orpheline de père à douze ans, elle devint servante. Demandée en mariage, elle refusa et fut la victime d’un sort jeté sur elle par une sorcière. Son entourage et l’évêque lui-même finirent par se convaincre qu’elle était possédée du démon. On la conduisit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels :

… on lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite. […]

La rüe, plante médicinale d’un goût âcre et amer, à l’odeur très persistante, était utilisée contre les ensorcellements.

Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquels elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes152.

L’absence de douleur est un signe suspect. Telle est la pratique des procès en sorcellerie. Rouen héritait d’une inquisition rodée, et cela avant même le célèbre procès de Jeanne en 1431.

Après six mois de prison vécus dans des conditions atroces, Marie est déclarée vertueuse (mais toujours sous l’emprise des diables153). Elle habite à l’évêché de Coutances, puis devient servante du curé Le Rouge et de l’abbé Potier ; elle est alors dirigée par M. Le Pileur, vicaire général.

Elle se croit toujours possédée, car « à son époque, dans le contexte de la polémique avec les protestants, mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi154 ». On devine l’effet pervers qui peut s’ensuivre.

À vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte un « échange de volonté » suivant en cela la seule porte de sortie possible :

… si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne l’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. (Vie 1.9)

Probablement trop volontaire, elle vit le désespoir des damnés, objets de « l’Ire de Dieu », et connut deux épisodes terribles qu’elle nomma « l’Enfer » (1615-1618) et « le Mal de douze ans » (1621-1633)155 :

Elle dit qu’une des plus grandes peine des damnés, c’est l’ennui qui est si grand que les heures leur semblaient des siècles. (Vie 2.4)

Alors, elle se résolut de se tuer. Pour cet effet elle prend un couteau […] Dieu lui ouvrant l’esprit : […] Où suis-je ? […] Je suis encore au monde, voici une table, un coffre, un lit. Je suis en une chambre, je suis encore en la terre et par conséquent je puis me sauver. (Vie 2.5)

Elle sort lentement de cette nuit et vivra encore vingt-deux années. Sur ordre de l’évêque, le père Jean Eudes l’exorcise « en grec » en 1641. Elle deviendra progressivement la conseillère d’un grand nombre de visiteurs :

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’ils avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, ils demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour. Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. (Vie 9.6.2)

D’une grande sagesse, elle évoque alors la diversité des chemins spirituels :

Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait entrer des personnes qui n’y soient point attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre […] Il ne faut point s’imaginer qu’il n’y a que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut point penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente…

Comme ils voulaient continuer à lui parler, elle leur dit : « La porte est fermée, je n’entends plus rien à ce que vous me dites. » (Vie 9.6.2)

Faisant ainsi écho à Ruusbroec qui renvoyait parfois ses visiteurs lorsqu’il sentait la grâce d’inspiration absente.

Sa biographie comporte trois périodes de durées comparables : jeunesse et possession avec des épreuves extérieures associées (maltraitances de jeunesse, prison et procès à Rouen) jusqu’à vingt-cinq ans, période d’épreuves intérieures jusqu’à quarante-quatre ans (enfer, mal de douze ans, 1615-1634), normalisation progressive et apostolat jusqu’à la mort arrivée à l’âge assez avancé de soixante-six ans (1634-1656).

Le côté excessif des possessions et du désespoir a-t-il été exagéré dans les comptes rendus de témoins en contact avec une malade sans médecins ? C’est une hypothèse basée sur un grand écart que nous ressentons entre la qualité des « dits » attribuables à sœur Marie avec certitude et certains des développements qui leur sont associés.

Les dits utilisent des images vives, voire luxuriantes, et traduisent une culture visuelle typique de qui n’est pas un intellectuel, utilisant la représentation médiévale du monde. Ces images demeurent bien organisées et sont associées pour assurer avec succès la fonction enseignante de véritables paraboles mystiques. Hors image, le dit demeure sobre, « flèche de feu » comme chez Catherine de Gênes, sûr indice de la vraie mystique opposée à la visionnaire (qu’elle ne veut pas être : si elle rapporte un rêve c’est pour l’interpréter allégoriquement de suite à fin d’enseignement spirituel). D’autre part ses interactions sociales, ses réactions vis-à-vis de clercs, etc., révèlent un solide bon sens et même un sens critique : ne travaille-t-elle pas pour deux types de sorciers, ceux d’Église comme les autres ? Les apports du biographe soulignent souvent l’extrême : car il s’agit de vanter l’héroïcité face aux défis infernaux.

.Une progressive emprise de Dieu

Les rêves ou « songes » de Marie des Vallées sont d’une étonnante intensité. Au commencement ils expriment son angoisse liée aux suspicions de sorcellerie, en évoquant un monde infernal. Par la suite, ils traduiront l’ouverture vers le monde divin. Commençons par son antipode :

Elle se trouva en esprit enfermée un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni portes ni fenêtres, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer… Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme. Elle criait à Notre Dame : Est-ce là le chef d’œuvre de votre puissance ? Quelle cruauté ! Ah ! Je ne puis plus demeurer en cet état. Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. (Vie 1.8)

De même :

Imaginez-vous, dit-elle, un puits extrêmement large et profond, dans lequel il y a de l’eau et du feu. L’eau est au milieu en figure ronde, et qui s’élève en haut […] sans être appuyée ni soutenue tout autour d’aucune chose, demeurant ferme et solide comme une colonne sans qu’il en tombe une seule goutte, et cette eau est horriblement vilaine, puante et froide extrêmement et plus que toutes les glaces imaginables. Le feu est tout autour de l’eau comme si c’était une muraille qui l’environnât. Si bien que représentez-vous une muraille de feu tout autour de cette eau, dans laquelle il y a depuis le bas jusques au haut, quantité de sièges ou de places disposées comme sont les trous d’un colombier. C’est dans ces sièges de feu qu’elle appelle des chaises que sont les damnés, et les mêmes sièges sont plus ou moins ardents pour chacun d’eux, qu’ils ont plus ou moins commis de péchés. Et après qu’ils ont été quelque temps dans le feu, les démons les prennent et les jettent dans l’eau, et peu après ils les rejettent de l’eau dans le feu, les faisant ainsi passer d’une extrême chaleur à une extrême froideur… (Vie 2.6)

Au-delà de cette veine imaginative, ses dits sont sobres et montrent un esprit très clair : « au premier degré, la volonté cherche à devenir conforme à celle de Dieu (Vie 4.2) » ; puis la volonté « ne fait plus d’élection ; elle ne produit plus aucun acte, comme étant déjà fort malade d’amour, mais elle laisse agir Dieu pour elle ainsi qu’il lui plaît (Vie 4.2) » ; au troisième degré, la volonté est morte, anéantie : elle n’a plus de vie ni de sentiment ; c’est Dieu qui agit ; ailleurs elle parle à ce sujet de « vivre hors de son être, d’une vie inconnue à celui qui la possède (Vie 9.4) ».

Elle évoque brièvement la sécheresse mystique…

Notre Seigneur lui dit qu’elle était comme un vaisseau de terre qui est plein d’une précieuse liqueur, mais il ne la sent ni ne la goûte point. (Vie 3.8)

… distincte de la dépression selon ce qu’elle en laisse paraître :

Et il ne faut point penser que cela vienne de quelque humeur mélancolique fâcheuse dont elle soit pétrie, car au contraire elle est sanguine de son tempérament et par conséquent elle est joviale, douce, facile, condescendante et obligeante tout ce qui se peut. (Vie 3.9)

Elle souligne l’utilité de l’épreuve par une formule paradoxale et abrupte :

Le plus grand don que Notre Seigneur lui a fait est de lui avoir donné le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance. (Vie 3.8).

Car elle n’est rien en elle-même – mais habitée par Dieu :

Qu’êtes-vous donc ? Dit-Il.

Alors venant à se regarder, elle ne trouve rien.

Notre Seigneur lui dit : […] C’est moi qui suis vivant en vous… (Vie 4.8.1)

Le péché disparaît avec toute propriété, ce qu’elle exprime par un dialogue :

Elle dit souvent à Notre Seigneur : En vous cherchant je me suis perdue, et Notre Seigneur lui répond quelquefois : Eh bien avez-vous perdu au change ? Je me suis mis en votre place. Et quand elle s’examine pour trouver en elle quelque péché, Il lui dit : Me croyez-vous capable de pécher ? S’il y a du péché en vous, c’est moi qui l’ai commis. (Vie 6.13.1)

Elle insiste sur la seule possibilité qui lui reste de laisser Dieu opérer, bien au-delà des moyens humains disponibles dans une abbaye d’ici-bas, utilisant un jeu de paradoxes qui souligne notre incapacité naturelle :

Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. La maîtresse des novices était Notre Dame. Les âmes qui y sont venues sont exercées durant leur noviciat à la connaissance d’elles-mêmes […] ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’Amour divin qui contient sept articles : Le premier est d’allumer le feu dans l’eau. Le second de marcher sur les eaux à pied sec. Le troisième d’habiter parmi les couleuvres, serpents et autres bêtes venimeux sans en être endommagé. Le quatrième de vivre dans la mort. Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. Le sixième d’être chargé de chaînes et de liens pour aller plus vite. Le septième de s’abstenir de toute nourriture pour être plus fort et plus gras.

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : Allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances… Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher […] Faire la guerre à Dieu et Le vaincre c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et Le fléchir à miséricorde. Être enchaîné pour mieux courir, c’est porter la peine du péché d’autrui pour aller promptement à Dieu. […] Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme […] il n’y a qu’une chose à faire c’est d’avoir toujours les yeux fixés sur la divine volonté et ne regarder ni le ciel ni la terre. (Vie 4.10-11)

Il faut passer par la nuit de la purification pour atteindre un Dieu pourtant proche, comme le décrit ce dialogue construit autour d’une image forte et qui reprend probablement le déroulement d’un rêve mystique :

Notre Seigneur lui dit : Que cherchez-vous ?

– C’est vous que je cherche, il y a si longtemps et je ne vous trouve point […]

­– Venez, venez ici, Je vous veux donner quelque chose.

Alors elle vit dans le Saint Sacrement une main extrêmement noire et épouvantable qui lui donna une grande frayeur. Cette main était serrée et elle tenait en soi quelque chose qui était dans une enveloppe beaucoup plus noire et épouvantable que la main. Notre Seigneur ayant levé un coin de cette enveloppe, elle aperçut une pierre précieuse cachée là-dedans, grosse comme un petit œuf qui jetait des rayons de lumière extrêmement brillants. Cette pierre précieuse était entourée de bandelettes qui pourtant ne la couvraient pas toute, et elle vit que cette pierre précieuse voulait sortir et comme s’échapper pour aller ailleurs. Mais cette main la retenait dedans soi.

– Qu’est-ce que tout cela, dit la sœur Marie. Qui est cette main qui est si noire ? […]

C’est mon divin amour, répondit Notre Seigneur […]

Quel est ce gant ?

– C’est l’Ire de Dieu […] cette pierre précieuse c’est Moi-même, car Je suis en vous, Je vous soutiens. (Vie 4.9.19)

Un autre beau dialogue joue sur le paradoxe de la lumière et de l’aveuglement :

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerait arrêt dans l’excès de mon amour. Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. Au même temps que Notre Seigneur parla du procès des aveugles, la grâce divine descendit… (Vie 5.2.4)

Elle exprime ainsi la maternité spirituelle :

Vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant […] vous enfanterez la joie. (Vie 5.6.6)

La divine volonté revient très souvent :

Elle dit qu’elle regarde la divine volonté comme sa reine et qu’elle se comporte avec elle avec grande soumission et respect et qu’elle ne prend aucune familiarité avec elle, et que son occupation ordinaire et continuelle est de chercher les moyens de faire en toutes choses ce qu’elle veut avec promptitude et fidélité. (Vie 6.2.5)

La grandeur divine se manifeste par un amour rigoureux :

Mais l’amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais il frappe bien rudement. Je tremble quand je le vois. Quand on se plaint à lui, il ne fait qu’en rire ; on ne sait où il va ni où il mène ; il se fait suivre à l’aveugle. (Vie 6.4)

Les étapes de la voie sont détaillées dans un songe mystique qui a pour cadre une forêt. Il décrit de façon imagée le travail de purification, le cheminement sur la voie mystique de la foi nue sous la forme d’une montée suivie d’un envol spirituel, enfin la nuit inattendue :

« Frappe sur ces branches ! » Elle frappe, il en sort du sang. […] Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. […] Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’au haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle (Vie 7.1.4),

car on rencontre Dieu en faisant l’expérience du néant :

C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination. C’est une vérité véritable, de laquelle il m’est impossible de douter. […]

Aujourd’hui, Il me disait : Si votre esprit revenait, [ne] le voudriez-vous point ?

-- Non […] j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. […] C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelle qu’elle soit156.

Dans les Conseils, elle souligne que demeurer dans la « maison du néant » assure la passiveté qui permet à Dieu de « faire son ouvrage » :

Ce ne sont pas les goûts, mais l’opération de Dieu que l’on cherche. (§11)

Dieu dès le premier degré prend l’âme par la main et la conduit ; elle n’a qu’à demeurer passive et Dieu fait son ouvrage. (§12)

La sœur Marie [...] très souvent n’aperçoit point même Dieu dans son fond, il se cache, et elle le laisse cacher, sans vouloir qu’il se manifeste plus clairement ; car elle ne peut choisir : toute sa capacité est de laisser faire Dieu. (§20)

Il est aisé de remarquer quand une âme y est arrivée : elle est contente de son néant, il lui est toutes choses. (§22)

La vraie demeure de l’âme, c’est la maison du néant, où il n’y a rien. (§4)

Ce néant, c’est elle-même qui doit s’effacer devant Dieu, partout présent, si proche qu’Il ne peut être vu :

« Depuis qu’Il lui fit voir qu’elle n’était rien et qu’Il était tout en elle, Il est toujours demeuré dans son cœur. C’est là qu’elle Le trouve et qu’elle Le voit d’une manière qui est sans nulle forme ni figure. » (Vie 9.6.2)

Quand elle donne conseil à ses amis, elle souligne combien il est illusoire d’attribuer quelque importance à ce que l’on réalise par volonté propre, par une comparaison entre nos enfantillages et la puissance divine (c’est ici Dieu qui parle) :

Voulez-vous que je vous fasse voir de quelle façon vous augmentez Ma gloire ? Dites-moi une chose : voilà un petit enfant qui prend de l’eau dans le creux de sa main ou au bout de son doigt et qui la jette dans la mer, accroît-il de beaucoup l’eau de la mer ? […] Il y en a d’autres qui retiennent toute l’eau dans leur main au lieu de la jeter dans la mer et ce sont ceux qui font quelques bonnes actions, mais qui Me les dérobent par vanité.

« En une autre occasion, Il lui dit encore : Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite bûchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser.  (Vie 10.4)

Un dense résumé d’une vie mystique :

J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients, donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne […] Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. (Vie, 10.3.1)

… est suivi d’un encouragement sous la forme d’une certitude d’un achèvement sans distinction de qualités propres :

Il y a cette différence entre ceux qui tendent à la perfection et les gentilshommes qu’entre ceux-ci il y a des comtes et des barons, des marquis, des ducs et très peu de rois, car il est impossible que tous soient rois. Mais tous ceux qui tendent à la perfection peuvent devenir rois, car à mesure qu’ils perdent leur vie, ils vivent de la vie de Dieu, et quand ils sont tout à fait morts à eux-mêmes, ils ne vivent plus que de la vie de Dieu et pour lors ils sont rois. (Vie 10.9.1)

En résumé, son orientation spirituelle consiste en une soumission totale, aimante, absolument désintéressée, à la volonté de Dieu, sans avoir aucun égard ni au mérite ni à la récompense, ce qui n’exclut pas un dialogue d’égal à égal avec les médiateurs Jésus-Christ et sa Mère. Elle porte les peines d’autrui dans un désir profond de leur salut, « pour enfanter la joie ».

.Au sein d’une tradition mystique

Elle apprend à lire et goûte Benoît de Canfield, apprécie Thomas Deschamps157 (comme l’apprécia également Jean de Saint-Samson), mais fait une réserve pour Thérèse (comme le fit madame Acarie à son premier contact par lecture seule), qui lui paraît placer trop haut un sensible qui précède la nuit. Cette discrimination qui témoigne de son expérience mystique est attestée ainsi :

Auparavant qu’elle vint à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.

Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie.

Notre Seigneur lui donna encore un autre livre composé par un prêtre nommé Thomas Deschamps, intitulé les Fleurs de l’Amour Divin ou le Jardin des Contemplatifs, là où l’on voyait plusieurs choses de très haute perfection […] quand elle lisait ce que sainte Thérèse a écrit dans ses livres touchant la plus sublime contemplation, elle s’étonnait de ce que cette sainte en faisait tant d’états, parce qu’elle croyait que cela était commun à tout le monde. (Vie 9.6)

Elle se sent très proche de Catherine de Gênes :

La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de sainte Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible… Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade, (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer […] sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut […] C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur. (Vie 7.5)

Elle exerce une profonde influence sur saint Jean Eudes, qui défend son souvenir avec constance, comme un bien majeur qu’il ne peut trahir. Il notera : « J’eus le bonheur de commencer à connaître la sœur Marie des Vallées, par laquelle sa divine Majesté m’a fait un très grand nombre de grâces très signalées158. » Car seule une intime certitude de la circulation de grâce, associée aux rapports visibles, permet d’être fidèle à des personnes dont on ne partage pas forcément les caractères particuliers ; il en sera de même entre Madame Guyon et Fénelon.

Une autre influence dont on possède la trace écrite concerne le baron de Renty :

Nous vous avons bien recommandée à cette bonne âme [sœur Marie], quoi qu’elle ne vous ait pas oubliée depuis la première fois, elle vous est fort liée.

Elle lui donne « la clef qui ouvre le chemin que j’ai marché en cette vie » :

Dans ce chemin l’amour divin consomme l’âme en lui-même, et la transforme en Dieu ; il l’anéantit et la déifie, et n’y demeure que Dieu seul vivant et régnant. Voilà la dignité…159 

Renty vient la voir en 1642.

Dominique Tronc



.

.Saint Jean Eudes, témoin fidèle



.Avant-Propos

Le but de cet ouvrage n’est pas de traiter le cas de Marie des Vallées, ni de répondre aux polémiques engagées à son sujet par les adversaires du père Eudes, comme Charles Du Four, en 1674, dans une Lettre à un Docteur de Sorbonne. Le chanoine Eugène Lelièvre (1872-1949) avait réuni une documentation importante sur Marie des Vallées ; mais ses copies des manuscrits sont trop fautives pour être utilisées.

On a seulement voulu transcrire le plus fidèlement possible le manuscrit de Québec, qui constitue la principale source de la Vie admirable de Marie des Vallées, dont l’original est perdu.

Du vivant de Marie des Vallées – en 1655, comme l’indique le folio 9 du manuscrit – le P. Eudes avait composé un ouvrage divisé en 10 livres (c’est le ms de Québec). Après la mort de Marie des Vallées, c’est-à-dire après le 25 février 1656, deux autres livres ont été ajoutés. Voir l’article du P. Charles Berthelot du Chesnay, paru en janvier-février 1956 dans la revue eudiste Notre vie, pages 7 à 14.

On peut considérer le manuscrit de Québec comme valable, puisque Monseigneur de Laval, ami du Père Eudes, l’avait emporté à Québec en 1659.

Le P. Ange Le Doré, supérieur général des eudistes, qui travaillait au procès de canonisation du fondateur des eudistes, fit lui-même et fit faire des recherches à Québec. Le 6 mai 1894, Monseigneur Hamel, bibliothécaire de l’université Laval, finit par retrouver le manuscrit. Il écrit au P. Le Doré : « Deo gratias ! Le manuscrit du Vén. P. Eudes sur Marie des Vallées est retrouvé. » Il fut donné au P. Le Doré « avec l’assentiment du recteur de l’université Laval, Mgr Paquet, et celle de S. E. Mgr Bégin, Archevêque de Québec ». Il est conservé à Paris aux Archives des Eudistes.



.La renommée d’une dirigée

Au XVIIe siècle, Marie des Vallées (1590-1656) avait une certaine renommée, surtout en Normandie et dans les environs de Coutances, sa région natale, où elle était considérée comme une « sainte » femme, et une conseillère spirituelle avisée, par beaucoup de personnes notables. On peut citer entre autres : Gaston de Renty (1611-1649) ; Jean de Bernières (1602-1659) ; la mère Mechtilde du Saint-Sacrement (Catherine de Bar) (1614-1698), fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement ; Catherine de Saint-Augustin ; Simone de Longprey (1632-1668 à Québec), moniale hospitalière de la Miséricorde, béatifiée le 23 avril 1989 ; Mgr François de Montmorency-Laval (1623-1708), premier évêque de Québec, béatifié le 22 juin 1980 ; Mgr Pierre Lambert de la Motte (1624-1679), vicaire apostolique de Cochinchine, etc.

Autres preuves de la notoriété de Marie des Vallées, le parrainage de la cloche du séminaire de Coutances, sur laquelle on lit : « +1655 iai este nommee Marie par Marie des Vallers et par Mre Jean de Berniere ». De même son inhumation dans la chapelle du séminaire de Coutances, le 4 novembre 1656 ; en 1919, ses restes furent exhumés et inhumés dans la cathédrale de Coutances, près de l’autel de Notre-Dame du Puits, avec cette inscription : « Sœur Marie des Vallées | 1590-1656 ».

Pourtant, dès le XVIIe siècle, certaines gens, en particulier des jansénistes, critiqueront avec violence, ou ridiculiseront Marie des Vallées et son directeur spirituel Jean Eudes : Charles Du Four, chanoine de Rouen ; le Moine de Barbery ; Abraham Bazire, vicaire général à Coutances (?-1674), et d’autres.

Jean Eudes lui-même était d’une grande prudence à ce sujet. La vie admirable de Marie des Vallées n’était pas destinée à la publication. Quelques rares copies manuscrites furent réservées à des amis. Les lettres que nous avons de lui nomment Marie des Vallées « N. » ou « l’Aigle ».

C’est par prudence également que les premiers biographes eudistes du P. Eudes supprimeront tout ce qui concernait Marie des Vallées, ou la Compagnie du Saint-Sacrement. Ainsi Pierre Hérambourg (1661-1720) « retranche tout ce qui aurait pu paraître extraordinaire » ; de toute façon son œuvre ne fut pas imprimée. Pierre Costil (1669-1749), l’annaliste de la Congrégation, dans une biographie et dans les Annales, ne passe pas sous silence la question de Marie des Vallées, mais ces œuvres ne sont pas destinées au public, elles sont réservées à ses confrères.

Julien Martine (1669-1745) écrit une « Vie du R. P. Eudes » restée manuscrite jusquen 1880 ; elle paraît alors « revue et corrigée ».

Il faut attendre 1868 et l’ouverture à Bayeux du procès diocésain en vue de la béatification du P. Eudes, puis 1874 l’ouverture du procès romain, pour qu’on examine en détail tous les écrits du P. Eudes et tous ceux de ses adversaires, et donc aussi tous les écrits concernant Marie des Vallées. Examen qui aboutit le 25 avril 1909 à la béatification du P. Eudes, à Rome, puis à sa canonisation, le 31 mai 1925.

.Les manuscrits 68 de Cherbourg et 6980 de Vienne (Autriche)

Après avoir composé, en 1655, un ouvrage en 10 livres sur « la vie admirable de Marie des Vallées » (ms de Québec), le P. Eudes ajoute, comme il le dit dans une lettre du 2 janvier 1675, des « éclaircissements ». C’est une réflexion théologique sur le cas de Marie des Vallées. Ils se trouvent dans l’Abrégé de la vie et de l’état de Marie des Vallées (que nous publions à la suite de la Vie admirable), conservé dans deux manuscrits, le ms. 68 de la bibliothèque de Cherbourg, et le ms Hohendorf[f] 6980 de la bibliothèque nationale de Vienne (Autriche) 160.

Les deux manuscrits, d’une écriture du XVIIe siècle, sont identiques, mis à part quelques variantes minimes et sans conséquence, signalées en notes. Contrairement à ce qui est affirmé parfois, « Vienne » ne copie pas « Cherbourg ». Ce qui le prouve, c’est la mention marginale à gauche, à la première page de « Vienne » : « Coppie [sic] page 1 recto sur l’original » et la numérotation des pages de l’original, toujours dans la marge gauche, ne correspond pas du tout à la numérotation des pages de « Cherbourg ».

.Deux lettres de saint Jean Eudes

Il nous a semblé utile d’ajouter ici deux lettres de Jean Eudes, datées de 1675, et que l’on trouve dans les Œuvres Complètes, au tome XI, livre troisième, p. 111-114, Lettres LVI et LVII. Elles éclairent en effet son rôle auprès de Marie des Vallées. En témoigne sa déclaration adressée à Mgr de Nesmond, évêque de Bayeux. Elle éclaire l’esprit de prudence et les contraintes surmontées lors des rédactions successives de la Vie admirable et de son Abrégé – donc le crédit que l’on est en droit d’accorder à ces deux sources biographiques importantes.



Joseph Racapé, cjm

Lettre LVI : À M. Trochu, aumônier de Mgr de Ligny, évêque de Meaux, qui avait écrit à M. de la Haye, Supérieur du séminaire de Caen, au sujet des bruits qu’on faisait courir sur le P. Eudes, par rapport à Marie des Vallées.

De Caen, ce 2 janvier 1675

M. de la Haye étant absent, j’ai ouvert la lettre que vous lui aviez écrite, pour y répondre. Je vous rends mille grâces, mon cher Monsieur, de toutes les bontés que vous avez pour notre petite Congrégation, dont je vous demande la continuation pour l’amour de Notre Seigneur et de sa très sainte Mère.

Je ne suis pas surpris, Monsieur, des calomnies qu’on fait courir contre nous, car il semble que tout l’enfer est déchaîné contre nous. Mais le moindre de mes péchés en mérite mille fois davantage, et je ne doute point que Notre Seigneur n’en tire sa plus grande gloire. Je le supplie de tout mon cœur de faire miséricorde à tous les médisants et calomniateurs.

C’est une chose étrange de dire et de croire que des prêtres, qui font profession de vivre en la crainte de Dieu, soient si aveugles, si insensés, et dans une impiété si détestable, que de dire des prières et des salutations, de faire un office particulier, et de célébrer des messes et des fêtes pour honorer le cœur d’une pauvre fille morte depuis dix ans161, qui n’est ni canonisée, ni béatifiée, ni quoi que ce soit. Ne voit-on pas que toutes les paroles de la salutation162, toutes les antiennes, répons et hymnes, et les leçons de l’office et de la Messe s’adressent au Cœur de la sainte Vierge ?

C’est une calomnie très fausse et très noire, que cette bonne fille fût sorcière, et qu’elle ait été condamnée comme telle par arrêt du Parlement. Toutes les autres choses qui sont dans votre lettre sont aussi très fausses, dont on a farci un libelle diffamatoire qu’on a fait contre moi, qui est plein de choses tirées des écrits que j’ai faits de la vie de cette bonne fille. Mais on en a usé comme les huguenots font des livres qui se font par les catholiques sur les points controversés, prenant seulement les objections, et laissant les réponses à part. Ainsi l’auteur de ce libelle a pris ce qu’il y a de difficile et qui peut choquer, dans la lecture de ces écrits touchant la sœur Marie, sans y ajouter les éclaircissements que j’y ai donnés. Outre cela, il a encore inséré plusieurs choses ridicules, qu’il a prises en d’autres écrits que je n’ai pas faits...

Lettre LVII : à Mgr de Nesmond, évêque de Bayeux. Sur ses rapports avec Marie des Vallées. [1675]

Je soussigné, prêtre du Séminaire de Caen, déclare à Monseigneur l’illustrissime et Révérendissime Évêque de Bayeux, mon Prélat, qu’il y a plusieurs années, qu’ayant été obligé par les ordres de Mgr de Matignon, pour lors évêque de Coutances, de prendre la conduite de Marie des Vallées, native de son diocèse, j’ai cru qu’il était de mon devoir, pour rendre un compte exact de l’esprit et intérieur de cette fille, de recueillir et de mettre en écrit tout ce que j’ai pu apprendre, tant de plusieurs personnes d’une doctrine et d’une piété singulière, qui l’avaient connue ou dirigée plusieurs années avant moi, que de ce qui est venu à ma connaissance depuis que j’en ai pris la conduite ; mais qu’en cela je n’ai point eu l’intention d’en composer un livre pour le publier ni de donner ces choses pour des vérités indubitables, mais seulement comme des mémoires et comme un récit sur lequel mes Supérieurs puissent porter tel jugement qu’il leur plairait. Que si j’y ai ajouté en quelques endroits des réflexions, ce n’a été que pour leur proposer de quelle façon ces choses se pourraient expliquer et entendre, mon dessein n’étant point que d’autres vissent ces écrits. De sorte que, s’ils se trouvent aujourd’hui en d’autres mains, comme j’entends que quelques personnes disent en avoir, cela est arrivé par la négligence ou par l’infidélité de quelques-uns de mes amis auxquels je les avais confiés sous la bonne foi, pour les voir seulement en leur particulier, qui en ont pris ou laissé prendre des copies à mon insu et contre ma volonté. Ensuite, quelques gens mal intentionnés, non seulement les ont confondus et mêlés avec d’autres écrits qui avaient déjà été faits par d’autres personnes sur le même sujet, mais encore les ont tronqués et altérés en plusieurs endroits, pour avoir lieu de leur donner des interprétations sinistres et criminelles.

Après tout, je reconnais que je ne suis pas impeccable ni infaillible, mais que, de moi-même, je serais capable de tomber en toutes sortes d’erreurs, si la Bonté divine ne m’en préservait ; et je reconnais, avec le grand saint Augustin, que je suis redevable à la grâce de Dieu, non seulement du peu de bien que j’ai tâché de faire, mais encore de tout le mal que je n’ai point fait.

Au reste, s’il se trouve, dans les écrits qui sont véritablement de moi, quelque expression trop forte, ou quelque proposition qui ne soit pas entièrement conforme à la doctrine commune de l’Église, je suis prêt et disposé à la rétracter sincèrement de bouche et par écrit, et à soumettre tout ce que j’ai écrit et tout ce que j’écrirai jamais au jugement et à la correction de la très sainte Église catholique, apostolique et romaine, et spécialement de Monseigneur mon Évêque, entre les mains duquel j’ai remis tous mes écrits, afin qu’il en juge et qu’il en ordonne en la manière qu’il plaira à Dieu de lui inspirer, et me soumets entièrement à son jugement.

Fait à Caen, ce 25e jour de juin 1675

JEAN EUDES, prêtre.

.Avertissement

Nous accompagnons le texte principal de la Vie admirable de notes dont certaines mettent en valeur les psaumes dans la belle et savoureuse traduction de Desportes163, que « sœur Marie » devait probablement connaître par cœur. On nous affirme en effet :

Surtout la sœur Marie a une dévotion particulière pour le psautier qu’elle a en français de la version de M. Desportes. Après le saint rosaire, c’est ce qu’elle aime le plus. Dès le commencement de ses souffrances, Notre Seigneur le lui donna pour directeur. Et en effet tous les états où elle se trouve, toutes les choses qui lui arrivent ou qui se passent en elle, toutes ses dispositions sont très clairement exprimées et à la lettre dans les psaumes de Desportes. Notre Seigneur lui met plusieurs versets [348] dans l’esprit selon les différents états où elle est, quelquefois des psaumes entiers. Elle dit que le psautier est la cave à vin de Notre Seigneur et qu’il est tout plein de vin céleste, de mystères et de secrets divins. C’est une consolation particulière de la voir et de l’entendre quand elle parle de son psautier ou qu’elle en chante quelque chose. Elle paraît toutes enivrée de ce nectar délicieux et elle invite les autres à en boire avec tant d’efficace qu’elle les enivre aussi avec elle. (Vie 9.5.1)

Nous modernisons peu l’orthographe et ajoutons la ponctuation. Un problème propre à la Vie admirable provient d’une séparation peu tranchée entre les « dits » attribués mot pour mot à sœur Marie et leur résumé ou le contexte explicatif apporté par le rédacteur Jean Eudes. Nous avons opté pour la mise en forme suivante.

Les paragraphes sont revus et multipliés dans le cas des formes dialoguées (ils sont absents dans le manuscrit). De telles formes dialoguées, si vivantes par ce qui s’apparente souvent à un affrontement, à l’image du livre de Job, seront ainsi plus facilement appréciées. Lorsqu’ils font partie de dialogues, les « dits » attribués à la sœur Marie, à Jésus et à sa Mère seront délimités avec une précision accrue par l’emploi des guillemets.







.LA VIE ADMIRABLE DE MARIE DES VALLÉES, ET DES CHOSES PRODIGIEUSES QUI SE SONT PASSéES EN ELLE164

.Livre 1.

.Contenant ce qui s’est passé en elle jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans.

.Chapitre 1er. Sa vie et sa disposition depuis sa naissance jusques à l’âge de dix-neuf ans, et comme elle a été instruite, conduite et protégée de Dieu.

Marie des Vallées est née en la paroisse de Saint-Sauveur Landelin au diocèse de Coutances en l’an 1590 le 25 février. Son père était un pauvre laboureur, de la même paroisse, nommé Julien des Vallées, et sa mère, Jacqueline Germain, qui était de la paroisse de Catz, proche Carentan. Elle n’a eu aucune instruction au lieu de sa naissance, [1v]165 ni de la part de ses parents qui n’étaient pas méchants, mais fort ignorants, ni de la part d’aucune autre personne. Car ceux qui par leur condition étaient obligés de travailler au salut des âmes de cette paroisse, faisaient profession de les perdre, ou étaient en réputation de la plus haute malice et impiété qui puisse être. à raison de quoi, l’ignorance des choses du salut et les plus horribles vices y régnaient au dernier point. La virginité y était en telle opprobre et la chasteté si décriée que l’on avait persuadé au simple peuple qu’il y avait des supplices préparés en l’autre monde pour les filles qui ne se mariaient point, et qu’il valait mieux que celles qui ne trouvaient point parti eussent des enfants de quelque façon que ce fût que de n’en avoir point. Jugez de là quel exemple et quelle instruction cette pauvre fille pouvait avoir en ce lieu. Mais Notre Seigneur l’ayant choisie de toute éternité pour faire en elle des choses hautes et relevées a voulu Lui-même être son [2] Maître, son directeur et son protecteur. Car premièrement Il l’a instruite Lui-même d’une façon extraordinaire. Secondement, il l’a mise de bonne heure et l’a conduite dans la voie par laquelle Il avait dessein de la faire marcher, et en troisième lieu, il l’a prise en sa protection spéciale comme nous verrons maintenant. Ce sont trois choses à remarquer. Dans le premier état de sa vie, c’est-à-dire depuis sa naissance jusqu’au temps qu’elle a commencé d’être possédée du démon à l’âge de dix-neuf ans, ce sont trois marques bien visibles de l’élection très particulière que la divine Bonté en a faite.

J’ai dit en premier lieu que Dieu l’a instruite Lui-même et d’une façon merveilleuse, parce que dès les premières années de son enfance, Il a imprimé dans son âme toutes les vertus chrétiennes en un haut degré.

1°. Il lui a donné dès lors un très grand désir de suivre en tout et partout sa très adorable Volonté, ce qu’elle a toujours fait très fidèlement, et elle n’a aucune connaissance d’y avoir jamais manqué, quoiqu’elle [2v] se soit examinée plusieurs fois sur ce sujet et avec toute la rigueur possible. Dieu lui faisait en ceci une merveilleuse faveur, car lorsqu’il se présentait quelque occasion où elle était en doute de ce qu’elle devait faire, elle avait recours à la prière en cette façon : « Mon Dieu, disait-elle, je ne désire autre chose que de faire votre sainte Volonté ; si telle chose vous est agréable, donnez-moi le moyen et la grâce de la faire, sinon ôtez-m’en la volonté et le pouvoir. » Ensuite de quoi elle se trouvait remplie d’une grande affection pour les choses que Dieu voulait d’elle et avait facilité à les faire. Au contraire elle sentait une forte aversion pour celles qui ne Lui étaient pas agréables, et même elle était quelquefois empêchée extérieurement de les mettre en exécution.

2°. Notre Seigneur lui donna une dévotion très singulière au regard de sa sainte Mère, à laquelle elle avait recours en tous ses besoins.

Mais surtout elle la priait de la prendre en sa protection pour ce qui regarde la pureté, afin de la préserver de tout ce qui y est contraire. « Je regardais la divine Volonté [3] comme ma règle et la très Sainte Vierge comme ma supérieure, ma mère et ma protectrice.

3°. Celui qui est toute charité lui communiqua une charité très sincère et très cordiale vers le prochain, qui la faisait vivre de telle sorte, tant au regard de ceux avec qui elle demeurait qu’au regard de ses voisins, qu’elle ne donnait jamais sujets de plainte à personne. Au contraire elle gagnait le cœur de tout le monde, car elle prenait un grand soin de n’incommoder et de n’offenser personne, ni de fait, ni de paroles, mais de se rendre prompte de servir un chacun et de l’assister. Lorsqu’elle voyait quelqu’un en discorde, elle n’avait point de repos qu’elle n’eût procuré leur réconciliation, se servant pour cet effet de plusieurs industries que la charité lui suggérait. Enfin elle s’efforçait de faire à un chacun tout le bien qu’elle pouvait. Aussi tous ses voisins l’aimaient tant, que quand elle fut réduite par sa possession en état de ne pouvoir plus gagner sa vie, ils se cotisèrent tous volontairement pour la nourrir. [3v]

4°. Notre Seigneur lui grava dans le cœur une si grande affection pour la pureté, que l’erreur de la paroisse où elle demeurait lui ayant fait croire qu’il était nécessaire que toutes les filles fussent mariées, elle pria Notre Seigneur de lui donner quelqu’un avec qui elle pût vivre dans une parfaite continence et conserver sa virginité. Ensuite de quoi lorsqu’il se présentait quelqu’un qui la recherchait en mariage, elle faisait cette prière : « Mon Dieu, si c’est celui que vous m’avez choisi pour vivre avec lui en la façon que je vous ai demandée, donnez-moi la grâce de l’aimer autant que vous voulez que je l’aime, sinon faites que je l’aie en aversion. » Après cela, elle sentait une aversion au regard de celui-là et ainsi au regard de plusieurs autres qui la recherchaient en mariage.

5°. L’Esprit de Dieu lui imprima dans l’âme une haine indicible contre l’honneur et un amour incroyable de l’abjection avec une très basse estime et une grande défiance de soi-même. C’est ce qui la faisait trembler et pleurer lorsqu’elle entendait parler de quelque fille qui était tombée en faute. « Hélas ! disait-elle, fondant en larmes, je [4] suis bien assurée que ce malheur m’arrivera parce que je ne suis pas moins fragile ni moins capable de faillir que les autres. »

6°. On lui donna aussi une forte haine du mensonge et de tout ce qui est contraire à la simplicité, sincérité et candeur, et une puissante inclination pour la vérité en ses paroles et pour la fidélité en ses promesses. Lorsqu’elle avait promis quelque chose à quelque autre petite fille, elle n’avait point de repos qu’elle n’eût accompli sa promesse.

7°. Elle a toujours été très obéissante à ses parents et à tous ceux qui l’ont gouvernée tant en son enfance qu’au reste de sa vie. Enfin, j’ai été sur le lieu de sa naissance, et où elle a été nourrie et élevée et j’ai vu plusieurs personnes qui l’ont connue et même avec qui elle a demeuré avant qu’elle vînt à Coutances, desquelles je me suis informé soigneusement de la vie qu’elle a menée en ce temps-là, et toutes m’ont assuré qu’on ne l’a jamais vue dans les désordres du monde, que jamais on ne lui a vu faire aucune action répréhensible, ni entendu dire aucune parole mauvaise, mais au contraire qu’elle était pleine de charité, de patience et de douceur, d’humilité et de [4v] soumission, et qu’elle aimait beaucoup à prier Dieu, à faire toutes sortes de bonnes œuvres et à empêcher autant qu’elle pouvait que Sa divine Majesté ne fût offensée. Voilà comme Dieu l’a instruite.

J’ai dit en second lieu qu’Il l’a fait entrer de bonne heure et qu’Il l’a conduite dans la voie par laquelle Il avait dessein de la faire entrer, qui est une voie de peines et de souffrances, car Il a commencé dès son enfance de l’exercer dans la patience. Elle n’avait que onze à douze ans quand son père mourut. Depuis sa mort, elle endura les misères et incommodités d’une très grande pauvreté, jusques là qu’elle fut vue plusieurs fois réduite à n’avoir pas de pain à manger des semaines tout entières.

Sa mère s’étant remariée, elle tomba sous la tyrannie d’un beau-père nommé Gilles Capelain, boucher demeurant à Périers qui était un homme barbare, cruel et furieux, lequel maltraitait extraordinairement sa mère, et non content de cela, il déchargeait aussi souvent sa rage sur elle, et quoiqu’elle ne lui en [5] donnât aucun sujet, il ne laissait pas, après qu’il avait outragé sa mère au dernier point, de la battre aussi à coups de bâton, et avec tant de cruauté qu’il la rendait toute noire et meurtrie de coups, et néanmoins après tout cela, elle a tant de charité pour cet inhumain, qu’elle n’a cessé de prier Dieu pour lui jusqu’à ce qu’elle ait obtenu son salut de Sa divine miséricorde.

Sa mère en ayant pitié, l’obligea à sortir d’avec elle et de chercher quelque lieu à se mettre en qualité de servante, mais elle trouva encore pis, quoiqu’en une autre manière, car on la mit dans une maison en la paroisse de saint Pèlerin proche Carentan, qui était un vrai enfer et dont le maître et la maîtresse étaient pires que des démons, menant une vie que je n’ose décrire sur le papier tant elle est infâme et détestable. Pendant qu’elle demeurait en cette maison, elle y souffrit des peines que Dieu connaît, mais elle en sortit le plus tôt qu’il lui fût possible.

De là, elle revint chez son tuteur en la paroisse de Saint-Sauveur Lendelin où elle commença à être possédée, mais parce qu’il y avait souvent des dissensions entre quelques-uns de cette [5v] maison, et qu’elle aimait beaucoup la charité et la paix, après avoir fait tout son pouvoir pour la pacifier, n’y ayant pu venir à bout, elle se retira de ce lieu et alla demeurer avec une pauvre femme mariée dans la même paroisse.

Ayant été quelque temps avec cette femme, elle reconnut qu’elle avait un infâme commerce avec un gentilhomme du lieu, chez qui elle allait souvent et là où son mari même l’envoyait souvent, à cause de la pauvreté où ils étaient. À raison de quoi la sœur M [arie]166 parla à cette femme et lui dit qu’elle était résolue de la quitter, si elle ne voulait renoncer à son péché. Ses paroles eurent tant d’effet sur elle qu’elle se convertit entièrement en sorte que son mari ne put jamais l’obliger d’y retourner, nonobstant tous les efforts qu’il y fît. Voilà comme Dieu a commencé de la faire entrer dès son enfance et de la faire marcher dans la voie des souffrances, si bien qu’elle peut dire avec le Fils de Dieu : Pauper sum ego et in laboribus a juventute mea. (Ps. 87, 16)167.

Je dis en troisième lieu que dès ce temps-là Dieu l’a prise en Sa protection spéciale, ce qui se voit manifestement par le soin qu’Il a eu de la conserver parfaitement dans sa pureté virginale au milieu de plusieurs grands périls, où Il a permis qu’elle [6] se soit rencontrée, afin de l’en délivrer miraculeusement ; mais entre autres, elle en a échappé trois, desquels elle ne pouvait sortir sans une assistance extraordinaire de Sa bonté.

Toutes ces choses font voir très clairement que cette personne a été pourvue dès ses plus tendres années des plus rares bénédictions du ciel, qu’elle a toujours été en la main et en la protection de Dieu d’une façon qui n’est point commune et qu’il l’a instruite et conduite lui-même d’une manière admirable. Ce qui se verra encore plus manifestement ci-après.

.Chapitre second. De la manière qu’elle a été possédée corporellement par les malins esprits.

La sœur Marie ayant demeuré plusieurs années en diverses maisons comme servante, et étant revenue chez son tuteur de la paroisse de Saint-Sauveur Lendelin, elle y fut recherchée de plusieurs jeunes hommes qui la voulaient épouser, et entre autres, il y en avait un à qui ses parents la voulaient donner en mariage. Mais elle, l’ayant rebuté ainsi que plusieurs autres, il eut recours à une sorcière qui depuis, ayant été convaincue de sortilèges, fut brûlée à Coutances. Cette sorcière lui [6v] donna un maléfice qu’il jeta sur la sœur Marie. Étant allée avec d’autres filles et femmes en pèlerinage à saint Marcou en la paroisse de la Pierre qui est proche de celle de saint Sauveur Lendelin, elle y rencontra ce jeune homme, lequel passant proche d’elle dans une foule de peuple, la poussa, et au même instant, elle se sentit frappée d’un mal étrange et s’en retourna malade chez elle horriblement, là où étant arrivée, elle tomba comme pâmée, et ayant la bouche ouverte d’une façon affreuse, elle commença à jeter des cris et hurlements effroyables et à souffrir des tortures et des supplices si violents et si continuels qu’elle assure que durant trois ans qu’elle demeura aux champs depuis cet accident, elle ne croit point avoir dormi une heure de temps. Tous les remèdes humains qui y furent employés pour la soulager dans les maux extrêmes qu’elle souffrait étant sans effet, on commença de douter qu’il ne procédassent de l’opération du diable. Là-dessus on la mena à Coutances en 1612 dans la semaine de Pâques. On la présenta à son évêque qui était pour lors monseigneur de Briroy. Il la fait exorciser, on y voit toutes les marques d’une véritable possession. Il envoie [7] des hommes intelligents dans la paroisse pour y faire information de sa vie et de celles de ses parents, afin de connaître si eux ou elle n’avaient point donné sujet à l’esprit malin de la posséder, soit en la lui donnant par quelque colère, soit en commettant quelque autre faute, en punition de laquelle Dieu aurait permis ou ordonné cette affliction tant sur la fille que sur le père et sur la mère. Mais après un soigneux examen, on ne put rien trouver de semblable. On continua donc à l’exorciser. On connaît de plus en plus qu’elle est possédée, ce qui a été confirmé depuis en diverses occasions, spécialement lorsqu’elle était à Rouen en 1614, là où elle fut exorcisée en grec et en hébreu, tant par monseigneur l’archevêque de Rouen que par plusieurs grands docteurs qui tous ont affirmé que la possession était véritable, et en 1641, par l’ordre des supérieurs je l’exorcisai aussi en grec168. Quoique les démons ne me répondissent pas en grec, néanmoins ils faisaient des réponses conformes aux demandes qu’on leur faisait et accomplissaient ponctuellement ce qu’on leur commandait de la part de Dieu et en vertu [7v] de l’autorité de l’Église.

.Chapitre troisième. Ce qu’elle fit quand elle eut connaissance qu’elle était possédée des malins esprits.

Lorsqu’il demeura constant que la sœur Marie étais possédée des malins esprits et qu’elle vint à le savoir169, elle commença, par le raisonnement du Saint-Esprit, à parler ainsi en soi-même :

« Pourquoi est-ce que je suis possédée170 ? D’où vient cela ? Je suis bien certaine que je ne me suis pas donnée à l’esprit malin. Je suis bien assurée que mes parents ne m’y ont pas donnée, car je ne leur en ai jamais donné le sujet. C’est donc que Dieu l’a voulu ainsi, oui sans doute. Il a connu de toute éternité l’état et la condition qui m’était la plus propre pour mon salut. S’Il en eût prévu un autre qui m’eût été plus nécessaire et plus convenable que celle-là, Il me l’aurait donné. Si ç’avait été meilleur pour moi de me faire Religieuse, Il m’aurait fait cette grâce. S’Il avait prévu que j’eusse mieux fait mon salut, étant une grande reine, Il m’aurait mise dans cette condition, car Il est infiniment bon, et rien ne Lui est impossible. Mais puisque je suis avec les diables, et en leur possession selon le corps [8] et que ni mes parents ni moi n’y avons rien contribué, c’est une marque que c’est Dieu même qui a choisi pour moi cet état, comme celui qui m’est plus propre pour mon salut. C’est pourquoi je l’accepte de tout mon cœur et pour l’amour de Celui qui me l’a donné. J’y veux vivre et mourir si tel est Son bon plaisir et je ne voudrais pas changer ma condition avec celle de la plus grande reine du monde.

« Mais il me faut bien prendre garde à ce que je dois faire pour plaire à Dieu et pour me sauver en l’état où je suis. Me voici entre les mains de l’Église, laquelle n’a point d’autre intention que de me délivrer des démons, si c’est la volonté de Dieu. Que faut-il que je fasse de mon côté ? Il faut que j’obéisse promptement et exactement à tout ce que l’Église me commandera, sans examiner ce qui me sera ordonné et sans me plaindre jamais des choses qui me seront commandées, pour difficiles qu’elles puissent être. »

Voilà son raisonnement et ses résolutions qu’elle accomplit très fidèlement sans y manquer jamais, quoi qu’on lui fît faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait [8v] mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe171 hachée menue, et qu’on lui commandait de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait, et lorsqu’on lui faisait boire des172 douze verres d’eau bénite tout de suite.

Sur ce fait, je dirai une chose qui fait voir l’impuissance et la faiblesse des démons. On lui commanda d’aller puiser de l’eau qu’on bénissait ensuite pour l’usage des exorcismes. Lorsqu’elle l’avait tirée d’un puits où elle la puisait, et qu’elle apportait deux grandes cruches de terre en ses deux mains qui en étaient remplies, les démons, qui étaient en elle, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour les lui faire casser afin de répandre l’eau, et pour cet effet, ils l’agitaient en diverses manières, tantôt la faisant aller d’un côté, tantôt de l’autre, et elle leur disait, parlant à eux : « Vous faites bien voir le peu de pouvoir que vous avez. Je vous mets au pis faire, et vous défie de faire seulement toucher mes deux cruches l’une contre l’autre. » Cela les faisait enrager et ils étaient contraints de la laisser. De là vient qu’elle dit qu’il n’y a rien au monde qu’elle craigne moins que les malins esprits. Que ce sont [9] les plus impuissantes de toutes les créatures et qu’elle craindrait plus un chien ou quelque autre bête que tous les diables ensemble173. Qu’ils sont moins à appréhender que des mouches, parce qu’ils sont tellement liés qu’ils ne peuvent rien que ce que Dieu leur permet expressément.

.Chapitre 4. Ce qu’elle a souffert de la part des démons par la possession.

Depuis l’an 1609 qu’elle est possédée jusques à l’année présente 1655, Dieu a permis aux démons de lui faire souffrir de grandes peines. Car outre qu’ils l’ont battue et souffletée avec ses propres mains plusieurs fois, ils remplissent et empoisonnent, ainsi qu’elle parle, son sang, ses veines, son cœur et tous ses sens, de leur furie et de leur rage. Ils la mettent à la torture et la font souffrir étrangement en toutes les parties de son corps, de telle sorte, dit-elle, « que je regarde quelquefois dans mes mains si je n’y verrais point leurs griffes, quoique je sache fort bien que ce sont des esprits qui n’ont rien [9v] de corporel. Mais c’est qu’ils me font souffrir les mêmes tourments que si effectivement ils avaient des griffes matérielles et sensibles avec lesquelles ils me perçassent les mains et me déchirassent les membres. » Elle assure néanmoins que les moindres de ses peines sont celles qu’elle a portées de la part des démons. Elle les a défiés et provoqués beaucoup de fois lorsqu’ils la maltraitaient, parlant à tous en la personne d’un seul en cette façon : « Est-ce là tout ce que tu peux faire ? tu n’as pas grande force ! Vois-tu, me voilà : fais tout le pire que tu pourras. N’attends pas que Dieu te commande de me frapper, c’est assez qu’Il te le permette. Garde-toi bien d’omettre la moindre des peines qu’Il te permettra de me faire endurer. Car je Le prie de tout mon cœur que toute son Ire174 tombe sur toi et qu’Il redouble tous tes supplices, si tu en a laissé la plus petite partie, mais prends bien garde à ce que tu feras ! Tu es un lion et je ne suis qu’une misérable fourmi. Quand le lion vaincrait la fourmi, on se moquerait encore de lui de s’être armé pour combattre une si faible et si chétive bête. Mais si la fourmi surmonte le [10] lion, comme elle fera assurément, parce qu’elle est fortifiée de la grâce de Dieu, la confusion en demeurera éternellement sur le lion. N’es-tu donc pas bien insensé de faire ce que tu fais ? Fi, fi, de la bête à dix cornes ! » Pendant qu’elle disait cela, le diable enrageait et demeurait confondu.

« Une chose qui me console, dit-elle, quand ils me tourmentent, c’est qu’ils ne font point de péché. Car n’ayant plus de liberté, ils ne sont plus en état de mériter ni de démériter. »

.Chapitre 5. Ce qu’elle a souffert de la part des hommes, spécialement pendant qu’elle a été prisonnière à Rouen.

[1.]175 Quoique les grâces extraordinaires que la divine Bonté a communiquées à la sœur Marie soient connues de très peu de personnes, néanmoins elle a toujours été regardée comme une fille de grande vertu et d’une piété singulière. Mais cela n’a pas empêché qu’elle n’ait souffert beaucoup de peines, de traverses et de mépris ; et des contradictions de [10v] plusieurs personnes particulières, qu’elle a toujours reçues comme de la main de Dieu et portées avec une merveilleuse patience, une parfaite soumission à la volonté de Dieu, une profonde humilité et une grande charité vers ceux dont Dieu s’est servi pour l’affliger. Mais surtout il n’est pas croyable combien de maux elle endura pendant six mois qu’elle fut prisonnière à Rouen pour le fait que je vais dire.

L’an 1614 qui était la seconde année des exorcismes qui ont été faits sur la sœur Marie, il arriva que les démons ayant dit qu’ils sortiraient un certain jour et ne l’ayant pas fait, comme on leur en demanda la cause, ils répondirent que c’était un certain homme qu’ils nommèrent et qu’ils accusèrent d’être sorcier, qui y mettait empêchement. On ne doit pas croire pour cela que cet homme fût sorcier, mais Dieu permit ceci au démon pour faire naître une nouvelle occasion de souffrance à la sœur Marie. Car cet homme qui était puissant, sachant ce qui avait été dit de lui, entra dans une grande colère contre elle, enfin alla à Rouen, là où il l’accusa elle-même au parlement d’être sorcière, et prévint si bien l’esprit des juges qu’ils la mirent en prise de corps. Monseigneur de [11] Coutances, ayant appris ces nouvelles et connaissant bien son innocence, n’attendit pas qu’on la vint prendre, mais il l’envoya lui-même à Rouen, où elle fut conduite par ses parents, y allant très volontiers et avec joie parce qu’elle voyait que c’était la volonté de Dieu. Étant arrivée à Rouen, elle se rendit prisonnière et y demeura depuis la fête de saint Jean-Baptiste jusqu’à la fête de la Conception Immaculée de la très Sainte Vierge. Elle y souffrit des maux indicibles.

Car premièrement, après avoir été six semaines dans la prison de la Cour de l’Église, où elle fut traitée fort charitablement par le concierge et sa femme, on la mena dans la prison du Parlement, où on la mit dans un cachot fort obscur.

Secondement, on l’exorcisa souvent dans la chapelle de la prison. Dieu permit qu’un jour un religieux cordelier y étant venu pour l’exorciser, les esprits malins ne parurent point. à raison de quoi il commença à déclamer contre elle devant une grande troupe de personnes qui étaient présentes et à dire qu’elle n’était point possédée, mais que c’était une trompeuse, une publique176 et une sorcière, ce qui excita tout le monde et même les autres prisonniers à la siffler, à la montrer du doigt et à la maltraiter de plusieurs manières. De sorte que depuis cela [11v] lorsqu’on la menait du cachot à la chapelle ou de la chapelle au cachot, elle était huée, moquée et chargée d’injures et d’opprobres comme une infâme et une sorcière, et qui plus est, elle était battue et outragée cruellement. Car il y avait une certaine femme qui en la menant et la ramenant la battait sans cesse avec une serviette qu’elle tenait à la main, qui était mouillée et tortillée en forme d’une grosse corde dont elle la frappait sur le visage.

Troisièmement le Parlement ordonna qu’elle serait dépouillée et rasée partout pour chercher les marques du diable, et pour reconnaître si elle était vierge, et en effet elle fut dépouillée toute nue par deux fois et piquée avec des aiguilles et des alènes par tout le corps, mais on trouva qu’elle était vierge et qu’elle n’avait aucune des marques que l’on cherchait. Ce qui est étrange, c’est qu’au lieu d’envoyer quelque matrone ou sage-femme pour la visiter, on y envoya un chirurgien qui à la vérité était un bon vieillard fort sage et fort charitable qui lui parla et la traita fort doucement ; mais toujours c’était un homme. Cette pauvre fille, qui avait un amour indicible pour la pureté et une horreur [12] incroyable de tout ce qui lui était contraire, demeura bien étonnée quand elle vit et qu’elle sut la cause pour laquelle il venait, et l’ayant appris de lui, elle lui dit :

« Comment, Monsieur, faut-il que ce soit un homme qui fasse cela ? Est-il possible que dans Rouen il n’y ait point de femme capable de faire une chose semblable ?

 – Ma fille, lui répondit le vieillard, la justice le veut ainsi.

 – Est-il vrai que la justice le veut ainsi ?

 – Oui, répliqua-t-il.

 – Ah ! répartit-elle, puisque la justice le veut, c’est que Dieu le veut, et puisque Dieu veut que j’aie cette confusion, je le veux aussi. »

Et en disant cela, elle commença à se dépouiller avec une merveilleuse générosité. Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et après midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens, en la présence desquels elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes.

Quatrièmement177. Elle fut traitée de la Justice avec tant de rigueur à cause de la mauvaise impression qu’on avait mise dans l’esprit des juges, que [12v] c’était une sorcière, une publique et une trompeuse, qu’il fut défendu à toutes sortes de personnes, tant à celles qui étaient dans la prison qu’à celles qui n’y était pas, de lui parler ni de l’assister aucunement, à peine d’être mis dans une basse-fosse les fers aux pieds.

Cinquièmement. Il semblait que tous les hommes, grands et petits, prêtres et laïcs, religieux et séculiers, filles et femmes étaient convertis en fureur contre elle sans aucun sujet, car il n’y avait personne qui pût dire qu’elle l’ait offensée, de fait ou de parole ou de quelque autre manière. Les uns la bafouaient comme une sorcière, une débauchée et une très méchante créature. Les autres disaient qu’elle faisait la possédée pour enrichir ses parents de l’argent qu’elle gagnait. Plusieurs autres lui venaient dire qu’on l’allait brûler toute vive.

Il y avait un prêtre qui venait tous les jours célébrer la sainte messe en la prison, qui auparavant que de la dire, et après l’avoir dite, se mettait vis-à-vis d’elle et lui chantait mille pouilles ; le cordelier aussi, dont nous [13] avons parlé, la tourmenta étrangement par menaces, injures et malédictions. Les prisonniers mêmes la haïssaient et persécutaient, spécialement depuis que le cordelier avait déclaré publiquement dans la prison qu’elle feignait d’être possédée et qu’elle ne l’était point, et qu’elle n’était qu’une trompeuse et une infâme. Quelque temps après, comme elle fut exorcisée derechef dans la chapelle de la prison, les démons se manifestèrent si visiblement que tout le monde reconnut qu’elle était véritablement possédée, ce qui fit que les prisonniers ne l’avaient plus tant en horreur comme ils l’avaient auparavant.

Sixièmement. Dieu lui envoya une affliction plus grande que toutes les autres précédentes, car étant entrée dans le cachot, elle fut prise d’une si grande frayeur qu’elle ne pouvait durer dans le doute où elle était que ce mal fût naturel ou qu’il vînt de Dieu. Elle le supplia de lui ôter trois jours durant si c’était Lui qui lui eût envoyé, mais, s’il était naturel, qu’Il [lui] eût agréable178 de la laisser en cet état. La prière achevée, la frayeur cessa le temps qu’elle avait demandé, et [elle] fut dans une grande paix et tranquillité, au bout desquelles elle rentra dans ce premier état de frayeur qui lui dura [13v] pendant tout le cours de sa prison.

Parmi tant de maux et d’afflictions, Dieu qui n’abandonne jamais les siens, lui suscita quelques personnes, qui la consolaient, défendaient et lui fournissaient toutes les choses qui lui étaient nécessaires. Et après toutes ces persécutions et calomnies, Il la justifia et la délivra de toutes ses tribulations, car ayant été visitée, elle fut trouvée vierge.

2.179 Il demeura constant et hors de doute qu’elle était possédée, car elle fut exorcisée en grec et en hébreu par monseigneur l’archevêque de Rouen et par plusieurs autres docteurs, et les démons répondaient conformément aux demandes qu’on leur faisait ; joint que la possession parut si clairement par plusieurs autres effets qui ne pouvaient procéder que des esprits malins, qu’il était impossible d’en douter.

3. Afin de faire voir qu’il n’était pas vrai qu’elle fît la possédée pour gagner de l’argent, Dieu ne permit jamais qu’elle en prît de personne. Quelques-uns lui en jetaient dans son cachot, mais les démons l’agitaient continuellement jusqu’à ce qu’on l’eût ôté.

D’autres lui jetaient plusieurs poires, après avoir caché des sous dans quelques-unes, mais les malins esprits se servant de ses mains choisissaient [14] entre les autres celles où étaient les sous, et les rejetaient à ceux qui les lui avaient jetées.

4. Quoique les juges eussent été préoccupés et puissamment sollicités contre elle, la vérité néanmoins surmonta le mensonge. Son innocence prévalut contre la calomnie et la Cour, par un arrêt, ordonna qu’on la ramenât à son évêque pour être exorcisée.

.Chapitre 6. Ce qu’elle a souffert de la part des sorciers.

Depuis le jour qu’elle fut possédée des malins esprits, elle souffrit étrangement l’espace de cinq ans par les maléfices des sorciers : spécialement les deux dernières années durant lesquelles il ne se passait quasi point de jour qu’ils ne lui jetassent quelques nouveaux sortilèges et quelquefois plusieurs en un jour. Les peines qu’elle a portées de cette part surpassent beaucoup celles qu’elle a endurées de la part des hommes et de la part des démons, car les sorciers, dit-elle, joints avec les diables, ont beaucoup plus de pouvoir de faire souffrir que les hommes ou les diables seuls. Les sortilèges forcent quasi au péché, parce que les démons sont unis à la malice des sorciers [14v] et exécutent leurs intentions. C’est ce qu’elle a expérimenté plusieurs fois, mais spécialement dans les occasions suivantes :

Auparavant qu’elle vînt à Coutances, ses parents la voyant extrêmement travaillée par le premier maléfice qui lui fut jeté, et ne connaissant point la qualité de son mal, la menèrent chez un malheureux ecclésiastique qui se mêlait de donner des remèdes aux malades qui s’adressaient à lui : lequel l’eût perdue, si Dieu ne l’eût délivrée du précipice au bord duquel elle se trouva, et ce, par une merveilleuse industrie qu’Il lui inspira, au moyen de quoi elle fut affranchie de la gueule de ce loup.

Mais, enrageant de ce que cette proie lui était échappée des griffes, et que sa tutrice qui l’avait menée chez lui ne la quittait jamais, il lui jeta un charme très violent (car c’était un insigne magicien). Ce charme avait deux effets : l’un, au regard de la sœur Marie, pour la forcer de l’aller trouver, et ce avec tant de violence et de rage, qu’afin d’y résister, elle se frappait à grands coups et s’arrachait les cheveux de la tête. L’autre charme était au regard de la tutrice, qui se nommait Jacqueline Beurrye qui [15] avait pour elle le soin et la qualité d’une véritable mère et qui pour lors était couchée dans un même lit avec elle (car c’était la nuit que le sortilège fut jeté), à savoir de l’endormir si profondément qu’il fut impossible à la sœur Marie de l’éveiller, ni en criant, ni en la pinçant, ni en la tournant d’un côté et d’autre. Cette pauvre fille, ne trouvant aucun remède à un si fâcheux mal, fut inspirée de Dieu d’avoir recours à son refuge ordinaire, qui était la très Sainte Vierge. Elle lui adresse donc ses prières et fait vœu de l’aller saluer à l’église de Notre-Dame de la Délivrande, auprès de Caen, et au même instant la bonne femme s’éveilla, et la sœur Marie fut entièrement garantie de la malignité de ces charmes.

Allant à Rouen, au premier gîte qu’elle fit sur le chemin, qui fut au château de la Motte appartenant à Mgr de Coutances, on lui jeta pendant la nuit un horrible sortilège tendant à la corruption et à lui faire perdre le trésor incomparable de sa virginité, afin de la faire passer pour une infâme et de la marquer d’une qualité qui est inséparable de la fourberie, à savoir l’impudicité, et par [15v] ce moyen de persuader aux juges plus facilement qui elle était, lorsqu’ils sauraient qu’elle n’était pas vierge. Et en effet ce fut à cette fin qu’ils ordonnèrent qu’elle serait visitée. Quoique ce sortilège la fît beaucoup souffrir, il n’eut pourtant point l’effet que prétendait le magicien qui [le] lui jeta, non plus qu’un très grand nombre d’autres qui lui furent jetés par d’autres sorciers, comme nous verrons ci-après.

Étant arrivée de Rouen à Coutances, on y recommença les exorcismes, et parce qu’elle sentait encore les effets du susdit sortilège qui lui avait été jeté à la Motte, l’exorciste commanda au diable en la vertu de Jésus-Christ de détruire lui-même son ouvrage et de faire cesser la malignité de ces charmes. Mais il répondit que la fille n’en serait point délivrée, et que même elle ne boirait ni mangerait que le magicien ne parût devant elle. Et en effet il fut impossible de lui faire rien prendre depuis ce temps-là jusqu’à ce que le magicien fût venu. Les démons l’empêchaient de manger par l’ordre de Dieu. On cherche le magicien (que le diable nomma) par l’ordre de Monseigneur, on est trois jours sans pouvoir le rencontrer. [16] Enfin l’ayant trouvé, on l’amène. Il paraît devant la fille. Le démon lui parle et lui maintient que c’est lui qui lui a jeté ce charme. Après qu’il eut longtemps contesté que ce n’était pas lui et que le malin esprit insista et assura que c’était lui, il lui dit à la fin : « Si je lui ai donné quelque chose, qu’elle me le rende.

 — Oui dà, répond le démon, elle te le rendra tout.

— Maintenant qu’on me donne un plat », et comme on en eut présenté un, elle jeta par la bouche une certaine matière telle qu’est celle dont la cervelle de l’homme est composée.

« Voilà le charme, dit l’esprit malin, il est fait de la cervelle d’un petit enfant. »

Et certainement on ne pouvait pas dire que cela vînt d’aucun aliment qu’elle eût pris, puisqu’il y avait trois jours qu’elle n’avait ni bu, ni mangé. Dieu l’ayant ainsi permis, afin que l’on reconnût cette vérité.

Voici un autre sortilège beaucoup plus terrible que le précédent qui lui fut envoyé de Paris un peu après son retour de Rouen. Un certain marchand de Coutances étant allé à Paris, comme il s’en revenait au sortir de la ville, il entend venir après lui des cavaliers fort bien montés et bien couverts, qui l’ayant [16v] abordé, lui demandèrent d’où il était et où il allait.

« Je suis de Coutances, leur dit-il, et j’y vais.

— N’y a-t-il point ajoutèrent-ils, une pauvre fille possédée ?

— Oui, et c’est grande pitié des tourments qu’elle souffre.

— C’est de quoi nous avons entendu parler », dit l’un de ces cavaliers, et ce qui nous a tellement touchés de compassion qu’ayant appris que vous étiez de ce pays-là, nous sommes courus après vous pour vous donner cette petite boîte dans laquelle il y a des reliques de sainte Geneviève dont on a descendu la châsse les jours passés. Tenez, emportez-là avec vous bien soigneusement, et quand vous serez à Coutances, dites qu’on la donne à cette pauvre fille et qu’on la mette sur elle. 

Cela dit, les cavaliers s’en retournèrent à Paris, et le marchand arrivant à Coutances, bailla la boîte à ceux qui étaient auprès de la sœur Marie, et Dieu permit qu’ils la lui apliquèrent sans regarder ce qui était dedans. Mais elle sentit bientôt ce que c’était.

Car cette fausse relique, qui était un véritable sortilège, tendait à trois effets : premièrement, à la porter dans les plus exécrables blasphèmes de l’enfer. [17] Secondement, à la jeter dans les plus infâmes saletés et dans les plus puantes abominations qui puissent être et avec les personnes les plus perdues et les plus gâtées de ce sale et vilain péché.

Troisièmement, à l’exciter au meurtre et au massacre, la poussant à étrangler, à écorcher, à démembrer et à dévorer tout le monde. Et en outre elle fut possédée d’un nouveau démon qui se nomma Kerigno. Sa prétention était de l’obliger à faire quelque action répréhensible et criminelle afin d’avoir sujet de la décrier, de l’accuser et de la faire derechef tomber entre les mains de la Justice pour la faire châtier et pour l’exterminer entièrement. Mais tout cela ne servit qu’à faire paraître davantage la protection de Dieu sur cette créature, lequel par la vertu de son bras anéantit tous les effets de ces charmes et rendit vains et inutiles tous les efforts des puissances infernales.

Cela donna occasion à la sœur Marie de prier Notre Seigneur de faire miséricorde aux sorciers et de demander à souffrir pour eux un temps les peines qu’ils méritaient de souffrir dans l’éternité ainsi qu’il est raconté ailleurs plus [17v] amplement.

Mais tant plus qu’elle s’efforçait à leur faire du bien, tant plus ils cherchaient de lui faire du mal, en voyant que tous leurs charmes et toutes leurs machines diaboliques n’étaient point assez forts pour la faire tomber dans le péché, et pour lui ravir la grâce de Dieu. Ils entreprirent pour le moins de lui ôter la réputation et de la décrier : qui est un des effets de leur malice contre les personnes, et les choses qui honorent Dieu. Car je connais un homme qui a été malheureusement engagé dans ce détestable parti l’espace de dix ans et qui s’est trouvé plusieurs fois dans leurs assemblées nocturnes, lequel s’en étant retiré par un effet extraordinaire de la divine miséricorde, m’a assuré que quand il se fait quelque ouvrage de la terre qui est à la gloire de Dieu, ses plus grands ennemis qui sont les sorciers tiennent conseil pour aviser aux moyens de l’empêcher, ou de le détruire, ou de l’affaiblir, ou tout au moins de le mettre en mauvaise odeur devant les hommes afin qu’il produise moins de fruit. C’est ce [18] qu’ils ont essayé de faire au regard de l’œuvre que la divine Bonté a faite en la sœur Marie. Car on a vu une méchante fille suscitée et députée comme il est très probable par cette troupe infernale, laquelle s’en allait dans les lieux et dans les villes voisines de Coutances, comme au Mont-Saint-Michel, à Saint-Malo en Bretagne et en plusieurs autres endroits, là où elle se faisait appeler Marie des Vallées, disant qu’elle était la possédée de Coutances, et partout où elle se rencontrait, elle dérobait et faisait d’autres actions méchantes, qu’elle avouait après très facilement et quand on lui demandait pourquoi elle les avait faites, elle n’apportait point d’autres excuses sinon que c’était le diable qui l’avait trompée.

Elle passait bien plus outre, car elle disait qu’il lui était arrivé un grand malheur, à savoir qu’elle s’était donnée au diable et que c’était la raison pour laquelle elle était en sa possession, et que même elle en portait le caractère et la marque. Et en effet, elle la faisait voir en ses cheveux, un peu au-dessus du front. Car j’ai vu une personne de grande probité et de fort bon sens qui m’a assuré que pendant quinze jours cette malheureuse créature [18 v] séjourna en la ville de Saint-Malo. Elle lui montra cette marque, et que, pour en faire l’épreuve, elle y appliqua une aiguille de tête fort longue, qu’elle y fit entrer presque toute sans qu’il en sortît du sang et sans qu’elle témoignât aucun sentiment de douleur. Ce qui fait conjecturer et avec fondement qu’elle était sorcière puisqu’elle portait si visiblement la marque que le diable a coutume d’imprimer en ceux qui lui appartiennent en cette damnable qualité. La personne qui l’a entendue de sa bouche et qui a vu ce caractère m’a assuré qu’elle se faisait appeler Marie des Vallées, déclarant à tout le monde qu’elle était la possédée de Coutances. Et cependant c’est une chose très certaine que jamais la sœur Marie n’a été à Saint-Malo.

Je passe plusieurs autres fourberies et malices que cette méchante fille a faites en d’autres lieux pour la diffamer, lesquels ont été avérées et reconnues avec autant de certitude que la précédente. Toutes ces choses font voir la rage extrême dont l’enfer a toujours été animé contre cette bonne fille, ce qui n’est pas une petite preuve qu’elle est fort aimée [19] du ciel, puisque l’enfer la hait tant et que les principaux membres de Satan, qui sont les sorciers, lui ont fait une guerre si cruelle, dans laquelle étant fortifiée de la vertu d’en haut, elle a toujours remporté la victoire.

.Chapitre 7. Les remèdes dont l’Église se servait pour détruire les maléfices et comme elle en fut entièrement délivrée.

Pendant qu’elle était persécutée par les sorciers et travaillée par les maléfices qu’ils lui jetaient tous les jours, sitôt qu’elle sentait l’effet de quelque nouveau sortilège, elle le faisait connaître aux exorcistes, lesquels commandaient au démon par les exorcismes de déclarer le remède dont il fallait se servir pour le détruire ; et quoiqu’ils fissent beaucoup de résistance, ils étaient néanmoins forcés de le dire. Et tantôt ils disaient qu’il fallait y employer de l’eau grégorienne ainsi appelée parce qu’elle a été instituée par saint Grégoire le Grand et il n’appartient qu’à un évêque de la bénir ; tantôt du sel béni ; une autre fois [19 v] de l’huile sainte dont on oint ceux que l’on baptise, une autre fois quelque chose bénite par l’Église. Si bien que toutes les choses que l’Église a coutume de bénir y furent employées, et elles ne manquaient jamais d’anéantir les charmes dont il paraissait souvent des marques visibles et extérieures, ainsi qu’il arriva un jour lorsqu’après avoir reçu un maléfice qui la tourmentait étrangement et dont l’effet était de l’embraser du feu de la concupiscence, les démons furent contraints par la vertu de l’exorcisme de dire que les remèdes à ce sortilège étaient de la mettre dans un vaisseau plein d’eau grégorienne. Ce qui fut fait. Et au même temps qu’elle y fut, le charme fut détruit, et l’eau qui était claire et nette auparavant se trouva toute pleine d’un nombre innombrable de petits vers dont le monde demeura étonné.

Les maléfices ont duré cinq ans. Après avoir souffert pendant cinq ans les tourments d’un très grand nombre de maléfices et qui souvent étaient si atroces que ceux qui la voyaient en cet état en pleuraient de compassion, voici enfin comment elle en fut délivrée. [20]

Un jour, comme elle se présentait à la sainte communion dans la chapelle de l’évêché, elle en fut empêchée de telle sorte qu’il lui fut impossible de communier ; et Notre Seigneur lui dit en esprit qu’il voulait qu’on la mît coucher dans une petite salle où il y avait une cheminée, tout proche de la chapelle. Elle dit cela à M. de Jugainville, son exorciste, qui le proposa à Mgr de Coutances, lequel d’abord ne voulut pas y consentir parce qu’il craignait que les sorciers ne la fissent mourir si on l’abandonnait ainsi toute seule à leurs mains en ce lieu-là. Cependant elle ne pouvait communier et lorsqu’elle se présentait à la table de Notre Seigneur les démons l’en empêchaient. On leur commanda par les exorcismes d’en dire la raison. Ils répondirent que c’était l’ordre de Dieu et qu’elle ne communierait point qu’on ne l’eût mise à coucher dans le lieu susdit. À raison de quoi, monseigneur ayant assemblé son conseil pour délibérer ce qu’il fallait faire, il fut conclu qu’elle irait coucher tous les soirs dans cette petite salle et qu’on la confierait ainsi à la garde de Dieu. Ce qui fut fait. Ensuite de quoi elle communia librement dès le lendemain et tous les sortilèges cessèrent, et depuis ce temps-là les [20 v] sorciers n’eurent aucun pouvoir sur elle quoiqu’ils fissent tous leurs efforts pour l’inquiéter et intimider. Car après qu’elle s’était retirée dans la chapelle, ils frappaient contre la porte et faisaient un très grand bruit, comme qui aurait jeté de grosses pierres à l’encontre. Ce qui ayant été dit aux ecclésiastiques qui avaient soin d’elle, ils en voulurent avoir l’expérience, et pour cet effet l’un d’eux, étant venu dans la chapelle, il entendit ce bruit, lequel ne pouvait venir d’ailleurs que des sorciers, car lors il ne demeurait personne dans l’évêché, l’évêque faisant sa demeure en une autre maison. Outre cela, elle voyait quelquefois un grand nombre de pointes d’épées toutes nues qui passaient l’une dans l’autre comme s’il y eut eu plusieurs hommes escrimant les uns contre les autres, et cela tout proche de sa tête, par-dessus, en sorte qu’elle était obligée de marcher la tête baissée pour passer par dessous les épées, et lorsqu’elle était couchée, elle entendait des personnes qui marchaient contre le bord de son lit aussi pesamment et sensiblement que s’ils avaient eu des sabots, mais ils ne la touchaient point, ni ne lui faisait aucun mal [21] et toutes ces choses ne l’épouvantaient point du tout, parce qu’elle savait que tous les démons et tous les sorciers ensemble ne lui pouvaient faire aucun déplaisir que par la permission de Dieu, et qu’elle était prête d’accepter de bon cœur tout ce qu’il leur permettrait de lui faire souffrir. Avant que de se coucher, elle prenait une lampe d’une main avec un vase où il y avait de l’eau bénite, et de l’autre un aspersoir avec lequel elle s’en allait aspergeant tous les endroits de la chapelle, de sa salle, et d’une autre plus grande salle qui en était proche et où elle entendait beaucoup de bruit. Puis elle prenait son repos en paix. Ayant fait cela quelque temps, elle demeura entièrement délivrée de tous les maléfices des sorciers.

.Chapitre 8. L’état misérable des sorciers.

Avant que de quitter cette matière qui regarde les sorciers et les sortilèges, je mettrai ici quelque chose de ce que Notre Seigneur a fait voir à la sœur Marie de l’état épouvantable auquel sont [réduites] ces misérables personnes. [21v]

Un jour Notre Seigneur lui promit de faire une œuvre de sa Toute-puissance et pour cet effet, Il lui ordonna de dire un rosaire tous les jours durant l’octave de la fête du Saint Rosaire. Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni porte, ni fenêtre, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer. La voilà saisie d’une frayeur et d’une angoisse extrême ; elle crie à Notre Dame : « Hélas ! où sommes-nous ? »

Notre Dame se rit et témoigne qu’elle est bien aise de la voir là et dit : « Je vous y ai mise, mais je ne vous en retirerai pas. »

Les frayeurs continuaient, lesquelles pourtant ne paraissaient que dans la maison où elle était. Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme.

Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef-d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah ! Je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut [22] fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. Cela représente l’état malheureux des sorciers, ils sont à présent dans l’état du péché sans en pouvoir sortir, si ce n’est par miracle, tellement que mourir pour eux et tomber en enfer c’est la même chose. Et cette peine qu’elle endurait était pour obtenir de Dieu la conversion des sorciers.

En l’an 1642, on lui fit mettre sous les pieds de l’Amour divin, représentés par les pieds de son lit, un chapelet qu’on lui fit enfiler de soie rouge et y mettre deux petits agneaux, dont l’un représentait la divine Volonté et l’autre Notre Dame avec une médaille neuve qui représentait l’Église sur laquelle il fallait que le Saint Sacré Cœur fut imprimé. Il y avait aussi une croix au commencement qui représentait Notre Seigneur ; les gros grains sa Passion, et les petits grains tous les saints du ciel. Il lui fut dit que c’était le chapelet des sorciers.

Deux ans après, le sixième jour de l’année 1644, la Charité divine reprit ce chapelet pour la sœur Marie. On le pendit à son côté gauche. Ce qui arriva en cette manière. La sœur Marie étant dans l’église, Notre Seigneur lui dit :

« Si je vous donnais une couronne, la diriez-vous ?

– Très volontiers, répondit la sœur Marie.

– Allez quérir le chapelet des sorciers. » [22v]

Après qu’on l’eut apporté, on lui fit dire en cette façon : Sur la croix et sur le crucifix, dites douze fois le verset : Exsurgat Deus et dissipentur inimici ejus : et fugiant qui oderunt eum a facie ejus180. Sur le petit Agnus181 de la Volonté de Dieu, dites trois fois : Voluntas Dei quodcumque voluit fecit. Sur le petit Agnus de Notre-Dame, dites trois fois : Fecit potentiam in brachio suo, dispersit superbos mente cordis sui182. Sur les gros grains qui représentent la Passion, [dites] le Vexilla183 tout du long. Sur les petits grains qui sont tous les saints : Exurge, Domine, in ira tua et exaltare in finibus inimicorum tuorum, en lui faisant dire de la version de Desportes :

Ha ! Lève toi, Seigneur, en ton ire allumée,

Fais voir haute ta force à la troupe animée,

De mes haineux domptés Seigneur réveille-toi

Et garde en ma faveur le décret de ta loi184.

Et sur la médaille qui représente l’Église, le Veni Creator, tout du long, parce qu’elle appelle le Saint-Esprit pour convertir les sorciers. »

Le lendemain Notre Seigneur lui représente l’état auquel seront les sorciers après leur conversion, par la manière suivante de dire le chapelet. Sur le crucifix, [23] Beata nobis gaudia, tout du long. Sur l’Agnus de Notre-Dame, Fecit mihi magna qui potens est, et sanctum nomen ejus. Sur les gros grains, Pater noster, etc. Et sur les petits, Ave Maria, etc. parce qu’ils seront enfants de l’Église ; sur la médaille qui représente l’Église, le Te Deum laudamus et trois fois le Magnificat, parce que l’Église se réjouira et remerciera Dieu de leur conversion. Ce chapelet était dans une bourse en cuir, qui représente la sœur Marie, parce que tous les sorciers étaient en elle, à raison qu’elle les a plaigés185. L’amour divin les avait mis sous les pieds comme les ayant abandonnés, mais la charité les reprend parce qu’elle les veut sauver.

Une autre fois comme elle priait pour une pauvre femme ensorcelée, qu’il plut à Notre Seigneur et à Notre Dame la délivrer, il lui fut dit : « Représentez-vous une mère qui a deux enfants malades, l’un n’est malade que d’une fluxion qui lui découle du cerveau et lui cause de grandes incommodités, le médecin lui baille une médecine qui le guérira absolument. Il n’a qu’à souffrir les tranchées186 de la médecine. L’autre est malade d’une grosse fièvre qui [23v] lui ôte la raison et le jugement. Il n’a que les paroles et les actions d’un désespéré. Le médecin le regarde comme ne voyant aucune disposition en lui de se servir d’aucun remède et n’y attend que la mort, si Dieu n’y fait un miracle de Sa miséricorde. Le premier est malade par ignorance et fragilité qui procèdent du péché d’Adam comme du chef, et celui-ci est en état de salut, et partant, il ne faut point s’inquiéter pour lui. Telle est cette pauvre femme. Le second est transformé en diable. Il n’a point d’autre volonté et d’autre intention que celle du diable, et tout ce qu’il fait, c’est pour lui plaire. Celui-là représente les sorciers. » Notre Seigneur ajoute : « Voyez lequel des deux est le plus malade et le plus digne de compassion. » Il dit encore : « Il faut tarir la fontaine, et il n’y aura plus de ruisseau. Il faut convertir les sorciers, et il n’y aura plus de sortilège. »

.Chapitre 9. De l’échange qui s’est fait de la volonté de la sœur Marie avec celle de Dieu.

[24] Entre quantité de choses merveilleuses qui se sont passées en la sœur Marie, une des principales est l’échange que Dieu lui a fait faire de sa volonté avec la Sienne : ce qui s’est passé en cette façon.

Quatre ans ou environ après le commencement de sa possession, Dieu lui inspira une si grande haine du péché, et un désir si ardent de n’offenser jamais Sa divine majesté, qu’elle affirme qu’il n’y a que Lui seul qui connaisse combien ce désir était puissant, et combien cette haine était forte. Et elle assure que cette impression lui est demeurée dans le fond de son esprit, et qu’elle y demeurera éternellement, et qu’il lui est impossible de douter qu’elle ne soit de Dieu. Ce désir provenait de l’horreur inconcevable qu’elle avait du péché et de l’amour très pur qu’elle portait à Dieu. Car elle ne craignait pas le péché, ni ne désirait pas d’en être délivré entièrement, pour l’appréhension qu’elle eût de l’enfer, et des châtiments qui lui sont préparés soit en ce monde, soit en l’autre. Au contraire, elle faisait cette prière à Dieu : « Vous connaissez par votre infinie sapience, lui disait-elle, tous les péchés dans lesquels je tomberai durant tout [24v] le cours de ma vie, si vous ne m’en préservez par votre grande miséricorde. Je vous supplie de me faire souffrir toute la peine qui leur serait due en rigueur de Justice, voire au double et au centuple, si vous voulez, et me gardez de la coulpe187. » Elle fit cette prière à Dieu près de deux ans avec une dévotion et ferveur indicible.

Ce qui la confirma dans ce désir et dans cette prière, fut un livre du révérend père Coton188, jésuite, intitulé : Manuel de dévotion, où sont contenues plusieurs oraisons, colloques, aspirations, prières, etc., qui lui tomba entre les mains, dans lequel elle rencontra cette oraison, vers le commencement du livre et qui est telle :

Protestation première.

« Je sais à mes dépens et à mon grand dommage combien je suis préjudiciable à moi-même, et combien grande est ma fragilité, d’où j’ai toutes les occasions de craindre qu’au partir d’ici, je démente mes vœux et ne fasse le contraire de ce que je viens de promettre. Ô Dieu très puissant et immuable, ayez pitié de votre frêle ouvrage ; étendez votre main forte et votre bras invincible pour le secours de l’ouvrage de vos doigts. Ne permettez pas qu’une créature dont l’acquisition vous a été si pénible, [25] vous soit si facilement et tant indignement enlevée. Si ma volonté y est requise, la voilà entre vos mains. Je vous la donne et redonne irrévocablement. Et puisqu’il n’y a rien de mieux acquis que ce qui est donné, ô Dieu de mon cœur ! Commandez que le don qu’il Vous a plu me faire de vous-même, autorise celui que je vous fais de moi-même, et que cette donation tant entre vivants qu’à cause de votre mort soit tellement insinuée189 et insérée au registre de votre éternité, que quand je le voudrais, elle ne puisse être révoquée, car telle est par votre grâce la disposition de ma dernière volonté.

2. En effet serait-il bien raisonnable qu’une mauvaise volonté passagère pût annuler une résolution déterminée et préalablement prise avec tant de résolution.

3. Je proteste avec tous les ressorts de ma volonté, avec tous les efforts de mon franc arbitre, et avec toute la possible plénitude de mon consentement, que je ne veux vous offenser en chose quelconque, veux être vôtre totalement. Je veux sans exception tout ce que vous voulez, et déteste tout ce que vous détestez ; et s’il en prend autrement, s’il arrive que je me recherche moi-même, que je fasse rapine190 en l’holocauste et [25v] que je commette ou omette chose aucune contre votre bon plaisir, ce sera une surprise et dérobée volonté, du tout contraire à ce que vous me faites la grâce de vouloir lorsque je suis en mon sens et maître, par votre assistance, de mon consentement.

4. Et quand ainsi serait, que par fragilité extrême, à l’ombre de laquelle mon âme tremble de crainte, je portasse mon consentement au contraire de ce que vous voulez, ne permettez pas, ô Dieu de vérité et de bonté infinie, que telle faute me soit imputée, attendu que j’y renonce dès maintenant comme dès lors, et que le consentement qui est autorisé du vôtre, et dont vous êtes l’auteur doit prévaloir à celui qui n’est mien que par malheur et duquel l’instigateur et premier moteur est l’ennemi de votre gloire et de mon salut. »

Seconde protestation.

« Les âmes bienheureuses qui voient votre face, non seulement ne peuvent pécher, mais elles sont nécessitées à vous aimer, et à ne cesser jamais en ce noble exercice, et néanmoins elles ne laissent d’avoir leur libre volonté, tant il est vrai que vos œuvres ne se [26] détruisent point l’une l’autre, et que la grâce et la gloire ne gâtent pas, ains191 perfectionnent la nature.

2. Et si pouvoir faillir est l’une des appartenances de ma présente condition serve et esclave du péché, n’est-ce pas assez que je l’aie commis ingrat et misérable que je suis tant de fois, sans qu’il faille toujours faire preuve de ma misère au préjudice de votre honneur et gloire ? Hélas ! Mieux serait pour moi de n’être plus que d’être comme je suis et continuer de vous donner tant de peine.

3. L’amour de moi-même me rend ennemi de moi-même, et fait qu’en me cherchant je me perds, et en me trouvant je m’égare. Je renonce donc à telle amitié et la déteste avec autant de haine, et tout autant de force que je me suis aimé jusqu’à maintenant et que je pourrai ci-après, par mes mauvaises habitudes, aimer et rechercher moi-même.

4. Allouez, mon Dieu, cette déclaration de volonté et recevez en votre jugement et sur le compte que vous tenez de mes actions, paroles et pensées, telles affections comme autant d’afflictions, [26v] telles inclinations comme autant d’aliénations, telles recherches comme autant de fautes, et tels tacites consentements comme autant d’expresses résistances.

5. Mais d’autant, ô vérité suprême, que vous ne pouvez juger des choses, ni les prendre ici autrement qu’elles sont, et que si je me recherche, il faut que vous le connaissiez : je veux qu’il [en] soit ainsi, mais à condition, mon Dieu et non autrement, que vous regardiez désormais comme chose vôtre, et que vous m’imputiez l’amour de moi-même comme une affection portée et exercée à l’endroit d’une chose qui est purement vôtre. Ainsi le fils acquiert à son père tout ce qu’il acquiert, pendant qu’il est sous sa puissance. Ainsi l’esclave acquiert au profit de son maître tout ce qu’il peut acquérir durant sa servitude.

6. Désormais donc tout le soin que j’aurai de me vêtir, nourrir et entretenir ; toutes les affections, réflexions, tours et retours que j’aurai en moi, de moi et sur moi-même, toutes les forces, toutes les joies, toutes les craintes, toutes les tristesses, toutes les complaisances expresses et interprétées, bref, tout l’attirail de ma passagère vanité et du soin de moi-même, [27] tout cela mon Dieu, dorénavant sera affecté, s’il vous plaît, à la manutention et conservation de chose qui est vôtre, ni plus ni moins que je l’exercerais à l’endroit d’un pauvre de l’hôpital ou de quelque autre créature, dont le soin et la conduite prise avec cette diligence et charité vous seraient très agréables. Allouez-le, ô mon Dieu ! Recevez-le, ô mon Père, ô Seigneur débonnaire, par les mérites de Celui de qui les actions, paroles et pensées ne forligneront192 jamais de Votre volonté. Il a vécu pour moi, Il est mort pour moi : ainsi je mourrai à moi et je vivrai en Lui, et ma vie cachée en Lui paraîtra devant vous comme Sienne, et tout le soin que j’en aurai ne sera plus comme de chose mienne, et s’il m’est imputé, ce sera, ô l’unique de mon âme, comme de chose vôtre. Et quel autre moyen, Dieu de mon âme, y aurait-il, de couper cet hydre très horrible de l’amour de moi-même, attendu sa malicieuse ressource.

7. J’atteste donc et proteste derechef, devant le ciel et la terre, les anges et [27v] les hommes, que je ne veux plus vous offenser, ô Dieu ! Dieu de mon âme et seul propriétaire de mon cœur. Que si par fragilité je retombe, hélas ! mon doux Seigneur, ne l’imputez point à votre pauvre créature, car j’y renonce et y résiste comme à une surprise maudite. Et au contraire avec toute l’étendue, force et plénitude de mon consentement, je vous offre mes paroles, mes pensées, mes actions, ma vie, ma mort, le temps et l’éternité : et ce par Jésus-Christ qui est votre cher Fils et notre Frère, auquel avec vous et le bienheureux Saint-Esprit, soit à jamais honneur, louange et gloire. Ainsi soit-il. »

C’est la prière que le R. P. Coton, qui était un saint homme, faisait pour lui-même et qu’il a rendue publique et mise entre les mains des fidèles, afin que chacun la puisse faire pour soi-même.

C’est ce que la sœur Marie fit durant près de deux ans tous les jours devant le très Saint-Sacrement avec une très fervente dévotion. [28] Ensuite de quoi, elle vit la divine Volonté, par une vision non pas corporelle ou imaginaire, mais purement intellectuelle. Car elle la vit, non point sous une forme, figure ou image, mais comme une vérité présente (ce sont ses propres termes) et avec une si grande certitude et clarté que ce que nous voyons des yeux corporels ne nous paraît pas si clairement, et qu’il lui était impossible de douter que ce ne fut la très adorable volonté de Dieu, laquelle lui parla en cette façon :

« Vous demandez à Dieu qu’Il vous ôte votre liberté, et qu’Il prenne votre volonté, et qu’Il vous donne la Sienne, afin que vous n’en ayez plus d’autre, et avec cela vous désirez communier souvent ? Mais si on vous ôte votre volonté et que l’on mette celle de Dieu en la place, vous ne feriez plus rien de ce que vous voulez ! Vous ne communieriez pas quand vous le souhaiteriez, et même je pourrais bien vous ôter tout à fait la sainte communion. C’est pourquoi, pensez bien à ce que vous demandez ! La sainte communion est le grand chemin royal du paradis, par lequel tous les saints [28v] ont marché, et celui dans lequel vous désirez entrer est très difficile et très pénible : regardez donc ce que vous avez à faire ! »

Là-dessus, elle commença à raisonner ainsi en soi-même :

« La divine volonté est Dieu. La sainte communion est aussi Dieu ! Mais quand je communierais tous les jours, je puis encore pécher avec cela, et si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne l’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. »

Après cela arriva la fête de la Conception de la bienheureuse Vierge en laquelle elle sentit un désir extraordinaire de communier et elle communia en effet. Mais ensuite il lui fut impossible de communier sacramentellement : elle communiait néanmoins spirituellement, et elle recevait et ressentait en soi tous les effets et tous les fruits de la sainte communion, [29] tout de même qu’elle faisait lorsqu’elle communiait sacramentellement, à savoir, un très ardent et très pur amour de Dieu, un désir presque infini de suivre en tout et partout sa très adorable Volonté, une très grande charité pour le prochain, un amour tendre et sensible pour tous ceux dont elle avait quelque déplaisir, un zèle dévorant pour le salut des âmes, une affection incompréhensible pour les souffrants, un extrême mépris de soi-même, une horreur inconcevable du péché, une haine irréconciliable contre l’honneur et un détachement entier de toute chose.

Un an s’écoula pendant lequel elle ne put communier qu’en cette façon, parce qu’elle ne faisait pas ce qu’elle voulait ; la divine Volonté ayant pris possession d’elle. Elle n’était pas encore néanmoins confirmée en cet état, de sorte qu’il lui était encore libre d’en sortir, car Dieu lui voulut donner cette année pour choisir et pour délibérer ce qu’elle avait à faire sur cet échange qu’elle désirait [29v] qui se fit de sa volonté avec la sienne.

Cette année étant expirée, la divine Volonté lui parut derechef en la même manière que la première fois, qui lui parla ainsi :

« Voici l’heure qu’il faut définir et arrêter ce que vous avez tant demandé, à savoir que l’on vous ôte votre volonté pour vous donner celle de Dieu. Considérez bien ce que vous avez à faire ! Car c’est un contrat qui se va passer ! Avant qu’il soit fait, vous êtes libre de faire ce que vous voudrez, mais quand il sera passé, vous n’aurez plus de liberté, vous ne pourrez ni dire, ni penser, ni vouloir que ce qu’il Me plaira. Si je veux, je vous ôterai la sainte communion et vous ferai marcher par un chemin épouvantable. Le chemin de la sainte communion est tout couvert de fleurs et de roses, tout plein de grâce et de bénédiction et de consolations divines, mais je vous mènerai par un chemin tout rempli d’épines, de croix et de souffrances : je pourrais même bien vous faire aller servir les diables en enfer. »

« Enfin, dit la sœur Marie, la divine Volonté me fit voir tant de peines, tant d’angoisses, tant de douleurs, tant de tourments si effroyables [30] qu’il me faudrait endurer dans le chemin par lequel elle me conduirait, si je la choisissais, que je fus saisie d’une telle frayeur que tout le corps me tremblait d’une façon extraordinaire, ce qui n’empêcha point pourtant que je ne fisse ma réponse en cette sorte : “Je n’ai qu’une chose à dire, qui est que je hais tant le péché que je suis prête de souffrir autant d’enfer que Dieu en peut faire s’il en est besoin, afin qu’il n’ait jamais de part en moi. Pour cet effet, connaissant qu’il n’y a que ma volonté qui le puisse produire, je la renonce de toutes mes forces, et quoi qu’il puisse m’en arriver, je choisis la très adorable volonté de Dieu, et me donne à elle autant que je puis, afin qu’elle établisse son règne en moi si parfaitement que le péché n’y entre jamais. Je me réserve seulement une seule chose, qui est d’obéir en tout ce qui me sera possible à l’Église et que si j’y manque en quelque chose, il n’y aura que l’impossibilité qui m’y puisse forcer, car je ferai toujours de ma part tout ce qui sera en ma puissance pour suivre tous ses ordres.” » [30v]

.Chapitre 10. Des choses qui se sont ensuivies du susdit193 échange, dont la première est qu’elle est privée de sa liberté.

Du susdit échange plusieurs choses considérables se sont ensuivies entre lesquelles j’en remarquerai ces deux principales. La première est que depuis cela, c’est-à-dire que depuis environ quarante ans, elle n’a eu aucune liberté ni en son extérieur, ni en son intérieur : car pour l’extérieur elle ne peut pas, ni prier quand elle veut, ni pour qui elle veut, ni aussi longtemps qu’elle voudrait, ni dire les prières qu’elle souhaiterait ; et il en va de même de son boire et de son manger, de son vêtir, de son lever, de son coucher, d’aller, de venir et ainsi du reste, la divine Volonté lui réglant toutes ces choses, et n’étant pas en son pouvoir de remuer le pied, la main ou la langue pour faire ou dire autrement que ce qu’elle lui ordonne. Et de cela il y a un exemple semblable en sainte Catherine de Gênes, car il est rapporté au livre I de ses Dialogues, chapitre 13, que Dieu la réglait au boire, au [31] manger et en toutes choses.

Mais ce qui regarde l’intérieur est bien plus admirable, car elle est tellement privée de la liberté d’user des puissances de son âme qu’elle ne peut pas ni se souvenir de ce qu’elle voudrait, selon la volonté des sens, ni penser, ni vouloir aucune chose pour bonne et pour sainte qu’elle puisse être, sinon quand la divine Volonté le veut et l’y applique. Par exemple quelquefois quand elle veut penser à la Passion de Notre Seigneur il n’est pas en son pouvoir de le faire :

« J’en suis empêchée, dit-elle, comme une personne qui voudrait entrer dans une chambre, et à qui on dirait : “Retirez-vous”, lui fermant la porte quand et quand. Et d’autres fois quand je suis dans l’extrémité de mes angoisses, et que j’ai plus besoin de consolation qu’à l’ordinaire, on ouvre la porte et on me dit : “Venez, venez ici.” Alors j’entre librement, et il m’est permis de penser à quelque mystère de la Passion, mais peu de temps, car j’y aurais de la consolation et il faut que je souffre. On ne me permet cela que dans ma grande et quasi extrême nécessité, puis on me fait sortir, et on me ferme la porte, m’ôtant le [31v] pouvoir d’y penser davantage. »

Ainsi, quand elle veut penser à la divine Justice qu’elle aime extrêmement, ou à quelque autre des divins attributs, ou à quelque autre mystère, ou vérité chrétienne, il ne lui est pas possible de le faire, sinon quand elle y est appliquée par la divine Volonté. Dans les craintes où elle est d’être trompée et dans le désir extrême qu’elle a de connaître la vérité, elle a prié cent et cent fois Notre Seigneur avec abondance de larmes, de lui permettre de prononcer une fois seulement en esprit son saint nom de Jésus, c’est-à-dire de former une pensée de ce saint nom, en témoignage que les choses qui se passent en elle sont fausses en tout ou en partie, et que si Il lui donne cette permission elle croira comme un article de foi que ce sont toutes tromperies, et jamais il ne lui a été possible de le prononcer ni de cœur, ni de bouche pour ce sujet, c’est-à-dire d’y penser à cette intention. Mais pour témoigner que tout est de Dieu, il lui est toujours permis de le prononcer et d’esprit et de cœur tant qu’elle veut.

Il en va tout de même de la volonté comme de [32] l’esprit et de la mémoire. Par exemple, quoiqu’elle ait un amour indicible pour le très Saint Sacrement néanmoins depuis trente-trois ans ou environ qu’elle n’a pu communier, il n’était pas en son pouvoir de le vouloir.

Elle ne laissait pas de faire à l’extérieur tous les efforts pour s’y disposer, afin d’obéir à l’Église, mais d’en former un seul acte de la volonté à cette intention, il ne lui a pas été possible ; et lorsque le temps s’est approché auquel Dieu voulait qu’elle communiât, elle en a eu une très forte volonté et un très grand désir quelque temps auparavant.

Pour ce qui touche la mémoire, j’en ai vu l’expérience plusieurs fois, spécialement au temps de la première mission qui se fit à Coutances. Ce fut lors qu’elle fut obligée et comme forcée de me dire quantité de choses que j’ai écrit, parce qu’elles sont pleines d’instructions très saintes et très utiles, à raison de quoi Notre Seigneur l’a forcée, s’il faut parler ainsi, de les dire : je dis qu’Il l’a forcée, car elle a toujours eu une très grande répugnance à parler de ces choses et elle n’en a jamais parlé à personne que par contrainte et elle m’a [32v] assuré plusieurs fois que s’il avait été en son possible de ne m’en parler point, qu’elle ne m’en aurait jamais dit mot, et tant s’en faut qu’elle y prenne quelque satisfaction ou complaisance ; qu’au contraire ce lui est un tourment beaucoup plus grand qu’on ne peut dire, ainsi qu’il paraît visiblement en son visage et ses larmes, et en ses plaintes. Or, afin de l’entendre je la voyais une ou deux heures tous les jours, et Dieu lui mettait autant de ces choses en la mémoire qu’elle m’en pouvait dire, tantôt plus tantôt moins, selon la mesure du temps que je pouvais y employer raisonnablement sans préjudice des exercices de la mission194. Et cela demeurait en sa mémoire jusqu’à ce qu’elle me l’eût dit, et ce lui était un poids fort pesant et qu’elle supportait avec peine, pour l’obliger de s’en décharger en me le disant. Et lorsqu’elle m’avait dit ce qui lui était mis pour ce jour dans la mémoire, elle n’avait aucun souvenir des autres choses qui s’étaient passées en elle, quoiqu’elles fussent en très grand nombre. Mais le jour suivant [33] on lui en mettait encore une certaine quantité conformément au temps que je pouvais être avec elle et cela se fit quinze jours ou environ195.

Par toutes ces choses, on voit manifestement qu’elle n’a point la liberté d’user des puissances de son âme et qu’elles sont mortes et anéanties en elles-mêmes, n’ayant ni action ni mouvement que par la divine Volonté qui est parfaitement vivante et régnante en elle.

.Chapitre 11. De la seconde chose qui s’est ensuivie du sudit échange, qui est la privation de la sainte communion.

La seconde chose qui est procédée de l’échange de la volonté, est que depuis que cela s’est fait, elle a été environ trente-quatre ans sans pouvoir communier, car lorsqu’elle était à la sainte Table et que le prêtre venait à s’approcher d’elle pour lui donner le Saint Sacrement, les malins esprits dont elle était possédée y mettaient empêchement, soit en la faisant tomber par terre, soit en lui détournant la tête [33v] ou par quelque agitation de son corps de sorte que durant ce temps-là, jamais personne, ni évêque ni prêtre ne lui a pu donner la sainte hostie, nonobstant que tous les soins, toutes les diligences et tous les efforts imaginables y aient été employés tant de sa part que de la part de l’Église. De son côté, elle n’a rien omis de tout ce qu’elle pouvait faire pour s’y disposer.

D’un autre côté, on a employé durant un long temps quantité de prières, de jeûnes, d’aumônes, de pèlerinages, d’exorcismes, selon toute la puissance que Dieu donne à son Église sur les démons, afin de lever l’empêchement qu’ils y apportaient. On lui a fait faire un très grand nombre de pèlerinages en plusieurs lieux de dévotion, comme à Saint-Michel et à Notre Dame de la Délivrande, là où on l’a menée une fois tous les ans, près de quinze ans consécutivement, et là on l’exorcisa devant l’image de la Sainte Vierge, et en tous ses voyages elle était toujours accompagnée de plusieurs saints ecclésiastiques, à la conduite desquels elle avait été commise par son évêque et d’un bon nombre d’autres personnes laïques de grande piété tant de l’un que de l’autre sexe196. Et tout cela se faisait avec [34] grande dévotion, tant en allant qu’en revenant et afin d’obtenir de Dieu qu’elle pût communier, si tel était son bon plaisir. De plus pour cette même fin on fit des exorcismes tous les jours l’espace d’un an tout entier devant le Saint-Sacrement avec toutes les meilleures préparations et dispositions qu’on y pouvait apporter, et employant toute l’autorité, la vertu et le pouvoir qu’a l’Église sur les démons pour leur commander de la laisser communier. Mais ils répondaient et affirmaient toujours qu’ils ne pouvaient pas obéir à ce commandement, parce que c’était par l’ordre de Dieu qu’ils l’en empêchaient, et quand on leur en demandait la cause, ils disaient qu’ils n’en avaient pas connaissance et qu’ils n’étaient pas entrés dans les desseins de Dieu.

Mais le quatrième de décembre de l’an 1644, « le Père éternel (lui dit Notre Seigneur) vous regarde comme coupable de tous les crimes de ceux que vous avez plégés197 », et que c’était la cause pour laquelle Il versait sur elle tant de malédictions et avait commandé à toutes les créatures de lui faire souffrir quelque mal pour prendre vengeance des péchés dont elle était chargée, et que c’était l’une des [34v] causes pour lesquelles elle ne communiait pas198. [36]

.Livre 2. Les désirs extrêmes qu’elle a eus de souffrir, et tout ce qui concerne l’enfer dans lequel elle a été.

.Chapitre 1.

Lorsque Dieu mit dans le cœur de la sœur Marie ces grands désirs d’être entièrement séparée du péché, dont il a été parlé, Il y imprima aussi les désirs de souffrir si puissants et si ardents qu’il n’y a point de paroles qui les puisse exprimer, ni d’esprit humain qui soit capable de les comprendre. Car c’est la conduite ordinaire de la Divine Majesté, quand Il appelle une âme à de grandes souffrances, de lui en donner de grands désirs auparavant. Il a fait passer la sœur Marie ainsi qu’on le verra dans la suite de cette histoire, par des peines inouïes et inconcevables : aussi lui a-t-il donné des désirs de souffrir qui ne sont point imaginables. Si je les déclarais par mes paroles, on croirait que je parlerais [36v] avec hyperbole et exagération, c’est pourquoi j’emploierai ici ses termes mêmes :

« Je suis très assurée, dit-elle avec une grande sincérité, qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse connaître la grandeur et l’étendue des désirs que j’avais de souffrir lorsque je lui demandais la peine d’enfer : ils étaient si ardents que j’en étais toute dévorée et croyais ne pouvoir pas vivre sans souffrir. La pensée seule des souffrances me donnait un contentement incroyable. Si j’avais eu mille paradis, je les aurais donnés pour des souffrances. Je suis bien assurée que tous les bienheureux qui sont au ciel ne peuvent pas plus aimer leur béatitude, et qu’ils ne pourraient pas la désirer davantage s’ils ne la possédaient pas et qu’ils la connussent néanmoins comme ils font, que j’ai aimé les plus horribles tourments et que j’ai désiré de les endurer, tant pour être affranchie de la coulpe du péché, qu’afin de préserver mes frères les hommes des peines éternelles qui leur sont préparées dans l’enfer comme aussi de détruire le péché dans une [37] seule âme : car il n’y a point d’enfer que je ne souffrisse de bon cœur afin d’obtenir de Dieu la contrition pour une seule personne qui serait dans un seul péché mortel. J’ai une connaissance infaillible que ces désirs si véhéments n’étaient pas dans les sens, mais qu’ils étaient gravés dans le plus profond de l’esprit. Les sens ne demandent point à souffrir et ne sont pas capables de semblables désirs, c’est-à-dire de désirs si profonds, si puissants, si fermes, si invariables et de si longue durée. C’était l’esprit qui désirait d’aller en enfer, et qui après l’enfer désirait d’aller dans le mal de douze ans. Je le voyais comme sortant hors de moi-même et disant dans une ardeur extrême qu’il avait de souffrir : Paratum cor meum, Deus, paratum cor meum199. Enfin ces désirs si embrasés que j’étais bien certaine que toutes les puissances humaines et angéliques du ciel et de la terre et de l’enfer n’étaient pas capables de me faire souffrir autant que je le voulais, et qu’il n’y avait que la toute-puissante main de Dieu qui eût ce pouvoir : encore à peine pouvais-je croire que Dieu même pût rassasier la faim et la soif [37v] infinie que j’avais de souffrir. » Ce sont les paroles de sœur Marie.

Il ne faut point s’étonner si ces désirs étaient si ardents et en quelque façon infinis puisqu’ils sortaient de la haine comme infinie qu’elle a contre le péché et de l’amour inconcevable qu’elle porte à Dieu et aux âmes. Voire ils prennent leur origine dans son esprit, c’est-à-dire dans Notre Seigneur Jésus-Christ qui est son esprit ainsi que l’on verra ci-après. C’était Notre Seigneur qui désirait de souffrir et d’accomplir en elle ce qui manque à sa Passion, ainsi que parle saint Paul. Ces désirs de la sœur Marie étaient une extension et une continuation des désirs infinis que le Fils de Dieu avait de pâtir lorsqu’il était sur la terre, dont il a fait connaître quelque chose lorsqu’il a dit : « J’ai été baptisé d’un baptême, c’est-à-dire du baptême de mon sang, et comment est-ce que je suis pressé par les désirs extrêmes que j’en ai. De sorte que la sœur Marie a été conforme à Notre Seigneur dans les désirs infinis qu’Il a eus d’endurer, comme elle Lui a été conforme dans ses douleurs incompréhensibles. De là vient [38] qu’un jour, après lui avoir fait dire plusieurs fois ces paroles : Cupio dissolvi et esse cum Christo200, Il lui fit connaître ensuite le sens et l’intention selon laquelle Il les lui avait fait dire en cette façon : Cupio dissolvi, c’est-à-dire, je désire d’être détaché de toutes les choses créées ; et esse cum Christo, et d’être avec Jésus-Christ souffrant pour souffrir avec Lui comme Il a souffert. Certainement il faut bien dire que la faim que cette véritable épouse de Jésus-Christ souffrant avait de pâtir avec Lui et pour Lui fut merveilleusement grande puisque, comme l’on verra dans la suite de cette histoire, non seulement tous les tourments des damnés ne la rassasiaient point, mais ne firent que l’augmenter. En témoignage de quoi, lorsqu’elle était au milieu des feux dévorant de l’enfer, toutes les furies infernales qui la tourmentaient en diverses manières s’étant présentées à elle pour demander leur congé, ainsi qu’il sera raconté plus amplement en son lieu, et lui ayant déclaré qu’elles avaient ordre de Dieu de s’en aller si elle les voulait congédier, et la laisser libre et affranchie de toutes sortes de peines, elle leur fit cette réponse :

« Puisqu’il est [38v] en mon choix de vous envoyer ou de vous retenir, je vous défends absolument de vous en aller, et vous commande de demeurer ici et d’y faire votre office jusqu’à ce que Celui qui vous a ordonné d’y venir, vous ordonne d’en sortir. »

On reconnaît par là que les souffrances étaient comme son centre et que l’enfer était comme son paradis, tant elle était affamée de souffrir.

« Chargez, chargez, disait-elle, au milieu des plus horribles tourments. Grâce à Dieu, nous en pouvons autant porter que Dieu en peut faire », parce que Celui qui l’a choisie pour lui faire porter des peines en quelque façon infinies et qui avait imprimé en elle des désirs comme infinis de les souffrir, la revêtait et l’animait de Sa force divine qui est infinie. C’est de cette force qu’il est parlé au Cantique des Cantiques : Fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus aemulatio201. C’est ici que l’on peut dire : Aquae multae non potuerunt extinguere charitatem, nec flumina obruent illam202. Toutes les eaux de toutes sortes de tribulations qui sont débordées de tous côtés, du ciel, de la terre, de l’enfer, de la part des hommes, de la part des sorciers, de la part de Dieu même ; [39] toutes les peines infernales, tous les supplices du mal de douze ans, tous les flots de l’Ire de Dieu dans son débordement, et tous les ennuis, douleurs, angoisses et les tourments presque innombrables de soixante et six ans n’ont point été capables d’éteindre la soif très ardente de souffrir, que l’amour et la charité ont allumée dans cette âme ; l’amour, dis-je, qu’elle a pour Dieu et la charité qu’elle a pour les âmes. Car encore que ces désirs si véhéments de pâtir ne soient point toujours actuels en elle, ils y sont pourtant toujours habituellement et radicalement, quand Dieu ne la fait pas tant souffrir, et qu’Il lui donne un peu de relâche et de trêve, ils ne paraissent pas et sont comme endormis : mais lorsqu’Il la veut préparer à quelque nouvelle affliction Il les réveille et les enflamme plus ou moins, à proportion du mal qu’elle doit souffrir.

.Chapitre 2. Elle désire ardemment et demande avec instance les tourments de l’enfer afin d’en garantir les sorciers : elle y descend et y est condamnée à souffrir les supplices qu’ils méritent.

[39v] La sœur Marie ayant connu par une expérience de cinq ans quelle est la malignité des sortilèges, quels sont leurs effets véritables, et quel est le péril où se rencontrent les personnes qui en sont atteintes, et sachant qu’il y avait plusieurs filles dans la paroisse dont elle était qui se perdaient par ce moyen diabolique, touchée de compassion et poussée par une charité incomparable, elle pria instamment Notre Seigneur qu’Il fît en sorte que les maléfices que les sorciers devaient jeter sur d’autres filles, tombassent sur elle, afin de les en préserver.

« Parce que, disait-elle, me voici entre les mains de l’Église qui m’en délivre par le moyen des exorcismes et des prières qu’elle fait pour moi. »

Deux mois ou environ après cette prière, un jour qu’elle ne se souvenait plus de l’avoir faite, Notre Seigneur lui parla en cette façon :

« Voici bien des gens qui vous apportent des présents et qui s’appauvrissent pour vous enrichir.

— Je n’ai que faire de leur présent, dit-elle, ni de leurs richesses ; Vous m’êtes suffisant. Je ne veux rien que vous : mais prenez-les, Vous, les présents en paiement [40] de ce qu’ils Vous doivent.

— Ce n’est pas paiement que cela, dit Notre Seigneur, ils ont mérité des peines éternelles. »

Et en disant cela, Il lui fit connaître que ces gens étaient des sorciers qui venaient à elle pour lui jeter des sortilèges et qui s’appauvrissaient par les péchés qu’ils commettaient pour l’enrichir par les souffrances qu’ils lui faisaient porter. Alors tout embrasée du feu céleste de cet amour divin qui est fort comme la mort et inexorable comme l’enfer, elle dit à Notre Seigneur :

« Ils ont mérité, dites-vous, des peines éternelles ; je m’offre à vous pour les souffrir en temps afin qu’ils en soient délivrés pour l’éternité.

– Mais ils ont mérité l’Ire de Dieu, ajouta Notre Seigneur.

– Je la porterai bien aussi, répartit-elle, et mille enfers, s’il en est besoin afin que vous leur fassiez miséricorde.

– Oh ! Tu ne sais ce que tu demandes, dit le Fils de Dieu.

– Pardonnez-moi, répondit-elle ; je sais bien ce que je demande, je demande mes frères qui se perdent. J’ai une connaissance certaine que Vous cherchez quelqu’un qui veuille souffrir pour eux les peines d’enfer et l’Ire de Dieu, afin de leur donner l’éternité – car je voyais tous les jours l’Amour divin qui cherchait [40v] quelqu’un pour cela. Me voilà ! prenez-moi ! »

Mais d’abord Notre Seigneur la rebutait comme en la méprisant, mais tant plus Il la méprisait tant plus elle s’offrait à Lui et Le priait avec plus de ferveur de l’accepter :

« Oh ! disait-elle, si vous saviez le très grand désir que j’ai de souffrir, vous ne diriez pas que je ne sais ce que je demande. Je crains bien que vous n’ayez pas assez de tourments à me donner. »

En ce temps-là, étant un jour dans la chapelle de l’évêché, elle vit en esprit les bons anges des sorciers et elle les entendait pleurant et disant : « C’est grand pitié de voir tant d’âmes qui se perdent : il faudrait dire à leur intention les sept Psaumes pénitentiaux. » Elle sut peu après que par les sept Psaumes, il fallait entendre les peines d’enfer qu’elle devait souffrir. Ensuite de cela, elle continua environ deux ans à prier Dieu avec toutes les instances possibles, qu’Il lui fit souffrir les peines d’enfer, afin d’en préserver les sorciers et pour obtenir ce qu’elle demandait, elle suppliait les saints de prier avec elle et faisait d’étranges pénitences [41] : le tout pourtant, par l’ordre de la divine Volonté, quittant entièrement les linges, se ceignant d’une ceinture de crin, portant un cilice, ne mangeant que du pain et ne buvant que de l’eau.

Un jour qu’elle priait avec une grande ferveur pour impétrer de Dieu la grâce susdite touchant les peines de l’enfer, une flamme de feu descendit du ciel sur sa tête en signe qu’elle était exaucée : ce qui fut aperçu par deux hommes dignes de foi203 qui étaient présents et qui l’ont ainsi attesté. Ensuite de quoi elle sentit son cœur embrasé d’un désir très véhément de souffrir les peines susdites.

Sur la fin de ses deux ans204, elle fut huit jours dans de grandes consolations, ensuite de quoi, un jour, comme elle mangeait son petit morceau de pain au retour d’un petit pèlerinage qu’elle venait de faire, lassée de fatigue qu’elle était selon les sens, elle commença à dire en soi-même : « Encore s’il m’était permis d’avoir quelque petit rafraîchissement avec mon pain. »

Elle entendit une voix qui lui dit en esprit d’un ton et d’un accent terribles : « Ce n’est pas tout, il faut bien passer outre, il faut mourir [41v] aujourd’hui et descendre en enfer. » Ce qui l’épouvanta étrangement, car alors il ne lui souvenait point du tout ce qu’elle avait demandé à Dieu sur ce sujet.

Elle dit ce qu’elle avait entendu aux ecclésiastiques qui avaient soin d’elle et qui étaient présents, lesquels la voulaient consoler, lui disant que cela ne serait pas : « Si, dit-elle, cela sera : il faut mourir et descendre en enfer, car cela m’a été dit si fortement et en une manière si certaine, que je n’en puis douter. Mais pourtant aidez-moi à prier Dieu qu’Il me donne quelque temps pour faire pénitence. » En disant cela, elle souffrait les angoisses d’une âme qui va être damnée : tout cela dura bien trois heures ou environ. Là-dessus, ils se mettent en prières et elle aussi.

À la fin de la prière, il lui sembla qu’on lui tirait un rideau noir et obscur qui cachait celui qui lui avait prononcé cette horrible sentence, qui était Notre Seigneur, lequel lui dit d’une voix aussi douce et aimable comme la précédente était épouvantable : « Allez, c’est moi qui vous y envoie ! » À cette parole la voilà [42] remplie d’un courage et d’une force si grande qu’il lui semblait qu’elle était capable de porter les tourments de mille enfers. En même temps, elle se trouva d’esprit en enfer, où elle vit les tourments effroyables des damnés et entendit leurs cris et leurs blasphèmes. Néanmoins les trois premiers jours elle ne souffrait rien, mais elle allait et venait en esprit de la terre en enfer et de l’enfer sur la terre, et étant en enfer elle entendit les damnés qui disaient entre eux : « Qui est cette âme qui vient en enfer, et qui en sort aussi ? Nous n’avions jamais vu rien de semblable. » Et là-dessus ils vomissaient mille malédictions contre elle.

Au bout de trois jours, les diables s’assemblèrent en enfer et amenèrent au milieu d’eux une monstrueuse bête d’une grandeur énorme et d’une laideur épouvantable qu’ils tirèrent du fond de l’abîme. Elle fut présentée devant ce monstre et les démons commencèrent à l’accuser de tous les crimes des sorciers. Cependant elle ne faisait autre chose que de dire : « Dieu véritable, vous savez qu’ils ne disent pas vrai et que je n’ai rien fait de tout [42v] cela. » Nonobstant les esprits malins insistent à l’accuser et dire qu’on la leur bâille pour prendre sur elle la satisfaction et le paiement des peines dues à tous ces crimes, si bien qu’elle fut condamnée par cette horrible bête à souffrir tous les tourments que méritent tous les forfaits dont on l’accusait.

Cette sentence ayant été prononcée, voilà qu’elle commença à souffrir premièrement en son esprit et peu après en son corps l’Ire de Dieu et toutes les peines de l’enfer qu’elle désirait en cette façon.

.Chapitre 3. Les peines de l’esprit. L’Ire de Dieu.

La première peine qu’elle souffrit en son esprit, ce fut l’Ire de Dieu qu’elle assure être le plus grand supplice de l’enfer, et que tous les autres quoique très terribles sont néanmoins si légers en comparaison de celui-là que les damnés voudraient souffrir dix mille feux tels qu’est celui de l’enfer pour être délivrés du tourment de l’Ire de Dieu, lequel consiste en ce qu’ils voient Dieu tout embrasé d’Ire et de colère contre eux. [43] Tant plus ils sont damnés, tant plus ils voient Dieu ainsi irrité et courroucé contre eux, ce qui leur cause un supplice inexplicable, et dont la grandeur est autant incompréhensible que celle de l’Ire d’un Dieu. Les saints voient Dieu et sont en Dieu comme dans un feu d’amour et de charité qui les pénètre, les anime et les enivre du torrent de ses délices inénarrables. Les bienheureux voyant en Dieu comme dans un miroir immense toutes les créatures qui contribuent toutes à leur félicité, les damnés voient aussi en Dieu comme dans un miroir toutes les choses créées qui sont toutes en fureur contre eux. C’est ainsi que la sœur Marie les voyait : elle voyait la Sainte Vierge qui avait plus d’indignation contre elle que tous les anges et les saints ensemble. Elle voyait les plus grands saints du ciel sans les discerner pourtant qui étaient plus animés de colère contre elle que tous ceux qui étaient au-dessous d’eux, et ainsi des autres bienheureux. Parmi ceux de la terre, elle voyait que ceux qui avaient beaucoup de grâces la haïssaient beaucoup et que ceux qui la haïssaient peu en avaient peu. Elle en voyait quantité qui ne faisaient que la regarder un [43v] peu de travers, et de ceux-là elle ne s’en souciait pas beaucoup parce qu’ils ne lui faisaient point grand mal, et c’étaient ceux qui étaient en la grâce de Dieu, mais en un degré fort bas et proche de la chute. Elle voyait aussi toutes les autres créatures, l’air, le feu, l’eau, la terre, les pierres et toutes les autres choses sensibles et insensibles, animées et inanimées, qui étaient en fureur contre elle, et qui ne faisaient qu’attendre l’ordre de Dieu pour exercer sur elle les vengeances de son Ire.

« Je voyais, dit-elle, la terre qui regardait fixement la divine Volonté, comme lui demandant si elle avait agréable qu’elle s’ouvrît pour m’abîmer. Je voyais la mer qui la regardait aussi et qui lui demandait si elle avait agréable qu’elle se divisât en autant de parties qu’elle a de gouttes d’eau, afin que chacun pût exercer sur moi un tourment particulier. Je voyais toutes les autres créatures qui en faisaient de même jusqu’au moindre atome : il n’y en avait pas un, pour petit qu’il fût, qui ne se tint assez fort pour m’écraser et pour me réduire en poudre, si la divine Volonté lui en eût donné l’ordre, afin de venger sur moi les injures faites [44] à son Créateur », c’est-à-dire pour les péchés dont elle s’était chargée.

Elle voyait même dans le pain qu’elle prenait, l’Ire de Dieu, comme une fourmilière de vers qui seraient dans une pièce de bœuf pourrie. À raison de quoi, ce qu’elle mangeait pendant qu’elle était en enfer, et plusieurs années après, lui causait de grandes douleurs.

« Tous ceux qui sont en enfer, dit-elle, sont aussi animés de l’Ire de Dieu les uns contre les autres, de sorte qu’ils sont remplis d’une haine et d’une fureur implacables qui les rend bourreaux les uns aux autres et qui les porte à se maudire continuellement, à se déchirer et à se torturer les uns les autres.

« Cette même ire de Dieu les anime contre eux-mêmes : elle anime les sens contre l’esprit et l’esprit contre les sens ; ce qui les rend furieux et enragés contre eux-mêmes et fait qu’ils se haïssent, de telle sorte qu’ils sont insupportables à eux-mêmes et qu’ils s’écraseraient et s’anéantiraient s’il était en leur pouvoir.

« Les misérables damnés sont toujours vivants et immortels. Tant plus ils sont damnés, tant plus ils sont vivants, parce qu’ils sont davantage [44v] animés de l’Ire de Dieu qui est l’âme des damnés. Elle les anime et vivifie de telle sorte qu’il me semblait que quand on aurait coupé et haché toutes les parties de mon corps aussi menu que sont les grains de sable de la mer, je ne serais point morte pour cela, mais que chaque partie aurait été aussi pleine de vie comme le tout ensemble. Si une piqûre d’épingle, dit encore la sœur Marie, était de la nature des peurs d’enfer, elle causerait un mal plus grand que ne seraient tous les maux et tous les tourments que tous les hommes et tous les diables pourraient faire souffrir en ce monde, quand ils emploieraient toute l’étendue de leur fureur et de leur force. La raison est parce que cette piqûre d’épingle serait animée de l’Ire de Dieu ; or l’Ire de Dieu surpasse infiniment toutes les colères et fureurs de tous les hommes et tous les diables, de sorte que, comme la moindre joie du ciel surpasse incomparablement tous les contentements de ce monde ainsi la plus petite peine de l’enfer surpasse tous les supplices de cette vie. [45]

« Enfin, si un damné paraissait sur la terre, dit-elle encore, et qu’on lui dit : “Vous voilà bien malade et bien affligé, mais savez-vous bien le mal que vous souffrez ? Quel est-il ?”, il répondrait : “Je ne le sais point, je ne le puis dire, car pour le bien connaître et pour l’expliquer, il faudrait pouvoir comprendre ce que c’est que l’Ire de Dieu : Quis novit potestatem irae tuae et prae timore tuo iram tuam dinumerare205 ?”. »

Peu de temps après qu’elle fut entrée dans ces supplices, elle vit son esprit qui sortit de l’enfer, en étant revêtu d’une force divine qui lui fut donnée, s’en alla par tout le monde mettre à mort un nombre infini d’ordes bêtes206 qui représentaient les péchés mortels. Puis il revint en son corps à qui il communiqua ses peines. Et ce fut alors que le corps commença à souffrir.

Le plus grand supplice qu’elle souffrait après l’Ire de Dieu, était de la vue qu’elle avait de l’état horrible de son esprit. Elle le voyait si effroyable que ce lui était un tourment indicible de se voir unie avec un monstre si hideux. Elle assure qu’elle eût beaucoup mieux aimé être animée du plus horrible [45v] de tous les démons : parce que le plus affreux de tous l’était beaucoup moins que son esprit à cause de tous les crimes dont il s’était chargé et qu’il avait en quelque sorte rendus siens. De là procédaient mille reproches qu’elle faisait lui disant : « C’est toi qui es cause que nous sommes ici ! » Mais elle [le] voyait quelquefois levant un voile dont sa face était couverte, et lui disait avec un visage gai et content et qui était fort beau : « Nous sommes ici, mais c’est Dieu qui nous y a mis. » Alors elle demeurait satisfaite pendant que cette vue durait, mais elle passait bientôt.

Voici une autre peine de l’esprit, laquelle il communiquait aux sens, qui est épouvantable : c’est le désespoir, qui provient, dit la sœur Marie, de ce que les damnés voient que Dieu est éternel et que son Ire demeurera éternellement sur eux et que tous leurs autres tourments dureront autant qu’il sera Dieu et par conséquent qu’ils ne finiront jamais. C’est ce qui les fait désespérer et enrager au dernier point. [46]

Le désespoir, dit-elle, est le roi de l’enfer, parce qu’il règne sur tous les damnés et que c’est en quelque façon le plus grand de tous les supplices de l’enfer, parce que c’est comme un résultat, un composé et un consommé de tous les autres. C’est le père et la source de tous les blasphèmes de l’enfer. Elle le voyait en esprit sous la figure d’un lion enragé qui la tenait toujours enchaînée par le col avec une chaîne de fer, et de fois à autre, il entrait dedans elle par la bouche. C’est pourquoi elle s’adressait à Dieu promptement, lui protestait qu’elle renonçait de tout cœur à tout ce que la langue allait proférer et le suppliait très instamment de la garder de rien dire en quoi Il fut offensé et de faire en sorte qu’on lui arrachât plutôt la langue de la bouche que de permettre qu’elle [ne] proférât aucune parole qui lui déplût. Sitôt que ce monstre était entré en elle, il proférait par sa bouche plusieurs blasphèmes, mais elle n’y avait aucune part puisque c’était malgré elle et contre sa volonté. Et cela ne se faisait jamais devant personne qui en put être scandalisé, de sorte que s’il [46v] entrait un enfant seulement au lieu où elle était, tout cela cessait. Car ce qui est bien remarquable dans toutes les choses étranges qui se sont passées en elle, soit dans l’enfer, soit dans le mal de douze ans ou dans les autres maux, jamais Dieu n’a permis qu’il [ne] se soit dit ou fait aucune chose capable de scandaliser qui que ce soit. Voilà les peines que l’esprit souffrait dans l’enfer.

.Chapitre 4. Les peines des sens.

La première et la plus grande des peines qu’elle souffrait en ses sens, c’était celle du feu, duquel elle assure qu’il était si ardent que le feu de ce monde-ci n’est que rosée et rafraîchissement en comparaison. Elle sentait en son cœur une fournaise de feu si embrasée qu’elle disait en soi-même : « D’où vient que ce feu ne me consume point ? » Mais on lui dit qu’il n’était point consumant et que s’il l’était, il réduirait en un moment les plus hautes montagnes en cendres.

Le tourment du feu était suivi de celui de l’eau, dans laquelle on la jetait, mais c’est une eau qui est si extrêmement froide [47] que les glaces les plus froides de la terre sont du feu en comparaison. Puis ayant été quelque temps dans cette eau, on la remettait dans le feu et du feu dans l’eau et ainsi successivement.

Sitôt qu’elle fut en enfer, elle vit venir à soi plusieurs furies infernales qui entrèrent en elle et qui en prirent possession :

1. Le désespoir dont il a été parlé.

2. La faim, car elle commença à souffrir une faim si horrible qu’il lui semblait que si toute la terre eût été convertie en un pain et qu’on lui eût permis de le manger, cela n’eût pas été suffisant à la rassasier. Les diables lui faisaient manger des bêtes qui représentaient les péchés pour lesquelles elle souffrait.

3. La soif extrême qu’elle endurait était si ardente qu’il lui semblait que toutes les eaux de toutes les fontaines, des rivières et de la mer n’eussent pas été capables de l’éteindre et qu’elle eût été bienheureuse si on lui eût permis d’avaler un peu de boue dans laquelle les pourceaux se vautraient. Et cependant, durant tout le temps qu’elle fut en enfer (cela dura plus de deux ans) [47v] il ne lui fut point permis de boire du tout, mais seulement de manger chaque jour trois quarterons207 de pain qu’elle trempait dans l’eau et après qu’il s’était un peu amolli, elle le pressait entre ses mains pour en faire sortir l’eau. Il lui arriva une fois de prendre un peu d’eau dans le creux de sa main et d’en avaler quelques gouttes, mais pendant que cette eau fut dans son estomac, elle lui causa des tourments indicibles et enfin elle la rejeta par la bouche en forme de toile d’araignée et qui parut ainsi aux yeux de ceux qui étaient présents.

4. Son odorat intérieur et extérieur souffrait la peine d’une puanteur insupportable, procédant de tous les péchés des diables et des damnés, lesquels dit-elle, sont autant de charognes très puantes.

5. Elle ne voyait en esprit que des monstres horribles et des ombres noires et affreuses.

6. Elle dit qu’une des plus grandes peine des damnés, c’est l’ennui qui est si grand que les heures leur semblent des siècles.

Dans toutes ces peines, elle ne se souvenait [48] pas de la demande qu’elle avait faite à Dieu de souffrir les peines de l’enfer, mais elle croyait effectivement être perdue pour jamais, sinon dans quelques intervalles qu’on lui donnait quelquefois pendant lesquels elle voyait bien qu’elle ne l’était pas, mais cela durait fort peu de temps.

Ses tourments ne paraissaient pas beaucoup à l’extérieur. Dieu voulut néanmoins qu’il en parût un jour quelque chose, mais cela dura fort peu, car c’était une chose si horrible et si effroyable que personne ne l’eût pu souffrir, si elle eût duré plus longtemps. Les démons déclaraient les maux qu’elle souffrait, disant qu’elle était aussi malade qu’eux et qu’ils n’eussent jamais pensé qu’une personne vivant encore sur la terre eût été capable de porter les tourments de l’enfer.

Enfin elle assure que tout ce qu’elle peut dire sur ce sujet n’est rien en comparaison de ce qu’elle a vu et expérimenté. [48v]

.Chapitre 5. De plusieurs autres choses qui lui arrivèrent pendant qu’elle était en enfer.

Durant tout ce temps-là, elle était pendant le jour avec les deux honnêtes ecclésiastiques en la garde desquels elle avait été mise par Mgr de Coutances, et le soir on la menait dans l’évêché où il n’y avait personne du tout, et où elle passait la nuit toute seule. Un soir comme ils l’y conduisaient, elle leur dit qu’elle se tuerait pendant la nuit. Nonobstant cela, ils la recommandèrent à Notre Seigneur et la laissèrent toute seule, dans la connaissance qu’ils avaient qu’elle était en la garde de Dieu. Alors elle se résolut de se tuer. Pour cet effet, elle prend un couteau, étend le bras pour se l’enfoncer dans la poitrine. Mais en même temps le bras, lui demeura raide comme un bâton, la main lui fut ouverte et le couteau tomba par terre.

Là-dessus Dieu lui ouvrant l’esprit pour un peu de temps, elle commença à faire [49] réflexion sur elle et à discourir ainsi à elle-même :

« Qu’est-ce que ceci ? Où suis-je ? Et en quel état ? Sans doute, je ne suis point encore tout à fait perdue et abandonnée de Dieu. Il a encore soin de moi, puisqu’Il m’empêche de me tuer. »

Puis regardant et considérant le lieu où elle était, elle disait aussi :

« Je suis encore au monde, voici une table, un coffre, un lit. Je suis en une chambre, je suis encore en la terre et par conséquent je puis me sauver. »

Ensuite de cela, elle se met à genoux et fait cette prière et vœu à Dieu :

« Mon Dieu, je m’offre à vous pour porter toutes les peines de l’enfer et tous les tourments que vous avez préparés au péché, et fais vœu de les souffrir en temps208 afin que vous en délivriez mes frères dans l’éternité. »

Ayant fait cette prière, Notre Seigneur la prit en sa main comme l’on prendrait une balle et avec une fureur et impétuosité incroyable, la jeta dans le plus profond de l’enfer. Dans cet instant, la vue qu’elle avait d’être encore au monde et l’espérance de se pouvoir sauver lui furent ôtés et elle [49v] s’écria ainsi : « Ah ! C’est maintenant que je suis damnée tout à fait ! » Et alors tous les tourments redoublèrent.

Il ne faut pas s’étonner de cette action qu’elle fit en prenant un couteau pour se tuer ; car outre que cela n’était point volontaire, on peut dire que Dieu le permettait pour donner à connaître l’excès du mal qu’elle souffrait, vu qu’elle était alors dans l’état d’une âme damnée et qu’elle portait en soi les sentiments et inclinations des damnés qui sont pleins de rage contre Dieu et qui sont pleins de fureur contre eux-mêmes : ce qui les porte à désirer la mort et à se la donner s’ils pouvaient.

Que Dieu l’a choisie pour porter les péchés d’autrui : à raison de quoi elle a portée durant l’enfer et durant le mal de douze ans les sentiments et inclinations et toutes sortes de péchés. Or, en cette occasion, elle a porté les sentiments de ceux qui sont dans le désespoir et qui se tuent eux-mêmes.

Dans les intervalles qu’elle avait de fois à autres, durant lesquels elle connaissait bien qu’elle n’était pas damnée, elle suppliait Notre Seigneur [50] que, s’il lui arrivait de lui demander qu’Il la délivrât de ses peines, Il ne l’écoutât point, tant elle désirait souffrir pour Son amour et pour le salut des âmes.

Un jour toutes les furies de l’enfer, c’est-à-dire la faim, la soif, le désespoir, la rage, la mort et tous les autres maux qui la tourmentaient horriblement se présentèrent à elle, et lui dirent que Dieu leur avait commandé de lui demander leur congé, et que si elle voulait les congédier, elles avaient ordre de Lui de se retirer et de la laisser libre et affranchie de toute peine. La soif lui montrait une fontaine qui jetait son eau fort haut et une eau très claire et très belle. La puanteur lui offrait des odeurs très agréables, le désespoir lui présentait l’espérance et ainsi des autres ; et toutes lui disaient qu’elle jouirait désormais de toutes ces choses, si elle voulait leur donner congé. Mais elle leur disait : « Dieu soit loué ! Je croyais que tout fût perdu pour moi, mais à ce que je vois, il me reste encore la liberté de vous renvoyer ou de vous retenir. Je vous défends absolument de vous en aller [50v] et vous commande de demeurer et de faire votre office jusqu’à ce que Celui qui vous a ordonné d’y venir vous ordonne d’en sortir. »

Voici encore une autre chose qui lui arriva durant les peines de l’enfer. Un jour dans un redoublement de ses maux et particulièrement du feu, elle dit qu’il était si enflammé qu’il sortait de son cœur je ne sais combien de coudées de haut. Cherchant quelque remède et quelque rafraîchissement et n’en pouvant trouver, car le vent et l’eau, au lieu de la soulager l’échauffaient davantage, elle pria M. Potier, y étant portée extraordinairement, de lui allumer un bon feu et clair, parce qu’il n’y avait que le feu entre toutes les créatures qui lui donnât quelque rafraîchissement et qui ne lui faisait point ressentir l’Ire de Dieu. M. Potier lui en ayant fait un comme elle le désirait, elle se coucha tout proche et en approcha sa tête et son visage comme en se plaignant à lui de l’état où elle était et en lui demandant quelque soulagement. Elle vit en même temps au milieu de la flamme le visage d’un personnage qui était [51] celui de l’Amour divin, pleurant de compassion qu’Il avait de ses peines et si abondamment que ses larmes faisaient une mer. Alors elle fut grandement soulagée et commença à dire : « Oh ! C’est ainsi qu’il faut avoir compassion de moi, mon mal et mes peines sont si grands qu’il faut une mer de larmes pour les pleurer dignement. » Mais tout aussitôt, voilà venir la Sainte Vierge, laquelle se servant des mains de la sœur Marie dissipa et éparpilla le feu, disant avec colère : « Comment vous vous arrêtez à la consolation et mon Fils est seul à souffrir dans les feux de l’enfer ! » Elle [la Sainte Vierge] voulait dire que puisque Notre Seigneur souffrait en sa personne les peines de l’enfer, elle [la sœur Marie] était indigne de toute consolation. On lui fit connaître pour lors que si tous les hommes du monde fussent morts de compassion de la voir souffrir, cette compassion eut été encore trop petite, mais que les larmes de l’Amour divin qui faisaient une mer, définissaient mieux l’excès de ses douleurs. [51v]

.Chapitre 6. Description de l’enfer et comme la sœur Marie en sortit.

Durant tout le temps qu’elle fut en enfer, elle ne vit point de quelle manière il était fait quant à la forme et figure extérieure, mais seulement quand elle en sortit. Et voici comme elle le vit et comme elle le représente :

« Imaginez-vous, dit-elle, un puits extrêmement large et profond, dans lequel il y a de l’eau et du feu. L’eau est au milieu en figure ronde, et qui s’élève en haut comme l’eau d’un puits, sans être appuyée ni soutenue tout autour d’aucune chose, demeurant ferme et solide comme une colonne sans qu’il en tombe une seule goutte, et cette eau est horriblement vilaine, puante et froide extrêmement, et plus que toutes les glaces imaginables.

« Le feu est tout autour de l’eau comme si c’était une muraille qui l’environnât : si bien que représentez-vous une muraille de feu tout autour de cette eau, dans laquelle il y a depuis le bas jusqu’au haut, quantité de sièges ou de places disposées comme sont [52] les trous d’un colombier. » C’est dans ces sièges de feu qu’elle appelle des chaises que sont les damnés, et « les mêmes sièges sont plus ou moins ardents pour chacun d’eux, qu’ils ont plus ou moins commis de péchés. Et après qu’ils ont été quelque temps dans le feu, les démons les prennent et les jettent dans l’eau, et peu après, ils les rejettent de l’eau dans le feu, les faisant ainsi passer d’une extrême chaleur à une extrême froideur. Chaque damné demeure dans le siège de feu qui lui est destiné, ceux qui sont plus damnés dans les places plus basses et ceux qui le sont moins en celles qui sont plus hautes. »

Mais la sœur Marie ne demeurait pas toujours en une place, car après avoir été quelque temps en l’une de ces chaises de feu, on la mettait en une autre, et ainsi elle en occupa un très grand nombre les unes après les autres, et les tourments qu’elle souffrait en chaque lieu étaient tous différents, selon la différence des péchés de ceux pour lesquels on les lui faisait souffrir, de sorte qu’elle trouvait le feu plus ardent en quelques places qu’aux autres. [52v] Et il s’en trouvait quelquefois plusieurs tout de suite, où elle souffrait quasi également, et on lui disait que c’était pour des personnes qui étant égales en démérite, avaient mérité un même supplice.

L’enfer est plein de quantité de bêtes venimeuses dont les unes sont plus grosses, les autres plus menues, qui piquent et mordent les damnés pour les punir de leurs péchés véniels, entre lesquels il y en a de plus grands et de plus petits. La justice de Dieu tient un très bel ordre dans les châtiments des damnés, car chacun est puni selon la quantité et qualité de ses péchés. Celui qui n’est coupable que d’un péché mortel ne souffre l’ardeur du feu qu’à proportion de ce seul péché. Celui qui est coupable de dix ou de cents est à proportion plus brûlé et tourmenté par le feu que ce premier. Celui qui n’est coupable que de dix péchés véniels, quoi qu’il soit environné d’une infinité de petites bêtes, il n’y en a que dix à le piquer, mais celui qui est coupable de mille, il en a mille qui le tourmentent de [53] tous côtés.

La sœur Marie demeura dans les peines de l’enfer quant à l’esprit, depuis l’octave de la Saint-Martin de novembre jusqu’au samedi à dix heures du soir de la semaine de Pâques qu’il en sortit et alla se reposer sur le sein de Notre Seigneur209 ; mais son corps y demeura deux ans, non pas qu’il fût localement en enfer qui est au centre de la Terre, mais parce que durant ce temps, elle souffrit cruellement et véritablement en ses sens les peines qui sont décrites ci-dessus, dont les plaies, ainsi qu’elle parle, lui restaient encore deux ans après que son corps fut sorti des peines de l’enfer, ce qui se fit en cette manière en la fête de Saint-Jean l’Evangéliste210. Elle vit Notre Seigneur souffrant en elle. Elle s’adressa à la Sainte Vierge et lui dit : « Ayez pitié de votre fils et le retirez d’ici. » Ensuite de quoi elle fut délivrée ce jour-là de l’enfer et commença à boire et manger comme les autres, et elle se trouva affranchie des tourments qu’elle souffrait.

Depuis que son esprit fut sorti, elle ne souffrait pour lors le tourment de l’Ire de Dieu et de toutes les créatures ni celui qu’elle [53v] endurait de ce même esprit, mais seulement les peines des sens qui ont été décrites. L’esprit fut moins en enfer que le corps, parce que, dit-elle, celui-là est bien plus capable de souffrir beaucoup en peu de temps que celui-ci.

.Chapitre 7. Les peines d’enfer lui avaient été prédites et figurées avant qu’elle y entrât.

Quelque temps auparavant qu’elle fut en enfer, Notre Seigneur lui fit voir ce qu’elle y devait souffrir par cette figure qui pourtant ne lui fut point expliquée qu’après qu’elle en fut sortie. Elle se vit entre les mains un vase fort beau et fort net : elle l’offre à Notre Seigneur.

« Gardez-le, lui dit-il.

« – Non, répondit-elle. Il est à moi puisque vous me l’avez donné, mais je ne veux rien garder pour moi ; je vous le donne, prenez-le s’il vous plaît, tandis qu’il est net, de peur qu’il ne se souille. »

Il le prend, et s’en va le montrer à tous les saints, leur disant : « Que vous semble-t-il de ce vase ?

« – Il est fort beau, fort net, disent-ils.

« – Qu’en faut-il faire ?, ajouta Notre Seigneur.

« – Il faudrait le mettre en paradis », [54] répliquent les saints, comme on met les beaux pots sur le buffet d’une chambre pour la parer.

« – J’en ferai ce qu’il Me plaira », dit Notre Seigneur et au même temps, Il fait une fosse dans la terre, le met dedans et le remplit de feu et de soufre, si bien qu’il en sortait une fumée forte puante. La Sainte Vierge ne pouvant souffrir cette puanteur, mets une couverture sur ce vase et ainsi il demeura rempli de feu et de fumée sans qu’il en sortît rien au-dehors.

On lui a donné à entendre que c’est son cœur qui est représenté par ce vase que Dieu a mis dans l’enfer, et que la fumée était les blasphèmes qu’elle proférait étant en enfer, mais la Sainte Vierge mit une couverture sur ce vase pour empêcher cette puanteur. Cependant qu’elle était en enfer, ayant prié cette même Vierge dans une octave de son Assomption, de faire que ses tourments redoublassent, afin que le temps auquel elle devait souffrir fût abrégé, sa prière fut exaucée et elle vit la Sainte Vierge qui s’approcha d’elle et lui passa la main par dessus sa poitrine. Ensuite de quoi elle ne blasphémait plus et ne pouvait plus blasphémer : mais les tourments et les fureurs qu’elle sentait au-dedans étaient beaucoup plus grands, parce qu’elles ne s’évaporaient pas comme auparavant [54v] par les blasphèmes, ce vase dont il est parlé ci-dessus, qui était son cœur, ayant été couvert par la Sainte Vierge.

.Chapitre 8. La raison pour laquelle elle ne croit point aux choses qui se passent en elle, c’est la poire d’angoisse qu’on lui a mise en la bouche, c’est-à-dire, les quatre grands maux que le Père, le Fils, le Saint-Esprit et la Sainte Vierge lui ont donnés après l’enfer.

À la même heure que les plaies de l’enfer cessèrent en la sœur Marie, qui fut le dimanche de Quasimodo, elle fut saisie de quatre autres sortes de maux qui sont : rage, furie, désespoir, mort. C’est Notre Seigneur qui les a ainsi nommées, Lequel (comme un jour elle lui demandait quelle était la cause pour laquelle elle ne croyait point aux choses qu’Il lui disait) lui répondit en cette façon :

« Représentez-vous une fille, la plus pauvre et la plus chétive du royaume. Le roi la fait prendre, la fait mettre dans une basse fosse, pieds et poings liés avec une poire d’angoisse à la bouche [55] et commande à tous ses sujets de l’affliger. Nonobstant tout cela, il lui envoie des lettres par un sien ami, par lesquelles il lui mande qu’il la prendra pour son épouse. Vous êtes cette fille. Je vous ai mise dans la basse fosse de l’enfer, vous êtes liée et enchaînée, ne pouvant pas sortir de l’état où vous êtes. Vous avez une poire d’angoisse qui sont les quatre grands maux que vous souffrez, qui s’appellent rage, furie, désespoir, mort. La rage consiste en un désir très violent que vous avez de manger de toutes choses comme une personne qui aurait une gourmandise épouvantable et qui mangerait goulûment et comme en dévorant ainsi qu’une enragée. La furie est une étrange famine qui fait que quoique vous mangiez, vous ne rassasiez jamais. Le désespoir procède de ce qu’il y a une certaine malédiction en tout ce que vous mangez, qui fait que vous avez horreur de toutes les choses que vous avez mangées et que vous voudriez, ne les avoir point prises. La mort consiste en ce que la chaleur naturelle qui est nécessaire pour faire la digestion est refroidie et presque éteinte en vous, ce qui fait que quoique vous mangiez fort peu, vous avez néanmoins beaucoup de peine à digérer ce que vous avez mangé. [55v]

« C’est mon Père éternel qui vous a donné la rage pour aider à ceux qui sont gourmands des choses illicites. C’est moi qui vous ai donné la furie ou la famine pour aider à ceux qui souffrent la disette de la grâce. C’est le Saint-Esprit qui vous a donné le désespoir ou malédiction pour disposer les âmes à recevoir les bénédictions de Dieu. C’est ma mère qui vous a donné la mort pour aider aux hommes à recevoir la chaleur de l’Amour divin, afin de digérer toutes les afflictions qui leur arriveront. Voilà quatre dons précieux que l’on vous a faits, voilà la poire d’angoisse que vous avez dans la bouche.

« Outre cela, J’ai commandé à toutes les créatures de vous affliger. C’est pourquoi toutes choses se tournent en afflictions pour vous. Néanmoins, Je vous envoie des lettres par mon divin amour, qui sont toutes les choses qui vous sont dites en esprit et qui se passent en vous, par lesquelles je vous mande que je vous épouserai. Mais pensez-vous que cette pauvre fille dont je viens de vous parler, voyant que le roi la traiterait ainsi, crut qu’il la voulût épouser. Non, jamais, elle ne le pourrait croire. C’est la raison aussi pourquoi vous ne le croyez point, mais [56] pourtant il est très véritable que Je vous épouserai. »

Les quatre grands maux susdits ont duré trente ans ou environ. Il faut remarquer qu’elle avait souffert le quatrième qui consiste en la grande peine qu’elle avait à digérer durant quelque partie du temps qu’elle fût en enfer ; mais qu’on lui avait ôté par le moyen de trois gouttes d’eau dont il est parlé en la section seconde [première] du chapitre deuxième du livre sixième 211. [57]

.Livre 3. Qui contient ce qui concerne le mal de douze ans et qui fait voir comme elle a porté les péchés d’autrui et un grand nombre de diverses sortes de souffrances.

.Chapitre 1. Figures et prédictions du mal de douze ans. Il est figuré par une coupe pleine de feu et de soufre. Elle est appelée à souffrir ce mal de douze ans.

Quelque temps après qu’elle fût sortie de l’enfer, le désir extrême qu’elle avait de souffrir n’étant point rassasié, voici ce qui lui arriva.

Étant un jour à l’église devant l’autel de la très Sainte Trinité, elle entendit la voix du Père éternel qui l’appelait fortement et de bien haut, criant : « Venez ici, venez ici. »

« Et d’ailleurs j’entendis celle du Fils en bas qui m’appelait [57v] aussi disant : « Venez à moi, venez à moi ! » Le Père tenait une coupe en sa main pleine de feu et de soufre. Le Fils était tout environné de douceur et de consolation qu’il me voulait donner. Je m’arrêtai et commençai à raisonner en moi-même : auquel irai-je ? Le Père est Dieu, le Fils est Dieu aussi. Si je vais au Fils, je ferai ma volonté et j’aurais ma satisfaction dans les consolations. Si je vais au Père, j’accomplirai la divine Volonté. Je connais que tel est son bon plaisir que je prenne la coupe qu’Il tient en sa main. Aussi dois-je quitter le Fils avec toutes ses consolations et vais prendre la coupe et l’avaler et tout ce qui est dedans.

« Et le Père Éternel en me la donnant me dit : “Prenez, ma fille, la coupe que j’ai donnée à mon Fils et je vous le donnerai en mariage.” Après cela étant sortie de l’église, bien glorieuse de cette promesse, je m’adressais à toutes les créatures qui auparavant m’avaient tant haïe et tourmentée pendant que j’étais en enfer et leur disait : “Eh bien ! Que vous en semble maintenant ?” Et au lieu qu’auparavant elles m’avaient en horreur, elles me saluaient toutes et me faisaient la révérence et me disaient : “Hâtez-vous, on vous appelle”, ce qui s’entendait (ainsi qu’il m’a été dit puis) qu’on [58] m’appelait à d’autres souffrances bien plus grandes encore que celle de l’enfer, et c’était au mal de douze ans. »

Section 1. Le mal de douze ans est figuré par une couche et une fournaise ardente.

Avant que la sœur Marie entrât dans le mal de douze ans, elle se vit toute nue au pied d’une très belle couche dont la couverture était blanche comme de la neige. Cette couche n’avait point d’autre dessus que le ciel. Elle vit quant et quant l’Amour divin qui travaillait en un même temps en un nombre innombrable de divers ouvrages et il lui dit : « N’entrez pas, ma fille, dans cette couche sans appeler votre époux : appelez-Le et s’Il ne vient je L’appellerai moi-même et Il viendra assurément. Vous ne Le déparagerez212 pas.Votre père est aussi noble que le sien et je vous doterai richement. » Alors elle L’appelle plusieurs fois par de beaux versets de la Sainte Écriture, mais Il ne venait point. Elle tremblait de froid au pied de cette couche. Après L’avoir appelé longtemps, voyant qu’Il ne venait point, elle le va dire à son Père [58v] l’Amour divin, lequel L’appelle lui-même, et Il vient aussitôt. Étant arrivé, Il dit à la sœur Marie : « Si vous étiez entrée toute seule dans cette couche, c’est-à-dire dans le mal de douze ans qu’elle figurait, vous y auriez été consumée aussi promptement qu’un brin de paille dans une fournaise ardente. »

Section 2. Autres figures de ce même mal.

Un jour auparavant le mal de douze ans, Notre Seigneur qui est dans la sœur Marie comme un maître dans sa maison, et comme un roi dans son palais, parlant à tous les sens et à toutes les passions qui sont les enfants et les serviteurs de la maison, leur dit : « Je m’en vais faire un voyage. Je vous laisse en garde mes trésors qui sont céans. Gardez-les si bien que je les retrouve à mon retour au même état que je laisse. »

Ayant dit cela, il partit et s’en alla, et tous les domestiques lui ayant bien promis de faire bonne garde. Quelque temps après, il revint non point en qualité de maître de la maison, mais étant déguisé comme un larron [59] qui serait venu à dessein de ravir et d’emporter tous les trésors ; et pour cet effet, il prit tous les enfants et serviteurs, et les lia et garrotta et les mit dans une basse fosse, puis s’en alla et les laissa dans la croyance qu’il avait enlevé tout ce qu’il y avait de plus précieux dans la maison, à raison de quoi les enfants et les serviteurs étaient inconsolables. Quelques-uns venaient pour leur parler au travers des grilles et pour les consoler leur disant que c’était le maître de la maison qui avait fait cela, mais ils ne pouvaient pas croire. Au contraire, ils étaient persuadés que c’était un larron et qu’il avait tout pillé et tout emporté. Voilà pourquoi, ils pleuraient et étaient dans une parfaite désolation et même dans le désespoir, parce que leur mal, ce leur semblait, était sans remède. « Hélas ! disaient-ils, que dira et fera notre maître quand il reviendra ! Il nous avait confié tous ses trésors et nous avait recommandé de les garder si soigneusement et nous lui avons tant promis et cependant nous avons laissé entrer le larron qui a tout emporté. » [59v]

Une fois, Notre Seigneur l’excita à dire durant trois jours ces paroles : « Ceux qui ont failli devraient être châtiés. » Ensuite de quoi, il se prit à rire et s’en alla bien joyeux disant : « Je suis prié de noces. » Elle le conduisit d’esprit jusqu’au ciel et à l’entrée elle vit les saints rangés en haie des deux côtés par où Il passait, qui tous étaient tristes. Elle s’étonna de les voir tristes et que Notre Seigneur fût si joyeux. Ils s’entre-disaient, parlant tout bas et ayant la tête baissée : « Le Seigneur est prié de noces. » En même temps Notre Seigneur dit à sa sainte Mère : « Donnez-moi un habit pour y aller. » Notre Dame versait de ses deux yeux deux torrents de larmes, et cependant le vêtait sans lui dire un seul mot.

Ces noces, à ce que Notre Seigneur a dit depuis, sont le mal de douze ans. Cette robe c’est la sœur Marie, parce que Notre Seigneur a souffert en elle. Notre Dame pleure et les saints sont tristes pour signifier par là les grands tourments qu’elle devait souffrir en ce temps-là. [60]

.Chapitre 2. Vœux pour obtenir le mal de douze ans. Vœu que Notre Seigneur a fait à la Croix pour la sœur Marie de souffrir ce mal. Vœu de Notre Dame pour impétrer le même mal.

Un jour, peu de temps avant le mal de douze ans, Notre Seigneur disait à la sœur Marie :

« Voilà mon Père qui vous appelle : parlez, répondez-lui. 

 – Que lui répondrai-je ?

– Répondez, répondez, ne savez-vous point parler ?

Alors je commençai à dire : « Je fais vœu de souffrir tout ce qui Lui plaira. »

– Comment, vous ne dites rien ? disait Notre Seigneur, parlez, répondez !

 – Je ne saurais que dire : dites-moi donc ce que je dois dire, vous savez si bien parler.

– Parlez donc !

– Je fais vœu de souffrir tout ce qu’il jugera être convenable.

– Ce n’est pas cela qu’il faut dire, ne savez-vous point autre chose ? 

« J’étais étrangement en peine et tremblais d’appréhension, car Notre Seigneur et Notre Dame me pressaient extrêmement de répondre et je disais : “Je fais vœu de souffrir tous les tourments de l’enfer.”

– Vous parlez entre vos dents, disait Notre Seigneur, parlez plus haut. Vous me faites bien honte d’avoir une épouse qui parle ainsi. Et la Sainte Vierge disait : “Comment, ma fille, qu’est-ce que cela ! Vous faites l’innocente. Ne savez-vous pas parler ?”

“Alors [60v] je m’arrête comme pour chercher ce que je devais dire et ensuite je commençai à dire par un mouvement extraordinaire : ‘Attendez, attendez, je sais bien ce qu’il faut dire. Je fais vœu de souffrir tout ce que mon époux a fait vœu pour moi que je souffre, lorsqu’il était à la Croix.

Voilà ce que c’est !, dit Notre Seigneur, et depuis il m’a dit que le vœu qu’il avait fait pour moi à la Croix était que je souffrisse le mal de douze ans.”

Pour obtenir de la très sainte Trinité ce mal, la bienheureuse Vierge quelque temps après qu’il arriva, commanda à la sœur Marie d’accomplir un vœu qu’elle avait fait qui était d’aller par elle en pèlerinage à l’église de Saint-Sauveur Lendelin, laquelle est dédiée à la très sainte Trinité, et elle lui ordonna d’y aller en cette façon et de faire ce que je vais dire.

“J’y allai nu-pieds avec quantité de reliques pendues à mon col pour prier tous les saints de m’aider par leurs prières à obtenir ce que je demandais. J’avais les mains jointes et portais entre mes doigts une image de Notre Dame, couverte néanmoins, en sorte qu’on ne la voyait point, non plus que les saintes Reliques. [61] Cette image qui marchait en quelque sorte devant moi, était pour signifier que c’est Notre Dame qui est la directrice de tout cet ouvrage. Étant arrivée à l’église de Saint-Sauveur, je fis la procession cinq fois : autour de l’église en l’honneur de la sainte Trinité, et deux autour du cimetière par dedans, y comprenant les deux croix qui sont en l’honneur des deux Passions de Notre Seigneur et de la très sainte Vierge. Je fis ces cinq processions les genoux nus, tenant le chemin battu et frayé qui était tout couvert de gravier et de petites pierres, si bien qu’après avoir achevé cette procession, j’avais les genoux tout pleins de petites pierres qui y étaient entrées, et néanmoins je demeurai trois heures à genoux nus dans l’église à prier Dieu durant plusieurs messes qui se disaient, souffrant une peine telle qu’on peut penser. Il fallut me tirer ces pierres des genoux avec des épingles et des ciseaux.” Ce vœu étant accompli, le mal de douze ans commença un peu après. [61v]

.Chapitre 3. Son esprit a des désirs très ardents d’entrer dans le mal de douze ans. Ses sens en sont effrayés. Elle connaît qu’il est proche et le prédit, et de plusieurs autres choses qui se sont passées en elle pour l’y préparer, durant les trois ans qui l’ont précédé.

Depuis la sortie de l’enfer jusques au mal de douze ans, trois ans s’écoulèrent pendant lesquels il se passa en elle plusieurs choses étranges et merveilleuses pour la préparer au mal de douze ans.

[1.] Pendant ces trois ans, elle souffrait de très grande peines, car durant tout ce temps, la divine Justice était comme son âme, qui l’animait perpétuellement et qui allumait en elle un si grand feu de haine contre le péché, un zèle et une ferveur si ardente pour le détruire et un désir si véhément et si violent d’entrer promptement dans le mal de douze ans afin de l’y faire mourir, que les sens ne pouvant supporter une telle ardeur et violence, en étaient opprimés et accablés. Ce désir d’aller dans ce mal la [62] faisait crier souvent : “Je m’en veux aller, je m’en veux aller !” (c’était son esprit qui parlait) et lorsque quelqu’un de ceux avec qui elle demeurait lui répondait : “Eh bien, eh bien, il faut s’en aller, allons-nous-en !”, cela la soulageait un peu, parce que cette réponse favorisait son ardent désir et en rafraîchissait un peu l’ardeur. Mais lorsqu’on ne lui répondait rien, elle tombait pâmée, tant la véhémence de ce désir était puissante.

2. Outre cela, la connaissance confuse qu’elle avait des tourments qu’il lui fallait souffrir durant le mal de douze ans remplissait les sens d’une frayeur si grande et d’une tristesse et douleur si véhémente, qu’elle ne peut pas être exprimée en paroles : ce qui la faisait souvent crier en pleurant :

“Hé, que ferons-nous en ce temps-là ?”

M. de Jugainville avec qui elle demeurait lui disant : “En quel temps ?

— Au temps, répondit-elle, que l’Ire de Dieu sera débordée sur nous”, c’est-à-dire pendant ces douze ans, pendant lesquels elle assure que l’Ire de Dieu a été débordée sur elle par les tourments inexplicables qu’elle lui a fait souffrir, qui surpasse presque infiniment ceux de l’enfer, ce sont ses propres [62v] termes.

— Et de quoi vous travaillez-vous tant d’un mal qui n’arrivera point ?

— Si sera, disait-elle, il arrivera et bientôt. »

Durant ces trois ans, elle entendait souvent la voix de quelqu’un qui parlait en elle et qui disait en pleurant : « Oh ! Que ferons-nous en ce temps-là ? ».

Elle pleurait avec lui, tâchant de le consoler et lui disant (car elle ne savait qui c’était) : « Nous ferons bien, Dieu nous aidera et sera notre force. »

Mais un jour comme elle parlait ainsi, elle entendit et connut la voix de Notre Seigneur qui lui dit : « Que ferons-nous en ce temps-là, ma sœur, mon épouse ? »

Alors connaissant que c’était lui qui parlait en elle, elle demeura bien honteuse de l’avoir voulu consoler et lui dit : « Ah ! Je ne pensais point que ce fut vous : vous ferez ce qu’il vous plaira. »

Ayant dit cela, Il s’en alla en un instant comme s’il fût sorti d’elle et comme s’il l’eût quittée. Ce qui signifiait qu’elle devait souffrir ce mal avec un grand délaissement et sans consolation, comme elle a fait. [63]

3. Elle pleurait quasi continuellement et lorsqu’on lui demandait : « Pourquoi pleurez-vous ainsi ? – Je pleure pour diminuer un peu les larmes qu’il me faudra verser dans les maux qui m’arriveront bientôt. »

4. Elle parlait beaucoup et disait les choses les plus belles, les plus simples et les plus admirables qui se peuvent dire et en si grande abondance que durant ces trois ans, elle aurait bien employé un écrivain à écrire continuellement. Surtout elle était animée par la divine Justice et embrasée d’une haine si grande contre le péché et d’un désir si ardent de le détruire que cela est tout à fait inconcevable et inexplicable. Elle tonnait contre ce monstre, c’est ainsi qu’elle l’appelait et disait des choses prodigieuses de son horreur et la haine qu’on lui doit porter, et la manière de le poursuivre, de l’atteindre et de le détruire. Durant ce temps-là, le père de M. Potier, étant ivre, la vint voir, contre lequel elle déclama d’une horrible manière, et fut tellement touchée de le voir en cet état qu’elle en pleura trois jours durant d’une façon extraordinaire.

Un jour, pendant ce même temps, étant [63v] entièrement enflammée de colère contre le péché, elle se leva sur les pieds et dit : « Donnez-moi des armes offensives et défensives pour combattre le monstre et pour le faire mourir. » Ayant dit cela, elle se trouva armée en esprit d’une longue pertuisane à deux pointes d’or, la poignée d’or et le manche de fer. Les deux pointes représentent Notre Seigneur et sa très sainte Mère. Notre Seigneur est une arme offensive pour tuer le péché et la Sainte Vierge est une arme défensive pour se garder et défendre du péché. La poignée d’or est l’Amour divin et la Charité divine. Le manche de fer, c’est la sœur Marie et ses souffrances, laquelle est possédée et conduite par l’Amour divin et la Charité, et c’est cette verge de fer dont il est fait mention en ces paroles : Reges eos in virga ferrea, et tanquam vas figuli confringes eos213 et dont l’amour et la charité se serviront avec Notre Seigneur et sa sainte Mère pour briser et anéantir le péché.

5. Elle prédisait à ceux avec qui elle demeurait, par plusieurs figures qu’on lui faisait dire [64] les grands tourments qu’elle aurait à souffrir durant le mal de douze ans.

6. En la dernière de ces trois années, elle fut malade et détenue au lit, depuis Noël jusqu’à la Mi-Carême que le mal susdit commença. Dans cette maladie elle fut fort travaillée de sept sortes de fièvres étranges et surnaturelles et qui étaient toutes différentes, dont chacune ne dura qu’un jour. Durant ces sept jours, il ne lui fut pas permis de boire, excepté le dernier jour qu’on lui fit boire sept écuellées d’eau. Les sept sortes de fièvres représentaient les sept péchés capitaux et étaient comme une disposition pour en porter la malédiction, durant le mal de douze ans. Enfin cette maladie la mit en tel état qu’il ne lui restait plus que la peau sur les os. Voilà les choses principales qui se passèrent durant ces trois ans, qui étaient les préparatifs pour entrer dans le mal de douze ans.

Dans ce même intervalle des peines de l’enfer et du mal de douze ans, elle a été un été pendant lequel tel jour s’est passé qu’on l’a fait tenir sept heures entières à genoux pour rendre [64v] grâce à Dieu par diverses prières de la vocation des infidèles à la foi, et quelquefois on lui faisait faire des processions par dedans l’église et vis-à-vis de chaque porte en la faisait arrêter et dire : « Un Dieu, une foi, un baptême, une Église, un pasteur », comme si elle eût appelé tous les infidèles.

.Chapitre 4. Le mal de douze ans.

Trois ans s’étant écoulés depuis que la sœur Marie fut entièrement délivrée des peines de l’enfer, elle entra dans ce mal qui lui avait été prédit et figuré en plusieurs manières, ainsi que nous venons de le dire, qu’elle appelle le mal de douze ans, parce qu’il a duré douze ans « en chef » ainsi qu’elle parle, c’est-à-dire en sa force et en sa rigueur. Il commença en la Mi-Carême et comme un carreau de foudre qui lui entra dans le cœur inopinément et lorsqu’elle y pensait le moins, et avec une violence nonpareille, ce qui l’étonna étrangement, mais elle se consolait disant en soi-même [65] que ce mal ne serait pas de durée puisqu’il était si violent.

Ce carreau de foudre était l’Ire de Dieu, ainsi qu’elle a su depuis. Le tourment qu’elle lui a fait souffrir était principalement dans l’esprit qui l’avait désiré ardemment. Il était si terrible et si véhément que bien souvent on la voyait pâmée de douleurs et privée de l’usage de ses sens comme une personne qui était enivrée de fiel et qui ne savait où elle était ni ce qu’elle était, ni ce qu’elle faisait quoique pourtant elle ne fît jamais rien d’extravagant ni qui fût capable de blesser ou de mal édifier personne. Elle dit que ce mal, c’est un enfer tout nouveau que l’Amour divin a fait pour elle, qui surpasse incomparablement en sa rigueur et en ses supplices l’enfer des damnés.

Lorsqu’elle était en enfer, elle demandait à Dieu qu’il accrût et redoublât ses peines, afin d’abréger le temps qu’elle y devait être, mais en ce mal-ci elle Le priait qu’il prolongeât le temps afin de diminuer la peine. Quand elle était embrasée de ce désir si ardent de souffrir, dont il est [65v] parlé ci-devant, elle disait : « Oh ! si Dieu savait le désir infini que j’ai de souffrir pour l’amour de Lui ! » Mais ici elle parlait d’un autre langage, disant : « Oh ! si Dieu savait combien je suis lassée de souffrir ! » Et ayant dit ces paroles, elle vit l’Amour divin qui en riant, chantait ce verset : Esurientes implevit bonis214. Elle assure que l’enfer ordinaire ne lui fut qu’une petite collation, voire même qu’une cerise pour la faim insatiable et immense qu’elle avait de souffrir, mais que cet enfer nouveau a été un grand festin auquel elle a été pleinement rassasiée c’est-à-dire, selon les sens, car l’esprit ne l’est pas, ainsi que l’on verra ailleurs. On lui a entendu dire plusieurs fois que s’il avait été en son choix, elle aurait mieux aimé endurer un an des peines de ce premier enfer qu’une heure les supplices du second.

Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois qu’elle n’aurait point subsisté un moment dans cette fournaise ardente de l’Ire de Dieu, s’Il ne l’avait conservée par un très grand miracle.

« Durant ces douze ans, j’étais dans un état si [66] pitoyable que si j’avais su qu’il y eût une créature au monde dans un pareil tourment, j’en aurais eu tant de compassion que je n’aurais cessé de pleurer. »

Avant que d’y entrer, on lui fit voir deux fontaines dont l’une jetait de l’eau en haut, environ la hauteur d’un homme, et l’autre la poussait si haut que la vue n’y pouvait atteindre. La première signifiait les larmes qu’elle a versées durant les peines de l’enfer, la seconde celles qu’elle devait répandre pendant le mal de douze ans.

De douze ans que ce mal a duré, en fut sept sans cesser de pleurer nuit et jour, si bien que les deux yeux étaient deux fontaines de larmes qui ne tarissaient point du tout. On s’étonnait d’où pouvait procéder une si grande abondance de larmes. Durant les autres cinq ans, souvent elle fondait aussi en larmes, mais ce n’était point continuellement comme durant les sept premières.

Enfin ce qu’elle a souffert au premier enfer est si au-dessous de ce qu’elle a souffert au second, que Notre Seigneur lui dit un jour [66v] que pour avoir une digne compassion des peines qu’elle a portées en celui-là, il faudrait faire une mer de larmes d’eau, mais que pour avoir une juste considération des tourments qu’elle a endurés en celui-ci, il faudrait pleurer jusqu’à faire une mer de larmes de sang.

De toutes ces choses, il est aisé de voir ce qu’elle a souffert durant ces douze ans, et plus de vingt ans encore après qu’elle a porté les plaies de ce mal, ne peut être pensé, ni connu, ni exprimé. Tout ce que l’on peut dire est que dans ce nouvel enfer, elle a porté deux maux qui sont en quelque sorte infinis et infiniment épouvantables.

Le premier est la coulpe du péché, car Notre Seigneur lui a dit que le mal de douze ans est exprimé par ces paroles de saint Paul qui nous déclare que le Fils de Dieu a été fait malédiction pour nous : Factus est pro nobis maledictum215, et que même il a été fait péché pour nous par la volonté de son Père [67] : Eum qui non noverat peccatum, pro nobis peccatum fecit216. C’est pourquoi, afin de savoir ce que c’est que le mal de douze ans, il faudrait savoir ce que Notre Seigneur a souffert lorsqu’il a porté tous nos péchés, spécialement au temps de sa Passion selon Ses siennes paroles : Peccata mea ipse portabit217. Car Il lui a dit plusieurs fois que c’est une participation et un renouvellement de sa Passion et de ce qu’il a souffert, lorsqu’il a porté tous les péchés de tout le monde et que même il a été fait péché pour nous. D’où il faut apprendre qu’elle a été animée et enivrée du fiel et du venin de tous les crimes du monde et qu’elle a porté le poids, l’horreur, la malignité et la malédiction d’une façon qui ne peut point être connue que par l’expérience qu’elle en a faite parmi une infinité de souffrances.

Il est rapporté dans la vie de sainte Catherine de Gênes, qu’un jour Dieu lui fit voir la laideur du moindre péché véniel et que cette vue ne dura qu’un moment, mais qu’elle assurait ensuite qu’elle avait vu une chose si effroyable que le sang lui glaça dans les veines, qu’elle [67v] fut réduite en l’agonie et qu’en effet elle serait morte de frayeur si Dieu ne l’avait préservée par miracle, afin de raconter aux autres ce qu’elle avait vu. Que si la vue seulement de la difformité de péché véniel opère des effets si étranges, que serait-ce de voir l’horrible monstre du péché mortel ? Et qu’est-ce non seulement de voir, mais de boire à longs traits le venin de tant d’aspics et le fiel de tant de dragons, et d’être accablé sous le faix d’autant de monstres épouvantables comme il y a de péchés au monde, dont le nombre est plus grand que celui des gouttes d’eau et des grains de sable de la mer.

La même sainte Catherine de Gênes dit que si elle était au plus profond d’une mer de feu, et qu’elle sût qu’en sortant elle verrait en soi un seul péché, qu’elle aimerait mieux n’en sortir jamais et y demeurer éternellement.

Cela étant ainsi, jugez ce que Notre Seigneur a souffert, lorsque non seulement il a vu clairement tous les péchés du monde dans leur laideur et tels qu’ils sont devant Dieu [68], mais lorsqu’il en a porté le poids et la malédiction et qu’il a été plongé dans une mer immense et dans un gouffre sans fonds d’une infinité de crimes, ce qui le faisait crier à son Père en cette façon : Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquae usque ad animam meam. Infixus sum in limo profundi et non est substantia.

Ô mon Dieu, sauve-moi

Car les eaux de mon âme ont gagné l’avenue

Et dans un creux bourbier qui n’a point de tenue

Enfondré, je me vois218.

Et puisque le mal de douze ans de la sœur Marie a été le renouvellement des souffrances intérieures de Notre Seigneur, pensez, si cela se peut penser, quels tourments elle a portés durant tant d’années qu’elle a été comme engloutie et absorbée dans l’abîme de tous les péchés de l’univers. C’est ce qui a été figuré par ce nombre innombrable d’ordes bêtes, c’est-à-dire, de mourons219, de serpents et autres bêtes vénéneuses dont elle s’est vue plusieurs fois, ainsi qu’il sera rapporté ailleurs, toute [68v] environnée, couverte et remplie au dehors et au-dedans, spécialement lorsqu’elle se jeta dans cet horrible étang, dont il est parlé dans un autre lieu, qui en était tout plein, et lorsqu’elle vit une table qui en était toute couverte, qu’il lui fallut manger jusques à la dernière.

Le second mal que la sœur Marie a souffert dans le mal de douze ans c’est l’Ire de Dieu débordée. Elle a porté l’Ire de Dieu dans le premier enfer, comme les damnés la portent, sur lesquels elle n’est point débordée, mais elle en a porté le débordement durant le mal de douze ans, à l’imitation du Fils de Dieu, lequel parlant de la manière en laquelle son Père l’a traité au jour de sa Passion, dit : Vindemiavit me in die furoris sui220, et s’adressant à son Père, il lui parla ainsi : Abyssus abyssum invocat, in voce cataractarum tuarum. Omnia exelsa tua, et fluctus tui super me transierunt.

Flots sur flots s’entrefuyant,

Vont contre moi s’élevant,

Un gouffre l’autre convie [69]

Au son bruyant de tes vents

Et des canaux de ta pluie.



Tes bouillons plus rehaussés

Tous dessus moi sont passés.

Les torrents de ta tempête

Heureusement élancés

Ont monté dessus ma tête221.

Et au psaume 87, il dit comme parlant à son Père : Repleta est malis anima mea et vita mea inferno appropinquavit. Super me confirmatus est furor tuus et omnes fluctus tuos induxisti super me. Transierunt in me irae tuae et terrores tui conturbaverunt me.

Sur moi de ton courroux le débord est passé

Je suis assiégé de tes craintes

Qui comme un long cours d’eau

M’environnent d’enceintes

Je me vois tout autour ce déluge amassé222.

C’est ainsi que Notre Seigneur a porté le débordement de l’Ire de Dieu et c’est ainsi que la sœur Marie l’a porté durant le mal de douze ans à proportion.

C’est cette coupe de feu et de soufre que le Père éternel lui donna un peu après qu’elle fut sortie de l’enfer, lui disant qu’Il l’avait donnée à son Fils et que si elle la prenait, Il le lui [69v] donnerait en mariage. Cette coupe était détrempée avec le fiel et le venin de toutes les abominations du monde, et avec la colère et la vengeance de Dieu, de sorte que pour savoir ce qu’elle a souffert pendant ces douze ans, il faudrait pouvoir comprendre ce que c’est de boire un tel calice que le Fils de Dieu a bu le premier en sa Passion, ainsi qu’il le dit Lui-même en ces paroles : Calicem quem dedit mihi Pater, non vis ut bibam illum ?223 Il faudrait pouvoir comprendre la malignité, le poids et l’horreur infinie de tous les péchés de l’univers et il faudrait aussi pouvoir définir la grandeur et la terreur immense de l’Ire de Dieu. Or Quis novit potestatem irae tuae aut prae timore tuo iram tuam dinumerare?224

.Chapitre 5. Les plaies du mal de douze ans.

Ce mal étant fini laissa plusieurs plaies très sanglantes et très douloureuses dans les sens intérieurs et extérieurs, dans l’esprit et dans le cœur de la sœur Marie qui sont [70] représentés par les cinq figures suivantes qu’on lui avait fait dire longtemps auparavant dans une autre occasion pour exprimer les sentiments prodigieux d’humilité dont elle était animée pour lors, ainsi qu’on peut le voir au livre des Vertus, dans le chapitre de l’Humilité. Mais depuis on les lui a expliquées en cette façon :

1. Imaginez-vous une personne pendue à un gibet de soixante coudées de haut et exposé à la risée de tout le monde, et qui demeure bien attachée sans pouvoir s’en détacher et sans pouvoir mourir, vivant ainsi dans la mort.

2. Imaginez-vous encore cette personne enfermée dans une basse fosse pleine de bêtes venimeuses qui la piquent et la mordent de toutes parts, sans qu’elle puisse néanmoins ni sortir de là, ni mourir.

3. Figurez-vous cette même personne plongée au fond de la mer avec une grosse pierre au col, sans pouvoir sortir de cet abîme ni y trouver la mort.

4. Représentez-vous la même personne ayant été sept jours sans boire ni manger, et étant pressée d’une faim extrême, sans qu’on lui donne [70v] néanmoins rien à manger et sans qu’elle puisse mourir.

5. Mettez-vous encore devant les yeux cette personne dans une fournaise ardente d’où elle ne peut sortir et où elle ne peut mourir.

Voilà un crayon et une ombre de l’état pitoyable dans lequel la sœur Marie est demeurée depuis seize ans qu’il y a que le mal de douze ans est fini, lequel état Notre Seigneur lui a fait voir, lui expliquant ces cinq figures en cette manière :

Ces cinq choses, à savoir ce gibet, cette fosse, etc., représentent ce que la sœur Marie a souffert depuis ce temps en ses sens tant extérieurs qu’intérieurs, comme aussi en son esprit et en son cœur. La première [se rapporte] à la vue tant de l’âme que du corps. La deuxième à l’ouïe, la troisième à l’odorat, la quatrième au goût intérieur et extérieur, et la cinquième au toucher et au cœur, et toutes les cinq ensemble vont à l’esprit auquel elles font souffrir des angoisses indicibles.

Pour en connaître quelque chose, il faut savoir que Notre Seigneur lui a mis un bandeau devant [71] les yeux qui l’empêche de voir l’état où elle est : à raison de quoi, encore que pendant qu’Il lui parle, elle soit très certaine que c’est Lui qui parle, cette certitude s’évanouit, et elle demeure par après dans des craintes et des frayeurs si grandes d’être trompée, qu’il lui est impossible de l’assurer ni de croire aux choses qui se passent en elle. Et tout ce que les hommes les plus capables de la consoler lui peuvent dire pour la tirer de cette crainte est presque inutile parce que cela n’entre point dans son cœur, la porte étant fermée aux raisons les plus convaincantes qu’on lui peut alléguer pour la consoler et assurer ; voire même, elle sent que son cœur et son esprit les repoussent et ne peut souffrir qu’elles entrent dedans. Et elle assure que si Dieu lui commandait de ressusciter un mort en témoignage que toutes ces choses sont véritable, et qu’en effet elle le ressuscitât, elle ne pourrait pas néanmoins croire qu’elles fussent, parce qu’il est impossible à celui qui a les yeux bandés de voir le soleil.

Et ainsi elle est ordinairement dans une étrange frayeur que toutes les choses qui se passent en elle ne soient des tromperies de l’esprit malin. Cela supposé [71v] il sera plus facile maintenant d’entendre aucunement quelles sont les cinq plaies que le mal de douze ans a laissées dans ses cinq sens extérieurs et dans son esprit et dans son cœur, et qui sont représentées par les cinq figures précédentes que Notre Seigneur a expliquées en cette sorte :

1. Elle souffre en la vue et par la vue tant intérieure qu’extérieure le même tourment que souffrirait une personne qui serait pendue à un gibet de soixante coudées de haut, exposée à la risée de tout le monde, sans pouvoir se détacher de là ni mourir, parce que, dans cette grande appréhension qu’elle a d’être trompée et de tromper par conséquent les autres, il lui semble qu’elle voit tous les anges et tous les saints du ciel, tous les hommes qui sont en la terre et Dieu même, qui se moquent d’elle, qui lui font mille reproches et qui la condamnent de ce qu’elle s’est laissée tromper et vaincre par les démons qui sont si aisés à surmonter, et de ce qu’elle a trompé tant de personnes qui ont cru que les choses qui se passent en elle étaient de Dieu ; et ainsi elle porte une confusion si grande qu’il n’y a point de paroles qui la puissent exprimer. Elle [72] demeure en cet état sans y pouvoir mourir ni sans trouver aucun moyen d’en sortir.

2. Les blasphèmes que les démons ont vomi par sa bouche pendant qu’elle était en enfer et qui ont été entendus par ses oreilles sont comme autant de bêtes venimeuses qui ne la font pas moins souffrir qu’une personne qui serait plongée dans une fosse remplie de serpents : car, « hélas, dit-elle en fondant en larmes, si ce n’est point Dieu, mais le diable qui règne ici ; tous ces horribles blasphèmes me seront imputés et j’en porterai la condamnation, comme si moi-même je les avais proférés. »

3. Tous les péchés d’autrui qu’elle porte, qui sont, dit-elle, en plus grand nombre qu’il n’y a de gouttes d’eau dans l’océan, sont une vaste et profonde mer au fond de laquelle elle est abîmée sans en pouvoir sortir. Et tous les péchés qui sont innombrables rendant une puanteur insupportable, causent une peine indicible à son odorat intérieur.

4. Elle a une faim indicible du pain des anges, qui est le Saint-Sacrement, comme aussi elle a une envie extrême de manger des choses [72v] que Dieu a créées pour la nourriture du corps, et néanmoins elle est privée en l’intérieur de toute consolation spirituelle et en l’extérieur de tout ce que les autres prennent pour soutenir et fortifier la nature, ne lui étant point permis de manger autre chose qu’un peu de pain bis et de pouvoir boire du cidre qu’on lui fait chauffer en tout temps afin qu’elle n’y prenne point de goût. Elle mange aussi du beurre, mais il ne lui est point permis d’en manger qu’il ne soit vieux.

5. Elle est dans une fournaise ardente, c’est-à-dire dans un genre de tourment qui n’a jamais eu de semblable et qui n’est connu que de Dieu seul dans ce monde. Notre Seigneur lui a donné quelque comparaison pour en exprimer quelque chose qu’on ne peut pas écrire. Mais je dirais seulement que ces mêmes comparaisons font voir que le tourment qu’elle a souffert dans cette fournaise ardente est indicible et inconcevable. Et elle est dans ce supplice et dans les autres sans pouvoir ni mourir, ni en sortir, et voilà ce que c’est que de vivre dans la mort, et si on savait, dit-elle souvent, combien c’est une chose épouvantable de vivre dans la mort. [73]

Notre Seigneur lui ayant expliqué ces cinq figures lui a dit ensuite : « Voilà votre mal. Un moindre mal que celui-là n’était point capable de rassasier la faim extrême que vous aviez de souffrir. Mais ce n’est pas vous qui souffrez ce mal, c’est moi qui le souffre en vous. Vous ne faites non plus en tout ceci que ce petit enfant dont je vous ai parlé qui pousse avec le bout de son doigt un tonneau de vin qu’on met dans la charrette. » Voilà ce qui est signifié par les paroles de saint Paul : Pro nobis peccatum fecit225 et par ces paroles de l’Église : Mors et vita duello conflixere mirando226. « Voilà les consommés que nous avons mangés au mont Liban au festin que nous y avons fait. » Il est parlé ailleurs de ce festin227.

.Chapitre 6. On lui fait rendre grâces à Dieu de lui avoir donné le mal de douze ans.

Le lundi de la Pentecôte, en l’année 1646, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie d’aller en pèlerinage à la Sainte Trinité à Saint-Sauveur Lendelin pour remercier la Sainte Trinité de ce qu’elle lui avait donné la grâce d’accomplir le vœu que Notre Dame avait fait pour elle, et il ordonna [73v] des neuvaines pour cela. Et Notre Dame lui commanda aussi de remercier la très Sainte Trinité de ce que Notre Seigneur s’était servi d’elle pour accomplir ce vœu et lui donna semblablement des rosaires à dire pour cette intention.

.Chapitre 7. Elle est chargée des péchés de tout le monde. Elle en porte les sentiments, la malédiction et la punition : c’est l’Amour divin qui l’en a chargée, dont Notre Seigneur lui donnera l’absolution.

Notre Seigneur lui a dit que le linge dont il se ceignit en la Cène et duquel il essuya les pieds de ses apôtres était sa figure et qu’il se servait d’elle pour essuyer les ordures des péchés de son Église.

Comme Dieu l’a choisie pour lui faire porter la pénitence des péchés d’autrui, Il l’a fait souffrir en plusieurs manières, entre lesquelles l’une des plus terribles est qu’Il lui a fait porter les sentiments malins du péché, à savoir de l’orgueil, de l’ambition, de l’avarice et de l’impureté [74] ; portant tantôt les sentiments de l’un, tantôt ceux de l’autre. Quand elle porte les sentiments de l’orgueil, elle est tout en fureur : il lui semble qu’elle va tout renverser et tout tuer, mettre la main à l’épée, se battre en duel et que même elle voit devant elle des monceaux de corps, dont les uns sont morts, les autres estropiés et qu’en tout cela elle a très bonne raison, car dit-elle en soi-même, parlant de ceux contre qui elle en a sans les connaître, « pourquoi est-ce qu’ils ont dit ceci ou qu’ils ont fait cela : ils m’ont offensé en mon honneur. »

Lorsqu’elle porte les sentiments de l’avarice, il lui semble qu’elle voudrait avoir tous les biens de ce monde, et que rien n’est capable de la rassasier.

Lorsqu’elle porte ceux de l’impureté, elle a l’imagination remplie d’idées abominables.

Or ce sont toutes ces choses que Notre Seigneur appelle le pain d’angoisse et les larmes de douleurs dont elle est nourrie ordinairement. Ce pain est composé d’ivraie, de nèfle228 et de jaugoüe qui est presque semblable à l’ivraie, [74v] excepté que le grain est plus menu et qu’elle est barbue comme de l’orge, mais l’ivraie ne l’est pas. L’ivraie représente l’orgueil, car elle porte son épi haut élevé au-dessus du froment. La nèfle représente l’avarice, car elle cache et renferme son grain dans une petite poche comme les avares mettent leur or et leur argent dans une bourse. La jaugoüe signifie l’impureté. L’ivraie enivre et prend à la tête comme l’orgueil, la nèfle brûle et donne une soif inextinguible, la jaugoüe fait vomir : c’est pourquoi elle figure l’impureté qui fait qu’on a à dégoût et à contrecœur toutes les choses de Dieu, et qu’on vomira contre lui mille blasphèmes dans l’enfer.

Le samedi d’après le jour du saint Rosaire 1646, elle se vit entortillée d’un horrible serpent qui faisait trois tours autour d’elle et élevait sa tête vis-à-vis de sa bouche, et jetait son souffle droit dans sa bouche. Notre Seigneur dit que le serpent représente l’infidélité et que son souffle représente le désespoir duquel elle se trouvait toute remplie. Cinq jours après il ne souffla plus, mais il ouvrit sa bouche et tira sa langue [75] et il avait les yeux comme hors de la tête et forts enflammés et la langue et la bouche étaient noires et les dents blanches. Sa langue et sa bouche noires signifiaient que la plupart des paroles des infidèles ne sont que péchés. Les yeux rouges et enflammés pour montrer que l’infidélité n’a d’autre visée que de mener les âmes en enfer ; et les dents blanches pour montrer que leur vie licencieuse qui les dévore leur semble belle et blanche. Outre cela elle vit son cœur entouré de mourons, de crapauds, de vipères et autres serpents inconnus qui la mordaient, piquaient et dévoraient. Ces ordes bêtes sont les péchés des prêtres qui sont le cœur de l’Église. De plus sa couche lui sembla toute remplie de ces mêmes bêtes de toutes sortes qui ne la mordaient pas ni [ne] piquaient mais qui l’infectaient de leur ordure et puanteur, étant couchées avec elle. Ce sont les péchés du commun peuple.

Comme elle s’est obligée de porter la peine due au péché, et que le péché porte la malédiction de toutes les créatures, aussi elle la porte et Dieu leur a commandé de la maudire [75v] et affliger : de là vient que toutes les charités qu’on lui fait et toutes les assistances qu’on lui rend se tournent en fiel et amertume pour elle :

« Je ne mange pas, disait-elle un jour, un seul morceau de pain à qui Dieu ne donne sa malédiction, ensuite de quoi tout ce que je bois et mange me fait souffrir et tant plus j’use des créatures de Dieu, tant plus je suis affligée. Mais si je jetais à un chien le pain que je vais mettre en ma bouche, il n’y aurait plus de malédiction au regard de cette bête. Quelquefois je dis à la Sainte Vierge : « Vous êtes bénite, bienheureuse et pleine de grâce. »

Hélas, dit-elle, vous m’appelez pleine de grâces, de bénédiction et bienheureuse et moi je vous puis bien appeler pleine de maux et de malédictions, car vous en êtes toute remplie.

« Un jour comme je faisais quelques prières aux saints, ils me dirent : “Taisez-vous et vous retirez, car vous êtes si horrible et si pleine de malédictions que nous pouvons vous ouïr, ni vous voir, ni vous supporter. Il n’y a que Dieu [76] capable de vous souffrir en l’état où vous êtes.” »

En l’an 1650, le 22 de novembre, comme elle priait Notre Seigneur de lui donner l’absolution, le Père éternel l’ayant envoyée à lui pour cet effet ainsi qu’il est dit ailleurs, Notre Seigneur lui dit :

« Oui je vous la donnerai, mais ce n’est pas une petite affaire que de vous donner l’absolution de vos péchés, car je vous assure qu’ils surpassent en nombre les gouttes d’eau et les grains de sable qui sont à la mer et les brins d’herbe qui sont sur la terre. Je vous la donnerai pourtant, mais il faut y apporter quelque disposition, et la vraie disposition c’est de souffrir » et avec cela il lui fit dire quarante fois le confiteor.

La sœur Marie disant cela, quelqu’un lui dit : « S’il faut encore souffrir d’où vient que le Père éternel vous a dit qu’Il vous donne le temps que vous aviez encore à souffrir. »

« C’est, dit-elle, qu’Il me parlait des souffrances que j’avais à porter pour la grande et principale affaire qui est la conversion générale. Mais Notre Seigneur [76v] dit que nous avons quelques affaires particulières pour lesquelles il faut encore demeurer quelque temps en l’état où je suis. »

Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois que toutes les âmes sont son cœur, dont les unes sont en péché mortel, les autres le blasphèment, les autres sont athées. De là vient qu’elle porte sensiblement leurs mauvaises dispositions d’athéisme, de rage, de blasphèmes et qu’elle a une frayeur de Dieu comme si elle était en péché mortel et qu’Il la regarde avec un œil terrible ainsi qu’Il regarde ceux qui sont en mauvais état. C’est pourquoi elle dit que pour la connaître et pour lui donner la foi il faudrait convertir tous les infidèles. Et quand elle demanda à Notre Seigneur qu’Il la guérisse, Il lui répondit qu’il faudrait guérir toutes les âmes qui sont en mauvais état.

L’an 1653 sur la fin du mois d’août, elle se plaignait souvent d’avoir grand mal au cœur. On lui demanda si effectivement elle avait mal au cœur, tel qu’est le mal ordinaire duquel on se plaint lorsqu’on a mal au cœur. Elle dit que non et qu’elle ne sentait aucun mal de [77] cœur en cette façon-là. Et comme elle continuait à dire souvent et avec douleur :

« Oh ! que j’ai grand mal au cœur ! Je voudrais bien vomir, car j’ai le cœur tout plein de corruption et d’ordure comme une grosse apostume229 qui est remplie de pus et de puanteur.

– Il est vrai, ma fille dit la Sainte Vierge, vous avez bien mal au cœur, et il faut vomir et jeter dehors toute cette corruption afin de vous guérir.

– Je voudrais, dit la sœur Marie, avoir un bon couteau et me donner un coup dans le cœur, afin de l’ouvrir et d’en faire sortir tout le mal qui y est.

– Oui, dit la Sainte Vierge, il vous faut un couteau et on vous en donnera un, assurément. »

Depuis cela, Notre Seigneur lui dit que son cœur ainsi malade sont toutes les âmes qui sont en péché mortel, que le couteau c’est la parole de Dieu et la contrition, et que le vomissement est la confession.

Le jour de saint Matthias Notre Seigneur lui dit : « Mon amour divin vous a chargée des péchés des âmes, il vous a enchaînée de leurs chaînes et liée de leurs liens. Il n’y a que moi seul qui [77v] vous en puisse délier par ma puissance absolue. Je brise vous chaîne et romps vos liens. J’ai donné cette même puissance à mon vicaire et à tous les prêtres qui sont approuvés de leurs supérieurs : les chaînes marquent les péchés de malice, et les liens ceux de fragilité et d’ignorance. Pour pénitence vous direz trois fois le Vexilla chaque jour contre les sept péchés mortels, et au commencement de chaque Vexilla vous direz ce verset : Dirupisti vincula mea, tibi sacrificabo hostiam laudis230. Vous direz en outre les sept psaumes avec les litanies et les prières et au commencement de chaque psaume le même verset : Dirupisti et à la fin de chacun cet autre verset : Fuerunt mihi lacrymae meae panes die ac nocte : dum dicitur mihi quotidie : ubi est Deus tuus231. » Notre Dame ajouta le Stabat pour présenter à l’amour divin tout ce qu’elle a souffert en cette vie, et Notre Seigneur dit que c’était ici une disposition pour arriver à la fin. Mais il faut remarquer qu’en disant qu’il [77A]232 brise ses chaînes et qu’il rompt ses liens, il parle du temps présent comme du temps à venir selon le style de l’esprit prophétique.

Le 3 février 1646, elle dit à Notre Seigneur : « Pourquoi est-ce que j’ai une si grande frayeur qui me suit partout ? Quel sujet ai-je de craindre ? J’ai toujours dit la vérité, je n’ai jamais dit un mot que je doive dédire. »

Notre Seigneur lui dit : « Quand je me charge des péchés des hommes, je me charge aussi des appartenances du péché qui sont la frayeur, la crainte, l’ennui et la tristesse et de là vient qu’il est dit de moi : Cœpit pavere, taedere et mœstus esse233. C’est que l’âme qui est en péché mortel devrait avoir une grande frayeur de loger chez elle un monstre si épouvantable. Oh ! Qu’elle devrait avoir un grand ennui d’être dans un état si misérable ! Oh ! Qu’elle devrait avoir une grande tristesse d’avoir offensé un si bon Père comme est Dieu ! mais parce qu’elle est morte elle est insensible à ses maux. Quand je vous ai donné les péchés d’autrui, je vous ai donné les appartenances du péché, qui sont ces quatre choses. » Il ajoute : « Oh ! Que [77A v] l’âme qui est en péché mortel est digne de grande compassion. »

.Chapitre 8. Elle est privée de toute consolation et ne croit point aux choses qui se passent en elle, et n’en parle que par contrainte : les sens font des conférences.

Un jour, comme la sœur Marie se plaignait à Notre Seigneur de ce qu’il donnait de son vin aux autres, c’est-à-dire, de la consolation par le moyen des choses qu’elle dit, et qu’à elle Il ne lui donnait rien : « C’est qu’il est jeûne pour vous, lui dit-il. Quand une dame jeûne en sa maison, elle ne laisse point de donner à boire et à manger aux autres. Vous jeûnez jusqu’au soir : c’est la veille de Noël. »

Une autre fois Notre Seigneur lui dit qu’elle était comme un vaisseau de terre qui est plein d’une précieuse liqueur, mais il ne la sent ni ne la goûte point.

Lorsqu’elle est dans ses angoisses et souffrances ordinaires et qu’elle veut s’appliquer à la Passion de [78] Notre Seigneur comme il a été déjà dit, pour y chercher quelque consolation, on l’en empêche disant : « Sortez, sortez d’ici. »

Quand elle prend quelque sorte de consolation en quelque chose, tout aussitôt Notre Seigneur la lui ôte. Par exemple, elle a été quelque temps que dans ses souffrances elle avait recours à saint Joachim : elle lui parlait de ses peines et s’entretenait avec lui avec quelque tendresse, comme une fille avec son père, et elle trouvait qu’il l’écoutait volontiers et qu’il la consolait, mais on lui a défendu et interdit cette consolation, de telle sorte que non seulement elle n’oserait plus penser à saint Joachim, mais même quand elle passe devant son image et celle de sainte Anne, elle n’oserait les regarder.

Durant le mal de douze ans, elle vit deux portes à une chambre. L’une de ces portes était à l’orient, l’autre à l’occident. Celle qui était à l’orient était belle, grande et à deux panneaux : mais elle était fermée. Celle de l’occident était petite et ouverte, et elle, voyant quantité de personnes qui rentraient en foule et avec empressement par cette porte dans cette chambre, on lui fit entendre que l’orient signifie les consolations, et l’occident les désolations, et que, quand la Passion [78v] de Notre Seigneur était venue chez elle, elle avait fermé la porte d’orient et ouvert celle de l’occident, c’est-à-dire qu’elle avait fermé la porte à toutes sortes de consolations divines et humaines et qu’elle l’avait ouverte à toutes sortes de croix, de souffrances et d’angoisses. La porte des consolations est grande et celle des désolations petites pour montrer que quand le temps de consolation sera venu, Dieu sera bien plus libéral à nous consoler qu’Il n’a été à nous affliger.

Si elle croyait les choses qui lui sont dites intérieurement, ce lui serait une grande consolation dans ses peines, mais elle n’y a point de foi, hormis à quelques-unes dont il est impossible de douter. Aussi Notre Seigneur ne l’oblige pas de les croire, mais Il lui dit qu’elle les laisse telles qu’elles sont devant Dieu jusqu’à ce qu’elle connaisse clairement la vérité. Cependant elle demeure dans une si grande crainte d’être trompée qu’elle dit que si elle voyait faire des miracles en témoignage que tout est de Dieu, elle ne pourrait pas s’assurer ni les croire. À raison de quoi, se plaignant un jour à Notre Seigneur de ce qu’elle n’avait [79] point de foi et le priant de lui en donner, Il lui dit : « C’est assez que je crois pour vous : je suis votre foi et ma mère votre espérance, cela vous doit suffire. »

« Lorsque du commencement Notre Seigneur me disait quelque chose intérieurement en la façon qu’il a coutume de me parler, j’en divertissais mon esprit tant que je pouvais et me faisais une telle violence pour ne l’entendre point et pour l’effacer de ma mémoire que j’ai pensé me renverser la tête : plus je me faisais d’effort pour empêcher qu’on ne me parlât intérieurement, plus on me parlait fortement. Pour m’en divertir, je disais les psaumes, je chantais des hymnes, je parlais d’autres choses et je faisais tout ce qui m’était possible, mais tout cela en vain. Je ne voulais point aussi dire ces choses parce que je n’y croyais point.

« Lorsque je venais pour communier, les démons y mettaient empêchement, et quand on leur commandait dans les exorcismes de dire pourquoi, ils disaient que Dieu leur ordonnait de m’empêcher de communier jusqu’à ce que j’eusse déclaré ce qu’on m’avait dit en esprit. Et quand on leur [79v] commandait de dire ce que c’était, ils répondaient qu’ils n’en savaient rien et que je le savais bien. Là-dessus on me pressait de le dire et je ne le voulais pas, parce que je craignais que ce ne fussent que tromperies et que je ne voulais tromper personne (les choses qu’on me disait étant de très grande importance), mais les malins esprits, par l’ordre que Dieu leur en donnait, m’empêchaient de communier, comme aussi de boire et de manger jusqu’à ce que j’eusse parlé. Mais j’avais tant de peine à dire les choses que je choisissais plutôt d’être privée de la sainte communion que j’aimais néanmoins beaucoup et de ne manger point. Et en effet je demeurais jusqu’au soir sans manger et disais que j’aimais mieux mourir. Mais alors les démons me mettaient à la torture par le commandement de Dieu et me forçaient de les dire. »

Avant le mal de douze ans qui commença en Carême, durant tout l’Avant précédent, les sens intérieurs s’assemblaient tous les jours et faisaient une conférence sur ce qu’ils devaient [80] faire pendant le mal de douze ans, et la conclusion de la conférence était toujours de ne croire jamais à aucun esprit particulier, soit homme, soit ange même.

Quand il dirait qu’il serait Notre Seigneur qui viendra nous assurer qu’il n’y a point de tromperie en cette affaire, nous ne le croirions pas. Mais aussi, si un esprit particulier nous vient dire : « Je suis envoyé de Dieu pour vous dire qu’il y a ici de la tromperie, voici ce que nous lui répondrions : « Nous espérons tant de Dieu et de son infinie bonté, que si c’est Lui qui vous a envoyé pour nous dire cela, qu’Il vous enseignera aussi le moyen duquel nous devons nous servir pour sortir de l’état où nous sommes. Dites donc ce qu’il faut faire pour cela : si vous ne le savez point, c’est une marque que ce n’est point Dieu qui vous a envoyé, car Il est si bon qu’Il ne fait jamais connaître un mal sans en donner le remède. »

Depuis cette conclusion de la conférence des sens, il lui est impossible de croire à tout ce qu’on lui dit pour l’assurer qu’elle est en [80v] bon état. « Il n’y a que l’Église seulement, dit-elle, à qui je puisse croire. Si l’Église me disait que je ne suis point trompée ou que je le suis, je la croirais. Mais qui que ce soit qui m’assure que tout est véritable, je ne le puis croire, quand même il ferait dix miracles pour preuve de cela. Si un particulier me disait que tout cela est faux, à la vérité cela me remplirait de trouble et de frayeur, mais néanmoins je ne le pourrais point croire. »

Section 1. Le plus grand don que Notre Seigneur lui a fait est de lui avoir donné le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance.

Entre quantité de maux et de tourments que Notre Seigneur a envoyés à la sœur Marie, le plus grand de tous c’est le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance et qui la tourmentait horriblement. « C’était, dit-elle, un monstre [81] épouvantable qui me rongeait le cœur continuellement. » Pendant plus de trente-cinq ans, elle en a été travaillée. Elle se trouvait souvent environnée de ténèbres si épaisses et si horribles qu’elle ne savait où elle était, ni ce qu’elle était, ni s’il y avait une religion, une foi, un Dieu, et ce mal lui a pesé jusqu’à la mort.

Notre Seigneur lui a dit que c’était le plus grand don qu’Il lui eût fait.

Plus les dons de Dieu sont grands dans une âme, plus elle a de crainte de déplaire à Dieu. C’est pourquoi lorsque Notre Seigneur ou Notre Dame disent quelque chose à la sœur Marie qui lui est avantageuse, elle est saisie d’une grande crainte, dit-elle, qu’il ne lui vienne quelque souffle de vanité qui la perde. Si les choses que Dieu dit à notre avantage nous doivent faire craindre, combien devons nous trembler lorsque les hommes nous flattent et nous louent. « C’est moi qui vous ai donné, lui dit un jour la Sainte Vierge, cette crainte, c’est le plus grand don que je vous ai fait. Car la crainte [81v] est la nourrice de l’humilité et toutes les vertus sont les pensionnaires de la crainte. »

Notre Seigneur lui dit un jour que quand saint Paul avait dit ces paroles : Adimpleo ea quae desunt passioni ejus234, qu’il n’avait point parlé seulement en son nom et pour lui, mais qu’il avait aussi parlé en sa personne et pour elle, et que c’était une prophétie de ce qu’elle devait souffrir et de ce qu’elle devait obtenir par ses souffrances.

.Chapitre 9. La Passion de Notre Seigneur est le cœur et l’âme de la sœur Marie et comme toutes choses l’affligent, on lui plante la Croix dans le Cœur.

Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois qu’Il lui a ôté son cœur et qu’il lui a donné le Sien, qui est sa Passion, et que l’âme qui l’anime c’est cette même Passion et que c’est la cause [82] pour laquelle toutes choses l’affligent : le boire, le manger, le dormir, tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend, tout ce que la mémoire lui fournit, même les songes de la nuit, tout ce qui lui vient dans l’esprit.

Et il ne faut pas penser que cela vienne de quelque humeur mélancolique fâcheuse dont elle soit pétrie, car au contraire elle est sanguine de son tempérament et par conséquent elle est joviale, douce, facile, condescendante et obligeante tout ce qui se peut. Mais cela se fait par un ordre d’en haut et par une disposition secrète et merveilleuse de la Divine volonté. « Mon Père, lui dit un jour Notre Seigneur, a commandé à toutes ses créatures de vous affliger de sorte que en l’état vous êtes, quand on vous transporterait en corps et en âme dans le ciel et que l’on vous nourrirait des mêmes viandes dont les anges et les saints se repaissent, elles se convertiraient en peines et en afflictions pour vous. De là vient que quand Notre Seigneur lui parle, elle ne peut douter que ce ne soit Lui, mais néanmoins ses [82v] paroles se changent en amertume pour elle, pour ce que ordinairement après qu’Il a parlé, il ne lui reste rien que l’incertitude et la crainte d’être trompée. Elle pria un jour Notre Dame que les saintes vierges continuassent à demander à Dieu pour elle la communion et la connaissance de la vérité. Notre Dame lui dit : « Dites ma prière, je dirai la vôtre. » Et alors la sœur Marie dit la prière de la très Sainte Vierge qui est :

Lève-toi donc favorable et propice.

Ici, Seigneur, ton repos s’établisse

Et quant et toi235 l’arche de ton pouvoir.

Tes sacerdots236 soient vertus et justice

Et de chanter tes saints fassent devoir237.

Notre Dame lui dit ensuite que quand toutes les vierges se dépouilleraient de leurs joies pour les lui donner, elle n’en aurait aucun sentiment, parce qu’elle n’est sensible qu’à la douleur en l’état où elle est.

Une autre fois, après avoir prié Notre Seigneur une semaine tout entière de lui donner quelque chose, à la fin Il lui dit :

« Je ne vous [83] donnerai rien.

– Regardez-moi d’un œil de miséricorde.

– Je vous regarde, répliqua-t-il, d’un œil terrible et plein de rigueur et je commande à toutes les créatures de vous regarder en cette façon. »

Un jour qu’elle faisait cette prière à la très Sainte Vierge : Monstra te esse matrem238, « Oui, lui dit-elle, je ferais voir que je suis votre mère en vous bien châtiant » ; et une autre fois elle la vit tout embrasée de colère contre elle, et elle entendit qu’elle disait : « Je me vengerai en ma fureur ».

« Et en disant cela, elle me donnait de grand coups de pied dans le cœur qui me causait des douleurs incroyables, et au même temps je vis Notre Seigneur qui tenait entre ses mains une grande et pesante Croix, du bout de laquelle il frappait de grands coups sur mon cœur, ce qui m’obligeait de crier et de dire : « Oh ! Que vous êtes cruel ! Vous me promettiez tantôt mille belles choses, est-ce là l’effet de vos promesses ? »

« Il me répondit : “Je travaille pour ma mère : elle veut planter [83v] ma Croix dans votre cœur et je lui aide.” Je lui demandai ensuite : “Qu’est-ce qu’elle a d’être ainsi en colère ?” Et il me répondit : “C’est que ma mère est bonne couturière, la robe de la Justice lui était trop grande, mais elle se l’est fort bien ajustée, et elle lui [= vous ?] a donné la sienne, et de là vient que vous trouvez ma mère si rigoureuse et la divine Justice si douce.” »

Elle a été environ cinq ans, et c’était pendant le temps de sortilèges, qu’elle était remplie de grandes consolations et enivrée des douceurs inconcevables de l’Amour divin qui duraient longtemps et la transportaient toute hors d’elle-même et lui ôtaient presque entièrement l’usage des sens extérieurs. Pour lors Notre Dame la nourrissait de lait et de sucre : mais maintenant elle ne la repaît que de fiel et d’absinthe.

Quelqu’un lui dit : « La Sainte Vierge a bien peu de douceur pour vous.

– Pardonnez-moi, répliqua-t-elle, car elle est d’autant plus [84] douce qu’elle est rigoureuse. »

Il faut que chacun aille par son chemin. Dieu fait marcher les uns par le chemin de la consolation, et comme sainte Gertrude et autres, Il en conduit d’autres par celui des afflictions. Il est le maître, Il fait comme il lui plaît.

Section 1. Elle est privée de toute consolation et est remplie de souffrances. La consolation lui est un retardement dans sa voie, elle préfère les souffrances aux joies du paradis.

Lorsque ses parents la voulaient marier par force au commencement de sa possession, ils lui parlèrent des deux jeunes hommes qui la recherchaient. Elle s’informa de leur vie. On lui dit du premier qu’il aimait mieux la taverne que la messe :

« Sur quoi je dis qu’il ne me fallait point parler de celui-là. On me dit de l’autre qu’il aimait mieux la messe que la taverne. À quoi je répondis que si j’avais à épouser un homme, j’aimerais [84v] mieux celui-là que le premier. Longtemps après, lorsque j’avais oublié ce que j’avais dit sur ce sujet, comme j’étais dans les souffrances du mal de douze ans et que je me plaignais, l’Amour divin en se riant me dit que je n’avais point sujet de me plaindre et qu’on m’avait donné ce que j’avais choisi, que j’avais mieux aimé la messe que la taverne et qu’on m’avait donné la messe, c’est-à-dire la Passion qui est représentée par la messe, et non pas la taverne, c’est-à-dire le vin des douceurs et des consolations. »

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de ce que M. Potier n’avait pas assez d’application aux choses de Dieu dont elle parlait, mais se divertissait trop facilement ailleurs, elle lui disait :

« Pourquoi nous avez-vous donné cet homme-là ? Que ne nous donnez-vous plutôt celui-ci (parlant d’un autre) qui a tant d’affection à parler et entendre parler de vous ?

– Ce n’eût pas bien été ainsi, dit Notre Seigneur, et il était plus convenable de vous bailler celui-là, car quand il ne vous [85] écoute pas, c’est comme s’il vous disait : “Hâtez-vous de marcher, ne vous arrêtez pas.” Et si vous aviez eu cet autre, vous vous seriez arrêtés tous deux à boire tous les jours vis-à-vis l’un de l’autre et à vous enivrer de ce vin, qui sont toutes les choses qui se disent ici, et il n’aurait pas fait ses affaires pour le salut des âmes, ni vous les vôtres, qui sont de souffrir, car cela vous aurait beaucoup consolée et retardée. »

Notre Seigneur voulant faire voir comme elle n’aime que Lui purement et comme elle ne cherche ni la gloire ni le repos de la vie éternelle, mais seulement de souffrir pour l’amour de Lui, lui dit un jour :

« Voici que je viens à ma gloire, et ma sainte mère qui est assise à ma droite, nous venons ensemble vous quérir pour vous y mettre.

– Je ne vous connais point ni vous ni votre sainte mère en tant que vous êtes à la gloire. Je ne vous connais qu’en tant que vous êtes souffrant en moi et avec moi : je ne vous veux point dans votre gloire.

– J’ai souffert en vous, dit [85v] Notre Seigneur, je veux maintenant vous mettre en mon repos et en ma gloire. Pour moi, il faut que je demeure encore ici avec mon Église selon ma promesse, mais pour vous, venez en ma gloire.

– Non, répliqua-t-elle, je ne vous connais point dans votre gloire.

– C’est moi-même qui suis souffrant en vous, ajouta Notre Seigneur.

– Je ne connais point ce moi-même, dit-elle, en tant qu’il est en gloire. Ce n’est pas en tant que vous êtes en gloire que vous avez souffert avec moi et qui m’avez assisté en mes souffrances. Je veux demeurer avec vous dans mes souffrances, je renoncerais plutôt à la gloire. »

En l’an 1645...239

Section 2. Ses sens sont purifiés par plusieurs tribulations. Tourment de quinze jours et de douze jours. Elle rend grâce à la Trinité des cinq plaies qu’elle a portées.

[…]

.Livre 4. Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre.

.Chapitre 1. De son innocence, de sa pureté virginale, de son martyre.

Un jour la sœur Marie dit : « Notre Seigneur me fit voir une salle dont les murailles, le pavé et le plancher étaient d’or. Contre les murailles étaient des enrichissements d’azur. Dans cette salle étaient plusieurs Éthiopiens qui travaillaient : les uns filaient, les autres tissaient, les autres teignaient, les autres taillaient et cousaient des habits. Ils viennent à moi et me présentent une belle chemise bien blanche, secondement une robe de damas blanc, troisièmement une robe [92v] de pourpre. Je les renvoie bien rudement et me retire près de la cheminée et me mets à pleurer de douleurs de ce qu’on m’avait offert ces robes.

« Là-dessus, Notre Seigneur vint, qui me dit : « Pourquoi avez-vous refusé ces robes ? J’ai fait ces œuvres d’un royaume étranger, pour l’amour de vous, prenez-les ! »

– À moi, répondis-je, telles robes ! Je ne les prendrai point. C’est comme si vous en vouliez revêtir un âne, cela n’est pas à mon usage. Vous avez tant de belles princesses dans le ciel à qui elles conviendront mieux qu’à moi. Donnez-les à quelques-unes.

– Elles sont faites pour vous.

– N’importe, je ne les prendrai point.

– Prenez-les pour l’amour de moi, dis Notre Seigneur, si vous ne les prenez pas, vous ne m’aurez pas pour époux.

– Je ne vous aurais donc point [93] telles robes ne me sont pas propres.

– Je revêtirai votre âme, dit Notre Seigneur, de la lumière de gloire, moyennant laquelle ces robes vous siéront fort bien.

– Je subirai plutôt de n’aller jamais au ciel que de consentir que j’en sois revêtue. Ne savez-vous pas bien combien je hais l’honneur et les choses qui paraissent et éclatent ?

« Là-dessus, Il s’en va aux ouvriers leur disant : « Ne les lui présentez plus. Tels sont les enfants de mon père : ils veulent bien aller au combat, mais ils ne veulent point de récompense. »

« Un peu après, Il revient : « Pourquoi ne prenez-vous point ces robes ? Je veux par ce moyen donner une joie accidentelle à mes saints ».

« Je persiste à dire que je n’en veux point. Là-dessus il me mène [93v] en esprit au ciel. Je m’adresse à tous les saints et les prie d’intercéder pour moi auprès de Notre Seigneur à ce qu’Il ne me commande point de prendre ces robes. Ils me répondent que telle est Sa volonté, à raison de quoi je consentis à les prendre. Ensuite je vis toutes les Saintes Vierges dont les habits étaient plus blancs que la neige, mais d’une blancheur qui jetait des rayons qui se ramassaient tous en Notre Seigneur comme s’il eût été un aimant qui les attirait en soi, et Il me dit que c’était pour cela qu’on dit que les vierges le suivaient partout, parce qu’Il attire et réunit en soi tous les rayons de la pureté virginale. Les vêtements de la Sainte Vierge étaient d’une blancheur si délicate et si précieuse qu’il me semblait que si je l’eusse tant soit peu touchée je l’eusse salie, et même [94] que mon haleine était capable de la ternir. »

La salle, c’est le cœur de la sœur Marie. La chemise c’est son innocence, la robe rouge, c’est le martyre qu’elle a souffert, la robe blanche, c’est la pureté virginale. Les éthiopiens sont les diables qui par les souffrances qu’ils lui ont fait endurer ont servi à teindre et embellir ces robes. La robe blanche qui signifie la pureté virginale, laquelle est extrêmement agréable à Dieu, suit l’agneau partout où il va. Mais les moindres choses qui lui sont contraires la salissent.

« C’est pourquoi ensuite de cette vision, il me resta de très grands sentiments que les personnes qui aiment la pureté, eussent grandement en horreur toutes les plus petites choses, en pensées, paroles et actions. » [94v]

.Chapitre 2. Trois degrés de perfection.

« Notre Seigneur me fit voir trois degrés de perfection, dit la sœur Marie. Le premier : Je me voyais debout et encore toute vivante, et j’entendais Notre Seigneur qui me disait avec un visage tout riant : “Venez, mon épouse, je vous donnerai mon repos et vous couronnerai de gloire.” Mais jetant les yeux pour découvrir à sa contenance ce qu’Il désirait le plus de moi, ou que j’allasse au ciel ; ou que je descendisse en enfer, je reconnus qu’il avait plus agréable que je descendisse en enfer pour y souffrir pour sa gloire, à quoi je me résolus, et Notre Seigneur témoigna grande joie de l’usage que je fis en ceci de ma volonté pour faire cette élection. Et voilà le premier degré de perfection qui consiste en une parfaite conformité de notre volonté à celle de Dieu en tout ce qui lui est le plus agréable. [95]

“Le deuxième degré. Je me voyais quelques années après comme une personne malade, languissante et agonisante, à la mort. Je voyais toutes les choses qui étaient en moi agoniser et mourir l’une après l’autre. L’esprit s’en alla le premier, la mémoire suivit après, puis l’entendement ; et tous avant que de s’en aller, venaient dire adieu à la volonté240 comme à leur reine et lui disaient qu’ils allaient trouver l’époux. La volonté partit ensuite et depuis je ne les ai plus revus, je ne sais où elles se sont. Pendant que j’étais dans cet état d’agonie, Notre Seigneur me disait : ‘Mon épouse, voulez-vous quelque chose, voulez-vous demeurer comme vous êtes ou si vous voulez, venir en ma gloire ? ’ Mais à tout cela je répondais que j’étais bien malade et que je n’étais point en état de faire aucun choix et qu’Il choisît [95v] pour moi ce qu’il Lui plairait. Et c’est le deuxième degré de perfection, dans lequel la volonté est encore vivante, mais elle ne fait plus d’élection : elle ne produit plus aucun acte comme étant déjà fort malade d’amour, mais elle laisse agir Dieu pour elle ainsi qu’il Lui plaît.

‘Quelque temps après, je n’avais plus de vie ni de sentiments de rien. Je ne me voyais plus et je disais à Notre Seigneur : ‘Je ne sais ce que cela veut dire : vous me promettez, vous me donnez, dites-vous, les plus belles choses du monde et je n’en sens rien, je n’en vois rien et je n’en crois rien ! ’

– Est-ce que vous êtes, dit-Il, dans le néant ?

– Qu’est-ce que [d’] être dans le néant ?

– Je m’en vais vous le dire. Imaginez-vous un roi qui est mort. On le mène dans une chambre bien tapissée et pleine [96] de fleurs et de senteurs très agréables avec un appareil royal : il n’en voit rien, il n’en sent rien. On le prend, on le porte dans un cloaque ou bien on le jette aux chiens et aux corbeaux qui le déchirent et le mangent : il ne sent point tout cela non plus qu’auparavant. Quand on le porterait dans le ciel et qu’il serait au milieu des délices du paradis, il serait insensible à tout cela. Voilà ce que c’est que d’être anéanti. Voilà l’état dans lequel vous êtes qui est le troisième degré de perfection.’ Depuis ce temps-là, je ne me suis point retrouvée : je ne sais où je suis, si je suis morte ou vivante, en la terre ou au ciel.” [96v]

.Chapitre 3. Règle de perfection.

Dès le commencement, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : “Nous ferons pleuvoir les vierges dans nos chambres tapissées.”

– Qui sont ces vierges ? disait-elle. Est-ce sainte Catherine ?

– Les vierges du paradis ce sont les vérités que je vous dirai, c’est-à-dire les choses qui sont ici écrites et beaucoup d’autres qui n’y sont pas. Je ferai pleuvoir ces vierges dans nos chambres tapissées en aussi grand nombre que les flocons de neige qui tombent dans l’hiver sur la terre. Ce sont des vierges parce que ce sont des vérités pures et purement véritables. Ce sont les paroles de l’ange Gabriel.

– Pourquoi les appelez-vous ainsi ?

– Parce que les paroles de cet ange sont la source de toutes ces choses et de toutes les grâces et faveurs qui ont été et seront faites aux hommes jusqu’à la fin du monde. »

Pour les chambres, Notre Seigneur les lui a expliquées après quelques années sous cette figure : Il lui a fait voir une belle maison en laquelle il y [97] avait deux grandes salles pavées de brique, sur lesquelles il y avait plusieurs croix. Dans la première de ces salles était logé l’appétit irascible avec toutes sortes d’armes pour tuer le péché. Il était enfermé là-dedans, dérouillant et ajustant toutes ces armes et quelquefois il sortait et tirait tantôt des coups de canon et tantôt des coups de mousquet pour tuer le péché. Il avait aussi des flèches qu’Il empoisonnait, qui représentent la contrition, laquelle est une flèche empoisonnée pour faire mourir ce monstre ; car si c’est une vraie contrition pour petite qu’elle soit, si elle blesse et entame un tant soit peu le péché, elle le fait mourir. Lorsqu’Il sortait et trouvait à la porte l’amour-propre et la sensualité, il les renversait par terre et les laissant là, il rentrait et refermait la porte sur lui.

Dans la deuxième salle était logé l’appétit concupiscible qui regardait et considérait quantité de beaux [97v] tableaux de tous les mystères de la vie de Notre Seigneur afin de s’exciter par là à L’aimer. Quelquefois il pleurait, quelquefois il était joyeux, selon les mystères qu’il contemplait.

Les deux salles étaient pavées de briques, c’est-à-dire de terre cuite, pour signifier que ces deux appétits sont les deux choses les plus basses qui soient dans l’homme : c’est de la terre, mais qui est cuite dans la fournaise de l’Amour divin en ceux qui usent de ces deux appétits comme il faut. Les croix qui sont sur cette brique montrent qu’il faut que ces deux appétits soient mortifiés et qu’ils meurent à tout ce qui n’est point Dieu.

Au-dessus de ces deux salles, il y avait cinq petites chambres pour les cinq sens tant extérieurs qu’intérieurs. Les chambres étaient toutes dorées. En chacune il y avait une petite table ronde, et sur cette table une écritoire, un cornet et dans ce cornet du sang, une plume de cuivre et [98] du très bon parchemin, et chacun de ces sens s’occupait à écrire, c’est-à-dire, à mettre en pratique et imiter le saint usage que Notre Seigneur a fait de ses sens. Le cornet c’est le cœur, le sang signifie la mort, car il faut faire mourir les sens à tout ce qui déplaît à Dieu. La plume de cuivre qui ne s’use point et ne se lasse point d’écrire, signifie la forte résolution d’imiter les sens de Notre Seigneur et la persévérance à le faire. Le parchemin c’est le corps et l’âme. Les cinq sens s’occupaient perpétuellement à regarder les cinq sens du Fils de Dieu, c’est-à-dire, à regarder l’usage qu’Il a fait de ses cinq sens pour les imiter et suivre partout.

Les yeux regardaient les yeux de Notre Seigneur et voyaient comme il a pleuré sur la ville de Jérusalem, c’est-à-dire, qu’il a pleuré sur ceux qui ne le ressentaient point et ne pleuraient point leurs péchés. Ils voyaient comment Il a regardé les pécheurs avec compassion, et à cette imitation [98v] ils regardaient tous les plus méchants en cette façon, car un méchant homme est semblable à un malade qui a la fièvre chaude : vous l’allez voir, il vous ignore, il veut vous battre, il prend un couteau pour vous tuer et au lieu de frapper sur vous, il s’en donne dans le cœur ; tant s’en faut que vous vous irritiez contre lui, qu’au contraire vous en avez compassion. C’est ainsi qu’il faut se comporter à l’égard des méchants mêmes au regard de ceux qui vous veulent et font du mal, car ils ne savent ce qu’ils font, en voulant offenser ils se tuent eux-mêmes. C’est ainsi que Notre Seigneur a regardé ceux qui le crucifiaient, lorsqu’il dit à son père : Nesciunt quid faciunt. Les oreilles regardaient comme Notre Seigneur a ouvert ses oreilles aux prières de tous ceux qui l’ont prié. L’odorat regardait comme Notre Seigneur a bien voulu sentir [99] les mauvaises odeurs des malades et des pauvres qu’il allait voir et qu’il ne méprisait point pour cela, et que, selon l’odorat intérieur, il a senti les péchés de ceux avec qui il conversait et que néanmoins, il ne les a point rejetés pour cela.

Le toucher regardait le toucher de Notre Seigneur qui a été déchiré, flagellé, couronné d’épines, cloué par les mains et par les pieds et mis en pièces par toutes les parties de son corps. Le goût regardait celui de Notre Seigneur qui n’a jamais mangé pour contenter son goût, mais seulement pour contenter la volonté de Dieu son Père. Chaque sens se tenant enfermé dans sa chambre, l’amour-propre et la sensualité étaient toujours dehors aux portes des cinq chambres aussi bien qu’aux portes des deux salles ; mais [99v] personne ne leur ouvrait.

Ces cinq chambres étaient pavées de plâtre blanc comme albâtre, et tout le pavé était couvert de quantité de petites croix toutes d’or, en sorte que chaque sens ne pouvait se remuer dans sa chambre qu’il ne marchât toujours sur la croix pour montrer qu’il faut toujours mortifier ses sens. Le plâtre est fait de terre cuite et détrempée dans l’eau ce qui signifie que les sens, qui sont difficiles à conduire, étant cuits dans le feu de l’Amour divin et détrempés dans l’eau de l’affliction et de la mortification, se purifient et deviennent blanc par ce moyen.

Sur ces cinq chambres susdites, au haut de la maison, il y avait trois autres chambres toutes dorées de très pur or. Au lieu que les sens élèvent les sens de Notre Seigneur dans leurs cinq chambres, on peignait dans ces trois ici les [100] divins attributs. L’Amour divin était le peintre et la Volonté divine était le pinceau. Car par sa Volonté divine, Il y peint tout ce qui lui plaît. La patience et la force divines faisaient le pavé de ces trois chambres, parce que ce sont ces deux divines perfections qui portent toutes les peines et afflictions.

Il n’y avait que les trois divins attributs qui entrassent dans ces trois chambres : l’Amour divin n’y peignait point autre chose, non pas même les vertus, car elles sont dans les autres petites chambres. Dans la première était la mémoire qui était assise pour garder et conserver les tableaux des divins attributs. C’est là son office. Dans la deuxième était l’entendement qui se promenait regardant et contemplant ces mêmes tableaux. Dans la troisième était la volonté qui aimait Dieu, qui jouissait de Dieu ou qui était unie à Dieu. C’est [100v] dans cette chambre qu’était le lit nuptial du divin époux.

Ces trois chambres étaient séparées par deux murailles qui étaient de cristal, si bien qu’on voyait tout ce qui était dans les trois chambres. Ces deux murailles étaient deux beaux miroirs dans lesquels les divins attributs se voyaient clairement et très parfaitement comme dans le ciel.

Ces deux miroirs, c’est [ce sont] la très sainte humanité de Notre Seigneur et de la Sainte Vierge. Ces trois chambres sont découvertes par le haut et n’ont point d’autres toits que les rayons et la splendeur du soleil qui luit au-dessus et qui y bat à plomb comme en plein midi ; et ce soleil est l’Amour divin.

L’amour-propre et la sensualité ne montent pas à ces trois chambres et n’approchent point de leurs portes. C’est la divine Volonté qui commande à tous ces lieux et qui donne ses règles aux passions [101] aux sens et aux trois puissances de l’âme. Notre Seigneur ayant fait voir et expliqué tout ceci à la sœur Marie, il lui dit que c’était un abrégé de toutes les instructions qui sont dans ses écrits, et la règle de perfection, y comprenant ce qui suit.

Car après cela, la sœur Marie vit le Fils de Dieu qui venait visiter cette maison. Il entra dans la salle de l’Irascible qui est venu au-devant et s’est tenu debout devant Notre Seigneur comme étant près de suivre ses volontés. Et voici comment Notre Seigneur lui parla : « Ô mon général d’armée, vous avez vaillamment combattu pour moi : vous êtes tout chargé de lauriers, mais il n’y a plus de guerre. C’est pourquoi je vous viens donner le dernier journal. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, cas ils seront rassasiés. [101v] Voulez-vous entrer dans le repos ? »

À tout cela l’Irascible ne dit mot. « Si vous voulez, vous entrerez maintenant à la gloire. » Il ne répondit point, mais il prit un de ses couteaux et se coupa la langue et la jeta en disant : « Elle ne me servait de rien, je n’en serai point incommodé. C’est-à-dire ma propre volonté signifiée par la langue était encore en moi, mais je ne m’en servais point : c’est pourquoi cela ne m’incommodera point de la couper et de la jeter dehors.

Après cela Notre Seigneur a visité la salle de la Concupiscible et lui a tenu le même langage excepté qu’au lieu de dire : « Bienheureux sont ceux qui ont faim et soif », Il a dit : « Bienheureux ceux qui ont le cœur net, car ils verront Dieu. J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné [102] à boire. »

Ensuite il est entré dans les cinq chambres et a parlé à tous les cinq sens ensemble et leur a dit : « Mes enfants, je viens ici pour vous payer le dernier journal : bienheureux les pacifiques qui souffrent en paix et patience les mortifications et les afflictions, car ils seront appelés enfants de Dieu. Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Non seulement les yeux ont pleuré, mais aussi tous les autres sens par les mortifications qu’ils ont souffertes. Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Voulez-vous entrer dans le repos ? » Ils sont demeurés debout sans dire mot, mais chacun d’eux a pris son canif, s’est coupé la langue et l’a jetée dehors. Le canif signifie un grand [102v] mépris de soi-même et de sa propre volonté représenté par la langue comme il a été déjà dit.

Après cela, il a visité les trois chambres d’en haut l’une après l’autre et il a demandé la Mémoire : « Est-elle là ? »

Non, il y a plus personne, ni entendement ni volonté : les divins attributs se promenaient en leur place et se miraient dans les deux cristaux qui sont l’Humanité de Notre Seigneur et de Notre Dame. Comme il est bien vrai que lorsque l’âme qui suit la volonté de Dieu commence à faire ce qui se fait dans ces trois chambres, les trois puissances s’y voient et s’y trouvent encore à la façon qui a été dite, tout de même que l’on voie encore la toile sur laquelle le peintre a commencé à faire un beau portrait. Mais peu à peu il la couvre de ses couleurs, de telle sorte [103] que l’on ne la voit plus. Elle y est encore et pourtant elle n’y est plus, car on ne la voit non plus que si elle n’y était point. Ainsi, quand l’Amour divin qui est le peintre de ces trois chambres commence à faire son ouvrage et à peindre les trois divins attributs sur les trois puissances de l’âme qui sont comme la toile sur laquelle il travaille du commencement, on les voit encore. Peu à peu il les détruit, ou plutôt il les couvre de telle façon qu’on ne les voit plus et qu’elles n’agissent plus, car c’est l’Amour divin qui y est tout et y fait tout.

Quand on est arrivé à ce point -là, Notre Seigneur ayant ainsi fait sa visite, Il appelle et voici venir six serviteurs qui étaient les deux appétits de Notre Seigneur, de Notre Dame et de notre sœur, c’est-à-dire l’Irascible et le Concupiscible. L’Irascible de Notre Seigneur avait une épée et un poignard : « Quittez vos armes, [103v] lui dit-il, car il n’y a point ici de guerre. » Le Concupiscible portait un beau miroir devant sa poitrine au travers duquel on voyait le cœur du Fils de Dieu comme une fournaise ardente d’Amour divin. Ces six serviteurs couvrent une belle table toute d’argent d’un beau doublier241 de damas blanc comme neige. Ils y mettent quinze assiettes toutes d’or, dont il y en avait cinq au milieu desquelles étaient écrites ces deux lettres : a [alpha] et o [oméga]. Ils y mettent aussi quinze belles serviettes dont il y en avait cinq au milieu desquelles était un grand rond de fil d’or et dans ce rond une croix d’or.

Cette table est le corps et l’âme qui sont purifiés du péché, argentum igne examinatum242. La nappe c’est la fragilité représentée par cette princesse dont il est parlé ailleurs, mais cela s’entend de la fragilité sanctifiée et qui suit en tous et partout la divine [104] Volonté. Ces quinze assiettes sont les cinq sens intérieurs de Notre Seigneur figurés par les cinq assiettes où il y a écrit alpha et oméga, et les cinq sens de la Sainte Vierge et les cinq sens de la sœur Marie. Les quinze serviettes sont les cinq sens extérieurs du Fils de Dieu représentés par les cinq serviettes marquées de ce rond et de cette croix d’or, ce qui montre comme Notre Seigneur a racheté le monde figuré par ce rond avec sa croix et sa Passion, et les cinq sens extérieurs de la Sainte Vierge et de la sœur Marie.

Cela fait, les divins attributs se mettent à table et prennent chacun sa serviette et la mettent devant eux. « Voyez-vous ces serviettes, dit Notre Seigneur à la sœur Marie : elles n’ont point de mouvement que celui que les divins attributs leur donnent.

Mais je ne vois rien sur la table, disait-elle.

Non, dit le Fils de Dieu, car les mets dont ils se repaissent sont incompréhensibles à votre esprit et ne peuvent être [104v] figurés par aucune chose.

« Voilà la conduite, dit la sœur Marie, que la divine Volonté tient sur ceux qui la font maîtresse de leur maison. Elle donne à chacun son office : c’est ainsi qu’elle règle les appétits, les passions, les sens et les puissances de l’âme. » L’office de l’Irascible est de combattre contre le péché et de le tuer. Celui du concupiscible est d’aimer Dieu et de considérer les mystères de sa vie pour s’exciter à l’aimer. L’office des sens est d’imiter ceux de Notre Seigneur, et quand on suit la divine Volonté en tout et partout, elle conduit à l’état qui est représenté par tout ce qui se passe dans les trois chambres d’en haut. [105]

.Chapitre 4. L’état de perfection où est arrivée la sœur Marie est le plus haut degré du dénuement intérieur. De sa conformité avec Notre Seigneur.

« Le dernier degré du dénuement, dit la sœur Marie, c’est lorsqu’une âme est arrivée à un tel dépouillement et dénuement de soi-même qu’elle est prête d’aller en enfer pour une éternité et d’y être traitée de Dieu comme les diables et les damnés sans faire aucune réserve, mais s’abandonnant entièrement à la divine Volonté afin qu’elle fasse d’elle tout ce qu’il Lui plaira.

« Elle est envoyée pour servir, conformément au Fils de Dieu qui a dit : “Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir.” »

Avant que la sœur Marie demeurât chez M. de Juganville et M. Potier, ils avaient un serviteur. Mais la Sainte Vierge lui dit : « Allez vous jeter à genoux devant eux et les prier qu’ils vous prennent pour les servir et leur dites que vous les servirez tant qu’ils serviront Dieu. Mais lorsqu’il se [105v] passera quelque chose dans leur maison, qui sera contre son service [dites] qu’au lieu de les servir vous renverserez tout. » « Ce que je fis [dis la sœur Marie] et ils acceptèrent ainsi. Ensuite de quoi, je commençai à les servir très exactement, mais quand il se passait quelque chose chez eux qui déplaisait à Dieu, je brisais et renversais tout, malgré que j’en eusse et sans savoir pourquoi. »

Une fois, M. Potier avait donné une procuration à un sergent pour se faire payer de quelque argent qui lui était dû. Cet homme faisait payer ceux qui devaient, et allait boire l’argent à la taverne, s’enivrait, jurait et blasphémait et faisait plusieurs péchés. « Durant ce temps-là sans savoir d’où cela venait, je renversais tout dans la maison et comme on me demandait ce que j’avais : “Je n’en sais rien, répondis-je, mais je sais que je briserai tout.” Là-dessus on se mit en prière pour connaître la cause [106] du mal. Notre Seigneur le manifesta et dit que c’était cette procuration, et que si celui qui l’avait donnée n’y mettait ordre, que tous les péchés que ce sergent commettait retomberaient sur lui. M. Potier monta à cheval tout aussitôt, et va trouver cet homme, qui était à trois lieux de là, et lui ôta la procuration, et le désordre cessa. »

Section I. Elle est attachée à la queue de cheval de Notre Seigneur qui est son amour divin, afin qu’elle le suive partout. Elle est crucifiée avec lui.

Un jour elle vit Notre Seigneur et Notre Dame qui étaient prêts de partir pour aller quelque part. « Je commençais à dire à Notre Seigneur que je voulais aller avec eux.

– Non, me dit-il, vous ne viendrez point.

– Pardonnez-moi, j’irai partout où vous irez. [106v]

– Vous ne pourriez nous suivre à pied, répliqua Notre Seigneur, car je vais à cheval et je porterai ma mère en trousse.

– Si ferai, répondit la sœur Marie, je vous suivrai bien.

– Je vous assure, dit le Fils de Dieu, que si vous ne pouvez suivre, je vous attacherai par les cheveux à la queue de mon cheval.

– Comment, disait la Sainte Vierge, attacher une épouse à la queue de votre cheval par les cheveux ?

– Oui, je l’y attacherai, aussi pourquoi veut-elle venir ? Faut-il qu’elle nous suive partout où nous allons ?

– N’importe, redisais-je, faites ce que vous voudrez, mais je vous suivrai partout où vous irez. »

Voici l’explication de cette figure que Notre Seigneur en donna. Ce cheval est mon Amour divin qui m’a apporté en la terre et qui m’a fait faire tout ce que j’ai fait. Je porte ma mère en trousse, car elle m’a suivi partout en mes divines vertus et perfections. Personne ne nous peut [107] suivre parfaitement, s’il n’est attaché à la queue de mon cheval, comme je vous y ai attachée par les cheveux, car j’ai attaché toutes vos pensées, désirs et inclinations et affections représentées par les cheveux, aux pensées, désirs et inclinations de mon amour divin.

Une autre fois, sortant de l’Église, elle vit en esprit une croix forte haute et Notre Seigneur attaché à cette croix avec elle, et il lui dit : « Voyez, vous voilà crucifiée avec moi. » Pendant qu’elle souffrait les peines de l’enfer, saint Pierre et saint André lui parurent en esprit à ses deux côtés, la soutenant par-dessous les bras, et ils lui dirent plusieurs choses très belles de la Passion de Notre Seigneur, et que dans le ciel ils étaient entre les saints les plus semblables à Notre Seigneur en sa Passion, ayant été crucifiés comme lui, mais qu’il y avait [107v] grande différence entre leurs souffrances et les siennes, parce qu’au milieu de leurs tourments, ils avaient été remplis et enivrés de grandes consolations et qu’elle souffrait sans aucune consolation, comme Notre Seigneur a souffert, et que ce délaissement avec lequel elle souffrait, était ce qui était de plus excellent dans les souffrances.

Aussi Notre Seigneur lui dit un jour que la raison pour laquelle on ne lui faisait pas connaître sensiblement la vérité des choses qui se passaient en elle, était parce que, si elle la connaissait, elle n’aurait pas la conformité qu’elle avait avec lui en sa Passion, en ce qu’Il n’a eu aucun appui pour reposer sa tête, c’est-à-dire, aucun soulagement ni consolation. Le jour qu’elle allait au Béni, chez M. de Renty, pendant qu’on y faisait la mission en 1646, en juillet, elle fut fort triste au matin. Demandant à Notre Seigneur la raison, Il lui dit : « Si un poisson avait [108] l’usage de la raison et qu’on le tirât de la mer pour le mettre dans un étang d’eau douce, il en serait affligé. » L’eau douce représente la croix de ceux chez qui elle allait qui étaient des croix douces et accompagnées de consolations divines, la mer représente la croix de Notre Seigneur qui a été sans consolation. Et telle aussi a été celle de la sœur Marie.

.Chapitre 5. Elle est la croix vivante de Notre Seigneur.

Le 29 octobre 1645, Notre Seigneur lui fit dire longtemps au nom de l’Église ce verset durant la grand-messe : Surge, sponse mi, tu et arca sanctificationis tuae in requiem tuam243. Et il lui dit que par cette arche était entendue la croix vivante qu’est la sœur Marie. C’est Lui qui souffre en elle, car Il lui a dit plusieurs fois : « Vous êtes ma croix dans laquelle Je souffre, mais il y a cette différence entre vous et la [108v] croix sur laquelle Je suis mort : qu’alors J’étais sensible et ma croix insensible, et tout au contraire Je suis insensible et vous êtes sensible. »

.Chapitre 6. Notre Seigneur est toujours en son cœur et il y est régnant comme dans son palais royal.

Depuis la dernière communion qu’elle fit avant que de descendre en enfer Notre Seigneur est toujours demeuré dans son cœur tout de même comme si elle communiait continuellement : c’est là qu’elle Le voit et qu’Il lui parle si souvent.

En suite de la donation pleine et entière qu’elle fit de sa volonté à Dieu, ainsi qu’il est rapporté ci-devant, Notre Seigneur lui dit un jour : « Ô mon épouse, que je trouve une grande liberté dans votre âme : vous m’avez donné les clés de la maison, j’en suis le maître et je dispose de tout selon ma volonté. »

Un jour Notre Seigneur lui [109] ayant donné un rosaire à dire, Il lui parla en cette façon : « Je vous ai donné un rosaire : mais que me donnez-vous ?

– Je vous donne mon cœur, dit-elle.

– Vous me donnez votre cœur, dit Notre Seigneur. Il est à moi : ce n’est point d’aujourd’hui que vous me l’avez donné : il y a longtemps que j’en ai pris possession et que j’y fais ma demeure. Mais vous êtes semblable à un pauvre à qui le roi a donné une pièce d’or, en suite de quoi il lui dit : “Voilà un don que je vous ai fait : mais vous, que me donnez-vous ?” – Sire, répond le pauvre, je vous donne votre palais royal. Le roi réplique : “Il est à moi, vous ne me donnez rien — Il est vrai, sire, il est à vous ; mais s’il était à moi, je vous le donnerais.” » [109v]

.Chapitre 7. Contestation entre l’esprit et les sens. Cinq versets pour les sens et cinq pour l’esprit. Notre Seigneur est son époux.

Il est raconté ci-dessus comme la sœur Marie fut trois jours sans pouvoir ni boire ni manger. Et le second jour, elle pria les sacrées plaies de Notre Seigneur de lui donner quelque chose. Elles lui donnèrent chacune une bouchée de pain. Au troisième jour, il lui fut dit : « Votre esprit vous viendra visiter », et à la fin de ce jour elle fut libre de boire et de manger quelque temps. Étant dans le chœur de la cathédrale au matin, son esprit l’aborda et se fit connaître à elle, en lui faisant ressouvenir de toutes les particularités de sa vie, de sorte que, après l’avoir entretenu une matinée, elle ne doutait point que ce ne fut un esprit. « Après midi je m’en vais disposer un présent pour vous donner. » Tôt après il vint et dit : « J’ai béni le feu » puis il ajouta : « J’ai prié Dieu qu’Il vous donne repos et Il me l’a [110] accordé. Je vais vous guérir et me réunir à vous pour aller ensemble au repos de Dieu. »

Elle lui dit, parlant en la personne de ses sens : « Je ne veux point d’autre esprit que le Fils de Dieu. Il m’a permis d’être mon esprit.

– Ce serait pervertir l’ordre de la nature, dit son esprit : un corps sans esprit ne peut pas être uni à Dieu.

– Je ne me soucie point de l’ordre de la nature, dit-elle : Dieu me l’a promis. »

Alors son esprit se mit à rire et dit : « La porchère espère le Dauphin. Le roi me l’avait promise, mais elle ne me veut point. » Le soir venu, après qu’elle eut dit ce verset du psaume 29, pendant ce colloque par lequel elle déclarait que tous ses désirs et ses soupirs tendaient au Fils de Dieu comme à celui qui était son esprit :



Mon âme à l’Éternel soupire :

[110v] Elle l’attend et le poursuit,

Non moins que l’aube

Ceux qui font la garde la nuit.



Elle dit les cinq versets suivants du psaume Diligam te Domine, etc. au nom et en la personne des sens, disputant contre l’esprit et se tenant bien forte de n’en avoir point d’autre que Notre Seigneur.



Par Ta seule valeur je fausse les batailles,

Mon Dieu, sous Ta faveur, je saute les murailles,

Sans rien appréhender ; mal ne peut advenir

à celui qui de Dieu le chemin veut tenir.



Puis j’espère en Ta foi qui n’est jamais changée

Du Seigneur la parole est au feu repurgée.

C’est un ferme bouclier, l’estomac remparant

De tout ceux qui sans crainte en lui vont espérant.



Car hormis l’Éternel, source de toute essence

Qui se peut dire Dieu ? Est-il autre puissance

Que de notre grand Dieu ? Dieu m’enceint de vertu,

Dieu me rend les périls un grand chemin battu.



[111] Il égale mes pieds aux biches plus soudaines

Pour, agile, gravir sur les roches hautaines.

Il adresse mes mains et les duit [conduit] au combat

Il fait qu’un arc d’airain est faible entre mes bras.



Tu me sers de pavois, de garde et de franchise

Ta droite me soutient, Ta faveur m’autorise.

Tu m’ouvres les chemins, assurés désormais.

Tu fais que mes talons ne vacillent jamais244.



Après cela elle rentra néanmoins en elle-même et jugea que l’esprit avait raison et se condamna soi-même ; mais pourtant elle prit résolution de se tourner plutôt au néant que de diminuer l’amour qu’elle portait à Dieu pour en donner une partie à quelque créature que ce fût, même à son esprit et là Notre Seigneur lui fit connaître le sens de ces paroles du psaume 96 :

La justice et le jugement

Fondent son trône et sa couronne.

« Aimer Dieu, c’est juste, lui dit-il, et choisir [111v] plutôt le néant que de diminuer l’amour qu’on lui porte, c’est jugement. »

Sur la minuit, son esprit revint et entonna sept versets du psaume245.

Ce premier verset s’entend des tribulations qui précéderont la conversion générale :



Un grand feu prompt et ravissant

Devant lui, terrible chemine,

Ses ennemis punissant,

Brûle tout ce qui s’avoisine.



Ce second s’entend de la lumière de la connaissance de Dieu entre la Terre :

Sa foudre en rayons flamboyants

Rend clair tout ce monde habitable

La terre tremble en Le voyant

Souple à Sa force épouvantable.



Les monts sont les diables :

Les monts devant un si grand Dieu

Se fondent comme de la cire

Devant Celui qui règne en tout lieu

Tout le monde est sous Son empire.



Les cieux sont les prédicateurs de ce temps-là :

Les cieux si prompts à s’émouvoir

Prêchent la Justice accomplie

Sa gloire au peuple Se fait voir

Toute la terre en est remplie.



[112] Ce verset s’entend des pécheurs qui adorent les plaisirs, honneurs et richesses :

Soient donc rechargés de mépris

Tous ceux qui servent les idoles

Et qui sont fiers en leurs esprits

Pour des vanités si frivoles.



Les anges sont les saints religieux, les dieux sont les saints prêtres, prélats et grands de la terre, Sion c’est la cours céleste :

Anges et Dieux, tous humblement

Courbez-vous devant la Hautesse.

Sion luit soudainement,

Son cœur fut comblé d’allégresse.



Les filles de Juda sont les saintes âmes du commun peuple :

De Juda les filles aussi

De joie ont eu l’âme ravie.

Voyant les lois régner ainsi

Et que la droiture est suivie.



Après tout cela Notre Seigneur lui dit que c’était Lui-même qui l’était venu visiter et qui avait fait cette épreuve.

« Mais mon esprit m’a fait connaître que c’était Lui.

– Vous n’avez plus d’esprit, dit Notre Seigneur, je l’ai pris ès sens et vous ai donné le mien. Votre esprit est déifié : c’était moi qui parlais à vous. » [112v]

.Chapitre 8. Qu’elle est morte et anéantie et que Notre Seigneur est tout en elle.

Un jour voyant son bon ange, elle le pria de demander pardon à Dieu pour elle de ses péchés. Notre Seigneur et Notre Dame y étaient qui disaient : « Il faut qu’elle meure. » Elle demanda temps de faire pénitence. Mais ils disaient toujours : « Il faut qu’elle meure. » Elle sut par après que cela s’entendait de la mort à soi-même. L’ange pria Dieu de lui pardonner. « Je lui pardonne, dit-il, mais je ne la veux point voir. » Cette réponse l’étonna d’abord, mais on lui fit connaître que cela voulait dire qu’il fallait qu’elle fût anéantie.

Dans un intervalle des peines de l’enfer, elle vit Notre Seigneur comme crucifié en elle et qui était tout déchiré et couvert de plaies et environné de plusieurs bourreaux qui le tourmentaient. [113] Tout étonnée je lui dis : « Qui étaient ceux-là qui étaient si hardis que de mettre la main sur lui ?

– Ce sont les peines que tu as demandé à souffrir.

– Je ne les ai point demandées pour lui, dis-je, mais pour moi. »

À quoi il répliqua : « Qui es-tu ? »

« À cette parole je me vis anéantie en telle façon que je ne me trouvai plus moi-même et je connus très clairement que je n’étais rien du tout, mais que Notre Seigneur était tout en moi. À raison de quoi, je lui dis : “Mais si je ne suis rien, comment est-ce que j’ai pu demander ces peines ?”

– Ce n’est pas toi qui les as demandées, c’est mon amour divin qui les a demandées en toi et qui me les fait souffrir. »

C’est cet état de mort et d’anéantissement qui lui fait dire souvent : « Je ne sais où je suis, ni ce que je suis. C’est une chose bien étrange que d’être hors de son être naturel et de vivre dans la mort. »

Mais un jour comme elle se plaignait à Notre Seigneur de cela, il lui dit : « Vous êtes comme un bon [113v] homme de paysan qui donne sa maison et tout ce qu’il a à un roi, lequel y fait faire un beau château à la place. Ensuite de quoi le bon homme revenant par après sur le lieu et ne trouvant plus sa maison dit : “Où est ma maison ? Je ne la trouve plus.” La voilà, lui dit-on : elle est changée en ce beau château. »

Il lui est arrivé plusieurs fois de se mettre en colère par un mouvement extraordinaire qui ne venait par d’elle et de dire, en parlant fortement comme si elle eût parlé à des personnes qui l’eussent très incommodée : « Retirez-vous d’ici, qu’est-ce que ces gens-là font ici ? Je n’ai que faire de vous. » En disant cela, elle ne savait à qui elle parlait et pourquoi elle le disait.

Mais quelque temps après, la divine Volonté dit sérieusement les mêmes choses parlant aux éléments : « Retirez-vous, terre, nous ne voulons plus d’autre terre [114] que l’humanité de Jésus-Christ. Retirez-vous, eau, nous ne voulons plus d’autre eau que la sapience éternelle. Retirez-vous, air, nous ne voulons plus d’autre air que les douces haleines du Saint-Esprit. Retirez-vous, feu, nous ne voulons plus d’autre feu que l’amour divin. »

Notre Seigneur ajouta à cela : « Ceux que ma divine Volonté conduit, elle ne laisse rien d’humain : quand une âme est en cet état, c’est à elle que ces paroles s’adressent. Tota pulchra es amica mea et macula non est in te246. » C’est alors qu’elle est anéantie et que ces paroles s’accomplissent en elle : Vivo ego, jam non ego ; vivit vero in me Christus247. De là vient qu’en ses repas et en ses autres nécessités, Notre Seigneur lui dit : « Donnez-moi ceci ou cela à manger, ne me donnez point cela. J’ai besoin de telle ou telle chose. »

Quelque autre fois, lorsque qu’elle est pressée d’ennui et d’angoisse sur l’attente de la fin, Il lui dit : « Je suis bien ennuyé, dites-moi un secret : la [114v] fin viendra-t-elle bientôt ?

– Je n’en sais rien, dit-elle.

– Ne dites point cela, dit Notre Seigneur, vous le savez bien.

– Je l’ignore en vous, et vous le savez bien en moi. »

Au commencement de l’Avent de l’année 1645, elle demanda à Notre Seigneur qu’Il lui permît de se priver de beurre durant ce temps pour se préparer à la fête de Noël.

À quoi il répondit : « Non, je ne vous permets point cela. C’est mon père qui m’a donné le beurre (car en ce temps-là elle ne mangeait que du beurre). Pourquoi me voulez-vous ôter ce petit soulagement que mon Père m’a donné pour m’aider à passer cette manière de vie qui est si douloureuse. Je vous donnerai autre chose à faire pour vous préparer à la fête de ma naissance. » Et il lui donna des rosaires à dire.

En l’an 1649, le jour saint Jean Porte Latine, elle [115] entendit une voix fort agréable qui chantait en elle ces versets du Psaume : Dominus regit me […] preparasti in conspectu meo mensam adversus eos qui tribulant me. Impinguasti in oleo caput meum : et calix meus inebrians qui praeclarus est.

Tu prépares devant mes yeux

Une table en mets abondante.

Présents, mes mortels envieux

Marris248 de ta grâce évidente.



Puis bénin le chef m’engraissant

D’une huile d’odeur souveraine

De breuvage réjouissant

Tu rends ma tasse toute pleine249.



De cette voix qui chantait ainsi sortaient des étincelles de feu qui tombaient sur les sens et leur causaient une très grande consolation. Ayant entendu chanter cette voix, elle regarde pour voir quel était celui qui chantait. Elle vit que c’était son esprit qui chantait [115v] et au lieu qu’elle l’avait toujours haï auparavant, elle commença à l’aimer et à lui parler en cette façon : « Quelle explication donnez-vous à ces choses que vous venez de chanter ? »

Alors il lui fit entendre que ces deux versets, spécialement le dernier qui commence : « Puis bénin le chef... » jusqu’à la fin, étaient deux abîmes très profonds, remplis de quantité de mystères et de significations.

Desquelles en voici une sur la première strophe : « La table en mets abondants » signifie les âmes converties. Mais outre cela Il lui dit que la vraie explication de ces deux versets était comprise en cette parole de saint Paul, I Cor.15 : Sicut in Adam omnes moriuntur, ita in Christo omnes vivificabuntur250. Ayant dit cela, il se cacha et elle ne le vit plus. Alors Notre Seigneur vint, qui lui dit : « Comment vous dites que vous n’aimez que moi et vous haïssiez autrefois votre esprit et maintenant vous l’aimez ?

– Il est vrai, dit-elle : mais c’est qu’il [116] me semble être changé et qu’il a une voix fort agréable.

– Ce n’est point sa voix, dit Notre Seigneur, que vous avez entendue, c’est la mienne et ce n’est pas lui que vous avez vu et que vous aimez : c’est moi ou plutôt c’est mon habit que vous avez vu, dont je suis revêtu, savoir votre esprit. Car on ne voit pas la personne, mais l’habit dont elle est revêtue qui est une chose morte : ainsi votre esprit est mort et j’en suis revêtu comme de mon habit que vous avez vu et non pas moi, comme aussi vos sens sont morts et mes sens en sont revêtus. Et voilà la raison pour laquelle vous ne pouvez pas vous confesser ; s’il y a des défauts en vous, il me les faut attribuer. » [116v]

Section 1. Que Notre Seigneur rend plus d’honneur et de gloire à son Père, qu’Adam et toute sa postérité ne lui en auraient rendu quand ils seraient demeurés dans la Justice originelle.

En l’année 1649, au mois de juin, comme elle marchait dans la grande Église, elle commença à dire par un mouvement extraordinaire et sans savoir ce qu’elle disait, en parlant à Notre Seigneur : « Je voudrais vous rendre autant d’honneur et de gloire... »

Ici Notre Seigneur l’arrêta en lui disant : « Combien me voudriez-vous rendre d’honneur et de gloire ?

– Je voudrais, répondit-elle, vous en rendre autant qu’il me serait possible.

– Ô ce n’est pas cela, dit Notre Seigneur.

– Je voudrais donc vous en rendre autant que tous les démons vous en auraient rendu, s’ils vous avaient été fidèles.

– Ce n’est point encore cela, dit Notre Seigneur Jésus Christ.

– Enseignez-moi donc, dit-elle, ce que [117] je dois dire.

– Oui-da, répliqua-t-il ; dites ainsi : “Je voudrais vous rendre autant d’honneur et de gloire comme Adam et toute sa postérité vous en auraient rendu s’ils avaient conservé la Justice originelle !

– Ô c’est à vous à faire ce chef-d’œuvre et non pas à moi.

– Qu’êtes-vous donc ? » dit Notre Seigneur.

Alors, venant à se regarder, elle ne trouve rien.

Notre Seigneur dit : « Vous êtes ce qu’a dit saint Paul : Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus251. C’est moi qui suis vivant en vous et je rendrai à mon père tout l’honneur et la gloire qu’Adam et sa postérité lui auraient rendu, s’ils étaient demeurés dans la Justice originelle. »

Et c’est pourquoi l’Église chante : O vere necessarium Adae peccatum. O felix culpa quae talem ac tantum meruit habere Redemptorem252.[117v]

Section 2. Comme son esprit, sa mémoire, son entendement, sa volonté, ses passions, ses sens et sa raison s’en sont allés au néant.

Ç’a été dès le commencement de ses souffrances qu’elle a commencé d’entrer dans la mort et dans l’anéantissement. Toutes les puissances de son âme, les passions, les sens intérieurs et extérieurs furent malades et ensuite vinrent à mourir. L’esprit qui est la partie suprême de l’âme qu’on appelle mens, fut le premier qui s’en alla dans le néant, puis la mémoire et par après la volonté, puis les passions, l’irascible et la concupiscible, les sens intérieurs et extérieurs. La raison fut la dernière qui s’en alla. Lorsque la mémoire était malade et que je l’appelais, dit la sœur Marie, ou que je me [118] voulais ressouvenir de quelque chose, quelquefois Notre Seigneur répondait pour elle, quelquefois aussi lorsque je parlais à Notre Seigneur, la mémoire répondait pour Lui, afin de montrer par là qu’elle était transformée en Lui. Et le même arrivait à l’entendement et à la volonté ; mais depuis qu’elles sont mortes et qu’elles s’en sont allées, je ne les ai ni vues ni ouïes, non plus que les passions et les sens. Cette mort, et anéantissement de toutes ses puissances, consiste en ce qu’elles n’ont point d’action par elles-mêmes, non plus que si elles n’étaient point, n’agissant plus que par l’esprit de Jésus-Christ souffrant, qui est en elle vivant. À raison de quoi, elle dit que la Passion de Notre Seigneur est l’âme qui l’anime. Lorsque la raison s’en alla, elle l’entendit parler ainsi à Notre Seigneur : « Mon créateur, je vous ai servi [118v] et honoré dans l’enfer : si vous avez agréable, j’irai vous servir et honorer dans le néant. » Et ayant dit cela elle s’en alla au néant et anéantissement de toutes ses puissances. Cela ne s’est pas fait tout d’un coup, mais en plusieurs années, y ayant beaucoup de temps et d’intervalle entre chaque puissance.

Lorsque l’esprit s’en alla, il dit adieu à son corps et lui dit qu’il s’en allait en la béatitude et au repos, et ce fut à la sortie de l’enfer, après y avoir demeuré avec le corps depuis le 21 novembre jusqu’au samedi qui précède la Quasimodo. Car comme il fut sorti de l’enfer, elle le vit tout joyeux et elle l’entendit disant : « Je m’en vais voir l’époux. » Ensuite de quoi l’ayant suivi jusqu’au ciel, elle l’aperçut comme il s’alla asseoir sur la [119] poitrine de Notre Seigneur et y reposer six semaines durant. L’ayant prié d’avoir pitié de son corps et de demander à Dieu son repos, au bout de ces six semaines elle le vit descendre aux pieds de Notre Seigneur et se mettre à genoux devant Lui pour lui faire cette prière : « Mon Créateur, je vous prie de donner repos à mon corps, lequel était entré dans les peines de l’enfer.

– Oui, dit Notre Seigneur, je lui donnerai repos. »

Lorsque la volonté était malade, elle envoya l’entendement à Notre Seigneur pour savoir de Lui si elle lui était agréable, lequel lui répondit qu’oui et lui montrant les plaies de ses mains, Il lui dit : « Voyez comme je l’ai écrit dans mes mains et lui dites ce que vous avez vu. »

L’entendement ayant rapporté cela à la [119v] volonté, elle se mit en colère contre lui, disant qu’il était un trompeur, parce que ce rapport contenait quelque louange.

Pendant ce même temps, il se fit un jeu entre l’amour divin et la même volonté. C’est le nom que lui-même a donné à ceci qui consistait à ce qu’elle disait à Dieu comme saint Augustin : « Si j’étais Dieu et que vous fussiez ce que je suis, je me voudrais dépouiller de ma divinité pour vous la donner, et ainsi cesser d’être Dieu pour être ce que je suis, et que vous cessassiez d’être ce que je suis pour être ce que vous êtes. » Et ceci s’appelle un jeu parce que, lorsque l’âme entre dans la déification et que l’amour divin l’anéantit en elle-même, il se joue d’elle, parlant en sa personne et disant : « Si j’étais Dieu », etc. Et ceci est une des choses desquelles il lui est impossible de douter [120] qu’elle ne soit véritable, laquelle fait voir la transformation en Dieu et la déification.

Les deux passions qu’elle appelle ainsi, l’irascible et la concupiscible, s’en allèrent en cette façon : l’Irascible partait la première en cette sorte. Un jour comme la sœur Marie était malade au lit, Notre Seigneur ainsi qu’il est rapporté ailleurs, lui apporta des fruits dans un plat, qui étaient d’une façon fort vilaine et désagréable, lui demandant si elle en voulait manger.

Et elle, connaissant que ces fruits représentaient les péchés, lui fit cette réponse : « Non, je n’en vais point manger. Vous êtes tout-puissant, vous pouvez créer tous les jours de nouveaux enfers, mais si tous les jours, voire à tout moment, vous faisiez de nouveaux enfers et que [120v] vous ne cessassiez d’en faire pendant toute l’éternité, j’aimerais mieux les souffrir tous que de manger de ces fruits. »

Ayant dit cela, l’Irascible, qui était celle qui parlait en cette façon, s’en alla au néant. Cette protestation contient le dernier degré de haine du péché, haine qui appartient à l’irascible, car son office est de haïr le péché et de ne haïr rien que le péché.

Quelque temps après, la Concupiscible suivit en cette manière : son esprit l’étant revenu voir, comme il a été dit au chapitre 7, livre 4253, il lui demande si elle ne voulait pas se réunir avec lui pour jouir ensemble de la béatitude.

Elle le rebute et dit que non.

« Mais je suis votre esprit : nous avons été créés ensemble dans le ventre de notre mère », et ensuite il lui raconte tout ce qu’ils avaient fait ensemble durant tout [121] le cours de sa vie, afin de lui faire connaître qu’il était véritablement son esprit, lui témoignant avec cela une grande affection et un grand désir d’être réuni avec lui, mais elle continue à le rebuter disant qu’elle ne veut point de lui. « Mais que deviendrez-vous donc ? Répliqua l’esprit, si vous ne voulez être réuni à votre esprit. Vous ne pouvez pas jouir de Dieu, car Dieu ne se réunit pas à un morceau de terre. »

Il est vrai, dit-elle, j’avoue qu’il est convenable que le corps se réunisse à l’esprit, mais maintenant j’aime mieux être réduite au néant que de donner à qui ce soit et même à mon esprit la moindre parcelle de l’amour que je dois à Dieu. » En disant cela, la Concupiscible qui était celle qui parlait, s’en alla au néant [121v] avec cette protestation qui contient le plus haut degré de l’amour divin.

Et Notre Seigneur dit à la sœur Marie que c’est ce qui est compris dans ce verset : Justitia et judicium correctio sedis ejus254. La Justice et le Jugement fondent son trône et sa couronne : car aimer Dieu par-dessus toutes choses, c’est justice. Se juger soi-même et se condamner, être réduit au néant plutôt que de [ne] donner à aucune chose créée la moindre étincelle de l’amour qui appartient à Dieu, c’est lui préparer un trône en soi-même.

Les sens intérieurs furent malades sept ans avant que de mourir et que d’aller au néant, et ce furent les sept premières années du mal de douze ans, pendant lesquelles elle ne cessa de pleurer nuit et jour.

Quelque temps auparavant qu’elle entrât dans le mal de douze ans, elle disait souvent aux ecclésiastiques avec lesquels elle demeurait : « Notre Seigneur a dit que là où deux ou trois seront assemblés [122] en son nom, Il sera au milieu d’eux. Assemblons-nous donc afin de chercher la volonté de Dieu et d’aviser à ce que nous ferons en ce temps-là » ; mais eux ne comprenaient point ce langage, les sens s’assemblaient tous les jours et conféraient ensemble, ainsi qu’il est rapporté ailleurs et disaient fort souvent, parlant à la Sainte Vierge : « l’épouse du Saint-Esprit nous veuille être en aide ! » Enfin après sept ans ils s’en allèrent au néant.

Les sens extérieurs s’y en allèrent aussi lorsque, ainsi qu’il est rapporté ailleurs, elle entendit cette voix de Notre Seigneur parlant à la terre : « Ô terre, terre, terre, je suis noire, mais je suis belle, le soleil m’a décolorée. » Et que s’étant tournée pour voir celui qui parlait à elle, ne vit plus personne, même ne se vit plus et ne se trouva plus soi-même, à raison de quoi elle commença à crier : « Et où suis-je [122v] allée, moi-même ? ». Car ses sens extérieurs s’en étaient allés au néant.

Lorsque la raison était malade, l’amour divin était son médecin et les médecines qu’Il lui donnait étaient de lui ôter tantôt une chose, tantôt une autre, jusqu’à ce qu’elle fût morte. Car aujourd’hui il lui ôtait la méditation, demain les prières vocales, puis d’autres choses, et ainsi elle s’en alla peu après au néant.

Voici comment l’esprit, les trois puissances de l’âme, les passions, les sens intérieurs et extérieurs et la raison ont été anéantis en la sœur Marie, transformée en Dieu et déifiée, et ce sont les suites que la communion doit opérer dans les âmes, car nous recevons Notre Seigneur non pas pour le transformer en nous, mais pour être transformé en lui et déifiés. [123]

Section 3. Elle est toute anéantie en soi-même et toute transformée en Notre Seigneur et déifiée.

Un jour étant dans l’église des pères capucins, comme les frères se disposaient à faire la Sainte communion, elle se vit elle-même dans la Sainte hostie, ce qui l’étonna étrangement. Et une autre fois étant aux pères jacobins, elle vit la même chose : ce qui fait voir qu’elle est toute transformée en Notre Seigneur et déifiée, et c’est l’effet de ce qu’Il lui a dit un très grand nombre de fois, à savoir qu’Il l’anéantirait toute et qu’Il ne laisserait non plus en elle que dans le Saint-Sacrement où Il ne demeure rien que les espèces visibles du pain. Sur quoi, comme une fois elle disait à Notre Seigneur : « Vous dites que vous opérez tant de choses en moi et cependant il me semble que tous les autres font mieux que [123v] moi ! », Il lui fit cette réponse : « Quand il y a une hostie consacrée avec plusieurs autres qui ne le sont point, il n’y a que celui qui l’a consacrée et marquée qui la puisse discerner et distinguer des autres, et quand Il voudra, Il l’élèvera et la fera connaître. On voit par là qu’elle n’est plus et que c’est Dieu qui est tout en elle, et qu’Il l’a toute changée en soi et déifiée, selon les paroles qu’Il dit à saint Augustin : Non mutabor in te, sed mutaberis in me255. » C’est la déification dont parle la théologie mystique : c’est le plus haut point de la grâce chrétienne qui fait que ceux qui y sont arrivés sont des Jésus-Christ vivants et marchants sur la terre.

Conformément à cela, Notre Seigneur lui dit un autre jour, comme l’on instituait la confrérie du Saint-Sacrement dans l’église Saint-Pierre à Coutances256, « Vous êtes de cette confrérie ! » Il y a peu [124] qui en soient. La sapience de Dieu les a enregistrés : ce sont ceux qui sont anéantis en eux-mêmes et où il ne reste rien d’eux, non plus que du pain dans une hostie consacrée.

Voici encore une chose qui fait connaître cette vérité : un jour elle disait par un mouvement extraordinaire : « Je ne me trouve point bien, non, je ne me trouve point bien.

Je veux vous aider à vous chercher et à vous trouver, dit le Fils de Dieu. Allons à saint Augustin : il vous montrera le chemin. Écoutez, voici ce qu’il dit : “Si vous aimez la terre, vous êtes terre ; si le ciel, vous êtes ciel. Si vous aimez Dieu...” » Il demeura là sans achever le reste de ces paroles de saint Augustin qui dit : « Si vous aimez Dieu, vous êtes Dieu », et s’en alla riant et disant : « Regardez ce que [124v] vous êtes, vous voilà trouvée. »

Section 4. Autre anéantissement qui s’appelle l’expiravit257 de l’esprit, lequel ensuite épouse la divine Volonté.

Le 20 juillet 1653, j’ai entendu la sœur Marie, laquelle toute enivrée d’amour vers la divine Volonté, parlait ainsi : « Je me suis donnée à la très adorable volonté de Dieu. Je veux aller partout où il Lui plaira. Si elle a agréable de m’envoyer au néant, me voilà toute prête de partir pour y aller, mais il n’est pas nécessaire qu’elle m’y mène, c’est assez qu’elle me commande d’y aller. Je lui obéirai de bon cœur et avec joie. J’ai pourtant une requête à lui présenter avant que de partir : c’est que je demande un peu de temps pour rendre grâce à Dieu de l’être qu’Il m’a donné [125] de tous les dons qu’Il m’a faits depuis que je suis au monde. Cela étant fait, je suis toute prête de partir pour aller au néant. On me dira que je sais bien que Dieu ne m’y enverra pas, mais je répondrai que non, que je ne sais point cela. Qui aurait cru qu’Il m’aurait envoyée en enfer toute vivante ! Il est tout-puissant. Il fera ce qu’il Lui plaira de moi. Je n’ai qu’une chose à faire, obéir à la très adorable volonté de Dieu. »

Là-dessus, Notre Seigneur lui fait plusieurs interrogations : « Si vous allez au néant, n’avez-vous point de regret de quitter ma mère ?

– Nenni.

– N’avez-vous pas bien de la peine à ne plus voir la divine Justice que vous aimez tant, l’Amour divin, la Charité et les autres divins attributs ?

– Nullement.

– La divine Volonté pour laquelle vous avez tant de tendresse ne vous [125v] donnera-t-elle pas quelque regret de la quitter pour jamais ?

– Non, pourvu que je lui obéisse, c’est tout ce que je veux.

– Mais ne voulez-vous pas que je la prie de vous laisser dans l’être ?

– Non, car je désire qu’on la laisse dans sa pleine liberté de faire de sa créature ce qu’Il lui plaira. Je n’ai rien à faire que de lui obéir exactement. C’est mon paradis, tout le reste ne m’est rien, je n’ai ni goût, ni affection, ni sentiment pour aucune autre chose, non plus que si j’étais une pierre. » Elle disait toutes ces choses avec une vérité très cordiale, très profonde et très solide, ce qui fait voir comment elle est dépouillée de soi-même de toutes choses et en quelle manière la divine Volonté est régnante.

J’oubliais à dire qu’elle disait ces choses avec un si grand désir d’aller au néant qu’elle [126] assurait que s’il y avait quelque chose au-delà du néant, qu’elle voudrait y aller pour montrer par là son désir extrême d’obéir à la divine Volonté.

Or depuis ce temps-là Notre Seigneur lui a dit que c’est l’expiravit de l’esprit et que celui des sens n’est point encore venu, car l’esprit fait ses affaires bien plus promptement que les sens, mais qu’il appliquera son grand Jubilé aux sens afin de les délivrer de ce qu’ils auraient encore à souffrir et d’abréger le temps de leurs souffrances ; de sorte que c’était l’esprit qui disait toutes les choses susdites et qui désirait tant de s’en aller au néant. Il y est allé par cet expiravit et a emporté avec lui tous ses grands désirs, ses frayeurs et sa forme, c’est-à-dire toutes les souffrances qu’il avait entrepris de porter pour le salut [126v] des âmes.

Il avait tant d’affaires, dit la sœur Marie, il avait tant de désirs, il désirait sauver toutes les âmes, il voulait souffrir pour elles de nouveaux enfers. D’ailleurs il avait des frayeurs d’être trompé si épouvantables qu’elles glaçaient le sang dans les veines et sapaient la racine de la vie. À raison de quoi il désirait ardemment de connaître la vérité, mais il s’en est allé et a emporté avec lui tout cela : ce qui se voit si manifestement et non sans une grande admiration de ceux qui la connaissent particulièrement.

Car auparavant que son esprit s’en fût allé, nous l’avons vu auparavant si embrasée de ces désirs et spécialement depuis quelque espace de temps, du désir de connaître la vérité, que cela ne se peut exprimer par aucunes [127] paroles, et nous l’avons vu plongée si avant dans ses frayeurs, qu’il n’y avait ni homme, ni ange capable de l’en tirer et que tout ce que l’on pouvait dire pour l’assurer et pour diminuer tant soit peu ses craintes restait inutile, et maintenant il ne reste aucun vestige ni de ses craintes, ni de ses frayeurs. Tout cela était propre à l’esprit, tout cela s’en est allé au néant avec lui, et il a laissé les sens bien joyeux de son départ, comme des enfants qui étaient sous la discipline d’un maître sévère et rigoureux, lequel les a quittés et s’en est allé.

Or ce que c’est que le néant dans lequel l’esprit s’en est allé, et comment il s’est séparé d’avec les sens, c’est ce qui ne se peut dire ni se comprendre jusqu’à ce [127v] qu’il plaise à Dieu de manifester Lui-même ce mystère. Ce n’est pas le néant dont il est parlé dans lequel l’esprit, la raison, la mémoire, la volonté, les sens s’en allèrent les uns après les autres : c’est une autre sorte de néant que tous ceux qui voient tout ceci de près demeurent bien convaincus par toutes sortes de preuves que c’est un ouvrage de la toute-puissance de Dieu. Mais d’en coucher l’intelligence sur le papier, c’est ce qui ne se peut, non plus de ce qui suit, dont Notre Seigneur a assuré la sœur Marie, à savoir que lorsque son esprit s’en est allé au néant, il a épousé la divine Volonté, c’est-à-dire qu’il n’est plus qu’un avec elle : Qui adhaeret Deo, bonus et pius est. Il est anéanti en soi-même et n’est plus rien qu’en elle ; il s’est donné à la divine Volonté : elle l’a accepté et l’a épousé.

Notre Seigneur a encore dit à la sœur Marie que comme son [128] esprit épouse la divine Volonté, ainsi ses sens intérieurs et extérieurs épouseront les siens, et que par l’expiravit de ses sens qui viendra bientôt, ils mourront en eux-mêmes pour ne vivre et n’agir plus que par les siens desquels ils seront l’habit dont ils seront revêtus. On lui a donné aussi deux béatitudes pour son esprit et deux pour ses sens. Ç’a été Notre Seigneur qui lui a donné tout cela, excepté le dernier verset qui est pour les sens et qui lui a été donné par la Sainte Vierge.

Voici les deux béatitudes et les deux versets qui appartiennent à l’esprit et qui expriment l’état où il a été et où il doit être : beati mundo corde quoniam ipsi Deum videbunt. Beati qui esuriunt et sitiunt Justitiam, quoniam ipsi saturabuntur258. [128v]

Le premier verset des psaumes : Zelus domus tuae comedit me et opprobria exprobrantium tibi ceciderunt super me, Desportes l’a ainsi traduit :

Car le zèle embrasé

De ta sainte maison m’a rongé jusqu’à l’âme

Et de tes blasonneurs l’outrage et le diffame

Sous le faix m’a brisé259.



La maison de Dieu [ce] sont les âmes qui sont véritablement les temples où Dieu réside. Les blasonneurs sont les péchés d’autrui pour lesquels la sœur Marie a souffert tant de maux, mais il en prendra vengeance ; ce qui est exprimé par ce verset suivant qui est le second que Notre Seigneur a donné à l’esprit :

Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem.

Tu marcheras dessus la tête

De l’Aspic sans te faire mal

Et sur la venimeuse bête

Qui s’enorgueillit du nom royal ;

Les petits faons de la lionne [129]

De tes pieds seront écrasés

Et toute la rage félonne

Des dragons de venin tachés260.



Voici les deux béatitudes et les deux versets qui appartiennent aux sens et qui donnent à entendre l’état par lequel ils sont passés et dans lequel doivent entrer :

Beati mites quoniam ipsi possidebunt terram261.

Cette terre c’est l’humanité sainte de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Beati qui lugent quoniam ipsi consolabuntur, abyssus abyssum invocat262.

Un abîme de misères et d’afflictions demande, et obtiendra un abîme de joie et de consolation.

Dilexisti justitiam et odisti iniquitatem, propterea unxit te Deus, Deus tuus, oleo laetitiae prae consortibus suis263.

La justice te plaît, tu détestes l’outrage

C’est pourquoi Dieu, ton Dieu qui bénin t’avantage.

Sur tous tes compagnons comme plus à son gré

T’a d’huile de liesse abondamment sacré.



C’est ce verset qui a été donné par la Sainte Vierge. Enfin tout ce que j’écris ici n’est rien en [129v] comparaison des choses grandes, profondes et admirables que Dieu a opérées en cette sainte âme, lesquelles je crains beaucoup profaner par mes paroles bégayantes qui sont infiniment éloignées de leur dignité et sainteté. Certainement il me semble que je puis dire avec une grande vérité dans la connaissance que j’en ai, quoiqu’imparfaite, que la main d’un séraphin ne serait pas trop bonne pour les écrire telles qu’elles sont.

J’oubliais de dire que lorsque l’esprit dit adieu à Notre Seigneur, car il lui demanda s’il ne lui dirait point adieu : « Je vous dirai, répondit-il, factus obediens usque æ mortem, mortem autem crucis264. Je ne fais que ce que vous avez fait le premier quand j’ai désiré ainsi obéir à la divine Volonté. » Il dit aussi adieu à la divine Justice en cette façon : « Ô de qui les beautés nonpareilles surpassent, surpassent tous les fils des mortels. »

La sœur Marie dit que la définition de la Justice est [130] « toute beauté » parce que le propre de ce divin attribut est de détruire toute laideur qui n’est autre chose que le péché.

Section 5. L’expiravit des sens.

L’an 1654, le 30 mars, ce qui avait été prédit le 20 juillet de l’année précédente touchant l’expiravit des sens fût accompli. Ensuite de quoi la sœur Marie demeura morte à soi-même et à toutes choses, même selon les sens d’une manière merveilleuse et inexplicable. « Je ne sais ce que je suis devenue, je suis tout à fait perdue », disait-elle. « Je ne sais d’où je viens et où je vais, je ne sais où je suis ni ce que je suis, si je suis une créature ou un néant. Il n’y a que Dieu seul qui sait le lieu où je suis. »

Il est vrai qu’il y a longtemps qu’elle est morte à toutes choses. Mais néanmoins depuis ceci, on voit en elle cette mort en un plus haut degré qu’auparavant [130v] et néanmoins ce n’est pas encore ici le dernier degré, car on l’assure qu’il y a encore un expiravit pour les sens.

.Chapitre 9. Son beau verset.

Étant un jour dans la chapelle des enfants de chœur en l’église cathédrale de Coutances, elle entendit Notre Seigneur qui chantait en son esprit ce verset du psaume 71 : Et erit firmamentum in terra, in summis montium ; superextolletur super Libanum fructus ejus et florebunt de civitate sicut fœnum terrae.

Plein poing de froment répandu

Sur les monts aux cimes hautaines

Croîtra tellement étendu

Que, sous les venteuses haleines

Sembleront des fruits ondoyants

Du Liban les bois verdoyants265.



Notre Seigneur lui a donné plusieurs explications [131] très sublimes où sont comprises quantité de très grands secrets que la divine Sagesse fera connaître quand Il lui plaira. Ce qu’on peut dire, c’est que ce froment signifie le Saint-Sacrement. Les monts aux cimes hautaines sont les divines personnes de la très Sainte Trinité. Les venteuses haleines sont les prédicateurs qui travailleront à la conversion générale.

Les bois verdoyants du Liban, c’est-à-dire les cèdres qui représentent les grands saints dont le monde sera peuplé en ce temps-là, et particulièrement les infidèles convertis, lesquels après leur conversion surpasseront en sainteté les fidèles de ce temps autant que les cèdres surpassent les arbres communs.

Un jour, comme elle parlait à Notre Seigneur de ce beau verset et qu’elle lui disait : « C’est mon beau verset.[131v]

– C’est le mien, lui dit-il.

– C’est le mien, répliqua-t-elle.

– Non, c’est mon beau verset, disait Notre Seigneur, parce que ce n’est pas vous qui m’avez changé et verti266 en vous, mais c’est moi qui vous ai vertie à changée en moi.

– N’importe, dit-elle, c’est mon beau verset. »

Enfin Notre Seigneur lui dit qu’elle avait raison, et que c’était son beau verset, puisque c’était par son moyen et par le mérite des souffrances qu’Il avait portées en elle, que les pécheurs seraient convertis et que de vases de contumélie267 ils seraient changés en vases d’élection.

De là vient qu’elle vit un jour Notre Seigneur tenant par un coin au bout de son doigt un beau mouchoir qu’il faisait ventiler et tournoyer au bout de son doigt : « Mon époux, voilà un beau mouchoir pour essuyer vos larmes : c’est votre beau verset, car ces [132] larmes ne seront jamais bien essuyées que par la guérison et conversion de toutes les âmes. » Voilà pourquoi elle voulait un jour faire vœu de demeurer et de souffrir en la terre, jusqu’à ce qu’elles fussent toutes converties et hors de péril pour leur salut. Mais Notre Seigneur et Notre Dame l’empêchèrent de faire ce vœu.

Section 1. Son beau verset est un verset divin sorti d’un conseil divin et c’est la sapience éternelle.

Un jour elle vit les trois personnes divines dans le Saint-Sacrement, qui étaient comme trois rois d’une égale beauté et grandeur. Tous trois, la couronne sur la tête, ils étaient debout, tête-à-tête, vis-à-vis les uns des autres et parlaient ensemble [132v] comme tenant conseil sur quelque chose d’importance. Elle vit aussi la Sainte Vierge qui était assise aux pieds des trois personnes divines, tenant son fils en son giron comme un petit enfant emmailloté qu’elle allaitait, ce qui représentait Notre Seigneur en tant qu’homme, et elle se vit elle-même comme un petit chien blanc qui sautait autour de Notre Dame, quelquefois sur l’enfant. Cette vue dura huit jours environ, pendant lesquels elle voyait toujours les trois personnes divines qui parlaient et conféraient ensemble et elle disait en elle-même : « Qu’est-ce qu’ils disent tant ? » Sur quoi on lui dit intérieurement que c’était d’elle qu’on parlait et de l’affaire qu’elle avait entrepris de la conversion générale.

Longtemps après, elle vit la divine Sapience qui marchait dans son sein et dans sa chair, mais d’une manière [si] admirable qu’elle [133] dit être bien assurée qu’il n’y a que la Sapience éternelle qui puisse faire de telles démarches, qu’il lui est impossible d’en douter. D’abord qu’elle l’aperçut marcher ainsi dans sa chair et dans son sang, elle dit, parlant à Notre Seigneur : « Qui est-ce qui fait ces belles démarches, n’est-ce point mon beau verset ? Car, dit-elle, j’aimais tant mon beau verset que j’eusse bien voulu lui attribuer tout et que c’eût été lui qui eût tout fait. »

Mais Notre Seigneur lui répondit : « Non, ce n’est pas votre beau verset. Toutes fois, c’est lui, mais il a changé de nom. Il ne s’appelle plus un beau verset, mais un secret divin qui est sorti de ce conseil divin que les trois personnes divines ont tenu dans le Saint-Sacrement », et Il lui fit connaître que c’était la Sapience éternelle, c’est-à-dire Lui-même, qui faisait ces merveilleuses démarches dans sa chair et dans son sang. [133v]

Et depuis elle sut que c’est de ces démarches dont il est fait mention dans ces paroles du prophète Isaïe : Quis est iste qui venit de Edom tinctis vestibus de Bosra ? Iste formosus in stola sua, gradiens in multitudine fortitudinis suae268.

Section 2. Son beau verset lui est représenté par une pierre précieuse enchâssée dans une bague.

Une autre fois, Notre Seigneur lui fit voir son beau verset sous la figure d’une pierre précieuse enchâssée dans une bague. Cette pierre précieuse est le Saint-Sacrement, la bague c’est la sœur Marie. Elle vit la très Sainte Trinité qui arracha la pierre de la bague, mit la bague dans le feu et dans la pierre précieuse une fontaine de lumière, et après que la bague [134] fut purifiée dans le feu et raffinée jusqu’à vingt-quatre carats, la Sainte Trinité remit dans la bague la pierre précieuse avec la source de lumière, et redonna la bague à la sœur Marie.

Lorsqu’elle l’eut, elle dit à Notre Dame : « J’ai un beau présent à vous faire, c’est une bague digne de la Mère de Dieu », Notre Dame lui dit : « Gardez-là : J’en ai une semblable que mon époux l’Amour divin m’a donnée.

– Vous en aurez donc deux, dit la sœur Marie, car je vous la donne.

– Non, dit la Sainte Vierge, vous ne pouvez pas la donner, car elle tient au bras.

– Coupez-le, dit la sœur Marie.

– Nenni, dit Notre Dame : le bras est à moi, c’est celui de mon Fils, il m’appartient premier qu’à vous. »

Alors la sœur Marie demeura confuse, et connut en effet que c’était le bras de Notre Seigneur où était la bague, qu’elle croyait être le sien.

Une autre fois ayant cette bague au doigt, elle se vit en esprit en une nacelle, laquelle était [134v] enfoncée dans une profonde fosse pleine d’eau et de boue. La nacelle était toute couverte d’eau. La pierre précieuse jetait de tous côtés sur l’eau et sur les bords de la fosse grande quantité de rayons. Notre Dame qui était sur le bord de la fosse ramassait ces rayons. Elle fit un gros câble qui d’un bout tenait à la pierre précieuse d’où ils sortaient et qu’elle attacha de l’autre bout à l’anneau d’une clé d’or qui était dans la serrure de la porte du jardin de l’amour divin dont il est parlé ailleurs. Après cela elle défila le câble et de chaque fil qui était un rayon elle en fit une chaîne d’or, au bout de laquelle il y avait un crochet d’or. La sœur Marie lui demanda à quelle fin tout cela, et elle lui dit qu’elle faisait autant de chaînes comme il y aura de personnes qui communieront après la conversion générale, et qu’elle [135] les jetterait dans le cœur de toutes ces personnes-là pour les lier et attacher si fortement à son Fils qu’elles ne retournent plus au péché et qu’elles gardent le fruit de leur communion, étant blessées d’amour par cette agrafe.

.Chapitre 10. Plusieurs autres choses qui font voir son état. Le Fils de Dieu la demande en mariage.

Durant le temps que la sœur Marie était travaillée par les sortilèges, elle vit un ange envoyé de Dieu, non par les yeux du corps ni par ceux de l’imagination, car elle ne le vit point sous aucune forme, ni figure ni aspect, mais par une vision intellectuelle, très claire, très certaine et évidente. Cet ange lui [135v] parut fort beau et il lui dit de la part de Notre Seigneur qu’il était envoyé pour lui dire qu’il la demandait en mariage. C’était alors qu’elle avait un si grand désir de souffrir pour le salut des âmes, dont il est parlé ailleurs, et ce mariage était pour l’unir à Notre Seigneur afin de souffrir en elle tout ce qu’il y a souffert. C’est de ce mariage dont il est fait mention au lieu où il est rapporté qu’elle le vit un jour passer au milieu des saints avec un visage fort joyeux et disant qu’il était prié d’aller en noces et qu’il entra dans un cabinet où était sa sainte mère, où elle pleurait avec abondance, laquelle le revêtit de sa robe nuptiale, laquelle robe représentait la sœur Marie dont il est revêtu pour souffrir. Car tantôt elle était représentée sous le nom d’épouse, tantôt sous le nom de robe. Voici la réponse qu’elle fit à l’ange : « Je remercie [135]269 le Fils de Dieu et vous aussi, et je vous prie de lui dire que je me donne toute à Lui et que je le prie de disposer de moi en temps et en éternité en la façon qui lui sera le plus agréable.

Section 1. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit lui donnent la bénédiction. Dieu conduit toutes ses actions et exauce ses prières.

Auparavant qu’elle fût en enfer, elle entendit le Père éternel qui lui dit : « Je donnerai ma bénédiction à votre silence, c’est-à-dire, ainsi qu’Il l’expliqua longtemps après, l’effet de la bénédiction que Je vous donnerai, sera que J’enverrai ma divine patience en vous, laquelle imposera silence à tous vos sens et à toutes vos passions, en sorte que, quelque mal que vous enduriez [135v] vous ne pourrez vous plaindre. » Et en effet on ne l’entendit jamais se plaindre : « Lorsque j’étais en enfer et quelquefois lorsque je commençais à me plaindre, je ne pouvais passer outre, mais je changeais de discours. »

« J’entendis aussi le Fils de Dieu qui me dit : « Je bénirai et conduirai toutes vos actions extérieures » : ce qu’il fit véritablement, car je ne sais comment je pourrais m’appliquer à toutes les actions de la maison et du ménage, étant occupée dans l’esprit comme je suis, si Notre Seigneur ne m’assistait très particulièrement. Quelquefois quand je suis à l’Église, étant en doute si je dois y demeurer ou m’en aller faire ce qui est à faire dans la maison et que je demande à Notre Seigneur ce que je dois faire, il me dit parfois que je choisisse, et alors je choisis toujours ce qui est d’obligation. J’appelle [136] d’obligation les actions qui regardent le service que je dois rendre dans la maison où je suis. Car la Sainte Vierge m’y a envoyée pour y servir.

« J’entendis aussi le Saint-Esprit qui me dit : “Je vous inspirerai toutes vos prières et je les exaucerai.” »

Section 2. Il y a un grand feu caché sous la cendre.

Pendant qu’elle était prisonnière dans un cachot à Rouen270, quelqu’un se présenta devant la petite fenêtre du cachot, se moquant d’elle. Auquel elle répondit en cette façon : « Là, là, dit-elle, il y a pourtant un grand feu caché sous la cendre. Lorsqu’il sera découvert, il embrasera tout. » Elle dit ceci sans entendre ce qu’elle disait, mais environ quarante ans après, Notre Seigneur lui dit qu’un grand torrent d’eau a passé par-dessus le feu et sur la [136v] cendre, sans la mouiller en aucune façon, que le feu a toujours pris accroissement sous la cendre, que le temps est venu que l’on le va découvrir, qu’il reste encore quelque peu de moiteur, qu’il séchera en un instant, et que ce feu est l’amour de la charité qui est en elle. La cendre est la honte, l’ignominie et le mépris qu’elle a souffert, le torrent c’est l’Ire de Dieu qu’elle a portée.

Section 3. Elle se revêt d’une vieille robe qui représente son état.

Un jour elle se vit dans une belle salle, assise auprès de Notre Seigneur, où l’on faisait un festin magnifique et il y avait de très belles princesses assises à cette table. « J’y étais aussi, habillée comme une princesse. Jetant les yeux sur Notre Seigneur, j’aperçois dans son [137] visage qu’Il désirait quelque chose. Je l’observai pour savoir ce que c’était. Je vois qu’Il regarde toutes ces reines et qu’au même temps il jette les yeux sur une vieille robe qui était en un coin de la salle, toute couverte de vers, de crasse et d’ordure, témoignant qu’il eût bien désiré que quelqu’une de ces princesses se fût dépouillée de sa belle robe et se fût revêtue de ces vieux haillons pour l’amour de Lui. Aussitôt que j’eus connu Sa volonté, je me levai promptement craignant que quelqu’une ne me prévînt. Je me dépouille de ma belle robe et me revêts de celle-là, puis je m’assois sur le pavé, dans un coin de la salle, mettant ma tête sur mes genoux et demeurant là en cette posture.

« Voici le maître de la maison, c’est-à-dire l’Amour divin qui entre et en me regardant me dit : « Comment êtes-vous entrée ici [137v] sans avoir votre robe nuptiale. Sortez d’ici, dépouillez ces vieux haillons et allez prendre votre robe nuptiale.

Non, je ne ferai point cela.

« Alors Il commanda qu’on me prît et qu’on me jetât pieds et poings liés dans les ténèbres extérieures. Ce qui fut fait, et cependant Notre Seigneur avait toujours les yeux fixés sur moi. Cette vieille robe ce sont les coulpes d’autrui que j’ai prises sur moi, m’étant offerte à Notre Seigneur pour les porter. Ces vers dont elle est couverte, se sont les remords qui tourmentent les damnés. Les ténèbres extérieures c’est l’enfer où j’ai été jetée. Mais Notre Seigneur qui avait toujours les yeux fixés sur moi me dit : “Pensez-vous que faisant ce que vous avez fait pour l’amour de moi, il Me fût possible de vous abandonner ? Non, non, [138] J’aurai toujours les yeux collés sur vous, quelque part que vous soyez et Je serai toujours avec vous, même dans l’enfer.” Il lui dit aussi que c’était l’explication de la parole de l’Évangile qui parle de cet homme qui fut jeté dans les ténèbres extérieures, parce qu’il n’était point revêtu de la robe nuptiale. »

Section 4. Elle est noire, mais elle est belle. Elle a une bague à son doigt.

Un jour, la sœur Marie vit et entendit Notre Seigneur qui chantait fort doucement durant trois jours, parlant en la personne de ses sens et de son esprit à son Amour divin : Nigra sum sed formosa quia decoloravit me sol271. Puis il disait la même chose en français, le latin était pour l’esprit et le français pour les sens. « Je suis noire, mais je suis belle, car le soleil m’a décolorée », c’est-à-dire [138v] l’Amour divin. En disant cela, Il tourna les yeux vers le ciel et paraissait comme tout ravi et transporté.

« Au second jour je vis la terre sous forme d’une femme qui parlant de moi dit : « Jamais monstre si hideux n’a marché sur la terre. »

« Pourtant, lui dis-je, j’ai une belle bague à ma main, qui était mon beau verset, dont il est parlé ailleurs.

« Passez, dit-elle, vous et votre belle bague. Jamais monstre si épouvantable n’a marché sur ma face, ni homme ni diable. »

« Au troisième jour Notre Seigneur parlant à la terre : « Ô terre, terre, terre, je suis noire, mais je suis belle. C’est le soleil qui m’a décolorée. » Et ayant dit cela, Il s’en alla.

« Ensuite de quoi la terre joignant ses deux mains sur sa tête, puis les laissant tomber sur ses genoux [139] comme ferait une personne fort désolée, commença à dire, en pleurant fort amèrement : « Nous l’avons vue, mais nous ne l’avons pas connue. » Elle disait et redisait cela sans cesse avec de grandes plaintes et de grandes lamentations.

« Et moi, venant à me tourner et ne trouvant plus Notre Seigneur comme aussi ne me trouvant plus moi-même, car il se fit encore un anéantissement, je commençai à pleurer disant : “Où suis-je allée moi-même, je ne me trouve point.” Je dis cela trois ou quatre jours, mais l’Amour divin parut qui me fit taire. »

Voici une autre chose conforme à ce qui vient d’être dit. Une fois, Notre Seigneur lui demanda pourquoi elle désirait tant la beauté de l’âme.

Elle dit : « C’est pour vous être plus agréable. Mais je vous assure [139v] que si pour être la plus laide que vous ayez jamais vue, je vous étais plus agréable, je voudrais l’être. »

Notre Seigneur lui répondit : « Vous êtes la plus laide qui ait jamais été, à cause des péchés dont vous êtes chargée, et pourtant vous m’êtes très agréable. »

Section 5. Elle est représentée par un ver de terre.

Un jour, comme elle cherchait ce qu’elle était, car « encore suis-je quelque chose », disait-elle en soi-même.

Notre Seigneur lui voulant faire connaître qui elle était, lui fit voir en esprit un petit ver de terre dans son petit trou, lequel de temps en temps faisait sortir sa petite tête hors de son trou, disant à Dieu : « Je vous adore mon Créateur, et je vous remercie [140] de ce que vous m’avez donné l’être et la vie : ayez pitié de l’ouvrage de vos mains. » Puis il se retirait. « Voilà ce que vous êtes selon la chair et les sens, dit Notre Seigneur, car selon l’esprit vous n’êtes point ce que le petit ver est entre les animaux pour l’estime dans l’esprit des créatures raisonnables, c’est-à-dire que comme c’est le plus contemptible et le dernier de tous les animaux, ainsi est-ce de cela.

– Mais, dit la sœur Marie, une vérité infaillible est comme un article de foi. L’être et la vie c’est Notre Seigneur Jésus-Christ que Dieu nous a donné. Car il n’y a que Lui qui soit et qui vis et il est notre être et notre vie, car sans Lui nous ne sommes rien. Ayez pitié de l’ouvrage de vos mains, c’est-à-dire, de toutes vos créatures. »

Ce ver est tout nu et est dépouillé du ciel [140v] et de la terre, ce qui représente comment la sœur Marie est dépouillée de toutes choses.

Section 6. Trois oiseaux : un paon, un aigle et une colombe qui représentent le parfait usage qu’elle a fait des trois puissances de son âme.

Notre Seigneur lui fit voir une fois trois oiseaux qui représentent le parfait usage qu’on doit faire des trois puissances de son âme. Le premier était un paon qui étendait et regardait ses plumes puis venant à jeter les yeux sur ses pieds, il les resserrait. Le second était un aigle qui regardait fixement le soleil, et lorsqu’il voyait ses petits aiglons dans quelque danger, il venait fondre en terre pour les ramasser et pour les délivrer du péril. Le troisième était une colombe qui était sans fiel et qui se paissait sur le bord des torrents. Le paon c’est la [141] mémoire des serviteurs de Dieu qui regardent et contemplent Ses dons, grâces et bienfaits, représentés par les belles plumes du paon. Mais après cela, ils jettent les yeux sur leurs pieds, c’est-à-dire sur leur néant, ensuite de quoi ils resserrent leurs plumes et réfèrent tout à Dieu. L’aigle est leur entendement qui regarde Dieu fixement par la contemplation de ses mystères et de ses divines perfections, mais lorsqu’il voit ses petits, c’est-à-dire ses sens, être en péril de tomber dans quelque faute, il vient fondre en terre, c’est-à-dire, il s’abaisse pour les retirer du danger. La colombe c’est leur volonté qui est sans fiel, c’est-à-dire sans péché et qui se paît sur le bord des torrents des peines et des souffrances de cette vie. Et j’entendais272 Notre Seigneur qui disait qu’Il aimait mieux sa colombe que les deux autres. « Ô ma colombe, disait-il, ô ma colombe sans fiel. » [141v] Tout ceci représente l’état de la sœur Marie, quoiqu’elle ne le dise pas.

Voici comment M. Le Pileur273 raconte cette histoire :

« On lui fit voir trois oiseaux, un paon, un aigle et une colombe. Notre Seigneur dit au paon : “Faites un peu la roue et regardez votre plume”. Plus on lui disait cela, plus il serrait ses plumes et tenait la tête baissée entre ses pieds : “Je vous assure que j’enrichirai vos pieds de tant de pierres précieuses que vous serez contraint de les quitter pour regarder vos plumes.” L’aigle contemplait toujours le soleil, la colombe ne faisait rien et était aveugle. Le paon c’est la mémoire ; les plumes se sont les histoires qui ont été écrites. L’aigle c’est l’entendement qui contemple la divine Volonté. La colombe, c’est la volonté que Notre Seigneur disait qu’il aimait mieux que les autres et disait gaiement : “Ô ma colombe sans fiel.” » [142]

Section 7. L’amour divin fait un tableau en la sœur Marie, et la sœur Marie fait un beau tableau de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Voyant un jour l’Amour divin qui faisait un tableau, elle lui demanda quel tableau c’était.

« Il me dit que c’était le plus beau tableau qu’il eût jamais fait après celui de Notre Seigneur et de sa sainte Mère. « Je n’ai pas eu de peine, se dit-il, à faire celui de Jésus-Christ et de sa Mère : j’avais une toile fort douce et fort déliée, mais j’ai bien eu de la peine en celui-ci, car j’ai une toile bien rude et très grossière. C’est à cause des horribles maux que la sœur Marie souffre. »

« Je lui demandais souvent s’il avait bientôt fait et il me répondait que oui. Par après je lui demandais encore et il me dit : “C’est fait, mais il faut le sécher avant que de le faire voir.” Quelque temps après, il me dit encore [142v] qu’il lui fallait faire une encastillure274 et qu’il lui en ferait une fort belle. Enfin l’encastillure étant faite, il dit qu’il fallait mettre quelques pièces de bois par derrière pour l’appuyer et quand il aurait tout achevé, qu’il le donnerait à son épouse, c’est-à-dire à la Sainte Vierge afin qu’elle en fît ce qu’elle voudrait, que c’était pour elle qu’il travaillait et qu’il lui donnait tous ses ouvrages. »

Pour entendre ce qui va être dit, il faut savoir qu’il est parlé ailleurs dans ses écrits de deux peintres qui tous deux travaillent pour le Roi et font son portrait. Mais l’un travaille à la maison du Roi, mange à sa table et est souvent visité, honoré et réjoui par sa personne. L’autre travaille en sa propre maison au cœur de l’hiver et avec de grandes incommodités. Cela supposé, voici ce que Notre Seigneur dit à la sœur Marie en 1650275 : « Je veux vous associer avec un [143] qu’il lui nomma. Ce saint a fait en soi-même un beau tableau de ma Passion et vous aussi en avez fait un fort beau : ô le beau tableau de ma passion, ô le beau tableau ! Je vous assure qu’il est presque infiniment plus beau que celui du saint qu’il lui avait nommé. Saint-N. et vous êtes ces deux peintres dont je vous ai parlé autrefois. Il a fait son tableau dans la maison du Roi et en la présence du Roi, et mangeant à sa table, c’est-à-dire parmi toutes sortes de consolations divines. Mais vous avez fait le vôtre dans votre maison qui est le néant, parmi toutes sortes d’angoisses et de tourments. J’exposerai bientôt votre tableau en public et je vous assure qu’il ternira le lustre du premier tant il le surpassera. » [143v]

Section 8. La sœur Marie est un bouquet composé de toutes sortes de maux. Elle est un chandelier d’or avec un encensoir.

Elle vit un jour le Père éternel qui tenait en sa main droite un gros bouquet composé de toutes sortes de très belles fleurs : « Qu’est-ce que cela, lui dit-elle — C’est la mère de mon Fils dans laquelle j’ai ramassé toutes les vertus, grâces et perfections de tous les anges et de tous les saints. Mais je fais un autre bouquet que je compose de toute sorte de maux et de malédictions, lequel je porterai en ma main gauche, et ce bouquet, c’est la sœur Marie. »

L’an 1645, la sœur Marie vit dans la main droite de Notre Seigneur un chandelier d’or à trois branches en forme de triangle. En chacune des branches, il y avait [144] un cierge blanc. Sur l’un de ces cierges, ces paroles étaient imprimées : Ecce nova facio omnia. Sur le second : Veritas Domini manet in aeternum. Sur le troisième : Voluntas Dei quodcumque voluit fecit276. Au milieu de ce triangle, il y avait un encensoir fort noir et si épouvantable à voir qu’on ne le pouvait regarder sans frayeur. On ne voyait point de feu dans cet encensoir, mais bien une grosse fumée composée de toutes sortes de parfums aromatiques, laquelle sortant de l’encensoir, se recueillait et ramassait ensemble et faisait comme une verge fort droite et partout égale qui s’élevait tout droit au ciel. Il ne s’en séparait ni écartait aucune partie, demeurant toute ramassée sans que personne sentit rien de la bonne odeur qui était dans cet encensoir ni dans cette fumée. Mais lorsqu’elle entrait dans [144v] le ciel, elle s’épandait de tous côtés et y rendait une odeur extrêmement agréable à tous les habitants du paradis. Il lui fut commandé de mettre le chandelier sur la tête de celui que Notre Seigneur a choisi pour être son vicaire277 en disant ces trois versets :

La bonté qui sans fard en simplesse chemine

Accourt devant la foi, sa compagne divine.

La paix d’autre côté

Tient justice embrassée et la baise et la serre,

La blanche vérité germera de la terre

Et justice du ciel épandra sa clarté278.

Misericordia et veritas obviaverunt sibi ; iustitia et pax osculatae sunt279. Ps 85, 11.

Durant qu’un si grand gouverneur

Tiendra la terre obéissante

Les justes seront en honneur

Leur vogue sera florissante. [145]

La paix ses trésors versera

La lune plus ne sera.

Orietur in diebus ejus justitia et abundantia pacis donec auferatur luna280. Ps. 71, 7.

Il vient juger la terre et gouverner le monde.

Par sa droite

à tous les habitants de la machine ronde

Suivant la vérité.

Judicabit orbem terrae in aequitate et populos in veritate sua281. Ps. 95, 13.

Section 9. Par trois encensoirs on fait voir comment elle est associée avec Notre Seigneur et la Sainte Vierge dans l’œuvre du salut des âmes.

Un jour Notre Seigneur et Notre Dame lui dirent : « Allons encenser nous trois : j’encenserai ; ma mère encensera et vous encenserez. Ils avaient chacun un encensoir et Notre Seigneur lui dit : « Nos encensoirs sont plus [145v] riches que le vôtre, mais le vôtre est fort beau, il est à la nouvelle mode. Des trois on n’en fera qu’un. » Ils arrivèrent devant Dieu le Père, et Notre Seigneur lui commanda d’encenser.

Elle lui dit : « Vous devriez encenser le premier. »

Il lui dit : « J’ai encensé par mes mérites, ma mère encense par ses prières, et vous encensez par vos souffrances. »

Elle encensa donc en chantant ces paroles : Fulci me floribus quia amore langueo282. Par les fleurs elle demandait des souffrances, ou plutôt la charité en elle pour le salut des âmes.

Après cela, Dieu le Père l’encensa : « Qu’est-ce qu’il demande ? » Notre Seigneur répondit : « Ses divins attributs qui sont en vous. » Ensuite Dieu le Père rappela la Charité pour revenir dans son sein, disant qu’Il ne payerait plus sa pension. Entendant dire souffrance, elle en demanda encore, mais Il dit que non et qu’elle retournât en Son sein : ce qu’elle fit. Ayant pris congé de [146] Notre Seigneur et de sa sainte Mère, quand elle fut au sein de son Père éternel, elle demanda congé de s’aller jouer avec Notre Seigneur et Notre Dame, ce qu’elle obtint. Et comme elle y fut, elle demanda à Dieu le Père ou de paroles ou par encensement les âmes, puisqu’Il était satisfait des souffrances. Après tout cela, les trois encensoirs de Notre Seigneur, de Notre Dame et de la sœur Marie ayant été réduits en un, il demeura fumant devant Dieu le Père.

Une autre fois elle vit Notre Seigneur enfiler une aiguille d’une fort longue aiguillée de fil et elle lui demanda : « Qu’en voulez-vous faire ? »

Il dit : « C’est pour coudre le ciel et la terre, mais il faut que ce soit vous qui les cousiez. »

Elle dit : « Je ne saurais faire cela. »

« Il faut donc que ce soit ma Mère », dit Notre Seigneur. Mais la Sainte Vierge s’en excusa aussi. Alors Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Vous ferez bien cela. Tenez, voilà l’aiguille : je vous conduirai la main et ma mère tiendra la couture droite : [146v] et ainsi nous coudrons tous trois. »

Section 10. Ce qui se fait en elle est l’œuvre de l’Amour divin et des excès de la Charité divine.

Une nuit la sœur Marie ne pouvant dormir, Notre Seigneur lui dit : « Disons quelque chose. »

« Dites ce qu’il vous plaira », dit la sœur Marie.

Alors il commença à dire : « Ô amour ! »

Et il lui faisait répondre : « Ô excès ! ». Ils dirent ainsi longtemps, puis Notre Seigneur changea et dit : « Ô excès ! » Et lui fit répondre : « Ô amour ! »

Et la plus grande partie de la nuit se passa en disant cela. Ce qui montre que ce qui se passe en elle est une œuvre admirable de l’Amour divin et de Charité divine, et qu’il n’y a que des excès d’amour et de charité. Quel excès d’amour d’avoir choisi cette pauvre fille pour faire en elle des choses si grandes. Quel excès d’amour et de charité de sa [147] part, d’amour vers Dieu, de charité pour le prochain, d’avoir demandé avec tant d’ardeur et d’amour, souffert avec tant de charité et d’affection le martyre des sortilèges, les tourments de l’enfer, et les supplices inconcevables du mal de douze ans et que tout cela n’ait pas rassasié la faim insatiable qu’elle a eue de souffrir pour l’amour de Dieu et pour le salut des âmes.

Section 11. Abbaye de perfection et règles des excès de l’Amour divin qu’il a fait garder à la sœur Marie.

Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. La maîtresse des novices était Notre Dame. Les âmes qui y sont venues sont exercées durant leur noviciat à la connaissance d’elles-mêmes et par conséquent à la pratique de toutes les vertus qui est déjà une grande perfection. Car ce que l’or est entre [147v] les métaux, la connaissance de soi-même l’est entre les moyens qui conduisent à la perfection.

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec.

Le troisième d’habiter parmi les couleuvres, serpents et autres bêtes venimeuses, sans en être endommagé.

Le quatrième de vivre dans la mort.

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre.

Le sixième d’être chargé de chaînes et de liens pour [148] aller plus vite.

Le septième de s’abstenir de toute nourriture pour être plus fort et plus gras.

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt.

Habiter parmi les serpents sans être piqué, c’est se trouver parmi les occasions de pécher et y être assiégé de tentations sans y consentir.

Vivre dans la mort, c’est entrer dans l’enfer [148v] si Dieu le voulait et y conserver la charité de Dieu et du prochain.

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde.

Être enchaîné pour mieux courir, c’est porter la peine du péché d’autrui pour aller promptement à Dieu.

S’abstenir de tout aliment pour se mieux engraisser et fortifier, c’est se priver de toute consolation divine et humaine pour être plus agréable à Dieu.

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. Aussi Notre Seigneur a dit que dans ce chemin, Il soutient l’âme pour la faire marcher et que Notre Dame ne la quitte point. Il a dit aussi que pour garder cette règle, il n’y a qu’une chose à faire qui est d’avoir toujours les yeux fixés sur la [149] divine Volonté et ne regarder ni le ciel ni la terre. C’est ce qu’a toujours fait la sœur Marie et c’est ici la règle que l’amour divin lui a toujours fait garder très exactement.

Section 12. Les grands chemins abondent en froment et les campagnes sont stériles. On lui donne et elle donne un grain de raisin. Dieu est tout en elle et n’est que son habit dont Il est revêtu.

L’an 1644, le 30 mai, la sœur Marie étant devant le Saint-Sacrement, Notre Seigneur après plusieurs autres discours lui dit : « Si je vous disais que les grands chemins abondent en froment et que les campagnes sont stériles, que diriez-vous ?

– Je vous dirai, dit-elle, que ce serait un grand [149v] miracle.

– J’entends, dit-Il, les grands chemins par où passent les carrosses, les charrettes, les hommes et les bêtes.

– Mais si on voyait ce froment, répartit-elle, passerait-on ainsi par dessus ? »

Notre Seigneur répondit : « Les hommes sont aveugles et ne voient point que ce froment a pris la nature de la palme. Plus on l’abaisse et on le foule aux pieds, et plus il s’engraisse, se relève plus haut et en rapporte plus de fruits. »

Un jour après un grand nombre de colloques qui étaient faits entre Notre Seigneur et la sœur Marie, Il lui dit : « Vous êtes bien altérée. Je vous donne un grain de raisin en votre bouche qui vous rafraîchira. » Et ensuite Il lui dit que ce grain de raisin était : Verbum caro factum est. Je me suis revêtu de votre chair. C’est ce qui est dit ailleurs, que pour aller aux noces auquel il était invité, Notre Dame le [150] revêtit d’une robe qui était la sœur Marie, et on lui dit que ses souffrances eussent été inutiles, si elle eût été seule à les porter, mais parce que Notre Seigneur les avait portées avec elle, elles étaient d’un prix infini. Après cela, Il lui dit : « Donnez-moi aussi un grain de raisin blanc pour ma bouche, car je suis grandement altéré.

– Je n’ai, dit-elle, que des épines et des broussailles. Il y en a une belle haie et de bien mûrs en votre jardin.

– Je ne le sais point cela, répartit la sœur Marie.

– Quand vous vous êtes privée pour l’amour de moi, dit Notre Seigneur, de toutes les douceurs et consolations de la sainte communion, vous m’avez donné un grain de raisin qui m’est très agréable : c’est celui-là que je vous demande ; c’est l’une des plus grandes choses que vous ayez jamais faites. »

Voici encore une chose conforme à ce qui est dit ci-devant du grain de raisin que Notre Seigneur lui [150v] donna, et ceci est arrivé depuis qu’elle a recommencé à communier283. Un jour, se disposant à la sainte communion et priant Notre Seigneur de la disposer Lui-même, Il lui ordonna pour sa préparation de dire ces paroles : Verbum caro factum est. Ce qu’ayant fait, Il lui dit : « Dites cela en français. » Alors elle dit ainsi, non pas de son mouvement ni de son esprit, mais par le mouvement de l’esprit de Dieu : « Le verbe divin s’est revêtu de ma chair. » Une autre fois, il lui dit : « Un jour viendra que tout le monde m’adorera, mais je me dépouillerai pas de mes habits pour être adoré. »

Section 13. Plusieurs versets qui expriment son état.

Il y a plusieurs versets qui expriment les états de sa vie dans le psaume Salvum me fac Deus, qu’on lui fait dire quelquefois, ceux-ci entre autres : [151]

C’est pour l’amour de toi

Que de tranchans mépris mon âme est découpée ;

Je porte à ton sujet la face enveloppée

De vergongneux284 émoi.



Rebuté de tout point

Par mes frères, je suis honteux de ma misère

Et comme un étranger, les enfants de ma mère

Ne me connaissent point.



Car le zèle embrasé

De ta sainte maison m’a rongé jusqu’à l’âme

Et de tes blasonneurs l’outrage et le diffame

Sous le faix m’a brisé.



Je me suis mis aux pleurs

Et mon âme a jeûnée, de tristesse remplie.

Ils m’en ont méprisé, tournant à moquerie

Mon jeûne et mes douleurs285.



Par « le zèle embrasé de ta sainte maison », elle [151v] entend le zèle du salut des âmes qui sont la véritable maison de Dieu. Par le jeûne elle entend la privation de la sainte communion qui dura si longtemps et qui lui a causé tant de mépris et tant de tourments.

Section 14. Son état est représenté par ces paroles : Terribilis est locus iste. Non est hic aliud nisi domus Dei et porta cœli.

Un jour elle entendait trois dames qui chantaient mélodieusement ces paroles de la Genèse, ch. 28, v. 17 de l’Introït de la messe de la Dédicace : Terribilis est locus iste, non est hic aliud nisi domus Dei et porta cœli286. Ces trois dames étaient la Force divine, la Grâce et la Joie. Après avoir chanté elles dirent qu’elles iraient ainsi chanter à toutes les âmes dans lesquelles le péché était, [152] que la force divine le briserait par la contrition, que la grâce le jetterait dehors et que la joie le mettrait à la voirie. Elles ajoutèrent que le lieu où elles étaient alors, c’est-à-dire la sœur Marie, était terrible parce qu’on y massacrait le péché, que ce lieu était la maison de Dieu, parce que Dieu y était honoré et loué comme dans son temple et y résidait actuellement et effectivement, et qu’il était la porte du ciel parce que l’entrée du ciel serait donnée par son entremise.

Section 15. Deux cantiques en forme de colloques entre Notre Seigneur, sa sainte mère et la sœur Marie, qui expriment son état.

Sœur Marie287 :

Mon époux très fidèle, où êtes-vous ?

De grâce, je vous prie, dites-le nous.



Notre Seigneur :

Je suis dans la fournaise de mon amour

Pour, aux âmes perdues, donner secours.



[152v] Sœur Marie :

Ma mère très fidèle, ou êtes-vous ?

De grâce, je vous prie, dites-le nous.



La Sainte Vierge :

Je suis devant la face de l’éternel

Pour impétrer la grâce du criminel.



Notre Seigneur :

Mon épouse fidèle, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La sœur Marie :

Je suis dans vos souffrances, ô mon époux,

Pour secourir les âmes avec vous.



Notre Dame :

Ma fille très aimée, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La sœur Marie :

Je suis dans les ténèbres : c’est mon séjour,

Pour changer la nuit sombre en un beau jour.

La sœur Marie :

Divine solitude, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La solitude :

Je suis dans la lumière du point du jour,

Pour chanter un cantique à votre époux.



La sœur Marie :

Ô vérité divine, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



[153] La vérité ou le Saint-Sacrement :

Je suis dans la chaise du roi des cœurs,

Pour prêcher l’excellence de ses grandeurs.



La sœur Marie :

Divine Sapience où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La divine sapience :

Je prépare les voies à votre époux,

Pour lui donner entrée au cœur de tous.



La sœur Marie :

Ô amour très fidèle, où sommes-nous ?

De grâce, etc.



L’amour :

Je suis dans les abîmes avec vous

Pour ravoir l’héritage de votre époux.



La sœur Marie :

Ô abîme cruel que faites-vous ?

De grâce, etc.



L’abîme :

J’admire les démarches de votre époux

Pour aller à la gloire avec vous.



La sœur Marie :

Ô charité divine, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La charité :

Je suis dans les parterres de votre époux

Pour y cueillir les roses qui sont à nous.



[153v] La sœur Marie :

Pureté virginale, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La pureté :

Je suis semée en terre, c’est mon séjour

Les fruits en abondance viendront un jour.



La sœur Marie à Notre Seigneur et à Notre Dame :

Mon époux et ma mère, où allons-nous ?

De grâce, etc.



Notre Seigneur et Notre Dame :

La volonté divine touchée d’amour

Nous mène aux âmes mortes donner secours.



Voici encore un autre cantique. Je crois que le premier s’appelait le cantique de la fileuse, parce qu’il a été fait pendant que la sœur Marie filait et on lui permettait quelquefois de le chanter pour un peu délasser son esprit et se désennuyer. L’un et l’autre quoique simples ne laissent pas d’être très profonds. Ce second a été dicté par Notre Seigneur et sa sainte Mère qui se sont accommodés à l’esprit de la sœur Marie.

La sœur Marie :

Ô sacrée sainte Mère de Dieu

Que faut-il que je fasse en ce bas lieu



[154] Notre Dame :

Il faut en patience en ce bas lieu

Espérer à la gloire de ce grand Dieu.

[Commentaire288 :] C’est-à-dire qu’il faut tout faire pour l’honneur et la gloire de Dieu et pour accomplir sa sainte volonté.



La sœur Marie :

Ô Dieu grand et suprême, mon rédempteur

Montrez-moi votre face, roi de mon cœur.



Notre Seigneur :

Quiconque suit mes traces fidèlement

Vois ici-bas ma face heureusement.

La face de Dieu c’est la divine volonté.



La sœur Marie :

Ô époux très fidèle, où sommes-nous ?

De grâce, etc.



Notre Seigneur :

Nous sommes à la guerre du saint Amour

Être mort à soi-même, c’est mon séjour.



La sœur Marie :

Ô mort dure et cruelle ! Mon cher époux

Donnez-nous votre grâce, régnant en vous.

[154v] Quand l’âme entre à la perfection, Dieu commence de régner en elle.



Notre Seigneur :

Mon royaume et ma grâce sont dedans vous

Entrez dans l’héritage de votre époux.

Les âmes sont l’héritage de Notre Seigneur, y entrer c’est leur aider à se sauver.



Notre Seigneur :

Hâtez-vous mon épouse, où êtes-vous ?

De grâce, etc.

Se hâter, c’est Notre Seigneur qui sollicite la sœur Marie de travailler au salut des âmes.



La sœur Marie :

Je suis en ermitage, mon cher époux

Plein de bêtes sauvages autour de nous.

Être en ermitage c’est être solitaire au milieu des villes comme dans les déserts, les bêtes sauvages sont les pécheurs pour lesquels elle souffre.



Notre Seigneur :

Ô épouse fidèle qu’y faites-vous ?

De grâce, etc.



[155] La sœur Marie :

J’y dépouille ma robe, mon cher époux,

Pour aller en vendange avec vous.

Dépouiller sa robe, c’est ce qui est marqué en ces paroles de saint Paul : le monde m’est crucifié et je suis crucifié au monde. Se déchausser, c’est quitter pour l’amour de Dieu toutes sortes de consolations divines et humaines.



Notre Seigneur :

Quittez donc vos chaussures, fille du jour,

Pour suivre les démarches de votre époux.



La sœur Marie :

Adieu mon ermitage et mon séjour,

Je vais faire la guerre au propre amour.

Dire adieu à son ermitage, c’est quitter toutes les amitiés spirituelles et ne regarder rien que la divine Volonté pour la suivre. Son séjour était d’être entre Notre Seigneur et sa mère, les anges et les saints par méditations et contemplations [155v] et quitter tout cela, c’est s’anéantir, se transformer en la très adorable Volonté de Dieu.

Section 16. Elle est dans le néant du péché avec Notre Seigneur pour en tirer les âmes.

Notre Seigneur voulant faire connaître l’état où elle est, lui a fait voir qu’elle est enfermée dans le néant, non pas celui dont le monde est tiré, qui est un néant innocent et sans coulpe ; mais dans le néant du péché qui est l’œuvre de l’Ire et de la malédiction de Dieu, dans lequel les âmes se sont jetées par le péché, et qu’elle y était enfermée avec Lui pour en retirer les âmes, et que cet état était incapable de consolation.

Le 25 janvier 1645, Notre Dame lui dit bien tristement : « Hélas ! Où êtes-vous allée ? »

Elle lui dit : « Je vous supplie, donnez-moi la main pour me retirer [156] du lieu où je suis. »

Elle lui répondit : « Ce n’est pas un ouvrage de ma toute-puissance. Il faut que le bras de mon Fils vous retire du néant où vous êtes. » Et ensuite elle lui a fait dire plusieurs fois : Fecit potentiam in brachio suo289.

Section 17. La sœur Marie est une étable aux pourceaux, la maison du soleil, le château de Jésus et sa couche nuptiale, etc.

L’an 1644, le deuxième jour de l’Avent, la sœur Marie dit à Notre Seigneur : « Je scandalise plusieurs et plusieurs me troublent : mettez-moi en lieu où cela ne soit plus. »

Notre Seigneur lui répondit : « Je vous donnerai un lieu que les hommes ne connaissent pas, et défendrait à toutes les créatures de vous éveiller. » Cependant Il lui fit connaître la cause de ce trouble par cette similitude : Un roi met son trésor dans [156v] une étable à pourceaux. Il y met un coffre de bois, il y enferme sa couronne, ses plus riches pierreries et grande quantité de pièces d’or. Le roi y vient avec la reine, laquelle à la clé du coffre. Les courtisans en entendent parler ; ils s’en étonnent, demandent à la porchère si elle a vu le roi et la reine entrer dans cette étable. Elle assure que oui et qu’elle n’en peut douter, tant ils ont de majesté. Les courtisans n’en croient rien et disent que c’est un plaisant qui pour la tromper, et par elle plusieurs autres, lui donne cette illusion. Elle croit plutôt ces courtisans que son jugement et c’est ce qui la trouble.

L’étable à pourceaux est son corps ; les pourceaux sont les démons. Le coffre c’est son cœur, la couronne c’est la Passion de Notre Seigneur en elle, les pierreries sont [157] ces paroles que Dieu lui dit, et les pièces d’or sont les dons faits et à faire à plusieurs.

Un jour étant devant l’autel de Notre Dame du Puits, elle pleurait et se plaignait à Notre Seigneur, lequel lui dit : « Ah ! Que j’ai bien choisi et que j’ai bien mis mon trésor en lieu d’assurance : Je l’ai mis dans l’étable à pourceaux, personne ne l’y viendra chercher. »

Un jour la Sainte Vierge parlant à la sœur Marie lui dit : « Qui êtes-vous ? » « Je n’en sais rien », répondit-elle.

« Vous n’en savez rien, mon épouse ? », répliqua Notre Seigneur, « Je m’en vais répondre pour vous ? »

Alors Notre Dame demanda derechef à la sœur Marie : « Qui êtes-vous ?

– Je suis, dit-elle, la maison du soleil.

– Qui êtes-vous encore ?

– Le château de Jésus.

– D’où venez-vous ?

Du Liban.

– Qu’en venez-vous de faire ?

– Je viens d’un grand [157v] festin où mon époux et moi étions invités.

– Quelle viande y avait-il ?

– Des consommés.

– Qu’est-ce qui servait à table ?

– Les excès.

– Où est maintenant votre époux ?

– Il s’est allé coucher sur sa couche nuptiale.

– Quelle est sa couche nuptiale ?

– C’est moi qui suis sa croix, car c’est lui qui souffre en moi.

– Ô, dit la Sainte Vierge, voilà trois beaux noms : la maison du soleil, le château de Jésus et sa couche nuptiale. Quand se lèvera-t-il ?

– Je n’en sais rien.

– Allez donc lui demander. »

Et revenant à Notre Dame, elle lui dit : « Ma mère, Il m’a dit qu’Il se lèvera au chant du coq. »

Alors Notre Dame toute ravie de joie commença à dire : « Au chant du coq. Rendez-lui grâce ma fille, de ce qu’il se lèvera au chant du coq et dites pour cette fin à nu genoux trois fois le Magnificat. » Ce qu’elle fit.

La Sainte Vierge continuant, lui dit : « Qui est-ce qui vous a menée au Liban ?

– C’était mon père.

– Qui est votre père.

– [158] C’est l’amour divin.

– Désirez-vous rien de moi ?

– Que me demandez-vous ?

– Je vous demande toutes les roses de votre jardin.

– Qu’en voulez-vous faire ?

– Je veux en faire de l’eau de rose, afin d’en faire des salades avec des pommes et du vin pour me guérir d’une maladie incurable.

– Je vous donne la clé de mon jardin et toutes les roses qui y sont. J’en serai très aise que vous soyez guérie. »

Le Liban est la montagne de perfection, le festin sont les souffrances de la sœur Marie, spécialement celle du mal de douze ans qui sont signifiées par les consommés qu’on y servait. Pour entendre ceci, il faut remarquer que dans un festin on peut servir les viandes en deux façons. On les peut servir telles qu’elles sont en elles-mêmes, ou bien en consommés ou élixir. Or la sœur Marie a été à deux festins. Au premier, qui a été dans l’enfer, elle a mangé les viandes grossièrement telles qu’elles sont en elles-mêmes [158v] c’est-à-dire qu’elle a souffert les peines que mérite le péché comme les diables et les damnés les souffrent. Mais au second, qui a été le mal de douze ans, elle a été traitée de consommé, c’est-à-dire qu’elle a porté les peines dues aux péchés de toutes les créatures intensivement pour lesquelles elle a souffert.

Le coq, au chant duquel Il se lèvera, c’est la divine Volonté. Son aile droite, c’est l’amour divin. Sa gauche, c’est sa toute-puissance.

Le coq est à la cime de la montagne et regarde tout autour de lui : son chant, c’est la miséricorde, de sorte que quand le divin Époux se lèvera, la divine Volonté chantera de tous côtés miséricorde. Les roses du jardin de Notre Dame ce sont toutes les âmes qui se convertiront. Les pommes signifient aussi la nature humaine. Le vin signifie l’amour divin. L’eau de rose c’est la contrition qui se fait dans l’alambic de la douleur au feu de la tribulation pour ceux qui pleurent leurs [159] propres péchés et au feu de l’Amour divin pour ceux qui pleurent les péchés d’autrui.

Section 18. Salle carrée qui est la figure de la sœur Marie et des fruits que Dieu en tirera.

Le 18 février 1645, Notre Dame lui fit longtemps chercher un verset dans le Psautier, qu’elle ne put nommer. Mais enfin, elle le lui mit en la bouche. C’était celui-ci :

Quam dilecta tabernacula tua, Domine virtutum

Concupiscit et defecit anima mea in atria Domini290.

Au même temps, Notre Seigneur lui demanda : « Voulez-vous voir ce que Je fais ? » Elle répondit : « Nenni. » Nonobstant cela, Il dit à Notre Dame : « Ma mère faite là entrer. »

Étant entrée, elle vit une salle carrée qui était dans un château. Le plancher, le pavé et les murailles étaient rouges. Sur le pavé il y avait une croix bleue. Au milieu de la salle était [159v] une table ronde, couverte d’un tapis de satin blanc. La table était soutenue au milieu d’une colonne de marbre gris et de trois autres pieds qui étaient d’albâtre, disposés en triangle, et la table était d’aimant. Tout alentour de la salle il y avait des bouteilles depuis le pavé jusqu’au plancher, en divers étages. Depuis le bas jusqu’au milieu, elles étaient de terre remplie d’eau-de-vie, et celles d’en haut étaient de cristal rempli d’eau de rose. Le tapis était tout couvert d’écriture, laquelle était de trois sortes : la première ligne était des OO en lettres d’or, dont l’encre était prise dans un cornet rouge ; la seconde ligne était de chiffres et lettres d’azur dont l’encre était prise dans un cornet de lumière ; la troisième ligne était des AA en lettres rouges dont l’encre était prise dans un cornet d’azur. Notre Seigneur écrivait lui-même toutes ces choses [160] avec son doigt. On voyait dans la salle cinq portes pour entrer dans cinq appartements et sur chacune il y avait un beau pot de fleurs. Notre Dame lui dit que dans ce château, il y avait une fort belle chapelle qu’elle ne vit point, que dans cette chapelle il y avait trois encensoirs d’or enrichis de perles et cinq autres d’argent qui étaient toujours fumant, et que Notre Seigneur avait le plus beau chasuble du monde. Elle dit aussi qu’il y disait tous les jours la messe et se sacrifiait lui-même pour le salut des âmes.

Ensuite Notre Dame donna cette interprétation :

La table d’aimant représente l’humanité de la sœur Marie qui attire les âmes à la pénitence. La colonne de marbre représente la foi, les pieds représentent l’espérance, l’humilité et la crainte de Dieu. Les trois puissances étaient [160v] représentées par les trois cornets : le rouge la volonté, le lumineux [l’or] l’entendement, et le bleu la mémoire. Le rouge de la volonté représente l’embrasement de l’amour divin. La lumière de l’entendement représente la connaissance de la divine volonté. Le bleu de la mémoire représente que la mémoire ne se remplit que de choses célestes. Les OO en lettres d’or représentent l’amour. Les AA en lettres rouges représentent les souffrances, et les chiffres bleus représentent les excès de souffrances tant en qualité qu’en quantité, et le grand nombre de ceux qui en doivent recevoir les fruits. Les bouteilles d’en bas qui sont de verre, rempli d’eau-de-vie, représentent la contrition qu’auront les personnes du commun, que Notre Seigneur appellera à pénitence et celles d’en haut de cristal, rempli d’eau de rose, représentent les personnes de qualité qui se convertiront et attireront par la bonne odeur de leur conversion [161] tout le monde. Les cinq pots de fleurs qui sont sur les cinq portes de la salle sont les cinq sens de la sœur Marie, le reste n’est point expliqué. Mais il est assuré que la chapelle et les autres choses qui sont dans cette figure représentent l’état de la sœur Marie selon le corps et selon l’esprit.

Section 19. Belle description de la sœur Marie.

En l’année 1650, quelques jours avant la fête de Noël, elle disait souvent ces paroles : « À Noël, à Noël ! » On lui demanda ce que cela voulait dire. Elle répondit qu’elle n’en savait rien, sinon qu’elle connaissait bien qu’il lui arriverait quelque chose à la fête de Noël ou dans l’octave, et que ce serait une chose fort grave et sérieuse, mais qu’elle ne savait pas du tout ce que ce serait.

Le lendemain de Noël qui était le jour [161v] de saint Étienne, étant dans l’Église cathédrale, Notre Seigneur lui dit : « Que cherchez-vous ?

– C’est Vous, dit-elle, que je cherche, il y a si longtemps et je ne Vous trouve point : dites-moi où Vous êtes, où est-ce que je Vous trouverai ? Où prenez-vous votre repos ?

– Vous me trouverez dans la croix, dit Notre Seigneur. C’est là que je prends mon repos et mon repas ; c’est là le midi ; c’est le plus haut point de mon amour où Je me repose.

Un peu après, comme elle passait devant le Saint-Sacrement, Notre Seigneur lui dit : « Venez, venez ici, Je vous veux donner quelque chose. » Alors elle vit dans le Saint-Sacrement une main extrêmement noire et épouvantable qui lui donna une grande frayeur. Cette main était serrée et elle tenait en soi quelque chose qui était dans une enveloppe beaucoup plus noire et épouvantable que la main. Notre Seigneur ayant [162] levé un coin de cette enveloppe, elle aperçut une pierre précieuse cachée là-dedans, grosse comme un petit œuf qui jetait des rayons de lumière extrêmement brillants. Cette pierre précieuse était entourée de bandelettes qui pourtant ne la couvraient pas toute, et elle vit que cette pierre précieuse voulait sortir et comme s’échapper pour aller ailleurs. Mais cette main la retenait dedans soi.

« Qu’est-ce que tout cela, dit la sœur Marie. Qui est cette main qui est si noire ?

– C’est la mienne, dit Notre Seigneur ; et il ajouta au nom de sa main : Je suis noire, mais je suis belle.

– Mais qu’est-ce que votre main ?

– C’est mon divin amour, répondit Notre Seigneur.

– Mais d’où vient qu’il est si noir ?

– C’est le gant dont elle est couverte qui est ainsi noir.

– Quel est ce gant ?

– [162v] C’est l’Ire de Dieu.

– Qu’est-ce que cette pierre précieuse que vous tenez en votre main ?

– C’est votre beau verset, c’est une fontaine de lumière, c’est la sapience éternelle que vous avez vue autrefois marcher dans votre chair et dans votre sang avec des démarches si belles et si ravissantes291 qu’il n’y a ni esprit humain ni angélique capable de les exprimer. Enfin, cette pierre précieuse c’est Moi-même, car Je suis en vous, Je vous soutiens comme cette pierre précieuse porte et soutient ces petites bandelettes. C’est moi qui souffre en vous et qui vous porte et soutiens au milieu de tous vos maux qui sont tels qu’ils vous consumeraient et anéantiraient en un moment, si Je ne vous soutenais.

– Qu’est-ce que cette enveloppe qui couvre cette pierre précieuse ?

– C’est la coulpe du péché dont vous êtes couverte et environnée, que l’Ire de Dieu [163] représentée par ce gant regarde et poursuit perpétuellement. Car il y a cette différence entre la charité et la miséricorde, la justice et l’Ire de Dieu, que la charité couvre et cache le péché, afin qu’on ne le voie point, et la miséricorde ne le regarde point du tout, mais elle excuse tout. La Justice regarde la peine due au péché, lorsque la coulpe est effacée par la pénitence et elle demande d’être payée, et elle poursuit toujours le péché jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite. Mais l’Ire de Dieu regarde la coulpe partout où elle est, et la poursuit sans cesse et sans rémission jusque dans l’enfer et à toute extrémité, de sorte qu’il y a une guerre continuelle entre le péché et l’Ire de Dieu qui est Dieu même. Car le péché veut anéantir Dieu, et Dieu veut détruire le péché ou du moins le persécuter sans cesse, lorsque le pécheur empêche par sa malice qu’il ne soit détruit. De là vient que l’Ire de Dieu représentée par ce gant qui couvre la main [163v] de Notre Seigneur est noire et épouvantable au péché et au prochain. Mais le péché qui est représenté par cette enveloppe dont la pierre précieuse est couverte est presque infiniment, dit la sœur Marie, plus noir et plus effroyable que l’Ire de Dieu. Car l’Ire de Dieu est infiniment belle, bonne et sainte, et la coulpe infiniment laide, horrible, maligne et détestable.

– Mais où est-ce que veut aller cette pierre précieuse qui veut sortir et s’échapper ?

– Elle veut retourner d’où elle est venue, dit Notre Seigneur, c’est-à-dire au sein de mon Père éternel.

– Et lorsqu’elle y retournera, y portera-t-elle ces petites bandelettes ?

– Oui, elle les y portera. (Ces bandelettes sont les sens de la sœur Marie.)

– Et que fera-t-on de cette enveloppe si noire et si effroyable ?

– Nous la jetterons dans le feu de l’amour divin dans lequel tous les péchés du monde seront brûlés et consumés au temps de la grande mission de conversion générale. [164]

Section 20. Elle voit Notre Seigneur crucifié et couvert de plaies, qui est le modèle de l’état où elle est. Elle n’a qu’un même cœur avec Notre Seigneur et Sa sainte mère.

[164v] Elle a été un temps, que lorsqu’elle assistait au saint sacrifice de la messe, elle avait coutume d’offrir au Père éternel la divine victime qui y est immolée, en cette manière : « J’associe au Père éternel son divin fils Notre Seigneur en action de grâces de toutes les faveurs qu’Il a fait à la nature humaine en satisfaction de tous les péchés du monde et pour Lui demander tous les dons et grâces nécessaires et convenables au salut de toutes les âmes. J’associe aussi ce saint sacrifice en action de grâces du sacrifice de la croix et pour toutes les intentions pour lesquels Jésus-Christ s’est sacrifié soi-même en la croix. » Non seulement j’offrais cette divine Justice en général au Père éternel pour ces intentions, mais outre cela j’offrais en particulier ces cinq belles fontaines de sang que je voyais sortir des cinq plaies des mains, des pieds et du côté du Sauveur. [165] J’offrais son chef tout percé d’épines et dont le sang coulait de tous côtés sur sa face et sur ses cheveux. J’offrais sa face adorable toute couverte de crachats et de sang. J’offrais son humanité sainte toute baignée dans son sang. J’offrais son cœur tout rempli d’un amour infini vers son Père éternel et d’une charité incomparable vers les hommes. Voilà l’état où je voyais très clairement Notre Seigneur dont j’étais extrêmement touchée, et j’assistais au plus grand nombre de messes que je pouvais, afin de l’offrir ainsi à son Père à chaque messe après la consécration. Mais ce qui me touchait plus vivement, c’était de voir ses beaux cheveux dont une partie descendait sur son visage tout baignés et enivrés de sang, et conglutinés ensemble, et les autres couvraient ses yeux sacrés.

Or après avoir fait cet exercice à la sainte messe durant quelque temps, on le lui ôta, parce qu’elle y avait de la [165v] consolation. La Sainte Vierge lui dit que l’état auquel elle avait vu Notre Seigneur, était le modèle de l’état auquel elle était. Elle ne lui expliqua point d’autre façon, et elle ne sait point comme cela s’entend, sinon qu’on lui a dit plusieurs fois que son état est un renouvellement de la Passion de Notre Seigneur pour disposer les âmes à en recevoir les effets et les fruits, et que pour ce qui est des cheveux du Fils de Dieu ainsi trempés et enivrés de sang, ils représentent les désirs extrêmes qu’elle a eus de souffrir.

L’an 1652, comme on célébrait une messe solennelle en l’honneur de la B. Vierge, lorsque le prêtre vint à dire : Sursum corda, Notre Seigneur [166] parlant à la sœur Marie qui assistait à cette messe lui dit : « Où est votre cœur ?

– Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un.

– Je m’en vais vous le faire voir, ajouta Notre Seigneur. Et en disant cela, il tira un cœur de sa poitrine, qui était tout embrasé et entouré de flammes. Le tenant en sa main et le montrant à la sœur Marie Il lui dit : Voilà votre cœur.

– Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre.

– Il est vrai, dit Notre Seigneur, c’est le mien et c’est celui de ma sainte mère, et c’est le vôtre aussi, car je vous l’ai donné.

– Oui, dit la Sainte Vierge, c’est le cœur de mon fils et le mien tout ensemble, car mon fils et moi nous n’avons qu’un même cœur. Mais c’est votre cœur pareillement, car mon fils et moi nous vous avons donné notre cœur.

– Mais, dit la sœur Marie, je n’ai pas de cœur.

– Qu’en avez-vous fait ? répliqua Notre Seigneur.

– Je l’ai donné [166v] aux hommes, répondit-elle, et ils l’ont tout couvert de glace, et même ils l’ont tout converti en un glaçon, et le soleil venant à darder ses rayons sur ce glaçon, il l’a fait fondre en eau et l’a anéanti si bien, qu’il n’y est rien demeuré, et ainsi je n’ai point de cœur.

– Il est vrai, j’ai donné mon cœur aux hommes, dit Notre Seigneur, et vous leur avez aussi donné le vôtre quand vous vous êtes offerte à porter leurs péchés, et il a été changé en un glaçon par ces mêmes péchés, et le soleil de l’amour divin l’a fait fondre et liquéfié en larmes de contrition et l’a anéanti : mais je vous ai donné le mien en la place, et celui de ma sacrée mère. [167]

Section 21. Elle est dans un état de mort effroyable.

Sur la fin de l’année 1654 et sur le commencement de l’année 1655, la sœur Marie disait souvent : « Je m’en veux aller, je m’en veux aller », sans savoir ce qu’elle disait ni où elle voulait aller. [167v]

Outre cela, elle voyait la Sainte Vierge qui pleurait amèrement, comme elle était accoutumée de la voir quand il lui doit arriver quelque nouvelle et grande souffrance, et elle la vit pleurer ainsi durant trois ou quatre mois, ensuite de quoi, au commencement du mois de mars de la même année 1655, elle entra dans un étrange état, et tel qu’elle n’en avait point expérimenté de semblable : car elle se trouva tout d’un coup dans une totale privation et dénuement de toute espérance de salut pour l’avenir, ni de sortir jamais de l’état où elle était, dans un entier dégoût des choses présentes, dans une grande aversion pour toutes les choses qui se sont passées en elle, et sans avoir correspondance ni au ciel ni en la terre, ni avec aucune créature, ni avec le Créateur, de sorte qu’elle ne savait où elle était, ni ce qu’elle était, et ceux qui avaient coutume de la voir étaient tout étonnés d’un tel changement et de la voir dans un état auquel ils ne n’avaient [168] jamais vue.

Le deux du mois d’avril, elle fut excitée par un subit et extraordinaire mouvement de prier la très Sainte Vierge de lui faire voir en quel état elle était. Ensuite de quoi elle se vit en esprit transpercée d’une épée qui lui passait au travers de la poitrine et on lui dit que c’était l’amour divin qui [la] lui avait plantée et que c’était un reste du mal de douze ans.

Le 18 du même mois, elle s’adressa derechef à la Sainte Vierge pour la prier encore de lui donner quelque connaissance de l’état où elle était, et lors elle lui fit connaître que la mort était plantée en son cœur, qu’elle y était vivante et régnante, et qu’elle en avait pris une entière possession. Elle demanda quelle mort c’était, et on lui dit que ce n’était pas seulement une mort à toute consolation comme celle qu’elle avait portée tant d’années, mais que [168v] c’était une mort qui détruisait et qui détruirait toute espérance de salut et qui par conséquent renversait et anéantissait toutes les choses qui s’étaient passées en elle, et que c’était dans cette mort qu’elle voulait aller, quand elle disait : « Je m’en veux aller.

« Qui est-ce, dit-elle, qui m’a donné cette mort ?

– C’est la divine Volonté, lui répondit-on, et c’est l’Amour divin qui a prononcé et donné l’arrêt ; mais il n’y a pas encore apposé son sceau et il faut dire alléluia pour ce grand don de la divine Volonté, et le Veni Creator en témoignage que l’Amour divin a prononcé et signé l’arrêt, et pour lui en rendre grâces. »

Ensuite de cela, elle disait souvent avec une grande douleur et une angoisse inconcevable : « Ô mort, que tu es amère ! » [169]

.Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’œuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie.

.Chapitre 1. Ce qui se fait en la sœur Marie est un œuvre de l’amour divin, qui est impénétrable à l’esprit, à la raison et à la science humaine.

« L’amour divin me voulant faire voir le chemin qu’il fait prendre à une âme pour la conduire à la perfection, me faisait premièrement par un geste de la main rejeter toutes les choses du monde en chantant : Gloria in excelsis Deo, pour montrer que c’était le premier pas qu’il [169v] fallait faire. Secondement il me faisait lever la main plus haut en chantant toujours Gloria in excelsis Deo pour signifier qu’après avoir rejeté toutes les choses du monde, il faut s’élever à Dieu peu à peu par l’exercice des vertus. En troisième lieu, il me disait qu’il me fallait lever mes mains par-dessus ma tête, mais “gardez bien, me dit-il, qu’elles touchent à votre tête. Tenez-les toujours hautes, élevées par dessus” », et cela pour signifier qu’il n’y a que l’Amour divin qui puisse nous élever par dessus nous-mêmes. Dans le commencement et le progrès, nous pouvons bien coopérer avec lui, mais d’être entièrement anéanti et qu’il n’y ait plus que Dieu en nous, c’est une œuvre qui n’appartient qu’à l’amour divin tout seul. Il n’y a que lui seul en cette œuvre, nous n’y sommes plus, et il dit : « gardez bien que vos mains ne touchent à votre tête », c’est-à-dire, prenez garde que votre esprit et votre raison humaine ne touchent à mon œuvre pour le sonder et le pénétrer, car ce que l’Amour divin opère tout seul est au-dessus de l’esprit humain. On peut entendre quelque chose en ce qu’il fait avec nous [170] par notre coopération, mais dans ce qu’il opère, tout y est incompréhensible et au-dessus de la capacité de l’entendement humain.

Un autre jour, voyant une belle dame qui se promenait en une chambre avec Notre Seigneur, elle lui demanda qui elle était.

« C’est la Raison, lui répondit-il, qui était prisonnière : je l’ai délivrée et l’ai amenée ici.

– Pourquoi cela ? Nous n’avons que faire de la raison.

– Je ne l’ai point amenée pour y présider. C’est ma divine Volonté qui y règne. Elle y est seulement comme servante. »

Une autre fois, Notre Dame lui dit, parlant de quelqu’un qui voulait mesurer ces choses à l’aune de la science humaine : « Dites-lui qu’il est borgne et qu’il n’y voit que d’un œil parce qu’il n’a que l’œil de la science et quand il aura l’œil de la sapience, il y verra plus clair et les connaîtra. »

Quelques personnes qui avaient mal entendu une chose que la sœur Marie avait dite, à raison de quoi ils commençaient à douter de toutes les autres, lui écrivirent pour lui en demander l’explication. Elle s’adressa à Notre Seigneur et lui dit : « Pourquoi est-ce que ces gens-là me viennent tourmenter par leurs lettres ? [Ne] leur ai-je pas [170v] donné de bon vin et aussi pur que vous ne l’aviez donné, c’est-à-dire, ne leur ai-je pas dit les choses dans la même vérité et pureté dans laquelle vous me les avez dites ?

– Oui, dit le Fils de Dieu, quand vous leur avez donné ce vin, il était fort bon et ils l’ont trouvé tel, mais il faut les excuser, car il leur est arrivé un accident, c’est qu’ils ont ouvert les fenêtres de leur chambre et le soleil y est entré qui a aigri le vin que vous leur avez donné. Lorsque vous disiez ces choses, je leur donnais ma divine lumière, par laquelle ils voyaient clairement qu’elles étaient véritables, mais par après, afin de les éprouver, j’ai soustrait ma lumière, et ils ont ouvert la fenêtre de leur sens, et le soleil de la raison humaine y est entré, qui a converti le vin en vinaigre, c’est-à-dire ils ont regardé ces choses avec les sens et avec l’entendement humain qui est incapable de les comprendre, et ainsi ils ont changé le vin en vinaigre. »

Ensuite Notre Seigneur donna l’explication de la chose qu’ils avaient mal entendue dont ils demeurèrent satisfaits. [171]

.Chapitre 2. La vérité des choses qui se passent en la sœur Marie.

Notre Seigneur lui fait voir si clairement la vérité des choses qui se passent en elle, qu’elle n’en peut douter aucunement pendant que cela dure, mais cela passe bientôt. « Je puis assurer, dit-elle, d’une chose et en jurer sur mon salut, qu’en toutes les choses qui m’ont été dites, je n’y ai jamais rien ajouté et y ai toujours déclaré la pure vérité. »

L’an 1646, le 13 de janvier, elle pria Notre Seigneur de lui faire connaître si tout ce qu’elle avait dit depuis trente-cinq ans, elle y avait mis quelque chose du sien, et Il lui dit « qu’elle était semblable à celui qui serait nourri de pain de froment et qui ne le croirait point parce qu’il ne verrait pas les grains de froment dont ce pain aurait été fait, quoique le boulanger l’assurât que ce même pain serait de froment, et qu’il serait fait de même grain que celui qu’il lui montrerait, qui serait de froment tout pur ». Ensuite de quoi Notre Seigneur ajouta que celui qui a dicté les saints Évangiles, a dicté toutes les choses qui ont été dites, mais avec [171v] cette différence qu’il y a péché à ne pas croire l’Évangile, et qu’à ne croire pas ces choses il n’y a aucun défaut, parce que l’Église ne les a pas encore approuvées. Il lui dit encore : « Je vous ai donné trois vérités : la première, la vérité essentielle dans le cœur ; la deuxième, la vérité mentale dans l’entendement ; la troisième, la vérité vocale dans la bouche. La vérité essentielle dicte les choses à la mentale et la mentale les dicte à la vocale. En action de grâce de ce que je vous ai donné ces trois vérités, dites trois fois : Te Deum laudamus. »

« Que direz-vous, dit Notre Seigneur en une autre occasion, quand vous verrez le signe ?

– Je ne sais, répondit-elle d’abord, puis aussitôt poussée par un mouvement extraordinaire : Attendez, dit-elle, voici ce que dirai : Fidelis et verax sponsus meus in omnibus promissionibus suis292. »

Section 1. On lui atteste que ce qui se passe en elle est l’œuvre du Saint-Esprit.

Un jour durant ses grandes souffrances, comme elle croyait être pire que le diable, puisqu’elle souffrait des peines si horribles [172] et qu’elle priait les saints d’avoir pitié d’elle, elle vit saint Augustin qui disait : « Je rends témoignage que tout ce qui se passe en vous est l’œuvre du Saint-Esprit.

– Je n’en crois rien, dit-elle.

– Je vous commande de réciter, répliqua-t-il, tous les articles de la foi. »

Elle le fit et après cela, il dit : « Je les prends tous à témoins que vos souffrances sont l’œuvre du Saint-Esprit. »

La Sainte Vierge lui dit la même chose et que comme il était vrai qu’elle est Mère de Dieu, il était vrai aussi qu’elle souffrait par l’œuvre du Saint-Esprit. Notre Seigneur en dit autant, et le Père éternel et tous prenaient en témoignage tous les articles de la foi qu’ils lui faisaient réciter, la litanie de Dieu le père, et à chaque verset, on lui faisait dire : « Dieu le Père atteste que ce que vous souffrez est l’œuvre du Saint-Esprit. »

Section 2. Bâtons d’ivoire et de cèdre, preuves de la vérité.

« Je veux une noix confite », disait une fois [172v] la sœur Marie ou Notre Seigneur par elle.

« Je vous en donne cinq, dit Notre Seigneur.

– Qu’est-ce que ces cinq noix ? ».

Comme Notre Seigneur semblait les vouloir expliquer, la Sainte Vierge lui dit que le temps n’était pas encore venu, mais « donnez-lui un bâton pour s’appuyer, car elle est si faible ! »

« Oui, dit Notre Seigneur, allez lui quérir mon bâton d’ivoire qui a une pomme d’or.

– Je ne le veux point, dit la sœur Marie.

– Pourquoi ne le voulez-vous pas, dit Notre Seigneur, il est si beau ! Je le veux bien moi !

– Gardez-le donc, répliqua-t-elle, je ne le veux point.

– Allez donc lui quérir, ajouta Notre Seigneur parlant à la Sainte Vierge, mon bâton de cèdre qui a une pomme d’ivoire.

– Oui, dit-elle, je le voudrais plutôt que l’autre. »

On lui apporte ce bâton de cèdre. Elle le prend, mais elle était si faible qu’elle ne peut pas s’appuyer dessus ni faire un seul pas.

Le bâton d’ivoire sont les personnes qui la connaissent et qui savent ce qui se passe en elle. Le bâton est blanc à cause de leur vie pure et nette. La pomme d’or, c’est [173] l’amour et la charité par laquelle ils sont unis ensemble : mais elle ne veut pas ce bâton pour s’appuyer, car elle ne croit pas à ce qu’ils disent, quand ils assurent que tout est de Dieu. Le bâton de cèdre ce sont toutes les choses qui sont écrites, sur lesquelles elle s’appuierait plutôt que sur les personnes qui la connaissent : mais pourtant elle ne peut s’y appuyer. Il est de cèdre parce que le cèdre est au Liban et y croît, qui représente la perfection et que ces choses sont parfaites, n’étant pas possible de dire qu’elle ne sont pas de Dieu. La pomme d’ivoire est la vie pure et nette de la sœur Marie, qui est conforme à ces choses et qui est une preuve qu’elles sont véritables.

Section 3. Témoignages de l’esprit de Dieu en la sœur Marie et de la vérité des choses qui se passent en elle.

« Depuis plus de trente ans, j’ai fait cette prière à Dieu », disait la sœur Marie un très grand [173v] nombre de fois, dans toute la ferveur qui m’a été possible et avec abondance de larmes. « Ô mon Dieu et mon Sauveur, vous êtes mon Créateur, je suis l’ouvrage de vos mains ; c’est Vous qui m’avez donné le corps et l’âme. Je Vous supplie par Votre infinie miséricorde et par Votre précieux sang de me donner pour un moment l’usage de ma langue ou de mon esprit pour prononcer vocalement ou mentalement Votre saint nom de Jésus, en témoignage que les choses qui se passent en moi, ou toutes ou partie, sont des illusions ou tromperies, afin que je m’en puisse garder. » Ensuite de cette prière, elle s’efforce de prononcer ce saint nom et il lui est impossible de le proférer ni de bouche ni même en esprit. « Quelle apparence, lui dit Notre Seigneur, d’employer mon saint nom pour témoigner un mensonge et une fausseté. »

Mais après cela, si elle demande permission de le prononcer en témoignage que ces mêmes choses sont de Dieu, il lui est très facile de le faire autant [174] de fois qu’elle le souhaite. Ou bien si elle demande à dire une fois le Veni Creator pour preuve de cette vérité, on lui ordonne de le dire quelquefois jusqu’à quarante fois et on lui a fait dire pour cette fin en diverses occasions toutes les choses les plus saintes de l’Église, comme le Pater, l’Ave, le Credo, le Gloria in excelsis, le Magnificat, le Vexilla, l’Ave Maris Stella, le Te Deum, et non contents de cela, et craignant encore que l’esprit malin ne connaisse la prière qu’elle fait à Dieu sur ce sujet et que ce ne soit lui ensuite qui empêche de prononcer ce saint nom, elle se sert d’un moyen, par lequel elle puisse lui cacher sa prière et faire en sorte par conséquent qu’il ne mette pas obstacle à ce qu’elle demande à Dieu. Elle se met à chanter quelque hymne ou psaume ou cantique spirituel qui est fort éloigné du dessein et de l’intention qu’elle a et pendant qu’elle chante, elle fait la prière susdite dans le plus secret de son cœur [174v] et dans le plus intime de son esprit, suppliant Notre Seigneur de lui donner la grâce de prononcer son saint nom mentalement, si ce qui se passe en elle, ou tout ou partie n’est pas de Lui et par après elle s’efforce de le prononcer de pensée, mais il lui est impossible, ce qui est une preuve certaine de la vérité des choses.

1. Parce qu’il n’est pas croyable que Dieu qui est infiniment bon rejette une prière qui lui est faite avec tant d’instances et de larmes et depuis tant d’années et pour une chose si importante et si nécessaire.

2. D’autant que l’esprit malin ne peut pas avoir connaissance de cette prière, spécialement lorsqu’elle est faite en la manière que je viens de dire, et par conséquent il n’en peut pas empêcher l’effet.

3. Quand il connaîtrait la prière, il ne pourrait pas empêcher la prononciation mentale du saint nom de Jésus, car quoiqu’il ait pouvoir, quand Dieu lui permet, sur les organes du corps et sur l’imagination et qu’il en puisse [175] empêcher les fonctions, néanmoins il n’a point de pouvoir sur l’esprit ni n’en peut empêcher l’usage.

La sœur Marie priait Notre Seigneur de lui donner quelque chose. Il lui dit : « Je vous donnerai aujourd’hui quelque chose. » Quelque temps après, en ce même jour, Il lui dit : « Je vous donne trois témoins qui sont irréprochables et qui portent témoignage que ce qui se passe en vous est une œuvre du Saint-Esprit : le premier, c’est la haine que vous avez du péché, le second c’est le zèle du salut des âmes, et le troisième c’est l’amour des souffrances. »

Section 4. Les aveugles font le procès au soleil. Le procès d’entre les sens de la sœur Marie et quelques particuliers.

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès [175v] au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerais arrêt en l’excès de mon amour. »

Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »

Au même temps que Notre Seigneur parla du procès des aveugles, la grâce divine descendit de la partie supérieure en la partie inférieure de la sœur Marie et elle toucha et réveilla ses sens qui étaient endormis et leur dit : « Levez-vous, mes petits et vous allez prosterner devant le juge et le prier qu’il termine le procès qui est entre vous et vos frères. » Alors les sens s’allèrent prosterner devant Notre Seigneur [176] et le prièrent de terminer ce procès.

« Quel procès avez-vous avec vos frères ? dit Notre Seigneur. Que leur demandez-vous ?

– Je ne leur demande rien, dit la sœur Marie.

– Qu’est-ce qu’ils vous demandent ?

– Ils demandent pourquoi je ne communie pas. Je n’en sais rien, vous le savez. Ils demandent aussi qui est-ce qui dit toutes ces choses que je leur raconte. Je leur dis que celui qui parle dit qu’il est le Fils de Dieu, vous savez ce qui en est.

– Oui, dit Notre Seigneur, je sais bien ce procès-là : qui est votre avocat ?

– C’est la vérité.

– Qui est celui de vos frères ?

– Je n’en sais rien.

– Informez-vous-en ! »

Elle s’en va demander à la sainte Vierge qui lui répond que c’est un ignorant, qui ne sait rien et qui se nomme le Propre Intérêt.

« Voulez-vous que je fasse justice ? dit Notre Seigneur.

– Nenni, répliqua la sœur Marie. Je vous en prie, que ce soit la [176v] charité et la miséricorde qui donnent l’arrêt.

– Je suis juste, dit Notre Seigneur, et je ferai justice.

– Je vous en prie, dit la sœur Marie, que la justice soit avec la charité et la miséricorde.

– Je vous promets, répliqua Notre Seigneur, de vous donner un arrêt en signe et en sceau », c’est-à-dire qu’il fera connaître la vérité de ces choses par le signe et le sceau qu’il y mettra.

En une fête de l’Assomption, Notre Dame commanda d’accomplir un vœu qu’elle avait fait à Dieu pour elle, à savoir d’aller à la chapelle de la Roquette, proche de Coutances, tous les jours durant l’octave de cette fête, pour rendre grâces à la vérité de toutes les choses qu’elle a dictées, et pour lui demander qu’elle se fasse voir et connaître, et la prier de donner la grâce à tous ceux qui auront connaissance de toutes ces choses d’en faire bon usage. [177]293

.Chapitre 3. La sœur Marie se met entre Notre Seigneur et la terre pour empêcher de la châtier, prenant sur elle les peine dues à ses péchés.

Un jour Notre Seigneur lui apparut fort blême et fort faible et elle l’entendit disant à sa sainte Mère : « Je suis malade, prenez ce pain de roses et l’enveloppez d’une serviette et me le liez sur la tête. » Ce qu’elle fit.

Mais la sœur Marie lui dit : « Ce n’est pas ainsi, laissez-moi faire. » Et en disant cela, elle prit ce pain de rose des mains de la sainte Vierge, puis elle le mit sur la terre et dit à Notre Seigneur : « Mettez vos deux pieds là-dessus, et vous guérirez assurément. »

Il fit cela et aussitôt Il dit : « Ô que je me trouve soulagé : qui vous a appris cette médecine ?

– Je l’ai apprise dans un livre que j’ai.

– Ô le bon livre, dit Notre Seigneur. Mais quel est ce livre ?

– C’est vous-même », dit-elle.

Voici l’explication de cette figure. Notre Seigneur était malade de colère, et s’il se fût couché sur la Terre, comme Il le voulait, Il lui eût fait sentir l’effet de Son courroux. Ce pain de roses sont les souffrances de la sœur Marie et la sœur Marie même qui est intervenue entre Notre Seigneur et la [177v] terre pour porter la vengeance qu’Il eût exercée sur elle.

La révérende mère Jeanne, carmélite à Pontoise et sœur de M. le chancelier Séguier294, dont la grande piété et prudence sont connue à toute la France, m’a assuré de ce que je vais dire. Il y avait de son temps une sainte religieuse au même couvent de Pontoise, nommée la mère Marie du Saint-Sacrement, fille de M. de Marillac, garde des sceaux qui avait pris l’habit de la religion avec la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation, et qui a vécue et est morte en réputation de sainteté parmi les carmélites, et ç’a été l’une des premières personnes à qui Dieu a révélé la naissance de Louis XIV295.

Or cette religieuse avant que de mourir296 dit à la mère Jeanne et à quelques autres carmélites du même couvent, desquelles je l’ai appris, que Notre Seigneur lui avait fait connaître une âme d’une très sublime sainteté, laquelle arrêtait le torrent de sa colère qui était prête de déborder sur tout le monde et que c’était une fille de village, pauvre, cachée et méprisée et qui était coiffée en bavolet297. Et après la mort de cette bonne mère, on trouva ces paroles qu’elle avait écrit sur ses tablettes, sur le sujet de cette fille en l’an 1634, le 26 novembre : « Comme sorcière, comme insensée, comme un esprit trompé, mais toutes leurs machines seront brisées à [178] l’entour de toi. Nul ne touchera même ta robe. » J’ai vu écrites ces mêmes paroles dans lesdites tablettes qu’elle avait écrites pour se souvenir de l’an et du jour auxquels Dieu avait manifesté l’état de cette sainte âme, laquelle en effet a été traitée comme une sorcière, une insensée, comme un esprit trompé : mais toutes les machines que les hommes, les démons et les sorciers ont employées pour perdre son âme, se sont brisées autour d’elle et n’ont pas même touché à sa robe, c’est-à-dire qu’elles n’ont point endommagé son corps que la divine Providence a conservé miraculeusement parmi la rage et la fureur de temps d’ennemis.

.Chapitre 4. Dieu récompense abondamment ceux qui servent à cet œuvre. Des trois rois.

Au commencement du mal de douze ans, Notre Seigneur parlant aux ecclésiastiques qui assistaient la sœur Marie : « Bienheureux celui qui persévérera jusqu’à la fin. Chacun est libre de se retirer quand il le voudra : s’il y est demeuré une heure il sera récompensé [178v] largement, mais celui qui persévérera jusqu’à la fin sera héritier de tout son œuvre, tout de même que celui qui a épousé une héritière entre en possession de tout ce qui est à elle. » Tous ceux qui la visitent avec un esprit de charité, expérimentent qu’il y a en elle une source de grâce et de bénédictions de laquelle on ne peut s’approcher sans en ressentir les effets.

Aussi Notre Seigneur lui déclara un jour que les dons qu’Il avait mis en elle en produiraient beaucoup d’autres et alors Il lui dit : « Voyez venir trois rois qui vous viennent voir et vous apportent des présents. Écoutez. Ne les entendez-vous point venir ? Non, » répondit-elle, car c’était plusieurs années auparavant qu’ils vinssent. « C’est qu’ils sont encore bien loin, dit Notre Seigneur, mais pourtant ils viendront. » Or cela s’accomplit en effet, quoique longtemps après, par trois serviteurs de Dieu, qui dans l’octave de la fête des Rois, furent inspirés d’aller à Coutances pour y adorer Notre Seigneur dans une étable à pourceaux, et pour lui offrir des présents, à l’imitation des saints rois, d’où il rapportèrent de grandes grâces et se retournèrent dans leur pays par un autre chemin que celui par lequel ils y étaient venus. [179]

.Chapitre 5. Abrégé des états principaux par lesquels la sœur Marie a passé.

La sœur Marie commença à être possédée comme il a déjà été dit, à l’âge de 19 ans : en suite de quoi elle fut travaillée cinq ans par un grand nombre de maléfices qui lui étaient envoyés par des magiciens et sorciers. Durant ces cinq ans, elle était conduite de Dieu par une voie de grande consolation. Car pendant ce temps ce n’étaient qu’embrasements, transports et enivrements de l’amour divin. Elle communiait alors et jouissait pleinement des fruits de la sainte communion qui sont : un amour très pur vers Dieu, une grande charité vers le prochain, un zèle très ardent vers le salut des âmes, un parfait mépris de soi-même, un entier détachement de toutes choses, etc.

Son esprit était perpétuellement appliqué par l’esprit de Dieu à la contemplation des mystères de la Passion de Notre Seigneur qui la faisaient fondre en larmes, qui allumaient en son cœur des désirs très enflammés de souffrir pour son amour et pour coopérer avec Lui au salut des âmes et qui la mettaient dans des ravissements dont la [179v] durée était quelquefois de huit jours pendant lesquels elle ne buvait ni ne mangeait presque point parce qu’elle était privée de l’usage des sens298.

Après ces cinq années de sortilèges elle entra dans les tourments de l’enfer qui durèrent plus de quatre ans299. À la sortie cette peine elle fut trois ans dans un état moins pénible et douloureux qui était une préparation au mal de douze ans300. En suite de ces trois ans, elle commença à souffrir le mal de douze ans. Tous ces états sont bien représentés par les figures suivantes.

Un jour comme elle priait Notre Seigneur de lui accorder les sept dons du Saint-Esprit, il les lui donna sous la figure de sept belles chandelles qu’elle vit en son âme, par le moyen desquelles elle voyait très clairement tout ce qui était en son intérieur. Elle y aperçut l’amour-propre, c’est-à-dire le goût qu’elle prenait dans les douceurs et consolations divines, et le désir qu’elle avait d’acquérir beaucoup de mérites : mais elle le prit et le jeta dehors.

En suite de quoi Notre Seigneur lui dit : « Parce que vous avez fait bon usage des sept dons du Saint-Esprit, je vous les donnerai encore, mais en une autre façon », et au même temps, il lui planta dans le cœur sept flèches ardentes et embrasées du feu de l’amour divin qui la navrèrent301 si puissamment, qu’étant comme [180] folle d’une sainte folie et toute enivrée et transportée, elle sortit hors d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle renonça entièrement à soi-même, elle s’oublia et délaissa entièrement.

En sortant elle trouva la Sainte Vierge à la porte qui lui dit : « Où allez-vous, ma fille ?

– Je m’en vais chercher celui qui m’a blessée, afin qu’il me guérisse.

– Allez, répondit-elle et lui dites ces paroles : Quaesivi quem diligit anima mea et non inveni302. Vous avez beau aller, vous n’êtes point prête de le trouver. »

Au même temps elle trouve la divine Justice qui était aussi à la porte et qui la prit par la main ; ce qui montre comment la divine Justice l’a prise pour exiger d’elle les peines dues aux péchés de ceux pour qui elle souffre. La divine Justice la tenant toujours ainsi par la main, elle s’en va en esprit, criant avec grande ferveur : Quaesivi quem diligit anima mea et non inveni. Elle rencontre l’Amour et la Charité comme deux personnages qui étaient déguisés et qu’elle ne connaissait point, qui marchaient toujours devant elle et qui la conduisaient : ce qui fait voir que l’amour et la charité sont les guides de cet ouvrage, mais ils sont déguisés tant pour elle qui ne les connaît point clairement que pour plusieurs autres. Les ayant ainsi rencontrées, elle leur demande : Num quem [180v] diligit anima mea vidistis ?303 « Oui, disent-ils, il vient de passer par ici : hâtez-vous et vous le trouverez. » Ils lui montrèrent une petite rue toute pleine de ronces, d’épines et de broussailles. Elle continue son chemin en criant : Quaesivi quem diligit anima mea et non inveni304, et elle entend de fois à autre Notre Seigneur qui l’appelle disant : Veni de Libano, sponsa mea, veni de Libano, veni, coronaberis305.

Animée et embrasée de joie, elle marche à grands pas, elle entre en cette rue et passe généreusement à travers les épines, broussailles et ronces, qui déchirent son habit de toutes parts et son corps et le mettent tout en sang. En marchant elle se tourne quelquefois vers la divine Justice qui la tient par la main et lui parle ainsi : « Tu me sers de pavois, de garde et de franchise, ta droite ne soutient, ta faveur m’autorise, tu m’ouvres les chemins assurés désormais, tu fais que mes talons ne vacillent jamais306. » Elle s’avance et vient au commencement d’une rue pleine de fournaises ardentes au travers desquelles elle passe sans se soucier ni des flammes ni des brasiers qui la brûlent et la mettent toute en feu. Elle trouve l’Amour et la Charité déguisés, mais d’une autre manière, à qui elle demande : « N’avez-vous point vu celui que mon cœur aime ? » Ils lui répondirent : « Personne n’a passé ce chemin depuis lui. [181] Si vous vous fussiez hâtée d’un pas, vous le teniez. » Elle s’avance toujours et la divine Justice la tient sous les aisselles avec une grande douceur. À la sortie de ces fournaises, dans une campagne, elle trouve derechef l’Amour et la Charité toujours déguisées, à qui elle demande son bien-aimé. Ils lui répondirent qu’ils le venaient de voir passer et qu’elle vit ses vestiges. Pendant qu’elle était dans cette campagne, elle n’entendait pas la voix de son époux. Ayant passé outre, elle arrive à un grand étang dont l’eau était pleine de serpents, mourons, crapauds et toutes sortes de bêtes venimeuses. L’Amour et la Charité marchaient sur les eaux, qui passaient bien à leur aise et toujours déguisés en quelque autre manière.

À l’autre côté de l’étang, elle vit Notre Seigneur qui l’appelle et lui dit plusieurs fois : « Ne passez pas au travers de cet étang, mais prenez le tour. » Il disait cela quasi more invitantis307.

« Je n’ai que faire de prendre le tour, je veux aller tout droit à vous.

– Je vous assure, dit Notre Seigneur, que jamais personne n’a passé par là que moi.

– Puisque vous y avez passé, répliqua-t-elle, je passerai aussi » et ayant dit cela, elle se jette dans cet étang comme une folle.

Sitôt qu’elle y est, elle se voit en esprit toute environnée de bêtes venimeuses depuis les pieds jusqu’à la tête, au [181v] dedans et au dehors, en sorte qu’il n’y avait aucune partie en elle qui n’en fût toute couverte. Elle sort de l’étang et se voyant en cet état, elle souffre un tourment indicible, on la remet dans l’étang : elle le traverse et arrive au bord là où la Justice, l’Amour et la Charité l’amènent à la chambre de Notre Seigneur. On lui change ses habits : Notre Seigneur la fait asseoir à table auprès de Lui et après le repas on la mène dans un cabinet pour y prendre son repos. Voilà un abrégé et une figure des états dans lesquels elle a été, dont voici quelques explications.

La rue pleine d’épines, de ronces et de broussailles, ce sont les sortilèges de cinq ans. Les fournaises sont l’enfer. La campagne où elle se repose un peu, ce sont les trois ans qui ont précédé le mal de douze ans. L’étang plein de bêtes venimeuses, c’est le mal de douze ans durant lequel elle a porté les péchés d’autrui représentés par les bêtes. Le reste n’est point expliqué.

.Chapitre 6. Ce qui se passe en elle sera manifesté en son temps.

Parlant un jour à Notre Seigneur des choses qui lui sont dites intérieurement par Lui, par l’Amour divin, par la divine Volonté et par la Sainte Vierge, elle lui disait : « Qu’est-ce que vous voulez faire ? De [182] quoi est-ce que tout cela servira, vu que je ne les quitte point et que personne ne les sait ?

– Voyez-vous, me dit Notre Seigneur, nous ressemblons à des ouvriers qui font quantité de pièces de marchandises qu’ils jettent dans un coin de leur boutique sans les compter ni mettre en ordre, mais quand le temps de la foire vient, ils les comptent et mettent en bon ordre et les portent à la foire pour les exposer en vente. Aussi quand le temps sera venu d’exposer ces choses en public, qui sont maintenant comme négligées, nous les ramasserons et les mettrons dans l’état qui sera convenable. Nous ressemblons encore à ces grossiers merciers qui ont diverses sortes de soie, mais elles sont enveloppées dans des papiers en des boutiques. Il y en a quelques-uns auxquels ils les montrent par l’extrémité qui passe au bout du papier, mais il y en a d’autres à qui ils les font voir entièrement. »

Section 1. Les douze frères sont des conseillers examinateurs. On lui promet qu’elle gagnera son procès.

Entre plusieurs serviteurs de Dieu qui sont unis par le lien de la divine charité avec la sœur Marie, il y en a douze que Notre Seigneur lui a donnés en qualité de frères, mais on ne connaît pas bien encore ces douze frères, et même il y a apparence que ceux à qui on a donné ce nom ne sont que des figures de quelque autres [182v] choses que Dieu fera connaître quand il Lui plaira. Quoi que ce soit, quelques-uns de ceux-ci voulant au commencement considérer et examiner ces choses, faisaient quantité de questions et interrogations à la sœur Marie et lui demandaient pourquoi elle était possédée, pourquoi elle ne communiait point et autres choses semblables. Sur quoi parlant un jour à Notre Seigneur elle lui disait : « Pourquoi permettez-vous que ces gens ici me viennent inquiéter et affliger ? » « C’est que vous êtes accusée de deux grands crimes, répondit-Il. Premièrement d’être possédée du diable et par conséquent de lui appartenir. Secondement de ne communier point et par conséquent de n’avoir point de part avec Dieu. Et ce sont ici des conseillers examinateurs, mais je vous promets que vous gagnerez votre procès, car Je suis votre juge. »

Section 2. Notre Dame fait vœu et promet de la mener à la sainte Trinité dans le ciel pour être guérie. On écrit son arrêt.

En 1644, Notre Dame fit un vœu de la mener à la sainte Trinité dans le ciel pour y être guérie, et lui dit que là se fera la communion qui lui a été promise il y a longtemps, et que de là elle apportera un tourillon308 de fleurs pour le donner à M. le Pileur, afin qu’il le garde pour l’amour d’elle. Sœur Marie ne sait ce que c’est que cette communion, sinon qu’elle croit que cela [183] s’entend d’une certaine résurrection par laquelle elle sera rendue insensible à tout mal comme elle est maintenant à toute consolation, et que, comme vivante elle participe aux peines de l’enfer, vivante elle doit participer aux joies du paradis.

En l’année 1650, étant en prière devant le Saint-Sacrement, elle vit dans ce même sacrement les trois personnes de la sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit qui paraissaient comme occupés en quelque affaire de grande importance. Elle s’adresse à Notre Dame et lui demande : « Qu’est-ce qu’ils font là ?

– Ils écrivent votre arrêt, » répondit-elle.

Au même temps, elle entendit la seconde personne qui parlant à Jésus-Christ en tant qu’homme, et lui parlant de la sœur Marie lui dit : « Dites à votre épouse qu’elle chante alléluia. » Ensuite elle entendit le Saint-Esprit qui dit à la Sainte Vierge : « Dites à votre fille qu’elle chante ces belles paroles : Laudate Dominum omnes gentes, laudate eum omnes populi quoniam confirmata est super nos misericordia ejus, et veritas Domini manet in aeternum309.

Quelque temps après, le Père éternel dit : « Je n’ai rien dit, moi, mais voici ce que j’ai à dire : je vous donne le temps que vous avez encore à souffrir. Il ne reste plus sinon que mon Fils vous donne l’absolution : c’est à lui à vous la donner.

– Oui, dit Notre Seigneur, je vous la donnerai et bientôt. » [183v]

Section 3. Notre Seigneur lui chante un motet et lui promet de la ressusciter. Elle fait quatre vœux. On la fera vivre en terre de la vie du ciel.

Un jour elle demandait à Notre Seigneur qu’Il lui permît de prier. « Non, dit-Il, écoutez-moi : je veux vous chanter un motet. » Et ayant dit cela, Il commença à chanter : Veni sponsa mea, veni de Libano, veni coronaberis310.

Une autre fois, Il lui chantait en son esprit ce qui suit, qui est un verset d’un hymne des Saintes Vierges et martyres composé par M. Desportes, abbé de Tiron, lequel est à la fin de ses psaumes :

Or sus311 valeureuse guerrière

Malgré tous efforts d’ici-bas,

Vous avez fait votre carrière

Et gagné l’honneur des combats.

Jésus qui départ et qui donne

Les prix aux fidèles esprits

Est lui-même votre couronne,

Votre conquête et votre prix312.

Notre Seigneur lui a dit souvent : « Vous êtes endormie, Je vous éveillerai, vous êtes ravie, Je vous exciterai : vous êtes morte, Je vous ressusciterai. » L’esprit est mort, les sens sont ravis et le corps est endormi.

Durant l’octave de la Toussaint 1649, un soir en se couchant, elle commença à dire par un mouvement extraordinaire : « Je fais vœu de mourir. » Et un peu après elle dit : « Je fais vœu de ne pas mourir. » Puis elle ajouta : « Je fais vœu de m’en aller » et ensuite elle dit : « Je fais vœu de ne m’en aller pas. »

Ayant dit ces choses et faisant réflexion sur ce qu’elle avait dit, elle demeura tout étonnée et ayant demandé l’explication, on [la] lui donna en cette façon : « Vous faites vœu de mourir à l’état présent [184] dans lequel vous êtes, qui est un état de peines et de souffrances auxquelles vous mourrez en effet. Vous faites vœu de ne point mourir de la mort naturelle de laquelle vous ne mourrez pas encore sitôt. Vous faites vœu de vous en aller dans le ciel, c’est-à-dire, dans la vie du ciel, et néanmoins vous fait vœu de ne vous en aller point et de demeurer en la terre. Et comme vous avez vécu de la vie de l’enfer, qui est une vie de douleurs et de supplices, étant parmi les hommes dans le monde, ainsi vous irez au ciel et demeurerez sur la terre, et vous vivrez parmi les hommes de la vie des anges. »

Outre cela, Notre Seigneur lui a promis plusieurs fois de lui donner ce qu’elle ne demande pas, c’est-à-dire de la faire passer de la vie de souffrance où elle est, à un état tout contraire, et Il lui a dit que ce changement sera aussi grand comme celui qui arriverait à un enfant qui au sortir des ordures du ventre de sa mère viendrait tout d’un coup à connaître toutes les choses belles et variées qui sont dans le monde, ou à une porchère que le roi enverrait quérir dans sa pauvre maison pour la faire entrer dans son palais, la faire manger à sa table, la prendre pour son épouse et la faire honorer comme reine par tous ses sujets, ou à une âme qu’on tirerait de l’enfer, pour la transporter tout droit dans le paradis. [184v]

Section 4. Notre Seigneur lui promet plusieurs grandes choses. Elle demande cinq choses pour ses cinq sens. Elle doute extérieurement et est assurée intérieurement.

L’an 1642, le 28 février, Notre Seigneur lui dit : « Je vous donnerai une puissance absolue sur tous les hommes. Je vous donnerai une puissance absolue sur les quatre éléments. Je ferai voir et connaître à tout le monde que Je suis vivant et régnant en vous et que Je suis tout et que vous n’êtes que Mon habit dont Je suis revêtu, et comme l’habit n’a aucun mouvement de soi-même, mais seulement celui qui lui est donné par la personne qui en est revêtue, ainsi vous ne ferez rien par vous-même, mais ce sera Moi qui ferai tout en vous. Ce sera Moi qui aurai une puissance absolue sur tous les hommes et sur les quatre éléments. »

L’an 1645, le 2 décembre, la sœur Marie étant à complies aux Jacobins dans la chapelle du saint rosaire et priant Notre Seigneur de lui donner quelque chose pour ses pauvres sens lassés et accablés de misère, Il lui dit : « Que demandez-vous pour votre sens de toucher ?

– Je vous demande, dit-elle, ou plutôt l’esprit de Dieu, d’être embrasée du feu de l’amour divin et de la charité du prochain.

– Que demandez-vous pour le sens du goût ?

– Je vous demande d’être rassasiée de la viande céleste [185] qui est le Saint Sacrement.

– Que demandez-vous pour votre odorat ?

– Je vous demande d’être embaumée des bonnes odeurs de vos beaux lys et de vos belles roses qui sont ces belles âmes pures et nettes et ces âmes généreuses qui sont embrasées d’amour et de charité pour le prochain, les actions desquelles exhalent des odeurs aromatiques de sainteté.

– Pour votre ouïe ?

– D’entendre la douce musique des pécheurs quand vous leur avez brisé le cœur de contrition et qu’ils vous demanderont pardon de leurs crimes avec des soupirs et des gémissements inénarrables.

– Pour vos yeux ?

– Je demande de voir la grâce divine établir son règne dans toutes les âmes et y voir le divin Époux prendre ses délices avec elles. » Notre Seigneur lui accorda et promit toutes ces choses.

L’an 1650, le douze novembre, la Sainte Vierge lui parla en cette façon : « Dites-moi qui sont les choses qui se passent en vous, desquelles vous doutez davantage ?

– Je doute de tout, répondit-elle.

– Vous doutez de tout ?

– Oui, mais vous croyez si bien les belles choses qu’on dit de moi.

– Il est vrai, mais je ne puis rien croire de toutes les choses qu’on dit pour moi.

– Il y en a trois particulièrement, dit Notre Dame, que vous ne pouvez croire, qui est le don que je veux faire à vous et à votre frère, le second la résurrection de M. Potier votre frère, le troisième le livre de l’ange. Je veux vous confirmer la [185v] vérité de ces choses.

– N’en prenez pas la peine, dit la sœur Marie, car je ne vous croirai pas.

– Je ne demande pas que vous me croyiez, dit Notre Dame, mais pourtant, dites le Credo. »

Ce qu’ayant fait, la Sainte Vierge lui dit : « Ces trois choses sont aussi véritables comme les articles de foi qui sont dans le Credo, mais vous ne croyez pas, car il faut souffrir. Or croire et souffrir sont deux choses incompatibles.

– Si je savais assurément que je fusse agréable à Dieu, rien ne serait capable de me faire souffrir. Il est vrai pourtant que radicalement et dans le plus profond de mon intérieur, je ne doute de rien et suis assurée comme un ange. Mais selon les sens, je suis toujours dans les frayeurs et ne puis rien croire. Je ne vois rien intérieurement qui me fasse craindre d’être trompée, mais je ne vois rien extérieurement qui me fasse connaître que je ne le sois pas. »

Section 5. Notre Seigneur lui promet de lui faire connaître la vérité et à tout le monde. Confirmation de la vérité.

En l’année 1653, au mois de juin, Notre Seigneur parlant à la sœur Marie lui dit : « J’ai un petit secret à vous dire.

– Je [ne] désire point le savoir, vous me ferez grand plaisir de garder vos secrets, car je crains de les profaner.

– Pourtant je veux vous le dire. »

Deux jours après, Il lui dit : « Mon secret est que je veux vous faire connaître.

– Me faire connaître ?, dit-elle, ne vous amusez point à cela [186], mais, je vous en prie, faites-Vous connaître Vous-même, car on ne Vous connaît point.

– Oui, Je me ferai connaître à tout le monde selon le grand désir que vous en avez, car Je suis la vérité que vous désirez tant de connaître : le grand désir que vous en avez est pour tous ceux qui ne la connaissent point. Votre désir sera accompli, ils la connaîtront. Le soleil a été condamné à donner des yeux aux aveugles. Les aveugles sont tous ceux qui ne Me connaissent point : je leur donnerai des yeux par lesquels ils connaîtront le soleil et verront sa lumière.

– Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

– Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi. Me promettez-vous pas de croire, ajouta le Fils de Dieu, quand j’aurai donné des yeux aux aveugles ?

– Oui, répondit la sœur Marie, je vous promets de croire, je croirai assurément. »

Ensuite de quoi, elle demeura deux jours exempte des frayeurs qu’elle a d’être trompée et dans une grande certitude que tout ce qui se passe en elle est de Dieu.

Mais après cela elle retomba dans ses craintes ordinaires et dans le désir de connaître la vérité, ce qu’elle demande souvent à Notre Seigneur et Il lui dit qu’elle fait comme les juifs qui disaient : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix », car de lui faire connaître clairement si c’est Lui qui est l’auteur de cet ouvrage, c’est [186v] comme si elle lui disait : « Si vous êtes le Fils de Dieu, descendez de la croix », parce que si elle voyait manifestement la vérité, toutes ses souffrances cesseraient.

La confirmation qu’elle demandait pour connaître la vérité de toutes ces choses d’une telle façon qu’on n’en puisse douter. Mais on lui dit que cette confirmation se donnera lorsque la divine Volonté signera la quittance qu’elle a donnée à la sœur Marie, par huit versets d’un psaume ci-après écrit, – qui lui furent marqués lorsqu’elle récita tout le psautier par le commandement qui lui en fut fait, pour rendre compte à la divine Justice de ce qu’elle lui avait ordonné lorsque par elle le psautier lui fut donné pour conducteur – et quand la divine Volonté aura signé ladite quittance, l’Amour divin la scellera.

1

Synagoga populorum circumdabit te et propter hanc in altum regredere Dominus judicat populos

Judica me Domine secundum justiciam meam et secundum innocentiam meam super me. Ps.7, 8-9.

2

Holocaustum et pro peccato non postulasti, tunc dixi ecce venio in capite libri scriptum est de me ut facerem voluntatem tuam ; Deus meus volui et legem tuam in medio cordis mei. Ps. 39, 7-8.

3

Omnia excelsa tua et fluctus tui super me transierunt. Ps. 42, 8.

4

In me transierunt irae tuae et terrores tui conturbaverunt me, circumdederunt me sicut aqua tota die, circumdederunt me simul. Ps. 87, 17-18.

5

Commoveatur a facie eius universa terra : dicite in gentibus quia Dominus regnavit… Ps. 96, 9-10.

6

Vide humilitatem meam et eripe me quia legem tuam non sum oblitus. Judica judicium meum et redime me, propter eloquium tuum vivifica me. Ps. 119, 153-154.

7

Qui confidunt in Domino, sicut mons Sion : non commovebitur in aeternum. Ps. 124,1.

8

Beatus cujus Deus Jacob adjutor ejus : spes ejus in Domino Deo ipsius. Ps. 145.5.



[187] Desportes les a tournés [ces versets] en cette manière :

1

Des peuples te ceindra la grand » troupe amassée

Monte donc sur le trône où ta gloire est haussée.

Le voilà qui les juge. Ô seigneur, tout clément

selon mon équité donne ton jugement313.

2314

L’holocauste et le don pour l’offense commise

Ne te plaît nullement.

Aussi mieux enseigné, d’une âme à toi soumise,

J’ai dit : « Me voici prêt, commande seulement,

Il est écrit de moi, dès la tête du livre,

Qu’en tout je te dois suivre315.

3

Tes bouillons plus rehaussés,

Tout dessus moi sont passés.

Les torrents de ta tempête

Ireusement316 élancé

Ont monté dessus ma tête317.

4

Sur moi de ton courroux le débord est passé,

Je suis assiégé de tes craintes

Qui comme un long cours d’eau, m’environnent d’enceintes

Je me vois tout autour ce déluge amassé318.

5

à l’aspect du Seigneur tremble la terre toute

Devant lui inclinant

Racontez aux Gentils que Dieu sans nulle doute

Veut régner maintenant.

[6

Vois mon affliction et me tire d’opresse,

Un seul point de ta règle en oubly je n’ai mis.

Soit mon juge toi-même, à mes maux donne cesse,

Et prolonge mes jours comme tu l’as promis319.]

7

Qui d’un ferme courage au Seigneur se confie

Ne vacille non plus durant l’affliction

Que le mont de Sion

Qui jamais sans branler les orages défie320.

8

Le grand heur dont est jouissant

Celui qui vit dessous la garde

Du Dieu de Jacob tout-puissant,

Et qui seul l’éternel regarde,

Sans qu’il ait jamais espéré

Qu’au Dieu de son âme adoré321.



Section 6. Elle est suspendue entre le ciel et la terre. Elle enfante la joie.

L’an 1654, en la fête du Saint-Sacrement qui était le 4 juin, Notre Seigneur lui dit : « Je vous dirai un petit mot : vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant. Ma mère est sage-femme. Vous enfanterez la joie. »

Un jour parlant à Notre Seigneur de toutes les choses qui sont écrites, Il lui dit : « Je les signerai de ma main et les scellerai de mon sceau. Alors on les exposera en public. En attendant, J’aurai bien agréable qu’on les tienne secrètes. »

[188] Un autre jour, Notre Seigneur lui commanda de lire et relire plusieurs fois le chapitre 21 de l’Apocalypse dans lequel sont ces paroles : Ecce nova facio omnia, et Il lui dit qu’Il a fait en elle toutes choses nouvelles.

L’an 1655 durant le mois de février, la sœur Marie se vit dans un petit sentier fort étroit par lequel personne n’avait jamais passé. Elle crut qu’il y avait une fournaise ardente au bout de cette sente. On lui dit que c’était la fournaise de l’amour divin et qu’elle passerait au travers. Que lorsqu’elle en serait sortie, elle verrait Notre Seigneur en qualité de roi, assis sur son lit de justice, ayant les mains pleines de carreaux de foudre pour les lancer sur la tête des pécheurs. Qu’elle se présenterait devant lui après avoir passé par cette fournaise, et que, la voyant embrasée de son divin amour, Il l’appellerait à Soi, qu’elle irait à Lui sans aucune crainte, qu’elle Lui arracherait les foudres des mains, qu’elle les lierait ensemble avec une chaîne d’or qui représente toutes les vertus enchaînées les unes avec les autres, et qu’après tout cela, elle entonnerait un cantique si charmant qu’Il en demeurerait tout ravi, et qu’Il oublierait tous les châtiments qu’il voulait exercer sur les pécheurs. [188v]

.Chapitre 7. La fin de cet œuvre. Le changement et la fin viendront quand elle y pensera le moins.

Notre Seigneur dit plusieurs fois à la sœur Marie qu’elle sera délivrée de ses maux quand elle y pensera le moins, et qu’Il fera comme un homme qui attend son ami et qui se cache au chemin par où il doit passer, afin de le surprendre en passant.

Attendant un ecclésiastique qui devait venir à Coutances pour y prêcher et voyant qu’il n’y venait pas au temps que l’on disait qu’il viendrait, elle demanda à Notre Seigneur quand il viendrait : « Il viendra, lui dit-il, quand vous n’y penserez point !

– Comment cela peut-il se faire, lui dit-elle, vu que j’y pense sans cesse et que je ne puis ôter cela de mon esprit ?

– N’importe, il viendra lorsque vous n’y penserez point, tout de même comme toutes choses que Je vous ai dites s’accompliront quand vous n’y penserez point. »

Et en effet, lorsque cet ecclésiastique vint, elle était à l’Église où on la vint avertir, et elle n’y pensait point du tout alors.

Section 1. Elle va au-devant de son époux par la voie des excès. Il L’attend caché dans une sente pour la surprendre en passant.

L’an 1643, le 10 décembre, comme elle venait de complies des pères Jacobins, passant proche l’église cathédrale, elle demanda permission à Notre Seigneur d’y entrer. Il le lui commanda et de dire un beau verset :

« Quel est ce beau verset ? Lui dit-elle. [189]

Cherchez-le et vous le trouverez, répliqua Notre Seigneur.

Elle cherche dans son esprit et tout à coup elle s’avise de dire ces paroles qui lui furent mises dans l’esprit et dans la bouche : « Mon époux vient et je m’en vais au-devant de lui. » Et elle s’en va disant et redisant sans cesse ces mêmes paroles, jusqu’à ce qu’elle soit devant l’autel de sainte Anne.

« Il est vrai, dit Notre Seigneur, votre époux vient et vous le rencontrerez assurément dans une petite sente où il vous attend et où il se tient caché pour vous surprendre en passant, et lorsque vous y penserez le moins.

Fidelis et verax sponsus meus in omnibus promissionibus suis322, répliqua-t-elle.

– Mais quel chemin prendrez-vous pour aller au-devant de votre époux ?

– J’y vais, répondit-elle, par les excès !

Et quel est votre monture ? dit le Fils de Dieu.

– Ce sont les épines, les ronces et les chardons.

– Il est vrai, les épines sont l’Ire de Dieu dont les piqûres sont les malédictions. Les ronces sont les hommes qui vous affligent, les uns par les honneurs et par les louanges, les autres par le mépris et par les blâmes qu’ils vous donnent. Pour les chardons... vous ne saurez pas encore l’explication. » [189v]

Demandant un jour à Notre Seigneur si la fin de tout ce qui se passe en elle viendrait bientôt, Il lui dit : « Vous êtes aussi proche de la fin comme vous êtes proche de la fin de votre rosaire quand vous l’avez tout dit et qu’il ne vous reste plus que deux mots à dire à savoir : Jesus Maria [ou Jésus Marie] », car elle a toujours coutume de finir par ces deux mots quand elle dit son rosaire. « Mais savez-vous ce que ces deux mots qui vous restent pour arriver à la fin de votre rosaire signifient ? C’est que vous serez à la fin quand vous serez arrivée où Jésus et Marie sont arrivés. »

Section 2. La fin sera plus belle et plus admirable qu’on ne pense.

Un jour la sœur Marie demanda à la Sainte Vierge quelle serait la fin de l’état où elle est. Et voici la réponse qu’elle lui fit : « La fin sera plus belle, plus admirable, plus glorieuse, plus épouvantable qu’on ne pense, et de plus grande désolation qu’on ne peut penser. »

Le 21 décembre 1644, Notre Seigneur lui donna l’interprétation de ces cinq paroles par cinq comparaisons, et dit :

1. [190] Les choses qui sont maintenant ignorées sont comme dans l’obscurité de la nuit, mais quand la fin sera venue, elles seront connues comme dans un plein jour, et c’est ce qu’avait dit Notre Dame, que la fin serait plus belle qu’on ne pense.

2. Il dit que présentement c’est comme si la sœur Marie était dans la glace, et qu’à la fin elle entrera dans la chaleur de l’amour divin. Et c’est ce qu’avait dit la Sainte Vierge que la fin serait plus admirable qu’on ne pense.

3. Il dit qu’elle est comme dans une basse fosse chargée de fers et de chaînes avec les diables et les péchés, et qu’à la fin elle sera transportée dans les joies du ciel avec les anges et les saints. Et c’est ce qu’on a dit que la fin serait plus glorieuse qu’on ne pense.

4. Que maintenant elle est la maison du soleil, lequel est avec elle pour l’éclairer dans son intérieur, et qu’à la fin il sera sa maison pour faire voir au-dehors l’état horrible des péchés, et c’est ce que Notre Dame appelle plus épouvantable qu’on ne pense.

5. Il dit que l’amour divin est un pêcheur qui tient une ligne à la main pour pêcher le péché. Le bois de la ligne, c’est la toute-puissance [190v] de Dieu. La corde c’est la Passion du Fils de Dieu, l’hameçon c’est la divine volonté, le ver ou l’amorce qui l’enveloppe c’est la sœur Marie. Le monstre du péché l’engloutit. Le pêcheur le laisse dans la mer quelque temps. Le monstre croit qu’il digérera l’hameçon et l’amorce. Le pêcheur le tire en terre sèche, il se débat horriblement et enfin est mis à mort d’une étrange manière. Et c’est ce que Notre Dame a dit que la fin sera plus pleine de désolation qu’on ne pense.

Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois qu’elle sera délivrée par l’abîme des jugements de Dieu, à raison de quoi il lui faut dire beaucoup de fois cette prière : Per abyssum judiciorum tuorum, libera me, Domine323.

Section 3. Au moment que la sœur Marie connaîtra la vérité, elle demeurera endormie sur le pavé. Les souffrances sont un grand sujet de joie.

La sœur Marie ayant dit plusieurs fois par un mouvement extraordinaire que dans [191] le moment qu’elle aurait connu la vérité, elle désirait tomber endormie sur le pavé et ne sachant ce que cela voulait dire, Notre Seigneur lui en donna l’explication le 9 janvier 1646. Il lui dit que connaître la vérité, c’était voir l’effet de toutes les promesses qui avaient été faites, et que l’unique moyen pour arriver à la connaissance de la vérité, c’était avoir une grande patience animée d’un désir embrasé des souffrances pour vaincre Dieu, les péchés et le diable, les peines, angoisses et furies que Dieu envoie pour le châtiment du péché. Lorsque, dit-il, l’Ire de Dieu se présente comme un grand capitaine avec ses soldats qui sont les malédictions de Dieu, il les faut recevoir avec joie, à bras ouverts, les présenter à l’Amour divin qui est un feu qui consume le feu de l’Ire de Dieu et qui le change en amour, comme aussi il change les malédictions de Dieu en bénédictions. Lorsque l’infidélité se présente, il la faut recevoir avec joie et la tuer par une ferme foi et la présenter à l’Amour divin qui la cuit et puis la Charité divine la prépare pour en faire un repas. [191v] Il faut faire de même du désespoir, lequel il faut tuer par une forte confiance en Dieu, et de l’orgueil, lequel il faut tuer par une profonde humilité, et ainsi de la désobéissance et de tous les autres péchés. Enfin tout ce qui arrivera de la part des diables et des furies d’enfer et toutes les peines qui viennent de la part de Dieu pour châtier les péchés, il les faut recevoir avec une grande joie et les vaincre avec une grande patience, et les présenter à l’Amour divin qui les cuit, ensuite la Charité divine les apprête pour servir de repas au vainqueur. Les chasseurs n’ont pas tant de joie de la prise du gibier comme une âme enivrée du désir de souffrir a de joie de tous les sujets de souffrance qui se présentent à elle.

Lorsque la sœur Marie verra la vérité par le moyen ci-dessus déclaré, elle tombera endormie sur le pavé, c’est-à-dire, qu’elle marchera sans peine, parce que toutes les difficultés seront aplanies et ce qui a été dit autrefois de son seul esprit : Super aspidem et basiliscum ambulabis, et conculcabis leonem et draconem324, s’accomplira aussi, au regard de ses sens qui marcheront avec gloire sur ces monstres abattus sous leurs [192] pieds, c’est-à-dire sur toutes sortes de péchés et qui seront en état d’aller partout où l’esprit ira avec Jésus et qui auront l’effet du désir qu’ils ont témoigné quand ils disaient : Cupio dissolvi et esse cum Christo parce qu’ils auront un autre être que le leur : ils seront morts à eux-mêmes et les sens de Notre Seigneur vivront et régneront en eux.

Section 4. Le changement est proche.

L’an 1649, la veille de la conception de Notre Dame, Notre Seigneur lui dit ces paroles : « Le long jour est fini, le jour de demain est commencé ; nous avons vu l’étoile du point du jour, je vous enverrai un ange à qui vous parlerez aussi familièrement comme vous parlez à M. Potier. L’aube du jour vous paraîtra bientôt. La première heure du jour de demain est commencée. »

Explication : le long jour, c’est le jour de ses souffrances dont la durée n’est qu’un moment à l’Amour divin et une heure à l’esprit qui les porte avec grande affliction, mais c’est un long jour au corps qui s’ennuie et qui se lasse de souffrir.

Le jour [192v] de demain est commencé. Ce jour de demain, c’est le jour du changement dans lequel elle doit être délivrée et entrer dans le repos.

L’étoile du point du jour, c’est la manifestation des secrets qui a été faite à quelques-uns.

L’ange, c’est un ecclésiastique qu’on lui fit venir demeurer à Coutances et qui la voyait souvent, qui la consolait le mieux qu’il pouvait et auquel elle parlait avec grande confiance et grande liberté.

L’aube du jour, ce sont les choses miraculeuses qui se doivent faire au temps du changement. Entre l’étoile du point du jour et l’aube, il y a encore quelque espace de temps. Or c’est dans cet espace qu’elle est maintenant, qui est le commencement de la première heure de ce jour de demain dont il vient d’être parlé. C’est pourquoi on lui dit que l’heure est présente, que le changement doit venir, et on lui fait dire souvent le cantique : Nunc dimittis servum tuum, Domine325.

L’an 1650 au mois de mars, un des démons qui sont dans la sœur Marie qui s’appelle Na lui parla en cette sorte : « Écoute-moi, car j’ai trois paroles à te dire de la part de Dieu. C’est [193] moi qui suis ici venu le premier, j’en sortirai le dernier. Ta délivrance est proche. Lorsque nous sortirons nous ferons tous ensemble un grand signe. » Depuis, Notre Seigneur assura la sœur Marie que c’était Lui qui avait commandé à ce démon de parler ainsi et qu’il avait dit la vérité.

L’an 1654, le 25 mars, elle vit tous les saints pendant même qu’elle parlait à un ecclésiastique, qui la regardant frappaient des mains l’une contre l’autre quasi plaudentes326 et lui disaient avec une grande joie : Consummatum est, consummatum est.

.Chapitre 8. La destruction des péchés est la fin de cet œuvre. La divine Volonté marchera à la tête de l’armée.

L’an 1644, le 23 octobre, la sœur Marie étant dans l’Église cathédrale de Coutances, durant les prières que l’on chantait en une procession publique, fut surprise subitement d’un désir ardent de faire un vœu, à savoir de ne partir point de cette vie que péché ne fut anéanti par tout le monde. Et elle pria Notre Seigneur et Notre Dame de faire ce [193v] vœu-là pour elle, mais ils ne le firent point et l’empêchèrent de le faire. Là-dessus la divine Volonté survint, qui dit : « Je marcherai à la tête de l’armée, je dévorerai ce monstre, je lui écraserai la tête, je jetterai sa cervelle au chien, je lui arracherai le cœur et le jetterai dans le feu. » La divine Justice dit : « Nous ne faisons qu’attendre l’Amour et la Charité pour partir et aller contre ce monstre. » Notre Dame dit à la sœur Marie : « Vous êtes le carrosse dans lequel sont ces dames ». La sœur Marie demanda qui était le carrossier. Notre Dame dit que c’était la Vérité. Elle dit que jamais elle n’avait vu la Justice et la divine Volonté assises dans sa tête jusqu’à ce coup, et qu’elle y avait vu une fois la toute-puissance. La Sainte Vierge lui dit que le baiser que la divine Justice lui avait promis ci-devant était le désir d’anéantir le péché et d’ôter toute laideur.

Le lendemain, elle vit la justice et la volonté divine qui se promenaient. Elle demanda si l’Amour et la Charité étaient venus. Elle dit que oui, mais que la toute-puissance divine leur faisait faire à chacun un habit pour les [194] déguiser afin qu’on ne les reconnût pas, et que l’Amour divin aurait un habit noir parce que c’est le juge qui doit juger le péché et que celui de la Charité était [sic] violet. Notre Seigneur a aussi dit que la tête du monstre c’est l’orgueil, que la cervelle sont les péchés des méchants prêtres et que le cœur sont les crimes des sorciers.

Une fois Notre Seigneur commanda à la sœur Marie de porter une chemise l’espace de treize semaines, si bien qu’elle devint extrêmement noire, sale, toute pourrie et toute couverte de vermine ; ensuite de quoi, Il lui commanda de la dépouiller et de la jeter au feu : ce qu’elle fit. Puis Il lui dit que cette chemise c’était une figure du péché dont elle s’est revêtue, lequel sera anéanti et jeté dans le feu de l’amour divin, c’est-à-dire dans le troisième déluge qui doit venir, qui sera le déluge de feu et le déluge du Saint-Esprit. [194v]

Section 2. Le feu de la haine du péché dont elle est embrasé pour l’anéantir. David a tué Goliath, Judith, Holopherne. Esther a délivré son peuple et Aman a été pendu.

Un jour la sœur Marie vit en esprit un feu composé de plusieurs flammèches ou étincelles qui s’éparpillaient et tombaient en terre au commencement, puis après elles se ramassaient comme en forme de plusieurs essaims de mouches à miel qui donnaient droit de la terre au ciel et allaient lécher la voûte du ciel. Après cela, elles se séparaient les unes des autres, environ d’une coudée de distance.

Le 3 janvier 1645, on lui donna l’interprétation de ce feu et Notre Seigneur dit que ce n’est point le feu de l’amour divin qui est dans l’esprit, ni le feu de la tribulation, mais que c’est le feu de la haine du péché qui est dans l’irascible par laquelle on s’embrase de colère contre le péché pour l’anéantir. Ce feu est grand ou petit dans une âme à proportion que l’amour divin y est grand ou petit. Voilà pourquoi ce feu dans les commencements de la vie de la sœur Marie s’éparpillait [195] et regardait le péché dans quelques âmes particulières seulement, lorsque l’amour divin n’était pas si parfait en elle : mais quand l’amour divin s’y est perfectionné, ce feu s’est rassemblé pour regarder le péché en général. Le bois dont ce feu s’entretient, c’est la charité divine que l’on a pour le salut des âmes. La fumée qui en sort [ce] sont les prières par lesquelles on demande à Dieu l’anéantissement du péché. Il lèche la voûte du ciel sans y entrer, parce que l’on voudrait bien que tous les habitants du ciel fussent embrasés de feu pour venir fondre ici-bas et anéantir le péché. Le brasier de ce feu, c’est l’irascible de celui qui en est épris. La cendre qui en procède c’est une profonde et abyssale humilité, avec laquelle et les larmes de la contrition, se fait la lessive pour blanchir les âmes qui sont en péché. Les flammèches maintenant ramassées se sépareront dans le temps que Dieu a déterminé pour aller dans les âmes particulières y mettre le feu de la haine du péché.

Notre Seigneur dit ensuite qu’on allait voir l’accomplissement de ces trois figures suivantes : David a tué Goliath de son [195v] glaive, la chaste Judith a tué Holopherne au milieu de son armée, la belle Esther a délivré son peuple et Aman a été pendu au gibet qu’il avait préparé pour Mardochée.

Trois jours auparavant327, Il avait dit : « Je romprai le voile et le mettrai sous les pieds. » C’est un voile noir qui couvre le feu susdit. Il est noir, car Notre Seigneur dit que c’était les peines que souffrait la sœur Marie comme d’être possédée, d’avoir été privée de la sainte communion, d’être chargée de tant et tant de coulpe, etc. L’on ne croirait jamais que là-dessous il y eut une telle haine du péché.

Section 3. Conclusions de la très sainte Trinité contre le péché. Trois flèches pour faire mourir les péchés de fragilité, d’ignorance et de malice.

L’an 1645, le 3 février, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Je vous écrirai trois paroles sur le front avec mon doigt et les imprimerai avec [196] mon cachet. » Le lendemain, Il lui dit que ces trois paroles étaient les conclusions que les trois personnes de la très sainte Trinité avaient données au procès contre le péché ; mais que la divine Volonté n’avait point encore prononcé l’arrêt et que cet arrêt conforme aux conclusions serait écrit sur son front, et que ce même arrêt avec ces trois conclusions étaient trois flèches, dont la première était pour faire mourir les péchés de fragilité, la deuxième les péchés d’ignorance, la troisième pour faire mourir les péchés de malice. Ensuite de cela, Notre Seigneur l’envoya dans le chœur de la grande église pour dire trois couronnes328 en Action de grâce aux trois personnes de la sainte Trinité pour leurs conclusions.

En celle du Père, on lui fit dire sur les gros grains le Te Deum tout du long, et sur les petits, le Gloria Patri et filio, etc. En celle du Fils sur la croix :

Monte dessus ton char : la Vérité fidèle,

L’exorable Pitié, la Justice avec elle

Te feront compagnie, et terrible en pouvoir

Efforts dessus efforts, ta dextre fera voir329.

Sur les gros grains le Magnificat tout du [196v] long, sur les petits, ces paroles : Eructavit cor meum verbum bonum330.

En celle du Saint-Esprit, sur la Croix, le Veni Creator tout du long avec le verset et l’oraison. Sur les gros grains : Beata nobis gaudia... tout entier331. Sur les petits : Dilectus meus mihi et ego illi. Notre Seigneur ajouta que quand la divine Volonté aura prononcé l’arrêt, on lui rendra grâces.

Le soir bien tard, Notre Seigneur expliqua les trois flèches en cette manière. Il dit que pour faire mourir le péché de fragilité, le Père éternel donne à l’âme une force divine par le moyen de laquelle elle se relève généreusement de la terre où le monstre du péché la tenait engagée sous sa patte. Elle le met sous ses pieds et le jette hors de sa maison, et après elle se nourrit et fortifie par la pratique des vertus. Pour faire mourir le péché d’ignorance, le Fils donne à l’âme un rayon de lumière lequel la réveille du sommeil qui la tenait endormie dans les ténèbres du péché, et fait qu’étant au milieu des ordes bêtes qui l’ont empoisonnée et blessée à mort, elle se lève tout effrayée [197] les tue et les jette hors de sa maison, et si elle les voir revenir, elle va au-devant et les tue et après elle se nourrit bien et travaille à son salut. Pour faire mourir le péché de malice, le Saint-Esprit donne à l’âme un souffle divin qui est une flèche allumée par les deux bouts pour rallumer ses deux flambeaux qui sont ses deux yeux : l’entendement et la raison. Car lorsque par le péché de malice, l’âme se délibère à vivre comme s’il n’y était point de Dieu, son entendement lui représente Ses terribles jugements et la raison naturelle lui fait voir que c’est chose indigne qu’une créature douée de tant de beautés et de perfections, se vautre dans la fange comme les bêtes immondes ; mais elle en devient furieuse et se crève les yeux afin de perdre la connaissance de Dieu et de Ses jugements, et ensuite elle se déborde à toutes sortes d’abominations ; elle y prend son plaisir et son repos et y établit sa dernière fin. Or la bonté infinie du Saint-Esprit, regardant cette âme comme une charogne morte, puante et insupportable, il lui donne le souffle de vie comme une flèche allumée par les deux bouts [197v] afin de rallumer ces deux flambeaux éteints, pour lui faire voir son état. Alors elle se lave avec les eaux de la contrition, elle se purifie et travaille à son salut.

L’an 1645, le douze février, Notre Seigneur lui demanda : « Votre cire est-elle disposée pour recevoir mon cachet ? »

Elle répondit : « Je ne sais point ce que c’est que la cire, ni la disposition, ni le cachet.

– La cire, ajouta le Fils de Dieu, ce sont les choses que la Vérité a prononcées par votre bouche. Le cachet, c’est la Vérité même, laquelle s’imprimera en toutes ces choses avec telle certitude qu’on n’en puisse douter.

– Mais vous m’aviez dit que vous écririez avec votre doigt sur mon front l’arrêt de mort contre le péché ?

– Il est vrai, répliqua Jésus Christ, aussi Je le ferai en cette façon. Comme le visage est la plus belle partie du corps, aussi toutes ces choses sont ce qu’il y a de plus beau en nous, et comme le front est la plus haute partie du visage, ainsi ce qu’il y a de plus difficile et de plus relevé en toutes ces choses est comme le front. J’écrirai [198] de mon doigt sur ce front, c’est-à-dire que mon amour divin qui est mon doigt fera connaître que c’est lui qui a intenté le procès contre le péché qui l’a poursuivi et qui a obtenu l’arrêt contre lui, lequel procès est contenu en toutes ces choses.

Le soir Notre Dame dit que l’Amour divin avait fait de grands frais dans la suite de ce procès et qu’il lui avait coûté bien de l’or et de l’argent. « L’or, ce sont les souffrances de l’esprit, dit la Sainte Vierge, et l’argent ce sont les souffrances des sens, et mon époux a pris cet or et cet argent dans les trésors de l’Ire de Dieu. »

Section 4. L’amour divin commande à toutes les vertus de lever chacune une armée pour combattre et pour tuer le péché.

L’an 1645, le 5 mai, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Mon amour divin va lever des armées pour faire la guerre au péché. Il a commandé à toutes les vertus de lever chacune une armée. Toutes les vertus se sont présentées devant la sainte Trinité pour lui demander [198v] des dons, des grâces et des bénédictions et des inspirations, comme autant de soldats : ce qu’elles ont obtenu. Après cela, elles se sont adressées à chacun des saints qui ont excellé en elles, pour obtenir le secours de leur prières et de leur mérites comme autant de soldats. À la tête de l’armée, marcheront deux amazones et braves guerrières, qui sont la grâce prévenante et la grâce efficace. La grâce prévenante frappera à la porte du pécheur : si on lui ouvre, elle entrera et fera entrer les vertus contraires aux péchés qui sont dans son âme avec toute son armée. Mais si l’obstination et l’endurcissement barrent la porte, la grâce efficace viendra, qui étant armée de la force divine brisera la porte et entrera et fera entrer les vertus susdites avec son armée, et étant entrée, elle tuera tous les péchés qui seront dans l’âme et y établira son règne. Notre Seigneur dit encore que saint Michel aurait la conduite de toutes ses armées et que saint Gabriel aurait seulement la charge des canons.

Une autre fois, la sœur Marie vit trois vertus qui tenaient conseil pour aller attaquer leurs ennemis et pour les détruire. [199] L’Humilité parla la première et dit qu’elle n’aurait point de repos qu’elle n’eût terrassé l’Orgueil sous ses pieds et qu’ensuite elle le mangerait et le tournerait en sa substance, de sorte que quand on le chercherait, on ne trouverait plus que l’Humilité, et que l’Orgueil régnait par tyrannie, mais que pour elle, elle est la fille légitime du roi. La Pureté virginale parla ensuite et dit qu’elle était altérée du sang de son ennemi et que jamais sa soif ne s’étancherait qu’elle ne l’eût bu. Et la Chasteté dit qu’elle avait grande faim de la chair de son ennemi et qu’elle ne rassasierait point qu’elle ne l’eût mangé et converti en sa substance et que là où on le chercherait on n’y trouverait plus que la chasteté. Mais elles conclurent qu’il leur fallait des armes à feu pour combattre de loin, parce que cet ennemi a l’haleine si puante que l’on ne saurait si peu l’aborder qu’il n’infecte. Après, la Sobriété dit qu’elle dévorerait aussi son ennemi et le tournerait en sa substance.

La sœur Marie vit un jour une grande troupe de belles filles de quinze ans qui allaient en procession à deux chœurs depuis la chambre [199v] où elle était jusqu’à la chapelle Notre Dame de la Roquette, avec des couteaux à la main, disant qu’elles allaient tuer le péché. Devant elle marchait l’Amour divin avec une faux pour faucher tous les plaisirs qui ne sont point de Dieu, et la Charité avec une fourche pour les ferrer. Ces jeunes filles ce sont les douleurs qui la doivent quitter pour aller trouver ceux qui seront en péché mortel, afin de le tuer en eux.

L’an 1645, le 11 novembre, elle s’offrit à Notre Seigneur comme instrument de la grâce divine pour faire ce qu’il lui plairait. Notre Seigneur lui dit : « Si j’étais en l’état où vous êtes, pour servir à la grâce divine d’instrument, Je voudrais être une flèche empoisonnée dont elle se servît pour transpercer le péché. » Notre Dame dit : « Moi, je voudrais être une fournaise ardente dans laquelle tous les péchés fussent jetés et consumés comme des épines et broussailles. »

Section 5. Arrêt de mort contre le péché.

L’an 1645, à Noël à la messe de minuit, la Sainte Vierge dit : « Nous sommes arrivés [200] au point. La divine Volonté a prononcé l’arrêt de mort contre le péché à l’heure de minuit. Il ne reste plus qu’à l’exécuter et on en verra les effets. » À cette heure-là, les diables s’émurent en elle extraordinairement, et cette émotion lui fit cesser ses prières qui avaient duré quatorze heures. Cet arrêt fut prononcé durant la messe de minuit. Elle demanda à la Sainte Vierge la cause de cette émotion : « C’est parce que, dit-elle, ils ont quelque connaissance de l’arrêt qui a été prononcé. »

L’an 1650, au mois d’avril, Notre Seigneur dit à la sœur Marie que le vrai Antéchrist c’est le péché originel avec tous les autres qui en procèdent ; que c’est la bête à sept cornes de l’Apocalypse, que son Père éternel a prévu et compté tous les moments de sa durée, et que nous sommes à la fin du dernier moment, et [qu’Il] va faire descendre un déluge de feu et de soufre pour le détruire et anéantir. En ce temps-là elle connut que les démons, qui étaient en elle, tremblaient extraordinairement, et en ayant demandé la cause, Notre Seigneur lui répondit : « Si quelqu’un avait édifié une belle maison et qu’on lui commandât [200v] de la détruire, il en serait fort affligé. C’est ce qui afflige et fait trembler les démons parce qu’on leur commande de détruire bientôt leur ouvrage. »

Une autre fois, elle vit Notre Seigneur tenant un long serpent par le milieu du corps, lequel se débattait fort, sans pouvoir néanmoins toucher la main de Notre Seigneur.

La sœur Marie lui dit : « Pourquoi tenez-vous cette vilaine bête, ôtez la !

– Elle ne me fait point de mal », dit le Fils de Dieu.

Peu de temps après, lorsqu’elle y pensait plus, elle se trouva entourée de ce serpent qui faisait trois tours autour d’elle et il se mangeait la queue. Ce serpent c’est le péché. Les trois tours qu’il faisait autour de la sœur Marie représentent les péchés des ecclésiastiques, des justiciés332, ceux des nobles et [ceux] du peuple dont elle est chargée pour en faire pénitence. Le serpent mange sa queue pour montrer que le péché prendra fin.

.Chapitre 9. La grande tribulation que Dieu enverra pour détruire le péché

Notre Seigneur et sa sainte Mère ont dit plusieurs [201] fois à la sœur Marie qu’il viendrait une grande et horrible affliction par laquelle ils anéantiront les péchés, en la comparaison de laquelle toutes les afflictions de ce temps ne sont rien. Un jour333 comme quelque personne l’exhortait de prier Notre Seigneur qu’il eût pitié de son peuple, et qu’il le délivrât des misères de ce temps, elle répondit en cette sorte : « Que pensez-vous ? Que c’est des afflictions présentes dont on se plaint tant ? Ce n’est rien que cela : ce n’est qu’un verre de vin trouble, ainsi qu’il est exprimé dans ce verset que Notre Seigneur m’a dit pour ce sujet : “L’Éternel tient en main une coupe remplie de vin troublé et mêlé.” C’est pour tous les méchants : le fond jusqu’à la lie, sera d’eux avalé. »

Ce sont les afflictions présentes qui ne sont pas grande chose et qui ne sont que pour les petits pécheurs. Ce n’est qu’une préparation et disposition à une autre épouvantable tribulation qui arrivera et qui est exprimée par ce verset, ainsi que Notre Seigneur l’a fait connaître à la sœur Marie :

Au temps que Ta fureur sur eux sera tournée

Comme un feu vomissant,

Tu ne feras d’eux tous qu’une seule fournée

Ta flamme et ton courroux tous les engloutissant334.



[201v] Un jour la sœur Marie vit saint Gabriel dans sa chambre : un glus, c’est-à-dire une gerbe de grosse paille, qu’il répandit sur le pavé de la chambre, de sorte qu’il fallait nécessairement marcher par-dessus ; et Notre Seigneur lui dit que ce glus qui est la principale paille, représentait les grands, les riches et puissants qui maintenant sont tous transformés en péché, lesquels on foulera aux pieds, et desquels on ne fera non plus d’état que de paille au temps de la grande tribulation ; et au contraire les bons seront en honneur et en gloire. En ce temps-là, l’or et l’argent seront en grande estime, et la boue sera foulée aux pieds. L’or et l’argent, c’est-à-dire ceux qui auront le vrai amour de Dieu et dont la vie sera pure. La boue sont les méchants.

.Chapitre 10. La conversion générale. Vœux et prières pour la conversion générale.

Le péché étant détruit par tout le monde, tout le monde sera aussi converti à Dieu selon cet oracle du Saint-Esprit : Et convertentur æ Dominum universi fines terrae335. C’est ce que Notre Seigneur a fait connaître à la sœur Marie tant par ces paroles que par diverses figures et par un grand nombre de passages de la Sainte [202] Écriture. Il lui a dit beaucoup de fois qu’il viendra un temps auquel Il fera pleuvoir un déluge de grâces qui inondera tout le monde et qu’en ce temps-là il enivrera du vin de Son amour un grand nombre de personnes, mais spécialement ceux qui travailleront au salut des âmes, et qu’Il donnera de beaux vases d’or à toutes les Églises, c’est-à-dire, de bons pasteurs et de bons prêtres ainsi qu’Il a expliqué Lui-même, et qu’Il convertira toutes les âmes qui portent l’image de Dieu.

Un jour, parlant à Lui et Lui faisant quelque prière, elle l’appelait Roi du ciel et de la terre.

Mais Il lui dit : « Je ne suis point roi de la terre, car je n’y règne pas : c’est le péché qui en est le roi, puisque c’est lui qui y règne : mais je viendrai bientôt et détruirai ce monstre et régnerai dans tout l’univers.

« Je veux avoir une chaîne d’or, dit une fois la sœur Marie à Notre Seigneur.

– Oui, lui répond-t-il, je vous en donnerai une qui fera trois tours : le premier représente le pape, les prélats, les pasteurs et les prêtres ; le second, les rois, les princes et les nobles ; le troisième, le peuple.

– Je veux aussi une belle bourse pleine de pièces d’or. » [202v]

Et une autre fois elle demandait une fontaine qui jetât de l’or liquide au lieu d’eau : ce qu’on lui promit. Cela n’est point expliqué : elle croit néanmoins que la bourse d’or, c’est le Saint-Sacrement et les pièces d’or, les bonnes communions.

Le 20 décembre 1644, on [lui] ordonna de venir de l’Église au logis en disant ce verset : Et ipse redimet Israel ex omnibus inequitatibus ejus336, et de reprendre un rosaire qui depuis des ans était enveloppée dans du drap noir. Sur la Croix on lui fit dire dix fois ce verset337 :

La honte qui me tient

M’a tout rompu le cœur maté de tant d’alarmes :

Las ! J’attends que quelqu’un m’accompagne en mes larmes,

Mais personne ne vient.

Sur les gros grains : Apud Dominum in misericordia et copiosa apud eum redemptio338, et sur les petits : Veritas Domini manet in aeternum339. Le lendemain on lui ordonna de dire dix fois sur la Croix ce verset : Persequar inimicos meos et comprehendam illos et non convertar donec deficiant, cadent subtus pedes meos340. Sur les gros grains : Deus meus, Deus meus, respice in me, quare me dereliquisti341, sur le petit : Miserere mei Deus secundum magnam misericordiam tuam342. [203]

Le troisième jour on lui fit dire sur la croix : Laudate Dominum omnes gentes343, etc. avec le Gloria Patri. Sur les gros grains : Dominus regit me et nihil mihi deerit344. Sur les petits : Et ipse redimet Israël ex omnibus iniquitatibus eius345.

Le quatrième jour sur la croix : Abyssus abyssum invocat346, qu’on lui fit dire jusqu’à ce que l’on lui commandât de cesser : ce qui signifie que l’abîme des péchés demande l’abîme de la miséricorde.

Ce rosaire signifie tout le monde. Le premier chapelet représente l’Église, le deuxième la noblesse, le troisième le peuple. On lui fit dire ainsi pour demander la conversion de tout le monde.

L’an 1646, la veille de la Nativité Notre Dame, Notre Seigneur fit vœu d’aller à Notre Dame de la Délivrande et privilégia Notre Dame de la Roquette pour y rendre le vœu. Il fit entendre à la sœur Marie que ce vœu était pour obtenir sa délivrance et la sainte communion. Pour accomplir ce vœu, Notre Seigneur offrit tous les mérites de sa vie jusqu’à son retour dans les cieux. Notre Dame fit aussi un vœu à même fin et offrit aussi tous les mérites de sa vie depuis sa conception jusqu’à son Assomption. Ils la pressèrent aussi de faire son vœu pour la même fin et d’offrir quelque chose. Elle dit [203v] qu’elle n’avait rien à offrir : « Je vous donne, lui dit Notre Seigneur, tous les mérites de tous les martyrs, confesseurs, vierges et généralement de tous les saints et saintes, et je vous donne tous les anges pour prier avec vous et pour présenter vos prières. » Ce vœu dura huit jours.

La première journée, au commencement du vœu, il fallut dire quarante fois le Nunc dimittis servum tuum, Domine, et à la fin du vœu quarante fois : Gloria Patri. Pour rendre le vœu de Notre Seigneur il fallut dire trente-quatre fois le Pater et Ave, tout de suite en mémoire des années de sa vie, et pour le vœu de la sœur Marie le saint Rosaire. Avec cela, il fallut dire trois versets. Le premier pour l’Église, dix fois ce verset : Exsurge in ira tua Domine, etc.

Ah ! Lève-toi, Seigneur, en ton Ire allumée.

Fait voir haute ta force à la troupe animée

De mes haineux domptés Seigneur réveille-toi

Et garde en ma faveur le décret de ta loi347.

Le deuxième verset pour les infidèles348, les deux premiers versets du Miserere mei Deus dix fois. Et le troisième verset, il fallut le dire pour les trépassés349. Dix fois les trois premiers versets du psaume : Quemadmodum desiderat cervus fontes aquarum350, le reste de la journée, tant qu’elle peut être à l’Église, elle dit le Pater et l’Ave sans nombre. [204] En allant et venant on lui faisait dire ce verset :

Vois mon affliction et me tire d’opresse

Un seul point de ta loi en oubli je n’ai mis

Sois mon juge Toi-même, à mes maux donne cesse

Et prolonge mes jours comme Tu l’as promis351.

Depuis Notre Seigneur lui a dit que son vœu était pour délivrer l’Église des sept péchés mortels et pour lui donner la communion de l’amour, de la charité et de toutes les vertus, et que celui de Notre Dame était pour délivrer les âmes du purgatoire et leur donner la communion de la gloire. Les deux premiers vœux n’ont duré que le premier jour : ils ont ce qu’ils demandent.

Section 1. Plusieurs belles paroles et promesses touchant la conversion générale.

L’an 1644, la sœur Marie étant à la procession de la Résurrection352 qui se fait dans l’église cathédrale de Coutances, Notre Seigneur lui dit trois paroles. La première : « Nous allons mettre toutes nos pommes sous le pressoir de la pénitence pour en tirer le vin de la contrition. » La deuxième : « Je jure par Moi-même qu’il n’y a plus de temps. » La troisième : « Tout est consumé. » [204v]

Environ ce temps-là, la sœur Marie se levant au matin commença à dire tout haut par un mouvement extraordinaire : « Le vrai honneur et la vraie gloire sont ressuscités : le soleil nous regarde et la terre se va tôt revêtir de fleurs et de fruits. »

L’an 1646, le 6 mai, Notre Seigneur lui dit : « Je finirai bientôt mes leçons qui sont le sommaire de la perfection. J’aplanirai les montagnes et les rendrai fécondes en toutes sortes de bons fruits. Je remplirai les vallées de lait et de miel. Je ferai sortir de mes cinq plaies cinq fleuves qui inonderont toute la terre. »

Elle dit un jour à Notre Seigneur par un mouvement extraordinaire : « Je vous prie, écrivez-moi un petit mot de lettre. Quand il n’y aurait qu’un mot, il y aurait assez, car il y a longtemps que je n’ai entendu parler de Vous. » Pour lors elle était malade et trois heures après on lui dit : « Voilà un courrier qui monte à cheval, il sera bientôt ici. » Elle vit venir la force divine sur un cheval blanc qui était une figure de la joie qui portait en croupe la vérité, laquelle avait écrit et portait les lettres. Étant arrivée, la Vérité lui bailla un papier écrit qu’elle tenait ouvert à sa main et lui dit : « Voilà le grand jubilé qu’on vous a promis pour convertir tout le monde par l’application de la [205] Passion du Fils de Dieu, laquelle a été renouvelée en vous pour disposer les âmes à en recevoir les fruits. »

L’an 1643, la sœur Marie ayant à faire un pèlerinage à Notre Dame de la Délivrande proche de Caen, avec M. Potier et trois autres filles, quelqu’un la pria d’accepter un écu d’or pour aider aux frais de ce voyage. La sœur Marie ayant obtenu le congé de la Sainte Vierge, elle dit que l’écu d’or qui contenait cinq livres représentait Notre Seigneur Jésus Christ comme Dieu et homme avec ses cinq plaies, que cet écu d’or serait pour les cinq personnes qui avaient à faire le voyage, qui étaient : M. Potier, la sœur Marie et les trois sœurs dont il y en eut une qui demeura en la maison à cause de ses incommodités, mais elle fit le voyage par les deux autres ; que la plaie de la main droite était M. Potier qui représentait l’humanité de Notre Seigneur laquelle est le bras droit de Dieu par lequel la Divinité a fait choses grandes : Fecit potentiam in bracio suo353. La plaie de la main gauche est pour la petite sœur Raulette qui étant la plus jeune, représentait l’Église. La plaie du pied droit qui était pour la sœur Marg[ueri] te représentait les juifs, la plaie du pied gauche, qui était pour la plus âgée qui était boiteuse et qui ne s’aidait que d’un pied, [205v] représentait la gentilité qui ne va qu’avec un pied qui est celui de la nature. La plaie du côté du cœur qui était pour la sœur Marie, représentait la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ et son cœur qui est une fournaise ardente pour brûler tous les péchés. Comme les cinq francs ou livres sont réduits en une seule pièce d’or, ainsi ces cinq sortes de personnes seront un jour fondues et réduites en un, lorsqu’il n’y aura qu’une foi, une loi, un pasteur et une bergerie.

Section 2. Trois femmes dont l’une est morte, l’autre se tue, et la troisième est crucifiée.

Un jour la sœur Marie étant détenue au lit, elle vit Notre Seigneur et sa sainte Mère qui apportaient une femme morte et « qu’ils mirent en mon lit auprès de moi. » Et s’en étant allée [sic], ils amenèrent une seconde femme qui se donnait plusieurs coups de couteau à pain dont elle se tuait. La sœur Marie leur dit : « Empêchez-là, qu’elle ne se tue pas. » « Ils répartirent : “Elle est libre qu’elle se tue si elle veut ; faites lui place auprès de vous.” Et ils la mirent dans le lit auprès de moi. Ils en amenèrent encore une troisième qui avait les pieds et les mains percés et dirent que le diable et le péché l’avait mise en croix, dont ils [206] l’avaient descendue. Et ils me commandèrent aussi de la mettre auprès de moi dans mon lit avec les deux autres. Après cela je vis un ange portant une bûche de bois fendue en trois parties dont une partie était sur son épaule droite avec une pouchette354 de charbon pendue au bois, une autre sur son épaule gauche avec une semblable pouchette de charbon, la troisième sur sa tête sans charbon. Étant arrivé, il mit ses trois bûches sur ces trois femmes et une de ces pouches de charbon à la tête, l’autre aux pieds. Et Notre Seigneur et sa sainte Mère dirent qu’il y fallait mettre le feu pour refondre ces trois femmes et n’en faire qu’une des trois. »

La première femme est la gentilité qui est morte à Dieu. La deuxième c’est l’hérésie qui se tue d’un couteau à pain, c’est-à-dire, de la science avec laquelle on distribue le pain de l’écriture sainte et qui lui devrait servir de pâture, laquelle science est représentée par le couteau avec lequel les pères distribuent le pain à leurs enfants. La troisième c’est l’Église qui est crucifiée pour les péchés de ses enfants, mais Notre Seigneur et sa sainte Mère la détacheront de cette croix.

La première bûche qui est mise sur [206v] la première femme, c’est l’Amour divin avec lequel Notre Seigneur la convertira. La deuxième c’est la Charité divine avec laquelle Il convertira la seconde. La troisième bûche qui est mise sur la troisième femme, c’est-à-dire sur l’Église, c’est la divine Justice avec laquelle Dieu la purifiera. Il n’y a point de charbon avec celle-ci parce que l’Église sera sévèrement punie. L’ange qui porte le bois, c’est l’ange du grand conseil. Ces trois femmes sont mises dans mon lit qui représente la Passion et la croix de Notre Seigneur, c’est-à-dire qu’elles seront mises dans la tribulation pour y être purifiées. Les deux sacs sont l’Amour divin et la Charité divine qui refondront ces trois femmes. On met le feu à tout cela pour les purifier et consumer et pour n’en faire qu’une de trois, ce qui signifie que Notre Seigneur ne fera qu’une Église de tout le monde et qu’il n’y aura qu’une foi et une loi. [207]

Section 3. On lui fit dire trois litanies pour la conversion des infidèles, des mauvais catholiques, des prêtres et de tout le monde.

Notre Seigneur commanda un jour à la sœur Marie de dire trois litanies en trois lieux bien différents. La première au milieu du plus grand carrefour de la ville, la seconde au milieu du plus sale cloaque de la ville et le plus puant, la troisième dans l’église devant le crucifix.

« Je fus bien étonnée de ce commandement et même je vis la Sainte Vierge qui en cette occasion pleurait amèrement. Cependant il fallut l’accomplir. J’allai donc premièrement au carrefour dire avec mon livre à la main la litanie du Père éternel, ainsi qu’il m’était ordonné. Par après j’allai chercher le retrait le plus rempli d’ordure et de puanteur que je pus trouver, et là au milieu de ces puanteurs et ordures, je dis la litanie du Fils de Dieu, pendant que les enfants qui me voyaient là si longtemps me montraient au doigt, me sifflaient et me jetaient des pierres. Ensuite j’allai à l’Église dire la litanie du Saint-Esprit devant le crucifix.

« Aussitôt que j’eu fait, la Sainte Vierge qui pleurait auparavant [207v] commença à me dire avec grande joie : “Ô ma fille, vous voilà bien : chanter maintenant le Regina cœli laetare alleluia, etc.” puis Notre Seigneur commença à interpréter les deux litanies, me disant que la première dite dans le carrefour hors l’église était pour appeler les infidèles à l’Église ; la deuxième était pour la conversion des mauvais chrétiens et spécialement des méchants prêtres, car, me dit-Il : “Je suis dans mon Église comme dans un cloaque plein d’ordure et de puanteur, c’est-à-dire au milieu des chrétiens et spécialement des prêtres dont la plupart ne sont que corruption et puanteur.”

Pourquoi, lui dis-je, demeurez-vous au milieu de ces saletés ?

– Je ne sais, me répondit-il ; j’y puis demeurer : c’est mon amour, la charité, ma miséricorde et ma patience divine qui m’y contraignent. »

La troisième litanie, elle est dite devant le crucifix dans l’église, en l’honneur du Saint-Esprit, pour obtenir le pardon qu’il doit accorder par cette grande effusion et débordement de grâces qu’il répandra sur toutes les âmes au temps de la conversion générale : ensuite de quoi elles [208] seront toutes converties, et l’amour divin les prendra toutes et en fera une couronne dont il couronnera le crucifix, c’est-à-dire la Passion.

Section 4. Baptême de deux enfants dont Notre Dame est enceinte. L’amour divin instruit le faux zèle des païens.

Quelqu’un désirait aller voir la sœur Marie dans l’espérance qu’il avait d’être associé avec les douze frères dont il est parlé, voici la réponse que la Sainte Vierge fit faire : « Je n’ajouterai personne à la société des douze frères. Je suis enceinte de deux enfants : quand je serai accouchée, je les ferai baptiser et ferai faire un grand festin, où les douze frères présideront et inviteront tous les voisins au festin. » Ces deux enfants sont les hérétiques et les infidèles. Le baptême, c’est cette grande tribulation qui doit purger leurs péchés. Le festin c’est l’abondance des grâces que Dieu répandra sur la terre en suite de cette affliction.

Un jour la sœur Marie sentit quelqu’un qui [208v] venait d’arriver, qu’elle crut être un nouveau démon qui se venait joindre à ceux qui la possédaient. Il était fort turbulent et impatient ainsi qu’il le faisait paraître en ses sens extérieurs. « Il ne voulait point permettre que je mangeasse de sel et m’en empêcha quelque temps ; et lorsqu’il me permit de manger, il ne voulait point de sel, mais [car] il l’avait en horreur. Je demande à Notre Seigneur qui était ce nouveau venu. Il me dit que ce n’était pas un démon, mais que c’était le tonnerre que l’Amour divin faisait venir pour amener les orages qui détruiraient le péché. Quelque temps après, Il me dit que c’était un sergent qui contraindrait les hommes à rendre à Dieu l’honneur et l’amour qu’ils lui doivent. Enfin il me dit que c’était le zèle que les infidèles ont pour leur fausse religion. Ensuite de cela, Notre Seigneur me fit voir une belle chambre où il y avait une belle chaise d’or sur laquelle était assis l’Amour divin et devant lui ce Zèle était debout et le divin Amour le catéchisait et lui apprenait à connaître Dieu et tous les mystères et vertus de la religion chrétienne, et je voyais qu’à mesure qu’il l’instruisait, il se changeait peu à peu et [209] devenait fort sage, doux et modeste. Ensuite de quoi, il aimait autant le sel, lequel représente la divine sapience qui est le Fils de Dieu, comme il le haïssait auparavant, si bien qu’il adorait quasi le sel tant il l’aimait, et m’en faisait mettre en tout ce que je mangeais – excepté qu’une fois il m’en fit prendre une poignée avec grande fureur et la fit jeter contre terre et la fouler sous mes pieds, et Notre Seigneur donna à entendre par après que cette poignée de sel représentait les mauvais prêtres et que le zèle de la divine Justice les jetterait sous les pieds.

Ensuite je vis une troupe d’honnêtes filles qui disaient : ‘Que ne nous laisse-t-on retourner en notre pays, c’est-à-dire au ciel. Nous n’avons plus que faire ici : nous avons fait l’œuvre pour lequel nous étions envoyées.’ Je vis le zèle qui, les apercevant, dit qu’il les allait demander à Notre Seigneur pour les mener à son pays afin d’y convertir les infidèles, et en effet, il les alla demander à Notre Seigneur qui les lui accorda et qui lui dit qu’il prît son carrosse pour les mener. Et la Sainte Vierge donna un cheval blanc pour le porter et pour accompagner ses filles. Je vis aussi la Sainte Vierge qui baisait une autre fille et [209v] lui disait : ‘Allez, ma fille, allez, ma chère fille, avec ces bonnes filles et les accompagnez partout et faites là comme vous avez fait ici.’ Elle la fit déjeuner de deux œufs et d’un verre de vin, l’instruisit et ainsi [elle] s’en alla avec les autres et avec le zèle qui était revêtu d’une belle robe rouge qui traînait en terre, que l’amour divin lui avait donnée et portait sur sa tête un chapeau de toutes sortes de fleurs.

Voici l’explication. Le nouveau venu, c’est le zèle que les infidèles ont pour leur fausse religion. Quand il vint, il était habillé comme un gueux et haïssait le sel, c’est-à-dire Notre Seigneur. Ces honnêtes filles sont les douleurs de la Passion du Fils de Dieu, qui n’avaient que faire où elles étaient, c’est-à-dire dans la sœur Marie, et qui demandaient à s’en aller. Le zèle les demande pour les mener au pays des infidèles afin de les convertir. Notre Seigneur les lui accorde et lui donne son carrosse pour les porter, qui est sa Passion. Ce cheval blanc c’est la Joie qui les suit partout. [210] Cette autre fille à qui la Sainte Vierge parla en particulier, c’est la patience. La robe rouge du zèle, c’est la charité et le chapeau de fleurs représente toutes les vertus.

Section 5. Figures de l’état des infidèles et de leur vocation et conversion à la foi.

L’an 1645, le 3 janvier, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie de prendre environ mille noisettes séchées dans un sac à la cheminée et de les lui ouvrir toutes avec un couteau, ou de les casser avec les dents où le couteau ne ferait rien ; de tremper les noyaux dans le vin et d’arroser les escales355 de sildre356 et de les jeter au feu. Les noix représentent les infidèles, c’est-à-dire tous ceux qui n’ont point de foi, lesquels sont enveloppés dans l’erreur comme dans un sac sans voir la lumière. Ils sont à la cheminée parce qu’ils sont à l’embouchure de l’enfer et quand ils meurent ils y vont tout droit. Ils sont noircis à la fumée parce que l’idolâtrie est une fumée qui vient de l’enfer. On les fait ouvrir avec un couteau à la [210v] sœur Marie ce qui signifie qu’on leur ouvrira les sens et l’oreille du cœur avec le glaive de la parole de Dieu. Elle les trempe dans le vin, c’est-à-dire qu’ils seront baignés dans le sang de Jésus-Christ par le baptême. Elle les mange avec du vin, c’est-à-dire qu’ils seront incorporés dans l’Église et convertis en sa substance pour recevoir la vie surnaturelle de la foi, de l’espérance et de la charité et que l’Église tant militante que triomphante en sera ravie de joie. Les escales qui représentent les corps, comme les noyaux les âmes, sont arrosés de cidre et jetés dans le feu pour signifier que les infidèles seront reçues corporellement, sensiblement et visiblement dans le sein de l’Église qui les recevra avec grande charité et que les reçus en auront grande joie, laquelle est signifiée par le cidre comme la joie du ciel est signifiée dans le monde par le vin. Elle mange toutes ces noisettes pour signifier qu’elle a souffert tout ce qu’elle devait souffrir par ordonnance de Dieu pour contribuer à la conversion des infidèles.

Entre les peines de l’enfer et celle de l’étang357 elle fut un été durant lequel tel jour [211] se passa qu’on la faisait tenir sept heures à genoux pour rendre grâce à Dieu par diverses prières, de la vocation des infidèles à la foi. Et quelquefois on lui faisait faire des processions à l’Église et vis-à-vis de chaque porte en la faisait arrêter et dire : “Un Dieu, une foi, un baptême, une Église, un pasteur”, comme si elle eût appelé les infidèles. »

Section 6. La conversion des sorciers.

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que quand elle sera délivrée des démons qui la possèdent, ils iront prendre possession de tous les sorciers et les mettront à la torture pour les obliger à se convertir. Sur quoi il faut savoir que du temps qu’elle communiait encore, les malins esprits dirent plusieurs fois dans les exorcismes qu’il y avait un arrêt donné au ciel sans dire quel il était, car ils ne savaient point ce qu’il contenait. Mais Notre Seigneur lui dit par après que cet arrêt portait que les sorciers étaient condamnés à être possédés des démons358 lorsqu’elle serait délivrée et que les démons [211v] seraient contraints de détruire en eux leurs ouvrages et d’aider à les convertir par les tourments qu’ils leur feront souffrir. Ensuite de quoi, comme on la voulait faire communier, les malins esprits y mirent empêchements, disant qu’ils avaient commandement de la part de Dieu de l’empêcher de communier jusqu’à ce qu’elle eût déclaré ce qu’on lui avait dit touchant l’arrêt qui était donné dans le ciel. Alors elle le dit en secret à un des exorcistes et tout aussitôt elle eut liberté de communier.

Section 7. Trois villes prises, à savoir le ciel, la terre et l’air, qui est une figure de la conversion générale.

Un jour, comme on faisait les prières ensemble chez M. Potier, la sœur Marie commença à crier par un mouvement extraordinaire, en cette façon, par trois fois : « Trois villes prises. » Ce qui fut expliqué en cette manière. La première de ses trois villes, c’est le ciel, c’est-à-dire la Passion de Notre Seigneur qui est une ville pleine de douleurs, d’angoisses [212] et de désolations. Mais les joies, les gloires et les félicités du paradis vont tuer ces douleurs et ces afflictions, et ainsi cette ville sera prise. La deuxième, c’est la terre, c’est-à-dire l’homme selon le corps et les sens. Le Saint-Esprit a fait tomber plusieurs étincelles de son feu sacré dans cette ville, qui sont les exemples des bons, les inspirations, les prédications et autres grâces. Mais elles sont tombées dans l’eau et dans la boue des plaisirs sensuels. Maintenant il va tomber un déluge de feu qui consumera toutes les fausses délices et voluptés des sens. La troisième, c’est l’air, c’est-à-dire l’âme raisonnable pleine de vices, qui est la boutique du diable, lequel se sert de ses mauvais exemples pour en perdre beaucoup d’autres. Mais les vertus vont tuer les vices et elles régneront en leur place.

Section 8. Les canons du Père, du Fils et du Saint-Esprit pour convertir tout le monde.

Un jour la sœur Marie, voyant saint Gabriel qui [212v] chargeait un canon, elle disait : il charge un canon. Mais Notre Dame lui dit : « Il en charge quarante. » Et tous ces canons avaient la bouche tournée vers un grand feu de joie – lequel on a interprété de la grande tribulation qui doit arriver pour détruire le péché et pour enflammer ensuite tous les cœurs du feu de l’amour divin ; et elle ne sut point pour lors ce que signifiaient ces canons.

Le cinquième jour de janvier 1646, Notre Seigneur l’interpréta en cette manière. Il a dit que les canons signifiaient les prêtres et qu’avant l’Incarnation il y avait des canons, mais il y avait ni feu, ni poudre ni boulets, et que saint Gabriel annonçant le mystère de l’Incarnation a chargé les canons, parce que la poudre dont ils sont chargés, c’est l’humanité du Fils de Dieu. Les boulets sont les sacrements, le feu c’est le grand amour dont Notre Seigneur a aimé son Père éternel et la grande bonté qu’Il a eue pour nous. De ces quarante canons, il y en a dix pour le Père, dix pour le Fils en tant que Dieu, dix pour le Saint-Esprit, dix pour le Fils de Dieu en tant qu’homme. Le nombre de dix est un nombre fini pour l’infini. [213]

Il y en a dix pour le Père, qui par la bouche des prêtres donnera l’absolution en la conversion générale à tous ceux qui seront coupables de péchés de fragilité. Dix pour le Fils qui par la bouche des prêtres donnera l’absolution à tous ceux qui seront coupables de péchés d’ignorance. Dix pour le Saint-Esprit pour les péchés de pure et délibérée malice.

Notre Seigneur dit qu’en cela tous les péchés sont compris et que néanmoins il restait dix canons qui étaient l’abondance de la rédemption et il ajouta que « comme tous sont morts en Adam, tous seront ressuscités en lui. Mon secret est à Moi. Toute puissance m’est donnée au ciel et à la terre. Je ferai ce qu’il me plaira de mes canons. »

Section 9. Elle est une flèche empoisonnée. Elle fait un message aux éléments.

L’an 1644, le dernier de décembre, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie d’aller faire un message de sa part aux quatre éléments. Aussitôt se trouvant animée extraordinairement en son esprit, elle s’en va aux quatre éléments et leur parla [213v] en cette façon et en ces mêmes termes : « Ô terre, ô eau, ô air, ô feu ! Celui qui est m’a envoyé vers vous pour vous dire qu’Il vous commande que vous prépariez ses voies parce qu’Il veut venir faire la visite de Ses créatures.

– Nous connaissons bien Celui qui est, mais qui êtes-vous qui vous dites envoyée de Sa part ?

– Je suis, répondit-elle, une flèche empoisonnée qui vient pour faire mourir le péché.

– Ô, que vous êtes la bienvenue, dirent-ils.

– Il a fait un grand ravage dans ce pays ici. Il a congelé, dit la terre, et refroidi mes parterres, mes campagnes et mes prairies. Peu de fleurs ont échappé359 sa froidure : il a empoisonné la racine de mes arbres. La plupart en sont morts, les autres se vont desséchant, peu ont échappé son poison.

– Il a troublé mes ondes, dit l’eau : au lieu de laver, elles salissent. Il a empoisonné mes fontaines et les a rendues amères et mortifères.

– Il a empesté, dit l’air : ceux qui me respirent en meurent. Peu en échappent.

– Par son souffle, dit le feu, il a éteint mes flammes : il a jeté du soufre dans [214] mes brasiers qui les rend puants et infects. »

Après cela, la sœur Marie dit à la terre : « Celui qui est vous commande de faire reverdir vos parterres, vos campagnes et vos prairies et de les diaprer d’une infinité de fleurs, afin qu’elles embaument l’air de leurs suaves odeurs. Il vous commande de revêtir vos arbres de feuilles, de fleurs et de fruits, depuis le plus haut cèdre du Liban jusqu’à la moindre ronce. Et vous, eau, Il vous commande de laver tout ce qui est sale et de le rendre blanc comme de la neige et de mettre du bois dans vos fontaines pour les rendre douces et potables. Et vous, air, Il vous commande de dissiper vos nuages et de vous rendre clair, luisant et serein. Et vous, feu, Il vous commande de purifier l’or et l’argent et de brûler la paille. »

Elle ne sait ce que tout cela signifie, car on ne lui a point expliqué. Mais l’on voit bien que c’est une figure des effets du péché dans les âmes et du changement qui se fera à la conversion générale. [214v]

Section 10. Notre Seigneur ayant visité ses terres, dit avec tristesse : terra miseria, etc. La joie qui le suit chante alléluia et prend possession de tout le monde.

Un jour, Notre Seigneur parlant à la sœur Marie lui dit : « Remarquez bien : il est vendredi dans le moment auquel Je viens. Je m’en retournerai. »

Ensuite de quoi, onze jours se passèrent du nombre desquels elle en fut neuf sans le voir. Elle dit à Notre Dame : « Où est-il allé ?

– Il est allé visiter ses terres, dit la Sainte Vierge. Il appelle ses terres toutes les nations qui ne sont point de son Église, et son Église il l’appelle sa maison. »

Au bout de neuf jours, elle Le vit entrer dans l’église de Coutances, disant ces paroles avec tristesse et douleur : Terra miseriae et tenebrarum, ubi umbra mortis et nullus ordo, sed sempiterna horror inhabitat360. Étant dans l’Église, il y fit la procession tout du long par dedans deux jours de suite, disant toujours les mêmes paroles. Immédiatement après lui, marchait la Foi, suivie de l’Espérance. La foi paraissait comme un soldat tant elle était austère [215] et elle avait en sa main droite un gros diamant qui était fort noir. L’espérance était comme une jeune fille fort propre, simple, grande et d’un geste fort agréable, mais qui était comme languissante. La foi disait qu’elle allait prendre possession de tout le monde, et pour cet effet elle chantait sur le soir cinq alléluia. Elle chantait le premier du côté de l’orient, le second du côté du midi, le troisième du côté de l’occident et le quatrième du côté du septentrion et le cinquième encore du côté de l’orient. En chantant tous ces alléluia, elle avait les bras ouverts. Mais en chantant le dernier, elle s’abaissait profondément comme si elle eût voulu s’anéantir, puis se relevant, elle tournait ses yeux au ciel. Elle chantait ces cinq alléluia en l’honneur des cinq plaies de Notre Seigneur. Aux deux premiers elle offrait à Dieu le Père les plaies des deux pieds de son Fils, avec tous les pas qu’Il a faits et tous les travaux et fatigues qu’Il a eus sur la terre pour sa gloire et pour notre salut. Aux deux autres d’après, elle lui offrait les deux plaies des mains et toutes les saintes œuvres qu’Il a faites pour la même fin. [215v] Au cinquième, elle lui offrait la plaie du côté, avec l’amour immense vers Lui, et sa charité infinie vers nous qui lui ont fait faire et souffrir tout ce qu’Il a fait et souffert pour Sa gloire et notre salut. En chantant ce cinquième alléluia elle s’abaissait et anéantissait : puis elle levait les yeux au ciel vers le Père éternel, comme Lui disant : « Je reconnais que je ne suis pas capable de comprendre, mais qu’il n’y a que vous seul, ô Père saint, qui connaissiez l’amour incompréhensible et la charité immense avec laquelle votre Fils bien-aimé a fait et souffert pour Votre gloire et pour notre salut. »

Au second jour, pendant que Notre Seigneur disait ces paroles : Terra miseriae et tenebrarum, etc., l’Espérance chantait gaiement durant toute la journée ce verset du psaume 84 :

La blanche Vérité germera de la terre

et Justice en tout lieu épandra sa clarté361.

La sœur Marie dit à l’Espérance : « Vous ne prenez point possession de la terre comme fait la foi. » Elle répondit : « Partout où est la foi, [216] je suis avec elle et tout ce qui est à elle est à moi. C’est pourquoi elle prend possession pour elle et pour moi. »

Notre Seigneur dit depuis à la sœur Marie que tous les fidèles peuvent chanter les cinq alléluia que la foi chantait, mais spécialement ceux qui travaillent au salut des âmes dans les missions ou ailleurs, et qu’il les faut chanter en cette manière : en les chantant, il faut offrir au Père éternel les cinq plaies de Son Fils et tout ce qu’Il a fait et souffert en la terre avec un si grand amour et une charité si ardente pour obtenir de Sa divine bonté toutes les grâces qui nous sont nécessaires et convenables, tant pour Sa gloire et l’accomplissement de Sa sainte volonté en nous, que pour la conversion et le salut des âmes pour lesquelles nous travaillons. Outre cela, en chantant ces cinq alléluia, il faut se tourner vers tous les saints en général et les prier de nous donner les mains pour nous tirer à eux, et d’employer leurs mérites et intercessions devant Dieu pour nous faire aller au lieu où ils sont par les mêmes portes [216v] par lesquelles ils y sont entrés, c’est-à-dire par les portes des sacrées plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Section 11. Notre Seigneur sur le bord du néant du péché pour en tirer les âmes. Le torrent des sept rivières.

L’an 1650, au mois de septembre, la sœur Marie fut mise entre deux abîmes qu’elle voyait continuellement en esprit et cette vue dura quelques semaines. Le premier est l’abîme du néant dont Dieu a tiré toutes les créatures et cet abîme n’est ni bon, ni mauvais. Le deuxième c’est l’abîme du péché dans lequel tombent tous ceux qui offensent Dieu mortellement. Cet abîme est infiniment effroyable, c’est Lucifer qui l’a creusé, et qui a précipité tous les pécheurs avec lui. Mais elle vit Notre Seigneur sur le bord de cet abîme avec toutes les armes de sa Passion et elle L’entendit disant qu’Il tirerait toutes les âmes par la conversion de tout le monde.

Pour l’ordinaire, quand on veut dire quelque chose d’importance à la sœur Marie, on la fait [217] dire auparavant ce verset du psaume 84 : Audiam quid loquatur in me, etc. :

Je veux faire silence et mon oreille tendue

Tout coi sans respirer, écoutant pour entendre

Ce que Dieu, le grand Dieu, parlera dans mon cœur362.

Un jour, après que Notre Seigneur lui eût fait dire ces paroles, elle demanda congé pour aller voir si son Père, l’Amour divin, avait bientôt fait [fini]. C’est qu’elle [l’] avait vu sur le bord d’un grand torrent, là où il creusait quantité de canaux pour détourner l’eau de ce torrent dans la prairie. Il bouchait avec des gazons l’entrée de chaque canal et disait que, quand il en serait temps, Il n’avait qu’à ôter les gazons, et que l’eau de ce torrent coulerait aussitôt dans les canaux et abreuverait toute la prairie. Elle y alla donc et trouva Notre Seigneur sur le bord du torrent, qui lui dit quantité de belles choses. Le torrent contenait sept rivières différentes qui était jointes et contiguës les unes aux autres, sans néanmoins être mêlées ensemble.

Ces sept rivières qui représentaient les sept péchés mortels ou capitaux, lui paraissaient en la forme et figure que je vais dire.

« Il y en avait une au milieu de toutes les autres qui était horriblement noire, et d’une noirceur [217v] qui faisait mal au cœur et qui avec cela était si rapide qu’elle donnait le branle à toutes les autres et les entraînait avec elle, et celle-ci représente l’orgueil et l’ambition, car les orgueilleux et ambitieux, spécialement les riches et les grands, tant séculiers qu’ecclésiastiques, entraînent après eux, par leur autorité et par leur mauvais exemple, tous les autres dans la perdition.

« La seconde qui était l’avarice était pleine d’eau et de sang mêlés ensemble, mais d’une eau et d’un sang noirâtre vilain et qui faisait dépit et mal au cœur à le voir. C’est la substance des pauvres que les avaricieux sucent et dévorent.

« La troisième qui était l’envie était pleine de vers.

« La quatrième qui était la gourmandise était toute pleine d’ordures et de saletés, comme un torrent qui passant par une rue, laquelle est remplie de fiente et d’ordures et de saleté, emporte tout cela avec soi.

« La cinquième était la luxure. Sa couleur était semblable à celle d’un mouron et puante comme le pus d’un apostème363 [abcès]. Elle faisait mal au cœur et avec cela elle était venimeuse et empoisonnait [218] tous ceux qui en buvaient et c’était celle-ci qui déplaisait davantage à Notre Seigneur.

« La sixième qui était l’ire était comme un feu horriblement noir, bouillonnant, écumant et furieux. Et Notre Seigneur me dit que celle-ci s’appelait le larron pour la raison qui sera dite.

« La septième qui était la paresse était comme une eau croupissante, dormante et bourbeuse qui ne sert à rien qu’à produire des grenouilles, des lézards et d’autres semblables bêtes.

« Or comme je regardais ces sept rivières et que Notre Seigneur m’eut expliqué ce qu’elles signifiaient ainsi que je viens de dire, Il les bénit et par Sa bénédiction Il les changea d’une merveilleuse façon.

« Car celle du milieu qui était l’orgueil fut convertie en une eau cristalline qui était si claire que quoiqu’elle fut fort profonde on y eût vu néanmoins un ciron jusqu’au fond. Elle était si claire qu’elle en était toute lumineuse, en sorte qu’elle éclairait les autres, et avec cela elle coulait avec un doux murmure qui était extrêmement agréable, et il semblait qu’elle [218v] fut animée de quelque esprit divin qui lui faisait donner mille louanges à Dieu et au lieu que pour sa rapidité elle entraînât les autres rivières dans la perdition, elle les attirait maintenant à louer et glorifier Dieu avec elle. Et tout cela était une figure de la conversion qui se fera au temps de la grande mission de Notre Seigneur. Les grands et ambitieux du monde, tant séculiers qu’ecclésiastiques seront alors ces cèdres du Liban, ces grands saints dont il est parlé ailleurs.

« La deuxième qui était l’avarice fut convertie en une eau de couleur bleue et céleste très agréable à voir, ce qui signifie qu’au lieu que les avaricieux ne regardent que la terre, ils seront tellement changés qu’ils deviendront tout célestes et ne regarderont plus que le ciel.

« La troisième qui était l’envie fut changée en une eau claire mêlée avec du vin, ce qui représente qu’au lieu que les envieux sont rongés par leur envie comme par des vers, en la vue des biens et de la prospérité d’autrui, ils seront tellement changés qu’ils s’en réjouiront : ce qui est figuré par le vin qui a coutume de réjouir le cœur.

« La quatrième qui était la gourmandise fut [219] convertie en une eau argentine, extrêmement blanche et nette, ce qui signifie la sobriété.

« La cinquième qui était la luxure fut changée en une eau toute d’or et qui était comme de l’or liquéfié et potable et de l’or très pur et très fin. Cette rivière était merveilleusement belle et riche. Elle avait ces deux belles qualités, car elle était pleine d’une admirable beauté et de grande richesse. Outre cela elle était bordée des deux côtés comme de deux murailles de très beau cristal, et était couverte par dessus d’une couverture qui était blanche comme de la neige, et si blanche qu’elle en était toute brillante. Mais cette couverture n’était pas transparente, de sorte qu’on ne la voyait que par les côtés à travers le cristal où elle paraissait extrêmement belle. Elle était fermée, et Notre Seigneur en portait la clé, et Il me dit que c’était cette rivière qu’Il aimait davantage et qui lui était la plus agréable.

« La sixième était l’ire qui fut changée en un torrent impétueux semblable à ces torrents qui descendent des montagnes en suite d’un gros orage, qui sont de couleur d’argile et qui ravissent et emportent tout ce qu’ils rencontrent : [219 v] ce qui signifie que l’Ire déréglée sera changée en une sainte fureur contre le péché et spécialement contre l’infidélité et l’idolâtrie et qu’elle renversera et emportera toutes les idoles et tous les instruments de l’idolâtrie dont les infidèles se servent dans leur fausse religion. Elle renversera leurs idoles et leurs temples et leur ravira tout ce qui sert à leur impiété. Et c’est pourquoi Notre Seigneur l’appelle le larron : car c’est un saint larron qui dérobera aux infidèles tous les instruments de leur perdition. Et de plus j’entendais ce torrent qui criait à haute voix et qui ne cessait de crier : Sancta Maria, mater Dei et Virgo ; cui data est omnis potestas in caelo et in terra, adjuva nos364. Aidez-nous à vaincre et détruire l’idolâtrie et l’infidélité et toute sorte de péchés.

« La septième qui était la paresse fut changée en une eau de fontaine très belle et très claire qui était excellente à boire et très bonne et utile à tout.

« Tous ces changements se feront au temps de la conversion générale et alors on débouchera tous les petits canaux qui sont aux deux rivages du torrent et les eaux se répandront de tous côtés et arroseront toute la terre [220] universelle. »

« Voyez-vous, dit Notre Seigneur à la sœur Marie, nous avons bu, par les tourments que vous avez soufferts, toutes les eaux de ces rivières telles qu’elles étaient auparavant que je les eusse bénites. Nous les avons bues comme on les boit en enfer, car nous avons porté la peine et la coulpe, c’est-à-dire : nous avons souffert comme si nous avions été coupables, nous avons porté les peines avec l’Ire de Dieu qui est le châtiment dû à la coulpe, tant dans l’enfer que dans le mal de douze ans. Mais nous les donnerons à boire aux autres, c’est-à-dire à tous les pécheurs, telles qu’elles sont maintenant et nous les disposerons à les boire par le moyen des grandes tribulations que nous leur enverrons qui les purifieront et convertiront comme ces eaux ont été purifiées et changées par ma bénédiction. »

Section 12. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont disposés à faire miséricorde à toutes les âmes et la leur faire de grands dons.

[220v] L’an 1645, le 21 janvier, Notre Seigneur dit à la sœur Marie ce qui suit : « Mon Père éternel est disposé à faire miséricorde à toutes les âmes créées à Son image. Moi, je suis disposé à faire la guerre au péché et à l’anéantir. Le Saint-Esprit est disposé à distribuer les fruits de ma Passion. Notre Dame dit qu’elle est disposée à recevoir dans son sein toutes les âmes qui quitteront les péchés, à leur donner ses mamelles, et à les nourrir de son lait. Que ceux qui voudront travailler au salut des âmes avec Notre Seigneur, elle leur donnera de son vin tant qu’ils en voudront boire. »

« Je m’en vais tenir taverne, dit une autre fois Notre Seigneur à la sœur Marie.

– Vous vous moquez, lui dit-elle.

– Non, Je ne me moque pas.

– Votre sainte mère y sera donc ?

– Oui, répondit la Sainte Vierge, et [je] donnerai du vin à trois sortes de personnes. J’en donnerai à goûter à tous ceux qui portent l’image de Dieu. J’en donnerai à boire à ceux qui font pénitence et j’en enverrai à ceux qui travaillent à la conversion des âmes. »

Le 9 février 1645, la sœur Marie se trouva dans une salle où elle vit Notre Seigneur tailler des habits de plusieurs sortes, à savoir de toile, de laine grise et de laine [221] blanche. Ceux de toile sont pour les laboureurs, c’est-à-dire pour ceux qui labourent leur terre et la disposent à recevoir la semence de la grâce par diverses œuvres de mortifications extérieures, et ne travaillent pas tant à leur intérieur. Ceux-là ne seront revêtus que de grosse toile. Les autres seront vêtus de laine grise, ce qui signifie la mortification extérieure et intérieure. Les autres de laine blanche, ce qui signifie les vertus. Notre Dame faufilait365 les habits, et les Vertus les cousaient. L’Humilité était assise sur le pavé où elle cousait et taillait des souliers. La Foi et l’Espérance forgeaient, celle-là des couteaux, des poignards et des épées, et celle-ci des éperons dorés et argentés, de cuivre et de fer blanc. Les trois Puissances de l’âme de la sœur Marie forgeaient aussi.

L’Amour divin présentait à l’entendement des lames d’or, qui sont des afflictions, et l’Entendement les présentait à la Volonté pour en faire de la monnaie, et la Mémoire soufflait le feu en ce qu’elle fournissait quelques exemples des souffrances de Notre Seigneur et des saints. Et ensuite, la Volonté présentait [221v] les pièces de monnaie pour la rédemption des captifs.

Dans la même salle, il y avait des monstres qui avaient une forme humaine depuis la tête jusqu’à la ceinture, et en bas ils étaient velus et avaient une queue de bête. Leurs pieds et leurs mains étaient armés de griffes. Ils avaient des cornes à la tête et des yeux étincelants de fureur et de rage. Ils lui dirent : « Votre époux nous a commandé de faire des disciplines pour discipliner nos religieux », c’est-à-dire les sorciers.

Il y avait encore des petits éthiopiens qui grinçaient les dents et qui jetaient leurs yeux hors la tête et faisaient des gestes de folie. Ceux-ci lui dirent : « Votre époux nous a commandé de faire des verges pour châtier les rageants366 ».

Les habits dont il est parlé ci-dessus sont les dons et les grâces dont Notre Seigneur revêtira ceux qui seront convertis.

Section 13. Le cantique de la divine sapience. La terre sera peuplée de saints.

Un jour la sœur Marie vit la sapience éternelle [222] en la forme d’une princesse pleine de majesté. Elle tenait à la main une baguette blanche, mais qui était courbée en plusieurs endroits. Et en tenant cette baguette, elle chantait en parlant à l’Amour divin qui a fait souffrir Notre Seigneur pour être payé en rigueur de justice. « Ô juge sans faveur ! ô juge sans faveur ! » Mais elle chantait ces paroles par deux fois et en deux manières. À la première fois et à la première manière, lorsqu’elle commençait à chanter, elle tenait le bout de sa baguette contre la terre, puis elle l’élevait vers le ciel, y levant aussi les yeux, et ensuite elle la laissait retomber en terre et durant tout cela, cette divine Sapience chantait d’une manière triste et lugubre : « Ô juge sans faveur, ô juge sans faveur », comme disant : « J’ai encore bien à souffrir dans la sœur Marie, car vous ne faites aucune faveur, voulant être payé jusqu’au dernier denier. »

Après cela elle passait sa baguette de la main droite à la gauche et la jetait dans une fournaise ardente, puis la reprenant, elle chantait pour la seconde fois : « Ô juge sans faveur, ô juge sans faveur. » [222v], Mais elle le chantait en une autre manière, car au lieu que la première fois elle regardait premièrement la terre, puis le ciel, et qu’elle chantait fort tristement, à cette seconde fois elle levait premièrement les yeux au ciel et tenant sa baguette à la main, elle chantait avec une grande joie et comme étant toute ravie : « Ô juge sans faveur, ô juge sans faveur », comme disant : « Je vous ai payée en rigueur de justice et sans avoir eu aucune faveur. » Puis elle baissait les yeux en terre, comme si elle l’eût voulu baiser par honneur et affection. Elle achevait de chanter en disant : « Ô juge sans faveur. »

La baguette blanche [ce] sont les serviteurs de Dieu qui sont encore courbés en ce temps ici à cause de leurs imperfections. La Sapience éternelle passe cette baguette de la main droite à la gauche et la jette dans une fournaise ardente non pas pour la consommer, dit-elle, mais pour la redresser et fortifier, ce qui s’accomplira au temps de la grande tribulation qui doit venir. Au commencement, la Sapience divine élève les serviteurs de Dieu vers le ciel : mais ils retombent en terre par [223] leurs imperfections, et c’est ce qui se fait maintenant. Mais par après, elle chante avec joie et après avoir regardé le ciel, elle s’abaisse profondément vers la terre comme la voulant baiser, parce que, après cette grande tribulation et la conversion générale, la terre sera peuplée de saints.

Section 14. Les cèdres du Liban. La corne de licorne. L’état du monde après la conversion générale.

Un jour, la sœur Marie disait par un mouvement extraordinaire : « Je veux voir les cèdres du Liban, je les veux voir marcher et se promener dans nos chambres et par les rues avec la corne de licorne au front et le carré sur la tête367, et quand ils marcheront, que tout le monde les honore ; et moi je veux chanter par les rues un cantique [223v] de gloire et de louange à Dieu et que tout le monde me réponde.

– Oui, dit Notre Seigneur, vous verrez les cèdres du Liban et vous en verrez marcher dans votre chambre. »

Ces cèdres sont ceux qui excelleront en sainteté au temps de la conversion générale. Porter au front la corne de licorne, c’est faire régner en soi la divine Volonté représentée par la corne de licorne, parce que, comme la corne de licorne chasse le venin, aussi la divine Volonté chasse où elle est le poison du péché. Le bonnet carré, c’est la croix de Notre Seigneur en laquelle les prêtres et justiciés mettront leur gloire. La sœur Marie chantera un cantique auquel tout le monde répondra, non pas par paroles, mais par œuvres, car alors tous les hommes de toutes conditions feront leurs œuvres de telle sorte qu’ils glorifieront Dieu en toutes leurs actions et tout le monde honorera les prêtres en suivant leurs bons exemples et leurs saintes instructions. Le prophète David dit ceci très bien au psaume 71, versets 15 et 16. Voici comme Desportes les a mis en français :

Les bourgeois dedans les cités [224]

Fleuriront comme herbe nouvelle,

De son nom et de ses bontés

Sera la mémoire éternelle :

D’âge en âge il reverdira

Tant que le soleil durera.



En lui chacun sera béni,

Et toute la machine ronde

Publiera son los368 infini

Bénissant ce grand Dieu du monde,

le Dieu d’Israël tout parfait,

Qui seul les merveilles nous fait.



Soit béni éternellement.

Le nom de sa gloire accomplie

La terre universellement

Soit de ses louanges remplie,

Disant, bénissant son secours

Ainsi soit, ainsi soit toujours369.



En l’an 1655, le 27 février, la sœur Marie commença de chanter alléluia deux fois, mais d’une manière fort triste, regardant premièrement le ciel comme pour invoquer tous ceux qui sont dans la béatitude et dans les joies du paradis, puis baissant les yeux vers la terre et laissant tomber sa tête comme ferait une personne morte, pour signifier l’état de mort de ceux pour qui elle souffrait et pour la conversion desquels elle appelait à son aide toute la Cour céleste. Après cela elle demanda une pierre : on lui en apporta [224v] une qui était au foyer et qui était toute noire, à cause du long temps qu’elle y était. Elle l’a pris de la main droite secrètement et au-dessus de la gauche et la présenta à la Sainte Vierge, la tenant toujours en sa main droite, et elle la lui présenta trois fois, la faisant toucher aux pieds de son image et disant trois fois l’Ave Maria qui contient l’Incarnation du Fils de Dieu et la rédemption du monde. Cela étant fait, elle présenta encore cette pierre à la très sainte Trinité, la levant en haut avec les deux mains, disant trois fois le Gloria Patri au commencement. Puis on lui fit dire le Pater. En le disant, elle répéta trois fois panem nostrum, pour demander le pain de la grâce à ceux que cette pierre figurait et elle dit aussi quarante fois ces paroles : Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra, et en les disant elle fit une interruption pendant laquelle elle chanta gaiement et joyeusement cinq alléluia.

Cette pierre est une figure des cœurs et des esprits endurcis et invétérés dans leur malice. La sœur Marie les présente à la Sainte Vierge comme à celle qui a tout pouvoir au ciel et à la terre et par l’entremise de laquelle Dieu les convertira. Elle fait toucher cette pierre qui est leur figure aux pieds de l’image de la Sainte Vierge pour montrer qu’ils seront assujettis à son empire et qu’ils la reconnaîtront et honoreront comme leur souveraine. En faisant cela, elle dit trois fois [225] Ave Maria pour montrer qu’ils seront convertis par la grâce du ministère de l’Incarnation du Fils de Dieu, lequel a été opéré par l’amour et la charité ineffable de la très sainte Trinité pour signifier que les trois personnes divines les acceptent et qu’ils glorifieront Dieu éternellement. Elle dit quarante fois Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra pour donner à entendre qu’après la conversion générale, la volonté de Dieu s’accomplira à la terre, comme elle s’accomplit au ciel. Elle chante alléluia joyeusement parce que l’Église se réjouira de leur conversion et qu’ils seront associés avec les habitants du ciel pour chanter alléluia éternellement. C’est de ces pécheurs dont parle David au Psaume 71 : Coram illo procident Ethiopes et inimici ejus terram lingent. Voici comment Desportes le tourne :

Aux déserts les plus reculés

Ceux qui si noirs font demeurance

Avec leurs visages brûlés

Viendront lui rendre obéissance,

Et tous prosternés contre bas

Ses haineux lècheront ses pas370.

Section 15. Dieu se servira des malins esprits pour détruire leur ouvrage et pour convertir le monde.

[225v] Ce sera pour lors que ces paroles du Saint-Esprit seront accomplies : Salutem ex inimicis nostris et de manu omnium qui oderunt nos371. Dieu par une puissance admirable et par une bonté incomparable forcera nos ennemis de contribuer à notre salut. Elle entendit une fois les trois personnes divines et la Sainte Vierge qui parlant aux démons leur faisaient les commandements suivants. « Le Père disait : « Allez, je vous envoie comme des trompettes pour réveiller mes enfants qui sont endormis à l’ombre de la mort », c’est-à-dire du péché. Le Fils leur disait : « Allez, je vous envoie comme des nonces pour annoncer à tous les hommes qu’ils viennent à moi et que j’ai les bras ouverts pour les recevoir. » Et le Saint-Esprit leur disait : « Allez, je vous envoie comme des serviteurs pour dire à toutes les âmes qu’elles viennent que le festin des noces est préparé et que toutes choses sont prêtes. »

« Et j’entendis aussi la Sainte Vierge qui leur disait : « Allez, je vous envoie comme des prédicateurs pour annoncer à tous les hommes que le royaume de Dieu est [226] prochain et pour leur prêcher la pénitence. »

« Enfin j’entendis la très sainte Trinité qui leur disait : “Allez, je vous envoie comme des sergents et des archers armés de colère pour mettre en prison ceux qui ne voudront pas se convertir.” Les démons accompliront tous ces commandements, car ils posséderont généralement tous ceux qui ne voudront pas se convertir. Ils publieront leurs péchés et leur feront souffrir tant de tourments qu’ils les contraindront de faire pénitence. En ce temps-là, si un prêtre veut monter à l’autel en péché mortel, il sera possédé. S’il se confesse avec douleur, il sera délivré. S’il retourne au péché, la possession reviendra. Ceux qui se moqueront des possédés, disant “Ha ! Qu’ils le valent bien !”, seront possédés. Dans les tourments que les démons exerceront sur eux, plusieurs se voudront tuer eux-mêmes par désespoir, mais ils les en empêcheront, et saint Raphaël sera envoyé de Dieu pour guérir les désespérés. Saint Michel sera envoyé pour conduire et amener les âmes à Dieu. »

Sur la fin de la vie de la sœur Marie, environ un an devant que de mourir, on lui fit dire un [226v] rosaire et sur les petites marques ces paroles : Mitte nos in porcos372.

Notre Seigneur et sa sainte Mère ont promis quantité de fois à la sœur Marie qu’un jour viendra auquel il se fera un grand feu de joie et que quand elle sera avec ses amis devant ce feu, on expliquera quantité de choses qu’on lui a dites et dont on n’a point encore donné l’intelligence et que ce feu de joie sera lorsque tous des cœurs de tous les habitants de la terre seront enflammés de l’amour divin. [227]

.Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession.

.Chapitre 1. C’est ici un œuvre des divins attributs.

Dieu a fait connaître à la sœur Marie que ce sont les divins attributs qui opèrent l’œuvre qui se fait en elle, à savoir : la divine volonté, l’amour divin, la charité divine, la justice, la miséricorde, la force, la patience, la toute-puissance et la sapience, ce qui se voit assez dans toutes les choses qui sont ici écrites. [227v]

Un vendredi saint, comme l’on chantait la Passion, lorsqu’elle ne pensait à rien moins qu’à ce que je vais dire, elle entendit le Père éternel qui criait d’une voix tonnante : « Comment, comment ! ma justice, ma justice éternelle qui fait trembler le ciel et la terre et les enfers, attachée aux mamelles d’une femme ! Comment ! Mon amour divin, ma charité, ma divine volonté, ma force, mes divins attributs, mon fils, ma fille, l’ornement de ma maison, transportés. Oh ! Je l’avais bien dit, que qui aura un grain de foi transportera les montagnes. Car voilà les montagnes de mes divins attributs transportés du ciel dans un morceau de terre ! »

« Entendant tout cela, j’étais étrangement éperdue et épouvantée, et je ne savais que devenir d’étonnement et d’appréhension, spécialement de ce qu’Il disait et redisait ces choses plusieurs fois : “Comment ma justice attachée aux mamelles d’une femme !” Je demandais ce que c’était que cela. “Oh ! Mais je ne m’étonne pas, continua-t-il, si vous vous vantez tant d’aimer ma justice, car une mère aime bien l’enfant qu’elle allaite. Ma justice est comme liée de bandelettes, enveloppée de drapeaux et attachée à vos mamelles. Ces drapeaux sont vos sens intérieurs et extérieurs qui cachent et enveloppent ma justice, laquelle opère secrètement [228] ses effets là-dedans. Les bandelettes sont les désirs effrénés que vous avez de souffrir. Vos deux mamelles, c’est votre corps et votre esprit. Le lait c’est la haine du péché, et mes divins attributs, mon fils et ma fille, sont transportés en vous. Oh ! C’est fait ! Les femmes disposeront bientôt de ma divinité.” Il dit cela parce que la Sainte Vierge ordonne et dispose de cet œuvre. »

Elle a ressenti en plusieurs occasions divers effets des divins attributs. Elle a été quelquefois possédée et animée de la divine Justice, quelquefois de la Miséricorde, quelquefois de la Charité. Quand elle était possédée de la Justice, elle eût voulu que ceux qui péchaient fussent descendus en enfer tout vivants. Et si elle eût vu un péché mortel en elle, elle eût voulu descendre en enfer, parce que c’eût été justice.

Quand elle était animée de la miséricorde, tous les péchés du monde ne lui semblaient rien en comparaison de la bonté de Dieu, et elle pleurait amèrement de ce qu’il n’était point permis de prier pour la conversion des diables et des damnés ; et elle sentait plus de douleurs de cela qu’elle n’avait de joie de tous ceux qui doivent être sauvés.

Quand elle était possédée [228v] de la charité, elle voyait Notre Seigneur tenant un petit enfant sur son bras et lui disant : « Lequel aimez-vous mieux, de ce petit enfant ou de moi ? » Elle connut que ce petit enfant représentait les sorciers pour la conversion desquels elle souffrait et dit : « J’aime mieux souffrir ici-bas pour ce petit enfant jusqu’au jour du Jugement, que d’aller avec vous dans le paradis, quand il me serait ouvert tout maintenant. »

.Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc.

L’an 1641, le 29 octobre, la Sainte Vierge lui présenta un vaisseau plein d’une liqueur très agréable, et si plein qu’elle était prête de tomber de tous côtés, et elle dit : « Prenez, ma fille, prenez cela et le buvez.

– Non je ne boirai point, si mon époux ne me le commande.

– Mon fils, dit la Sainte Vierge à Notre Seigneur, commandez-lui.

– Ma mère, Je n’y mets point d’empêchement.

– Prenez [229] donc, ma fille.

– Je ne le prendrai point s’Il ne me commande absolument, car je sais ce que c’est : ce sont des consolations et je n’en veux point, donnez-les à d’autres.

– Quoi ! dit Notre Dame, voulez-vous que je fasse une injustice : ce sont les vôtres que je garde dont vous avez été privée par le passé. Je ne puis pas les donner à d’autres.

– Faites-en ce qu’il vous plaira, mais je ne les prendrai pas si mon époux ne me le commande.

– Mon fils commandez-lui, je vous en prie.

– Ma mère, répondit Notre Seigneur, Je ne l’empêche point. Prenez-les donc, ma fille, car elles vont tomber par terre et seront perdues.

– Je n’en veux point du tout si mon époux ne le veut absolument. J’aimerais mieux mille enfers avec sa divine volonté que cent mille paradis sans elle. »

Un jour, elle vit la divine Volonté comme une grande dame très majestueuse, mais d’un visage fort austère, et auprès d’elle, il y avait une vieille femme fort triste qui tenait une écuelle de bois à la main. Au même temps elle aperçut Notre Seigneur et sa sainte mère, et au milieu d’eux, une jeune fille fort belle, agréable et d’un visage très gai et très joyeux, qui partit d’avec Notre Seigneur et Notre Dame pour venir à elle, mais la sœur Marie [229v] lui tourne le dos comme aussi à Notre Seigneur et à Notre Dame, et s’en va vers la vieille qui était au pied de la divine Volonté, laquelle remplissant son écuelle d’eau, la baille à la sœur Marie qui la but entièrement.

Cette vieille représente la tristesse et l’affliction, et la jeune fille, la joie et la consolation. L’écuelle pleine d’eau représentait les larmes que la sœur Marie avait à répandre. Elle quitte Notre Seigneur et Notre Dame avec les consolations, pour suivre la divine Volonté parmi les désolations. Elle dit quelquefois à Notre Seigneur : « Je vous aime bien, mais pourtant si vous m’envoyiez maintenant votre paradis et que vous ne commandassiez d’y entrer pour y être éternellement avec vous et pour y jouir de toutes les joies et félicités que vous y possédez, et que la divine Volonté me dit que j’allasse en enfer, je vous assure que je vous quitterais vous et votre paradis, et que je me jetterais tout à l’heure au milieu des feux de l’enfer.

– Vous ne m’aimez donc point, dit Notre Seigneur ?

– Si ce n’est point vous aimer que de faire ainsi, répondit-elle, je ne vous aime donc point, car je ferais cela, et je ne puis avoir d’autres sentiments.

– Oh ! Non ! répliqua Notre Seigneur, ce n’est pas que vous ne m’aimiez, mais c’est que vous [230] aimez davantage ma divinité que mon humanité, car la divine Volonté, c’est ma divinité, et c’est elle qui règne sur moi et à laquelle je suis assujetti aussi bien que vous. »

La sœur Marie parlant à quelqu’un de la très adorable volonté de Dieu, lui disait : « Honorons et aimons cette divine Volonté comme notre mère, et demeurons toujours attachés à ses mamelles. Quiconque a la divine Volonté pour sa mère, il a aussi la très Sainte Vierge pour mère, parce qu’elle est tellement remplie, animée et possédée de la divine Volonté, que c’est son esprit, son âme, son cœur et soi-même. Elle est toute transformée en elle et n’est qu’une avec elle. »

Depuis qu’elle se connaît, elle n’a jamais rien fait qu’après avoir examiné si c’était la volonté de Dieu, et après Lui avoir demandé qu’Il lui fît la grâce de lui faire perdre la volonté qu’elle pouvait avoir de faire aucune chose qui ne lui fût pas agréable ou qu’il lui ôtât le pouvoir de la faire, Notre Seigneur lui dit un jour : « Faites un vœu.

– Et de quoi ? Lui dit-elle.

– De faire en tout et partout la divine volonté, répliqua-t-il.

– Oui, mais je crains, ajouta-t-elle, de ne la connaître pas toujours.

– Vous ne serez obligée [230v] à ce vœu, répartit Notre Seigneur, que quand vous la connaîtrez si clairement qu’il vous sera impossible d’en douter. »

L’an 1641, en la fête de tous les saints, elle entendit Notre Seigneur criant à haute voix : « Ô ma mère, l’excès de mon amour ne me permet plus de retenir mes secrets.

– Ô mon Fils, répondit Notre Dame par trois fois, gardez-vous bien de dire vos secrets, sans en demander conseil à votre épouse. »

« Alors il se retourna vers moi disant par trois fois : « Ô épouse, voulez-vous que je vous dise mes secrets ? »

« à quoi je répartis aussi par trois fois : Fiat voluntas tua.

– Ô Me voilà arrêté, dit-Il. Quoi ! Ne voulez-vous point savoir mes secrets ?

– Non, je ne veux rien savoir que ce qu’il plaira à votre divine Volonté que je sache.

« Là-dessus Il se tut pour cette heure-là. Mais peu de jours après, Il me déclara ses secrets et me recommanda de les dire à quelqu’un, et me dit qu’il fallait lever entièrement le voile de dessus ma face, afin que celui-là connût la beauté de son épouse. »

Section 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison.

[231] Notre Seigneur dit quelquefois à la sœur Marie : « Regardez-moi en face.

– Je ne sais ce que c’est que de vous regarder en face.

– Me regarder en face, répondit le Fils de Dieu, c’est regarder ma divine volonté pour la suivre partout.

– Toutes les créatures nous font cette leçon, dit-elle, et même celles qui sont inanimées et insensibles. » (Car Dieu lui a fait voir plusieurs fois qu’elles regardent toutes, fixement et perpétuellement, la divine Volonté, attendant ses ordres pour les exécuter ponctuellement et au moment qu’elle a déterminé, et qu’elles haïssent tout ce qu’elle hait et aiment tout ce qu’elle aime, tant elles ont de conformité à ses divines dispositions, parce qu’il n’y a point de péché en elles qui les détourne ou éloigne un tant soit peu de leur premier principe, qui est la très adorable volonté de Dieu.) 

Un jour, la sœur Marie souffrait de grandes peines. Notre Seigneur et Notre Dame lui dirent : « Vous voilà bien malade ?

– Il est vrai, répondit-elle [231v] je suis bien malade.

– Si vous étiez en notre place, ajouta Notre Seigneur, vous ne nous traiteriez pas ainsi ; vous nous demandez une goutte d’eau et nous vous la refusons, mais vous, au lieu de nous donner de l’eau, vous nous donneriez du vin ; mais en faisant ainsi, vous renverseriez tout l’ordre, car vous feriez marcher la raison devant la divine Volonté ; vous suivriez la raison, jugeant qu’il ne serait pas raisonnable de faire souffrir des personnes qui ne seraient pas coupables ; mais nous ne faisons ainsi, car [= que parce que] nous suivons la divine Volonté en tout et partout, au préjudice de la raison. »

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place que feriez-vous ?

– Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.

– Mais si l’adorable volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?

– Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.

– Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?

– Je vous assure que oui.

– Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ? [232]

– Oui, je vous y laisserais.

– Ne vous étonnez donc pas si je vous y laisse, répliqua Notre Seigneur, car je ne fais rien que ce que la divine volonté m’ordonne. Après cela, si elle voulait, dit encore Notre Seigneur, que vous me fissiez tout plein de petites promesses sans les accomplir, le feriez-vous ?

à cela, dit-elle, je ne sais que répondre, sinon que je n’ai jamais rien promis à personne que je ne l’ai accompli.

– Aussi, ne vous ai-je rien promis qui ne soit véritable et qui ne s’accomplisse. Mais ma divine Volonté a suspendu plusieurs effets de mes promesses qui s’accompliront en leur temps. »

Section 2. Deux manières de donner sa volonté à Dieu. Il donne la sienne à ceux qui lui donnent la leur comme il faut.

L’an 1646, le 22 janvier, Notre Seigneur lui dit : « Ceux qui me donnent leur cœur pour y faire ma demeure, je leur donne mon paradis pour y faire la leur. Ceux qui se donnent à moi, je me donne [232v] à eux. Ceux qui me donnent leur volonté, je leur donne la mienne, mais il y en a très peu qui me la donnent.

– Tant de religieux et de religieuses qui font vœu d’obéissance, ne vous la donnent-ils pas ?

– Ils me la donnent pour me servir à gages et pour avoir les couronnes et les dignités du paradis, et travaillent à qui pourra atteindre plus haut. Mais les plus parfaits me donnent leur volonté, non pour m’en servir, mais pour la détruire et pour l’anéantir, de sorte que quand leur volonté se présente en quelques-unes de leurs actions pour y avoir part, ils l’écrasent sous leurs pieds ; et ceux-là ne regardent en tout ce qu’ils font que ma divine Volonté et ne craignent rien que de lui déplaire, et n’ont aucun égard au paradis ni à l’enfer, et c’est à ceux-là que je donne ma divine Volonté pour la leur.

– Pour avoir votre volonté, faudrait-il se priver de la communion ?

– Non, dit Notre Seigneur, au contraire, à proportion qu’ils meurent à leur volonté, la communion les vivifie de la haine qu’ils portent à leur volonté et de l’amour qu’ils portent à la mienne. Il s’allume un grand feu de l’amour divin qui les consume et anéantit tout ainsi [233] comme le feu consume le suif et la mèche d’une chandelle.

– Pourquoi donc suis-je privée de la sainte communion ?

– C’est une autre affaire à part, dit le Fils de Dieu : c’est que ma Passion vous a été donnée au lieu du Saint-Sacrement et que ma divine Volonté vous veut faire vivre dans la mort. »

Section 3. Suivre en tout la divine volonté est un martyre. Moyens pour connaître la divine volonté.

Le plus court chemin pour arriver au martyre, est de suivre en tout et partout la divine Volonté. Pour plus grande intelligence de cette vérité, la sœur Marie dit qu’elle vit une fois une vigne très belle chargée de très beaux raisins et bien mûrs, dont les grumes373 étaient grosses comme des prunes, et il y avait aussi de grandes et belles feuilles qui les couvraient. « Voici venir saint Gabriel qui coupe cette vigne par le pied et la va transplanter dans le ciel, et Notre Seigneur me dit que ces raisins [233v] étaient tous confits dans le sucre et que ce n’était pas pour en faire du vin : “Mais c’est, dit-il, pour les servir à notre table, à notre dessert.” »

Voici l’explication. Les raisins sont les grands saints que Notre Seigneur appelle les cèdres du Liban, lesquels seront en ce temps auquel il versera abondamment ses grâces et convertira tout le monde. Ils seront tous confits au sucre de la grâce, et suivront parfaitement la divine Volonté, ne cherchant que Dieu seul, et le servant et aimant pour l’amour de lui-même, comme s’il n’y avait ni paradis ni enfer. Les feuilles de la vigne représentent la grande et glorieuse réputation que ces saints auront devant Dieu et devant les hommes ; ce seront de grands martyrs, quoique les bourreaux ne les touchent point, mais ils seront martyrs de l’amour divin : ils seront brûlés dans la fournaise et ils seront plus grands martyrs que quantité d’autres des premiers martyrs qui souffraient le martyre pour l’espérance des couronnes et de la gloire, car ceux-ci ne regardent point la récompense, mais la seule gloire de Dieu et de suivre en tout et partout sa très adorable Volonté.

Quiconque veut être martyr, qu’il fasse comme ceux-là [234] regardant et suivant la divine Volonté partout où elle le mènera, et elle fera un sacrifice très agréable à Dieu.

Sur ce même sujet, je dirai qu’un jour la sœur Marie ayant prié Notre Dame dans une occasion qui s’en présenta de lui apprendre ce qu’il lui fallait faire pour lui faire un sacrifice qui lui fût bien agréable, il lui répondit qu’il y avait deux sortes de sacrifices. Le premier, de ceux qui vont en Religion. « Lorsqu’ils y entrent, ils me sacrifient leur Isaac comme fit Abraham, c’est-à-dire les joies et les plaisirs du monde. Mais le second sacrifice est de ceux qui suivent en tout et partout ma divine Volonté. Ceux-là se sacrifient eux-mêmes et c’est le sacrifice qui est le plus agréable à Dieu. »

Afin de suivre la divine Volonté, il est nécessaire de la connaître. Or entre les moyens par lesquels on peut arriver à cette connaissance, il y en a deux, très faciles et infaillibles, qui sont exprimés dans les choses suivantes qui ont été dites à la sœur Marie.

Quelques personnes étant en doute de ce qu’elles devaient faire, touchant plusieurs choses [234v] qui regardent leur salut et leur perfection, la sœur Marie, ayant prié Dieu pour elles de leur faire connaître là-dessus Sa sainte volonté, Il lui fit cette réponse : « Qu’ils consultent leur supérieur. Je leur parlerai par lui et s’ils lui obéissent, ils accompliront ma divine volonté. »

Une autre fois, ayant prié pour un grand nombre de religieuses qui avaient écrit à la sœur Marie pour lui demander quantité de choses, Notre Seigneur lui dit : « Toutes les fois que mes épouses désireront quelque réponse de ma mère et de moi, qu’elles s’adressent à leur supérieure et nous leur répondrons et ferons connaître notre volonté par sa bouche, et elles se pourront assurer de ses réponses comme si ma mère et moi leur répondions en propre personne. » Dans une autre occasion, ayant prié le Fils de Dieu de faire connaître sa volonté sur quelque affaire d’importance, Il dit qu’il en fallait conférer ensemble et que là où deux ou trois seront assemblés en Son nom, Il était au milieu d’eux, selon sa parole, pour les éclairer et pour leur faire connaître Sa sainte volonté. [235]

Section 4. Elle est animée de la divine Volonté. Estriveries374 qui font voir que la divine Volonté est régnante en elle.

Il lui arrive souvent, ainsi qu’il est aisé de remarquer en ses écrits, qu’elle dit beaucoup de choses par des mouvements extraordinaires qui ne sont point d’elle, sans qu’elle y puisse résister, et quelquefois sans entendre ce qu’elle dit et même sans savoir ce qu’elle a dit par après. Or un jour ayant demandé à Notre Seigneur d’où venait cela, Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses375. »

Lorsque dans les choses qui se passe en la sœur Marie il arrive des estriveries ou [235v] contestations (c’est ainsi qu’elle appelle cela), entre Notre Seigneur et elle, ainsi qu’on voit en plusieurs lieux de ses écrits376, cela ne se fait pas de son mouvement ni par sa volonté, ni avec liberté de sa part, mais c’est pour lui faire connaître comme elle est toute en elle et qu’elle n’a point d’autre volonté que celle de Dieu. Il arrive quelquefois de ces estriveries entre Notre Seigneur et la sœur Marie comme aussi entre la Sainte Vierge et elle, lorsque l’un ou l’autre lui offrent ou lui disent des choses qui lui sont désavantageuses ou qui ne sont pas conformes à la divine Volonté, pour la tenter ou l’exercer ou pour lui faire connaître la grâce qu’on lui a faite de lui ôter sa volonté en mettant celle de Dieu en la place ; puis on lui dit qu’elle avait raison. Sur ce sujet, un jour, après une semblable estriverie entre Notre Seigneur et Notre Dame d’un côté et la sœur Marie de l’autre, Notre Dame lui dit enfin qu’elle avait raison et qu’elle était la plus savante.

« Et d’où vient donc que Notre Seigneur et vous, vous me faites ainsi estriver ?

– C’est que dans ces [236] occasions, mon Fils parle en la personne de votre esprit ; et moi je parle en la personne de vos sens ; et pour vous, vous parlez en la personne de la divine Volonté qui a toujours raison et qu’il faut suivre partout. Nous ne sommes pas contraires, mon Fils et moi, à la divine Volonté, mais c’est pour vous faire connaître qu’elle règne en vous et que vous ne pouvez rien faire contre elle, nonobstant tout ce que nous vous pouvons dire, mon Fils et moi. »

Section 5. Sa soumission et son respect vers la divine Volonté, qui règle les choses qui la concernent, lesquelles sont toutes mystérieuses.

Elle dit qu’elle regarde la divine Volonté comme sa reine et qu’elle se comporte avec elle avec grande soumission et respect et [236v] qu’elle ne prend aucune familiarité avec elle, et que son occupation ordinaire et continuelle est de chercher les moyens de faire en toutes choses ce qu’elle veut avec promptitude et fidélité. Elle ne fait jamais rien de sa propre volonté, mais elle est tellement assujettie à Sa puissance et à Sa conduite, que tous les moments de sa vie sont réglés par elle est qu’elle ne fait rien ni en ses prières ni en ses actions, ni en son vêtir, ni en son boire, manger, coucher et lever, ni en toutes choses, que par l’ordre de la divine Volonté qui lui prescrit tout ce qu’elle doit faire, tantôt par elle-même, tantôt par Notre Seigneur, quelquefois par la Sainte Vierge, quand elle doit prier, soit en la maison, soit en l’église, soit ès jours ordinaires, soit ès fêtes solennelles et durant leurs octaves. Notre Seigneur lui prescrit toutes les prières qu’elle doit faire, et il lui est impossible d’y rien ajouter ni changer.

Le temps venu de se coucher, on la [237] fait quelquefois demeurer debout, c’est-à-dire sans coucher, et quand elle est couchée, on la fait demeurer longtemps au lit, et quand elle y pense le moins on la fait lever. Elle a été longtemps sans pouvoir remuer son lit, de sorte qu’elle y souffrait de grandes incommodités. Elle n’a aucune liberté de rendre service à personne, spécialement à ceux qui sont en santé, sinon quand elle en est requise ou que la nécessité le demande. Mais pour les malades, ce n’est pas de même, car leur maladie, dit-elle, parle et prie pour eux, et elle a la liberté de leur rendre tout le service qu’elle juge être nécessaire et convenable. Elle ne porte ses habits qu’en la forme et manière et pour le temps qui lui est ordonné, et c’est elle-même qui les fait, après que la Sainte Vierge a prescrit la façon.

Pendant qu’elle était en enfer, elle ne mangeait que du pain et ne buvait que [237v] de l’eau aux jours ouvriers, et aux dimanches et aux fêtes on lui ordonnait de manger des fruits avec son pain. Elle a été longtemps qu’elle ne mangeait que du pain sec. Son corps a toujours été en même état et son visage toujours de même sorte, sans maigrir, ni sans diminuer, ni augmenter aucunement ; mais ce qui est encore plus remarquable, c’est que toutes les choses susdites, c’est-à-dire ses prières, le nombre, le temps, son lit, ses habits et généralement tout ce qui se passe en elle, sont pleines de mystères ainsi qu’on lui fait entendre par les explications qu’on lui en a donné, car ce sont autant de figures de plusieurs grandes choses qui sont ou passées ou présentes ou à venir, dont les unes la regardent en personne, les autres l’Église, les autres les infidèles, les autres le péché. Et en ceci, elle est conforme à Notre Seigneur Jésus-Christ duquel saint Augustin et tous les saints pères nous assurent que toutes ses actions et tout ce qui se [238] passait en lui, était mystérieux et significatif de choses grandes et admirables. De là vient que l’on n’écrira jamais la millième partie des choses merveilleuses que la divine Bonté a opérées en cette fille ; car pour les coucher par écrit, il faudrait faire presque autant de livres comme il y a de jours en sa vie.

Section 6. La divine Volonté couronnée en la sœur Marie.

L’an 1654, le 8 décembre, Notre Seigneur fit dire plusieurs rosaires à la sœur Marie et entre autres, Il lui fit en dire un sur la croix duquel Il lui ordonna de dire le Magnificat et le Gloria in excelsis, et comme elle était prête de dire ces paroles : Suscipe deprecationem nostram377, Il l’arrêta et lui dit : « Que demandez-vous ? »

Alors elle répondit promptement par un mouvement extraordinaire et sans y avoir pensé auparavant : « Je demande que Votre divine Volonté soit [238v] couronnée et que la mienne soit anéantie. »

Fiat ut petitur378, dit Notre Seigneur. Ensuite de cela, Il lui fit réciter un rosaire en cette façon : sur les gros grains, Il lui fit dire Pater non mea voluntas, sed tua voluntas fiat, et sur les petits : « Votre divine volonté soit couronnée et la mienne anéantie. »

« Mais, n’est-ce pas la même chose ? dit-elle : non mea sed tua voluntas fiat et votre divine volonté soit couronnée et la mienne anéantie ?

– Non, répondit Notre Seigneur ; il y a cette grande différence entre les deux prières. » Et au même temps Il lui fit entendre qu’elles différaient en cette manière : la divine volonté a toujours été faite en elle depuis le commencement de sa course ; mais maintenant qu’elle est sur la fin de sa carrière, elle sera couronnée. De là vient qu’au commencement de sa vie, on lui faisait dire : « Votre divine volonté soit faite », et maintenant on lui fait dire : « Votre divine volonté soit couronnée. » Au commencement et dans la suite, on ne lui faisait pas dire : « Ma volonté soit anéantie », mais seulement : « Ma volonté ne soit pas faite », parce qu’alors sa volonté [239] n’était pas anéantie. Elle subsistait encore, mais comme servante de la divine Volonté et pleinement assujettie à son empire ; elle agissait encore, mais comme instrument de la volonté de Dieu et comme instrument mort qui n’avait point d’autre mouvement que celui que cette très adorable Volonté lui donnait. Et ce qui fait voir qu’elle subsistait et agissait encore, c’est qu’en toutes les choses extraordinaires qu’on lui voulait faire faire ou souffrir, on demandait toujours le consentement de sa volonté, comme l’on fit auparavant que de lui faire souffrir les peines de l’enfer, le supplice de l’éternité dont il est parlé ci-dessus et autres semblables ; mais lorsque cet ouvrage sera accompli, on n’aura plus que faire de sa volonté. Voilà pourquoi on lui fait dire pour ce temps-là : « Votre volonté soit couronnée et la mienne soit anéantie. »

.Chapitre 3. Son abandon à la divine providence.

Au commencement de sa possession, avant [239v] qu’elle fut à Coutances, il lui arriva que n’ayant qu’un quart d’écu qu’elle avait gagné par son travail et l’ayant caché dans le trou d’une muraille, on le prit si bien qu’elle se vit dépouillée de tout bien, mais très aise d’être dans une absolue dépendance de la divine providence ; à raison de quoi, comme les voisins l’aimaient beaucoup, la plaignant et criant contre ceux qui avaient pris ce quart d’écu, elle les excusait et priait Dieu de leur pardonner, et disait qu’il n’y avait pas sujet de se plaindre, car « c’est Dieu qui l’a ainsi disposé, afin que je m’abandonne entièrement à Sa providence. Il m’a ôté la santé qu’Il m’avait donnée, par laquelle je pouvais gagner ma vie. Je n’avais que ce peu d’argent avec lequel je pouvais vivre en attendant qu’Il me redonnât la force de pouvoir en gagner d’autres. Puisqu’Il me l’a ôté, je suis bien assurée qu’Il prendra Lui-même le soin de me nourrir. » Ce qui arriva tôt après ; car on la mena à Coutances où elle fut nourrie longtemps chez monseigneur l’évêque comme un pauvre c’est-à-dire [240] quelques morceaux de pain, quelques restes de potage, et depuis ce temps-là, Dieu a pourvu à toutes les choses qui lui ont été nécessaires, mais petitement, pauvrement, et en la faisant bien souffrir.

.Chapitre 4. L’amour divin est rigoureux et terrible.

La sœur Marie assure qu’il n’y a rien de si terrible que l’Amour divin et que tout ce que la divine Justice lui a fait souffrir n’est rien en comparaison des tourments que l’Amour divin lui a fait porter : « J’aime, dit-elle, tendrement la divine Justice, car je la trouve douce, belle, agréable. Mais l’Amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais Il frappe bien rudement. Je tremble quand je Le vois. Quand on se plaint à Lui, Il ne fait qu’en rire ; on ne sait où Il va ni où Il mène ; Il se fait suivre à l’aveugle. » [240v]

Section 1. Le jardin de l’amour divin.

Environ le temps des sortilèges qui durèrent cinq ans, l’Amour divin que la sœur Marie appelle son père et qui la menait toujours par la main comme un père mène son petit enfant, lui donna un beau jardin tel qu’il est ici décrit : la forme et la figure de ce jardin est un triangle et comme un cœur. Il est environné tout autour d’une haie de grosses et piquantes épines fort hautes et épaisses. La porte est de bois de cèdre dont la serrure et la clé sont d’or. Tout autour de la haie, par dedans, il y a quantité de violettes. Au deçà de la violette, il y a quinze beaux pommiers, cinq de chaque côté, tous chargés de belles pommes, et en si grande abondance qu’il y paraît plus de pommes que de feuilles. Au deçà des pommiers il y a quinze palmiers. Entre tous ces palmiers il y a une vigne attachée à des échalas379 toutes chargés de raisins. À un des côtés du jardin, devant [241] la porte, il y a un très beau rosier. À l’autre côté, il y a un olivier chargé d’olives. Au pied de l’olivier une fontaine ou lavoir. Au milieu du jardin il y a un sépulcre dans lequel est un mort : de la tête de ce mort sort un cèdre qui est merveilleusement haut. Ce jardin s’appelle le jardin de l’amour divin, parce que c’est lui qui l’a planté par la sœur Marie. Ce cœur dont il porte la figure, c’est son cœur. Les épines représentent les douleurs et les peines qu’elle a souffertes. La violette c’est le symbole de l’humilité. Les pommiers chargés de pommes signifient les païens qui se convertiront et qui porteront beaucoup plus de fruits après leur conversion que ne font pas les chrétiens. Le raisin de la vigne signifie l’amour et la charité. Les palmiers, ce sont les prédicateurs qui travaillent à la conversion des âmes, comparés à la palme, parce qu’ils remporteront la victoire sur le péché. Mais pour monter à la palme, c’est-à-dire pour prêcher efficacement, il faut être enivré de l’amour de Dieu [241v] et de la charité du prochain : c’est ce qui est signifié par le raisin qui est au pied du palmier. L’olivier, c’est la miséricorde que Dieu exercera vers les pécheurs. Le lavoir c’est la pénitence ; le rosier qui paraissait couvert de glace et de neige comme au temps d’hiver, et qui sera tout couvert de roses au temps de la conversion générale, c’est la vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Lesquelles seront comme autant de belles roses qui s’épanouiront lorsque Notre Seigneur manifestera son ouvrage et qui embaumeront tout le monde de leur suave odeur. Le corps mort qui est dans le sépulcre, c’est la sœur Marie qui est dans un état de mort et d’anéantissement. Le cèdre qui sort de sa tête, c’est la divine volonté qui est vivante et régnante en elle. La porte, qui est de bois de cèdre et incorruptible, c’est la grâce divine. La serrure, c’est la charité divine, et la clé c’est l’amour divin sans lequel on ne peut entrer dans ce jardin.

Section 2. La charité divine fait une collation à la divine justice, l’enivre de son vin, met des bondes à son torrent et lui arrache des mains son couteau, ses flèches et ses foudres.

[242] Un jour la sœur Marie étant animée de la charité s’écria : « Ô terre, terre, pourquoi me tiens-tu prisonnière dans ce monde ? » Il lui semblait qu’elle voyait la terre comme le fond de sa main et qui lui semblait comme un cachot.

Après cela on lui répondit : « Le ciel est fermé.

– Je parlerai donc à la terre. »

On répliqua : « Le silence est imposé à la terre. »

« Ensuite je vis la divine Justice qui venait du ciel pour visiter ses fermes en ce monde ici et faire payer ses fermiers de quantité de deniers dont ils lui étaient redevables. Elle était suivie du torrent de l’Ire de Dieu pour submerger tout le monde à cause de ses péchés. Elle avait un glaive, des flèches et un foudre qu’elle portait à la main. Au même [242v] temps, je vis la Charité divine qui allait au-devant et qui la pria de venir faire la collation chez elle. Elle y alla, et la Charité enivra la Justice de son vin, si bien qu’elle s’endormit. Pendant qu’elle dormait, la Charité alla aussitôt mettre des bondes à son torrent, afin d’empêcher qu’il ne se débordât pour noyer tout le monde. Elle prit son glaive et ses flèches et les enivra de sang innocent, les ayant plantés dans le cœur de la sœur Marie. Elle lui arracha aussi le carreau de foudre qu’elle tenait à la main et elle le donna à l’Amour divin qui le bénit et le convertit en un flambeau d’amour. Ce carreau de foudre est ce feu que son esprit avait béni comme il est rapporté au chapitre 8 du quatrième livre, et dit que ce serait son enseigne et la marque de son triomphe qu’il porterait en sa main éternellement. Ensuite de cela, la divine Justice s’éveilla et ne se fâcha point de se voir ainsi désarmée, mais elle remercia la Charité divine de la collation qu’elle lui avait faite et lui dit qu’elle en était si contente, qu’elle lui donnait toutes ses fermes et ses fermiers : “Faites-en, lui dit-elle, ce que vous voudrez, ils sont à vous. Je m’en retourne dans le ciel pour vous y [243] préparer un festin à mon tour.” »

Qu’est-ce que tout cela ? C’est que la divine Justice était prête de perdre tout le monde à cause de ses péchés ; mais la divine Charité lui a fait une collation, qui sont les souffrances de la sœur Marie, du sang de laquelle le glaive et les flèches de la divine Justice ont été enivrées. Le foudre c’est l’Ire de Dieu que méritent les pécheurs. Le torrent, c’est celui dont il est parlé ailleurs qui contient sept rivières. Lequel représente les peines et les coulpes tout ensemble, dont les deux bondes seront levées après que Notre Seigneur l’aura béni et converti ainsi qu’il est dit en son lieu, pour inonder toute la terre d’un déluge de grâces et de bénédictions. Car outre que les petits canaux dont il est parlé seront débouchés, ces deux bondes seront encore levées pour la fin susdite.

Section 3. Trois déluges, dont le troisième est l’amour divin.

Une fois Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Allez-vous [243v] en dire une chose trois fois triste.

– Où la prendrai-je ?

– Ce sont ces paroles : Spiritus Domini replevit orbem terrarum380, ce qui s’entend de ce temps auquel le Saint-Esprit mettra le feu de l’amour divin par toute la terre et qu’il fera son déluge. Car il y a trois déluges qui sont tous trois tristes et qui sont envoyés pour détruire le péché. Le premier déluge est celui du Père éternel, qui a été un déluge d’eau. Le second, c’est le déluge du Fils, qui a été un déluge de sang. Le troisième, un déluge du Saint-Esprit, qui sera un déluge de feu, mais il sera triste aussi bien que les autres, parce qu’il trouvera beaucoup de résistance et quantité de bois vert qui sera difficile à brûler. »

Section 4. La différence qu’il y a entre l’amour divin et la charité divine.

Si on regarde l’amour divin et la charité divine en eux-mêmes, on n’y trouvera aucune différence, non plus qu’entre les autres divins attributs entre lesquels il y a bien quelques distinctions, mais point de différence selon le [244] langage de la théologie. Mais cela n’empêche pas qu’ils ne diffèrent en leurs effets. C’est en cette manière que la sœur Marie dit qu’il y a de la différence entre l’amour divin et la charité divine qui consiste, dit-elle, en ce que l’amour fait toutes ces actions par-dessus la raison, mais la charité est plus condescendante et s’accommode davantage avec la raison. Elle dit aussi que l’amour est le feu et la charité est la flamme, que l’amour embellit et ennoblit les âmes et que la charité les enrichit, parce que, dit-elle, plus l’âme aime Dieu, plus elle participe à sa beauté et à sa noblesse ; plus elle aime son prochain, plus elle a de part en ses richesses.

.Chapitre 5. De la divine miséricorde.

L’an 1639, le roi Louis XIII, ayant envoyé en la Basse-Normandie une armée dont le chef s’appelait Gassion381, pour arrêter le cours de plusieurs séditions populaires qui s’étaient émues en divers lieux de cette province, et pour en punir les auteurs, comme on sut [244v] à Coutances que ce Gassion y devait venir avec toutes ses troupes, tout le monde fut rempli de frayeur, car on disait parmi le peuple que c’était un homme cruel et sans miséricorde et qu’il jetait par les fenêtres les enfants au berceau et qu’il les écrasait. La sœur Marie ayant ouï cela, s’en alla à Notre Seigneur lui exposer son affliction et le prier d’avoir pitié de son peuple. « Ne vous mettez point en peine de cela, lui dit-il, mais sachez que quand ma miséricorde viendra, au temps de la grande tribulation, elle jettera tous les enfants par les fenêtres et les écrasera, c’est-à-dire les péchés qui sont les enfants des pécheurs. Ce sera ma divine miséricorde qui fera ce massacre et qui exercera tous ces châtiments ; mais on ne la connaîtra pas pour telle ; on croira que ce sera la Justice parce qu’elle sera revêtue de la robe de la justice. »

.Chapitre 6. De la divine justice.

Un jour elle vit la Sainte Trinité, et au même [245] temps, elle vit la miséricorde qui rendait mille Actions de grâces au Père de ce qu’il avait donné son Fils, et au Fils de ce qu’il avait tant et tant souffert pour les hommes, et au Saint Esprit de ce qu’il avait été opérateur de tant de mystères. Mais la justice était derrière, qui marchait gravement avec une grande beauté et majesté et n’était suivie que d’un sergent, qui était la mort temporelle et éternelle.

Un jour, une certaine fille étant retombée dans un péché mortel auxquels elle était sujette, la sœur Marie qui la connaissait particulièrement, venant à le savoir, se sentit animée et possédée de la divine Justice et au même temps elle la va trouver et lui parle en cette façon d’une voix forte et terrible et étant toute embrasée du zèle de la divine Justice : « Va, misérable que tu es, je te déclare que si tu retombes encore une fois dans ce péché, il n’y aura plus de miséricorde pour toi : tu seras damnée éternellement sans rémission, et si la miséricorde de Dieu te voulait [245v] pardonner, je m’y opposerai et descendrai avec toi en enfer et y demeurerai éternellement plutôt que de souffrir que tu en sortes. » Ce n’était pas elle qui parlait, mais la justice de Dieu qui quitta la sœur Marie après avoir dit cela par sa bouche.

Étant revenue dans son état ordinaire elle se jette au pied de cette fille et lui demande pardon de ce qu’elle lui a dit : « Ha ! dit la fille en pleurant, ce n’est pas vous qui avez parlé, mais c’est Dieu. Je suis damnée, car je ne pourrai jamais m’empêcher de retomber dans ce péché. » Cependant la sœur Marie pria Notre Seigneur pour elle avec tant d’instances qu’elle lui obtint une grâce efficace qui l’empêcha de retomber et en effet depuis ce temps-là elle ne commit aucun péché mortel, et elle mourut en la grâce de Dieu. Mais elle a été fort longtemps en purgatoire et y a terriblement souffert.

Section 1. La divine Justice est la plus belle des divines perfections.

Il est vrai que les divines perfections [246] considérées en elles-mêmes, n’ont point ni de plus ni de moins et qu’elles sont aussi excellentes les unes que les autres et égales en toutes choses. Mais si on les regarde dans leurs effets, l’on verra qu’elles se surpassent les unes les autres en certaines choses, car autres sont les effets de la sainteté, autres de la bonté, autres de la puissance, etc. Ainsi la miséricorde surpasse toutes les autres divines perfections quant à l’étendue de ses opérations, selon ces divines paroles : Miserationes ejus super omnia opera ejus382. Parce que les opérations de la miséricorde s’étendent partout : au ciel, en la terre et même dans les enfers. Mais la divine justice excelle en beauté par-dessus toutes les autres parce que c’est elle qui détruit le péché qui est une laideur infinie. C’est ce que Dieu a fait connaître à la sœur Marie en plusieurs occasions dont nous rapporteront ici quelques-unes.

L’an 1644, le 18 octobre, contemplant la beauté de la divine Justice, elle disait à Notre Seigneur que c’était la plus belle de ses perfections, mais pour [246v] l’animer et embraser davantage en l’amour de la justice, il lui répondit que c’était la Miséricorde qui était la plus aimée et la plus désirée de tous.

« N’importe, répliqua-t-elle, c’est la Justice qui est la plus belle. Je vous assure que j’endurerais autant de fois la mort, s’il se pouvait, que j’ai de gouttes de sang, pour soutenir cette vérité : que votre justice surpasse en beauté toutes vos autres perfections. »

Enfin il lui avoua qu’elle avait raison et la Sainte Vierge lui dit que la définition de la justice, c’était la beauté, parce qu’elle détruit toute laideur qui est le péché. Et la même Justice vint, qui lui donna ce verset : Dilexisti justitiam et odisti iniquitatem : propterea unxit te Deus, Deus tuus, oleo laetitiae prae consortibus tuis383.

Et elle dit : « Puisque vous m’aimez tant, je vous donnerai un baiser par lequel je vous imprimerai une image et une participation de ma beauté. » Depuis elle reçut l’effet de cette promesse, qui fut une grande haine du péché, laquelle passa jusqu’aux sens. [247]

Section 2. Son grand amour envers la divine justice.

En la même année, le 19 octobre, étant aux Complies aux Jacobins dans la chapelle du saint Rosaire, la divine Justice lui vint en mémoire. Elle l’adora et la remercia de toutes les faveurs qu’elle lui avait faites.

« Que demandez-vous ? dit la même Justice.

– Je n’ose rien vous demander de peur de vous déplaire.

– Demandez et vous recevrez.

– Je vous demande une quittance pour quelqu’un qu’elle nomma.

– Oui, dit-elle, je vous la donnerai, mais il faut qu’il lui en coûte quelque chose. »

Elle384 ajouta : « Disposez-vous, je veux venir demeurer avec vous.

– Vous avez demandé : avec moi ?

– Je veux demeurer avec vous.

– J’aime ceux qui m’aiment, c’est une chose bien rare de m’aimer uniquement et sans crainte. Les bons me craignent et les méchants me haïssent, disposez-vous.

– Je ne sais aucune disposition.

– Levez-vous, dit la divine Justice, comme une belle Aurore qui appelle le soleil. » [247v]

Le même jour, au soir, étant toute ravie et transportée, parlant à M. Le Pileur, elle dit merveilles de la divine justice et de sa beauté, parce qu’elle ne tend qu’à détruire le péché, contre lequel elle a une haine presque infinie. Elle lui disait que si Dieu lui avait donné le même sentiment qu’elle portait de la beauté de la divine justice, il le ferait beau voir, et qu’il ne prêcherait autre chose que la justice et contre le péché, et qu’il oublierait toutes ses autres prédications et qu’il n’en ferait point d’autre que celle-là et que le temps viendra, après une crise universelle qui doit arriver, qu’il n’y aura plus que la justice en terre, et que le péché en sera banni : « Ô ! disait-elle, qui pourrait être en vie pour lors : si on faisait la guerre au péché pour l’exterminer du monde et que Dieu eût mille paradis pour me donner, je les quitterais, disait-elle, pour venir combattre ce monstre » ; mais qu’elle voudrait être des premiers à le faire mourir avec cruauté, tant elle le hait ; et que s’il [248] ne pouvait être puni que dans elle, elle s’offrirait à endurer toutes les peines imaginables. Elle expliqua plusieurs beaux versets de David qui parlent de la justice. Pour conclusion, elle disait que l’on ne peut parler que de ce que l’on aime : « J’aime la justice il y a fort longtemps. Si les hommes me voulaient empêcher de la trouver belle à cause de ses rigueurs, ils ne sauraient : c’est une impression que j’ai, qui ne vient point de moi. »

Le 20 octobre 1644, la Justice la regarde et lui dit : « Ce n’est pas sans sujet que vous m’aimez, parce que je suis votre mère qui vous ai donné mes mamelles, qui sont meilleures que le vin. » Et elle lui fit entendre que ses mamelles sont les souffrances par lesquelles elle aide au salut des âmes, lesquelles ne servent qu’à ceux qui les reçoivent. [248v]

Section 3. Les différents effets de la miséricorde, de la charité et de la justice.

Dieu voulant faire voir à la sœur Marie les diverses voies de sa miséricorde, de sa charité et de sa justice, lui fit voir un jour trois grandes dames qui avaient chacune un petit enfant vêtu d’une belle robe.

L’enfant de la première étant allé jouer tomba dans la boue et gâta tout son habit. On le vient dire à la mère : c’est un enfant, dit-elle, il faut l’en excuser et laisser sécher sa robe, puis on la décrottera.

Le même étant arrivé à celui de la deuxième, elle prit une robe dont elle le revêtit par-dessus la sienne qui était toute couverte d’ordures et de boue. La même chose étant arrivée à la troisième, elle le dépouilla tout nu, lui lava sa robe et la rendit blanche comme auparavant, et avec cela elle lui bâilla le fouet bien serré.

La première dame qui dissimule [249] les péchés des hommes, c’est la miséricorde, la deuxième c’est la charité qui les couvre, la troisième, c’est la justice qui les purge et les efface en les châtiant. Outre cela, si vous voulez savoir la différence qu’il y a entre la justice et l’Ire de Dieu, voyez le chapitre.

.Chapitre 7. De la force divine, de la patience et de la toute-puissance.

« Le propre de l’amour divin, dit la sœur Marie, c’est de charger toujours de peines et de souffrances, et le propre de la force, c’est de fortifier, de telle sorte que l’on peut dire : chargez, chargez, grâce à Dieu, nous en pouvons autant porter que Dieu en peut faire. » C’est ce qu’elle disait dans les tourments de l’enfer ; comme aussi le propre de la force, c’est de combattre fortement contre le péché et de tailler en pièces tous les péchés de la Terre. C’est pourquoi elle la voit toujours [249v] armée d’un coutelas, et un jour elle vit une multitude innombrable de mondes qu’elle taillait en pièces : c’était tous les péchés de la terre qu’elle doit anéantir au temps que Dieu a déterminé.

La patience divine est toujours paisible, douce et tranquille, et le propre de cette divine perfection est de faire souffrir tous les maux qui arrivent avec paix et tranquillité et de porter la personne qui souffre à regarder toujours bien fixement Dieu dans ces afflictions et à les prendre de sa main, et elle a coutume de donner cette instruction : « Il faut adorer la main de celui qui frappe et baiser les verges. »

Notre Seigneur dit un jour à la sœur Marie : « C’est fait, la divine Volonté a fait son œuvre, elle a fait tout ce qu’elle a voulu, elle s’en retournera bientôt au ciel et la toute-puissance viendra en place, qui fera connaître son œuvre. » [250]

.Chapitre 8. La miséricorde, la patience et la bonté de Dieu sont lassées d’attendre les pécheurs.

Un jour la sœur Marie vit venir trois personnes du côté du Levant, toutes trois fort fatiguées et ayant chacune un bâton à la main qu’elles tenaient contre leur estomac sans s’en servir pour s’appuyer. La plus lasse, qui était au côté droit et allait plus devant, était la Miséricorde qui était si fatiguée qu’elle demeura en chemin. Celle d’après était la Patience, et celle de plus derrière était la Bonté. Elle lui dirent qu’elles étaient lassées d’attendre les hommes, et que les hommes au lieu de les venir trouver, s’amusaient à combler leurs mesures, et qu’elles s’étaient résolues de les venir trouver. Elles lui dirent aussi qu’elles ne se servaient point de leurs bâtons qui [250v] étaient jaunes de vieillesse, pour montrer que les pécheurs ont la parole de Dieu dans les deux Testaments, et néanmoins qu’ils ne s’appuient point sur elle pour faire ce qu’ils font. Notre Seigneur lui dit que pour aller quérir la Miséricorde qui était demeurée en chemin, il fallait lui mener un cheval, ce qui s’entendait d’une grande affliction qui lui arriva par après ; ensuite de quoi elle vit les trois mêmes personnes venir gaiement et avec des bâtons tout ronds sur lesquelles elles s’appuyaient fermement : pour montrer que les hommes se convertiront et s’appuieront comme il faut sur la parole de Dieu.

.Chapitre 9. Notre Seigneur a donné trois armes à la sœur Marie, avec lesquelles elle a vaincu l’Ire de Dieu, sa toute-puissance et sa justice.

[251] L’an 1644, le jour de Noël, Notre Seigneur lui dit : « Tous ceux qui veulent faire la guerre à Dieu et en remporter la victoire, ont besoin de trois armes que je vous ai données. Les pécheurs font gloire de fouler au pied mes commandements, et l’Ire de Dieu ne manque pas d’en vouloir prendre vengeance et de les exterminer ; mais la personne armée de ces trois armes oppose à l’Ire de Dieu ma Passion et lui remontre qu’elle est plus que suffisante pour la satisfaction qu’elle demande : Copiosa apud eum Redemptio385. L’Ire de Dieu est comme forcée d’y acquiescer : alors la toute-puissance vient pour faire ce que l’on n’a pas fait, mais on lui oppose la connaissance de soi-même et on s’anéantit devant elle et on se cache dans le néant, tellement que la toute-puissance n’ayant plus contre qui combattre est obligée de s’en retourner. Ensuite de cela, la Justice se [251v] présente pour effectuer ce que les deux autres n’ont pas fait ; mais on lui oppose une grande haine du péché, laquelle coupe et sépare en deux le pécheur et le péché, et on représente à la Justice qu’elle n’a que faire au pécheur, sinon à raison de son péché, et que le péché n’y étant plus, le pécheur est une créature de Dieu qu’elle ne voudrait pas détruire. Mais pour le péché, il est raisonnable de lui faire la guerre à outrance. Et en effet le pécheur se met et se range de son parti à cette fin et déclare hautement qu’il le hait et le déteste, et ainsi la Justice se trouve satisfaite : c’est avec ces trois armes que la sœur Marie a vaincu Dieu et tué le péché.

Outre ce qui est rapporté dans le livre des divins attributs386 on trouve encore en divers endroits de ses écrits plusieurs belles choses sur ce sujet, spécialement sur la divine Volonté, sur l’Amour divin, sur la charité divine, sur la Justice et sur l’Ire de Dieu qu’il a fallu mettre en lieux qui leur étaient plus propres que celui-ci. [252]

.Chapitre 10. De Notre Seigneur Jésus-Christ.

Comme une fois Monseigneur Auvry, évêque de Coutances, s’habillait pour célébrer la sainte messe et que les deux aumôniers laidaient à se revêtir, Notre Seigneur dit à la sœur Marie que c’était ainsi que le Père et le Saint-Esprit avaient coopéré avec Lui pour le revêtir de son humanité, et que Lui seul en était demeuré revêtu.

Au commencement, elle allait chercher Notre Seigneur dans le ciel quand elle le voulait adorer et prier, mais Il lui dit qu’Il était dans son cœur et qu’il n’était pas nécessaire de L’aller chercher si loin, qu’elle était semblable [203] à une femme qui va chercher son mari à la ville et il est dans son cabinet ; elle ne savait pas qu’il y fût, mais il y était pourtant.

Il lui a commandé absolument et plusieurs fois de l’appeler son époux. Si elle l’appelle [252v] autrement, comme : « Dieu tout-puissant », Il lui tourne la tête et ne lui dit rien, et Il veut que toutes les fois qu’elle l’appelle Jésus, elle ajoute : « Mon époux », comme lorsqu’en l’Ave Maria elle vient à ses paroles : Benedictus fructus ventris tui, Jesus, elle ajoute toujours : Sponsus meus.

Un jour, comme elle lui parlait et que suivant ce commandement elle l’appelait son époux : « Vous êtes bien hardie de m’appeler votre époux.

– Point tant hardie, lui dit-elle, attendez un peu, je vous en prie, je m’en vais vous montrer comme vous m’avez épousée en la croix. Les coups de marteau étaient les violons des noces ; le fiel était le vin du banquet nuptial ; les blasphèmes étaient les paroles de récréation et ainsi du reste. Eh bien ! N’est-il pas vrai que vous êtes mon époux ?

– Vous avez raison, dit Notre Seigneur. C’est là que je vous ai épousée et toute la nature humaine. »

L’an 1645, le neuvième de février, Notre Seigneur lui dit [253] pendant qu’elle était à la messe : « à ceux qui me donnent leur terre roturière sujette à de grandes redevances avec une pauvre maison et cinq chétives cabanes qui y sont, sans y plus rien prétendre, je leur donnerai une terre noble avec cinq châteaux et un beau Louvre tout doré. » C’est-à-dire qu’à ceux qui lui donnent leur humanité sujette à de grandes misères, avec leur esprit qui est la maison, et les cinq sens qui sont les cabanes, Il leur donne son humanité et ses cinq sens et sa divinité.

Section 1. Trois cœurs de Notre Seigneur Jésus-Christ. Rosaire en l’honneur de son saint nom.

L’an 1646, dans l’octave de la fête du saint rosaire, Notre Seigneur dit à la sœur Marie qu’Il avait trois cœurs : « Le premier, dit-Il, est l’amour et la charité qui m’ont fait descendre du ciel. Le deuxième qui procède du premier, est ma Passion, et le troisième qui [253v] procède du second, c’est le Saint Sacrement. » Il lui dit aussi que ces trois cœurs n’en sont qu’un, et qu’aux uns il donne le premier, qui est l’amour et la charité, aux autres le deuxième, qui sont les souffrances, aux autres le troisième, qui sont les consolations.

L’an 1645, le 14 janvier, jour auquel on fait la fête en plusieurs lieux du saint nom de Jésus, Notre Seigneur fit dire un rosaire à la sœur Marie en cette manière : à la croix, Il lui fit dire dix fois Fiat voluntas tua ; aux grosses marques, une fois Gloria Patri, etc., sicut erat, etc. ; et aux petites : « Ô bon Jésus, soyez moi Jésus », et ensuite Il lui fit entendre qu’Il lui faisait ainsi dire ce rosaire parce que c’était par la divine Volonté que Jésus était Jésus, et que réciproquement Il était Jésus c’est-à-dire qu’Il s’était incarné, qu’Il avait souffert, qu’Il était mort et ressuscité, afin de réduire toutes choses sous l’empire de Sa divine Volonté, comme aussi pour glorifier et faire glorifier parfaitement la très simple volonté de Dieu. [253387]

.Chapitre 11. De la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est son âme qu’Il met entre les mains de son Père. Son grand amour vers elle.

Le Fils de Dieu parlant une fois à la sœur Marie de sa Passion, Il lui expliqua ces paroles qu’Il dit en mourant : Pater, in manus tuas commendo spiritum meum388 en cette manière : « Voici, lui dit-il, un secret que j’ai à vous dire : ma Passion, c’est mon âme et mon esprit. C’est pourquoi quand je dis ces paroles à la Croix : Pater, in manus tuas..., J’entendais par mon esprit ma Passion, laquelle en mourant et en la quittant, Je la mis entre les mains de mon Père, afin qu’Il la distribuât après ma mort à tous mes enfants, spécialement à mes saints martyrs, et quand Je baissais la tête vers la Terre, c’était [253v] pour montrer aux fidèles le lieu où j’ai souffert, et qu’il faut qu’ils y souffrent aussi. »

La sœur Marie l’a vu souvent comme tout enivré d’amour pour Sa Passion et l’a entendu parlant ainsi : « Ô mon âme, ô ma gloire, ô mon trésor, vous êtes ma joie et mes délices, vous êtes mon cœur et mon amour », et plusieurs autres choses semblables.

La sœur Marie demanda à la Sainte Vierge : « Je ne sais à qui Il parle.

– Laissez-le dire, répondit-elle, Il est ivre de son amour divin, et sachez que toutes les fois qu’Il parle ainsi, c’est de sa Passion qu’Il parle. »

Une autre fois, je l’entendais disant : « Il est vrai que Je me suis enivré de mon divin Amour, lorsque Je suis descendu du ciel et que J’ai fait et souffert des choses si étranges pour des personnes si indignes et si ingrates. »

Un jour, comme elle était dans l’église, « Il me dit : “Je vous donnerai un baiser de mon humanité souffrante”, et en [254] même temps je commençai à souffrir extrêmement, et mon mal crut toujours trois jours durant, et comme je Lui disais qu’il ne s’amendait pas : “C’est signe, dit-il, que Je suis plus malade que vous, puisque non seulement il ne vous est pas amendé de vous être approchée de moi, mais qu’il vous est empiré.” »

Section 1. La Passion de Notre Seigneur est l’estomac de la gentilité, de l’hérésie et de l’Église, pour digérer et consumer leurs péchés.

Un jour la sœur Marie voyait Notre Seigneur qui regardait toutes les nations et parlant premièrement à la nation païenne, Il lui dit : « Ô pauvre et misérable, que dites-vous de votre estomac ? – Je n’en dis rien, mon Créateur. » [254v] Puis parlant à la troupe des hérétiques, Il dit : « Ô pauvre, que dites-vous de votre estomac ? – Je n’en dis rien, mon Sauveur. » Enfin Il s’adressa à l’Église catholique et lui parla en cette sorte : « Ô effrontée, gaillarde, que dites-vous de votre estomac ? – Je n’en dis rien, mon époux », répondit-elle. La sœur Marie s’étonna de ce qu’Il parlait ainsi. Mais Il lui dit qu’Il l’appelait comme cela, parce que c’est son épouse qui se prostitue au péché et qui est si effrontée que de le commettre en sa présence et devant ses yeux.

La gentilité389 le nomme son Créateur, parce qu’elle n’a rien de lui que la création. La troupe des hérétiques l’appelle son Sauveur, parce que les petits-enfants des hérétiques sont en état de salut. L’estomac des païens, hérétiques et mauvais catholiques, c’est la Passion de Notre Seigneur, d’autant que c’est par elle que tous les péchés du monde seront digérés et consumés. Toutes les trois répondent qu’elles ne disent rien de cet estomac c’est-à-dire de la Passion du Fils de Dieu. Cette Passion et cet estomac n’est autres que la sœur Marie, [255] laquelle, par ses souffrances, a satisfait à la Justice de Dieu pour tous les péchés des hommes.

Durant que la sœur Marie était en enfer, lorsqu’elle mangeait, il lui fallait toujours prendre quelques grains de poivre avec son pain, afin de lui aider à faire la digestion, et lorsqu’elle oubliait d’en prendre, elle était obligée de se provoquer à vomir ce qu’elle avait pris, car il demeurait glacé dans son estomac et se convertissait en pourriture et lui causait de grandes douleurs, tant elle avait l’estomac froid et débile. Mais Notre Seigneur lui commanda de mettre trois gouttes d’eau dans un peu de cidre, ce qu’ayant fait et ayant bu cela, son estomac fut tellement fortifié qu’elle n’eut plus besoin de poivre pour digérer ce qu’elle mangeait. Ces trois gouttes d’eau signifient, ainsi que Notre Seigneur lui fit entendre, qu’Il avait pris les trois puissances de son âme, avec toute leur suite, qui est composée des passions et des sens, pour faire la digestion des péchés du monde. C’est pourquoi Notre Seigneur l’appelle l’estomac des gentils, des [255v] hérétiques et mauvais catholiques. Mais il faut remarquer que cette froidure et débilité qui lui fut ôtée alors par les trois gouttes d’eau, lui fut rendue par la poire d’angoisse dont il a été parlé au chapitre 8 du livre 2.

Section 2. Ce que la Passion est à Dieu, aux hommes et au péché.

Un autre jour, elle vit Notre Seigneur étant tout ravi à soi-même, et parlant à sa Passion, [qui] disait : « Ô mon épouse, qu’êtes-vous à mon Père ? Vous êtes sa gloire. Ô qu’êtes-vous à ma mère ? Vous êtes sa crosse, car ma mère est l’abbesse de toutes les religieuses c’est-à-dire les âmes. Elle n’avait point de crosse, mais vous êtes sa crosse avec laquelle elle les attire à Dieu. Vous êtes à moi-même mon cœur et mon trésor, dans lequel Je prends de quoi payer toutes les dettes des hommes, et duquel Je tire tous les dons que Je fais. Qu’êtes-vous aux hommes : vous leur êtes une échelle par laquelle ils montent [256] aux cieux. Vous êtes au péché une flèche empoisonnée qui lui transpercera le cœur et le fera mourir. »

Une autre fois, Notre Dame lui dit que sa messe était la Passion de son Fils, et que souffrir avec son Fils était être à la messe. Elle lui dit cela parce qu’elle avait une dévotion spéciale d’assister aux messes qui se disent en l’honneur de la Sainte Vierge. Dans une autre occasion, la sœur Marie entendit la même Passion qui disait en chantant à la sainte Trinité : Fulci me floribus quia amore langueo, c’est-à-dire « donnez-moi des âmes, car je languis d’amour pour elles ».

Section 3. L’abjection de Jésus-Christ est une fontaine de lumière, et sa Passion est une fournaise d’amour.

Un certain ayant fait quelques demandes [256v] à Notre Seigneur par l’entremise de la sœur Marie, touchant ses humiliations et sa Passion, Il fit cette réponse : « Dites-lui que Je lui envoie trois belles paroles : la première est que J’ai fait une fontaine de lumière de mes humiliations et de mon abjection : ceux qui s’en approcheront pour en boire deviendront fort lumineux. La deuxième : ma Passion douloureuse est une fournaise ardente d’amour divin ; ceux qui s’en approchent sont consumés en eux-mêmes par mon amour divin, transformés en moi et enfin déifiés. La troisième : ceux qui boivent à ma fontaine et qui se chauffent à ma fournaise, je reçois toutes leurs bonnes pensées, paroles et actions comme autant de pierres précieuses, et j’en fais une belle couronne que je pose sur ma tête. Quand ils seront anéantis en eux-mêmes, ils seront couronnés en moi et moi en eux. »

Il est parlé de la Passion du Fils de Dieu en beaucoup d’autres endroits de ces écrits, mais spécialement au chapitre 9 du livre 3 où vous verrez en la section première comme elle [257] est l’âme et le cœur de la sœur Marie et en la section 2 de quelle façon elle a été couronnée en elle.

.Chapitre 12. Du très Saint Sacrement de l’autel. Comme elle le salue. Elle y trouve tous les saints.

Notre Seigneur lui a enseigné d’adorer la très sainte Trinité dans le Saint Sacrement en cette manière : Adoramus Patrem et Filium cum Sancto spiritu. Laudemus et super exaltemus eum in secula, Gloria Patri, etc., tout au long. Puis elle dit : Adoramus te, Christe, et benedicimus tibi, quia per sanctam crucem tuam redemisti mundum. Qui passus es pro nobis ; bone Jesu miserere nobis390. Et elle dit cela pour adorer l’âme sainte du Fils de Dieu, car en adorant la très sainte Trinité, elle adore la Divinité. [257v] Après cela, elle adore et salue son humanité en disant l’Ave Maria tout du long, car l’humanité de Notre Seigneur n’est qu’une même chose avec la Sainte Vierge.

Quand elle a quelque prière à faire aux saints, ordinairement elle les va trouver dans le Saint Sacrement. Témoin, ce qui lui arriva une fois en la fête de Saint-Denis dans l’église cathédrale, où étant devant le Saint Sacrement et voulant prier ce grand saint, elle demanda à Notre Seigneur par un mouvement extraordinaire : « Saint Denis est-il là ? » « Oui, dit le Fils de Dieu, le voici ; que lui voulez-vous ? » Ensuite de quoi elle lui fit la prière qu’elle lui devait faire et Il l’exauça.

Quelqu’un ayant demandé à la sœur Marie s’il était nécessaire quand on veut prier la Sainte Vierge de l’aller chercher dans le ciel et si l’on pouvait la regarder dans le Saint Sacrement et partout où est son Fils : tout de même, dit-elle, qu’une personne vivante ne peut pas être sans son cœur, mais est partout avec lui, ainsi assure la Sainte Vierge : [258] « Je ne puis pas être sans mon Fils qui est mon cœur. Je suis toujours avec Lui en quelque lieu qu’Il puisse être et on n’a que faire de m’aller chercher ailleurs. »

Section 1. Le paradis terrestre qui est le Saint Sacrement de l’autel.

L’an 1645, le douze janvier, Notre Seigneur et Notre Dame étaient dans un jardin dont il sera parlé au livre 9 chapitre 7, qui s’appelle le jardin de Jésus et Marie ou le jardin des contemplatifs391, qui est joint avec celui dont nous allons parler, n’y ayant que la haie entre-deux. La sœur Marie était avec Notre Seigneur et sa sainte mère qui la firent passer avec eux du jardin des contemplatifs dans celui que nous allons voir, Notre Seigneur la portant sur son bras gauche comme une enfant. Ce jardin dans lequel ils passèrent fut nommé par Notre Dame le paradis terrestre, qui est le Saint Sacrement. [258v] La sœur Marie n’en peut comprendre la grandeur ; mais voyez comme elle le dépeint.

La porte est de fin or pour [montrer], ainsi qu’on lui a expliqué, que ceux qui sont dans le Saint Sacrement sont déifiés ; car on reçoit Notre Seigneur en soi par la communion, mais on est reçu en Lui par la déification, et c’est ce qui est signifié par ce jardin dans lequel entrent ceux qui sont déifiés. Aussi y a-t-il écrit sur la porte : « Il n’entre ici que des rois, c’est-à-dire des personnes revêtues de la royauté et des divines qualités de Jésus par une parfaite transformation et véritable déification. » Près de la porte du jardin il y a une table ronde de jaspe, qui représente le cœur de Notre Seigneur. Les anges mirent dessus un doublier392 qui représente le cœur de Notre Dame. Sur le doublier ils mirent un beau pain blanc qui représente la Divinité de Notre Seigneur. Autour du pain, ils mirent trois coupes d’or qui représentent les trois puissances de son âme. Autour des trois coupes cinq vases de cristal qui représentent les cinq sens intérieurs. [259] Autour des cinq vases, cinq autres de cristal, pleins de vin vermeil, qui représentent les cinq sens extérieurs. Aux deux côtés, deux vases de terre blanche pleins de vin blanc, l’un desquels bouillonnait, qui représente l’Irascible, et l’autre le Concupiscible.

Les divins attributs s’assoient à cette table. La divine Justice dit, parlant à Notre Seigneur de la sœur Marie : « Faites approcher cet enfant, et qu’on lui donne son repas. » Mais l’Amour divin dit : « Elle jeûne aujourd’hui. » Et la Volonté divine dit à Notre Dame : « Allez la mener au jardin : on lui donnera demain son repas. » Elle la mena à l’entour du jardin dont la clôture est de rosiers tous chargés de roses rouges et blanches. Le fond du jardin est tout semé de fleurs de toutes sortes et fort odoriférantes. Dans ce jardin il y a sept ceintures d’arbres.

La première est d’un arbre fort haut et droit, les fruits duquel sont gros comme des pains d’un sou, et comme de couleur de pourpre dont le goût est si délicieux que ceux qui en mangent [259v] meurent à tout autre goût du ciel et de la terre. Dans ce fruit il y a trois pépins qui se mangent insensiblement avec les fruits, et étant mangés, ils germent dans le cœur, y prennent racine et y fructifient. Ces trois pépins sont la force divine, la grâce divine, la patience divine. Manger ce fruit c’est désirer ardemment les souffrances. Notre Dame nomme cet arbre l’arbre de vie.

Les quatre ceintures suivantes sont de pommiers dont les pommes sont douces et amères, pâles d’un côté et rouges de l’autre, qui signifient mourir à soi pour vivre à Dieu.

La sixième ceinture est de palmes qui représentent la victoire. Au pied de ces palmes, il y a des vignes chargées de raisins dont on ne fait point de vin, mais qui contiennent toutes les délices du paradis, et dont un seul grain est capable de ressusciter les morts. Les raisins représentent les communions.

La septième ceinture est de sept cèdres, lesquels représentent la divine Volonté.

Au milieu du jardin [260] il y a une belle fontaine dont l’eau représente la Sapience divine, et de cette fontaine part sept ruisseaux qui sont les sept dons du Saint-Esprit, et chaque ruisseau va donner à chaque cèdre et arrose tout le jardin. à l’entour de la fontaine et des deux portes des ruisseaux, il y a des lys blancs qui représentent la pureté. Cela n’est point expliqué, mais il est aisé à conjecturer que ce n’est autre chose que l’état de la sœur Marie qui est écrit en tout ce jardin.

Section 2. Autre jardin du Saint Sacrement.

L’an 1646, le dixième de septembre, comme la sœur Marie était à une messe haute qui se disait devant Notre Dame du Puits, la Sainte Vierge lui dit : « Suivez-moi ! » Et à l’instant elle se trouva dans un grand jardin carré, lequel était fermé d’une grande haie d’épines noires. Au-dedans, tout autour du jardin, il y avait une double haie de rosiers chargés de roses. Auprès, il y avait tout alentour un grand [260v] bordage393 tout rempli de toutes sortes de belles fleurs bien épanouies et bien odoriférantes. Le fond du jardin était tout d’argent poli. Aux quatre coins, quatre belles fontaines d’eau vive, et au milieu une belle fontaine d’or, laquelle était enchâssée dans de l’or, où il y avait deux grands tuyaux, dont l’un jetait le vin, droit en haut, et l’autre était recourbé en bas, et le vin tombait en plusieurs bassins d’or qui étaient autour de la fontaine. Les quatre fontaines d’eau vive envoient chacune un ruisseau qui se vont communiquant l’un l’autre en forme de croix, faisant un doux murmure qui compose une musique fort agréable. Puis après s’être communiqués, il se viennent tous rendre autour de la fontaine du milieu et lui demandent de son vin, et la fontaine libérale abaisse tous ses bassins et verse tout son vin dans ces quatre ruisseaux qui s’en vont ainsi, chargé de vin, à leur fontaine, dans le même ordre qu’ils sont venus, chantant toujours très mélodieusement. Ces quatre fontaines, après avoir reçu ce vin, renvoient derechef [261] leurs ruisseaux d’eau pour demander encore du vin, ce qu’elles continuent toujours de faire, et elles ont chacune un tuyau d’argent par le moyen desquels, elles communiquent l’eau et le vin mêlés ensemble à ceux qui sont hors du jardin.

Outre cela, elle vit des enfants vêtus de blanc âgés de cinq-six ans et une dame qui les conduisait. Cette dame s’en alla cueillir des roses et de toutes sortes d’autres fleurs, les effeuilla et les mêlant toutes ensemble, en remplit les devanteaux394 de ces petits enfants.

Elle vit aussi trois chaires d’or qui étaient posées devant la fontaine de vin, et les trois divines personnes qui se promenaient dans ce jardin vinrent s’asseoir dans ces trois chaires395, et ces petits enfants allaient jeter à leurs pieds toutes les fleurs qu’ils avaient dans leurs devanteaux. Au même temps Notre Seigneur parut, revêtu d’une belle robe de fil d’argent et d’une chape par-dessus de couleur de pourpre, si chargées de pierres précieuses qu’on ne voyait presque point le fond, car la pourpre et les pierres précieuses ensemble [261v] jetaient un éclair si brillant que la vue en [était] éblouie. La doublure de cette chape était de drap d’or. Il avait à son côté un beau jeune homme revêtu d’une robe de soie bleue avec une ceinture de lames d’or à trois couplets396, où il y avait enchâssé tout alentour un rang de pierres précieuses, de même que celles de la chape de Notre Seigneur. Le Fils de Dieu tenait à sa main un encensoir d’or plein de toutes sortes d’odeurs aromatiques dont Il vint à encenser avec une très profonde révérence et soumission les trois divines personnes, et le jeune homme lui tenait la chape.

Elle vit encore de belles jeunes filles revêtues de toutes sortes de couleurs qui s’en allaient boire à la fontaine de vin, et Notre Seigneur leur disait : « Buvez et vous enivrez, il n’y a point d’excès. » Après cela tous ces personnages disparurent, et Notre Dame aussi qui les lui avait fait voir, si bien que la sœur Marie demeura toute seule près de la fontaine de vin. Mais Notre Seigneur lui parut derechef, revêtu de blanc avec le jeune homme revêtu de fin lin, et elle vit aussi un personnage revêtu [262] de noir, ayant un voile noir sur la tête, qui passait par devant elle. Elle demanda à Notre Seigneur qui était ce personnage qui passait.

Notre Seigneur répondit : « C’est votre esprit.

– Pourquoi est-il revêtu de noir en ce lieu-ci ? »

Notre Seigneur répondit : « C’est qu’il porte le deuil de ses frères qui sont morts. Il s’en va à son oratoire prier Dieu pour eux. »

Elle lui demanda aussi : « Qui est ce beau jeune homme revêtu de fin lin ?

Notre Seigneur répondit en souriant : « C’est l’honneur. »

Elle répliqua : « L’honneur de notre pays n’est pas fait comme celui-là ; il n’est pas si beau. »

Il répondit : « Il y a autant de différence entre l’honneur du monde et celui-ci, qu’il y a entre le vrai Dieu et les idoles. » Elle pria Notre Seigneur de lui donner une petite goutte de vin de cette fontaine et Il la rejeta en souriant ; et pourtant lui disant : « Retirez-vous d’ici », mais plus elle s’approchait de Lui.

Voici l’explication que Notre Seigneur lui donna de toutes ces choses : le jardin carré représente l’humanité sainte de Notre Seigneur contenue dans le Saint Sacrement de l’autel. Les épines noires qui ferment le jardin représentent les châtiments et les malédictions [262v] de ceux qui s’en approchent indignement. Les roses des rosiers représentent l’amour et la charité, et toutes les autres fleurs représentent les autres vertus qui sont renfermées dans le Saint Sacrement.

Le fond du jardin d’argent poli représente la pureté de l’humanité de Notre Seigneur. Les quatre fontaines d’eau vive représentent les quatre plaies des mains et des pieds ; la cinquième, de vin, représente la plaie du cœur, l’eau vive représente les grâces, dons et bénédiction que Notre Seigneur nous a mérités par sa Passion, et le vin représente le grand amour et la grande charité de Notre Seigneur. Le tuyau qui est en haut, c’est l’amour qu’il a pour son Père ; celui qui se recourbe en bas, c’est la charité qu’il a pour nous. Les ruisseaux d’eau demandent du vin pour enivrer d’amour et de charité ceux qui communient dignement qui sont hors le jardin c’est-à-dire tous les chrétiens qui ne sont pas dans la déification ; car il n’y a que ceux qui sont déifiés, qui entrent dans ce jardin ; ceux qui s’en approchent indignement ne trouvent que les épines [263] et les malédictions de Dieu.

Les enfants représentent les sentiments de ceux qui sont morts à eux-mêmes et qui ne vivent plus qu’en Dieu, l’amour les donne en pension à la grâce divine qui les conduit en toutes leurs actions. Cette dame va cueillir les fleurs et en remplit leur devanteaux, ce qui montre que la grâce leur fait pratiquer toutes sortes de vertus. Les aller jeter au pied des trois personnes divines, c’est faire toutes ses actions pour la seule gloire de Dieu et le salut du prochain.

Les trois chaises sont les trois puissances de l’âme de Notre Seigneur où les trois personnes divines se vont reposer. Le fil d’argent de la robe de Notre Seigneur représente la pureté de son humanité. La couleur de pourpre de sa chape représente la Passion. Les pierres précieuses sont les prophéties qui ont été dites de Lui. Le drap d’or dont la chape est doublée, c’est l’amour et la charité avec laquelle il a souffert sa Passion.

L’encensoir d’or, c’est son cœur ; les odeurs aromatiques sont les grands et fervents [263v] désirs qu’Il a d’augmenter la gloire de son Père et de procurer le salut des âmes.

Les jeunes filles sont les âmes de ceux qui sont morts à eux-mêmes et qui ne vivent plus qu’en Dieu. Notre Dame ajoute : « Ainsi se doit entendre ce que mon Fils a dit en l’Évangile : celui qui perd son âme la trouvera. » À l’instant qu’ils expirent, l’Amour divin les reçoit et les donne en pension à Notre Dame qui embellit leurs âmes et qui les enrichit comme les épouses de son Fils. Les diverses couleurs de leurs habits représentent les vertus différentes que chacune pratique en particulier. Celles qui excellent en la pénitence sont vêtues de gris ; celles qui excellent en la pureté sont vêtues de blanc, en la charité de rouge, en l’humilité de violet, et ainsi des autres. Toutefois les filles vont boire à la fontaine de vin, c’est-à-dire qu’elles ne vivent plus que d’amour et de charité. Les frères de ce personnage vêtu de noir sont les âmes mortes par le péché. L’habit noir représente la peine due à leurs péchés, dont il est chargé. Son oratoire, c’est son [264] corps, et ses prières sont ses souffrances. Tant plus que Notre Seigneur la rejetait, tant plus elle s’approchait de Lui, ce qui signifie que plus il semble rejeter les âmes qu’il aime, plus il les attire à soi, et plus elles s’approchent de Lui.

Section 3. Comme il faut exposer le Saint Sacrement.

L’an 1652, le douze février, le Saint Sacrement ayant été exposé par les missionnaires à la fin de la mission en la Quinquagésime et aux deux jours suivants, la sœur Marie parla à celui qui avait soin de la mission de cette façon : « Notre Dame me commande de vous dire ceci : c’est une grande chose de faire les quarante heures et d’y exposer le Saint Sacrement ; mais il faut bien prendre garde de ne l’exposer pas, ou si on l’expose, de le faire avec tout l’honneur et la révérence que l’on peut. Si l’un des amis du roi l’invite de venir dîner dans sa maison, il doit le recevoir avec tout l’appareil possible et le traiter dignement ; [264v] premièrement, il faut exposer le Saint Sacrement au matin et le resserrer au soir, avec toute la révérence possible, en chantant quelque chose en son honneur, comme l’on a coutume de faire. Deuxièmement, si cela se peut, il est bon de dire une messe haute en chacun des trois jours, pour le moins au premier et au dernier, et ce avec grande célébrité et dévotion et y inviter le peuple, et que la messe, au premier et au troisième jour, soit du Saint Sacrement, si ce n’est que cela se fasse en quelque fête solennelle qui oblige d’en dire une autre. Outre cela, pendant que le Saint Sacrement est exposé, il faut qu’il y ait toujours deux prêtres avec leur surplis, ou du moins un, à Lui présenter des adorations, louanges et bénédictions et prières, excepté pendant qu’on célèbre les messes ou que l’on chante l’office divin. Et voilà les mets délicieux dont le roi se repaît. Lorsqu’on le traite ainsi, il entend toutes les requêtes de ceux qui [265] l’ont invité et qui lui ont préparé un tel festin en la manière qu’il sait être la plus convenable pour sa gloire et pour leur salut. »

.Chapitre 13. De la communion et de la confession.

Durant les cinq premières années de la possession par les malins esprits que la sœur Marie était en liberté de communier, quand elle s’approchait de la sainte table, elle en sortait tellement enflammée, embrasée et enivrée de l’amour de Dieu, et tellement ravie et transportée hors de soi-même par l’abondance des douceurs et consolations célestes, que quoiqu’elle fût obligée par après de se trouver au milieu d’une troupe de serviteurs et de laquais, dans la maison où elle était logée, qui faisaient beaucoup de bruit, qui disaient mille sornettes, vilenies et saletés, et qui tenaient des [264v] discours conformes à des personnes de cette condition, cela néanmoins n’était pas capable de la distraire ni de la divertir un moment.

Mais depuis qu’elle a recommencé à communier, il n’en a pas été ainsi, car elle ne reçoit aucune consolation ni aucun effet sensible de la communion. Aussi lui a-t-on dit que ce n’était pas celle qu’on lui avait promis plusieurs fois de lui donner à la fin, mais qu’on lui permet de communier seulement pour empêcher le scandale et murmure que plusieurs commençaient à faire de ce qu’elle ne communiait point.

Un jour de Noël, ne pouvant communier, elle pria Notre Seigneur qu’il donnât à une certaine fille de sa connaissance et de ses amis les dispositions pour bien communier afin qu’elle communiât en sa place et pour elle : « Laissez à cette fille le fruit de ses travaux, nous sommes assez riches sans cela. Mais voici ce que [265] Je ferai au même instant que Je suis né en la terre, Je me communiquerai d’une manière particulière à tous mes saints qui sont dans le ciel pour vous, et ils communieront tous pour vous, et cet communion vous sera aussi avantageuse comme si vous aviez communié autant de fois qu’il y a de saints au ciel. »

Un jour, elle voyait Notre Seigneur qui comptait de très beaux écus de pur or. « Je Lui demandai ce que cela voulait dire, et il me répondit : vous êtes pupille, je suis votre tuteur. Votre héritage, c’est le Saint Sacrement que vous m’avez mis entre les mains, lorsque vous avez été privée de la sainte communion en choisissant la divine Volonté. Je fais valoir votre héritage et vous en garde les fruits, car Je communie pour vous, et tous les écus d’or sont les communions que vous auriez faites, et ils sont de pur or. Car les communions que Je fais pour vous sont toujours pures, ni ayant rien du vôtre, et à la fin Je vous rendrai votre héritage, car Je vous donnerai la communion et vous [265v] rendrai aussi tous les fruits de ce même héritage. »

Section 1. La sainte communion lui est rendue.

L’an 1649, au commencement du carême, Notre Seigneur lui ordonna de manger du pain blanc, contre son inclination naturelle, pour signifier et figurer la communion qu’elle devait faire à Pâques, et le pain des anges qu’elle devait manger.

Le mercredi de la semaine sainte, Notre Dame lui dit qu’elle communierait à Pâques. À quoi elle répondit : « Puisque cela est, je m’en vais le dire à mon directeur.

– Non, dit Notre Dame, ne lui dites pas encore ; car c’est la Justice divine qui a prononcé l’arrêt que vous communierez ; mais il faut que la divine Volonté le confirme avant que de dire à votre directeur, et ce sera l’amour divin qui l’exécutera. »

Le lendemain la Volonté divine le confirma et ensuite elle le fut dire à M. Le Pileur son directeur. Il est à remarquer que lorsqu’on lui ôta le pouvoir de communier, Notre Seigneur lui dit que si elle pouvait communier, elle tînt pour [267] certain que tout ce qui se passe en elle était faux ; et en effet, elle ne put communier jusqu’au temps qui était ordonné de Dieu. Et lorsque ce temps fut arrivé, Notre Seigneur lui dit que si elle avait la moindre difficulté du monde à communier, qu’elle tînt pour certain que toutes ces choses n’étaient que tromperies. Or elle communia sans aucune difficulté après avoir été trente-quatre ans ou environ sans pouvoir communier.

Elle dit que durant tout ce temps, quoiqu’elle eût toujours la volonté d’obéir à l’Église, néanmoins, elle avait tellement la volonté liée qu’il lui était impossible de vouloir communier et qu’elle n’était point libre en ceci non plus qu’en toute autre chose, car elle n’a pas la liberté ni de dire ni de faire, ni de vouloir, ni même de penser que ce qu’on lui donne. Voilà pourquoi elle dit souvent à Notre Seigneur : « En vous cherchant je me suis perdue », et Notre Seigneur lui répond quelquefois : « Eh bien avez-vous perdu au change ? Je me suis mis en votre place. » Et quand elle examine pour trouver en elle quelque péché, Il lui dit : « Me croyez-vous capable de pécher ? S’il y a du péché en vous, [267v] c’est moi qui l’ai commis. »

Section 2. Qui sont ceux qui peuvent communier souvent.

Une personne qui communiait trois ou quatre fois la semaine, craignant communier trop souvent, et s’étant recommandée aux prières de la sœur Marie, elle en parla à Notre Seigneur et voici ce qu’Il lui dit : « Toute âme qui est revêtue de la grâce divine est toujours disposée à la sainte communion, encore que ses sens ne soit pas revêtus de beaux habits de la dévotion sensible et de la consolation divine, mais qu’ils demeurent dans une grande sécheresse et pauvreté. »

Section 3. De la confession et comme elle purifie les âmes.

Il est rapporté dans la vie de sainte Catherine de Gênes, chapitre 4 de sa Vie, que se présentant [268] au sacrement de pénitence, elle disait à son confesseur : « Je voudrais bien me confesser, mais je ne peux voir aucune offense que j’ai faite », et qu’il ne lui était pas permis de voir les choses qu’elle disait en se confessant comme des péchés qu’elle eût pensés, dits ou faits, mais que c’était comme un petit enfant, lequel ayant fait quelque faute qu’il ne connaît point, ne laisse pourtant pas de rougir quand on lui dit qu’il a failli, non pas pour ce qu’il connaisse avoir mal fait, mais parce qu’on lui dit. « Je ne sais comment faire, disait-elle, pour me confesser ne pouvant dire que j’ai fait ou dit aucune chose dont je ressente remords à ma conscience. » Pour cette cause, elle demeurait confuse, parce qu’elle ne sentait ni voyait ni ne pouvait voir aucune partie en elle qui eût offensé Dieu. Ce sont les mêmes termes de l’auteur qui a écrit la vie de cette sainte, au lieu sus-allégué. Il en va de même de la sœur Marie : elle s’est examinée cent et cent fois, et elle s’examine encore souvent, afin de se confesser, et il lui est impossible de rien voir en elle dont elle puisse s’accuser comme d’un péché. [268v] Si on lui dit : « Confessez-vous des paroles oiseuses ou des distractions que vous avez eues en vos prières », ou d’autres choses semblables, elle le fait parce qu’on lui dit, mais non pas qu’elle connaisse avoir fait aucune faute en ces choses-là.

« Si, dit-elle, j’avais fait quelque péché dont j’eusse la connaissance, je le voudrais confesser publiquement et l’aller publier dans les rues au son du tambour afin d’en avoir une plus grande confusion et que cela m’aidât à en faire la pénitence et la satisfaction. »

Quelqu’un qui avait fait plusieurs confessions générales voulut néanmoins en faire encore une à M. Potier. La sœur Marie le sachant dit à la Sainte Vierge : « Mais pourquoi tant de confessions générales, puisqu’il en a déjà fait plusieurs ? » « Voyez-vous, dit Notre Dame, c’est comme une femme qui a du linge bien blanc dans son coffre, mais il lui prend envie de le rafraîchir en le mettant encore une fois à la lessive. » [269-270]

.Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante.

.Chapitre 1. La dévotion que la sœur Marie a eue pour la Sainte Vierge et qu’elle est la main de Dieu.

La sœur Marie a toujours eu pour la Sainte Vierge une dévotion extraordinaire. Aussi elle en a reçu des faveurs innombrables et inconcevables, ainsi qu’il se voit dans tous ses écrits397. Elle lui a commandé de l’appeler sa mère : ce qu’elle fait ; et quand elle parle à Notre Dame elle dit tantôt « ma mère », tantôt « votre mère ». [270v] Elle la voit souvent en esprit, toujours auprès de son Fils qu’elle porte perpétuellement dans son cœur, ainsi qu’il a été dit. C’est là qu’elle Le voit ordinairement, qu’elle parle et qu’elle entend parler le Fils et la mère. On lui a dit beaucoup de fois que l’œuvre qui se fait en elle, est tout à cette divine mère, que son Époux, qui est le Saint-Esprit ou l’Amour divin, le lui a donné, qu’elle en est la directrice et la gouvernante, qu’elle est la main de Dieu par laquelle Il opère cet ouvrage. Et c’est elle-même qui lui a dit ceci ; car l’an 1645, le 11 février, elle lui parla ainsi : « Je vous apporte de bonnes nouvelles : c’est que j’ai vu mon époux fermer les trésors de l’Ire de Dieu et en serrer les clés ; ils ne tomberont plus sur vous, l’heure est proche que je passerai ma main sur votre estomac pour vous guérir ; je suis la main et mon Fils est le bras. Pour faire cet ouvrage, il se sert de moi, comme le bras de la main pour faire ses actions. » [271]

Section 1. La Sainte Vierge la délivre de prison et est sa caution.

Nous avons vu ci-devant que depuis l’échange qui s’est fait de la volonté de la sœur Marie avec la divine Volonté, elle ne fait pas ce qu’elle veut ni même ne sort pas de la maison comme elle voudrait, ainsi qu’on a vu plusieurs fois par expérience. Mais entre autres, elle fut une fois trois ans sans pouvoir sortir de la maison où elle était ; car quand on la voulait faire sortir, elle tombait par terre comme morte et il était impossible de la remuer de la place. Mais au bout de trois ans, elle pria la Sainte Vierge de la délivrer de prison. Elle lui répondit qu’elle serait élargie à caution et que ce serait elle qui la cautionnerait et qu’elle aurait la ville pour prison, mais qu’il fallait que son image, qu’elle portait pour lors à son col, demeurât à sa place dans la maison, et qu’elle [271v] sortirait dans un certain temps qu’elle lui désigna, quinze jours auparavant ; ce qu’elle dit aux ecclésiastiques qui l’exorcisaient qui remarquèrent qu’en effet il était impossible de la faire sortir jusqu’à ce temps-là, et que le jour étant arrivé, qui avait été désigné par la Sainte Vierge, elle commença à sortir librement de la maison, et depuis ce temps-là elle est toujours sortie avec la même liberté, mais elle a été un temps sans pouvoir sortir de la ville, ainsi que je l’ai expérimenté, car un jour lui ayant dit qu’elle me suivît, dans le dessein que j’avais de la faire sortir hors de la ville, au premier pas qu’elle fit les esprits malins l’arrêtèrent, la faisant tomber par terre ; et comme je leur commandais au nom de Notre Seigneur, parlant en latin, de la laisser sortir, ils me répondirent en latin : Oportet obedire magis Deo quam hominibus398, c’est-à-dire qu’il faut plutôt obéir à Dieu qu’aux hommes. [272]

Section 2. Notre Dame lui prête son carrosse.

Un jour, dans un voyage qu’elle faisait à Notre Dame de la Délivrande avec plusieurs autres personnes de piété, se trouvant extrêmement lassée, Notre Seigneur lui dit : « Vous auriez bien besoin du carrosse de ma mère, demandez-le » « Je n’oserais le demander », lui dit-elle. « Je m’en vais le demander pour vous ». Ce qu’Il fit, et on le lui donna. Ensuite de quoi elle reçut une force si grande qu’elle marchait aussi vigoureusement que si elle n’avait point été lassée, car ce carrosse, qui est la force divine, lui était donné pour marcher quand toute la force naturelle venait à défaillir, mais toujours avec les mêmes sentiments de lassitude, comme si cette force ne lui eût point été donnée.

Un jour étant arrivée à l’hôtellerie, cette force la quitta et alors elle tomba à terre comme un sac mouillé et lorsqu’il fallut partir, elle entendit la force divine [272v] qui chantait sur le seuil de la porte. Et elle dit : « Menez-moi par-dessous les bras jusqu’à la porte » ; ce que l’on fit et alors la force commença de l’animer comme auparavant, et elle continua fort bien son voyage ; et prenant par la main une autre fille, toute faillie399 de cœur, elle reçut la même vigueur.

Section 3. Elle est la grande basse de la Sainte Vierge.

Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse400, travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter401 toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : [273] « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset : Sequar quocumque ierit. Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.

Elle se trouva après cela au pied de l’arbre, près de la Sainte Vierge. Cet arbre émondé avait des rejetons de feuilles et elle se servait des estocs comme d’échelons pour monter. Quand au premier arbre, la Sainte Vierge lui bailla l’échelle qu’elle avait apportée, dont les échelons étaient de cordes et les deux côtés de bois, pour monter. Elles passèrent outre, et toujours la Sainte Vierge lui commanda d’essarter402. Elles arrivent à un arbre tout sec. La Sainte Vierge lui donna sa hache, et elle, avec sa bêche, commença à fouiller la terre pour découvrir les racines de loin tout autour, et lui commande de couper les racines avec sa hache. Quand elles furent coupées, la Sainte Vierge donna un coup de pied à l’arbre et le fit tomber, le sommet le premier, en bas, dans un profond abîme qui se trouva là. Elle demanda à la Sainte Vierge ce que voulaient dire toutes ces énigmes ; mais on ne lui a point expliqué. La sœur Marie dit que ce grand arbre signifie le Saint Sacrement, et un grand buisson de ronces qui étendait ses branches extrêmement loin, un grand seigneur très méchant qui avait des intrigues et correspondances fort éloignées. [274]

Section 4. Notre Dame lui commande de donner une aumône et lui rend peu après. La même Vierge donne des armes pour combattre et des prix à ceux qui vainquent.

Une pauvre fille qui avait une grande douleur à un genou, étant venue à Coutances pour y implorer le secours de la Sainte Vierge à son autel de Notre Dame du Puits qui est dans l’église cathédrale, et y ayant été délivrée de cette douleur, la même Vierge dit à la sœur Marie : « Prenez un quart d’écu d’argent de votre frère et le donnez à cette pauvre fille.

– Mais ne le dirais-je point à mon frère ?

– Non, car j’y pourvoirai. »

Elle le prend et le porte à cette pauvre fille, lui disant que ce n’était pas elle, mais une bonne dame qui lui faisait cette charité. [274v] Peu après, monsieur le curé de Saint-Malo vint voir la sœur Marie et lui donna un quart d’écu sans savoir rien de ce qui s’était passé et qu’elle lui demanda, car elle ne demande jamais rien à personne. Elle le prit comme étant envoyé de la Sainte Vierge et le mit en la place de celui qu’elle avait pris.

Un jour la sœur Marie s’en alla vers Notre Seigneur et ne trouvant point Notre Dame, elle lui demanda : « Où est ma mère ? »

Notre Seigneur lui répondit : « Elle n’est pas ici, elle viendra bientôt. » Deux ou trois jours après, elle la vit venir sur un char triomphant dans lequel elle était, et au-dessous de ce char [elle vit] des armes de toutes sortes.

Elle se tourna vers Notre Seigneur et lui dit : « Voici venir ma mère sur un chariot plein d’armes. Que veut-elle faire de cela ?

– C’est qu’elle va à la guerre.

– Qu’est-ce que cela qu’elle a sur ces armes sur quoi elle est assise ? » Car elle ne savait ce que c’était ni comme elle s’appelait.

« C’est un char triomphant » lui dit-il.

– Que veut-elle faire de ces armes ?

– C’est pour armer ses serviteurs afin de combattre contre le péché. » Elle en bâille aux uns d’une façon, aux autres de l’autre, aux uns d’offensives, aux autres de défensives. [275]

Outre cela, elle aperçut un gros paquet de petites clés d’or qu’elle portait à sa ceinture. « Que veut-elle faire de toutes ces clés ? » dit-elle à Notre Seigneur.

« Regardez autour d’elle quantité de petites armoires dans ce char triomphant. Voyez-vous, dit Notre Seigneur, ce sont les clés de toutes ces armoires qui sont pleines de quantité de prix tout différents qu’elle distribue à ses serviteurs quand ils ont combattu et remporté la victoire. »

Section 5. Notre Dame défend à un prédicateur de recommander un autel dédié à son honneur aux aumônes. Elle a un privilège : de sauver ceux qui la prêchent. Son humilité et sa charité.

[275v] Quelqu’un ayant à prêcher le carême à une certaine ville, la sœur Marie reçut commandement de Notre Dame de lui dire qu’on le prierait de recommander aux aumônes du peuple un autel qui a été dédié à son honneur dans l’église où il devait prêcher, mais qu’elle lui défendait de le faire, parce que les ecclésiastiques à qui cette église appartenait avaient assez de bien : « Je suis, dit la Sainte Vierge comme une reine qui a plusieurs enfants qui dissipent tous ses biens et qui aime mieux être pauvre et toute nue [plutôt] que l’on demande pour elle et que l’on fasse voir par là le vice de ses enfants. »

Elle a fait aussi connaître à la sœur Marie que Dieu lui a donné un privilège spécial : de sauver ceux qui la prêchent avec affection, ce qui est fondé sur ces paroles : Qui elucidant me, vitam aeternam habebunt403.

La sœur Marie ayant demandé longtemps le salut d’un certain religieux prédicateur sans pouvoir l’obtenir, un jour de la Conception Immaculée de la Sainte Vierge, elle assista à un sermon qu’il fit sur ce [276] sujet, dont elle fut ravie, et ensuite, étant animée d’un zèle extraordinaire pour le salut de ce religieux, elle s’en alla à la Mère de Dieu pour lui demander son salut en vertu du privilège qu’elle a de sauver ses prédicateurs.

« Mais que ferons-nous de telles ordes bêtes qui sont en lui ? », désignant certains péchés dont il était coupable. 

– N’est-ce pas vous qui devez écraser la tête du serpent ?, répliqua la sœur Marie. Vous écraserez sous vos pieds toutes ces ordes bêtes et les jetterez dehors. »

Enfin elle obtint ce qu’elle demandait et Notre Dame l’assura de son salut. Il mourut quelque temps après avec toutes les marques d’une heureuse mort.

Elle a connu un ecclésiastique qui prêchait la bonne Vierge avec une grande ferveur. Il était pourtant en état de perdition, parce qu’il possédait deux bénéfices incompatibles. Mais la Sainte Vierge le fit évêque pour lui ôter ses deux bénéfices ; puis étant évêque, elle le retira peu après de cette vie et lui procura son salut. [276v]

« Pensez-vous, dit un jour Notre Dame à la sœur Marie, que je prenne plaisir à tous les honneurs qu’on me rend par les églises qu’on me bâtit, par les images, confréries, autres vœux et autres choses semblables qui se font en mon honneur ? Non, mais je les offre à mon Fils à qui ils appartiennent, ne m’en réservant aucune chose, sinon que je m’en sers comme des hameçons que je jette dans la mer de ce monde, afin de prendre les âmes et de les attirer à Dieu, et quand j’en prends quelques-unes, j’en ai une très grande joie. »

Le 14 janvier 1646, la Sainte Vierge donnant un rosaire à dire à la sœur Marie, elle lui ordonna de dire sur les petites marques, la plus belle parole qu’elle ait jamais dite. « Quelle est-elle, dit la sœur Marie ? » « C’est celle-ci : Verbum caro factum est. Je ne l’ai pas dite de bouche, mais je l’ai dite par effet et par œuvre, c’est-à-dire que j’ai fait ce qui est contenu en ces paroles : Verbum caro factum est ».

Le Saint-Esprit a fait connaître à la sœur Marie que la très sacrée Vierge est notre mère nourrice, [277] parce que c’est par elle que Dieu nous a donné le pain de vie qui est le Saint Sacrement et toutes les grâces qui nous sont nécessaires et convenables pour la vie et pour le salut de nos âmes. C’est la trésorière de la Sainte Trinité, qui a tous les trésors de Dieu entre les mains pour les distribuer aux pauvres c’est-à-dire aux pécheurs. Entre plusieurs belles qualités et épithètes qu’elle donne à cette reine du ciel et terre, pour laquelle elle a des vénérations et dévotions indicibles, elle prend plaisir particulièrement à la nommer la bien aimée de Dieu.

.Chapitre 2. De l’Ave Maria, du Saint Rosaire et du Saint Scapulaire.

Notre Seigneur a dit plusieurs fois à la sœur Marie que l’Ave Maria est la plus belle prière qui soit à l’Église. Et un jour, comme elle récitait le Rosaire, elle vit la divine Justice qui lui [277v] dit que la Sainte Vierge était le Paradis terrestre, que saint Gabriel avait été envoyé par la très Sainte Trinité pour y planter l’arbre de vie qui est Notre Seigneur Jésus-Christ, que le Saint-Esprit y est venu pour le faire germer, croître et fructifier, et que les fruits de cet arbre étaient tous les mérites et mystères de toute la vie du Fils de Dieu, tous les sacrements de son Église, et généralement toutes les choses bonnes et saintes qui sont dans l’Église militante, souffrante et triomphante. D’ici on peut apprendre ce que c’est que l’Ave Maria, car c’est comme le pépin qui a produit cet arbre de vie : le pépin contient en vertu et puissance tout l’arbre, et l’arbre est le fruit du pépin, de sorte que l’arbre de vie est comme le fruit de l’Ave Maria. C’est pourquoi on dit à la sœur Marie que tous les fruits des grâces et des bénédictions que ce divin arbre a produit et produira en la terre, ce sont les fruits de l’Ave Maria, lesquels on offre à la très Sainte Trinité en le disant avec toutes les gloires et félicités du paradis, qui sont les couronnes de l’Ave Maria, et par conséquent c’est la plus belle prière qui soit dans l’Église, et même [278] qu’elle est plus belle que le Pater Noster ; car il est vrai que le Pater Noster a été composé par Notre Seigneur, mais l’Ave Maria a été composé et a été mis en la bouche de l’ange par la Sainte Trinité, joint que404 Notre Seigneur étant comme le fruit de l’Ave Maria, le Pater, qui est sorti sa bouche est aussi l’un des fruits de l’Ave Maria. La sœur Marie a dit que l’Ave Maria est le Cantique des Cantiques que la très Sainte Trinité a composé. Elle le disant ou oyant dire, elle considère la Sainte Vierge comme un beau vase d’or enrichi de pierres précieuses. En disant gratia plena, elle considère Notre Seigneur remplissant ce beau vase de toutes sortes de grâces, et à ces paroles, Dominus tecum, elle se représente Notre Seigneur se donnant à la Sainte Vierge comme source de grâce.

Elle a une dévotion tout extraordinaire au Saint Rosaire et on peut dire que c’est sa plus grande dévotion. Pour l’ordinaire, on lui commande de le dire tous les jours et quelquefois plusieurs fois par jour, [278v], mais elle demande souvent qu’on lui permette d’en dire encore davantage, et elle dit que quand Notre Seigneur lui permet de dire un Rosaire, il lui fait autant de faveurs que lorsqu’on donne une prébende à quelqu’un qui la désire extrêmement. Ce n’est pas qu’elle trouve de la consolation et de la douceur à le dire, car au contraire, d’ordinaire elle y sent une très grande répugnance, ayant le cœur plein de sécheresse et l’esprit de distractions, et même les démons lui mettent quantité de méchantes imaginations dans l’esprit et lui empêchent les organes, en sorte qu’elle ne peut prononcer les paroles qu’avec peine. Mais tant plus qu’elle a de répugnance et de difficulté, tant plus elle s’efforce de le dire, nonobstant toute la peine qu’elle y a, qui est telle qu’elle assure n’y avoir non plus de douceur qu’un malade à avaler des pilules toutes nues ou une potion bien amère ; et lorsqu’elle veut bander son esprit et faire effort pour le rendre plus attentif, la Sainte Vierge lui dit : [279] « Ne forcez point votre esprit, mais contentez-vous de bien prononcer et dire exactement les paroles », et elle croit l’avoir bien dit quand elle l’a dit en cette façon. « Le Saint Rosaire, dit-elle, l’ayant appris du Saint-Esprit, n’est autre chose que Notre Seigneur Jésus-Christ et sa très Sainte mère, car il contient le mystère de l’Incarnation et tous les autres mystères de leur vie. Il contient toute l’Écriture sainte, il contient le Pater Noster dans lequel toute l’Écriture sainte est comprise. Il comprend aussi tous les sacrements et toute la sainteté de l’Église, laquelle procède du mystère de l’Incarnation et de la Passion comme de sa source. Il comprend encore toutes les âmes créées à l’image de Dieu comme autant de roses dont le rosier est Notre Seigneur et Notre Dame. » C’est pourquoi la sœur Marie entendait un jour Notre Seigneur qui criait vengeance contre le rosaire, c’est-à-dire contre les âmes qui sont en péché mortel, désirant qu’elles soient châtiées pour ne pécher plus. [279v]

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que le Rosaire est le pain et le vin de l’âme chrétienne et dont elle doit être nourrie, car il est composé du Pater Noster et de l’Ave pour les raisons qui sont dites ci-après. Toutes les autres prières sont comme des fruits, des légumes et des confitures.

Le 29 novembre 1644, elle dit plusieurs belles choses sur le Rosaire : « On me donne souvent, dit-elle, plusieurs Rosaires à dire, composés de diverses sortes de belles prières ; mais celui que j’aime le mieux, c’est celui qui se dit ordinairement et qui est approuvé par l’Église. Je dis les autres pour obéir, mais je dis celui-ci bien plus volontiers, car je trouve un grand goût dans les choses qui sont ordonnées par l’Église. C’est ici le pain et le vin. Le Pater c’est le pain, parce qu’il contient toutes les choses qui sont nécessaires et convenables pour la nourriture du corps et de l’âme. L’Ave Maria est le vin qui réjouit le cœur de l’homme, d’autant qu’il contient l’Incarnation, la Rédemption et le salut. C’est par [280] l’Ave Maria que toutes les tristesses et afflictions causées par le péché sont changées en consolations et en joies. Il n’est [pas] nécessaire d’être savant pour dire le rosaire, c’est la prière des pauvres et des ignorants qui contient en soi tous les trésors de la science et de la sagesse de Dieu et des saints. Il n’est pas besoin de savoir tant de belles choses pour le bien dire. Il suffit une bonne volonté pour le dire au nom de Notre Seigneur et de Sa mère. S’il vient des distractions, il faut les laisser passer et marcher son chemin. La contemplation est une bonne chose, il y a plusieurs lumières, mais le Saint Rosaire est incomparablement meilleur, car celle-là n’est que pour quelques particuliers et celui-ci est pour tous. Il contient tout ce qu’il y a de plus saint et de plus agréable à Dieu, au ciel et en la terre. Enfin si je n’avais qu’une demi-heure à vivre, et qu’il fût à mon choix de l’employer à ce que je voudrais, je l’emploierais à dire mon rosaire. »

Ayant ouï-dire qu’il y avait des personnes [280v] qui improuvaient405 la confrérie du Saint Scapulaire avec ses privilèges et indulgences, elle en parla à Notre Seigneur qui lui dit que cette confrérie était bien approuvée dans le ciel et que ceux qui en étaient véritablement, c’est-à-dire qui vivaient selon l’esprit et l’institut de cette confrérie jouiront de privilèges et indulgences qui y sont ; comme si elle n’était point disputée ; et Notre Seigneur dit que la Providence a des ressorts que les hommes ne connaissent pas, qu’on les laisse disputer et qu’il n’y a que la malice de l’esprit humain qui puisse contester cette confrérie.

.Chapitre 3. La fête du très Saint Cœur de la bienheureuse Vierge, de l’Ave cor sanctissimum et de cette prière : Sancta Maria virgo cui data omis, etc.

La sœur Marie ayant su que quelques personnes murmuraient contre la fête du très Saint [281] Cœur de la bienheureuse Vierge qui se fait le 8 de février, elle en parla à Notre Seigneur qui lui dit que c’était Lui qui l’avait inspirée et qu’Il châtierait ceux qui s’y opposeraient ; et la Sainte Vierge dit que cette fête lui était fort agréable et qu’elle enverrait des étincelles du feu sacré dont son cœur est embrasé dans le cœur de ceux qui la célébreront afin de les échauffer en l’Amour divin s’ils sont tièdes ; de les enflammer s’ils sont échauffés, et de les embraser s’ils sont enflammés. Elle dit aussi que le Cœur de son Fils, c’est son cœur et qu’ainsi en célébrant la fête de son cœur, on célèbre la fête du très admirable Cœur de son Fils.

L’an 1646, durant l’octave de cette fête, la Sainte Vierge lui ordonna de dire tous les jours le Magnificat en Action de grâces à la très Sainte Trinité pour toutes les grâces qu’elle a faites à son Fils Jésus qui est son vrai cœur, et à elle, et par eux à tout le monde, comme aussi de dire tous les jours sept fois le Pater et l’Ave pour [281v] demander à Dieu qu’Il délivrât l’Église, qui est possédée en plusieurs de ses membres, des sept péchés capitaux.

Dans une autre occasion, Notre Seigneur lui dit que le cœur de sa Sainte Mère est dans le très Saint Sacrement et qu’on l’y peut adorer parce que son Humanité Sainte est le cœur de sa bienheureuse mère. On lui fait quelquefois [dire] une salutation qui a été composée par le père E [udes] et qui commence par ces paroles : Ave cor sanctissimum406 et Notre Dame lui a dit qu’elle lui est fort agréable et qu’elle donnera à ceux qui la diront des désirs de se purifier de plus en plus de toutes sortes de péchés, afin d’être mieux disposés pour recevoir les dons, grâces et bénédictions divines.

On lui fait dire aussi quelquefois, quand il s’agit des affaires de la Congrégation, une oraison qui commence par ces mots : Ave Maria, filia Dei Patris, etc., composée par le susdit père E [udes] 407.

La Sainte Vierge lui dit un jour qu’elle lui avait donné bénédiction particulière pour ceux qui la dirait, et que cette bénédiction [282] opérait les effets qui s’ensuivent : « Si ceux, lui dit-elle, qui la diront avec dévotion sont en la grâce de Dieu, à chaque verset qu’ils diront, lesquels sont au nombre de vingt-cinq, j’augmenterai en eux l’amour divin, et s’ils sont en péché mortel et qu’ils la disent avec une bonne volonté à chaque verset qu’ils diront, je frapperai de ma main douce et virginale à la porte de leur cœur. » La même Vierge lui dit que l’on ferait une chose bien agréable à Dieu d’exhorter ceux qui seraient en mauvais état de dire cette salutation, ou pour le moins de consentir qu’on la dise pour eux, et que ce serait un bon moyen pour aider à leur conversion, et l’expérience a fait voir que ceci est véritable. Un jour, comme la sœur Marie récitait certaines litanies de la bienheureuse Vierge dans lesquelles se trouvent ces paroles qui sont du Cardinal Pierre Damien : Virgo cui data est omnis potestas in caelo et in terra408, Notre Seigneur les lui fit répéter plusieurs fois, et elle ajoutait au commencement : Sancta Maria, mater Dei et Virgo cui data est, etc., et une fois qu’elle disait ces [282v] litanies, comme elle vint à ces paroles, la Sainte Vierge lui dit : « Parlez plus haut », pour lui témoigner par là combien elles lui sont agréables. De là vient qu’elle y a une dévotion très particulière, et on les lui fait dire souvent, ajoutant à la fin tantôt ora pro nobis, tantôt monstra te esse matrem, quelquefois fiat nobis secundum verbum tuum, quelque autre fois miserere nobis.

Elles croit assurément que Dieu a donné un pouvoir absolu à la Sainte Vierge de disposer de toutes les créatures : « Ces paroles, dit-elle, lui sont comme son credo au regard de la mère de Dieu. » Elle lui fit dire un jour dix-huit rosaires aux petits grains desquels il fallait toujours dire ces mêmes paroles. Il ne lui est pas permis de dire cette prière : Sub tuum, ni l’Ave Maris Stella pour toutes sortes de personnes, elle ne la peut dire que pour les enfants seulement et pour les amis particuliers de la Sainte Vierge ; mais le Salve Regina est pour toutes sortes de personnes, et on lui fait dire pour les pécheurs les plus endurcis [283] quand on la fait prier pour eux.

.Chapitre 4. Ce qu’il faut faire pour honorer les reliques des saints. Elle les va saluer au ciel.

La sœur Marie dit que Notre Seigneur en parlant de ses anges et de ses saints, Il les appelle son amour divin, car le divin Amour, dit-elle, les a tous transformés en soi-même et déifiés, et son amour est comme un grand seigneur qui a plusieurs terres nobles, à raison de quoi il a plusieurs noms : on l’appelle M [onsieur] d’ici, M [onsieur] de là, etc. Ainsi tous les saints sont autant de terres et de seigneuries de l’Amour divin. C’est pourquoi, encore qu’Il soit unique, Il a néanmoins autant de noms qu’il y a des saints dans le ciel. En la fête des saints, elle dit : « Donnez-moi permission d’aller saluer un tel saint ou une telle sainte. » « Allez », dit Notre Seigneur. Elle s’en va au saint ou à la sainte et lui parle en cette façon : « Regardez l’état où je suis et l’état où vous êtes, et faites pour moi ce que vous [283v] voudriez que je fisse pour vous, si vous étiez à l’état où je suis et que je fusse à l’état où vous êtes. »

Le jour de Saint-Sébastien 1646, Notre Seigneur lui dit : « Je vous veux apprendre d’honorer les reliques des saints. »

Premièrement, il faut rendre grâce à Dieu des trois dons qu’Il leur a faits : le premier de les avoir nettoyés du péché originel par le baptême, et de l’actuel par la pénitence ; le second de leur avoir donné toutes les vertus pour les conduire sûrement sur la mer orageuse de ce monde où tant d’âmes sont en péril de faire naufrage ; le troisième d’être mort pour leur mériter la vie éternelle.

Secondement il les faut imiter dans les vertus qu’ils ont pratiquées et s’il y a quelque chose que nous ne puissions faire, il faut vous conjouir409 avec eux de ce que Dieu s’est servi d’eux pour opérer de si grandes choses et lui en rendre grâce.

En troisième lieu, chacun doit entrer dans soi-même et se confondre de ce que son infidélité est cause que Dieu ne s’est pas servi de lui pour faire ce qu’Il a fait en eux [284] parce que s’ils se disposaient, Il s’en servirait comme Il s’est servi d’eux. Les saints en reconnaissance auront soin devant Dieu de ceux qui auront honoré leurs reliques.

Un jour la sœur Marie étant à une procession en laquelle on portait des reliques de plusieurs saints, elle leur adressa sa prière, les suppliant de regarder sa misère et d’avoir pitié d’elle. Mais elle vit en esprit qu’ils la rebutaient avec rigueur et indignation comme chose qui leur était insupportable à cause de tous les péchés dont elle était chargée, desquels ils la croyaient coupable. Quelque temps après, elle vit Notre Seigneur qui se réjouissait et qui était fort joyeux. Elle demanda à Notre Dame la cause de Sa joie : « Demandez-lui, répondit-elle, et Il vous le dira » ; ce qu’elle fit et Il lui dit qu’Il faisait ce qu’Il avait enseigné aux autres par ces paroles : Beati eritis cum maledixerint vobis homines et persecuti vos fuerint et dixerint omne malum, adversum vos, mentientes propter me, gaudete et exultate quoniam merces vestra copiosa est in caelis410.

Elle lui demanda où c’était que les hommes lui faisaient [284v] tout cela.

Il dit qu’Il le souffrait en elle.

« Mais qui sont ces hommes qui vous persécutent en moi, disant toute sorte de mal contre la vérité et avec mensonge ? »

Il répliqua que ce n’était pas les hommes de la terre et qu’il y avait fort peu d’hommes en la terre, n’y ayant presque que des bêtes, mais que cela s’entendait de quelques saints du ciel, là où sont les hommes parfaits, c’est-à-dire de ceux qui l’avaient rejetée lorsqu’elle les avait priés, parce qu’ils la croyaient coupables de tous les crimes et dignes de tous les maux dont ils la voyaient chargée. « Si ces hommes-là ont menti, n’êtes-vous pas bienheureuse ?, dit Notre Seigneur.

– Les saints, dit-elle, peuvent-ils mentir ?

– Oui, répondit le Fils de Dieu, ils ont menti en cela, parce qu’ils ont cru de vous toute sorte de mal, et que vous aviez mérité tous les châtiments que mon Père a exercés sur vous, car Je ne leur en avais pas dit le secret.

– Mais quelle est cette grande récompense, ajouta la sœur Marie, de laquelle vous vous réjouissez tant ?

– C’est le salut de tant de belles âmes dont [285] nous portons les péchés et pour lesquelles nous souffrons afin de les préserver de tomber dans l’enfer et de les conduire au ciel. »

L’an 1646, le 14 février, Notre Seigneur lui promit de lui donner un salut à dire. Le 18 du même mois, voulant accomplir sa promesse, Il lui ordonna d’aller en esprit au ciel pour y dire ce salut qu’Il prescrivit en cette manière : à l’entrée du paradis elle annonça à tous les habitants que la prophétie de Notre Dame comprise en ce verset : Esurientes implevit bonis et divites dimisit inanes411, commençait à s’accomplir. Ils répondirent : Gloria Patri et Filio, etc. Elle se prosterna devant le Père éternel, et lui dit cinq fois ce verset du psaume Saluum me fac Deus, etc. : Zelus domus tuae comedit me et opprobria exprobrantium tibi ceciderunt super me :

Car le zèle embrasé

De ta sainte maison m’a rongé jusqu’à l’âme

Et de tes blasonneurs l’outrage et le diffame

Sous le faix m’a brisé412.

Le Père Éternel répondit : Verbum caro factum est, voilà la croix de mon Fils. [285v] Ensuite elle s’adressa aux anges et leur dit : Tenui eum nec dimittam413. Ils répondirent : Soror mea parva est. Puis elle se tourna vers tous les saints et dit : Fecit mihi magna qui potens est et sanctam nomen ejus414. Ils répondirent : Benedictum nomen majestatis ejus in aeternum et replebitur majestate ejus omnis terra415. Prenant congé de toute la cour céleste, elle dit : Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem416. Après cela Notre Seigneur dit que c’était l’Église qui avait dit par elle toutes ces choses en la personne des religieux, cela étant dit en la sœur Marie.

« Les religieux sont bien heureux.

– Il est vrai, répondit Notre Seigneur. Mais les véritables religieux sont ceux qui se dépouillent d’eux-mêmes, qui se transforment et qui se déifient, dont le nombre est moindre entre les chrétiens que celui des aigles entre les oiseaux. »

Section I. Les saints viendront pour détruire le péché.

La sœur Marie a une si grande haine contre le péché, et un si ardent désir qu’il soit anéanti et que [286] les âmes se sauvent, qu’on l’a vue plusieurs fois tout enflammée et toute transportée, parler en cette façon : « Oh ! Si la porte du paradis m’était ouverte, j’y entrerais, non pas pour y jouir de la gloire et pour y demeurer, mais pour en faire sortir tous les apôtres et tous les saints, et pour les faire venir en ce monde afin de s’employer à détruire ce monstre qui est le péché et à sauver les âmes. » « Je vous assure, disait-elle à un ecclésiastique, que je n’épargnerais point M. Potier et que je le ferais sortir aussi bien que les autres. »

Quelque temps après cela, étant à l’église, elle dit à Notre Seigneur : « Permettez-moi de saluer le Saint Sacrement.

– Oui, dit-il, je vous le permets. » Et au même temps, il ajouta : « Voici mes deux apôtres saint Pierre et saint Paul que vous menacez tant de faire sortir du paradis.

– Mais aussi, c’est grand pitié, dit-elle, de voir tant d’âmes qui se perdent. Qu’est-ce que tous vos apôtres vos saints font qu’ils ne viennent nous aider à faire mourir le péché et à sauver les âmes ?

– Je vous assure, répliqua Notre Seigneur, qu’ils ont plus de [286v] désir de venir que vous n’en avez qu’ils viennent. Et ils viendront tous en effet, ils descendront comme des carreaux de foudre pour écraser le péché.

– Mais que ne viennent-ils donc maintenant ! ajouta la sœur Marie.

– Ils viendront au temps de la grande tribulation.

Ensuite saint Pierre et saint Paul se retirèrent et lui demandèrent si elle ne voulait rien mander au ciel : « Oui je vous prie de faire mes recommandations aux saints qui ont davantage excellé en la haine du péché. »

.Chapitre 5. De quelques saints en particulier. De saint Joseph, saint Joachim, sainte Anne, saint Pierre, saint Paul, saint Étienne, sainte Catherine de Gênes, de Ste Thérèse et de sainte Gertrude.

La sœur Marie a une très grande vénération et très spéciale dévotion pour saint Joseph duquel elle a reçu beaucoup de faveurs, mais s’il fallait tout écrire, on n’aurait jamais [287] fait. Je dirai seulement une chose qui paraît petite, mais qui fait voir combien ce grand saint est plein de bonté pour ceux qui l’invoquent, même en des choses basses.

Un jour, revenant de Notre Dame de la Délivrande proche de Caen, avec plusieurs personnes tant ecclésiastiques que laïques, entre lesquelles étai [en] t Monsieur de Juganville417, celui-ci, comme ils furent à Bayeux, se trouva si lassé et si faible qu’il ne pouvait plus marcher. Dans cette nécessité, la sœur Marie s’adressa à saint Joseph et le pria de leur faire trouver un cheval pour le porter, et tout à l’heure418 le maître de l’hôtellerie où ils étaient logés pour lors leur vint demander s’ils n’avaient point besoin d’un cheval, quoiqu’ils n’en eussent parlé à personne. Ils dirent que oui et il leur en présenta un.

Elle dit que Notre Dame se réjouit quand on prêche de saint Joseph : « Toutes les louanges qu’on donne à mon époux saint Joseph retournent [287v] à mon Fils et à moi. »

Saint Joachim lui a été donné par la Sainte Vierge pour grand-père et sainte Anne pour grand-mère, et elle a une dévotion toute particulière pour eux. Quand il lui est permis d’avoir recours à saint Joachim, il la reçoit avec une grande douceur et il la console comme un bon père ferait sa fille, avec une merveilleuse tendresse et bénignité ; mais on ne lui permet pas de s’adresser à lui que rarement, parce que cela la console et que toutes les consolations pour l’ordinaire lui sont interdites.

En une vigile de la fête de saint Pierre et saint Paul, comme elle se préparait à bien prier ces deux grands saints et qu’elle devait demander, Notre Seigneur lui dit : « Non, vous ne les prierez point, mais ils vous prieront.

– Comment cela se peut-il faire, répartit-elle, je sais bien ce que je ferai : je n’irai point à l’église de Saint-Pierre419.

– Si ferez, répliqua le Fils de Dieu, vous irez. »

Et en effet, comme elle ne voulait point y aller, parce que cela lui donnait une grande frayeur d’être trompée, Notre Seigneur la contraignit [288] d’y aller le jour de la fête, là où étant, elle ne put jamais prier, mais elle vit saint Pierre qui lui dit : « Je vous prie de prier pour tous ceux qui sont sous l’autorité que Dieu m’a donnée. » Et il lui désigna certaines prières à dire pour ce sujet durant tous les jours de l’octave de sa fête.

Elle vit aussi saint Paul qui lui dit : « Je vous prie de prier pour tous ceux à qui j’ai prêché et auxquels je prêche encore par mes écrits. » Et lui prescrivit pareillement les prières qu’elle devait faire.

Pendant qu’elle était en enfer, elle voyait, comme il a été dit, tous les saints qui étaient pleins de fureur contre elle et qui la regardaient et menaçaient avec un visage tout embrasé de colère.

Il n’y avait que saint Étienne qui la traitait avec douceur, car on lui a fait connaître que parce qu’il a prié pour ses ennemis, il a ce privilège qu’il est bon, même aux ennemis de Dieu, et qu’il a pouvoir de prier pour toutes sortes de personnes, en quelque état qu’ils puissent être. Mais tous les saints sont en colère contre le pécheur, comme un fils serait en fureur contre [288v] celui qui aurait poignardé son père et qui se présenterait devant lui pour lui demander quelque faveur, ayant encore le poignard tout sanglant en la main.

La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de sainte Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible, ce qui n’est point en la sœur Marie. Elle a passé ainsi, dès le commencement, par les plus hauts degrés de la contemplation que sainte Thérèse écrit dans ses livres, ainsi qu’il sera rapporté plus amplement dans le livre suivant. « Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoin ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer ».

Sainte Gertrude demande quelquefois des récompenses et des consolations ; cela est insupportable à la sœur Marie.

Mais sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut, elle ne veut pas même des Indulgences. Demandez-lui comme elle veut être : « Comme je suis, dira-t-elle et non autrement, parce que [289] Dieu veut que je sois ainsi. » Et voilà ce que la sœur Marie aime. C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur. Cette sainte haïssait l’amour-propre plus que l’enfer et disait qu’un seul grain d’amour-propre, quoiqu’il n’y en eût pas plus gros qu’un grain de moutarde, serait capable d’empoisonner tout le monde. Elle disait aussi que si une seule goutte d’amour divin tombait dans l’enfer, il le changerait en un Paradis et convertirait tous les diables en des anges.

Une autre fois, elle demanda à Lucifer de lui rendre raison, savoir lequel était le plus supportable, ou de toutes les peines de l’enfer ou de la moindre petite faute contre Dieu. « Ô que cela est bon ! » disait la sœur Marie. « Ô que cela est véritable, ô que cela est agréable ! »

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de ce que sainte Gertrude recevait de Lui tant de consolation, et qu’elle était traitée si rudement, et que cela lui donnait de grandes frayeurs d’être réprouvée, l’Amour divin lui répondit que les âmes qui [289v] marchent par la voie de sainte Gertrude, qui est une voie de délices et de consolation, sont les épouses de l’Humanité glorieuse du Fils de Dieu ; mais que celles qui sont épouses de Sa divinité sont conduites avec la verge et marchent par un chemin plein d’épines.

.Chapitre 6. De l’Église et de l’état où elle est.

La sœur Marie ayant reçu un billet420 dans lequel il lui était recommandé de prier pour la ville de Coutances, Notre Seigneur lui dit que tout le monde était une ville et que le cœur de cette ville était l’Église, que les faubourgs sont ceux qui sont instruits pour venir à l’Église et que les villages sont les infidèles. Il lui ordonna de dire pour l’Église trois fois le Gloria Patri, etc. Au premier, l’Église demande des verges pour châtier ses enfants ; au second des armes pour se défendre de ses ennemis, et au troisième la force pour aller les vaincre. Pour les catéchumènes Il lui [290] fit dire trois fois Alléluia, le premier pour demander à Dieu qu’Il leur remplisse la mémoire des mystères de notre religion, le second pour lui demander qu’Il illumine leur entendement afin de les connaître et de les croire, le troisième pour le prier qu’Il leur enflamme la volonté afin de les embraser. Pour les infidèles, Il lui commanda de dire cinq fois le nom de Jésus : le premier pour obtenir de Dieu la lumière de la foi afin de la connaître, le deuxième pour demander le saint baptême qui les lave de leurs péchés, le troisième pour impétrer le pain de vie qui les nourrisse, le quatrième pour demander le don de persévérance [le cinquième] pour arriver à la vie éternelle.

L’an 1646, le jeudi saint, Notre Seigneur l’envoya devant le Saint Sacrement dire ce verset du psaume 34 au nom et de la part de l’Église :

Jusqu’à quand, plein de patience

Seigneur, verras-tu l’insolence

De ces gens animés ?

Ôte-leur mon âme étonnée,

Mon âme seule abandonnée

Aux lions affamés421.

[290v] Ensuite, Il lui expliqua en cette façon : ces gens animés sont tous les méchants qui sont les enfants de l’Église et qui la détruisent autant qu’ils peuvent par leur vie païenne et diabolique. « Ôte-leur mon âme étonnée » : l’âme de l’Église sont tous les justes qui sont étonnés422 de tant de maux qui se font aujourd’hui dans le monde. Les lions affamés sont les mauvais prélats et prêtres.

Un jour, la sœur Marie entendait Notre Seigneur qui disait : « Le soleil s’est éclipsé, la lune s’est couverte d’un voile noir, les étoiles ont perdu leur lumière. » Il dit ensuite que ce soleil dont Il parlait était tous les ecclésiastiques depuis le premier jusqu’au dernier, que la lune signifiait les nobles et les officiers, et que les étoiles représentaient tous ceux qui sont attachés par la foi au ciel de l’Église.

Section I. On la fait prier pour l’Église.

Notre Seigneur lui a fait connaître que les prières que l’on fait pour l’Église et pour [291] son chef qui est notre Saint Père le Pape lui sont fort agréables et que ceux qui en font sont tous les premiers à participer aux grâces que Dieu donne par son ministère, et qu’il faut entendre aussi cela des autres prélats et pasteurs de l’Église.

En l’année 1644, durant le carême, Notre Seigneur promit à la sœur Marie qu’Il lui donnerait un salut à dire. Un an après, lorsqu’elle ne s’en souvenait plus, Il lui dit : « Je vous veux donner un salut à dire : vous direz quarante fois le Pater Noster pour prier mon Père qu’Il donne à mon Église toutes les choses que je lui ai demandées pour elle lorsque je l’ai composé ; et autant de fois l’Ave Maria pour le prier de lui donner toutes les choses que je lui ai méritées depuis mon Incarnation qui s’est accomplie par l’Ave Maria jusqu’à la fin de ma vie. Vous direz aussi quarante fois le Magnificat pour me remercier de ce que je me suis incarné et de ce que j’ai choisi l’Église pour mon Épouse ; et quarante fois le [291v] psaume Laudate Dominum omnes gentes pour remercier le Saint-Esprit et pour inviter toutes les créatures à le louer et le remercier avec vous de ce qu’il a pris le gouvernement de l’Église afin de la régir et conduire en toutes choses. » Après cela on lui ordonna de dire la couronne de la Sainte Vierge de soixante-trois Ave, avec le Pater qui y sont, pour remercier Notre Seigneur de ce qu’Il s’est donné en viande et nourriture à son Église par le très Saint Sacrement de l’autel, et pour remercier Notre Dame de ce qu’elle est Mère de l’Église et qu’elle a soin de tous les fidèles comme une bonne mère a soin de ses enfants. Mais la Sainte Vierge ne voulut point recevoir ce remerciement, elle le renvoya à son Fils.

L’an 1645, le 6 mars, on lui ordonna de prier pour sa mère l’Église qui est bien malade et de prier Dieu le Père de donner la foi à ceux qui ne l’ont pas, et de dire pour cela quarante fois le Credo, et de prier le Fils de Dieu qu’Il accomplisse les prophéties du Magnificat, et pour ce, de le dire quarante fois, et de prier le Saint-Esprit qu’il accomplisse [292] ce qui est contenu pour l’Église dans ces trois versets du psaume : Gloriosa dicta sunt de te Civitas Dei. Memor ero Rahab et Babylonis scientium me. Pro patribus tuis nati sunt tibi filii, constitues eos principes super omnem terram. Populus quem non cognovi servivit mihi, in auditu auris obedivit mihi423 et de réciter ce verset quarante fois. On lui commanda de faire ces prières devant le crucifix.

Section II. Dispute entre l’Amour divin et l’Église.

Le 16 mars 1645, elle trouva en une petite dispute l’Amour divin et l’Église.

L’Amour divin disait : Soror mea parvula est, et l’Église répartit : Dilectus meus candidus et rubicundus. L’Amour divin disait : Aperi mihi, soror mea, sponsa, aperi mihi.424 On fit dire ces trois versets à la sœur Marie en la personne de l’Amour divin et de l’Église [292v] bien un quart d’heure durant. Le sens qu’on donnait au premier était que l’Église n’a guère de charité. Elle répondait que son Époux avait la pureté et la charité pour elle. Vous dites, répliquait-il, que votre époux est si aimable et vous faites la sourde oreille à ses cris et le laissez à l’injure de l’air sans lui ouvrir la porte ! Là, l’Église eut honte, elle se leva et ouvrit la porte à son Époux. Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Allez dire à mon Amour divin qu’il vous donne du pain et du vin pour mon épouse ; pour avoir du pain, dites l’hymne Veni, Sancti Spiritus, et emitte cœlitus, et pour avoir du vin, dites le Veni, Creator Spiritus, mentes tuorum... soixante-trois fois c’est-à-dire une fois sur chaque petit grain de la couronne, et une fois Veni... et emitte cœlitus, sur chacun de ses six gros grains, et à la fin de chacun : Emitte spiritus tuum et creabuntur et pour conclusion : Veni sancte Spiritus reple tuorum, etc. avec le verset et l’oraison. » [293]

Section III. Vœux pour l’Église et pour les prêtres. Elle sera saignée. On la fait baigner au fleuve du Jourdain.

L’an 1645, le onzième de mars, un ecclésiastique ayant fait vœu d’aller à Notre-Dame de la Roquette, proche de Coutances, pour demander de bons pasteurs à Notre Seigneur et de bons prêtres pour son Église, il pria la sœur Marie de demander permission d’y aller pour le même sujet, afin qu’étant deux, ils fussent exaucés plus tôt. Elle lui en parla et il dit : « Nous serons six à faire ce vœu, moi et ma Mère, M. le Pileur, M. Potier, le père E [udes] et vous, et nous irons à Rome, en sorte que ce sera tout de même comme si vous et les autres alliez à Rome. » Après cela, Notre Seigneur et Notre Dame firent vœu d’y aller et de dire les prières suivantes par la sœur Marie et ils lui ordonnèrent de faire son vœu ; le tout en cette manière. Notre Seigneur fit vœu à la [293v] très Sainte Trinité de dire par la sœur Marie quarante fois le Vexilla afin d’offrir sa Passion, au Père éternel et au Saint-Esprit pour obtenir du Père qu’Il rétablisse l’Église dans sa première santé, du Fils qu’il donne aux prêtres la vraie science et la vraie sagesse, et la vraie sainteté, et au Saint Esprit qu’Il allume le feu de l’amour et de charité dans les cœurs où il est éteint ; qu’Il l’enflamme où il est allumé, et qu’Il l’embrase où il est enflammé.

Notre Dame fit vœu par la sœur Marie de dire quarante fois le Stabat pour offrir sa Passion à la Sainte Trinité, afin d’obtenir du Père qu’Il délivre sa fille l’Église qui est possédée des diables qui sont les péchés ; du Fils qu’Il lui donne le Pain de vie qui est le Saint Sacrement avec toutes les dispositions nécessaires pour le manger dignement et autant que faire se peut, et du Saint Esprit qu’Il la mène à sa cave à vin, qu’Il lui en donne à boire et qu’Il l’enivre de ce vin délicieux. Outre cela, Notre Seigneur ordonna à la sœur Marie de faire vœu de dire dix fois le Vexilla et dix fois le Stabat pour offrir ce qu’elle a souffert à [294] la très Sainte Trinité afin d’obtenir du Père qu’Il la fasse professe ayant achevé son noviciat, du Fils qu’Il lui donne l’habit de religion, et du Saint-Esprit qu’Il lui donne le vrai esprit de religion.

Après qu’elle eut dit toutes ces prières, on lui fit encore dire une couronne de soixante-trois Ave Maria à Notre Seigneur et Notre Dame pour demander à Notre Seigneur par le Pater pour tous les frères, sœurs, amis, voisins et associés, toutes les choses qu’Il a demandées à son Père pour eux lorsqu’il l’a composé, et pour demander à Notre Dame comme à la Trésorière de la très Sainte Trinité, qu’elle donne à ceux d’entre les personnes susdites qui sont dans le chemin de la perfection toutes les choses nécessaires et convenables pour leur salut. Ayant été recommandé à la sœur Marie de prier pour l’Église qui était pour lors en quelque péril, elle le fit, et Notre Seigneur ne lui répondit rien, mais Notre Dame lui dit : « l’Église n’est pas malade à la mort, mon Fils lui donnera une saignée et une purgation [294v] et elle sera guérie. » Elle ajouta que le sang représentait le péché et qu’elle serait saignée à la tête pour le péché d’orgueil, au bras pour les méchantes actions, et le pied à l’eau425 pour les mauvaises volontés et les mauvais désirs. La purgation est cette grande affliction qui doit venir et qui suivra la saignée.

Un jour, ayant la messe en la chapelle des vicaires, Notre Seigneur lui parut fort triste et lui dit : « Mon épouse est devenue lépreuse. Je lui dis qu’elle s’aille laver sept fois au fleuve du Jourdain et qu’elle deviendra belle et blanche comme un petit enfant. Voici une belle chemise que ma mère m’a donnée, allez [la] lui porter et qu’elle la revête à la sortie de l’eau. »

Ensuite Notre Seigneur lui expliqua ceci en cette façon : son épouse c’est l’Église ; la lèpre c’est le péché ; le Jourdain c’est la pénitence ; elle doit s’y laver sept fois pour y être purgée des sept péchés mortels. La chemise c’est l’humanité de Notre Seigneur ; elle se revêt de cette chemise à la sortie de l’eau c’est-à-dire après la pénitence par le don de la grâce méritée par la Passion de Notre Seigneur. Lui porter cette chemise [295] c’est lui aider à faire pénitence par prières, jeûnes, larmes et souffrances, c’est ce que fait la sœur Marie.

En l’année 1646 comme la sœur Marie priait pour une affaire de grand poids qu’on lui avait recommandée, Notre Seigneur lui dit : « Ne vous mêlez point de cela ; mais je donnerai à mon Église un présent qui consiste en trois paroles. Premièrement je lui donnerai une bague d’or où j’ai enchâssé une pierre d’aimant qui attire le fer sec. Je lui donnerai mon cœur par lequel elle aimera mon Père éternel. Troisièmement je lui ouvrirai les sens mystiques des saintes Écritures et lui ferai voir et connaître ce qu’elle n’a point encore connu. »

.Chapitre 7. Du purgatoire. Comme plusieurs âmes en sont délivrées par son moyen.

Un jour elle fut inspirée de dire un rosaire pour délivrer une âme du [295v] purgatoire selon qu’elle l’avait lu dans les indulgences. Et comme elle s’en mit en effet426, elle fut fort tourmentée de diverses pensées. Pour s’en défaire, elle s’en allait d’autel en autel et toujours ce tintamarre de pensées la suivait. Elle s’arrêta devant l’autel des enfants de chœur ; là Notre Seigneur lui apparut en esprit, passant devant elle et lui dit : « Vous voilà bien en peine de prier pour autrui, et vous en avez plus besoin que personne. » Car elle était pour lors dans les peines de l’enfer ; et dans un intervalle de ses peines, elle lui dit : « Comme Vous m’avez inspirée de prier pour les autres, j’espère que Votre volonté inspirera quelqu’un de me faire la même charité. Mais pendant que vous êtes ici, dites-moi je vous prie, quelle pitié est-ce que mon cœur ne soit capable que des tourments de l’enfer. » Il lui répond : « Que vous importe, puisque c’est mon cœur que vous avez, que je vous ai donné, et vous m’avez donné le vôtre. Allez, Je vous rendrai votre cœur qui est le Saint Sacrement et Je reprendrai le mien qui sont vos souffrances. » Enfin elle dit ce rosaire qu’elle voulait dire pour les âmes du purgatoire, et en [296] le disant elle descendit en esprit dans le purgatoire, et toutes les âmes qui y étaient s’enfuirent effrayées, mais elle leur dit : « Princesses, n’ayez pas de peur, je ne suis pas venue ici pour augmenter vos peines, mais pour en demander le soulagement. »

La sœur Marie assistant à une messe qu’on disait pour un défunt à un autel privilégié, Notre Seigneur lui dit : « Celui pour qui on offre cette messe n’en a que faire ni de l’indulgence ; mais je vais l’appliquer à un homme à qui vous avez obligation de le délivrer du purgatoire. » C’était pour un homme de village qui avait eu beaucoup de charité pour elle et qui était mort il y avait environ quinze ans.

Une autre fois, assistant à un service que l’on disait pour un trépassé Notre Seigneur lui dit : « Cet homme n’a que faire de service, ni de prières, mais vous en avez affaire pour vous. Je vous les donne pour aider à payer ce que vous devez pour les péchés dont vous êtes chargée. »

Un jour à la fête du Saint Rosaire, la Sainte [296v] Vierge lui dit qu’elle voulait faire une quête pour les captifs c’est-à-dire pour toutes les âmes qui sont en péché mortel et qu’elle ferait prier ses trois filles : la foi, l’espérance et la charité, la foi dans l’Église, l’espérance dans le purgatoire, et la charité dans le ciel. En ce même jour, la sœur Marie dit à Notre Seigneur : « Je vous en prie, donnez-moi un rosaire. » « Oui, dit-il, je vous en donnerai un qui sera privilégié, c’est que vous ajouterez au dernier mot de l’Ave Maria qui est “Jésus” ces paroles, sponsus meus, et à chaque fois que vous direz ces paroles en récitant votre rosaire, pour cette fois vous délivrerez une âme du purgatoire. »

L’an 1645 en cette même fête, Notre Seigneur lui ordonna de dire un rosaire pour les âmes du purgatoire, et Il lui promit ce jour-là d’en délivrer cent cinquante, c’est-à-dire autant qu’il y a d’Ave Maria au rosaire. Et en l’an 1646, Il lui ordonna d’en dire encore un et lui promit d’en délivrer trois cents de celles pour lesquelles personne ne prie.

En l’année 1651, dans l’octave de Pâques, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie de dire tous les jours trois rosaires auxquels Il [297] appliqua toutes les indulgences qui ont été jamais données par l’Église en faveur du Saint Rosaire avec plusieurs autres privilèges, et Il dit à la sœur Marie qu’en disant ce rosaire, il y aurait tous les jours trente-quatre mille âmes du purgatoire délivrées par les mérites des trente-quatre années de travaux et souffrances qu’il a portées pendant qu’il a été en ce monde. Cela dura jusqu’à la fête du Saint-Sacrement que Notre Seigneur appliqua encore à ces trois rosaires toutes les messes, prières et services qui se faisaient alors par toute l’Église, assurant qu’il y aurait tous les jours pendant l’octave un nombre fort extraordinaire d’âmes qui seraient délivrées du purgatoire, et comme Il lui voulait dire ce nombre, elle pria de ne le dire point, parce que cela l’étonnait et qu’elle ne le pouvait croire. Et cette délivrance d’un si grand nombre d’âmes tous les jours dura jusqu’à la fête de saint Pierre aux liens qui est le premier jour d’août. Mais outre que cela l’étonnait et que la sœur Marie [297v] ne peut rien croire, spécialement de ce qui est à son avantage, elle ne fait pas grand état de cela : un péché véniel, dit-elle, est un plus grand mal que toutes les peines du purgatoire. C’est pourquoi ce n’est pas une si grande chose de tirer les âmes qui y sont, comme d’aider une personne qui a commis un péché véniel à l’effacer par la contrition. [298]

.Livre 8 contenant plusieurs choses contre le péché en général et plusieurs péchés en particulier.

.Chapitre 1. La laideur du péché et la haine que la sœur Marie lui porte, et la cause.

Notre Seigneur a fait connaître à la sœur Marie que la laideur du péché est infinie, et que si une personne le pouvait voir tel qu’il est, cette vue le réduirait au néant, et qu’il n’y a que la Toute Puissance de Dieu qui la peut soutenir et empêcher d’être anéantie. Elle dit quant à présent, elle ne connaît autre Antéchrist que le péché, et que c’est cet Antéchrist qui fait mourir Élie et Énoch, c’est-à-dire les prophètes et l’Évangile, [298v] lesquels sont morts dans le cœur de la plupart des hommes.

La haine qu’elle a contre ce monstre est si grande qu’elle proteste ne vouloir point d’autres paradis que de le voir anéanti en toutes les créatures : « J’ai, dit-elle, un sentiment profond que si j’étais dans le ciel toutes les joies se convertiraient en douleur pour moi tandis que je saurais que le péché serait encore dans le monde. »427. « Si j’avais mille paradis je les donnerais pour le voir faire mourir. »

C’est pourquoi, elle a été un temps qu’elle avait de très grands désirs de faire deux vœux, si elle avait pu obtenir la permission, premièrement de demeurer au monde et d’y souffrir toutes sortes de tourments jusqu’au jour du Jugement pour y détruire le péché, et de n’en point sortir qu’il ne fut entièrement anéanti ; secondement, après qu’il serait banni de la terre quant à la coulpe, de le poursuivre quant à la peine dans le purgatoire et d’y aller souffrir toutes les peines [299] des âmes qui y sont jusqu’à ce que la dernière en sortît. Elle a une telle horreur de ce tyran qu’elle assure que si elle avait autant de vies qu’il y a de gouttes dans la mer et de créatures au monde, elle les donnerait toutes pour le faire mourir. S’étonnant un jour d’où pouvait procéder une haine si prodigieuse, Notre Seigneur lui dit qu’elle procédait de ce que le péché est un vautour qui lui rongeait le cœur : « Votre cœur sont les âmes, lui dit-Il, que le péché dévore, et ce que le péché fait souffrir aux âmes spirituellement, Dieu par miracle vous le fait souffrir spirituellement et sensiblement. »

Un jour Notre Dame lui dit : « Il y a un verset que vous aimez bien. » Elle demanda quel il était. « Cherchez-le, » dit le Fils de Dieu. Elle regarda et chercha dans son esprit et en proposa plusieurs l’un après l’autre, en demandant à Notre Seigneur si ce n’était point un de ceux-là. Mais il répondit toujours que non. Ensuite Il lui mit celui-ci en la [299v] mémoire : Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem, lui disant : « Voilà un verset428 que vous aimez extraordinairement à cause de la haine très grande que vous avez contre le péché qui est signifié par l’aspic et le basilic, le lion et dragon, et du désir très ardent que vous avez de le voir écrasé et anéanti. »

Section 1. Le dernier degré de la haine du péché, et sur ces paroles : « Voce magna expiravit. »

Étant un jour malade, Notre Seigneur la vint voir et lui demanda si elle ne voulait rien. « Je veux tout ce qu’il Vous plaira, lui dit-elle.

– Je m’en vais vous quérir du fruit de vos arbres. » Ayant dit cela, Il prend un plat et s’en va chercher de ses fruits et lui en apporte quelques-uns dans ce plat, qui avaient mauvaise façon.

Elle les [300] regarde et lui dit qu’elle n’en veut point. Il la presse d’en prendre, et la Sainte Vierge aussi, lui disant que c’était sa guérison. Mais elle proteste qu’elle n’en goûtera jamais. Nonobstant cela, Notre Seigneur fait instance et lui dit : « Prenez de ces fruits, nous en avons une grande quantité ; parce que tous nos arbres en sont extrêmement chargés.

– Je sais bien ce que c’est, répartit-elle, que ces fruits : ce sont les fruits du péché, c’est le péché même : pourquoi me tentez-vous ? Je n’en mangerai jamais. Je jure que si vous faisiez aujourd’hui un enfer nouveau et que demain vous en fissiez un autre, et que vous fissiez ainsi tous les jours et à toutes les heures du jour, j’aimerais mieux les souffrir tous que de manger de ces fruits. Vous êtes Tout-puissant et Vous pouvez faire tous ces enfers, mais avec votre Toute puissance Vous ne pouvez me faire manger de ces fruits et Vous le savez bien, pourquoi donc me tentez-vous ? [300v]

– Il est vrai, dit Notre Seigneur. Je le sais bien, mais je vous tente, non pas pour vous connaître, mais pour vous faire connaître la grâce que je vous ai faite. » Voilà le dernier point de la haine du péché : aimer mieux porter tous les enfers que Dieu peut faire durant toute éternité que de commettre aucun péché.

Notre Seigneur avait dit un jour à la sœur Marie que pour achever l’œuvre qui se fait en elle, il fallait que ces paroles s’accomplissent au regard d’elle : Et clamans voce magna expiravit ; or les premières, à savoir et clamans voce magna, se sont accomplies l’année 1653 au mois de juin en cette manière : comme elle était dans ses frayeurs ordinaires de n’être pas agréable à Dieu et d’avoir en elle quelque péché, Notre Seigneur lui parla ainsi : « Or çà, examinons sérieusement et rigoureusement toute votre vie et voyez si votre volonté a consenti à quelque chose qui fût désagréable à Dieu. » Elle [301] s’examina avec toute sorte de sévérité, ensuite de quoi elle fut contrainte d’avouer qu’elle ne trouvait rien de mal à quoi sa volonté ait donné son consentement.

« Et maintenant, voudriez-vous faire ou dire ou penser quelque chose contre la volonté de Dieu ?

– Non, dit-elle, pour rien au monde. Je sais bien que vous êtes Tout-puissant et pouvez créer tous les jours de nouveaux enfers et m’y envoyer, mais quand vous ne cesseriez d’ajouter enfer sur enfer de moment en moment, durant toute l’éternité, j’aimerais mieux les souffrir tous que de faire le moindre péché.

– Mais si, pour sauver tout le monde, dit Notre Seigneur, il fallait consentir un péché, ne le feriez-vous point, vous qui avez tant d’amour pour les âmes ?

– Non, dit-elle, quand il faudrait racheter une infinité de mondes.

– Mais si j’étais moi-même dans l’enfer ne le feriez-vous point, pour m’en retirer ?

– Non, je n’en ferai rien.

– Si à faute de cela Mon humanité devait être anéantie, souffririez-vous qu’elle le fût ?

– Oui, je le souffrirais, plutôt que de contrevenir en la moindre chose du monde à la divine Volonté.

– Mais quoi ! dit Notre Seigneur, s’il y allait de Dieu même, que feriez-vous ? [301v]

– Je vous dit, répliqua-t-elle, que quand par impossibilité Dieu devrait être anéanti, je ne pourrais pas consentir aucun péché, si petit qu’il fût, c’est une chose impossible.

– Ô, dit Notre Seigneur, voilà le clamans voce magna. Il ne reste plus que ce mot expiravit ».

Section 2. Désir extrême qu’elle a de la mort du péché. Les hommes attirent l’Ire de Dieu par leurs péchés. Le péché est notre frère aîné.

Elle a été un temps dans un désir extrême de la mort qui faisait qu’elle l’appelait sans cesse : « Ô mort, ô belle mort, venez, venez, promptement, ô glorieuse mort, ô triomphante mort. » Elle ne savait pourquoi elle avait ce désir, car ce n’était ni par ennui de souffrir ni par désir d’aller en paradis. [302] Faisant réflexion là-dessus, elle dit à Notre Seigneur : « Pourquoi est-ce que je désire tant la mort, d’où vient ce désir ?

– C’est moi, dit-Il, qui vous l’ai donné : c’est ma Passion qui désire en vous la mort de tous les péchés, car c’est le fruit de ma Passion qu’ils soient tous détruits et anéantis avec tous les plaisirs, vanités et autres choses qui sont contraires à ma divine Volonté. »

Un jour Notre Seigneur lui ayant demandé ce qu’elle désirait le plus : « La Vérité, dit-elle.

– Ce n’est point cela, dit Notre Seigneur.

– C’est donc vous, dit-elle.

– Non, ce n’est point moi que vous désirez le plus. » Le lendemain, Il lui dit que ce qu’elle désirait le plus était l’anéantissement du péché, et elle connut en vérité que cela était ainsi.

L’an ou 1644, le septième jour de décembre, Notre Seigneur lui dit au matin : « Quand la lune est pleine, elle commence à décliner. Ainsi le monde, étant arrivé à la plénitude des vices, il faut qu’il décline. »

La sœur Marie dit : « Mais l’Ire de Dieu que j’avais vue si près de la terre, où est-elle ? »

Notre Seigneur lui dit : « Elle est arrivée à la terre, c’est fait. »

Ceci est une suite de ce qu’Il lui dit une [302v] autre fois, comme elle disait : « C’est grande pitié de voir tout le mal que font les hommes.

– Savez-vous bien, dit Notre Seigneur, ce qu’ils font ? Ils attachent des cordages à l’Ire de Dieu et l’attirent en bas pour la faire descendre à force, et vous devez vous en réjouir, parce que ce sera plus tôt fait : la fin est plus proche qu’on ne pense. »

Un jour, après avoir enduré de grands tourments, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Je traiterai votre frère comme je vous ai traitée.

– Qui est ce frère ?

– C’est le péché, répliqua le Fils de Dieu, qui est votre frère aîné, parce qu’Adam qui est votre père l’a mis au monde longtemps auparavant que vous n’y fussiez. »

« Notre Seigneur, dit-elle, regarde avec compassion les péchés de fragilité quand il n’y en a point d’autres ; et ne damne jamais personne pour les péchés de pure fragilité, mais Il lui donne la contrition. Il regarde avec ire les péchés de malice. » Il lui a fait aussi connaître combien les péchés des chrétiens sont plus énormes que ceux des païens par cette comparaison : « Si un chien [303] fait son ordure dans la maison de son maître, on n’en fait pas grand état, mais si des enfants qui sont grands en faisaient autant en la maison de leur père, cela serait insupportable. »

.Chapitre 2. Contre l’orgueil. Exemples de quelques personnes orgueilleuses.

Dans la petite maison où M. Potier est décédé, il y avait au jardin un cerisier qui tous les ans était tout blanc de fleurs, mais il n’apportait aucun fruit, excepté qu’en la dernière année, c’est-à-dire qu’en l’année 1647, il s’y trouva deux cerises dont l’une était chétive, l’autre à demi mangée par les oiseaux. Depuis longtemps la sœur Marie se trouvait tout animée d’indignation contre ce cerisier, sans en savoir le sujet. Cette indignation la porta à rompre quelques branches, croyant par cela éteindre la [303v] fureur qu’elle sentait contre lui, mais cela ne l’ayant point apaisée, Notre Seigneur lui dit qu’Il voulait qu’il fût coupé, ce qui fut fait par M. Potier. Ensuite de quoi, Il lui dit que ce cerisier tout couvert de fleurs et de belles feuilles vertes représentait plusieurs personnes qui font quantité de bonnes œuvres et de bonnes actions, mais le vent de l’orgueil venant à souffler dessus, bruit429 et perd tout, et qu’Il donne sa malédiction à ces personnes-là et qu’il y en a un grand nombre.

Priant un jour pour un prêtre de qui elle avait reçu quelque assistance, Notre Seigneur lui fit connaître qu’il était en état de perdition à cause de son orgueil. Il le lui fit voir un jour pendant qu’il disait la messe dans la figure d’une grande montagne qui était pleine au-dedans de serpents ; lesquels se montraient au travers de plusieurs fentes et ouvertures, et néanmoins ce prêtre paraissait simple en son extérieur et était estimé comme un bon ecclésiastique devant les hommes, quoique devant [304] Dieu il fût en état de damnation. Mais la sœur Marie pria tant Dieu pour lui, à cause de quelque service qu’il lui avait rendu, qu’elle obtint son salut, car Notre Seigneur lui promit qu’Il lui donnerait la contrition à l’heure de la mort et qu’Il lui ferait cette grâce parce qu’Il était fort affectionné à un office qu’il avait dans l’Église et qu’il le faisait avec grand soin.

Elle a connu une femme qui employait son bien en œuvres de miséricorde, à ensevelir les morts, visiter les malades et à nourrir et assister les pauvres. Elle jeûnait si austèrement qu’elle ne prenait qu’un repas en deux jours, et ce, de pain et d’eau. Elle faisait grand nombre de prières et y employait souvent tout le jour et une grande partie de la nuit. Elle ne portait point de linge. Elle recevait des injures en pleine rue sans aucun ressentiment, et un jour une bien pauvre femme lui bailla un soufflet qu’elle souffrit avec une grande patience. La sœur Marie pria pour elle et dans ses prières, on lui fit connaître qu’elle était coupable d’orgueil et en état de [304v] perdition, et que le sujet de son orgueil était ses austérités à cause desquelles elle s’estimait beaucoup. Elle demanda pardon pour elle et on lui demanda ce qu’elle voudrait faire pour l’obtenir. Elle se soumit à tout faire pourvu qu’elle lui obtînt la grâce de communier dignement. On la lui accorda à condition que de nuit elle ferait la procession autour la cathédrale à nu-genoux et qu’elle souffrirait tous les mauvais traitements qui lui devaient arriver à cette occasion : ce qu’elle fit et souffrit d’être huée de tout le monde comme quelque loup-garou ou sorcière, parce qu’elle avait la tête enveloppée de peur d’être connue. Elle y fut plus d’une heure. Ensuite de cela, cette femme ne put plus faire ses austérités accoutumées, particulièrement ses jeûnes de deux jours. Elle jeûna les jeûnes de l’Église, reprit le linge et ne fit plus tant de prières et le tout d’elle-même, parce qu’elle devint infirme et perdit cette dévotion sensible qui lui faisait faire tant de prières. Notre Seigneur lui envoya cette infirmité qui lui ôta le pouvoir de jeûner, afin de lui ôter la vanité et son orgueil. [305]

.Chapitre 3. Contre la vanité. La haine que la sœur Marie lui porte. Combien elle est dangereuse. Elle rend une puanteur insupportable. Un saint homme est en purgatoire pour la vanité.

La sœur Marie a une grande haine contre toute sorte de vices, mais surtout contre l’orgueil et la vanité. Elle dit que si elle avait à être perdue, elle aimerait mieux que ce fût pour tout autre péché que pour la vanité, qu’elle est infiniment odieuse à Notre Dame. Elle dit aussi que si on lui mettait devant les yeux d’un côté les plus grandes consolations célestes et divines, et d’un autre les plus rudes et les plus amères tribulations, et que Dieu [305v] lui commandât de choisir, lui déclarant qu’elle lui serait aussi agréable dans les consolations que dans les tribulations, elle choisirait celles-ci, parce que, dit-elle, il y a grand sujet de craindre la vanité dans les consolations, qui est une chose terriblement à craindre.

Elle dit sur ce même sujet, le 15e jour d’août 1659, parlant d’un serviteur de Dieu qui a vécu saintement et qui est mort il y a environ sept ou huit ans, qu’il est [en purgatoire] parce qu’il avait de la vanité. Elle a parlé aussi de deux autres, qui ont tous deux saintement vécus, dont la mort il y a près de trois ans et l’autre un an après, qui sont tous deux en purgatoire, le premier parce qu’il avait de la vanité, le second pour le mauvais usage qu’il a fait de son bien. Le premier est beaucoup plus saint que le second, et néanmoins il ne sortira pas le premier du purgatoire. Ce sera le second qui en sortira aujourd’hui, car la Sainte Vierge promet qu’il entrera au ciel en ce jour de son Assomption, et que l’autre y entrera le jour de l’octave. [306]

Le 20 novembre 1654, la sœur Marie reçut une lettre d’une religieuse fort estimée pour la prier de l’offrir à Notre Seigneur et à Notre Dame et de leur demander quelque grâce pour elle. Aussitôt elle s’adressa à la Sainte Vierge qui lui dit : « Je vous dirai une parole ». Le jour suivant, elle s’adresse derechef à Notre Dame et lui présente cette religieuse, la priant de lui dire cette parole qu’elle avait promise ; mais elle vit qu’elle s’éloignait et se retirait comme ferait une personne qui aurait mal au cœur d’une chose qu’on lui présenterait et qui ne la pourrait souffrir. « D’où vient cela, dit la sœur Marie, que vous vous retiriez ainsi ?

– C’est, répondit la Sainte Vierge, qu’il sort de cette fille une puanteur insupportable.

– D’où procède cette puanteur ?

– De la vanité qui est logée chez elle.

– Mais on dit que c’est le vice de l’impureté qui est ainsi puant devant vous et que vous ne pouvez souffrir ?

– Il est vrai que l’impureté jette une horrible puanteur, mais celle qui vient de la vanité est incomparablement plus grande.

– Mais votre Fils dit que cette religieuse est prédestinée.

– Il est vrai, et elle est en état de grâce [306v], mais cela n’empêche pas que la vanité qui n’est qu’un péché véniel, ne soit en elle, qui la rend ainsi puante : car il y a des plaies qui sont mortelles qui ne rendent pas une si grande infection que d’autres qui ne le sont pas.

– Mais vous avez promis de dire une parole ?

– Voilà la parole que j’avais promise pour donner horreur à ceux que qui l’entendront de la vanité. » Enfin la sœur Marie ne put obtenir autre chose pour cette religieuse, nonobstant tous les efforts qu’elle fit pour cela, et cependant la religieuse passe pour une sainte dans l’esprit de plusieurs.

Le 21 de janvier 1654, la sœur Marie pensant à la sainte vie qu’avait menée un ecclésiastique, dont elle avait ouï raconter beaucoup de bonnes choses et qui était mort en odeur de sainteté depuis treize mois ou environ, et qui même après sa mort avait fait plusieurs choses miraculeuses, elle dit à Notre Seigneur : « Permettez-moi de me recommander à ses prières ?

– Non, dit-Il, on ne se recommande pas à ceux qui sont en purgatoire : celui-ci y est. »

Cette réponse l’étonna fort, elle demanda : « D’où vient qu’un si saint homme demeurait [307] si longtemps en purgatoire ? » Il lui dit que c’était pour la vanité, laquelle avait frappé à la porte en une certaine occasion qu’il lui désigna, et qu’il la lui avait ouverte, qu’il n’était en purgatoire que pour cette seule cause, qu’il n’avait point eu de vanité en toutes les bonnes œuvres qu’il avait faites, et en toutes les mortifications et austérités qu’il avait pratiquées durant tout le cours de sa vie qui était de soixante-quinze ans, mais seulement en cette occasion, laquelle était arrivée la dernière année de sa vie. Ensuite de cela, on fit dire un rosaire à la sœur Marie pour sa délivrance, et on l’assura qu’il ne serait plus guère en purgatoire, et comme il avait eu une grande dévotion au Saint Rosaire qu’il disait souvent, qu’ainsi il serait délivré par le Saint Rosaire.

Section 1. La vanité se nourrit par les louanges, et se fortifie par les flatteries des hommes qui sont du poison.

[307v] La sœur Marie ayant un jour envie d’écrire à quelqu’un une lettre de conjouissance sur le sujet du fruit que Dieu faisait par lui en quelque occasion, et n’ayant rien de particulier à lui mander qui lui eût été dit par Notre Seigneur, elle composa en son esprit une lettre puis la présenta au Fils de Dieu et lui demanda s’Il avait agréable qu’on [la] lui donnât.

« Non, dit-Il. Je vous le défends.

– Pourquoi ? , dit la sœur Marie.

– Parce que la fragilité humaine est grande et que les louanges qu’on donne à ses amis sont du poison qui rend l’humilité malade et dégoûtée, en sorte qu’elle ne prend plus goût aux mépris et aux humiliations, mais au contraire elle le trouve amer et insipide, comme aussi cela débilite et affaiblit les autres vertus.

– Mais vous lui donnez tant de louanges, dit-elle à Notre Seigneur.

– Il est vrai, dit-Il, mais mes paroles ne portent point de venin. Au contraire, elles donnent la connaissance de soi-même qui est une très bonne nourriture qui [308] nourrit et fortifie l’humilité et les autres vertus, et les rend fortes et agiles pour faire la guerre à la vanité et à tous les autres péchés. Mais quand l’homme donne des louanges à un autre homme, il peut bien donner le poison et non pas le remède.

– Qu’est-ce que fais cette connaissance de soi-même que vous donnez ? dit la sœur Marie.

– Elle fait que l’homme se connaissant soi-même s’abaisse et s’humilie, et renvoie à Dieu tous les dons aussi purs qu’ils sont sortis de leur source. »

Sur ce même sujet, la Sainte Vierge dit une fois à la sœur Marie que la flatterie est une vipère qui fait mourir quantité d’âmes, car elle tue les âmes de ceux qui flattent et de ceux qui sont flattés. Ce qui s’entend principalement des personnes dévotes qui s’entre-disent des louanges par lesquelles elles s’empoisonnent et se perdent les unes les autres. [308v]

.Chapitre 4. Contre l’amour-propre, la propre excellence, la vanité et l’orgueil.

« Il y a trois sortes d’âmes, dit la sœur Marie. Premièrement il y a des âmes dans lesquelles Notre Seigneur est mort. Secondement il y en a dans lesquelles Il est vivant et non pas régnant. Troisièmement il y en a dans lesquelles Il est vivant et régnant. Les âmes dans lesquelles Il est mort, ce sont toutes les âmes chrétiennes qui sont en péché mortel, car Il a été vivant en elles, mais le péché l’y a fait mourir. Les âmes dans lesquelles Il est vivant et non régnant, ce sont celles qui sont en grâce, mais dans lesquelles l’amour-propre, la propre excellence et la vanité règnent. » L’amour-propre dont il est question n’est pas l’amour-propre sensuel, animal et terrestre qui nous porte à donner à nos sens les plaisirs et divertissements qu’ils demandent et à chercher nos intérêts dans les choses temporelles, mais c’est l’amour-propre spirituel qui nous porte à pratiquer les vertus et à faire plusieurs bonnes œuvres non pas pour le pur amour de Dieu, mais pour la consolation que nous y trouvons et pour [309] nous enrichir de mérites et biens spirituels, tant en la terre qu’au ciel.

La propre excellence est celle qui nous anime à tendre à la perfection des vertus et de la vie chrétienne non pas pour la seule gloire de Dieu, mais parce que nous regardons cette perfection comme une chose noble et excellente et très relevée qui nous fera exceller par-dessus les autres en la terre et en félicité dans le ciel.

La vanité est celle qui fait aimer et rechercher la gloire et la louange des hommes dans les vertus que l’on exerce et dans les saintes actions que l’on fait.

L’amour-propre et la propre excellence ne sont point péchés, mais imperfections. La vanité est péché véniel, car c’est un larcin par lequel nous dérobons à Dieu l’honneur et la gloire qui n’appartient qu’à Lui seul pour nous l’approprier. Et quand elle arrive jusqu’à l’orgueil qui est une grande estime de soi-même avec un mépris des autres, alors c’est péché mortel.

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie « que l’amour-propre, la propre excellence et la vanité font de grands dégâts parmi les personnes qui font profession de dévotion et que l’orgueil en damne plusieurs. » [309v] L’amour-propre et la propre excellence se marient ensemble et les bonnes œuvres qu’ils font sont leurs enfants. La vanité est leur suivante, car elle les sert en les excitant à faire des actions vertueuses pour acquérir de la louange, et l’esprit malin s’efforce de la faire toujours croître de degré en degré jusqu’à ce qu’elle arrive à l’orgueil.

L’amour-propre et la propre excellence prennent Notre Seigneur en pension. Ils le nourrissent des bonnes œuvres qu’ils font, dont Il se repaît fort bien, et Il leur paie bonne pension, et cette pension [ce] sont les consolations, les grâces et les bénédictions qu’Il donne en ce monde pour les bonnes œuvres qui se font par les âmes qui sont en grâce et les gloires et les félicités éternelles dont Il récompense en l’autre. La vanité ne cherche qu’à empoisonner et faire mourir Notre Seigneur. Elle l’empoisonne, l’affaiblit et le rend malade par les actions qu’elle fait faire à l’âme par esprit de vaine gloire, et elle le fait mourir lorsqu’elle le conduit jusqu’à l’orgueil. Voilà les âmes dans lesquelles Notre Seigneur est vivant et non régnant, car Il est en elles en qualité de pensionnaire seulement et non pas comme maître de la [310] maison. C’est l’amour-propre et la propre excellence qui y dominent et qui en sont les maîtres. Mais l’âme fidèle prend un grand coutelas qui est la haine de soi-même, et d’un seul coup elle tranche la tête à tous deux, et alors la vanité s’enfuit. Le diable la voulant faire rentrer par une autre porte vient là-dessus et dit à l’âme : « Ô que vous avez bien fait. » Mais comme elle l’aperçoit, elle le connaît et le chasse promptement en s’humiliant dans le plus profond de son néant, et référant à Dieu tout l’honneur et toute la gloire.

Les âmes dans lesquelles Notre Seigneur est vivant et régnant ce sont celles qui ne désirent rien en ce monde et en l’autre que de suivre en tout et partout Sa très adorable volonté et dans lesquelles l’amour-propre et la propre excellence et la vanité sont anéantis, ou pour le moins tellement affaiblis qu’ils ne dominent pas, mais Notre Seigneur qui est le maître de la maison et qui y règne plus ou moins, selon les divers états de grâce et d’amour qui s’y rencontrent, car où il y a plus d’amour divin et moins d’amour-propre, il y règne plus parfaitement. Ceux qui [310v] font de bonnes actions avec intention non de plaire à Dieu, mais d’accroître leur mérite, ils auront récompenses comme serviteurs. Ceux qui font bien sans espoir de salaire sont comme mes enfants qui auront part à ma gloire, comme qui mettrait une goutte d’eau en la mer aura part à la mer, mais ceux qui se vantent de ce qu’ils n’ont pas fait, Il se vengera d’eux comme ceux qui dérobent l’eau de la mer.

.Chapitre 5. Contre la profanation des Lieux saints. Les ecclésiastiques qui se comportent irrévérencieusement dans l’église attirent l’Ire de Dieu.

La sœur Marie étant un jour à l’église pendant que l’on chantait une messe de Notre Dame, Dieu lui fit voir la même église comme un ciel, et elle se voyait comme si elle eût été dans le Paradis, et elle croyait y être effectivement, et que cette messe se célébrait dans le ciel, et que les prêtres qui la chantaient [311] étaient dans le ciel. En même temps elle vit Notre Seigneur et Sa sainte mère qui embrassaient tendrement et amoureusement ceux d’entre les prêtres qui se comportaient avec révérence dans la maison de Dieu et qui faisaient le divin office avec dévotion. Et comme elle aperçut quelques-uns qui parlaient et causaient ensembles, elle demanda : « Qu’est-ce que ceux-là disent, qu’est-ce qu’ils font ? » « Ils font, dit-elle, comme Judas quand il parlait de livrer mon Fils à la mort, ce sont des Judas qui le vendent. »

Il lui est arrivé souvent qu’entendant la voix d’un prêtre qui chantait à l’église qui ne vivait pas en prêtre, elle a été poussée de dire en soi-même par un mouvement extraordinaire, auquel elle ne peut résister : « Ô maudite voix, tu attires l’Ire de Dieu. »

Une fois qu’elle était dans l’église cathédrale de Coutances, un grand seigneur étant entré, le respect humain et la complaisance obligèrent les ecclésiastiques à faire toucher les orgues et chanter quelques motets pour lui plaire et pour le divertir, mais pendant que cela se faisait, la sœur Marie entendait [311v] Notre Seigneur disant à l’église : « Ô effrontée paillarde, tu profanes les choses saintes. »

Section 1. Contre ceux qui chantent en fredonnant et qui ne prononcent pas bien ce qu’ils disent. Contre ceux qui causent à l’église, et contre les mères dont les enfants profanent l’église par leur faute.

Étant à vêpres dans une église de religieuses, Notre Seigneur lui dit : « Il ne fait point bon ici, car il y vient du vent qui est bien froid. » Et lorsqu’à la fin des vêpres ces religieuses vinrent à chanter les litanies : « Il gèle, dit Notre Seigneur, ce vent froid a amené la gelée. » Et il disait cela parce que ces religieuses chantaient avec des voix fortes et fredonnantes, par vanité et pour plaire au monde, ce qui paraissait manifestement, car [312] lorsqu’il n’y avait personne à l’église, elles chantaient alors avec grande négligence et Notre Seigneur dit à la sœur Marie que cela attirait la malédiction de Dieu dans leur maison et qu’il y avait plusieurs religieuses damnées pour les fautes qu’elles commettaient en l’office divin, tant celle de cette nature que d’autres. Notre Seigneur et Notre Dame ont en abomination cette manière de chanter. Il faut réciter l’office divin avec une voix naturelle, prononçant distinctement tout ce que l’on dit, sans y apporter tant d’artifices et de fredons430 et ce, pour plaire à Dieu et non pas au monde. « Savez-vous bien, dit Notre Seigneur, ce que font ces religieuses qui chantent ainsi pour plaire au monde ?

– Non, dit-elle, je n’en sais rien.

– Elles me tournent le dos, dit le Fils de Dieu, pour se tourner vers mon ennemi qui est le monde. »

Et la Sainte Vierge dit : « Elles prennent ma couronne que la Sainte Trinité m’a donnée, qui est composée de toutes les belles qualités qui sont dans mes litanies : elles me les mettent dans la boue et dans l’ordure [312v] puis elles me les mettent sur la tête. »

La sœur Marie étant une autre fois dans l’église de quelques autres religieuses qui en récitant leurs litanies parlaient entre leurs dents et du bout des lèvres seulement, ne prononçant pas bien ce qu’elles disaient, elle entra dans une sainte colère contre elles. « Si j’avais été là-dedans, je ne sais ce que j’aurais fait. Comment ! Est-ce ainsi qu’il faut parler à Dieu ! Est-ce ainsi qu’il faut traiter les choses saintes ! n’ont-elles point de langue ! Ne savent-elles parler ni prononcer ce qu’elles disent ! »

Un jour, la Sainte Vierge commanda à la sœur Marie de faire écrire ce qui suit à un supérieur directeur de religieuses : « Vous qui avez pris la charge de conduire mes filles, donnez-leur cet avertissement de ma part, que quand elles chanteront les louanges de mon Fils, qu’elles ne contrefassent point leurs voix afin de les rendre plus belles et plus harmonieuses pour être plus agréables aux assistants, car c’est tourner le dos à mon Fils et caresser le monde son ennemi : c’est prendre les belles louanges et les vautrer dans la fange et dans le bourbier des vanités du monde et de ses modes. Maudit péché qui fait [313] bien du dégât dans la religion et en damne beaucoup ! Qu’elles prononcent bien distinctement toutes les paroles ! Si elles reçoivent mon avertissement, elles se disposeront à recevoir les dons, grâces, bénédictions et douces caresses de mon Fils. »

La sœur Marie voyant un gentilhomme et une demoiselle qui causaient à l’Église et s’en plaignant à Notre Seigneur, Il lui dit : « Que ferai-je à ces gens-là ? »

Elle lui répondit : « Vous les regarderez comme vos créatures et leur ferez miséricorde.

– Mais que leur ferai-Je ? Répéta Notre Seigneur.

– Vous les châtierez comme un bon père châtie des enfants avec une grande douceur.

– Mais qu’est-ce que Je leur ferai, dit-Il, encore une fois ? »

Alors la sœur Marie ne sachant plus que lui répondre, elle s’adressa à Notre Dame laquelle lui dit : « Dites-lui qu’Il les nourrira du pain de douleur et qu’Il les abreuvera de l’eau de larmes. »

Elle se retourna vers Notre Seigneur et lui dit : « Vous les nourrirez du pain de douleur et les abreuverez de l’eau de larmes.

– Oui assurément, répliqua Notre Seigneur, j’en ferai ainsi. »

Dieu a fait connaître à la sœur Marie [313v] qu’un des plus puissants moyens dont le diable se sert pour perdre quantité d’âmes, c’est d’induire les mères et les nourrices à mener leurs petits enfants à l’église, là où ils leur permettent et même parfois les excite à courir, jouer, causer, crier et à faire du bruit, et à troubler par ce moyen le service divin ou la prédication de la parole de Dieu ou la dévotion de ceux qui sont en prière. Elle dit que l’Ire de Dieu fulmine de terribles malédictions contre ces enfants et contre ces mères et nourrices ; mais, parce que les enfants ne sont pas capables d’offenser Dieu, ces malédictions tombent alors principalement sur les mères et sur les nourrices et d’autant que ces enfants ont été habitués dès leur petitesse à profaner les lieux saints, quand ils viennent à avoir l’usage de raison, ils continuent à faire la même chose, et alors ils commencent à porter les effets de la malédiction de Dieu qui consiste dans une certaine pente au péché, laquelle est une source de mille malheurs qui leur arrivent à l’âme et au corps. [314] Elle entendit un jour une voix du ciel prononçant malédiction sur une mère à cause que son petit enfant profanait l’église. Elle dit aussi qu’une certaine femme qui avait de grands défauts a été sauvée pour avoir eu soin d’apprendre à ses enfants dès leur petitesse le respect qu’ils doivent à Dieu dans l’église.

Notre Seigneur a aussi dit que la plupart de ces femmes qui gardent et qui louent des [mot illisible] dans l’église à ceux qui y viennent entendre la prédication, sont perdues à cause du bruit et des insolences qu’elles y font, criant comme dans une halle et se querellant et maudissant quelquefois les unes les autres. Lorsqu’elle demeurait chez Monsieur Potier et qu’elle était libre de sortir, elle allait tous les jours prier Dieu en diverses églises spécialement en celle des Jacobins en la chapelle du Saint Rosaire. En y allant et en revenant de là à la maison de Monsieur Potier, le plus court chemin et le plus facile était de passer par dedans la cathédrale ; mais jamais on [314v] ne lui a permis d’y entrer, sinon à dessein de prier ou d’y entendre la prédication.

On lui a fait connaître que les parements fardés des autels déplaisent à Notre Seigneur et à Notre Dame comme du linge plissé, empesé et entortillé avec du ruban qui n’est là pour aucun usage, et que Dieu donne sa malédiction à ce fard, et que ceux qui s’arrêtent à le regarder sont détournés de la dévotion, laquelle doit être excitée et augmentée par toutes les choses qui sont sur l’autel à raison de quoi on n’y doit rien mettre qui ne serve à cela.

.Chapitre 6. Contre les superstitions, parjures et ceux qui retiennent le bien d’autrui.

Il y avait une femme à Coutances qui était fort estimée pour sa vertu et pour plusieurs bonnes actions qu’elle faisait, n’ayant rien en soi qui fut répréhensible excepté qu’elle se servait d’oraisons superstitieuses pour guérir les maladies : ce qu’elle ne voulut jamais quitter nonobstant [315] qu’elle en fût avertie plusieurs fois en public par les prédicateurs et en particulier par plusieurs personnes, parce qu’elle disait qu’il n’y avait pas de péché et qu’elle ne faisait que du bien au prochain par ce moyen. Étant morte, et la sœur Marie priant pour elle comme pour une personne qui ne devait être guère en purgatoire, Notre Seigneur lui fit connaître qu’elle était damnée pour le sujet précédent.

La sœur Marie a connu une autre femme des champs qui faisait tourner le sac et se servait d’oraisons superstitieuses pour guérir les vives431 des chevaux : mais elle le faisait par ignorance. Voilà pourquoi Dieu lui fit miséricorde, non pas pourtant sans la châtier secrètement, car comme Il nous punit par les choses par lesquelles nous l’offensons, Il permit qu’une autre méchante femme lui jetât un sortilège qui lui causa une longue maladie en laquelle elle souffrit longtemps de grandes douleurs et fut réduite en tel état qu’elle n’avait plus que la peau sur les os, et elle mourut en cet état, et Notre Seigneur fit connaître à la sœur Marie qu’elle était sauvée par le moyen de ce châtiment et parce qu’elle avait usé de ces superstitions ignoramment432. [315v] Un jour un certain gentilhomme s’étant parjuré en jugement pour de l’argent, Dieu le punit visiblement et publiquement par le feu qui prit à sa maison peu de temps après et qui brûla et consuma tout. Mais ce feu matériel n’était qu’une ombre du feu épouvantable de la colère de Dieu qu’Il avait allumé contre lui, car la sœur Marie assure que dans les flammes qui partaient de la maison de cet homme, elle vit l’Ire de Dieu qui lui donna tant de frayeur qu’elle en pensa tomber évanouie.

Une certaine femme étant morte, on donna un habit à la sœur Marie qui lui avait appartenu, afin qu’elle priât Dieu pour le repos de son âme. L’ayant reçu, elle le présenta à Notre Seigneur le priant de lui permettre de prier pour cette femme. « Non, dit-Il, Je n’accepte point vos prières pour elle, parce que cet habit est d’un bien qui n’était point à elle. Priez pour ceux à qui il appartient. » [316]

.Chapitre 7. Contre l’envie, les contestations et les moqueries.

L’an 1646, le samedi de Pâques, on lui fit voir une femme fort éplorée et affligée. Elle fit ce qu’elle put pour se détourner de cette vue, mais il lui fut impossible. Elle vit donc cette femme qui avait la mamelle droite extrêmement enflée et enflammée, laquelle elle regardait en pleurant amèrement et disant qu’elle lui causait une grande douleur.

La sœur Marie demanda à Notre Dame d’où venaient cette enflure et cette inflammation qui faisait souffrir tant de douleurs à cette femme. « C’est, dit-elle, qu’elle a la mamelle pleine de sang. » Alors Notre Dame prit une grande feuille verte, la bailla à la même femme et lui dit : « Prenez cette feuille et la mettez sur votre mamelle, elle en ôtera l’inflammation et la douleur et en fera sortir le sang et quand elle sera vide de sang, je la remplirai de lait. » Cette femme ayant mis cette feuille sur son sein, Notre Dame la lui enveloppa d’un beau linge blanc.

Ensuite de cela, la sœur Marie demanda à Notre Dame qu’elle était cette femme ? « C’est l’Église, dit-elle.

– Qu’est-ce que la mamelle de l’Église ?

– Ce sont tous les ordres religieux qui sont dans l’Église. Au temps qu’ils étaient unis ensemble par l’amour et la charité [316v] et qu’ils n’étaient qu’un cœur et une âme, ils remplissaient la mamelle de l’Église de lait, ce qui signifie le bon exemple qu’ils donnaient en ce temps-là par la sainteté de leur vie, et l’Église en allaitait les pécheurs et les attirait à pénitence et dévotion. Mais maintenant, ajouta Notre Dame, ô malheur ! Une harpie est entrée dans tous les Ordres qui leur ôtent le pain de la main et de la bouche et les fait languir de faim, et la plus grande partie en sont morts. Cette harpie est l’envie qu’ils ont les uns contre les autres, laquelle leur ôte l’amour et la charité qui sont le vrai pain de vie qu’elle leur arrache de la bouche et de la main, en leur ôtant de la bouche et de la main les paroles et les actions de charité qu’ils devraient dire et faire les uns au regard des autres, et elle y met à la place la haine et l’animosité et c’est le sang dont cette mamelle est remplie. »

La même sœur Marie a connu une femme qui faisait toutes les charités qu’elle pouvait aux pauvres, mais elle dit qu’il y avait une harpie qui dévorait le mérite de ses bonnes œuvres et cette harpie était l’envie [317] qui lui faisait perdre en peu de temps ce qu’elle avait assemblé en plusieurs jours, semblable à ces manœuvres qui dépensent le dimanche tout ce qu’ils ont gagné à la semaine. Elle dit que cette envie n’était pas jusqu’à la coulpe mortelle.

Un jour, M. Potier ayant un peu contesté et dit quelques paroles rudes à un cordonnier qui lui apportait des souliers, parce qu’ils ne s’accordaient point sur le prix, et ensuite s’en étant allé à Vêpres, comme il fut revenu, la sœur Marie lui demanda avec douceur et respect s’il ferait bientôt certaines prières qu’il avait coutume de faire et de quelle manière il les pouvait faire en suite de la faute qu’il avait faite, ajoutant qu’il avait perdu le fruit de ces Vêpres d’où il venait, et que pour réparer cette faute il fallait qu’il allât trouver cet homme dans sa maison, lui demander pardon, présenter les souliers et lui donner satisfaction. Ce qu’il fit aussitôt, et lui donna en outre du prix qu’il lui avait demandé un pot de son cidre.

Notre Seigneur lui a fait connaître que les petites noises et contestations qui arrivent même entre les personnes de vertu lui sont très [317v] désagréables parce qu’elles blessent la charité et que ceux qui contestent et estrivent ensemble le mettent Lui et sa Sainte mère en prison.

Notre Seigneur a fait connaître à la sœur Marie que la moquerie est un grand péché, extrêmement contraire à la charité et qu’il est plus grand même que de dire des injures en colère. Elle a fait souvent cette prière : « Seigneur, jamais je ne me suis moqué de personne. Ayez pitié de moi et faites que mes ennemis ne se moquent point de moi. »

Surtout ce lui est une chose très douloureuse lorsqu’elle voit quelques-uns qui rient des fautes d’autrui. « Hélas, dit-elle, si on voyait un enfant qui eût tué son père et se tuât soi-même du même coup dont il aurait massacré son père, y aurait-il de l’apparence de s’en rire ? C’est ce que fait celui qui tombe dans un péché mortel : il tue Dieu qui est son père, autant qu’il est tué en soi et il se donne la mort à soi-même. Comment est-il possible de rire d’un malheur si déplorable et se moquer de celui-là ? » [318]

.Chapitre 8. Contre la gourmandise, ivrognerie et friandise.

Un jour, un certain prêtre ayant déjà bu avec excès, vint à la maison de M. Potier lui dire qu’il voulait boire de son cidre, à quoi il résista tant qu’il put ; mais ne pouvant le faire sortir de sa maison, il lui en bailla le moins qu’il put avec un morceau de pain qu’il mit sur la table sans boire ni manger avec lui. Pendant qu’il fut à la maison, la sœur Marie n’y entra pas par respect qu’elle portait à la prêtrise, d’autant qu’elle craignait y faire quelque désordre y entrant. Mais sitôt qu’il fut parti, elle y entra tout en fureur contre le vice de l’ivresse. Elle prit le verre avec ses deux mains et le mit en pièces : puis elle prit le vaisseau dans lequel avait été le cidre et avec une hache elle le coupa en morceaux, et elle fut forcée de faire tout cela en détestation de l’ivrognerie.

Un autre jour, le frère de M. Potier l’étant venu voir [318v] et s’étant enivré chez lui contre sa volonté et nonobstant la résistance qu’il y fit, il arriva ensuite qu’un tonneau qu’il avait dans sa cave plein de fort bon cidre se défonçât inopinément, de sorte que tout le cidre fut répandu et perdu entièrement, car comme il en voulut recueillir quelque partie, la sœur Marie lui dit dans un mouvement extraordinaire : « Gardez-vous bien d’en ramasser une goutte, car c’est Dieu qui a fait cela pour vous punir d’en avoir donné avec excès à votre frère et de n’avoir point fait tout ce que vous auriez pu pour l’empêcher de s’enivrer. Sachez que l’Ire et la malédiction de Dieu sont en ce cidre. N’y touchez point que pour le jeter tout en la rue. » Ce qu’il fit.

Durant le mal de douze ans, pendant lequel elle portait les péchés d’autrui de diverses manières, on lui fit voir et souffrir une des peines qui sont destinées aux gourmands et impudiques en cette façon. Elle se voyait enchaînée et attachée pieds et poings à un poteau en un lieu marécageux. Auprès d’elle il y avait une auge pleine d’une certaine mangeaille qui faisait horreur à voir [319] et ressemblait à la râclure des cuirs quand on les râcle à la sortie des pleins433, et elle en mangeait goulûment comme ferait un pourceau, et avec cela elle enrageait de faim. Comme l’auge se vidait, on la remplissait et [elle] ne savait pas par qui, et outre cela sa chair, ce lui semblait, s’en allait en pourriture et n’y restait que les nerfs et les os. C’est une des peines qui sont préparées aux gourmands et aux impudiques, qu’on lui faisait porter.

Un jour la sœur Marie se trouvant dans la maison d’un chanoine où il y avait des pots de confiture sur la table, Notre Seigneur lui fit voir quantité de petits vers qui fourmillaient dans ces confitures. Elle demanda ce que voulaient dire ces vers. « Ce sont, dit-Il, les péchés véniels que commettent ceux qui mangent de ces confitures ou d’autres semblables délicatesses par friandise et sans nécessité ou cause raisonnable. » Elle lui demanda si on n’en pouvait point manger sans pécher véniellement et pourquoi donc on les faisait, et il lui dit que c’était pour les malades qui avaient perdu le goût et non pas pour les sains, sinon en quelque occasion en laquelle la [319v] charité ou l’obéissance ou quelque autre cause raisonnable y oblige.

Dans un voyage que M. de Bernières fit à Coutances, pendant qu’il y fut il alla souvent prendre son repas chez M. Potier où était la sœur Marie. Or l’un et l’autre firent dessein d’envoyer quérir du sucre et quelque autre petite délicatesse, afin de le mieux traiter, mais lorsqu’il était présent, ils ne s’en souvenaient point du tout ; et quand il était parti, ils étaient fâchés d’y avoir manqué, mais pourtant ils oublièrent encore par après, excepté un soir qu’ils l’attendaient et qu’ils se souvinrent bien, mais cette fois il ne vint point. Ensuite de cela, comme la sœur Marie se plaignait de leur peu de mémoire, Notre Seigneur lui dit : « C’est ma divine volonté qui en a ainsi disposé. Elle veut que vous lui aidiez à marcher dans le chemin de la perfection. Toutes ces choses ne sont que des retardements, excepté quand on en use par infirmité ou par quelque autre bonne raison. » [320]

.Chapitre 9. Contre le péché déshonnête.

Dans les premières années que la sœur Marie fut à Coutances, avant qu’elle demeurât chez Messieurs de Juganville et Potier, elle se retirait ordinairement dans une petite salle proche de la chapelle qui était pour lors dans le manoir épiscopal, là où plusieurs personnes la venaient voir pour lui donner quelque consolation, et entre autres M. Potier qui dès lors avait grande charité pour elle et qui lui rendait toute l’assistance possible. Or en ce temps-là elle était extrêmement travaillée par plusieurs maléfices que lui jetèrent les sorciers, dont l’effet était de l’embraser du feu infernal de la concupiscence, et comme elle savait ce qui était arrivé à d’autres filles qui avaient été comme forcées par la violence de semblables sortilèges à faire des choses scandaleuses et infâmes, elle était en de grandes frayeurs qu’il ne lui arrivât quelque chose [320v] de pareil. Voici pourquoi M. Potier la venant voir quelquefois, sitôt qu’elle le voyait entrer, elle lui disait : « Monsieur, prenez garde à vous. Ne craignez point les malins esprits qui sont ici, car ils ne vous peuvent rien, mais gardez-vous de moi, car vous me devez plus redouter que tous les démons ensemble, parce que les sortilèges dont je suis travaillée forcent quelquefois, quand Dieu le permet, à faire des choses étranges. C’est pourquoi tenez, voilà un bâton : si vous apercevez que la fureur des sortilèges me porte vers vous, frappez sur moi à grands coups comme sur une bête et ne m’épargnez pas. Mais le meilleur est de vous armer de l’oraison et de vous mettre en la protection de Notre Seigneur et de sa sainte Mère. Et pour cet effet, faisons quelque prière. » Ensuite de cela, ils se mettaient à genoux, disaient ensemble quelque litanie et le Saint Rosaire, chacun disant l’Ave Maria alternativement et par ce moyen la malignité des charmes était entièrement anéantie. [321]

Section 1. Oraison et moyen contre les tentations impures. Contre les gorges découvertes, pompes et vanités mondaines ; et contre les chansons profanes.

La sœur Marie dit que quand elle était travaillée avec plus de violence contre la pureté par les maléfices des sorciers, elle ne trouvait rien qui la fortifiât tant que cette prière qu’elle faisait à la Sainte Vierge : « Très Sainte Vierge, je vous supplie par cette grande pureté en laquelle vous avez été conçue de saint Joachim et de sainte Anne, de m’assister et me délivrer de cette tentation. » Je faisais, dit-elle, cette prière, car je pensais en moi-même que, puisqu’elle [321v] a été conçue sans le péché originel, il fallait nécessairement qu’elle eût été conçue dans une très grande et très parfaite pureté, et qu’en cette conception miraculeuse et tout immaculée Saint Joachim et Sainte Anne avaient été l’instrument du Saint-Esprit, qui est la pureté même et la source de toute pureté. Elle dit aussi que pour repousser promptement une tentation et spécialement celle qui tend à l’impureté, le plus singulier moyen c’est de se la proposer pour motif à faire quelque bien. « Il n’y a jamais eu personne, dit-elle, dans l’esprit de laquelle le diable ai jeté tant de méchantes, sales et abominables pensées et représentations comme il a fait dans le mien, me mettant devant les yeux des personnes débauchées et leur débauche, mais aussitôt je me retournais à Dieu et lui disait : “Mon Dieu, je vous supplie, faites-leur miséricorde.” Aussitôt la tentation cessait. Voilà qui montre bien, dit-elle, que le diable est étrangement ennemi du bien, puisqu’il n’y a si forte tentation qu’il ne quitte quand il en voit réussir le moindre bien du monde. » [322]

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que les filles et les femmes qui portaient la gorge découverte pèchent mortellement, spécialement après qu’on les a averties du mal qu’il y a et que c’est bien fait de le prêcher, parce que c’est comme qui crierait à une personne qui va vers un précipice : « Gardez-vous, prenez garde à vous, si vous avancez, vous êtes perdue. » Car quoique lorsqu’elles ne sont point averties et qu’elles n’ont point de mauvaises intentions, elles ne soient pas toujours en péché mortel, elles sont néanmoins dans le chemin qui y va et elles y tomberont bientôt ; joint qu’il y a péché à cause du mauvais exemple qu’elles donnent, qui excite les autres à faire de même, et cela tire après soi quantité de malédictions. « C’est, dit Notre Seigneur, comme une brebis galeuse qui affecte le troupeau et comme un homme qui a la peste qui empoisonne tout le monde. »

« Autrefois, dit la sœur Marie, quand je voyais des femmes et des filles qui avaient la [322v] gorge découverte, je rugissais comme un lion et étais pleine de fureur contre elles, et si je me fusse crue, j’eusse pris des charbons ardents sans me soucier de me brûler pour les jeter là-dessus. »

« La gorge découverte, dit un jour le Fils de Dieu à la sœur Marie, est un couteau qui blesse la chasteté de celui qui la désire. La gorge découverte est ennemie jurée de la chasteté et n’entrera jamais en paradis sans pénitence. »

Après que Notre Seigneur eût dit cela, la Sainte Vierge parla ainsi : « Et moi, dit-elle, si j’avais à prêcher sur ce sujet, voici ce que je dirais : “La gorge découverte est un instrument du diable dont il se sert pour mener les âmes en enfer. La gorge découverte est l’objet de l’Ire de Dieu et n’entrera jamais en paradis sans pénitence.” »

On a aussi fait connaître que la nudité des bras des femmes et des filles est très désagréable à Dieu, que souvent il y a péché mortel, qu’elle est cause d’un grand nombre de péchés et de la perdition des âmes, qu’elle attriste les anges, qu’elle réjouit les démons, lesquels sont attroupés sur les bras découverts pour exciter ceux qui les regardent à quelque pensée ou regard déshonnête. [323]

La sœur Marie a été un temps qu’elle sentait une grande aversion sans savoir pourquoi au regard des demoiselles en général. Durant ce temps, quoique qu’elle saluât fort volontiers toutes les pauvres femmes qu’elle rencontrait, elle haïssait néanmoins en général si horriblement toutes les demoiselles sans faire des distinctions d’aucunes en particulier qu’il lui était impossible de les saluer ni de leur faire la révérence quand elle passait auprès d’elles. Pour ce sujet, elle s’en alla à Notre Seigneur et lui dit : « Pourquoi est-ce que je hais tant ces personnes-là ? Elles ne m’ont jamais rien fait et encore je vois qu’elles font de bonnes actions. » Voici ce qu’Il lui répondit : « Si vous voyiez une belle princesse fille d’un roi et qu’à vos yeux on la liât de chaînes de fer, qu’on lui crachât au visage, qu’on la battît, qu’on la déchirât ou foulât aux pieds, et qu’on la couvrît toute de boue et d’ordure, pourriez-vous bien vous empêcher de haïr ceux qui la maltraiteraient de la sorte ? Cette princesse, fille de roi, c’est l’âme [323v] de ces personnes-là qu’elles traitent ainsi par leurs vanités et mondanités : c’est pourquoi vous les haïssez tant. » Au même temps que Notre Seigneur lui eût dit cela cette haine cessa et elle ne l’a point eue depuis, car quelquefois Il lui donne de certains sentiments de diverses manières qui tendent à lui faire connaître quelque chose qu’Il lui veut apprendre. C’est pourquoi après qu’on lui a dit la chose, les sentiments la quittent.

En ce temps-là il y avait une demoiselle fardée et ajustée, à la ville de Coutances, qui était dans toutes les vanités imaginables. Elle portait la gorge découverte et amenait toutes sortes de modes nouvelles. Un jour, comme la sœur Marie était dans l’église, la voyant passer auprès d’elle, elle commença de dire en soi-même : « Hélas, tu prends bien de la peine à détruire ce que j’ai eu tant de peine à bâtir. » Et au même temps elle entendit Notre Seigneur qui lui dit : « Laissez-la faire, sa vanité passera bientôt et sa peine sera éternelle. » Et peu de temps après elle mourut sans pénitence. [324]

Une fille de laquelle sœur Marie avait grand soin se laissait aller quelquefois à chanter des chansons profanes et mondaines. Ce qu’elle faisait néanmoins si secrètement que sa mère même n’en avait point connaissance. Mais Notre Seigneur en avertit la sœur Marie qui était éloignée de dix-huit lieues et lui commanda d’en avertir sa mère. Ce qu’elle fit par un billet que M. Potier écrivit en ces termes : « Avertissement à notre beau bouton de lys que le divin Époux regarde. Il désire d’elle qu’elle le regarde aussi réciproquement et se plaint de ce qu’elle chante des chansons profanes et y prend plaisir. Les chansons profanes sont une peste qui fait mourir la chasteté. Prenez-y garde. » La mère ayant reçu cet avertissement en parla à sa fille, qui confessa qu’il était vrai qu’elle chantait quelquefois de ces chansons, mais depuis elle s’en abstint entièrement. [324v]

.Chapitre 10. Contre les nouvelles modes.

L’an 1644, le 15 de mai, la sœur Marie entendit Notre Seigneur qui disait : « Mes parterres sont languissants, ils se flétrissent et perdent leur odeur.

– D’où procède cela ? » dit la sœur Marie.

Notre Seigneur lui répondit : « Ils sont bien cultivés et ont la rosée du ciel, mais il y a quantité d’ordes bêtes qui infectent la racine et cela fait que les plantes flétrissent. » Puis il ajouta : « Savez-vous bien où J’ai fait mon parterre ?

– Nenni, répondit la sœur Marie.

– Cherchez bien », dit Notre Seigneur. Elle se travailla à chercher, mais ne trouvant point où, Notre Seigneur lui dit : « Je vous le dirai : J’ai fait mon parterre sur le bord de la mer, dans le sable, et quand la mer se déborde et passe par-dessus toutes ces fleurs, elle ne les déracine pas ni ne les renverse point. Mais quand elle vient à se retirer, elles s’engraissent et deviennent plus belles et plus éclatantes et rendent une odeur [325] si aromatique que l’on ne pourrait pas se l’imaginer. Oh ! Qu’il fera beau à l’avenir se promener sur le rivage de la mer ! On y sentira de bonnes odeurs, on verra toutes mes belles fleurs, on verra la rose épanouie et éclatante ayant la feuille grande, grasse et épaisse, et le lys tout de même comme aussi la violette, l’œillet, le thym, la marjolaine, et toutes sortes d’autres fleurs et herbes de bonnes odeurs. »

Après cela, Il dit à la sœur Marie que les parterres desquels Il lui avait parlé premièrement étaient les religieux et les religieuses et les prêtres aussi, qui sont enfermés dans le jardin de l’Église. Ils sont bien cultivés et ont la rosée du ciel, c’est-à-dire ils sont bien instruits en la doctrine de la vérité et reçoivent beaucoup de grâces du ciel, mais les ordes bêtes qui les infectent à la racine sont les modes auxquelles ils se laissent aller : « Oh maudites modes », disait-elle en cette occasion. « Oh ! Les maudites modes, qu’elles font de mal et qu’elles sont désagréables à Dieu ! » Ensuite de cela elle invectiva grandement contre [325v] les modes observées dans les religions434 et ailleurs, à parler, à prier et à saluer, aux bâtiments et aux jardins, y blâmant extrêmement toutes les superfluités que l’on y fait en palissades, escaliers, étages et choses semblables.

Elle blâma aussi les excès et superfluités aux aubes et surplis, comme d’y mettre des dentelles et des passements et de les empeser de bleu. « Il n’y a rien de si agréable à Dieu que la simplicité. Un jour quelques filles m’empesèrent deux couvre-chefs et y mirent du bleu selon la mode. Je m’en accommode sans y penser. Au même temps me voilà surprise d’un grand mal de tête bien extraordinaire. Comme j’étais en peine d’où cela venait, je m’avisai qu’il y avait du bleu à mon couvre-chef. Aussitôt je l’arrache et prends encore l’autre et les mis tous deux dans un bassin plein d’eau d’où les ayant tirés peu après, il me fallut mettre les pieds dessus et aussitôt mon mal s’en alla. »

« Néanmoins il faut se comporter avec prudence, dit la sœur Marie, pour retrancher les modes et n’y pas [326] faire violence sur l’esprit des autres parce que cela ferait un grand mal. Il faut les tolérer pour quelque temps quand on voit que les esprits ne sont pas disposés, puis tout doucement et avec le temps on pourra les persuader, tant par paroles que par exemple, commençant par les choses qui nous appartiennent, mais peu à peu, afin qu’un subit changement ne donne occasion de murmures. »

« Les modes, dit une autre fois la sœur Marie, sont une peste contagieuse qui fait aux âmes les mêmes effets que la peste au corps. Tout ceux qui suivent les modes n’en meurent pas non plus que ceux qui ont la peste, mais ils en sont bien malades et plusieurs en meurent. Les modes font mourir plus d’âmes que la peste de corps. »

La sœur Marie voyant une nouvelle mode de chaperons que les femmes et filles portaient, dont le derrière est rond comme une assiette ou quelquefois en ovale, Notre Seigneur [326v] lui dit : « Savez-vous bien ce que c’est que cela ?

– Non, je n’en sais rien.

– C’est, dit-il, une selle pour porter le diable, lequel est assis dessus. »

Dans une autre occasion Il dit encore que « les prêtres qui suivent les modes du monde, même celles qui semblent les plus innocentes, sont devant Dieu et devant les anges ce qu’un beau visage tout charbonné et barbouillé est devant les hommes, comme aussi qu’ils sont semblables à un homme sage qui imiterait les extravagances d’un fol. S’il y avait un fol en cette ville courant les rues, revêtu de haillons, charbonné, barbouillé, couvert de boue et d’ordures, et faisant mille actions de folie et de badinerie et que les hommes qui passeraient pour sages dans la ville quittassent leurs occupations sérieuses pour se joindre à lui, se barbouillant comme lui et l’imitant en ses folies et impertinences, que dirait-on de cet homme-là ? Ne dirait-on pas et ne croirait-on pas [327] avec raison qu’il aurait perdu l’esprit et serait devenu insensé ? Or sachez que le monde est un fol et que sa folie paraît spécialement au changement perpétuel de ses modes, car stultus ut luna mutatur435. Les prêtres sont les sages de la terre, mais quand ils suivent le monde en ses modes, ils courent après un fol et se rendent semblables à lui dans ses folies. »

.Chapitre 11. Contre le monde. Les biens temporels ne sont rien.

Un jour Notre Seigneur fit voir à la sœur Marie un arbre qui était au milieu d’une belle plaine herbue et verdoyante. Il était fort haut et s’élevait en pointe. Au bas il était fort touffu et étendu. Les feuilles en étaient parfaitement belles, mais au derrière il y avait un hameçon caché et toutes les feuilles tremblaient. Cet arbre c’est le monde, les feuilles sont les voluptés différentes dont le diable se sert pour accrocher les âmes. Elles sont tremblantes parce qu’elles sont [327v] honteuses. Ce fut Notre Seigneur qui donna cette explication.

En l’année 1644, elle disait souvent : « Hélas ! Où sommes-nous ? Nous sommes dans un désert où on ne voit personne, où on n’entend que des bêtes qui hurlent. » On lui fit entendre que ce désert c’est le monde parce que l’on n’y voit plus que fort peu d’hommes et qu’il n’est presque plus habité que de bêtes, c’est-à-dire de personnes qui mènent une vie brutale. On n’y entend plus parler le langage des hommes raisonnables et chrétiens, mais celui des bêtes. On n’y entend plus que des jurements, blasphèmes, médisances, malédictions et imprécations, des paroles sales et autres semblables.

L’an 1653 au mois de décembre, la sœur Marie ayant prié Notre Seigneur de lui permettre de dire un rosaire, Il lui accorda. Elle le supplia d’y donner quelque bénédiction : « Non, dit-Il, Je ne donnerai rien du tout. Ce sera un rosaire stérile. » Elle demanda pourquoi il l’appelait ainsi : « Parce que, dit-Il, Je vous ordonne de le dire afin de demander du bien temporel pour des personnes qui en ont besoin. Or le bien [328] temporel n’est rien, car c’est une chose qui passe et qui cessera d’être. »

Section 1. Elle a vaincu le monde, le diable et la chair.

L’an 1646 au mois de juillet, la sœur Marie devant aller à Notre-Dame de la Victoire proche Valognes, Notre Seigneur fit vœu d’y aller en elle pour vaincre la mort, c’est-à-dire le péché, le monde et le diable. Et Notre Dame en fit un pour vaincre la chair, c’est-à-dire les passions et les sentiments. Après cela Notre Seigneur dit à la sœur Marie que pour vaincre la mort il fallait demander la grâce, pour vaincre la mort il fallait demander la force, pour vaincre le diable il fallait demander la patience.

Notre Dame dit que pour vaincre ses passions et ses sentiments la grâce suffisait.

En la même année, au mois de décembre, la sœur Marie vit venir à soi trois troupes [328v] de bêtes venimeuses. La première était de mourons, la seconde de crapauds, la troisième de serpents. Mais elle écrasa et tua tout cela, ce qui donne à entendre qu’elle a vaincu la chair représentée par les mourons, le monde par les crapauds, le démon par les serpents. [329]

.Livre 9. Qui contient des choses très excellentes touchant la grâce et plusieurs des principales vertus chrétiennes.

.Chapitre 1. La sœur Marie est en la main de la grâce qui l’a toujours conduite depuis son baptême et à laquelle elle a toujours obéi.

Un jour elle vit une âme à l’issue de son baptême qu’une belle princesse qui était la grâce divine tenait par la main pour la conduire par toutes ses voies. Cette princesse était environnée et suivie de plusieurs jeunes filles et était aussi [329v] entourée d’un grand nombre d’éthiopiens (que la sœur Marie appelle des maquereaux) qui la suivaient et s’efforçaient de la séduire. La grâce la conduisait par une belle campagne, la tenant toujours par la main, et elle demandait à la grâce s’il y avait encore bien loin pour arriver au lieu où était l’époux avec qui elle était fiancée par le baptême et qu’elle devait épouser. La grâce disait qu’elle savait un chemin bien plus court, mais qu’il était fort pénible. L’âme répondit que sous sa conduite elle en sortirait bien. Elles entrent donc en ce chemin qui était fangeux et raboteux : il y avait des pierres où la Grâce lui faisait placer les pieds pour passer les mauvais pas. Et les éthiopiens tiraient souvent l’âme par la robe et lui donnaient avis de massacrer cette princesse qui la tenait par la main. Quand une âme qui n’est pas fidèle vient à détourner la tête pour regarder dans ce détour le pied lui manque et elle fait sauter de la fange sur sa robe qui la souille. Mais celle-ci, bien éloignée [330] d’adhérer aux suggestions malignes de ces infâmes, suppliait cette princesse de la prendre pour sa servante et lui promettait de lui obéir en tout et partout. Le soir venu elles arrivèrent à l’hôtellerie où elles trouvèrent un festin préparé, se mirent à table et firent grande chère. Le lendemain elles entrèrent dans une petite plaine ; l’âme demanda s’il y avait encore bien loin. La Grâce répondit qu’elle savait encore un chemin plus court. L’âme dit qu’elle le voulait bien prendre. Ensuite de quoi elles arrivèrent à l’entrée d’un bois. Ici la Grâce passa derrière l’âme, l’embrassa de ses deux mains et lui mit un voile noir dessus la tête, de sorte que l’âme ne voyait plus la Grâce et ne savait pas qu’elle fût derrière elle. L’âme étant dans cet état s’étonne et s’écrie. Cependant elles entrent dans le bois. Voilà des tonnerres et des éclairs qui menacent de perdre tout, et quantité de bêtes sauvages qui se jettent sur l’âme pour la dévorer et qui la déchirent et tourmentent horriblement. [330v]

Voici l’explication de toutes ces choses : cette âme dont il est parlé, c’est l’âme de la sœur Marie. La princesse qui la tient par la main c’est la grâce divine, ainsi qu’il a été dit. Les jeunes filles qui suivent cette princesse sont toutes les vertus. Les éthiopiens qui environnent l’âme sont les démons. L’époux de l’âme c’est Jésus-Christ. La belle campagne c’est le temps durant lequel la sœur Marie communiait et était remplie de très grandes consolations. Le chemin étroit et plein de fange, c’est le temps des maléfices. Le festin, c’est la dernière communion sacramentelle qu’elle fit avant d’en être privée, comme elle l’a été durant plusieurs années. La petite plaine, c’est l’année pendant laquelle elle communia spirituellement ensuite de sa dernière communion sacramentelle et avant que d’entrer dans l’enfer, et tout ceci fait voir comme la sœur Marie a toujours été en la conduite de la grâce depuis son baptême, et comme elle lui a toujours obéi en toutes choses. [331]

Section 1. Règne de la grâce dans la sœur Marie, et les règles qu’elle lui donne pour les puissances de son âme, pour ses sens, pour ses passions, pour la prière, tentations, charité vers soi-même, ses amis et vers ses ennemis.

La grâce de Dieu qui est en la sœur Marie et qui y règne absolument, a établi en elle une merveilleuse économie et lui a donné la règle suivante qu’elle a toujours gardée exactement et très parfaitement, qu’elle appelle la règle des possédées, c’est-à-dire, de l’Esprit de Dieu.

Cette grande reine qui est la Grâce divine a commandé à sa mémoire d’étudier en la connaissance de soi-même [331v] se souvenant que d’elle-même elle n’a pour partage que le néant, le péché et l’enfer, comme aussi de se souvenir des bienfaits de Dieu pour l’en remercier. Elle a commandé à l’entendement de s’étudier à connaître la volonté de Dieu en toutes choses. Elle a commandé à la volonté de se soumettre promptement et aveuglément à toutes les volontés de Dieu qui lui sont proposées par l’entendement, sans raisonner et sans demander pourquoi. Elle a commandé à tous les sens extérieurs et intérieurs de prendre de la main de Dieu tout ce qui leur arrive et de se réjouir autant dans les plus grandes afflictions comme dans les consolations. Elle a commandé à l’appétit irascible de ne haïr rien que le péché et elle lui fait haïr ce monstre jusqu’au point de vouloir souffrir autant d’enfer que Dieu en peut faire que de commettre aucune offense contre lui. Elle a commandé à l’appétit concupiscible de n’aimer rien que Dieu et pour Dieu, et elle le lui fait aimer jusqu’à un si haut degré de pureté et de perfection qu’elle aimerait mieux être anéantie que de [332] donner à aucune créature la moindre étincelle de l’amour qui est dû au Créateur.

Ces deux appétits que la sœur Marie appelle les deux passions lui sont représentés par des ciseaux, car l’irascible coupe et retranche toute autre haine que celle du péché, et la concupiscible coupe et retranche tout autre amour que celui de Dieu.

Cette divine maîtresse lui a enseigné que quand elle prie, elle demande à Notre Seigneur qu’Il lui donne ce qu’Il a demandé pour elle quand il a dit Pater noster, car en faisant cette prière, Il a demandé pour elle et pour un chacun toutes les choses qui lui sont nécessaires et convenables pour la gloire de Dieu et pour son salut.

Cette sainte directrice l’instruit de vaincre les tentations en cette façon. Lorsque le diable donne quelque pensée contre la pureté, c’est qu’il veut salir et barbouiller la face de l’âme afin que Notre Seigneur en détourne ses yeux, car le regard de Dieu sur l’âme est ce qui fait germer en elle les [332v] bons désirs et qui la rend victorieuse contre les attaques de Satan, à raison de quoi, il fait ce qu’il peut pour priver l’âme de ces divins regards. Mais que sitôt que l’on aperçoit de ces mauvaises pensées, il faut en détourner sa face et la tourner vers Notre Seigneur et s’enfuir au côté de la Sainte Vierge. Lorsqu’il vient d’autres pensées de vengeance, de colère, etc., qui sont comme autant d’ordes bêtes, elle lui dit qu’il les faut tuer. Si le nombre en est trop grand, il faut s’enfuir comme l’on ferait à la vue d’une troupe de serpents, de mourons et d’autres bêtes venimeuses. Elle lui fait voir la différence qu’il y a entre le péché d’impureté et les autres, qui est que le péché d’impureté est comme un vilain et horrible crachat qui non seulement salit la face de l’âme, mais encore qui fait mal au cœur, et que les autres sont comme du charbon qui la noircissent, et que les péchés véniels la barbouillent.

Cette sacrée princesse lui commande de [333] s’aimer soi-même d’un amour vigilant, rigide, austère et plein de vengeance, afin de veiller sur soi-même et sur toutes ses actions, et si elle tombe en quelque défaut de ne se flatter pas, mais d’en prendre une rigoureuse vengeance, et lui ordonne aussi d’aimer ses amis et familiers de ce même amour. Cet amour oublie tout le bien qu’il reçoit de la personne aimée et ne la considère point, mais il se souvient du mal qu’il commet pour l’en reprendre sans rien pardonner. Voilà pourquoi il est austère et plein de vengeance.

Elle lui commande de regarder et d’aimer ceux qui la persécutent, qui la méprisent et qui lui font quelque mal, lequel pourtant n’est pas tel qu’ils y pèchent mortellement, comme des petits enfants, et de les aimer d’un amour tendre, et de les regarder comme des enfants qui marchent dans un chemin glissant, et courir au-devant les embrasser et [333v] les présenter à Notre Seigneur et à Notre Dame pour les prier de leur donner lumière afin de se conduire et grâce pour s’appuyer de peur qu’ils ne tombent, et qu’elle dise aussi d’elle-même pour moi : « Ils me traitent comme je le mérite. »

Touchant ceux qui la persécutent jusqu’au point de pécher mortellement, elle lui commande d’offrir à Dieu le mal qu’ils lui font souffrir pour eux afin d’obtenir de Sa bonté qu’Il leur donne la contrition par le moyen de laquelle ils soient ressuscités de la mort du péché à la vie de la grâce.

Pour ce qui est des sorciers qui l’on tant affligée, elle les lui fait aimer d’un amour semblable à celui qu’aurait une mère pour l’enfant qu’elle aurait porté en son ventre et qu’elle allaiterait de ses mamelles, parce qu’ils sont cause de ses souffrances qu’elle aime infiniment. [334]

Section 2. Elle lui fait pratiquer plusieurs mortifications. Elle anime quelquefois ses sens. La grâce est une couronne. Dieu la donne à celui qui fait ce qu’il peut.

Cette sage conductrice lui a fait pratiquer plusieurs grandes mortifications quelque temps avant qu’elle ne descendît en enfer. Elle lui ôta l’espace d’un an tout aliment excepté le pain et l’eau et quelque peu de fruits le dimanche. Ensuite elle lui ôta l’eau l’espace de deux ou trois ans et ne lui laissa que trois quarterons de pain par jour. Néanmoins parce qu’elle ne pouvait avaler, elle lui permit de faire bouillir l’eau avec du sel pour émier436 son pain dedans et puis le presser et le manger. [334v] Mais un jour, pour avoir eu le désir de mettre un peu de thym dans cette eau, afin que son pain y sentît, elle la priva de sel pour cette fois.

Outre cela, elle lui commanda de prendre un cilice et une peau de pourceau tournée qu’elle portait alternativement tous les jours.

Quelquefois, mais rarement, cette sainte gouvernante qui a établi sa demeure en son esprit descend dans ses sens et anime toutes les gouttes de sang et l’humeur qui sont en elle et les convertit comme autant de bouches et de voies différentes qui chantaient les louanges de Dieu avec une merveilleuse harmonie et elle les invite à cela :

Venez et nous éjouissons

Au seigneur avec révérence :

Célébrons en gaies chansons

Le rocher de notre assurance,

Paraissons, chantant à l’envie

Devant sa face tant aimée

De nos voix l’instrument suivi

Hausse en tout lieu sa renommée437.

Cet instrument sont nos œuvres qui doivent correspondre à nos paroles, à louer et glorifier Dieu.

Un jour la sœur Marie voulant prier pour [335] son directeur M. le Pileur, qui était pour lors à la campagne, il ne lui fut pas permis, mais elle le regarda seulement devant Dieu et lui souhaita du bien, et Notre Seigneur dit : « Il se porte bien et il a la couronne sur la tête. Par la couronne, dit-il, est entendue la grâce divine qui fait participer l’homme à la filiation et à la royauté divine. Elle regarda aussi toute la famille, c’est-à-dire tous les frères et as [s] ociés et Notre Seigneur dit : « Tous se portent bien, ils sont tous couronnés. »

Une autre fois, quelqu’un s’étant recommandé à elle par lettre qu’il lui écrivit pour la prier d’avoir soin de son salut, comme on lisait la lettre, la Sainte Vierge lui dit avec une grande douceur les paroles suivantes : « Celui qui fait ce qu’il peut, Dieu lui donne sa grâce. Celui qui fait ce qu’il peut, qu’il continue et nous continuerons aussi. »

.Chapitre 2. De la foi. Trois sortes de foi.

Priant pour une personne de condition [335v] qu’on lui avait recommandée et pour laquelle on l’avait priée de demander à Dieu qu’Il lui donnât une foi vive et parfaite, parce que les difficultés et résistances qu’elle apportait à se soumettre en plusieurs choses au sentiment de ceux qui devaient régir sa conscience faisaient voir la faiblesse de sa foi, Notre Seigneur lui dit qu’Il lui avait donné la foi au baptême, mais qu’elle l’avait estropiée. Ensuite de quoi, Il ajouta qu’il y avait trois sortes de foi. Premièrement la foi vive et opérante par charité. Deuxièmement, la foi morte qui n’est point animée de la charité, et en troisième lieu la foi estropiée.

Et Il lui fit entendre que la foi vive était un trésor immense et inestimable, que la foi morte pouvait être ressuscitée et qu’elle était moins dangereuse que la foi estropiée. Mais que la foi estropiée n’était bonne à rien parce qu’elle a les deux pieds coupés et la main droite. « Ces deux pieds, dit le Fils de Dieu, sont l’humilité et la soumission aux maximes et sentiments de l’Église. Sa main droite, c’est l’obéissance que l’on doit à ses pasteurs et confesseurs dans les choses qu’ils ordonnent de faire pour le salut. Il ne lui [336] reste que la main gauche, c’est son jugement naturel, qu’elle préfère à celui de l’Église et dont elle se sert pour contester et discuter contre ses supérieurs et confesseurs. Telle est la foi de la personne dont vous me parlez. » Ce qui était vrai, car c’était une personne qui dans les compagnies prenait plaisir à discuter contre les maximes évangéliques et qui dans les confessions usait de contestation avec les confesseurs qui ne la flattaient point et qui avaient zèle pour son salut.

.Chapitre 3. De l’amour de Dieu. Colloque entre Notre Seigneur et la sœur Marie, qui fait voir le grand amour qu’elle lui porte.

[336v] L’an 1646, le 6e de novembre, Notre Seigneur parla à la sœur Marie en cette façon : « [Ne] voulez-vous point que je vous donne quelque consolation ?

– Non [336v] répondit-elle.

– J’en veux prendre moi, dit le Fils de Dieu. C’est ici mon heure de récréation. Si un grand prince voulait se récréer avec son petit chien et que le petit chien pouvait parler, il lui dirait : “Mon maître, je ne suis pas digne que vous preniez votre récréation avec moi”. Le maître lui dirait : “Je n’ai pas égard à votre dignité ou indignité, mais je veux prendre mon divertissement.” »

Ensuite de quoi, Il commença à lui parler comme Il a accoutumé de parler en ses colloques, d’une manière qui porte une lumière en l’esprit, pleine de vérités et de certitude infaillible, qui pénètre le cœur et qui fait sortir des larmes en abondance. Or voici ce qu’Il lui dit : « N’y a-t-il point d’âmes en purgatoire que vous voulussiez délivrer ? » « Oui, dit-elle, j’en serais fort aise. » Alors elle en proposa plusieurs en particulier, les unes après les autres, qu’elle savait être en purgatoire, mais toutes ses propositions furent rejetées. Après, comme elle ne savait plus que proposer :

« Il y a pourtant un personnage en purgatoire que vous seriez bien aise qu’il fût délivré !

– Qui est-il ? dit la sœur Marie.

– C’est votre esprit, répondit [337] Notre Seigneur. Je le veux délivrer et envoyer à la gloire.

– Faite ce qu’il Vous plaira, dit-elle, je n’en serai point marrie », quoique pourtant elle haïsse de telle façon son esprit qu’elle n’en peut ouïr parler qu’avec peine.

Sur quoi, Notre Seigneur ajouta : « Ne voulez-vous point aller à la gloire avec lui ?

– Non, dit-elle, ne me parlez point de gloire et outre cela je ne veux point être là où sera mon esprit ; et puis quelle apparence que vous fussiez ici en croix et que je fusse dans la gloire !

– Mais si mon Père voulait que je demeurasse ici en croix et que vous allassiez à la gloire, que diriez-vous ?

– Je vous assure, dit-elle, que si j’étais dans la gloire et que vous fussiez ici en croix, toutes les joies du paradis se convertiraient en peine et en douleur pour moi, et le paradis me serait un enfer.

– Et lequel est-ce que vous aimeriez le mieux, d’être dans le paradis ou dans l’enfer, moi étant encore ici souffrant ?

– Si cela était à mon choix, répondit-elle, j’aimerais beaucoup mieux être en enfer qu’en paradis, parce que j’aurais cette consolation que si vous souffriez, je souffrirais [337v] aussi.

– Mais si mon Père, ajouta Notre Seigneur, voulut que j’allasse dans la gloire et que vous demeurassiez dans les souffrances ?

– Ô, dit-elle, voilà ce que je voudrais !

– Mais si vous n’alliez point dans la gloire et que vous souffrissiez éternellement ?

– Je voudrais souffrir éternellement avec vous.

– Véritablement, dit Notre Seigneur, vous m’aimez beaucoup, votre amour ne peut aller plus loin, mais pourtant il est infiniment éloigné de celui que je vous porte, car Je vous aime et toutes les âmes d’un amour infini. »

Section 1. Elle aime Dieu purement et ne veut point de récompense. Son amour déiforme au regard de Dieu.

Dans toutes les choses qu’elle a faites et souffertes, jamais elle n’a eu d’autres prétentions que de plaire à Dieu et de suivre Sa sainte volonté, sans avoir aucun égard ni au mérite [338] ni à la récompense qu’elle pouvait acquérir. Elle ne peut pas même souffrir les termes de mérite et de récompense parce qu’elle voudrait qu’on servît Dieu non point pour des considérations, mais pour l’amour de Lui-même. Pendant qu’elle était dans ce grand désir de souffrir dont il a été parlé, elle s’en allait à tous les saints à qui Dieu donne le pouvoir de guérir de certaines maladies ceux qui s’adressent à eux, et de lui donner leurs maladies.

Elle allait à sainte Geneviève et lui disait : « Il y a tant de personnes qui ont la fièvre, qui vous demandent la guérison. Je vous en prie, guérissez-les toutes et donnez-moi toutes leurs fièvres. Je les souffrirai bien moyennant la grâce de Dieu. » Elle faisait la même prière hier à saint Main438 et à plusieurs autres saints et saintes et les importunait sans cesse.

Mais Notre Seigneur y remédia en cette façon, Il se présenta devant elle portant sur son bras quantité de pierreries et de couronnes, de chaînes d’or et autres choses semblables, et commença à lui dire : « Tenez, voilà ce que vous demandez tant.

– Moi, dit-elle, point du tout, je ne veux point de tout cela. Au contraire [338v] je vous demande des afflictions et des maux.

– Il est vrai, dit-Il, mais pourtant voilà ce que vous demandez, car ce sont les récompenses qui suivent ces choses que vous demandez. »

Depuis qu’Il eut dît cela, elle ne demanda plus les choses qu’elle demandait auparavant avec tant d’empressement, car le mot seul de récompense lui est tellement insupportable, que si elle avait une bonne œuvre à faire et qu’on lui dit : « Voilà la récompense », elle la quitterait.

L’an 1653, le 29 juillet, la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination. C’est une vérité véritable, de laquelle il m’est impossible de douter. Il y a quelque temps que Notre Seigneur m’avait dit qu’Il me donnerait un baiser de Sa divinité, et Il m’a dit depuis que ce grand amour de mon esprit au regard de Sa divine volonté est le baiser de Sa divinité.

« Aujourd’hui Il me disait : “Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?”

– Non !

– Pourquoi cela ?

– Parce que je ne le puis aimer. [339]

– Pourquoi cela ?

– Parce que je ne veux aimer que Dieu seul. Quand j’aurais l’amour de tous les séraphins, de tous les saints et de toutes les créatures, je n’en voudrais pas donner la moindre étincelle à mon esprit.

– Mais si je vous commandais de l’aimer.

– Vous ferez ce qu’il Vous plaira, mais il m’est impossible de donner à une créature l’amour qui n’est du qu’au Créateur et je sais bien que vous ne commandez jamais des choses impossibles.

– Mais si Je disais que Je veux votre esprit et que Je ne vous veux pas, si vous ne voulez le recevoir et l’aimer, et qu’ainsi il faut que vous vous en alliez au néant si vous ne voulez pas l’aimer ?

– Je vous dirais que j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. Je veux bien vivre avec lui pour le servir et lui obéir, et non pas pour l’aimer, si ce n’est en la manière que j’aime les saints et que j’aime toutes les bonnes choses, mais non pas de l’amour duquel je dois aimer Dieu. C’est un amour déiforme qui n’appartient [339v] qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelles qu’elles soient, quand elle égalerait celles de l’enfer, voire même quand une personne souffrirait tous les tourments que toutes les créatures qui ont été, sont et seront, pourraient endurer, elle ne pourrait jamais le mériter. Il n’appartient qu’à Dieu seul, car il n’est pas permis d’aimer de cet amour-là ni les anges, ni les saints, ni la Sainte Vierge, ni même Notre Seigneur en tant qu’homme, ni aucune chose créée quelle qu’elle puisse être. Je l’appelle un amour déiforme parce qu’il est marqué du caractère de Dieu. Il porte les signes et les sceaux de Dieu, et ces sceaux sont les divins attributs dont ils portent l’impression, afin qu’on sache qu’il n’appartient qu’à Dieu et à ses divins attributs. Cet amour est dans les sens, et néanmoins il n’est point sensible : c’est un des effets de mon beau verset qui m’a été donné depuis un si long temps et qui ne m’a été donné que pour mes sens. Ce sont ces belles démarches [340] de la Divine sapience dans ma chair et dans mon sang que j’ai vu il y a si longtemps et desquelles j’étais bien assurée qu’il était impossible qu’un autre que la Sapience éternelle en peut faire de semblables. Elle a fait ces démarches dans ma chair et dans mon sang, lorsqu’elle en a pris possession. C’est elle qui a mis cet amour déiforme dans mes sens et qui les marque de ses signes et de ses sceaux. C’est ce baiser de l’humanité de Notre Seigneur qu’Il avait promis de donner à mes sens, car c’est ainsi que les sens aiment la Divinité. C’est la plus haute disposition qu’ils puissent avoir pour se préparer au mariage divin qui se doit faire entre les sens de Notre Seigneur et eux. Je n’eusse jamais cru que les sens eussent été capables de choses si grandes. Aussi ils sont tout honteux et tout tremblants de voir qu’on les veuille élever à une chose si grande, et ils s’en excusent et disent qu’ils n’aspirent pas là, qu’ils ne demandent pas cela, qu’ils ne le désirent [340v] pas. Mais Dieu fait ce qui Lui plaît. Ce sont ici des vérités véritables dont je porte une impression si forte qu’il m’est impossible d’en douter ni de parler autrement. »

La sœur Marie a dit toutes ces choses en la façon qu’elles sont ici écrites.

Section 2. On ne peut rien faire pour l’amour de Dieu quand on n’a pas l’amour de Dieu en soi. Différence de ceux qui agissent par amour de Dieu et de ceux qui agissent par amour propre.

Une dame rencontrant la sœur Marie lui dit : « Je vous veux donner quelque chose.

– Madame, lui dit-elle, je n’ai besoin de rien, je vous remercie.

– N’importe, dit cette [341] dame, je veux vous donner une chemise pour l’amour de Dieu.

– Si vous me la donnez pour l’amour de Dieu je ne la refuserai pas. » Cependant depuis ce temps-là elle lui en parla point et ne lui donna rien, et Notre Seigneur lui dit qu’elle n’avait garde de la lui donner pour l’amour de Dieu parce que l’amour de Dieu n’était point en elle.

Notre Seigneur lui a fait connaître la différence entre celui qui agit par amour propre et celui qui agit pour l’amour de Dieu, c’est-à-dire qui ne désire autre chose que de Lui plaire et Le suivre en tout et partout Sa divine volonté. Celui-là ressemble à un voyageur qui, dans un chemin beau et droit, court promptement et se dépouille tout nu pour aller plus vite ; et celui qui agit par intérêt ressemble à un homme qui marche dans un dédale et qui avec cela se charge de tout ce qu’il rencontre qui lui peut être utile en [341v] toutes les occasions qui s’offrent. Il ne regarde pas ce qui est plus agréable à Dieu, mais ce qui lui sera plus utile et plus méritoire. Tous les chemins lui sont bons, pourvu qu’il y ait à gagner pour lui. Un tel homme avance fort peu et travaille beaucoup. Ceux qui marchent par le premier chemin sont vrais enfants de Dieu. Ceux qui marchent par le second sont des serviteurs à gages.

.Chapitre 4. De la dévotion. En quoi elle consiste et quelle a été celle de Notre Seigneur sur la terre.

L’an 1645, le jour de sainte Madeleine, la sœur Marie voyant plusieurs personnes à genoux et en dévotion dans la chapelle du saint Rosaire, elle demanda à Notre Seigneur en quoi consistait la vraie dévotion. Voici ce qu’Il répondit : « La vraie dévotion a trois degrés. Le premier est de n’aimer que Dieu seul et d’aimer toutes choses en Lui et pour l’amour de Lui. Le deuxième est de se haïr soi-même et [342] faire mourir toutes ses passions, tous ses sentiments et tous ses désirs, afin qu’il n’y demeure que Dieu seul vivant et régnant. Le troisième est de vivre hors de son être naturel d’une vie inconnue à celui qui la possède. »

« La vraie dévotion, disait un jour la sœur Marie, consiste à se donner entièrement et de tout son cœur à Dieu afin qu’Il fasse de nous tout ce qui Lui plaira. C’est une grande injustice d’ôter à Dieu la liberté qu’Il doit avoir de disposer de sa créature en la manière qu’il Lui plaît. Il nous a donné la liberté pour faire ce que nous voulons ; n’est-il pas bien raisonnable aussi qu’Il ait la liberté entière et absolue pour faire de nous ce qu’Il veut. Or ceux qui Le servent afin qu’Il leur donne son paradis ou qu’Il les délivre de l’enfer, ou qu’Il leur donne des grâces et des consolations, lui ôtent cette liberté. C’est pourquoi la parfaite dévotion consiste à faire et souffrir tout ce qu’il demande de nous de bon cœur pour l’amour de lui, sans considération ni de paradis ni d’enfer [342v] ni d’autre chose, nous contentant de Lui être agréable et nous abandonnant entièrement à Sa divine volonté, afin qu’après avoir fait par le moyen de Sa grâce tout ce que nous aurons pu pour son service, Il nous envoie au néant s’Il a agréable ou même dans l’enfer si nous y étions sans péché. Enfin la véritable dévotion consiste à renoncer entièrement à notre volonté et à notre liberté pour la donner à Dieu, afin qu’Il nous conduise par tel chemin qu’Il lui plaira, par les maladies ou par la santé, par la pauvreté ou par l’abondance, par la consolation ou la désolation, et qu’Il ordonne de nous tout ce qu’il Lui plaira en la vie ou en la mort, au corps ou en l’âme, au temps et en l’éternité, sans avoir inclination à nos intérêts, ne regardant que Sa gloire et l’accomplissement de Sa très adorable volonté.

Un jour la sœur Marie étant fort malade, dit à la Sainte Vierge : « Ayez pitié de moi. Si j’étais libre, je ferais quelque vœu à cette [343] intention.

– Quel vœu feriez-vous ? dit Notre Dame.

– Je ferais le vœu de dire un rosaire tous les jours, de réciter les litanies, etc.

– Tout cela est bien, dit la mère de Dieu, mais il y a un autre vœu qui est bien meilleur que ceux-là.

– Je fais ce vœu, dit la sœur Marie. Dites-moi ce que c’est pour l’accomplir et ce qu’il faut faire.

– Il n’y a rien à faire ni à dire, dit la Sainte Vierge.

– Quoi donc ? dit la sœur Marie.

– C’est d’avoir un grand désir, répondit Notre Dame, que Dieu vive par la grâce dans toutes les âmes qu’Il a créées à Son image et semblance et qu’Il y règne par conformité de volonté. Voilà la dévotion la plus agréable à Dieu de toutes les dévotions, parce qu’il n’y a rien qui soit plus à la gloire de Dieu que le salut des âmes. Et c’était la dévotion de mon Fils pendant qu’Il était sur la terre, et c’est le but et la fin où doivent tendre toutes les autres dévotions. » [343v]

Section 1. Différence des âmes qui sont dans la dévotion sensible d’avec celles qui sont dans les sécheresses. Le démon donne quelquefois des consolations. Trois maux dans la dévotion et leurs remèdes.

Le 17 novembre 1645, Notre Seigneur lui ordonna de dire un rosaire. Ce qu’elle fit. Quand elle l’eut dit, Il revint et lui dit : « Vous n’avez point de dévotion.

– Non, dit-elle, car vous ne m’en avez pas donné. »

Ensuite de cela, Il lui dit : « Je veux vous faire voir la différence qu’il y a entre deux âmes dont l’une prie avec dévotion sensible, l’autre avec sécheresse, par cette similitude. Représentez-vous deux peintres auxquels un roi a ordonné de remettre en couleur deux siennes images que lui-même avait peintes, mais elles avaient été salies, gâtées et décolorées. Il leur a donné à tous deux [344] de l’eau qui est nécessaire pour les décrasser ; il leur donne aussi à chacun une pièce d’or pour acheter des couleurs nécessaires, et à chacun un pinceau pour les appliquer. Mais il y a entre eux cette différence, que leur roi loge l’un de ces peintres dans son palais, le fait manger à sa table et l’honore souvent de sa présence, pendant qu’il travaille, et lui donne la consolation de son entretien. L’autre peintre travaille tout seul en son logis au cœur de l’hiver et dans la rigueur du froid. Ils font également bien l’un et l’autre. Lequel est-ce des deux qui méritent plus de récompenses ? Sans doute c’est le dernier. »

Les images sont les âmes souillées du péché. L’eau c’est la contrition. La pièce d’or c’est le franc arbitre. « Ô la belle pièce d’or », disait Notre Seigneur. Les couleurs sont la vraie foi, la vraie espérance et les autres vertus. Le pinceau c’est la grâce. Le premier des deux peintres, c’est celui qui en bien faisant a une dévotion sensible, le second est celui qui travaille avec sécheresse. Lequel est-ce [344v] des deux qui plaît davantage à Dieu ? C’est le second. Mais malheur à celui qui jette le pinceau et qui laisse fouler au pied l’image du grand roi !

En l’année 1647, une certaine femme mariée qui demeurait aux champs vint trouver la sœur Marie et lui dit qu’elle avait des consolations si grandes en la communion et en ses prières qu’elle était toute transportée et qu’elle était souvent obligée de dire à Dieu qu’elle n’en pouvait plus. Après qu’elle fut partie, la sœur Marie dit à Notre Seigneur : « Permettez-moi, je vous prie, de vous remercier des consolations que vous donnez à cette bonne femme.

– Il n’en est pas besoin, dit-Il, de M’en remercier.

– C’est donc qu’elle vous a remercié ?

– Non elle n’en a que faire.

– Et pourquoi ?

– Parce que ce n’est point moi qui les lui donne, c’est le diable.

– Pourquoi le permettez-vous ?

– Je le permets, parce que cela l’excite à faire quantité de bonnes œuvres, comme de visiter et assister les malades, de faire plusieurs aumônes, mais après tout, je lui ferai miséricorde. » [345]

Une fois la sœur Marie regardait plusieurs filles dévotes de sa connaissance et demandait pour elles le don de persévérance. Notre Seigneur dit : « Ce sont de beaux boutons qui nous promettent de bons fruits, mais elles ont à se prendre garde de439 trois choses, à savoir du brouillard, de la blanche gelée et du mauvais vent, lesquels arrivent en cette manière. Quand l’âme s’épanouit en la pratique des vertus, le diable s’approche d’elle et lui brouille l’esprit de plusieurs pensées, désirs et affections de l’amour-propre, et voilà le brouillard ou la brume. Après cela, il lui persuade qu’elle a fait un grand progrès et qu’elle excelle par-dessus les autres. Alors elle se détourne de Dieu et se tourne vers soi-même, faisant ses actions pour exceller en ce monde et pour avoir beaucoup de gloire en l’autre. Et c’est ici la blanche gelée qui est la propre excellence. Ensuite il l’excite à la vanité, puis il la souffle du vent de l’orgueil qui est le mauvais vent. Le remède à tous ces maux est d’étudier à la connaissance de soi-même pour apprendre [345v] à se haïr et à se mépriser, afin de diminuer peu à peu la nourriture de l’amour-propre et la propre excellence et ainsi de les affaiblir : ce qui ne se peut faire sans un long et grand travail. Quand ils sont bien affaiblis, l’âme les étouffe et les fait mourir et il ne demeure en elle que l’amour de Dieu et la charité du prochain. Contre le mauvais vent Notre Seigneur dit que celui qui se couche contre terre on ne le peut faire tomber, c’est-à-dire que celui qui s’abaisse par une profonde humilité, le vent de l’orgueil ne lui peut rien. »

.Chapitre 5. De sa dévotion et vénération pour toutes les choses de l’Église. Sur les encensements. De l’eau bénite.

La sœur Marie a toujours eu une grande dévotion et une singulière vénération pour toutes les choses de l’Église, c’est-à-dire pour la doctrine, les maximes, les sentiments, les [346] sacrements, les commandements, les cérémonies, les usages, les choses sacramentelles qu’on appelle, tel qu’est le pain bénit, l’eau bénite et autres choses semblables, et généralement pour tout ce qui est de l’Église et pour tout ce qui s’y dit et s’y fait ordinairement. Elle ne peut rien croire des choses qui se passent en elle, mais elle a une foi très accomplie et un respect indicible pour tout ce que l’Église enseigne et ordonne dans les choses qui se lisent et qui se chantent en l’église. Elle y a trouvé souvent des enivrements et des ferveurs indicibles. Sur quoi, elle demandait un jour à Notre Seigneur d’où venait cela qu’elle trouvait tant de goût et de consolation en des choses qu’elle n’entendait pas. Il lui dit qu’en ceci, il lui arrivait comme à un villageois qui ne vivrait que de pain d’orge et d’eau si on lui baillait à boire d’une agréable liqueur composée de choses excellentes comme de l’hypocras440. Il n’aurait point [346v] l’intelligence de ce breuvage pour dire de quoi il serait composé, mais il dirait qu’il serait très agréable au goût. Il ajouta que plusieurs entendent ces choses qui ne les goûtent pas et que plusieurs les goûtent, qui ne les entendent pas.

Notre Seigneur lui a donné beaucoup de fois de belles explications sur les diverses cérémonies de l’Église, qui n’ont point été écrites quand elle les a dites, et dont elle ne se souvient plus maintenant. En voici une seulement sur les encensements, desquels Notre Seigneur lui dit un jour que c’était une très sainte cérémonie et Il la lui expliqua en cette façon : « Le prêtre qui fait cette cérémonie encense deux choses principalement. Premièrement, il offre de l’encens à l’autel, c’est-à-dire à Dieu de la part de l’Église composée du clergé et des fidèles. Deuxièmement, il en donne au clergé et au peuple de la part de Dieu. Lorsqu’il offre de l’encens à Dieu de la part des fidèles, cela représente [347] comme nous devons lui offrir et lui donner notre volonté. Lorsqu’il en donne aux fidèles de la part de Dieu, cela signifie que Dieu donne sa volonté à ceux qui lui donnent la leur. »

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que l’eau bénite représente les afflictions qui sont envoyées de Dieu. C’est pourquoi lorsqu’on en fait l’aspersion au dimanche dans l’Église, il la faut recevoir avec dévotion et respect et dans la disposition de prendre de la main de Dieu toutes les afflictions qu’il lui plaira nous envoyer. « Ô qu’il y a longtemps, disait un jour Notre Seigneur, que mon Église me demande que Je l’asperge d’hysope. Je l’aspergerai abondamment et la rendrai plus blanche que la neige, c’est-à-dire par la grande affliction qui doit effacer tous les péchés du monde. » En prenant de l’eau bénite, elle dit la prière suivante que Notre Seigneur lui a enseignée : « Le Précieux Sang de vos sacrées veines, ô bon Jésus, et l’eau de vos entrailles saintes, nous veuillent bénir [347v] et sanctifier. » Une fois, comme elle disait cette prière en prenant de l’eau bénite, elle entendit un des démons qui la possédaient qui disait en soupirant et d’un accent plein de douleur : « Hélas ! Je n’en suis pas ! »

Section 1. Du psautier. Trois directeurs de la sœur Marie. Excellence de sept psaumes pénitentiaux.

Surtout la sœur Marie a une dévotion particulière pour le psautier qu’elle a en français de la version de M. Desportes441. Après le Saint Rosaire, c’est ce qu’elle aime le plus. Dès le commencement de ses souffrances, Notre Seigneur le lui donna pour directeur. Et en effet tous les états où elle se trouve, toutes les choses qui lui arrivent ou qui se passent en elle, toutes ses dispositions sont très clairement exprimés et à la lettre dans les psaumes de la version de Desportes. Notre Seigneur lui met plusieurs versets [348] dans l’esprit selon les différents états où elle est, quelquefois des psaumes entiers. Elle dit que le psautier est la cave à vin de Notre Seigneur et qu’il est tout plein de vin céleste, de mystères et de secrets divins. C’est une consolation particulière de la voir et de l’entendre quand elle parle de son psautier ou qu’elle en chante quelque chose. Elle paraît toutes enivrée de ce nectar délicieux et elle invite les autres à en boire avec tant d’efficace qu’elle les enivre aussi avec elle. Mais il ne lui est pas permis d’entrer en cette cave que rarement, parce qu’il y a trop de consolation pour elle et qu’il faut qu’elle souffre.

L’an 1645, le septième de février, elle dit à Notre Seigneur de ce qu’on lui avait parlé de sainte Thérèse : « Vous avez tant donné de directeurs à cette sainte, et à moi vous ne m’en avez jamais donné un seul ! » « Je vous ai donné, répondit-il, trois directeurs des plus sages et des plus saints qui aient jamais été. Il n’y a que moi seul qui sache le chemin par lequel vous marchez. Pour ce [348v] sujet, J’ai pris la conduite de votre esprit. Ma mère m’a suivi et a pris la conduite de vos sens intérieurs, et Je vous ai donné le psautier pour directeur de vos sens extérieurs. » Elle dit que c’est le jardin de Notre Seigneur et de Notre Dame, et Il lui donne non seulement en qualité de directeur, mais aussi comme un jardin de délices. Mais la clef de ce jardin est entre les mains de Notre Seigneur et elle n’y peut entrer qu’avec permission qu’Il ne lui donne ordinairement que dans une grande affliction. Il lui dit un jour : « Allons arroser notre jardin, il en sera plus fertile. » Aussitôt elle prit son psautier et le lut tout entier et ne cessa de pleurer en le lisant.

Un autre jour, Il lui dit : « Allons, mon épouse, allons en notre jardin. » Ayant dit cela, elle vit l’Amour divin et la Charité divine qui marchaient devant et qui entrèrent devant dans le jardin. Notre Seigneur suivait après. La Sainte Vierge était à sa droite et elle à sa gauche. Au haut du jardin elle vit un beau rosier de roses rouges. L’amour [349] divin en cueillit une, la lui donna et lui dit : « Prenez cette rose et la gardez pour l’amour de votre époux. Je l’ai cueilli à son rosier. Et cet rose était ce verset : Super aspidem, etc. La Charité cueillit une rose blanche à un rosier proche de l’autre, la lui présenta et lui dit : « Tenez, prenez cette rose et la gardez pour l’amour de votre mère : je l’ai cueillie à son rosier. » Cette rose était ce verset du Psaume : Nonne Deo subjecta erit anima mea, ab ipso enim salutare meum. Voici ce verset en français de Desportes :

Quoi qui survienne en toute chose

Mon âme au Seigneur se repose

Humble et soumise à son vouloir.

C’est lui d’où tout salut arrive.

Mon Dieu, mon Fort, ma roche vive

Rien ne peut beaucoup m’émouvoir442.

Après cela, Notre Dame tira de son sein un lys rouge, le présenta à ses sens qui marchaient derrière elle comme de petits enfants : « Voilà une fleur que je l’ai cueillie dans le jardin de saint Paul. Cette fleur [349v] était ces paroles : Cupio dissolvi et esse cum Christo443. Alors les sens se réjouirent et dirent : « Courage, nous allons mourir et allons avec Jésus. » Mais on leur dit que cela s’entendait de mourir à soi-même. À l’entrée du jardin susdit, il y a une salle verte qui sont les hymnes de saint Bernard sur Notre Seigneur ; or dans cette salle verte l’amour divin présenta à l’esprit de la sœur Marie une fleur désagréable et lui dit en la lui présentant : « Vous désirez des maux, il en vient de toutes parts, du ciel, de la terre et des enfers. » Cette fleur était ce verset de saint Bernard :

Jam quod quaesivi video

Quod concupivi teneo.

Amore Jesu langueo

Et corde totus ardeo444.



La Charité en présenta une à ses sens, qui était toute semblable :

Sequar quocumque ierit

Mihi tolli non poteris

Cum meum cor abstuleris

Jesus, laus nostri generis.



La Sainte Vierge cueillit un lys blanc et le donna à ses sens, qui était ce qui suit :

[350] Mihi dilecte revertere

Consors paternae dexterae

Hostem vicisti prospere

Jam cœli regno fruere.



Notre Dame lui dit que ce verset s’entendait du Saint-Sacrement qui s’en était allé pour eux, et qu’ils le rappelaient. Et Notre Seigneur en sortant du jardin, donna un beau lys blanc à son esprit sous ce verset :

Te nunc Deus prissime

Vultu precamur cernuo

Illapsa nobis cœlitus

Largire dona spiritus445.



Et à ses sens cet autre verset :

Consolator optime,

Dulcis hospes animae,

Dulce refrigerium446.



Après tout cela elle se trouva au même lieu qu’auparavant comme si elle n’avait point partie de sa place. Entre les psaumes, on lui a toujours fait grande estime des sept pénitentiaux. [350v]

.Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation.

Auparavant qu’elle vînt à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire447. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle : la Reigle de la Perfection qui est divisée en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver448.

Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin là pour la conduire à la perfection où elle était arrivé et qui était décrite dans cette troisième partie. [351]

Notre Seigneur lui donna encore un autre livre composé par un prêtre nommé Thomas Deschamps449, intitulé Les Fleurs de l’Amour Divin ou Le Jardin des Contemplatifs, là où l’on voyait plusieurs choses de très haute perfection, qui sont conformes aux divers états par lesquels elle a passé, spécialement au troisième degré de patience, au chapitre de l’obéissance et dans les trois premiers degrés de divines probations. L’on voit aussi dans la seconde partie du troisième livre qui est à la fin, les plus rares secrets et les plus hauts points de la vie contemplative qu’elle a expérimentés. De là vient qu’elle a dit plusieurs fois que si elle était trompée, il fallait brûler ce livre parce que l’état où elle était et les choses qui se passaient en elle y était approuvées et autorisées. Semblablement quand elle lisait ce que sainte Thérèse a écrit dans ses livres touchant la plus sublime contemplation, elle s’étonnait de ce que cette sainte en faisait tant d’état, parce qu’elle croyait que cela était commun à tout le monde. [351v]

De tout ceci il est [facile] de juger que dès le commencement de sa vie, elle a été élevée au plus haut degré de la vie contemplative et qu’ainsi elle a commencé par où les autres finissent.

Section 1. La manière avec laquelle Notre Seigneur lui parle et comme elle connaît la vérité des choses qui lui sont proposées.

Depuis qu’elle vit Notre Seigneur crucifié en elle, ainsi qu’il a été rapporté ci-devant, et qu’en lui disant ces paroles « Qui es-tu ? » Il lui fit voir qu’elle n’était rien et qu’Il était tout en elle, Il est toujours demeuré dans son cœur. C’est là qu’elle Le trouve et qu’elle Le voit d’une manière qui est sans nulle forme ni figure. C’est là que se passent les entretiens et les colloques qui se font entre Lui et elle. Elle a été un temps que lorsqu’Il lui voulait faire entendre quelque chose, c’était en un instant et en passant comme un éclair. Mais en ce [351bis] moment, Il lui imprimait quantité de choses tout d’un coup. Maintenant Il lui imprime les choses qu’Il lui veut dire par plusieurs paroles intérieures qui se succèdent les unes aux autres. Autrefois, quand elle était dans les consolations, lorsqu’Il lui parlait, Ses paroles l’embrasaient toute du feu sacré de Son divin amour. Mais depuis qu’elle a été enivrée, Il retient en soi l’effet de sa parole, de sorte que quoiqu’Il lui parle souvent, pour l’ordinaire elle n’en reçoit aucune consolation. C’est dans l’esprit qu’Il lui parle et non jamais extérieurement, mais elle entend plus clairement et plus distinctement les choses qui lui sont dites de la sorte, que si elle les entendait des oreilles du corps – et il n’est pas en son pouvoir de ne les pas ouïr – et quant au commencement elle ne les voulait pas ouïr, mais les voulait étouffer et s’en divertir, c’était alors qu’elles lui étaient imprimées plus fortement et qu’elle les entendait plus clairement. [351bis, v]

Un jour qu’elle était dans l’église environnée d’enfants qui faisaient du bruit et qu’elle s’en plaignait, Notre Seigneur lui dit : « Allez-vous-en à la porte du chœur, là où tout le monde passe : Je vous y parlerai avec autant de tranquillité que si vous étiez dans une profonde solitude. » Elle y alla et quoiqu’elle fut environnée, poussée, pressée et heurtée de tous côtés, Notre Seigneur lui parla et elle L’entendit avec autant de paix que si elle avait été ravie, pour donner à entendre qu’avec l’aide de Dieu on peut être recueilli en tout lieu et en tout temps, et que sans lui tous nos efforts sont vains. Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois qu’elle ne Lui demande jamais des choses qu’on peut savoir humainement, et par les voies ordinaires, beaucoup moins des choses curieuses et non nécessaires, que les choses qu’elle proposera ou demandera soient nécessaires et raisonnables, et telles qu’on ne les puisse savoir par la voie ordinaire. Il lui a dit aussi que ceux qui ont à demander ou proposer quelque chose par son entremise, la doivent bien considérer auparavant et prier Dieu qu’Il ne permette pas de proposer rien que ce qui lui sera agréable. Quand il se trouve néanmoins [352] des personnes qui la prient de demander pour eux des choses qui ne sont pas de cette qualité, elle ne laisse pas quelquefois de les proposer à Notre Seigneur pour ne les contrister et mécontenter pas, mais c’est en Le priant de les excuser et de pardonner à leur fragilité et à leur ignorance.

Quand elle parle aux saints, elle n’oserait leur parler que tout bas, par respect à la présence de Dieu.

Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre, Celui qui y règne donnant l’approbation à ce qui est véritable. Au contraire quand Dieu n’approuve pas ce qui est proposé, une tristesse saisit son cœur qui le serre et le ferme, de telle sorte qu’il n’est pas possible que rien y puisse entrer. Quelquefois néanmoins, elle connaît les choses par une intelligence et lumière passagère. [352v]

Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.

Étant allé un jour à Notre Seigneur pour lui demander quelque chose, Il lui dit : « Retirez-vous : c’est-à-dire, détournez votre esprit de cela. » Elle s’en va.

Il la rappelle disant : « Venez ça450 : J’ai un mot à vous dire. »

Elle revient : « Eh bien ! Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

– Voulez-vous la contemplation ?

– Non.

– Quoi donc ?

– Je demande la connaissance de la vérité !

– Savez-vous bien à qui vous ressemblez ? à un pèlerin ou voyageur qui est tellement lassé qu’il ne peut faire un pas qu’il ne demeure sur la place, tellement altéré qu’il est prêt de mourir de soif si on ne lui donne à boire, tellement affamé que la faim lui va étouffer le cœur si on ne lui donne à manger. Cependant voici venir quelqu’un qui lui dit : “Mon [353] ami, voulez-vous voir un beau jardin qui est ici proche ? Vous y verriez de belles allées, de belles salles vertes et des parterres tout pleins de fleurs dont la vue et l’odeur sont bien agréables.” Hélas ! dirait-il, ce n’est pas ce qu’il me faut à moi, qui ne fais qu’attendre le repos, le repas ou la mort.

– Mais je ne sais ce que c’est que tout cela, dit la sœur Marie, qu’est-ce que c’est que cette méditation et cette contemplation ? »

La méditation, c’est la considération des œuvres de Dieu et de ses mystères représentés par les allées et salles vertes du jardin. La contemplation est représentée par le parterre plein de fleurs. Et il y en a de trois sortes. La première est la spéculation des divins attributs que l’entendement présente à la volonté, laquelle se porte à les aimer ardemment, mais celle-ci est fort périlleuse, car souvent l’amour-propre et la vanité s’y mêlent : la vanité flatte les contemplatifs et leur fait croire qu’ils sont bien plus saints que les autres, et lorsqu’il se présente quelque occasion de faire ou de souffrir quelque chose de grand [353v] pour Dieu, l’amour-propre leur fournit des raisons fort subtiles pour s’en excuser, comme : « Je perdrais ma réputation », ou : « Je ne crois pas que ce soit la volonté de Dieu que je fasse cela », et autres semblables défaites.

La deuxième contemplation est beaucoup meilleure, plus sûre, plus parfaite et plus agréable à Dieu. Celle-ci consiste à regarder toujours la divine Volonté pour la suivre partout à l’exemple du Fils de Dieu qui a très parfaitement accompli en toutes choses la volonté de son Père, sur lequel il faut souvent jeter les yeux, considérant comme Il a suivi la divine Volonté en la pratique de toutes les vertus et en toutes ses pensées, paroles et actions, afin de l’imiter en cela. Il n’y a jamais de péril en cette contemplation. La première a un plus beau visage, mais celle-ci est plus noble, plus riche et plus parfaite.

La troisième contemplation, c’est lorsque la propre volonté est entièrement anéantie et transformée en la divine Volonté. Cette lassitude, cette soif et cette faim extrême montrent que tous les maux de la sœur Marie sont [354] extrêmes. Notre Seigneur lui a dit qu’il y a un grand nombre de personnes qui croient être en la voie contemplative, qui n’ont pas fait le premier point dans la purgative.

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, elles demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.

Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour [354v] parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.

« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut [355] craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente : celle des croix est bien plus noble et plus royale, parce que c’est celle par laquelle le roi des rois a marché. Il est vrai que celle-là est toute couverte de fleurs, et celle-ci d’épines, mais celle-ci est bien plus courte que celle-là. »

Là-dessus, quelqu’un qui était dans la voie de la contemplation dit à la sœur Marie, parlant d’une autre personne qui était absente : « Une telle n’est pas en cette voie ? » « Non, elle n’y est pas, répondit la sœur Marie, mais nous marchons, elle et moi, dans un même chemin tout plein d’épines et de ronces : [355v] c’est le chemin que Notre Seigneur a choisi pour lui ; on ne peut douter qu’il n’ait fait un bon choix. »

Quelque autre parlant des missionnaires, dit que l’emploi de la Mission dissipait beaucoup l’esprit d’oraison. « Ô, s’écria la sœur Marie, la Mission est une oraison continuelle. Aider au salut d’une seule âme vaut mieux que toutes les oraisons et toutes les contemplations du monde. Travailler à la Mission, est un chemin bien court pour aller à la perfection. C’est celui par lequel les apôtres y sont arrivés. Enfin, dit-elle, il faut que chacun aime sa voie et qu’il la suive fidèlement. Mais il faut bien [se] garder de se préférer à personne. Il faut estimer et honorer tous les chemins qui vont à Dieu. Le meilleur de tous, c’est de regarder fixement la divine Volonté pour la suivre en tout et partout. »

La sœur Marie, ayant dit ces choses et plusieurs autres aux personnes susdites et ayant répondu et satisfaite suffisamment à toutes leurs propositions durant 15 jours, comme ils voulaient continuer à lui parler sur le même sujet, elle leur dit : [356] « La porte est fermée, je n’entends plus rien à tout ce que vous me dites. »

« Et en effet, dit-elle, il me semblait qu’ils me parlaient un langage étranger. Je n’y entendais plus rien et n’y voyais plus goutte, parce que la lumière qu’on m’avait donnée pour leur parler, s’était entièrement retirée. »

.Chapitre 7. Le jardin des contemplatifs.

Un jour, la sœur Marie se sentant fort pressée de la faim qui n’était pas naturelle, elle s’en va à sa mère la Sainte Vierge pour la prier de lui donner quelque chose à manger. Elle la voit venir qui lui apporte une branche de cerises qu’elle met sur la table. C’était une figure de plusieurs personnes de piété qu’elle lui devait bientôt amener. La sœur Marie lui demande : « D’où venez-vous ?

– Je viens, dit-elle, de mon beau jardin.

– Où est-il ? dit la sœur Marie.

– Il est au terroir d’Éden, répond Notre Dame.

– Je voudrais bien y aller, ajouta la sœur Marie.

– Venez, répartit la Sainte Vierge, je vous y ferai entrer. »

Ayant [356v] dit cela, elle marche devant, la sœur Marie la suit. Elles arrivèrent à la porte que la Sainte Vierge ouvrit, puis entre la première et la sœur Marie après elle. Étant entrée, elle le contemple, et voici ensuite comment comme elle le décrit :

« Il y a des cerisiers et des pruniers chargés de prunes et de cerises. Au-delà des cerisiers et pruniers sur le bord du jardin, il y a une haie d’épines, de ronces et broussailles, et au-dehors rien que ténèbres et horreurs. Au pied des pruniers et cerisiers, il y a quantité de framboises. Au-deçà des pruniers et des cerisiers il y a une grande allée qui environne le jardin et qui est toute couverte de violettes. Dans le jardin, il y a trois autres allées couvertes semblablement de violettes, mais de violettes doubles, qui sont bien plus doubles et odoriférantes que celle de l’allée qui est tout autour du jardin. Il y a un pommier chargé de belles pommes. Il y a aussi plusieurs parterres dans lesquels il y a des carreaux de toutes sortes de fleurs, comme de roses, de lys, [357] d’œillets et autres semblables. Les divins Attributs se promènent dans le jardin de cette façon. La Justice et la Miséricorde se promènent ensemble dans une allée. Dans une autre allée la Toute Puissance et la Divine Volonté ; et l’Amour divin avec la Charité divine dans une autre. Et tous ces divins Attributs prennent un grand contentement à marcher sur les violettes dont les trois allées qui sont dans le jardin sont toutes couvertes, et à mesure qu’ils les foulent de leurs pieds sacrés, elles se rehaussent et deviennent plus belles et plus odoriférantes qu’auparavant.

« Notre Seigneur et Notre Dame se promènent ensemble dans l’allée qui environne le jardin, la Sainte Vierge étant appuyée sur le bras de son Fils, et tous deux cheminent avec des démarches si belles et si agréables que cela ne se peut exprimer, et s’en vont chantant : Fulci me floribus quia amore langueo451 et disant aux cerises : « Engraissez-vous et mûrissez afin que nous vous mangions et convertissions en notre substance. » [357v] Les divins attributs jettent aussi plusieurs regards sur les cerises et sur les prunes.

« Le jardinier de ce jardin, c’est la Sapience éternelle qui a trois travaillants pour lui aider, à savoir : la Force, la Grâce et la Patience divine. La Force divine fouit et remue la terre pour la disposer à recevoir la semence. La Grâce divine la sème et la Patience l’engraisse, la herse et couvre la semence. »

Voilà la forme et la figure de ce jardin, dont l’explication ne fut point donnée aussitôt, mais quelque temps après452. Notre Seigneur la donna en cette façon qui n’est point la principale, mais la littérale et dit qu’il y en avait bien d’autres plus relevées qu’Il n’a point dites. Ce jardin est le jardin de Notre Seigneur et de Notre Dame et le jardin des Contemplatifs. Il est situé au terroir d’Éden, c’est-à-dire dans une terre grasse et fertile, proche d’un autre jardin qui s’appelle le Paradis terrestre ainsi qu’il sera dit à la fin. La branche de cerises que la Sainte Vierge apporta, représente le père E [udes] et ses frères qui ont été amenés ici par elle et qui furent tirés alors du cerisier pour passer au prunier, c’est-à-dire, qui furent confirmés en grâce [358], car les cerises sont les figures des bons chrétiens qui commencent à entrer à la perfection. La chair de la cerise représente le corps qui est extrêmement fragile et facile à corrompre. Le noyau signifie l’âme qui est plus forte à résister aux tentations. Lorsqu’ils quittent le monde, ils montent au cerisier et Notre Seigneur leur aide à monter. La cerise a une petite aigreur qui la rend plus agréable au goût, ce que marque la peine que les bons chrétiens ressentent en quittant le monde auquel ils étaient attachés, ce qui les rend d’autant plus agréables à Dieu qu’ils ressentent davantage de peine à y renoncer pour l’amour de Lui. Pendant qu’ils demeurent dans le cerisier, ils sont comme dans le noviciat de la vie chrétienne, mais pour faire profession, ils passent dans le prunier et deviennent prunes, c’est-à-dire, ils sont profès dans la vie et perfection chrétienne et sont confirmés en grâce, ce qui est signifié en ce que les prunes [358v] sont beaucoup plus fortes et plus fermes que les cerises. Ceux qui passent des cerisiers aux pruniers commencent à entrer dans la transformation et lorsqu’ils sont bien mûrs, Notre Seigneur et Notre Dame les mangent et les convertissent en leur substance, et ainsi ils entrent dans la déification, n’ayant plus qu’un esprit, qu’un cœur, qu’une volonté avec Dieu et étant revêtus des qualités et perfections de Dieu.

Les framboises sont les petites [actions] faites pour Dieu avec bonne intention, desquelles Notre Seigneur et Notre Dame se repaissent. Aussi les épines et les ténèbres qui sont hors le jardin sont les méchants qui sont en péché mortel.

Les trois allées qui sont dans jardin sont les trois puissances de l’âme de Notre Seigneur et de Notre Dame. La violette, c’est leur humilité dont ils sont remplis.

L’allée qui environne le jardin et qui est comme l’extérieur du jardin représente les sens intérieurs et extérieurs du Fils de Dieu et de sa sainte Mère. La violette n’est pas ici si belle comme dans les trois allées parce que ce qu’on a de l’extérieur de l’humilité de Notre Seigneur et de Notre Dame était beaucoup moindre que ce qui était dans leur intérieur. [359]

L’allée dans laquelle la divine Justice et la divine Miséricorde se promènent, c’est la mémoire, d’autant que la Justice et la Miséricorde comprennent toutes les œuvres de Dieu et que la mémoire les doit aussi contenir et conserver. La toute Puissance divine et la Volonté divine se promènent dans une autre allée qui signifie l’entendement, car c’est le propre de l’entendement de contempler les choses grandes et hautes comme sont la toute Puissance et la Volonté divine. L’allée dans laquelle l’Amour divin et la Charité sont, c’est la volonté, parce que c’est le propre de la volonté d’aimer.

Ces divins Attributs prennent un grand contentement à l’humilité de Jésus et Marie. Les démarches des divins Attributs représentent les grâces qui ont été données au Fils et à la Mère. À mesure qu’ils marchent sur ces violettes, elles s’abaissent, puis elles se relèvent et deviennent plus belles d’autant que, tant plus Dieu a fait de dons à Notre Seigneur et à Notre Dame par la communication de ses divines perfections, tant plus [359v] ils se sont humiliés, et d’autant plus qu’ils se sont humiliés, tant plus ils ont été agréables à la très Sainte Trinité.

Les regards que les divins attributs jettent sur les cerises et sur les prunes, c’est-à-dire, sur les vrais chrétiens, ce sont les dons qu’ils leur communiquent et les effets différents qu’ils opèrent en eux. La toute Puissance par son regard leur donne une grande frayeur du péché et une force et puissance pour le combattre et pour surmonter toutes les difficultés qui se rencontrent dans les voies de Dieu. Et la divine Volonté leur montre la voie qu’ils doivent fuir et celle qu’ils doivent tenir pour plaire à Dieu. L’Amour divin embrase leur cœur en l’Amour de Dieu et la Charité divine enflamme leurs sens, afin que tout soit employé à aimer et servir Dieu.

La Divine Justice leur imprime par ses regards une inclination et un désir de rendre à chacun ce qui lui [360] appartient ; à Dieu ce qui est dû à Dieu, au prochain ce qui est dû au prochain, à soi-même ce qui est nécessaire et convenable tant au corps qu’à l’âme.

La divine Miséricorde leur communique un désir de faire toute sorte de bien à toutes sortes de personnes et je l’entendais leur disant : « Faites bien à tous et soyez miséricordieux comme votre Père céleste qui fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants et qui fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Tous ces dons sont faits aux bons chrétiens de la part de Dieu pour l’amour de Notre Seigneur et de Notre Dame qui sont ici médiateurs entre les divins Attributs et les fidèles représentés par les prunes et par les cerises. Ces dons leur sont faits non seulement pour eux, mais aussi afin qu’ils les communiquent autant qu’ils le pourront à ceux qui sont hors du jardin, lesquels ils doivent tâcher d’attirer à eux dans le jardin pour les rendre participants de ces mêmes dons. Et c’est pour cela que [360v] les gens de bien, figurés par les cerises et par les prunes, sont entre les divins Attributs et les épines et ténèbres qui sont les méchants, étant en quelque façon médiateurs entre Dieu et eux, tant afin de leur communiquer les dons de Dieu et les attirer à la participation de Ses grâces, que pour les couvrir et cacher, s’il faut ainsi dire, aux yeux de la Divine Justice, et pour empêcher qu’Elle ne les voie et ne les abîme et foudroie à cause de leurs péchés.

Notre Seigneur et sa sainte Mère sont aussi médiateurs immédiats, étant bien plus proches de la Divinité que les bons chrétiens médiateurs entre les bons et les méchants d’un côté et les divins attributs de l’autre.

La Sapience éternelle dresse et ordonne le jardin. La Force fouit et remue la terre, c’est-à-dire, qu’elle excite l’esprit et les sens à désirer et aspirer à faire choses grandes pour Dieu. La Grâce la sème, c’est-à-dire, elle donne des aspirations de ce qu’il faut faire en particulier. La Patience [361] l’engraisse, c’est-à-dire, qu’elle la dispose à tout faire à tout souffrir et à porter beaucoup de fruits en persévérant et ne trouvant rien de difficile pour l’amour et le service de Dieu.

Les diverses fleurs qui sont dans les parterres sont les différentes vertus de Notre Seigneur et de Notre Dame ; leur charité, leur chasteté, leur compassion envers les misérables et les autres. Les pommes du pommier sont les divines consolations que Notre Seigneur donne à ceux à qui Il lui plaît d’en donner : mais Il en donne peu aux prunes, c’est-à-dire à ceux qui sont profès dans la religion chrétienne et confirmés en grâce. Il en donne beaucoup davantage aux cerises, c’est-à-dire à ceux qui sont encore dans le noviciat, et pour l’ordinaire il est meilleur de n’en avoir point que d’en avoir, parce qu’elles ont coutume de produire en ceux qui les ont, une complaisance, amour et estime d’eux-mêmes. Notre Seigneur et Notre Dame ne mangent point de cerises, sinon lorsqu’elles sont hors des cerisiers par la mort, [361v] c’est-à-dire lorsque ceux qui sont dans le noviciat de la vie chrétienne viennent à mourir avant que de passer au prunier, car mourant dans la grâce, ils sont mangés par Notre Seigneur et Notre Dame et convertis en leur substance, quoique dans une manière bien moins avantageuse pour eux et bien moins agréable à Notre Seigneur et à sa sainte Mère, qu’elles n’auraient été si elles avaient passé en prunes avant que de mourir, c’est-à-dire, s’ils étaient davantage avancés en la grâce et en l’amour de Dieu. Quand les prunes sont mûres, Notre Seigneur et Notre Dame les mangent et les convertissent en leur substance, ce qui peut arriver même avant la mort. « C’est ce que Je dis à mon serviteur Augustin en cette façon : “Lorsque tu me mangeras dans le Saint Sacrement, tu ne me changeras pas en toi, mais je te changerai en moi.” » Lorsque les prunes ont été ainsi mangées par Jésus et Marie et changées en leur substance même avant la mort, elles passent dans un autre jardin qui est proche de celui-ci, qui s’appelle le Paradis terrestre [362] dont il a été parlé au livre 6, chapitre 12, qui n’est autre que le Saint Sacrement de l’autel, là où elles ne vivent plus que des fruits de ce même sacrement, c’est-à-dire d’une vie toute céleste et divine453.

.Chapitre 8. Plusieurs manières d’oraison de la sœur Marie en divers temps.

Durant les cinq années de sortilèges, l’Amour divin tenait son esprit en contemplation continuelle, spécialement sur tous les mystères de la Passion, et embrasait tellement son cœur et le comblait de tant de consolations, que ses deux yeux étaient deux fontaines de larmes. Mais depuis son entrée dans l’enfer, elle n’a plus aucun goût ni consolation dans ses prières. Notre Seigneur et Notre Dame lui font dire quantité de prières vocales auquel elle n’entend rien et quand elle s’en plaint à eux, ils [362v] lui disent : « Nous ne demandons autre chose de vous que la prolation454 des paroles. Je prie en vous, dit Notre Seigneur, en la personne de votre esprit et je prie en esprit et en vérité. Ma mère prie mentalement en la place de vos sens intérieurs, et vous, vous priez vocalement, faisant la fonction des sens extérieurs. »

Quand elle est si lassée qu’elle ne peut se soutenir, c’est alors que Notre Seigneur lui donne des prières à dire, et Il lui dit que comme la chair venée455 est la plus tendre, ainsi les prières faites en cet état lui sont plus agréables.

Ou bien lorsqu’Il en ordonne quelques-unes, elle est d’ordinaire prise de grandes douleurs de tête et elle lui dit quelquefois : « Il arrive souvent que je n’ai point de prière à faire, vous me feriez grande charité de réserver ce mal de tête à ce temps-là que je n’ai rien à dire. »

Mais Notre Seigneur lui dit : « Voyez, il y a certains poissons dont la sauce vaut mieux que le poisson. Il en est de même de votre [363] prière, elle est excellente avec votre douleur de tête. Je vous l’ai envoyée exprès. »

Elle a fait souvent cette prière à Dieu : « Je vous prie de ne pas permettre que je vous fasse aucune prière qui ne soit conforme à votre sainte Volonté, mais si par quelque jugement vous le permettiez, je vous prie de ne la pas écouter. »

Section 1. Elle ne peut prier quand elle veut, ni pour qui elle veut. On la fait prier pour sept sortes de personnes et pour cinq sortes de pèlerins.

Il a déjà été dit qu’elle n’est pas libre de prier ni pour toutes sortes de personnes : l’expérience de cela le fait voir très souvent. J’en mettrai au moins ici deux exemples seulement, pour le temps et pour les personnes. [363v] Quelqu’un l’étant allée voir en un temps auquel elle était dans de grandes souffrances, elle demanda à Notre Seigneur ce qu’elle lui dirait s’il la priait de lui demander quelque chose : « Vous lui direz qu’il n’est pas temps de présenter des requêtes à un père pour son enfant, lorsqu’il châtie. »

Un jour voulant prier pour un certain ecclésiastique, Notre Seigneur l’en empêcha et lui dit que sa mesure était comble et qu’il lui fallait déloger, et il y mourut peu de temps après.

À l’occasion d’un billet qui lui ordonnait de prier pour les prisonniers, Notre Seigneur lui dit qu’il y en a de sept sortes. Les premiers sont les prisonniers communs pour lesquels on lui fit demander à Dieu la grâce de faire bon usage de leur affliction, et à cette fin on lui fit dire cinq Pater et cinq Ave. Les seconds sont les prisonniers desquels la prison est fermée d’une haie où il y a sept serrures, qui sont les sept péchés mortels. On lui fit dire pour eux sept fois le Vexilla Regis pour prier le Fils [364] de Dieu que, par les mérites de sa Passion, Il leur ouvre la porte. Les troisièmes sont les infidèles qui sont dans les prisons de l’infidélité pour lesquels on lui fit dire quarante fois les deux premiers versets du Miserere et sept fois le Credo, et vingt fois ce verset par lequel l’Église les appelle : Venite, exultemus, etc. Les quatrièmes sont ceux qui sont prisonniers de leurs mauvaises habitudes desquelles ils voudraient bien sortir. On lui fit dire pour ceux-ci trois fois le Pater et l’Ave. Les cinquièmes sont les petits-enfants au ventre de leur mère, pour lesquels on lui fit prier Dieu qu’Il leur donne le baptême et dire à cette fin trois fois : Amplius lava me... Les sixièmes sont ceux que l’Amour et la Charité retiennent en cette vie, qui sont les parfaits, pour lesquels on lui fit rendre grâce à Dieu des biens qu’Il leur a faits, et dire à cette intention trois fois le Magnificat et pour prier Dieu qu’Il les laisse longtemps à l’Église, on lui fit dire trois fois Pater et Ave. Et parce que l’Église se réjouit de ce que [364v] Dieu lui donne de si bons enfants, on lui fit dire trois fois en son nom : Beata nox, beata nobis gaudia. Les septièmes et derniers sont les âmes du Purgatoire pour lesquelles on lui fit dire trois fois : De profundis clamavi, etc., et requiem, etc.

L’an 1646, le 14 de février, sur un autre billet qui lui ordonnait de prier pour les pèlerins, Notre Seigneur dit qu’il y en avait de cinq sortes. Les premiers sont les pèlerins ordinaires. S’ils sont en péché mortel, il faut prier Dieu que leur vœu leur serve pour retourner en grâce et pour cela il lui fut enjoint de dire l’oraison : Deus cui proprium est misereri semper, etc.456 Et s’ils sont en grâce, il faut prier Dieu que leur vœu leur serve pour augmenter encore la grâce et pour acquérir les vertus, et pour cet effet on lui fit dire pour ceux-ci un Pater et un Ave. Les seconds sont les infidèles pour lesquels on lui fit prier Dieu qu’Il leur donne lumière pour le connaître et grâce de venir à l’Église [365] par le chemin de la Foi, et à cette fin on lui fit dire le Credo. Les troisièmes sont ceux qui sont dans l’Église, mais en état de péché mortel qui les rend pèlerins et étrangers à Dieu, auquel il faut présenter pour eux la Passion de Notre Seigneur pour leur obtenir pardon et la grâce de retourner à Lui par la pénitence. On lui fit dire pour eux à cette intention le Vexilla. Les quatrièmes sont ceux qui mourant en grâce font vœu d’aller au ciel, et le chemin est le Purgatoire. On lui fit dire pour ceux-ci les deux premiers versets du psaume Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum...457 et offrir pour eux les prières de toute l’Église en disant le Pater et l’Ave. Les cinquièmes sont ceux qui font vœu de se dépouiller afin d’aller plus vite pour être crucifiés avec Notre Seigneur. On lui fit dire pour ceux-là cinq fois ce verset : Zelus domus tuae... super me… ceciderunt me 458. Les maisons de Dieu sont les âmes. Le chemin de ces pèlerins sont les peines et souffrances. [365v]

Section 2. Elle prie pour le salut de plusieurs qu’elle obtient. Prières qu’on lui fait dire au matin, à midi, et au soir au son de la cloche.

Un sien parent qui était fort méchant étant allé à Rouen pendant qu’elle y était prisonnière et l’ayant ramenée, elle demanda son salut à Notre Seigneur qui le lui accorda avec grande peine. Longtemps après, comme il vint à mourir, et qu’elle priait pour lui, le Fils de Dieu lui dit : « Je me repens d’avoir promis de le sauver, et Je vous assure qu’il sera le dernier qui entrera dans le ciel. »

Passant proche d’une maison religieuse et voulant prier Dieu pour la supérieure, Notre Seigneur l’en empêcha et lui dit qu’elle était morte, c’est-à-dire de la mort du péché. [366] Mais quelque temps après, cette personne étant malade de la maladie dont elle mourut, elle envoya trouver la sœur Marie pour se recommander à ses prières, de quoi elle fut fort aise, parce que, dit-elle, les prières qui sont faites pour un autre, lorsqu’il y consent ou qu’il le demande, sont bien plus efficaces. Elle pria donc pour cette personne avec grande instance et Notre Seigneur lui accorda son salut et lui assura qu’Il lui donnerait la contrition avant que de mourir.

Ayant longtemps prié pour un ecclésiastique qui vivait mal, Notre Seigneur lui dit qu’il ne se convertirait point pendant sa vie et qu’il lui donnerait la contrition à la mort, mais c’est affaire à demeurer des siècles entiers en purgatoire. Notre Seigneur lui ayant dit aussi qu’il mourrait bientôt et voyant qu’il ne mourait point, elle lui demanda la cause : « C’est, dit-il, qu’il commet des péchés qui mettent empêchement à la grâce que je veux lui faire de le faire bientôt sortir de ce monde afin que ses peines fussent moindres dans le Purgatoire. » [366v]

Elle a prié pour le salut de plusieurs autres, que Notre Seigneur lui a accordé, mais en diverses manières, car il y en a plusieurs qu’elle a convertis par ses prières durant leur vie. Il y en a d’autres pour lesquels Il lui a promis la contrition à l’heure de la mort seulement, il y en a d’autres qu’Il assure de préserver toute leur vie du péché mortel, et la persévérance jusqu’à la fin en sa grâce.

Quand elle prie pour le salut de quelque personne qui est en état de perdition, elle s’informe soigneusement si elle n’a point fait quelque bonne œuvre en toute sa vie, et elle procure par quelque charitable industrie à faire quelque bien, afin d’avoir de quoi présenter à Dieu pour elle, et que cela lui aide à obtenir ce qu’elle demande, car elle assure que Notre Seigneur n’a pas de plus grand désir que de sauver toutes les âmes, et qu’Il ne fait que chercher des occasions et des moyens pour leur faire grâce, et que la divine miséricorde regarde soigneusement en chaque âme pour voir si elle n’y trouvera point quelque action vertueuse [367] ou quelque bonne disposition à laquelle elle puisse la prendre et l’agrafer, s’il faut ainsi dire, pour la tirer de l’abîme du péché et la mettre en état de salut.

Notre Seigneur lui a enseigné à dire les prières suivantes lorsqu’on sonne la cloche pour le pardon ou pour l’angélus, au matin, au midi et au soir. Le Saint Sacrement est le matin, dit-elle, ou le point du jour de l’Église, c’est pourquoi il faut l’adorer au matin. Pour cet effet, elle dit premièrement au son de la cloche du matin, Adoremus Patrem et Filium cum Sancto Spiritu : laudemus et superexaltemus eum in saecula, pour adorer la très Sainte Trinité dans le très Saint Sacrement. Secondement, elle dit : Adoramus te Christe et benedicimus tibi, quia per sanctam crucem tuam redemisti mundum. Qui passus es pro nobis, Domine Jesu, miserere nobis459, pour y adorer l’âme du Fils de Dieu. Ensuite de cela, elle dit l’Ave Maria gratia, et pour adorer en même temps son sacré corps qui est une partie du corps virginal de la B [ienheureuse] Vierge [368v] et qui a été formé en elle par le moyen de l’Ave Maria, et pour saluer en même temps cette sacrée Vierge qui l’a produit.

À midi, qui est l’heure à laquelle Notre Seigneur a été crucifié, elle dit qu’il faut se souvenir de sa Passion et le regarder souffrant et mourant en croix, et que le son de la cloche nous avertit de cela, et pour cette fin elle dit premièrement le Pater, pour adorer la divinité de Notre Seigneur attaché à la croix, secondement Adoramus te, pour adorer Son âme sainte remplie de douleur et d’angoisse, troisièmement l’Ave Maria, pour adorer Son sacré corps formé du plus pur sang de la Sainte Vierge, tout couvert de plaies et de sang et pour saluer quant et quant sa bienheureuse mère mourante au pied de la croix. « Lorsqu’on a du loisir, dit-elle, il serait bon d’employer quelque peu de temps à contempler Notre Seigneur en cette heure ici languissant en croix, et se souvenir de quelqu’une des paroles qu’Il a dites, tantôt l’une, tantôt l’autre. Cela ferait qu’ayant l’esprit rempli et le cœur touché des douleurs et amertumes de notre Sauveur, on prendrait ensuite son [369] dîner avec sobriété et moins de sensualité. Certainement, dit-elle, il est bien raisonnable que Notre Seigneur ayant souffert des tourments si grands pour notre amour, nous nous en ressouvenions pour le moins une fois le jour. »

Au soir elle dit l’Angelus et trois fois l’Ave Maria comme les autres, en l’honneur de l’Incarnation du Fils de Dieu, car c’était au soir, c’est-à-dire la nuit, que ce mystère s’est accompli.

Section 3. Trois rosaires qu’on lui fait dire pour remercier Dieu de tous les biens qu’il a faits à Jésus-Christ, à Notre Dame et à tous les saints. Explication de ces paroles : « Petite et accipietis, etc.. Hosanna in excelsis est une prière infinie.

L’an 1649, trois jours devant la vigile de la [369v] Toussaint, comme elle demandait quelques rosaires à dire durant ces trois jours devant le Saint Sacrement, on lui fit dire au commencement d’un chacun sur la croix, quarante fois le Magnificat. Le premier rosaire était pour remercier Dieu des grâces qu’Il a faites à son Fils en tant qu’homme, le second des grâces qu’Il a faites à la très Sainte Vierge, le troisième de celles qu’Il a faites à tous les saints.

Une autre fois, à la fête de saint Martin, Notre Seigneur lui dit : « Il se fait aujourd’hui matin de grandes Actions de grâces à la très Sainte Trinité de mon Incarnation, et moi et ma mère, au nom de toute la nature humaine en rendons grâces aussi : faites-en de même. » On lui ordonna donc de dire le Gloria Patri et un demi-quart d’heure durant, sans nombre limité. Et puis le Gloria in excelsis et puis le Gloria Patri, et ainsi alternativement jusqu’à Complies. On lui ordonna de rendre grâces à Dieu des bienfaits qu’elle a reçus de Son infinie bonté, c’est-à-dire des souffrances qu’Il lui a données, et pour cet effet on lui fit dire ce verset : Fecit mihi magna qui potens est et sanctum nomen ejus. Te nunc, Deus piissime [370] vultu precamur cernuo, illapsa nobis cœlitus largire dona spiritus460. On lui a ordonné souvent de semblables Actions de grâces.

Dans une procession publique qui se faisait à Coutances, au temps des sécheresses pour demander de l’eau, la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Il nous faut ramasser toutes les prières qui se font aujourd’hui et les offrir à Dieu pour obtenir la rosée du ciel et les eaux de la contrition. »

L’an 1645, le second jour des Rogations, la sœur Marie pria Notre Seigneur de lui dire ce qu’elle pourrait faire pour avoir les effets de ces paroles : Petite et accipietis, pulsate et aperietur vobis461. Il répondit : « Les désirs cherchent, les larmes frappent, et la nécessité demande, c’est-à-dire que tous ceux qui cherchent avec des désirs embrasés de l’amour de Dieu, trouveront ce qu’ils cherchent ; tous ceux qui frappent avec des larmes de contrition ou dévotion, on leur ouvre la porte. Tous ceux qui, par une profonde humilité reconnaissent leur grande pauvreté [370v] et nécessité, Dieu leur donne ce qui leur est convenable. »

On ordonna un jour à la sœur Marie de chercher une belle prière. Elle demanda si elle était au Psautier. On lui répondit : non. Est-elle dans les Cantiques ? Non. Dans les Évangiles ? Non. Est-elle dans l’Église ? [Oui] lui dit-on, et elle est dans la messe. Elle s’appliqua donc fortement à entendre la sainte messe et quand on prononça ces paroles : Hosanna in excelsis462, elle se sentit touchée et embrasée extraordinairement, et lors Notre Seigneur lui dit que ces paroles contenaient une prière infinie et que Dieu seul la connaissait, mais qu’elle ne se répétait point et que, encore que l’Église la répétât plusieurs fois, c’était par forme d’Action de grâces et non pas de prière. Mais on ne lui a point fait connaître ce qu’elle signifie et pourquoi elle est infinie. [371]

.Chapitre 9. Elle aime son prochain plus que soi-même. Combien la condescendance est agréable à Dieu. Un homme est sauvé pour approuver le bien. Une fille sauvée pour un acte de charité.

Notre Seigneur lui disait un jour : « Dites les commandements de Dieu. »

Elle commença à dire : « Aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces et aimer son prochain comme soi-même et plus que soi-même.

– Mais cela n’y est pas plus que soi-même, dit Notre Seigneur.

– C’est un excès, dit-elle, que mon père m’a appris, c’est-à-dire l’Amour divin. Quoique je sois remplie de crainte, dit-elle, d’être trompée et que j’ai des désirs extrêmes de connaître la vérité, néanmoins si on me disait : « Voilà la vérité qui est à la porte, toute prête à entrer, et de se faire voir à vous, mais il y a tant d’infidèles et de mauvais catholiques et tant de personnes même pieuses trompées par les illusions de l’esprit malin qui ne la connaissent [371v] point ; choisissez, ou qu’elle se montre à vous, ou qu’elle se manifeste à ceux-là, je dirais, et c’est une vérité profonde : j’aime mieux que la moindre de ces personnes la connaisse que moi. »

Une des raisons pour lesquelles elle a tant de frayeur d’être trompée, c’est à cause de la crainte excessive qu’elle a de tromper ceux à qui elle parle en leur disant quelque chose qui ne fût pas de Dieu. « J’aimerais beaucoup mieux, dit-elle, d’être trompée que de [ne] tromper personne, quoique je le fisse innocemment. »

« Un serviteur, dit encore cette charitable fille, qui voit son maître près de tomber dans un précipice, n’est pas fidèle s’il ne l’avertit. Un ami qui voit son ami tomber dans un bourbier n’est pas un vrai ami s’il ne l’empêche d’y tomber lorsqu’il le peut faire. Si j’étais avec une reine et que je lui vis faire quelque chose qui ne fût pas bien, je l’avertirais à quelque prix que ce fût et quoi qu’il m’en pût arriver. » [372]

Un jour, M. Potier ayant été obligé de faire coucher dans son lit un autre prêtre pour le bien de la paix et par condescendance de peur de le mécontenter, nonobstant que cela le dût beaucoup incommoder, la sœur Marie pria Notre Dame d’y pourvoir et de lui donner à elle l’incommodité qu’il en souffrirait, afin qu’il pût reposer, en ayant besoin, parce qu’il était fort infirme, et Notre Dame lui dit : « Il reposera mieux que s’il était tout seul dans son lit, parce qu’il a fait cela pour le bien de la paix. » Ce qui arriva ainsi, car il dormit et reposa mieux cette nuit qu’il n’avait fait depuis très longtemps, sans être obligé de cracher, ni de se tourner, ni de se lever comme il faisait les autres nuits.

Un pauvre homme de Coutances se rompit le col en descendant la montée de sa maison et mourut à la place sans recevoir aucun sacrement. La sœur Marie l’ayant su, elle s’en alla prier Dieu pour lui ; et Il lui fit connaître qu’il était sauvé parce qu’Il approuvait les bonnes actions. Et en effet s’en [372v] étant informée de ses voisins quelle était sa vie, ils lui dirent que c’était un bon simple homme qui prenait plaisir à voir faire des actes de dévotion à ses voisins et qui disait ordinairement : « Dieu leur fasse la grâce de faire prière qui Lui soit agréable. » Sur quoi Notre Seigneur dit à la sœur Marie que cela était cause de son salut et que ceux qui se réjouissent de voir les autres faire des actions de vertu et qui les approuvent participent au fruit de leurs bonnes œuvres.

Notre Seigneur a aussi fait connaître qu’une pauvre fille de Coutances nommée la Bouffonne, et qui avait été vilaine et ivrognesse, serait sauvée pour avoir assisté une petite orpheline de cinq à six ans que des religieux avaient fait enlever de devant leur porte croyant qu’elle avait la peste, et il lui fut dit que ceux-là avaient refusé une belle robe rouge et l’avaient laissée prendre à cette pauvre fille par cet acte de charité qu’elle avait pratiqué.

Pendant que la sœur Marie était prisonnière [373] à Rouen, un certain homme qui ne la connaissait point fut poussé par un seul motif de charité de parler pour elle aux juges et de défendre sa cause. Ce qu’il fit si ardemment et si fermement qu’on le mit en prison, l’accusant faussement d’être sorcier. D’où, étant sorti, il ne laissa pas de continuer à parler et solliciter pour elle avec tant d’affection, que si c’eût été sa propre affaire. Longtemps après, étant mort et la sœur Marie l’ayant su, elle alla tout aussitôt prier Notre Seigneur pour lui avec grande affection, lui représentant ce qu’il avait fait pour elle. à quoi Notre Seigneur répondit qu’à cause de cela il ne souffrirait que la centième partie des peines qu’il avait méritées pour ses péchés. Quelques mois après, priant pour lui, le jour du Saint Rosaire en l’an 1646, le Fils de Dieu lui promit que son âme serait la première qui sortirait du purgatoire ce jour-là, comme il est rapporté ailleurs. Et comme en cette occasion, la sœur Marie priait aussi pour un évêque qui était en purgatoire il y a longtemps, et qu’elle lui représentait toutes les actions de charité [373v] qu’il avait exercées vers elle, Il lui dit qu’il n’avait fait que ce à quoi il était obligé, parce qu’il était son évêque et que toutes ces actions-là n’étaient pas considérables en comparaison de celle que cet homme avait faite, qui était une action de pure charité.

.Chapitre 10. De sa charité vers ses ennemis.

Elle ne hait rien que le péché et elle aime tout le monde, mais spécialement elle aime tendrement ceux qui lui ont fait du mal, ainsi qu’il a été déjà dit.

Comme on lui disait un jour qu’elle savait bien maudire celui qui l’avait ensorcelé : « Dieu le bénisse, dit-elle, quelque part qu’il soit, qu’Il lui pardonne et qu’Il le mette dans son paradis. Je vous assure que s’il avait besoin de mon sang, je le lui donnerais de bon cœur. »

Durant les cinq premières années de sa possession, les exorcistes voyant les tourments [374] qu’elle souffrait par les maléfices que les sorciers jetaient sur elle en grande quantité, fulminaient contre eux par l’autorité de l’Église plusieurs anathèmes et malédictions. Mais son excessive charité et l’extrême envie de souffrir faisaient que plus ils lui causaient de mal, plus elle les aimait et priait Dieu pour eux avec plus grande charité et ferveur, et elle demanda à Notre Seigneur pour signe qu’Il l’avait exaucée dans les prières qu’elle avait faites pour eux, qu’il levât les excommunications qu’on avait fulminées et qu’il les jetât sur les malins esprits. Ce qui arriva, car elle vit Notre Seigneur qui faisait cela et les démons le déclarèrent dans les exorcismes publiquement. Elle prie Dieu pour ceux qui lui sont contraires, ou qu’ils ne s’offensent pas, ou s’ils sont offensés qu’Il leur pardonne et qu’Il lui fasse porter la pénitence de leurs péchés afin que cela ne soit point cause de leur perdition. Et Notre Seigneur l’a assurée qu’Il a exaucé sa prière et que pas un de ceux qui l’ont persécutée [374 v] ne périra pourvu qu’ils n’aient commis point d’autres péchés qui soient causes de leur damnation.

.Chapitre 11. De sa charité vers les âmes et du zèle de leur salut. La sœur Marie voit la beauté des âmes et est embrasée de zèle pour leur salut.

Lorsqu’elle était en enfer, dans un intervalle de huit jours, elle vit l’Amour divin qui était caché derrière un rideau, d’où il lui fit voir un doigt seulement avec lequel il lui montra un nombre innombrable d’âmes telles qu’elles sont quand elles sortent de la main de Dieu avant que de tomber dans le péché originel, et elle les voyait ornées d’une si grande et admirable beauté que tous [375] les hommes de la terre ne sont point capables de la comprendre ni de l’exprimer. « Ô, disait-elle alors, je ne m’étonne pas si Dieu est descendu du ciel pour racheter de si belles créatures ! » Elle eût voulu et elle demandait à Dieu de souffrir toutes les peines d’enfer jusqu’au jour du jugement et au-delà pour empêcher qu’une seule de ces âmes ne tombât dans le péché originel, à quoi on ne répondit mot, tant elle était enivrée de cette beauté, elle lui semblait si ravissante qu’à peine pouvait-elle croire, par manière de dire, que la beauté même de Dieu fût plus grande.

Cette vision était seulement intellectuelle et elle dura huit jours sans interruption, durant lesquels elle disait : « Ô beauté incompréhensible des âmes, ô admirable beauté ! Tout ce qu’il y a de beau et d’éclatant dans toutes les créatures n’est que ténèbres et laideur en comparaison. Ô quelle est cette beauté ? Est-elle comme celle du soleil et des étoiles ? Non, ce n’est rien dire que cela ! Qu’est-ce donc ? Je n’en sais rien, car elle est si [375v] merveilleuse qu’il n’y a point de paroles ni de comparaisons capables d’en exprimer la moindre partie », et cette vision lui est une vérité infaillible et dont elle ne peut douter.

Section 1. Son amour pur vers Dieu et son affection pour les âmes.

Un jour, se plaignant à Notre Seigneur de ce qu’elle avait extrêmement faim de souffrir pour Son amour et pour le salut des âmes, Il lui dit qu’Il lui voulait faire une collation. Au même temps elle vit une table couverte de mets très délicieux, Notre Seigneur étant assis d’un côté et la Sainte Vierge au bout. Il lui dit : « Mettez-vous de l’autre côté vis-à-vis de moi.

– Non, dit-elle, je ne m’y mettrai point.

– Pourquoi ? Répondit Notre Seigneur.

– C’est que je ne veux pas qu’il y ait rien entre Vous et moi, je veux être auprès de Vous.

– Il n’y a que la table entre nous deux, dit le Fils de Dieu.

– Je le sais bien [376] répliqua-t-elle, et ce que c’est que Votre table. Ce sont des consolations, mais je n’en veux point, je n’en veux point. Je Vous aime uniquement et tout seul, et non point Vos douceurs et Vos délices ; car quand Vous n’auriez que les peines d’enfer à me donner, je Vous aimerais mieux seul avec les peines que cent mille paradis sans Vous.

– Le moyen donc de faire, ajouta Jésus-Christ, si vous ne voulez pas vous mettre en cette place, car il n’y en a point d’autre. Voulez-vous que Je fasse lever ma sainte Mère pour vous mettre à sa place ?

– Non, dit la sœur Marie.

– Voulez-vous être au-dessus de moi ?

– Non.

– Quoi donc ? dit Notre Seigneur.

– Je sais bien ce que je ferai, dit la sœur Marie, je me mettrai sous la table à vos pieds et aux pieds de ma mère, et je les embrasserai et les mettrai dans mon sein. » Ce qu’elle fit aussitôt.

Alors Notre Seigneur dit : « Je jure par moi-même que vous ne serez point là. » Ce qui marque l’anéantissement qui fait que l’on n’est point, mais que c’est Notre Seigneur qui est tout.

Au même temps, elle se retira disant toujours : « Je ne me [376v] mettrai point vis-à-vis de Vous, mais je sais bien où je me placerai, j’irai derrière Vous. » Ayant dit cela, elle s’en alla derrière Lui. Ensuite elle entendit qu’être derrière Notre Seigneur, c’est être en enfer, qui était ce qu’elle désirait, d’autant que la divine Volonté l’y appelait, et qu’elle aimait mieux être en enfer avec la divine volonté que d’être proche de Notre Seigneur avec toutes les consolations représentées par la table ; comme aussi qu’embrasser Ses pieds et ceux de Sa sainte Mère et les mettre en son sein signifiait qu’elle avait mis en son cœur les affections et les désirs, représentés par les pieds, que Lui et sa sainte Mère ont pour le salut des âmes.

Section 2 : Elle trouve la couronne de Notre Seigneur qui sont les âmes, dans la mer, dans l’abîme et dans le néant.

Un jour étant dans l’église des Jacobins, [377] en la chapelle du Saint Rosaire, elle commença à dire par un mouvement extraordinaire, parlant à Notre Seigneur : « Ô que me donnerez-vous, mon Époux ? Ô que me donnerez-vous ?

– Et qu’avez-vous trouvée, mon épouse, qui soit à moi », répondit le Fils de Dieu.

Là-dessus, elle demeura muette ne sachant que dire. Elle s’en va à la Sainte Vierge lui dire ce que son époux lui avait dit et qu’elle ne savait que lui répartir.

« Ma fille, dit la Sainte Vierge, dites-Lui que vous avez trouvé sa couronne.

– Et où l’avez-vous trouvée ? » répliqua le Fils de Dieu. Ne sachant encore que répondre, elle eut recours à sa mère qui lui dit : « Dites-lui que vous l’avez trouvée dans la mer.

– Ma mère, je ne lui dirai point cela.

– Dites-lui donc que vous l’avez trouvée dans l’abîme et dans la mer.

– Je ne dirais point encore cela.

– Allez, répartit la Sainte Vierge, dites-lui que vous l’avez trouvé dans la mer, dans l’abîme et dans le néant.

– Il est vrai, dit le Fils de Dieu, je l’y avais perdue. » Lui ayant dit cela, elle fut contente, et Il lui fit [377v] entendre par après qu’il avait perdu sa couronne qui sont les âmes dans la mer des afflictions, dont elles usent mal ; dans l’abîme, c’est-à-dire dans les délices et voluptés du monde, et dans le néant, c’est-à-dire quand elles se donnent au diable et qu’elles s’unissent avec lui pour perdre les autres, qui est se perdre dans le néant, c’est-à-dire s’éloigner de Dieu et se diaboliser, comme ceux qui travaillent au salut des âmes s’unissent à Lui et se divinisent. Il lui dit aussi qu’elle avait trouvé cette sienne couronne dans la mer des souffrances qu’elle avait portées avant celles de l’enfer, dans l’abîme de l’enfer par les tourments qu’elle y avait endurés, et dans le mal de douze ans qui l’aurait anéantie mille fois si la toute-puissante main de Dieu ne l’y avait soutenue.

Section 3. Sa charité vers les âmes. Elles sont son cœur et elle n’a que des excès d’amour vers elles.

[378] « Ô que vous êtes heureux, disait-elle à quelqu’un, d’être employé à travailler pour le salut des âmes ! Il n’y a rien de si grand ni de si divin. Si je voyais le Paradis ouvert, et qu’on m’offrit d’y entrer, et que je visse des personnes qui allassent parmi les Turcs et les barbares pour la conversion des âmes, et quand il n’y aurait qu’une seule âme au monde, j’aimerais mieux demeurer avec elle en ce monde et y souffrir toutes sortes de tourments jusqu’au jour du Jugement pour aider à la convertir, que d’aller en paradis. Voire, en ce cas il me semble que le Paradis me serait un enfer, s’il me fallait quitter cette âme pour y entrer. Ô quelle pitié de voir tant de belles princesses créées à l’image de Dieu qui sont esclaves du diable comme sont les âmes des Turcs et tant d’autres ! Travaillons, travaillons pour en délivrer plus que nous pouvons. » [378v]

Et comme on lui recommandait le salut de quelqu’une en particulier : « Ne nous arrêtons pas à cette âme ici en particulier ou à celle-là, mais embrassons toutes les âmes et ayons un désir de les sauver toutes s’il est possible, ou si nous nous arrêtons à quelqu’une en particulier qui soit enfoncée dans le bourbier du péché, que ce soit pour la tirer de là en passant et en chemin faisant, afin d’aller à toutes en général et de les prendre toutes à brassée (c’est son mot) pour les présenter à Dieu et les conduire dans le ciel. »

« Ô mon Dieu, disait-elle un jour à Notre Seigneur, Vous savez que je n’aime et que je ne veux rien que Vous, Vous êtes mon cœur et mon tout.

– Non, lui dit-il, Je ne suis point votre cœur. Ce sont les âmes qui sont votre cœur et qui ont votre cœur, car il est dit que là où est ton trésor, là est ton cœur. Or tout votre trésor sont les âmes, c’est pourquoi tout votre cœur est là. Vous les aimez mieux que toute autre chose, vous quitteriez Mon paradis avec toutes les gloires et félicités, et vous [379] Me donneriez Moi-même pour une seule âme. Est-il pas vrai ?

– Oui, dit-elle, cela est si vrai que si j’étais dans le ciel et qu’il y eût seulement une âme sur la terre qui fût en péril de son salut, il me semble que toutes les joies du ciel se tourneraient en tristesse pour moi, parce que toutes les âmes sont mon cœur. Or si le corps d’une personne était au ciel et que son cœur fût encore en la terre et en danger de perdition, quel supplice lui serait-ce ! »

Notre Seigneur lui ayant promis depuis longtemps de faire un sermon, enfin le premier de l’année 1644, lorsqu’elle n’y pensait plus, elle L’entendit, qui disait : « Ô divine épouse, que vous êtes une grande ménagère !

à qui est-ce que vous parlez ? lui dit-elle. Qui est cette épouse ? Est-ce votre Passion ?

– Non, répondit-Il.

– Qui est-ce donc ? Ajouta la sœur Marie.

– C’est vous, répondit le Fils de Dieu.

– Et qui est l’époux de cette épouse, dit la sœur Marie, est-ce vous ?

– Non, répliqua Notre Seigneur, ce n’est pas moi.

– Ô, dit-elle, si vous n’êtes pas l’époux, je ne suis pas l’épouse.

– J’en regarde une autre, dit Notre Seigneur. J’ai détourné les yeux de dessus vous et [379v] les ai tournés sur elle, car J’en suis amoureux et la désire épouser. Il est vrai que mon Père a promis que vous m’épouserez et que j’y suis obligé aussi, car J’ai notifié sa promesse, mais Il vous en donnera un autre et vous dotera richement.

– Je vous assure, dit-elle, que je n’en épouserai point d’autre, car je fais vœu à la très Sainte Trinité et prends tous les anges et tous les hommes à témoin que je n’aurai ni n’aimerai jamais autre que Vous.

– Or, attendez, dit Notre Seigneur, Je vais vous poser trois questions : y répondrez-vous bien ?

– Je n’en sais rien, dit-elle. Je m’en vais le demander à ma mère. »

Ayant dit cela, elle s’en va à Notre Dame qui lui dit : « Oui, oui, ma fille, dites-lui que vous y répondrez fort bien. » Ensuite de quoi elle retourne à Notre Seigneur et Lui dit : « Oui, je répondrai bien à vos trois questions.

– Voici la première : lequel aimez-vous mieux du ciel ou de la terre ?

– La terre, dit la sœur Marie, c’est votre humanité sacrée.

– Voici la seconde : si on vous donnait à choisir d’être tout maintenant transportée en corps et en âme dans le ciel pour y jouir à toute éternité de la gloire et félicité du paradis ou bien de demeurer en [380] la terre avec toutes les misères que vous avez pour y coopérer au salut de quelque âme, lequel est-ce que vous aimeriez le mieux ?

– Je vous assure, répondit-elle, que j’aimerais mieux demeurer en la terre avec toutes mes misères et toutes celles que vous voudriez y ajouter jusqu’au jour du Jugement et par-delà s’il était nécessaire, quand ce ne serait que pour délivrer une seule âme de la coulpe seulement d’un seul péché mortel, quoiqu’elle demeurât encore obligée à la peine. Voilà ma réponse.

– Eh bien, mon Fils, dit la Sainte Vierge, qu’en dites-vous ?

– Elle est bien savante, dit Notre Seigneur. Mais voici une troisième question qui est plus difficile que les autres. Lorsqu’un homme a promis à une femme de l’épouser, s’il en veut épouser une autre, il fait un présent à la première et si elle le quitte volontairement, il est libre d’épouser l’autre. Il est vrai que Je vous ai promis de vous épouser, mais si vous me voulez quitter volontairement, Je vous ferai un présent. Or Je vous demande ce que vous aimez le mieux, de moi ou de mon présent ?

– Quel est ce présent ? dit la sœur Marie.

– C’est une flèche empoisonnée, dit Notre Seigneur, pour faire mourir le péché, et une grâce efficace par laquelle [380v] vous pouvez convertir autant d’âmes que vous voudrez.

– C’est ce que je veux, répliqua-t-elle, et cela étant, je les convertirai toutes.

– Mais savez-vous, répliqua Jésus-Christ, qu’il y en a qui sont aussi endurcies que tous les diables ensemble ?

– N’importe, je les convertirai toutes, mais attendez que je regarde si je ne transgresserai point mes vœux. J’ai fait vœu de n’épouser et de n’aimer jamais d’autre que Vous. Quand vous en épouseriez une autre que moi, pourvu que de mon côté, je n’en épouse point d’autre et que je Vous aime toujours uniquement, je ne le ferai rien contre mes vœux.

– Il est vrai, répartit Jésus-Christ, mais néanmoins, prenez garde à ce que vous faites, car si vous n’êtes point mon épouse, vous n’aurez pas dans le ciel, les apanages, les honneurs, les richesses, les grandeurs et les couronnes qui appartiennent à une reine qui est l’épouse d’un grand roi.

– N’importe, répliqua-t-elle, je me dépouille de bon cœur de toutes ces grandeurs, sans me réserver aucune chose pour ma personne, pourvu que je vous aime toujours et que toutes les âmes soient converties, je serai contente et me tiendrais bienheureuse d’être la plus petite servante des servantes. [381] Je ferai un paradis en terre, car je convertirai toutes les âmes et je ferai un torrent de délices des larmes des pénitents. C’est le vin des anges, ils n’en ont que des gouttes maintenant, mais alors j’en aurai un torrent, je m’enivrerai sur le bord de mon torrent. J’en boirai à longs traits, je m’en enivrerai et les âmes descendront à grandes troupes sur le bord de mon torrent pour boire de mon vin.

– Par ce moyen, vous aurez voirement463 à boire, mais où prendrez-vous du pain ?

– Ces belles âmes, répondit-elle, toutes blanches comme de la neige, seront le pain blanc dont je me repaîtrai dans le ciel, répartit-elle, et ce seront autant de beaux miroirs dans lesquels je verrai mon Époux et l’aimerai, et quoique je sois la dernière de toutes et dépouillée de toutes les grandeurs du paradis, je m’estime bienheureuse d’être la plus petite des servantes de leurs servantes. Je l’aimerai néanmoins plus moi seule qu’elles ne feront toutes ensemble, car je le verrai et l’aimerai en toutes et alors je chanterai :

Jam quod quaesivi video

Quod concupivi teneo [381v]

Amore Jesu langueo

Et corde totus ardeo464.

Fulci me floribus quia amore langueo465. »

Le lendemain la sœur Marie demanda à la Sainte Vierge qui était cette divine épouse qui était une si grande ménagère, et elle répondit que c’était la charité divine, c’est-à-dire en tant qu’elle a transformé en soi la sœur Marie. « Et qui est cet autre, dit la sœur Marie, que votre Fils regarde et qu’Il veut épouser ?

– C’est la nature humaine, répondit Notre Dame. Il veut détourner ses yeux de rigueur de dessus vous pour les tourner sur la nature humaine à laquelle Il donnera sa Passion par cette grande affliction qu’il lui enverra pour la rendre digne d’être son épouse [ou : de l’avoir pour époux]. »

Section 4. Les tourments que son amour lui fait souffrir en la vue de la perdition des âmes.

Elle a été un temps que Dieu lui faisait voir malgré qu’elle en eût l’état de [382] plusieurs âmes qui étaient dans la voie de la perdition, ce qui lui causait un tourment si grand qu’elle assure que si on lui donnait le choix ou de souffrir cette angoisse ou d’être jetée dans une fournaise ardente, voire même dans les feux de l’enfer, elle aurait préféré le dernier au premier. Elle voyait plusieurs personnes de sa connaissance prêtes de tomber dans l’enfer et qu’il n’y avait aucun remède à leur état, car « si on les avertit, disait-elle, de l’état où ils sont, ils ne feront que s’en rire. Si on leur fait voir leurs péchés, ils croient être en fort bon état, et même quelques-uns pensent être des saints, parce qu’ils communient souvent, qu’ils assistent au service de l’Église et qu’ils font plusieurs prières. Et néanmoins leur damnation est assurée, selon l’état présent où ils sont et s’ils ne font pénitence. Cela vient de ce qu’ils se sont endurcis en certains péchés dont ils n’ont point de scrupules, ou bien dont ils se confessent, mais leurs confessions ne valent rien, soit parce qu’ils n’ont pas une véritable volonté de s’amender ou qu’ils ne sont pas dans une véritable disposition de pénitence. »

Elle priait instamment Dieu qu’Il la délivrât de ce supplice, Lui disant souvent : « Seigneur, [382v] délivrez-moi de mes frères », car, disait-elle, « il n’y en a pas un que je n’aime plus que mon cœur et pour lequel je ne voulusse mourir tous les jours jusqu’au jour du Jugement et endurer les peines de l’enfer pour les sauver s’il se pouvait, et cependant je les vois près de tomber dans ces tourments effroyables dont j’ai l’expérience ; n’est-ce pas grande pitié ? Si c’était un chien qu’on vît tomber dans un lac embrasé de feu pour y languir longtemps, n’en serait-on point touché ? Et qu’est-ce que d’y voir tomber son frère qu’on aime plus que son cœur ? Voilà l’unique source de mes larmes. » Et en disant cela, elle en avait le visage tout baigné. « Autrefois je ne connaissais la damnation des âmes que quand elles sortaient de leur corps ; je les voyais entrer à douzaines et maintenant je les vois rire et s’égayer et s’estimer de grands saints, et ils sont proches de leur damnation, et je ne sais point de remède à un si grand mal : c’est ce qui me fait rugir par la violence de la douleur que j’en ressens. »

Notre Seigneur l’excite quelquefois puissamment pour le salut de quelques âmes et alors elle est bien assurée d’être exaucée, mais elle en voit quantité en état de perdition pour lesquelles elle ne saurait prier. Elle dit que la plus grande partie du pauvre peuple [383] se sauve, mais que la plus grande partie des prêtres, des justiciers, des gentilshommes, des dames et demoiselles se perdent et qu’il y en a beaucoup qui se damnent pour les péchés qui se commettent dans le mariage.

Section 5. Son zèle très ardent pour le salut des âmes.

Elle a tant de zèle et d’amour pour le salut des âmes, que cela est inexplicable. Voici comme je l’ai entendue parler au commencement de juillet 1643 :

« Je suis bien occupée dans une grande affaire, disait-elle, tout embrasée et transportée de ce saint zèle, qu’on ne me divertisse pas d’ici, mais au contraire, que tout le monde s’efforce de coopérer et de contribuer à ce grand ouvrage où il s’agit de sauver toutes les âmes qui sont au monde. Arrière, tant de petites choses dont on parle, qui ne sont rien. Je cherche mes frères qui sont perdus. Les désirs cherchent, les larmes frappent et la nécessité demande. Ô que cette nécessité est grande ! [383v] Ô qu’elle est grande ! Je dis : la nécessité extrême en laquelle sont des millions d’âmes qui se perdent.

« Mais hélas ! Nous n’avons rien de nous-mêmes, nous n’avons ni désir pour chercher ni larmes pour frapper, et nous n’avons pas seulement connaissance de notre nécessité. Ayons recours à Notre Seigneur et demandons-lui des désirs, des larmes et la connaissance de notre misère. Je cherche le repos, mais ne l’aurai pas que toutes les âmes ne soient sauvées. Et que ferons-nous pour cela ? Il faudrait satisfaire pour elles à la divine Justice : avons-nous de quoi payer ? Oui et par-delà, car nous avons la Passion de Notre Seigneur qui est un trésor si riche et si abondant que quand on y aura pris de quoi payer toutes les dettes du genre humain, il demeurera encore tout entier. Mais il faut trouver une personne qui présente notre requête à la très Sainte Trinité pour la prier de recevoir cette satisfaction pour toutes les âmes.

« Qui sera-ce ? Ce sera la très précieuse Vierge. C’est la reine Esther qui se doit présenter devant le grand roi Assuérus, pour lui demander la vie et le salut de son peuple. Il faut que Mardochée qui est la nature humaine l’en prie par la bouche de tous les saints du ciel et de la [384] terre. Elle est toute bonne : elle ne les refusera pas, elle présentera notre requête. Quelle est cette requête ? C’est la Passion de son Fils. » Cette Passion se doit entendre tant de celle qu’il a endurée pendant qu’il était sur la terre que celle qu’il a endurée en la sœur Marie. « Mais auparavant il faut que la vérité l’approuve. Après que la vérité l’aura approuvée, la Sainte Vierge la présentera. Ô qu’il fera beau voir cette divine Esther lorsqu’elle ira devant le grand roi du ciel accompagné de tous les saints qui seront tous prosterné sur leur face avec un merveilleux respect et un très profond silence ; car il n’y aura qu’elle qui parlera, tous les saints ne diront mot et elle sera exaucée infailliblement, parce que Dieu ne lui peut rien refuser. Ce sera lorsqu’elle sera dans ses grandes délices, quand elle obtiendra le salut de son peuple. C’est la vraie Esther : elle est belle, elle est noble, elle est riche. Sa beauté c’est la grâce dont elle est ornée ; sa noblesse, c’est la justice originelle en laquelle a été conçue ; ses richesses sont tous les mérites de la Passion de son Fils et de la sienne. Les deux filles qui la soutiennent de part et d’autre, c’est son humilité très profonde et la crainte qu’elle a de déplaire à Dieu. Et moi, que ferai-je, mais qui suis-je moi, le néant des néants. [384v] Qui que je sois pourtant, si Notre Seigneur me le permettait, je ferais vœu de demeurer en ce monde dans toutes sortes de supplices pour la conversion de toutes les âmes jusqu’à ce que celle qui serait la dernière en la terre en fut partie pour aller au ciel. Ce serait alors que j’irais chantant après elle :

Soit béni éternellement

Le nom de sa gloire accomplie.

La terre universellement

Soit de ses louanges remplies,

Disons bénissant son secours :

Ainsi soit, ainsi soit toujours.466

« Mais quand je serais arrivée à la porte du paradis, après que toutes les âmes y seraient entrées jusqu’à la dernière, si on me fermait la porte, que dirais-je ? Je dirais à Dieu sans regret, puisque toutes les âmes sont sauvées : « Je suis en repos, je suis contente qu’on m’envoie au néant », voire même s’il en restait une à se sauver et qu’elle fût perdue, je me mettrais à sa place afin qu’elle s’en allât au ciel, et m’obligerais de souffrir pour elle les peines éternelles de l’enfer, pourvu que je ne haïsse point Dieu qui ordonne d’aimer son prochain [385] comme soi-même. Je ne serais obligée que de porter la moitié de ses peines et elle l’autre moitié, mais il est écrit dans mon livre que j’aimerais mon prochain plus que moi-même. C’est pourquoi je me chargerais de toutes ses dettes afin de l’en décharger. Quelques-uns me diront qu’étant en enfer je n’y aimerai point Dieu, mais ils ne diront pas vrai, car je L’aimerai dans toutes les âmes qui seront au ciel et je le posséderai en elles, et ce sera pour lors que je chanterai :

Jam quod quaesivi video.

Quod concupivi teneo.

Amore Jesu langueo.

Et corde totus ardeo467.

« Je ne me soucie pas d’aimer Dieu d’un amour plein de délices et de consolations célestes. Je le veux aimer d’un amour tout pur, tout pur. Lorsque la reine Esther aura présenté sa requête et que toutes les âmes qui sont sur la terre seront sauvées, ce sera en ce temps-là que la Passion de Notre Seigneur produira ses fruits en abondance. Car la Passion du Fils de Dieu est un héritage infiniment riche, mais qui est maintenant presque tout en friche et en non-valeur, mais le temps approche qu’on le fera valoir. Ce sera [385v] pour lors que la grande prophétie de la Sainte Vierge sera accomplie, qui est contenue en ces paroles : Esurientes… inanes468. Il a rassasié les saints qui sont affamés et ont une grande soif du salut des âmes, lesquels seront pour lors pleinement rassasiés, et ces riches ce sont les démons qui possèdent maintenant toutes les âmes et qui alors en seront dépossédés. Ce sera en ce temps-là que cet enfant dont il est fait mention en ces autres paroles : Suscepit Israel puerum suum, etc.469 prendra en peu de temps un notable accroissement pour arriver à la plénitude de l’âge d’un homme parfait. Quel cet enfant ? C’est l’Église tant triomphante que militante, laquelle n’est maintenant qu’un enfant à cause du petit nombre de ceux qui vivent en bons chrétiens et qui vont dans le ciel. C’est pourquoi en disant ces paroles : Recordatus misericordiae suae470, il faut prier Dieu qu’Il se souvienne de Sa grande miséricorde et qu’Il fasse croître cet enfant. » [386]

Section 6. Elle a grande compassion des pécheurs. Travailler pour le salut des âmes, c’est conquérir la terre sainte. C’est le plus court chemin de la perfection et le plus grand témoignage d’amour vers Dieu. Cinq sortes de personnes qui travaillent au salut des âmes.

Un homme et une femme ayant été surpris en adultère, et tout le monde et même les prêtres s’étant assemblés pour les voir passer, comme on les menait en prison, pour se moquer d’eux au lieu d’en avoir compassion et d’être devant le Saint Sacrement prier Dieu pour leur salut, la sœur Marie vint à passer par là et voyant cela elle fut saisie d’un mouvement extraordinaire de charité et s’en alla à l’église prier Notre Seigneur qu’Il leur pardonnât, et Lui protester qu’elle ne partirait point de là qu’Il ne l’eût assurée de leur salut, ce qu’Il fit. La femme est morte après avoir souffert [386v] de grands maux et avoir été longtemps malade. Pour l’homme, il a vécu longtemps après elle et a étrangement souffert tant par la pauvreté où cette misérable affaire-là le réduisit, que par quantité d’autres misères que le bon Dieu permit qu’il lui arrivât pour lui aider à faire pénitence et lui obtenir miséricorde.

Dans quelque autre rencontre on lui a dit qu’il ne fallait pas s’étonner si elle souffrait tant pour les âmes, et si elle y prenait tant d’intérêt, c’est qu’elle avait autant de blessures dans le cœur qu’il y a d’âmes en péché mortel.

En l’an 1646, le 4e de novembre, elle demanda permission à Notre Seigneur de prier pour ceux qui était sur la mer, ainsi qu’il était marqué dans un billet qu’elle avait eu pour ce mois. Il lui dit qu’il y avait trois sortes de mer : premièrement la mer ordinaire. Il lui fit dire trois fois le Pater, l’Ave et le Sancta, le premier pour obtenir la grâce de Dieu pour ceux qui étaient en péché mortel, le second afin qu’Il la conservât à ceux qui l’avaient, le troisième pour leur voyage des uns et des autres.

Pour ceux qui sont sur la mer sensible des afflictions, là où il faut voguer dans le vaisseau de la patience, le Fils de [387] Dieu lui ordonna de dire cinq fois le Pater et l’Ave et le Sancta à chaque jour du mois en l’honneur des cinq plaies qu’il a portées, qui sont cinq fontaines de grâce pour l’obtenir à ceux qui ne l’ont pas dans leur affliction, pour la conserver à ceux qui l’ont et pour les préserver tous des tempêtes et du naufrage, c’est-à-dire des murmures et impatiences signifiées par les tempêtes et du désespoir signifié par le naufrage. La mer spirituelle, c’est la Passion de Jésus-Christ. Ceux qui sont sur cette mer ont pour vaisseau leur néant : ils sont dépouillés d’eux-mêmes et crucifiés avec Jésus-Christ. Ils vont conquérir la terre sainte, c’est-à-dire les âmes rachetées du sang d’un Dieu. Ils ont trois sortes d’armes offensives et défensives pour vaincre trois sortes d’ennemis :

1. Ils ont l’amour divin pour détruire les idoles, qui sont les péchés.

2. Ils ont la charité pour vaincre les idolâtres, qui sont les pécheurs.

3. Ils ont la haine d’eux-mêmes pour vaincre le diable.

Pour cela Notre Seigneur lui ordonna de dire chaque jour pour cinq fois Vexilla Regis pour obtenir de Dieu qu’Il leur donne victoire et il dit que sur cette dernière mer il n’y a point de tempêtes. [387v]

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que faire faire un acte de contrition à une personne qui est en péché mortel est plus que délivrer toutes les âmes qui sont en purgatoire, parce que la moindre coulpe est un plus grand mal que toutes les peines.

Il lui dit aussi que le plus court chemin après les souffrances pour arriver à la perfection, c’est de coopérer avec Lui en l’œuvre du salut des âmes.

Quelqu’un étant en doute s’il devait demeurer en solitude ou travailler aux missions, ayant fait consulter là-dessus la sœur Marie, elle répondit de la part de Notre Seigneur que celui qui usait bien de la solitude embellissait son âme et que celui qui travaillait au salut des âmes l’enrichissait, et Notre Dame ajouta que le plus grand témoignage d’amour qu’on puisse donner à son Fils est de s’employer au salut du prochain pour lequel Il a donné son sang et sa vie.

La sœur Marie ayant reçu un billet par lequel il lui était recommandé de prier pour ceux qui travaillent au salut des âmes, Notre Seigneur lui dit qu’il y en a de cinq sortes : les premiers sont ceux qui travaillent à purifier leurs âmes et pour cela on lui fit demander la pratique des vertus et la grâce d’y persévérer. Les seconds sont ceux que Dieu appelle à la religion afin d’y travailler pour sa gloire et pour le salut du prochain et [388] pour ceux-ci on lui fit demander l’esprit de religion et la grâce d’y persévérer. Les troisièmes sont ceux qui ont vécu saintement en religion pour lesquels on lui fit demander l’augmentation de l’amour de Dieu et de la charité du prochain et le don de persévérance. Les quatrièmes sont les prédicateurs pour lesquels on lui fit demander que Dieu les disposât à recevoir le Saint-Esprit, et qu’Il leur donnât les mêmes dons qu’Il a donnés aux apôtres. Les cinquièmes sont ceux qui sont anéantis en eux-mêmes et qui ne vivent plus qu’en Dieu et pour Dieu, et pour ceux-ci on la fit prier qu’on les laissât longtemps à l’église pour la consoler et édifier par leurs exemples, prières et instructions.

.Chapitre 12. De la charité et mansuétude vers les pauvres, et de l’aumône.

La sœur Marie voyant quelqu’un de ces amis qui était fort rude aux pauvres et qui leur faisait plusieurs reproches, disant à l’un qu’il gagnerait bien sa vie, à l’autre qu’il était en bon point, etc. : « Prenez garde, lui dit-elle, à ce que vous faites. Il est vrai qu’il y a beaucoup de mauvais pauvres, mais il arrivera peut-être qu’en disant ces choses [388v] vous vous adresserez à quelque pauvre honteux que vous affligerez et attristerez, et alors le mal que vous ferez sera plus grand que tout le bien que vous auriez jamais fait par toutes vos aumônes. »

Un homme considérable étant mort à Coutances, pendant que le corps était dans l’église cathédrale, la sœur Marie se sentit plusieurs fois pressée de dire pour lui le Gloria Patri. Et comme elle voulait encore dire autre chose, il lui fut dit qu’elle ne dirait que cela tant que le corps serait présent. Après elle demanda pourquoi elle l’avait dit tant de fois. Notre Seigneur répondit que c’était pour signifier que quand les personnes de qualité, comme était celui-ci, servent Dieu, Il en est beaucoup plus glorifié que de ceux qui sont de moindre condition. On lui dit aussi que celui-ci avait restitué par ses aumônes tout ce qu’il avait mal pris dans la judicature et qu’il avait encore bien donné du sien. Ensuite on lui ordonna de dire plusieurs prières pour lui.

Un jour, se plaignant du bruit que faisaient les pauvres dans l’église de Coutances disant : « C’est grand [pitié]. Quand ils sont aux portes à demander l’aumône, ils disent, “nous prierons Dieu pour vous”, et voilà les belles prières qu’ils font ! » Notre Seigneur lui dit : « Ils demandent [389] malédiction pour ceux qui leur dénient l’aumône corporelle et spirituelle qu’ils sont obligés de leur donner. » [390-391]

.Livre 10. Contenant beaucoup de choses très utiles touchant l’humilité et plusieurs autres vertus. De la perfection. Du don de prophétie et des miracles.

.Chapitre 1. De l’humilité de la sœur Marie.

Dieu ayant dessein de faire un haut édifice de sainteté et de perfection en l’âme de la sœur Marie, y a jeté des fondements très profonds. Car outre qu’Il l’a fait naître dans un village d’un pauvre laboureur et qu’Il l’a réduite dans une condition la plus vile du monde tel qu’est celle d’une possédée, Il a mis en son cœur une humilité si profonde, si solide et si admirable que je n’ai jamais vu, ni lu, ni entendu rien de semblable. Car je puis dire avec vérité et sans aucune exagération que tout ce que j’ai lu dans les livres de plus excellent de cette vertu me semble peu de chose [391v] en comparaison de ce que j’ai vu et reconnu par une longue expérience en cette fille, qui en ce sujet aussi bien qu’en plusieurs autres a surpassé incomparablement par ses dispositions et par ses actions toutes les paroles des hommes les plus savants et les plus éloquents. C’est pourquoi tout ce que je pourrai écrire sur cette matière ne sera qu’une ombre de l’humilité très parfaite que le Fils de Dieu a établie dans son âme.

Jamais personne n’a eu autant de mépris et de haine au regard du plus grand ennemi qui se puisse imaginer, que la sœur Marie en a eu au regard de soi-même. Jamais ambitieux n’a tant aimé l’honneur et appréhendé le mépris, comme la sœur Marie a abhorré celui-là et chéri celui-ci. Les mépris, confusions et ignominies sont ses délices, et l’honneur, l’estime et les louanges sont ses supplices. Elle a toujours fait ce qu’elle a pu pour se tenir cachée et inconnue. Aussi a-t-elle été plus de quarante ans en la ville de Coutances, sans être connue de personne pour ce qu’elle était, que de ceux en la garde desquels la divine Providence l’a mise.

Elle n’a point manifesté les dons très particuliers que Dieu lui a faits et les choses très extraordinaires [392] qui se sont passées en elle, que quand Dieu l’y a forcée. C’est pourquoi ayant appris d’elle toutes les choses que j’ai écrites, un jour comme je la voulais remercier de me les avoir dites, elle rejeta fortement mes remerciements en me disant : « Remerciez Notre Seigneur et sa sainte Mère, car s’il était en mon pouvoir de ne parler point de toutes ces choses, je n’en parlerais jamais ni à vous, ni à personne. Mais Notre Seigneur et sa sainte Mère m’y contraignent. S’il y a quelque chose de bon en ce que je dis, il n’est pas de moi, car de rien il ne vient rien, et je suis le néant des néants. »

Dieu lui a imprimé dès son enfance une claire connaissance de sa faiblesse et de sa fragilité et une très basse estime et très grande défiance de soi-même, témoin ce qu’elle dit étant encore en son village, comme il est rapporté au premier livre de sa vie. Quand elle entendait parler de quelque fille qui s’était laissée tromper et qui était grosse, elle s’affligeait et pleurait extraordinairement « parce que, disait-elle, je ne suis pas plus capable de me garder du mal que celle-là. C’est pourquoi [392v] puisqu’elle est tombée, je suis bien assurée d’y tomber aussi. » Quand elle entendait parler de quelque personne qui était trompée par les illusions de l’esprit malin, elle en avait grande compassion : elle priait Dieu pour elle avec grand soin et s’affligeait beaucoup parce que cela redoublait la frayeur qu’elle avait d’être trompée. « Hélas ! disait-elle, les larmes aux yeux, qui peut m’assurer que je ne sois pas trompée, puisqu’il y en a tant d’autres qui le sont. »

Section 1. Les trois partages des enfants d’Adam qui contiennent une belle instruction sur la connaissance de soi-même.

Un jour après la sainte communion, durant le temps des sortilèges, se trouvant tout enivrée de l’Amour divin et de consolations célestes, elle commença à dire à Notre Seigneur par un mouvement extraordinaire : « Attendez, je vous prie, j’ai peur de m’en faire accroire et de m’attribuer ce qui ne m’appartient pas. Faisons des partages afin que chacun sache ce qui est à lui et ne s’approprie rien et ne dérobe rien du bien d’autrui. Prenez ce qui est à vous et me donnez ce qui est à moi.

– Oui dà, dit le Fils de Dieu, [393] Je m’en vais vous donner ce qui vous appartient. Vous avez trois partages. Le premier est le néant duquel vous êtes tirée. Le second c’est le péché, car de vous-même et comme fille d’Adam vous êtes capable de toutes sortes de péchés et même vous n’êtes rien que péché. Le troisième est l’Ire de Dieu et les peines éternelles qui sont dues aux péchés que vous auriez commis, si Dieu ne vous en eût préservée. Voilà ce qui est à vous. Tout le reste est à moi, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de bon en la nature, en la grâce, en la gloire, m’appartient. »

Depuis cela, quand Notre Seigneur lui dit : « Vous êtes ceci, Je vous donnerai telle ou telle grâce, Je vous ferai telle ou telle faveur », elle lui répond aussitôt : « Attendez, je vous en prie ; je m’en vais un peu voir mes partages. Mon premier partage est le néant, le second est le péché, le troisième est l’Ire de Dieu et les peines éternelles. Au reste je suis l’ouvrage de vos mains : l’ouvrier qui a fait un ouvrage ou le peintre qui a fait un tableau, le peut embellir, orner et enrichir comme bon lui semble. Aussi vous ferez de votre ouvrage [393v] tout ce qu’il vous plaira. À vous seul en sera la gloire. Pour moi, je proteste en la face du ciel et de la terre que je n’ai rien de quoi je me puisse glorifier, sinon le néant, le péché, l’Ire de Dieu et les peines éternelles. »

Section 2. Notre Seigneur lui dit ses louanges, qui appartiennent aussi à tous les enfants d’Adam et qui contiennent une plus grande explication des trois partages.

L’an 1652, sur la fin du mois de juin, la sœur Marie récitant son rosaire devant Notre Dame du Puits en l’église cathédrale de Coutances, la Sainte Vierge lui dit : « Allez à mon Fils et le priez de vous donner ce que je lui ai demandé pour vous. »

Elle s’en va à Notre Seigneur en esprit et lui dit : « Ma mère m’a commandé de venir vers vous afin que vous me donniez, s’il vous plaît, ce qu’elle vous a demandé pour moi.

— Oui, dit-il, elle a demandé que je vous donne des louanges et voici celles que j’ai à vous donner. »

à même temps, il lui dit ces paroles : Terra deserta et inaquosa, Terre sèche et déserte471. Ensuite, Il lui dit encore celle-ci : Terra miseriae et tenebrarum ubi umbra mortis sedet et nullus ordo, sed sempiternus horror inhabitat472. Et par après, il ajouta ce qui [394] suit : Desolata est civitas, denigrata est super carbones, Cité pleine de désolation qui est plus noire que les charbons473. « Voilà vos louanges, dit Jésus-Christ, et les louanges de tous les enfants d’Adam. »

– Je ne sais pas ce que cela veut dire, dit la sœur Marie.

– Allez-vous-en à ma Mère, elle vous l’interprétera. »

Elle vient à Notre Dame qui lui explique toutes ces paroles en cette façon : « La terre sèche et déserte, dit-elle, c’est le néant, dans lequel il n’y a rien du tout, ni bien ni mal, et c’est là votre origine, votre appartenance et tout ce que vous avez de vous-même. La terre misérable et ténébreuse où il n’y a aucun ordre, mais rien que l’ombre de la mort et une horreur éternelle, c’est la coulpe originelle. L’ombre de la mort signifie l’enfer dont elle est la source. Et cette horreur éternelle c’est l’Ire de Dieu avec toutes ses malédictions dont elle est la cause. Voilà l’héritage que vos parents vous ont laissé. La cité pleine de désolation et plus noire que les charbons, c’est l’enfer qui est la demeure qu’ils vous ont préparée. Voilà [394v] les louanges qui vous appartiennent et à tous les enfants d’Adam. Voilà de quoi ils peuvent se glorifier. »

Section 3. Elle a une très basse estime de soi-même, un très grand mépris et haine de soi-même. Actes merveilleux d’humilité.

« Nous devrions, dit-elle, nous mettre sous les pieds de toutes les créatures, même inanimées et insensibles, parce qu’elles n’ont jamais offensé Dieu. Au contraire, elles regardent toujours fixement sa très adorable Volonté pour lui demander ce qu’il lui plaira qu’elles fassent et pour suivre parfaitement ses ordres. »

Elle a une si basse estime de soi-même qu’elle a été longtemps en des étonnements sensibles que tout le monde ne lui jetait de la boue et ne lui crachait au visage, et quand elle rencontrait quelqu’un qui la saluait en passant, elle en demeurait surprise et confuse, et elle avait un mépris et une haine si grande au regard de son corps, qu’elle priait Dieu qu’après [395] sa mort de lui permettre de la venir déterrer pour la jeter à la voirie.

Elle dit que quand il lui vient quelquefois en la pensée de baiser la terre pour s’humilier et qu’elle est en un lieu où il y a bien du monde qui peut-être s’en moquerait et en ferait des railleries qui offenseraient Dieu, elle regarde en soi-même et connaissant qu’il n’y a point de terre plus basse et plus contemptible474 que celle de son corps, elle baise secrètement sa main.

L’an 1646, le 8 janvier, elle dit à Notre Seigneur : « Vous avez tant promis la fin et elle ne vient point. L’arrêt est prononcé contre le péché, et nous ne voyons point de fin. » Le Fils de Dieu répondit : « Ici tout est passé et tout est à venir, comme si un seigneur avait alloué un palais à faire, à charge que l’architecte n’en aurait rien que tout ne fût fait, le palais étant achevé sans qu’il eût rien touché, tout y serait passé quant à l’ouvrage et tout y serait à venir quant à la récompense. Il en est [395v] ainsi de vos souffrances. »

Elle dit à Notre Seigneur : « Quand vous visiterez votre ouvrage, si vous y trouvez des défauts, c’est moi qui les ai commis par mégarde ou par fragilité. Je vous prie de m’enseigner ce qu’il faut faire ou souffrir pour les réparer. Que si l’ouvrage vous agrée, je vous demande pour récompense qu’il vous plaise me faire connaître si je vous suis agréable. Pour votre paradis et vos délices, je ne les demande pas. S’il vous plaît [de] m’envoyer au néant, cela m’est indifférent, puisque je vous serai inutile. Mais je vous demande une grâce, qui est de bénir le désir que j’ai de vous adorer de vous louer et de vous rendre grâces, en sorte que quand je serai anéantie, ce mien désir succède en ma place pour toute éternité. »

Section 4. Elle aime d’être avertie. Sa plus grande joie est d’être méprisée et son plus grand tourment d’être honorée.

« Si je trouvais une personne, dit-elle, avec une grande vérité, qui me fît connaître quelque tromperie ou péché en moi, je baiserais la terre par où il passerait. [396] Je vous conjure, disait-elle à quelqu’un, si vous en voyez, de me les faire connaître et de me dire ce que je dois faire. Autrement vous serez chargé devant Dieu de tous les péchés qui en procéderont, faute de m’avoir avertie. »

Elle dit qu’elle n’a jamais porté envie à la condition de personne, qu’à celle d’une pauvre fille possédée qui était d’auprès Valognes, parce qu’elle parlait toujours fort mal à propos, de sorte que tout le monde se moquait d’elle quand elle parlait. Car la sœur Marie disait en soi-même : « Oh ! Que voilà une bonne garde à l’humilité. » Elle dit aussi que ses trois bonnes amies sont : le mépris, la confusion et l’ignominie.

Elle dit qu’elle met l’humilité à se réjouir du mépris que l’on fait de soi et que pour son regard, sa plus grande joie est d’être méprisée comme son plus grand supplice est d’être loué. Quelqu’un lui disait là-dessus : « Pourquoi seriez-vous fâchée que l’on estime en vous les choses que Dieu y a mises ?

– Et pourquoi m’appeler à cela ? dit-elle. Que l’on fasse donc séparation de ce qui est à Dieu et de ce qui est à moi et qu’on loue Dieu de ce qui est Sien, sans m’y comprendre. Car en moi il n’y a rien que le néant [396v] et le péché qui m’appartiennent.

– Mais vous dites de si belles choses, répliqua-t-il.

– Ce n’est pas moi qui les dis, répondit-elle, je ne suis qu’un laquais qui porte des lettres ou plutôt je ne suis rien du tout, et de rien il ne peut rien sortir. » 

Durant le temps des maléfices, elle vit son bon ange en esprit qui marchait avec elle. Elle lui demanda : « Où allons-nous ?

– Nous allons à Dieu.

– Je vous prie, quand nous serons venus, priez-Le qu’Il me pardonne mes péchés.

– Ce n’est pas, dit-il, ce que j’ai à faire.

– Et quoi donc ? Répliqua la sœur Marie.

– Nous dirons que nous venons de défricher des terres stériles et de les labourer en froment. »

Alors, entendant cela, qui était à sa louange, elle entra dans une sainte colère contre son bon ange et lui dit par un mouvement et saillie qui faisait bien voir son état et connaître sa profonde humilité : « Tu n’es pas un ange, mais un diable, puisque tu me tentes d’orgueil, va et ne reviens jamais. »

Ce même ange parut après, avec Notre Seigneur, et lui dit : « Eh bien suis-je un diable ?

– Aussi pourquoi me donnez-vous des louanges, lui répondit-elle, puisque vous savez que je hais tant l’honneur. »

Elle a été un temps que quand elle entendait à l’église chanter à la fête de quelque saint martyr : Gloria et [397] honore coronasti eum, elle pleurait et s’affligeait beaucoup disant : « Comment, quelle pitié est-ce que cela ! Que l’Église est cruelle ! Elle martyrise encore une fois les saints en les louant et en leur demandant des couronnes d’honneur et de gloire. N’ont-ils pas été assez tourmentés sans leur faire encore souffrir de nouveaux tourments ? » Ce qu’elle disait dans une grande simplicité et vérité, croyant qu’on ne pouvait pas faire souffrir un plus grand supplice aux saints que de leur parler d’honneur et de gloire.

Dans le voyage qu’elle fit à Notre Dame de la Délivrande en 1644, elle passa en revenant par chez Monsieur de Camilly, là où étant un jour à table et souffrant une très grande peine de l’honneur qu’on lui faisait, elle disait à Notre Seigneur, les larmes aux yeux : « Où sommes-nous ? Allons-nous-en. Quel moyen de souffrir tous ces honneurs !

– Ne voulez-vous pas, lui dit-Il, que Je recueille ici mes rentes, c’est-à-dire l’honneur qu’on me doit ? Car on me doit honorer partout où Je suis. Un roi et une reine sortent de leur palais et vont se promener sur le bord de la mer, entrent dans une saline475. Ils y demeurent longtemps. Les courtisans voyant qu’ils ne reviennent pas, les vont chercher en cette saline, demeurent tout autour, la tête nue. Si cette saline pouvait parler et qu’elle dit : “Qu’est-ce que tous ces gens-là cherchent ici ? Hé, qu’ai-je affaire de leurs honneurs ?” On lui dirait : “Ce n’est pas vous qu’ils cherchent, c’est le roi et la reine.” S’il n’y avait ni roi ni reine, les courtisans ne seraient point ici. Vous êtes cette saline. »

Elle hait tant l’honneur qu’elle a un désir beaucoup plus grand d’être délivrée de l’estime des hommes que d’aller en paradis.

Avant qu’elle partît de Coutances pour aller à Notre Dame de la Délivrande, Notre Seigneur lui dit : « Vous irez par un chemin d’épines et vous reviendrez par un chemin de roses. Mais pourtant l’odeur ne vous en sera guère agréable. » Les roses signifient la charité avec laquelle elle fut reçue et honorée en plusieurs lieux où elle passa, mais l’odeur ne lui en était pas agréable à cause que l’honneur y était mêlé.

Section 5. Tout ce qui tourne à son honneur lui sert à confusion et à tourment.

Elle assure que toutes les choses qu’on a écrites [398] d’elle lui sont à confusion et à peine comme un crime atroce qu’elle aurait commis et qu’elles lui causent plus d’affliction que lorsqu’elle était accusée de sortilège.

Un jour, se plaignant à Notre Seigneur de ce que toutes les choses qu’Il lui dit intérieurement se tournent en amertume et désolation pour elle et de ce que ceux qui la visitent et la font parler de ces mêmes choses augmentent sa peine et sa douleur, Il lui dit : « Voyez-vous ? C’est que Je vous ai trompée. J’avais promis de convertir votre eau en vin et J’ai converti votre vin en eau, car je fais que toutes les choses qu’on vous dit qui vous devraient consoler vous afflige. Il est vrai pourtant que J’ai converti votre eau en vin, car toutes vos afflictions sont comme de fort bon vin qui vous nourrit et fortifie pour vous faire marcher plus promptement par votre voie.

– Mais, disait-elle (parlant de ceux qui la vont voir auxquels Dieu l’oblige de se cogner et de manifester ce qu’Il lui dit et ce qui se passe en elle, dont elle souffre beaucoup de peine), c’est grand pitié de tout ce que ces gens-là me font et comme ils me tourmentent : [398v] ils ne viennent ici que pour m’affliger. Je sais bien ce que je ferai désormais. J’atténuerai tant que je pourrai toutes ces choses et ferai tout mon possible pour les en dégoûter.

– Vous vous trompez bien, dit le Fils de Dieu, car toutes ces industries dont vous vous servez sont comme autant de liens par lesquels vous vous attachez et liez davantage la croix qu’ils vous ont mise sur le dos, parce que les moyens par lesquels vous pensez leur ôter l’estime de ces choses la leur augmentent davantage. »

Elle dit avec un très profond sentiment de vérité que la manifestation des choses susdites lui cause un plus grand tourment que ceux qu’elle a soufferts de la part des démons dans la possession, de la part des sorciers dans les sortilèges, de la part de l’enfer durant les cinq ans qu’elle y a été et de la part de ces quatre grands maux dont il a été parlé ailleurs, qui l’ont tant affligée. « Il est vrai, dit-elle, que quoique j’aie demandé à Dieu la délivrance du mal de douze ans, je ne L’ai jamais prié de m’ôter ces autres maux, mais je Le supplie souvent de me délivrer de ceux qui écrivent et manifestent ces choses. »

Un jour parlant à Notre Seigneur et lui faisant encore ses [399] plaintes contre ceux qui la visitent et qui lui témoignent quelque estime, elle disait : « Pourquoi est-ce qu’ils me donnent tant de peine, pourquoi me tirent-ils de ma solitude ? Oh ! S’ils savaient le tourment qu’ils me donnent ! » « Quel tourment vous donnent-ils ? » répondit le Fils de Dieu.

Alors toute animée, elle commença à parler en cette façon : « Tout ainsi qu’un homme qui serait au fond de la mer désirerait qu’on l’en tirât, tout de même je désire ardemment d’être délivrée de l’honneur et de l’estime des hommes.

– Tout de même ? dit Notre Seigneur, comme par étonnement !

– Oui, répliqua-t-elle, tout de même. Et tout ainsi que celui qui serait dans une basse fosse chargée de chaînes, dans des ténèbres affreuses et parmi des bêtes venimeuses, désirerait en sortir, tout de même je désire sortir de la connaissance de ces gens-ci. »

Elle continua encore ainsi : « Comme un homme qui serait bien sain et qui aurait été sept jours sans boire et sans manger désirerait le repas, tout de même je désire retourner dans ma solitude. » Elle ajouta : « Comme celui qui serait dans une fournaise ardente désirerait en sortir, tout de même je désire [399v] sortir de l’honneur et de l’estime des hommes. Enfin, ainsi que celui qui serait pendu à un gibet de cent coudées de haut, ne pouvant mourir et étant exposé à la risée de tout le monde, désirerait qu’on le détachât, tout de même je désire sortir des louanges que ces hommes me donnent.

– Tout de même ? dit Notre Seigneur.

– Oui, répondit-elle, tout de même. »

Section 6. Elle a affection pour ceux qui la méprisent et aversion pour ceux qui l’estiment. Les louanges sont du poison et plus dangereuses que les médisances.

L’an 1647, le 24 août, comme l’on rapporta à la sœur Marie que quelqu’un la méprisait et disait du mal d’elle, aussitôt elle sentit grande tendresse pour lui et à l’instant se ressouvenant d’un autre qui lui avait rendu de l’honneur, elle sentit une grande amertume de cœur au regard de lui. Elle demanda à Notre Seigneur d’où venait cela qu’elle avait si grande tendresse [400] pour ceux qui lui voulaient du mal et une si grande aversion pour ceux qui lui voulaient du bien.

« La raison en est bien naturelle, lui dit la Sainte Vierge. Dites-moi ! Si deux personnes voulaient contribuer à votre nourriture et que l’un vous donnât du pain qui fût selon votre goût et l’autre vous présentât des bêtes venimeuses pour vous nourrir, auquel des deux seriez-vous plus obligée ? » Le pain ce sont le mépris et les blâmes, et les bêtes venimeuses ce sont les honneurs et les louanges. Ceux qui s’en nourrissent en demeurent empoisonnés. La plupart en meurent et les autres en sont bien malades. Le moyen de ne s’en mourir point est de les référer toutes à Dieu à qui seul appartient tout l’honneur et toute la gloire.

« Mais ce pain qui est de si bonne nourriture est-il trouvé de tous de bon goût ? dit la sœur Marie.

– Non, dit la Sainte Vierge, car les malades n’en sauraient prendre, parce qu’il est trop rude et si on le leur présente, ils le rejettent. Deuxièmement les délicats le trouvent de fort mauvais goût, et s’ils en prennent, il leur cause de très grandes douleurs à l’estomac parce qu’ils n’ont pas assez de chaleur naturelle pour le digérer. [400v] Mais ceux qui sont bien sains et qui travaillent fortement à leur salut en font une très bonne digestion et en sont bien nourris. »

Une autre fois, demandant à la Sainte Vierge pourquoi elle souffrait tant de la part de ceux qui la visitaient et qui en attiraient d’autres, elle lui fit cette réponse : « Si l’on prenait un poisson dans l’eau et qu’on le mit sur l’herbe, en serait-il bien aise ?

– Non sans doute.

– C’est pour cela que ceux-ci vous affligent tant, parce qu’ils vous tirent de votre élément qui est d’être cachée, inconnue et méprisée et qu’ils vous mettent en évidence. »

L’an 1643, il vint un certain homme à Coutances qui traita la sœur Marie avec beaucoup de mépris. Quinze jours auparavant qu’il vint, elle n’avait aucune connaissance qu’il dût venir. La Sainte Vierge lui dit : « Il vous viendra bientôt de bonnes nouvelles d’un autre lieu.

– Quelles bonnes nouvelles ? dit-elle. N’est-ce pas que ces gens (parlant de ses amis qui la devaient venir voir) se changeront et ne me donneront plus de peine ?

– Non, répondit Notre Dame, ce n’est pas cela. Mais il vous viendra des nouvelles qui vous seront très agréables. »

Enfin cet homme vint qui l’alla voir et qui usa de beaucoup de mépris et [401] de menaces au regard d’elle : ce qui la réjouit si fort qu’elle assurait que depuis vingt ans elle n’avait eu de semblable consolation. Elle pleurait de joie et en fût pendant huit jours si remplis et dans des sentiments si extraordinaires de réjouissance que l’excès de la joie l’empêchait de dormir et avec cela elle avait une affection sensible pour cet homme. « Voilà, se disait-elle, mon grand ami, celui-là. » Ensuite elle demanda à Notre Seigneur d’où venait que ses amis qui lui témoignaient tant d’affection et de charité l’affligeaient et que celui-là la réjouissait.

« Si quelqu’un, lui dit-Il, prenait un petit ver de terre, le tirant de son petit trou et qu’il le mît sur un tapis de velours pour le considérer et admirer et qu’il en vint quelque autre qui le rejetât sur la terre, lequel des deux lui ferait plus de plaisir ? Vous êtes le ver de terre. Ceux-là vous mettent sur le tapis de velours et celui-ci vous renvoie en la terre. Voilà pourquoi vous avez affection pour lui et aversion pour les autres. »

Ensuite de cela, durant cette grande joie, une nuit ne pouvant dormir, elle pria Notre Seigneur de lui dire [401v] quelque chose.

« Oui, dit-Il, je m’en vais parler à votre cœur. Écoutez, si vous disiez à la terre, c’est-à-dire à l’or et à l’argent qui ne sont que terre : Ô terre que vous êtes heureuse, vous entrez dans les cabinets des rois vous êtes leur trésor, vous montez sur leurs têtes, vous faites leurs couronnes.” Si elle avait l’usage de raison, elle vous répondrait : “Mon bonheur n’est pas en cela, mais de demeurer en mon centre qui est le lieu de mon repos.” Si vous disiez à l’eau : “Ô eau, que vous êtes heureuse : vous entrez en la coupe des rois, vous êtes mêlée avec leur jus, ils vous convertissent en leur substance, vous devenez toute royale” ; si elle pouvait vous répondre, elle vous dirait : “Qu’ai-je affaire de tous ces bonheurs ! mon repos et mon bonheur est d’être dans mon élément. Si vous disiez au feu : “Ô feu pourquoi êtes-vous si dévorant, pourquoi consumez-vous ainsi toutes choses ? Attendez, la fin du monde n’est point encore venue”, il vous répondrait : “C’est le grand désir que j’ai de retourner à ma sphère qui fait que je consume tout ce qui m’empêche d’y monter”. Ainsi, dit Notre Seigneur, le vrai humble ne désire que le mépris, la confusion et l’ignominie. C’est là son centre, sa sphère et son élément.

Et c’est ici la pierre de touche pour connaître [402] la vraie humilité d’avec la fausse et imaginaire, dit la sœur Marie.

– La fausse humilité, dit Notre Seigneur, est quand un homme promet d’endurer pour l’amour de moi l’ignominie et le mépris, et que dans les occasions, il fait tout le contraire. L’imaginaire est quand un homme se persuade qu’il est prêt à souffrir toutes sortes d’humiliations et qu’il s’imagine pour cela qu’il est humble quoiqu’en effet il soit plein de superbe. » Les passions du vrai humble trouvent leur repos dans le mépris comme la terre en son centre, les sens y trouvent le leur comme l’eau dans son élément, et l’esprit réfère à Dieu promptement toute louange, tout honneur et toute gloire, et ne trouve point de contentement qu’en la seule gloire de Dieu, et il veut consumer tout ce qui l’empêche d’arriver là.

Section 7. Notre Seigneur cache dans son sein la petite violette qui est la sœur Marie.

Un jour elle vit le roi se promener dans ses parterres et qui marchait sur des violettes très belles et très odoriférantes, entre lesquelles s’étant baissé, il en prit une et la mit dans son sein. Ce que voyant [402v] plusieurs lys, roses et autres belles et grandes fleurs, elles s’en scandalisèrent, disant que si le roi avait à cueillir quelques fleurs, ce devait être des leurs qui étaient plus grandes et plus belles. L’œillet qui voyait tout ce qui se passait disait que le roi était le maître de son jardin et qu’il était libre de faire de ces fleurs tout ce qu’il lui plairait. Et après cela cette figure fut expliquée en cette manière.

Le roi c’est Notre Seigneur. Les violettes sont les âmes humbles, méprisées du monde et quelquefois de basses conditions auxquelles Dieu fait quelquefois des grâces signalées et extraordinaires dont les personnes qui sont grandes et vertueuses à leurs yeux se scandalisent et n’en pouvant souffrir, les persécutent et couvrent d’opprobre. L’œillet représente les personnes simples et qui craignent Dieu, lesquelles en ont compassion et s’efforcent de les défendre et consoler. Tout ceci s’entend de la sœur Marie qui a été persécutée par des personnes qui faisaient profession de la vertu. [403]

.Chapitre 2. De la haine extrême qu’elle a contre l’honneur.

Elle a une haine inconcevable contre l’honneur. Un jour Notre Seigneur lui disait : « Vous haïssez beaucoup l’honneur. Je vous veux accorder ensemble.

– Non, dit-elle, je ne veux point d’accord avec lui.

– Mais l’honneur, répartit le Fils de Dieu, est mon homme de chambre qui m’accompagne partout et je ne veux pas qu’il y ait de haine entre mes domestiques. Je désire vous réconcilier ensemble.

– Point du tout, dit-elle, je ne veux jamais de réconciliation avec l’honneur. » Notre Seigneur lui parla ainsi afin que par ses réponses l’on connaisse ses dispositions. Un religieux de grande vertu ayant écrit à la sœur Marie une lettre dans laquelle il se plaignait de la propre excellence et estime de soi-même, la priant de demander à Dieu qu’Il le gardât de cette tentation, comme elle eut [403v] entendu la lecture de cette lettre, elle dit à Notre Seigneur : « Mais que veux dire que ces grands personnages se plaignent de leur propre excellence ? Ceux qui enseignent les autres ne savent-ils pas bien qu’ils ne sont rien ?

– Oui, lui répondit-il, ils savent bien cela, et me réfèrent les grâces qu’ils ont reçues de moi. Mais néanmoins chacun d’eux pense ainsi en soi-même : “Encore suis-je l’instrument de Dieu et un instrument libre qui pourrait résister.” Et par ces pensées ils prennent quelques complaisances en eux-mêmes et en l’honneur qu’on leur fait et de leur dire qu’il faut fouler l’honneur aux pieds et l’avoir en horreur, c’est comme qui dirait à un homme qu’il essuyât ses souliers avec de la soie, car les honneurs et applaudissements sont doux comme de la soie, de laquelle ils ne peuvent pas facilement se persuader qu’il faille toucher ses souliers.

– Je vous assure, disait-elle là-dessus, que je ne voudrais pas toucher mes souliers de l’honneur, car pour faire cela [404] il y faudrait toucher avec mes mains. Mais j’y voudrais sauter avec mes pieds pour l’écraser comme un serpent. Oui, disait-elle une autre fois, j’aurais horreur et mal au cœur de toucher mes souliers de toutes les louanges, honneurs et gloire de ce monde, car je les regarde comme autant d’ordes bêtes. On ne voudrait pas toucher ses souliers de crapauds, de mourons, etc., car on empoisonnerait ses mains, mais on sauterait dessus encore. On n’en prendrait pas la peine si ce n’était pour s’en défendre. » Elle assure qu’après le péché, il n’y a rien qu’elle haïsse tant que l’honneur et que si elle voyait l’enfer d’un côté et l’honneur de l’autre et qu’il fallut nécessairement qu’elle choisît l’un où l’autre, elle se jetterait plutôt en enfer que d’adhérer à l’honneur.

Un jour comme elle désirait grandement la mort par un mouvement qui ne venait pas d’elle et qu’elle chantait à la louange de la mort tous les cantiques qu’elle pouvait s’imaginer [404v] elle vit son bon ange qui lui dit : « Quand vous mourrez, nous vous viendrons quérir en carrosse.

– Non, non, dit-elle, je n’en veux point.

– Pourtant vous en aurez un, lui répliqua son bon ange.

– Nenni, répondit-elle, si ce n’était qu’il en vînt un pour quelque autre, car en ce cas je pourrais me mettre au derrière du carrosse où les laquais se mettent ou le bagage.

– Nous en avons un pour chaque âme en particulier.

– Je n’en veux donc point du tout », répartit-elle. Et alors elle perdit le désir qu’elle avait de mourir et par conséquent d’aller au ciel. C’est cette même haine qui lui a donné dégoût pour son psautier qu’elle aimait tant, parce qu’environ sur le commencement de l’année 1650, Notre Seigneur lui dit les versets 14 et 15 du Psaume 44 qui parlent de gloire et de grandeur et qu’Il les lui expliqua comme il a déjà été dit476.

Section 1. Le dernier degré de la haine de l’honneur.

L’an 1645, le 27 janvier, Notre Seigneur lui fit trois [questions][405] :

« Voici la première. Répondez-moi, lui dit-Il, lequel choisiriez-vous, ou d’être levée pour rendre service à votre frère que vous lui devez, pour aller à l’église et faire vos prières comme vous avez de coutume, ou bien de demeurer au lit ?

– Il est bien aisé de répondre à cela. Le premier est agréable, je choisirais le dernier qui est plus difficile.

– Voilà la deuxième question, dit Notre Seigneur. Lequel choisiriez-vous, ou que Moi et ma Mère demeurassions dans votre cœur où nous sommes ou que nous en sortissions et que les diables y entrassent ? »

Elle dit : « Il n’y a pas de comparaison, car Votre présence remplit l’âme de consolation : Vous écoutez les requêtes et les répondez favorablement. Au contraire, les diables remplissent le cœur de rage et de furies, et la mémoire d’horribles images, l’imagination de sales représentations. Il faut être toujours en travail. Assurément je choisirais la présence des diables comme la plus pénible, croyant que par ce moyen je ferais une chose plus agréable à Dieu. »

Notre Seigneur dit : « Voici la troisième question. C’est ici que Je m’en vais bien vous faire taire. Dites-moi, si [405v] ma divine Volonté commandait à toutes les créatures de vous rendre tous les honneurs qui lui sont dus et qu’elle vous commandât de loger en votre maison tous ces honneurs et de vivre avec eux, que feriez-vous ? »

Elle dit : « Il m’est impossible de répondre à cela.

– Parlez, parlez, car il faut répondre.

– Je ne saurais, dit-elle.

– Pourquoi, dit Jésus-Christ, répondez-vous maintenant si vous voulez renoncer à la divine volonté plutôt que d’accepter l’honneur.

– Je ne saurais, dit-elle maintenant répondre à cela. » Pour cette raison elle se mit à pleurer.

« Mais pourquoi haïssez-vous tant l’honneur, puisque vous aimez tant la vertu. En cela vous montrez que vous avez peu de raison, car c’est renverser l’ordre d’autant que la vertu engendre l’honneur et la gloire, comme le péché engendre la honte et la confusion. Vous aimez la vertu et haïssez le péché, et cependant vous haïssez les enfants de la vertu et aimez les enfants du péché. Y a-t-il de la raison à cela ? L’honneur suit la vertu, comme l’ombre le corps. Si quelqu’un mettait l’épée à la main pour tuer son ombre, ne serait-ce [406] pas un insensé ? Si l’ombre pouvait parler, elle dirait : “Pourquoi me voulez-vous détruire ? Si vous ne pouvez me souffrir, fuyez donc la lumière et vous cachez dans les ténèbres.” L’honneur et la gloire vous en pourraient autant dire. Pourquoi donc les haïssez-vous tant ? 

– Je n’en sais point la raison, dit-elle, mais je sais que je les hais d’une haine mortelle et irréconciliable. »

Alors Notre Seigneur dit : « J’en sais bien la raison, moi : une âme qui est morte à soi-même et qui demeure dans son néant, connaît que la gloire et l’honneur n’appartiennent qu’à Dieu seul et qu’elle n’est que néant, et péché, à qui il n’est rien dû que le mépris, la confusion et l’ignominie. Elle les aime et les embrasse comme une chose qui lui est due et elle demeure paisible avec eux. En cela vous faites comme ferait une bonne religieuse à qui son abbesse commanderait de sortir de son monastère pour s’en aller dans un camp de soldats débauchés. Ce qui lui serait commandé lui serait impossible. Vous haïssez autant [406v] l’honneur comme cette religieuse aurait cela en horreur. C’est pourquoi il vous est impossible de l’accepter. »

Section 2. Ce qu’elle dit aux autres porte à l’humilité.

Une des plus grandes et des plus certaines marques qui fait discerner dans les âmes l’esprit de Dieu d’avec l’esprit malin, c’est que tout ce qui procède de celui-ci enfle les cœurs et les porte à la vanité et à l’orgueil, et au contraire tout ce qui provient de celui-là abaisse les esprits et les porte à s’humilier et à se mépriser. C’est ce qui fait connaître manifestement que l’Esprit de Dieu possède la sœur Marie, l’anime et parle par elle. Car tant s’en faut que les choses mêmes les plus avantageuses que l’Esprit dont elle est conduite lui fait dire en certaines occasions à diverses personnes leur soient matière de vanité et vaine gloire, qu’au contraire elles leur impriment une très basse estime d’eux-mêmes. [407] Je pourrais rapporter quantité de preuves de cette vérité, que je sais de science certaine. Mais j’en mettrai ici une seulement qui est bien remarquable.

Un père de la Compagnie de Jésus477 très considérable par un très grand nombre de qualités très excellentes dont Dieu l’a enrichi, prêchant le carême à Coutances, allait voir tous les jours la sœur Marie et prenait tant de satisfaction à l’entendre parler de Dieu qu’il y passait souvent les trois ou quatre heures. Ayant reconnu le trésor qui était caché en elle, il la pria un jour de demander à Dieu pour lui la grâce de ne l’offenser jamais mortellement et elle promit de faire tout ce qu’elle pourrait pour cela. La nuit suivante, ce bon père faisant réflexion sur la demande qu’il avait faite, entra en de grandes inquiétudes, parce que l’on accordera, se disait-il en lui-même, ce que je désire ou non. Si on me le refuse, cela me causera peut-être un désespoir ou du moins [407v] une très grande peine le reste de ma vie ; si on me l’accorde, je crains d’en tirer vanité. Ayant passé la nuit dans ces peines et le matin étant venu, il alla trouver la sœur Marie pour la prier de ne point faire ce dont il l’avait priée, lui déclarant son inquiétude et ce qu’il appréhendait. Mais elle lui dit que cela était fait, qu’elle avait présenté sa requête à Notre Seigneur et qu’il l’avait accordée et qu’il ne devait point craindre la vanité sur ce sujet, parce que les dons de Dieu la détruisent au lieu de la faire naître et de la fomenter. Elle lui dit encore qu’il prît garde et même qu’il essayât si cette grâce que Dieu lui faisait de l’exempter du péché mortel lui causerait quelques sentiments contraires à l’humilité, et que si cela était, qu’il tînt pour certain que la chose n’était point de Dieu, mais du diable. Ce qu’il fit, mais il expérimenta bien qu’il ne pouvaient venir d’ailleurs que de Dieu. Aussi plusieurs années après, il m’a assuré beaucoup de fois qu’il ne voulait point d’autres preuves de la sainteté de la sœur Marie, que les effets de grâce très particuliers qu’il avait ressentis en lui-même par son moyen. [408]

.Chapitre 3. De plusieurs autres choses qui montrent l’humilité, en quoi elle consiste et qu’elle a une infinité de degrés.

L’âme qui est morte à soi-même, dit un jour Notre Seigneur à la sœur Marie, connaît que l’honneur, la gloire et les louanges appartiennent à Dieu seul et que la honte, l’ignominie et le mépris lui sont dus. Elle les aime, les embrasse et vit paisiblement avec eux et c’est en ceci que consiste la vraie humilité. La Sainte Vierge lui dit toujours qu’il y a une infinité de degrés d’humilité à raison de quoi personne ne peut arriver au dernier et qu’elle-même n’y est pas parvenue, parce que son humilité est bornée et finie, et que le souverain degré d’humilité ne se trouve que dans le petit ver de terre qui est son Fils lequel a dit de soi-même : Ego sum vermis et non homo478, d’autant qu’il n’y a que Lui qui se soit humilié infiniment et qui soit descendu jusqu’au fond de l’abîme de l’anéantissement dont la profondeur est infinie, et que celui qui désire l’humilité doit [408v] regarder ce petit ver de terre et s’efforcer d’aller à lui et de s’en approcher autant qu’il pourra. »

Section 1. L’humilité comprend deux choses : la connaissance de Dieu et de soi-même et c’est le plus court chemin pour arriver à la perfection. Qui a l’humilité a toutes les vertus.

En l’année 1643, quelqu’un s’étant recommandé par lettre à la sœur Marie qu’il croyait être un prêtre et qu’il qualifiait ainsi dans sa lettre, ne la connaissant pas personnellement, Notre Seigneur lui dit comme elle priait pour lui : « Oh ! qu’il vous a bien nommée le Saint Prêtre. Le Saint Prêtre voilà votre nom. C’est votre esprit qui s’est consacré et qui se sacrifie à Dieu, et qui lui a sacrifié avec soi tous ses domestiques et ses servantes qui sont vos sens et vos deux passions, l’irascible et la concupiscible.

– Oh ! mais, dit-elle, ne me parlez point de mon esprit, car je ne veux point d’autre esprit que vous.

– Aussi suis-je votre esprit, dit le Fils de Dieu : le vôtre n’est plus [409] en vous, car il s’est sacrifié. C’est Moi qui suis votre esprit et le saint prêtre qui est en vous. Oh ! Qu’il s’est bien adressé en s’adressant au saint prêtre, car je suis le saint Prêtre qui me suis sacrifié Moi-même. Puisqu’il s’est adressé à Moi, je veux lui donner quelque chose. Demandez-moi quelque chose pour lui.

– Je vous prie de lui donner ce qui est convenable pour votre gloire et pour son salut.

– Cela est trop général, répliqua Notre Seigneur, je veux lui donner quelque chose de particulier.

– Et quoi ? dit la sœur Marie.

– C’est un enfant, je le bénirai, mais il a besoin d’humilité, demandez-moi pour lui une vraie humilité, laquelle comprend deux choses : la première est de Me connaître, la deuxième est de se connaître soi-même, car plus on Me connaît, plus on se connaît soi-même, et en se connaissant soi-même on devient humble et à mesure qu’on s’avance dans la connaissance de soi-même ou s’avance dans Ma connaissance.

– Quelle prière voulez-vous que je fasse, dit la sœur Marie, pour vous demander cela.

– Dites, répliqua-t-il, dix fois le Pater et l’Ave. » Ce qu’ayant fait, Il lui dit, qu’Il [409v] lui donnait l’humilité, mais qu’il fallait néanmoins qu’il coopérât de son côté pour l’acquérir. Celui-ci est mort en grande réputation de piété.

L’an 1646, le 26 février, Notre Seigneur parla ainsi à la sœur Marie : « Oh ! qu’heureuse est l’âme qui se dépouille des ténèbres pour se revêtir du soleil.

– Qu’est-ce, dit-elle, se dépouiller des ténèbres et se revêtir du soleil ?

– C’est sortir de son ignorance et entrer en la connaissance de Dieu. De la connaissance de Dieu procède une lumière par laquelle l’âme se connaît soi-même : plus elle connaît Dieu, plus elle L’aime, et plus elle se connaît soi-même, plus elle se hait.

– Mais comment peut-on connaître, dit la sœur Marie, si on aime Dieu et si on se hait ?

– Par les effets, répartit Notre Seigneur. L’âme qui aime Dieu aime tout ce qu’Il aime et hait tout ce qu’Il hait, et plus elle se hait et plus elle se méprise et s’anéantit. Et voilà le plus court chemin pour arriver à la perfection. »

Un certain ayant prié la sœur Marie de lui obtenir trois vertus, elle s’adressa à Notre Seigneur pour les lui demander. Voici ce que Notre Seigneur lui répondit : « Quelqu’un passant par devant un fruitier demanda au jardinier du fruit de trois arbres de son jardin. Le jardinier lui en donna. Mais n’eût-il pas [410] mieux fait de demander la clef de ce jardin pour prendre de tous les fruits du fruitier à son appétit et pour en manger à son aise ? » Le fruitier sont toutes les vertus. Ne demander du fruit que de trois arbres, c’est ne demander que trois vertus. Il vaut mieux aller au jardinier qui est Jésus-Christ et lui demander la clef du fruitier, qui est la vraie connaissance de soi-même. Celui qui l’a possède toutes les vertus.

La sœur Marie a une forte impression de cette connaissance de soi-même et elle dit que le Fils de Dieu en fait grand état et qu’elle est le vrai chemin qui conduit à la perfection.

Section 2. Notre Seigneur se cogne aux humbles et s’éloigne des superbes. L’Humilité et la Pureté sont les deux bras de l’âme avec lesquels elle embrasse Dieu et le retient avec soi.

La sœur Marie dit qu’un jour Notre Seigneur la mit sur le bord du néant et lui dit : « Demeurez là, car si vous y demeurez, Je viendrai vous y trouver et demeurerai toujours [410v] avec vous. Mais si vous en partez pour aller ailleurs, je n’irai pas vous y chercher. » Ensuite de cela, le démon d’orgueil vint, qui lui brouilla l’esprit de mille pensées de vanité, de superbe et de présomption, ce qui l’obligeait de crier du profond de son cœur : « Ô mon Dieu ! Je ne suis plus où vous m’avez mise, Vous voulez que je sois humble et me voilà la plus orgueilleuse créature du monde. »

Le Fils de Dieu lui répondit : « Vous n’êtes point partie du lieu où je vous avais mise. Vous y êtes encore assurément, mais c’est que le malin esprit vous a jeté de la poudre dans les yeux par toutes ces tentations de vanité pour vous empêcher de voir le lieu là où vous êtes et pour vous troubler et inquiéter. » Il lui a aussi fait connaître que l’âme qui le désire retenir avec soi en sorte qu’il ne puisse jamais s’en séparer, le doit embrasser avec le bras droit de l’humilité et avec le bras gauche de la pureté. 

Section 3. L’humilité et la crainte soutiennent la fragilité.

[411] Un jour Notre Seigneur fit voir à la sœur Marie trois personnes qui marchaient ensemble côte à côte. Celle du milieu était une grande princesse revêtue d’une robe très blanche et très belle. Elle marchait à pas mesurés et avec une gravité modeste et majesté merveilleuse, sans jamais regarder à ses pieds, mais ayant toujours les yeux vers le ciel, fichés sur la divine volonté pour la suivre en tout et partout. Le Fils de Dieu la regardait et disait avec un visage riant : « Ô que vos démarches sont belles, fille du Prince, Vulnerasti cor meum in uno crine colli tui479. » À ses deux côtés, elle avait deux filles qui la soutenaient par-dessous les bras. Quand l’une ou l’autre la laissait aller, elle tombait, car elle ne se soutenait que par leur moyen.

Cette princesse, c’est la fragilité humaine. Lorsqu’elle s’élève à Dieu et qu’elle suit en tout et partout sa divine volonté, ayant toujours les yeux fichés sur elle, alors c’est une grande princesse et c’est d’elle que s’entendent ces paroles : Quam pulchri sunt [411v] gressus tui in calceamentis, filia Principis480 ! Elle est fille du grand Roi qui est Dieu, car lorsqu’elle agit ainsi, son esprit est transformé en Dieu et déifié ! Les deux filles qui sont à ses côtés sont l’Humilité et la Crainte, car c’est sur ces deux vertus que subsiste la fragilité humaine. L’humilité la soutient par le bras gauche, elle prend garde qu’elle ne s’attribue rien que le néant, le péché et l’enfer ; la crainte fait qu’elle ne craint rien du tout que d’offenser Dieu. Si l’une ou l’autre vient à manquer en son office, la fragilité tombe par terre et se souille dans l’ordure du péché, de laquelle néanmoins elle peut être lavée par l’eau de la contrition et séchée par le feu du divin amour. Les péchés véniels sont comme de la poudre sur sa belle robe, qui peut être facilement ôtée.

Ce n’est pas offenser l’humilité que de dire des choses qui sont à son avantage quand on ne les dit pas pour en tirer quelque gloire, mais quelque bien et aux personnes à qui on les doit dire, car la vérité et l’humilité sont toujours bonnes amies. [412]

Un jour la Sainte Vierge lui dit que toutes les âmes qui désirent suivre ses pas qui sont la vraie humilité et obéissance, elle les purifie et les embellit de grâces et de dons célestes afin qu’elles soient plus agréables à son Fils et quand elles s’efforcent de se dépouiller d’elles-mêmes, elle prend plaisir de les revêtir de son Fils qui est la robe nuptiale, laquelle est nécessaire pour entrer aux noces de l’Agneau.

Elle lui dit encore une autre fois que Dieu prend plaisir à feuilleter et à rechercher la vie d’un orgueilleux pour faire connaître tous les péchés jusqu’aux moindres circonstances et les punir sévèrement, mais qu’Il cache et excuse les péchés des humbles et que quand Il trouve l’âme à l’heure de la mort dans un seul degré d’humilité, Il lui est impossible de la perdre tant Il aime cette vertu, et que si elle est en péché, Il lui donne la contrition et la sauve : ce qui est conforme à ces paroles : Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam481. Aussi la sœur Marie assure qu’elle a connue des personnes qui ont été sauvées pour avoir eu un seul degré d’humilité. [412v]

Section 4. Plusieurs motifs d’humilité. Le portrait de la vraie et parfaite humilité.

Un jour la sœur Marie entendant Notre Seigneur, lequel parlant des deux appétits de la partie sensitive, l’irascible et la concupiscible, qu’elle appelle deux passions, les louaient hautement, disant que c’était ses deux capitaines qui avaient remporté tant de victoires, qui avaient tué l’amour-propre et fait mourir tant de péchés : « Je m’étonne, dit-elle, de ce que vous les exaltez tant ! Ce n’ont pas été eux qui ont fait tout cela, ça a été Vous en eux qui avez tout fait.

– Il est vrai, dit-Il, si mon amour divin voulait animer deux de ces bibets482 ou moucherons qui volent en cette chambre, il en ferait autant par eux comme il en a fait par ces deux passions. »

Un autre jour, comme elle parlait à Notre Seigneur de quelque chose qu’elle voulait faire pour l’augmentation de Sa gloire : « Voulez-vous que Je vous fasse voir de quelle façon vous augmentez Ma gloire ? Dites-moi une chose : voilà un petit enfant qui prend de l’eau dans le creux de sa main [413] ou au bout de son doigt et qui la jette dans la mer ; accroît-il de beaucoup l’eau de la mer ? Vos meilleures actions et vos plus grandes souffrances sont un peu d’eau dans le creux de la main, et les autres moindres au bout de votre doigt, une goutte d’eau que vous jetez dans la mer immense de ma gloire. Je vous laisse à penser si vous l’augmentez beaucoup. Il est vrai pourtant que cela M’est fort agréable parce que vous faites ce que vous pouvez. Mais il y en a qui prennent l’eau de la mer et se l’approprient et ceux-là font un grand mal : ce sont ceux qui Me ravissent Ma gloire en se vantant des vertus qu’ils n’ont pas et d’avoir fait les bonnes œuvres qu’ils n’ont pas faites. Il y en a d’autres qui retiennent toute l’eau dans leur main au lieu de la jeter dans la mer et ce sont ceux qui font quelques bonnes actions, mais qui me les dérobent par vanité. »

En une autre occasion, Il lui dit encore [413v] : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite buchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. »

« La vraie et parfaite humilité, dit la sœur Marie, est la fille aînée de Notre Dame. Il n’y a que les parfaits qui la puissent reconnaître : elle est revêtue de drap d’or qui est l’amour et la charité. Elle a le col environné d’un grand nombre de pierres précieuses d’un prix inestimable qui sont les dons et les fruits du Saint-Esprit et les Huit Béatitudes. Elle a les doigts tous couverts de bagues d’or qui sont toutes les vertus. Elle a une chaîne d’or qui fait trois tours autour d’elle, qui sont toutes les grâces ordinaires et extraordinaires qu’elle a reçues de la [414] très Sainte Trinité. Elle tient à sa main droite un grand miroir et à sa main gauche des balances. Quand elle est assise à la contemplation, elle voit dans ce miroir que Dieu est tout et qu’elle n’est rien. Quand elle est debout en action, elle tient ses balances où il y a écrit dans les deux bassins : “Celui qui s’exalte humilie Dieu, celui qui s’abaisse exalte Dieu. Elle ne porte point de couronne en ce monde ici, car elle lui est réservée pour le ciel. Personne ne peut prétendre à son alliance s’il n’est grandement riche et noble parce qu’elle est du sang royal. » Voilà un portrait au vif et une véritable image de ceux qui possèdent la vraie et parfaite humilité.

.Chapitre 4. De l’obéissance. Notre Seigneur lui commande de faire plusieurs petites choses pour l’exercer dans cette vertu. Elle vaut mieux que la dévotion. Contre la propre volonté.

Tous ceux qui connaissent cette bonne fille plus [414v] particulièrement ont toujours remarqué en elle une très prompte, exacte et parfaite soumission à Dieu et à l’Église et à toutes sortes de personnes, autant qu’il lui est possible dans la privation qu’elle porte de sa liberté et de tout ce qui est en elle.

Notre Seigneur lui fait faire quelquefois plusieurs petites choses qui semblent de peu de conséquence et sans beaucoup de fondement, ce qui l’obligea une fois de lui demander pourquoi il en était ainsi : « C’est, lui dit-Il, pour vous exercer à l’obéissance. Toutes ces menues choses faites par obéissance me sont très agréables. »

Un jour de Pâques, étant dans l’église cathédrale, au matin lorsqu’on faisait la procession avec le Saint Sacrement, il lui vint une pensée, si elle devait demeurer dans un certain endroit, là où devait passer le Saint Sacrement et chanter le Regina Cœli, ou si elle devait suivre la procession derrière le Maître autel. Sur quoi la Sainte Vierge lui dit : « Si vous demeurez là, vous aurez de la dévotion, mais si vous suivez la procession vous obéirez à l’Église et l’obéissance est meilleure que la dévotion. » [415]

Une fois, comme la sœur Marie demandait à Notre Seigneur qu’Il lui permît d’aller prier en plusieurs églises, ainsi que faisaient plusieurs autres, Il lui dit qu’elle demeurât là où elle était, puis Il ajouta : « Si vous demandiez à un pauvre mendiant combien il trouve par jour dans la quête qu’il fait en divers endroits et vous ayant répondu qu’il trouve quelquefois dix, quelquefois vingt, quelquefois trente sols, vous lui diriez : “Tenez, voilà une pistole que je vous donne et demeurez en ce lieu-là sans en partir” ; n’est-il pas vrai que cette pistole vaudrait mieux que tous les doubles et deniers qu’il pourrait trouver en divers endroits ? Ainsi un acte d’obéissance est une prière d’or qui vaut mieux que quantité de prières et autres bonnes actions faites par la propre volonté, quoiqu’on les fasse avec dévotion et bonne intention. »

Un autre jour, comme elle parlait à Notre Seigneur de quelqu’un qui priait Dieu avec grande dévotion, qui communiait souvent et faisait plusieurs bonnes œuvres avec bonne intention, mais sans obéissance [415v] et par sa propre volonté, Il le lui fit voir comme ayant un visage d’ange, c’est-à-dire fort beau, et tout le reste du corps, tortu et bossu et contrefait et fort désagréable, et Il lui dit que ce visage d’ange était sa bonne intention et qu’il était ainsi mal fait au reste du corps à cause de sa propre volonté.

Une autre fois, le Fils de Dieu lui voulant faire connaître, et par elle à beaucoup d’autres, combien l’obéissance est une chose excellente, Il lui donna cette comparaison : « Représentez-vous un roi qui a plusieurs favoris qu’il veut gratifier. Pour cet effet il les envoie à son cabinet où il y a quantité de belles pièces d’or. Mais parmi les véritables, il y en a qui ne sont que dorées et non de vrai or, et leur dit à tous : “Choisissez et prenez de mes pièces d’or tant que vous voudrez.” Ils entrent dans le cabinet du roi, mais les plus avisés mènent un orfèvre avec eux par l’entremise duquel ils font un bon choix des pièces de vrai or. Ceux qui y vont sans orfèvre s’y trompent et ne prennent que des pièces dorées, car d’ordinaire celles-ci éclatent plus que les autres. »

Voici l’explication de cette figure : [416] les pièces d’or, c’est la vraie perfection qui consiste à suivre la volonté de Dieu. Les pièces dorées sont les voies de l’amour-propre et de la propre volonté. L’orfèvre c’est le supérieur ou directeur. Quand on se conduit par leurs conseils, on suit infailliblement la divine Volonté et ainsi on choisit les pièces d’or et on s’enrichit en peu temps. Mais ceux qui se conduisent par leur amour-propre et leur propre volonté ne prennent que des pièces dorées et demeurent toujours pauvres.

Section 1. Exemples de l’obéissance.

La sœur Marie étant un jour dans un monastère de religieuses et parlant à la supérieure et à deux autres religieuses, après les avoir entretenues sur l’obéissance et dit que la moindre action faite par obéissance valait mieux presque infiniment que les plus grandes actions faites sans obéissance, comme on vint à sonner Vêpres et que cependant on la voulait faire continuer, Notre Seigneur lui défendit de parler davantage et l’empêcha jusqu’à ce que les Vêpres fussent dites.

Elle a connu un jeune homme fort débauché et qui [416v] est mort à la guerre dans un combat naval, duquel néanmoins Notre Seigneur lui a dit qu’Il lui a donné un acte de contrition avant que de mourir et qu’Il l’a sauvé à cause du respect et de l’obéissance qu’il rendait à sa mère.

.Chapitre 5. Du silence, de la patience, des austérités et de la pauvreté.

L’an 1646, le 26 mai, Notre Seigneur dit à la sœur Marie qu’il y a trois sortes de silences. Le premier, de ceux qui s’abstiennent de parler de bouche, mais qui font un grand bruit à l’intérieur. Ce sont ceux dont les passions se révoltent contre la raison et dont les sens tant intérieurs qu’extérieurs se joignent à l’amour-propre et à la propre excellence et vont à la picorée483 comme une bande de soldats, pour rechercher la renommée et l’opinion de sainteté en cette vie, et en l’autre les couronnes et la gloire, comme aussi ceux qui désirent que Dieu fasse leur volonté plutôt que la Sienne. Ce silence ne conduit point à la perfection. Le second est quand l’âme fait de son cœur un [417] ermitage, et n’y laisse entrer que Notre Seigneur et Notre Dame et toutes choses saintes. Elle commande à ses deux passions de garder la porte : à l’irascible, qu’elle n’y laisse entrer aucun péché, à la concupiscence, qu’elle ne laisse dans la maison que l’amour de Dieu et du prochain. Elle commande à ses sens de garder le silence en prenant de la main de Dieu ce qu’il Lui plaira d’envoyer sans murmurer. Elle commande aussi à tous ses désirs de garder le silence, ne désirant rien que l’accomplissement de sa divine volonté en toutes choses. Elle occupe sa mémoire pour se souvenir des dons que Dieu a faits à la nature humaine et à elle particulièrement pour l’en remercier. Elle occupe son entendement à considérer les grandeurs de la divinité et à l’adorer continuellement, et sa volonté à l’aimer et à s’anéantir, afin de s’approcher plus près de Dieu. Le silence tend à une haute perfection. Ceux qui ne sont pas obligés au premier par leur profession, les paroles vocales proférées par la raison et par charité ne les privent point de jouir des fruits du second qui est celui-ci. [417v] Le troisième est pour ceux que l’Amour divin a tellement anéanti en eux-mêmes qu’il n’y est demeuré que Dieu seul vivant et régnant.

« Il y a trois sortes de patiences, dit un jour Notre Seigneur à la sœur Marie, pour souffrir trois sortes de maux. La première est la patience qui est nécessaire pour supporter les misères et incommodités humaines, telles qu’étaient celles où vous étiez avant les sortilèges et étant encore aux champs. La seconde est la patience des martyrs qui est accompagnée d’un amour enivrant et de douceurs et de consolations très grandes, et c’est celles que je vous ai données pendant le temps de sortilèges. Et en effet en ce temps-là, elle souffrait des tourments si grands que tous ceux qui la voyaient avaient pitié d’elle et priaient Dieu qu’Il la soulageât : mais elle sentait des consolations si excessives et des désirs si ardents de souffrir qu’elle priait Dieu qu’Il exauçât les prières de ceux qui demandaient pour elle du soulagement, entendant par ce soulagement un redoublement des peines : car plus elles redoublaient, plus elle avait de consolation et même elle voyait Notre Seigneur comme un petit enfant en une forme très belle et très [418] agréable un peu éloignée d’elle ; mais à mesure que ses souffrances augmentaient, il s’approchait plus près d’elle. C’est pourquoi elle désirait qu’elles redoublassent sans cesse, afin d’être plus proche de Lui. La troisième patience que je vous ai donnée, dit le Fils de Dieu, c’est la patience divine que moi et ma sainte Mère avons eue en notre Passion, ayant souffert sans aucune consolation, et je vous l’ai donnée pour souffrir les tourments de l’enfer et de ma Passion dans le mal de douze ans que vous avez porté sans aucune consolation. Je vous ai donné ma Passion et ma Patience. »

La sœur Marie admirant un jour ceux qui font de grandes austérités, Notre Seigneur lui dit : « Ceux qui les font sans charité ressemblent aux étiques qui mangent beaucoup et de bonnes viandes, mais qui manquent de chaleur naturelle sans laquelle tout cela se tourne en corruption. »

.Chapitre 6. De l’abstinence de la sœur Marie et comme elle porte au boire et au manger la pénitence du plaisir déréglé que les autres y prennent. De la virginité, de la chasteté, et que Notre Seigneur conseille toujours le plus facile.

[418v] La sœur Marie a été longtemps comme il a été dit, qu’elle ne mangeait que du pain et du beurre dans ses repas, selon l’ordre qui lui en était prescrit de Dieu. En ce temps-là, elle vit un jour sainte Marthe à qui elle dit : « Que ferons-nous à ceci : le beurre me revient à toute heure à l’esprit et dans l’église et partout en mes prières ?

« Quand Notre Seigneur, dit sainte Marthe, souffrait à sa Passion, il n’avait point de beurre, c’est-à-dire de consolation. Il portait ses plaies toutes saignantes. Si vous portiez ainsi les vôtres en vous privant de beurre, vous lui seriez plus conforme et plus agréable. » Ayant ouï cela, elle quitta le beurre entièrement, ensuite de quoi elle s’évanouissait plusieurs fois par jour d’envie qu’elle avait d’en manger.

Depuis cette privation qui fut depuis Notre Dame des Anges jusqu’au jour de sainte Ursule, Notre Seigneur lui fit voir plusieurs belles choses, entre autres, elle le vit un jour tout couvert de plaies qui étaient toutes saignantes, dont elle eut grande compassion et [419] Il lui dit : « Je n’avais point d’onguent pour oindre mes plaies, mais vous m’avez donné du beurre pour les adoucir. » Elle sut par après que les plaies étaient les péchés dont elle s’était chargée et que la peine qu’elle souffrait pour la privation du beurre aidait à en faire la pénitence qu’elle en devait porter pour en obtenir la rémission.

Une fois pendant ce temps-là le Père éternel lui fit voir une table toute couverte de toutes sortes de mets : « Prenez, ma fille, prenez de ces choses et en usez ; car outre la bénédiction ordinaire que je donne à toutes ces choses, Je leur en ai donné une extraordinaire pour votre considération : usez-en donc. »

Mais se voyant en esprit extrêmement élevée au-dessus de tout cela, elle disait en soi-même : « Irai-je me ravaler si bas pour faire le gré de mes sens en mangeant de ces choses ! Je n’en ferai rien. Que mes sens meurent, qu’ils se désespèrent, qu’ils fassent ce qu’ils voudront, je n’en mangerai point. » Elle disait cela sachant bien pour lors que la divine Volonté avait plus agréable qu’elle s’abstînt de ces viandes. [419v]

Mais quelque temps après le jour de sainte Ursule, il se donna un arrêt dans le ciel contre elle, portant que puisqu’elle avait méprisé ces choses et qu’elle les avait mises comme sous ses pieds, elle serait mise au-dessous d’elles et leur seraient assujettie en sorte qu’elle ne pourrait plus s’en défendre ni s’empêcher d’en prendre et d’en manger, mais avec la peine qui est décrite ailleurs où il est parlé de la poire d’angoisse. Elle pria avec grande instance sainte Ursule et toutes les saintes vierges que cet arrêt fût révoqué, mais elles n’y purent rien faire, de sorte que depuis ce temps-là elle a mangé de tout comme les autres. Mais au lieu de la satisfaction que les autres y prennent, il n’y a pour elle que de l’affliction et ainsi elle porte en ceci la pénitence du plaisir que les autres y prennent.

M. Potier ayant un jour invité quelqu’un de ses amis à dîner chez lui et lui parlant de leur façon d’agir et de la pauvreté de leur ordinaire, la sœur Marie dit « qu’ils avaient toujours trois dames à leur table, quand ils prenaient leur repas, à savoir : la pauvreté, qui tenait le haut bout, la simplicité et la netteté ». [420]

« Les Vierges, disait une fois Notre Seigneur à la sœur Marie, sont incomparablement plus précieuses et plus agréables à Dieu que les mariés, comme aussi tous ceux qui vivent en continence. Il est bien plus facile de conserver la chasteté entièrement que d’user du mariage comme il faut, car je conseille toujours le plus facile et ce qui est opposé à mes conseils est le plus difficile. »

L’an 1646, le 15 février, le Fils de Dieu lui fit voir durant la grand-messe l’état de ceux qui se privent des plaisirs licites et de ceux qui se vautrent dans les illicites, sous cette figure : « Si vous jetiez, lui dit-Il, dans un grand chemin des pièces d’or et des pommes pourries, les hommes prendraient les pièces d’or et les pourceaux les pommes pourries et s’en engraisseraient. La chasteté, le jeûne, l’abstinence, la sobriété sont les pièces d’or. Les hommes raisonnables méprisent les pommes pourries qui sont les plaisirs illicites et prennent les pièces d’or avec lesquelles ils achètent la grâce et les vertus qui les conduisent à la vie éternelle. Mais les pourceaux, c’est-à-dire les hommes voluptueux et brutaux [420v] s’engraissent de pommes pourries, se gorgeant de plaisirs infâmes du monde et se chargeant de la graisse des ordures du péché qui les fait descendre en enfer avec les démons qui en sont les pourceaux. »

.Chapitre 7. De la vérité, simplicité et fidélité dans les promesses.

Toutes les vertus se trouvent dans un haut degré dans cette âme, mais surtout on y voit reluire une simplicité si colombine, une naïveté si candide et sincère, une fidélité si exacte en ses promesses et un amour de la vérité si grand et si visible que ceux qui lui ont été plus contraires ont été forcés d’aimer et d’admirer en elle toutes ces vertus. « J’aime la vérité si cordialement, disait-elle, que s’il était possible, je mourrais de bon cœur pour elle et à toutes les heures du jour. »

Un jour, un de ses amis ayant à lui parler d’une affaire importante et usant de quelque préambule et circonlocutions, elle lui dit : « Ôtez-moi toutes [421] ces façons de parler : il faut parler rondement, sûrement et avec une grande simplicité quand on a quelque chose à dire, spécialement entre amis. La vérité est la reine qui doit véritablement prononcer tout ce que l’on doit dire et il faut qu’elle soit accompagnée de l’humilité, de la simplicité, de la sincérité et de la charité. »

Dans une autre occasion, un de ses amis étant tombé dans quelques manquements contre la vérité et fidélité en ses promesses et contre la prudence en ce qu’il avait été trop prompt à croire et embrasser quelque chose qui avait apparence de bien, la Sainte Vierge commanda à la sœur Marie de lui dire ce qui suit : « Notre Dame, lui dit-elle, vous mande qu’elle a permis que vous soyez tombé en ces manquements afin que vous en tiriez trois fruits : le premier, la connaissance de vous-même qui est la mère de l’humilité, car vous devez savoir que si elle ne vous gardait, vous tomberiez dans d’autres fautes bien plus considérables que celle-là. Le deuxième, la prudence, que vous devez avoir à bien discerner et choisir le bien d’avec le mal et n’être point si prompt à approuver ou condamner, à embrasser ou rejeter tout ce qui [421v] d’abord a apparence de bien ou de mal. Le troisième est la fidélité et sincérité que vous devez garder en vos promesses, à l’imitation de Notre Seigneur qui s’appelle Fidelis et verax. Il ne faut pas être facile et léger à promettre. Quand on a promis, il faut garder ses promesses et s’il arrive quelque chose qui y mette empêchement, il faut s’excuser.

« Notre Dame a dit que ces avertissements sont trois poids qu’elle met dans le bassin de votre balance afin de le faire baisser plus bas afin que Dieu soit davantage exalté en vous. Elle a ajouté qu’entre vos poids, celui de la vérité était le plus léger parce que vous promettez trop facilement plusieurs choses au prochain que vous n’accomplissez pas ; que celui de la prudence, après celui de la vérité, est le moins fort parce que vous êtes trop prompt à croire et accepter ce qui vous paraît bon ; que celui de la connaissance de vous-même était le plus pesant, parce que vous êtes plus étudié à connaître ce que vous êtes et que plus vous vous exercerez en ces choses, plus vous appesantirez ces poids qui feront davantage baisser votre balance, au moyen de quoi vous rendrez plus de gloire [422] à Dieu, parce que plus nous nous abaissons, plus Dieu est glorifié en nous, et qu’ainsi vous tirerez un grand fruit de vos défauts. Elle dit encore que c’est en cette manière que toutes choses coopèrent au bien des élus, même leurs défauts. »

Section 1. Elle prie pour la connaissance de la vérité : la fidélité de l’âme au regard de Dieu.

Un jour elle pria le Fils de Dieu de lui permettre de faire quelque vœu pour obtenir la connaissance de la vérité et Il lui ordonna de dire tous les matins jusqu’à ce qu’Il la fît cesser, dix fois le Gloria Patri et Filio, après avoir dit une fois Laudate Dominum omnes gentes484 à genoux et appuyée sur la croix c’est-à-dire sur son lit que Notre Seigneur a nommé ainsi à cause des grands tourments qu’elle y a soufferts. Notre Dame pour ce même sujet fit son vœu et lui ordonna de dire une fois par jour devant l’autel Notre Dame du Puits sa grande Litanie. L’intention de la sœur Marie était de connaître sensiblement la vérité des choses qui se passent en elle ; mais Notre Seigneur lui dit que toutes ces prières qu’on lui avait ordonné de dire étaient pour obtenir de Dieu [422v] que tous les hommes connaissent la vérité éternelle pour l’aimer et honorer, et qu’ils connaissent le péché pour le haïr et détester.

Un jour de l’Assomption de Notre Dame, elle lui ordonna de dire tout le long d’une procession qui se faisait, ces paroles : Hortus conclusus, fons signatus485 et ensuite elle les lui interpréta en cette manière : « Une âme qui est fidèle à Dieu est comme un jardin fermé rempli de toutes sortes de belles fleurs et de bons fruits. Mon Fils prend plaisir d’y faire sa demeure, la comblant et l’enrichissant de toutes sortes de biens. La clôture est une forte résolution de ne faire jamais rien qui déplaise à Dieu. Le parterre, c’est le cœur, les fleurs, [ce sont] les vertus, les fruits les bonnes œuvres. La fontaine scellée [ce] sont les larmes qu’il faut répandre en cette vie ; le sceau c’est l’amour et la charité qui empêche qu’on ne répande des larmes que par langueur pour l’amour de Dieu et afin d’obtenir par charité le salut du prochain. »

.Chapitre 8. Belle instruction sur toutes les vertus.

L’an 1646, le 19 novembre, Notre Seigneur parla à la sœur Marie en cette façon : « Il est nécessaire à toute âme qui désire que [423] Je demeure en elle d’avoir ces vertus suivantes : premièrement, une vraie humilité qui est une belle chambre où je fais ma demeure. Deuxièmement, une vraie connaissance d’elle-même qui est une belle fenêtre par laquelle entre le soleil de sapience pour éclairer la chambre. Troisièmement, une vraie obéissance qui est une belle couche bien ornée dans laquelle je prends mon repos. Quatrièmement, une vraie patience qui est une belle chemise de laquelle je couvre mon humanité. Cinquièmement, une vraie charité qui est un bel habit dont je suis revêtu. Sixièmement une vraie foi et une vraie espérance qui sont le pain et le vin dont je me repaîs. Septièmement, la haine de soi-même qui est une douce musique en laquelle je prends ma récréation. » Et après cela Il dit avec une grande admiration : « Oh ! Oh ! Oh ! Que l’âme est heureuse qui possède le vrai amour de Dieu. Elle me pose la couronne sur la tête et me fait régner en elle. » Ensuite Il ajouta : « Il y a autant de différence entre les âmes vertueuses comme il y a entre les maisons, depuis la plus petite saline486 jusqu’au palais des rois, et les âmes qui n’ont aucune vertu sont comme de vieilles masures [en] ruines où il n’habite que des hiboux et des ordes bêtes. » [423v]

.Chapitre 9. De la perfection. En quoi elle consiste. Son abrégé.

Notre Seigneur dit un jour à la sœur Marie que dans le chemin de la perfection, il y a un grand nombre de degrés à monter pour y arriver : qu’elle consiste à se dépouiller de soi-même et entrer en son néant, que le néant est la maison des parfaits, qu’appeler quelqu’un à la perfection, c’est lui aider à se dépouiller et à s’anéantir et qu’il y a peu de gens qui y arrivent, parce que la plus grande partie meurt en chemin.

L’an 1645, le 14 janvier, Notre Seigneur lui dit : « J’ai un anneau aux doigts qui me blesse, je le jetterai au feu. » Il lui dit que cela s’entendait de tous les ordres religieux de l’un et l’autre sexe qui doivent être purifiés dans le feu de la tribulation. Ensuite il dit d’une voix fort élevée : « Ô ma Couronne ! Les pierres précieuses s’en désunissent et s’en détachent ! » Puis il ajouta que Sa couronne était Sa divinité et que les pierres précieuses sont certaines âmes choisies qui s’unissent à Lui par une droite intention : premièrement, de ne regarder que Dieu seul en toutes leurs actions. Deuxièmement, de n’aimer que Dieu seul. Troisièmement, de ne désirer que Lui seul. Et qui dans cette union se cimentent lorsque se regardant elles-mêmes : premièrement elles se haïssent ; deuxièmement elles se dépouillent ; troisièmement elles s’anéantissent. Et dans ces six choses [424] premièrement ne regarder, deuxièmement n’aimer, troisièmement ne désirer que Dieu, quatrièmement se haïr, cinquièmement se dépouiller, sixièmement s’anéantir, consiste l’abrégé de la perfection par laquelle les âmes se transforment en Dieu et se déifient. Or les susdites pierres précieuses se désunissent et se détachent de ladite couronne lorsqu’elles aiment quelque chose avec Dieu. Ceux qui sont appelés à cette perfection doivent garder dans leur mémoire et étudier le livre qui contient ces six choses jusqu’à ce qu’ils l’aient mangé et converti en leur substance. « Oh ! Qu’il y a bien de la différence, disait Notre Seigneur, avec une grande exagération, d’être revêtu de poussière et de vers ou d’être revêtu du fin or de la Divinité. »

Section 1. Le plus court chemin de la perfection. La grande différence qu’il y a entre ceux qui marchent par ce chemin.

En la même année 1645, le 29 janvier, Notre Seigneur lui dit encore : « Je vous donnerai une chose très bonne aujourd’hui, mais qui n’est nullement belle au voir. » Il dit que c’était une médecine pour guérir l’âme de ses imperfections et un poison pour les faire mourir. « Oh ! Le divin poison ! Les imperfections sont comme une fièvre [424v] lente qui rend l’âme débile et languissante, et qui l’empêche de travailler fortement à la perfection. J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients : donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne. À mesure que l’homme meurt à soi-même, c’est-à-dire à son esprit, à sa volonté, à ses passions et à ses sentiments, il vit de Mon esprit, de Ma volonté, de Mes passions, de Mes sentiments. Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin, et quand cela est, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demander hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. »

La sœur Marie disait aussi que pour arriver à cette mort la voie la plus courte était les souffrances et que plus l’état souffrant est humiliant et anéantissant, plus on croit être éloigné de Dieu, on en est plus proche. Elle disait qu’en cet état la Foi, l’Espérance et la Charité y paraissent comme mortes ; les ténèbres, les craintes, les incertitudes y sont fort fréquentes et quasi [425] continuelles, les défauts mêmes naturels s’y montrent. Dieu passe dans le pur fond de l’esprit et laisse tout le reste en quelque manière à l’abandon et comme à soi-même, et fait Son ouvrage sans que l’âme le sache.

Dans le chemin de la perfection, dit la sœur Marie, il y a autant de différence entre ceux qui cheminent, comme il y a entre ceux qui ont la qualité de nobles, car comme il y a des gentilshommes fort pauvres et d’autres fort riches, ainsi y en a-t-il dans le chemin de la perfection qui ont peu de richesses spirituelles et il y en a qui en ont beaucoup. Mais il y a cette différence entre ceux qui tendent à la perfection et les gentilshommes qu’entre ceux-ci il y a des comtes et des barons, des marquis, des ducs et très peu de rois, car il est impossible que tous soient rois. Mais tous ceux qui tendent à la perfection peuvent devenir rois, car à mesure qu’ils perdent leur vie, ils vivent de la vie de Dieu et quand ils sont tout à fait morts à eux-mêmes, ils ne vivent plus que de la vie de Dieu et pour lors ils sont rois.

Section 2. La meilleure manière de faire ses actions avec perfection. Trois choses dont il se faut garder dans le chemin de la perfection.

[425v] « Faire ses actions ou porter ses afflictions en l’honneur et union de celles de Notre Seigneur, c’est une bonne chose dit la sœur Marie, mais il peut y avoir encore de l’amour-propre parce que offrir ses actions à Dieu en l’union de celle de Notre Seigneur Jésus-Christ c’est en retenir la propriété et ne s’en dépouiller pas entièrement. Mais offrir ce que l’on fait ou ce que l’on souffre en Action de grâces de ce qu’Il a fait ou souffert, c’est le meilleur, car c’est se dépouiller de ses actions et de ses souffrances : c’est donner tout à Dieu sans se réserver aucune chose. Il y a autant de différence entre cette première et cette deuxième manière d’agir comme entre celui qui donne une pistole à son ami et le prierait de la mettre en son trésor avec les siennes pour la lui garder et celui qui dirait : je vous donne cette pistole en Action de grâce d’un tel bienfait que j’ai reçu de vous. »

« Ceux qui marchent dans le chemin de la perfection, disait Notre Seigneur à la sœur Marie, se doivent garder de trois choses : la première, de l’amour-propre. La deuxième, de la propre excellence. La troisième, de Dieu même [426] lequel après que l’âme a vaincu l’amour-propre, la propre excellence et le diable, Il la tente pour l’éprouver et pour lui donner occasion d’exercer son amour envers Lui et croître en grâce. Car pendant qu’elle est en cette vie, il ne faut pas qu’elle demeure sans épreuve et sans exercice. » C’est pourquoi Dieu lui propose, de plusieurs chemins, le plus facile pour l’exercer. Il lui présente des choses avantageuses et agréables qu’Il ne veut pourtant pas qu’elle accepte, mais intérieurement Il lui fait voir Sa volonté ou d’autres choses moins agréables et plus difficiles et l’excite à les suivre et l’embrase d’un amour si véhément que sortant hors d’elle-même, elle méprise la proposition qui lui est faite et redoublant ses pas, marche plus vite à la perfection comme c’est l’intention de Notre Seigneur qui lui est clairement connue, car elle est défaite de l’amour-propre qui l’aveuglait comme quand la sœur Marie vit un jour d’un côté le Père éternel tenant en sa main une coupe pleine de feu et de soufre, d’autre part Notre Seigneur tout environné de délices et de consolations, l’invitant de venir vers Lui pour jouir [426v] de ces consolations. Mais au même temps Il lui fit connaître que la divine Volonté était qu’elle prît cette coupe, etc., ce qu’elle fît comme il est rapporté ailleurs.

.Chapitre 10. Communion, union, transformation et déification.

Notre Seigneur a fait connaître à la sœur Marie qu’il y a quatre degrés d’union de l’âme chrétienne avec Dieu. Le premier s’appelle communion, le second union, le troisième transformation, le quatrième déification.

Le premier est de ceux qui sont tantôt en grâce, tantôt en péché. Ce sont des serviteurs qui vont et viennent, c’est-à-dire qui quittent leur maître après l’avoir servi un temps. Puis étant revenus, ils s’en retournent derechef et demeurent toujours ainsi dans cette inconstance. Cela s’appelle non pas union, mais comme union, quasi-union.

Le deuxième qui s’appelle union est de ceux qui sont en grâce et qui ne retournent point au péché ; figurés par des serviteurs qui se donnent à leur maître pour toujours, mais pour le servir en des ministres communs et ordinaires.

Le troisième qui se nomme transformation est pour les plus avancés, c’est pour les domestiques du roi qui approchent [427] sa personne de plus près et qui participent à la dignité royale représentée par l’eau mêlée avec le vin, laquelle participe beaucoup aux qualités du vin, mais qui n’est pas encore changée entièrement en vin, elle ne s’en peut plus séparer.

Le quatrième qui s’appelle déification, est pour les âmes parfaites. Elle est représentée par le changement entier de l’eau en vin. C’est le lit qui n’en peut plus tenir qu’un ; ce sont les épouses du roi qui entre dans sa couche royale et qui ne sont qu’un avec lui ; Qui adhaeret Deo unus spiritus est487. Dans la transformation l’âme n’est pas encore détruite, elle s’y trouve encore. Dans la déification tout est anéanti ; il n’y a plus que Dieu.

Section 1. La goutte de rosée qui demande de se perdre dans la mer de la Divinité.

L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle : « Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. » Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.

La sœur Marie demanda : « Qu’elle est cette voix ?

– C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée [427v] à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée : mais Je la laisse dans ce divin feu, afin de la purifier encore davantage. » La goutte de rosée montre combien l’âme, pour sainte et parfaite qu’elle puisse être, est petite au regard de la mer immense de la Divinité et ce que Dieu la laisse encore dans ce feu nonobstant la grande pureté qu’elle a déjà, qui est signifiée par la rosée, donne à entendre combien il faut que l’âme soit pure pour être entièrement transformée en Dieu et purifiée.

.Chapitre 11. De son esprit prophétique. Elle connaît l’état différent des âmes. Elle les voit aussi après leur mort.

L’esprit ….488 Les connaissances qu’elle avait des pensées secrètes des hommes, des événements à venir, qui dépendaient de la seule volonté des hommes, etc., étaient en si grand nombre qu’il faudrait un volume entier pour les écrire toutes. …. [428]

Lorsqu’elle priait pour les vivants, elle connaissait leurs humeurs et leurs inclinations, les diverses grâces que Dieu leur faisait, les différents degrés de foi, d’espérance, de charité, et ce, d’une manière très claire.

Elle a été un temps que Notre Seigneur lui faisait voir l’état de tous ceux qui mouraient en la ville, quoiqu’elle ne voulut point y penser, ni le savoir, et elle assure qu’il y en avait beaucoup plus de perdus que de sauvés, et que quelquefois de neuf ou dix, elle n’en voyait qu’un ou deux qui mourussent en état de grâce. Que s’ils étaient morts en la grâce, pendant qu’ils étaient en l’église, elle voyait comme toutes les créatures se réjouissaient, louaient Dieu et le bénissaient : le son des cloches, les chandelles, les images de l’église, le chant des prêtres et toutes les cloches, faisaient paraître une joie incroyable et donnaient mille et mille louanges à Dieu et mille bénédictions aux âmes et aux corps de ceux qui étaient décédés. Mais quand le corps d’un damné était dans l’église, c’était une chose effroyable, disait-elle, de voir ce qui s’y passait. Les chandelles qui étaient autour semblaient autant de foudres qui le voulaient réduire [428v] en cendre. Les images des saints montraient un visage tout enflammé de courroux : le pavé même et les pierres de l’église le voulaient lapider et écraser : le son des cloches et toutes les autres créatures criaient vengeance contre lui. « Vous eussiez dit, voyant le crucifix, qu’il s’allait détacher de la croix pour le foudroyer, et toutes les paroles de l’église étaient autant de malédictions qu’elle fulminait contre lui ! Car l’Église de Jésus-Christ n’ayant point d’autre sentiment que son époux, elle aime tout ce qu’Il aime et hait tout ce qu’Il hait et donne malédiction à tout ce qui est maudit de Lui. » C’est pourquoi quand elle savait que c’était le corps d’un damné qui était dans l’église, elle n’y allait point si elle n’y était contrainte, à cause des choses effroyables qui s’y passaient.

Section 1. Elle discerne l’esprit de vérité dans les âmes d’avec l’esprit d’illusion.

Un jour....

J’ai une connaissance certaine d’un grand nombre de personnes tant hommes que femmes qui passaient pour [429] des saints et des saintes parmi les esprits les plus élevés, desquels la sœur Marie a découvert les illusions et les tromperies tant actives que passives, sitôt qu’on lui en a parlé. Ensuite on a toujours connu que c’était la vérité qui avait parlé par sa bouche et de cela j’en pourrais apporter plus de vingt exemples dont je suis très assuré. Etc.

Section 2. Elle voit la perdition d’une fille mondaine, le salut d’une autre, l’état d’un grand après sa mort.

Elle.... etc.

Section 3. Dieu fait miséricorde à une fille qui s’était noyée, Il suspend le jugement d’un jeune homme qui s’était pendu. Elle voit l’état effroyable du plus méchant homme du monde.

L’an 1647....

L’an 1646.... [430]

Section 4. Elle connaît les pensées les plus secrètes de l’esprit.

Quelqu’un, que je connais particulièrement, ayant dessein de prier la sœur Marie de lui obtenir de son Fils les lumières nécessaires pour se conduire selon Son esprit en certaines affaires qui étaient très importantes à la gloire de Dieu et n’ayant dit la pensée à personne ni même à la sœur Marie, fut bien étonné lorsqu’elle le lui dit et qu’il y pensait le moins. « Notre Dame m’a commandé de vous dire ce que vous avez à faire en telle et telle occasion. Elle vous mande que vous fassiez comme cela », lui disant fort au long comme il devait se comporter, dont il demeura rempli d’admiration et de consolation tout ensemble.

Le même étant en doute de ce qu’il devait faire en une autre occasion et étant allé voir la sœur Marie pour lui proposer la difficulté et qu’elle priât la très Sainte Vierge qu’elle obtînt de son Fils la grâce de connaître et de suivre en cela la très sainte Volonté de Dieu, sitôt qu’elle le vit, auparavant qu’il eût ouvert la bouche pour lui parler et qu’il eût découvert sa pensée à personne, elle lui dit que la Mère de Dieu lui avait ordonné de lui dire telle et telle chose, qui était justement la réponse à son doute.

Sur ce même sujet, voici une chose qui est arrivée à [430] M. Le Pileur pour lors grand vicaire de Monseigneur de Coutances, qu’il a écrite lui-même de sa main en ces termes : « L’an 1645, le jour saint Mathias, étant aux religieuses bénédictines de Valognes et célébrant la sainte messe, je demandai à Notre Seigneur instamment qu’il lui plût, dans le moment que je lui présentais ma requête, de commander à la sœur Marie de lui faire quelque prière pour obtenir de lui deux choses, dont l’une me regardait en particulier pour extirper quelque défaut notable de mon âme ; l’autre était que deux personnes et moi tirassions quelque édification de la lecture ou conférence de la lecture que nous devions faire après-midi, de ce que j’avais écrit touchant les choses qui se passent en elle. Il est à remarquer que pour cacher au malin esprit la prière que je faisais à Notre Seigneur, je tâchais de la faire le plus secrètement qu’il me fut possible, la faisant dans la pointe de mon esprit et ne voulant pas même qu’elle fût connue de mon bon ange, mais de Dieu seul. Étant de retour à Coutances, je demandai à la sœur Marie si Notre Seigneur lui avait point inspiré de faire quelque prière pour moi pendant mon absence qui fut de sept jours. Et elle me dit que le jour saint Mathias, environ sur les huit heures du [430v] matin, Il lui commanda de dire un Rosaire selon mon intention et d’y ajouter trois petites couronnes, et que jamais on ne lui avait commandé choses pareilles. Et quand Il lui fit ce commandement, Il lui dit que cette prière était pour moi et que je la demandais, et Il ajouta qu’Il donnerait du vin à ceux avec qui je conférerais et à moi. Je remarquai que ce commandement lui fut fait à l’heure même que je lui fis ma prière à l’autel. Le Rosaire était pour l’extirpation de ce défaut dont je demandais la victoire. Les trois couronnes étaient pour les trois personnes qui devaient conférer, dont j’en étais l’une, et le vin s’entendait de la grande consolation que nous reçûmes en cette conférence, laquelle dura près de cinq heures, et dont l’issue fut telle qu’un savant homme qui y était et qui était fort tardif à croire aux révélations, dit plus de trois fois qu’il était tout stupéfié des choses grandes et merveilleuses qui y furent dites de la sœur Marie. »

Section 5. Elle prédit les choses à venir.

Depuis que....

Je suis témoin d’un grand don de prédictions qu’elle a faites en divers sujets et touchant plusieurs sortes de personnes, ayant prédit la guérison des uns, la mort des autres quoiqu’ils se portassent bien, la conversion de quelques-uns et la malheureuse fin des autres et une grande quantité d’autres choses qui sont toutes arrivées, ainsi qu’elle l’avait dit, qui seront écrites plus en détail quand il sera temps.

.Chapitre 12. De plusieurs choses miraculeuses que la divine Puissance a opérées par la sœur Marie. Notre Seigneur la vient voir avec sa couronne d’épines.

M. de Juganville ….

L’an 1646, la sœur Marie étant venue à la mission que M. de Renty faisait faire au Bény489....

M. de Than, prêtre missionnaire…

Le révérend père Jean de Cherbourg, capucin, étant sur la mer pour passer en Angleterre et se voyant en grand péril de faire naufrage à cause d’une grande [431v] et furieuse tempête qui s’éveilla, il prit un rosaire que la sœur Marie lui avait donné, le mit dans les flots de la mer, et à même temps la tempête cessa. Son compagnon tout étonné lui demanda ce que c’était que ce rosaire et d’où il était venu, et lui ayant dit la personne qui le lui avait donné, il désira de la voir et vint à Coutances et lui raconta ce qui s’était passé, que j’ai aussi appris du même père Jean de Cherbourg.

Continuation du même sujet.

Je puis attester avec une grande vérité qu’ayant été travaillé environ l’espace de deux mois d’une effusion de sang par les hémorroïdes qui m’en faisaient perdre beaucoup tous les jours et qui m’avaient réduit en une telle faiblesse qu’à peine pouvais-je parler et que les médecins qui ne trouvaient plus d’autre remède que d’y appliquer le feu, j’écrivis à la sœur Marie qui me recommanda à la Sainte Vierge laquelle dit : « Je lui rendrai la santé et il se portera aussi bien qu’il faisait auparavant. » Et en effet au même temps je fus guéri parfaitement comme je l’avais été longtemps auparavant en la même manière d’un pulmoné qui me faisait cracher le poumon après un travail extraordinaire que j’avais eu en une Mission, et une autre fois d’une fièvre continue dont je fus guéri tout d’un coup par les prières de la sœur Marie en la Mission de la Ferté-au-Vidame, et si parfaitement que les médecins et tout le monde fut surpris que j’eusse assez de force pour aller de là en Bourgogne sitôt que je fus guéri et faire une partie du chemin en hiver et à pied et travailler près de dix mois tout de suite et sans relâche dans les Missions d’Autun, de Beaune et de Citry, de la Fère-en-Tardenois. [432]

M. le Curé de Marchesieux, homme de vertu et de piété…

Toute sa vie est pleine de miracles.

Tous ces effets merveilleux et plusieurs autres semblables que Dieu a opérés par la sœur Marie sont bien dignes d’être considérés, mais pourtant c’est bien peu de chose et presque rien en comparaison de tant de miracles très signalés dont toute sa vie est remplie. Quelle merveille est-ce d’avoir été prévenue dès sa plus tendre enfance des bénédictions du Ciel d’une manière si extraordinaire et d’avoir été dès lors instruite de la divine Sagesse d’une façon si merveilleuse, conduite de Sa main, protégée de Sa puissance, préservée de tant d’horribles précipices qu’humainement parlant il lui était impossible d’éviter ainsi qu’il a été rapporté au premier livre. Quel miracle de charité de demander que toute la rage et la malignité des sorciers tombe sur elle afin de garantir les autres filles des effets diaboliques de leurs maléfices. [432v] Quel miracle de l’amour divin d’avoir imprimé dans l’esprit de cette fille des désirs si ardents de souffrir pour Dieu et le prochain qu’à peine Dieu même pût lui donner autant de souffrances qu’elle en désire porter ! Quel miracle de la même charité d’avoir demandé avec tant d’instance et de persévérance à souffrir l’Ire de Dieu et tous les supplices de l’Enfer pour préserver son prochain, et quel miracle de force et de patience de les avoir portés en effet et d’avoir subsisté plusieurs années au milieu des embrasements effroyables de l’Ire de Dieu et des feux dévorant de l’abîme infernal et de tous les tourments qui y sont ! Mais surtout quel miracle d’avoir demeuré l’espace de douze ans dans cet autre enfer tout nouveau que l’Amour divin a fait pour elle, qui était tel, qu’elle assure que pour chaque heure de ses douze ans elle aurait souffert de bon cœur autant d’années des peines de l’enfer et que Notre Seigneur lui a dit que s’Il ne l’y avait conservé par un même miracle, elle y aurait été consumée aussi promptement qu’une paille au milieu d’une fournaise ardente. d’où il faut conclure qu’il s’est fait en elle autant de miracles très signalés qu’il y a de moments en ces douze années.

Je ne parle point de ces échanges et de [433] cette permutation admirable de sa volonté en celle de Dieu, qui est la source de toutes les choses merveilleuses qui se sont passées en elle, lesquelles tendent à cette conversion générale qu’on lui a promise tant de fois, qui est le miracle des miracles.

C’est pourquoi l’an 1654, le jour de la Pentecôte, après qu’on lui eut fait dire pendant toute la matinée de très belles prières, l’Amour divin lui dit : « Je vous fais aujourd’hui le don des miracles ! » Ensuite elle souffrit des peines qu’on ne peut exprimer. On lui dit que c’était pour le salut des pauvres pécheurs dont on lui promit la conversion, et on lui fit entendre que cette conversion était le don des miracles et qu’elle était exprimée en ce verset du Psaume XXII de la version de Mr Desportes :

Tu prépares devant mes yeux

Une table en mets abondante

Malgré mes mortels envieux

Marris de ta grâce évidente.

Puis bénin le chef m’engraissant

D’une huile d’odeur souveraine

De breuvage réjouissant

Tu rends ma tasse toute pleine490.

C’est-à-dire, par une bonté et miséricorde infinie, vous me donnez toutes les âmes sans rien réserver.





[433v, page blanche, fin du ms. principal491]

.ABRÉGÉ DE LA VIE ET ÉTAT DE MARIE DES VALLÉES492.

.Chapitre 1. Des choses principales qui se sont passées en elle depuis sa naissance jusqu’en l’an dix-neuvième de son âge493.

Copie page 1 de l’original. Marie des Vallées est née en basse Normandie en la paroisse de Saint-Sauveur Lendelin, diocèse de Coutances, à deux lieues proches de ladite ville, en l’an 1590 le 15 de février. Son père était un pauvre laboureur, nommé Julien des Vallées ; sa mère s’appelait Jacqueline Germain, de la paroisse de Saint-Pellerin de Cas, proche la ville de Carentan. Elle n’a eu aucune instruction au lieu de sa naissance ni de la part de ses parents, qui n’étaient pas méchants, mais fort ignorants, ni de la part d’aucune autre personne. Car ceux qui devaient travailler au salut des âmes en cette paroisse faisaient profession de les perdre et étaient en réputation de la plus haute malice et impiété qui puisse être : à raison de quoi l’ignorance des choses du salut et les plus horribles vices y régnaient au dernier point. La virginité y était tellement en opprobre et la chasteté si décriée que l’on avait persuadé au simple peuple qu’il y avait des supplices en l’autre monde pour les filles qui ne se mariaient point et qu’il valait mieux pour celles qui n’avaient494 point de parti, [qu’elles] eussent des enfants de quelque façon que ce fût [2495] [plutôt] que de n’en avoir point du tout. Jugez de là quel exemple et quelle instruction pour cette pauvre fille.

Mais Notre Seigneur qui l’avait choisie de toute l’éternité pour faire en elle choses grandes a voulu Lui-même être son maître, son directeur et son protecteur, car 1° il l’a instruite Lui-même d’une façon extraordinaire ; 2° il l’a mise et conduite de bonne heure dans la voie par laquelle il avait dessein de la faire marcher ; 3° il l’a prise en sa protection spéciale comme nous verrons maintenant. Ce sont trois choses à considérer dans le premier état de la vie de la personne dont j’ai ici à parler, c’est-à-dire, depuis sa naissance jusqu’au temps de sa possession qui a été à l’âge de 19 ans. Ce sont trois marques bien visibles de l’élection très particulière que la volonté en a faite.

J’ai dit premièrement que Dieu l’a instruite lui-même et d’une façon merveilleuse, pour ce que dès les premières années de son enfance il a imprimé en son âme toutes les vertus chrétiennes en un haut degré.

1. Il lui a donné dès lors un très grand désir de suivre en tout et par tout sa très adorable volonté, ce qu’elle a toujours accompli très fidèlement, n’ayant aucune connaissance d’y avoir jamais manqué, et lui Dieu lui faisait en ceci une très merveilleuse faveur, car lorsqu’il se présentait quelque occasion où elle était en doute de ce qu’elle avait à faire, elle avait recours à la prière de cette façon : « Mon Dieu, disait-elle, je ne désire autre chose que de faire votre sainte volonté, si telle chose vous est agréable, donnez-moi le moyen et la grâce de la faire ; sinon ôtez-m’en la volonté et y mettez empêchement. » Ensuite de quoi elle se trouvait remplie d’une grande affection pour les choses que Dieu voulait d’elle et avait facilité de les faire. Au contraire elle sentait une forte aversion pour celles qui ne Lui étaient pas agréables, et même elle était quelquefois empêchée extérieurement de les mettre en exécution.

2. Notre Seigneur lui a donné une dévotion très singulière au regard de la bienheureuse Vierge à laquelle elle avait recours en tous ses besoins, mais surtout elle la suppliait de la prendre en sa protection pour ce qui regardait la pureté et pour la préserver de tout ce qui y est contraire. « Je regardais, dit-elle, la divine volonté comme ma règle et la très Sainte Vierge comme ma mère et ma protectrice. »

3. Celui qui est toute charité lui communiqua une charité très sincère et très cordiale vers le prochain, qui la faisait vivre de telle sorte, tant au regard de ceux avec qui elle demeurait qu’au regard de ses voisins, qu’elle ne donnait jamais sujets de plainte à personne ; au contraire, elle gagnait le cœur de tout le monde, car elle prenait un grand soin de n’incommoder et de n’offenser personne ni de fait ni de parole. Lorsqu’elle voyait quelques-uns en discorde, elle n’avait point de repos qu’elle n’eut procuré leur réconciliation, se servant pour cet effet de plusieurs industries que l’esprit de Charité lui inspirait ; enfin elle s’efforçait de faire à un chacun tout le bien qui était en son pouvoir, aussi tous ses voisins l’aimaient tant que lorsqu’elle fut réduite par la possession en état de ne pouvoir plus gagner sa vie, ils se cotisèrent volontairement à la nourrir. [4]

4. Le Roi des Vierges lui grava dans le cœur une si grande affection pour la pureté, que l’erreur publique qui était en ce pays-là parmi le peuple lui ayant fait croire qu’il était nécessaire que toutes les filles fussent mariées, elle pria Notre-Seigneur de lui donner quelqu’un avec qui elle put vivre dans une entière pureté et conserver parfaitement sa virginité ; en suite de quoi lorsqu’il se présentait quelqu’un qui la recherchait en mariage, elle faisait cette prière : « Mon Dieu, si c’est celui que Vous m’avez choisi pour vivre avec lui en la façon que je vous ai demandée, donnez-moi la grâce de l’aimer autant que vous voulez que je l’aime ; sinon, faites que je l’aie en aversion. » Incontinent après elle sentait une grande aversion au regard de celui-là ; et ainsi au regard des autres qui s’offraient pour la rechercher.

5. L’Esprit de Dieu lui imprima dans l’âme une haine indicible contre l’honneur et un amour incroyable de l’abjection et du mépris avec une très basse estime de soi-même. C’est ce qui la faisait pleurer amèrement lorsqu’elle entendait parler de quelque fille qui était tombée en faute : « Hélas, disait-elle, je suis bien assurée que ce malheur m’arrivera, parce que je sais bien que je ne suis pas moins fragile ni moins capable de faillir que les autres. »

6. Celui qui s’appela dans les Écritures fidelis et verax lui donna une forte haine du mensonge et de tout ce qui est contraire à la sincérité, à la simplicité et à la candeur et une puissante inclination pour la vérité en ses paroles et fidélité en ses promesses. Lorsqu’elle avait promis quelque chose à quelque autre petite fille de ses compagnes, elle n’avait point de repos qu’elle n’eut accompli sa promesse. [5]

J’ai dit en second lieu que Dieu l’a fait entrer et conduite de bonne heure dans la voie par laquelle il avait dessein de la faire marcher, qui est une voie de souffrances ; car il a commencé dès son enfance à l’exercer dans la patience. Elle avait onze ou douze ans lorsque son père mourut ; depuis sa mort elle endura les misères et incommodités d’une très grande pauvreté jusque là qu’elle s’est vue plusieurs fois réduite à n’avoir pas du pain à manger. Sa mère s’étant remariée, elle tomba sous la tyrannie d’un beau-père qui était un homme barbare et furieux, lequel maltraitait extrêmement sa mère ; et non content de cela il déchargeait aussi souvent sa rage sur elle, et quoiqu’elle ne lui donnât aucun sujet du tout, il la battait à coups de bâton avec tant de cruauté qu’il la rendait toute noire et meurtrie de coups. Et néanmoins elle n’a pas laissé de prier Dieu pour ce tigre avec tant d’instances qu’elle a obtenu son salut de la divine miséricorde. Sa mère voyant cela l’obligea de sortir d’avec elle et de chercher quelque lieu à se mettre en qualité de servante, mais elle trouva encore pire, quoiqu’en une autre manière ; car on la mit dans une maison qui était un vrai enfer et dont le maître et la maîtresse étaient pires que deux démons, menant une vie que je n’ose mettre sur ce papier, tant elle est horrible et abominable. Pendant que Sœur Marie demeura dans cette maudite maison, elle y souffrit des peines que Dieu connaît, mais elle en sortit le plus tôt qu’il lui fut possible.

J’ai dit en troisième lieu que Dieu l’a prise en sa protection spéciale, ce qui se voit [6] manifestement par le soin qu’il a eu de la conserver parfaitement dans la pureté virginale au milieu de plusieurs horribles dangers où il a permis qu’elle se soit rencontrée afin de l’en délivrer miraculeusement. Toutes ces choses font voir très clairement que cette personne est en la main, en la direction et en la protection de Dieu dès le commencement de sa vie d’une manière qui n’est pas commune. Ce qui se verra encore davantage ci-après.

.Chapitre 2. De la manière en laquelle la Sœur Marie a été possédée corporellement des malins esprits et comme elle a été persécutée par les sorciers

La Sœur Marie ayant demeuré en trois ou quatre maisons pendant quelques années en qualité de servante revint enfin dans la paroisse de sa naissance et se retira chez son tuteur, là ou elle fut recherchée de plusieurs jeunes hommes qui la voulaient épouser. Entre autres il y en eut un à qui ses parents la voulaient donner en mariage ; mais elle l’ayant rebuté comme les autres, il eut recours à une sorcière qui depuis ayant été convaincue de sortilège fut brûlée à Coutances ; elle lui donna un charme qu’il jeta sur la S [œur] M [arie], ainsi qu’il est rapporté ailleurs, pour l’obliger à l’aimer et à l’épouser ; ensuite de quoi elle s’en retourna chez elle horriblement malade, là où étant arrivée elle tomba comme pâmée et commença à jeter des cris et hurlements effroyables, et à souffrir des tortures et des supplices si violents et si continuels qu’elle m’a assuré que pendant trois ans qu’elle demeura aux champs depuis cet accident, elle ne croyait pas avoir dormi une heure de temps. [7]

Cependant ses parents qui ne connaissaient pas la qualité de son mal la menèrent chez un homme qui se mêlait de donner des remèdes aux malades qui s’adressaient à lui, lequel l’eût perdue si Dieu ne l’eût délivrée du précipice sur le bord duquel elle se trouva, et ce par une merveilleuse industrie qu’il lui inspira, au moyen de laquelle se voyant affranchie de la gueule de ce lion elle sortit de sa maison aussi saine pure et entière que les trois enfants de la fournaise de Babylone. Mais ce dragon enrageant de ce que cette proie lui était ainsi échappée de ses griffes, il lui jeta un charme très violent, car c’était un magicien et qui vivait en cette réputation. Ce charme avait deux effets : l’un au regard de la S [œur] M [arie] pour la pousser et presque forcer à retourner chez cet homme diabolique et avec tant de violence et de rage qu’afin d’y résister elle se frappait à grands coups et s’arrachait les cheveux de la tête. L’autre effet était au regard d’une vieille femme qui était sa tante qui l’accompagnait partout, et qui était pour lors couchée en un même lit avec elle (car ce fut la nuit que ce sortilège fut donné) à savoir de l’endormir si profondément qu’il fut impossible à la S [œur] M [arie] de l’éveiller ni [en] criant, ni en la pinçant, ni en la tournant de côté et d’autre. Cette pauvre fille ne trouvant aucun remède à un si horrible mal fut inspirée d’avoir recours à son refuge ordinaire qui était la très Sainte Vierge. Elle lui adresse donc ses prières et fait vœu de l’aller saluer en sa chapelle de la Délivrande proche de Caen et au même temps la bonne femme s’éveilla et la S [œur] M [arie] fut entièrement délivrée de la malignité de ce charme. [8] Tous les moyens humains qui furent employés pour la soulager dans les maux extrêmes qu’elle souffrait étant sans effet, on commença à douter qu’ils ne procédassent de l’opération du diable. Là-dessus, on la mène à Coutances, on la présente à son évêque qui était pour lors Monsieur de Briroy. Il la fait exorciser. On y voit toutes les marques d’une véritable possession. Il envoie quelques-uns dans sa paroisse pour faire information de sa vie et de celle de ses parents, afin de reconnaître si eux ou elle [n’] avaient point donné sujet à l’esprit malin de la posséder, soit en la lui donnant par quelque colère, soit en commettant quelque autre faute, en punition de laquelle Dieu aurait permis ou ordonné cette affliction sur les père et mère et sur la fille. Mais après un soigneux examen, on ne put rien trouver de semblable. On continue donc à l’exorciser : on reconnaît toujours de plus en plus qu’elle est possédée. Ce qui a été confirmé en diverses occasions là ou elle a été exorcisée en grec et en hébreu par Monseigneur l’archevêque de Rouen et par plusieurs grands docteurs qui tous ont affirmé que la possession était véritable ; et depuis par l’ordre des Supérieurs je l’ai aussi exorcisée en grec, et quoique les démons ne répondissent pas en grec, néanmoins ils répondaient conformément à ce qu’on leur demandait, et faisaient exactement tout ce qui leur était enjoint de la part de Dieu et en vertu de l’autorité de l’Église. Durant les exorcismes cette bonne fille était travaillée et tourmentée étrangement par les sorciers qui lui jetaient tous les jours quantité de charmes, ainsi qu’il est rapporté ailleurs. [9]

En ce même temps, il arriva que les démons ayant dit dans l’exorcisme qu’ils sortiraient un certain jour et ne l’ayant pas fait, comme on leur demanda la cause, ils répondirent que c’était un certain homme qu’ils nommèrent et qu’ils accusèrent d’être sorcier qui y mettait empêchement. Il ne faut pas croire pour cela que cet homme fût sorcier, mais Dieu permit ceci au démon, pour faire naître une nouvelle occasion de souffrance à la S [œur] M [arie]. Car cet homme qui était puissant, sachant ce qui avait été dit de lui, entra dans une grosse colère contre la S [œur] M [arie], s’en va à Rouen, l’accuse au parlement d’être sorcière et prévient si bien les juges qu’ils la mettent en prise de corps. Son évêque ayant appris ces nouvelles n’attend pas qu’on la vienne prendre, mais l’envoie lui-même à Rouen là où elle fut conduite par ses parents. Au premier gîte qu’elle fit sur le chemin, qui fut au château de la Motte appartenant à Monseigneur de Coutances, on lui jeta durant la nuit un horrible sortilège tendant à la corruption, et à lui faire perdre le trésor incomparable de la virginité, afin de la faire passer pour une infâme et de la marquer d’une qualité qui est inséparable de la sorcellerie, savoir de l’impudicité, et par ce moyen de persuader plus facilement aux juges [10] qu’elle était sorcière lorsqu’ils sauraient qu’elle ne serait pas vierge ; et en effet ce fut à cette fin qu’ils ordonnèrent qu’elle serait visitée, ainsi qu’il est raconté plus amplement en un autre lieu, afin de reconnaître si elle était vierge, sachant bien que la virginité et la qualité de sorcière ne compatissent point ensemble ; mais cette ordonnance ne servit qu’à faire connaître sa très parfaite pureté et le soin que Dieu prenait de la garantir de tous les artifices et malignités de l’esprit immonde ; car quoique ce sortilège la fît beaucoup souffrir il n’eut pourtant point l’effet que prétendait le magicien qui le lui jeta, non plus qu’un très grand nombre d’autres qui lui furent donnés par les sorciers et dont elle fut travaillée l’espace de cinq ans en diverses manières, car leurs effets étaient tous différents.

Étant arrivée à Rouen, elle se rend prisonnière et y demeure six mois dont elle en fut six semaines en la prison de la cour d’Église, et le reste dans la prison du Parlement, là où (ainsi qu’il est écrit en un autre lieu) elle endura des confusions, des ignominies et des tourments qui ne se peuvent dire, mais enfin, quoique les juges eussent été beaucoup préoccupés et puissamment sollicités de la condamner comme sorcière, la vérité néanmoins surmonta la calomnie, en sorte que le parlement la déclara innocente et la renvoya à son évêque pour être exorcisée. [11]

La voilà de retour à Coutances. On y recommence les exorcismes, et parce qu’elle ressentait encore des effets du sortilège qu’on lui avait baillé en allant à Rouen au château de la Motte, l’exorciste commanda au diable en vertu de Jésus-Christ de détruire lui-même son ouvrage et de faire cesser la malignité du charme ; mais il répond que la fille n’en sera point délivrée et que même elle ne boira ni ne mangera que le magicien, qui lui a baillé, ne vienne et ne paraisse devant elle. En effet, il est impossible de lui faire rien prendre depuis ce temps-là jusqu’à ce que le magicien soit venu, les démons y apportant obstacle par l’ordre de Dieu. On cherche le magicien : on est trois jours sans le pouvoir rencontrer. Il paraît devant cette fille, le diable lui parla et lui maintient que c’est lui qui lui a jeté ce charme. « Si je lui ai baillé quelque chose, dit-il, qu’elle me le rende. » « Oui-da, dit le démon, elle le rendra tout maintenant, qu’on me donne un plat. » On apporte un plat dans lequel elle jeta par la bouche une certaine matière telle qu’est celle dont la cervelle de l’homme est composée. « Voilà le charme, dit l’esprit malin, il est fait de la cervelle d’un petit enfant. » Et certainement on ne pouvait pas dire que cela vint d’aucun aliment qu’elle eût pris, puisqu’il y avait trois jours qu’elle n’avait ni bu ni mangé. Dieu l’ayant ainsi permis afin que l’on reconnût cette vérité. [12]

Voici un autre sortilège bien plus terrible que le premier qui lui fut envoyé de Paris un peu après son retour de Rouen en cette sorte. Un certain marchand de Coutances était allé à Paris, comme il s’en revenait, au sortir de la ville, il entend venir après lui certains cavaliers fort bien montés et bien couverts, qui l’ayant abordé, lui demandent d’où il était et où il allait. « Suis de Coutances, leur dit-il, et je m’en vais à Coutances en Normandie. – N’y a-t-il pas là, ajoutent-ils, une pauvre fille possédée ? – Oui leur réplique-t-il, et c’est grande pitié des tourments qu’elle souffre. – C’est de quoi nous avons ouï parler, dit l’un de ces cavaliers, et c’est ce qui nous a tellement touché de compassion, qu’ayant appris que vous étiez de ce pays-là, nous sommes accourus après vous, pour vous donner cette petite boîte dans laquelle il y a des Reliques de sainte Geneviève, dont la châsse a été descendue ces jours passés. Tenez : emportez-la avec vous bien soigneusement, et quand vous serez à Coutances, qu’on la baille à cette pauvre fille et qu’on la mette sur elle. » Cela dit, les cavaliers s’en retournent à Paris, et le marchand vient à Coutances, là où étant arrivé, il baille cette boîte à ceux qui étaient auprès de la S [œur] M [arie] et Dieu permit qu’ils la lui appliquèrent sans regarder ce qu’il y avait dedans. Mais elle sentit bientôt ce que c’était ; car cette fausse relique, qui était un véritable sortilège, tendait à trois effets. [13] Le premier, à la porter dans les plus extraordinaires blasphèmes de l’enfer. Le second à la jeter dans les plus infâmes saletés et dans les plus puantes abominations qui puissent être. [Le] troisième à l’exciter au meurtre et au massacre la poussant à étrangler, à égorger, à démembrer et dévorer tout le monde. Et la prétention des sorciers qui avaient composé ce sortilège était de l’obliger à faire quelque action répréhensible et criminelle afin d’avoir sujet de la décrier, de l’accuser et de la faire tomber derechef entre les mains de la Justice, pour la faire châtier et exterminer entièrement. Mais tout cela ne servit qu’à faire paraître davantage la prétention de Dieu sur cette créature, lequel, par la vertu de son bras, anéantit tous les effets de ce charme et rendit vains et inutiles tous les efforts des Puissances infernales. Cela donna aussi occasion à la S [œur] M [arie] de prier Notre-Seigneur de faire miséricorde aux sorciers et demander à souffrir pour eux en ces temps les peines qu’ils méritaient de souffrir dans l’éternité, ainsi qu’il est raconté plus amplement ailleurs. Mais tant plus qu’elle s’efforçait de leur faire du bien, tant plus il tâchaient de lui faire du mal, et voyant que tous leurs charmes et toutes leurs machines diaboliques n’étaient point assez fortes pour la faire tomber dans le péché et pour lui ravir la grâce de Dieu, ils entreprirent de lui ôter du moins la réputation et de la décrier dans le monde, qui est un des effets de la malice contre les personnes et les choses qui honorent Dieu. [14], Car je connais un homme qui a été malheureusement engagé dans ce détestable parti l’espace de dix ans, et qui s’est trouvé plusieurs fois dans leurs assemblées nocturnes et exécrables, lequel s’en étant retiré par un effet extraordinaire de la divine miséricorde, il m’a assuré que quand il se fait quelque ouvrage en la terre qui est à la gloire de Dieu, ses plus grands ennemis qui sont les sorciers tiennent conseil lorsqu’ils s’assemblent, pour aviser aux moyens ou de l’empêcher, ou de le détruire, ou de l’affaiblir, ou à tout le moins le mettre en mauvaise odeur devant les hommes, afin qu’il produise moins de fruit. C’est ce qu’ils ont essayé de faire au regard de l’œuvre que la divine bonté fait en la S [œur] M [arie]. Car on a vu une méchante fille suscitée et députée, comme il est très probable, par cette troupe infernale, laquelle s’en allait dans les lieux et dans les villes voisines de Coutances comme au Mont-Saint-Michel, à Saint-Malo en Bretagne et en plusieurs autres endroits, là où elle se faisait appeler Marie des Vallées, disant qu’elle était la possédée de Coutances ; et partout où elle se rencontrait, elle dérobait et faisait d’autres actions méchantes qu’elle avouait par après facilement. Et quand on lui demandait pourquoi elle les avait faites, elle n’apportait point d’autre excuse sinon que c’était le diable qui l’avait tentée. Elle passait bien plus outre, car elle disait qu’il lui était arrivé un grand malheur, à savoir qu’elle s’était donnée au diable et que c’était la raison pour laquelle elle était en sa possession, et que même elle en portait les caractères et la marque. [15] En effet, elle la faisait voir sans ses cheveux un peu au-dessus du front. Car j’ai vu une personne de grande probité et de fort bon sens qui m’a assuré que pendant quinze jours cette malheureuse créature séjourna à Saint-Malo de l’Isle ; elle lui montra cette marque et que pour en faire la preuve elle y appliqua une aiguille fort longue qu’elle y fit entrer presque tout entière sans qu’il en sortît de sang et sans qu’elle témoignât aucun sentiment de douleur, ce qui fait conjecturer et avec fondement qu’elle était sorcière, puisqu’elle portait si visiblement la marque que le démon a coutume d’imprimer en ceux qui lui appartiennent en cette damnable qualité. La personne qui l’a entendu de sa bouche et qui a vu ce caractère de Sathan m’a assuré qu’elle se faisait appeler dans la ville susdite Marie des Vallées, déclarant à tout le monde qu’elle était la possédée de Coutances ; et cependant c’est une chose très certaine que jamais la S [œur] M [arie] n’a été à Saint-Malo. Je passe plusieurs autres fourbes et malices que cette méchante fille a exercées en d’autres lieux pour la diffamer, lesquelles ont été avérées et reconnues avec autant de certitude que la précédente.

Toutes ces choses font bien voir la rage extrême dont l’enfer a toujours été animé contre cette bonne fille. [16] Ce qui n’est pas une petite preuve qu’elle est fort aimée du Ciel, puisque l’Enfer la hait tant et que les principaux membres de Sathan qui sont les sorciers lui ont fait une guerre si cruelle, dans laquelle étant fortifiée de la vertu d’en haut, elle a toujours remporté la victoire.

.De l’échange qui fut fait de la volonté de la S [œur] M [arie] avec celle de Dieu

Entre quantité de choses merveilleuses qui se sont passées en la S [œur] M [arie], une des principales est l’échange que Dieu lui a fait faire de sa volonté avec la sienne. Ce qui s’est passé en cette façon. Quatre ans ou environ après le commencement de sa possession, Dieu lui imprima une si grande haine du péché et un désir si ardent de n’offenser jamais sa divine majesté, qu’elle assure avec une grande et cordiale vérité, qu’il n’y a que lui seul qui connaisse combien cette haine était forte et combien ce désir était puisant, et de là que cette impression lui est demeurée dans l’esprit496 et qu’elle y demeurera éternellement. Et qu’il lui est impossible de douter497 qu’elle ne soit de Dieu, le désir provenait de l’horreur inconcevable qu’elle avait du péché et de l’amour très pur qu’elle portait à Dieu498. [17] Car elle ne craignait pas le péché ni ne désirait pas d’en être entièrement délivrée pour l’appréhension qu’elle eut de l’enfer et des châtiments qui lui sont préparés soit en ce monde soit en l’autre ; au contraire, elle faisait cette prière à Dieu : « Vous connaissez, lui disait-elle, par votre infinie sapience, tous les péchés dans lesquels je tomberais tout le cours de ma vie, si Vous ne m’en préservez par votre grande miséricorde ; je vous supplie de me faire souffrir toute la peine qui leur serait due en rigueur de la Justice voire au double et au centuple si vous voulez, et me garder de la coulpe. » Elle fit cette prière à Dieu près de deux ans avec une dévotion et ferveur indicible. Ce qui la confirma dans ce désir et dans cette prière fut un livre du R. Père Cotton499, Jésuite, intitulé Intérieure occupation d’une âme dévote, qui lui tomba entre les mains, dans lequel elle rencontra cette oraison dans le commencement du livre et qui est telle.

.Oraison du R. P. Cotton 500.

Je sais à mes dépens et à mon grand dommage, combien je suis préjudiciable à moi-même et combien est grande ma fragilité, d’où j’ai toutes les occasions de craindre qu’au partir d’ici je ne fasse tout le contraire de ce que je viens de promettre. Ô Dieu tout puissant et immuable ayez pitié de votre frêle ouvrage, étendez votre main forte et votre bras invincible pour le secours de l’œuvre de vos doigts ; ne permettez qu’une créature dont l’acquisition vous a été si pénible vous soit si facilement et tant indignement enlevée. Si ma volonté y est requise, la voilà entre vos mains, je vous la donne et redonne irrévocablement, et puisqu’il n’y a rien de mieux acquis que ce qui est donné, Ô Dieu de mon cœur, commandez que le don [18] qu’il vous a plu me faire de vous-même autorise le don que je vous fais de moi-même, et que cette donation tant entre vivants qu’à cause de votre mort, soit fidèlement insinuée et insérée et registrée de votre éternité, que quand je le voudrais, elle ne puisse être révoquée, telle étant par votre grâce la disposition de ma dernière volonté.

Je proteste avec tous les ressorts de ma volonté, avec tous les efforts de mon franc arbitre et avec toute la possible plénitude de mon consentement que je ne veux vous offenser en chose quelconque, Vous être Vôtre totalement et sans exception, veux ce que vous voulez, déteste ce que vous détestez, et s’il arrive que je commette ou omette chose aucune contre votre bon plaisir, ce sera une surprise et dérobée volonté, du tout contraire à ce que vous me faites la grâce de vouloir, lorsque je suis en mon sens, et maître par votre assistance de mon consentement. Et quand ainsi serait que par fragilité extrême (à l’ombre de laquelle mon âme tremble de crainte) je portasse mon consentement au contraire de ce que vous voulez, ne permettez Dieu de vérité et de bonté infinie que telle faute me soit imputée, attendu que j’y renonce dès maintenant comme dès lors, et que le consentement qui est autorisé du Vôtre doit prévaloir à celui qui n’est mien que par malheur et dont le premier moteur est l’ennemi de votre gloire et de mon salut501. [Chacun, dit-on, peut renoncer à ses droits ; je renonce donc à celui de ma propre volonté autant et si souvent que je serai tenté et en danger de votre offense. Et partant ne laissez de me forcer au bien en quelque temps que ce soit, sans avoir égard à ma liberté, si ce n’est en la regardant comme votre volontaire esclave. Que si vous voulez y avoir égard, considérez que ma volonté est de n’avoir pour le mal aucune volonté, et qu’en cela vous condescendiez à mon franc arbitre, quand vous le traiterez à l’égal des non libres, attendu qu’il renonce absolument par votre grâce à tout droit de nature. [19]

Mais quel droit est-ce là que de vous pouvoir offenser ; quelle la perfection de pouvoir consentir à l’imperfection ? Qu’elle la force de pouvoir défaillir ? Le péché n’est pas un effet, ains une défectuosité ; il n’a point de cause efficiente, mais défaillante. Si c’était quelque perfection d’être libre à mal faire, ne l’auriez-Vous pas, Ô mon Dieu ? Mais c’est tout l’opposite ; par quoi faites-moi d’abondant en cela à votre image, que comme Vous, mon prototype, ne pouvez plus pécher par nature qu’aussi je sois impeccable par grâce.

[« Seconde protestation » dans la Vie] Les âmes bienheureuses qui voyant votre face non seulement ne peuvent pécher, mais elles sont nécessitées à vous aimer et à ne cesser jamais en ce noble exercice, et néanmoins elles ne laissent d’avoir leurs libres volontés, tant il est vrai que vos œuvres ne se détruisent point l’un [e] l’autre et que la grâce ne gâte pas, ains perfectionne la nature, etc.

Voilà la prière que le R.P. Cotton qui était un saint homme faisait pour lui-même et qu’il a rendue publique, et qu’il a mise entre les mains des fidèles, afin que chacun la puisse faire pour soi-même. C’est ce que fit la S [œur] M [arie] presque deux ans tous les jours devant le St Sacrement avec une très fervente dévotion, en suite de quoi elle vit la divine volonté par une vision non pas corporelle ou imaginaire, mais purement intellectuelle. Car elle la vit, non point sous aucune forme, figure ou image, mais comme une vérité présente (ce sont ses propres termes) et avec une si grande certitude de clarté, que ce que nous voyons des yeux corporels ne nous paraît pas si clairement, et qu’il lui était impossible de douter que ce ne fût la très adorable volonté de Dieu, laquelle lui parla de cette façon [20] : « Vous demandez à Dieu qu’il vous ôte votre liberté et qu’il prenne votre volonté et qu’il vous donne la sienne, afin que vous n’en ayez plus d’autre, et avec cela vous désirez communier souvent. Mais si on vous ôte votre volonté et que l’on mettra celle de Dieu en la place, vous ne ferez plus rien de ce que vous voulez. Vous ne communierez pas quand vous le souhaiterez : voire même je pourrais bien vous ôter tout-à-fait la Sainte Communion. C’est pourquoi pensez bien à ce que vous demandez. La Sainte Communion est le grand chemin royal du Paradis par lequel tous les saints ont marché ! et celui dans lequel vous désirez entrer est très difficile et très périlleux. Regardez donc ce que vous avez à faire. »

Là-dessus, elle commence à raisonner en soi-même : « La divine volonté est Dieu ; la sainte communion c’est Dieu aussi ; mais quand je communierais tous les jours je puis encore pécher avec cela, et si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne l’offenserais plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. »

Après cela arrive la fête de la Conception immaculée de la bienheureuse Vierge en laquelle elle sentit un désir extraordinaire de communier, et elle communia en effet. Mais ensuite il lui fut impossible de communier sacramentellement ; elle communiait néanmoins spirituellement et elle recevait et sentait en soi-même tous les effets et tous les fruits de la Sainte Communion, tout de même qu’elle faisait lorsqu’elle communiait sacramentellement, à savoir [21] : un très ardent et très pur amour envers Dieu, un désir presque infini de suivre en tout et par tout sa très adorable volonté, une très grande charité envers le prochain, un amour tendre et sensible pour tous ceux dont elle avait reçu quelque déplaisir, un zèle dévorant pour le salut des âmes, une affection incompréhensible pour les souffrances, un extrême mépris de soi-même, une horreur inconcevable du péché, une haine irréconciliable contre l’honneur et un détachement entier de toutes choses.

Un an s’écoula, durant lequel elle ne put communier qu’en cette façon pour ce qu’elle ne faisait plus ce qu’elle voulait, la divine volonté ayant déjà pris possession d’elle ; elle n’était pas néanmoins confirmée en cet état, de sorte qu’il lui était encore libre d’en sortir ; car Dieu lui voulait donner cette année pour choisir et pour délibérer ce qu’elle avait à faire sur cet échange qu’elle désirait qu’il se fît de sa volonté avec celle de Dieu.

C’est la conduite que sa divine bonté a coutume de tenir, quand elle a dessein de faire quelque chef-d’œuvre de grâce dans une âme. Il pourrait bien faire ses œuvres en nous sans nous, mais pour ce qu’il nous y veut donner part, il tire auparavant notre consentement. C’est la raison pour laquelle ayant à opérer le plus grand de ses ouvrages, c’est-à-dire le mystère de l’Incarnation dans la très sacrée Vierge, il lui envoie un ange pour l’y faire consentir.

Ainsi l’ouvrage que sa divine majesté avait dessein de faire en cette âme, étant d’une merveilleuse conséquence, et cette transformation ou permutation de sa volonté avec la sienne en étant comme le fondement, après l’y avoir disposée peu à peu par les désirs très ardents qu’il lui en donna et par les prières très ferventes qu’il lui inspira de faire pour ce sujet, l’espace de deux ans ou environ, il lui voulut donner encore un an pour délibérer avec plus de loisir et pour y donner un consentement plus libre et plus ferme. [22] Cette année étant expirée, la divine volonté lui parut derechef en la même manière que la première fois, qui lui parla ainsi : « Voici l’heure qu’il faut définir et arrêter ce que vous avez tant demandé, à savoir que l’on vous ôte votre volonté pour vous donner celle de Dieu. Considérez bien ce que vous avez à faire, car c’est un contrat qui se va passer. Avant qu’il soit fait, vous êtes libre de faire ce que vous voudrez ; mais quand il sera passé, vous n’aurez plus de liberté ; vous ne pourrez faire, ni dire, ni penser, ni vouloir que ce qu’il me plaira. Si je veux, je vous ôterai la Sainte Communion et vous ferai marcher par un chemin épouvantable. Le chemin de la communion est tout couvert de fleurs et de roses, et tout plein de grâces et de bénédictions et de consolations divines, mais je vous mènerai par un chemin tout rempli d’épines, de croix et de souffrances. Je pourrais bien même vous faire aller servir les diables en enfer. » Enfin, dit la S [œur] M [arie], « la divine volonté me fit voir tant de peines, tant d’angoisses, tant de douleurs, tant de tourments, et si effroyables, qu’il me faudrait endurer dans le chemin par lequel elle me conduirait si je le choisissais. Je fus saisie d’une telle frayeur que tout le corps me tremblait d’une façon extraordinaire ; ce qui n’empêcha point pourtant que je ne fisse ma réponse en cette sorte : Je n’ai qu’une chose à dire qui est que je hais tant le péché que je suis prête de souffrir autant d’enfer que Dieu en peut faire, s’il en est besoin, afin qu’il n’ait jamais de part en moi ; pour cet effet connaissant qu’il n’y a que ma volonté qui le puisse produire, je la renonce de toutes mes forces et quoi qu’il n’en puisse arriver, je choisis la très adorable volonté de Dieu et me donne à elle autant que je puis afin qu’elle établisse son règne en moi si parfaitement que le péché n’y entre jamais. [23] Je ne me réserve qu’une chose : qui est d’obéir toujours autant qu’il me sera possible à l’Église, et que si j’y manque en quelque chose, il n’y aura que l’impossibilité qui m’y puisse forcer ; car je ferai toujours de ma part ce qui sera en ma puissance pour suivre tous ses ordres. »

Voilà comment l’échange de la volonté de la S [œur] M [arie] avec celle de Dieu fut faite, ainsi qu’elle me l’a raconté elle-même par le commandement que N [otre] S [eigneur] lui en a fait, et elle me l’a raconté avec une très profonde vérité, sincérité et simplicité sans aucune exagération, car il n’y a rien qu’elle n’aime tant que la vérité, et qu’elle haïsse si fort que ce qui la blesse tant soit peu. « C’est la fille aînée de Dieu, dit-elle, je ne la trahirai jamais. » Toutes les personnes qui l’ont un peu communiquée, même celles qui lui sont contraires, sont contraintes d’avouer qu’elle est pleine de naïveté, de candeur, de vérité et de fidélité.

.Des choses qui se sont ensuivies de la susdite échange.

De la susdite échange plusieurs choses très considérables se sont ensuivies, entre lesquelles je remarquerai ici deux principales. La première est que depuis cela, c’est-à-dire depuis environ quarante ans, elle n’a eu aucune liberté ni en son extérieur ni en son intérieur. [24] Car pour l’extérieur, elle ne peut ni prier quand elle veut, c’est-à-dire selon la volonté des sens et de la partie intérieure. Car selon la volonté de l’esprit, elle ne veut rien que ce que Dieu lui fait vouloir. Elle ne peut pas, dis-je, ni prier quand elle veut ni pour qui elle veut, ni aussi longtemps qu’elle voudrait, ni dire les prières qu’elle souhaiterait ; et il en va de même de son boire, de son manger, de son vêtir, de son lever, de son coucher, d’aller, de venir et ainsi du reste. La divine volonté lui réglant toutes ces choses, et n’étant pas en son pouvoir de remuer le pied, la main, ou la langue pour faire ou pour dire autrement que ce qu’elle lui ordonne. Et de cela il y a un exemple semblable en sainte Catherine de Gênes, car il est rapporté au livre premier de son Dialogue, chapitre 13, que Dieu la réglait au boire, au manger et en toutes choses.

Mais ce qui regarde l’intérieur est bien plus admirable, car elle est tellement privée de liberté d’user des puissances de son âme qu’elle ne peut pas ni se souvenir de ce qu’elle voudrait selon la volonté des sens, ni penser à ce qu’elle voudrait, ni vouloir aucune chose, pour bonne et sainte qu’elle puisse être, sinon quand la divine volonté le veut et l’y applique ; par exemple quelquefois lorsqu’elle veut penser à la passion de N [otre] S [eigneur] il n’est pas en son pouvoir de le faire. « J’en suis empêchée, dit-elle, comme une personne qui voudrait entrer dans une porte et à qui on dirait : “Retirez-vous”, lui fermant la porte quand et quand ; et d’autres fois quand je suis dans l’extrémité de mes angoisses et que j’ai plus besoin de confort qu’a l’ordinaire, on m’ouvre la porte et on m’appelle me disant : [25] “Venez, venez ici”, et alors j’entre librement et il m’est permis de penser à quelque mystère de la passion, mais pour peu de temps, car j’y aurais de la consolation et il faut que je souffre. On ne me permet cela que dans ma grande et quasi extrême nécessité ; puis on me fait sortir et on me ferme la porte, m’ôtant le pouvoir d’y penser davantage. » Ainsi, quand elle veut penser (j’entends toujours selon la volonté des sens) à la divine Justice qu’elle aime extrêmement ou à quelque autre des divins attributs, ou à quelque mystère ou vérité chrétienne, il ne lui est pas possible de le faire, sinon quand elle y est appliquée par la divine volonté.

Voici une preuve de cette vérité. Dans les craintes ou elle est d’être trompée et dans le désir extrême de connaître la vérité, elle pria cent et cent fois N [otre] S [eigneur] avec abondance de larmes de lui permettre de prononcer une fois seulement en esprit son saint nom de Jésus, c’est-à-dire de former une pensée de ce saint nom, en témoignage que les choses qui se passent en elle sont fausses en tout ou en partie et que, s’il lui donne cette permission, elle croira comme un article de foi que ce sont toutes tromperies ; et jamais il ne lui a été possible de le prononcer ni de cœur ni de bouche pour ce sujet, c’est-à-dire d’y penser à cette intention ; mais pour témoigner que tout est de Dieu, il lui est toujours permis de le prononcer et d’esprit et de cœur tant qu’elle veut.

Il en va tout de même de la volonté comme de l’esprit et de la mémoire ; par exemple quoiqu’elle ait un amour incroyable pour le très Saint Sacrement, néanmoins durant 33 ans ou environ qu’elle n’a pu communier, il n’était pas en sa puissance de le vouloir. Elle ne laissait pas de faire à l’extérieur tous ses efforts pour s’y disposer afin d’obéir à l’Église, [26], mais d’en former un seul acte de volonté à l’intérieur, ce lui était une chose impossible, et lorsque le temps s’est approché auquel Dieu voulait qu’elle communiât, elle en a eu une très forte volonté et un très grand désir quelque temps auparavant.

Pour ce qui touche la mémoire, j’en ai eu l’expérience plusieurs fois, spécialement au temps de la première mission à Coutances. Ce fut lorsqu’elle fut obligée et comme forcée de me dire quantité de choses que j’ai écrites, parce qu’elles sont pleines de quantité d’instructions très saintes et très utiles, à raison de quoi N [otre] S [eigneur] l’a forcée, s’il faut ainsi parler, de les dire. Je dis qu’il l’a forcée pour ce qu’elle a toujours eu une très grande répugnance à parler de ces choses, et elle n’en a jamais parlé à personne que par contrainte, et elle m’a assuré plusieurs fois que, s’il avait été en son pouvoir de ne m’en parler point, qu’elle ne m’en aurait jamais dit mot ; et, tant s’en faut qu’elle y prenne quelque satisfaction ou complaisance, au contraire ce lui est un tourment beaucoup plus grand qu’on ne peut dire, ainsi qu’il paraît manifestement en son visage, en ses larmes et en ses plaintes. Or, afin de l’entendre, je la voyais ordinairement une heure ou deux tous les jours, et Dieu lui mettait dans la mémoire autant de ces choses qu’elle m’en pouvait dire, tantôt plus tantôt moins, selon la mesure du temps que j’y pouvais employer raisonnablement sans préjudice des exercices de la mission ; et cela demeurait dans sa mémoire jusqu’à ce qu’elle me l’eût dit, et ce lui était comme un poids fort pesant et qu’elle supportait avec peine pour l’obliger de s’en décharger en me le disant [27] ; et lorsqu’elle m’avait dit ce qui lui était mis pour ce jour-là dans la mémoire, elle n’avait aucun souvenir des autres choses qui s’étaient passées en elle, quoiqu’elles fussent en très grand nombre. Mais le jour suivant on lui en mettait encore une certaine quantité conformément au temps que je pouvais être avec elle et cela se fit ainsi durant quinze jours ou environ.

Par toutes ces choses, l’on voit manifestement qu’elle n’a point la liberté d’user des puissances de son âme et qu’elles sont liées ou comme mortes et anéanties en elles-mêmes, n’ayant ni action ni mouvement que par la divine volonté qui est parfaitement vivante et régnante en elle.

.De la seconde chose qui s’est ensuivie du susdit échange

La seconde chose qui est procédée de l’échange de la volonté de la S [œur] M [arie] avec la divine volonté est que depuis que cela s’est fait elle a été environ 33 ans sans pouvoir communier, car lorsqu’elle était à la sainte table et que le prêtre venait à s’approcher d’elle pour lui donner le Saint Sacrement, les malins esprits dont elle était possédée y mettaient empêchement, soit en la faisant tomber par terre, soit en lui détournant la tête ou par quelque autre agitation de son corps [28] ; de sorte que durant ce temps-là, jamais personne, ni évêque ni prêtre ne lui a pu donner la Sainte Hostie, nonobstant tous les soins, toutes les diligences et tous les efforts imaginables y aient été employés tant de sa part que de la part de l’Église. De son côté, elle n’a rien omis de tout ce qu’elle pouvait faire pour s’y disposer. D’autre côté on a employé durant un long temps quantité de prières, de jeûnes, d’aumônes, de pèlerinages et d’exorcismes selon toute la puissance que Dieu a donnés à son Église sur les démons afin de lever l’empêchement qu’ils y apportaient. On lui a fait faire un grand nombre de pèlerinages en plusieurs lieux de dévotion comme à Saint Michel ou à N.-D. de la Délivrande, là où on l’a menée une fois tous les ans près de 15 ans consécutivement, et là on l’exorcisait devant l’image de la Sainte Vierge ; et en tous ces voyages elle était toujours accompagnée de plusieurs saints ecclésiastiques, à la conduite desquels elle avait été commise par son évêque, et d’un bon nombre d’autres personnes laïques de grande piété tant de l’un que de l’autre sexe. Et tout cela se faisait avec grande dévotion, tant en y allant qu’en revenant, et ce afin d’obtenir de Dieu qu’elle pût communier si tel était son bon plaisir.

De plus on fit pour cette même fin des exorcismes tous les jours l’espace d’un an tout entier devant le très Saint Sacrement avec toutes les meilleures préparations et dispositions qu’on y pouvait apporter, y employant toute l’autorité, la vertu et le pouvoir que l’Église a sur les démons ; mais ils répondaient et affirmaient toujours qu’ils ne pouvaient pas obéir à ce commandement, pour ce que c’était par l’ordre de Dieu qu’ils l’empêchaient, et quand on leur en demandait la cause ils disaient qu’ils n’en avaient point connaissance et qu’ils n’avaient pas entrée dans le conseil de Dieu. [29]

Des désirs extraordinaires de souffrir qui ont été dans la S [œur] M [arie] et des souffrances extrêmes qu’elle a portées.

Lorsque Dieu mit dans le cœur de la S [œur] M [arie] ces grands désirs d’être entièrement séparée du péché, dont il a été parlé, il lui imprima aussi des désirs de souffrir pour le détruire dans les autres, si puissants et si ardents qu’il n’y a point de paroles qui les puissent expliquer, ni d’esprit humain capable de les comprendre.

« Je suis bien assurée, dit-elle, qu’il n’y a que Dieu seul qui en puisse connaître la grandeur et l’étendue. S’ils étaient si grands que j’étais bien certaine que toutes les puissances humaines et angéliques du ciel de la terre et de l’enfer n’étaient point capables de me faire souffrir autant que je le désirais, et qu’il n’y avait que la main infiniment puissante d’un Dieu qui eût ce pouvoir, encore à peine pouvais-je croire que Dieu même pût rassasier la faim en quelque façon infinie que j’avais de souffrir. Tout l’enfer avec tous ses tourments ne me semblait qu’une petite cerise à l’égard d’une telle faim. » Et en effet cinq années de supplice de l’enfer n’ont pas été capables de rassasier cette faim ni de satisfaire à ces désirs. Ains ils n’ont fait que les augmenter. J’ai une connaissance infaillible que ces mêmes désirs n’étaient pas dans les sens, mais qu’ils étaient gravés dans le plus profond de l’esprit. Les sens ne demandent point à souffrir et ils ne sont pas capables de semblables désirs, de désirs si profonds, si puissants, si fermes et si invariables et de si longue durée : [30] c’est l’esprit qui désirait aller dans le mal douloureux de 12 ans, plus épouvantable encore et plus terrible que l’enfer.

Ces désirs si ardents procédaient de la haine presque infinie qu’elle avait contre [le] péché et de l’amour inconcevable qu’elle portait aux âmes. C’étaient cette haine et cet amour qui la poussaient à demander à N [otre] S [eigneur] de souffrir les peines d’enfer, afin d’en préserver les sorciers et d’obtenir leur conversion et la destruction du péché en eux, ainsi qu’il est rapporté ailleurs plus amplement. « Tu ne sais point ce que tu demandes, dit le Fils de Dieu. – Pardonnez-moi, répondit-elle, je sais bien ce que je demande, je demande [le salut de] mes frères qui se perdent. J’ai une connaissance infaillible que Vous cherchez quelqu’un qui veuille souffrir pour eux en temps les peines de l’enfer, afin de les en délivrer dans l’éternité ; car, dit-elle, je voyais tous les jours l’amour Divin qui cherchait quelqu’un pour cela. Je m’offre à Vous pour cette intention. – Mais ils ont mérité l’ire de Dieu, ajoute N [otre] S [eigneur]. – Je suis prête de la porter pour eux, et mille enfers s’il en est besoin, afin que Vous leur en fassiez miséricorde. Ô, si vous saviez le grand désir que j’ai de souffrir pour le salut des âmes, Vous ne me diriez pas que je ne sais ce que je demande ! » [31]

C’est un excès502 presque infini qu’elle a de souffrir pour le salut des âmes qui la fait parler ainsi. « Je crains bien, disait-elle encore, que vous n’ayez pas assez de tourments à me donner. »

Enfin ayant prié Dieu près de deux ans et fait quantité de mortifications pour obtenir de Lui qu’il lui donnât les supplices de l’enfer pour en décharger ceux qui les avaient mérités, elle fut exaucée : elle descendit en enfer et y demeura cinq ans en la manière qui est écrite ailleurs, là où elle endura ce que Dieu seul connaît. Cependant les géhennes et les tortures infernales ne furent point suffisantes pour refroidir tant soit peu l’ardeur des désirs qu’elle avait de souffrir, ains ils ne firent que les embraser de plus en plus. En témoignage de quoi, lorsqu’elle était au milieu des feux de l’enfer, toutes les furies infernales qui la tourmentaient en diverses manières et tous les supplices qu’elle endurait, comme la soif, la faim, la rage, le désespoir et les autres, se présentèrent à elle sous diverses figures et lui déclarèrent que Dieu les avait envoyés à elle pour lui demander leur congé, et que si elle voulait leur accorder, qu’ils avaient ordre de Lui de s’en aller et de la laisser libre et affranchie de toutes sortes de peine. Mais elle leur répondit en cette façon : « Puisque c’est à mon choix de vous congédier ou de vous retenir, je vous défends absolument de vous en aller et vous commande de demeurer ici et de faire votre office, jusqu’à ce que celui qui vous a ordonné d’y venir vous ordonne d’en sortir. »

On reconnaît par là que les souffrances étaient comme son centre et que l’enfer était comme son paradis, tant elle était affamée de supplices. [32]

« Chargez, chargez, disait-elle, grâce à Dieu nous en pouvons autant porter que Dieu en peut faire. » [32] Parce que celui qui l’avait choisie pour lui faire porter les peines en quelque façon infinie, et qui avait imprimé en elle des désirs comme infinis de les souffrir la revêtait et l’animait de sa force divine qui est infinie.

.D’un autre enfer dans lequel S [œur] M [arie] a été l’espace de 12 ans

La S [œur] M [arie] étant sortie de l’enfer entra503 dans un état fort modéré en comparaison du précédent. Elle demeura trois ans en cet état durant lesquels elle était possédée et animée de la Divine Justice, d’une manière extraordinaire, laquelle opérait en elle trois effets principaux.

1.504 Elle lui communiquait la haine incompréhensible qu’elle avait contre le péché et le zèle embrasé avec lequel elle le poursuit sans cesse pour le punir et pour le détruire.

2. Elle parlait par sa bouche et disait avec une ardeur incroyable tant de choses terribles et puissantes contre ce monstre, touchant sa laideur, son horreur et sa malice, touchant ses effets prodigieux et détestables et touchant les moyens dont il faut se servir pour l’anéantir, qu’elle eût fourni durant ces trois ans le meilleur et le plus prompt écrivain du monde à écrire continuellement sur ce sujet, et je sais tout ceci de ceux qui en ont été témoins oculaires.

3. Elle lui prédisait en diverses manières et sous plusieurs figures les tourments indicibles qu’elle devait souffrir bientôt et lui donnait des désirs nonpareils d’y entrer, ce qui lui faisait dire souvent ces paroles avec abondance de larmes : « Je m’en veux aller, je m’en veux aller », c’est-à-dire dans un horrible mal qu’elle appelle le mal des maux. [33]

Ces trois ans expirés elle entra dans ce mal, qui commença comme un carreau de foudre lequel lui passa au travers du cœur, qui était l’ire de Dieu. « C’est un enfer tout nouveau, dit-elle, que l’amour divin a fait pour moi, qui surpasse tellement en sa rigueur, en sa vigueur et en ses supplices l’enfer des damnés, que s’il avait été en mon choix, j’aurais mieux aimé souffrir un an les peines de celui-ci, qu’une heure les supplices de celui-là. »

« L’enfer ordinaire ne fut qu’une bien petite collation pour la faim insatiable que j’avais de souffrir, mais cet enfer nouveau a été un festin tout entier, qui m’a rassasiée pleinement. »

« N [otre] S [eigneur] m’a assuré que comme une petite paille ne pouvait subsister un moment dans une grande fournaise ardente sans y être réduite en cendre, qu’ainsi je n’aurais pas duré un instant dans cet enfer sans être consommée, s’il ne m’avait conservée par un grand miracle. J’ai porté l’ire de Dieu dans le premier enfer, ainsi que les autres damnés le portent. Elle n’était pas pourtant débordée sur moi comme elle ne l’est pas sur terre, mais elle a été débordée sur moi durant le mal de douze ans. Transierant in me irae tuae et terrores tui conturbaverant me, confirmatus est super me furor tuus et omnes fluctus tuos induxisti super me, vendemiavit me in die furoris sui505. » De sorte que pour comprendre ce qu’elle a enduré durant ces 12 ans et plus de dix-neuf ans encore après, il faudrait pouvoir définir la terreur et la grandeur de l’ire de Dieu. Quis novit potestatem irae tuae, aut prae timore Iram tuam dinumerare506 ? [34]

Il faudrait connaître [ce] que c’est que le péché et [ce] que c’est que de porter le poids épouvantable et la malignité effroyable d’un nombre innombrable de crimes d’autrui pour lesquels elle s’est offerte à la divine justice pour lui en faire la satisfaction. Car N [otre] — S [eigneur] lui a déclaré que ce mal de douze ans est une participation et un renouvellement de ce que Lui-même a enduré lorsqu’il a porté tous les péchés du monde et même lorsqu’il a été fait péché pour nous, par la volonté de son Père éternel, duquel St Paul a dit ces terribles paroles : Qui non noverat peccatum, pro nobis peccatum fuit, ut nos efficeremur Justifia Dei in ipso. 2 Cor. 5.507.

Enfin ce qu’elle a souffert dans ce second enfer surpasse tellement les tourments du premier que N [otre] S [eigneur] lui a dit que pour avoir une digne compassion des peines qu’elle a portées en ce premier, il faudrait faire une mer de larmes d’eau ; mais que pour avoir une juste commisération des supplices qu’elle a endurés en ce second, il faudrait pleurer jusques à faire une mer508 de sang. Or ce mal a duré 12 ans en chef, ainsi qu’elle parle, c’est-à-dire en sa force et en sa rigueur, dont elle en fut sept, sans cesser de pleurer nuit et jour, en sorte que ses deux yeux étaient deux fontaines de larmes qui ne tarissaient point du tout.

On s’étonnait d’où pouvait procéder une si grande abondance d’eaux. Durant les autres cinq ans, souvent elle fondait aussi en larmes, mais ce n’était pas si continuellement comme durant les sept premières ; mais durant les douze elle était tellement enivrée de douleurs d’angoisses et de tortures que souvent elle demeurait hors de soi-même et aliénée des sens sans savoir ce qu’elle était, ni où elle était, ni ce qu’elle faisait, quoique pourtant elle ne fît jamais rien d’extravagant ni qui fût capable de blesser ou mal édifier personne.

Ces douze ans étant écoulés, elle a encore porté les plaies de cet horrible mal ainsi qu’elle parle jusqu’au mois de juillet de l’année 1634509, c’est-à-dire dix-neuf ans et cinq mois, qui à la vérité n’ont pas été si cruelle que le mal même, mais pourtant elles n’ont délaissé510 de la faire souffrir au-delà de tout ce qui s’en peut dire. [35] Je parle de ce que j’ai vu et je puis assurer sans aucune hyperbole ni exagération que je l’ai vue beaucoup de fois dans un état si douloureux et si pitoyable, ayant un visage si baigné de larmes et jetant même des cris si véhéments que la violence des tortures lui arrachait, qu’un cœur de rocher en aurait été touché de compassion.

Voilà un abrégé des choses plus remarquables qui se sont passées en la S [œur] M [arie]. Je dis un Abrégé, car tout ce que l’on en peut dire et écrire n’est que bien peu en comparaison d’une infinité de choses merveilleuses et inouïes que la toute bonne et toute puissante main de Dieu a opérées en cette pauvre fille, sortie d’un chétif village, possédée en son corps des malins esprits, cachée, méprisée, inconnue en la terre. Contemptibilia511 eligit Deus ut confundat fortia. Confiteor tibi Domine cœli et terrae, qui absconsdisti haec a sapientibus et prudentibus et revelasti ea parvulis. Ita Pater quoniam sic placitum fuit ante te. Videte contemptores et admiramini quia opus operor ego in diebus vestris opus quod non credetis si quis ennaraverit vobis. Ac 13.512 [36]

.Remarques sur les choses susdites qui font voir que c’est un ouvrage du Saint-Esprit

Quiconque regarde attentivement les choses susdites y verra clairement le doigt de Dieu et le caractère de son divin Esprit et que c’est un ouvrage de sa main toute puissante, car il en porte toutes les véritables marques ; si vous les désirez voir manifestement, ouvrez les yeux, et :

1. Remarquez que cette créature a été prévenue dès sa plus tendre enfance des plus rares bénédictions du ciel ; que Dieu l’a instruite et conduite lui-même, qu’il lui a imprimé dès lors qu’elle a eu l’usage de raison une grande haine du péché et un amour très particulier pour la divine volonté, un désir très fort de la suivre en tout et par tout, et une affection très particulière pour toutes les vertus chrétiennes qu’elle a pratiquées en un haut degré dès ce temps-là, en âge auquel elle n’avait ni instruction ni exemple qui la poussât à cela et dans un lieu qui était pour lors plein de corruption et d’abominations que les vices les plus exécrables y régnaient publiquement et impunément. Que l’Esprit de Dieu lui a imprimé aussi dès son enfance un amour tout extraordinaire pour la chasteté et lui a inspiré le désir de la conserver parfaitement en toute sa vie, qu’il l’a prise en sa protection spéciale sur ce sujet et qu’il l’a délivrée miraculeusement de plusieurs précipices et éloignée d’ordures et du péché dans lequel elle serait tombée infailliblement.

2. Remarquez que lorsqu’elle sut assurément qu’elle était possédée, elle accepta de bon cœur cet état de souffrance et d’humiliation, comme ayant été choisi et lui ayant été donné de Dieu comme le moyen le plus propre pour son salut, qu’elle prit résolution d’obéir [37] exactement à tout ce qu’on lui ordonnait dans les exorcismes, ce qu’elle a toujours exécuté très fidèlement, et qu’elle aima tellement cette condition très pénible et très contemptible513 de possédée, qu’elle ne voudrait pas la changer avec la plus glorieuse dignité du monde.

3. Remarquez que la cause pour laquelle elle a été horriblement travaillée cinq ans durant, par les sortilèges que les sorciers lui jetaient tous les jours, a été la charité et la compassion qu’elle a eues pour plusieurs pauvres filles qu’elle voyait se perdre par ce moyen diabolique, laquelle l’obligea de demander à N [otre] S [eigneur] qu’il permît que les sorciers jetassent sur elle tous les charmes qu’ils leur auraient donnés, afin de les en préserver, parce que disait-elle, « me voici entre les mains de l’Église qui m’en délivrera. »

4. Remarquez que le principe et la source de l’échange qui s’est fait de sa volonté avec celle de Dieu, a été514 le désir très ardent qu’elle avait de ne l’offenser jamais, et un désir très pur et très désintéressé. C’est pourquoi elle dit quelquefois dans les craintes qu’elle a d’être trompée : « Si je suis trompée et perdue, c’est le désir de renoncer entièrement au péché et à ma propre volonté, laquelle en est la racine, qui m’a jetée dans la tromperie et dans la perdition. » Mais comment515 serait-il possible que Dieu qui est si bon et qui désire tant notre salut permît qu’une âme qui ne désire autre chose en ce monde que de lui plaire et faire en tout et par tout sa sainte volonté et qui ne craint rien que de lui être désagréable par quelque péché, fût abandonnée à l’illusion et à la séduction du diable ? [38]

5. Remarquez que la manière en laquelle la S [œur] M [arie] vit la divine volonté auparavant cette échange, ce fut par une vision non pas corporelle ni imaginaire, mais purement intellectuelle, puisqu’elle ne la vit sous aucune forme ni figure, mais comme une vérité présente, ainsi qu’il a été dit, et que cette espèce de vision n’est pas sujette à illusion, ainsi que l’enseignent les docteurs qui traitent de cette matière ; et même saint Thomas dit que la vision intellectuelle est le troisième ciel où saint Paul a été ravi (2.2, q. 173, art. 3 ad. 4).

6. Remarquez qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse imprimer dans l’esprit des désirs semblables à ceux que la S [œur] M [arie] a eus, tant de n’offenser point Dieu que de souffrir pour Dieu, c’est-à-dire des désirs si purs si ardents, si fermes, si durables et si forts que la violence des tourments de l’enfer n’a point été capable de les rompre. Il n’y a ni homme, ni ange, ni diable, qui puisse donner de tels désirs ; il n’y a que Dieu seul qui puisse faire une impression si puissante comme est celle que la S [œur] M [arie] en a portée. Le diable pourrait bien mettre dans l’imagination et exciter dans les sens quelque sorte de désirs, qui même passeraient jusque dans l’esprit, au regard des objets qui seraient conformes à notre nature et qui lui pourrait donner quelque satisfaction. Mais s’il en pouvait exciter quelques-uns au regard d’un objet qui est tout à fait contraire à la nature de l’homme, comme sont les souffrances, ces désirs ne seraient qu’imaginaires, qui n’auraient point de solidité ni de vérité et qui par conséquent s’en iraient bientôt en fumée, spécialement dans l’épreuve d’une forte souffrance ; [39] ou même quand ce seraient de vrais désirs, ils ne pourraient pas néanmoins avoir de fermeté ni être de longue durée, pour trois raisons :

La première est parce que les sens et même l’esprit humain sont pénétrés et remplis jusqu’au fond de leur nature d’une très grande faiblesse, fragilité, inconstance, légèreté et mutabilité ; à raison de quoi il n’est pas au pouvoir de l’esprit malin d’y mettre rien de stable et de permanent, pour ce qu’il ne peut pas changer l’essence et la nature des choses.

La deuxième raison est pour ce que tout ce qui est violent n’a point de durée ; or ces désirs de souffrir seraient très violents et mettraient la nature en un état de très grande violence, vu qu’ils seraient entièrement contraires à toutes ses inclinations naturelles, qui la portent incessamment à fuir tout ce qui est douloureux et pénible et à rechercher ce qui lui donne de la satisfaction.

La troisième raison est pour ce qu’étant impossible que la nature puisse se porter vers un objet qui n’a point de conformité avec elle, si ce n’est par tromperie et par une fausse apparence de bien, l’esprit malin ne peut pas exciter en nous un désir de souffrir, si ce n’est en nous faisant voir par illusion et tromperie quelque bien imaginaire dans les souffrances ; mais ce désir ne pourrait pas subsister lorsqu’effectivement on se trouverait en des tourments tels que sont ceux que la S [œur] M [arie] a portés tant d’années, et qu’on n’y rencontrerait pas le bien qu’on s’imaginait y devoir trouver. [40] Et quand même l’imagination de ce faux bien persévérerait dans ces supplices, il n’y a point d’apparence de croire qu’il fût en la puissance de l’esprit malin de maintenir ni dans les sens ni dans l’esprit des désirs si purs, si ardents et si puissants de souffrir, et de souffrir516 pour ses plus grands ennemis, c’est-à-dire pour les sorciers qui l’avaient réduite en un état si étrange, et de conserver ces désirs durant tant d’années contre toutes les inclinations de la nature et parmi des tourments si atroces comme sont ceux de l’enfer. C’est pourquoi il faut nécessairement conclure qu’il n’y a que Dieu qui puisse lui avoir donné de semblables désirs.

On me dira peut-être que de porter de grandes souffrances ne vient pas toujours de Dieu, puisqu’il y a eu des hérétiques qui ont enduré le feu pour leur fausse religion, et qu’il y a eu des païens qui ont souffert de grands supplices avec beaucoup de constance. Mais je réponds à cela :

1. Que les peines que ceux-là ont portées ne sont point du tout comparable ni en quantité, ni en qualité, ni en durée à celles de la S [œur] M [arie].

2. Que ceux-là ont enduré nécessairement et par force ; mais celle-ci s’est offerte librement et de son plein gré aux tourments et les a demandés longtemps avec grande instance.

3. Que les hérétiques qui ont souffert le feu pour leur fausse religion qu’ils s’imaginaient être vraie ont prétendu souffrir pour leur salut ; mais la S [œur] M [arie] a souffert pour le salut d’autrui. Que ceux-là ont souffert des peines temporelles par la prétention qu’ils avaient d’éviter les éternelles, mais celle-ci a enduré les supplices de l’enfer pour en garantir les autres et pour en garantir ses plus grands ennemis. [41]

4. Qu’enfin il y a grande différence de souffrir avec constance et patience, et aimer, désirer et chercher les souffrances au point que la S [œur] M [arie] les a aimées, demandées et cherchées.

On pourrait bien m’alléguer plusieurs hérétiques ou païens qui ont souffert de grandes peines avec une grande constance, mais on ne pourra jamais517 faire voir une personne qui ait eu tant d’amour pour les souffrances, qui les ait tant désirées et longtemps avant qu’elles lui fussent arrivées et plusieurs années après les avoir expérimentées comme la S [œur] M [arie]. « Je suis bien certaine, dit-elle avec une grande vérité et sincérité, que les bienheureux qui sont dans le ciel ne peuvent pas plus aimer leur béatitude et qu’ils ne la pourraient pas désirer davantage s’ils ne la possédaient point et qu’ils la connussent néanmoins comme ils font, que j’ai aimé les plus horribles et extrêmes supplices et que j’ai désiré de les souffrir, tant pour être affranchie de la coulpe du péché, qu’afin de préserver mes frères des peines éternelles qui leur sont préparées dans l’enfer, comme aussi le518 détruire dans une seule âme ; car il n’y a point d’enfer que je ne souffrisse de bon cœur, afin d’obtenir de Dieu la contrition pour une seule personne qui serait dans un seul péché mortel. » [42]

Certainement quiconque considérera bien toutes ces choses sera contraint d’avouer que des désirs et des dispositions si charitables, si simples, si pures, si désintéressées si contraires à l’amour que l’homme a pour soi-même et accompagnés d’une si longue persévérance ne peuvent venir que de l’Esprit de Dieu.

7. Remarquez qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse ôter à une créature raisonnable l’usage de son esprit, de sa liberté et de sa volonté.

J’avoue que l’esprit malin par sa permission peut bien lier et occuper nos membres et nos sens et nous ôter la liberté d’agir extérieurement, mais il n’est non plus en son pouvoir d’ôter à une créature douée de raison la liberté de son esprit et de sa volonté que de détruire l’essence de l’homme.

.Plusieurs autres marques qui font voir que c’est l’Esprit de Dieu qui est l’auteur de cet ouvrage

Première marque

Il y a plusieurs autres choses qui font voir clairement que c’est l’Esprit de Dieu qui est l’auteur de ce qui se passe en la S [œur] M [arie].

1. Nous n’y voyons aucun mauvais fruit, mais nous y apercevons quantité de bons, qui est la marque la plus certaine et que Notre-Seigneur nous a donnés pour discerner l’esprit de vérité d’avec l’esprit de fausseté et le bon arbre d’avec le mauvais. « Vous connaîtrez, dit N [otre] S [eigneur], l’arbre par son fruit ; un arbre mauvais ne peut porter de bon fruit, et un bon arbre ne peut point porter de mauvais fruit. »519 Nous voyons une personne en la vie de laquelle depuis 63 ans qu’elle est au monde, il ne s’est trouvé rien de répréhensible. Lorsque l’on reconnut à Coutances qu’elle était possédée, Monseigneur l’évêque de Coutances, qui était pour lors M. de Briroy520, [43] envoya des hommes prudents et intelligents dans la paroisse de Lendelin, d’où elle était née, pour faire information de sa vie et de celle de ses parents, afin de savoir si elle ou eux avaient point donné occasion521 à cette possession, et on trouva qu’elle avait mené une vie très innocente et très éloignée de tout ce qui est contraire à l’esprit du Christianisme ; outre cela je puis dire avec vérité que j’ai examiné sa vie très soigneusement ; j’ai été exprès sur le lieu de sa naissance et où elle a été élevée, j’ai vu des personnes qui ont demeuré et conversé avec elle durant qu’elle a été aux champs, qui m’ont assuré qu’on avait toujours remarqué en elle un entier éloignement des désordres et des défauts qui sont ordinaires aux personnes de son sexe et de sa condition, qu’on ne l’avait jamais vue ni dans les danses, ni dans les autres vanités et légèretés communes aux filles ; qu’elle n’avait jamais offensé ni fait déplaisir à personne, qu’elle était aimée de tous ceux qui la connaissaient, pour ce qu’elle gagnait tous les cœurs par sa grande humilité, bonté, simplicité, sincérité, obéissance, patience, charité et mansuétude. De plus j’ai connu très particulièrement ceux avec qui elle a demeuré depuis plus de quarante ans qu’elle est à Coutances, qui m’ont assuré n’avoir jamais rien vu en elle que des vertus très éminentes ; depuis tant d’années qu’elle est en cette ville, on n’a jamais vu personne soit de ses voisins, soit des autres habitants se plaindre qu’elle ait fait ou dit la moindre chose qui ait donné aucun mécontentement à personne. J’ai demeuré un carême tout entier chez M. Potier qui était reconnu de toute la ville pour un homme de Dieu, ayant aussi avec lui un autre ecclésiastique [44] nommé M. de Juganville qui a vécu et est mort en réputation de sainteté, à la garde desquels M. de Briroy, évêque de Coutances, avait commis la S [œur] M [arie]. Durant tout ce carême et en plusieurs autres occasions que j’ai encore resté chez M. Potier, quelquefois huit, quelquefois quinze jours, sans parler de plusieurs mois que j’ai séjourné à Coutances durant lesquels je voyais presque tous les jours la S [œur] M [arie], durant tout ce temps, dis-je, je l’ai considérée et étudiée très exactement en tous ses déportements522, et je n’ai jamais rien vu ni en ses actions, ni en ses paroles qui ne ressentît l’Esprit de Dieu et qui ne me laissât convaincu qu’il était impossible qu’elle ne fût conduite de la main de Dieu aussi bien dans les moindres choses que dans les plus grandes ; et l’on ne peut pas dire qu’elle agit ainsi par déguisement, car on reconnaît en elle une manière d’agir et de parler si pleine de naïveté, de candeur, de simplicité et de vérité que tous ceux qui la voient sont forcés d’avouer qu’il n’y a aucune fiction ni aucune dissimulation. Il est vrai que pendant qu’elle était dans l’enfer, les démons proféraient quelquefois par sa bouche plusieurs horribles blasphèmes, Dieu le permettant ainsi pour ce que tel est le langage de l’enfer et afin de faire voir qu’elle portait en soi l’état horrible de la damnation avec tout ce qu’il y a d’épouvantable. Mais il y a trois choses à remarquer en ceci, qui font voir que tout cela se faisait par un ordre et conduite de Dieu et sans aucune faute du côté de la S [œur] M [arie]. [45]

La première c’est qu’elle prévoyait ces blasphèmes un peu auparavant, car elle voyait venir vers elle le désespoir qui en est la source sous la figure d’un lion enragé qui venait à elle et qui entrait dans sa bouche ; et alors elle protestait à Dieu qu’elle désavouait et détestait tout ce que sa langue allait prononcer et elle le suppliait instamment de faire en sorte qu’on la lui arrachât plutôt de la bouche que de permettre qu’elle dît aucune parole qui Lui fut désagréable.

La deuxième est que ces blasphèmes lui causaient alors, et lui ont causé depuis, de très grandes peines, ce qui fait voir combien son esprit et sa volonté les avaient en horreur.

La troisième est qu’il n’a jamais été permis aux malins esprits de vomir ces blasphèmes devant les personnes qui fussent capables d’en recevoir du scandale, mais seulement devant les deux ecclésiastiques qui avaient soin d’elle, lesquels ne s’en étonnaient non plus que d’entendre un chien aboyer. Lorsqu’il venait quelqu’un dans le lieu où elle était, quand ce n’aurait été qu’un enfant, au même temps les démons cessaient de blasphémer.

Nous ne voyons donc aucun mauvais fruit dans cet arbre ; au contraire, nous en voyons toutes sortes de bons. Nous y voyons une haine du péché au plus haut degré qui se puisse penser, un amour vers Dieu le plus pur qui se puisse imaginer, une soumission nonpareille à sa très adorable volonté, une affection vers sa divine justice qui est sans exemple, une dévotion vers N [otre] S [eigneur] Jésus-Christ et vers Sa très sainte mère qui n’est point commun, un amour pour la croix et pour les souffrances qui est au-delà de tout ce qui s’en peut dire, [46] un zèle inexplicable pour le salut des âmes, une charité inconcevable vers le prochain, une dilection tendre vers ceux qui la méprisent ou humilient, une aversion sensible au regard de ceux qui témoignent avoir estime et honneur pour elle, une humilité plus parfaite qu’elle n’est décrite dans tous les livres qui traitent de cette vertu, une affection pour la pureté et une horreur de tout ce qui lui est contraire, que les paroles ne peuvent exprimer, un détachement entier de toutes les choses du monde, une abnégation totale de son propre sens, de ses intérêts, de ses inclinations et de tout ce qui est en elle, une patience invincible, une prudence vraiment chrétienne, une tempérance très rare, une force divine, une justice et une équité merveilleuse et généralement toutes les vertus en un degré très excellent.

Et en disant tout cela, je ne parle point par ouï-dire ni avec aucun excès de paroles, mais selon la pure vérité et par la connaissance certaine et par la longue expérience que j’en ai.

Nous voyons une personne par laquelle la divine bonté a converti plusieurs âmes engagées bien avant dans l’état du péché et de la damnation, ce que je sais bien assurément, et par laquelle elle a opéré des effets de grâce très particuliers en plusieurs personnes très considérables devant Dieu, de la bouche desquelles je l’ai appris. Nous voyons une personne dont les paroles sont des charbons ardents qui embrasent le cœur de ceux qui les entendent et qui leur font dire nonne cor nostrum ardens erat in nobis dum loqueretur nobis523. [47] Nous voyons une personne enfin par la bouche de laquelle l’Esprit Saint dit un très grand nombre de belles et saintes choses sous diverses figures et paraboles qui est son style et sa manière ordinaire de parler ainsi qu’il se voit dans les langages des Prophètes et dans celui de N [otre] — S [eigneur] Jésus, par lesquels il a parlé, et toutes ces choses sont conformes à l’Écriture sainte, aux sentiments et pratiques de l’Église et ne tendent qu’à porter les hommes à haïr le péché et suivre la divine volonté en tout et par tout, à aimer la croix, à rendre le bien pour le mal, à fuir l’honneur, à embrasser de bon cœur le mépris, à travailler au salut des âmes et à suivre toutes les autres maximes de l’Évangile.

Seconde marque

La seconde marque qui nous aide à reconnaître qu’il n’y a point de tromperie ni illusion en la S [œur] M [arie], c’est que Dieu lui a donné un corps d’une bonne pâte et bien composé et du meilleur tempérament qui puisse être. Il lui a donné aussi un esprit qui n’a rien de féminin, car vous n’y voyez point la faiblesse, la légèreté, l’inconstance et les autres défectuosités ordinaires aux personnes de ce sexe.

C’est un esprit clairvoyant, solide, ferme, judicieux, doué d’une grande prudence et sagesse, jointe à une très grande simplicité et sincérité. C’est ici une des choses auxquelles le très célèbre docteur Jean Gerson dit qu’il faut prendre garde, quand il est question de discerner l’esprit de fausseté d’avec l’esprit de vérité. Car d’ordinaire les illusions de l’esprit malin se rencontrent dans les personnes qui sont d’un tempérament mélancolique, d’un esprit léger et d’une imagination faible ; et quand l’Esprit de Dieu veut opérer quelque chose d’extraordinaire dans une âme, quoiqu’il n’ait que faire de nos dispositions naturelles [48] si est-ce pourtant524 qu’il a coutume de choisir des personnes de bon sens et d’un jugement ferme et solide ; et il fait cela pour des raisons que nous devons vénérer sans les vouloir pénétrer.

Tous ceux qui connaissent la S [œur] M [arie] savent qu’elle a le sens commun fort excellent, l’esprit net et pénétrant, le raisonnement fort, le jugement solide, la conduite pleine de prudence, aussi elle n’a jamais ouï ni vu à l’extérieur ni ange, ni diable, ni Jésus-Christ, ni sa S [ain] te Mère, ni aucune autre chose extraordinaire. Toutes ses visions ou révélations sont purement intellectuelles par une lumière surnaturelle infuse dans son esprit ; ou partie imaginaire ou partie intellectuelle ; car lorsqu’on lui parle par paraboles et figures, on lui met les figures dans l’imagination et525 dans l’esprit, par une lumière infuse et surnaturelle, les vérités qu’elles représentent. Lorsqu’elles sont purement intellectuelles, pour l’ordinaire elles lui font une impression si forte, si divine et si lumineuse, qu’il lui est impossible de les oublier, ni de douter qu’elles soient d’autre que de Dieu ; mais lorsqu’elles sont d’une autre sorte, pendant que Dieu parle ou qu’il lui fait voir quelque chose, elle est dans une grande certitude que c’est Lui ; mais sitôt que cela est passé, elle perd cette assurance et demeure dans la crainte d’être trompée.

Sainte Thérèse écrit dans ses livres que ces mêmes choses se passaient en elle de cette sorte.

Ce qui est admirable en la S [œur] M [arie] c’est que d’un côté il y ait de certaines choses qui se sont passées en elle desquelles il lui est impossible de douter, non pas même au milieu des plus grandes craintes qu’elle a d’être trompée [49] et que d’autres côtés il lui soit aussi impossible de croire toutes les autres, sitôt qu’elles sont passées, quoiqu’elle soit bien certaine qu’il n’y a qu’un seul et même Esprit qui dicte et opère les unes et les autres ; ceci, dis-je, est admirable, car comment est-ce que l’impossibilité de ne croire pas et l’impossibilité de croire en un même Esprit peuvent compatir ensemble ? Certainement si on examine bien ceci on trouvera qu’il n’est pas au pouvoir de l’esprit malin de faire des impressions si fortes et si ineffaçables dans l’esprit humain, et spécialement d’y mettre une impossibilité de croire telle qu’elle est en la S [œur] M [arie] ; car elle est si forte que quand tous les anges et tous les saints du Ciel et tous les docteurs de la terre emploieraient, agissant chacun en leur particulier, toutes les forces de leur esprit et qu’ils lui apporteraient des démonstrations et des preuves infaillibles pour lui persuader que ces choses sont de Dieu et pour vaincre cette impossibilité qu’elle a de croire, ils ne le pourraient pas faire, s’ils lui parlaient comme esprits particuliers. « Bien davantage, dit-elle, quand ils feraient des miracles en ma présence jusqu’à ressusciter des morts pour me faire croire, ils n’en viendraient pas à bout ; je leur dirais : “Vous dites bien et vous faites merveille, mais ôtez-moi l’impuissance, l’incapacité et l’impossibilité que j’ai de croire à ce sujet à des esprits particuliers comme vous êtes ; et donnez-moi le moyen et le pouvoir de le faire et je le ferai. Je dis : à des esprits particuliers ; car si c’était l’Église qui m’assurât je la croirais aussi facilement, comme il m’est difficile, voire impossible, de vous croire ». »

Certainement il faut conclure là-dessus qu’il n’y a que la main de Dieu qui puisse mettre en cette âme cette impossibilité de créance afin de la tenir toujours dans l’humilité et dans la souffrance [50] qui est la voie par laquelle Dieu la fait marcher, car si elle pouvait croire que toutes ces choses fussent de Lui, elle serait assurée de Lui être agréable, « et si j’étais certaine, dit-elle, d’être agréable à Dieu, tous les supplices imaginables me seraient des délices plus grandes que toutes les consolations qu’il me pourrait donner. » De là vient que N [otre] S [eigneur] lui a dit plusieurs fois que croire et souffrir sont deux choses incompatibles en elle.

Troisième marque

De cette impossibilité de croire, qui est en la Sœur Marie au regard des choses qui se passent en elle, procèdent les grandes frayeurs qu’elle a d’être trompée, qui à la vérité sont depuis peu tellement diminuées qu’elle les qualifie maintenant du nom de crainte seulement et non plus de celui de frayeur ; mais elles ont été si fortes l’espace de 40 ans qu’elle assure que c’étaient « des frayeurs qui glaçaient le sang dans ses veines et qui sapaient la racine de sa vie », ce sont ses propres termes. Or les théologiens mystiques nous assurent que cette crainte dans une personne qui marche par une voie extraordinaire est une marque bien certaine que c’est l’Esprit de Dieu qui la conduit. Ça été cette crainte qui a porté la S [œur] M [arie] à faire cette prière à N [otre] S [eigneur] un grand nombre de fois depuis plus de trente ans avec abondance de larmes, le suppliant et le conjurant par son infinie miséricorde, par sa sainte passion et par tout ce qu’il y a de saint et de sacré au ciel et en la terre, de lui accorder ce qu’elle Lui demandait en cette façon : « Je suis Votre créature, ayez pitié de moi, je suis l’ouvrage de vos mains, ne permettez que votre ennemi m’ôte maintenant l’usage des membres du corps et des puissances de l’âme que Vous m’avez donnés. [51] Je Vous demande l’usage de ma langue ou de mon esprit un moment de temps, seulement pour prononcer vocalement ou du moins adorer mentalement votre Saint Nom, en témoignage que les choses qui m’arrivent ou quelques-unes d’entre elles sont des illusions et tromperies. Je Vous promets que je le croirai comme article de foi. » Elle s’étudiait à faire cette prière très secrètement la faisant non pas de bouche, mais dans la suprême partie de son esprit, de peur que l’esprit malin n’en eût connaissance ; et même pendant qu’elle la faisait ainsi en son intérieur, elle faisait quelque action et chantait des hymnes à l’extérieur qui n’avaient aucun rapport ni conformité avec le sujet de sa prière pour la mieux cacher au démon. Cependant après avoir ainsi prié, il ne lui a jamais été possible de prononcer ni adorer le Saint Nom de Jésus, soit de bouche, soit en esprit, pour la fin pour laquelle elle demandait qu’il lui fût permis de le faire. Mais pour le contraire, c’est-à-dire pour témoigner que toutes les choses extraordinaires qui se font en elle sont de l’Esprit de Dieu, il lui était très facile, non seulement de prononcer de bouche et adorer mentalement ce divin nom, mais aussi de réciter les choses plus saintes qui soient dans l’Église, comme le Pater, l’Ave, le Credo, le Gloria in excelsis, le Magnificat, le Te Deum laudamus, tous les hymnes et tous les Psaumes. Or qui est-ce, je vous prie, qui pourrait lier je ne dis pas sa langue seulement, mais même son esprit, de telle sorte que nonobstant tous les efforts qu’elle faisait, il lui était impossible de prononcer ni de bouche ni d’esprit ce divin Nom ? qui est-ce, dis-je, qui pouvait faire cela sinon Dieu seul ? Car si c’était l’esprit malin, il faudrait qu’il eût connu la prière qu’elle faisait [52] et comment est-ce qu’il aurait pu avoir connaissance d’une prière si secrète ? Et quand il l’aurait eue, comment pourrait-il ôter à une créature raisonnable et libre l’usage de la plus noble faculté de son âme pour l’empêcher de prononcer et adorer en esprit le saint nom de Jésus ? Mais quand, par impossible, il aurait cette puissance, quelle apparence de croire que Dieu lui permît de la mettre en effet dans une telle occasion ? Ne serait-ce pas déroger à son immense bonté et faire une injure à son incompréhensible miséricorde, de se persuader qu’un Dieu qui a tant d’amour pour ses créatures, un Dieu qui a donné son sang et sa vie pour le salut de tous les hommes, un Dieu qui a dit : « Demandez et vous recevrez, frappez et on vous ouvrira, cherchez et vous trouverez526 ! » voulût toujours rejeter une prière qui Lui est faite par une sienne créature et par une chrétienne qui s’est donnée à Lui dès son enfance, qui a gardé fidèlement les promesses qu’elle Lui a faites en son baptême, qui n’a jamais rien haï que le péché, ni rien aimé que Sa très adorable volonté, qui s’est offerte à souffrir pour l’amour de Lui et pour le salut des âmes qui Lui sont chères tant d’horribles tourments ; et une prière faite avec tant de larmes et avec une si longue persévérance, et faite dans un sujet si nécessaire et si important, et pour obtenir une chose si sainte, et qui semble être due naturellement et essentiellement à la créature raisonnable : savoir la liberté d’user pour un moment des membres de son corps ou des puissances de son âme [53] que son Créateur lui a donnés et qu’il lui a donnés avec pouvoir d’en user avec une pleine liberté, laquelle n’est jamais ôtée en ce monde, non pas même au regard des choses les plus mauvaises, ni aux hommes les plus méchants, quelque engagement qu’ils puissent avoir à l’esprit malin et quoiqu’ils soient ses esclaves, pour obtenir dis-je cette liberté, afin de faire une chose qui est sainte et si agréable à Dieu et à tous les habitants du ciel, c’est-à-dire afin de prononcer de bouche ou pour adorer de cœur le très doux et très sacré nom de Jésus. Oui certainement ce serait faire tort à la charité infinie de Dieu et à la vérité et fidélité de ses paroles, et de ses promesses par lesquelles il nous donne assurance de nous accorder ce que nous lui demandons. C’est pourquoi il faut conclure que lorsque la S [œur] M [arie] faisait cette prière, c’était Dieu qui liait sa langue et son esprit, ce qui l’empêchait de prononcer en aucune façon ce très aimable Nom, ne voulant et ne pouvant pas souffrir que le plus beau nom de celui qui est la vérité éternelle fût prononcé pour attester ce qui n’était pas véritable, à savoir que les choses qui se passaient en cette personne fussent des faussetés et tromperies.

Quatrième marque

Je renferme trois choses dans cette quatrième marque. La première c’est le don des miracles, car je suis témoin oculaire de plusieurs miracles très évidents que Dieu a faits pour la S [œur] M [arie] et qui seront écrits en leur temps. [54]

La 2e c’est l’esprit de prophétie que Dieu lui a donné, par lequel elle a prédit quantité de choses à venir, dont les unes dépendaient de Dieu seul, les autres de la liberté des hommes, lesquelles sont arrivées ainsi qu’elle l’avait dit. Ça été par ce même esprit qu’elle a connu un grand nombre de fois des pensées d’autrui très secrètes et qui ne pouvaient être sues que de Dieu, et l’état des consciences dont j’ai plusieurs certitudes et expériences très assurées, qui seront décrites quand le temps en sera venu. Je dirai seulement maintenant que j’ai connu un grand nombre de personnes qui avaient des révélations et autres choses extraordinaires desquelles, quand j’ai parlé à la Sœur Marie, elle a connu tout aussitôt par la divine lumière dont elle est remplie que c’étaient des illusions du diable, ce qui s’est toujours trouvé véritable par après.

La 3e est le sentiment et jugement de plusieurs grands personnages et célèbres docteurs jusqu’au nombre de douze, dont ceux qui sont encore en vie ne veulent pas être nommés, lesquels après avoir sérieusement examiné ces choses, ont tous conclu qu’il était impossible qu’elles eussent une autre source que le St-Esprit. Entre ceux-ci, il y en a quatre qui sont décédés, dont le premier est le R.P. Coton, de qui le mérite, l’esprit, la science, la piété, la prudence et l’expérience sont assez connus à toute la France. Le deuxième est M. Le Pileur dont le jugement est de grand poids, premièrement pour ce qu’il était supérieur, tenant la place de l’évêque en qualité de grand-vicaire, à raison de quoi il avait lumière et grâce pour la conduite de cette âme. [65] Secondement, c’était un homme d’excellent esprit, de grande science, de vertu rare, de jugement solide et de prudence non commune. Tiercement pour ce qu’il avait examiné très soigneusement et très sévèrement cette affaire durant plusieurs années étant sur le lieu ; et après avoir beaucoup prié Dieu pour Lui demander son secours, et avoir étudié tous les livres qui traitent de semblables matières pour en tirer éclaircissement, ensuite de quoi il voyait si clairement le doigt de Dieu dans cet ouvrage, qu’il me dit un jour qu’il croyait faire un péché mortel s’il l’attribuait à d’autre qu’à Lui.

Cinquième marque qui en contient un grand nombre d’autres527.

Si l’esprit malin était l’auteur de ce qui se passe et de ce qui se dit en la S [œur] M [arie], il s’ensuivrait de là qu’il la posséderait non seulement selon le corps, mais aussi selon l’esprit. Or, si cela était, il ne serait pas possible que depuis plus de quarante ans qu’elle aurait été ainsi en sa possession, il n’eût fait paraître quelque chose de ce qu’il est, et qu’on ne vit en cette fille des marques sensibles d’une si longue demeure et domination d’un tel hôte et d’un tel maître et qu’on n’y aperçût des fruits d’un arbre si funeste. Car quoique par sa ruse il se déguise quelquefois et se transfigure en ange de lumière afin de mieux tromper, il ne pourrait pas néanmoins cacher si longtemps, pour ce qu’étant possédé comme il est de la malice, tyrannisé par le péché auquel il est asservi comme un esclave, enivré de la haine extrême qu’il a contre Dieu et contre ses créatures [56] et toujours forcené et transporté de rage comme un frénétique et comme un furieux, il ne peut pas s’empêcher de faire mal et de se manifester bientôt là où il est, soit en soufflant quelque doctrine empoisonnée ou d’hérésie pour faire mourir la foi, ou de corruption pour dépraver les mœurs, soit en communiquant les qualités diaboliques, c’est-à-dire son orgueil, son arrogance, son envie, sa désobéissance : joint que528 la bonté infinie de Dieu vers sa créature ne permet pas que ce serpent infernal soit longtemps en un lieu sans qu’on y aperçoive ses cornes ou ses griffes, lorsqu’on y fait tant soit peu d’attention. Or non seulement cela ne se voit point dans la S [œur] M [arie], quelque diligence qu’on puisse apporter pour y prendre garde, mais au contraire on y trouve toutes les marques de l’agneau immaculé qui est venu au monde pour écraser le dragon.

En voici sept, que Lui-même enseigne à sainte Brigitte, en suite de quoi il lui en proposa sept autres, par lesquelles on peut connaître son ennemi, ainsi qu’il est rapporté au chap. 23 du livre 4 de ses Révélations, qui ont été approuvées par un concile de l’Église. « Vous pourrez, dit N [otre] S [eigneur] à Ste Brigitte, discerner l’esprit immonde de l’Esprit Saint par 7 choses :

1. L’Esprit de Dieu fait que l’homme méprise l’honneur du monde et ne l’affectionne non plus dans son cœur que du vent.

2. L’âme aime chèrement Dieu, et les délectations de la chair se refroidissent en elle. [57]

3. Il lui inspire la patience ès adversités, et à se glorifier en Dieu seul.

4. Il excite la volonté à la charité et compassion du prochain, et même de ses ennemis.

5. Il lui inspire la chasteté entière, voire l’abstinence de ce qui est licite.

6. Il la fait confier en Dieu, dans toutes ses tribulations et se glorifier en elles.

7. Il lui donne un désir de vouloir mourir et être plutôt avec Jésus-Christ que de demeurer au monde en prospérité avec danger de s’y salir.

Au contraire l’esprit malin fait 7 autres choses :

1. Il rend le monde doux et dégoûte du Ciel.

2. Il fait désirer les honneurs.

3. Il excite la haine dans le cœur et l’impatience.

4. Il fait que l’homme est audacieux contre Dieu, opiniâtre et aheurté [note ?] aux pensées de son Esprit.

5. Il rend les péchés petits et les excuse en se justifiant.

6. Il suggère l’inconstance de l’esprit et l’impureté de la chair.

7. Il fait croire que l’on vivra longtemps et excite la honte de confesser ses fautes. »

Or il est très évident à tous ceux qui connaissent la S [œur] M [arie] que toutes les sept premières choses se voient en elle très clairement et en un degré bien plus haut qu’elles ne sont pas ici exprimées, et qu’il ne s’y rencontre rien du tout des sept dernières ; je ne m’arrêterai pas à faire voir cela par le détail, étant assez visible à quiconque aura des yeux. Je dirai seulement sur la cinquième et septième des sept choses dernières que tant s’en faut qu’elle fasse les péchés petits, [58] qu’elle les excuse en se justifiant, et qu’elle ait honte de confesser ses fautes ; qu’au contraire elle meurt de frayeur à la vue de la seule ombre du péché, elle a des craintes extrêmes d’avoir fait des fautes où elle a exercé des vertus très héroïques, et qu’elle assure dans sa naïveté ordinaire que si Dieu avait permis qu’elle fût tombée en quelque crime, pour énorme qu’il fût, elle serait prête à le confesser publiquement par toutes les rues et carrefours de la ville au son du tambour et de la trompette, afin d’en faire amende honorable à Dieu en la face du ciel et de la terre. Voyez si c’est un bon ou mauvais esprit qui donne ces dispositions.

Enfin l’esprit qui conduit la S [œur] M [arie] c’est un esprit de respect, d’amour, de soumission et de dévotion au regard de Dieu et de tous ses divins attributs, spécialement de sa très adorable volonté et de sa divine Justice ; au regard de Jésus-Christ et de tous ses Saints mystères, particulièrement de sa Sainte Passion et du très Saint Sacrement ; au regard de la bienheureuse Vierge et singulièrement de son Saint Rosaire qui contient toute sa vie et celle de son Fils ; au regard de tous les anges et de tous les saints, spécialement de saint Gabriel, de saint Joseph, de saint Joachim, de sainte Anne, de saint Jean Baptiste, de saint Jean l’Évangéliste, de saint Pierre, de saint Paul, des saints martyrs, des saintes vierges ; au regard des sacrées reliques des saints qu’elle révère merveilleusement et qu’elle veut être traitées avec grand honneur, s’affligeant extrêmement lorsqu’elle les voit traitées avec moins de respect qu’il ne faut. C’est un esprit plein d’estime, de vénération, d’obéissance et de zèle au regard de l’Église, au regard de tous ses sacrements et mystères, au regard de ses fêtes et solennités, au regard de tous ses officiers et fonctions, au regard de toutes ses lois, cérémonies et pratiques, au regard de la prédication de la Parole de Dieu, au regard de tous les prêtres et spécialement des évêques, au regard des temples et lieux saints, sur lesquels elle pleure amèrement quand elle les voit profanés comme ils le sont aujourd’hui par les irrévérences et impiétés des mauvais chrétiens, enfin au regard des plus petites choses qui soient en l’Église.

C’est un esprit plein de charité vers le prochain, qui ne veut jamais incommoder personne, qui aime merveilleusement la paix et la concorde, qui ne peut souffrir aucune division ni trouble entre ses frères et ses sœurs, qui emploie toute sorte de diligence et d’industrie pour maintenir la charité entre eux ou pour la réparer si elle est détruite ou altérée.

C’est un esprit reconnaissant des moindres bienfaits ou témoignages de la charité qu’on lui rend.

C’est un esprit qui aime la pauvreté et la simplicité en toutes choses. C’est un esprit très libéral, et qui dans sa pauvreté qui est très grande, non seulement ne demande jamais rien à personne et refuse bien souvent les choses qu’on lui offre ; mais qui est toujours prêt de donner ce qu’il a, n’ayant attache à rien, particulièrement quand les autres en ont besoin. Car lorsque cette bonne fille s’aperçoit que quelqu’une des autres filles avec qui elle demeure a besoin de quelque chose et qu’elle l’a, tout aussitôt c’est une chose qui lui nuit et qui l’incommode, lui dit-elle, afin de l’obliger de la prendre, tant elle est dégagée de ses intérêts et de ses propres commodités, et tant elle désire de procurer celles d’autrui.

C’est un esprit qui aime la vérité et la fidélité dans ses paroles et dans ses promesses au-delà de tout ce qui se peut dire et qui abhorre le mensonge, la duplicité, l’infidélité et le déguisement, plus qu’on ne peut penser.

C’est un esprit enfin si plein de mépris et de haine au regard de soi-même qu’il n’y a point de paroles qui le puisse exprimer. Je lui ai ouï-dire plus d’une fois qu’elle a été longtemps dans un grand désir de revenir en ce monde après sa mort, afin de prendre son corps et de le jeter à la voirie, pour y être déchiré et mangé par les chiens, les loups et les corbeaux, ou bien dans le plus sale cloaque qu’elle pourrait trouver. Il me serait très facile d’apporter des preuves certaines de toutes ces vérités que j’ai couchées sur ce papier sans aucun excès de paroles ; mais on les produira quand il sera convenable. Après cela, jugez s’il est possible que l’esprit malin compatisse avec ces choses, et s’il se peut rencontrer un plus grand nombre de marques et de marques visibles, plus solides et plus infaillibles que celles-ci, de la présence et du règne de Dieu dans une âme.

.Éclaircissement des difficultés

Première difficulté : c’est une possédée. Réponse

[61] C’est une chose indubitable que S [œur] M [arie] est possédée corporellement d’un grand nombre de malins esprits, ainsi qu’il a été montré ci-devant, mais il y a six choses à dire sur ce sujet, qui font voir que non seulement elle n’est pas criminelle pour être affligée en cette façon et qu’on n’en peut tirer aucune conséquence qui lui soit préjudiciable, mais qu’au contraire cette possession lui est avantageuse, car

1. Notre Seigneur qui est le Saint des Saints a bien voulu permettre à Satan de Le toucher, de Le prendre, s’il faut ainsi dire, entre ses mains, de Le porter et transporter d’un lieu en un autre, et il s’est assujetti pour l’amour de nous à la puissance des ténèbres, c’est-à-dire des démons au temps de sa passion, selon ces siennes paroles : Haec est hora vestra et potestas tenebrarum529. Et n’a-t-on pas vu des enfants après le baptême et dans l’état d’innocence possédés de l’esprit malin ? N’y a-t-il pas eu des saints faisant des miracles et chassant les démons des corps énergumènes, lesquels se voyant pour ce sujet attaqué de quelque tentation de vaine gloire, ont demandé à Dieu qu’il leur fît la grâce de livrer plutôt leurs corps à la puissance des démons que d’abandonner leur esprit à la vanité ? (Surius et Janu ; Sulpice, en la Vie de saint Martin)530. Ce qui leur a été accordé. De sorte qu’on en a vu un qui a mieux aimé être possédé et tourmenté du diable dans son corps que d’être en péril de consentir à une pensée de superbe.

2. La cause de la possession de la S [œur] M [arie] est l’amour extraordinaire qu’elle a pour la charité531 et le désir très grand qu’elle a de consacrer à Dieu sa virginité ainsi qu’il a été raconté ci-dessus. [62]

3. Notez que dans l’exorcisme les démons sont toujours forcés de dire la vérité, lorsqu’on leur demande non pas des choses curieuses et non nécessaires, mais celles qui appartiennent à l’état de la possession, et spécialement celles qui sont cause de leur entrée dans la personne qu’ils possèdent, et qui les empêchent d’en sortir. Or est-il que lorsqu’on a exorcisé la S [œur] M [arie] durant plusieurs années, et qu’on a commandé aux malins esprits de la quitter, ils ont toujours répondu qu’ils ne pouvaient, pour ce que Dieu ne le voulait pas. C’est ce qui fait voir qu’ils sont là par un conseil de Dieu particulier, à raison de quoi ils [se] sont adressés à lui quantité de fois, par des prières très instantes, qu’on leur a entendu faire pour demander leur congé qu’ils n’ont pourtant pu obtenir jusqu’à présent.

4. Ils ne font pas ici ce qu’ils ont coutume de faire dans les autres possédés ; car ils ne disent point d’injures ni ne font point d’outrage à personne. Il est vrai que dans les exorcismes ils ont accusé deux personnes d’être magiciens, mais c’était un ordre spécial de Dieu qui leur permit d’en accuser un pour la faire souffrir ce qu’elle a souffert à Rouen, dont il est parlé ailleurs, et l’autre pour découvrir un horrible charme qu’il lui avait jeté, et pour faire voir sa divine protection sur elle, qui l’avait délivrée de ce sortilège.

5. Les démons ne font ici aucune action déréglée ni ne disent aucune parole sale ni mauvaise ; au contraire lorsqu’il arrive que l’on dit ou que l’on fait devant la S [œur] M [arie] quelque chose qui blesse la chasteté ou la sobriété, ou la charité, ou quelque autre vertu, ils entrent en fureur [63] soit pour empêcher le mal, soit pour le punir quand il est fait, ce qui montre encore qu’ils sont là par un dessein particulier de la divine volonté.

6. S’il est permis d’en dire quelque raison par conjecture, il y a apparence qu’ils y sont pour deux fins. La première est pour cacher l’ouvrage merveilleux que la divine miséricorde fait en cette personne dans l’humiliation et dans la petitesse. C’est ce qu’Il a fait au regard de l’Incarnation, de sa naissance, de ses trente premières années de sa vie, de sa Transfiguration, de sa Résurrection et d’une infinité de choses admirables qui se sont passées en Lui et en sa très sainte Mère et en son père nourricier saint Joseph, pendant qu’ils étaient en la terre. C’est ce qu’Il fait encore aujourd’hui au regard de la très sainte Eucharistie, et de tous les autres sacrements de son Église qui cachent des trésors inestimables sous l’apparence d’un peu de pain ou d’eau, ou d’autres choses très basses et très petites.

Et c’est ici encore une des marques par lesquelles on discerne l’Esprit de Dieu d’avec l’esprit du diable, car le Saint-Esprit a en coutume de faire ses œuvres dans le silence et dans le secret, et de les cacher sous la cendre et sous la poussière de l’abjection, mais le malin esprit qui est plein de vanité et d’orgueil tympanise et publie tout ce qui sort de sa boutique, voulant qu’il paraisse et qu’il éclate devant les hommes. Or, l’on ne voit rien ici de semblable ; au contraire Dieu a tellement caché son ouvrage sous l’état et la condition très vile d’une pauvre fille possédée, que l’on a532 toujours attribué à cette possession toutes les choses extraordinaires qui lui sont arrivées, [64] et dont il a paru quelque chose au-dehors, comme les tourments de l’enfer et du mal de 12 ans, et la privation de communion durant 33 ans environ.

C’est ce qui fait que depuis plus de 40 ans qu’elle est à Coutances, excepté les supérieurs et ceux qui en ont la charge, à peine y a-t-il deux personnes dans la ville qui aient quelque connaissance des choses merveilleuses qui se passent en elle ; encore n’est-ce que depuis un an. Aussi elle a entendu N [otre] S [eigneur] disant : « J’ai bien caché mon trésor, je l’ai mis dans l’étable à pourceaux. » Cette étable, c’est elle, les pourceaux sont les démons. Il ne faut pas s’étonner s’il lui dit de telles choses qui sont avantageuses pour elle, car premièrement elle ne croit point ce qu’on lui dit de favorable pour elle. Secondement l’humilité et le mépris de soi-même la remplissent et la possèdent tellement qu’il n’y reste aucune place pour la vanité. Tiercement n’entendez-vous pas le Fils de Dieu qui parle si avantageusement de saint Jean Baptiste, de saint Pierre, de Nathanaël et du Centurion, parce que ses paroles ne portent pas en elles le poison de vanité comme font celles des hommes, mais la grâce de l’humilité.

La seconde fin pour laquelle on peut croire que les démons sont dans cette bonne fille, c’est non seulement pour cacher l’œuvre de Dieu, mais aussi pour y coopérer par les maux qu’ils lui font endurer, l’aidant par ce moyen à s’avancer dans la voie que Dieu lui a choisie, qui est une voie de souffrances. [65] Car outre les peines ordinaires de la passion533 qui sont grandes, les démons l’ont souffletée et battue cruellement plusieurs fois, se servant de ses mains et de ses poings à cet effet. Et néanmoins elle en fait aussi peu d’état que de mouches et ne les craint point du tout ; au contraire elle les a défiés et provoqués plusieurs fois, leur parlant à tous en cette façon : « Est-ce là tout ce que tu peux faire ? Tu n’as pas grande force, vois-tu ; me voilà, je ne crains point, fait du pire que tu pourras ; n’attends pas que Dieu te commande de me frapper, c’est assez qu’il te le permette ; garde-toi bien d’omettre la moindre des peines qu’il te permettra de me faire endurer. Car je le prie de tout mon cœur que toute son ire tombe sur toi et qu’il redouble tous ses supplices si tu en laisses la moindre partie ; mais prends bien garde à ce que tu fais, je ne suis qu’une misérable fourmi et tu es un grand lion ; quand le lion vaincrait la fourmi, on se moquerait encore de lui de s’être armé pour combattre une chétive fourmi ; mais si la fourmi surmonte le lion, comme elle fera assurément, car elle est appuyée sur la grâce de son Dieu, la confusion t’en demeureras éternellement sur le front. »

Seconde difficulté avec sa réponse.

Si quelques-uns se trouvent choqués d’abord de l’échange qui s’est fait en la S [œur] M [arie] de sa volonté avec celle de Dieu, qu’ils considèrent [66] :

Que le motif qui l’a obligée de le faire est très saint et très louable, à savoir ce désir extrême de n’offenser jamais Dieu, tel qu’il est écrit ci-devant.

Qu’elle a été excitée et confirmée de plus en plus à demander cet échange par l’exemple et par la doctrine du R. P. Coton ainsi qu’il a été rapporté.

Que dans cette occasion elle a vu si clairement et si certainement la divine volonté qu’il lui a été impossible de douter que ce fût Elle.

Que l’Esprit de Dieu l’a poussée si fortement à cela qu’elle n’a pas pu y résister.

Que cet échange n’est pas physique ou naturelle, mais morale ou spirituelle ; je veux dire que la volonté de la S [œur] M [arie] n’a pas été détruite en sa nature et en son essence, mais en ses fonctions et en sa conduite, c’est-à-dire qu’elle est morte et anéantie en son usage, et qu’elle est possédée, animée et dirigée par la divine volonté, qui en est comme son âme et sa vie, de sorte qu’elle n’a point de mouvement ni d’action que par elle.

Que l’état où la S [œur] M [arie] est entrée par cet échange n’est autre chose sinon la perfection de l’état du christianisme. N’est-ce pas ce que la loi évangélique nous prêche, quand elle nous dit qu’il faut renoncer à nous-mêmes pour suivre Jésus-Christ, nous perdre en nous-mêmes pour nous trouver en Dieu, mourir à nous-mêmes pour vivre avec Jésus-Christ, en Dieu et pour Dieu ; nous dépouiller du vieil homme pour nous revêtir du nouveau, porter en nous la mortification de Jésus, afin que la vie de Jésus soit manifestée en nous ? N’est-ce pas ce que saint Paul annonce (2 Cors 3) quand il dit que nous sommes transformés en une même image avec le Seigneur, (c’est-à-dire que nous prenons en une certaine et admirable manière la forme du Seigneur) de clarté en clarté, par l’Esprit du Seigneur534? [67] Cela se faisant peu à peu et de degré en degré par la vertu du Saint — Esprit, et c’est cette déification de laquelle parlent tant tous les théologiens mystiques, exprimée aussi dans ces paroles de saint Pierre (2 Pets 1) qui nous assure que nous, divinae consortes naturae535, participons, associés, consorts, de la nature divine ; n’est-ce pas aussi ce que N [otre] S [eigneur] a commandé de demander à Dieu son Père par cette prière, Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra536 ? Là où toutes les volontés des Anges et des Saints sont entièrement anéanties dans leurs usages et dans leurs fonctions ; n’ayant aucun mouvement que celui qui leur est donné par la volonté divine, laquelle est vivante et régnante si parfaitement en eux qu’ils sont heureusement nécessités de la suivre en tout et par tout, sans aucun intérêt néanmoins de leur liberté qu’ils possèdent beaucoup plus excellemment, au milieu de cette sainte nécessité qu’ils ne faisaient pas lorsqu’ils étaient en ce monde.

Or pourquoi est-ce que N [otre] S [eigneur] nous oblige de prier son Père qu’il nous fasse cette faveur que nous fassions sa volonté en la terre ainsi qu’elle est faite au ciel, si ce n’est que nous devons commencer à faire dès maintenant en ceci ce que nous aurons à faire dans le Paradis à toute l’Éternité ? Et par conséquent que nous devons tendre à cet état d’anéantissement de notre volonté et de l’établissement de celle de Dieu en nous, lequel, quoiqu’il ne puisse pas être si parfait en la terre comme il est au ciel, doit néanmoins imiter celui du Ciel autant qu’il est possible. C’est pourquoi il n’y a point eu de saints ici-bas qui n’aient tendu à ce même état qui est proposé à tous les chrétiens, mais pour ce qu’il a divers degrés, les uns montent plus haut, les autres demeurent plus bas, et il y en a très peu qui arrivent aux derniers degrés. [68] C’est l’état où était saint Paul quand il disait : « Je vis, non plus moi, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi537. » C’est l’état où était aussi sainte Catherine de Sienne et sainte Catherine de Gênes, chacune au degré que Dieu connaît, car nous lisons dans la vie de la première décrite par le P. Jean de Sainte-Marie, de l’ordre de saint Dominique (partie 1, lib. 2, cap. 15-16) qu’après avoir longtemps prié N [otre] S [eigneur] de lui ôter son cœur et de lui donner le sien, il lui apparut, fit une ouverture au côté, lui tira le cœur et mit le sien en sa place, disant : « Ma chère fille, je t’ai ôté ton cœur et je t’ai donné le mien en échange par lequel tu vivras désormais ». Et afin que personne n’en pût douter, la cicatrice de l’ouverture demeura au côté de Sainte Catherine.

« Un jour, dit cette sainte, ainsi qu’il est écrit dans sa vie, après avoir communié, je fis prière à Dieu qu’il lui plût me priver de toute sorte de consolation et de ma propre volonté pour Lui être plus agréable, et j’entends alors une voix qui me dit : “Voici ma fille que je prends ta volonté et te donne la mienne de laquelle jamais tu ne te sépareras quoiqu’il t’arrive.” »

Nous trouvons aussi dans le 5e livre538 du dialogue de sainte Catherine de Gênes au chapitre 12 ces paroles : « Elle mit toute sa confiance en Dieu son amour et lui dit : “Seigneur, je Vous fais un présent de moi-même, je voudrais bien faire un échange avec vous et Vous donner mon être malin entre les mains [69] pour ce que Vous seul le pouvez cacher et engloutir en votre bonté, et me régler en telle sorte qu’on ne voie plus aucune chose de moi-même, et que Vous me donnassiez l’occupation de votre pur amour, lequel éteigne en moi tout autre amour et me fasse tout anéantie en vous.” À quoi Notre-Seigneur répondit qu’il en était content. Ensuite de quoi elle demeura dénuée de toute chose, et toute transformée et transportée hors de soi-même. »

Et au chapitre 5 du livre de sa vie nous lisons ces paroles : « Dieu avait pris une entière possession de son âme et s’était emparé de son cœur, de sa volonté et de toutes ses autres puissances, et avait tout transformé en soi par une vraie union, et pour ce c’était Lui qui réglait et conduisait tous ses mouvements. »

Et au chapitre 17 : « Depuis que Dieu l’eut touchée et convertie, elle ne fit jamais sa propre volonté, mais était toujours en son intérieur attentive au vouloir de Dieu, qu’elle se sentait avoir imprimé en son âme, et avec telle confiance qu’elle disait quelquefois à Dieu : “J’ai cette confiance en Vous, qu’en tout ce que je penserai, dirai et ferai, Vous ne me laisserez point faillir.” » Voilà ce qui est rapporté de ces deux saintes par plusieurs grands hommes qui les ont connues et qui ont écrit leur vie.

Quiconque considérera bien ces choses verra une grande conformité en ce point entre ces deux épouses de Jésus-Christ et la S [œur] M [arie], et ne s’étonnera pas de la faveur qu’il a faite à celle-ci aussi bien qu’a celles-là [70] lorsqu’il a pris sa volonté et qu’il lui a donné la sienne, vu que les mêmes preuves que l’on peut apporter pour montrer que celles-là étaient conduites par l’Esprit de Dieu se rencontrent en celle-ci, et en un très haut degré ainsi que nous l’avons vu ci-devant, et que l’état dans lequel elle est entrée par cet échange ne porte aucune chose que la perfection de la vie chrétienne à laquelle tous les chrétiens doivent aspirer chacun selon le dessein de Dieu et selon la mesure de la grâce de Jésus-Christ sur eux.

Troisième difficulté

L’on peut objecter que la S [œur] M [arie] n’a point pris avis ni conduite de personne lorsqu’elle a fait la susdite échange. Pour répondre à cette objection il ya plusieurs choses à dire.

1. Il est certain qu’il y a plusieurs âmes dont l’Esprit de Dieu veut être lui-même le directeur, et que nous avons l’exemple de quantité de grands saints qui même en des choses très extraordinaires et où il y avait grand sujet de craindre les illusions et les surprises, soit de l’esprit malin soit de leur propre esprit, n’ont point pourtant suivi d’autre conduite que celle de Dieu. Témoins tous les saints Patriarches, tous les saints Prophètes, tous les saints Apôtres et plusieurs autres saints et saintes. Qui me dira quels étaient les directeurs d’Énoch, d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Joseph dans l’Égypte, de Moïse sur la montagne de Sinaï, de saint Jean Baptiste dans le désert, de saint Jean l’Évangéliste dans l’île de Pathmos, [71] et de tous les autres apôtres dans les fonctions de leur apostolat, de sainte Madeleine dans sa grotte, de saint Paul Ermite dans sa caverne, de sainte Marie Égyptienne dans les déserts, de saint Siméon Stylite sur sa colonne et de tant d’autres ?

De qui est-ce qu’Élie prit congé quand il jeûna quatre539 jours sans boire ni manger et lorsqu’il consentit au ravissement que Dieu voulait faire de lui, duquel il eut connaissance quelque temps auparavant, ainsi qu’il est facile de le voir dans l’Écriture sainte ? Quel directeur Abraham consulta lorsque Dieu lui eut révélé qu’il voulait qu’il égorgeât son propre fils pour Lui en faire un sacrifice ? De qui est-ce que la bienheureuse Vierge (sans faire néanmoins comparaison de cette incomparable princesse avec qui que ce soit, sinon comme il est permis de comparer les choses grandes aux petites) de qui est-ce, dis-je, qu’elle prit conduite lorsque l’ange Lui annonça qu’elle était choisie de Dieu pour concevoir et enfanter le Sauveur du monde ? à qui est-ce que N [otre] S [eigneur] envoya saint François pour demander avis s’il devait consentir à une chose si inouïe comme l’était l’impression de ses sacrées plaies ? à qui est-ce qu’il envoya sainte Catherine de Gênes lorsqu’elle fit la même échange, ainsi qu’il a été dit ? Puisque celui qui a écrit sa vie nous assure au ch. 44 que pour lors [72] elle était conduite et enseignée intérieurement de Dieu seul par sa divine et intérieure parole de tout ce qui lui était nécessaire sans moyen d’aucune créature religieuse ou séculière ; et que quelqu’un lui ayant dit que pour sa plus grande sûreté elle ferait bien de se soumettre à l’obédience d’autrui, et qu’étant en doute pour cette cause de ce qu’elle devait faire, il lui fut répondu en esprit par N [otre] S [eigneur] : « Fie-toi en Moi et n’aie point de doute. »

De qui est-ce que l’admirable sainte Christine dont la vie prodigieuse est décrite par Thomas de Cantipré540 qui était de son temps, et attestée par le cardinal Jacques de Vitray541 qui l’a vue et est rapporté par Surius (tome 3 du 23 juin)542 de qui est-ce, dis-je, qu’elle prenait direction quand elle se jetait dans des fournaises ardentes, dans des halliers d’épines, dans des rivières glacées et qu’elle faisait tant d’autres choses étranges, qui sont décrites en sa vie, afin de le faire pour le soulagement et la délivrance des âmes du purgatoire ?

D’où vient que tous ces Saints et saintes faisaient ou consentaient à des choses si extraordinaires et même si contraires apparemment à la raison humaine, si ce n’était par une assurance infaillible qu’ils avaient que Dieu le voulait ? Et d’où leur venait cette assurance, sinon qu’il leur manifestait sa divine volonté si clairement qu’il leur était impossible d’en douter ? Ce qui se rencontre aussi en cette personne sans faire pourtant comparaison d’elle ni avec Abraham, ni avec Élie, ni avec Moïse, ni avec les Apôtres ; mais quand on la mettrait au rang des âmes que Dieu conduit par soi-même eu égard à la sainteté de sa vie et à toutes les choses merveilleuses qui s’y sont passées. [73]

2. Il est vrai néanmoins qu’elle est très éloignée d’avoir cette pensée et qu’elle a toujours suivi la conduite ordinaire de l’Église autant qu’il lui a été possible et marché par le grand chemin de l’obéissance qu’elle a toujours pratiquée très ponctuellement sans y manquer jamais, ni au regard de ses parents pendant qu’elle a été avec eux, ni au regard des autres personnes sous l’autorité desquelles elle a été, ni beaucoup moins au regard des ecclésiastiques en la charge desquels elle a été mise par son évêque.

3. Pour ce qui est du fait de la susdite échange de sa volonté avec celle de Dieu, elle n’a pas eu ni n’a pas dû avoir la pensée qu’il fallût prendre avis de personne, vu qu’elle n’avait point d’autre intention que de renoncer entièrement au péché et à sa propre volonté qui en est la source, et de s’unir indissolublement à la divine volonté et qu’elle ne prétendait pas quitter la Sainte Communion ; comme aussi la divine volonté ne lui disait pas qu’elle la lui ôterait absolument, mais qu’elle pourrait bien l’en priver. Or quel lieu y avait-il de craindre de la tromperie à désirer de n’offenser jamais Dieu et de n’avoir point d’autre volonté que la sienne et à chercher un moyen pour parvenir à cette fin ? Et par conséquent quelle obligation y avait-il de prendre avis sur une chose, à laquelle doivent tendre tous ceux qui désirent accomplir le premier des divins commandements, qui nous ordonne d’aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces, et par conséquent de ne l’offenser point ? [74]

4. Ajoutez à cela que :

1. Comme il a déjà été dit, elle connaissait si certainement que c’était la très adorable volonté de Dieu qui lui parlait en cette occasion, qu’il n’était pas en son pouvoir d’en douter et qu’elle était poussée si puissamment à renoncer à soi-même pour se donner à Elle, que moralement parlant, elle n’y pouvait pas résister ;

2. Qu’elle était appuyée sur l’exemple et la doctrine d’un saint et savant personnage tel qu’était le R. P. Cotton, qui a demandé à Dieu la même échange qu’elle désirait et qui a enseigné tous les chrétiens à le demander, en donnant au public l’oraison qu’il a dressée à cette fin, laquelle est rapportée ci-dessus ;

3. Qu’elle n’a pas caché ce qui s’était fait en ceci, mais qu’elle l’a déclaré ouvertement et soumise au jugement des ecclésiastiques qui avaient soin d’elle, et de ses autres supérieurs, spécialement de M. Le Pileur, homme très docte et très judicieux, lesquels après avoir bien considéré la chose non seulement ne l’ont pas improuvée, mais l’ont admirée et soutenue contre ceux qui l’ont voulu combattre.

Quatrième difficulté. La privation de la communion, l’espace de trente-trois ans543. Réponse

Il est vrai, mais 1° il n’a pas tenu à elle, et elle n’est pas répréhensible d’une chose qui lui a été impossible, car il est très véritable qu’elle a toujours pratiqué très fidèlement ce qu’elle s’était réservée quand elle fit l’échange sus-allégué [75] à savoir de faire tout ce qu’elle pourrait pour obéir à l’Église en toutes choses et qu’elle n’a rien omis de ce qui dépendait d’elle pour se disposer à recevoir le très Saint Sacrement. 2° Il est évident que ça été par un ordre particulier de Dieu qu’elle n’a pas pu communier, car sans cela les démons ne l’auraient pas pu empêcher, vu que nous n’avons point d’exemple qu’ils l’aient fait si longtemps au regard des autres possédés, ayant toujours été contraints de céder à la vertu de ce grand Sacrement, quand on l’a offert aux énergumènes, et à la puissance de l’Église quand elle leur a défendu d’empêcher ses enfants de le recevoir. Comment auraient-ils pu subsister devant la toute-puissance de leur maître et de leur juge qui est dans le Sacrement lorsque tant de fois il a été présenté à la S [œur] M [arie] par les mains des Évêques, de leurs grands vicaires et autres personnes commis par eux, qui ont fait tous les efforts imaginables pour le lui donner ? Comment auraient-ils pu résister à tant de prières, à tant d’aumônes, à tant de saints pèlerinages, à tant de bonnes œuvres faites par plusieurs saintes âmes, durant tant d’années, comme à tant d’exorcismes qu’on a fait tous les jours l’espace d’un an, et devant le très Saint Sacrement, là où toute la puissance de l’Église, toutes ses armes et tous ses foudres étaient employés contre les malins esprits ; comment, dis-je, auraient-ils pu résister à toutes ces puissantes et terribles machines dont on se servait pour les forcer de lever l’empêchement qu’ils apportaient à la communion d’une fille chrétienne dans la crainte que l’on avait que cela ne procédât de leur malice par la permission de Dieu, et non pas d’un ordre exprès de sa divine volonté ? [76] Mais dans les exorcismes (où ils sont toujours contraints de dire la vérité quand il s’agit de quelque effet de la possession, spécialement dans une chose qui regarde le salut de la personne possédée) ils criaient que c’était par un commandement formel de sa divine Majesté et par un Conseil tenu dans le ciel, qu’ils empêchaient cette fille de communier et que les raisons leur en étaient inconnues. Vous voyez par toutes ces choses que cela se faisait par un dessein spécial de Dieu, et il y a apparence qu’il l’a voulu aussi pour deux raisons, sans parler des autres qui nous sont cachées.

1. Pour ce que la Sainte Communion n’était pas convenable avec l’ire de Dieu et les autres tourments de l’enfer et du mal de douze ans ; aussi en prive-t-on ceux que la justice temporelle condamne au dernier supplice pour le respect qui est dû à ce grand Sacrement.

2. D’autant que Dieu a choisi cette personne pour lui faire porter les péchés d’autrui ; or la privation de l’Eucharistie est une des peines que mérite le pécheur et c’est la plus grande que l’Église lui puisse imposer. C’est pourquoi la S [œur] M [arie] s’étant offerte à la divine justice pour les peines dues aux péchés de ses frères, elle lui a fait porter celle-ci. Il est vrai que l’Église commande à tous les chrétiens de communier au moins une fois l’an, mais outre que Dieu qui est par-dessus l’Église fait ce qu’il lui plait, les commandements de l’Église, ni même ceux de Dieu, ne nous oblige jamais à l’impossible. Or il n’était pas au pouvoir de la S [œur] M [arie] de faire davantage que ce qu’elle faisait en ceci pour y obéir.

3. Tout le monde sait qu’il y a eu un grand nombre de Saints et de Saintes qui n’avaient pas un tel empêchement qu’elle, mais qui étaient libres de s’approcher des Sacrements de l’Église, qui néanmoins ont passé les 30, les 40 et les 50 ans sans recevoir la Sainte Eucharistie et même sans se confesser et sans assister au Saint Sacrifice de la messe. Témoin une sainte Madeleine, une sainte Marie Égyptienne, un saint Hilarion, un saint Simon Stylite, un saint Paul Ermite et plusieurs autres semblables.

Et ne me dites pas que la Sainte Communion n’était pas de précepte en ce temps-là, car je vous renverrais au docteur angélique saint Thomas, qui dit que tous les chrétiens sont obligés maintenant de communier une fois par an, qu’aussi en la primitive Église ils étaient tenus544 de le faire tous les jours et par après trois fois tous les ans (3, q. 80, art. 10 ad. 5). Vous me pourrez dire que c’était le Saint-Esprit qui a conduit ces Saints-là dans les solitudes et qui les a dispensés des commandements de l’Église et que les vertus excellentes qui éclatent en leur vie en sont des preuves manifestes ; mais je vous dirai aussi qu’il y a tout sujet de croire que c’est ce même Esprit qui non seulement en a dispensé la personne dont nous parlons, mais même qui l’a mise dans l’impuissance de faire autrement ; et si vous demandez des marques de cette vérité, je vous prierai de vous souvenir de celles que j’ai alléguées par ci-devant, lesquelles font voir que cette âme possède avec avantage toutes les vertus chrétiennes.

4. Enfin ce qui fait voir clairement que cette privation de la communion ne procédait pas de la malignité de Satan, mais de la volonté absolue de Dieu, c’est que lorsque le temps fut venu qu’il Lui plût de l’absoudre de cette espèce d’excommunication et de malédiction extérieure, qu’elle portait pour les péchés d’autrui en l’imitation de Notre Sauveur, [78] lequel en quelque façon a été privé de la communion de son Père spécialement quand il l’a délaissé en la croix, duquel saint Paul dit qu’il a été fait malédiction pour nous : Factus est pro nobis maledictus545, il lui fit connaître quelque temps auparavant qu’elle communierait à Pâques, ainsi qu’elle le déclara à M. Le Pileur ; car quelques jours avant Pâques la divine volonté lui apparut en même façon qu’elle avait faite au commencement, et lui dit : « Je vous donne la communion pour le reste de vos jours, et ne permettrai point désormais que les malins esprits y mettent empêchement. » Et en effet elle communia à Pâques de l’an 1649 sans aucune difficulté et depuis elle a toujours communié aussi facilement que les autres.

Cinquième difficulté. Il s’ensuivrait que la S [œur] M [arie] ne pêcherait plus en aucune façon

Je réponds à cela :

1. Qu’il est vrai que depuis546 le temps de cet échange s’est faite la S [œur] M [arie] n’a pu voir ni trouver en elle aucun péché, quelque recherche qu’elle en ait faite par des examens très fréquents et très sévères, qu’elle a faits et qu’elle fait tous les jours sur ses pensées, paroles, actions et omissions.

De là vient que quand elle veut se confesser ce qu’elle tâche de faire de fois à autres, il lui arrive la même chose qu’a sainte Catherine de Gênes, laquelle nous est racontée dans le ch. 44 de sa vie parlant en cette manière : « Je voudrais bien me confesser (dit cette sainte), mais je ne puis voir offense aucune par moi faite, je ne sais comment faire pour me confesser, ne pouvant dire que j’ai fait ou dit aucune chose dont je sente remords en ma conscience. [79] Je ne sais à qui donner la coulpe de mes péchés, je veux m’accuser et je ne puis. » Pour cela, dit celui qui a écrit sa vie, elle demeurait confuse, pour ce qu’elle ne sentait, ni ne voyait, ni ne pouvait voir aucune partie en elle qui eût offensé Dieu. Car quant aux péchés qu’elle disait, il ne lui était point permis de les voir comme péchés qu’elle eût pensés dits ou faits, mais ainsi qu’un petit enfant qui fait quelque chose de jeunesse, de laquelle il est ignorant. Quand on lui dit : « Vous avez mal fait », il rougit parce qu’on lui dit cela, mais non pas pour qu’il connaisse avoir mal fait. »

2. Je dis qu’encore que cette bonne fille ne puisse voir en elle aucun péché qu’elle ne croit pourtant pas et qu’elle n’a jamais cru en être entièrement exempte, quoiqu’elle l’ait désiré et désire infiniment, de sorte qu’elle peut dire avec saint Paul : Nihil mihi conscia sum, sed non in hoc justificata sum547.

3. Dieu peut faire ce qu’il lui plaît et qu’il Lui est facile de préserver une âme de toute sorte de péchés.

4. Que le Saint Concile nous déclare que la très Sainte Vierge a passé toute sa vie sans faire aucun péché véniel par un privilège particulier dont la divine bonté peut faire quelque part à qui bon lui semble.

5. Que saint Clément Alexandrin dit que les saints Apôtres ont été tellement confirmés dans la grâce de Dieu après avoir reçu le Saint-Esprit que depuis ce temps-là, ils n’ont commis aucun péché.

6. [80] Si ce qui est allégué ci-devant de sainte Catherine de Sienne est véritable, à savoir que N [otre] S [eigneur] lui ôta son cœur et mit le sien en sa place, lui disant qu’elle vivrait désormais par ce cœur divin, et qu’une autre fois il l’assura qu’il lui avait ôté sa volonté et lui avait donné la sienne de laquelle elle ne se séparerait jamais, certainement il faut conclure que depuis une telle grâce, elle ne fut atteinte d’aucun péché. Ce qu’il faut croire aussi de sainte Catherine de Gênes s’il est vrai ce qui est rapporté d’elle au ch. 5 de sa vie, que Dieu avait pris une entière possession de son âme, de son cœur, de sa volonté et de toutes ses autres puissances et avait tout transformé en soi, et que c’était Lui qui réglait et conduisait tous ses mouvements. Et au chap. 16, qu’il avait pris entre ses mains tout son franc arbitre et qu’elle ne faisait plus ce qu’elle voulait, mais seulement ce qu’il Lui plaisait. Et au chap. 17, que depuis sa conversion elle ne fit jamais sa propre volonté, mais qu’elle regardait et suivait toujours celle de Dieu qu’elle sentait imprimée en son âme.

7. Que saint Ambroise (lib. 1 in Luc : In initio) a dit qu’après une véritable pénitence et un parfait changement de vie, le chrétien peut avec la grâce de Dieu vivre sans aucune coulpe, se fondant sur ce qui est dit dans l’Écriture, que N [otre] S [eigneur] a tant aimé son épouse qui est l’Église qu’il veut qu’elle soit sans tache et sans ride, sainte et immaculée.

Et saint Augustin (De peccatorum meritis et remissione, lib. 2, cap. 6) parle de cette façon : Dubitare non possum nec Deum aliquid impossibile homini praecepisse nec Deo æ opitulandum et adjuvandum, quo fiat quod jubet, impossibile aliquid esse. Ac per hoc potest homo, si velit, esse sine peccato adjutus a Deo : [81] « Je suis bien certain que Dieu n’a jamais rien commandé à l’homme d’impossible et qu’il lui est très facile de l’aider à faire ce qu’il lui commande et qu’ainsi l’homme avec l’aide de Dieu peut vivre sans péché s’il veut548 » qui est comme si ce grand saint disait : « Dieu a commandé à l’homme de l’aimer de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces ; par conséquent il lui a défendu toute sorte de péchés, et mortel et véniel, puisque ce n’est pas L’aimer en cette façon que de l’offenser en quelque manière que ce soit. Or est-il que Dieu ne commande rien qui soit impossible avec Son aide. » C’est pourquoi nous pouvons moyennant la grâce divine, éviter toute sorte de péchés. C’est ce qu’a enseigné un des plus savants docteurs de la faculté de Théologie de Paris (M. Le Moyne549, p. 1. art. 1. assert. 1) et un des plus célèbres professeurs de la maison de Sorbonne dont voici les paroles qui se voient dans ses écrits : Potest justus absolute loquendo impetrare gratiam, qua peccata omnia tam mortalia quam venalia vitentur.

8. Que tous les passages de l’Écriture Sainte qui disent que nous offensons tous en beaucoup de choses, que celui qui dit qu’il est sans péché est un menteur, que le juste tombe sept fois par jour, et autres semblables, se doivent entendre avec cette restriction : si ce n’est par un spécial privilège de Dieu – nisi ex speciali Dei privilegio – restriction qui est du Saint Concile de Trente, car après avoir prononcé anathème contre ceux qui diraient que l’homme peut éviter durant toute sa vie toutes sortes de péchés, même véniels, il ajoute ces paroles « si ce n’est par un spécial privilège de Dieu ».

Sixième difficulté. Souffrir les tourments de l’enfer en ce monde ici est une chose inouïe

[82] Considérez là-dessus

1. Que comme les bons anges qui sont en ce monde avec nous portent leur Paradis avec eux, qu’aussi les démons qui nous tentent tous les jours souffrent en la terre les feux et les supplices de l’enfer et sans qu’il en paraisse rien à nos yeux, dans les corps des possédés où ils sont.

2. Que le motif qui a porté la S [œur] M [arie] à demander à Dieu ces tourments est très pur et très saint.

3. Que ce n’a pas été une imagination ni un songe, car si on prend bien garde à toutes les choses qu’elle dit sur ce sujet, rapportées dans le narré de cette histoire qui est écrite ailleurs, on verra qu’il n’y a rien qui sente la rêverie et la faiblesse d’esprit, ou qui approche de l’extravagance et impertinence, mais que tout y est solide et conforme à l’Écriture sainte, aux sentiments de l’Église et des Saints Pères et que ceux qui l’ont vue en cet état ont témoigné que ses souffrances n’étaient pas imaginaires, mais très réelles et visibles, quoique Dieu ne permît pas qu’elles paraissent à l’extérieur telles qu’elles étaient, pour ce qu’il aurait été impossible de vivre ni de converser avec elle ; pour preuve de quoi il permit un jour qu’il en parût une petite parcelle au-dehors, ce qui ne dura que très peu de temps ; et néanmoins cela effraya tellement tous ceux qui étaient présents que chacun s’enfuit de son côté [83] tout saisi [s] d’horreur et fondant en larmes de la voir en un état si pitoyable.

4. Qu’il est raconté dans la vie de sainte Christine, écrite par des hommes très doctes et très célèbres allégués ci-dessus qui étaient de son temps, que N [otre] S [eigneur] lui fit endurer en ce monde des peines inconcevables pour les âmes du purgatoire ; et que c’est une chose infiniment plus digne de son immense charité de faire souffrir les tourments de l’enfer à une personne qui le désire et le demande instamment, afin d’en préserver une autre qui les a mérités, que de faire porter à quelqu’un les supplices du purgatoire pour en délivrer les âmes qui y sont, pour ce qu’il y a une différence infinie entre l’enfer et le purgatoire.

5. Qu’il est vrai que N [otre] S [eigneur] a porté les péchés de tous les hommes et que sa passion est plus que suffisante pour racheter mille mondes ; mais cela n’empêche pas que toutes les saintes écritures ne nous prêchent sans cesse qu’il faut porter la croix, qu’il faut se mortifier et crucifier, qu’il faut passer par plusieurs tribulations, afin de nous disposer par ce moyen à ce que les mérites et les fruits de ses souffrances nous soient appliqués. Cela n’empêche pas que la divine miséricorde ne choisisse quelques âmes saintes auxquelles elle fait porter les péchés des autres, afin de leur obtenir l’esprit de pénitence et les dispositions requises pour participer à la grâce du Rédempteur. C’est ce qui est marqué en ces paroles de saint Paul : « J’accomplis ce qui manque en la passion de J [ésus] — C [hrist] 550 », car il lui manque que les fruits et les effets en soient appliqués aux âmes. [84] Or il n’y a point de moyen plus propre pour appliquer à nos âmes et aux âmes de nos frères les fruits des souffrances de Notre sauveur, qu’en souffrant avec lui. Il nous a mérité grâce par la croix et il veut que l’application nous en soit faite par la croix. « Tu prendras sur toi et tu porteras, dit-il au Prophète Ézéchiel, l’iniquité de la maison d’Israël. » Ezech. 4551.

6. Que Dieu fait tout ce qu’il lui plaît, deducit ad inferos et reducit552 ; véritablement il est bien raisonnable de croire qu’il puisse faire des choses que nous ne pouvons pas comprendre et il n’y a rien de plus déraisonnable que de vouloir mesurer toutes ses œuvres à l’aune de notre esprit. Qui peut savoir en quelle façon Moïse a vu l’essence de Dieu, selon saint Augustin et saint Thomas, et par conséquent a possédé la félicité du Paradis étant encore en ce monde ?

Qui peut savoir en quelle manière la puissance divine a ravi et élevé en esprit Énoch et Élie, et où ils sont et ce qu’ils font depuis tant de milliers d’années ?

Comment est-ce qu’il a conservé les trois enfants hébreux au milieu d’une fournaise ardente, et Daniel dans la fosse des lions ?

Qui peut comprendre comment saint Paul a été ravi jusqu’au troisième ciel et selon saint Thomas a vu la divine essence, puisque lui-même proteste qu’il ne sait comme cela s’est fait : si ça été seulement d’esprit, ou d’esprit et de corps tout ensemble ? [85] Si Dieu a transporté cet Apôtre tout vivant dans le ciel, il ne faut pas s’étonner s’il a fait descendre la S [œur] M [arie] toute vivante dans l’enfer. Tout [ne] Lui est-il pas également facile ? Son bras est-il raccourci ? Ne peut-il pas faire tout ce qu’il veut ?

7. Il est certain que N [otre] S [eigneur] J [ésus] — C [hrist] ayant un amour infini vers son Père et vers nous était dans la disposition et même dans le désir, pendant son séjour en ce monde, de souffrir non seulement ce qu’il y a souffert, mais tous les tourments de la terre, du purgatoire et de l’enfer (en séparant le péché) et ce pour la gloire de Son Père et pour nous témoigner l’excès incompréhensible de sa dilection. Mais son Père ne jugeant pas qu’il fût convenable qu’il endurât ces choses en sa personne, il lui a donné des membres dans lesquels il a accompli ses désirs. Il Lui a donné les saints martyrs pour souffrir en eux tous les maux que les hommes peuvent faire souffrir à d’autres hommes en la terre. Il Lui a donné sainte Christine pour porter en elle les tourments du purgatoire et il Lui a donné S [œur] M [arie] pour endurer en elle les supplices de l’enfer. Et toutes ces personnes peuvent dire en un autre sens : « J’accomplis ce qui manque à la passion de Jésus-Christ », c’est-à-dire j’accomplis les désirs qu’il a eu de souffrir en moi, comme en l’un de ses membres ce qu’il n’a pas souffert en soi-même. Nous voyons une chose dans la vie de la bienheureuse Madeleine de Pazzi, carmélite qui a été béatifiée par le pape Urbain VIII l’an 1626, laquelle a quelque conformité avec ce qui s’est passé dans la S [œur] M [arie] sur le sujet de l’enfer ; [86] car nous lisons au ch. 10 de sa vie que cette bienheureuse en l’an 1585, la veille de la Pentecôte, on lui montra un lieu (qu’elle appelait le lac des lions) dans lequel elle vit une infinité de démons d’une forme et figure horribles et on lui dit qu’elle devait entrer là-dedans et y demeurer l’espace de cinq ans, et qu’il fallait qu’elle y souffrît des peines effroyables pour aider au salut de plusieurs âmes. Ce qu’elle accepta d’une franche volonté ; ensuite de quoi le jour de la très Sainte Trinité, 16 juin l’an 1585, elle entra dans ce lac des lions, là où elle endura de très grands tourments par la malice et la rage des démons, tant en son extérieur qu’en son intérieur ; et particulièrement elle fut horriblement travaillée de cinq sortes de tentations : 1, d’infidélité contre la foi ; 2, de superbe ; 3, de gourmandise ; 4, d’impureté ; 5, de désespoir ; mais ce qui l’affligeait le plus était une grande crainte qu’elle avait parmi cela d’être trompée de l’esprit malin.

Les maux que cette sainte a endurés durant ces cinq ans qu’elle a demeuré dans ce lac ont quelque rapport avec ce que la S [œur] M [arie] a souffert tant dans son premier enfer de cinq ans que dans le second de douze ; mais néanmoins, quand je lis ce qui est écrit dans le ch. 10 de la vie de la bienheureuse Madeleine de Pazzi touchant les afflictions qu’elle a souffertes dans ce lac des lions l’espace de cinq ans, et que je me remets devant les yeux les tourments que la S [œur] M [arie] a portés dans les deux enfers précédents, selon le peu de connaissance que j’en ai, certainement il me semble qu’il y a une différence presque infinie entre l’un et l’autre. [87] Je veux dire que les supplices de la S [œur] M [arie] surpassent quasi infiniment ceux de cette Bienheureuse. Ô qu’on lui peut bien dire : Magna est velut mare contritio tua553, « Votre affliction est grande comme la mer554, voire plus grande que la mer ». Il n’y a que Dieu seul qui la connaisse parfaitement. Enfin saint Chrysostome, Théophilacte Œcumenius, saint Bernard et Rupert expliquant ces paroles de Moïse, rapportées au ch. 32 de l’Exode : Aut dimitte eis, aut dimitte me de libro vitae555, disent qu’il demande à Dieu d’être privé de la béatitude éternelle et de souffrir cette peine à jamais pour le salut de son peuple.

Et le même saint Chrysostome avec plusieurs autre saints docteurs expliquant ces paroles de saint Paul556 : Optabam ego anathema esse a Christo pro fratribus meis, disent qu’il les faut entendre de la damnation éternelle en séparant le péché, c’est-à-dire que St Paul désirait souffrir éternellement les supplices de l’enfer, s’il se pouvait, pourvu que ce fût sans péché de sa part, afin d’en préserver ses frères ; Optat in aeternum perire, dit St Chrysostome, ut plures, immo omnes Christum ament et laudent. Optat aeternis addici pœnis, dit St Cassien ; mais parce que nous sommes éloignés d’une telle charité dit encore St Chrysostome, nous ne pouvons pas comprendre ces paroles. [88] Quelle merveille, dit Origène, si le serviteur désire d’être anathème pour ses frères, puisque le maître, c’est-à-dire Jésus-Christ a été fait malédiction pour ses serviteurs.

Cornelius a Lapide dans ses commentaires sur le ch. 32 de l’Exode rapporte que le bienheureux Jacobon de l’ordre de saint [François]557 avait des désirs très ardents de souffrir en ce monde toutes les peines, angoisses douleurs et afflictions qui se peuvent imaginer et après cette vie d’être jeté en enfer et d’y endurer les supplices éternels pour l’amour de N [otre] S [eigneur] et pour expier ses péchés, et les crimes de tous les hommes, même des damnés et des démons s’il se pouvait ; et ce même auteur fait voir qu’il est permis à tous ceux qui servent Dieu de désirer la même chose. Ne vous étonnez donc pas si la S [œur] M [arie] a eu ces désirs et si Dieu lui en a donné l’effet, car il a coutume d’en user de la sorte, ainsi qu’il serait facile de le montrer par plusieurs exemples. Je dirai seulement qu’il y a eu quantité de Patriarches et Prophètes qui ont désiré ardemment de voir le Sauveur et ne l’ont pas vu, et que plusieurs autres qui même n’étaient pas si saints qu’eux ont possédé ce bonheur, et que Dieu a mis dans le cœur de saint François d’Assise, de saint Dominique, de saint François Xavier des désirs extrêmes du martyre dont il n’a donné accomplissement qu’à leurs enfants et successeurs.



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.Conseils d’une grande Servante de Dieu appelée Sœur Marie des Vallées558



Sur le don d’anéantissement ou de la foi nue, l’emploi pour le prochain, la présence réelle de Jésus-Christ, la conversation en esprit et en silence, la communication essentielle de Dieu559.



1. Cette Servante de Dieu étant consultée par un Serviteur de Dieu, elle lui dit [408] d’avoir courage, qu’il n’est point arrivé, mais qu’il est en chemin ; qu’il faut laisser aller les personnes qui ont des lumières et des beaux sentiments, que ce n’est point là sa voie. Elle l’a connu par son discours, c’est le tout pur rayon. Il faut bien se donner de garde de560 ruiner son corps. Il y a peu d’âmes arrivées au divin rayon : quelquefois l’union est couverte de cendre par les actions extérieures et autres choses ; ce n’est rien, on n’est point désuni pour cela. Que c’est une chose rude aux pauvres sentiments de tirer de [409] leur opération naturelle, et de passer en Dieu.

2. Elle a dit qu’elle ne peut rien faire ni penser, sinon demeurer dans sa maison qui est le néant. Il lui prend des désirs de connaître la vérité ; mais elle est mise en sa maison : elle ne saurait prier, ni rien faire que comme on le veut. Les Dames, qui sont le mépris et la souffrance, etc., préparent la maison pour l’anéantissement, et elles ne s’en vont pas, quoiqu’il soit fait, elles demeurent comme en Notre Seigneur Jésus-Christ.

3. Elle m’a dit quantité de fois, vous voilà en beau chemin, Dieu vous y conduise. Que voilà un beau chemin ! Que Dieu est bon ! Elle m’a dit que l’anéantissement est très long ordinairement, et que bien souvent on ne sait où on est ; et que l’on n’a pas moins pour cela, au contraire l’incertitude et les peines font bien avancer : enfin c’est une grande grâce que l’anéantissement. Les sécheresses sont dans les sens, et Dieu est dans le fond qui est immobile, et ne se retire pas. Et comme Dieu ne se retire pas du commun, que par le péché mortel ; aussi ne se retire-t-il pas quand il a donné le don, et les obscurités n’empêchent pas que Dieu n’y soit, et par conséquent que l’oraison n’y soit : Dieu par le don d’anéantissement se donne, mais peu à peu il croît en l’âme dans l’anéantissement. Elle m’a dit que nous en avons assez, que de l’assurance de la voie et du don, il ne faut point attendre de réponse, que tout est assez bien sans cela ; elle fait une estime de cet état. Il faut avoir une grande liberté et gaieté. Elle m’a dit plusieurs fois que l’amour-propre, la propre complaisance, et la vanité perdent tout. Par l’anéantissement Dieu vient dans l’âme, et y venant la fait mourir à elle-même. [410]

4. Je lui ai dit que mon âme suivait Dieu, outrepassant et oubliant tout pour se pouvoir perdre en lui. Elle m’a dit que pour lors l’âme cherche Dieu ; mais que parfois Dieu la regarde, et quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas, qu’il ne faut pas laisser de poursuivre : car Dieu y est, et c’est assez.

La vraie demeure de l’âme, c’est la maison du néant, où il n’y a rien. Il lui fut dit que la chambre du Roi était l’humilité, et que la fenêtre par où venait la lumière divine dans la chambre était la connaissance de soi-même. Nous avons parlé du pur amour, et que l’âme qui aime, a tout.

5. Pour dernière instance, elle m’a absolument assuré de mon état, et que je devais être tout passif et en quiétude. Le chemin de l’anéantissement est long si ce n’est par miracle : c’est un grand bonheur que d’être en chemin. Il faut mourir aux passions, aux sens et aux puissances, et que Dieu soit venant et régnant dans l’âme. Elle m’a dit derechef que l’anéantissement est un chemin fort étroit : l’entendement y doit être anéanti, et par conséquent compris et possédé de Dieu ; et peu à peu le divin rayon croît.

La voie active est large, d’autant que les sens ont leurs affaires ; mais ici il faut qu’ils endurent, et qu’ils soient beaucoup à l’étroit. Durant que Dieu est l’agent, il faut le laisser faire ; et quand il n’agit plus, il faut agir.

Elle m’a dit que peu souvent on est assuré de son anéantissement ; et qu’il faut vivre comme cela. Elle m’a dit que c’est un don que Dieu nous a fait : j’ai bien vu par son discours que c’est assez. Elle me disait : voilà votre voie ; les autres marchent autrement : il faut suivre la sienne ; les autres ont des contemplations, et inclinations, il faut qu’ils y aillent. [411]

Plus on s’anéantit, plus on se transforme ; et il n’y a qu’à laisser Dieu faire.

6. Le premier jour je n’ai point vu de lumière particulière, sinon la donation du don [d’anéantissement ou de foi nue]561 et faire ensuite selon le don, et cela portait effet de grâce en mon âme, outrepassant tout pour vivre dans ce don.

J’ai vu que quand le don est fait à l’âme, il ne s’en va pour rien : la maladie lui offusque tout l’esprit, et cela n’empêche point qu’il n’y soit. Elle m’a dit : voilà votre affaire. Elle m’a assuré de la vocation de M. B. pour le prochain.

7. Comme je l’ai été prier pour demander à Dieu la certitude de mon oraison, elle m’a dit de me donner de garde de la curiosité, que la certitude a été donnée, et qu’il faut marcher. Enfin que le don est donné, et que c’est assez que l’on ait la certitude du don de l’anéantissement : l’âme se va transformant en Dieu, et quelquefois d’autant qu’il n’est pas tout parachevé, les sens s’extrovertissent ; et cela donne de la peine, mais il faut patienter ; il faut que l’âme soit humble et connaisse son rien ; il y a des sentiments qui vivent, et Dieu les laisse et fait souffrir comme à Job.

Ce qui arrive aux espèces du Saint Sacrement, est une figure de l’anéantissement : bien souvent on ne le connaît pas, et l’on souffre des craintes et des désespoirs ; les sens sont de pauvres enfants qu’il faut quelquefois envoyer se promener, et le fond demeure uni. Les sens ne sont pas capables de l’oraison, c’est pourquoi il faut avec discrétion les récréer. Dans l’anéantissement on ne sait pas toujours s’il est vrai ; et c’est une grande peine, on ne sait quelquefois rien faire pour se soulager. [412]

8. Il ne faut point parler de ceci, et laisser les actifs dans leurs activités, et suivre son anéantissement. Quand Dieu y conduit l’âme, il fait mourir les puissances, les passions et les sens, enfin tout, afin de régner absolument, et qu’il n’y est plus que la volonté de Dieu, car la volonté de Dieu est Dieu : tout doit se perdre en la Divinité. L’âme étant arrivée à l’anéantissement, Dieu lui soustrait la certitude, pour l’anéantir davantage.

9. Elle ne peut ni prier ni rien faire ni penser, sinon comme on lui fait faire : il faut qu’elle demeure dans son néant, et qu’elle souffre tout. Elle approuve que l’âme aille très souvent dans ce néant : l’âme n’y a rien et fait l’oraison dans son néant et son rien. J’ai bien vu que les sens ont des désirs, ont leurs vies ; et par conséquent quoiqu’anéantis, ils ne laissent pas d’avoir leur vie : il faut les laisser courir, craindre, etc., et demeurer uni dans l’anéantissement. L’âme ne veut que Dieu, c’est un amour bien pur : c’est assez de demeurer dans son néant, pour prier, pour avoir les mystères, etc. ; car y étant on est en Dieu, et tout se fait en Dieu ; c’est aussi une communion spirituelle très relevée ; car l’âme est plus morte à soi et par conséquent plus vivante en Dieu. Qu’il y a à souffrir pour être anéanti !

Étant en compagnie, il faut parler afin de n’incommoder pas le prochain ; et que l’anéantissement ne laisse pas d’être. Que dans les grandes maladies il s’y trouve aussi, et même qu’il augmente. Que les personnes de cet état ne sont pas si austères, qu’elles gardent leur repos ; et que les trop grandes austérités atténuent.

10. L’âme ayant le don n’est point distraite pour [413] parler, pour agir ; quoique selon les sens elle le soit : car dans le fond elle a le don, et Dieu y opère toujours la purifiant : bien qu’il semble parfois qu’on ait commis quelques défauts, il ne faut que les laisser consumer à l’anéantissement. Cet état est un grand bonheur parce que Dieu y opère, et par conséquent entre en possession de l’âme, et de plus en plus la va purifiant, jusqu’à ce qu’Il soit tout seul. C’est un tout pur amour, parce que l’âme s’y anéantit toute, afin que Dieu seul y opère, c’est une présence de Dieu toute continuelle ; d’autant que c’est un continuel opérer : et l’on doit bien dire Ego dormio, et cor meum vigilat562. Ô le grand état ! Elle m’a répété cela plusieurs fois : que la bonté de Dieu est grande !

11. Dans cet état on se met point en peine des sécheresses, au contraire, elles y aident ; ce ne sont pas les goûts, mais l’opération de Dieu que l’on cherche.

Nous avons eu grande joie ensemble, en parlant de cet état. C’est un lait dont Dieu repaît notre âme, c’est un bonheur inestimable : mais il ne faut pas vouloir y faire entrer les autres. Car comme c’est une opération de Dieu, si Dieu ne les y appelait, Il n’y opérerait pas, et par conséquent on serait inutile : pour l’âme qui y est appelée, plus elle est passive et en repos, plus son bonheur est grand. Quand je lui disais que je goûtais merveilleusement cet état : c’est un signe (dit-elle) que c’est votre voie ; allons, vous dans votre quiétude, et moi dans mes souffrances. Je crois qu’elle fera ce qu’elle pourra pour l’augmentation du don. [414]

Je lui donnai le bonsoir et lui désirai une bonne nuit : elle me fit réponse à l’heure, qu’il fallait faire la volonté de Dieu ; et je compris par là qu’il fallait toujours vivre en Dieu. Par l’anéantissement Dieu vit en l’âme, Il la possède et la va purifiant, jusqu’à ce qu’Il y soit seul.

12. La sœur Marie nous a assuré derechef que notre foi est de Dieu, que c’est un don et un grand don, et rare ; peu de personnes marchent en ce chemin. Elle l’appelle voie miraculeuse, l’âme y expérimente les excès du divin amour. Elle répétait souvent : ô amour ! ô excès ! C’est un ravissement continuel en Dieu, l’âme étant séparée de soi-même et de ce qui n’est point Dieu. Cette voie est passive, contenant infinis degrés en foi, c’est une échelle mystique : Dieu dès le premier degré prend l’âme par la main et la conduit ; elle n’a qu’à demeurer passive et Dieu fait son ouvrage.

Il ne faut pas parler de cette voie aux personnes qui n’y sont pas appelées, de peur de les troubler, et de leur donner occasion de faire quelque jugement téméraire, en condamnant légèrement ce qu’ils n’entendent pas, c’est charité de le taire, et de parler seulement de la pratique des vertus et de la manière ordinaire de servir Dieu.

On n’entre dans la voie passive qu’après quelques années de dispositions, Dieu ne faisant pas ce don qu’après que l’âme a beaucoup travaillé et souffert pour son amour, au moins c’est son procédé ordinaire.

13. Dieu lui fit comprendre ces paroles sur ce qui me regarde : Sa conduite est sainte, et m’est agréable, qu’il persévère : Notre Seigneur [415] l’entendant non seulement pour la conduite particulière de sa vie et de son oraison, mais touchant ceux qui veulent demander quelques avis. Sur la réplique qu’il n’était pas prêtre, elle dit qu’une personne, qui s’est sacrifiée à Dieu, est Prêtre, et qu’en un mot il faut faire ce que Dieu veut, sans réflexion ; et que s’il ne le faisait pas, il serait contre sa voie ; et que s’il n’était pas vrai, que l’état de sœur Marie n’était pas vrai.

14. Sa manière de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées, ce n’est pas de les connaître par intelligence, mais par goût expérimental, qui lui ouvre le fond de son âme, dans lequel elle entre, celui qui y règne donnant l’approbation à ce qui est véritable : au contraire, une tristesse saisissant son cœur qui le serre et le ferme de sorte qu’il n’est pas possible que rien y puisse entrer, c’est une marque que Dieu n’approuve pas ce qui est proposé.

Elle a grande discrétion à ne faire pas paraître quand quelque chose est rejeté, de peur de donner de la peine à ceux qui lui en ont parlé ; et puis ceci est si extraordinaire, qu’il n’est compris de personne, n’y ayant d’autre raison sinon qu’il plaît ainsi à Dieu d’opérer.

15. Elle dit que la foi nue manifeste, sans manifester néanmoins, Jésus-Christ clairement dans le fond de l’âme ; de la même manière qu’elle le lui fait connaître dans le Saint Sacrement, où elle le croit sans le voir, où elle le possède sans le toucher, où elle en jouit d’une manière insensible et invisible : c’est assez néanmoins à une âme qui a le don de la vraie foi ; tous les autres dons et grâces qui sont quelquefois ajoutés paraissent superflus. Dieu seul [416] suffit, dans le fond et dans le Saint Sacrement : je dis plus, l’âme connaît qu’elle a trouvé Jésus-Christ dans le Saint Sacrement, l’ayant trouvé dans son fond par une unité admirable qu’elle expérimente, mais qui ne peut s’exprimer. Cette unité en Jésus-Christ est telle qu’elle fait même posséder Jésus-Christ dans son fond aussi réellement et véritablement que les bienheureux sont en paradis, bien que d’une manière différente. Cette unité en Jésus-Christ communique une unité avec la très Sainte Trinité et avec tous les saints, de sorte qu’on expérimente que les trois personnes divines abîment en elle [singulier ou pluriel ?] les trois puissances de notre âme, par un anéantissement qui ne se peut dire, et qui est si grand que l’âme se trouve perdue, et toutes ses opérations ; ne pouvant trouver dans son fond en la pureté de cette lumière de la foi qui lui a été donnée, que Jésus-Christ qui la va conduisant vers la Sainte Trinité qui l’abîme et transforme en elle par ses divines opérations.

16. Quelques-uns qui lui parlent expérimentent que Jésus-Christ est tout vivant en elle, et qu’il y règne ; mais elle n’en connaît rien : de sorte que possédant tout, elle croit n’avoir rien. Elle est tellement perdue dans ce Néant et dans le rien qu’elle n’a pas la capacité de pouvoir seulement distinguer ni discerner dans l’intérieur d’autrui, qu’à mesure qu’on (Dieu) lui fait voir : elle parle à plusieurs personnes de différentes grâces, et ce Néant lui suggère tout ce qu’il leur fait dire selon leur besoin, sans rien préméditer.

17. Que les âmes sont malavisées de ne se pas contenter du pur don de la foi nue, qui donne Dieu à l’âme d’une manière insensible et invisible, et néanmoins très véritable, et très réelle. [417] Toutes les autres lumières, les consolations, les transports ne sont que pour consoler l’amour particulier de l’homme, mais l’amour pur de Dieu est plus satisfait du pur don de la foi, y ayant moins de la créature, et une plus pure souffrance qui la transforme plus parfaitement en Jésus-Christ crucifié et mourant dans une nudité totale sur l’arbre de la croix, dans la privation de toute consolation divine et humaine. Ce fut néanmoins dans cet état où se fit la consommation de notre rédemption en la réunion de Dieu avec la nature humaine.

Que les âmes sont mal instruites de croire perdre leur union dans l’état obscur et nu, c’est au contraire où elle s’augmente ; et s’il fallait choisir quelque état en cette vie, ce serait celui de la pure souffrance et nudité totale.

18. La sœur Marie dit que Dieu lui a fait connaître qu’il donne à des hommes et à des femmes du monde, la grâce des anciens religieux et ermites, et qu’il ne faut pas s’étonner si dans les cloîtres, les grands dons d’oraison ne s’y rencontrent pas, les religieux tournant le dos à Dieu par le peu de fidélité qu’ils ont gardée.

19. La voie de N.563 est pour aider le prochain, il n’en doit faire difficulté ; autrement il se détournerait de sa voie ; et qu’elle est autant assurée que la sienne.

Il faut, dit-elle, bien se donner de garde dans la voie de l’oraison, de la vanité. La vanité se rend servante de l’amour-propre, et de la propre excellence, faisant proposer à l’âme les récompenses, les mérites, les dons et les grâces : n’y ayant pas réussi, elle fait proposer par [418] la propre excellence, l’éminence et la grandeur de l’oraison : quand cela ne réussit pas aussi, le diable fait connaître qu’elle a eu raison de ne pas consentir à l’amour-propre et à la propre excellence, afin de lui donner de la vaine gloire ; mais l’âme connaissant son artifice le rebute. Alors elle se doit donner de garde de Dieu même, qui lui communiquant beaucoup de quiétude et de consolation, elle s’y attacherait, si elle n’y prenait garde, et si elle ne demeurait ferme et constante à ne vouloir que Dieu seul.

L’amour-propre étant chargée de mérites, de richesses spirituelles, de faveurs et de dons, va lentement et pesamment : l’amour divin au contraire va vitement et légèrement, étant tout nu, la grande chaleur l’obligeant à se dépouiller. L’amour divin quand il est parfait réduit l’âme à la nudité totale. L’âme anéantie ne demande rien ni pour soi ni pour le prochain, non pas même la conversion ; mais elle dit seulement : Seigneur que votre grâce fasse tel et tel effet, ne pouvant se mêler en façon du monde, mais laissant faire tout à Dieu qui est, et elle n’est plus.

20. La sœur Marie très souvent n’aperçoit pas même Dieu dans son fond, il se cache, et elle le laisse cacher, sans vouloir qu’il se manifeste plus clairement ; car elle ne peut choisir : toute sa capacité est de laisser faire Dieu. Et Sa Majesté lui ôte les prières, les méditations, la contemplation, l’usage des sacrements, la communication des serviteurs de Dieu, la lecture de la Sainte Écriture même. Elle se laisse tout [419] ôter et se mettre dans le Néant où elle demeure continuellement, étant sa voie : les incertitudes, craintes, et frayeurs d’être trompée, les tristesses l’assiègent et occupent ses sens ; mais elles la tiennent dans le Néant. C’est pourquoi elle les appelle sa voie et son chemin. Si quelquefois on lui donne quelques lumières, ou qu’il tombe dans son esprit quelque pensée, ou qu’elle reçoive quelque touche d’amour, cela se passe incontinent, et elle retombe dans le néant, où elle trouve Dieu sans le trouver, en jouit sans jouir, le connaît sans le connaître.

Dans les exorcismes une personne voyait par vision sur le coin de l’autel, Jésus-Christ enfant qui l’encourageait à souffrir, et lui tendait les bras, et plus elle était agitée, plus aussi s’approchait-il d’elle, de sorte qu’elle désirait l’accroissement de ses souffrances, afin que Jésus-Christ s’approchât d’elle davantage. Enfin dans la continuation de ses peines, Jésus-Christ se logea dans son cœur, et puis se cacha d’une telle manière qu’elle ne l’aperçut plus, sinon qu’elle expérimentait par intervalles qu’il était devenu l’âme de son âme, et la vie de sa vie, c’est-à-dire le principe de toutes ses opérations et mouvements.

21. Au commencement Jésus-Christ se communique dans les sens, et puis dans le fond, où il réside spirituellement, et le pur esprit de l’homme demeure caché en lui ; les sens n’apercevant pas cette demeure de Dieu, et ne recevant aucune communication sensible : on les enferme dans la maison du Néant, où ils vivent dans une désolation et sécheresse extrême.

Si les sens dans la voie d’anéantissement se [420] perdent, leur activité est redonnée, et glorifie Dieu en leur manière : pour son esprit, il est dans le néant, c’est-à-dire, il n’est plus, ou plutôt il est transformé en Jésus-Christ régnant et opérant dans ses puissances et dans ses sens.

22. Elle ne pouvait assez parler de la grandeur du don, quand Dieu s’est une fois donné lui-même dans le fond : c’est un privilège et une grâce spéciale que Dieu ne communique que peu à peu aux âmes, si ce n’est par miracle.

Il est aisé de remarquer quand une âme y est arrivée : elle est contente de son Néant, il lui est toutes choses, et sa nourriture est de Dieu seul qui prend et plaisir et goût singulier de l’instruire de cet état ; enfin Jésus-Christ se manifeste à elle.

Quand une âme s’aperçoit qu’elle est arrivée à Dieu, elle devient extrêmement humble : car les grands dons de Dieu humilient grandement ; et comme en cet état on le connaît beaucoup, on se connaît aussi beaucoup soi-même.

N. a connu que sa grâce devait être dans le pur esprit, et que les sens n’y participassent presque pas, étant toute dans le fond, et n’en cherchant aucune certitude ni appui, mais plutôt de mourir entièrement.

23. En l’année 1654, la dernière entrevue était sur la lumière divine, et comme l’on voyait tout en Dieu ; et je vois que celle-ci est de voir Jésus-Christ et de jouir de Jésus-Christ. Je lui disais que mon intérieur pour le présent était une présence de réalité de Jésus-Christ, dont la sœur Marie a été bien aise ; et elle m’a dit que cela va bien, la présence de Dieu en général s’étant évanoui en Jésus-Christ ; que voilà [421] qui est pour arriver à ce que dit saint Paul [Gal. 2, 20] : Je vis, ce n’est plus moi ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi.

Cette présence de Jésus-Christ est dans le pur esprit, dont il découle en même pureté sur les sens, qui est comme une extension de Jésus-Christ.

24. Comme je lui ai parlé de mon changement d’état pour le prochain, elle m’a dit que c’est que mon état intérieur se retire vers le saint et pur esprit, et qu’au contraire les sens s’épanouissent vers le prochain ; ce que j’ai vu être très véritable. Elle a été forte aise de ce changement, et que je garde la même solitude intérieure quoi que mon extérieur travaille au prochain.

Je lui ai parlé pour savoir s’il était nécessaire de voir dans les personnes qui entrent en religion, une vocation : elle m’a fait cela [sic] de grande conséquence, et à moins de cela il ne les faut pas persuader ; que c’est ce qui ruine tout, et que c’est ce qui cause que l’on voit peu de vrai religieux ; qu’il faut fort examiner et chercher leur vocation, avant que de les engager.

25. Elle m’a dit que l’essence de l’état de présent est une réalité, réalité de la présence de Jésus-Christ, et que plus l’état croît, laquelle fait évanouir la créature, et s’épand même jusques sur les sens, gardant toujours son unité de pur esprit.

Je lui ai dit que mon état précédent, qui était de demeurer en Dieu en général, de perte et de récollection, et de solitude extérieure, et les autres choses qui accompagnent tels états, s’était évanouis et perdus564 en Jésus-Christ ; [422] et que mon intérieur n’était plus que Jésus-Christ en présence véritable et très spirituelle, et que de lui découlait le travail au prochain, l’évanouissement de la solitude, l’amour de la pauvreté, etc., car comme Jésus-Christ avait toutes ces choses-là, il me semble qu’elles découlent aussi de lui.

Elle est dans de grandes souffrances sans rien voir dans son fond, les sens étant purement baignés dans l’amertume ; mais quand le Soleil se lève, tout cela disparaît.

26. Je lui ai dit derechef que ma solitude extérieure s’était évanouie au lever de Jésus-Christ. Elle en a été forte aise, et je comprends bien comment cela se fait, que la seule âme qui a l’expérience entendra. Jésus-Christ se revêt de toute l’âme comme d’un vêtement : il lui semble que c’est lui (Jésus-Christ) seul qui souffre, qui agit, qui parle : et c’est bien elle qui fait tout cela et non pas Notre Seigneur ; mais cela se fait par un admirable mystère, savoir que l’âme est devenue Notre Seigneur, si bien qu’elle n’a non plus de mouvement propre qu’un habit qu’une personne a vêtu.

Ce don de Notre Seigneur Jésus-Christ est très grand, qui suit les autres d’anéantissement. Fort long temps Notre Seigneur ne fait que mettre dans l’âme, ensuite il y est croissant, après souffrant, prêchant, ou en quelque autre état ; mais en elle, il y est purement souffrant, si bien que tout est évanoui en elle, sinon la souffrance.

Autrefois il fallait que mon fond allât chercher Dieu dans le sien, mais à présent c’est assez que d’être en sa présence, sans outrepasser ni pénétrer rien.

Nous n’avons plus parlé de Dieu dans le [423] fond ni d’anéantissement ; nous n’avons parlé que de Jésus-Christ : tout s’est si bien effacé de mon esprit, que lui y réside, y établissant sa réalité, et non pas encore ses états.

Elle demandait dernièrement quelque chose à Notre Seigneur, et il lui dit qu’il fallait mourir en croix, son état étant de Jésus-Christ crucifié. Quand la réalité de Jésus-Christ est établie, il y vit comme il a vécu en la terre, soutenant l’âme par vertus divines et secrètes dans ses souffrances, actions, etc.

Quand cet état de Jésus-Christ paraît dans l’âme, c’est alors qu’elle cesse d’être, et qu’elle ne se voit plus : cela quelquefois ne dure pas longtemps en lumière, mais en effet et réalité, il est permanent. C’est ici l’état le plus heureux de l’âme : qu’elle se donne bien de garde de retomber en elle-même par ses réflexions ; car pour ce qui est des propriétés, Jésus-Christ les va ruinant et consumant sans qu’elle le sache. Cet état, et être Jésus-Christ en l’âme, est une faveur et don au-dessus de tout don ; puisque c’est la porte d’entrée à tous les autres, de la Sainte Trinité même.

27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu ; et faire ainsi tout ce qu’il fallait que je fisse, en cette manière ; ma grâce étant toute dans le pur esprit. Il a bien fallu mourir pour entrer en cette manière d’agir purement, mes sens et mon esprit y répugnaient bien fort, et la grâce ne m’y a pas conduit tout d’un coup. J’ai bien connu que [424] c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire565. Elle m’a dit qu’il n’y a que la volonté de Dieu qui soit quelque chose ; il ne faut donc ni dans l’intérieur, ni dans l’extérieur, que la suivre, et n’y pas ajouter un iota.

28. Je l’ai priée de prier Notre Seigneur pour être certifiée de sa volonté sur moi, dans l’emploi au prochain. Notre Seigneur a répondu que c’est son esprit qui me pousse à y travailler, et qui me donne les désirs que j’ai ; que tout cela est de lui, que c’est un don qui m’a été obtenu par la Sainte Vierge, laquelle m’a obtenu la naissance de Notre Seigneur dans mon âme, de laquelle découle ce grand don de l’amour du prochain comme il était en Jésus-Christ ; et qu’à mesure que Jésus-Christ croîtra dans mon âme, l’amour du prochain y croîtra aussi ; et que je pourrais davantage lui aider. Elle dit que c’est un très grand don, et plus grand que celui de ma solitude, durant laquelle Jésus-Christ était conçu en mon âme ; mais maintenant qu’il y est né : et ainsi que je dois laisser dilater mon cœur selon l’étendue du don ; et que loin d’empêcher mon intérieur, il le fera croître ; tout ainsi que Notre Seigneur à mesure qu’il croissait, à mesure aussi semblait-il croître en amour du prochain.

Elle dit que j’aie à être bien fidèle, d’autant que c’est un don très grand ; que c’est mon emploi ; que ma règle à m’y gouverner est la volonté divine ; que mon emploi au prochain est d’y semer les vertus et des choses intérieures [425] et que les autres sont pour défricher le péché [sic] ; que voilà ma grâce.

La sœur Marie a été si aise de cela qu’elle disait : que ceci me semble beau ! Vous voilà tout à fait uni avec M. de B. et Mme de N.566 Vous voilà missionnaire ; il faut travailler, selon les ouvertures.

Je lui ai parlé comme je connaissais les intérieurs, dont elle a été bien aise, me disant que chacun a le sien, qu’il ne les faut conduire que selon la volonté de Dieu sur eux.

29. Elle me disait que c’était la Sainte Vierge qui faisait naître Notre Seigneur au monde dans les intérieurs, et qu’elle avait cette grâce-là, comme aussi de l’y conserver ; enfin qu’elle a le même droit sur Jésus-Christ dans les âmes qu’elle avait sur lui étant au monde. J’ai remarqué que tout cela avait une telle correspondance avec ce qui se passait intérieurement dans mon âme, lorsqu’elle me le déclara, que je ne saurai le comprendre, sinon adorer Dieu qui l’a fait.

Quelquefois il semble à cause du travail au prochain que notre union en est obscurcie : il ne faut que se laisser calmer, ou plutôt outrepasser, car ce n’est rien. Elle m’a témoigné grande joie de ce que la volonté de Dieu m’était découverte : jusqu’ici, dit-elle, vous avez travaillé pour vous, mais à présent Dieu veut que vous travailliez pour lui.

Toute la pure sanctification d’une âme, est la volonté divine, qu’il faut suivre aux dépens de quoi que ce soit sans réflexion, laissant mourir l’esprit humain, rien ne devant paraître devant elle.

30. Que je goûte cette grâce là ! me disait-elle, parlant de la naissance de Notre Seigneur, et [426] comme elle était toute dirigée à l’amour du prochain, n’étant venu au monde que pour cela ; que cette naissance est encore tendre pour moi et chez moi, mais qu’elle croîtra, qu’il en faut bien espérer.

Elle m’a dit comment l’âme ensuite de l’anéantissement vient à prier Dieu vocalement et mentalement tout ensemble, qui est une chose très divine, et que la seule expérience peut faire comprendre ; car cela est admirable : et elle m’a dit là-dessus qu’un jour Notre Seigneur révéla à une personne, qu’il y avait eu une bonne femme qui l’avait plus honoré et loué en récitant l’Ave Maria, que tout un corps d’un Chapitre en récitant tout l’Office ; ce sont ici des mystères admirables.

31. Je me dois attendre à des mépris et à des paroles fâcheuses, parlant et travaillant au prochain. Elle a trouvé tant à-goût le désir qui m’est venu d’aller à pied, parce que cela est conforme à Jésus-Christ.

Pour aider aux autres, il faut discerner les voies de Dieu, et ses conduites sur eux en Dieu ; à moins de cela on s’y trompe bien, comme aussi dans le choix des vocations. Un jour elle voyait une fille fort accomplie en tout, et priant Notre Seigneur qu’il la prît pour lui, il lui dit : les hommes choisissent le bel extérieur, et moi la belle âme. Quelquefois il choisit pour lui une personne fort mal faite, et de peu d’esprit en apparence.

Il faut qu’une Supérieure discerne de cette sorte la conduite et la voie de Dieu sur chaque âme, afin de la conduire purement ; à moins de cela elle perd tout, et fera aller les âmes par [427] d’autres voies que Dieu ne veut : et comme il n’y a que le pur ordre de Dieu qui soit quelque chose dans une âme, si vous l’ôtez, vous la perdez. O, que c’est une chose difficile d’être appliqué à la conduite des autres !

32. Nous avons aussi parlé de l’état souffrant, et comment il peut être aussi déifié, et encore plus, que l’état de consolation.

L’état souffrant plus il est anéantissant, plus il semble éloigné de Dieu ; l’esprit y semble tout séparé, les souffrances, les incertitudes sont fort fréquentes, les défauts naturels y sont aussi ; Dieu passe dans le pur fond et esprit, laissant le reste dans l’abandon et comme à soi-même ; quelquefois ce dehors et extérieur vient comme à s’éclaircir et tranquilliser, et c’est pour lors qu’on voit que l’on est uni ; cet état est fort déifiant et déifié.

Un jour il lui fut manifesté que son âme était comme un aigle qui allait avoisiner la Divinité, et jouir de ses admirables éclats, qui est l’état de consolation : mais aussitôt elle fut déjetée par terre, et enfouie si avant qu’elle ne voyait ni ne s’apercevait de rien, non plus qu’une personne qui aurait été véritablement enfouie, et dans cet état son âme ne laissait pas d’être déifiée.

Dieu donne à l’âme dans cet état un désir et une faim au commencement de le trouver, et ensuite de se perdre et consommer en lui, qui ne se perd et éteint jamais ; et plus elle va, plus elle croît, et c’est la goutte d’eau qui lui fut montrée, désirant se perdre dans l’océan : et Dieu cependant la fait souffrir et désirer davantage, afin de la faire plus perdre et [428] abîmer. Elle dit qu’il n’y a rien qui soit capable d’éteindre ni d’adoucir les désirs qui sont en cet état, que la possession de la chose : quand vous convertiriez tout le monde, et feriez toutes les belles choses, si vous ne venez à posséder, ce n’est pas une paille dans un incendie.

33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.

La première fois que nous vîmes la sœur Marie, nous lui dîmes que nous ne demandions que ses prières ; ce qu’elle approuva, de sorte que notre entretien ordinaire avec elle était de demeurer en silence et de dire quelque prière vocale quand elle en disait elle-même.

34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour [429] nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé.

Ayant résolu de n’en demander aucune certitude à la sœur Marie, le père Eude [sic] nous assura pourtant qu’elle lui avait témoigné que notre voie était bonne et de Dieu, ce qui nous fut suffisant pour y continuer avec fidélité ; soutenue par cette certitude jointe avec ce qui arriva à notre première visite en la présence du père Eude et de M. de M. Le R. P. Eude lui ayant demandé qu’elle priât Notre Seigneur de lui faire connaître si notre état était bon, elle déclara qu’il était de Dieu, le sachant en sa manière ordinaire. Le P. Eude lui demanda qu’elle dit un Ave Maria pour témoignage que le don était vrai, et que la Sainte Vierge en obtiendrait l’augmentation et confirmation ; ce qu’elle fit avec grande facilité, n’ayant jamais la liberté de prier que pour les choses que Dieu veut accorder.

35. Un jour en priant Dieu pour nous en notre présence afin de demander le don de Sagesse, on lui fit comprendre que c’était du vin de la vigne d’Engaddi, et non pas de l’amour ; ce don-ci étant doux et paisible, et non violent comme celui de l’amour. Il lui tomba aussi en pensée le jardin du Saint Sacrement où les âmes déifiées se trouvent et demeurent, et que c’était la vraie explication des paroles de Notre Seigneur. « Quiconque perdra son âme, la trouvera ». Il me semble en effet que jusqu’à l’état de déification [430] l’âme se conserve encore elle-même dans les dons et grâces ; mais elle ne peut entrer en cet état qu’après s’être totalement perdue : qu’il y a de la différence entre la Sagesse et l’amour divin, qui prend l’âme entre ses bras, et la porte en Dieu pour être déifiée en lui et recevoir le don de Sapience.





.Bibliographie sommaire



.I. Sources manuscrites

a) aux archives des eudistes à Paris :

Manuscrit de Québec copie partielle (10 livres sur 12) de la première version de la Vie admirable de Marie des Vallées rédigée par Jean Eudes en 1655.

b) à la Bibliothèque nationale de France :

c) à la bibliothèque Mazarine :

MS 3177, Mémoire d’une admirable conduite de Dieu..., dit Manuscrit Renty et dont la première partie semble avoir été rédigée par Gaston de Renty.

d) à la bibliothèque municipale de Cherbourg :

MS 68, Abrégé de la vie et de l’état de Marie des Vallées, dit manuscrit de Cherbourg.

e) à la Bibliothèque nationale de Vienne (Autriche) :

Ms Hohendorff 6980, Abrégé de la vie et état de Marie des Vallées.

.II.  Sources imprimées (par ordre chronologique de parution)







































































































« Aime-Moi »







































































Armelle Nicolas







« Aime-Moi »



Faits et dits de la Bonne Armelle,

servante bretonne







Dits mis en forme par Gérard Pfister

suivis de deux chapitres du

Triomphe du divin Amour







.Préface





On pourrait traiter avec condescendance ou amusement la vie d’Armelle Nicolas (1606-1671) sous prétexte qu’elle est née près de Ploërmel, dans la Bretagne profonde, et qu’elle fut servante toute sa vie. En réalité, nous avons affaire à l’une des plus grandes mystiques du XVIIe siècle par la profondeur de son don à Dieu et l’ampleur de son expérience qui rejoint celle d’un Ruusbroec (1293-1381).

Au début du XVIIe siècle, la Bretagne était prospère : en témoignent les très nombreuses églises et les calvaires construits pendant la Renaissance avec l’argent d’une bourgeoisie enrichie par le commerce de draps et de broderies. Les parents d’Armelle étaient fort pieux. La petite fille aimait prier dans la solitude des landes où elle gardait les troupeaux de son père. Elle refusa toujours de se marier, et préféra s’engager comme servante à Ploërmel chez le Seigneur du Tertre, protecteur des ursulines. En famille, on y lisait la Vie des saints ou l’Imitation. C’est là qu’elle reçut son premier choc mystique : la première fois qu’elle entendit parler de la Passion, son cœur s’embrasa d’amour pour le Christ « avec tant d’ardeur qu’il lui semblait être toute de feu […] La moëlle de ses os et le sang de ses veines furent changés et convertis en amour, de sorte que depuis elle n’eut plus d’autre objet que l’Amour … »567. Dès lors, avec une ténacité sans failles et dans un don d’elle-même absolu, elle va se jeter pour toute sa vie dans ce brasier divin. Elle n’appellera jamais Dieu que de ce nom : « l’Amour ».

Suivent des mois agités de tentations et de désir de Dieu : elle le cherche partout. Puis un Vendredi Saint, le Seigneur répond : «  Je connus clairement que celui que j’avais tant désiré entrait en moi et prenait possession de moi. »568. Plusieurs années se passent dans l’enivrement de l’Amour. Mais son corps supporte mal ces états. Elle est harcelée par sa patronne, exaspérée de la voir si souvent languissante : celle-ci l’accable de gros travaux qu’elle exécute avec soumission. Puis sa maîtresse comprend enfin la profondeur spirituelle d’une servante qu’elle croyait stupide et paresseuse : elle s’adoucit.



A trente ans, Armelle part au service de la fille de Mme du Tertre à Arradon au manoir de Roguédas près de Vannes : elle aspire à être loin de sa famille et de ses amis. Elle y restera pendant plus de trente ans : elle avait la confiance de ses maîtres pour s’occuper de toute la maison et des enfants, charge dont elle s’acquittera avec conscience au milieu de ses états mystiques.



Elle commence par y vivre une épreuve extrême : une purification de sa sexualité. Pendant deux ans, elle perd la présence de Dieu et est soumise à des tentations très fortes, au point qu’un jour elle s’enfuit dans les champs et demande la mort pour ne pas offenser Dieu. Elle est délivrée d’un coup : « Les chaînes qui m’avaient tenue en si grande captivité, furent entièrement rompues et brisées pour jamais, me trouvant au-dedans de moi-même en une telle liberté que je ne me connaissais plus ». Par la suite, « elle ne ressentit plus jamais la moindre étincelle d’affection pour aucune créature. » Elle raconte que « jamais son cœur ne fut assailli de la moindre tentation, difficulté ou répugnance qui l’eût tant soit peu détournée de l’ardeur et de la véhémence avec laquelle elle se portait continuellement vers son unique bien qui était Dieu. »569



Elle trouve enfin un confesseur carme à Vannes, mais qui ne lui dit rien sur ses états. Un jour où elle est malade, il amène à son chevet un jésuite, Vincent Huby : rencontre capitale et chance exceptionnelle pour Armelle en un siècle où les mystiques étaient vite soupçonnés de possession démoniaque. Huby lui enlève ses doutes en lui assurant que tout ce qui se passait était de Dieu et des effets du grand amour que Dieu lui portait. Il la prend en charge.



Huby faisait partie d’un groupe de jésuites basé à Vannes : ces « missionnaires » censés seconder les pouvoirs civils en unifiant des pratiques religieuses déjà présentes, arrivaient du Royaume de France non sans quelque retard dû aux luttes civiles entre catholiques et protestants (l’union de la Bretagne avec la France date de 1532). Ils n’avaient pas à « apporter la civilisation » car le pays n’était pas plus arriéré que l’ensemble des autres provinces françaises – il avait même été épargné des feux les plus violents provoqués par ces luttes. Ils surent heureusement déborder ce rôle.



Parmi eux, se trouvaient de grands spirituels. Vincent Huby et son ami Jean Rigoleuc étaient les disciples de Louis Lallemant (1588-1635) : premier de la grande filiation mystique jésuite du siècle, celui-ci appelait l’oraison « sa félicité sur la terre » et « y passait même quelquefois la nuit plusieurs heures qu’il dérobait au sommeil ». Il insistait sur la pureté de cœur plutôt que sur les pratiques ascétiques : « La voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à la per­fection, disait-il, c'est de nous étudier à la pureté de coeur, plutôt qu'à l'exercice des vertus, parce que Dieu est prêt à nous faire toutes sortes de grâces, pourvu que nous n'y mettions point d'obstacle. » Tout doit être orienté vers Dieu seul : « Les personnes éclairées des vraies lumières ne portent leur affection qu'à Dieu, ne s'attachant pas même aux choses les plus saintes. »570



Jean Rigoleuc (1596-1658), breton de naissance, d’éducation et de tempérament, formé par Louis Lallemant à Rouen puis à Bourges, fut mis « dans cet état que les mystiques appellent passif ». Il passe une grande partie de sa vie à Vannes d’où il rayonne en collaborant aux missions populaires bretonnes du bienheureux Julien Maunoir (1606-1683). Il intervient dans les couvents d’ursulines, dont celui où résida quelques années Armelle, puis à Quimper où il formera des prêtres. Il ne fut jamais supérieur  car « peut-être sa rude franchise faisait-elle peur »571.



Vincent Huby (1608-1693) occupe une place privilégiée dans la vie d’Armelle ; mais avec Vannes pour point d’attache, il est aussi directeur spirituel de prêtres, de notables et de simples servantes. Il fut le premier à établir une maison de retraite ouverte aux laïcs, invention de grand avenir dans l’histoire de l’apostolat jésuite. « Tout ne respirait en lui que l’amour de Dieu » nous dit Champion.



Huby présente Armelle à Rigoleuc, qui aime venir l’entendre parler de Dieu. Elle est donc veillée par deux directeurs exceptionnels, mystiques eux-mêmes, qui reconnaissent l’action de la grâce en elle et s’abstiennent de toute intervention personnelle : « Ses directeurs qui ont toujours été des personnes très éclairées dans la conduite de Dieu sur les âmes, la voyant et reconnaissant que Sa divine Majesté daignait prendre un soin tout particulier de la direction de celle-ci, et qu’il lui faisait surpasser de beaucoup tout ce qu’ils eussent pu exiger d’elle, ne lui donnèrent aucune pratique pour la faire avancer en vertu […] ils la laissaient entre les mains d’un si bon Maître, et ne faisaient que ouïr et approuver ce qu’il opérait en elle… » Armelle reconnaissait qu’une « des plus grandes grâces que Dieu lui eût faites, c’était de l’avoir toujours mise entre les mains de ses vrais et fidèles serviteurs, qui ne s’étaient jamais opposés à ce qu’il voulait d’elle… »572



Elle avait toujours eu « dans l’esprit que, pourvu qu’elle ne fît point sa volonté, il n’y avait rien à craindre pour elle »573. Elle n’agissait jamais de son propre chef, demandant à sa maîtresse la permission pour toutes choses. Elle fut heureuse de s’en remettre pour tout à ses confesseurs : « J’avais la croyance si certaine dans mon esprit, que mes directeurs me tenaient la place de Dieu en terre, que je n’en pouvais aucunement douter […] ce qui faisait qu’en toutes choses je m’adressais à eux comme j’eusse fait à Dieu même, ne faisant aucune distinction entre ce qu’ils me commandaient et ce que Dieu m’eût dit de sa propre bouche. »574 Ainsi elle ne s’attribuait rien, tout venait par providence divine à laquelle elle s’abandonnait.



Pendant toutes ces années, un feu intense consume son corps et son âme, mais les médecins demandés par son confesseur ne peuvent la soulager : « Mon père, dit-elle à Huby, je suis dans une fournaise, mais c’est la fournaise de l’Amour. » Sa santé se détériore ; dès qu’elle va mieux, elle se lance dans le ménage, mais retombe malade. Craignant pour sa santé, Huby la fait entrer comme tourière chez les ursulines de Vannes : les sœurs et les pensionnaires l’aiment beaucoup. Elle fait la connaissance de la sœur Jeanne de la Nativité qui devient son amie : cette spirituelle fine et intelligente prend soin d’elle, elle l’envoie se reposer dès qu’un état mystique survient. C’est elle qui rédigera la vie d’Armelle qu’elle appellera Le Triomphe du divin Amour et qui est notre unique source pour la connaître.



Armelle reste au couvent de 1642 à 1645, mais finit par fuir cette vie trop douce. Elle sent qu’elle doit vivre l’intériorité au milieu des difficultés de la vie : elle retourne chez ses maîtres à Roguédas avec l’approbation de Rigoleuc : il « la laissait agir selon les mouvements de l’Esprit, se contentant de sa part de la disposer, tout de loin, à ce qu’il prévoyait que Dieu voulait opérer en elle »575.



Le quotidien n’est pas facile, mais on apprend mieux à ne s’appuyer que sur Dieu quand on est houspillée par ses maîtres et moquée par les autres serviteurs : elle supporte tout avec une patience infinie, secourant un jeune valet voleur, soignant jour et nuit une servante qui l’a injuriée pendant des années. Elle vise la perfection, ne se permettant aucun penchant naturel et aucune distraction de son état intérieur.



En 1649, Huby reçoit l’ordre de partir à Quimper où Rigoleuc est déjà : les deux jésuites chargent la sœur Jeanne d’être leur intermédiaire. C’est l’occasion d’une nouvelle étape : le Seigneur lui dit qu’il la retire des bras de ses nourrices et qu’elle doit rentrer dans son Cœur.



Suit un état qui dure huit jours : tout en paraissant comme à l’ordinaire, elle est inconsciente, dans un repos où « rien de distinct ni de particulier » comme si elle avait quitté son corps. Elle éprouve une complète cessation de toute opération intérieure. Puis le jour de la saint Thomas, le Seigneur lui dit : « Ma fille, cède-moi la place. ». Dès lors, elle comprend tout ce qu’Huby lui avait dit sur l’abandon et n’aura plus de volonté propre : « …de là lui naissait un si grand éloignement de son action extérieure d’avec l’esprit intérieur qu’elle ne savait si c’était elle qui agissait ou non, et que le plus souvent la besogne était faite sans savoir par qui ni si elle y avait mis la main ; de plus son âme fut réduite à un si grand calme et tranquillité qu’il lui semblait que rien du monde n’eût été capable de l’en faire déchoir ni la troubler » 576. Cet état est si nu qu’un doute l’effleure que l’Amour la délaisse. A la Toussaint, le Seigneur la rassure : « Ma fille, tu es la fille de l’Amour. »

L’union avec Dieu est consommée : « …il est tout à moi, comme je suis toute à lui […] je n’ai plus qu’à me reposer dans ses biens ; et comme lui se repose en moi, aussi je me repose en lui »577. Armelle « disait souvent que si Dieu ne l’eût conservée surnaturellement, il lui eut été impossible de vivre ; car ce repos, pour être si divin et spirituel qu’il approchait en quelque façon de celui des Bienheureux, était plus capable de séparer l’âme du corps que tous les tourments du monde. » Elle dit avec simplicité : « Je ne suis plus en moi mais en lui, où je ne me trouve plus et où je me suis perdue ; c’est lui seul qui s’aime, car je ne vois plus rien qui ne soit lui-même »578. Elle est souvent obligée de s’étendre sous les excès d’amour qui la terrassent.



Pleine d’un immense amour pour l’humanité, elle est saisie d’une tristesse intense devant sa misère morale qu’elle ressent comme une offense à Dieu : « Il me semble que mon divin Amour ne me laisse plus en ce monde que pour être la procureuse de son honneur […] Je ne me regarde point moi-même en cela, mais Dieu seul, dans lequel je suis si perdue et abîmée que, la plupart du temps, je crois n’avoir plus d’âme […] son honneur est mon honneur […] tout ce qui le touche me touche…579. C’est ainsi qu’en 1651, elle demande à Dieu de « décharger sur elle toutes les peines qu’il lui plairait afin d’empêcher qu’il ne fût offensé »580. Elle est immédiatement accablée de douleurs qui la forcent à s’aliter, mais sœur Jeanne atteste que cette année-là, le Carnaval fut beaucoup plus tranquille à l’étonnement de tous.



En 1652, le Seigneur lui imprime son Nom au cœur, Nom qui a le pouvoir de sauver les hommes. Son rôle est donc de réclamer la miséricorde divine pour eux. Quand elle fait les courses, les gens l’abordent pour lui dire des « péchés terribles » qui la laissent « surprise et effrayée » : elle appelle la grâce sur eux et porte leurs souffrances. Après sa mort, les gens témoigneront combien son aide leur a été précieuse.



Son état s’approfondit encore : « Depuis la fête de ma sainte Mère, […] je n’ai plus aucune pensée, ni rien qui m’arrête, ni m’occupe comme de coutume ; il y a un seul objet, qui est l’être et l’immensité de Dieu, qui pénètre et consume mon âme d’une manière inconcevable, et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en puis savoir les bornes »581. A Pâques 1653, elle est retirée de toute perception de ce que Dieu fait en elle : « Il me semblait n’avoir ni de foi ni d’amour ni d’attention à mon Dieu » ; puis à l’Assomption, Dieu se fait sentir comme une grande mer où elle est comme un poisson, après quoi elle perd « l’idée et de la mer et du poisson, pour n’avoir que celle de Dieu seul. »582



En 1650, elle avait tenu à faire vœu d’obéissance et de chasteté. Dès 1651, elle avait renoncé à ses gages, et en 1655 elle peut enfin prononcer le vœu de pauvreté qu’elle désirait depuis longtemps : elle remet tout ce dont elle dispose entre les mains de la supérieure des ursulines, qui lui donnera désormais en aumône ce dont elle a besoin. Elle se sent libre, ne dépendant plus que du pur Amour.



Pendant dix-huit mois, elle s’occupe jour et nuit de sa maîtresse malade : celle-ci meurt en octobre 1656. Toute la famille est d’ailleurs malade : elle les soigne avec une patience infinie.

Son état ne change plus : invariablement attachée au seul regard de son Amour, « son âme était si perdue et abîmée dans ce divin regard qu’elle ne se comprenait pas elle-même ; et nonobstant cela, elle était aussi libre pour agir au-dehors comme si rien ne se fût passé au-dedans »583. Elle ne formait aucun projet, laissant Dieu agir : elle ne pouvait même pas prier sans en recevoir l’impulsion.

En 1666, à soixante-et-un ans, un cheval lui brise une jambe ! Elle remercie le Seigneur et supporte paisiblement de grandes douleurs, suscitant l’admiration de tous. Elle passe quinze mois au lit ou sur une chaise ; elle s’aidera dorénavant de béquilles : « Elle demeurait dans un petit coin de la cuisine à donner ordre au ménage, et à faire quelque occupation pour l’utilité de la maison, n’étant jamais oisive. Plusieurs personnes de toutes sortes de conditions l’allaient voir pour se consoler avec elle et jouir de la douceur de son entretien »584. En 1669, elle demande à la Vierge de pouvoir aller à son autel : elle recouvre la marche mais garde les douleurs. Elle n’aura plus besoin que d’un petit bâton.

Après quelques semaines de fièvre, elle s’éteint le 24 octobre 1671. Sa chambre est remplie de gens qui la vénèrent. Une procession énorme accompagnera son corps. On se dispute ses reliques, des guérisons ont lieu…

*

Sa biographie fut rédigée par sœur Jeanne de la Nativité, son amie et confidente, puis publiée dès 1672 par Huby, leur confesseur commun, ce qui assure une véracité des faits rapportés du vivant des témoins.



Jeanne l’a intitulée Le Triomphe de l’Amour divin car, dit-elle dans sa Préface, « il semble que cette heureuse fille n’a été créée que pour servir de théâtre et de trophée au divin Amour ».



L’influence de ce livre fut très grande au siècle suivant585 car il est le fruit d’une rencontre exceptionnelle entre une vie mystique racontée avec véracité et sans joliesse, une rédactrice attentive et intelligente, et des confesseurs qui, eux-mêmes mystiques et plongés dans le vécu breton le plus quotidien, pouvaient comprendre la servante. Cette perle rare a toute sa place dans une bibliothèque des grands témoignages mystiques rédigés en notre langue.



Comme le texte du Triomphe couvre près de huit cents pages, ce sont des « dits », extraits comme des diamants d’un dur contexte breton, qui ont été privilégiés. En nous les présentant sous la forme de « fioretti » ou de contes soufis, Gérard Pfister sait nous rendre accessibles ces merveilles en associant douceur poétique et fidélité au sens profond du texte.



Nous avons pensé les mettre en valeur par un écrin constitué de deux chapitres extraits de la seconde partie du Triomphe et reproduits partiellement puis entièrement sans en retoucher le style. Ils soulignent la grandeur - voire le caractère abrupt - d’une vie mystique vécue dans un cadre fort rude.



La liberté de ton et la fermeté souveraine d’Armelle ne s’accordent guère avec l’image d’une « pauvre servante » naïve et illettrée qui serait tout juste capable de nous enchanter. Ses paroles égalent par leur intensité et par leur élan celles de la dame du pur Amour : quand on lui lut Catherine de Gênes586, Armelle reconnut qu’elle était sa sœur et que Dieu avait accompli en elles deux le même ouvrage. Loin d’être une petite bonne bretonne, Armelle fut en réalité une grande dame de la mystique.



Murielle et Dominique Tronc.

DITS DE LA BONNE ARMELLE

1

La plaie d’Amour





Souvent l’amour et la douleur la mettaient comme hors d’elle-même et elle disait à Dieu: 

« Donnez-moi la mort et l’enfer plutôt que de devoir ainsi regarder votre amour et mon indignité. »



*



Son travail de servante la menait souvent dans les champs où elle pouvait laisser libre cours à ses sentiments.

Sûre de n’être pas vue, elle courait alors à perdre haleine et comme sans but. Elle embrassait les arbres et les couvrait de baisers. Elle s’adressait aux fleurs et aux plantes, leur demandant de lui enseigner ce que son cœur désirait. Et elle parlait aux bêtes et aux oiseaux comme s’ils pouvaient la comprendre.



*



Un jour qu’elle était au bord d’une fontaine, elle s’interrogeait sur le moyen de rejoindre son Amour.

Elle entendit une voix qui lui disait au dedans d’elle-même : « Jette-toi dans cette fontaine, et la mort réalisera ton désir. » Et elle sentit comme si on la poussait pour la faire tomber dans l’eau.

Son désarroi était si grand qu’elle s’y serait jetée volontiers si seulement elle n’avait pas craint d’offenser Dieu.



*



Elle L’appelait de tous les noms que l’amour peut suggérer, dans l’espoir que ces derniers puissent L’inciter à se montrer :

« Mon Dieu, disait-elle, il faut bien que Vous soyez infiniment aimable puisque, sans Vous connaître ni savoir qui Vous êtes, je me languis d’amour pour Vous. »



*



N’en pouvant plus, il lui arriva de s’exclamer ainsi : « Mon Dieu, le jour est venu que je sois toute à Vous. Purifiez-moi, blanchissez-moi dans votre sang. Adoucissez mon cœur par l’huile de votre miséricorde. Montrez-Vous à moi et unissez-moi à Vous. »

Au même instant, Il se manifesta au fond de son cœur par un rayon de sa lumière, et Celui qu’elle avait tant désiré entra et prit possession d’elle.

Elle en fut tout d’abord effrayée, mais cette frayeur ne dura pas plus d’un moment : « Soudain mon cœur fut rassuré et tellement changé que je ne me reconnaissais plus. Je sentis un tel assouvissement de tous mes désirs que je ne savais plus si j’étais au ciel ou sur la terre. Je demeurai quelque temps immobile, comme une statue, et dans une paix si grande que je ne pouvais douter que Dieu ne m’ait unie intimement à Lui, comme je l’avais tant désiré. »



*



Un jour d’été, sa maîtresse eut envie de se baigner et l’emmena avec elle. Alors qu’elles étaient déjà arrivées au bord de l’eau, elle la vit toute recueillie et enfermée en elle-même, sans dire un mot. Sa maîtresse se fâcha :

« Eh bien, grosse étourdie, à quoi rêves-tu encore? » Armelle, comme si on l’avait réveillée d’un profond sommeil, la regarda avec douceur : « Je pense aux angoisses qu’éprouva le Christ lorsqu’il traversa le Cédron. 

Mais qui donc t’a appris, lui demanda sa maîtresse, que le Christ a traversé le torrent du Cédron ?

Je ne sais pas, mais je suis bien sûre que ce doit être ainsi. »

À ces mots, elle rougit et se mit à pleurer. Sa maîtresse fut émue de cette réponse et de ces larmes. À compter de ce jour-là, elle changea d’attitude à son égard et regretta d’avoir traité Armelle avec tant de dureté.



*



Elle sentit un jour s’éveiller en elle l’amour charnel. Ne sachant plus où se mettre, elle sortit du couvent et s’en alla au milieu d’une grande prairie pour y pleurer sans être vue de personne : « Pauvre misérable que je suis, soupirait-elle, fallait-il que je quitte mes parents et mes amis pour me voir brûler ainsi ? Comment se peut-il que mon cœur, qui n’est fait que pour Dieu, éprouve un tel amour pour une créature ? Mon Dieu, enlevez-moi de ce monde pour je ne Vous offense plus ! »

Mais, lorsqu’elle était au plus fort de son désespoir et de ses plaintes, elle sentit soudain un profond changement se produire en elle :

« D’une extrémité de peine, je me trouvai, sans savoir comment, dans une extrémité de joie. Et ce fut un miracle plus grand encore que si Dieu avait ressuscité mon corps. Je me sentis libre et dégagée de toutes choses, comme si on m’avait ôté un lourd fardeau de dessus le cœur et que les chaînes qui m’avaient entravée étaient définitivement brisées.

« Je me trouvais au-dedans de moi-même dans une telle liberté que je ne me reconnaissais plus. Je vis en cet instant les bontés que Dieu avait eues pendant ma misère, et avec tant d’évidence que je pensai en mourir d’amour. J’en demeurai tellement affaiblie que je fus près d’une heure sans pouvoir me remuer, ni même respirer, demeurant étendue comme morte. »



*

Après cette grâce qui lui fut faite de recevoir la « plaie d’Amour », elle ressentit pendant deux ans une douleur si vive qu’il lui semblait y avoir en elle un feu dévorant, qui la détruisait et la consumait toute entière.

Elle avait des comportements tellement étranges qu’on l’aurait prise pour une folle. Lorsqu’elle ne pouvait être aperçue, elle se jetait par terre et jetait des cris aussi pitoyables que si on lui arrachait le cœur.

Pourtant, à l’instant où elle paraissait ainsi souffrir, elle jouissait au-dedans d’elle-même d’une paix si profonde qu’elle croyait avoir dans le cœur toutes les joies du Paradis.



*



Plus de cent fois elle avait demandé à Dieu de l’attirer à son service et d’enlever en elle tout ce qui lui déplaisait : « Non pas, Seigneur, en coupant et arrachant, mais en brûlant et dévorant tout du feu de votre amour. »

Elle ajoutait qu’il lui aurait été impossible de ne pas faire cette demande, et qu’elle ne savait pourtant pas le sens de ce qu’elle demandait.

Du jour où elle se trouva exaucée, elle ne cessa de remercier son Amour : « Voyez, s’écriait-elle, voyez comme Il m’a donné ce qu’Il me poussait tant à Lui demander ! »



*



Tout cela lui était donné sans qu’elle fasse la moindre action pour se porter vers Dieu. Tout son pouvoir et sa capacité étaient seulement employés à recevoir ce qu’Il lui donnait.



*



Elle fut une nuit brutalement réveillée, environ vers minuit, et au même instant un amour violent la saisit, accompagné d’une présence de Dieu si intime que la pauvre ne savait que faire, ni où se tenir. Elle se leva et s’agenouilla près de son lit.

Dès que le jour parut, elle se rendit à l’église dans l’espoir d’y trouver un peu d’apaisement. Mais, bien au contraire, son cœur s’échauffa davantage encore.

Elle sortit et alla au jardin. Elle essaya de dire un rosaire, mais ne put pas même en dire un seul Ave.

« Ce matin-là, ayant la charge de sonner le réveil de la communauté, raconta plus tard son confesseur, je me rendis au jardin et trouvai la pauvre Armelle épuisée. Elle était tellement faible que, pour un peu, elle se serait effondrée sur moi. Je la fis entrer dans une pièce qui était proche et commençai à l’interroger. Pendant plus d’un quart d’heure, elle fut incapable de me répondre. Puis, sortant d’un profond recueillement, elle prononça trois ou quatre paroles décousues qui me firent assez juger de son état.

« Ayant un peu repris ses esprits, elle me dit que depuis minuit Dieu avait accompli en elle une opération si violente qu’elle ne savait pas comment elle n’en était morte, tant l’excès de son amour était grand. Le peu de forces qu’elle avait auparavant lui avait été enlevé et on l’aurait dit prête à rendre l’âme. Sur ce, elle se mit à pleurer.

« Voyant qu’elle n’avait pas dormi de toute la nuit, je la fis étendre sur un lit, en lui recommandant de ne surtout pas s’inquiéter du ménage et de prendre du repos. Là-dessus je m’en allai. »

Son confesseur parti, Armelle ne trouva pas le sommeil, mais commença à se plaindre tendrement :

« Mon Dieu, que voulez-vous que je fasse en ce monde si je ne peux plus vous aimer ? Autrefois vous me donniez des forces pour m’employer à votre service, mais votre amour les a toutes consumées, et le peu que j’avais encore, vous venez de l’anéantir. Que puis-je faire ?

« Vous savez bien que ma vie n’est rien d’autre que votre amour, et le moyen de vous aimer sans force et sans vigueur ? Quand j’avais des forces, ma joie était de les employer pour vous. Que faire à présent que je n’en ai plus ? Puisque je ne peux plus le faire pour vous, Seigneur, je vous en prie, aimez-vous vous-même ! »



*



Après la communion, elle ressentait un sommeil de tous ses sens, comme si elle avait reposé sur la poitrine du Christ, à la manière de Jean. Elle avait besoin de s’appuyer la tête, et souvent tout le corps, sur quelque chose de solide, afin de ne pas s’effondrer. Elle restait ainsi environ une demi-heure sans pouvoir remuer ni parler, pour autant quelle n’était pas appelée par les obligations du ménage.

*



Le Père qui l’accompagnait, fut appelé à Quimper comme recteur du collège où se trouvait déjà son précédent confesseur. Comme il passait un jour à Vannes pour y régler des affaires, Armelle saisit cette occasion de les voir tous deux.

Comme ils s’efforçaient de la consoler de leur départ : « Mes Pères, répondit-elle, je ressens durement votre absence. Mais si la ville où vous allez vous permet d’aimer Dieu davantage, je voudrais que vous y soyez dès maintenant, même si à cause de cela je ne devais plus vous revoir ! »



*



Quelque temps après le départ de ses confesseurs, elle se plaignit un jour à Dieu : « Vous m’enlevez toute aide, vous me laissez seule, sans personne pour me faire savoir votre volonté. Que puis-je faire ? Vous me privez de ceux que vous m’aviez donnés, eh bien, désormais ce sera à vous de me servir de guide ! »

Elle venait de communier lorsque ces mots lui vinrent à l’esprit et, aussitôt, elle entendit le Seigneur lui dire intérieurement ces paroles :

Ma fille,

Je te fais comme aux enfants

qu’on retire des bras de leurs nourrices

pour les porter chez leur père

et leur donner une meilleure nourriture.

Toi aussi,

Je veux te porter dans ma maison.

Seigneur, lui demanda-t-elle, où donc est votre maison ? » Lui montrant la plaie de son côté, le Christ la fit entrer par là dans son cœur et lui dit que c’était sa maison.

Mais lorsqu’elle s’y trouva, elle se sentit dans un grand vide. Elle ne voyait et ne reconnaissait plus rien : « Mon Seigneur, dit-elle, Vous m’avez dit que c’est ici votre maison, et je n’y vois rien du tout ! »

On ne lui donna aucune réponse, mais elle se trouva soudain dans un repos admirable.



2

La grande grâce





Pendant plus de huit ans, elle eut à souffrir de la brûlure de cet Amour, qui allait toujours augmentant. Elle arriva au point où elle n’en pouvait plus.

Jusqu’alors, ils avaient toujours, Lui et elle, travaillé ensemble. Un jour, elle entendit cette heureuse parole :

Ma fille,

cède-Moi la place.

Et, dès lors, il n’y eut plus que Lui à paraître. Tout le reste – et elle la première – disparut. Tout s’apaisa, tout se tint silencieux et immobile. Plus de plaintes, plus de soupirs ni de gémissements : tout cela fut détruit.

La multiplicité fut réduite à l’unité. Tout ce qu’il y avait encore d’humain et de terrestre fut changé en divin et céleste.



*



Le jour de la Saint-Thomas, alors qu’elle venait de recevoir la communion, le Christ lui dit :

Ma fille,

cède-Moi la place

Oui, mon Seigneur, répondit-elle, je le veux, et de tout mon cœur. »

Au même instant il prit possession d’elle. Il se logea dans son cœur comme sur son trône, et l’en chassa elle-même si fort que jamais depuis elle ne put ni ne voulut y avoir entrée.

Dès lors elle ne se considéra plus comme ayant aucun droit sur elle-même, mais comme appartenant entièrement à son Dieu.

Lorsque quelque chose cherchait à entrer dans son cœur, elle disait : « Si Dieu veut que cela y entre, à la bonne heure ! Quant à moi, cela ne me regarde plus, Il en est le maître et en a pris les clefs. Rien au ciel ni sur terre ne peut y entrer s’Il n’ouvre Lui-même. »



*



Dieu était en elle comme un roi sur son trône qui ordonne ce qui lui plaît et est obéi sans qu’on n’ose le contredire.

Je me souviens de lui avoir entendu dire que, lorsque Dieu se fut rendu maître d’elle, elle s’en vit elle-même expulsée. Pendant longtemps, elle eut l’impression qu’il ne lui était plus permis de voir ce que Dieu opérait dans l’intime de son âme, ni d’y mêler sa propre opération.

Elle se tenait toute recueillie et ramassée à la porte de ce centre, comme un domestique attendant les ordres de son maître afin de les exécuter au plus tôt.



*



Le jour de la Pentecôte, elle alla à la première messe et reçut la communion. Aussitôt, elle se mit à brûler comme un brasier.

Ce jour-là, cela ne lui dura pas longtemps. Elle se retrouva bientôt libre comme si de rien n’était, et revint s’occuper à son ménage avec facilité, sans que rien ne l’empêche de travailler.

Ce jour de Pentecôte, son maître avait invité nombre de personnes importantes et d’amis. La bonne Armelle avait fort à faire, car il lui fallait toute seule préparer et organiser la réception, ce qui n’était pas une petite tâche et exigeait beaucoup de vigilance. Cette disponibilité lui fut donnée entière et parfaite.

Mais dès le soir venu, lorsqu’elle eut tout rangé et nettoyé et terminé son ménage, le Bien-Aimé de son cœur accomplit sa promesse et la remplit de ses grâces en un instant. Elle se sentit noyée dans l’abîme de l’Amour et crut qu’elle allait en mourir.

Le lendemain, très tôt comme à son habitude, elle alla entendre la messe. Au moment de communier, le Seigneur lui dit cette parole :

Ma fille,

regarde comme Je t’obéis

et Me fais ton semblable. 



*



Elle reçut un jour du Seigneur cette parole :

Ma fille,

tu es la fille de l’Amour.

Seigneur, répondit-elle, c’est bien vrai, et c’est par votre grâce et votre bonté pour moi. »

Cette parole l’emplit de joie et s’imprima si profondément dans son cœur que, jusqu’à la fin de sa vie, elle s’en souvint toujours.

Elle-même, il lui arrivait de se désigner sous ce terme. Et quand des personnes qui la connaissaient bien voulaient lui faire plaisir, eux aussi l’appelaient « la fille de l’Amour » : « C’est bien vrai, répondait-elle, vous avez raison de m’appeler fille de l’Amour, mais c’est seulement par sa grâce et sa miséricorde. »



*



À une époque de sa vie, elle se trouva saisie d’un si ardent désir d’aimer l’Amour qu’elle demeura toute prostrée et en perdit l’usage des sens.

Comme elle se voyait incapable de satisfaire ce désir, elle était accablée d’une effroyable tristesse. Elle entendit alors au plus profond d’elle-même cette simple parole :

Je te donne mon Amour :

aime-Moi !

À l’instant même où lui vint cette parole, son cœur fut embrasé d’un tel amour que ce qu’elle avait éprouvé jusqu’alors n’était rien en comparaison de celui-ci : « Il me semble, soupirait-elle, que je ne fais que commencer à aimer comme il faut. »



*



Il lui semblait parfois entendre les saints l’inviter à venir jouir du ciel avec eux : « Non, leur disait-elle, vous aurez beau me montrer les douceurs de votre demeure, je ne viendrai en jouir que lorsque mon Amour le voudra. Mon Paradis, c’est d’accomplir sa volonté. »

Elle n’aurait pas voulu avancer ou retarder d’une minute l’heure de sa mort. Pour autant, elle ne se considérait pas vraiment comme de ce monde : 

« Qu’ai-je à faire encore ici ? s’étonnait-elle. Rien ne m’y retient que la volonté de Dieu, car pour ma part j’ai fait ce qu’Il attendait de moi et suis prête à en sortir. Je me vois comme un serviteur que son maître aurait envoyé à l’étranger : une fois sa mission accomplie, il n’attend plus que l’ordre de son maître pour retourner chez lui.

« Le Seigneur m’a envoyée dans ce monde pour L’aimer, et je L’ai tant aimé que désormais je ne peux plus le faire à la façon des hommes. Il faut que je retourne vers Lui et L’aime à la manière des Bienheureux. »



*



« Entre Dieu et moi, disait-elle encore, il n’y a plus que la fragilité de ce pauvre corps, tellement épuisé à force d’aimer qu’il suffirait d’un petit souffle pour le rompre tout à fait. »



*



Après tant de victoires sur ses ennemis, elle découvrit le trésor de grâces qu’elle avait acquis.

Elle voyait ses richesses et s’y reposait comme une personne qui, ayant peiné et sué de longues années et souffert des travaux sans nombre, se trouverait posséder tant de propriétés qu’elle n’aurait plus besoin de rien :

« Tout mon bien, disait-elle, c’est Dieu seul. Et maintenant que, par sa bonté, il est tout à moi, comme je suis toute à Lui, maintenant que tout ce qu’Il a m’appartient, à quoi bon travailler pour acquérir de nouvelles choses ? Comme Il se repose en moi, moi aussi je me repose en Lui. Et étant toute renfermée et anéantie en Lui, je ne me trouve plus moi-même.

« Quand je dis que je jouis, que j’aime et que je possède, ce n’est plus moi qui reçois, c’est son Amour. Et son Amour est mon amour, ses richesses sont mes richesses, sa paix est mon repos, ses joies sont mes délices. Que me reste-t-il d’autre à désirer ? Rien du tout, non, rien du tout, je regorge de biens. Et de biens que je ne crains plus de perdre, car ils sont à mon Amour et mon Tout ! »



*



Tout comme Lui , l’Amour infini, s’était enclos en elle, Dieu lui fit voir qu’il voulait la transformer et l’incorporer en Lui. Elle se trouva comme morte dans l’amour immense de la divinité. Dire ce qu’elle expérimenta alors, nul ne le peut. Elle-même ne savait qu’en dire, sinon qu’on n’en pouvait rien dire du tout.

Elle revint chez elle où tout ce qu’elle put faire, ce fut de se mettre au lit. Durant trois jours, elle resta dans cet état. Elle recouvra ensuite la capacité d’aller et de venir. Mais, pour l’esprit, il vivait et demeurait toujours dans le même lieu. Et comme cette vie et cette demeure étaient Dieu même, elle participait aux qualités de Dieu.



*



Avant d’avoir reçu cette grâce, c’était pour elle une chose insupportable que de voir Dieu offensé, et souvent elle en tombait malade. À l’inverse, quand elle le voyait aimé et obéi, elle en éprouvait un grand contentement.

Après cette grâce, elle ressentit les choses autrement. Certes elle voyait encore le mal et l’avait en horreur, mais c’était sans tristesse et sans peine. De même, tout ce qui tournait à la gloire de son Bien-Aimé lui donnait de la joie, mais sans tressaillement et sans émotion.

Elle vivait dans une joie parfaite qu’aucune chose d’ici-bas ne pouvait diminuer ni altérer. Car elle avait sa source dans la vraie et essentielle Joie, qui est Dieu-même.



*



« Maintenant, disait-elle, Dieu est Tout et moi je ne suis plus rien. Je suis, par sa miséricorde, retournée d’où j’étais sortie. Je ne suis plus en moi mais en Lui, où je ne me trouve plus et où je me suis perdue. C’est Lui seul qui S’aime, car je ne vois plus rien qui ne soit Lui. »

Voilà, mot pour mot, les propres termes que son confesseur a entendus de sa bouche, et non pas une, mais plusieurs fois.



*



Cette continuelle attention à la présence de Dieu était si forte et si douce qu’elle l’occupait entièrement et l’avait toute réduite à Dieu même.

Elle ne pouvait plus se rappeler ce qu’Il avait autrefois opéré en elle. Elle avait beau s’efforcer, pour répondre au désir de son confesseur, de rassembler ses souvenirs, c’était en vain.

Quelques jours plus tard, elle essaya à nouveau, avant la messe, de sonder sa mémoire, et Dieu lui donna ce qu’elle cherchait. Mais au fond du cœur, il lui dit ces paroles :

On aurait beau tirer par la robe

ou frapper sur l’épaule les Saints

qui sont dans le Ciel à me contempler,

on ne réussirait pas à détourner leur regard.

Toi aussi,

apprends à ne pas regarder derrière toi,

mais à te tenir à Ce qui est devant toi.

Ayant entendu ces paroles, elle ne se mit plus en peine de ce qui lui était arrivé. Elle dit à son confesseur les paroles qu’elle avait reçues et lui demanda de ne plus la questionner sur le passé.



*



Tu n’es plus dans l’hiver.

Pour t’hiver est passé

et ne reviendra plus.

Cette voix se fit entendre régulièrement dans son cœur jusqu’à la veille de la fête de la Conception de la Vierge. Elle se trouva alors frappée de terribles douleurs qui touchèrent tous ses membres, mais épargnèrent heureusement l’esprit.

Lorsqu’elle vit le Père qui l’accompagnait désormais, elle lui confia ces paroles qu’elle avait souvent entendues : « Ne croyez pas cela, ma Fille, lui répondit le bon Père en souriant, non l’hiver n’est pas encore passé. Vous êtes à présent dans le printemps, au temps des fleurs. Mais l’hiver reviendra, et vous le sentirez encore. »

Elle écouta ces paroles sans y penser davantage. Mais voici qu’un beau matin, sur le coup des trois ou quatre heures, elle fut réveillée et entendit distinctement ces paroles dans l’intime de son âme :

 Ma Fille,

tu n’es plus au temps des fleurs,

les fleurs sont trop frêles et inconstantes.

Il suffit d’une gelée ou d’une grêle pour les abattre,

ou de trop de chaleur ou de vent pour les flétrir.

Non, tu n’es plus comme cela,

tu es un fruit mûr.

Comme le fruit mûr est conservé dans un lieu retiré,

ce que tu as fait dans ta vie

est ramassé dans le ciel.

Mais quand le fruit a été cueilli,

il faut prendre garde qu’il ne se tache pas.

Car s’il vient à pourrir,

il sera jeté dehors comme inutile.

Ainsi demeure toujours fidèle à mes volontés

et ne crains pas de déchoir :

car je te conserverai toujours dans ma bienveillance,

comme un fruit que j’ai cueilli et réservé pour Moi. 



3

Dans la maison de Dieu







Dieu lui fit comprendre qu’Il la voulait pareille aux escargots qui portent leur maison avec eux partout où ils vont et ne s’en séparent jamais. Sitôt qu’une chose les heurte, ils se cachent et on ne voit plus que leur coquille.

Il lui dit qu’Il voulait être cette maison, d’où elle ne sortirait pas. Il la cacherait au-dedans de Lui, afin que rien d’elle ne paraisse, mais Lui seul.

À l’instant même, elle se trouva dans cette demeure et éprouva avec tant de force la beauté du lieu qu’elle s’écria « Mon cher Amour, il y a aujourd’hui deux ans que vous m’avez fait entrer dans votre maison, et vous ne m’avez pas permis d’en sortir un instant. Et il me semble pourtant y entrer seulement maintenant tant j’y découvre de choses que je n’avais pas encore vues ! »



*



Le Seigneur voulut un jour, par l’intercession de la bonne Armelle, pouvoir accorder une grâce à une personne.

Ainsi, jour et nuit, Armelle n’avait plus d’autre pensée que pour recommander à Dieu cette personne:  « Mon Amour, lui disait-elle, je crois que Vous voulez que j’oublie tout pour ne m’occuper que de cette âme. J’ai l’impression que ma vie et ma pensée ne dépendent plus que de cela. »

Elle avait fait un si violent effort pour procurer à cette personne le salut qu’on crut qu’elle s’était fait éclater une veine. Durant trois semaines, elle perdit beaucoup de sang et on pensait que sa mort était proche.

On lui donna des remèdes, mais en vain : car, dès que ses efforts d’amour la saisissaient, le mal redoublait.



*



Elle dit un jour à son confesseur : « Mon Amour ne me laisse plus dans ce monde que pour défendre sa gloire. Mon seul office est de veiller à son accroissement.

Et je n’y travaille pas comme un serviteur au bien de son maître, mais comme l’épouse au bien de son époux, qu’elle regarde comme à elle autant qu’à lui. À dire vrai, cette comparaison est encore insuffisante, car je ne considère que Dieu seul, dans lequel je suis si perdue et abîmée que je n’ai plus de vie propre, mais suis toute fondue en Lui. »



*



Elle demanda à sa maîtresse la permission de visiter des malades démunis et leur apporta de la nourriture et les sacrements.

Cette visite lui redonna un peu de force, mais ce ne fut pas pour longtemps. Dans la nuit du Jeudi au Vendredi Saints, les tourments de l’Amour redoublèrent de violence. Les souffrances du Christ lui étaient représentés comme si elle était présente au moment où il les endurait, et la douleur était tellement insupportable que, par trois fois, le matin qui suivit, elle pensa rendre l’âme.



*



À quelques jours de là, elle alla voir son confesseur. Elle était dans l’église du Collège à l’attendre et pensait à ce qu’elle lui dirait. Mais son cœur et son esprit étaient si profondément plongés dans l’Amour qu’elle ne trouvait pas un mot à dire et commençait à s’en inquiéter. Elle entendit alors clairement dans son âme le Seigneur lui dire cette parole :

Ma fille,

Je suis ta parole

et ton silence.

Sur le point de défaillir, elle dut s’appuyer à la muraille. Son confesseur arriva alors qu’elle était déjà un peu remise. Elle lui répéta les paroles qu’elle avait entendues : « Qui pourrait, lui dit-il, s’il n’était soutenu de Dieu, supporter sans mourir une telle faveur, qu’un Dieu dise à sa créature : ‘‘Je suis ta parole et ton silence’’. »

Dès lors, elle cessa de s’inquiéter de ses paroles comme de son silence.



*



« Mon Amour, soupira-t-elle un jour, n’y a-t-il pas encore en moi quelque chose à faire ou à défaire pour Vous être agréable ? Dites-le moi et je l’accomplirai, même si cela doit me coûter mille fois la vie. »

Elle entendit alors ces mots :

Rien du tout.

Et ils lui furent plusieurs fois répétés :

Rien du tout,

sinon t’abandonner

et Me laisser faire.

Aussitôt, tout s’apaisa et fut calme dans son âme.



*



La nuit qui précédait le jubilé du 25 février 1652, elle fit un rêve.

Elle avait la garde d’un grand troupeau, autour duquel rôdait un loup affamé. Grâce à sa vigilance, elle l’empêchait de se saisir des brebis.

Le loup, furieux, se jetait alors sur elle. Mais, sans s’émouvoir, elle le repoussait simplement de la main.



*



Souvent elle se disait à elle-même : « Ma pauvre Armelle, où donc es-tu, si ni le monde, ni le diable ne sont capables de t’atteindre ? »

Elle entendit cette réponse :

Tu es davantage perdue

dans l’océan de ma divinité

que ne l’est le poisson dans la mer.



*



Un jour, il lui sembla que du trône de la divinité sortait un rayon, qui venait fondre et pénétrer son âme. Ce rayon l’unissait si étroitement et si continûment à Dieu que rien au ciel ni sur terre n’aurait pu l’en séparer : car, par l’union de ce rayon divin, Lui et elle n’étaient plus qu’une même chose.

« Depuis lors, disait-elle, je me sens si fortement établie en Dieu, que vous diriez qu’Il est le lieu de ma demeure pour le temps et pour l’éternité. »



*



À quelques jours de là, le Seigneur voulut lui faire connaître à quel point de pureté son Amour l’avait conduite.

Il se fit voir à elle sous la forme d’un homme portant un flambeau allumé qui regardait dans tous les coins et recoins d’une maison s’il ne s’y trouvait pas quelque chose qui ne soit pas à lui ou qui lui déplaise.

De la même manière, son âme était confinée dans un grand vide où Lui seul habitait et ne subsistait rien qui ne soit à lui.



*



« Je n’ai plus aucune pensée, disait-elle, ni rien qui m’arrête ou m’occupe. Il y a un seul objet – l’être et l’immensité de Dieu – qui pénètre mon âme d’une manière inconcevable et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en peux plus voir les bornes.

« Autrefois je voulais tout faire et tout embrasser, mais à présent rien n’approche plus de moi. Mon âme est seule, simple et pure et c’est comme une merveille de ne pas mourir à chaque instant. Je vais et j’agis pour le dehors comme d’habitude, sans varier pourtant de cette unique vision.

« Et si mon Dieu ne me l’enlevait parfois, en permettant que passent par mon esprit quelques pensées qui m’en détournent, je crois bien que je serais déjà morte. »



*



Le 1er janvier 1653, elle fit cette prière :

« Mon Amour et mon Tout, vous savez que c’est l’habitude entre les amis de se donner les uns aux autres des étrennes. Puisque vous êtes mon unique ami, je vous demande de me donner pour étrennes votre présence continuelle, comme les Saints – ou à peu près – vous voient dans le Ciel.

« Quant à moi, je ne peux rien Vous donner, car j’ai beau chercher dedans et dehors, je ne trouve rien qui ne soit déjà à Vous. Vous n’avez pas laissé la plus petite part de moi que vous ne l’ayez prise et changée en Vous. Ainsi je n’ai plus rien à Vous offrir. Mais, quant à vous, donnez-moi, s’il vous plaît, ce que je Vous ai demandé. »

Ces paroles se formaient dans son esprit sans aucune application de sa part et sans qu’elle puisse s’empêcher de les prononcer. Car, lorsque Dieu voulait lui faire quelque grâce, il la poussait à lui en faire la demande.

Dès que sa prière fut achevée, Dieu répandit dans son âme une si grande lumière, et une présence si certaine qu’il lui semblait le voir comme les Saints dans le Ciel .

« Durant les huit ou dix jours qui suivirent, témoigna-t-elle, j’éprouvai la certitude que le Seigneur m’avait accordé ce que je Lui avais demandé. Je Le voyais clairement dans mon âme, et toutes les opérations que son amour y faisait. Moi, j’étais immobile et sans presque pouvoir respirer, et je n’avais même pas de pouls. J’étais morte à la nature et vivais de la vie de Dieu, attentive à Le voir et à brûler d’un doux amour comme les Saints en brûlent dans le Ciel. Je n’avais aucune pensée de quoi que ce soit, car c’était Dieu qui pensait et faisait tout. »





4

« Passe infiniment au-delà de toi »





Elle fit un jour cette expérience :

« Je me trouvai logée dans le cœur du Christ avec tant d’amour, de gloire et de liberté que je ne pouvais comprendre ce qui m’arrivait. J’y étais au large et à mon aise, rien ne me resserrait ni ne m’oppressait. Car ce cœur était si vaste que mille mondes n’auraient pas suffi à le remplir.

«  Je voyais que tous ceux qui y habitent jouissent de la vraie liberté et d’une paix admirable, mais que la porte pour y entrer était si petite que très peu pouvaient y passer. Je m’en étonnai : ‘‘Mon Amour et mon Tout, demandai-je, d’où vient que votre cœur soit si spacieux, qu’on soit tellement au large quand on est dedans, et que cependant la porte pour y entrer soit si petite ?’’

« Il me fit connaitre que c’était pour empêcher que d’autres que les petits, les nus et les seuls puissent y trouver entrée. Les petits sont ceux qui s’abaissent de tout leur cœur pour l’amour de Lui : ceux-là y peuvent entrer, mais comment une personne enflée de l’estime de soi pourrait-elle passer par une si petite porte ? Les nus sont ceux qui détachent leur cœur des richesses et des commodités de cette vie : mais ceux qui avancent chargés de grands fardeaux d’or ou d’autres choses, comment pourraient-ils passer par un lieu si étroit ? Les seuls sont ceux qui détachent leur amour de toutes les créatures : car l’Amour lie le cœur à la personne aimée, et deux personnes attachées ensemble ne sauraient entrer par un lieu où il n’y a d’espace que pour une seule, et encore bien petite.’’ »





*



« Mon Amour et mon Tout, demanda-t-elle, pourquoi dites-vous que je suis attachée au tronc de l’Arbre de Vie, et non aux branches ?

Ma Fille,

c’est que tu es attachée à Moi seul,

qui suis le tronc et la souche de vie éternelle,

et non pas à mes dons, qui n’en sont que les branches.

Les branches peuvent être coupées,

avec ceux qui s’y attachent.

Mais ceux qui se joignent au tronc,

ne voulant que Moi seul,

n’en seront jamais séparés. 

*



Elle se plaignait parfois de l’aridité spirituelle où elle se sentait  :

« Je sais bien, dit-elle un jour, que mon unique Amour est renfermé dans l’intime de mon âme, et qu’il y opère pour sa gloire et mon bien. Mais je ne sais pas ce qu’il y fait. Mon esprit est à la porte de ce sanctuaire, sans oser y entrer. C’est l’état où je me trouvai durant les fêtes de Pâques et les huit jours qui suivirent.

« Je me sentais si pauvre et démunie que jamais je n’avais connu une si grande aridité. Rien n’occupait plus mon esprit au dedans ni au dehors. Il me semblait que je n’avais plus ni foi, ni Amour, ni attention à Dieu, à l’exception de rares instants. Je fus un peu surprise de cet état si nouveau, sans toutefois vouloir autre chose, n’ayant grâce à Dieu d’autre volonté que la sienne. » 

Au bout de huit jours, comme elle allait recevoir la Communion, le Seigneur lui fit comprendre que, s’il lui avait enlevé tout ce qu’elle avait, c’était comme on ôte aux personnes prodigues la liberté d’user de leurs biens.

«  Je ne m’étonne plus, lui dit-elle, que vous vous cachiez de moi. Car quand on veut déclarer une personne prodigue, on ne le lui dit qu’après. C’est ainsi que vous avez procédé envers moi, en me dépouillant de tout. Que votre saint nom en soit béni ! »

Le Seigneur lui fit comprendre qu’il l’avait traitée tout comme ses Apôtres : il ne s’était éloigné d’eux corporellement que pour leur donner davantage encore de grâces.

Sur quoi elle s’exclama : « Oh, comme j’aimerais que tous les cœurs des hommes soient attachés par une aussi solide corde afin qu’ils ne puissent jamais se séparer de Lui ! »



*



Elle ne se lassait pas de décrire les effets de la présence de son Amour :

« Comme le poisson ne peut survivre hors de l’eau, moi aussi je ne peux plus vivre un seul instant hors de Lui. Et comme, de quelque côté que le poisson se tourne, il trouve toujours de l’eau, moi aussi, où que je sois, je suis bien sûre de Le trouver toujours. »

Durant près d’un mois, elle fut habitée par cette image du poisson et de la mer, puis ce fut celle du conseiller et du cabinet secret de l’âme : « Pour toutes les situations qui se présentent, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, je suis invitée à entrer dans ce cabinet secret. J’y prends toutes les directives et conseils pour ce que j’ai à faire ou dire, et je suis bien convaincue que m’y est donnée sur toutes choses une lumière certaine. »



*



Le 1er janvier 1654, elle reçut dans l’intime de son âme cette parole :

Ma bien-aimée, tu es si acquise à l’amour

que je ne te laisse en ce monde

que pour y attirer tes frères

qui s’éloignent de moi par leurs fautes.

Aussitôt elle ressentit une vive douleur de voir Dieu méprisé de ses créatures et comprit qu’il lui fallait s’employer à tirer ces pauvres âmes du bourbier où elles sombraient.



*



Un jour, elle parlait avec un religieux qui lui confiait sa terrible angoisse de voir Dieu oublié : « Quittons cette terre, s’exclama soudain le bon Père, cette terre qui n’est que péchés et ordures, et envolons-nous pour le Ciel, où Dieu n’est plus offensé ! 

Eh bien, mon Père, le reprit-elle avec flamme, est-ce ainsi que vous aimez nos pauvres frères ? Voulez-vous les laisser embourbés et périr dans leurs misères pendant que vous jouissez de Dieu tout à votre aise ? Ah non, certainement pas ! Il nous faut être dans ce monde et les aider à parvenir au Ciel, afin que tous ensemble nous puissions un jour louer et bénir l’Amour. »

Aimer était vraiment son unique emploi. Elle y passait ses jours et ses nuits. Mais dire ce qui se passait entre Dieu et elle, c’est ce que nul ne peut faire.



*



Elle reçut un jour cette parole :

Ma fille,

les autres me rendent visite à l’Église, chez Moi.

Mais Moi,

je te rends visite chez toi.

Cette parole la combla d’une joie si vive qu’il lui semblait être déjà parmi les Bienheureux.

« Mon Amour, s’écria-t-elle, enlevez-moi, je vous en prie, ces faveurs extraordinaires, donnez-les plutôt à ceux qui ne vous connaissent pas ! Quant à moi, vous savez bien que je suis déjà toute à Vous et que nous ne faisons plus qu’un. »



*



Le 1er janvier 1655, elle devait prononcer son vœu de pauvreté au collège des Jésuites. Elle apprit que le Père qui devait la recevoir ne pourrait être là.

Toute brûlante du désir de contenter son Amour, elle ne voulut pas attendre plus longtemps. Prenant sur elle le peu d’argent qu’elle avait, elle s’en alla dès l’aube trouver le Père. Aussitôt qu’elle le vit, elle se jeta à ses pieds : « Mon Père, supplia-t-elle, je ne puis plus vivre avec autre chose que le pur Amour. Tenez, voilà tout ce que j’ai ! »

Cette somme n’était que de trois écus, mais la Mère Supérieure demanda que les pièces soient conservées pour servir de mémoire perpétuelle à cette belle action.



*



Lorsqu’elle eut enfin prononcé ce vœu tant désiré, elle confia qu’elle n’aurait jamais cru en recevoir de si grands bienfaits :

« Je ne peux expliquer la liberté et le dégagement où je suis à présent. Depuis qu’Il m’a dépouillé de tout, Il s’est tout donné en échange. Comme s’Il n’attendait que cela de moi pour me faire participer à sa plénitude. Tout ce qu’Il m’avait donné jusque-là ne me paraît rien comparé à la profusion avec laquelle il se communique maintenant à mon âme. Depuis ce vœu que je Lui ai fait, Il s’est lancé, jeté dans le plus intime de mon âme et la remplit si abondamment qu’Il me semble y être déjà dans sa gloire. »



*



Un mois après son vœu, sa disposition s’inversa du tout au tout. Elle se retrouva dans un état de pauvreté spirituelle si profonde qu’elle ne pouvait le faire comprendre.

Ce n’était pas un délaissement, ni une sécheresse. Non, son état était au-dessus de tout cela. L’union à laquelle elle était parvenue ne lui permettait plus de distinguer entre la présence ou l’absence de son Bien-Aimé.

« Je me trouve maintenant aussi pauvre intérieurement qu’extérieurement, disait-elle. Mon divin Amour m’a dépouillée de tout et ne se communique plus dans mon âme ni dans aucune de mes puissances.

« Je puis m’appliquer avec facilité à toutes les besognes que j’ai à faire, sans aucun empêchement. Car Il s’est retiré au centre de mon âme, où Il me gouverne et agit en moi d’une manière que je ne puis expliquer. »



*



Le fils aîné de la maison où travaillait Armelle souffrait d’une maladie qui imposait à ses proches, plusieurs fois par jour, de vrais exercices de patience.

Armelle obéissait aux désirs du pauvre garçon avec grande diligence. Il lui arriva cependant un jour, bien malgré elle, de faire quelque chose qui lui déplut et il le lui dit à plusieurs reprises. L’affaire étant de peu d’importance, elle essaya de le calmer et continua ce qu’elle avait commencé.

Le soir, encore un peu troublée par ce qui s’était passé, elle se mit au lit et fut rapidement saisie par le sommeil.

Il lui sembla voir une glace plus fine et plus pure que le cristal. Elle était occupée à l’admirer lorsqu’elle en vit sortir une bête monstrueuse qui semblait vouloir se jeter sur elle pour la dévorer. De frayeur, elle poussa un grand cri qui la réveilla.

D’abord elle ne comprit pas le sens de son rêve. Mais le Seigneur eut tôt fait de le lui faire voir : la glace, c’était son âme, que l’Amour avait rendue pure et sans tache ; et la bête monstrueuse, c’était la fixation qu’elle avait eue sur son propre jugement.

Elle entendit alors cette parole :

Ce mal t’est arrivé

parce que tu t’es regardée toi-même.

Passe infiniment au-delà de toi

pour ne regarder que Moi.



*



Un jour, ayant besoin de quelque petite chose pour sa subsistance et n’ayant pas d’argent pour payer, elle le dit à son maître. Ce dernier ne lui fit aucune réponse, et elle en fut irritée.

Elle en fit part à une autre servante : « De quoi Monsieur croit-il donc que je vis, depuis le temps que je n’ai plus de gages ? »

Mais dès qu’elle eut prononcé ces mots, elle sentit intérieurement que le Seigneur l’en blâmait. Elle en eut tant de regret qu’elle ne trouva pas de repos avant de s’être confessée et d’avoir fait pénitence.



*



Elle disait : « Quand tous les hommes du monde changeraient de religion et emploieraient leur science pour ébranler ma foi, ils n’en viendraient pas à bout. Il me semble même que je serais bien plutôt capable de les convaincre tous. Car j’ai la foi si enracinée dans le cœur que tout l’enfer ne serait pas capable de la faire chanceler. »



*



Elle disait aussi : « Dès que nous cessons de nous amuser à disputer avec lui et à prêter attention à ce qui nous passe par tête, le diable est vaincu. Il ne sait plus alors par où nous troubler et nous surprendre, il perd tout espoir et nous laisse en repos. »



*



Jamais elle ne s’arrêtait aux sentiments que Dieu lui communiquait. Elle ne doutait certes pas qu’ils procèdent de sa grâce, et ses confesseurs le lui avaient confirmé. Mais jamais elle ne voulut s’y arrêter.

Elle passait au-dessus de tout cela et se portait de toutes ses forces à ce qu’elle ne connaissait pas. « Tout ce que nous pensons ou éprouvons, disait-elle, même ce qui nous semble haut et relevé, tout cela n’est pas Dieu. Il nous faut donc passer outre et ne pas nous arrêter, de crainte de nous attacher à autre chose que Lui.»



5

La fille du Roi







Une des choses qu’elle demandait à Dieu avec le plus d’insistance, c’était qu’il se fasse connaître :

« Mon Amour, pourvu que Vous soyez connu, lui disait-elle, je ne doute pas que Vous ne soyez aimé et servi. »



*



Selon elle, les offenses des mondains envers Dieu, tout comme les infidélités des personnes spirituelles ne venaient de rien d’autre que d’un manque de foi :

« D’où vient qu’on Vous aime et Vous sert si peu, disait-elle, sinon de ce qu’on ne Vous connaît pas. Si on savait combien Vous êtes bon et aimable, désireux du bien de vos créatures et prompt à les secourir, à coup sûr, chacun quitterait tout pour brûler de votre amour.

« Mais, hélas, on ne Vous connaît pas, on ne sait pas qui Vous êtes. Et le trésor que Vous avez enfoui dans nos cœurs demeure comme inutile. »



Dans l’abondance des lumières que Dieu répandait dans son âme, on l’entendait souvent dire : « Mon Dieu, vous savez bien que ce n’est pas cela que je cherche, mais Vous seul. C’est Vous seul que mon cœur désire et après qui je cours sans cesse.

« Gardez ces caresses pour ceux qui ne Vous connaissent pas, afin de les attirer à Vous. Pour moi, il me suffit de savoir que Vous êtes mon Dieu pour que je brûle de votre amour. »



*



Son désir d’être délivrée du corps pour aller jouir de son bien-aimé était au début si excessif qu’elle avait pensé en mourir. Mais, dans ses dernières années, elle cessa de le ressentir : «Comment se fait-il, s’étonnait-elle, que toute embrasée comme je suis de votre amour, je ne souhaite plus Vous voir avec autant d’impatience qu’autrefois ? »

Elle en voyait plusieurs raisons, et d’abord que la foi lui avait découvert Dieu si pleinement qu’elle ne pouvait rien souhaiter de plus : « Car, disait-elle, une âme qui voit et jouit continuellement de son Dieu, qui a retiré son affection de toutes les choses de ce monde, et même du Paradis, pour ne les loger qu’en Lui seul, que peut-elle désirer d’autre ? C’est impossible.

«  Dieu la remplit tellement que c’est comme si le Paradis tout entier venait se répandre dans le plus intime d’elle-même – où elle possède Celui en qui sont comprises toutes choses. Voilà où j’en suis, par la grande miséricorde de mon Amour. C’est pourquoi je ne m’étonne pas d’être dénuée de tout désir. »



*



Un jour, une personne la sermonna pour qu’elle organise un peu son avenir : « S’il vous arrive des infirmités, lui disait cette personne, et que vous n’avez plus de quoi vivre, à coup sûr vous serez rejetée par tout le monde. Ne croyez pas que Dieu fera alors des miracles pour vous aider ! Certes il est bon d’espérer en Lui, mais il faut aussi de notre côté faire tout ce que nous pouvons, et non pas attendre que tout vienne de lui. »

Le résultat de ces conseils fut bien différent de celui qu’on avait souhaité. Armelle en fut toute troublée, les larmes lui vinrent aux yeux : «Comment, s’exclama-t-elle, vous voudriez m’enlever la confiance que j’ai en mon Dieu et que je doute de sa bonté ? Non, certainement pas ! Même si tout le monde me tournait le dos, je ne me ferais pas plus de soucis qu’aujourd’hui. Ce serait même plutôt une satisfaction, car je ne serais plus alors aidée que par mon unique Amour, qui est le seul qui ne m’abandonne jamais. Quand bien même je serais seule au milieu des bois, entourée des bêtes les plus terribles, là non plus je ne tremblerais pas. Car je sais que partout où je suis, mon père aura soin de moi. »



*



Elle disait encore à ce sujet : « Ne ferait-il pas beau voir un fils de roi se demander chaque jour si son père lui va lui faire donner à manger? Il montrerait bien peu de confiance dans l’amour de son père et passerait pour une personne sans esprit.

« Que penser alors de ceux qui se méfient de Dieu ! Il n’y a pas de père qui ait jamais aimé un enfant unique aussi tendrement qu’il nous aime. Et moi qui le sais, j’irais me méfier de Lui ? Oh, non, certainement pas ! Même si j’étais au milieu des flammes, je m’en remettrais toujours à lui. »



*



Elle avait avec Dieu des manières d’agir toutes simples : « Mon Amour, disait-elle, si vous voulez que je fasse ceci ou cela, donnez-m’en la force et la santé ! »

Et sitôt qu’elle en avait fait la demande, elle trouvait les forces nécessaires. Elle confiait n’avoir guère demandé de choses à Dieu qu’il ne lui ait accordées. Et il n’y a pas lieu de s’en étonner, vu la franchise avec laquelle elle procédait !



*



Elle disait encore : « Se confier à Dieu, c’est l’honorer de la plus noble façon. Rien ne lui plaît tant que de voir cette confiance au cœur de ses enfants. C’est l’unique moyen d’arriver à la perfection. Et il n’y a rien de plus fâcheux, à l’inverse, que le manque de confiance.

« Avec elle, rien ne nous paraît difficile ni impossible. C’est aussi pourquoi le diable s’efforce tant de nous l’arracher du cœur : il sait bien que tant que nous l’aurons, il ne pourra rien contre nous. »



*



Quand elle parlait de Dieu, ce n’était jamais avec d’autres mots que : « bon », « aimable », «  doux » et « miséricordieux ». Jamais elle ne le considéra comme un juge sévère ou un Dieu vengeur.

Elle n’ignorait pas qu’il était aussi grand par la justice que par l’amour. Mais ce n’était pas à son égard, pour lui en faire ressentir les effets. Elle pensait que, connaissant les forces et les faiblesses de chacun, Dieu s’adaptait à ces dispositions de la manière pour chacun la plus avantageuse.

Si certaines personnes ont de terribles appréhensions de la justice de Dieu et de la sévérité de ses jugements, elle les estimait bien dignes de compassion, parce que Dieu les conduisait par un chemin épineux et pénible. Mais pour elle qui était faible, Dieu n’avait montré qu’amour et douceur. Il ne fallait donc pas beaucoup s’étonner si elle brûlait d’amour pour une si grande bonté et avait mis en elle toutes ses espérances.



*



Elle aimait à utiliser une naïve comparaison : « Si le roi de France était mon père, je n’irais sans doute pas mendier l’aide de ses valets. Je n’attendrais pas mon bonheur de ses sujets, mais seulement de la volonté qu’il aurait de me faire du bien.

« Or Dieu est infiniment plus riche et plus puissant que tous les rois de la terre et, par bien des preuves, il m’a fait connaître qu’il m’avait adoptée au nombre de ses enfants ! Tous les pays lui appartiennent, et ainsi partout où je me trouve, je suis toujours dans les biens de mon père, qui saura bien m’en fournir autant qu’il faut pour arriver à ma vraie demeure, qui est le ciel. Avec la confiance que j’ai en sa bonté, j’irais au bout du monde s’il me le demandait. »



*



Elle disait parfois en riant, qu’elle avait l’impression d’être comme ces fous qui croient être partout sur leurs terres et que tout ce qu’ils voient est à eux.

Elle aussi, sachant que tout appartenait à son père, elle se voyait comme la dame et la maîtresse de toutes choses. Car elle possédait celui de qui elles dépendent toutes, et qui leur donne l’être.



*



« Je sais bien, disait-elle, que si mon Amour me délaissait un peu, je tomberais dans une infinité de maux. Mais je sais aussi que jamais sa bonté ne le permettra ! Et j’en suis même tellement certaine que je ne vois pas de raison de m’en inquiéter. »



*



« Ne doutez pas que Dieu n’achève en moi son ouvrage, répétait-elle, et n’accomplisse ce qu’il a commencé. Je suis à Lui, et il n’y a rien en moi qui ne vienne de Lui et n’y retourne. Sa bonté aura donc soin de moi, comme d’une chose qui est entièrement sienne. Je n’ai d’autre amour que pour lui plaire. Pensez-vous qu’il irait maintenant me délaisser ? Mais non, mais non ! Sa bonté ne le fera jamais ! »



*



Elle était parfois si préoccupée de ses sentiments, qu’elle ne pouvait dire autre chose que ces mots : « Confiance, confiance infinie en une bonté infinie, qui ne délaisse jamais ceux qui espèrent en elle ! »



*



On dit communément qu’il faut connaître avant d’aimer. Chez elle, ce fut le contraire. Elle aimait un être dont elle n’avait quasi jamais entendu parler, et l’amour devança de beaucoup la connaissance.

C’est pourquoi, dans ses premières années, elle avait toujours à la bouche ces mots : « Mon Dieu, il faut vraiment qu’il y ait en vous quelque chose de très aimable, puisque, ne vous connaissant pas et ne sachant pas qui vous êtes, je brûle d’amour pour Vous !»



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« Aimer, disait-elle, vaut mieux que parler ». Et de fait, elle se taisait toujours, sauf avec son Amour, qu’elle entretenait continuellement au plus secret de son âme.





6

L’écolière du Saint-Esprit





Son maître et sa maîtresse lui faisaient tellement confiance qu’ils s’en remettaient entièrement à elle du train de la maison. Et, à dire vrai, elle ne manquait jamais à aucune des obligations de son service.

La cause en était que son Amour lui faisait toujours penser aux besognes qu’elle avait à faire au moment même où il le fallait. Ainsi elle ne s’en inquiétait pas le moins du monde et s’employait seulement à L’aimer.

Elle agissait toujours d’une manière si simple et désintéressée que, sitôt son travail terminé, elle oubliait totalement ce qu’elle avait fait. C’est pourquoi il lui paraissait souvent que les choses se faisaient sans savoir par qui ni comment.



*



Elle était d’avis que c’était Dieu qui faisait tout par elle, afin qu’elle n’ait d’autre emploi que de L’aimer. « Comment s’étonner après cela si je brûle d’un tel amour ! Ce qui me surprend bien plutôt, quand je vois ce qui se passe en moi, c’est de ne pas mourir à chaque instant ! »

C’était là son refrain ordinaire chaque fois qu’elle parlait des bontés de Dieu à son égard. Et elle ajoutait toujours à la fin : « Le moyen après cela de ne pas aimer ! C’est impossible, il faudrait être pire que les bêtes ou que les démons ! On ne peut pas résister, et je sais que l’Amour n’aura de cesse qu’Il ne m’ait entièrement réduite à Lui. Il est le maître et je suis son esclave, Il fera de moi tout ce qu’Il lui plaira. »



*



« L’Amour est un vrai avare, disait-elle : Il veut avoir tout pour Lui. Lorsqu’il est une fois entré dans un cœur, Il en ferme si bien la porte que personne ne peut plus y venir. »

Quand quelque chose voulait s’introduire dans son cœur, elle se contentait de cette parole : « Si l’Amour veut que cela y entre, à la bonne heure ! C’est Lui le maître, Il a les clés pour ouvrir et fermer comme il veut. »



*



« Dans ce temps-là, racontait-elle, j’avais deux yeux et deux oreilles, mais il n’y avait que ceux du côté droit pour le ménage. Le côté gauche et le cœur étaient attentifs à voir, écouter et aimer Celui qui daignait me visiter.

« Ayant mon Dieu avec moi, il me semblait avoir aussi tout le Paradis. Je me réjouissais de la compagnie des Bienheureux comme si j’étais déjà au Ciel, me persuadant qu’ils étaient là, tout autour de mon cœur, pour faire honneur à leur Roi.



*



« Pauvre Armelle, s’exclamait-elle, pauvre chambrière, chétive villageoise, où es-tu, à quoi l’Amour t’a-t’Il réduite ? Tu n’es plus rien, tu es perdue, tu es comme transformée en Dieu. »



*



La présence de Dieu ne se manifestait en elle sous aucune image ou représentation. Mais elle l’éprouvait au-dedans d’elle-même avec plus de certitude que si elle l’avait vue de ses propres yeux. Cette forme de présence de Dieu lui fut toujours la plus habituelle.

En diverses occasions, elle l’éprouva autrement, mais c’est cette présence qui lui revenait toujours comme la plus stable, la plus solide et la moins sujette à l’illusion.



*



« Tous les jours, disait-elle, je priais mon Amour qu’Il veuille bien me recevoir à son école et me faire domestique dans sa maison. Ma ferveur était si grande que j’en étais souvent toute hors de moi et je ne comprenais rien de ce que je disais !

« Ce n’est que plus tard que j’ai saisi le sens de mes paroles : car Vous m’avez, en effet, reçue à votre école et prise dans votre maison. Et moi, pauvre ignorante que je suis, j’y ai appris davantage en un jour que les hommes ne m’en auraient appris en une vie ! »



*



« Depuis que Dieu m’a fait cette grâce de me faire sentir sa présence et se charger de ma conduite, je me suis toute abandonnée à Lui. De sorte que je ne me considérais plus que comme disciple de Dieu et écolière du Saint-Esprit. J’étais toujours attentive en moi-même à l’aimer et à écouter ce qu’il me commandait.

« Quand il se présentait quelque chose à accomplir, je m’y portais tout comme fait un serviteur ou un disciple. Et dans le même temps j’avais toujours la vue attentive sur Lui pour l’imiter dans la manière qu’il l’avait lui-même accomplie en ce monde. Je me le remettais devant les yeux, afin de le reproduire fidèlement. S’il s’agissait de choses qu’il n’avait pas lui-même accomplies, il m’apprenait à le faire de la manière qui lui était la plus agréable.

« En toutes choses, grandes ou petites, il m’instruisait, et non seulement il m’instruisait mais, par un excès de bonté, il me dirigeait. Il me faisait comprendre que j’étais semblable à ces petits écoliers, qui commencent à apprendre à écrire : le maître ne se contente pas de leur donner un modèle, mais il leur prend la main et la guide, afin de leur apprendre à former les lettres.

« C’est ainsi que j’étais avec mon Dieu, et bien souvent je sentais comme une autre main qui conduisait la mienne. Je vous laisse à penser quelle bonté c’était là, et combien j’étais embrasée de son amour ! S’il ne m’avait soutenue, la moindre de ses grâces aurait largement suffi à me faire mourir d’amour. Car ceci ne se passait pas dans l’imagination ou la fantaisie : c’était la pure vérité, que je voyais plus clairement que le jour en plein midi ! 

« Et non seulement il m’instruisait et me dirigeait, mais il me reprenait aussi de tous mes défauts. Vous auriez dit qu’il tenait jalousement à me faire progresser. De sorte que je n’aurais pas osé remuer la main, faire un geste, jeter un regard ou dire une parole inutile, sans être corrigée à l’instant même, avec tant d’exactitude que rien ne lui échappait. C’est pourquoi je me tenais si droite et avais si grand peur de lui déplaire que je n’osais avancer ni reculer que par son ordre. Rien de cela ne se faisait pourtant par contrainte, mais par un excès d’amour, comme ces pères qui aiment si tendrement leurs enfants qu’ils n’en peuvent rien supporter qui leur déplaise.

« Parfois, s’il m’arrivait de me laisser emporter par un mouvement d’impatience ou de tristesse, j’étais aussitôt arrêté, comme si on m’avait lié la langue, et le travail n’avançait pas jusqu’à ce que ce mouvement se soit dissipé. J’étais toujours dans la présence de mon Dieu, qui considérait chacune de mes actions. Et je me disais en moi-même : ‘‘Accomplir tout cela en présence de ton Amour qui continuellement te regarde, cela mérite qu’on s’y s’applique ! ‘’ »



*



Elle parlait de la façon de trouver Dieu en toutes choses : « Il n’y a pas de si petite créature, disait-elle, qu’elle ne me puisse me porter à Dieu, et m’apprendre à l’aimer. »

Bien des fois elle s’écria : « Mon Amour, s’il n’y avait plus personne au monde pour me dire de Vous aimer, les bêtes et les autres créatures me l’apprendraient bien assez ! Et si Vous souhaitiez Vous cacher de moi, elles m’enseigneraient à Vous trouver ! »



*



« Quand je voyais, disait-elle, un pauvre chien qui ne quitte jamais son maître et, pour un simple morceau de pain, lui fait mille caresses, quelle meilleure leçon pour apprendre à vous servir, mon Dieu, Vous qui m’avez fait tant de bien!

« Quand je voyais dans les champs ces petits agneaux si doux qui se laissent tondre et tuer, sans crier ni bêler, je me représentais le Christ qui Lui aussi s’est laissé conduire à la boucherie sans rien dire, et cela m’apprenait à Lui ressembler dans les moments pénibles à notre nature.

« Si je voyais des poussins se réfugier sous les ailes de leur mère, je me souvenais que le Christ s’était lui-même comparé à eux pour m’enseigner à me tenir cachée sous les ailes de sa Providence et éviter les griffes du milan.

« Lorsque je considérais la beauté des prairies en fleurs, je me disais en moi-même : ‘‘Mon Bien-Aimé est la fleur des champs et le lys des vallées, Il est la rose sans épines, ces épines dont Il a voulu pourtant être couronné’’. Et je Le priais de faire de mon âme un jardin de délices et de le tenir si bien clos que nul autre que Lui n’y puisse entrer.

« Quand je voyais les arbres se plier au gré des vents, ‘’Mon Dieu, disais-je, que ne suis-je aussi malléable aux mouvements de votre esprit !’’

« Les poissons qui nageaient dans la mer m’enseignaient à me plonger toujours plus profond dans mon Amour.

« Le matin quand d’une simple tison j’allumais un grand feu, je disais : ‘‘Mon Amour, si on Vous laissait faire dans les âmes, combien Vous auriez vite fait de les embraser ainsi !’’

« Quand je tranchais la viande et préparais le repas, il me semblait entendre la voix de mon Bien-Aimé me rappelant que lui aussi il était mort pour me nourrir et être l’aliment de mon âme. »



*



« Il n’y avait pas de créature au monde qui ne m’apprenne de nouvelles choses. Je disais souvent à Dieu :

« ‘‘Mon Amour, comme vous avez bien suppléé à mon ignorance ! Car, moi qui ne sais ni lire ni écrire, vous m’avez donné de très gros caractères pour m’instruire. Et il n’y a qu’à les regarder pour savoir combien vous êtes aimable ! Mais, à présent, je préférerais souvent ne pas les voir, car ils me brûlent si fort de votre amour que je ne sais plus que devenir.’’ »



*



« Non seulement les créatures me servaient d’instruction, mais je voyais que Dieu les avaient toutes créées pour mon service et qu’Il concourait avec elles pour me faire du bien.

« De sorte que tout ce que je recevais d’elles, je voyais clairement que c’était Lui qui me le donnait et que je devais le rapporter à Lui seul.

« Je me disais : ‘‘Si ma maîtresse m’envoyait faire de sa part un cadeau à quelqu’un, ce n’est pas à moi qu’on irait faire les remerciements, mais bien à elle. Pareillement, tout ce que les hommes et les choses me font de bien, cela ne vient pas d’eux : c’est mon Amour qui par eux me le donne. »

« Ainsi, il ne se passait aucun moment de la journée sans que je ne trouve de nouveaux motifs d’aimer Celui qui était présent à mon âme. »





7

« Tant que tu Me regarderas »







Un matin, il lui sembla à son réveil voir le Fils de Dieu, non pas corporellement, mais intellectuellement, à sa façon habituelle. Il se tenait debout devant elle et semblait vouloir, comme avec un pinceau, peindre quelque chose au fond de son âme. Voyant cela et n’en comprenant pas le sens, elle fut prise d’étonnement.

Au même moment, elle se souvint que son confesseur lui avait dit plusieurs fois : « L’âme doit se tenir devant Dieu comme une toile solide et immobile afin de recevoir les traits de son pinceau. » Et elle eut l’impression que c’était précisément la situation où elle se trouvait : son âme était droite et ferme, elle était attachée sans se mouvoir en aucune façon et elle contemplait fixement la présence du Seigneur.

Durant trois jours, on la vit continuellement dans cette attitude, après quoi elle retourna à son premier état. Elle était convaincue que Dieu avait opéré de grandes choses en elle, sans pourtant en savoir rien de distinct.



*



Tandis que le peintre opérait ainsi dans son âme, tout ce qu’il faisait était si secret et caché qu’elle n’en apercevait rien du tout. Elle n’osait pas même s’en informer, se contentant de le laisser faire ce qu’il lui plaisait.

Pour exprimer son état, elle avait une curieuse comparaison: « Mon esprit est comme un serviteur dont le maître s’est retiré dans son cabinet pour y traiter d’affaires importantes. Le serviteur n’ose pas entrer pour s’informer de ce qu’il fait ni faire du bruit, de crainte de l’interrompre. Il demeure en paix et en silence, attendant que son maître l’appelle.

« Voilà comme j’étais moi aussi, mais cela n’a pas duré longtemps. Car lorsque mon Amour a terminé son œuvre, il me l’a découverte peu après ».



*



Je veux rapporter la réponse qu’elle fit un jour à un de ses confesseurs. Le bon Père s’étonnait que, parmi tant d’occupations diverses, elle puisse rester toujours dans la contemplation de la présence divine : « Mon Père, lui dit-elle, je suis actuellement à m’entretenir avec vous. Admettons que quelqu’un vienne me parler, ce n’est pas pour autant que je vous tournerais le dos et vous laisserai en plan pour aller voir cette personne.

« Tout ce que je ferais, ce serait de tourner un peu la tête pour l’entendre et, dans le même temps, je poursuivrais la conversation commencée avec vous. Il me suffirait de savoir que vous êtes présent pour que j’agisse ainsi tout naturellement et sans même y penser.

« Ainsi l’habitude que j’ai contractée à contempler continuellement mon Dieu est si grande qu’elle m’est devenue comme une seconde nature, et je la suis sans même y penser. »



*



Après la Pentecôte de 1651, se trouvant dans un grand vide, elle fut saisie par toutes sortes de doutes sur son état. C’est à ce moment qu’elle fut abordée par une personne religieuse, avec qui elle n’avait encore jamais eu d’entretien.

La conversation porta sur les abus où les âmes peuvent tomber du fait des nouvelles façons de se conduire envers Dieu. Selon cette personne, ces pratiques n’aboutissaient qu’à tromper les âmes, car il faut agir et opérer, et non demeurer oisif et inutile.

La bonne Armelle écouta paisiblement ce que cette personne lui disait, sans faire paraître son sentiment. Mais, quand elle se fut retirée, ce qu’elle venait d’entendre vint rejoindre les doutes qu’elle avait déjà et aggrava sa méfiance sur son état.

Le reste du jour et la nuit se passèrent dans ces agitations. Mais Dieu la tira bientôt d’embarras. Le lendemain matin, elle alla entendre la messe à l’église des pères Carmes déchaussés. Elle s’approchait de la table de communion lorsque le Seigneur lui dit intérieurement ces paroles :

Ma fille,

tant que tu Me regarderas

tu M’aimeras,

tant que tu Me regarderas

tu Me serviras,

tant que tu Me regarderas

tu Me suivras ;

et si tu cesses de Me regarder,

tu cesseras de Me suivre.

À cet instant, une lumière divine pénétra son âme, par laquelle elle reconnut que c’était vraiment dans ce seul regard sur Dieu que consistait toute sa perfection.

Ce qui l’amena à répondre en ces termes : «Seigneur, il est vrai que celui qui Vous regarde ne peut s’empêcher de Vous aimer, Vous servir et Vous suivre. Car il serait plus facile d’empêcher le feu de brûler que de retenir de Vous aimer une âme qui est en votre présence.» Cette lumière dissipa ainsi toutes ses craintes et ses appréhensions.



*



Si tu cesses de Me regarder,

tu cesseras de Me suivre.

Elle apprit par là que, durant tout le temps qu’elle s’était amusée à réfléchir à son état, elle avait de fait cessé de le suivre et l’aimer de toute la force de son âme, puisqu’elle en avait employé une partie dans ce regard sur elle-même. Tant qu'elle s’était ainsi considérée elle-même, elle avait perdu de vue son Bien-Aimé.

« Si une âme, aimait-elle à dire, pouvait s’habituer à rejeter toutes les vues qu’elle a de soi et des choses, pour ne voir que Dieu seul, elle arriverait bien vite à une haute perfection ! »



*



« C’est un des plus grands empêchements, disait-elle, qu’une âme puisse mettre à son progrès que de vouloir autre chose que ce que Dieu lui donne.

Malheureusement il se trouve peu de personnes qui se contentent de ce qu’elles ont. Les unes veulent des consolations, les autres des croix. Alors que le seul moyen infaillible, c’est de s’abandonner à la volonté de Dieu, qui donne toujours à l’âme ce qui lui est le plus profitable. »



*



« En toute occasion, disait-elle, j’avais recours à mon Dieu, et avec plus de liberté encore qu’un enfant unique et tendrement aimé ne cherche l’assistance d’un père adoré.

« Je parlais avec lui en toute confiance, lui disant mes peines et mes besoins. Avec lui je me consolais et me réjouissais de ses divines perfections.

« Je lui demandais ce qui m’était nécessaire, à moi et aux autres hommes que je regardais comme mes propres frères, et jamais, non jamais, sa bonté ne m’a fait défaut. »

8

L’enfant de l’Amour







Lorsque quelqu’un l’interrogeait sur le meilleur moyen de servir Dieu, elle répondait toujours :

« Il n’y en a pas d’autre que la fidélité : une fidélité qui s’étend à toutes choses, les grandes et les petites, sans rien excepter. Depuis que mon Amour m’a fait comprendre qu’il voulait que je lui soit fidèle en toutes choses, je n’ai même plus su ce que c’était que faire le contraire. Je me suis portée avec diligence à tout ce que j’ai reconnu être sa volonté.

« Même s’il arrivait que ce soit avec peine ou répugnance, je ne pouvais différer d’un instant de l’accomplir. Certes j’aurais bien souvent souhaité de remettre à plus tard pour cause de maladie, de travail ou mille autres raisons. Mais ces hésitations ne servaient qu’à me faire faire les choses avec plus d’exactitude encore. »



*



« Je n’ai pas d’autre but dans mes actions que de plaire à mon Amour, et n’ai d’autre désir que l’accroissement de sa gloire. Quand Il m’aurait assurée d’être du nombre des damnés, je n’aurais pourtant pas voulu remettre d’un instant de Le servir et L’aimer. Quant à faire la moindre action pour la gloire du Paradis, je n’y pensais même pas. Mon Paradis et ma gloire étaient de Lui plaire, après cela il me semblait n’y avoir rien d’autre à attendre.

« Je n’ai jamais su ce que c’était que de penser à mon profit particulier : l’Amour me possédait si pleinement et m’élevait si fort au-dessus de moi et de toutes choses qu’il ne me restait plus rien pour moi ni pour elles. Tout était employé en Lui et pour Lui.

« Si j’avais eu mille cœurs et autant d’âmes et de vies, c’aurait encore été trop peu pour satisfaire mon Amour qui voulait tout pour Soi, et rien pour autrui. Moins je pensais à moi, et plus je voyais que Dieu en avait de soin. C’était comme s’il y avait une compétition entre Lui et moi : moi à ne penser qu’à le contenter, et Lui à pourvoir à mes besoins, tant du corps que de l’âme. »



*



« Quel que soit le soin que l’âme apporte à se purifier, il lui reste toujours beaucoup de défauts dont elle ne peut même s’apercevoir jusqu’à ce que Dieu lui-même les lui ôte et les lui fasse connaître.

Car Il a tant de bonté qu’Il ne les fait connaître qu’après les avoir détruits : Il sait bien que ce serait pour l’âme un enfer de connaitre qu’il y a en elle quelque chose de déplaisant aux yeux de son Bien-Aimé. Et ces défauts sont si subtils et enracinés dans l’âme qu’il n’y a que Lui qui les puisse détruire.

C’est ce qu’Il a fait en moi, m’ayant réduit à tel point que rien de moi ne subsiste, ni désir ni attachement. Tout cela est si éloigné de moi, que je n’en ressens plus même les premiers mouvements. Je vis en ce monde comme si je n’y étais déjà plus, et mon esprit ne regarde rien d’autre que Dieu. »



*



« Jamais je n’ai su ce qu’était la vanité.

« Quand quelquefois mes confesseurs me disait de m’en méfier, j’en étais étonnée. Il me semblait que, à moins de perdre l’esprit, je ne pouvais entrer en aucune estime de moi.

« Je voyais clairement que tout ce qui était en moi venait de Dieu, ainsi je ne risquais pas de m’en faire gloire. Et j’étais d’ailleurs si pleine de Dieu, qu’il n’y avait rien de vide où elle aurait pu se loger ! »



*



« Le moyen, disait-elle, qu’une chétive chambrière, une pauvre villageoise, un ver de terre comme moi ait de s’enorgueillir ? Il faudrait être folle, ou bien ne pas savoir ce que je sais.

Si Dieu a daigné me donner des lumières et des connaissances que les pauvres paysannes comme moi n’ont pas, s’Il m’a brûlée de son amour, c’est sa seule bonté qui a fait tout cela, je ne peux en tirer aucun mérite. »



*



« Plus mon Amour me faisait de caresses, plus je voyais mon néant et ma bassesse. Et je demeurais étonnée qu’une si haute majesté daigne se communique ainsi à une pauvre chambrière…

« Je me disais quelquefois en moi-même : ‘‘Si je n’étais pas si sûre que mon Amour voit tout et sait tout, je croirais presque qu’Il ne voit pas ma misère !’’.

« Mais le plus souvent, la force de l’Amour m’empêchait de m’arrêter à moi et à ce qui me concernait. Les grandes grâces qu’Il me faisait, j’en perdais le souvenir aussitôt que je les avais dites à mes confesseurs. Car l’Amour m’occupait si fort, qu’il n’y avait plus en moi que Lui seul »



*



Elle disait que son plus grand contentement était de donner et qu’elle était reconnaissante à son Amour de ce que, malgré la pauvreté où elle vivait, Il lui donnait néanmoins le moyen d’assister un peu les pauvres.



*



Elle avait une proche parente que le mauvais ménage de son mari avait réduite à la mendicité. Elle disait n’avoir pas au monde de personne plus proche que cette femme. À cause de sa pauvreté, elle l’aimait davantage que ses autres parents.

Elle n’aurait pas osé pourtant lui donner plus qu’aux autres mendiants. Aussi, quand elle ne pouvait subvenir à ses besoins, lui conseillait-elle d’aller demander l’aumône au Collège, en insistant pour qu’elle précise bien qu’elle était la cousine de la pauvre Armelle.

Car elle se glorifiait davantage de cette parenté qu’un ambitieux ne l’aurait fait de son alliance avec un grand seigneur.



*



« Quelle bonté a eue Dieu de me retirer du milieu de mes parents et de m’ôter l’amour que je leur portais afin de le mettre tout en lui et qu’il soit mon père, mon frère, mon parent, mon ami et mon tout ! Car combien de fois ai-je éprouvé qu’il me servait bien de tout cela ?

« De plus il m’a ôté l’attachement aux choses de la terre et aux commodités de la vie, dont je fais moins de cas que de la boue, et s’est lui-même donné à moi pour être ma vraie richesse. »



*



« Oh, qu’il faut être dépouillé de soi et de tout ce qui vient de soi pour ressentir cet Amour ! Jamais je ne l’aurais pensé avant d’en avoir l’expérience.

« Heureux sont ceux qui quittent tout, car ils trouveront tout : mais il faut se quitter jusqu’à la moindre petite partie de soi ! Non seulement dans ce que nous y voyons de mal, mais également dans ce que nous y croyons voir de bien…

« Dieu ne régnera en nous que si nous nous abandonnons entièrement à Lui et Le laissons faire tout ce que bon Lui semble, sans nous inquiéter de ce qu’Il fera ou ne fera pas.

« Depuis qu’Il me l’a fait comprendre, je Le laisse faire tout ce qu’il Lui plaît : s’Il se fait voir et sentir, je Le laisse faire ; s’Il se tient caché, je ne cherche pas à Le voir. Il est le Maître et le Roi de mon cœur : son règne y est absolu. Et je Lui dis parfois que, dans le Ciel, Il ne le sera probablement pas davantage. »



*



« Il me semble parfois, disait-elle, que je suis comme ces hommes qui ont fait un long voyage, plein de périls.

« Les voici enfin heureusement arrivés au port. Ils s’y trouvent en sûreté, mais leurs frères et leurs amis sont encore au milieu des tempêtes. Je vous laisse à penser s’ils ne font pas tout ce qu’ils peuvent pour que les autres arrivent eux aussi à bon port !

« J’en fais de même pour les pauvres âmes, et plus je me vois favorisée de grâces et de miséricordes, plus je désire que les autres puissent en bénéficier aussi. »



*

À toutes mes demandes concernant son état spirituel, elle me répondait toujours que « c’était l’Amour qu’il fallait interroger » car, quant à elle, elle n’avait jamais su d’autre métier que d’aimer.

Ses pratiques et ses intentions consistaient simplement à aimer tous les jours davantage. C’est en aimant qu’elle avait tout appris et tout accompli : «  Il me semblait, disait-elle, que j’étais l’enfant de l’Amour et que Lui était mon père et mon guide. Il me conduisait comme par la main à tout ce qu’il fallait faire, et moi je n’avais d’autre besoin que de le regarder et de faire ce qu’il me commandait.

« Il m’a appris à Le regarder si continuellement que, du matin jusqu’au soir, je n’avais d’autre objet à l’esprit. Si parfois j’en étais un peu distraite, tout de suite je m’abandonnais à sa présence et travaillais à Lui plaire à Lui seul.

« Je m’entretenais avec Lui durant mon travail, je me réjouissais en Lui et Le traitais comme mon ami intime. Même s’il se présentait des occupations qui exigent toute l’attention de mon esprit, j’avais toujours le cœur tourné vers Lui, et sitôt qu’elles étaient terminées, je courais à Lui à nouveau.

« J’étais avec Dieu comme une personne qui en aime une autre passionnément : quelles que soient ses affaires, elle ne la quitte jamais qu’à moitié. Il m’était impossible de me séparer de Dieu, je ne pouvais vivre qu’en sa présence.

« Je savais que, tant que je Le regarderais, je ne pouvais L’offenser ni m’empêcher de L’aimer. Et plus je Le voyais, plus je connaissais ses perfections et mon propre néant.

« De sorte que je m’oubliais et m’abandonnais comme une chose indigne d’attention, pour m’unir et m’attacher incessamment à Lui. Mon seul but était de Lui plaire en ce que je faisais et de ne pas L’offenser : dans toutes mes actions je ne pensais à rien d’autre. »



9

Ce qui est fait pour son Amour est une vraie oraison





« Dès mon réveil, je me jetais entre les bras de mon Amour, comme un enfant entre ceux de son père. Puis je me levais, afin de Le servir et travailler à Lui plaire.

« Si j’avais du temps pour prier, je me tenais à genoux en sa présence et je Lui parlais comme si je L’avais vu de mes yeux, et je m’offrais à Lui. Je Lui demandais que soient accomplies en moi ses volontés et qu’Il ne me permette pas de l’offenser. Je Lui offrais toutes les messes qui seraient dites ce jour-là dans toute la chrétienté, en Lui demandant d’en faire bénéficier les âmes du purgatoire.

« Durant la journée, je m’occupais de Lui autant que mes besognes me le permettaient, mais je n’avais en général pas même le loisir de dire un Pater ou un Ave. Je ne m’en mettais nullement en peine : j’avais autant à cœur de travailler pour Lui que de Le prier, car, selon ce qu’Il m’avait appris, tout ce qui est fait pour son Amour est une vraie oraison. »



*



« Je m’habillais en sa compagnie, et il me montrait que son Amour me fournissait de quoi me vêtir. Mais lorsque j’allais à mon travail, il ne me laissait pas, et moi non plus je ne le quittais pas.

« Il travaillait avec moi, et moi avec Lui, et je me trouvais aussi unie et attachée à Lui, que lorsque j’étais à la prière. Ô que mes fatigues et mes peines étaient douces à supporter en sa compagnie ! J’en tirais tant de force et de courage que rien ne m’était difficile.

« J’aurais voulu faire seule toute la besogne de la maison, car je n’avais que le corps au travail, mon cœur était brûlant d’Amour dans la familiarité que j’avais avec Lui. »



*



« Lorsque je prenais mon repas, c’était en sa présence. Il me semblait que chaque morceau était trempé de son sang, et que lui-même me les donnait pour me nourrir et me brûler encore davantage de son Amour.

Je laisse à penser quels effets cela opérait dans ma pauvre âme. Sans doute, ils sont inconcevables, et il n’y a que lui seul qui les puisse dire, car pour moi, même si j’y passais ma vie, je n’en viendrais pas à bout. »

*



« Dans le courant de la journée, au milieu des tracas et des travaux continuels, il arrivait que le corps fatigue et ait envie de revendiquer ou de gémir, de se laisser aller à la colère ou de prendre ses aises.

« Aussitôt alors l’Amour m’éclairait et me montrait ce que je devais faire face à ces rébellions de la nature. Il se mettait comme un portier dans ma bouche et un gardien devant mon cœur, afin que ni la bouche ni le cœur ne contribuent à nourrir ces mouvements déréglés. »



*



« Si parfois je me laissais emporter par surprise à quelque faute, je n’avais de cesse que la paix ne soit rétablie entre Lui et moi.

« Je pleurais à ses pieds, je Lui disais mon erreur comme s’Il ne l’avait pas déjà vue et lui confessais ma faiblesse. Je ne pouvais bouger de là avant qu’Il ne m’ait pardonné et que l’amitié ne soit revenue entre nous plus forte que jamais. »



*



« Quand les hommes me poursuivaient de leurs médisances et leurs mauvais traitements, et les diables de leurs tentations, aussitôt je me tournais vers l’Amour, qui me tendait les bras et me montrait son cœur pour m’y loger et m’y tenir en sûreté.

« Je m’y fourrais comme dans une forteresse et, là, j’étais plus forte que tout l’enfer ensemble ! Quand toutes les créatures se seraient levées contre moi, je n’en aurais pas eu plus peur que d’une mouche. »



*



« Dès que j’avais un peu de loisir, disait-elle, je me retirais un peu à l’écart pour dire mon chapelet ou d’autres prières. Mais je n’en avais pas commencé le premier mot que l’Amour de Dieu venait se saisir violemment de mon cœur et de mes pensées et je ne pouvais plus avoir d’attention que pour lui. Il me fallait demeurer là, sans dire un mot et en laissant tout le reste de côté.

« Au début, j’essayai de faire tout mon possible et de recommencer mon chapelet plusieurs fois. Mais mes efforts étaient inutiles, l’Amour reprenait toujours le dessus. À la fin, il me fallut admettre qu’il n’y avait rien de meilleur pour moi que de m’abandonner à sa conduite. »

« Toutes ces pratiques de dévotion prirent bientôt fin : « Lorsqu’on est arrivé au terme, disait-elle, les moyens cessent : Dieu est mon terme et mon but. Par sa miséricorde, j’y suis non seulement arrivée, mais tellement perdue que je ne peux plus rien voir d’autre que lui, et rien hors de lui que pour lui. »



*



« Pour ce qui est de la messe, quand je pouvais y assister, c’était un grand bonheur. Mais comme, la plupart du temps, j’étais dans les champs, je n’y allais pas souvent.

« Je m’en contentais ainsi, car l’Amour m’avait appris à y assister d’esprit quand je ne pouvais y être de corps. J’avais l’impression que, tous les matins, mon esprit était présent à toutes les messes qu’on disait ce jour-là. »



*



« S’il m’était possible de communier, oh, c’étaient des désirs, des affections et des ardeurs inconcevables ! Je n’étais plus moi-même, je n’étais que feu et Amour. Il me serait impossible de dire ce qui se passait entre Dieu et moi.

« Jamais les amoureux les plus passionnés n’ont vécu ce qui s’opérait alors dans mon âme. Tout ce qu’on pourrait en penser et dire n’en exprimera jamais la plus petite part. C’étaient des excès qui surpassent toute intelligence, l’Amour seul les comprend.

« Durant toute la journée qui suivait, je croyais vivre dans un vrai Paradis, ou plutôt que tout le Paradis était descendu dans mon âme. Plus Dieu se donnait à moi, plus je me livrais à Lui. C’était comme un flux et reflux continuel de Lui à moi et de moi en Lui. »



*



« Quant à la confession, je fondais toute en larmes d’Amour et de contrition quand je m’y présentais. Même si, par sa miséricorde, j’avais peine souvent à trouver de quoi m’accuser, il n’importe, c’était assez de savoir que j’aurais pu l’offenser s’il ne m’avait empêchée de le faire.

« Car les fautes qui auraient semblé les plus petites, je les voyais toujours très grandes, d’être commises contre un Dieu dont la bonté était extrême envers moi. »

*



Une des premières choses que le Seigneur mit dans son cœur fut la dévotion à sa chère amante Marie-Madeleine :

« Il me semblait, disait-elle, que je l’avais incessamment devant les yeux et qu’elle m’était donnée pour me servir d’exemple dans la fidélité que je devais à notre Seigneur. Car depuis le jour qu’il l’appela à lui, jamais elle ne l’abandonna, mais elle demeura toujours attentive à sa parole.

« Je demeurai quelque temps dans ces réflexions sur la fidélité de cette grande sainte et j’en ai toujours depuis gardé un grand respect et amour pour elle. »



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« Les jours de fête et le dimanche, après la messe, je retournais à mon ménage et n’en bougeais plus de la journée, demeurant à la maison afin d’envoyer les autres serviteurs aux vêpres et aux prédications. »



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« Ces jours-là, si l’on me proposait d’aller prendre un peu de distraction, je m’excusais comme je pouvais, aimant bien mieux jouir des plaisirs que me donnait mon Amour, qui étaient si grands que souvent je ne pouvais les supporter.

« Il me fallait parfois courir de chambre en chambre et essayer de m’occuper à d’autres choses pour modérer un peu les caresses que l’Amour me faisait. Car elles étaient d’autant plus fortes et délicieuses que j’étais plus seule et privée de toute conversation.

« C’est pourquoi, lorsqu’on s’étonnait de me voir toujours seule à la maison, je me disais : ‘‘Ô si vous saviez la bonne compagnie que j’ai, vous ne me croiriez certainement pas seule !’’ »



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« C’est ainsi que se passaient mes journées, durant la semaine comme les jours de fête, où souvent je n’avais pas moins de travail que les autres jours.

« Mais, en fait, rien de tout cela n’avait d’importance : le service ou le repos, les choses faciles ou pénibles, tout cela m’était indifférent.

« Je ne regardais pas ce que je faisais. Son Amour m’occupait si fort qu’Il ne me laissait aucun loisir de penser à moi, ni à rien d’autre que Lui. »



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« Quand le soir était venu et que chacun prenait son repos, le mien n’était pas ailleurs qu’entre les bras de l’Amour divin.

« Je m’endormais sur sa poitrine comme l’enfant fait sur le sein de sa mère. Je m’endormais, dis-je, mais c’était en l’aimant et le louant jusqu’à ce que le sommeil vienne me saisir.

« Et le plus souvent cette force d’Amour me réveillait si fort tous les sens que je passais la plupart des nuits sans dormir. Je les employais à aimer cette bonté, qui jamais ne m’abandonnait et restait toujours attentive à sa chétive créature. »





10

La pauvre chambrière





« Voilà, disait-elle, quelle a été la vie d’une pauvre paysanne et d’une chétive chambrière, depuis que l’Amour divin a bien voulu se charger du soin de sa conduite. Voilà comme Il m’a tirée de ma misère pour faire de moi, par sa miséricorde, celle que je suis.

« Voilà la vie que j’ai menée pendant vingt ans, sans jamais sentir la moindre diminution de l’Amour qu’Il versa dans mon cœur lors de ma conversion. Au contraire Il augmentait chaque jour davantage, même s’il me semblait n’en pouvoir supporter plus.

« Pendant vingt ans, je L’avais logé dans ma maison, menant la vie que je viens de dire ; mais au bout de ce temps, Il m’a fait entrer dans la sienne, qui n’est autre que Lui-même.

« Ce qui se passe en moi depuis lors est tellement au-dessus de ce que je vivais auparavant, qu’il est impossible de le faire comprendre. La créature semble être entièrement perdue. L’esprit est élevé si haut au-dessus de la terre qu’il ne lui semble plus y être. La joie est si grande que l’âme se croit déjà entrée dans la joie divine et comme transformée en Dieu. »



*



« Avant cette grande grâce, disait-elle encore, même si jamais je ne perdais Dieu de vue et si mon cœur lui était continuellement uni par Amour, c’était toujours néanmoins comme deux choses jointes ensemble, mais qui pouvaient se séparer.

« Maintenant Dieu a caché la créature, et lui seul paraît. Il m’a enrichie de ses perfections et fait entrer dans ses biens. Il est ma vie et mon tout.

« Ne vous étonnez pas de me voir être ce que je suis et si je ne fais plus que languir de son Amour ! Il faudrait être pire que les démons pour qu’il en soit autrement après tant de grâces que j’ai reçues de lui. »



*



« Les premiers jours que je commençai d’aimer, je me trouvai si occupée au-dedans que je n’avais aucune parole pour le dehors. Je ne parlais qu’avec peine et le plus brièvement possible. Hors des choses qui étaient absolument nécessaires, je n’avais rien à dire. Je demeurais des journées entières dans un complet silence afin de m’entretenir sans cesse avec l’Amour .

« Ceux qui me voyaient ainsi recueillie, s’en étonnaient et le mettaient sur le compte de la bêtise. Ils avaient beau me rabrouer, je ne m’en inquiétais guère. À vrai dire, il m’aurait été impossible de faire autrement : mon but unique était de plaire à l’Amour, sans pouvoir penser à rien d’autre. »



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Une personne lui demanda un jour si elle avait entendu parler d’une chose dont on parlait beaucoup en ville.

Elle lui répondit que non, par la grâce de Dieu, elle ne savait aucune nouvelle des choses de ce monde et n’avait jamais eu de plaisir à en apprendre. Qu’en revanche, s’agissant de l’Amour et des bontés de Dieu, elle avait beaucoup à en dire, car c’étaient des nouvelles qui occupaient sa pensée et contentaient son cœur.

Et elle expliquait pourquoi elle s’informait ainsi des nouvelles du paradis : «  C’est l’habitude, lorsqu’on souhaite aller demeurer dans un pays, de demander à ses habitants comment on y vit et par quel chemin on y va. Moi aussi, je m’entretiens quelquefois avec les Anges et les Saints – que je considère comme mes frères – pour savoir comment ils vivent dans la maison et le pays de mon Père, qui est le Ciel. Car j’espère, par sa miséricorde, y demeurer toute l’éternité.

« Voilà de quelles nouvelles je m’informe, et encore pas souvent. Car l’Amour ne me permet guère de m’occuper d’autre chose que de Lui ! »



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« S’il lui arrivait de me délaisser : ‘‘Peu importe, mon Amour, lui disais-je, vous avez beau vous cacher, je ne vous en servirai pas moins. Car je sais que vous êtes mon Dieu.’’ Dans ces périodes-là, je reconnaissais ma misère et m’abandonnais au Seigneur. Et je me serais estimée heureuse de rester dans cet état tout le reste de ma vie, si tel avait été son plaisir.

« Hélas, Il ne m’y laissait guère et, si j’osais avancer cette parole, je dirais qu’Il ne pouvait pas davantage s’empêcher de me caresser que je ne pouvais vivre sans Lui ! Car, pour un moment d’absence, Il me comblait à son retour de tant de grâces si tendres que je ne pouvais les supporter. Et j’étais souvent obligée de crier que je n’en pouvais plus et qu’Il veuille bien se modérer, sinon je mourrais sous le poids de ses grâces !

« Il me fallait souvent quitter tout et aller me cacher dans un lieu retiré pour libérer mon cœur par des larmes. Autrement je serais morte d’Amour et d’excès de douceur. J’avais beau Lui crier que ce n’était pas ses caresses et ses grâces que je demandais, mais Lui seul, sans rien d’ autre, il me fallait les supporter, puisque telle était sa volonté. »



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Lorsqu’elle parlait aux confesseurs des faveurs quelle recevait de Dieu, elle avait l’habitude de leur dire : « Il faut seulement prendre patience et Le laisser faire tout ce que bon Lui semble. »

Ses confesseurs lui rétorquaient qu’il était certainement facile de prendre patience dans de telles occasions !

« Mes Pères, corrigeait-elle, la patience est davantage nécessaire en ces occasions que dans les plus pénibles. Car, pour l’âme, voir le bien que Dieu lui fait et combien il mérite d’être aimé, et cependant ne pouvoir l’aimer autant qu’elle le voudrait, c’est bien là la pire des souffrances ! »



11

Ci-gît la bonne Armelle







Un jour qu’elle passait dans la rue près d’un cheval, elle en reçut un violent coup de sabot qui la fit tomber et lui cassa une jambe. Cet accident ne la surprit pas, bien au contraire elle en remercia le Seigneur comme d’une grâce.

Elle en eut à souffrir de grandes douleurs, qui lui durèrent jusqu’à la mort. Jamais pourtant elle ne fit paraître aucun signe d’impatience ou d’inquiétude, ce qui suscitait l’admiration de tous ceux qui la voyaient.



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Un Père jésuite qui l’avait connue autrefois vint un jour prendre de ses nouvelles : «  Si un Ange avait un corps, confia-t-il à l’un de ses confrères, et s’il s’était lui aussi cassé la jambe, il ne souffrirait pas de meilleure grâce que la bonne Armelle. »

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Elle fut plus de quinze mois sans pouvoir marcher. Une fluxion s’était emparée de l’autre jambe et la faisait souffrir presque autant que sa fracture. Durant tout ce temps, elle resta au lit ou sur une chaise.

Les jours de fêtes et le dimanche, on la portait à la messe. Le reste du temps, ne supportant pas d’être oisive, elle demeurait dans un coin de la cuisine à mettre de l’ordre dans le ménage et faire de menus travaux pour la maison.

Là, des personnes de toutes conditions venaient la voir pour profiter de la douceur de son entretien et de ses bons conseils.



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Trois ans après sa chute, à la Fête-Dieu de 1669, elle recouvra comme par miracle l’usage de ses jambes. Elle allait avec facilité dans la maison et par les rues, à l’aide d’un petit bâton. Cela demeura jusqu’à la fin de ses jours.



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Elle avait pris l’habitude de recevoir tous les jours la communion. Or, durant le temps où elle avait eu la jambe cassée, on ne l’avait portée à l’Église que les jours de fêtes et le dimanche.

Je lui demandai une fois si elle n’avait pas souffert d’être si longtemps privée de sa communion quotidienne. « Souffrir pour l’Amour, répondit-elle, vaut mieux que jouir de l’Amour… »

Puis elle ajouta : « Dieu sait bien se donner en tout temps et en tout lieu aux cœurs qui le désirent ! Autrefois j’aurais cru impossible de vivre sans recevoir mon Amour dans la communion, tant j’en étais affamée. Mais à présent, par sa miséricorde, je suis toujours avec Lui dans une union perpétuelle. »



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Une autre fois, un Père de la Compagnie de Jésus l’interrogea sur le même sujet : 

« Mon Père, répondit-elle, j’aime la volonté de Dieu comme Dieu même. »



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Au début du mois d’août 1671, elle fut prise d’une violente fièvre, qui lui dura un mois.

Quand on sut en ville la gravité de son état, des personnes de tous milieux vinrent lui rendre visite, car les gens avaient pour elle une telle estime qu’ils la regardaient comme une sainte.

C’est là une chose d’autant plus remarquable qu’il n’y avait eu dans sa vie rien d’extraordinaire, de nature à susciter une semblable vénération.

Durant les trois nuits et deux jours qu’elle fut agonisante, sa chambre fut toujours remplie de monde, et l’on vit des personnes très considérées y passer des nuits entières.

Le samedi 24 octobre 1671, entre midi et une heure, elle rendit l’âme. Sa mort fut si paisible qu’on ne s’en aperçut qu’à la pâleur de son visage.



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.DEUX CHAPITRES DU TRIOMPHE





Livre II, Chapitre 6. De sa continuelle présence de Dieu, et comme elle était instruite et gouvernée de Dieu même.



[… ] Or comme Notre Seigneur n'avait établi sa demeure dans ce coeur que pour y régner en souverain, il voulut aussi par une grâce très spéciale de sa bonté et de son amour envers cette fille, être comme le guide et le directeur spécial de son âme, la conduisant, l'instruisant, la gouvernant et régissant tout ainsi qu'un père bien-aimé ferait envers son fils unique, ou un maître soigneux et vigilant ferait envers son disciple, qui il veut rendre parfait et accompli en toutes choses.



À cet effet, il lui donna à ce commencement pour modèle et exemple de toutes ses actions la vive représentation des siennes, afin que, les contemplant jour et nuit, elle se rendît une parfaite copie de ce divin exemplaire. Et crainte que l'oubliance lui fit négliger quelque chose, en toutes sortes de rencontres et d'occasions, il se présentait à elle dans la même action dont il s'agissait pour lors, et lui semblait entendre au fond de son coeur ces paroles : « Regarde comme je fais et fais le semblable. » Je laisse à penser quels effets cela opérait dans son âme. Nous ne saurions mieux la déclarer que par ses propres paroles : « Jamais, disait-elle, je n'avais rien tant demandé à mon divin Amour comme cette ardente prière que je lui faisais tous les jours, à savoir qu'il plût à sa divine miséricorde me mettre au nombre de ses disciples, et me donner entrer dans son école, me faire domestique dans sa sainte maison, et me recevoir dans sa compagnie ainsi qu'il avait fait ses apôtres et disciples. Hélas ! Quand je faisais ces prières avec tant de ferveur que souvent j'en étais toute hors de moi, je ne savais ni n'entendais en aucune façon ce que je disais. Mais, ô mon Dieu ! Que par après j'ai bien entendu le sens de mes paroles, et que vous avez bien accompli mes demandes ; car, par votre grande miséricorde, vous m'avez reçue dans votre école et m'avez admise dans votre compagnie, où moi, pauvre ignorante que je suis, ai plus appris dans un jour que tous les hommes ensemble ne m'eussent su apprendre en toute ma vie.



« Depuis que Dieu m'eût fait cette grâce de me faire sentir sa divine présence, et qu'il se voulait bien charger de ma conduite, je m'abandonnais entièrement à lui ; de sorte que je ne me considérai plus que comme la disciple de Dieu, et l'écolière du Saint-Esprit : j'étais toujours attentive en moi-même à l'aimer et considérer ce qu'il me commandait, pour l'exécuter ; et quand il se présentait quelque chose à faire, je m'y portais tout de même qu'un serviteur ou disciple fait envers ce que son maître lui a ordonné ; le faisant, j'avais toujours la vue attentive sur lui, pour imiter la même chose qu'il avait faite en ce monde, me la remettant lui-même devant les yeux, afin que je l'eusse contre-tirée587 ; que si c'était chose qu'il n'avait point faite, il m'enseignait la manière de l'accomplir en la façon qui lui était la plus agréable, et ainsi en toutes choses grandes et petites il m'instruisait.

« Et non seulement il m'instruisait, mais lui-même par un excès de bonté me gouvernait ; et parfois il me faisait entendre que j'étais semblable à ces petits écoliers qui commencent d'apprendre à écrire, à qui le maître ne se contente pas de donner un exemple et modèle, mais encore prend la main de l'apprenti, et la conduit, afin de lui apprendra ainsi à former ses lettres. J'étais tout de même au regard de mon Dieu, et fort souvent je sentais comme une autre main qui conduisait la mienne. Je vous laisse à penser quelle bonté c'était là, et combien j'étais embrasée de son Amour. Sans doute la moindre de sa grâce était plus que suffisante de me fendre le coeur, et me faire mourir d'amour s'il ne m'eût soutenue ; car ceci ne se passait point par imagination ou fantaisie : c'était la vraie et pure vérité, que je voyais plus clairement que le jour en plein midi.

« Et non seulement il m'instruisait et me gouvernait, mais de plus me reprenait de tous mes défauts ; vous eussiez dit qu'il était jaloux de mon bien et de ma perfection ; de sorte que je n'eusse pas osé remuer la main, faire un geste, ou dire même une seule parole inutile, ou jeter un regard, m'excuser, ou faire autres choses semblables, que tout au même instant j'en étais reprise, mais avec tant d'exactitude que rien n'échappait à ses yeux divins. C'est pourquoi ayant reconnu cela, je me tenais si droite, et j'avais si grande peur de lui déplaire, que je n'osais avancer ni reculer que par ses ordres ; et cela ne se faisait point par une contrainte qui m'eût gêné le coeur : au contraire c'était par un excès d'amour, m'étant avis qu'il était comme ces pères qui aiment si tendrement leurs enfants qu'ils ne peuvent souffrir en eux rien qui leur déplaise. Il m'arrivait parfois de me laisser emporter à quelque mouvement de promptitude, de chagrin, ou autre telle passion moins réglée, ce qui n'arrivait jamais que par une grande surprise : au même temps j'étais retenue et arrêtée tout court, de façon que la parole que j'avais avancée, demeurait à demi dite, comme si on m'eût lié la langue ; et l'action demeurait à faire jusqu'à temps que j'eusse apaisé ces mouvements ; quand il n'eût été question que de reprendre ou corriger un enfant, ou avertir de quelques défauts, il en fallait demeurer là, et ne point passer outre. Et pourquoi cela ? Sinon parce que j'étais toujours dans la présence de mon Dieu, qui considérait et voyait toutes mes actions. Et comme je me disais à moi-même, faire de telles actions à la vue et à la présence de ton amour qui te regarde et envisage toujours, ô c'est de quoi il me faut bien donner de garde. »



Voilà un petit échantillon des discours qu'elle tenait, lorsqu'elle parlait de la façon que Dieu s'était comporté envers elle dans ses commencements ; par où il est facile de juger quel soin il avait d'elle, et que véritablement il s'était voulu charger de sa conduite, et être lui-même le seul maître et directeur de son âme. Je dis le seul maître, car encore bien que presque toujours elle ait eu des directeurs à qui elle rendait une parfaite obéissance, ainsi que nous le ferons voir dans son lieu, eux néanmoins ne lui servaient que pour approuver ce que Dieu opérait dans son âme ; d'autant qu'elle était si prévenue des bénédictions du Ciel qu'il n'était point nécessaire de lui rien enseigner : son Amour l'instruisait assez, et la poussait de lui-même à toute la plus haute perfection qu'on eût su désirer.



Après que ce divin Maître eût fait sentir sa présence au coeur de sa bien-aimée disciple, il voulut encore se faire connaître et manifester à elle dans toutes les créatures, où autrefois elle l'avait tant cherché sans l'y pouvoir trouver ; mais quand le temps en fut venu, il se découvrit lui-même, qui fut presque incontinent après qu'il eut délivré de la grande persécution que le diable lui fit après son arrivée à Vannes. C'est une chose merveilleuse de voir et considérer les admirables reconnaissances qu'elle retirait des perfections divines par la vue des créatures, dont il n'y avait si petite et chétive, qui ne lui fût comme un grand miroir où elle voyait et contemplait les excellences de son Bien-Aimé, et qui ne lui fût comme un livre ouvert où elle apprenait des choses si hautes et relevées, et si conformes à ce qui est écrit dans la Sainte Ecriture, que certainement il paraît assez que le même Esprit qui les avait fait coucher sur le papier, était le même qui les lui imprimait dans le cœur. Car quel autre que lui eut appris à une pauvre chambrière ignorante, toujours nourrie dans les champs, au moins pour la plupart du temps privée de l'entretien et conversation de toutes sortes de personnes doctes et capables (car en ces temps elle n'avait presque point encore de connaissance avec ses directeurs), toujours dans l'embarras et tracassement d'un grand ménage, qui ne savait pas les premières lettres de l'alphabet, qui, dis-je, lui aurait pu apprendre à tirer des conclusions et raisonnements qu'elle faisait par la vue de toutes les créatures ? Sans doute que ce ne pouvait être autre que celui qui instruit en silence et sans bruit de paroles les âmes qui s'abandonnent à sa conduite, comme avait fait celle-ci. Et pour prouver ce que je dis, je rapporterai les mêmes mots qu'elle disait, quand elle parlait de cette façon de trouver Dieu en toutes choses.



« Il n'y avait si petite créature, dit-elle, qui ne me portât à Dieu, et ne m'apprît en sa façon à l'aimer ; de sorte que je m'écriais souvent à lui, et lui disais : « Ô mon Amour et mon Tout ! Quand il n'y aurait homme au monde qui me dît qu'il vous faut aimer, les bêtes et les autres créatures me l'apprennent assez ; et si vous-même vous vous cachiez de moi, elles m'enseigneraient à vous servir et trouver.



« Quand je voyais, disait-elle, un pauvre chien qui ne quitte jamais son maître, qui est si fidèle à le suivre, qui pour un morceau de pain lui fait mille caresses, bon Dieu, que ce m'était une puissante leçon pour faire le semblable envers mon Dieu, qui par tant de biens m'avait liée et attachée à son service ! Quand je considérais dans les champs ces petits agneaux si doux et paisibles, qui se laissent tondre et tuer sans crier ni bêler, je me représentais mon Sauveur qui s'était ainsi laissé conduire à la boucherie et à la mort sans mot dire ; et qu'est-ce que cela m'apprenait ? Sinon à l'imiter et me rendre semblable à lui dans les rencontres fâcheuses et difficiles à la nature. Si je voyais des petits poussins s'enfuir sous les ailes de leurs mères, tout au même instant il m'était mis dans l'esprit que mon Jésus s'était comparé à cet animal, afin de me donner confiance en lui et m'apprendre à me tenir cachée et couverte sous les ailes de sa divine Providence, pour éviter les griffes du milan d'enfer.

« Considérant la beauté des prairies et des champs couverts de verdure et de fleurs, je disais en moi-même : « Mon Bien-Aimé est la fleur des champs et le lys des vallées, c'est la rose sans épines, desquelles pourtant mon Amour a voulu être couvert et couronné ; je l'invitais à faire de mon âme le jardin et le parterre de ses délices, et le conjurais de le tenir si bien clos et scellé qu'autre que lui n'y eût entrée. Quand je voyais les arbres se plier au gré des vents, la mer qui n'outrepassait jamais ses bornes : « Ô Dieu, disais-je, que ne suis-je aussi pliable et maniable aux mouvements et inspirations de votre divin Esprit, et que jamais je ne puisse outrepasser les bornes de vos adorables volontés ! » Les poissons qui nageaient et se délectaient dans la mer, m'enseignaient à me noyer et délecter toujours dans mon divin Amour. Le matin, quand d'une petite bluette [étincelle] de feu j'allumai un grand brasier, je disais : « Ô mon Amour ! Que si on vous laissait faire dans les âmes, que vous auriez bientôt fait le semblable ! » Quand je coupais des chairs mortes et apprêtais à manger, il ne semblait ouïr la voix de mon Bien-Aimé, qui me disait que, pour me nourrir et substanter, il avait voulu souffrir la mort pour être l'aliment de mon âme.

« Si je voyais cultiver et ensemencer la terre, il m'était avis voir mon Sauveur, qui avait tout le cours de sa vie tant sué, peiné et travaillé pour cultiver nos âmes et y répandre la semence de sa céleste doctrine et de son divin Amour, et que toutefois il y avait si peu de terre qui portât de bon fruit, ce qui me causait des regrets indicibles. Au temps des récoltes que je voyais le bon grain séparé de la paille, il m'était enseigné qu'autant en serait fait au jour du Jugement des bons et des mauvais.

« Bref, il n'y avait créature au monde qui vînt à ma connaissance, qui ne me servît d'instruction et ne m'apprît toujours chose nouvelle. C'est pourquoi je disais souvent à Dieu : « Ô mon Amour ! Que vous avez bien su suppléer à mon ignorance ! Car ne sachant ni lire ni écrire, vous m'avez donné de si gros caractères pour m'instruire qu'il ne faut que les voir pour apprendre combien vous êtes aimable ; et souvent je voudrais ne les point voir car ils me brûlent si fort de votre amour que je ne sais que devenir.

« Non seulement, disait-elle encore, les créatures ne servaient d'instruction, mais de plus je voyais que Dieu par une bonté infinie, les avaient toutes créées pour mon service et qu'il concourait avec elles pour me faire du bien, de sorte qu'en toutes les assistances que je recevais d'elles, je voyais clairement que c'était lui qui me les faisait par elles. C'est pourquoi je rapportais tout à lui, me disant en moi-même : si ma maîtresse m'envoyait faire de sa part un présent à quelqu'un, ce ne serait pas à moi à qui il en aurait obligation ni à qui il ferait ses remerciements, ce serait à elle qui le lui a envoyé ; de même tout ce que les hommes et les autres choses me font de bien, ne vient pas d'eux, c'est mon Amour qui me le fait par eux. De manière qu'il ne se passait moment dans le jour que je ne trouvasse de nouveaux motifs d'aimer et de m’unir davantage à celui qui était intimement présent à mon âme, et qui me donnait toutes ces vues et connaissances sans que je les procurasse, et [elles] m'étaient communiquées avec tant d'abondance que si on avait pu les écrire, j'en aurais fourni de quoi faire plusieurs livres. Et toutes ces choses ici ne me détournaient point de mon ordinaire présence de Dieu : au contraire, elles m'y liaient tous les jours de plus en plus, ce qui m'obligeait parfois de faire ces plaintes à mon Amour, qui ne se contentait pas d'avoir allumé un grand brasier au milieu de ma poitrine, qui me dévorait, mais encore il y ajoutait tous les jours du bois et de la matière pour me brûler davantage. » Voilà les propres termes desquels elle se servait quand elle parlait du temps que Dieu l'instruisait ainsi par le moyen des créatures, qui fut à peu près d'environ un an ou deux, après quoi Dieu la conduisit à d'autres choses.



Les Justes sont comme la lumière du jour qui va toujours croissant jusqu'à ce qu'elle soit parvenue en son plein midi ; de même cette sainte fille que nous pouvons hardiment appeler Juste, allait croissant et s'avançant de jour en autre en la voie de la perfection, par les douces et amoureuses conduites que son divin Amour lui fournissait ; lequel après lui avoir donné les actions de sa vie pour exemple, et qu'elle eût taché de les imiter de tout son pouvoir, et l'avoir enseignée par le moyen des créatures comme il a été dit, il la fit changer d'état, lui proposant les perfections de sa divinité, afin qu'elle les imitât dans la manière la plus sublime et relevée que la personne de sa sorte eût su faire. Et l'endroit où il les lui découvrit le plus clairement, ce fut au très saint Sacrement de l'autel, où, comme nous disions au dernier chapitre, son coeur se trouva si collé et attaché que jour et nuit il n'en bougeait, et avait une telle foi et croyance dans cet adorable Mystère qu'elle disait que, quand tous les anges, les hommes et démons lui eussent dit que Dieu n'y était pas, ils n'eussent pas ébranlé d'un seul point la certitude qu'elle avait du contraire ; car Dieu lui découvrit là si clairement toutes ses divines perfections qu'elle ne les croyait pas, mais les voyait et touchait au doigt, s'il faut ainsi dire.



Ce fut donc ici le miroir sans tache que Dieu lui présenta pour y considérer les grandeurs et les excellences de ses divins attributs, et en les considérant et admirant, former ses actions à ce modèle qui lui était montré : là, elle y découvrait une infinie bonté et charité envers les hommes, une patience et une douceur admirable à les supporter dans leurs défauts, faisant incessamment du bien à ceux qui continuellement l'offensent, une humilité admirable, une obéissance prodigieuse, une libéralité démesurée, et ainsi du reste de toutes ses autres perfections divines, qu'elle tâchait de représenter au vif dans sa personne et dans toutes ses actions, autant que la faiblesse de la nature prévenue de la grâce le peut permettre, en quoi elle était admirablement aidée par une grâce très spéciale que Dieu lui fit en ces mêmes temps, à savoir qu'en tout ce qu'elle faisait ou opérait, il lui semblait voir son divin Amour qui le faisait avec elle, de sorte que quelque action basse qu'elle eût su le faire, jamais la compagnie de son Dieu ne la quittait. Ce n'était pas qu'elle vît rien des yeux du corps ; cela se faisait par une impression forte et pénétrante que Dieu opérait dans son esprit, par laquelle lui était montré que véritablement Dieu concourait de telle manière en tout ce qu'elle faisait, qu'il lui semblait que lui et elle étaient comme deux personnes si étroitement jointes et unies ensemble que ce que l'une fait, l'autre le fait avec elle : quand l'une se repose, l'autre se repose, quand une agit, l'autre le fait aussi, et ainsi du reste. Cette sorte de présence de Dieu si intime lui dura longtemps, et parfois elle se faisait sentir avec tant de certitude que l'excès d'amour qui en provenait, la faisait languir et défaillir.



Il me souvient qu'une fois entre les autres étant encore dans notre maison, et étant occupée à boulanger, ce Dieu d'amour se manifesta si clairement à elle dans la manière susdite qu'elle pensa tomber en défaillance, tant elle se sentit vivement pénétrée d'amour ; et ne sachant plus quelle contenance tenir, elle fut contrainte de sortir les mains toutes pâteuses, et s'aller cacher en quelque coin, pour se plaindre et soupirer à son aise, qui était le remède ordinaire avec lequel elle modérait l'ardeur de ses flammes, après quoi elle revint achever son travail. Je dis ce seul exemple entre mille que je pourrais produire sur un pareil sujet, parce que la matière est si abondante que je ne fais qu'effleurer chaque chose pour passer à d'autres encore plus hautes et relevées qui suivent immédiatement celle-ci, à savoir que peu après perdant la vue d'elle-même et de toutes ses opérations, elle ne s'envisageait plus comme agissante en aucune chose, mais seulement pâtissant et souffrant l'opération que Dieu faisait en elle et par elle ; de sorte qu'il lui semblait bien avoir un corps, mais ce n'était que pour être mue et gouvernée par l'Esprit de Dieu.



Ce fut dans cet état qu'elle entra, lorsque Dieu lui eut fait ce commandement si absolu de lui céder la place, et même dès auparavant elle y avait de grandes dispositions, dont l'une des principales était qu'elle ne voyait plus rien en elle qui lui appartînt, ni de quoi elle pût faire présent à Notre Seigneur selon sa coutume ; car elle voyait que tout ce qui était en elle lui était déjà très parfaitement acquis.



Quand elle considérait son corps ou son esprit, elle ne disait plus mon corps, mes mains, mes bras, non plus que mon coeur, mon esprit, ni telles autres parties d'elle-même. Ce mot de « mon » était entièrement banni d'elle, et disait que tout était à Dieu, et que ses membres, son coeur et tout le reste étaient à Jésus-Christ.

Certes ce n'était pas sans raison qu'elle parlait de la sorte ; car à vrai dire, Dieu était en elle comme un roi dans son trône royal qui commande et défend ce qui lui plaît, et est obéi sans qu'aucun ose contredire. Et à propos de cette comparaison, il me souvient de lui avoir ouï dire que du commencement que Dieu se fût rendu si absolument maître d'elle-même, qu'elle s'en vit chassée aussi bien qu'autrefois elle avait chassé les autres choses.

Elle fut un assez long espace de temps qu'il lui était avis que son esprit se voyant ainsi chassé, et qu'il ne lui était plus permis de voir ni connaître ce que Dieu opérait dans l'intime de son âme, ni y mêler son opération comme de coutume, il lui semblait, dis-je, qu'il se tenait tout recueilli et ramassé à la porte de ce centre où Dieu avait libre entrée, et là, comme un laquais ou un valet, il attendait les ordres et les commandements de son maître afin de les exécuter au plus tôt ; et ne se trouvait pas seule dans cette posture : ainsi il lui semblait parfois que une infinité d'anges lui tenait compagnie, demeurant tout autour de ce trône et de cette demeure de Dieu, de peur que rien n'y entrât, ou même n'en approchât qui fût indigne de la majesté de celui qui y résidait. Et les effets de cette divine garde lui furent si visibles qu'elle n'en pouvait douter ; car ce fut en ce même temps que non seulement elle ne consentait pas à aucune imperfection, mais même n'en avait pas les premiers mouvements tant que cette grâce extraordinaire lui dura, lesquels jusqu'alors elle ne laissait pas de ressentir de fois à autre, quoique rarement.



Dieu qui s'était renfermé dans l'intime de son âme comme dans un cabinet secret et retiré, y opérait à sa mode la façon des choses merveilleuses, et achevait de donner les derniers linéaments à ce portrait si bien ébauché, de quoi il voulut donner quelque connaissance à cette fille d'amour par une faveur aussi digne de remarque que pleine d'instruction pour les âmes qui aspirent à une haute sainteté.



Un matin, lorsqu'elle était dans cette voie, il lui sembla à son réveil voir la personne sacrée du Fils de Dieu, non pas corporellement, mais intellectuellement à sa façon ordinaire, qui, se tenant debout devant elle, semblait vouloir comme avec un pinceau peindre quelque chose au profond de son âme. Elle, voyant cela et ne sachant ce qu'il signifiait, fut comme surprise d'étonnement ; mais au même temps il lui fut mis dans la mémoire ce que plusieurs fois son père directeur lui avait dit, à savoir que l'âme se doit tenir devant Dieu comme une toile ferme et immobile, afin de recevoir les traits de son divin pinceau ; et dans ce moment elle se trouva être dans cette situation, lui étant avis que son âme était droite, ferme et attachée sans se remuer de part ni d'autre, ni se mouvoir en aucune façon, envisageant fixement la présence de Notre Seigneur, qui par l'espace de trois jours se fit continuellement voir de la sorte, et son âme demeura toujours dans la même posture ; après quoi elle retourna à son premier état, mais avec cette assurance certaine que Dieu avait opéré de grandes choses en elle, sans pourtant savoir rien de distinct.



Lorsqu'elle ressentait un amour si suave et une paix si profonde qu'elle ne savait où elle en était, c'était dans ces temps qu'elle se plaignait si amoureusement à Dieu, lui disant qu'elle l'avait toujours supplié de la faire vivre et mourir dans la peine et souffrance, et que toutefois il la voulait faire mourir par l'excès de la paix qu'elle ressentait dans son âme. Tandis que ce divin peintre opérait de la sorte en son âme, tout ce qu'il faisait était si secret et caché à son esprit qu'il n'en apercevait rien du tout, et n'osait pas même s'en enquérir, se contentant de laisser faire ce qu'il lui plairait sans s'en mettre en peine. Et se servait à ce propos d'une bonne comparaison pour exprimer naïvement ceci, disant : « Mon esprit est semblable à un serviteur, qui, sachant que son maître est retiré dans son cabinet pour y traiter d"affaires sérieuses et d'importance, n'ose entrer dedans pour s'informer de ce qu'il fait, ni remuer ou faire du bruit, crainte de l'interrompre, afin de demeurer en paix et en silence, attendant que son maître l'appelle : voilà comme j'ai été quelque temps, mais il ne fut pas long ; car après que mon divin Amour eut accompli son oeuvre, il me la découvrit peu à peu, me faisant parfois voir si clairement la perfection de sa divinité peinte dans mon âme qu'il me semblait qu'elle fût comme un miroir qui me les représentait ; et de là en avant, je ne les pouvais voir ni trouver si bien en aucune chose comme dans le centre de mon âme, qui me paraissait être comme sa vraie image, autant qu'une chétive créature comme moi le peut être. »



D'abord que Dieu lui eût fait cette grâce que de lui découvrir ainsi sa divine présence en la manière susdite, ce ne fut que de fois à autre, et par intervalle ; et ceci l'affaiblit de telle sorte et minait si fort sa santé que jamais cela ne lui arrivait qu'elle ne fût malade. Je l'ai vue souvent me dire qu'elle se portait bien, et à peu de temps de là me dire qu'elle n'en pouvait plus, étant contrainte de s'appuyer la tête contre la grille ou autre part ; et lui demandant la cause d'un si subit changement, elle me répondait d’ordinaire que c'était une si grande présence de Dieu qui se faisait voir si clairement au fond de son âme qu'elle n'était pas capable de soutenir une si forte lumière ; et son corps ressentait de grands maux et des brisements universels par tous les membres.



Néanmoins, comme elle allait tous les jours se perfectionnant davantage, et que l'esprit devenait plus fort par tant de faveurs, son corps aussi en recevait moins d'incommodité ; de sorte qu'elle ne tarda guère que cette présence de Dieu si sublime et relevée ne fût habituelle, de manière qu'elle ne se détournait presque jamais. En quelque lieu qu'elle fût, aussi bien en plein marché, au milieu des rues, travaillant ou conversant avec les personnes qui étaient nécessaires, ou en quelque part qu'elle allât, jamais elle ne départait de ce divin Objet ; ou si parfois elle s'en détournait tant soit peu, au même instant elle était rappelée à son premier état. Sur quoi je veux rapporter une réponse qu'elle fit un jour à un de ses directeurs, qui s'étonnant comme cela se pouvait faire, qu'elle contemplât toujours ainsi la présence de son Dieu parmi tant de diverses occupations, il lui demanda comment cela se pouvait faire pour satisfaire à cela. Il lui fut mis au même instant dans l'esprit cette similitude, et ces paroles : «Mon père, lui dit-elle, si présent que je suis à parler avec vous, il venait quelqu'un pour me dire quelque chose, je ne vous tournerai pas le dos, et ne vous quitterais pas là pour aller à cette personne ; tout ce que je ferais, ce serait de tourner un peu la tête pour l'entendre, et au même temps je la détournerais pour continuer le discours que vous ou moi aurions commencé, et ne serait point de besoin de réflexion ou de raisonnement pour me faire détourner : ce me serait assez de savoir que vous êtes là pour que je le fisse naturellement et sans y penser. Ainsi l'habitude que j'ai contractée à envisager continuellement mon Dieu, est si grande qu'elle m'est passée comme en nature, et j'y suis même sans y penser. » Voilà la réponse qu'elle fit à ce bon père, de quoi il demeurera très satisfait et édifié.



Or avant que Dieu lui eût fait cette grâce que de l'envisager toujours en cette manière, et lorsqu'il tenait son âme dans le vide, et qu'il ne se manifestait que de fois à autre, comme nous disions présentement, il lui fit une faveur fort signalée que j'ai omise à dessein de rapporter dans la première partie, la réservant exprès pour ce chapitre, d'autant qu'elle y est toute convenable, et comprend en peu de mots les grands avantages que toute âme peut recueillir marchant par cet exercice de la présence de Dieu. Il lui arriva donc qu'en l'an 1651, entre les fêtes de Pentecôte et du Sacre, son coeur se trouvant dans un grand vide et dénuement de toutes choses, elle entra en quelque appréhension de son état, doutant si en faisant effort pour agir de ses puissances, elle ne ferait point mieux. C'était le diable qui tâchait de lui suggérer ces pensées, afin de troubler au moins ce grand calme et cette tranquillité dont son âme jouissait, puisqu'il ne lui pouvait pas faire autre chose ; mais que par après elle reconnut au moyen de ce songe que nous avons rapporté au XVIe chapitre de la première partie. Le jour et toute l'octave du Saint Sacrement, dans laquelle Dieu avait coutume de lui communiquer toujours quelque faveur extraordinaire, s'écoulèrent en la manière susdite ; et ce qui l'étonna davantage, ce fut qu'en ce même temps elle fut abordée d'une personne religieuse, avec qui elle n'avait jamais eu d'entretien que celui-ci, qui fut tout fondé sur les abus où les âmes peuvent tomber, par des façons nouvelles et particulières de se conduire vers Dieu, dont quelques personnes traitent maintenant, et que cela ne sert que pour tromper les âmes : qu'il faut agir et opérer, et non point demeurer oisif et inutile. Elle écouta paisiblement tout ce que cette personne lui dit, sans faire paraître son sentiment de part ni d'autre, et s'étant retirée, tout ce qu'elle avait ouï joint aux pensées précédentes, se présentèrent fortement à son esprit et semblait la vouloir jeter en quelque défiance de son état, et surtout elle avait craint de ne pas aimer, de ne pas suivre et de ne pas servir son Dieu dans la façon et manière qu'il désirait d'elle.



Le reste du jour et la nuit se passa dans ces agitations ; mais Dieu qui ne les avait permises que pour donner plus d'éclat à la grâce qu'il voulait lui conférer, la tira bientôt de doute. Car le lendemain qui était le jeudi de l'octave du Sacre, entendant la messe dans l'église des pères Carmes déchaussés de cette ville, et s'étant approchée de la sainte Table pour communier, Notre Seigneur lui dit intérieurement ces quatre paroles : « Ma fille, tant que tu me regarderas, tu m'aimeras ; tant que tu me regarderas, tu me serviras ; tant que tu me regarderas, tu me suivras ; et quand tu ne me regarderas point, tu ne me suivras point ». Et dans ce moment une lumière divine lui pénétra l'âme, par laquelle elle reconnut que véritablement c'était dans ce seul regard et envisagement de son Dieu que consistait toute sa perfection et sainteté. Ce qui lui fit avec grand amour et sentiment proférer ces paroles : « Oui sans doute, ô mon Seigneur, il est vrai que quiconque vous regardera ne pourra jamais s'empêcher de vous aimer, de vous servir et de vous suivre ; car il serait plus facile d'empêcher le feu de brûler, qu'une âme qui vous a présent de ne vous pas aimer ni commettre la moindre chose qui vous déplaise. » Cette lumière, ayant ainsi éclairé son esprit, chassa et dissipa toutes les craintes et appréhensions et lui donna tant de connaissance des avantages et grands biens qui sont enfermés dans ce divin exercice de la présence de Dieu, que c'était une chose merveilleuse de l'entendre ou discourir, et fut plus d'un mois après qu'elle ne pouvait parler d'autre chose, mais avec des termes qui surpassent beaucoup tout ce que j'en pourrais décrire.



Ce fut depuis avoir entendu ces paroles de la bouche de Notre Seigneur, si pleines d'instructions et rapportantes aux pensées qui agitaient son esprit, qu'elle commença de jouir si assidûment la présence de Dieu, d'une façon si sublime et relevée que, comme elle confessait elle-même, elle était quasi approchant de celle des Bienheureux, tant pour sa continuité que pour la paix et les délices ineffables dont son âme était remplie. Elle se voyait tous les jours de plus en plus perdue et abîmée dans Dieu, comme nous disions ci-dessus ; et non seulement elle s'y voyait perdue, mais encore toutes les choses créées, - qu'elle ne pouvait plus voir comme auparavant elle faisait, - dans cette essence infinie qui leur a donné l'être : ainsi elle ne voyait plus que Dieu seul sans autre chose. Ce furent ici les fruits qu'elle retira des paroles que Notre Seigneur lui eût dit ; car encore bien que, comme nous avons fait voir dans tout ce discours, elle eût toujours joui de la présence de Dieu depuis qu'une fois il eut fait sa demeure dans son coeur, c'était néanmoins avec grande différence, comme il s'est pu remarquer. Et est à noter que lorsqu'après que Notre Seigneur lui eût enseigné, par les paroles que nous avons alléguées, que dans cette seule et unique vue de sa divine présence était enclose et renfermée toute sa perfection, il ajouta cette parole : quand elle ne le regarderait pas, elle ne le suivrait pas. Par où elle apprit que de vrai, dans ce peu de temps qu'elle s'était amusée à réfléchir et considérer si elle était dans l'état qui agréait à Dieu, elle avait manqué de le suivre et aimer de toute la force et l'étendue de son âme, puisqu'elle en avait employé une partie dans cet envisagement, et que tant qu'elle se considérait elle-même, elle avait perdu de vue son Bien-Aimé.



Aussi avait-elle coutume de dire depuis que si une âme pouvait une fois s'habituer à rejeter toutes les vues qu'elle peut avoir de soi et des autres choses, pour ne voir que Dieu seul, qu'en très peu de temps elle arriverait à une haute perfection, d'autant, disait-elle, qu'il n'y a rien qui nous encourage et fortifie tant que cette divine présence ; c'est elle qui nous rend fidèles, qui nous fait marcher par la voie des solides vertus et des divins conseils, c'est elle qui nous enflamme et brûle d'amour, et qui fait fondre et liquéfier nos coeurs aux rayons de ce soleil d'amour et de bonté ; c'est elle enfin qui nous cause tant de biens, qui nous délivre de tout mal, et qui fait que dès cette misérable vie nous commençons d'expérimenter la félicité et le bonheur de l'autre.



Livre II, Chapitre 18. En quelle disposition d'esprit elle agissait en toutes ses actions, et de ses pratiques journalières.



Quoique tout ce qui a été dit par ci-devant soit suffisant pour faire juger en quelle disposition d'esprit elle faisait toutes ses actions, je ferai néanmoins en ce chapitre comme un recueil des principales, et du cours de la journée, depuis le matin jusqu'au soir ; le tout selon que je l'ai appris de sa propre bouche en divers entretiens que je lui ai faits à ce dessein, nommément un, dont voici les véritables termes.



L'ayant donc un jour priée de me dire les moyens et pratiques dont elle s'était servie pour arriver au point où elle était, les motifs qui la mouvaient en toutes ses actions, l'objet principal qui l'occupait durant le cours de la journée, la situation de son esprit parmi ses occupations, les mouvements que Dieu lui communiquait pour s'en acquitter, les dispositions avec laquelle elle recevait les sacrements, et ainsi du reste de ses actions, depuis que Dieu l'avait appelée à son service, jusques au temps qu'il prit cette si entière possession d'elle-même, comme il s'est vu en la première partie, chapitre quinze.

A toutes ces demandes, elle me fit la même réponse que j'attendais d'elle, à savoir que pour dire ce qui en était, il fallait s'en enquérir de l'amour ; car, par la grande miséricorde de Dieu, elle n'avait jamais su autre métier que celui d'aimer ; que toutes ses pratiques, tous ses motifs, toute ses fins et prétentions consistaient toutes à aimer et brûler tous les jours de plus en plus, et qu'en aimant, elle avait appris et s'était acquittée de tous ses devoirs, car il semblait, disait-elle, « que j'étais l'enfant de l'Amour, et que lui était mon père et mon guide, qui me conduisait, comme par la main, à tout ce qu'il fallait faire ; et moi je n'avais d'autre besoin que de l'envisager et de faire ce qu'il me commandait, sans jamais m'en départir. Il m'apprit à le regarder si continuellement que depuis le matin jusques au soir, je n'avais d'autre objet en ma pensée ; et si parfois j'en étais tant soit peu divertie, tout incontinent je me remettais en sa divine présence, et là je travaillais pour plaire à lui seul : je m'entretenais avec lui durant mon travail, je l'aimais et me réjouissais en lui, je traitais avec lui comme avec mon ami intime. Et s'il se présentait des occupations qui requissent toute l'attention de mon esprit, j'avais toujours pourtant mon coeur tourné vers lui, et sitôt qu'elles étaient finies, je courrais derechef à lui, tout ainsi que fait une personne qui, aimant passionnément une autre, quelques affaires qu'il ait, ne la quitte qu'à demi ; j'en étais tout de même avec mon Dieu, duquel il m'était comme impossible de me séparer, et je ne pouvais vivre qu'en sa présence ; car je savais bien, et lui-même me l'apprenait, que tant que je le regarderais, je ne pourrais l'offenser ni m'empêcher de l'aimer.

« Et plus je l'envisageais, plus je connaissais ses divines perfections et mon néant et ma misère, de sorte que je m'oubliais et me délaissais moi-même, comme une chose indigne de m'occuper, pour m'élever au-dessus de moi et de toutes les choses créées, afin de m’unir et m'attacher incessamment à lui. Tout mon but était de lui plaire en ce que je faisais, et prendre garde de ne l'offenser : je ne pensais rien autre chose en toutes mes actions ; ce que je ne faisais pas pour l'utilité qui m'en pouvait arriver, ni pour éviter le mal qui s'en fût ensuivi si j'avais fait le contraire ; non, toutes ces vues et tous mes intérêts étaient si fort éloignés de mon esprit que je n'y pensais aucunement. Le seul Amour emportait tout pour lui : pourvu qu'il fût content, j'étais satisfaite ; hors de là, tout m'était insensible.



« Quant à mes pratiques journalières, elles étaient les mêmes que je viens de dire. Dès mon premier réveil, je me jetais entre les bras de mon divin Amour, comme un enfant fait entre ceux de son père : je me levais pour le servir et travailler pour lui plaire. Si j'avais du temps de le prier, je me tenais à genoux en sa divine présence, et lui parlais comme si je l'eusse vu de mes propres yeux ; là je m'offrais toute à lui, je le priais qu'en moi fussent accomplies toutes ses saintes volontés, et qu'il ne permît pas que je l'offensasse en la moindre chose. De plus, je lui offrais toutes les messes qui devant ce jour se diraient par tout le christianisme, et le priais d'en appliquer les mérites pour le soulagement des âmes de purgatoire. Enfin je m'occupais en lui et en ses divines louanges autant de fois que mes occupations me le permettaient ; mais le plus souvent je n'avais pas le loisir de dire un Pater ou un Ave de toute la journée, mais je ne me mettais aucunement en peine : il m'était aussi à coeur de travailler pour lui que d'être à le prier, parce qu'il m'avait appris que tout ce qui est fait pour son amour est une vraie oraison.



« Je m'habillais en sa compagnie, et il me montrait que son amour me fournissait de quoi me vêtir. Quand j'allais à mon travail, hélas, il ne me laissait pas, ni moi je ne le quittais point : il travaillait avec moi, et moi avec lui, et me trouvais aussi unie et attachée à lui que lorsque j'étais à la prière. Ô que mes fatigues et toutes mes peines étaient douces et faciles à supporter en une si bonne compagnie ! Aussi j'en tirais tant de force et de courage que rien ne m'était difficile, et j'eusse voulu moi seule faire toute la besogne de la maison. Je n'avais que le corps au travail, le coeur et tout moi-même brûlait d'amour dans la douce familiarité que j'avais avec lui.



« Si je prenais ma réfection, c'était en sa divine présence, aussi bien que tout le reste ; et il me semblait que chaque morceau était trempé en son précieux sang, et que lui-même me les donnait afin de me nourrir, pour me brûler encore davantage de son amour. Je laisse à penser quels effets cela opérait dans ma pauvre âme : ô sans doute, ils sont inconcevables, et il n'y a que lui seul qui les puisse dire ; car pour moi, quand j'y emploierais toute ma vie, je n'en viendrais pas à bout.



« Si dans le cours de la journée, parmi les tracas et les continuelles occupations, le corps ressentait de la peine et eût voulu se plaindre, murmurer, prendre ses aises ou son repos, se laisser emporter à la colère ou à quelque autre mouvement de passion déréglée, tout à l'heure l'amour m'éclairait et me montrait que je devais faire mourir ces rébellions de la nature, et ne les fomenter588 ni de paroles ni d'action : il se mettait comme un portier en ma bouche et une garde à mon coeur, afin qu'aucun ne contribuât à nourrir ces mouvements déréglés ; et ainsi ils étaient contraints de mourir dès leur naissance.



« Que si parfois je n'étais pas assez sur mes gardes, et que je m'étais laissée emporter par surprise à quelque défaut, hélas, je n'en pouvais durer jusqu'à tant que je n'eusse obtenu mon pardon, et que la paix ne fût faite entre lui et moi : je pleurais à ses sacrés pieds, je lui disais ma faute comme s'il ne l'eût pas vue; je lui confessais ma faiblesse, et ne pouvais bouger de là jusqu'à tant qu'il ne m'eût pardonnée et que l'amitié ne fût devenue plus forte que jamais, ce qui arrivait par sa grande bonté et miséricorde, toutes les fois que je tombais en faute, qui ne servait qu'à me brûler encore plus de son divin Amour.



« Quand les hommes me persécutaient par leurs médisances et mauvais traitements, et les diables par leurs tentations et vains artifices, toute à la même heure je me tournais vers l'Amour, qui me tendait ses sacrés bras, et me montrait son coeur et ses plaies ouvertes pour me loger dedans et m'y tenir en assurance ; aussi je m'y fourrais comme dans ma vraie forteresse, et là j'étais plus forte que tout l'enfer ensemble ; et quand toutes les créatures se fussent élevées contre moi, je n'en aurais eu non plus de crainte que d'une mouche, parce que j'étais en la protection et sauvegarde de l'Amour.



« Si parfois lui-même me délaissait et faisait semblant de se retirer, je lui disais : « Ô n'importe, mon Amour, vous avez beau vous cacher, je ne vous servirai pas moins, car je sais que vous êtes mon Dieu. » Et alors je tâchais de me tenir plus sur mes gardes que jamais, et d'être plus fidèle, de crainte de déplaire à l'Amour car c'était là mon unique appréhension. En ces temps-là, je reconnaissais davantage ma misère et ma pauvreté, et me confiais de plus en plus à Notre Seigneur, étant contente d'être en cet état tout le reste de ma vie, si ainsi lui plaisait ; mais hélas, il ne m'y laissait guère, et si j'osais avancer cette parole, je dirais qu'il ne se pouvait empêcher de me caresser, non plus que je ne pouvais vivre sans lui ; car pour un moment d'absence, il me comblait à son retour de tant de grâces et de faveurs si tendres et divines que je ne les pouvais supporter ; et j'étais souvent contrainte de crier que je n'en pouvais plus et qu'il se modérât, ou que je mourrais sous le faix de ses grâces ; et pour m'aider à les soutenir, il me fallait souvent tout quitter pour me cacher en quelque lieu retiré, afin de décharger mon coeur par mes larmes et par les louanges que je devais à Sa divine Majesté : autrement il eût fallu mourir d'amour et d'excès de douceur. J'avais beau lui crier que ce n'était pas ses caresses et ses grâces que je demandais, mais lui seul sans autre chose, il fallait les souffrir et les supporter, puisque telle était sa sainte volonté.



« Pour ce qui est de la messe, quand je pouvais y assister, c'était tout mon contentement ; mais comme la plupart du temps j'étais dans les champs, je n'y allais pas souvent et demeurais aussi contente quand je n'y pouvais aller, que lorsqu'on m'y envoyait : l'Amour m'avait appris d'y assister d'esprit quand je n'y pouvais être de corps ; et ainsi il me semblait que tous les matins mon esprit était présent et participait à tous les saints sacrifices qui se disaient ce jour-là ; et quand j'y étais actuellement, je n'avais point d'autre pratique pour l'entendre, que d'aimer celui que je voyais aussi clairement des yeux de la foi que si je l'eusse découvert de ceux du corps ; là il communiquait à mon esprit mille lumières et mille connaissances pour enflammer encore plus l'ardeur que j'avais pour lui, et me faisait exercer toutes les inventions les plus tendres et délicates de l'amour, afin de lui témoigner celui que je lui portais ; il m'unissait et me joignait si étroitement à lui qu'il me semblait être une même chose avec lui ; il tenait mon esprit si occupé en ses divines perfections que quand tout eût été renversé de fond en comble, je ne sais si j'en aurais été détournée ni distraite un moment.



« Il m'enseignait à lui offrir ce saint sacrifice pour diverses fins ; mais spécialement à ce qu'il fût utile à tous ceux qui lors y assistaient, pour lesquelles je priais de grande affection que tous le connussent et l'aimassent ; je priais aussi fort pour les pauvres âmes du purgatoire, pour celles qui sont dans l'état misérable du péché mortel, et pour celles qui étaient sur le point de sortir de ce monde et d'être jugées, pour toutes lesquelles j'avais grande compassion, et voilà en quoi je m'occupais durant la sainte messe. Que s'il était permis de communier, ô Dieu, c'était des désirs, des affections et des ardeurs inconcevables : je n'étais plus moi-même, il semblait que je n'étais que feu et amour ; il me serait impossible de dire maintenant ce qui se passait entre Dieu et moi. Jamais amoureux passionnés n'ont expérimenté de tels effets que ce qui s'opérait lors dans mon âme ; suffit de dire que tout ce qui s'en pourrait penser et dire, n'arrivera jamais à la moindre partie de ce qui en est ; c'était des excès qui surpassent tout entendement créé, l'Amour seul les comprend. Tout le jour que j'avais communié, il me semblait être dans un vrai paradis, ou plutôt que tout le paradis était descendu dans mon âme ; et plus Dieu se donnait à moi, et plus je me livrais à lui, de sorte que c'était comme un flux et reflux continuel de lui à moi et de moi en lui.



« Quant à la confession, hélas, quand je m'y présentais, je fondais toute en larmes d'amour et de contrition avec des ressentiments si tendres et des regrets si sensibles d'avoir offensé mon Dieu, que je ne savais que devenir ; et quoique, par sa grande miséricorde, le plus souvent j'avais peine à trouver de quoi accuser, n'importe, c'était assez de savoir que j'aurais pu l'offenser s'il ne m'avait empêché de le faire ; pour me faire fendre le coeur de regret et de douleur, les fautes qui eussent semblé les plus petites, je les voyais toujours très grandes, étant faites contre une majesté infinie dont la bonté était extrême en mon endroit.



« Quand j'étais au pied du confesseur, il me semblait être à ceux de Dieu mon Père, et là comme un pauvre enfant qui a failli, je m'accusais devant mon Père, et lui criais pardon et miséricorde ; mais avec un coeur si tendre et filial que jamais enfant aimant uniquement son père n'en a eu de plus grand, et ainsi je sortais du confessionnal moralement certaine de mon pardon, ce qui ne servait qu'à me brûler davantage de son amour ; si je remarquais quelque défaut ou mauvaise habitude, ô Dieu, il fallait la rompre tout à l'heure, et prenais à tâche de m'en changer, en sorte qu'à ma première confession, je n'eusse plus de quoi m'accuser en ces matières-là, ce qui arrivait toujours par la grande bonté et miséricorde de l'Amour qui m'assistait et me faisait la grâce de ne tomber jamais en ce que j'avais résolu de me changer.



« La fête et dimanche, après que j'avais ouï une messe, je retournais à mon ménage, et n'en bougeais tout du long du jour, demeurant à la maison afin d'envoyer les autres serviteurs à Vêpres et aux prédications.



« Quand j'assistais au sermon, j'écoutais le prédicateur avec pareil respect et attention que j'eusse fait Dieu même si je l'eusse entendu parler, et demandais à Dieu de tout mon coeur que tous ceux qui y étaient présents, eussent tiré fruit de sa sainte parole, et qu'aucun ne l'a reçût en vain ; je me sentais aussi fortement pressée de prier pour les prédicateurs, à ce que Dieu leur fît la grâce de toucher les coeurs et les attirer tous à son divin amour et service.



« Si dans ces jours l'on eût voulu me faire prendre quelque vain divertissement, je m'en excusais, aimant bien mieux, fuyant tous les autres, jouir de ceux que l'Amour me donnait, qui étaient si grands que souvent je ne pouvais durer ; en sorte qu'il me fallait parfois courir de chambre en chambre et de lieu en autre, et fait mille autres actions pour modérer un peu les caresses que l'Amour me faisait, qui étaient d'autant plus fortes et délicieuses que plus j'étais seule et séquestrée589 de toute conversation ; et quand on s'étonnait de me voir toujours seule à la maison, je disais en moi-même : « Ô si vous saviez la bonne compagnie que j'ai ! Sans doute vous ne me croiriez pas seule. Je ne le suis jamais moins que lorsque je le parais davantage. »



« Ainsi se passaient mes jours, tant ceux des fêtes, où souvent je n'avais pas moins de travail qu'aux autres ; mais rien ne m'importait, tout était indifférent, aussi bien la besogne que le repos, les choses faciles que les pénibles, tout était une même chose, parce que je n'envisageais point ce que je faisais ; et son amour m'occupait si fort qu'il ne me donnait aucun loisir de me considérer, ni rien de ce qui était hors de lui. Que si j'avais failli ou fait quelque chose mal à propos, dès ce moment-là il m'en donnait une si grande douleur et contrition que tout à l'heure il m'en faisait espérer le pardon ; et ainsi je n'y pensais plus si ce n'était pour m'en confesser, si la chose était matière de confession, continuant toujours mon chemin, sans me détourner de côté ni d'autre, ni penser au passé ni à l'avenir, mais seulement à aimer du toute l'étendue de mes forces.



« Quand le soir était venu, qu'un chacun prenait son repos, hélas, le mien n'était point ailleurs qu'entre les bras de l'Amour divin : je m'endormais sur sa sacrée poitrine, comme un enfant fait sur le sein de sa mère ; je m'endormais, dis-je, mais c'était en l'aimant et le louant jusqu'à ce que le sommeil me vînt saisir, et le plus souvent cette force d'amour me réveillait si fort tous les sens que je passais la plupart des nuits sans dormir, et les employais toutes à aimer une bonté si aimable, qui ne me délaissait ni ne m'abandonnait jamais, et qui veillait et était toujours attentive à moi, sa chétive créature. Quand, la nuit, les diables me venaient attaquer pour me surprendre, ce qui arrivait assez souvent durant quelque temps, l'amour me défendait et combattait pour moi, et me faisait cette grâce qu'encore que je fusse endormie (car ils ne s'attaquaient guère à moi, étant éveillée), je leur résistais aussi courageusement que si je l'eusse point été dans le sommeil. »

« Voilà quelle a été la vie d'une pauvre paysanne et d'une chétive chambrière, depuis que l'Amour divin s'est bien voulu charger du soin de sa conduite. Voilà comme il m'a tirée de la misère de mes péchés et ignorances, pour me faire être ce que, par sa grande miséricorde, je suis. Voilà la vie que j'ai menée par l'espace de vingt ans, sans jamais sentir la moindre diminution de l'amour qu'il versa dans mon coeur dès le moment de mon entière conversion ; au contraire tous les jours il s'augmentait de plus en plus, quoiqu'il me semblait que chaque jour je n'en pouvais supporter davantage que ce que je ressentais actuellement. C'est dans son amour infini que je me trouve rassasiée et satisfaite ; et jusqu'à tant que j'en sois venue là, mon âme avait toujours faim, quoiqu'il me semblât n'en pouvoir avoir davantage que ce que j'avais à chaque moment ; or je n'en suis venue là que lorsque, par sa grande bonté, il lui plut m'introduire en sa maison » (elle entendait parler de cette grâce qui est rapportée au chapitre 15 de la première partie).



« Je l'avais, disait-elle, logé l'espace de vingt ans dans la mienne, menant la vie que je viens de dire ; mais après ce temps-là, il m'a fait entrer en la sienne, qui n'est autre que lui-même. Ce qui se passe depuis en moi, est si relevé au-dessus de ce qui était auparavant, qu'il est impossible de le donner à comprendre : la créature semble y être entièrement perdue, l'esprit est si élevé au-dessus de la terre qu’il ne lui semble pas y être, la paix est si profonde et la joie si accomplie qu'il est avis à l'âme qu'elle est déjà entrée dans la paix et dans la joie de Dieu et comme transformée en Dieu.



« Auparavant cette si grande grâce, disait-elle encore, quoique, par la grande miséricorde de Dieu, je ne le perdisse jamais de vue et que mon coeur fût toujours uni à lui par amour, c'était toujours comme deux choses à la vérité bien jointes ensemble, mais qui néanmoins se pouvaient encore séparer. Mais maintenant Dieu a caché la créature, et lui seul paraît : là, il m'a enrichie de ses divines perfections, et m’a fait entrer en ses biens ; il est ma vie et mon tout. Aussi, ne vous étonnez pas de me voir être ce que je suis, et si je ne fais plus que languir et mourir de son amour : il faudrait être pire que les démons pour faire le contraire après tant de grâces et miséricordes que j'ai reçues de Sa divine Majesté, et si j'y manquais, l'enfer ne serait point assez cruel pour me punir ; mais non, il ne permettra pas que jamais ce malheur m'arrive. » 

Voilà les termes et les paroles avec quoi cette grande servante de Dieu satisfit aux demandes que je lui avais faites, par où il est aisé de juger de la hauteur et excellence de la perfection où l'Amour divin l'avait conduite ; puisque depuis le premier moment qu'il l’eut choisie pour en faire son ouvrage et sa bien-aimée, il ne la délaissa ni abandonna jamais, mais la conduisit lui-même, la faisant agir en la plus noble et excellente manière dont la créature est capable, qui était, comme il s'est vu, par le motif du pur Amour, qui dans son unité renferme et contient toutes les perfections des autres vertus et pratiques, qui n'ont de mérites que ce qu'elles en empruntent de ce divin Amour.





.Note sur le présent ouvrage



Jeanne de la Nativité590 est la rédactrice de la seule source existante : « Le Triomphe de l'Amour divin dans la vie d'une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas […] par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vennes. » Nous avons disposé de la deuxième édition à Vannes publiée « chez Jean Galle près le séminaire » en 1676. Ce vaste ensemble couvre huit cents pages. Il est composé d’une « Vie » suivie de « Vertus » selon le plan habituel à l’époque des biographies religieuses à fin de canonisation éventuelle. Ses « dits » nous sont parvenus avec une exactitude rare pour l'époque car sœur Jeanne les a soigneusement délimités par des guillemets.



L’ouvrage fut redécouvert par Pierre Poiret (1646-1719), pasteur piétiste d’origine française qui vécut près d’Amsterdam et fut un grand éditeur de témoignages mystiques591. L’influence d’Armelle s’exerça par cet intermédiaire en Hollande et en Allemagne sur des piétistes et des réformateurs protestants : un disciple de Poiret résume les dits en vers (!) et publie la traduction allemande de J. Chr. Jacobi. Les éditions de Poiret et de ses amis étant distribuées au-delà de la Manche par l’intermédiaire du Dr James Keyth de Londres, la simple fille fit partie de la bibliothèque des disciples écossais de Mme Guyon, Lords Deskford et Forbes. Elle fut lue en Amérique car John Wesley, fondateur du Méthodisme, inséra en 1778 des extraits de The life of Armelle Nicolas dans sa revue l’Arminian magazine.



Les spirituels du siècle des Lumières la mettaient sur le même plan que l’ermite Grégoire Lopez (1542-1596)592 ou que le frère carme convers Laurent de la Résurrection (1614-1691), ce dernier aujourd’hui très largement reconnu pour sa concision, sa simplicité et sa netteté.



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.ARMELLE NICOLAS Témoin du Pur Amour

.Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu



Texte présenté par Dominique et Murielle Tronc



A François-Xavier Sanson



.LA BONNE ARMELLE, SERVANTE BRETONNE (1606-1671)



La vie et la très profonde expérience mystique d’Armelle Nicolas nous ont été transmises par son amie religieuse, l’ursuline Jeanne de la Nativité, rédactrice du texte édité sous le titre : Le Triomphe de l'Amour divin dans la vie d'une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas... par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vennes593.

Comme autant de diamants enchâssés dans le récit, les « dits » sont rapportés très probablement avec exactitude, puisqu’ils sont soigneusement mis entre guillemets dans l’édition. Alors qu’on a l’habitude de parler de la « bonne Armelle », on s’aperçoit rapidement que ces dits traduisent une liberté de ton et une fermeté souveraine qui ne s’accordent guère avec l’image d’une « pauvre servante » bretonne, naïve et illettrée, dont l’histoire est là pour nous enchanter. Ils sont remarquables par leur ampleur et leur optimisme, basé sur une confiance envers la grâce divine qui rejoint celui d’un Ruusbroec, dont elle n’a certainement jamais entendu parler. Mais c’est surtout à Catherine de Gênes qu’on peut la comparer : elles sont sœurs dans leur intensité, l’ardeur de leur amour pour Dieu, leur don absolu d’elles-mêmes. Armelle le reconnut d’ailleurs lors d’une lecture de la vie de Catherine : « Il me souvient qu'elle me raconta qu'un jour une personne de ses familiers lui lut dans la vie de sainte Catherine de Gênes594, les chapitres qui traitent de son grand amour ; et qu'entendant cette lecture, il lui semblait que ce même amour avait parfaitement accompli en elle ce qu'autrefois il avait exercé dans le cœur de cette grande sainte ; d'où elle entra dans un si grand sentiment de reconnaissance et d'amour qu’elle fut contrainte de prier de cesser cette lecture… »595.

Trop intense, Armelle « manque de charme » pour l’abbé Bremond596, qui la compare « à une pierre de lave » : Armelle le dérange par « la crise obscure et laborieuse de sa vocation », la purification « d’une servante longtemps bornée ». Mais justement, l’intérêt du Triomphe ne réside pas dans la description d’une âme parfaite dès le début, mais, et c’est tant mieux, dans sa dynamique opiniâtre qui dépasse tous les obstacles pour courir à l’union avec l’Amour-Dieu.

La relation que l’on va lire transcende aussi de nombreux témoignages parallèles contemporains, parce qu’elle reflète la rencontre exceptionnelle entre quatre mystiques : Armelle, son amie rédactrice et ses deux principaux confesseurs. Par ailleurs, leur cadre de vie, certes rude, s’avéra plutôt favorable.

Un pays prospère et chrétien

La Bretagne connut en effet une période prospère avant que la politique d’une France tournée vers les aventures continentales et sa défense contre les puissances maritimes ne l’appauvrisse. En témoignent de nos jours les très nombreuses églises et calvaires construits avant le milieu du XVIIe siècle avec l’argent d’une bourgeoisie enrichie du commerce des draps et de la broderie.

Les missionnaires, qui arrivèrent du Royaume de France après l’Union entre la Bretagne et la France, - non sans quelque retard lié aux luttes civiles entre catholiques et protestants, - n’eurent donc pas à apporter la civilisation dans un pays qui n’était pas plus arriéré que l’ensemble des autres provinces françaises – il avait d’ailleurs été épargné des feux les plus violents provoqués par ces luttes.

On voit d’ailleurs que, bien avant de rencontrer des jésuites, Armelle vit dès son enfance un christianisme ardent comme tout son entourage. Dans son village, elle assiste aux messes, aux processions, aux sacrements. Chez les maîtres de la ville voisine où elle est bonne, elle bénéficie de lectures pieuses faites en commun597. Elle rentre en contact avec les ursulines de Ploërmel, la petite cité voisine du « pays » où s’est déroulée son enfance.

.Des directeurs mystiques

Les missionnaires étaient censés en premier lieu seconder les pouvoirs civils d’un Royaume centralisé, en unifiant et en confortant des pratiques religieuses déjà largement présentes. Mais particulièrement dans le pays vannetais où la ferveur était grande, certains d’entre eux furent des directeurs spirituels accomplis, qui comprirent, encouragèrent et dirigèrent les nombreux témoins d’une vie mystique née « aux champs ».598 La chance d’Armelle fut d’être reconnue par un père carme, un parent dominicain et l’amie ursuline qui deviendra l’intelligente rédactrice du Triomphe de l’Amour divin : elle fut donc en contact quasi permanent avec de remarquables spirituels qui la comprenaient même s’ils n’avaient pas la profondeur de son expérience. Ils ont respecté et accompagné la grâce qui agissait librement en elle.

Ses confesseurs furent en effet formés par le mystique Louis Lallemant (1588-1635). Ce jésuite, qui « ne cherchant que Dieu seul… exerçait sur lui-même une continuelle surveillance », fut maître des novices à Rouen puis à Bourges. Heureusement, sa santé ne lui permit pas de partager l’héroïsme de son temps599 : ce n’était pas sa voie. Il appelait l’oraison « sa félicité sur la terre » et « y passait même quelquefois la nuit plusieurs heures qu’il dérobait au sommeil ». Il insistait sur la pureté de cœur plutôt que sur les pratiques ascétiques : « La voie la plus courte et la plus sûre pour arriver à la per­fection, c'est de nous étudier à la pureté de cœur, plutôt qu'à l'exercice des vertus, parce que Dieu est prêt à nous faire toutes sortes de grâces, pourvu que nous n'y mettions point d'obstacle. » Tout doit être orienté vers Dieu seul : « Les personnes éclairées des vraies lumières ne portent leur affection qu'à Dieu, ne s'attachant pas même aux choses les plus saintes. » 600.

Du groupe des jésuites basés à Vannes601  se détache Jean Rigoleuc, qui connut Louis Lallemant. Il sera épaulé par Vincent Huby (qui suivit l’enseignement de Jean Rigoleuc). Leurs vies et leurs écrits nous sont parvenus grâce à Pierre Champion602, leur historien à tous. Cette lignée constitue la grande filiation mystique jésuite du XVIIe siècle.

Jean Rigoleuc (1596-1658), breton de naissance, d’éducation et de tempérament, fut formé par Lallemant à Rouen puis à Bourges, où « il fut mis dans cet état que les mystiques appellent passif ». Il passa une grande partie de sa vie à Vannes, d’où il rayonna en collaborant aux missions populaires bretonnes du bienheureux Julien Maunoir (1606-1683). Il intervint dans les couvents d’ursulines (dont celui où résida quelques années Armelle), puis à Quimper, où il forma des prêtres. Pierre Champion nous dit que « Dieu permit qu’il fut moins considéré que les autres »603. Il ne fut jamais supérieur et « peut-être sa rude franchise faisait-elle peur »604.

Vincent Huby (1608-1693) occupe une place privilégiée dans Le Triomphe de l’Amour divin. Il révisa très probablement l’écrit de la sœur Jeanne de la Nativité, auquel il contribue directement par son « Témoignage »605. Il n’est toutefois pas directement nommé par la rédactrice, sinon comme « le Père », probablement par discrétion, puisqu’il était en pleine activité à l’époque. Il eut Vannes pour point d’attache : de 1631 à 1635, de 1639 à 1641 comme professeur, de 1646 à 1649 comme père spirituel et prédicateur, de 1654 à 1693 comme missionnaire. Premier supérieur de la maison de retraite jusqu’à sa mort en 1693 (sauf en 1675-1676), il fut le directeur spirituel de prêtres, de notables … et de simple servantes, dont Armelle606. Il fut le premier à établir une maison de retraite ouverte aux laïcs (ce qui était promis à un grand avenir dans l’histoire de l’apostolat jésuite) ; il composa « des livres, cahiers et feuilles » à l’usage de ses retraitants, donnait des Exercices aux religieuses dans leurs couvents, prenait largement la plume607. « Tout ne respirait en lui que l’amour de Dieu », nous dit Champion608.

Quant à la rédactrice du Triomphe de l’Amour divin, sœur Jeanne [Le Corvaisier Pelaine] de la Nativité, elle fut deux fois supérieure des ursulines de Vannes (1666-1672, 1684-1690), et dirigea les retraites créées au couvent en 1672 par Catherine de Francheville609.

.Une humble servante

En fait on connaît peu de chose d’Armelle Nicolas (1606-1671), en dehors de ce qui est rapporté dans Le Triomphe de l’Amour divin et qui fournit la matière reprise par ses biographes610. Comme on va lire ce texte dans son intégralité, nous ne donnerons qu’une courte chronologie de sa vie.

Elle naît le 19 septembre 1606 en Bretagne, au village de Quelneuc, près de Campénéac, petit bourg distant de sept kilomètres de Ploërmel. Il est probable que sa vie spirituelle commence très tôt puisque, toute jeune, elle aime prier seule dans la lande où elle garde les troupeaux de son père ; son entourage apprécie sa bonté et sa douceur. Elle refuse qu’on la marie et préfère devenir servante : après quelques essais qui ne lui conviennent pas, elle est placée chez des bienfaiteurs des ursulines, la famille Charpentier du Tertre à Ploërmel. Une quarantaine de kilomètres à vol d’oiseau sépareront Ploërmel de Vannes, où elle vivra par la suite : voilà le petit « pays » où se dérouleront les soixante-cinq années de sa vie.

Armelle mène la dure vie des domestiques de bas rang à l’époque. Toutefois la fille de la maison a de l’amitié pour elle et lui lit l’Imitation : le récit de la Passion la jette dans un amour violent pour le Seigneur. Elle parcourt son chemin intérieur dans une grande solitude611. Comme elle cache ses états mystiques, qui la rendent languissante, sa maîtresse la prend pour une idiote et une paresseuse : elle l’accable de travail (chercher l’eau à la fontaine, ramasser le fumier…) et Armelle tombe malade pendant six mois ; puis Mme du Tertre comprend enfin la nature de sa servante et cesse de la tourmenter.

En 1636, Armelle accompagne la fille de sa maîtresse, qui se marie avec Gabriel du Bois de la Salle, et va habiter à Arradon, à sept kilomètres de Vannes. Elle sera attachée au couple trente-cinq ans, si l’on excepte une courte période de trois années au service des ursulines de Vannes.

Après des purifications très difficiles de deux ans sans personne à qui se confier, elle est délivrée : Amour divin, larmes, feu… Mais sa santé s’altère, car parallèlement à la mystique, elle travaille très dur pour sa patronne : « L’amour la transportait... Sitôt qu’elle avait la moindre santé, elle travaillait infatigablement... [et] retombait malade » ; « Elle passa de la sorte les trois ou quatre premières années après sa délivrance de l’état des tentations dont nous avons parlé, tant devant qu’après cette fièvre de huit mois » 612. Elle fait la connaissance d’un confesseur dont on ignore l’identité, mais qui lui fait connaître le Père Rigoleuc et le Père Huby, jésuites : ces profonds spirituels reconnaissent son état intérieur et la rassurent. Ils l’accompagneront désormais de leur appui.

Après cette période de presque dix années, elle approche maintenant des quarante ans. Son bon confesseur s’inquiète pour sa santé et l’envoie se reposer chez les ursulines (1642-1645), où elle rencontre la sœur Jeanne de la Nativité, qui comprend ses états, la soutient et écrira sa vie. Au poste de tourière, elle se « fortifie » ; puis les sœurs, qui l’aiment beaucoup et veulent la garder, la mettent au service des pensionnaires : elle déploie alors toute sa douceur et sa tendresse pour les petites filles. Après un songe et sous l’influence d’un proche parent dominicain, elle préfère sortir du couvent, où elle trouve sa situation trop confortable pour sa vie intérieure : elle retrouve son ancienne maîtresse, mais garde cependant contact avec la communauté. Ses maîtres lui font entièrement confiance pour tenir leur manoir et élever les enfants, dont elle est très aimée. Cependant la vie n’est pas facile, car ses maîtres se mettent facilement en colère, et les serviteurs méprisent cette bigote : elle supporte tout avec grande patience, prie pour eux et les soigne.

En 1649, Huby et Rigoleuc sont nommés à Quimper : ils la quittent en la confiant à la sœur Jeanne. Dans cette épreuve, il lui est donné d’entrer dans le Cœur du Seigneur. En 1649 aussi, le Seigneur lui dit : « Ma fille, cède-moi la place » (Tr. I. 15). En 1650 est attesté un vœu d’obéissance et chasteté.

Elle devient connue : tous viennent la voir pour lui demander conseils et prières. En janvier 1655, elle fait vœu de pauvreté, ce qui se réalise sous la forme d’un état de profonde pauvreté spirituelle. Après un état de plénitude d’un mois, puis une longue maladie de dix-huit mois, elle soigne attentivement sa maîtresse : celle-ci meurt en octobre 1656.

A soixante et un ans, une de ses jambes est brisée par un cheval, ce qui lui occasionne de grandes douleurs et l’immobilise quinze mois, passés au lit ou sur une chaise ; elle s’aidera dorénavant de béquilles. Elle recouvre miraculeusement la marche deux ans plus tard, pour mourir à la suite d’une fièvre, à l’âge de soixante-cinq ans, le 24 octobre 1671.

.La fournaise d’amour

La merveille du Triomphe de l’Amour est qu’il nous donne le récit d’une vie mystique achevée : sa progression depuis les débuts passionnés, la traversée des difficultés, l’abandon de plus en plus profond jusqu’à l’unité divine et la paix insondable. Cette biographie mêle intimement vie concrète et accomplissement spirituel, de sorte qu’Armelle devient très vivante et présente à nos yeux.

Ce qui frappe tout de suite chez elle, c’est la force de son appel vers Dieu et du don total d’elle-même qu’elle lui fait jusqu’à la fin de sa vie : elle ne déviera jamais. Tout est orienté vers et par l’Amour. Elle est de ces âmes que Mme Guyon compare aux « torrents qui sortent des hautes montagnes » : « …Elles n’ont pas un instant de repos qu’elles ne soient perdue en Lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait peur aux plus assurées. »613

Armelle n’est conduite que par la foi : « …Elle fuyait comme la mort toutes expériences et raisonnements humains, même toute vision ou révélation, […] et par la force de son esprit, elle passait par-dessus tout cela, se portant de toutes ses forces à ce qu'elle ne savait ni ne connaissait. ‘ Parce, disait-elle, que tout ce que nous concevons ou expérimentons, pour haut et relevé qu'il puisse être, n'est pas Dieu, et partant nous devons passer outre et ne nous y arrêter, de crainte de nous attacher à autre chose qu'à Dieu » (Tr. II. 1).

Sa confiance en Dieu est absolue ; elle le considère comme un Père qui prend soin d’elle, à qui elle demande avec simplicité tout ce dont elle a besoin. Il est son compagnon intime : « …Je m'entretenais confidemment avec lui, je lui racontais toutes mes peines, tous mes besoins et nécessités, je me consolais avec lui, je me réjouissais de ses divines perfections, je lui demandais ce qui m'était nécessaire et à mon prochain… » (Tr. I 7). Si on lui demandait conseil, le plus souvent  elle « ne pouvait dire autre chose que ces mots : « Confiance, confiance infinie en une bonté infinie, qui ne délaisse et n'abandonne jamais ceux qui espèrent en elle » (Tr. II 2).

Lors d’un récit fait devant elle de la Passion du Christ, elle est foudroyée par l’amour dont fait preuve Jésus : elle se jette toute entière vers l’Amour et lui donne sa vie. Les débuts sont chaotiques, car elle traverse seule des alternances bouleversantes entre des états merveilleux où « il lui semblait n’être, tant dedans que dehors, que feu et flamme » (Tr. I 4), et des tentations insupportables où elle se voit comme une criminelle et dont elle est délivrée brusquement. La purification la plus intense dure deux ans, deux ans de désert où elle perd jusqu’au souvenir des grâces qu’elle a eues et où se déploie la « rage du démon d’impureté » : elle tient le coup grâce à sa soumission totale à Dieu ; mais un jour où elle est si désespérée qu’elle demande de mourir plutôt que de rester dans cet état, elle est délivrée dans l’instant : « Les chaînes, qui jusqu’alors m’avaient tenue en si grande captivité, furent entièrement rompues et brisées pour jamais, me trouvant au-dedans de moi-même en une telle liberté que je ne me connaissais plus » (Tr. I 9). Elle était allée au plus profond de « l’amour désordonné de la créature », et la délivrance fut si complète qu’elle ne ressentit plus « jamais la moindre étincelle d’affection pour aucune créature qu’autant que Dieu le lui ordonnait » (Tr. I 9). Après ce tournant capital, « jamais son cœur ne fut assailli de la moindre tentation, difficulté ou répugnance qui l’eût tant soit peu détournée de l’ardeur et de la véhémence avec laquelle elle se portait continuellement vers son unique bien, qui était Dieu » (Tr. I 10). D’où ce beau passage : « …Elle n'eut plus d'yeux que pour contempler son Amour, plus d'oreilles que pour entendre sa voix, plus de langue que pour le bénir et raconter ses louanges, plus de bras que pour travailler pour lui, plus de pieds que pour marcher en la voie de ses divins conseils, plus de corps que pour l'emporter toute à son service, plus de désirs que pour accroître sa gloire, plus de volonté que pour lui obéir, enfin plus de cœur que pour être consumée de ses flammes » (Tr. II 3).

C’est alors qu’elle chercha un confesseur, car elle avait depuis toujours « dans l’esprit que pourvu qu’elle ne fît point sa volonté, il n’y avait rien à craindre pour elle » (Tr. I 10). Toute sa vie, elle refusera d’agir par décision personnelle, s’en remettant à la volonté de Dieu, exprimée intérieurement ou par des personnes extérieures : « Il n’y avait chétive créature au monde à laquelle, en cette considération, je ne me fusse aussi volontiers soumise qu'aux plus grands saints du paradis, car jamais je n'envisageais la personne à qui j'obéissais, mais celui pour l'amour duquel je le faisais » (Tr. II 12).

Elle rencontra le Père Huby : elle le supplia «  à chaudes larmes de ne rien épargner de tout ce qu’il verrait être requis afin que Dieu fût absolument le maître de son cœur, et qu’il n’eût égard ni à vie, ni à santé, ni à commodité, ni à son honneur, ni à sa satisfaction, ni à quoi que ce fût au monde, et elle disait ceci avec tant d’ardeur et de véhémence qu’il semblait qu’elle fût hors d’elle-même » (Tr. I 10). Cette rencontre fut capitale : cet homme de grande expérience intérieure lui assura que tout ce qui se passait en elle était de Dieu, lui enlevant tous ses doutes (son confesseur précédent préférait ne rien lui dire). Il la présenta à Rigoleuc, et tous deux aimaient venir l’entendre parler de Dieu : « Nous ne sommes que froideurs et glaces auprès de son ardeur à aimer Dieu », dira Rigoleuc (Tr. II 22).

Huby eut la délicatesse de ne rien superposer d’humain à l’œuvre de Dieu, se contentant d’accompagner l’œuvre de la grâce et de dépouiller Armelle de ses imperfections : son action est le parfait exemple du bien que peut faire un véritable confesseur à un mystique. Compétent par son expérience personnelle et sa connaissance des textes, il sut reconnaître le travail de la grâce et se contenter de le favoriser : « entendre et approuver ce que Dieu opérait au-dedans d’elle-même ». « Il la portait à agir le plus simplement qu’il lui était possible au-dedans d’elle-même, sans réfléchir beaucoup sur ses vues et ses sentiments » et surtout il « la laissait agir selon les mouvements de l’Esprit, se contentant de sa part de la disposer, tout de loin, à ce qu’il prévoyait que Dieu voulait opérer en elle » (Tr. I 15). Il va la guider vers l’abandon total.

Quant à elle, l’obéissance qu’elle lui voue est absolue : « J’avais la croyance si certaine dans mon esprit que mes directeurs me tenaient la place de Dieu en terre, que je n'en pouvais aucunement douter ; et cette pensée me saisit dès le premier moment que Dieu me donna le mouvement de me laisser conduire, et jamais depuis ne m’a quittée ; ce qui faisait qu’en toutes choses je m'adressais à eux comme j'eusse fait à Dieu même, ne faisant aucune distinction entre ce qu'ils me commandaient et ce que Dieu m'eût dit de sa propre bouche » (Tr. II 12).

Huby s’inquiète de la santé d’Armelle, dont le corps est anéanti sous le feu divin. Il a peur qu’elle n’en meure : « La douleur qu’elle ressentait [au cœur] était une douleur vive et ardente, accompagnée d’une force et d’une véhémence si grandes qu’il lui était avis qu’elle avait au-dedans d’elle-même un feu cuisant et dévorant, qui la détruisait et consommait toute, de sorte qu’elle était contrainte par la violence du feu et de la douleur qu’elle ressentait de faire des actions extraordinaires, et comme d’une personne hors du sens. » Terrassée de « fièvre », elle tombe de faiblesse. Huby la fait transporter chez une veuve, mais on ne peut la soigner. Elle lui dit : « Mon Père, je suis dans une fournaise, mais c’est la fournaise de l’Amour » (Tr. I 11).

La modération de ses confesseurs au sujet de l’ascétisme est à souligner, car remarquable : ils lui interdisent la discipline et toute macération, probablement parce qu’ils sentent chez elle une hantise trop forte de vaincre le corps. Ce masochisme est pourtant très courant à l’époque : il suscitait une admiration dont on voit encore des traces dans le Triomphe. Par contre, Armelle gardera un grand amour pour les souffrances involontaires, qu’elle considérait comme « des messagers exprès envoyés de [son] divin Amour » et qu’elle demandait volontiers à Dieu : elles servent à purifier « la rouille des péchés ». Les fuir l’aurait empêchée de ressentir des douleurs comme le Christ : « Fuir la Croix, c’est s’éloigner de la source et du principe de tous biens, puisque Dieu y est attaché et que c’est là où seulement où il se trouve. » Enfin, la souffrance fait partie de la réalité : elle doit donc être intégrée au vécu mystique sans la fuir et sans que le fond ne bouge : «  …La vertu qui y est plus expressément requise, c'est la patience, qui fait que l'âme se possède en paix au milieu des peines et travaux qu'il faut endurer pour se rendre semblable à Jésus-Christ » (Tr. II 13). Cette patience concerne également les « grandes caresses » d’amour divin difficiles à supporter : « Il faut avoir patience, et le laisser faire tout ce que bon lui semblera », avait-elle coutume de dire (Tr. II 13). Ce feu qui n’épargnait rien exauçait sa prière « qu’il brulât et consommât tout au feu de son divin Amour, sans rien épargner, jusqu'à la plus petite racine ; et c'est ce que, par sa grande bonté, il a fait en moi, sa chétive créature » (Tr. II 14).

Soucieux de l’épuisement d’Armelle, Huby la fait entrer chez les ursulines pour recouvrer la santé : elle y est très bien et est très aimée. La sœur Jeanne prend soin d’elle et protège ses états mystiques. Sa santé s’améliore, mais Armelle se sent trop à son aise dans cet endroit si amical et paisible. Elle sent « un certain mouvement qui lui faisait connaître que ce n’était pas le lieu où Dieu la voulait » (Tr. I 13). Alors qu’elle aurait pu finir ses jours au couvent, elle va obéir à cette impulsion intérieure et retourner travailler chez Mme de la Salle.

C’est une constante chez elle que de fuir les situations confortables. (Déjà, au moment où Mme du Tertre la traitait mieux, elle avait préféré partir chez sa fille.) Sa voie se situe au milieu de la vie de tous les jours, dans le travail et les difficultés avec l’entourage. Être responsable du ménage, de la cuisine, des approvisionnements pour toute une famille dans un manoir implique beaucoup de travail. Elle est objet de mépris pour les domestiques, parce que les forces lui manquent quand l’Amour l’envahit et parce que sa vie est sans reproche. Ses maîtres la houspillent, mais elle leur obéit comme à Dieu. Elle se réjouit de n’être qu’une simple servante : « …Tout le monde a le pouvoir de la reprendre et mépriser, et trouver à redire sur tout ce qu'elle fait ou dit. Hé ! cela n'est-il pas aimable ? Cela n'apprend-il pas bien à se tenir en humilité, à mettre tout son appui et sa confiance en Dieu, et ne chercher qu'à plaire à lui seul ? » (Tr. II 10.) Elle observe avec humour que le Seigneur la laisse tranquille quand elle a du travail, pour revenir dès qu’elle a achevé sa tâche ; ou bien elle s’acquitte de ses courses sans en avoir conscience, et pourtant tout est fait parfaitement. De toute façon, elle remarquait que « plus elle travaillait et s'employait pour son Amour en tous les embarras de son ménage, et plus il se communiquait à elle ; qu'elle eût cru commettre une grande infidélité de quitter son travail pour chercher le repos… » (Tr. II 10.)

Son cas est particulièrement intéressant pour nous modernes, puisqu’elle vit la vie mystique totalement, tout en accomplissant les charges d’une vie ordinaire de laïque. Selon le conseil de Rigoleuc, elle était dans le monde « ferme et inébranlable, comme un rocher au milieu de la mer qui, pour être battu de divers flots et attaqué des vents, ne remue et ne penche de côté ni d’autre » (Tr. I 13).

C’est pourquoi elle fait de la fidélité l’axe de la vie en Dieu : la seule chose qui importe est de suivre les mouvements de la grâce à chaque instant. C’est une « fidélité qui s’étend sur toutes choses, grandes et petites, sans rien excepter ». Ce n’est pas facile : Je « me suis portée avec une vigilance non pareille à tout ce que j'ai reconnu être de sa sainte volonté, quelque peine ou répugnance que je ressente en moi, je ne le pouvais différer d'un moment à les accomplir, quoique souvent j'eusse bien voulu remettre à un autre temps sous prétexte de maladie ou de travail, ou de mille autres raisons que me produisait l'amour-propre pour s'exempter de ce grand assujettissement à toutes choses, tant grandes que petites » (Tr. II 9).

En 1649, Huby et Rigoleuc sont nommés à Quimper et elle doit les quitter. En réponse à son inquiétude, le Seigneur lui dit qu’il la retire des bras de ses nourrices : « Je veux te loger en ma maison » (Tr. I 15), et il la fait entrer dans son Cœur « d’une si grande étendue que mille mondes entiers n’eussent pas été suffisants pour le remplir » (Tr. I 21). Après ces années de transports et de langueurs dans un amour brûlant, où « jusqu’alors Lui et elle avaient travaillé ensemble » (Tr. II 3), elle passe à une autre étape, où le Seigneur règne seul, dans le repos de tous les sens et des puissances. Elle s’aperçoit à peine du départ des deux jésuites car, bien qu’elle paraisse comme d’habitude, elle est inconsciente, dans un repos « où il n’y a rien de distinct ni de particulier ». Elle en sort dans un état de silence et de cessation complète de toutes les opérations intérieures. Le jour de la Saint Thomas, le Seigneur lui dit : « Ma fille, cède-moi la place. » Tout ce qui a précédé n’avait existé que pour préparer cet état. Elle comprend tout ce qu’Huby lui avait dit sur l’abandon, et que ce sera désormais sa voie. Elle obéira à l’ordre du Seigneur : quand elle lui demandait ce qu’elle pouvait faire, il répond : « Rien, rien du tout, sinon t’abandonner et me laisser faire » (Tr. I 20). De 1650 à sa mort, la sœur Jeanne considère qu’il ne reste plus chez Armelle que l’action divine (Tr. I 17).

A la Toussaint 1650, le Seigneur lui dit : Ma fille, tu es la fille de l’Amour (Tr. I 16).

Elle rêve d’un combat entre le corps et l’esprit où l’esprit l’emporte et les deux se rangent dans un même lieu : alors que, jusqu’à cette époque, elle avait le corps brisé de douleurs par les états d’amour, elle ne ressentira plus de douleurs. Son corps souffrait quand les puissances, seulement calmées, résistaient encore ; mais les vingt dernières années, le corps et tous les sentiments étaient spiritualisés, tant l’abandon était total. Plus tard, elle dira qu’il « lui semblait être devenue comme dans l’état d’innocence, de sorte que, quand bien elle aurait lâché la bride à tous ses appétits naturels, ils n’auraient recherché autre chose que Dieu, vers qui ils se portaient d’eux-mêmes comme ils faisaient naturellement auparavant vers les choses de ce monde » (Tr. I 17). Son corps est très faible : « Entre Dieu et moi, il n'y a plus que la fragilité de ce pauvre corps, qui est devenu si miné à force d'aimer qu'il ne faut plus qu'un petit souffle pour le casser et le rompre tout à fait » (Tr. I 17).

Son état s’approfondit, la grande unité avec le Divin s’accomplit : « Tu n’es plus. Tu es plus perdue dans l’océan de ma Divinité que le poisson ne l’est dans la mer » (Tr. I 20). Elle dit à sœur Jeanne : «  Je n’ai plus aucune pensée, ni rien qui m’arrête, ni m’occupe comme de coutume ; il y a un seul objet, qui est l’être et l’immensité de Dieu, qui pénètre et consume mon âme d’une manière inconcevable, et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en puis plus savoir les bornes. Autrefois je voulais tout faire et tout embrasser, mais maintenant il n’en va pas ainsi, car rien n’approche plus de moi. Je comprends tout et ne suis comprise de rien ; mon âme est seule, simple et pure ; et quand je la vois ainsi, c’est comme une merveille que je ne meure à chaque moment ; et si cela continue encore quelque temps en moi, je crois qu’il en faudra mourir. Je vais et j’agis à mon ordinaire, pour le dehors, sans que je perde cette vue, mais mon Dieu me l’ôte parfois, permettant qu’il passe quelques pensées par mon esprit qui m’en détournent ; autrement je serais déjà morte. L’amour qui me consume ne se peut exprimer ni concevoir, il est comme infini et tous les jours il croît davantage » (Tr. I 20).

La mystique la plus profonde est vécue au milieu de la vie quotidienne la plus ordinaire : elle n’avait pas « besoin de travailler à se recueillir ni rentrer en elle-même, pour rechercher quelque lieu à l'écart pour s'occuper avec son Dieu ; tout cela ne lui était point nécessaire, car au milieu des rues, en plein marché, dans l'embarras d'un grand ménage, elle était aussi attentive à contempler les perfections de son Bien-Aimé que si elle eût été dans un désert ; d'autant que partout où elle allait, elle portait toujours son feu et son amour au-dedans de soi, et ainsi quelque part qu'elle fût, elle en recevait la lumière et la chaleur ». Et pourtant tout son travail était parfait : « …Elle ne manquait à rien, son Amour lui fournissant si à propos le souvenir des choses qu'il fallait, dans le temps qu'il les fallait accomplir, qu'elle ne s'en pouvait aucunement mettre en peine, lui laissant tout ce soin, afin de se pouvoir toute employer à l'aimer » (Tr. II section unique).

Cet amour infini va se répandre autour d’elle puisque, dès l651, elle demande à Dieu « affectueusement de décharger sur elle toutes les peines qu’il lui plairait, afin d’empêcher qu’il ne fût point offensé » (Tr. I 17). Elle est immédiatement accablée de douleurs qui l’obligent à se coucher, mais sœur Jeanne atteste que le Carnaval de cette année-là fut beaucoup plus tranquille, à l’étonnement de tous ! En 1652, le Seigneur lui imprime son Nom au cœur, ce nom qui a le pouvoir de sauver les hommes. Elle prie donc pour tous et connaît leur état à distance. Nombreux seront les témoignages de ceux qu’elle a aidés. Les gens l’abordent pour lui raconter leurs peines ou leurs péchés, et elle souffre beaucoup de leurs douleurs. Cependant le centre reste inaltérable : « Cela n’empêchait aucunement les joies ineffables qu’elle recevait de la douce union de son âme avec son Bien-Aimé, dont elle jouissait à souhait, dans un calme et une tranquillité si admirables qu’on l’eût plutôt prise pour être le crayon d’une âme bienheureuse que d’une âme revêtue de chair mortelle » (Tr. I 22).

Son rôle sur terre est d’empêcher par ses prières que Dieu ne soit offensé : « Il semble […] que mon divin Amour ne me laisse plus en ce monde que pour être la procureuse de son honneur, et que je n’ai autre chose à faire qu’à voir si sa gloire est accrue et augmentée : c’est là tout mon emploi et mon office […] Pour dire le vrai, je ne me regarde point moi-même en cela, mais Dieu seul, dans lequel je suis si perdue et abîmée que, la plupart du temps, je crois n’avoir plus d’âme, de vie, d’esprit, mais qu’ils se sont tout fondus et perdus en lui, qui seul me tient lieu de tout cela. Et ainsi son honneur est mon honneur, sa gloire est ma gloire, ses mépris sont mes mépris, tout ce qui le touche me touche, enfin il est tout mien comme je suis toute sienne » (Tr. I 19). Et en effet, à l’ouverture du jubilé de 1652, « la dévotion et le concours du peuple à s’approcher des saints sacrements et à entendre la parole de Dieu était si grand que les églises avaient peine de les contenir ; et les confesseurs ne pouvaient suffire à entendre ceux qui se présentaient pour recevoir l’absolution de leurs péchés » (Tr. I 19).

En 1657, son état devient si nu, si profond qu’elle ne peut plus en parler : « Ce qu’il opérait au plus intime de son âme était si divin et relevé qu’elle ne le comprenait pas » (Tr. I 26). « Son âme était si perdue et abîmée dans ce divin regard qu’elle ne se comprenait pas elle-même ; et nonobstant cela, elle était aussi libre pour agir au-dehors, comme si rien ne se fût passé au-dedans ; et même elle avait la santé assez bonne pour s’acquitter de tout ce qui était nécessaire dans le ménage » (Tr. I 25). Même après avoir été estropiée par un cheval en 1666, elle continue à se rendre utile dans la cuisine : « Elle demeurait dans un petit coin de la cuisine à donner ordre au ménage, et à faire quelque occupation pour l’utilité de la maison, n’étant jamais oisive. Plusieurs personnes de toutes sortes de conditions l’allaient voir pour se consoler avec elle et jouir de la douceur de son entretien » (Tr. I 27). Un très grand nombre de personnes avouaient qu’ils sortaient d’avec elle « tout changé[s] et renouvelé[s] » (Tr. II 16).

Pendant les trois jours précédant sa mort, la chambre était pleine d’une foule qui la vénérait. On se disputa ses reliques et les bouts de tissu qui l’avaient touchée ; une procession énorme escorta son corps… Tout ceci l’aurait bien étonnée : « Jamais... je n’ai su ce que c’était que vanité... Il me semblait qu’à moins de perdre l’esprit je ne pouvais entrer en aucune estime de moi, car je voyais si clairement que tout ce qui était en moi venait de Dieu » (Tr. II 10).

. Une biographie et son influence

L’édition du Triomphe de l’Amour divin ne traîna pas, puisqu’il parut dès l’année suivant la mort d’Armelle. Les événements domestiques et intérieurs en forment la trame. Il est divisé en deux parties : Vie puis Vertus, en conformité avec le genre hagiographique obligatoire à l’époque. De mauvais esprits se demanderont donc quelle est la vérité de ce récit : le Père Huby rédigea le Témoignage associé au récit et supervisa certainement l’ensemble. La mission de Vannes est trop heureuse d’avoir un grand exemple à montrer. Les lecteurs bretons demandent des exemples de sainteté et de dévotion ? Leurs attentes sont ici (trop ?) largement satisfaites par le récit d’une héroïcité ascétique en accord avec le canon classique du genre. Les comptes-rendus des conversations sont forcément traduits du breton et sont bien écrits : sont-ils fidèles au style et au vécu d’une simple servante ?

Cependant on sera tenté d’accorder foi à l’honnêteté et à la véracité du récit quand on lit la Préface en forme d’épître rédigée par la sœur Jeanne de la Nativité : ce texte que l’on pourrait être tenté de sauter, mérite en fait une lecture attentive. Pleine de noblesse et de rectitude, Jeanne y rend compte de la genèse du Triomphe et nous fait part de sa volonté d’exactitude avec une humilité qui émeut : « Je me suis rendue la plus exacte qu’il m’a été possible à décrire toutes les opérations du divin Amour […] J’ai cru que plus les termes seraient simples et naïfs, et plus ils auraient de force pour toucher les cœurs. » Elle nous dit qu’elle a fait contrôler ce qu’elle écrivait par Armelle elle-même et a pris soin de mettre ses paroles entre guillemets. Armelle a eu cette chance incomparable de rencontrer une amie attentive et intelligente, des jésuites eux-mêmes mystiques, qui tous ont protégé la liberté de la grâce en elle. La beauté de ce texte résulte de leur rencontre : la qualité de l’entourage d’Armelle permet de penser que ce qu’ils ont écrit sur elle a respecté sa vérité.

A priori très improbable hors de la province bretonne, l’influence du Triomphe fut très grande et se répandit hors des frontières du royaume. A la fin du siècle, l’ouvrage fut redécouvert par Pierre Poiret (1646-1719) : ce pasteur piétiste d’origine française établi en Hollande à Rijnsburg était un grand éditeur de textes mystiques et devint un disciple aimé de madame Guyon614. Qui se ressemble (intérieurement) s’assemble : certes, « la pauvre servante bretonne était aussi différente que possible de Mme Guyon : pourtant leurs expériences, indépendantes l’une de l’autre, ne sont pas sans analogie et ont enchanté les mêmes âmes615 ».

L’influence de la servante bretonne s’exerça alors en Hollande et en Allemagne616. Elle franchit les mers, car les éditions de Poiret et de ses amis étaient distribuées au-delà du Channel dès le début du XVIIIe siècle par l’intermédiaire du docteur James Keyth de Londres617. Le texte se répandit chez des piétistes et des réformateurs protestants, dont certains étaient des intellectuels (proches de Londres) ou des voyageurs (tel Wesley) d’expériences très différentes de celle d’Armelle. La simple fille est en effet admirée en Angleterre et en Ecosse, où on la voit figurer dans les bibliothèques des disciples écossais de madame Guyon, Lords Deskford et Forbes. De même en Amérique, où John Wesley, fondateur du méthodisme, insère en 1778 des extraits de The life of Armelle Nicolas dans sa revue l’Arminian magazine ; pour lui, « her deep, solid, unaffected piety has recommended her to those of all denominations who regarded not mere opinions, but the genuine work of God… » 618. Le récit attirera les spirituels du siècle des Lumières, accompagnant ainsi deux autres textes : ceux de l’ermite Grégoire Lopez619, et ceux du frère carme convers Laurent de la Résurrection (1614-1691), qui lui ressemble par sa concision, sa simplicité et sa netteté.

A nous modernes, il reste à redécouvrir aujourd’hui Le Triomphe de l’Amour divin comme une perle qui a toute sa place dans une bibliothèque des grands témoignages mystiques rédigés en notre langue.

.Notre édition

Le texte du Triomphe de l’Amour 620 a été ici reproduit intégralement. Nous avons modernisé l’orthographe et la ponctuation pour en faciliter la lecture.

La pagination de la deuxième édition de 1676 à Vannes dont nous avons disposé, est chiffrée dans le fil du texte (elle est absente de la « Préface en forme d’épître »).

Les notes expliquent certains mots vieillis ou fournissent de brèves précisions contextuelles portant sur les personnes et sur les lieux.

.Remerciements

Nous exprimons une vive reconnaissance à feu François-Xavier Sanson qui, à la fin de sa vie, a bien voulu saisir toute la première partie du Triomphe, annotant partiellement un texte qui nous est devenu à tous très cher. Nous remercions sœur Marie, carmélite, qui a relu le manuscrit et suggéré de nombreuses notes.

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.LE TRIOMPHE DE L’AMOUR DIVIN DANS LA VIE D’UNE GRANDE SERVANTE DE DIEU NOMMÉE ARMELLE NICOLAS

Décédée l’an de Notre Seigneur 1671.

Fidèlement écrit par une Religieuse621 du Monastère de SAINTE URSULE de Vennes622, de la Congrégation de Bordeaux, et divisé en deux parties.

PREMIERE PARTIE.

A Vannes, Chez Jean Galles, proche Le Séminaire. M.DC.LXXVI. Avec Approbation.



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. Oraison dédicatoire au Saint-Esprit.

Très Saint et Divin Esprit, Amour personnel du Père et du Fils, Lien indissoluble de la très Sainte Trinité, prosternée devant votre adorable Majesté, et abîmée dans le plus bas sentiment de mon néant et de ma misère qu'il m'est possible, je viens vous offrir ce qui vous appartient, et vous rendre ce qui est déjà vôtre ; je veux dire ce faible crayon d'un parfait original, que vous, ô divin Esprit, avez pris plaisir de faire et de former dans l'âme de cette heureuse fille, que vous avez créé pour votre gloire, et pour faire éclater dans nos jours les richesses et les triomphes de votre Amour ; Vous l'avez fait, ô divin Esprit, avec des profusions admirables, et avez voulu en faire connaître quelque petit échantillon par le chétif instrument de ma plume, dont il vous a plu vous servir pour cet effet ; vous savez, Vérité éternelle, que c'est par votre mouvement approuvé de ceux qui me tiennent votre place en terre, que j'ai entrepris une chose si éloignée de ma capacité.

C'est vous qui avez uni nos cœurs du lien de votre Charité ; en sorte qu'elle m'a franchement déclaré l'amoureuse économie de votre conduite sur son âme. C'est vous qui m'en avez fourni les idées dans le temps seulement que j'avais le loisir de les coucher sur le papier. Et c'est vous qui avez daigné conduire le dessein tel qu'il est ; bénissez-le donc, ô très Saint-Esprit, puisqu'il est tout vôtre (excepté le style rude, grossier et le reste qui y est défectueux, qui provient de mon ignorance). Répandez-y, s'il vous plaît, votre sacrée onction, afin que tous ceux qui le liront, soient excités à vous louer et remercier des grandes miséricordes que vous avez exercées envers cette pauvre servante que votre amour a relevée par-dessus les grandeurs de la terre, et que leurs cœurs soient échauffés de ce divin feu, dont vous avez si ardemment embrasé le sien, afin que nous puissions tous ensemble vous donner, et au Père et au Fils, des louanges éternelles. Ainsi soit-il.

.Préface en forme d'épître, adressée à la très vertueuse Communauté des religieuses de sainte Ursule de Vannes.

Mes révérendes Mères et très honorées sœurs,

Dieu m'ayant, par sa grande miséricorde, fait la grâce de me rendre (quoique indigne) un membre de votre saint Corps ; ce titre m'oblige par justice et par inclination de vous offrir et présenter ce petit travail, sur lequel vous avez autant de droit que le tout en a sur les actions d'une des parties qui le composent. Agréez-le donc, je vous supplie, en cette qualité, et aussi comme une preuve éternelle de la sincère et cordiale affection que j'ai pour cette sainte maison, qui, comme une bonne Mère, m'a engendrée, nourrie et élevée à Jésus-Christ. Et permettez que je vous déclare en ce lieu les motifs qui m'ont excitée à entreprendre une chose si éloignée de ma capacité : les amoureuses conduites de la divine Providence pour m'aider à l'exécuter, les assurances de la vérité contenue en ces écrits, la matière dont ils sont remplis, le sujet qui l’a fournie, et enfin l'intention pour laquelle je me suis servie de certains mots, qui d'abord pourraient possible choquer les esprits.

Pour ce qui est des motifs, j'en ai eu deux principaux : le premier a été, ce me semble, le pur désir de la gloire de Dieu, que j'ai cru pouvoir être augmenté, en mettant au jour les admirables opérations de son divin Amour dans l'âme de cette vertueuse fille, et j'ai cru qu'il n'avait permis que j'en eusse la connaissance, que pour m'obliger de la communiquer à plusieurs, afin que, par ce moyen, ceux qui liront cet écrit soient excités à aimer, louer et bénir l'Auteur de tant de merveilles.

Le second a été la particulière satisfaction de toute notre religieuse communauté qui, étant enrichie du précieux dépôt du corps de cette sainte fille, aura, je m'assure, beaucoup de consolation de savoir les trésors de grâces et mérites de l'esprit qui l'a animé, et les rares et héroïques vertus qu'elle a exercées durant ce séjour mortel, qui peuvent servir d'exemple à toutes les personnes qui aspirent à une véritable perfection, à quelque état et degré qu'elles soient parvenues.

Quant aux conduites de la divine Providence, comme elle a singulièrement paru dans tout le cours de sa vie, elle n'a pas moins relui, quand elle a voulu qu'on en eût décrit les actions ; ce qui se verra avec évidence par ce qui suit, qui n'est qu'un simple et véritable récit comme la chose s'est passée.

Dieu ayant permis qu'elle vint demeurer céans, pour les raisons qui sont déduites ailleurs, elle fut appliquée aux services des pensionnaires, dont pour lors j'avais le soin623. Cette occasion fit que nous contractâmes une étroite amitié ; et comme en ces temps-là elle était éprise d'une ardente flamme d'amour et de charité, et que le plus grand soulagement qu'elle pouvait recevoir pour en modérer un peu l'ardeur, était de s'épandre dans les louanges de son Bien-Aimé, et raconter les grandes miséricordes qu'il avait exercées en son endroit, elle le faisait librement avec moi, quand nos occupations nous permettaient de nous entretenir ensemble. Cette familiarité continua toujours depuis qu'elle eut sorti de cette maison ; et plus je jouissais de sa conversation, et plus j'avais de sujet d'admirer les faveurs et les grâces singulières dont elle était prévenue, sans néanmoins que durant plusieurs années, il me vînt jamais la pensée ni le désir d'en faire aucune remarque624.

Mais quand le temps fut venu, dans lequel Dieu voulut que je m'y appliquasse, il m'en donna un fort mouvement, avec un pressant regret que je ressentais de voir que tant de grâces demeurassent ensevelies avec elle dans le tombeau de l'oubli. Je communiquai ce sentiment au révérend Père N. de la Compagnie de Jésus625, son directeur, au feu révérend Père Rigoleuc de la même Compagnie626, personnage de grand mérite, dont la mémoire sera toujours en vénération à tous ceux qui ont eu le bien de le connaître — on travaille à faire quelques remarques de sa vie et de ses excellents écrits et de sa conduite spirituelle, pour les mettre en lumière — et à ma Mère Supérieure, tous lesquels me pressèrent fort de l'exécuter ; mais j'y ressentis d'abord d'extrêmes répugnances et difficultés, tant à cause de ma grande ignorance et de mon incapacité, qu'à raison de mon peu de loisir, ne pouvant qu'avec peine trouver un quart d'heure de libre après l'acquit des observances régulières et celui de mes obédiences particulières ; cela fit que je différai quelque temps ; mais enfin étant pressée intérieurement de Dieu, et au-dehors par ceux qui me tenaient sa place, je me résolus de mettre la main à la plume, ce que je fis une vigile de Noël, le soir, en attendant l'heure de Matines ; je me retirai en notre cellule, et priai Notre Seigneur que, si telle était sa volonté, qu'il lui plût me fournir la matière et les conceptions propres à la déclarer ; car, pour moi, je n'en avais aucune, et ne savais nullement par où commencer. Après je me mis à écrire, et je le fis avec une si grande facilité que ma plume avait peine à suivre les pensées de mon esprit ; de sorte que, devant que d'aller à matines, je trouvais tout le premier chapitre fait, sans y avoir apporté autre industrie ni application de ma part, que la simple expression des matières qui se présentaient à ma pensée627. À ma première commodité, je fis le second, le troisième et ainsi des autres, jusque vers la moitié de la première partie, dérobant quelques moments sur mes autres occupations, étant souvent les deux ou trois mois sans pouvoir trouver un quart d'heure pour m'y appliquer, et même n'y pouvais penser ; et cependant sitôt que je m'y remettais, je le faisais avec autant de facilité, que si j'eusse employé les jours entiers, et que j'eusse prémédité les matières, et Dieu sait que c'est ce que je n'ai jamais pu faire, et que lorsque j'écrivais une ligne, j'ignorais celle qui la devait suivre ; et néanmoins par sa grâce, la matière ne m'a jamais manqué ; mais bien souvent le temps de la coucher sur le papier. Voilà la manière avec laquelle il a plu à Dieu conduire tout l'ouvrage.

Étant donc vers le neuf ou dixième chapitre de la première partie, il me vint un doute, à savoir, si ma mémoire avait été assez fidèle pour me fournir les choses selon toute l'étendue de la vérité, ou si je n'en avais point omis les unes ou avancé les autres autrement qu'elles ne s'étaient passées ; car tout ce que j'avais écrit alors n'était fondé que sur les simples entretiens qu'elle m'avait fait de fois à autre, ainsi que j'ai déjà dit. Et comme je n'avais en ce temps-là aucun dessein d'en faire les remarques, je n'en avais non plus conservé les idées.

Devant donc que de passer outre, je voulus m'en informer d'elle-même, et à ce dessein je lui fis souvent me raconter par forme d'entretien ses commencements et ses progrès dans la voie du divin Amour, et tout ce qui lui était arrivé depuis qu'elle avait eu l'usage de raison ; ce qui se trouva si semblable à ce que j'en avais écrit, qu'il n'y eût pas une seule ligne à effacer, et ce sont les mêmes qui subsistent encore, ce qui, sans doute, ne s'est pu faire sans une spéciale assistance de Dieu.

Il m'en fournit encore une très avantageuse pour m'aider à poursuivre ce que j'avais si heureusement commencé, qui fut l'absence de son Père directeur, qui fut envoyé en ce même temps à Quimper, pour y gouverner le clergé en qualité de recteur ; à son départ il ordonna à cette vertueuse fille de me déclarer toutes les grâces que Notre Seigneur lui communiquerait, et à moi de les lui mander, afin que par ce moyen il pût l'aider selon les lumières qu'il recevait pour sa conduite ; et comme elle était extrêmement obéissante, et que d'ailleurs Dieu lui avait donné inclination de m'en parler franchement, elle le faisait avec la même sincérité qu'elle eût faite à son Père directeur ; et ainsi il me fut facile de continuer l'œuvre commencée, et pour m'y exciter davantage, il a plu à Dieu faire connaître en plusieurs manières que sa volonté était que je m'y appliquasse ; car outre le mouvement qu'il me donnait et à mes Supérieurs, il l'a voulu faire encore par plusieurs autres voies, et particulièrement par deux qui semblent assez convaincantes.

La première fut que depuis que son Père directeur lui eut fait ce commandement de me dire toutes les faveurs qu'elle recevait de son divin Époux, jamais elle n'en oublia aucune, qu'après me les avoir déclarées, non seulement durant l'absence de son directeur, mais encore tout le reste de sa vie, quelque long espace de temps qu'elle fût sans parler, après quoi elle en perdait d'ordinaire l'idée, son cœur étant si occupé à aimer son Dieu, tel qu'il est en lui-même, qu'elle ne pouvait s'arrêter à aucun de ses dons.

La seconde est que toutes les fois que je prévoyais quelques trêves à mes occupations pour me pouvoir appliquer à écrire, si j'avais besoin de lui parler, pour m'éclaircir de la matière que j'avais alors à traiter — car j'observai toujours, passé les premiers chapitres, de ne rien écrire, tant de la première que de la seconde partie, sans avoir auparavant appris d'elle-même de quelle manière elle avait agi dans les sujets dont je voulais pour lors traiter — et désirant, dis-je, lui parler, et craignant de l'envoyer chercher si souven,t tant pour épargner la peine de nos tourières, que pour ne donner sujet à ceux de la maison où elle demeurait de s'étonner ou s'enquérir quelles affaires nous avions à démêler ensemble ; pour, dis-je, obvier à cela, je suppliai mon saint ange gardien de prier le sien de lui inspirer de me venir parler. Et Dieu, qui connaît la vérité des choses, sait que je n'avance rien contre icelle, en disant qu'elle n'y manqua jamais, à la réserve d'une seule fois, qu'étant déjà en chemin, il lui fallut retourner sur ses pas pour quelques affaires imprévues qui lui survinrent.

Outre ces témoignages, qui semblent assez irréprochables de la vérité contenue en ce livre, j'ai encore celui de son directeur, et l'approbation de M. le Grand Vicaire du diocèse, notre supérieur ; ils l'ont fort exactement vue et examinée, et ont reconnu la copie très conforme à l'original ; je veux dire que ce qui est rapporté ici est autant conforme qu'il le peut être à ce qui s'est passé dans l'âme de cette vertueuse fille.

Il reste maintenant de dire qui est le sujet qui en a fourni la matière, et ce qu'elle contient.

Quant au sujet, il est de soi très ravalé. C'est la pauvre Armelle, une chétive villageoise de naissance, et servante de condition : y a-t-il rien de plus bas aux yeux des hommes ? Et cependant cette pauvre et simple fille, par le noble et généreux effort de son amour, fondé sur une ferme foi et appuyée d'une inébranlable espérance, s'élève au-dessus d'elle-même et de toutes les choses d'ici-bas.

C'est la matière dont j'ai à écrire, qui est la plus noble et la plus relevée qui puisse être, puisqu'on n'y parle que de l'amour de Dieu envers sa créature, et réciproquement de l'amour de la créature envers son Dieu, qui paraît avec un éclat merveilleux en tout ce traité. C'est ce qui m'a obligée de lui donner pour titre Le Triomphe du divin Amour ; car il semble que cette heureuse fille n'a été créée que pour servir de théâtre et de trophée au divin Amour ; c'est pourquoi aussi je l'ai dédié au Saint-Esprit, l'Amour incréé du Père et du Fils, qui a pris plaisir de faire paraître dans nos jours ses admirables inventions à caresser l'âme de cette sienne servante, non tant par des visions, extases et révélations, que par des communications et des familiarités si divines et merveilleuses qu'elles peuvent causer de l'étonnement aux plus doctes, et de l'amour aux plus insensibles.

C'est de quoi toute la première partie de cette œuvre donne des preuves évidentes, spécialement depuis le quinzième chapitre, jusqu'à celui de son heureux décès. Tout ce qui a précédé ce dit chapitre n'est qu'un simple récit historique de ce qui lui est arrivé depuis son enfance, et que Dieu l'eut particulièrement attirée à son saint service, jusqu'à ce qu'il l'élevât à cette vie surnaturelle, dont il est traité dans ce même chapitre ; et je ne considère tout ce qui est écrit auparavant que comme l'extérieur et le dehors de ce temple sacré, où Dieu faisait sa demeure ; mais ce qui s'y remarque depuis sont les précieux ornements et les trésors des richesses célestes, dont Dieu prenait plaisir d'orner et embellir le sanctuaire où lui seul habitait et opérait tout ce qu'il lui plaisait, la créature n'y ayant de part que par le simple et volontaire consentement de sa liberté à tout ce qu'il plaisait à Dieu d'opérer en elle ; c'est pourquoi depuis ce temps-là, je me suis rendue la plus exacte qu'il m'a été possible à décrire toutes les opérations du divin Amour, et les ai rapportées de temps en temps à la suite des années, ainsi qu'il lui a plu les lui communiquer, sans y observer autre méthode, afin que sa divine conduite y parût avec plus de jour. Et c'est de quoi toute la première partie est pleine.

Or ceux qui l'ont vue ont eu de la peine à se persuader qu'après ce qu'elle contient, on pût trouver de quoi en former une seconde ; mais la charité, dont les productions n'ont point de bornes, nous a fourni abondamment de quoi en faire une qui, selon mon peu de jugement, est d'autant plus utile qu'on y traite à fond de ses rares vertus, parcourant la suite de sa vie dès le commencement, jusqu'à ce que Dieu l'eût conduite par le chemin de son divin Amour à un très haut degré de l'habitude de toutes les vertus, y observant cette méthode de commencer toujours à décrire les choses moindres et plus communes, pour finir par les plus sublimes et relevées. Et ce qu'il y a de particulier, tant en l'une qu'en l'autre partie, c'est qu'on y reconnaît bien mieux l'intérieur de cette grande âme et la secrète opération du saint Amour, qui d'ordinaire demeurent inconnues dans la plupart de ceux dont on écrit la vie, que l'extérieur et ce qui paraît au-dehors, qui n'est toujours que de petites étincelles des flammes qui les consomment au-dedans. Et outre cela, on y voit une conduite si pure, si nette et si exempte d'erreur, d'illusion ou de tromperie, que la lumière n'est pas plus claire en plein midi, que la conduite de Dieu paraît sur cette âme, dont la vie n'a été, à proprement parler, qu'une vie de vive foi, d'admirable espérance et d'une parfaite charité ; enfin on y voit l'Évangile pratiqué à la lettre avec une véritable expérience des récompenses qu'il promet dès ce monde à ceux qui s'adonnent efficacement à la pratique de ses saintes maximes.

Or devant que de finir, il est nécessaire de m'expliquer sur de certains termes dont j'ai été contrainte d'user, pour déclarer l'éminente vertu de cette fille, comme de l'appeler sainte, toute divine, de dire que Dieu se communiquait à elle autant que la qualité de cette vie voyagère le peut permettre, que l'amour et la grâce avaient toujours leur plénitude en elle, et plusieurs autres de cette nature, pour lesquels entendre au sens que je les ai couchés, il faut présupposer une vérité, de laquelle tous ceux qui ont eu la connaissance de son état rendent témoignage, à savoir que cette heureuse fille, par une spéciale bénédiction du ciel, s'est toujours rendue très fidèle à la Grâce ; de sorte que, dès le commencement que l'amour divin lui décocha ses premiers traits, elle ressentit presque autant d'ardeur pour son Dieu qu'elle était lors capable d'en supporter l'effort ; et ainsi, en quelque état qu'elle fût, elle en était toujours comme comblée, et ne croyait pas, ainsi qu'elle me l'a souvent assuré, en pouvoir (sans mourir) supporter davantage que ce qu'elle ressentait chaque jour ; mais comme l'âme est d'une capacité presque infinie, et que plus elle aime, et plus elle s'étend, se purifie et se rend capable de plus grands biens, de là vient que la sienne était toujours pleine et toujours en état d'en recevoir davantage de la part de son Bien-Aimé. Et quant à ce que j'ai avancé, qu'il se communiquait à elle autant que la capacité humaine ou l'état de cette vie le peut porter, je l'entends à son égard et selon le degré de grâce et de gloire où Dieu l'avait destinée, et non à celui des autres saints, de chacun desquels Dieu seul connaît le mérite, sachant bien qu'il n'est point borné en ses dons.

Quant au titre de sainte et de divine, je ne prétends non plus le lui donner qu’en la manière qu'il s'entend communément de toutes les âmes qui sont unies à Dieu par le lien d'une grâce particulière et d'une charité extraordinaire ; mais j'ai été obligée, ainsi que j'ai déjà dit, de me servir de ces termes pour déclarer l'éminence de sa perfection ; et s'il y en avait de plus significatifs et expressifs, je les aurais franchement employés, étant assurée que tout ce que j'en ai dit, n'est que l'ombre au regard du corps, et la moindre partie de ce qui en est en effet. Or encore bien que je n'aie jamais eu l'intention que cet écrit fût exposé au public, si néanmoins il arrive que Dieu en dispose autrement, je déclare et confesse que je le soumets entièrement à la censure de notre sainte Mère l'Église catholique, apostolique et romaine, en la foi et obéissance de laquelle je veux vivre et mourir.

Voilà, mes révérendes Mères et très chère Sœurs, ce que j'ai cru être obligée de mettre au frontispice de cet écrit, afin que, si Dieu me retire de ce monde devant qu'il voie le jour, vous et tous ceux qui le liront sachiez de quelle façon il s'est fait, à ce que vous en bénissiez celui qui a daigné le conduire à chef, d'une manière, à vrai dire, assez particulière. De plus je vous assurerai que je n'ai usé ni d'exagération ni d'amplification ; mais au contraire, j'ai eu bien plus de peine à me borner et resserrer qu'à m'étendre et dilater, la matière étant de soi si riche et abondante qu'elle n'a pas eu besoin d'emprunter des ornements étrangers pour lui donner du lustre et rehausser son mérite. C'est à quoi je ne me suis nullement étudiée, non plus qu'à la beauté ni à l'artifice du discours ; car outre que je n'en ai pas ni l'esprit ni la capacité, c'est que j'ai cru que plus les termes seraient simples et naïfs, et plus ils auraient de force pour toucher les cœurs, qui est, je crois, ce que Dieu en prétend.

Tout ce que j'ai tâché de faire, ç'a été de lier et unir les matières ensemble, afin qu'elles eussent quelque suite et rapport entre elles ; et de plus j'ai fait mon possible pour éviter les redites ; mais quelque étude que j'y aie apportée, il ne se peut qu'il ne s'y en trouve, ou du moins que les choses n'aient de la convenance ; car ayant toujours à traiter d'une même matière, qui est l'Amour, il n'a pas été dans mon pouvoir de faire autrement.

Vous les excuserez, s'il vous plaît, avec tous les autres défauts qui y sont, qui proviennent de mon ignorance, et si vous y trouvez quelque bien, rendez-en gloire à Notre Seigneur à qui seul elle appartient. Vous suppliant en toute humilité de le conjurer qu'il me fasse miséricorde, et qu'il ne permette pas que la connaissance qu'il m'a donnée avec cette vertueuse fille me serve de condamnation au tribunal de sa divine Justice, mais bien d'aide pour m'avancer en son saint service, afin qu'en votre compagnie je le puisse aimer et louer à toute éternité. C'est la grâce que j'espère obtenir de son infinie bonté, par le moyen de vos saintes prières, auquel je me recommande en qualité de,

Mes révérendes Mères et très honorées Sœurs,

Votre très humble et obéissante sœur et servante en Notre Seigneur.

Sœur Jeanne de la Nativité, religieuse ursuline indigne.



[Suit une « Table des chapitres contenus dans la première partie » précédant la Première partie du Triomphe].

. Première partie du Triomphe du Divin Amour, dans la conduite de la vie et des mœurs d’une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas.

.Chapitre Premier. De sa naissance et de son enfance.

Cette heureuse fille prit naissance le dix-neuvième septembre, l’an de Notre Seigneur 1606, en la paroisse de Campénéac, proche de la ville de Ploërmel, dans l’évêché de Saint-Malo628. Son père s’appelait Georges Nicolas et sa mère Françoise Néant629 ; ils étaient médiocrement accommodés des biens de fortune [2630] selon leur condition qui était champêtre, mais par ailleurs fort craignant Dieu et grandement portés à son saint service. Entre les bonnes qualités dont son père était doué, la dévotion envers la très Sainte Vierge éclatait le plus ; il la nommait d’ordinaire sa bonne Mère et récitait tous les jours le chapelet à son honneur, et employait la plupart des fêtes et dimanches à ce pieux exercice, s’allant promener autour de ses terres, le chapelet en main, afin d’éviter la hantise631 et débauche de ses voisins. Il fut une fois élu fabrique632 de son église, et il avait coutume d’appeler cette année la plus heureuse de sa vie et que jamais il n’avait eu le cœur si content. Sa mère de son côté tâchait de seconder les bonnes inclinations de son mari, et ainsi ils vivaient fort paisiblement ensemble et avec édification de leurs voisins.

Dieu bénit leur mariage par la naissance de cette vertueuse fille, qui fut suivie d’une autre et de quatre garçons. Elle fut nommée Armelle sur les fonts de baptême, et dès sa tendre jeunesse il parut que Dieu l’avait singulièrement choisie pour faire éclater en elle les effets de sa grâce et de son amour, car il la doua d’un excellent naturel, [3] d’un jugement solide, d’une humeur douce et sociable et d’un extérieur si posé et retenu que la pudeur et la modestie paraissaient dès lors en toutes ses actions, ce qui la rendait si aimable à tous ses parents et autres qui la connaissaient, qu’elle était universellement chérie et caressée de tous, mais spécialement de sa mère, qui avait pour elle beaucoup de tendresses. Sitôt qu’elle sut parler, elle prit soin de lui apprendre son Pater et Ave et autres prières à quoi la petite prenait un singulier plaisir, n’ayant point de divertissement plus agréable que celui de prier Dieu.

Dès son bas âge, il paraissait qu’elle avait inclination à la solitude et au silence ; c’est pourquoi, quand elle fut un peu grandelette, sa mère l’envoyait garder les brebis et autre bétail, ce qui lui plaisait plus que toutes ses autres occupations, à cause qu’elle y était seule et hors du bruit du ménage, et avait plus de loisir de réciter son chapelet et autres prières, à quoi elle employait la plus grande partie de la journée, se retirant en quelque coin de haie tandis que ses autres petites compagnes étaient à jouer et se divertir — et Notre Seigneur commença dès lors à l’attirer à lui par beaucoup de tendresses [4] et de suavités qu’il lui communiquait en ses petites dévotions. Un jour, s’étant retirée à son ordinaire pour faire ses prières, elle rencontra proche de soi une croix sur laquelle il y avait un crucifix attaché avec une petite corde. Etant étonnée qui l’avait pu mettre là, elle le prit et commença de le baiser et caresser et l’arroser de ses larmes avec une grande tendresse. Au plus fort de sa dévotion, le diable, qui prévoyait déjà ce qui lui devait arriver, lui mit dans l’esprit qu’elle ne devait pas faire cela, qu’au contraire elle devait jeter ce crucifix à terre, le fouler aux pieds et le mépriser, et lui semblait qu’au même temps on le lui voulut arracher des mains avec violence ; mais elle tint toujours ferme et ne le laissa point aller. Et quoique tout ceci ne fût que des pensées et suggestions qu’elle n’effectua point, néanmoins elle en conçut tant de peine qu’elle en était toute hors de soi, croyant avoir fait quelque grand péché, et ne put être en repos qu’elle ne s’en fût confessée. Et bien que son confesseur l’assurait qu’il n’y avait nulle offense, toutefois elle ne pouvait y penser longtemps après sans verser une grande abondance de larmes.

Notre Seigneur se servit de cette petite [5] rencontre633, qui n’était rien en apparence, pour lui communiquer de grands biens. Car dès lors il lui imprima au cœur une tendresse d’amour et de compassion très sensible pour les tourments qu’il avait soufferts en la croix, encore qu’elle n’en sût aucun en particulier, excepté les cinq plaies des pieds et des mains et du côté, qu’elle saluait depuis tous les jours fort dévotement par cinq Pater et cinq Ave. Et l’entretenant un jour sur ce sujet, je lui demandai qui lui avait appris que Notre Seigneur avait reçu cinq plaies : elle me répartit qu’elle les avait remarquées dans ce petit crucifix dont je viens de parler, d’où l’on peut colliger634 que ceci ne lui arriva point par hasard, ains635 par une secrète disposition de la Divine Providence, qui voulait par de si faibles commencements donner entrée à ce grand et enflammé amour qui par après s’embrasa dans le cœur de sa fidèle servante, à la vue et à la considération des souffrances de son Sauveur.

Dès qu’elle fut en âge de faire sa première communion, elle s’y disposa avec toutes les préparations qui lui furent possibles, et il lui tardait que le jour n’était venu dans lequel elle devait recevoir ce grand bien. Et dès la première fois qu’elle le reçut, elle [6] se sentit si éprise d’amour et de dévotion envers ce divin Sacrement qu’elle eût désiré s’en approcher tous les jours s’il eût été en son pouvoir, sans néanmoins qu’elle sût bonnement les grands biens qui y sont compris ; seulement savait-elle en général que le Corps de Notre Seigneur était là renfermé. Mais comme dans les champs636 les communions fréquentes ne sont pas ordinaires, elle se voyait la plupart du temps privée de l’effet de son désir ; néanmoins, plus elle avançait en âge, et plus aussi ce désir augmentait, de sorte qu’elle épiait toutes les occasions de le satisfaire. Et ainsi, toutes les fois qu’il y avait des communiants, elle se mettait du nombre, et quand il ne s’en trouvait point, elle priait quelque prêtre de lui donner la Sainte Communion en quelque lieu et temps où elle pût être moins aperçue ; et même il s’en trouvait qui quelquefois l’y conviaient de leur propre mouvement, ou plutôt de celui de Dieu, qui les incitait à cela afin de satisfaire par ce moyen le désir de sa fidèle servante. Et ceci s’est vu en plusieurs rencontres et occasions, et qui même pourraient passer pour miraculeuses, ainsi que je le ferai voir dans la suite du discours de sa vie. [7]

Entre les grâces que Dieu lui fit en sa tendre jeunesse, l’une des plus considérables pour les effets qu’elle opéra, ce fut de lui donner une claire connaissance des peines que les âmes souffrent dans le purgatoire. Cette connaissance fut vivement imprimée dans son esprit, sans savoir par qui ni comment, mais elle conçut une grande compassion pour ces pauvres âmes et un très grand désir de les pouvoir soulager : c’est pourquoi toutes les bonnes œuvres qu’elle faisait ou les peines qu’elle endurait étaient toutes rapportées à cette fin. Si, dans les ardeurs de l’été, gardant ses brebis, elle était travaillée du chaud, ou du froid dans l’hiver, elle s’en réjouissait, afin par ce moyen de pouvoir soulager ses frères, ainsi appelait-elle les âmes du Purgatoire. S’il fallait balayer ou faire les plus pénibles besognes du ménage, c’était pour le même dessein. Souvent elle se tenait aux ardeurs du soleil ou auprès de celles d’un grand feu, les endurant tant qu’elle pouvait, afin de diminuer celui qu’elles endurent. Dans ses réfections637 elle se privait toujours de ce qui lui agréait le plus, et même souvent de tout, afin d’en faire l’aumône aux pauvres à cette intention. Quand elle avait envie de boire, de jouer ou de se divertir à quelque chose, [8] elle s’en privait à même dessein ; bref, tout ce qu’elle faisait ou endurait, toutes ses communions, prières et autres dévotions n’avaient d’autre but que l’assistance et le soulagement de ces pauvres âmes, qu’il lui semblait toujours voir dans de grands brasiers et des flammes dévorantes, sans se pouvoir en aucune façon délivrer de là. C’est pourquoi elle se disait à soi-même, pour s’animer à les secourir : « Si je voyais un de mes proches parents dans un grand feu, sans qu’il en pût sortir, et que je l’en pourrais retirer, ne serais-je pas bien cruelle de l’y laisser brûler et tourmenter ? À combien donc plus forte raison dois-je assister les âmes de mes propres frères qui sont cruellement tourmentées et qui ne peuvent s’aider. »

Cette considération et ce raisonnement, qui était au-delà de son âge et de l’instruction qu’elle avait pu recevoir de la part des hommes, l’animaient si fort au désir d’assister ces pauvres âmes, qu’elle se fût volontiers laissée mettre en pièces pour ce sujet. Et cette compassion qu’elle conçut lors de leurs peines lui dura tout le reste de sa vie, et elle reconnaissait cela pour un signalé service de la bonté de Dieu en son endroit, d’autant qu’elle avait attiré plusieurs bénédictions en [9] son âme par ce moyen, m’ayant souvent avoué avoir reçu de grands secours et assistances de Dieu par l’aide des mêmes âmes qu’elle secourait par ses prières. Et disait que c’étaient elles qui étaient la cause de son bonheur et le sujet pourquoi Dieu l’avait si particulièrement attirée à son divin service.

Si elle était si secourable aux défunts, elle ne l’était pas moins aux vivants, qu’elle servait et secourait en tout ce qui lui était possible, avec grande affection et charité : c’est pourquoi tous ceux de la maison l’aimaient et avaient recours à elle en tous leurs besoins ; elle portait un très grand respect à ses père et mère, auxquels elle se rendit toujours si obéissante que jamais elle ne leur causa le moindre déplaisir ; aussi l’aimaient-ils plus elle seule que tous leurs autres enfants. Et quand elle eut atteint l’âge d’environ vingt ou vingt-deux ans, ils la voulurent marier et la sollicitèrent fort à cela, à quoi elle ne voulut jamais entendre, et se voyant souvent pressée sur ce sujet et d’ailleurs obligée quelquefois d’être parmi des personnes trop libres et qui n’avaient pas la retenue conforme à son humeur, elle commença de s’ennuyer si fort dans les champs qu’elle ne pouvait durer en repos. [10] Un autre motif qui contribuait si fort à cet ennui fut le désir qu’elle eut de recevoir le petit scapulaire de la Sainte Vierge et d’assister aux processions et autres dévotions qui se pratiquent chaque mois dans l’église des Pères carmes de Ploërmel638, dont elle avait entendu parler. Ce désir était si vivement imprimé dans son esprit qu’elle ne pensait à autre chose, et toutes ses prières et dévotions visaient là ; et pour ce recherchait-elle toutes les occasions d’aller demeurer dans la ville. Notre Seigneur, qui la considérait déjà comme une fille d’Amour et de Providence, lui en fournit une tout à propos, par les voies qui seront déduites au chapitre suivant. [11]

.Chapitre 2. Comme elle vint à Ploërmel et se mit en service.

Après avoir passé les premières années de son âge en la maison de ses parents, ainsi que nous venons de dire, et avoir gagné par ses vertus l’amitié et la bienveillance non seulement de ses proches mais encore de quelques autres du voisinage qui étaient tous grandement édifiés de sa rare modestie et retenue, entre les autres, une bonne demoiselle qui l’affectionnait fort et se plaisait à la voir eut envie de la prendre à son service, et pour ce sujet elle la demanda avec grande instance à ses parents, qui du commencement n’y voulaient entendre, mais enfin voyant que cette personne insistait toujours pour l’avoir et que d’ailleurs leur fille témoignait être ennuyée dans les champs, ils y consentirent, quoique avec bien du regret, tant pour s’en voir privés que pour les services qu’elle leur rendait dans le ménage.

Dieu se servit de cette occasion pour accomplir le désir qu’elle avait d’aller demeurer [12] dans la ville, où sa maîtresse la mena incontinent qu’elle lui fut accordée. Y étant, elle s’y trouva d’abord fort bien, lui semblant être délivrée d’un grand fardeau, de n’être plus obligée les fêtes et les dimanches d’assister aux danses et assemblées qui se font dans les champs, où quelquefois ses compagnes la menaient comme par force, car elle y avait de tout temps très grande aversion. Ce lui était, dis-je, une consolation de s’en voir libre, et d’ailleurs d’avoir le moyen d’entendre souvent la messe et les prédications, prenant un singulier plaisir d’entendre la parole de Dieu, à laquelle elle se rendait fort attentive.

D’ailleurs sa maîtresse était si satisfaite d’elle et de ses services qu’elle la chérissait et l’aimait comme sa propre fille et lui donnait tout le contentement possible, ne la reprenant jamais d’autre chose sinon de ce qu’elle travaillait trop ; et de vrai, elle était infatigable au travail, ayant un grand corps, sain, fort et robuste, avec un esprit agissant, quoique paisible, qui faisait de la besogne comme deux autres.

Il semblait que, les choses étant de la sorte, rien n’eût été capable de lui faire désirer la sortie d’un lieu où elle avait toutes choses à [13] souhait et où elle ne faisait que ce qu’elle voulait ; néanmoins elle n’y fut pas longtemps que tous ces bons traitements se tournèrent à dégoût, et un ennui et une tristesse la saisirent si fort qu’elle ne savait que faire, toutes choses lui donnant de la peine : plus elle était chérie, caressée et bien traitée, et plus elle recevait de mécontentement au dedans d’elle-même, sans qu’elle eût su en donner aucune raison, sinon que tout lui était fâcheux et insupportable. Sur ces entrefaites son père mourut, et sa maîtresse lui permit d’aller quelques jours consoler sa mère et donner ordre à ses affaires, lui enjoignant de revenir au plus tôt, car elle l’aimait si tendrement qu’elle ne pouvait se passer d’elle. Elle y retourna donc, mais avec une grande peine et difficulté ; néanmoins, comme elle avait commencé sa seconde année de service, elle fit ce qu’elle put pour l’achever, après quoi elle lui demanda son congé pour retourner dans les champs. Sa maîtresse, qui avait regret de perdre une si bonne et fidèle servante, fit tout son possible pour la retenir, lui offrant de lui hausser ses gages et de la décharger même d’une partie du travail du ménage si elle voulait encore demeurer avec elle ; mais [14] jamais elle ne put s’y résoudre, quoique selon la raison et ses sentiments elle l’eût bien voulu. Mais une force intérieure qu’elle ne connaissait point la tirait ailleurs, et ainsi elle prit congé de sa bonne maîtresse et s’en retourna chez ses parents, qui furent bien contents de la revoir, et elle encore plus d’avoir quitté la ville, croyant y avoir laissé sa peine et sa gêne d’esprit.

Mais elle ne fut pas un mois dans les champs qu’elle changea bien d’opinion, car ils lui devinrent insupportables, pour plusieurs raisons, outre sa gêne intérieure qui augmentait tous les jours. Car, étant là, ses parents la sollicitèrent derechef au mariage avec beaucoup d’importunité ; de plus elle était obligée de voir souvent plusieurs libertinages entre des jeunes gens qui n’avaient pas l’honnêteté en recommandation, ce qu’elle ne pouvait souffrir ; d’ailleurs, elle n’avait pas la commodité d’entendre la sainte messe ni de communier si souvent qu’elle faisait dans la ville, de sorte que pour obvier à tous ces inconvénients, et à beaucoup d’autres que je passe sous silence, elle procura639 derechef de retourner dans la ville, et fit tant d’instance qu’enfin elle en obtint la permission de ses parents, après avoir demeuré environ [15] quatre mois aux champs avec une gêne d’esprit étrange.

Etant retournée dans la ville, elle fut incontinent demandée de trois ou quatre personnes qui voulaient l’avoir pour les servir car, comme cette damoiselle chez qui elle avait déjà demeuré s’en était bien trouvée, il y avait presse à qui l’aurait. Elle se mit donc dans une maison où elle était très aimée et chérie, et nonobstant cela elle ne put y demeurer plus de trois semaines, au bout desquelles elle fut contrainte d’en sortir, à cause de la gêne insupportable qu’elle ressentait et qui croissait à mesure des bons traitements qu’elle recevait dans ces maisons. Car tant plus elle était à son aise pour le corps et plus souffrait-elle dans l’esprit. Elle sort[it] donc encore de cette seconde demeure, et en moins de trois ou quatre mois elle fut en deux autres, pour voir si elle s’y pourrait habituer ; et partout où elle allait, il fallait qu’elle en sortît, quelque désir ou volonté qu’elle eût d’y demeurer, ce qui lui causait bien de la peine, ne sachant et ne pénétrant pas encore dans les desseins de la divine Providence, qui le permettait pour son très grand avantage, ainsi qu’elle le reconnut par après. [16]

Comme elle était dans ces continuels changements et dans l’incertitude du lieu de sa demeure stable et arrêtée qu’elle espérait de trouver, vu qu’elle avait refusé les meilleures et plus avantageuses conditions qu’elle eût pu prétendre, Dieu au même temps lui en présenta une toute propre pour l’accomplissement des desseins qu’il avait sur elle, ce qui se passa en cette sorte.

Il y avait dans les Carmélites de Ploërmel une religieuse qui avait connu autrefois cette bonne fille, et sachant qu’elle n’était encore engagée en aucune condition, elle désira de la mettre au service d’une sienne sœur mariée dans la ville, damoiselle fort vertueuse, qui avait le service de Dieu en singulière recommandation, et qui désirait aussi d’avoir cette fille chez elle et avait prié sa sœur de lui en parler de sa part. A cet effet, cette religieuse l’envoya quérir et la convia fort d’aller au service de sa sœur, non en lui promettant le beau temps et le peu de travail, ainsi qu’on avait fait aux autres maisons où on l’avait voulu engager, mais au contraire elle lui dit tout franchement qu’elle aurait beaucoup de besogne et d’occupations, à cause qu’une autre servante qui y était depuis quelques années en devait [17] sortir pour se rendre religieuse, et que tout le travail du ménage, qui était grand, lui demeurerait, mais que du reste elle y aurait toute sorte de satisfaction et de contentement.

A ces propositions, qui étaient plus capables de la rebuter que de l’inciter à les accepter, elle se sentit néanmoins intérieurement émue et fortement excitée de les embrasser, lui étant avis que Dieu lui faisait connaître que c’était là le lieu où il voulait qu’elle fût. Elle s’y accorda donc facilement et, de vrai, on a bien reconnu à la suite des temps que c’était véritablement la maison dans laquelle de toute éternité il avait destiné de faire les grâces et les faveurs qu’il communiqua depuis à cette sainte âme, maison de bénédiction et de sanctification pour elle, puisque ce fut là qu’il l’attira plus spécialement à lui. Quoique dès sa jeunesse elle fût encline à la vertu, ce fut dans ce lieu où elle trouva des épreuves et des contradictions infiniment plus avantageuses que toutes les caresses qu’elle avait reçues ailleurs, puisqu’elles lui firent acquérir l’habitude des plus solides vertus. Ce fut en ce lieu que l’amour divin s’empara si fortement de son cœur qu’elle en pensa mourir, ainsi que nous ferons voir aux chapitres suivants. [18]

.Chapitre 3. De la manière par laquelle Dieu l’attira à son divin amour.

Pour confirmer davantage cette bonne fille dans la pensée qu’elle avait eue que la volonté de Dieu était qu’elle fît sa demeure dans cette maison, il permit que sitôt qu’elle y fut entrée, elle se trouva déchargée de cette gêne et peine d’esprit qu’elle avait souffert jusques alors en toutes les autres où elle avait été, de sorte qu’elle s’y trouva si libre et contente qu’il ne se peut rien dire de plus. Et d’ailleurs on était si satisfait de ses services et de ses déportements640 qu’on n’y trouvait rien à redire ; et pour le regard du travail, elle n’en avait point d’autre que de soigner les enfants ; car le dessein que cette autre fille dont nous avons parlé avait eu pour la religion n’ayant pas réussi, elle était restée à la maison et avait soin des plus grosses besognes du ménage, de sorte que, cette autre en étant chargée, les occupations n’étaient pas grandes, encore que ce ne [19] fût pas pour longtemps, mais dans l’abord les choses se passèrent de la sorte.

Dieu ayant ainsi disposé et ordonné toutes choses, selon les desseins de son éternelle Providence, il commença en même temps de mettre la main à l’œuvre et de jeter les fondements de ce haut et grand édifice de perfection, et d’orner et embellir ce temple, que sa Majesté s’était réservé pour être le trône de son amour et le lieu de sa demeure et de ses délices. Et à cet effet il se servit d’une voie fort commune et ordinaire pour faire les saints : à savoir la lecture de la vie et des actions des autres saints, car la coutume dans cette maison était que tous les soirs, après le souper, on faisait la lecture dans la Vie des saints, ou autre livre spirituel qui traitait de même matière, de sorte que cette bonne fille était fort soigneuse d’y assister et prenait un singulier plaisir d’ouïr raconter les actions vertueuses et héroïques des saints, et admirait tout ce qu’ils avaient fait pour Dieu. Et ensuite de cela, il lui vint un désir ardent et violent de les imiter, et en souhaitait et recherchait toutes les occasions possibles, et était si préoccupée de ce désir que jour et nuit elle ne pouvait penser à [20] autre chose qu’aux moyens de se rendre semblable à eux.

Mais ces grands désirs et ces violentes ardeurs ne furent que de petits acheminements aux excès qui lui arrivèrent par après. Car comme elle eut pris goût d’entendre les lectures, et que celles qu’on faisait le soir ne la satisfaisaient pas pleinement, elle pria une des filles de la maison, qui depuis a été religieuse chez les ursulines de la même ville, de lui lire quelque chose de fois à autre, ce que cette jeune demoiselle faisait fort volontiers ; et Dieu permit qu’un jour elle lui lût un livre qui traitait de la Passion de Notre Seigneur et des travaux qu’il avait soufferts. Ce fut ceci qui servit d’hameçon pour achever de prendre ce cœur, qui y avait déjà de sa part de grandes dispositions. On ne peut pas dire les effets admirables que cette lecture et ces connaissances opérèrent dans son âme qui, par ce moyen, demeura si navrée et enflammée d’amour qu’elle était toute hors de soi ; et au même instant, toute idée ou pensée de quoi que ce soit fut bannie de son esprit, ne lui restant autre objet que celui des souffrance du Sauveur, tant de jour que de nuit, ce qui lui causait une telle [21] douleur et affliction qu’elle flétrissait et séchait de déplaisir, tant pour les extrêmes tourments qu’il avait soufferts qu’à raison que ses péchés en avaient été la cause, car cela lui fut en même temps vivement empreint dans l’esprit ; de sorte qu’elle ne savait que faire ni devenir, car l’ardeur et la détresse intérieure étaient si grandes qu’il lui était avis qu’elle était dans un feu consumant, qui tous les jours s’accroissait de plus en plus. Etant dans cet état et ne sachant à qui avoir recours pour avoir de l’éclaircissement dans une chose si nouvelle et inconnue, Dieu, qui la tenait déjà pour sienne, la pourvut en la rencontre d’une personne qui lui servit de guide et de conduite par les chemins où il la voulait faire passer, qui fut un Père carme, fort saint religieux et bien entendu dans les voies de l’Esprit, à qui un jour par hasard elle alla à confesse ; et après la confession elle se sentit fortement inspirée de lui déclarer tout l’état de son âme, ce qu’elle fit, lui racontant comme le tout lui était arrivé et qu’elle n’en pouvait plus, à cause de l’ardeur intérieure qu’elle ressentait, qui la mettait bien en crainte, de peur qu’il n’y eût quelque artifice du diable [22] en toutes ces ardeurs et effets si extraordinaires qui se passaient en elle depuis quelque temps ; et quoiqu’au fond de son âme elle fût comme certaine que cela provenait de Dieu, elle n’osait pourtant s’assurer d’elle-même dans une chose si nouvelle et où elle n’avait d’autre connaissance que ce que l’expérience et le sentiment lui apprenaient.

Ce Père, après l’avoir entendue et examinée de près, jugea aussitôt que Dieu avait de grands desseins sur cette âme, sans pourtant lui en rien déclarer et lui faire connaître que Dieu était l’auteur de tout ce qui se passait en elle. Mais seulement il l’encouragea fort à être fidèle à Dieu, à s’abandonner totalement à ses conduites, à fuir le péché et à être fidèle à suivre les mouvements de la grâce ; et de sa part il s’offrit à lui aider en tout ce qu’il pourrait, et lui dit à cet effet qu’elle vînt librement le trouver toutes les fois qu’elle aurait besoin de son assistance. Ce qu’elle observa depuis avec grande fidélité, ne faisant rien sans l’avis de ce bon Père tant qu’il fut dans le pays, et lui rendant une prompte obéissance en toutes choses, vertu qu’elle a toujours pratiquée [23] envers tous ceux qui ont eu la conduite de son âme. Et Dieu dès lors lui donna un si grand désir de se laisser conduire par la volonté d’autrui en toutes choses, qu’elle avait toujours ce sentiment au cœur : « Pourvu que je ne fasse point ma volonté, il ne m’importe, arrive que pourra, je ne me mettrai en peine de rien, mais si une fois je fais ma volonté, je me tiens pour perdue. »

Etant ainsi pourvue d’un guide et de docilité à suivre ses ordres, et la pensée des souffrances du Sauveur continuant de lui occuper l’esprit, le Verbe Incarné lui communiqua à quelque temps de là une vue intérieure par laquelle il lui fit connaître que ce n’étaient ni les juifs ni les bourreaux qui étaient les auteurs de sa mort, mais que le seul amour qu’il lui avait porté en toute éternité l’avait attaché à la Croix pour la délivrer de ses péchés. Cette vue lui pénétra si fort le cœur et lui causa un si grand amour et une si excessive contrition qu’il est difficile de l’exprimer par des paroles ; et quand elle parlait de cette contrition que cette lumière versa dans son âme, elle disait que le moindre sentiment qu’elle avait lors de ses péchés [24] était plus que suffisant de lui ôter mille vies, si elle les eût eues, si Dieu par une grâce spéciale ne l’eût retenue ; et, de vrai, les effets qu’elle opéra firent bien connaître combien elle était grande et efficace.

Car premièrement cette vue de ses péchés lui causa une si grande aversion d’elle-même qu’elle eût voulu se précipiter dans les enfers, par manière de dire, pour satisfaire à la divine Justice et ôter d’elle le péché, qui avait causé la mort à son Sauveur ; de là venait qu’elle disait souvent à Dieu, étant transportée et hors d’elle-même par la force de l’amour et de la douleur : « Ô mon Seigneur, donnez-moi plutôt la mort et l’enfer que la vue de votre amour et de mes péchés. » Elle eût alors voulu souffrir tous les tourments des martyrs et eût désiré qu’on l’eût coupée, déchirée, brûlée et réduite en poudre pour satisfaire à son amour. Et quand il se présentait quelque occasion de souffrir, elle dévorait cela avec plus d’avidité qu’un famélique ne fait les viandes, ou qu’un cerf échauffé ne se précipite dans les eaux pour se rafraîchir ; car, véritablement, elle était excessivement affamée et altérée de souffrances.

Dieu de son côté avançant son ouvrage, [25] donnait tous les jours de nouveaux motifs à sa contrition, car il lui représentait clairement dans l’esprit, par le menu et en détail, tous les tourments qu’il avait endurés en sa Passion que jusqu’alors elle avait ignorée, n’ayant qu’une connaissance générale qu’il était mort en la Croix, sans en savoir les particularités qui en ce temps lui furent toutes montrées, de sorte que, sans qu’elle le procurât641, son esprit était toujours accompagnant Notre Seigneur dans ses tourments : tantôt elle le voyait au Jardin des Olives, suant tout son sang précieux et faisant oraison à son Père, tantôt pris par les juifs, lié et traîné chez Caïphe et Hérode, d’autres fois souffleté, craché, couronné d’épines ; bref toutes les peines tant intérieures qu’extérieures de Notre Seigneur lui étaient représentées, tout ainsi que si elle les eût vues de ses propres yeux lorsqu’il les endura, et toujours avec cette circonstance642 et cette voix intérieure qui criait bien haut au fond de son cœur : « C’est l’amour que Dieu t’a porté qui lui a causé toutes ces souffrances. »

Cela lui causait une telle douleur et lui faisait verser tant de larmes que toutes les nuits elle ne faisait que gémir et pleurer, [26] n’osant le faire de jour, de crainte d’être aperçue, si ce n’était quand elle était seule. Alors elle répandait des larmes en si grande abondance que ses yeux étaient comme deux sources intarissables. Ce fut en ce temps que Dieu la gratifia du don des larmes, qu’il lui continua presque tout le cours de sa vie, encore que la cause en fût différente ; car elle fut plus d’un an que ses pleurs étaient de contrition et de regret d’avoir offensé Dieu, mais depuis c’étaient toutes larmes d’amour, comme on verra ci-après.

A ces vues des tourments de Notre Seigneur fut jointe une autre très particulière et très sensible de son Sang précieux, de sorte que quelque part qu’elle allât ou quoi qu’elle fît, elle se voyait toujours comme baignée et arrosée de ce précieux Sang et oyoit643 intérieurement ces paroles qui lui disaient : Vois-tu ce Sang ? Il a été tout répandu pour faire un bain pour purifier et nettoyer ton âme. Cela l’enflammait si fort et la mettait en telle détresse qu’elle était insupportable à elle-même ; et certes ce n’était pas sans cause car, comme elle disait depuis, il eût fallu être pire que les démons pour ne correspondre pas à un si grand amour. [27] Cette pensée du Sang précieux644 la tenait si continuellement occupée que jamais elle ne la perdait de vue quand elle prenait son repas : il lui semblait que tous ses morceaux étaient trempés dans ce divin Sang ; quand elle buvait, c’était comme si elle eût avalé cette précieuse liqueur, et lui semblait qu’effectivement cela se passait de la sorte ; elle ne pouvait voir de sang ni de couleur rouge qu’avec des ressentiments si vifs qu’elle en perdait presque la parole ; marchant par les rues, souvent elles lui paraissaient toutes teintes de sang, ainsi que celle de Jérusalem au temps de la Passion de Notre Seigneur, qui lui saisissait le cœur d’une telle manière qu’elle était plus mourante que vivante, spécialement quand elle se voyait au pied de la Croix avec la Sainte Vierge et la Madeleine, considérant son Sauveur expirer d’amour pour son sujet. C’était là véritablement qu’il lui semblait souvent être à deux doigts de la mort et s’étonnait comment la sainte Pénitente avait eu la force d’être présente à ce piteux spectacle sans mourir elle-même. Et depuis que ces vues lui furent communiquées, elle demeura toujours fort dévote et attentionnée à cette divine Amante [28] du Sauveur, et lui était avis qu’elle ressentait en son cœur les mêmes sentiments d’amour et de regret qu’avait eus autrefois cette grande sainte, et que Dieu la lui donnait pour modèle et exemple d’amour et de contrition de ses péchés.

Toutes ces choses et autres semblables se passaient en elle en ces commencements sans que personne en eût la connaissance que son confesseur ; car Notre Seigneur lui fit toujours cette grâce que toutes les faveurs qu’il lui communiqua se passèrent intérieurement ; que si parfois il paraissait quelque chose au-dehors, il permettait qu’on n’y prenait pas garde, ou qu’on l’attribuait à quelque autre cause, comme par exemple son silence et grande récollection645 et modestie étaient pris pour ignorance ou stupidité naturelle ; et d’ailleurs sa condition de servante faisait qu’on n’y prenait pas garde. Mais la principale raison de ceci était la continuelle demande qu’elle en faisait à Notre Seigneur, le suppliant très humblement qu’il la tînt close et couverte sous l’aile de la divine Providence, comme le poussin l’est sous celle de sa mère — c’étaient les propres mots dont elle usait en sa demande —, et que là elle fût cachée [29] et inconnue à toute créature, fors646 à celles qui étaient nécessaires pour l’aider à l’aimer davantage, ou qui seraient pour glorifier son saint Nom des grâces qu’il lui faisait ; et c’était la prière la plus ordinaire qu’elle adressait à Dieu dans ses commencements, qu’il exauça en toutes choses aussi bien que les autres qu’il lui inspirait de lui faire, comme il sera facile de connaître à la suite de ce traité.

Elle ne manquait point de faire souvent un fidèle rapport de tout son état à son Père directeur, qui de sa part lui donnait les avis convenables aux dispositions de son cœur, sans pourtant jamais l’assurer que ce fût Dieu qui opérât directement en elle, quoique souvent elle doutait d’où lui pouvaient venir tous ces effets si extraordinaires, et cela la mettait même quelquefois bien en peine. Mais à cela il ne lui donnait d’autre réponse sinon qu’elle espérât et se confiât en Dieu, et que tant qu’elle aurait la volonté de le servir, Sa Majesté ne permettrait jamais qu’elle fût déçue. Et ce fut par une spéciale Providence de Dieu que ce bon Père ne lui donna une entière connaissance que le tout provenait de lui ; car si elle l’eût su, et [30] qu’elle se fût entièrement laissée emporter aux sentiments qu’elle avait, elle en fut probablement morte : sa nature n’était pas encore capable de porter de si puissants efforts de la grâce ; mais comme elle doutait toujours, ce doute faisait qu’elle se retenait, et cette crainte servit à la conservation de sa vie, ainsi qu’elle disait d’ordinaire quand elle parlait des premières années où l’amour se rendit maître de son cœur, et remerciait Dieu de grande affection de ce que, par ce moyen, il lui avait donné du temps de l’aimer et de le servir avec plus de pureté et de perfection ; car en toutes ces excessives ardeurs elle y reconnaissait par après bien du mélange de la nature. Et Dieu, pour l’en purifier, permit qu’elle passât bientôt après par beaucoup d’épreuves et de travaux, tant de la part des diables que d’ailleurs. [31]

.Chapitre 4. Des tentations qu’elle souffrit, et des grandes grâces que Dieu lui fit ensuite.

C’est l’ordinaire des grandes âmes de pâtir de grands travaux de la part des démons, et je crois qu’il y a peu de saints qui n’aient expérimenté les effets de leurs rages, et ne doivent une partie de leur mérite aux assauts qu’ils leur ont livrés à dessein de les perdre, qui ont toutefois réussi à une fin toute contraire à leur malice. C’est ce qui a paru évidemment en la vie de cette heureuse fille dont nous traitons, qui a souffert d’étranges tentations de leur part, qui néanmoins par la grande bonté de Notre Seigneur lui ont été très avantageuses. Nous traiterons en ce chapitre des premières, réservant en son propre lieu à parler des autres étranges qu’elle endura par après.

Ayant passé un an, ou un peu davantage, dans ces grandes ardeurs et dans les regrets extrêmes de ses péchés, comme nous disions naguère, Dieu donna pouvoir au diable de la travailler et tourmenter [32] de diverses sortes de tentations qui lui étaient plus fâcheuses que la mort. Et comme c’est le propre du diable de s’opposer et de contrarier les œuvres de Dieu autant qu’il peut, il dressa tous ses assauts pour ruiner et détruire ce que Dieu avait édifié en cette âme, se servant à ce dessein des tentations directement opposées aux faveurs qu’il lui avait communiquées.

Premièrement, au lieu de cet amour si violent que jusqu’alors elle avait ressenti pour Notre Seigneur et pour tout ce qui concernait son service, il lui imprima dans l’imagination comme une haine et aversion de Dieu, avec un certain mépris et ennui de toutes sortes de bonnes œuvres si grand et extrême, que la moindre chose qui regardait la pratique du bien lui était insupportable.

Secondement, tous les regrets et la contrition qu’elle avait ressentis de ses péchés lui furent ôtés, de sorte qu’à la vue d’iceux647 elle était comme insensible et bien plus, car il lui semblait ressentir comme un certain mouvement de joie de ce qu’elle avait offensé Dieu et contrarié ses adorables volontés ; d’où par après il s’ensuivit un rude combat, car, se voyant [33] si misérable, une rage et désespoir de son salut la saisit de si étrange façon qu’elle croyait sa perte aussi assurée comme si déjà elle eût été en enfer ; et son désespoir s’accrut de telle manière qu’elle était continuellement tentée de se tuer et ne se soucier plus de sa damnation.

En troisième lieu, pour contrecarrer les louanges et bénédictions qu’elle avait si généreusement données à Notre Seigneur, elle se trouva attaquée d’un esprit de blasphème si puissant que, quelque effort qu’elle fît, elle ne pouvait de fois à autre s’empêcher d’en proférer quelques paroles, spécialement contre la très adorable Eucharistie, et même lorsqu’elle était sur le point de la recevoir, ce qui lui fut un des plus pénibles tourments qu’elle ressentit.

En quatrième lieu, toutes les vues et les pensées des souffrances de Notre Seigneur lui furent ôtées de l’esprit, et ne lui en resta non plus d’idée que si jamais elle n’en eût ouï parler ; et au lieu de cela, il lui semblait être toujours dans la compagnie des démons, qui la provoquaient incessamment à se donner et livrer à eux. Voilà l’état misérable dans lequel ils la réduisirent, dans le peu de temps que Dieu leur [34] donna puissance sur elle.

Mais pour empêcher qu’elle ne succombât sous le pesant poids de tant de furieux assauts, Sa Majesté lui imprima dans le fond du cœur une certaine crainte de l’offenser qui, encore bien qu’elle fût imperceptible aux sens, était néanmoins assez forte pour retenir sa volonté à ce qu’elle ne consentît à toutes ces suggestions du diable ; mais cela réservé, elle était du reste comme une personne entièrement désespérée et abandonnée, et n’était pas dans son pouvoir de produire le moindre acte qui l’eût tant soit peu consolée ni fortifiée.

Tout son refuge était à son confesseur, à qui elle déclarait toutes ses peines, que lui-même avait prédites quelque temps devant qu’elles lui arrivassent ; il lui portait très grande compassion et tâchait de la consoler et fortifier, mais le plus souvent c’était en vain ; car, lorsqu’il lui parlait, le diable troublait tellement son imagination qu’elle ne pouvait entendre ce qu’il lui disait, ou si elle l’entendait, cela ne faisait aucun effet pour son soulagement. Et de plus elle ressentait de très grandes difficultés de faire ce qu’il lui enjoignait ; mais néanmoins elle y obéissait ponctuellement, [35] quelque répugnance qu’elle y eût.

Entre les autres choses qu’il lui recommandait le plus en ce temps, c’était de s’approcher souvent de la sainte Communion ; et elle le faisait, mais avec tant de peine et d’aversion qu’elle eût autant et mieux aimé, selon son sentiment, qu’on l’eût menée aux supplices les plus cruels. Toute la dévotion qu’elle avait eue pour ce saint Sacrement était tournée en horreur, s’il faut ainsi dire, et ne pouvait croire que Dieu y fût compris648 ; ou si parfois il lui semblait le croire, elle en sentait encore un plus grand éloignement ; et nonobstant cela, elle communiait quand son confesseur le lui disait. Et par ce moyen elle acquit des forces pour surmonter toutes ces tentations, comme nous dirons ci-après, encore que pour lors elle n’en ressentît pas les effets ; au contraire il lui était avis que cela augmentait les attaques de l’Ennemi ; et, de vrai, elles accrurent de telle sorte que son confesseur, craignant qu’il ne lui survînt quelque accident, fut contraint de la recommander à cette autre bonne fille de qui nous avons déjà parlé et qui l’affectionnait fort, afin qu’elle veillât sur ses actions, car elle était si préoccupée de cette pensée de se [36] tuer que souvent elle était comme une folle et insensée qui avait perdu toute crainte et considération de quoi que ce fût, et était incessamment incitée à se précipiter dans l’eau ou se jeter du haut des escaliers en bas ; et de sa part elle ne se fût pas souciée de le faire, mais Dieu la retenait intérieurement, et cette autre fille, à qui son confesseur l’avait recommandée, veillait sur ces actions et prenait soin de lui faire prendre de la nourriture et du repos quand elle pouvait. Car pendant cinq ou six mois que dura le fort du combat, il lui était comme impossible de dormir la nuit, à cause des spectres épouvantables dont les diables la travaillaient, prenant diverses figures horribles de monstres qui parfois semblaient la vouloir dévorer. Et elle se voyait si misérable qu’elle eût estimé souffrir moins de mal d’être engloutie par eux que de supporter les peines dont son esprit était agité.

Parfois aussi ils la battaient et maltraitaient étrangement et la faisaient jeter de si hauts cris que sa compagne s’en éveillait, et alors elle l’assistait de tout son pouvoir, sans que pourtant on s’en aperçût, ni qu’autre qu’elle dans la maison [37] eût connaissance de ce qui se passait.

Cet orage était trop furieux pour continuer longtemps ; c’est pourquoi il plut à Notre Seigneur de l’en retirer, après avoir été environ six ou sept mois en cet état et s’être fidèlement servie des aides que son confesseur lui fournissait, nonobstant les grandes répugnances qu’elle y eût. Sa Majesté, prenant compassion de sa misère, fit luire au fond de son cœur les rayons de sa divine lumière, par laquelle tous les efforts de ses ennemis furent dissipés, et reconnut clairement qu’avec l’aide de la grâce elle pouvait non seulement surmonter toutes ces tentations, mais encore toutes celles que l’enfer eût pu dresser à l’encontre d’elle ; et ceci se passa de la manière que je vais dire.

Un soir qu’elle et cette autre fille se furent retirées pour dire quelques prières avant que se coucher, cette pauvre créature se trouva en un moment si excessivement travaillée de ces suggestions diaboliques, qu’il semblait que tous les démons eussent entrepris de la renverser de fond en comble et de la faire entrer en un entier désespoir ; elle avait perdu la parole, et faisant des gestes et des actions d’une vraie [38] démoniaque, l’autre fille demeura transie de la voir en cet état et ne savait quel remède y apporter ; et de vrai, elle était incapable d’en recevoir d’ailleurs que de celui qui n’abandonne jamais les siens au fort de leurs tentations, ainsi qu’il fit bien paraître en cette rencontre à sa fidèle servante.

Car comme elle était au plus grand excès de ses peines, sa compagne qui la veillait vit des yeux du corps comme la figure de Notre Seigneur, lequel d’une façon douce et amoureuse s’approcha de sa chère épouse et la couvrit du manteau dont il était revêtu, en signe de ce qu’il la prenait en sa sainte protection ; ce qu’ayant fait, il disparut. Et au même temps, celle qui avait vu ceci s’écria à l’autre : « Courage, ma chère sœur, ne craignez point, car je viens de voir Notre Seigneur qui vous a prise en sa sauvegarde et protection. » Pour ce qui était d’elle, elle ne s’était aperçue de rien, mais au même moment que Notre Seigneur lui avait fait cette grâce, son cœur se trouva fortifié, en sorte qu’elle avoua que de vrai une grande force s’était épandue en son âme, qui avait donné la chasse aux démons, et ainsi ils la laissèrent en repos, et [elle] revint à soi. [39]

Mais les diables ne se tinrent pas vaincus pour ce coup ; ils continuèrent toujours leurs attaques comme auparavant, mais cette force intérieure qui lui avait été communiquée parait à tous leurs assauts et même lui donnait le courage, au milieu de leurs plus grandes furies, de leur dire que malgré leur rage elle serait à Jésus et combattrait sous ses enseignes, comme un bon soldat fait sous celles de son capitaine, et qu’elle les vaincrait et remporterait la victoire contre leur malice. Ces paroles étaient proférées avec grande véhémence, comme si un autre esprit que le sien les eût dites et connaissait bien que les diables en concevaient une grande rage et indignation, et que leurs forces commençaient bien à se diminuer et affaiblir. Enfin Notre Seigneur, voulant la délivrer tout à fait de leurs poursuites et lui donner une marque sensible, comme ils avaient abandonné ce lieu que Sa Majesté avait destiné pour sa demeure, permit qu’étant un dimanche dans l’église des Pères carmes, à l’heure des vêpres, huit ou quinze jours après avoir reçu cette grâce, elle fût saisie soudain d’un tremblement accompagné d’une grande frayeur, et [40] au même moment il lui sortit du cerveau une fumée noire et épaisse qui exhala une si étrange odeur qu’elle en pensa mourir, et fut bien une demi-heure entourée de cette puanteur, qui était si insupportable, qu’elle assurait depuis que toutes les plus grandes infections de ce monde ne sont que délices en comparaison de celle-ci qui, après avoir duré le temps que nous avons dit, se dissipa. Et alors son cœur se trouva tellement changé et fortifié qu’incontinent elle commença de braver le diable et de se moquer de tous ses vains efforts, et de défier et appeler au combat celui qui peu auparavant semblait la devoir vaincre et surmonter ; et elle lui disait en se moquant de lui : « Tu pensais, ô Satan, remporter la victoire dessus moi et me ravir à celui qui m’a acquise au prix de son sang, mais je me ris de toi et de tous tes artifices, et te défie de me surmonter jamais. »

Puis se tournant vers son Dieu, elle lui disait, avec un cœur plein de reconnaissance : « Ô mon Dieu, vous avez brisé mes liens et m’avez délivrée de la servitude de mes ennemis. Aussi, ô mon amour, vous servirai-je à jamais et combattrai sous vos armes [41] toutes les puissances de l’Enfer. » Ces paroles, et autres semblables, étaient proférées avec grande ardeur et impétuosité ; et elle n’eût pas pu, ce lui semblait, s’empêcher de les dire, ni de bénir Dieu pour sa délivrance, non plus que de mépriser et se moquer du diable, qui crevait de dépit de se voir ainsi surmonté par une pauvre villageoise qui n’avait d’autres armes que celles que l’amour et la confiance lui fournissaient.

Souvent depuis il voulait l’attaquer derechef et venait à l’assaut avec de nouvelles forces, plus grandes que les premières, mais il n’en remportait que de la honte et du mépris, tant son cœur était fortifié de la grâce divine, que ces combats avaient rendu plus capable de recevoir ; et par ainsi il fut contraint de céder la place, pour la laisser jouir en repos des grâces et des mérites que tant de combats lui avaient acquis, dont l’une des principales fut que Dieu ralluma dans son cœur le feu ardent de son divin amour, que le vent de ces tentations avait comme éteint (au moins quant au sentiment) : il se ralluma, dis-je, mais avec tant d’impétuosité et de véhémence qu’il lui semblait n’être, tant dedans que dehors, [42] que feu et flamme ; et à ce feu intérieur fut joint un désir si ardent de s’unir avec Dieu qu’il lui semblait que toutes les paroles du monde ne seraient pas capables de l’exprimer.

Ce trait divin qui lui avait pénétré le cœur faisait qu’elle était incessamment à la poursuite de celui qui le lui avait décoché, après qui elle soupirait et gémissait jour et nuit, sans se donner trêve ni repos en aucune chose de ce monde. Son esprit était si aliéné et hors d’elle qu’elle était comme insensée, et qui eût vu ses actions l’eût jugée folle, car ne sachant où prendre celui qui lui avait navré649 le cœur, souvent elle courait de chambre en chambre, croyant de l’y devoir rencontrer ; d’autres fois elle criait après lui et l’appelait de toutes ses forces, et l’amour qui la possédait lui faisait dire des mots et faire des actions qui eussent passé en l’esprit du monde pour extravagantes et au-delà de la raison, mais non pas au-dessus de son amour. Parfois elle serrait et embrassait si fort ce qu’elle rencontrait en son chemin, comme des piliers, des quenouilles de lit650, ou autre chose semblable, qu’il semblait qu’elle se les voulait incorporer ; et leur disait : « Est-ce point vous qui tenez caché le Bien-Aimé de mon [43] cœur ? » Et disant ces paroles elle fondait en larmes.

Mais où elle donnait pleine liberté à ses soupirs de s’épandre, c’était quand elle se trouvait dans les champs où on l’envoyait quelquefois. Etant là retirée et hors de crainte d’être aperçue de personne, elle déployait les ailes de son ardeur et courait à perte d’haleine à la recherche de son unique amour ; elle allait par les bois, embrassant les arbres et les serrant étroitement, et par les campagnes, demandant aux créatures inanimées, ainsi que l’Épouse, qu’elles lui enseignassent Celui que son cœur désirait. D’autres fois elle s’adressait aux bêtes et aux oiseaux et leur parlait comme si ils eussent eu de la raison, leur racontant la grandeur de son martyre et les incitant à bénir leur Créateur ; parfois, se complaisant en elles, elle les considérait comme les ouvrages des mains de Celui qu’elle aimait, et son amour en devenait encore plus embrasé, et le désir de jouir de Lui plus ardent : ses yeux et les oreilles étaient toujours en action, comme s’ils eussent dû rencontrer ce que son cœur désirait.

La nuit, il lui était impossible de faire un bon sommeil, et le plus souvent elle ne [44] pouvait durer au lit ni en aucune place, allant incessamment de lieu en autre. Quand elle voyait le jour poindre, elle se réjouissait, croyant que ce jour serait celui dans lequel son désir serait satisfait ; si la nuit approchait, il lui était avis que l’obscurité des ténèbres, avec l’éloignement des créatures, lui devait faire trouver ce qu’elle souhaitait si ardemment. Bref, elle était si transportée hors d’elle et si éprise du désir de s’unir avec son Bien-Aimé qu’elle me disait souvent, me parlant de ce temps-là, que si on l’eût assurée qu’elle l’eût pu trouver au fond de la mer, elle s’y fût jetée avec impétuosité ; et disait de plus que si elle eût vu l’enfer ouvert avec tous ses tourments et qu’elle eût cru y trouver au fond celui qui lui avait blessé le cœur, qu’elle s’y serait précipitée plus vite que la pierre ne court vers son centre, et que toutes les peines de ce lieu lui eussent été agréables, pourvu qu’elles lui eussent aidé à jouir de son amour.

Il lui venait en ce même temps des désirs de mourir si violents qu’ils eussent été suffisants de lui causer la mort si Dieu ne les eût modérés. Tout son plus grand plaisir était de penser à la mort comme à [45] l’unique moyen de parvenir à ses prétentions. Quand elle oyait sonner pour un mort ou entendait dire que quelqu’un était décédé, elle en ressentait une grande joie et disait en elle-même : « Oh, plût à Dieu que je fusse en la place de cette personne, pour voir l’objet de mon amour ! »

Le diable, qui ne dort jamais et qui se sert de toutes les occasions pour surprendre les amis de Dieu, se servit de ce grand désir de la mort pour la tenter de se tuer, afin de pouvoir plus tôt jouir de l’amour de Dieu. Une fois entre les autres, comme elle était au bord d’une fontaine à penser ce qu’elle pourrait faire pour trouver son unique amour, elle entendit une voix qui lui disait au dedans d’elle-même : « Jette-toi dans cette fontaine, et la mort accomplira ton désir. » Et [elle] sentit en même temps comme si on l’eût poussée pour l’y faire tomber, mais une crainte d’offenser Dieu la saisit qui la retint, car si ce n’eût été cela, elle s’y fût jetée de très bon cœur.

En quelque lieu qu’elle fût ou quoi qu’elle fît, elle était toujours occupée en son intérieur à penser autour de l’objet de son désir et à penser aux moyens de l’accomplir, et ressentait une si extrême peine de s’en voir si longtemps privée qu’elle [46] disait souvent à Dieu : « Mon Seigneur, ou ôtez-moi la vie, ou me dites où je vous trouverai, car je ne peux plus vivre sans vous. » D’autres fois elle l’appelait, avec tous les noms les plus capables de l’inciter à se découvrir à elle que l’amour lui pouvait suggérer. Elle lui disait : « Ô mon Dieu, qu’il faut bien que vous soyez infiniment aimable, puisque, ne vous connaissant point et ne sachant qui vous êtes, je meurs néanmoins et languis d’amour pour vous. » Parfois elle entrait en une sainte et amoureuse impatience, et l’appelait cruel et sans pitié de se tenir si longtemps caché, et lui disait : « Vous vous faites bien chercher, ô amour, et me faites bien courir après vous ; mais aussi, si je vous puis une fois trouver, oh jamais, non, jamais je ne vous laisserai aller. »

D’autres fois elle se considérait comme une pauvre brebis égarée et errante, qui avait perdu son Pasteur et qui faisait tout son pouvoir pour rentrer au bercail de Jésus-Christ, et lui disait souvent : « Ô bon Jésus, vous êtes ce bon Pasteur qui courez incessamment après les brebis qui vous fuient ; et moi, qui depuis un si long temps vous cherche, vous vous enfuyez toujours de moi. Que voulez-vous que je fasse, et à [47] qui aurai-je recours ? Faites-moi entendre votre voix, et me ramenez en votre troupeau, et me mettez en votre compagnie, afin que jamais je ne me sépare de vous. » L’amour lui faisait proférer toutes ces paroles avec des tendresses et des sentiments qui ne se peuvent dire, et lui faisait jouer toutes sortes de personnages, aussi bien que d’user de tous les moyens qu’elle pensait lui pouvoir aider à parvenir à ses prétentions.

Et pour ce elle ne s’adressait pas seulement à Notre Seigneur, mais encore à tous les saints ou saintes qui avaient eu alliance avec sa sacrée humanité, surtout à la grande sainte Anne, qu’elle considérait comme l’aïeule de Jésus-Christ et mère de la très sacrée Vierge, et était si persuadée que, si elle pouvait gagner ses bonnes grâces, elle lui aiderait à trouver celui qu’elle aimait, qu’elle n’épargnait rien pour cela et lui faisait mille prières et services à cet effet ; mais comme il sera traité de cette matière autre part, je n’en dirai que ce peu pour le présent, ajoutant qu’étant divinement instruite, elle savait fort bien que le plus puissant moyen d’attirer Dieu et l’obliger de s’unir et découvrir à elle était la pratique solide des vertus ; elle s’y adonnait [48] de toutes ses forces et ne laissait passer aucune occasion d’endurer, de s’humilier, d’obéir et de se surmonter en toutes choses qu’elle n’embrassât avec une avidité extrême ; et n’avait d’autre motif en ce faisant que de fléchir et incliner la Divine miséricorde à avoir pitié et compassion de son pauvre cœur, qui languissait et se desséchait dans l’attente de l’accomplissement de son désir, qui était parvenu à tel point qu’elle ne savait plus de quel côté se tourner ; et si Dieu par sa bonté n’y eût apporté le remède, elle était pour en mourir, étant déjà comme toute minée et consommée au-dedans d’elle-même par la véhémence de cet ardent désir qui l’allait ainsi disposant à recevoir les grâces signalées que son céleste Époux lui préparait à son arrivée, et desquelles il est temps maintenant de parler. [49]

.Chapitre 5. Comment Dieu se manifesta à elle, et des contradictions qu’elle endura depuis.

Après que cette fidèle épouse eut bien heurté et frappé, par l’ardeur de son désir, à la porte de la divine Clémence, enfin il plut à Sa Majesté accomplir la promesse qu’il a faite, que quiconque le cherchera le trouvera, et qu’il sera donné à celui qui demandera, et qu’on ouvrira à celui qui heurtera : ainsi en usa-t-il à l’endroit de cette sienne élue, étanchant par ce moyen la soif excessive que lui-même avait allumée dans son cœur, ce qui se passa en cette sorte :

Elle avait été un long espace de temps dans l’état que nous venons de voir ; et tout ainsi que plus la pierre s’avoisine de son centre et plus elle s’y rend avec impétuosité, de même, expérimentant de pareils effets, plus elle approchait du terme que Dieu avait destiné de se manifester à elle et plus son ardeur augmentait, de sorte que, depuis le commencement du Carême jusque vers la Semaine Sainte, elle se trouva si excessivement [50] travaillée de ce désir de s’unir avec l’objet de son amour, que tout ce qu’elle avait ressenti auparavant n’était rien à l’égal de ce qu’elle expérimentait alors.

Approchant donc de ce saint temps, et Dieu voulant mettre la dernière et plus proche disposition aux grandes grâces qu’il lui préparait, il lui donna des vues et des connaissances si claires de ses misères et de son néant qu’elle voyait comme une infinie distance et un éloignement étrange entre Dieu et elle, à cause de ses infinies perfections et de ses extrêmes défauts ; et ces vues la tenaient dans un si grand abaissement qu’elle n’osait lever les yeux au ciel ni adresser à Dieu ses prières, se jugeant indigne d’être exaucée. Et comme ce sentiment était si imprimé dans son âme, aussi bien que les grâces qu’elle reçut ensuite, je ne puis mieux donner à connaître l’un et l’autre que par les propres termes avec lesquels elle s’exprimait lorsqu’elle en parlait, qui sont les suivants :

« Je me considérais, disait-elle, comme une pauvre criminelle qui désire entrer en l’amitié de son prince, qui n’ayant pas la hardiesse de se présenter devant lui, cherche des intercesseurs pour rentrer en grâce [51] et moyenner651 son accord, qu’elle souhaite avec passion. J’en faisais tout de même au regard des Bienheureux, m’adressant tantôt à la très sacrée Vierge, d’autres fois aux saints, puis aux anges, bref à toute la cour céleste, les suppliant et conjurant tous qu’ils fussent mes médiateurs envers Notre Seigneur pour obtenir de sa bonté l’accomplissement de mon désir, que la vue de mon néant et de mes péchés ne diminuait point ; au contraire, tant plus je me trouvais misérable, et plus je souhaitais de m’unir à celui seul que je connaissais être mon Tout et mon unique Bien.

« Je passai de la sorte tout le temps de la Passion, et le Vendredi Saint j’allai au sermon, où je ne fus pas l’espace d’un quart d’heure à entendre parler des tourments de mon Sauveur que mon cœur fut si outré et transpercé de douleur que, n’en pouvant plus, je fus obligée de sortir, de crainte qu’il n’eût éclaté en pièces, ou du moins fait paraître par quelque action son sentiment. Je me retirai donc à la maison où pour lors il n’y avait personne ; je m’y enfermai, et d’abord commençai de courir de lieu en autre et de crier à perte d’haleine, comme une personne frénétique652 et toute [52] hors de soi ; puis, me prosternant à terre, je criais : “miséricorde, Seigneur, miséricorde”, je demandais l’assistance de toute la cour céleste et conjurais tous les saints de m’aider. Et m’adressant à Dieu, je lui disais avec une ferveur enflammée : “Ô mon Seigneur et mon Dieu, le jour est venu où il faut que je sois toute à vous. Purifiez et blanchissez-moi dans votre sang précieux ; huilez mon cœur de l’huile de votre miséricorde ; transpercez-moi des flèches de votre saint amour ; faites-moi du nombre de vos disciples ; montrez-vous à moi et m’unissez à vous.”

« Au fort de ces prières, et proférant ces mêmes mots qui m’étaient dictés intérieurement, car pour moi je ne savais ce que je disais et n’entendais point le sens de ces paroles ni les Mystères qu’elles contenaient, mais j’étais comme forcée et violentée de les proférer, ce que je faisais avec une telle impétuosité qu’il me semblait que chaque mot fût une flèche bien acérée, pour pénétrer jusque dans le cœur de Dieu. Au fort, dis-je, de cette prière, et après m’être bien tourmentée et démenée, je fus en un moment transportée dans le plus haut étage de la maison, sans savoir [53] en quelle manière, mais je m’y trouvai sans y avoir pensé.

« Etant là, je me jetai en terre, ne me pouvant plus tenir ni supporter, tant j’étais réduite en une extrême détresse. Et Dieu au même instant fit luire au fond de mon cœur un rayon de sa divine lumière, par lequel il se manifesta à moi et me fit connaître clairement que celui que j’avais tant désiré entrait et prenait une totale possession de moi-même. A l’abord de cette si grande faveur, je me trouvai comme toute investie et environnée de lumière, avec une frayeur qui me saisit mais qui ne dura pas plus d’un moment, car tout incontinent mon cœur fut rassuré et tellement changé que je ne me connaissais plus, et sentis un tel assouvissement de tous mes désirs que je ne savais si j’étais au ciel ou en la terre. Je demeurai quelque temps immobile comme une statue, sans me pouvoir remuer ; et dès lors, toutes les puissances de mon âme demeurèrent tellement rassasiées et satisfaites, et la paix fut si grande en tous mes sentiments, que je ne pus nullement douter que Dieu ne m’eût unie et jointe intimement à lui, ainsi que je l’avais si ardemment désiré, et croyais cette [54] vérité avec une certitude plus infaillible que si je l’eusse vue de mes propres yeux ; car la lumière qui me fut alors communiquée, surpassait de beaucoup tout ce que la vue peut apercevoir. »

Mais qui pourrait maintenant déclarer les biens et les richesses divines qu’elle reçut alors ? Certes il n’y a que le cœur qui les ressentit qui en pourrait dignement parler. Là, toutes les demandes que peu auparavant elle avait faites si ardemment à Dieu lui furent entièrement accordées ; car premièrement elle ressentit si abondamment les effets de la divine Miséricorde qu’il lui semblait que tous ses péchés lui étaient pardonnés, n’en ressentant plus depuis le poids ni la pesanteur comme auparavant.

Secondement elle se vit blanchie intérieurement et purifiée dans le sang précieux de Notre Seigneur, et huilée de l’onction de sa divine grâce.

En troisième lieu, elle se trouva en cet instant dépouillée et déchargée de toutes les attaches, habitudes et inclinations penchantes au mal, et délivrée de l’amour de toute créature.

En quatrième lieu, son cœur fut si navré de l’amour de Dieu qu’il lui était avis [55] qu’elle l’avait percé d’outre en outre de plusieurs flèches ; et de fait, depuis ce bienheureux moment, son cœur fut continuellement malade et blessé sensiblement de l’amour, excepté deux ans qu’elle endura une étrange épreuve, comme nous ferons voir en son lieu.

Enfin, pour l’octroi de sa dernière demande, Dieu se découvrit et se manifesta si clairement à elle, lui faisant connaître qu’il habitait et résidait au centre de son âme, que depuis, ainsi qu’elle le confessait elle-même, elle n’alla plus le chercher comme absent et éloigné, mais en jouissait comme présent au-dedans d’elle-même, où sa présence se faisait si sensiblement connaître que jamais depuis elle n’en perdit la vue, excepté le temps ci-dessus allégué. C’est pourquoi, quand, après, elle venait à considérer comme Dieu lui avait justement octroyé l’effet de ses prières, elle fondait toute en reconnaissance, et dans cet esprit lui disait souvent : « Ô mon Dieu, mon amour et mon tout, que vous saviez bien me faire demander ce que vous-même me vouliez donner ! Car pour moi je ne savais ce que je vous demandais. Que votre saint nom en soit à jamais béni ! »

Toutes ses demandes lui ayant été ainsi [56] octroyées, et se sentant enflammée d’un ardent amour, lorsqu’elle fut un peu revenue à soi, elle se prosterna de corps et d’esprit aux pieds de Notre Seigneur, et là, en la présence de la très sacrée Vierge et de toute la cour céleste qu’elle croyait très assurément être présente à ce spectacle d’amour, elle se voua et consacra entièrement au service de Sa divine Majesté et fit vœu de perpétuelle chasteté, qu’elle garda toujours avec une sainteté et pureté angélique, nonobstant les grands assauts et les étranges accidents qui la combattirent depuis.

Ainsi finit cette heureuse journée, qu’elle appelait son jour de bénédiction et de conversion. Et à vrai dire ce n’était pas sans cause, car Dieu fit en cette journée d’admirables opérations en elle et des grâces très singulières qui s’allèrent toujours augmentant jusqu’à son heureux trépas, dont la principale fut que journellement elle sentait s’accroître cette flamme divine du saint Amour qui s’était éprise dans son cœur, qui la réduisit bientôt, par sa véhémence, à une extrême faiblesse.

Car incontinent après elle demeura malade l’espace de cinq ou six mois, avec une fièvre continue, qui ne lui provenait d’autre [57] cause que de l’excès du feu d’amour qui la brûlait et consumait toute, tant au dedans qu’au dehors ; et par ainsi en peu de temps elle se trouva si débile et exténuée qu’à peine le pouvait-elle supporter, ce qui donna occasion aux contradictions et épreuves qu’elle reçut tôt après de la part de sa maîtresse. Car Notre Seigneur, qui l’avait en un moment enrichie de tant de grâces et de faveurs, ne voulut pas qu’à la suite des temps elle fût privée d’une [grâce] encore plus grande et signalée, à savoir de souffrir pour son amour plusieurs peines et travaux afin que, par ce moyen, elle fût rendue semblable à son Bien-Aimé, qui pour ce sujet se servit de l’occasion déduite653 au chapitre suivant.

.Chapitre 6. Des épreuves qu’elle endura de la part de sa maîtresse.

Nous venons de dire que l’ardente flamme du divin amour qui l’embrasait au-dedans et rejaillissait au- dehors lui causa une fièvre qui la réduisit en peu de temps dans une grande faiblesse et langueur. Dieu se servit de cette occasion pour refroidir l’estime et l’amitié que sa maîtresse lui avait portées jusqu’alors654 : elle commença de s’ennuyer de la voir toujours malade et se persuada que l’oisiveté était la source de ce mal inconnu, et que l’unique remède était le travail ; de plus, elle crut que toutes ces ardeurs qui paraissaient à l’extérieur provenaient d’une dévotion indiscrète, à quoi, si elle n’apportait de la modération, cette fille s’affaiblirait le cerveau et deviendrait folle. Et elle fut confirmée dans sa pensée par l’assurance que lui en donna une personne de piété, laquelle, étant venue un jour visiter cette demoiselle, rencontra d’abord sa bonne servante et remarqua dans son extérieur, qui à son [59] ordinaire était fort enflammé, recueilli et retiré en elle-même, qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire en son esprit, ce qui l’obligea de lui demander ce qu’elle avait.

Elle, qui était fort obéissante et ingénue, lui dit simplement la cause d’où elle provenait et l’ardent amour qu’elle ressentait au-dedans d’elle-même. Mais Dieu, qui voulait exercer sa vertu, permit que cette personne, quoiqu’elle fût d’une probité extraordinaire et fort estimée dans le pays, n’ajouta point de foi à ses paroles et crut que c’étaient de vaines imaginations et des fantaisies d’une cervelle creuse, et de ce pas alla trouver sa maîtresse et lui dit qu’elle prît bien garde à cette fille et la fît travailler incessamment et lui défendît toutes les dévotions ; que si elle n’en usait de la sorte, qu’avant que ce fût peu de temps, elle deviendrait entièrement folle, et qu’on y voyait déjà de grands acheminements.

Ce fut assez dit, et il n’en fallut pas davantage pour confirmer une pensée qui avait depuis peu pris de fortes racines dans l’esprit de cette bonne demoiselle ; et comme elle était fort sage et prudente, elle craignait que ce malheur n’arrivât en sa maison. Elle commença donc dès lors à [59] concevoir un extrême dégoût pour cette pauvre fille ; autant qu’elle l’avait auparavant chérie et aimée, autant ou plus en eut-elle de mépris, et ensuite ne manqua pas de l’exercer en toutes manières, ainsi que je l’ai appris de sa propre bouche, m’ayant une fois dit par divertissement655 que si Armelle était sainte, elle y avait bien contribué, lui ayant servi d’une bonne et sévère maîtresse des novices, et que si on écrivait sa vie, il serait bien parlé d’elle ; et ajouta qu’il lui eût été impossible de s’empêcher d’en user de la sorte : ce qui fait bien voir que c’était une conduite spéciale de Dieu, pour la sanctification de cette vertueuse fille.

Or, pour commencer à dire une partie des peines qu’elle endura, pendant trois ou quatre ans que dura cette épreuve, sa bonne maîtresse étant persuadée que le travail contribuerait à la retirer de cet état, elle l’augmenta de telle sorte que la plus saine et robuste eût eu peine de s’acquitter de ce dont elle la chargea. Car outre l’occupation qu’elle avait faite jusqu’alors, qui était de soigner les enfants, elle voulut de plus qu’elle fît ce qu’il y avait de plus fatigant dans le ménage, et à cet effet ordonna à son autre [61] servante qu’elle ne l’épargnât point, et que pour ce qui serait de pénible, vil et grossier elle le lui laissât à faire ; de sorte que depuis les cinq heures du matin jusqu’à onze du soir, elle n’avait ni trêve ni repos, et la fatigue du travail, jointe à sa fièvre, l’affaiblissait de telle sorte que souvent elle tombait de défaillance et lassitude. Mais sa maîtresse n’en avait aucune pitié, et attribuait tout ce mal à de vaines imaginations ; étant persuadée, comme nous avons dit, que l’occupation était l’unique remède à ses maux, elle l’augmentait tous les jours et n’épargnait point de telles médecines.

Sa première occupation dès le matin était d’aller au puits, et à la fontaine qui était bien éloignée de la ville, et apporter de grandes buirées656 d’eau sur sa tête, qui lui faisaient des douleurs insupportables et telles que souvent elle avait peine à voir son chemin, et il lui était avis qu’à chaque pas qu’elle faisait, on la lui ouvrait ; mais il ne lui fallait pas moins marcher, ce qui lui fut une des plus rudes peines qu’elle ressentit. Aussi Dieu ne permit pas qu’elle fût de longue durée, d’autant que sa compagne, qui avait grande compassion de la voir pâtir, l’en déchargea, y allant elle-même secrètement ; [62] mais pour ce qui était de balayer, faire les lits, apprêter la cuisine et faire le reste du ménage, qui était fort grand, c’est de quoi elle n’eût osé se dispenser, non plus que de demander de l’aide, quelque travail ou peine qu’elle ressentît.

Et le meilleur de tout, c’était que, quelque chose qu’elle fît, ou de quelque façon que ce fût, jamais rien n’était au gré de sa maîtresse : toujours elle y trouvait à redire et prenait de toutes choses occasion de la reprendre, sans que cette pauvre fille dît jamais parole ou témoignât par ses actions aucun mouvement d’impatience ou de dépit ; ce que sa maîtresse toutefois n’attribuait pas à sa vertu : au contraire, elle le prenait pour stupidité ou bêtise naturelle, et de là tirait un nouveau sujet de la mépriser davantage.

Une fois que la fièvre, jointe au travail continuel, l’avait tellement abattue qu’elle ne se pouvait plus soutenir, elle fut contrainte de se coucher ; mais ce ne fut pas pour longtemps, car sa maîtresse, après une bonne réprimande, la fit se lever et travailler, lui reprochant que sa folie et fainéantise lui faisaient accroire qu’elle était malade afin de prendre son repos ; et là-dessus lui commanda d’aller porter du fumier sur sa tête dans [63] le jardin qui était proche de la maison. Sa nature frissonna d’horreur à ce commandement, dans l’appréhension qu’elle avait de charger sa tête à cause des douleurs étranges qu’elle y ressentait, mais nonobstant elle y alla sans aucune repartie657, non plus qu’un pauvre agneau, et fut deux jours dans cette occupation, qui lui fut des plus pénibles que jamais elle ressentit, parce qu’à chaque fois qu’elle chargeait sa tête il lui semblait qu’on lui enfonçait dedans autant d’épines qu’elle y avait de cheveux ; mais la considération de la couronne d’épines de notre Sauveur lui faisait douce et supportable la sienne.

Ce ne fut pas en ce seul rencontre658 qu’elle fut traitée de la sorte. Il ne se passait jour qu’il ne lui arrivât diverses occasions approchantes de celle-ci. Si parfois elle était rencontrée s’appuyer sur un lit, ou sur un banc, ou en quelque coin de chambre, ce qu’elle ne faisait que dans l’extrême nécessité, alors sa maîtresse la tançait d’une façon qui n’avait rien de pareil, la faisant se lever avec grande vitesse, en lui disant que ce n’était pas pour elle que les lits ni les bancs étaient faits, et mille autres choses qu’elle lui disait en la chassant de la chambre pour l’envoyer [64] travailler ; et quand il n’y avait rien à faire dans son ménage, elle eût plutôt inventé nouvelle besogne que de la laisser un moment en repos.

Ce n’était pas seulement le jour qu’elle l’exerçait de la sorte, mais souvent la nuit. Elle lui fournissait des sujets de patience, ainsi que j’ai appris depuis sa mort de personnes dignes de foi qui m’ont dit, entre autres choses, qu’une nuit d’hiver cette bonne demoiselle la fit lever environ minuit pour aller chercher les clés de l’Audience de la ville, pour en faire sortir des chiens qui y étaient enfermés et par leurs aboiements empêchaient le repos de son mari, leur maison étant proche de la dite Audience. La pauvre fille s’en alla, mais en vain, car après avoir été frapper à la porte de trois ou quatre maisons, elle n’en reçut que des injures et rebuts659; ce qu’ayant rapporté à sa maîtresse, elle lui ordonna de passer la nuit à donner du pain à ces chiens par dessous la porte, afin d’apaiser leur bruit, ce qu’elle fit avec sa douceur et patience ordinaires ; et resta au froid et à la pluie aussi contente que si elle eût été dans son lit.

Lorsqu’elle faisait quelque chose qui n’était pas à son gré, elle lui reprochait sa [65] lourdise660 et son peu d’esprit, quoique néanmoins Dieu lui eût donné une grâce naturelle de faire avec adresse et bienséance tout ce qu’elle faisait. Dans le commencement elle ressentait un peu ces reproches, spécialement lorsqu’ils se faisaient devant d’autres que ceux de la maison ; car encore qu’elle fût d’une basse condition, elle avait néanmoins le cœur noble et généreux, qui était fort susceptible de la honte et confusion, non par un sentiment de vanité, car c’est de quoi jamais elle ne fut atteinte, mais par une certaine honte et pudeur naturelle ; et pour se surmonter en cela, aussi bien qu’en tout le reste, Dieu permettait que lorsqu’il y avait plus de compagnie, c’était alors que sa maîtresse lui disait plus haut ses vérités, au moins qu’elle croyait telles, dont elle ressentait une grande joie dans son âme et même en recherchait les occasions, se présentant devant elle à ce dessein, afin de se mortifier davantage.

Tant de patience et de rares vertus ne pouvaient provenir que d’un cœur grandement fortifié de la grâce ; aussi l’était-elle très abondamment, ainsi qu’il était facile de juger des discours qu’elle tenait lorsqu’elle en parlait, qui sont les suivants : « Il me semblait [66] que tout ce que j’endurais n’était rien auprès du désir que j’avais de souffrir à l’exemple de mon Sauveur, qui se donnait continuellement à moi pour modèle de ses actions. Car en chaque rencontre il m’instruisait intérieurement tout ainsi qu’un maître aurait fait sa disciple ; et je me rendais si attentive à écouter sa voix, et si prompte à l’exécuter, que je ne prenais point garde à tout le tintamarre que l’on me faisait, me tenant close et renfermée au dedans de moi avec mon divin Amour, duquel jamais je ne perdais la présence. Là je l’entretenais familièrement et me réjouissais de pâtir quelque chose pour son amour, le suppliant qu’il me donnât en un haut degré la vertu de patience qu’il avait pratiquée tout le temps de sa vie. D’autres fois, quand le trouble était plus grand, je m’enfuyais avec vitesse me cacher dans les plaies de mon Sauveur, qui était mon lieu et ma maison de refuge ; étant là retirée et renfermée, j’eusse défié l’enfer, tant je recevais de force et de courage ; et tout ce que je souffrais ne me paraissait pas plus d’une paille auprès d’un grand feu. »

De cette singulière protection de Dieu en son endroit provenait le feu divin de [67] l’amour qui la consumait : elle voyait fort bien que, sans une alliance spéciale de Sa divine Majesté, il lui eût été impossible de subsister parmi tant de fâcheuses rencontres sans s’impatienter ou s’inquiéter ; mais elle se trouvait aussi paisible et tranquille que si elle eût eu toutes les satisfactions du monde, recevant avec joie, douceur et humilité tous les mauvais traitements qu’on lui faisait, croyant qu’on avait encore trop de douceur pour elle, et que si sa maîtresse l’eût connue telle qu’elle était, elle l’aurait traitée avec bien plus de rigueur : tout cela, dis-je, qu’elle reconnaissait être des pures faveurs de Dieu en son endroit, ainsi que souvent elle me l’a déclaré (les larmes aux yeux), la faisaient fondre en amour et en actions de grâces vers son Bien-facteur661.

Une chose qui lui servit beaucoup, ce fut que cette jeune demoiselle dont nous avons parlé, qui l’aimait uniquement et avait grande compassion de ce que sa mère la faisait tant souffrir, pour la consoler et fortifier, lui lisait de fois à autres dans le livre de l’Imitation de Jésus ; et toutes les fois qu’elle ouvrait le livre, elle ne manquait pas de trouver le chapitre qui traite de la patience, et comme on doit imiter celle du [68] Sauveur ; ce que cette bonne fille écoutait comme si ce livre n’eût été fait que pour elle. Et de là naissait un désir si grand de pâtir que le soir, quand la nuit venait, elle s’affligeait de ce que l’heure des souffrances se passait, encore que Dieu, pour satisfaire à son désir, y mettait bon ordre, car il lui était impossible de dormir ni reposer, à cause des grandes fatigues du jour ; et de plus, parce qu’elle était si brisée et rompue de douleurs qu’elle ne se pouvait tenir en aucune façon, ni même se remuer, sans les augmenter.

Enfin, après cinq ou six mois de fièvre, il plut à Dieu de lui redonner la santé, mais non pas lui ôter le mérite des souffrances ; au contraire il l’augmenta de plus en plus, permettant que sa bonne maîtresse lui défendît d’aller à la messe, excepté les fêtes et dimanches, et lui interdît tout usage de dévotion, croyant, comme nous avons dit, que cela eût contribué à la rendre folle. Mais cette bonne fille riait en elle-même de la pensée de sa maîtresse, et disait : « Non, non, je ne suis plus folle à présent que j’ai trouvé mon divin Amour, et que je l’aime de tout mon cœur ; c’était autrefois que je cherchais mon Dieu hors de moi que [69] j’étais vraiment folle et insensée. »

Tout ce qui lui donna plus de peine, ce fut cette défense de n’aller à l’église, à quoi néanmoins elle se soumettait de très bon cœur, d’autant qu’elle n’envisageait point sa maîtresse d’un autre œil qu’elle eût fait Jésus-Christ même, et par ainsi elle lui obéissait ponctuellement en toutes choses.

Quand elle pouvait parler à son confesseur, elle lui déclarait avec grande confiance tout ce qui se passait dans son âme, et les occasions de souffrir que Dieu lui fournissait, non en se plaignant de sa maîtresse, mais seulement pour lui donner une entière connaissance de son intérieur, le priant souvent de lui aider à remercier Dieu de la grâce qu’il lui faisait de la punir en ce monde de ses péchés et de lui donner le moyen de pâtir quelque chose pour son amour. C’était dans cet esprit de reconnaissance qu’elle recevait tous les mauvais traitements qu’on lui faisait ; et sur ce que le Père lui dit une fois qu’elle pouvait sortir de ce lieu, elle lui répartit avec sa ferveur ordinaire : « Comment, mon Père, voudriez-vous me conseiller de quitter et de fuir les croix que Dieu m’a envoyées ! Non, non, je ne le ferai jamais ! Si vous ne me le commandez absolument, et quand je devrais [70] souffrir mille fois davantage, je ne sortirai point de cette maison jusqu’à tant qu’on m’en mette par les épaules dehors. » Son confesseur fut fort satisfait de sa constance et l’encouragea à poursuivre de plus en plus.

Le diable, qui crevait de dépit de la voir ainsi pratiquer la vertu, usa de toutes sortes d’artifices pour la retirer de ce lieu : tantôt il lui représentait combien elle aurait été aimée et chérie de ses parents, les aises qu’elle aurait eues aux autres maisons où elle avait demeuré, la peine et la fatigue qu’elle recevait en celle-ci ; qu’au reste, si, à force de travail, étant encore jeune, elle devenait infirme, comme il y avait grande apparence, qui est-ce qui aurait soin d’elle pour la soulager le reste de ses jours, qu’elle serait déjetée et misérable ; de plus, si la mort s’ensuivait, elle serait réputée devant Dieu homicide d’elle-même ; et qu’outre tout cela, elle était cause des fautes que sa maîtresse commettait à son occasion, et qu’en conscience elle était obligée d’y remédier par sa sortie.

Ce dernier stratagème lui donna plus de peine que tous les autres précédents, desquels elle ne faisait nul état ; mais celui-ci pensa la renverser et faire résoudre à tout quitter ; [71] car comme elle aimait Dieu parfaitement, elle eut plutôt choisi de mourir de mille morts que de donner occasion à la plus petite imperfection ; et elle voyait que de vrai tous les jours sa maîtresse se peinait et fâchait beaucoup pour son sujet. Tout cela ramassé ensemble faisait une forte batterie autour de son pauvre cœur ; mais ayant consulté là-dessus son confesseur, elle fut assurée qu’il n’y avait nulle offense de sa part, et par ainsi elle reconnut le piège que le diable lui avait tendu, et se confirma davantage dans la résolution de ne point sortir.

Ce ne fut pas ici le seul combat qu’elle eut en cette rencontre, sa mère lui en fournissait souvent d’autres. Cette pauvre femme, qui chérissait tendrement sa bonne fille, la voyant si défaite et exténuée, et apprenant d’ailleurs le travail qu’elle avait dans cette maison, la conjurait à chaudes larmes d’en sortir et aller demeurer en la sienne ; mais sa sainte fille la consolait, l’assurant qu’elle était parfaitement bien en ce lieu ; ce qui était vrai eu égard au désir qu’elle avait de souffrir, mais non pas selon l’intelligence de sa mère, qui ne connaissait pas les trésors et les délices qui sont renfermés dans la patience animée de l’amour. Le diable, [72] voyant enfin que par soi ni par autrui il ne pouvait venir à bout de ses prétentions, tâcha de la faire entrer au moins en quelque sorte d’impatience, et qu’elle la témoignât par effet ou par paroles ; c’est pourquoi, de fois à autre, il lui donnait des mouvements si violents de répondre brusquement, et de s’excuser quand sa maîtresse la reprenait, qu’elle avait peine de se contenir et se sentait toute émue et échauffée au-dedans d’elle-même ; et il lui était mis dans l’esprit que, si un ange du ciel eût été traité de la sorte, il n’eût pu s’empêcher de répondre ; qu’au reste elle était cause de son mal, car si une fois elle eût bien fait paraître son sentiment, qu’on n’eût pris plus garde de ne la pas mécontenter ; qu’aussi bien son silence n’était pas imputé à vertu mais à bêtise (ce qui, en effet, était vrai). Mais à tous ces sifflements elle faisait la sourde oreille, et lorsqu’elle se sentait ainsi émue, quand elle eût eu les meilleures raisons du monde et qu’elle eût été la plus innocente de ce dont on l’accusait et reprenait, jamais pourtant elle ne disait aucune parole pour se justifier, et écoutait le tout avec une retenue admirable ; ainsi, tant qu’elle fut au service de cette demoiselle, elle ne lâcha [73] parole ni ne fit action qui ressentît le moindre défaut, ce qu’elle attribuait à une singulière faveur de Notre Seigneur, et disait qu’en ces rencontres, on ne saurait croire combien il importe à l’âme de se tenir ferme et de ne rien accorder à l’humeur ni à la passion, et que le moindre défaut qu’on fait en ceci est quelquefois un entier éloignement, ou du moins un grand retardement à la perfection ; que pour elle, si elle n’en eût usé ainsi, que sans doute le diable l’eût vaincue et surmontée, et qu’il ne faut souvent qu’un mot pour lui donner entrée dans une âme.

Enfin, pour conclure ce chapitre, j’ajouterai encore un dernier effort du diable pour la chasser de ce lieu où elle acquérait tant de vertus et de mérites, qui fut d’inciter cette demoiselle de la renvoyer de sa maison, puisque ni lui ni toutes ses industries n’avaient pu en venir à bout ; et qu’au contraire plus il la pressait et plus elle s’affermissait dans la résolution de ne point quitter. Et de fait elle fut un long temps que cette demoiselle ne la menaçait d’autre chose, mais elle ne s’en émouvait aucunement, et disait en elle-même : « Eh bien, mon Dieu, votre volonté soit faite : si vous voulez que [74] je sois chassée de céans, j’en suis contente, mais de ma part je ne le procurerai pas tant que j’y trouverai de quoi souffrir pour mon Amour. »

Plusieurs fois elle se vit à la veille de son départ, toutes ses hardes ramassées et faits tous ses adieux ; mais Notre Seigneur, qui ne voulait pas priver sa chère épouse du mérite des souffrances, permit qu’il se rencontrât toujours quelque obstacle qui détourna le coup ; et ainsi elle passa environ quatre ou cinq ans dans cette maison, dont la première année et demie fut employée, partie dans les vives appréhensions et ressentiments des tourments de son Sauveur et à déplorer ses péchés, partie dans les tentations fortes et furieuses que lui livraient les démons, et l’autre partie dans les désirs et la soif excessive de s’unir avec son Bien-Aimé, qu’enfin elle rencontra heureusement.

Pour les trois autres années, elles s’écoulèrent dans les maladies, les travaux, les fatigues, mépris, humiliations et rebuts ci-dessus écrits, et plusieurs autres que je passe sous silence, dans tous lesquels elle persévéra, toujours égale et contente, dans la pratique d’une haute et héroïque vertu, qui lui acquit des forces pour supporter des épreuves dont [75] nous parlerons un peu plus bas ; pour maintenant nous déclarerons comme Dieu desilla les yeux de la bonne maîtresse, pour lui faire connaître ce trésor de grâce qui lui avait été si longtemps caché.

.Chapitre 7. Des motifs que sa maîtresse eut de reconnaître sa vertu, et comme elle sortit de là pour venir à Vannes.

La patience que cette sainte fille faisait paraître à toutes les contradictions qui lui arrivaient était telle que personne n’en avait la connaissance qui n’en demeurât édifié et affectionné envers elle; mais particulièrement en la maison où elle demeurait, dans laquelle elle était aimée généralement de tous, à la réserve de sa maîtresse, ce qui était cause que son mari la reprenait souvent, et lui disait qu’elle offensait Dieu de traiter si mal une pauvre fille qui lui rendait toutes sortes de bons services, et de qui il avait pitié662 ; mais elle ne pouvait voir ni concevoir cela, et était même étonnée comme personne [76] pouvait l’aimer et approuver ce qu’elle faisait, Dieu le permettant ainsi pour le plus grand bien de sa fidèle servante, qu’il voulait par ce moyen épurer et affiner comme l’or dans le creuset des souffrances, qui lui servait à elle de délices et de rafraîchissements pour tempérer un peu l’ardeur de son amour, qui en ce temps-là était si bouillant que si les eaux de ces tribulations n’en eussent modéré l’excès, il l’eût toute consommée ; mais comme elle était toujours dans le tracas et les occupations, cela la divertissait un peu de ce si grand feu et la soulageait ; c’est pourquoi elle disait quelque fois en riant : « Si Dieu ne m’eût traitée ainsi, il y a longtemps que je serais morte, et ce qui eût fait les autres malades, était à moi le soutien de ma santé. »

Après que Dieu l’eut ainsi éprouvée l’espace d’environ trois ans ou plus, il permit que vers la fin de la dernière année sa bonne maîtresse commença à reconnaître ce qui était vu de tous à la réserve d’elle, ce qui arriva en cette sorte, ainsi que je l’ai appris de la propre bouche de cette demoiselle.

Un jour d’été étant aux champs, il prît envie à sa maîtresse de se baigner et, ayant mené avec soi cette bonne fille, étant au [77] bord de l’eau, elle l’aperçut en un instant toute recueillie et renfermée au-dedans d’elle-même, sans lui dire aucune autre parole ; à quoi se fâchant à son ordinaire, elle lui dit toute en colère : « Eh bien, grosse étourdie, à quoi rêves-tu encore ? » Elle, comme qui l’eût réveillée d’un profond sommeil, lui dit avec une grande douceur et simplicité qu’elle pensait aux extrêmes angoisses et afflictions qui avaient entouré le cœur du Fils de Dieu, passant le torrent de Cédron, dont cette eau l’avait fait souvenir. Elle lui répliqua : « Qui est-ce qui t’a appris que le Fils de Dieu a passé le torrent de Cédron ? — Je ne sais, lui dit-elle, mais je suis assurée que cela est ainsi. » Et disant ces paroles, son visage commença de s’enflammer de grande ardeur, et de ses yeux à verser des larmes en grande abondance. Ceci toucha fort le cœur de sa maîtresse, qui dès lors changea de sentiment et reconnut peu à peu qu’elle avait eu tort de traiter avec tant de rigueur une si bonne fille ; et ces déportements663, qui auparavant lui étaient insupportables, lui semblèrent tout autres ; son silence, sa douceur, sa patience et soumission, qu’elle avait toujours attribués à folie ou sottise et qui lui avaient causé tant de mauvais traitements, prirent [78] en son esprit d’autres titres et furent reconnus pour vraies vertus ; tellement qu’elle commença de l’aimer fort et de se confier en elle, lui donnant tout pouvoir en son ménage et permission d’agir comme bon lui semblerait, ayant un extrême déplaisir de lui avoir fait tant de mal, encore qu’il lui semblait qu’elle n’eût su faire autrement ; et en effet il était ainsi, et disait souvent depuis que Dieu l’avait rendue aveugle en ce sujet afin d’aider à la sanctification de cette âme.

Depuis ce temps, elle l’affectionna fort et conçut une grande estime de sa vertu, et continua toujours depuis dans ce sentiment. La vertu qui reluisait dans toutes ses actions l’y confirmait ; et elle, de son côté, aimait fort tendrement sa bonne maîtresse et lui portait un respect tout particulier, et ceci dès le temps même qu’elle la traitait avec tant de sévérité ; et quand depuis elle parlait d’elle, c’était comme de la personne à qui, après Dieu, elle s’estimait la plus redevable, à cause des grands biens qu’elle avait reçus par son moyen ; aussi disait-elle qu’elle n’oublierait jamais les obligations qu’elle lui avait, et qu’en ce monde et en l’autre elle prierait toujours Notre Seigneur de la récompenser de tous les biens qu’elle avait [79] reçus d’elle. Elle l’appelait d’ordinaire sa bonne mère, et je l’ai souvent ouï dire, les larmes aux yeux, avec un sentiment de reconnaissance : « Oui, c’est ma vraie mère, et elle m’a aidée à trouver la vraie vie ; et si je pouvais lui donner le sang de mes veines, je le ferais de tout mon cœur. »

Après que Dieu eut accompli le dessein pour lequel il l’avait conduite en cette maison, et qu’elle eut pris de fortes habitudes dans toutes les vertus par le moyen des contradictions qu’elle y avait généreusement souffertes, et que toutes choses commençaient à lui être favorables, il lui donna l’envie et le désir d’en sortir, le diable avec tous ses artifices n’ayant pu l’induire, au temps de ses plus grandes persécutions, à demander son congé ; maintenant que tout lui riait, elle fit instance pour l’obtenir ; mais sa maîtresse n’y voulut point consentir et lui fit toutes les offres possibles pour l’obliger de demeurer encore avec elle ; néanmoins elle persistait toujours dans le dessein de s’en aller quand son terme serait achevé.

Sur ces entrefaites la fille aînée de la maison664 épousa un gentilhomme qui faisait sa résidence d’ordinaire à la campagne, dans une maison qu’il avait proche de Vannes, [80] qui était son pays natal ; et désirant y mener sa nouvelle épouse, elle pria sa mère de lui donner cette bonne fille pour avoir soin de son ménage ; à quoi elle ne consentit pas sans peine, ayant regret de se voir privée d’une si fidèle servante ; mais le désir aussi de satisfaire sa fille l’y fit résoudre plus aisément, car hors de là jamais elle ne l’eut permis.

Il ne restait plus que le consentement de la bonne Armelle, qu’on n’eut pas peine à tirer, d’autant qu’elle en fut fort aise pour plusieurs raisons, dont l’une des principales était qu’elle se voyait par ce moyen éloignée de ses parents, de son pays et de toutes ses connaissances, ce que depuis longtemps elle avait souhaité, afin que par l’oubli et par l’éloignement de toutes choses elle pût plus librement s’adonner au service et à l’amour de Dieu, qui étaient ses uniques prétentions. De plus ses parents la sollicitaient toujours au mariage. C’est pourquoi elle crut que Dieu lui fournissait cette occasion pour se dégager de leurs poursuites ; et outre cela, comme elle avait eu de tout temps de fortes inclinations à la solitude, elle se persuadait qu’étant dans les champs, elle y serait comme dans son élément et que là [81] rien ne l’empêcherait d’être toute à Dieu et jouir de lui à son aise. Mais la pauvre fille fut bien déçue de son attente, parce qu’elle y trouva toute autre chose qu’elle ne se promettait, encore que le tout réussit à son avantage, toutefois par des voies bien éloignées de ses pensées et bien inconnues à toute créature, ainsi qu’il sera dit ci-après.

Cependant elle s’achemina à Vannes. Le jour du départ étant venu, ressentant une extrême joie en son cœur à la sortie de son pays, qui fut néanmoins mêlée d’un peu de tristesse de quitter sa bonne maîtresse et sortir d’une maison dans laquelle Dieu lui avait fait tant de grâces et où elle avait ressenti si abondamment les effets de sa miséricorde. Tous ceux de qui elle était connue dans la ville la regrettèrent, mais particulièrement ceux de la maison où elle demeurait, surtout les enfants, qui l’aimaient passionnément et de qui elle avait eu toujours grand soin, qui aussi depuis ne l’ont pas mise en oubli.

Avant que de sortir de ce lieu, et avant même de s’engager avec sa nouvelle maîtresse, elle en consulta son confesseur, sans l’avis duquel elle n’eut pas voulu faire la moindre chose ; et à ce propos elle disait souvent [82] qu’elle avait toujours eu cette pensée que si elle eût quitté son pays sans la permission de son Père confesseur, qu’elle n’eut pu subsister dans l’état pitoyable où elle se vit puis après réduite ; mais quand elle venait à penser qu’elle ne l’avait pas fait de sa propre volonté, cela la fortifiait un peu.

Sa mère fut celle qui eut plus de peine à se résoudre à l’éloignement de sa fille, qu’elle aimait plus que tous ses autres enfants, ainsi que nous avons dit, et espérait beaucoup en son assistance, se voyant veuve, âgée et dépourvue de consolation par l’absence de sa bonne fille qui, pour la consoler, lui donna et céda volontairement tout ce qu’elle pouvait espérer de la succession de son père, et, de plus, lui bailla encore une partie de ce qu’elle avait eu de gages, ne se réservant que le moins qu’elle put, se remettant du tout au soin de la divine Providence, en qui elle avait une parfaite confiance ; et étant ainsi bien munie, elle quitta son pays et s’en vint à Vannes, âgée pour lors d’environ vingt-neuf à trente ans. [83]

.Chapitre 8. De l’étrange état où elle fut réduite un peu après son arrivée à Vannes.

Devant que de parler de cette épreuve par où Dieu la fit passer, il est à propos de décrire l’état dans lequel elle était auparavant, afin que passant d’une extrémité à l’autre, on juge plus facilement de son contraire, et combien rude et fâcheux fut le combat qu’il lui fallut supporter.

Depuis le jour du Vendredi Saint que Notre Seigneur se communiqua si abondamment à elle, elle n’avait presque passé jour sans jouir de la divine présence, qu’elle ressentait sensiblement et intimement au fond de son cœur, ce qui lui causait un si grand feu d’amour qu’elle ne savait souvent que faire pour en diminuer l’ardeur. Cet amour si grand et si véhément lui tenait toujours le cœur et l’esprit dans une profonde paix, ce qui faisait qu’elle recevait avec tant de douceur et de tranquillité toutes les contrariétés qui lui survenaient, et lui faisait même s’y plaire. Toutes les pensées de son esprit, les [84] sentiments et affections de sa volonté et les prétentions de son cœur n’avaient point d’autres principes ni d’autres fins que Dieu, qui était son amour et son bien ; bref, en toutes ses paroles et actions, elle n’avait autre dessein que de plaire à Dieu ; tout ce qui ne tendait point là lui était pénible et déplaisant. Ses plus grandes délices étaient d’être seule, pour s’entretenir avec Dieu qui lui donnait de grandes douceurs, tendresses et consolations. Cela était fort rare qu’elle se trouvât en sécheresse ou aridité ; ou si parfois Dieu lui en faisait goûter, ce n’était que du bord des lèvres ; tout incontinent le lait des consolations arrosait son cœur, qu’elle sentait par ce moyen comme libre et dégagé de l’affection et attache envers toutes les créatures, et croyait s’en voir encore plus séquestrée par l’éloignement de ses plus proches, qu’elle avait procuré à ce sujet. Mais la pauvre fille comptait, comme on dit, sans son hôte ; car dans le lieu où elle espérait se voir la plus libre, ce fut où elle se vit liée et captivée d’une étrange façon, et où elle se promettait la paix elle rencontra une terrible guerre, de laquelle, si j’osais, je dirais que Dieu et le diable furent les auteurs : Dieu pour la purifier et sanctifier, et le [85] diable pour la perdre et ruiner de fond en comble ; ce qu’il eût fait infailliblement si Notre Seigneur ne l’eût assistée d’une grâce spéciale et extraordinaire, ainsi qu’il se jugera facilement de ce qui suit.

Elle avait passé trois ou quatre ans dans le repos et les délices que nous venons de dire devant que cette épreuve lui arrivât : j’appelle délices le temps auquel elle se sentait intérieurement bien avec Dieu et jouissait de ses douceurs et consolations ; et encore bien qu’en ce temps elle ne manquât pas de souffrir beaucoup de sa maîtresse, et autant, ce semble, qu’elle en eût pu supporter, ce n’était pourtant à vrai dire que des jeux et des petits essais que Dieu faisait de sa constance, au regard de ce qui lui arriva puis après. Car (comme elle disait elle-même), « quand l’âme se croit bien avec Dieu et qu’elle expérimente les effets de sa grâce, tout ce qui lui peut arriver, tant de la part du diable que des créatures, lui est bien doux et bien facile à supporter ; mais quand Dieu se retire et la laisse à elle-même, c’est une étrange misère, particulièrement quand elle se voit précipitée dans un tel malheur qu’il lui semble à chaque pas tomber dans l’offense de Dieu sans s’en [86] pouvoir garantir ; c’est alors vraiment qu’une telle âme est digne de compassion et qu’on peut bien dire d’elle qu’elle souffre à bonne enseigne ». Ce n’était pas sans sujet qu’elle parlait de la sorte, son expérience l’ayant rendue habile en ces matières, car elle se trouva peu à peu abandonnée et délaissée de Dieu, et sans recevoir aucune aide perceptible de sa part ; toutes les grandes faveurs se dissipèrent et il ne lui resta pas même la moindre pensée de les avoir eues, ni aucun souvenir des grâces et faveurs qu’elle avait auparavant reçues de Dieu. Tout cela lui fut tellement ôté de la mémoire que, l’espace de deux ans, il ne lui en vint pas une seule idée dans l’esprit. De plus le désir et l’amour de la vertu fut si fort affaibli en elle qu’il ne lui semblait pas en avoir jamais eu de connaissance.

Mais ce qui est le plus digne de compassion, ce fut qu’au même temps qu’elle se trouva destituée de l’amour de Dieu, son cœur fut rempli d’un feu infernal, et son esprit de sales et abominables pensées, et l’imagination occupée des plus horribles représentations que l’enfer eût pu suggérer ; je ne fais point de doute que Dieu n’eût donné pouvoir aux démons de la posséder, ou du moins [87] de l’obséder, vu l’étrange état où elle fut réduite l’espace de deux ans. Je ne m’arrête point à le décrire en détail ; il suffira de dire en un mot que tout ce que le démon peut inventer pour affliger une pauvre âme en ces matières, il l’exerça envers celle-ci qui, pourtant, ne donna jamais le moindre consentement volontaire à ces infâmes suggestions.

Certes c’était une chose déplorable de voir ce pauvre cœur, qui auparavant était si embrasé de l’amour de Dieu, être maintenant brûlé d’un amour infernal ; que ce cœur qui était comme le temple du Saint-Esprit, fût le lieu où le diable exerçait les plus horribles tentations ; que ce cœur enfin qui avait toujours aimé la pureté et qui, pour la conserver, avait quitté ses parents, amis et autres connaissances, fût abandonné à la rage du démon d’impureté pour un si long temps.

De dire maintenant les angoisses et les amertumes de ce pauvre cœur, c’est ce qui n’est pas possible ; la seule idée qu’elle en avait depuis était capable de lui faire dresser les cheveux en la tête. Son esprit était toujours plongé dans une morne tristesse qui lui faisait verser des larmes en abondance. Il ne lui restait plus aucun souvenir des grâces [88] et faveurs qu’elle avait reçues auparavant ; elle savait seulement qu’elle avait fait vœu de chasteté, mais de savoir comment et en quelle occasion, c’est ce qu’elle ignorait entièrement ; et ce souvenir accroissait de plus en plus sa peine, n’ayant dans son esprit, ce lui semblait, que ce qui lui était plus opposé. Jamais pendant deux ans, il ne lui vint aucune pensée de Dieu, ni pour Dieu, qui lui eût pu donner le moindre soulagement sensible, non plus que d’aucun saint du ciel ; seulement de fois à autre elle avait recours à la sacrée Vierge, à qui de tout temps elle avait eu grande dévotion, et se servait souvent de l’invocation de son saint nom quand elle sentait ce brasier infernal s’allumer dans son cœur ; mais pour l’ordinaire ce refuge ne durait guère, car au même temps son imagination et sa fantaisie étaient troublées par des objets horribles.

Tout son unique bien consistait dans une crainte, qu’elle ressentait profondément gravée au fond de son cœur, d’offenser Dieu ; et cette crainte ne la quitta jamais durant le combat et lui servit de défense et de rempart pour parer à tous les coups de l’ennemi, de sorte qu’il ne put jamais tirer le moindre consentement à la plus petite imperfection [89] dans tous les assauts qu’il lui livra, ainsi que depuis elle le reconnut et me l’a souvent dit les larmes aux yeux, toute fondue et pénétrée d’amour et de reconnaissance envers son divin protecteur. Mais néanmoins cette crainte ne lui servait de rien pour son soulagement, car tant plus la peur de l’offense était empreinte en son âme, et plus grande était la peine qu’elle avait de se voir tous les jours, ce lui semblait, y contrevenir. Enfin Dieu l’avait réduite à une si grande extrémité de misères que toutes les choses qui étaient pour augmenter et accroître son tourment lui étaient vivement représentées, et tout ce qui eût pu lui donner le moindre réconfort lui était entièrement interdit et ôté de l’esprit. Et outre tout cela, c’est que pendant ces deux ans elle ne trouva personne à qui elle eût pu se confier et lui déclarer l’état déplorable où elle se trouvait, ce qui ne lui fut pas une petite croix, mais des plus pesantes qu’elle eût su avoir ; car, comme nous avons dit dès le commencement, Dieu lui avait donné de fortes inclinations pour se laisser conduire par la volonté d’autrui, et [elle] avait cette vérité bien empreinte dans l’esprit que si elle faisait autrement, elle se perdrait ; c’est pourquoi [90] se voyant pour lors dépourvue de cet appui et dans un temps si déplorable, elle était confirmée davantage dans la pensée de sa perte, de laquelle elle ne doutait aucunement.

Cela n’empêcha pas qu’elle ne fît tous ses efforts pour trouver quelqu’un à qui elle eût pu se découvrir, et vint à cet effet trois ou quatre fois à Vannes, pour conférer avec quelque religieux. Mais Dieu ne permit pas qu’elle en reçût aucun soulagement ; et d’ailleurs elle n’avait pas de confesseur arrêté, et prenait le premier des prêtres de sa paroisse qui se présentait, et le plus souvent elle ne pouvait faire entendre son état, ou si elle le faisait, eux ne le comprenaient pas ; néanmoins ils l’encourageaient toujours à être fidèle et à espérer que Dieu l’assisterait, et la conseillaient de communier tous les huit ou quinze jours, et quelquefois même il y en avait qui le lui ordonnaient par forme de pénitence, car elle ressentait de grandes difficultés à s’approcher de la sainte communion ; mais quand il lui était commandé de le faire, jamais elle n’y manquait.

Il est vrai pourtant que sept ou huit mois devant que de sortir de son pénible état, elle eut le moyen de parler à son premier directeur, car il se présenta une occasion qui obligea sa [91] maîtresse de l’envoyer à Ploërmel pour quelques jours. Elle fut extrêmement aise de ce rencontre, qu’elle recherchait depuis longtemps, se persuadant qu’étant proche de ce bon Père, il l’aiderait comme il avait fait par le passé, et que ces peines diminueraient avec ce secours. Etant donc arrivée dans la ville, elle alla incontinent le trouver et lui raconta tout le misérable état où elle était réduite, et le désir qu’elle avait de rester auprès de lui, et de ne retourner dans ce lieu où elle était si dépourvue d’assistance dans ses pressants besoins, et le conjurait avec larmes de lui permettre de rester. Mais ce bon Père, étant éclairé d’une lumière particulière, n’en fut aucunement ému ; au contraire, pénétrant par cette clarté dans les secrets desseins de la divine Providence sur la conduite de cette âme, il lui fit commandement exprès, de la part de Notre Seigneur, d’y retourner sitôt que ses affaires seraient expédiées ; et pour l’encourager, il lui dit par un esprit prophétique ces paroles : « Allez hardiment, ma fille, et ne craignez point que Dieu vous abandonne ; non, il ne le fera jamais, et quelque misère où vous vous trouviez, il vous assistera toujours ; l’effort du combat n’est pas fini, [92] mais il vous en fera sortir, à votre très grand avantage. » Ces paroles furent si efficaces que dès lors elle se soumit avec une prompte obéissance, encore qu’elle y ressentît de grandes répugnances, nonobstant lesquelles elle obéit, puisque telle était la volonté de Dieu ; et il ne faut pas douter que cette parfaite soumission ne servît d’acheminement à son entière délivrance, de laquelle il est temps de traiter.

.Chapitre 9. Comment Dieu la délivra de ses peines, et des grandes faveurs qu’il lui fit.

Nous avons vu au chapitre précédent comme cette pauvre fille se vit, par l’espace de deux ans entiers, destituée et dépourvue de tout secours et de toute assistance, tant divine qu’humaine, se trouvant seule et sans appui au milieu d’un combat terrible et épouvantable, Dieu le permettant ainsi pour son plus grand bien et avantage, et afin aussi que la gloire du triomphe ne pût être attribuée qu’à Lui, à qui seul appartient de retirer en un [93] moment les âmes d’un abîme de misères, pour les mettre au comble du bonheur et de la félicité.

Et afin qu’on voie cela plus clairement au sujet dont nous traitons, il voulut qu’arrivant le jour qu’il avait destiné pour la délivrance de sa fidèle servante, elle fût un peu auparavant excessivement tourmentée de cet amour infernal et désordonné, qu’il n’avait plus de bornes ni de retenue, et n’avoir jamais ressenti d’aussi étranges peines que celles qui l’agitaient pour lors ; de sorte qu’elle se voyait réduite à un extrême désespoir, toutes espérances de remède lui étant ôtées de l’esprit et n’y pensant plus, se croyant entièrement abandonnée et réprouvée de Dieu, et n’attendait d’heure en autre que d’entendre prononcer l’arrêt de sa condamnation.

Mais Dieu avait bien d’autres desseins, pour lesquels exécuter il permit au diable de jouer de son reste ; et à cet effet il lui livra un jour un si terrible assaut qu’elle ne savait que faire et que devenir : il lui semblait que tous les démons la devaient emporter. Et le feu de l’amour impudique s’alluma si fort que, ne sachant plus où se mettre, elle sortit promptement du logis et s’en alla au [94] milieu d’une grande prairie, pour y pleurer et lamenter son infortune sans être aperçue de personne. Et comme la grâce que Dieu lui fit en ce lieu est très considérable, il est à propos qu’elle la déclare elle-même. Voici donc ses paroles :

« Etant là, dit-elle, je me jetai par terre, et toute désespérée et transportée hors de moi-même je commençai de gémir et déplorer ma misère en ces termes : “Hélas, disais-je, misérable et infortunée que je suis, pourquoi suis-je née, pour me voir réduite à un si grand malheur ? Fallait-il que je quittasse tous mes parents et tous mes amis pour venir ici me voir brûler et consommer665 d’un feu infernal ? Faut-il que mon cœur, qui n’est fait que pour Dieu, n’aie d’amour que pour la créature, et que ce que j’avais toujours tant appréhendé me soit arrivé de si étrange façon ?” » Puis s’adressant à Dieu, elle lui disait : « Mon Dieu, ôtez-moi de ce monde, afin que je ne vous offense plus. »

« Etant au plus fort du désespoir et de mes plaintes, Dieu en un instant me changea le cœur de telle sorte que, d’une extrémité de peines, en un moment je me trouvai dans une extrémité de joie et de contentement, [95] sans savoir comment ni par quel moyen ; ce qui se fit par un effet si merveilleux de la puissance divine qu’on peut légitimement l’attribuer à un miracle, et plus grand, ce me semble, que si Dieu eût ressuscité mon corps de mort à vie ; car il se fit un changement si subit et si grand qu’il n’est pas possible de l’exprimer. Je me trouvai dans ce moment libre et dégagée de toutes choses, et me sembla qu’on m’avait ôté un fardeau pesant et épouvantable de dessus le cœur, et que les chaînes, qui jusqu’alors m’avaient tenue en si grande captivité, furent entièrement rompues et brisées pour jamais, me trouvant au-dedans de moi-même en une telle liberté que je ne me connaissais plus. Il me fut montré en cet instant les soins et les bontés que Dieu avait eues de moi pendant ma misère, mais avec tant de jour et de clarté que j’en pensai mourir d’amour et de reconnaissance. Et toutes les fois que je pense à ceci, je ne sais quel est le plus grand miracle, ou ma délivrance, ou d’avoir pu supporter sans mourir l’excès de l’amour que mon cœur ressentit par cette vue, qui était capable de m’ôter la vie si Dieu ne m’eût conservée ; et j’en demeurai tellement [96] affaiblie que je fus près d’une heure sans pouvoir me remuer, ni même respirer, demeurant étendue comme morte. Aussi certes par la miséricorde de Dieu, l’étais-je à toutes créatures, pour ne vivre plus qu’à lui, qui prit dès lors une telle possession de mon âme, que jamais depuis il ne m’a abandonnée et délaissée un seul moment. » Jusqu’ici sont ses paroles.

Etant un peu revenue à soi, il ne se peut pas dire les actions de grâces ni les remerciements qu’elle donnait à Notre Seigneur.

Elle fondait en larmes, mais c’était des larmes d’amour et de douceur ; et la paix qu’elle ressentait était si grande qu’elle surpassait de beaucoup tous les troubles qu’elle avait eus auparavant ; et elle se trouva tellement enrichie des dons et des grâces de Notre Seigneur qu’il n’est pas possible de les déclarer. Entre les autres, Dieu lui donna une si vive foi, une si ferme confiance en sa bonté et une si ardente charité qu’il ne lui semblait pas que rien du monde pût la séparer de son Dieu ; et de vrai, jamais depuis ni le diable, ni le monde, ni la chair n’eurent le pouvoir de l’ébranler tant soit peu dans son service.

Il lui fut de plus donné un tel empire sur [97] elle-même qu’il semblait que toutes ses passions fussent anéanties, et particulièrement celle de l’amour, ne ressentant depuis jamais la moindre étincelle d’affection pour aucune créature qu’autant que Dieu le lui ordonnait ; et à ce propos elle disait quelquefois que Notre Seigneur l’avait guérie de l’amour de la créature par un remède bien étrange, qui était le sentiment même de l’amour désordonné de la créature ; et que Dieu lui avait donné le plus grand bien qu’elle eût jamais souhaité par le plus grand mal qu’elle eût jamais appréhendé, et s’était servi de l’ordure même pour la purifier, ainsi qu’il fit à l’aveugle de l’Evangile, se servant de la boue pour l’illuminer.

De plus il lui fut donné un amour pour Dieu si grand et si enflammé que jamais elle n’en ressentit s’alentir l’ardeur, mais au contraire elle voyait tous les jours à vue d’œil qu’il allait s’augmentant de plus en plus ; car depuis ce temps-là elle ressentait toujours son cœur navré et blessé d’amour, ce qui la rendait si faible et si languissante que souvent elle ne se pouvait supporter, mais de ceci il en sera parlé plus amplement en un autre lieu.

Après qu’elle eut été environ deux heures [98] à donner des louanges à Notre Seigneur, à le bénir et à le remercier de toutes ces miséricordes, invitant la sacrée Vierge, tous les saints du Paradis et toutes les créatures de la terre à l’aider à le louer de ses bontés et de toutes les grâces et faveurs qu’il venait de lui faire, elle s’en retourna à la maison, mais bien autre qu’elle n’en était sortie.

.Chapitre 10. Dieu l’adressa à un Père de la Compagnie de Jésus pour sa conduite, et de ce qui lui arriva depuis.

Jusques à présent nous avons vu cette heureuse créature dans une continuelle vicissitude et changement de divers états, et toujours les derniers plus pénibles et fâcheux que les précédents ; il est maintenant temps que nous la voyions dans un état stable et arrêté. Et afin de faire plus clairement et avec ordre, il est nécessaire de savoir comme Dieu se comporta en son endroit, après l’avoir délivrée du pitoyable état où lui-même l’avait réduite. [99]

Certes on peut dire d’elle, et à juste raison, ce que l’Époux dit à l’Épouse, que l’hiver était déjà passé et que les fleurs commençaient à paraître ; car depuis le bienheureux moment de sa délivrance, jamais son cœur ne fut assailli de la moindre tentation, difficulté ou répugnance qui l’eût tant soit peu détournée de l’ardeur et de la véhémence avec laquelle elle se portait continuellement vers son unique bien qui était Dieu. Car Notre Seigneur, ainsi qu’elle disait, la constitua dès lors dans une forteresse imprenable, et hors des attaques de tous ses ennemis ; et l’excès de l’amour, qui depuis lui brûla toujours le cœur, le fortifiait d’une façon si extraordinaire que rien du monde ni du diable n’osait paraître qui n’eût été au même instant détruit et anéanti.

Néanmoins, quoiqu’elle fût ainsi fortifiée, et que Dieu eût pris un soin très grand de la conduire et gouverner lui-même par les voies de son divin amour, il ne voulut pas la priver du mérite de la sainte obéissance, qui se trouve dans la soumission qu’on rend à un directeur. Et à cet effet il lui donna après sa délivrance un grand désir de trouver quelque personne à qui elle se pût entièrement soumettre, et de la volonté [100] duquel elle pût dépendre totalement, ayant eu, comme nous l’avons déjà dit dès le commencement, cette vérité bien empreinte dans l’esprit que, pourvu qu’elle ne fît point sa volonté, il n’y avait rien à craindre pour elle ; et elle n’avait point été sans cette assistance que les deux ans de son combat, Dieu l’en ayant privée à dessein de la faire souffrir davantage. Après donc qu’elle fut délivrée, elle se mit en peine de quelqu’un qui se voulût charger de sa conduite, mais elle n’en trouvait point et ne savait à qui s’adresser pour ce sujet.

Sur ces entrefaites il arriva à Vannes un Père de la Compagnie de Jésus, fort connu et estimé du père de cette jeune demoiselle chez qui demeurait cette bonne servante, lequel, sachant l’arrivée de ce Père, conseilla à sa fille de l’aller voir et de le prendre pour son confesseur, lui faisant à ce dessein grand récit de sa vertu et de ses mérites666.

Armelle, entendant ce discours, prit résolution de s’adresser à lui et de lui déclarer entièrement l’état de son âme ; mais elle n’osait d’elle-même s’y présenter et ne savait comment trouver l’occasion de lui parler ; mais ayant recommandé affectueusement [101] l’affaire à Dieu, le priant que, si telle était sa volonté, il lui fournît lui-même le moyen d’en venir à bout. Elle s’en vint à Vannes, au collège des Pères jésuites, et rencontrant d’abord le portier avec qui elle avait un peu de connaissance, elle le pria de lui dire si quelque Père eût voulu prendre la peine de la confesser. Ce bon Frère lui montra un confessionnal et lui dit : « Allez à ce Père, vous y trouverez assurément celui que vous cherchez. » Il ne savait néanmoins rien de son dessein et, de vrai, il ne se trompait pas, car ce Père à qui il l’adressa, était le même dont elle avait tant ouï parler.

Elle s’y en alla et se confessa à lui, et en reçut beaucoup de consolation, n’osant toutefois se déclarer pour l’heure ; mais la seconde fois qu’elle retourna se confesser, elle lui demanda s’il aurait agréable qu’elle lui parlât franchement de l’état de son âme ; et ce Père lui ayant témoigné qu’il en était content, il lui donna jour pour le faire plus commodément ; elle de son côté ne manqua pas de se rendre au temps assigné, où elle lui parla et déclara entièrement ses dispositions, tant passées que présentes, mais avec tant de clarté, d’humilité, de discrétion et de prudence que ce Père demeura tout ravi [102] d’entendre ainsi parler une pauvre villageoise. Il fut étonné de voir les trésors de grâces et de vertus qui étaient renfermés sous cette simple apparence, et dès lors il connut les hauts desseins que Dieu avait sur cette fille, et ressentit un grand désir de l’aider à ôter et détruire tous les empêchements du divin amour qu’il pourrait remarquer en ce cœur qui en était si prévenu667.

A ce dessein il s’offrit entièrement à elle pour l’assister en toutes ses nécessités, et lui enjoignit de recourir à lui avec toute sorte de confiance et à quelque heure que ce fût, l’assurant que de sa part il serait toujours prêt de l’aider de tout son pouvoir, ce qu’il ne manqua pas de faire depuis en toutes occasions. Et pour commencer il voulut savoir s’il n’y avait point dans son âme quelque imperfection, attache, défaut ou recherche d’amour-propre, afin de porter là ses soins et ses veilles, pour déraciner et ôter entièrement tout ce qui était contraire à Dieu ; car la conduite générale de ce Père tendait toujours à l’entière destruction et assujettissement des passions, afin de laisser l’âme libre pour les opérations que Dieu par après voudrait faire en elle668, ce qui était très excellent et utile pour l’état où pour lors cette fille [103] était ; car bien, comme nous avons dit ci-dessus, que Dieu lui eût donné un entier empire sur ses passions et mouvements déréglés, il ne voulut pas néanmoins qu’elle fût privée du mérite qu’il y a à les vaincre et les surmonter ; ce que ce Père lui faisait faire de bonne sorte, l’exerçant en toutes les façons qu’il se pouvait imaginer être capables de servir à son dessein, qui était de découvrir et de faire sortir au jour jusqu’à la plus petite étincelle de passion, ou mauvaise inclination , afin de la détruire s’il y en eût eu. Et plus il voyait le sujet bon et capable de grande chose, et plus y apportait-il de soin et de vigilance, pour le purifier de tout ce qui eût pu être contraire à Dieu ; mais de ceci il en sera parlé plus amplement ailleurs.

Pour retourner donc à ce premier entretien, il ne se peut dire la joie et la consolation que cette bonne fille reçut d’avoir rencontré ce Père si plein de zèle et de charité pour son avancement ; et de sa part elle s’offrit courageusement à suivre tous les ordres qu’il lui plairait de lui donner, le suppliant à chaudes larmes de ne rien épargner de tout ce qu’il verrait être requis afin que Dieu fût absolument le maître de son cœur, et qu’il n’eût égard ni à vie, ni à santé, ni à [104] commodité, ni à son honneur, ni à sa satisfaction, ni à quoi que ce fût au monde, et elle disait ceci avec tant d’ardeur et de véhémence qu’il semblait qu’elle fût hors d’elle-même.

Depuis qu’elle se fut ainsi mise entre ses mains, elle lui fut toujours si sujette et si obéissante que jamais elle ne se départit d’un seul point de tout ce qu’il lui ordonnait, et elle n’eut point voulu faire la moindre chose sans sa permission ; et quoique quelques années après, par l’avis de ce même Père, elle communiquât avec quelques autres de la même Compagnie qui l’aidèrent beaucoup, néanmoins elle continua toujours tant qu’elle put de se confesser d’ordinaire à lui et elle ne le quitta jamais, reconnaissant qu’elle lui était beaucoup redevable pour les grandes aides qu’il lui donna en ces commencements, et pour les soins qu’il prit toujours d’elle.

La hantise669 qu’elle eut avec ce bon Père lui fut extrêmement utile, tant pour les soins qu’il prenait à la dépouiller de la plus petite imperfection et de la faire exercer les plus solides vertus, que pour l’assurance qu’il lui donna que tout ce qui s’était passé et se passait en elle était de Dieu et des effets [105] et marques certaines du grand amour qu’il lui portait ; car, comme nous avons dit au commencement, elle avait toujours eu je ne sais quelle petite crainte que le diable ne se fourrât parmi tant de choses extraordinaires qui se passaient en elle ; et ce Père carme qui fut son premier directeur et qui l’assista beaucoup ne l’avait jamais assurée là-dessus ; mais celui-ci lui fit voir clairement que le tout provenait de la bonté de Notre Seigneur en son endroit, voire même que l’état misérable dans lequel elle avait passé ces deux ans était un effet de sa miséricorde qui, par ce moyen, l’avait voulu purifier et rendre capable de ses dons. Car encore bien que Dieu lui imprimât au fond de son cœur toutes ces vérités, toutefois elle ressentait toujours une défiance, qui la tenait comme en suspens et l’empêchait de s’assurer entièrement aux sentiments qu’elle en avait.

Mais depuis que ces craintes lui furent ôtées, on ne peut dire combien cela servit à augmenter l’ardeur de son amour envers son Dieu ; car, quand elle venait à considérer les effets de sa miséricorde en son endroit, cela produisait un amour si enflammé qu’il eût été capable de la faire mourir. Ainsi disait-elle d’ordinaire ces paroles à Notre [106] Seigneur, à propos de ceci : « Ô mon Amour et mon Tout, il me semble que rien ne me doit ôter la vie que votre seul amour, et la connaissance des biens que j’ai reçus de votre bonté. »

Etant donc ainsi assurée par son confesseur, et obéissant ponctuellement à tout ce qu’il lui enseignait pour sa conduite, il serait difficile de dire les progrès et l’avancement qu’elle fit dans la perfection, l’amour lui fournissant des forces pour ce sujet ; mais enfin il arriva à un tel excès que, n’en pouvant plus supporter les efforts, elle en tomba dans une griève670 maladie, comme il sera dit ci-après. [107]

.Chapitre 11. De la plaie d’amour quelle reçut au cœur, et comme elle fut malade par l’espace de huit mois.

Peu de temps après que cette sainte fille eut été retirée de la misérable servitude de la créature, comme nous avons fait voir, l’Amour divin s’empara fortement de son cœur, par la faveur que Dieu lui fit en cette sorte.

Un jour, s’étant arrêtée en la considération de l’amour que Dieu lui avait fait paraître en tant de rencontres, et désirant répondre à un si ardent Amour, elle se sentit enflammée et toute émue au-dedans d’elle-même, et commença avec grande ferveur à demander à Notre Seigneur qu’il lui navrât671 et lui blessât le cœur de son divin Amour.

Etant dans l’ardeur de sa prière, elle sentit son cœur sensiblement transpercé de part en part, comme si on lui eût fendu et percé de tous côtés à coups de flèches, mais avec une douleur si grande et si excessive qu’elle ne savait que devenir ; et depuis ce temps-là, elle ne fut pas un moment, durant plusieurs [108] années, sans ressentir continuellement une douleur forte et pénétrante au cœur, toutefois avec différence, étant en un temps d’une façon et en un temps d’une autre, selon qu’il plaisait à Dieu d’en disposer. Mais pour les deux premières années après qu’il lui eut fait cette grâce, la douleur qu’elle ressentait était une douleur vive et ardente, accompagnée d’une force et d’une véhémence si grandes qu’il lui était avis qu’elle avait au-dedans d’elle-même un feu cuisant et dévorant, qui la détruisait et consommait toute, de sorte qu’elle était contrainte par la violence du feu et de la douleur qu’elle ressentait de faire des actions extraordinaires, et comme d’une personne hors du sens. Quand elle ne pouvait être aperçue, elle se jetait par terre, jetant des cris si pitoyables que, si on lui eût arraché le cœur, elle n’en eût pas fait davantage ; et quoiqu’à l’extérieur elle fît démonstration de souffrir beaucoup, néanmoins au-dedans d’elle-même elle jouissait d’une si profonde paix, et sa consolation était si grande qu’il lui semblait qu’elle avait toutes les joies du Paradis dans son cœur.

De plus, pendant ces deux ans, et même beaucoup de temps après, elle versait une si grande [109] abondance de larmes que c’est merveille que la nature lui en pût tant fournir, car perpétuellement on lui voyait les larmes aux yeux, ce qui procédait du sentiment d’amour et de reconnaissance qu’elle avait envers Notre Seigneur pour l’avoir si miséricordieusement délivrée de ses misères, et il lui eût été impossible de les retenir, quelque effort qu’elle y eût apporté. Elle disait souvent à son confesseur, quand il s’étonnait de la voir verser une si grande abondance de larmes : « Mon Père, quand je répandrais autant de larmes comme il y a de gouttes d’eau dans la mer, mon amour ni la reconnaissance que j’ai des bontés de Notre Seigneur, ne seraient pas encore satisfaites. » Et en effet il était ainsi comme elle le disait ; car, quoiqu’elle fît ou endurât, elle estimait tout cela comme si elle n’eût rien fait. Mais ce qui est digne d’admiration en ceci, c’est que, nonobstant qu’elle pleurât tant et si continuellement, jamais toutefois elle ne se sentit aucune douleur de tête, ce qui fait bien voir que ces larmes ne provenaient d’autres sources que de son cœur blessé d’amour ; et elle le reconnaissait bien, car elle disait souvent que jamais sa tête ni son imagination ne furent préoccupées d’aucune pensée ni sentiment [110] capable de lui donner la moindre impression : c’était toujours son cœur qui était atteint, d’où par après sortaient au dehors les effets extraordinaires qui parurent en elle.

L’un des principaux pour sa durée fut que ce feu qui s’était si extraordinairement allumé au-dedans de son cœur s’épandit quelque temps après par tout son corps, de sorte qu’elle devint si brûlante qu’il n’y avait pas moyen de la toucher sans en ressentir une chaleur extrême ; cela lui causa une forte fièvre, qui lui continua sans interruption huit mois entiers, pendant lesquels elle fut presque toujours au lit, sa faiblesse étant si grande qu’elle ne se pouvait supporter.

Ce fut ici où Dieu fit plus manifestement connaître les grands trésors de grâces et de vertus qu’il avait renfermés dans cette bénite âme ; car on ne peut dire combien elle souffrit durant cette maladie, ni la joie et le contentement avec lesquels elle supportait toutes les douleurs, mépris, délaissements et oublis que les domestiques avaient d’elle, passant souvent les jours entiers dans la plus grande ardeur de son mal, sans être assistée ni soulagée d’aucun d’eux.

Mais d’autre part aussi son divin Époux ne [111] la mettait pas en oubli ; au contraire, plus elle était abandonnée des créatures et plus était-elle caressée de lui, ce qui lui faisait facilement et même ardemment souhaiter encore un plus grand oubli, afin qu’étant entièrement délaissée et dépourvue de leurs assistances, elle pût mettre toute sa confiance en lui seul.

Son désir de souffrir était tel qu’encore que sa nature fût extrêmement affaiblie et qu’elle eût du mal autant qu’elle en pouvait porter, elle en souhaitait toutefois encore davantage, et eût voulu se voir méprisée et rejetée de tout le monde, et qu’on l’eût mise sur le pavé, abandonnée de tout secours humain, afin d’imiter en quelque chose son Sauveur, dont l’amour la transportait de telle sorte qu’elle ne savait que faire pour y correspondre.

Mais Dieu, qui n’abandonne jamais les siens et qui en prend d’autant plus de soin qu’ils se délaissent eux-mêmes, ne manqua pas de secourir sa fidèle servante par le moyen de son confesseur qui, connaissant les grands maux qu’elle souffrait et le besoin qu’elle avait de soulagement, pour les lui pouvoir procurer plus commodément dans la ville qu’à la campagne, il obtint de sa maîtresse [112] qu’elle la fît amener chez une fort vertueuse veuve, afin de la faire traiter.

Etant là, il en prit un si grand soin et la fit voir aux médecins qui lui firent des ordonnances, mais son mal n’étant pas de leur ressort et la cause surpassant toutes leurs sciences et industries, leurs remèdes étaient pour elle sans effet, excepté les saignées, par le moyen desquelles elle recevait quelque petit soulagement, d’autant qu’elles672 donnaient air à ce grand feu qui la dévorait au-dedans. C’est pourquoi elle s’en servit assez fréquemment le reste de sa vie, afin de rafraîchir son pauvre cœur, afin que par après il brûlât davantage ; et une fois entre les autres, un chirurgien ayant été appelé pour la saigner et l’ayant vue dans les ardeurs assez ordinaires que lui causait la véhémence de son amour, il en conçut mauvaise opinion et ne la voulut pas même saigner, jusqu’à ce qu’ayant fait connaître sa pensée à son confesseur et à Monsieur son maître, l’un et l’autre le détrompèrent bientôt, lui faisant connaître la haute estime qu’ils avaient de la vertu et de l’honnêteté de cette fille.

Toutefois son Père confesseur ne voulut pas qu’une si bonne occasion se passât sans [113] qu’elle en tirât avantage, et ainsi il ne feignit673 point de lui faire connaître la mauvaise estime qu’on avait eue d’elle, et faisait paraître avoir lui-même ces sentiments, la reprenant aigrement comme si en effet elle eût été coupable ; ce qu’entendant elle conçut une si grande joie et son visage parut si allègre qu’il semblait que tout son mal fût entièrement dissipé, et ne lui fit aucune réponse que de lui dire : « Dieu soit béni, mon Père, de ce qu’il permet que vous ayez ces pensées. » Ce qu’elle fit d’un esprit si tranquille et plein de reconnaissance que ce bon Père en demeura tout étonné, et me l’a souvent depuis raconté674, aussi bien que Monsieur son maître, pour preuve de la vertu de cette sainte fille qui, de sa part, conserva pour ce chirurgien un tel esprit de reconnaissance qu’elle m’a quelquefois dit avoir bien de la peine, quand elle le voyait, de s’empêcher de se jeter à ses pieds pour le remercier des sentiments qu’il avait eus d’elle. De cet exemple si rare on peut facilement juger à quel haut point de perfection était parvenue cette heureuse fille, puisque non seulement elle supportait patiemment une chose si sensible, mais même encore s’en réjouissait, et s’estimait beaucoup [114] obligée à celui qui en était l’auteur ; ce qu’elle observa toujours envers toutes les personnes qui lui donnaient quelque matière de souffrances, comme il sera déclaré plus amplement autre part.

Pour à présent nous continuerons à traiter de sa maladie dont, ne pouvant recevoir de soulagement par aucun remède, elle dura longtemps, l’ardeur de son amour la dévorant de telle sorte qu’elle entretenait celle de sa fièvre ; et tant durant cette maladie qu’à la suite de sa vie, elle était obligée de se servir souvent de petits rafraîchissements, comme de se mettre les bras et les mains dans l’eau ; et quoique ce fût aux plus grands froids de l’hiver, et que même l’eau fût glacée, sitôt qu’elle y mettait les mains, elle fondait et devenait incontinent chaude, comme si on l’eût mise auprès d’un grand feu. Le moindre regard que les personnes qui la connaissaient plus particulièrement, jetaient sur elle leur faisait juger de la véhémence de cette ardeur qu’elle avait au-dedans, car son visage était toujours enflammé, sa respiration brûlante, ses veines pleines, grossies et bouillantes, et toutes ses artères en une agitation et palpitation extraordinaires, comme une [115] personne qui, à proprement parler, eût été dans un brasier ardent ; aussi disait-elle souvent à son confesseur quand il la visitait en cette maladie : « Mon Père, je suis dans une fournaise, mais c’est la fournaise de l’amour. » Ceci causait une grande admiration à ce bon Père qui, ne voulant jouir seul de ce contentement qu’il recevait dans la conversation de cette sainte fille, la fit connaître à deux autres Pères de la Compagnie, l’un desquels fut le révérend Père Jean Rigoleuc, dont la mémoire est en bénédiction à tous ceux qui l’ont connu ; lui et cet autre, dont je tais le nom à cause qu’il vit encore675, étaient personnes grandement zélées pour la gloire de Dieu et pour la perfection des âmes, et fort éclairées dans la conduite des personnes spirituelles. On ne saurait dire le soin et l’assistance que lui rendaient ces Pères, et l’amour qu’ils lui portaient, voyant en elle les vrais effets d’un parfait et sincère amour envers Dieu ; ce leur était une singulière consolation de l’entretenir, d’autant que tous ses discours étaient comme autant de brasiers et étincelles de ce feu sacré qui brûlait son cœur ; et elle, de son côté, n’avait point de plus cher contentement que celui qu’elle recevait en [116] leur déclarant simplement tout ce que Dieu opérait en elle, ce qu’elle faisait avec des termes si humbles, si embrasés et si saints qu’il paraissait assez que Dieu parlait plus en elle qu’elle-même, mais de ceci il en sera traité plus amplement en son propre lieu.

Depuis donc que Notre Seigneur lui eut fait la grâce de traiter avec ces Pères, elle s’arrêta toujours à leur conduite, spécialement à l’un d’eux, envers lequel, dès la première fois qu’elle lui parla, elle se sentit intérieurement émue et connut que c’était celui qui l’aiderait le plus à s’acheminer à la perfection où Dieu la destinait, ce qu’elle reconnut à la suite du temps être très vrai ; mais elle se servit peu du bien de sa conduite pour lors, parce qu’il fut obligé de sortir de Vannes pour aller demeurer ailleurs676. A son départ, il la recommanda fort, tant à son confesseur qu’au révérend Père Rigoleuc ; et quelques années après, étant revenu dans le pays, il lui servit grandement. Elle n’était pas encore relevée de cette maladie quand il s’en alla, pendant laquelle son confesseur et le Révérend Père Rigoleuc la visitaient souvent, et quittaient volontiers plusieurs autres occupations pour lui rendre ce devoir de charité. [117]

C’était une chose merveilleuse que de voir et entendre cette bienheureuse créature, car tous ses discours n’étaient que de Dieu et de son divin amour ; elle ressemblait proprement à un phénix expirant sur son bûcher, ou pour mieux dire à une âme vraiment séraphique, qui n’avait de vie et de mouvement que pour aimer et mourir en aimant. Ces Pères qui la visitaient tâchaient de modérer un peu cette si grande ardeur, lui conseillant de ne pas se laisser emporter aux grands excès qu’elle ressentait ; mais il n’était pas en son pouvoir d’y résister, car il lui semblait qu’elle fût morte si elle n’eût aimé de la sorte ; et elle leur disait que l’amour seul était la cause de sa vie et de son mal tout ensemble, et que ce peu de force qu’elle avait provenait de l’excès de son amour aussi bien que sa maladie. [118]

.Chapitre 12. Comme elle vint demeurer en notre monastère.

Elle passa environ huit mois toujours alitée, et avec une fièvre qui ne lui donnait point de relâche, de sorte que son confesseur, voyant son mal continuer, jugea à propos de la faire retourner dans les champs, espérant que le changement d’air lui pourrait donner quelque soulagement ; et de vrai, y ayant demeuré quelque temps, elle commença à se mieux trouver, et parfois elle se levait, jusqu’à ce qu’elle eût recouvert677 des forces suffisantes pour s’employer dans les occupations du ménage ; car, comme elle m’a dit elle-même, l’amour la transportait pour lors de telle sorte que, sitôt qu’elle avait la moindre santé, elle travaillait infatigablement, et eût voulu seule faire toute la besogne de la maison, son instinct intérieur la poussant à cela. D’autre part, cet Amour si agissant l’occupait plus incomparablement au-dedans d’elle-même qu’au-dehors, la tenant en de continuels et véhéments actes de toutes sortes de vertus, qu’elle produisait [119] d’une ferveur extrême, sans trêve ni relâche, de manière que ses forces étaient tout incontinent taries et épuisées, et elle retombait malade comme auparavant. Elle passa de la sorte les trois ou quatre premières années après sa délivrance de l’état des tentations dont nous avons, parlé tant devant qu’après cette fièvre de huit mois.

En ce même temps il arriva que nous eûmes besoin d’une sœur tourière678, n’en ayant qu’une, qui ne pouvait satisfaire seule aux besoins de la maison, de sorte que nous nous adressâmes au confesseur de cette bonne fille pour en avoir une de sa main, ayant grande confiance à ce bon Père ; et lui de sa part, qui avait une singulière affection pour notre communauté, crut qu’il ne pouvait mieux rencontrer pour nous satisfaire que de nous donner cette vertueuse fille. Il fut fort aise de trouver une occasion de l’ôter d’un si grand ménage comme celui où elle était, parce qu’il voyait que ses continuelles occupations lui apportaient un grand empêchement à reprendre ses forces et sa première santé. Depuis longtemps il cherchait l’occasion de lui procurer quelque soulagement ; Dieu la lui donna tout à propos en ce rencontre679, à notre grand contentement, [120] qui, ayant ouï faire beaucoup de récits de la vertu de cette bonne fille, étions fort aise de l’avoir en notre maison.

Mais son maître et sa maîtresse n’en furent pas d’accord : ils ressentirent extrêmement sa sortie, et firent de grandes plaintes à ce Père et lui témoignèrent des ressentiments d’aussi longue durée que fut son absence. Pour la bonne Armelle, qui était parfaitement obéissante, elle n’eut aucune difficulté de faire ce qui lui était commandé, et ainsi elle quitta ce lieu où elle avait soutenu de si rudes combats et où Dieu l’avait comblée de tant de grâces.

Etant en notre maison, elle commença peu à peu à se fortifier, non qu’elle recouvrât son entière santé, mais elle se trouva bien mieux qu’elle n’avait fait depuis longtemps. Nous avions une singulière amitié pour elle, à cause des rares vertus que nous y remarquions, et tâchions de lui donner tout le soulagement possible, et ne voulions pas qu’elle se fût travaillée à aucune chose qui eût pu intéresser sa santé ; d’ailleurs, elle était avec une bonne fille qui depuis longtemps était au service de notre communauté en qualité de tourière, qui l’aimait si tendrement qu’elle n’eût pas voulu lui laisser [121] souffrir la moindre incommodité, et eût mieux aimé faire tous nos messages680 que de la laisser faire aucun travail qu’elle eût cru la devoir trop fatiguer ; et ainsi elle menait une vie fort douce, et où rien du monde ne lui donnait peine. De sa part elle se comportait avec tant de vertu, de silence, de modestie et de soumission que toutes nos religieuses qui avaient à traiter avec elle en étaient extrêmement édifiées ; souvent plusieurs demandaient licence de l’aller entretenir, et ce leur était un extrême contentement de l’entendre parler de Dieu et de son saint amour, spécialement les jours qu’elle devait, ou avait communié ; on eût cru voir et entendre une autre sainte Catherine de Sienne ou de Gênes, tant ses discours étaient ardents et enflammés ; mais pour en jouir il fallait y aller avec adresse, et l’obliger à parler comme sans y penser ; autrement elle ne l’eût jamais fait ; son humilité et le respect qu’elle portait aux religieuses étaient si grands qu’elle se tenait en un continuel silence en leur présence ; toutefois, quand l’amour la transportait, ou qu’on l’obligeait de traiter de cette matière, alors elle disait merveille, et il paraissait évidemment que le cœur parlait par sa bouche. [122]

Elle passa environ un an et demi en cet état fort contente, pendant lequel elle recouvra beaucoup de santé, qui était, ce semble, le dessein pourquoi Dieu l’avait conduite céans ; après quoi elle commença d’avoir en horreur et à dégoût tous les aises et les commodités qu’elle y recevait, son instinct intérieur l’ayant toujours fait incliner aux choses rudes et déplaisantes à la nature. Plus elle était aimée et chérie, plus elle avait de peine ; il était insupportable à son esprit de se voir si contente et à son aise, quoique d’ailleurs la nature se réjouît beaucoup de cet état ; mais son esprit la repoussait avec tant d’impétuosité que dans les choses où elle semblait plus se satisfaire, c’était où elle recevait plus de peine, car de voir qu’elle ne souffrait rien, ce lui était un très grand déplaisir.

Ce qui faisait qu’elle eût désiré ardemment de retourner dans sa première demeure ; mais d’en parler, il n’y avait aucune apparence, et elle ne voyait point de jour qui donnât ouverture à ce dessein : son confesseur, ni nos religieuses qui l’aimaient extrêmement, n’y eussent jamais consenti ; et bien loin de cela, elles eurent la bonté pour elle que de la vouloir recevoir [123] en qualité de sœur converse, après qu’elle aurait servi quelques années. À ce dessein, on la fit entrer dans l’enclos de notre maison afin, qu’elle aidât à faire le ménage des pensionnaires ; son esprit ressentit une grande contradiction à cette entrée, non pour autre sujet que celui que nous avons déjà dit ; mais néanmoins elle obéit tout simplement et à l’aveugle, sans faire paraître la difficulté qu’elle avait.

Il arriva que le jour de son entrée était celui de l’octave de la Fête-Dieu, dans lequel Notre Seigneur avait toujours coutume de lui faire quelque grâce particulière ; elle estimait celle-ci une des plus grandes qu’elle eût pu recevoir de sa bonté de l’avoir admise dans sa maison, et se sentait si reconnaissante de cette faveur qu’elle ne savait comment en remercier Dieu et notre communauté ; et elle disait, parlant à Notre Seigneur : « Ô mon Amour, vous m’avez enfermée dans ce lieu comme dans votre temple et tabernacle où vous reposez jour et nuit, afin aussi que jour et nuit je vous aime. »

Cette pensée qu’elle était dans un lieu où était toujours le très saint Sacrement lui causait une telle consolation qu’elle ne [124] la pouvait exprimer, encore qu’elle n’empêchât pas qu’elle ressentît toujours sa peine, lui étant avis que Dieu la voulait autre part ; mais comme elle n’avait rien procuré681 en ceci, elle tâchait de se tenir en repos, en attendant que Dieu eût disposé d’elle comme il lui aurait plu.

On l’appliqua au service des pensionnaires, de quoi elle s’acquittait avec tant de douceur et de soin que toutes les petites filles l’aimaient uniquement682 et avaient une telle confiance en elle qu’elle était tout leur refuge ; et elles lui portaient tant de respect qu’encore qu’elle ne fût que servante, elles craignaient autant de lui déplaire qu’à leurs maîtresses. Sa seule présence et la modestie qui paraissait sur son visage étaient plus que suffisantes pour les retenir en leur devoir, et c’était un grand soulagement aux religieuses qui avaient soin d’elles, quand pour quelque occasion elles les quittaient de vue, sachant bien que tant qu’Armelle y serait, tout irait aussi bien qu’en leur présence.

Si quelques-unes s’éloignaient de leur devoir ou faisaient paraître quelque opiniâtreté ou autre mauvaise inclination, ce qui est assez ordinaire parmi les enfants, elle les avertissait en particulier, épiant les occasions [125] que ses paroles eussent leurs effets, ce qu’elle faisait avec tant d’adresse, de charité et de cordialité qu’elle emportait sur ces petits esprits tout ce qu’elle voulait, et par même moyen faisait couler dans leurs cœurs les sentiments de piété et de dévotion, leur donnant de très bons principes de vertus, pour quelques conditions où elles se pussent rencontrer, ce qui en plusieurs a réussi à de très bons effets.

Elle était soigneuse que rien ne leur manquât pour leur service, et faisait le tout avec tant d’ordre et si à point, avec tant de tranquillité et de repos, qu’on n’eût pas dit qu’elle eût eu rien à faire ; ses dévotions étaient si réglées qu’elles ne l’empêchaient en aucune façon de s’acquitter de tout ce qui requérait son travail, encore que souvent, lorsqu’elle était au milieu de son occupation, il lui survenait des assauts de l’Amour divin si violents qu’elle ne savait que devenir ; elle ne laissait pas de continuer et Dieu pourvoyait à la soulager ; car j’étais pour lors appliquée683 à l’instruction des pensionnaires, et sitôt que je m’apercevais de sa disposition, je l’envoyais se reposer en quelque lieu retiré, qui était le plus grand soulagement qu’on eût su lui apporter ; et aussitôt [126] que son service était requis, tout incontinent elle retournait à sa besogne, aussi disposée comme si rien ne se fût passé ; et ceci arrivait très souvent, ainsi que je pourrais le prouver par plusieurs exemples, mais je les réserve à un autre lieu où ils seront plus à propos ; pour le présent, je me contenterai de dire que tout le temps qu’elle demeura dans notre maison, jamais on ne reconnut en elle aucune parole ni action qui marquât le moindre défaut. Au contraire, les vraies et solides vertus y étaient si évidentes qu’elles lui gagnaient l’amour et l’estime de toutes celles qui la connaissaient, ce qui la mettait hors de toute peine et contrariété de leur part ; mais cet état était trop doux pour elle : Dieu ne voulut pas l’en laisser jouir longtemps, aussi l’en retira-t-il bientôt et se servit pour ce sujet des moyens que je déduirai684 au chapitre suivant.

.Chapitre 13. Sa sortie de notre monastère pour retourner en sa première demeure.

Nous avons déjà remarqué que depuis un long temps l’esprit de cette fille se sentait peiné et gêné parmi le repos et le contentement qu’elle recevait en notre maison, sentant un certain mouvement qui lui faisait connaître que ce n’était pas le lieu où Dieu la voulait ; elle faisait néanmoins tous ses efforts pour se délivrer de cette pensée, se persuadant qu’elle ne pouvait être mieux autre part que dans cette maison où les exemples de vertus lui étaient très fréquents ; d’ailleurs l’affection qu’on avait pour elle et la bonne volonté qu’elle reconnaissait dans nos mères de la retenir le reste de ses jours, et outre cela l’inclination de son confesseur qui était qu’elle y restât, toutes ces raisons, dis-je, et plusieurs autres que j’omets, lui étaient de puissants motifs pour l’obliger à demeurer dans un lieu qui en tant de manières lui était si avantageux.

Mais Dieu, qui ne veut pas que les âmes [128] qu’il désire avoir toutes à lui aient égard à leur intérêt au préjudice de ses volontés, lui fit enfin connaître bien clairement que la sienne était qu’elle quittât cette maison où, selon toutes les apparences, il ne lui pouvait rien manquer, et où ses inclinations eussent reçu beaucoup de satisfaction. Pour cet effet donc il permit qu’elle commençât à ressentir grandement la vivacité de ses passions qui jusqu’alors avaient été comme entièrement assoupies ; de plus la nature était bien plus que de coutume portée à la recherche de ses appétits, et quoiqu’elle ne les suivît pas, mais qu’au contraire qu’elle les repoussât avec une grande générosité, néanmoins elle avait peine de se voir aux prises avec un ennemi qui depuis un long temps avait rendu les armes et paru comme vaincu.

Mais ce qui l’étonnait le plus, c’est qu’elle reconnaissait bien du changement dans son état intérieur, car cette familiarité si grande et si continuelle avec Notre Seigneur et l’amour si extrême qui la possédait commençaient beaucoup à s’alentir : non que pour cela elle manquât d’être aussi fidèle qu’auparavant, mais il y avait bien plus de crainte et de retenue, et [129] un certain resserrement de cœur qu’elle n’avait pas coutume de ressentir. Cela, et plusieurs autres choses de cette nature, firent qu’elle commença de penser sérieusement aux moyens d’obéir aux mouvements qu’elle avait jusqu’alors tenus cachés.

Et ce qui l’anima encore davantage fut ce qui lui arriva quelque peu avant que de sortir, en cette manière : une nuit, étant comme entre éveillée et endormie, il lui sembla être au bord d’un précipice dans lequel elle était prête de tomber ; et comme elle était extrêmement effrayée et en une grande peine, ne sachant comment s’en garantir, il se présenta à elle deux personnes vêtues de noir qui lui présentèrent les mains et l’en retirèrent ; et sur cela elle s’éveilla, ayant l’esprit rempli de crainte et de confiance tout ensemble, et il ne fut pas dans son pouvoir de chasser l’idée de ce songe, quelque diligence qu‘elle y apportât, quoiqu’elle ne sût au vrai ce qu’il signifiait.

Mais elle ne fut pas longtemps sans l’apprendre, car je crois que dès le lendemain, ou du moins à peu de jours de là, un religieux de l’ordre de saint Dominique, son proche parent, l’étant venu voir, lui fit dès l’abord une sérieuse réprimande d’avoir [130] quitté sa première demeure, lui disant entre autres choses ces paroles qui la touchèrent vivement :

« Est-ce ainsi, lui disait-il, que vous aimez la Croix et les souffrances ? Vous les fuyez donc pour venir chercher vos aises et vos commodités dans un lieu où rien ne vous peine ? Que répondrez-vous à Notre Seigneur quand il vous reprochera que, nonobstant tous les mouvements qu’il vous donne d’une vie plus souffrante et méprisée, vous persistez toujours à suivre vos raisonnements humains et naturels ? » Puis, poursuivant son discours, il ajouta et lui dit : « Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes céans contre sa volonté, et qu’il vous a appelée à la Croix, et non au repos. »

Ces dernières paroles firent une étrange impression sur son esprit, qui était augmentée par une circonstance bien digne de remarque, à savoir qu’elle n’avait en aucune manière fait connaître à ce bon Père l’état de son âme, ni dit la moindre parole qui lui pût faire tirer ces conjectures ; au contraire, quoiqu’il lui déclarât si ouvertement ce qui se passait en elle, au sujet de sa sortie, elle ne lui témoigna point ses mouvements là-dessus ; seulement elle fut fort [131] attendrie et se prit à pleurer, et il continua à lui persuader efficacement sa sortie, non pour autre raison sinon qu’il y était mu par une secrète conduite de la divine Providence, qui se servait de lui pour annoncer ses volontés à cette âme.

Aussi ne prit-elle point ces discours d’autre part, car il était trop manifeste qu’à moins d’une spéciale connaissance de Dieu ce Père ne lui eût pas parlé en ces termes ; et il semble qu’il n’était venu en ce pays pour autre sujet que celui-ci, car dès lors il s’en alla, n’étant que passant, et y ayant plusieurs années qu’il n’avait vu cette sienne bonne parente, qu’il laissa bien affligée et résolue tout ensemble d’obéir aux volontés de Dieu qui lui avaient été si manifestement déclarées.

Déjà elle voyait une partie de son songe effectuée, cette personne vêtue de noir qui lui prêtait les mains n’étant autre que ce religieux et le révérend Père Rigoleuc de la Compagnie de Jésus, dont nous avons déjà parlé, à qui elle déclarait entièrement tout l’état de son âme. Ce bon Père était absent du pays lorsqu’elle entra dans notre maison, de sorte qu’à son retour, qui fut à même temps que son esprit fut agité tant [132] des sollicitations intérieures que des paroles que lui avait dites son parent, il trouva cette pauvre fille bien en peine.

Elle lui fit une entière déclaration comme le tout s’était passé, les répugnances et contrariétés qu’elle avait ressenties à son entrée, les mouvements forts et violents pour sa sortie, afin de pouvoir souffrir et pâtir davantage, le songe qu’elle avait eu, et ensuite l’entretien de ce religieux ; mais surtout les recherches de la nature, la rébellion et agitation des passions, et le refroidissement qu’elle ressentait de la part de Notre Seigneur ; tout cela, dis-je, elle le déclara à ce bon Père avec une grande simplicité et franchise, qui, jugeant par ses discours et particulièrement par le changement de son état intérieur qu’infailliblement Dieu la voulait ailleurs, puisqu’il en donnait des témoignages si évidents. Après avoir recommandé l’affaire à Notre Seigneur et y avoir sérieusement pensé, il lui dit pour réponse qu’il lui faisait commandement exprès de la part du Saint-Esprit de retourner en sa première demeure. Ces paroles furent proférées avec tant d’efficace et d’autorité qu’elles firent une puissante impression dans son cœur, les recevant comme émanées de [133] la propre bouche de Dieu ; aussi dès lors les difficultés lui furent ôtées, et elle ne pensa plus qu’aux moyens de les exercer.

Dieu, qui conduisait cette affaire, ne tarda guère à lui en fournir un tout à propos, car cette dame chez qui elle avait demeuré n’avait cessé, depuis sa sortie, de tenter toutes les voies possibles pour la ravoir ; mais ç’avait toujours été sans effet, jusqu’alors qu’étant grosse et extraordinairement indisposée de sa santé, elle craignait beaucoup qu’il ne lui fût arrivé quelque accident en ses couches ; et parlant un jour de cette appréhension au susdit Père, avec qui elle avait grande connaissance, lui dit que si au moins dans cette rencontre elle pouvait avoir son Armelle proche d’elle, que ce lui serait une grande consolation ; lui, se servant de cette occasion, lui dit qu’elle le demandât à notre Mère supérieure, et qu’il ne croyait pas qu’elle la voulût refuser, dans un sujet si légitime. La dame, bien aise de cette assurance, vint trouver de ce pas notre Mère supérieure et la lui demanda avec tant d’insistance qu’elle la lui accorda, espérant qu’après elle y retournerait ; mais Dieu en disposa [134] autrement car, depuis qu’une fois elle l’eut en sa maison, jamais elle ne put consentir qu’elle la quittât ; et d’ailleurs cette fille ne fit aucune instance du contraire, ayant des preuves trop évidentes de la volonté de Dieu pour s’y opposer.

Ce n’est pas que son confesseur et nos mères ne la sollicitassent souvent au retour, et que l’amour qu’elle avait pour cette maison et le désir de la servir ne fussent de puissants motifs pour la faire incliner à cela ; mais la volonté de celui à qui toute sa vie elle a été soumise l’emportait incomparablement au-dessus. En ce temps, et peu auparavant qu’elle sortît, il lui fut vivement représenté dans l’esprit les paroles que ce Père de la Compagnie de Jésus — dont nous avons parlé et parlerons beaucoup à la suite de ce discours — lui dit, lorsqu’il partit de Vannes pour trois ou quatre ans, qui fut à peu près le temps que cette bonne fille fut en notre maison, ce Père, dis-je, en qui elle avait une parfaite confiance, lui disant adieu, ne lui dit autre chose que ce peu de paroles, qui étaient comme des présages futurs de l’état où elle se trouva par après : « Ma fille, lui dit-il, je n’ai qu’une seule chose à vous recommander, à savoir que vous demeuriez ferme et inébranlable, comme un rocher au milieu de la mer qui, pour être battu de divers flots et attaqué des vents, ne remue et ne penche de côté ni d’autre ; ainsi, quand il arrivera que vous serez poussée et agitée de divers mouvements, et que ceux qui vous conduisent auraient des sentiments différents pour votre regard685, voyez celui qui est le plus conforme à la volonté de Dieu, et vous y attachez fortement, sans ne vous mettre en peine que de la suivre, quoiqu’il en puisse arriver. »

Ce fut l’adieu que lui donna ce bon Père à son départ qui lui revint si fort dans l’esprit, au sujet que nous traitons, qu’il lui semblait ne lui avoir été dit que pour la fortifier en ce rencontre, car auparavant elle n’y avait nullement réfléchi ; mais en cette occasion cela lui était si empreint au-dedans d’elle-même que rien du monde n’eût été capable de l’ébranler.

En effet ce fut la seule vue du bon plaisir de Dieu qui fit que, contre tous les sentiments de ceux qui lui voulaient du bien et contre les siens propres, elle franchit le pas ; car, à la réserve de ces deux Pères, son parent dominicain et le Père Rigoleuc, tous ceux qui la connaissaient s’opposèrent à sa [136] sortie ; ce furent ces deux qui, comme elle avait vu en songe, lui prêtèrent les mains pour la retirer d’un lieu qui ne lui pouvait être nuisible qu’autant que Dieu la voulait ailleurs, car hors de là ce lui eut été un paradis de délices ; mais comme la perfection des âmes élues comme la sienne ne consiste que dans l’accomplissement parfait des volontés de Dieu, ce leur est un martyre d’en être tant soit peu éloignées, et ne peuvent être en repos qu’elles ne s’y soient entièrement rendues.

Au reste, l’amour qu’elle conserva toute sa vie, et l’estime qu’elle faisait de ce lieu, étaient des preuves suffisantes pour faire juger du sujet de sa sortie, qui n’était autre que celui que nous avons déjà allégué ; elle le quitta par sa présence corporelle, mais son cœur y était saintement et fortement attaché ; c’était le lieu ordinaire de ses visites, où elle venait de fois à autres donner issue à ses flammes et de l’air à ce feu divin qui lui dévorait les entrailles, dans l’entretien familier qu’elle avait avec quelques religieuses de cette maison.

Toutes nos religieuses conservèrent aussi de leur côté un grand amour pour elle, à cause de l’estime qu’elles faisaient de sa vertu, [137] et toutes s’estimaient heureuses d’avoir part en ses prières ; et plusieurs lui recommandaient, avec grande confiance, ce qu’elles voulaient obtenir de Notre Seigneur, et d’ordinaire ce n’était pas sans effet.

Non seulement elle priait pour nos religieuses en particulier, mais encore pour toute la communauté ; et souvent, par un esprit de reconnaissance, elle disait que jamais, ni dans ce monde, ni dans l’autre, elle n’oublierait les biens qu’elle y avait reçus ; d’autres fois, par divertissement, elle l’appelait sa maiso, et son lieu de refuge, « parce, disait-elle, que c’est la maison de mon Père qui est Dieu, et les enfants se confient en ce qui appartient à leur père ». C’était la grande confiance qu’elle avait en la bonté de Notre Seigneur qui lui faisait parler de la sorte.

Enfin, voyant que pendant sa vie elle n’y devait ni pouvait demeurer, elle demanda pour l’amour de Notre Seigneur, et avec grande humilité, à notre Mère supérieure d’être, après son décès, enterrée en quelque petit coin de notre chapelle, ce qui lui fut accordé très volontiers, tant de la part de notre Mère supérieure que de notre communauté. [138]

.Chapitre 14. Des différents et divers degrés d’amour par où Dieu la fit passer.

Ayant fait voir au chapitre précédent comme Dieu, par les ressorts de sa divine Providence, avait enfin ramené sa fidèle servante au lieu qu’il lui avait destiné pour le reste de ses jours, il nous faut maintenant déclarer comme Notre Seigneur la fit monter par divers degrés, qui lui servirent comme autant de marches686 ou échelons pour arriver au comble de son divin amour.

Or comme toute la vie de cette bienheureuse fille n’a été autre chose qu’une vie d’amour, il est impossible de parler d’aucune partie de sa vie sans parler de ce même amour ; c’est pourquoi ce chapitre, et tous les autres suivants, en seront pour la plupart remplis, avec assurance que tout ce qu’on en dira, et ce qu’on en saurait dire, ne sera que l’ombre au regard du corps687, et une partie de la vérité. Laissant donc à part ce qui en a déjà été écrit et ce qui lui était arrivé devant cette rude épreuve [139] de deux ans, je m’arrêterai spécialement à déclarer l’ordre que Dieu observa depuis en sa conduite, d’où il sera facile de recueillir le soin amoureux que sa paternelle bonté avait de la mener à grands pas, par la voie de son divin amour, au sommet de la perfection.

Premièrement donc, l’ayant laissé l’espace de deux ans dans des misères et afflictions et dans des privations toutes extraordinaires, tant de sa part que de toutes les créatures, comme il a été dit au chapitre huitième, il voulut en récompense que les trois ou quatre années d’après se passassent dans un amour très véhément et ardent. Cet amour, dans son commencement, était mêlé de tant de regret et de tant d’amertume de voir que son cœur avait été attaqué d’autre amour que pour son Dieu, qu’il lui semblait parfois qu’il s’éclatait en pièces, ce qui ne se faisait point par pensée ou par imagination, car effectivement elle ressentait une douleur plus pénétrante que si on l’eût écartelée. Dans ce temps elle était en de continuels gémissements, et proférait des paroles si pénétrantes et si conformes aux sentiments de son cœur qu’on ne saurait rien ouïr de plus touchant ; ses regrets [140] étaient accompagnés de tant de larmes que jour et nuit l’œil ne lui desséchait presque point.

L’amour et le regret étaient pour lors si unis et mêlés ensemble qu’elle ne savait lequel des deux l’occupait le plus ; et pour dire le vrai, ce n’était que le seul amour qui lui causait ces effets, qu’on peut proprement appeler effets de l’amour douloureux, lequel elle ressentit environ un an ; après quoi tous ces regrets et ces amertumes lui furent ôtées de l’esprit et du cœur. Car elle passa de là en un second état qui lui effaça de la mémoire la vue et l’idée de ses misères, pour ne lui laisser que le souvenir des grandes miséricordes dont Dieu avait usé en son endroit.

De là son cœur fut épris d’un amour si grand qu’elle en tomba malade, ainsi que nous avons déjà dit, et en pensa mourir, sentant continuellement son cœur enflammé et pénétré d’un dard aigu qui lui causait des désirs, et lui donnait des forces pour travailler pour Dieu qui sont incroyables et qui ne s’arrêtaient pas aux désirs seulement, mais passaient en de véritables effets ; car rien ne lui paraissait pénible ni difficile, la véhémence de cet esprit intérieur qui [141] l’animait lui faisant tout dévorer ; quand il s’agissait de travailler pour Dieu (ce qui était en toutes occasions, car elle ne faisait et ne pouvait rien faire que par ce motif), elle y était poussée avec une telle impétuosité intérieure qu’il lui semblait voler plutôt que marcher. Tout ce qu’il y avait de plus pénible était ce qu’elle embrassait avec le plus d’ardeur, et jamais elle n’était satisfaite ni contente de tout ce qu’elle faisait ; au contraire, cela lui paraissait moins qu’une paille mise dans un grand feu, et plus elle travaillait et endurait, plus elle était insatiable des peines et des souffrances.

Ce n’était pas seulement pour le dehors qu’elle était ainsi agissante et infatigable : ce même amour qui l’occupait extérieurement la menait bien d’une autre manière au-dedans d’elle-même, où une présence de Dieu continuelle la mettait en de perpétuels mouvements pour lui témoigner son amour, ce qu’elle faisait en mille sortes et mille manières ; tantôt elle l’adorait, le remerciait de ses bienfaits, s’offrait et se consacrait à son service, tantôt elle le louait et invitait toutes les créatures à le bénir ; d’autres fois elle s’humiliait et s’abîmait dans la [142] connaissance de ses grandeurs et de son néant ; parfois elle se jetait à exalter et magnifier ses divines perfections ; mais surtout son plus ordinaire entretien était de l’amour, et dans l’amour qu’elle exerçait dans toutes les façons et manières imaginables ; là, elle se perdait et abîmait, et se réduisait à si grande extrémité qu’elle en tombait presque en défaillance ; mais cet amour fort et impétueux survenait, qui la fortifiait derechef et la faisait agir comme auparavant, et ce avec tant de continuation qu’elle m’a assuré plusieurs fois qu’elle n’avait passé moment en ces temps-là sans opérer, et sans se trouver en action au regard de Dieu ; la nuit même, son repos était presque toujours interrompu d’heure en heure par ces véhémences intérieures, qui la réveillaient avec telle impétuosité qu’elle ne savait que faire pour satisfaire à ces grands excès.

Tout cela lui était donné sans qu’elle se le procurât d’elle-même ou fît la moindre action pour se porter vers Dieu ; tout son pouvoir et sa capacité étaient employés à recevoir ce qui lui était donné de sa divine Majesté, qui répandait ses grâces en cette bénite créature avec tant d’abondance que, comme elle disait elle-même, il semblait [143] que ce fût un torrent et un déluge qui l’abîmaient, et se trouvait si remplie qu’elle en regorgeait, et si elle n’eût eu quelque personne de confiance dans le sein de laquelle elle se répandait librement, elle n’eût pu les supporter. Au défaut des personnes, elle avait recours aux bois et aux arbres, ou aux autres créatures, avec qui elle se soulageait, les invitant à bénir en leur façon son Bien-Aimé, leur parlant de ses divines perfections comme si elles eussent eu de la raison ; et ensuite de cela un déluge de larmes la baignait, par le moyen desquelles elle se déchargeait et empêchait que le vaisseau de son cœur ne crevât par la force de ce vin nouveau que son divin Époux y versait avec tant d’abondance.

C’était aussi dans ce même temps qu’il lui semblait être toujours dans une fournaise ardente et brûlante, qui lui enflammait et consommait688 le cœur et le corps tout ensemble, et la dévorait, s’il faut ainsi dire ; et pour se conformer aux termes avec lesquels elle expliquait cet amour : « Oui, disait-elle à ses directeurs, je suis dans une fournaise, mais plus ardente mille fois que toutes celles de ce monde, qui ne me semblent que froideurs, au regard de ce que je [144] ressens en moi-même. » Et pour preuve de ce qu’elle disait, elle ajoutait qu’aux plus grandes chaleurs de l’été, étant obligée par sa condition de servante d’être la plupart du temps proche d’un grand feu, elle n’en ressentait aucunement la chaleur, et il ne lui eût pas semblé y être si elle ne l’eût vu de ses propres yeux : de là on peut juger de son ardeur intérieure. Depuis, elle me disait quelquefois, parlant de ceci, que Dieu avait bien exaucé ses prières, car plus de cent fois elle lui avait demandé, avec une grande ardeur, dans les commencements qu’il l’attira à son divin service, qu’il eût ôté et consommé en elle tout ce qui était déplaisant aux yeux de son adorable Majesté : « Non point, Seigneur, disait-elle, en coupant, en arrachant, en détruisant, mais en brûlant et en dévorant tout par le feu de votre saint amour. » Elle ajoutait qu’il lui eût été impossible de s’empêcher de faire cette demande, et ne savait bonnement ce qu’elle demandait ; mais quand elle en eut expérimenté les effets, elle ne pouvait assez remercier son divin amour, et elle me disait, par forme d’admiration : « Voyez, voyez s’il ne m’a pas entièrement octroyé ce qu’il me faisait lui demander avec tant d’instance. » [145] C’était assez, et il n’en fallait pas davantage pour la mettre toute en feu et lui interdire la parole : voilà comme d’ordinaire elle était toutes les fois qu’elle parlait ou se souvenait des miséricordes de Dieu en son endroit ; aussi lui disait-elle souvent, en se plaignant amoureusement à lui : « Mon Seigneur et mon Tout, votre amour et vos bontés me feront mourir. »

Dieu, l’ayant tenue longtemps dans cet état d’amour, qu’on peut nommer amour violent, fort, agissant et infatigable, et lui ayant par ses efforts émoussé et affaibli la vigueur de ses forces naturelles dont il s’était beaucoup servi dans ses opérations si violentes, il la fit passer à une autre disposition toute contraire à la première, car sa nature n’ayant presque plus de vigueur, elle tomba dans une telle défaillance et langueur qu’elle avait peine à se soutenir. L’amour qu’elle ressentait pour lors était bien plus vif et plus pénétrant, mais comme il était plus éloigné de l’opération des sens, il lui causait beaucoup plus de faiblesse qu’auparavant, de sorte que sa vie n’était qu’une langueur continuelle. L’amour, poursuivant toujours ses conquêtes, la réduisait en telle extrémité qu’elle ne savait que devenir ; elle séchait [146] sur les pieds de voir Dieu si peu aimé et si peu servi de ses créatures, et de ce qu’il était si peu connu, et que les âmes qu’il a rachetées de son précieux Sang eussent d’autres amours et d’autres pensées que pour avancer et procurer la gloire de son Bien-Aimé, et les intérêts de Sa Majesté la touchaient si fort qu’elle eût méprisé tous les tourments de ce monde, et des enfers même, pour les maintenir.

Tous ces sentiments occupaient de telle sorte son esprit que rien du monde ne l’en pouvait divertir, et se consommait si fort dans ce désir de glorifier son Dieu qu’elle n’en vivait presque pas. Elle était toujours à la recherche de nouveaux moyens d’accroître sa gloire ; et ce désir la rongeait de sorte qu’elle me disait souvent qu’il n’y avait mort, pour cruelle qu’elle fût, qui ne lui eût été plus supportable que ce qu’elle ressentait de voir Dieu oublié et méprisé de ses créatures. Parfois elle s’écriait : « Oh ! si au moins j’étais en état de le faire connaître, et de pouvoir déclarer ce que j’en ressens, il n’y a cœur, fût-il de marbre, qui ne se fendît et qui ne donnât son amour à celui qui l’a tant aimé. »

Ce qu’elle désirait pour les autres, elle le [147] pratiquait admirablement elle-même ; car, sachant bien que la plus noble et plus excellente façon de glorifier Dieu, c’est de l’aimer, elle s’en acquittait de toutes ses forces car, comme j’ai déjà dit, ses forces naturelles ayant été toutes consommés, elle empruntait du même amour des forces et de la vigueur afin d’aimer davantage ; et quand elle s’en trouvait destituée, elle était en une si extrême faiblesse qu’il semblait qu’elle dût expirer ; c’est alors qu’elle faisait ces plaintes amoureuses à Notre Seigneur : « Mon Amour et mon tout, disait-elle, je n’en puis plus, je meurs et je languis d’amour. » C’était sa devise la plus ordinaire en ces temps ; et ces paroles se proféraient en elle-même, et souvent à l’extérieur, sans qu’elle y pensât : « Non, je n’en puis plus, je languis et je meurs par l’excès de mon amour. »

Son extérieur paraissait si languissant et abattu qu’on l’eût toujours jugée être malade ; aussi l’était-elle en effet, mais ce n’était pas d’une maladie naturelle, ayant la constitution parfaitement bonne et le corps bien composé ; ses maladies étaient toujours des effets de son amour qui, selon ce qu’il espérait au-dedans, le corps s’en ressentait au-dehors. En ces temps-là, donc il était dans une [148] faiblesse extrême, qui toutefois ne l’empêchait point d’agir et de s’acquitter de tous ses services, comme si elle eût eu toutes les forces qu’elle avait auparavant.

De ceci j’en puis porter un véritable témoignage, l’ayant vue un très grand nombre de fois, lorsqu’elle était céans, si abattue et affaiblie après les assauts violents de l’amour, que je jugeais qu’à peine elle eût pu se remuer à deux jours de là ; et néanmoins, sitôt que l’heure du travail était venue, elle se mettait en besogne, avec autant de vigueur que si rien ne se fût passé.

De plusieurs exemples que je pourrais produire pour preuve de cette vérité, je me contenterai d’en rapporter un, qui, entre un grand nombre d’autres de cette manière, mérite d’être considéré, pour les circonstances amoureuses qui l’accompagnent. Une nuit donc, comme cette bonne fille était en notre maison, elle fut réveillée, environ la minuit, avec une grande véhémence, et au même instant un amour fort et violent la saisit, accompagné d’une présence de Dieu si intime et si essentielle, s’il faut ainsi dire, que cette pauvre fille ne savait que faire ni en quel lieu se tenir ; elle se leva et se mit à genoux proche de son lit, [149] attendant le jour pour aller devant le saint Sacrement ; de dire ce qui se passa lors au-dedans d’elle-même, ce sont choses que je ne puis expliquer. Enfin, sitôt que le jour parut, elle alla au chœur, croyant qu’étant là elle aurait un peu de relâche, mais ce fut tout le contraire, car son cœur s’échauffa encore davantage à l’approche de la source du brasier divin qui la consumait déjà. Elle fut donc contrainte de sortir promptement et alla au jardin, prit son rosaire pour le dire, afin de se divertir de cette forte opération qui la mettait toute hors d’elle ; mais il lui fut impossible de dire un seul Ave Maria. Il arriva que j’allai ce matin au jardin, devant le lever de la communauté que j’avais charge de sonner ; je trouvai cette pauvre fille qui n’en pouvait plus et qui, de faiblesse, se laissa tomber sur moi. Je la fis entrer, comme je pus, dans une chambre qui était proche, et je commençai à l’interroger sur la cause de son mal, mais elle fut plus d’un quart d’heure sans me pouvoir répondre ; enfin revenant comme d’un profond recueillement, elle proféra trois ou quatre paroles entrecoupées qui me firent assez juger de l’état où elle était. Etant un peu plus revenue à soi, elle me [150] dit que depuis minuit Dieu avait fait en elle une opération si forte et si violente qu’elle ne savait comme elle n’en était morte, tant l’excès de l’amour était grand ; et que ce peu de forces qu’elle avait auparavant lui avait été ôté, Dieu l’ayant toute absorbée et engloutie en lui-même, de sorte qu’elle avait moins de vigueur qu’une personne qui eût été prête à rendre l’âme ; disant ces paroles elle se prit à pleurer, et ainsi elle se soulagea un peu.

Mais la voyant extrêmement affaiblie et qu’elle n’avait point reposé toute la nuit, je la fis mettre sur un lit, croyant que de longtemps elle ne se pourrait lever ; je lui dis qu’elle ne se mît point en peine du ménage des pensionnaires, mais qu’elle prît son repos ; là-dessus je m’en allai. Lors, se voyant seule, elle commença à faire des plaintes si tendres et si amoureuses à Notre Seigneur que je ne les puis bien exprimer : « Hélas, disait-elle, mon Seigneur et mon Dieu, que voulez-vous que je fasse en ce monde puisque je ne vous puis plus aimer ? Autrefois vous me donniez des forces pour m’employer toute à votre service, et votre amour me les a toutes consommées ; et le peu qui me restait, vous [151] le venez encore d’anéantir. Que ferai-je ? Et vous savez que ma vie n’est autre que votre amour. Et le moyen de vous aimer sans force et sans vigueur ? Quand j’avais des forces, c’était toute ma joie et toutes mes délices que de les employer pour vous. Hé, que ferai-je à présent que je m’en vois destituée ? Au moins aimez-vous vous-même, ô mon amour, puisque je ne le puis plus faire. » Elle proférait ces paroles avec un cœur si touché et si tendre qu’il eût été capable d’attendrir les cœurs les plus durs.

Comme je m’en fus allée à l’oraison, je fus toute étonnée quand, au retour, je la trouvai aux Pensionnaires à faire son ménage, avec autant de facilité et de disposition que si rien ne se fût passé, et étant surprise d’un si subit changement, je lui en demandai la cause ; elle me dit en souriant que celui qui lui ôtait ses forces était tout-puissant pour les lui rendre quand elle en avait besoin ; depuis je ne m’étonnai plus de la voir dans ces défaillances, qui lui étaient si ordinaires que sitôt qu’elle n’avait plus d’occupation, cet amour la surprenait si fortement qu’elle en perdait toute action ; mais sitôt qu’il était requis de faire [152] quelque travail, elle le faisait avec autant de liberté que si rien ne lui fût arrivé ; il semblait, et il était vrai, que Dieu n’attendait autre chose que son loisir pour la caresser et lui témoigner l’excès de son amour ; et lorsqu’elle était en ces grands transports et excès d’amour, si l’heure de rendre quelque service s’approchait, elle lui était mise clairement dans l’esprit ; et alors elle disait avec une confiance toute filiale et amoureuse : « Mon Seigneur, laissez-moi pour à présent vous servir en telle occasion. » Et au même instant, chose admirable de la bonté de Dieu, il la laissait, et elle allait à son occupation ; et ceci ne lui arrivait point de fois à autre, mais plus souvent que tous les jours, spécialement dans les temps qu’elle était dans ces langueurs amoureuses, qui fut d’environ huit ou neuf ans.

Son esprit dans ce temps-là était toujours occupé de Dieu et en Dieu, ainsi que les quatre premières années, mais c’était d’une autre manière, n’étant pas si partagé qu’auparavant ; car tant de différents motifs n’étaient pas le principe ni la matière de son amour, mais Dieu seul et le désir de sa gloire, sans avoir égard à elle-même ni à aucun de ses intérêts, qu’elle avait si fort [153] mis en oubli qu’il ne lui semblait pas être au monde ; son occupation intérieure était plus forte, plus intime, plus douce, plus pénétrante et plus continue qu’auparavant : j’appelle continue, sans tant d’actes réitérés et produits avec tant de violence, comme elle faisait devant que d’être dans ces saintes langueurs et ces défaillances ; mais pourtant elle agissait toujours, ne pouvant être oisive au regard de Dieu, ou plutôt elle suivait son mouvement qui la portait à cela et qui voulait, pour un temps, qu’elle agît de la sorte ; mais comme il ne voulait pas la laisser toujours dans cette disposition ni qu’elle en demeurât là, l’ayant réservée à un état plus parfait, son amoureuse Providence l’y conduisait, par les voies et les moyens qui seront déduits689 au chapitre qui suit, et qui n’est qu’une continuation du présent.

.Chapitre 15. Comme Dieu lui donna entrée à une vie toute divine et spirituelle, et par quelle voie.

Il semble, par ce que nous avons dit jusqu’à présent, qu’il soit hors de raison et de propos de vouloir décrire un état plus parfait que celui dans lequel nous avons fait voir cette sainte âme690, puisqu’on y remarque toutes les dispositions des plus grandes âmes, vu qu’il ne se trouve rien dans la vie des personnes spécialement chéries de Dieu qui ne se voie clairement en elle ; car quel amour plus ardent que le sien ? quelle présence de Dieu plus continuelle ? quelle conversation plus familière et plus amoureuse ? quels désirs plus enflammés de procurer et faire avancer sa gloire que ceux que cette grande servante de Dieu avait ? qui la réduisaient souvent jusqu’à défaillir et la faisaient désirer de souffrir les tourments les plus cruels, et ce jusqu’au jour du Jugement, pour augmenter tant soit peu l’honneur de son unique amour.

Néanmoins son Bien-Aimé n’était pas [155] encore satisfait de l’avoir ornée et enrichie de tant de grâces : il voulait lui en faire une incomparablement plus grande, la réduisant à un état auquel lui seul fût l’auteur et le moteur de toutes ses actions. Donc, pour parvenir à ce dessein, la divine Providence se servit de deux moyens, l’un extérieur et l’autre intérieur.

Le premier fut de l’adresser, pour sa conduite, à ce Père de la Compagnie de Jésus de qui nous avons dit d’autre part que, sitôt qu’elle l’envisagea691, elle ressentit un je ne sais quoi qui lui faisait connaître que c’était là la personne qui l’aiderait le plus à parvenir à la perfection.

Ce Père avait un grand amour et une grande estime pour cette âme, qu’il voyait extraordinairement favorisée de Sa divine Majesté, et pour ce il lui donnait tout le temps et le loisir qu’il pouvait avoir, afin qu’elle pût franchement lui décharger son cœur, et donner par ce moyen quelque rafraîchissement à ce grand feu qui la consommait.

C’était le plus grand soulagement et le plus grand service qu’on lui pouvait procurer ; car de conduite il ne lui en fallait que pour entendre et approuver ce que Dieu [156] opérait au-dedans d’elle-même, qui la portait à la plus grande perfection qu’on eût su désirer. Ce Père donc l’entendait tout à loisir et ne la pressait de côté ni d’autre, il ne la gênait ni ne l’inquiétait de chose aucune, seulement la portait-il à un total et un parfait abandon d’elle-même, afin que Dieu en disposât selon sa très adorable volonté ; et il tâchait tout doucement de rabattre peu à peu les grands et violents excès de l’amour, et de faire en sorte qu’elle ne se laissât pas emporter à toute leur ardeur, de crainte qu’elle n’abrégeât ses jours et qu’elle eût moins de temps et de loisir pour se perfectionner dans la voie du divin amour.

Il lui conseillait aussi de prendre quelque petit divertissement, dans l’entretien familier des choses de Dieu, avec quelque personne de confiance, pour donner un peu de relâche à l’esprit, ou bien de s’occuper doucement en quelque chose, afin de se détourner d’une si grande attention ; mais surtout il la portait à agir le plus simplement qu’il lui était possible au-dedans d’elle-même, sans réfléchir beaucoup sur ses vues et ses sentiments ; et quand elle lui avait déchargé son cœur, avec son ardeur accoutumée il lui [157] disait tout doucement : « Hé bien, n’avons-nous pas un Dieu qui est bon et qui mérite bien d’être aimé ? Mais vous ne croiriez pas l’aimer assez si vous ne le lui disiez et redisiez ; et vous ne voyez pas qu’il sait et qu’il connaît nos plus secrètes pensées, sans que nous les lui disions ; mais votre amour ne serait pas satisfait si vous ne le contentiez de la sorte. »

D’autre fois, quand elle lui parlait, il ne disait presque rien ; et quand elle lui disait : « Mon Père, vous ne me dites aucune chose », alors il lui répondait : « Ma fille, quand Dieu parle, qu’y a-t-il à dire ou à faire sinon qu’à l’écouter en silence et en repos ? »

Mais elle avait peine à comprendre comment une âme eût pu demeurer en silence, et ne point témoigner l’excès de son amour ; aussi ne la pressait-il point là-dessus, mais la laissait agir selon les mouvements de l’Esprit, se contentant de sa part de la disposer, tout de loin, à ce qu’il prévoyait que Dieu voulait opérer en elle.

Dieu, de son côté, l’y acheminait aussi ; car, comme nous avons vu au chapitre précédent, ses grandes ferveurs et ses actes si souvent réitérés étaient depuis longtemps modérés, et ses langueurs et défaillances [158] l’avaient mise dans un état plus paisible et tranquille qui tous les jours s’augmentait, mais particulièrement vers la fin de la neuvième année en laquelle nous avons dit qu’elle avait été dans ces saintes langueurs.

Car de là elle passa dans un autre état, se trouvant comme renfermée et enclose dans le sein de la divine Providence, ce qui lui causait un si grand repos intérieur qu’elle était, à proprement parler, comme un enfant qui, étant au giron de sa mère, n’a d’autre soin que de se laisser conduire partout où elle voudra ; elle était tout de même au regard de Dieu, tous ses désirs et toutes ses prétentions ne butant692 à d’autre fin en ces temps que de se laisser à la merci de la divine Providence, afin qu’il en disposât selon son bon plaisir ; d’où lui naissait une union si douce et intime avec Dieu qu’elle n’avait encore rien expérimenté de pareil.

C’était une excellente disposition pour ce que Dieu prétendait et à quoi ce Père la préparait ; c’est pourquoi il l’animait693 fort à s’abandonner à Dieu toujours de plus en plus ; l’amour, de son côté, prenait de tels accroissements qu’il s’étendait incomparablement au-delà de son pouvoir, de sorte [159] qu’il la surmontait et qu’il l’engloutissait toute ; c’est pourquoi, ne pouvant plus y donner de bornes ni retenir son cœur, elle était souvent contrainte de se jeter à terre, ou sur un lit, et parlant à son cœur comme à une chose sur laquelle elle n’avait plus de puissance, elle lui disait, comme en le renonçant et abandonnant : « Oh, va, aime tant que tu voudras car je ne t’en puis plus empêcher ni te retenir ; tu n’es plus à moi, tu es au seul amour. » Tout cela servait d’acheminement au dessein de Dieu, à quoi aidait encore beaucoup une autre disposition qu’elle ressentait en ce temps-là, à savoir qu’après la sainte communion elle n’avait plus ces colloques doux et amoureux, ni ces saintes ardeurs qui avaient coutume de l’embraser immédiatement après, mais au lieu, elle ressentait un repos et un doux sommeil de tous ses sens et de toutes ses puissances intérieures, comme si, à proprement parler, elle eût reposé sur la poitrine du Fils de Dieu, comme un autre saint Jean ; et même elle était contrainte de s’appuyer la tête, et souvent tout le corps, sur quelque chose, afin de se pouvoir soutenir ; et elle était ainsi environ une demi-heure sans se pouvoir remuer ni parler, si ce [160] n’était que les occupations de son ménage l’obligeassent à se retirer, car en ces cas elle quittait tout pour y satisfaire ; mais hors de là elle demeurait ainsi, comme une personne assouvie et rassasiée qui, ayant tout ce qui lui faut, n’a plus rien à faire ni à demander.

Etant donc en ces états et en ces dispositions et jouissant de la douce conduite de ce Père, qui approuvait fort ce qui se passait en elle et à qui elle s’adressait en ses besoins, il arriva qu’il reçut ordre de son Provincial pour aller être recteur du collège de Quimper, où le Père Rigoleuc était déjà, et qui depuis quelques jours était venu à Vannes pour des affaires qu’il y avait ; la bonne Armelle ne manqua pas de le voir et de traiter avec lui comme avec son directeur, puisqu’ils avaient tous deux les mêmes sentiments et les mêmes affections pour la conduite de son âme ; mais comme elle se vit tout d’un coup sur le point d’être privée de l’un et de l’autre, et qu’elle demeurait sans aide et sans assistance d’aucune part, elle en fut un peu touchée ; mais ses sentiments furent bientôt apaisés par la vue de la volonté de Dieu, à qui elle était parfaitement conforme, ainsi qu’elle fit paraître par la réponse qu’elle fit à ces [161] bons Pères, qui lui conseillaient de ne s’affliger point de leur départ, et que Dieu ne manquerait pas de la pourvoir de ce qui lui serait nécessaire, soit par leurs écrits ou par autre voie ; à quoi elle leur répartit d’une grande ferveur : « Mes Pères, à la vérité je ressens votre absence, mais si je savais que vous aimassiez mieux Dieu en la ville où vous allez qu’ici, je vous y souhaiterais déjà, dussé-je ne vous voir jamais » : réponse qui les satisfit grandement, et qui fait bien voir combien les intérêts de Dieu l’emportaient au-delà des siens.

Le jour de leur départ étant arrivé, son directeur lui manda qu’elle communiât ce matin ; pendant la messe elle avait beaucoup ressenti leur éloignement, et quelque effort qu’elle fît pour en divertir sa pensée, elle n’en pouvait venir à bout, Dieu le permettant ainsi pour la disposer à la grâce qu’il lui voulait faire. Elle se plaignait doucement à lui et lui disait : « Hélas, mon Seigneur, vous m’ôtez tout mon secours et me laissez seule et sans personne à qui je me puisse adresser pour me déclarer vos adorables volontés. Que ferai-je ainsi seule et à qui aurai-je recours ? Servez-moi [162] vous-même de guide et de conducteur, puisque vous me privez de ceux que vous m’aviez donnés. » Ces paroles se formaient en son esprit, lorsque après avoir reçu la sainte communion, ayant encore la sainte hostie dans la bouche, Notre Seigneur lui dit intérieurement et intelligiblement ces paroles : Ma fille, je te fais comme aux enfants qu’on retire d’entre les bras de leurs nourrices afin de les loger dans la maison de leurs pères, et leur donner une meilleure nourriture que celle qu’ils avaient auparavant ; ainsi toi, je te veux loger en ma maison.694 Alors elle lui dit : « Hé, Seigneur, où est votre maison ? » Notre Seigneur, lui montrant la plaie de son sacré côté, la fit entrer par là dans son cœur, lui disant que c’était là sa maison. Etant là logée, elle se trouva dans un grand vide et une grande privation, de sorte qu’elle ne voyait et ne connaissait aucune chose, ce qui lui fit dire : « Mon Seigneur, vous disiez que c’est ici votre maison, et je n’y vois et n’y trouve rien du tout. » On ne lui donna aucune réponse à cela, mais elle se trouva dans une paix et dans un repos admirables.

Après la messe le Père trouva cette bonne fille dans l’église, qui était toute absorbée [163] en Dieu, et si comble des faveurs qu’il venait de lui faire qu’elle ne savait où elle était, et ne pensait à rien moins que de s’affliger de son départ ; elle lui dit brièvement ce qui était arrivé, ce qui consola fort ce Père, qui lui enchargea695 de me déclarer tout l’état de son âme (au moins ce qu’elle jugerait à propos), afin que de temps en temps je lui mandasse ce qui se passait en elle, et que, par ce moyen, il pût lui rendre les assistances ordinaires.

Ainsi il se sépara d’elle sans presque qu’elle s’en aperçût ; elle retourna à son ménage, ayant toujours l’esprit dans la situation que nous venons de dire ; et lorsqu’il lui fallait beaucoup agir au-dehors, en quelque chose où l’attention était requise, il lui semblait qu’elle sortait du cœur de Jésus par son sacré côté, comme par une porte ; et sitôt qu’elle avait achevé son occupation, elle y rentrait comme auparavant, n’en sortant ni jour ni nuit que pour de semblables occasions ; là elle ne faisait et n’agissait en aucune façon, et la volonté et le pouvoir lui étaient ôtés de le faire : elle jouissait seulement d’une paix et d’un contentement très grands.

Ce fut là son état, depuis la Toussaint [164] jusqu’au jour de saint Thomas apôtre, sans qu’il se fît en elle aucune nouvelle opération, excepté celle qui suit. Un jour, étant seule en la maison, elle se sentit comme ravie et emportée dans l’air, et son corps élevé de terre ; de quoi s’apercevant, elle eut peur et s’écria vers Notre Seigneur ; alors elle se trouva dans la même place qu’auparavant pour ce qui est du corps, mais quant à l’esprit il lui fut emporté en une autre région qu’en celle de ce monde ; et il lui semblait qu’absolument il avait quitté et abandonné le corps, et était allé vers son principe et son origine, où il jouissait d’un repos admirable et non encore expérimenté, sans pourtant savoir ni connaître rien de distinct ni de particulier.

Au bout de huit jours elle revint à soi, mais avec un tel éloignement des choses d’ici-bas qu’il ne lui semblait plus être de ce monde et ne put savoir ce qu’elle avait fait durant ces huit jours, ni qui avait donné le mouvement et l’action à son corps, dans lequel rien ne s’était vu d’extraordinaire, ayant fait toutes ses occupations comme de coutume ; mais, étant revenue à soi, elle se trouva comme enclose et enfermée dans le cœur de son divin Époux [165] comme en sa maison paternelle, ainsi que lui-même lui avait fait connaître ; et quoiqu’elle y jouit d’un extrême repos, elle s’étonnait néanmoins un peu d’une si grande et entière cessation de toutes ses opérations intérieures, qu’elle eût bien voulu, ce semble, employer encore en actes d’amour, selon sa coutume ; elle ne se tenait en ce silence que par l’impuissance de pouvoir faire autrement, et parce que son fond était pleinement content et satisfait.

Enfin Notre Seigneur voulut parachever son œuvre et la tirer hors d’elle-même et de tout doute ; le jour de saint Thomas, venant de recevoir la sainte Communion, Notre Seigneur lui dit avec grande autorité et efficace : Ma fille, cède-moi la place. A quoi elle répondit : « Oui, mon Seigneur, je le veux, et de tout mon cœur. » Et au même instant il prit une entière et nouvelle possession d’elle-même, se logeant dans son cœur comme dans son trône royal, et l’en bannissant et éloignant si fort elle-même que jamais depuis elle n’y eut, ni voulut, avoir entrée ; elle ne se regarda plus comme ayant aucun droit en elle, ni sur elle, mais comme appartenant entièrement à son Dieu, se démettant de tout en lui ; et quand quelque [166] chose se présentait pour avoir entrée en son cœur, elle disait en soi-même : « Si Dieu veut que cela y entre, à la bonne heure ; pour moi, je n’ai plus rien à y voir, il en est le maître et en a pris les clefs ; rien du ciel ni de la terre, même les anges, n’y sauraient avoir entrée, si lui-même ne leur ouvre. »

Et ce qui est admirable en ceci, c’est qu’au même instant que Dieu lui eût dit : Cède-moi la place, il lui fut si clairement représenté dans l’esprit tout ce que son directeur lui avait dit touchant cette voie d’abandon et de remise en Dieu, que si elle l’eût ouï dès lors de sa bouche, elle ne l’eût pas si bien connu ni entendu ; et comprit ce que jusqu’alors elle n’avait pu comprendre, à savoir qu’en cela seul était vraiment enclose et renfermée toute la perfection d’une âme, et que tout ce qui s’était jusqu’alors passé en elle, quoique très excellent et très admirable, n’était pourtant rien au prix de cet état qui était celui que Sa Majesté voulait qu’elle suivît désormais ; et comme ses paroles sont efficaces et ne sortent jamais sans leur effet, elles opérèrent admirablement en cette sainte âme ; car depuis elle n’eut aucun doute sur [167] ce sujet et ne retourna plus à y hésiter, mais se tint ferme et inébranlable en cette voie, qui lui amena avec soi des biens qui ne se peuvent expliquer. Nous en dirons toutefois ce que nous en pourrons au chapitre suivant.

Mais devant que de finir celui-ci, je ne puis m’empêcher d’adorer les aimables providences de notre Dieu sur cette fille en ce que, voulant l’introduire dans une voie si différente et si éloignée de celle qu’elle avait tenue jusqu’alors, il lui en donna peu à peu des connaissances, par le moyen de son Père directeur, qui lui en facilitèrent beaucoup l’entrée ; car, encore que lui seul l’eût pu faire, sans l’entremise d’aucune créature, par un effet de sa toute-puissance, néanmoins, moralement parlant, elle eût eu bien plus de peine à y acquiescer ; ou du moins, elle eût été en doute si sa voie eût été bonne et assurée ; et pour lors il n’y avait personne dans le pays de sa connaissance à qui elle eût pu librement s’adresser pour ce sujet. C’est pourquoi elle-même ne pouvait se contenter de bénir Dieu de l’avoir si bien favorisée en cette rencontre, et m’avouait franchement qu’elle aurait eu une grande peine à se résoudre, si Dieu n’en eût disposé de la [168] sorte. C’est ainsi que sa divine Providence conduit toute chose doucement et efficacement ; et quoique cela soit en toutes ses œuvres, néanmoins il a spécialement paru en la conduite de la vie de cette sienne bien-aimée.

On pourra aussi remarquer en passant l’excellence de cette voie dans laquelle Dieu l’établit, puisque de si grandes grâces qu’il lui avait faites auparavant ne servirent que de préparation et de disposition à cette autre, qui les surpasse d’autant qu’il y a de différence entre les opérations de Dieu et celles de la créature, qui, pour bonnes et parfaites qu’elles puissent être, ne sont toujours que basses et ravalées au regard de celles que Dieu fait dans l’âme qui, par un entier et volontaire abandonnement de toutes choses, se démet franchement d’elle-même et de toute son opération pour donner lieu à celle de son Bien-Aimé.

Il faudrait avoir le cœur et la langue de la bonne Armelle pour exprimer dignement ceci ; elle en pouvait parler comme bien expérimentée en l’une et l’autre voie, car on peut dire qu’elle semblait être parvenue au plus haut comble de la perfection où une créature, aidée de la [169] grâce, puisse arriver par le moyen de ses opérations ; et néanmoins, après avoir été élevée en ce second état, elle reconnaissait bien du mélange et de l’humain dans le premier ; ce qui lui faisait dire que, partout où la créature se retrouve, il y a toujours du défaut et de l’imperfection, et que le plus grand empêchement que les âmes apportent à leur avancement, c’est qu’elles ne veulent pas laisser Dieu agir seul, mais qu’elles veulent toujours avoir part en tout ce qu’il fait, encore que, pour son regard, elle ne pouvait voir avoir fait de faute en ceci car, sitôt que Dieu lui avait fait connaître ce qui était de ses volontés, elle s’y était rendue, et que sa première manière d’agir lui avait été nécessaire afin de consumer et détruire, par les ardeurs de ce grand feu, tout ce qui était en elle de difforme aux yeux de Dieu ; mais que pour les âmes qu’il y attire dès le commencement, ce leur est un grand avantage, et qu’on ne saurait entrer de trop bonne heure en cette bienheureuse vie qui nous fait mourir à nous-mêmes pour ne vivre qu’à Dieu ; mais que le nombre en est petit.

Et je pense que la cause en provient d’ordinaire de deux sources : l’une, manque de [170] confiance en l’amoureuse conduite et providence de Dieu ; et l’autre, qui est plus commune et ordinaire, c’est que les âmes ne veulent pas mourir à elles-mêmes ni à leurs propres défauts ; car il est certain, disait-elle, que sitôt qu’on a donné lieu à l’opération divine, elle fait connaître peu à peu tout ce qui lui déplaît en l’âme, jusqu’à la moindre imperfection, et qu’il y en a peu qui aient le courage de les combattre et détruire jusqu’au point de fidélité que la lumière divine leur fait connaître. C’était d’ordinaire les propos qu’elle tenait quand elle parlait de cette voie, et plusieurs autres que j’omets, pour traiter des admirables effets que Dieu, par le moyen de la fidélité qu’elle eut à s’y laisser conduire, opéra en son âme. [171]

.Chapitre 16. Comme par le moyen de cette voie Dieu la fit mourir à elle-même et à ses opérations, et du vœu d’obéissance qu’elle fit à tout ce qu’elle connaîtrait être de ses divines volontés.

Dieu enfin, ayant pris un empire absolu dans le cœur de sa divine épouse, duquel il s’était fait un jardin de délices, en ayant ôté et chassé toutes choses, et elle-même plus que toute autre, il rendit ce lieu comme imprenable et inaccessible à tout désordre, perturbation ou agitation quelconque, le rendant formidable et épouvantable aux démons mêmes « qui n’osaient en approcher, ce disait-elle, car ce leur eût été un nouveau tourment d’approcher de la demeure d’un Dieu ». Et de vrai, après cette grande grâce et l’entrée dans cette nouvelle vie, la première chose qu’elle expérimenta, c’est qu’elle se vit perdue et abîmée en Dieu, de sorte quelle était là comme dans une forteresse insurmontable à toutes choses. Et depuis le jour de saint Thomas jusqu’à la fête de la Purification de la sacrée [172] Vierge, il lui semblait que Dieu l’absorbait tous les jours de plus en plus en lui-même et la réduisait dans le néant.

Peu de temps après, qui fut au commencement du Carême, cette forte impression continuant, elle fut réduite à une si grande faiblesse que toute sa vigueur et ses forces lui manquèrent, de sorte qu’elle était au-dedans d’elle-même comme une personne agonisante et qui n’attend plus que le coup de la mort à chaque moment, et fut tout le Carême dans cet état. Le feu intérieur qu’elle ressentait alors était, à ce qu’elle me disait, si vif et si pénétrant, que celui qu’elle avait eu auparavant ne lui semblait que glace, en comparaison de celui-ci.

Environ trois semaines devant696 la Passion, toutes sortes de connaissances, de vues et de sentiments lui furent ôtés de l’esprit, et il ne lui resta plus dans l’idée que le seul mot d’amour, et elle ne pouvait même proférer d’autre parole que celle-là, après quoi elle demeurait muette, excepté en ce qui était précisément requis pour son emploi ordinaire, et encore ce n’était pas sans se faire de grandes violences.

Dans la semaine sainte ensuivant, les [173] assauts de l’amour divin redoublèrent de telle sorte que même ce seul mot d’amour lui fut ôté de l’esprit, lequel au même temps se trouva comme dans une certaine stupidité, ne sachant plus où il était, tant l’occupation divine le lui avait ravi, étant si resserrée au-dedans que même la respiration lui était empêchée, de sorte qu’elle se sentait comme suspendue en l’air, à la manière d’une personne qu’on voudrait étouffer ou étrangler. À l’abord de cet état qui lui fut représenté en un instant, sa nature s’effraya grandement, mais l’esprit, étant fortifié d’une grande ardeur et véhémence, remporta le dessus ; et il lui fallut subir ce cruel martyre qu’elle disait depuis, parlant de ceci, être plus insupportable que tout ce qu’on saurait s’imaginer.

Le Vendredi Saint, ces efforts redoublèrent et augmentèrent avec tant de violence qu’ils lui causèrent une espèce de mort mystique et spirituelle ; et son corps fut réduit dans une telle extrémité, depuis midi jusque sur les trois heures, qu’on l’eût jugé véritablement privée de vie, à l’imitation de celui de son divin Sauveur, qui voulait ainsi la rendre participante de ses [174] souffrances et de sa mort, afin aussi de la faire jouir des fruits de sa sainte Résurrection.

Car le jour de Pâques et les suivants, elle se trouva comme ressuscitée à une nouvelle vie, ressentant en soi-même une telle plénitude de Dieu que, ne pouvant plus se contenir en soi, elle se vit noyée et submergée en lui, ressentant un nouvel esprit qui l’animait et gouvernait en toutes choses, sans qu’il fût en son pouvoir de faire autrement que selon ce qu’elle était mue de lui. Son corps fut réduit à tel état qu’il ressemblait proprement à ces statues inanimées, qui n’ont de mouvement ni d’action que ce que leur en donne une main étrangère ; elle était tout de même au regard de Dieu qui la mouvait et gouvernait tout ainsi que bon lui semblait, sans aucune résistance ou opposition de sa part.

Depuis elle se laissa toujours conduire de la sorte, étant comme un instrument propre et capable de tout ce que Dieu voulait opérer en elle et par elle. Son esprit était autant privé d’action que son corps, prenant et recevant tout simplement les diverses opérations que Dieu faisait en elle, d’une manière toute passive et divine. [175]

Elle fut toujours dans cet état, depuis Pâques jusqu’au dimanche de l’Ascension, sans ressentir autre chose que cette plénitude et cette vie de Dieu qui la mettait tellement hors d’elle-même et de tout le reste que nulle idée distincte soit de Dieu ou des créatures ne l’occupait, étant toujours perdue et abîmée là-dedans, excepté qu’elle ressentait au plus intime d’elle-même un feu vif et pénétrant qui lui consommait697, à ce qu’elle disait, le centre et la substance de l’âme ; mais ce n’était plus avec les excès et les violences accoutumés, mais avec une grande douceur et suavité, ce qui toutefois brisait et travaillait incomparablement plus la nature que les assauts violents et impétueux du passé ; néanmoins elle ne disait plus mot, se voyant brûler et consommer en silence, à la façon de l’esprit, sans plaintes, gémissements ni soupirs, comme étant déjà en partie consommée et amortie ; néanmoins l’ardeur était si forte qu’elle la mettait toujours en fièvre et lui causait une si grande altération qu’elle ne pouvait presque parler.

Le dimanche d’entre l’Ascension et la Pentecôte, elle eut une forte impression qui lui fit connaître que son Amour et son [176] Tout ne manquerait point de la venir visiter à cette bonne fête ; ensuite de quoi elle eut un mouvement très pressant qui la portait à lui faire, à son arrivée, un vœu de parfaite obéissance à ses divines volontés, et d’accomplir entièrement tout ce qu’elle connaîtrait être à son plus grand honneur et à sa plus grande gloire.

En ce même temps arrivèrent ces deux Pères directeurs, dont nous avons ci-devant parlé698, qui vinrent à Vannes pour quelques affaires. La bonne Armelle fut bien joyeuse de leur arrivée et ne manqua pas de leur dire tout ce qui était survenu en leur absence, et surtout la disposition présente où elle était, et le désir de faire ce vœu à quoi elle était si fortement portée, s’ils le jugeaient à propos.

Ces Pères furent très satisfaits d’apprendre de si heureuses nouvelles ; mais néanmoins ils ne trouvèrent pas à propos, vu l’étendue et les circonstances de ce vœu, qu’elle le fît si tôt ; mais ils lui dirent que, si à quelque temps de là ce désir lui continuait, elle leur fît savoir, et qu’alors ils lui manderaient ce qu’elle aurait à faire. À quoi elle leur répartit : « Mes Pères, si ce n’est pour la Pentecôte, je crois que ce [177] sera pour le jour de l’Assomption de la sacrée Vierge », ainsi qu’il arriva depuis ; mais pour l’heure elle n’y pensa plus, encore qu’elle eût une assurance infaillible qu’elle le ferait.

Elle était si préoccupée de ce sentiment que le Saint-Esprit viendrait en elle en ces bonnes fêtes, qu’elle ne pouvait presque dire autre chose à ces deux Pères que ces paroles : « Enfin il viendra, oui, disait-elle, mes Pères, mon Amour et mon Tout viendra » ; et comme l’un d’eux lui eut dit : « - Ne l’avez-vous pas déjà ? Oui, et je n’en puis nullement douter, répartit-elle, mais n’importe ! Je suis certaine qu’il viendra derechef, avec plus grande abondance de grâces. » Depuis le temps que cette impression lui fut donnée jusqu’au lundi de la Pentecôte, elle n’eut d’autre pensée ni d’autre parole que celle-là ; et souvent elle proférait ces mots : « Mon Amour et mon Tout doit venir, oui, sans doute il viendra. » Et l’ayant entretenue en ce temps l’espace de demie ou trois quarts d’heure, je crois qu’elle me répéta plus de trente fois ces paroles, tant cette vérité était fortement gravée dans son esprit.

Après le départ de ses directeurs, le désir [178] de faire son vœu continua toujours, sans pourtant qu’elle y fît aucune réflexion, ni qu’elle pensât à l’exécuter, à cause de ce qu’ils lui avaient dit. Cependant la fête approchait, et le feu de l’amour divin augmentait d’autant plus ses flammes qu’elle était prête et disposée d’en recevoir l’auteur et le principe, et se trouvait si prise et liée au-dedans qu’elle avait peine d’agir au-dehors.

Le jour de la Pentecôte, elle alla de grand matin à la messe et reçut la sainte communion ; à l’approche de ce divin brasier, le sien s’alluma comme de coutume, mais ce ne fut pas pour longtemps ; tout aussitôt elle se trouva libre, comme si rien ne fût arrivé, et s’en alla donner ordre à son ménage avec autant de facilité qu’eût fait une autre, sans que rien du tout l’empêchât d’aller, de venir et d’agir en tout ce qui était requis : ce qui fut un très grand effet de la bonté de notre Dieu en son endroit, et qui prouve clairement ce que j’ai dit ailleurs, que Dieu semblait épier le temps de son loisir pour la caresser et répandre sur elle l’abondance de ses saintes grâces.

Car ce jour de Pentecôte, son maître traitait quantité de personnes de mérite, ses [179] parents et autres, de sorte que les occupations de la bonne Armelle étaient grandes, étant seule à pourvoir et à apprêter ce qui était requis et prendre garde que le tout fût en bon ordre, ce qui n’était pas une petite besogne et qui requérait la présence et la liberté de son esprit, ainsi que son cher Epoux la lui donna entière et parfaite.

Mais le soir ne fut pas sitôt venu, ayant ramassé toutes choses et fait ce qui était nécessaire dans son ménage, que ce Bien-Aimé de son cœur accomplit abondamment la promesse qu’il lui avait faite de venir, car il la remplit en un instant de tant de grâces et de bénédictions, avec une certitude si infaillible de sa divine présence, qu’elle croyait devoir rendre l’âme par l’excès de la douceur et de la suavité qui l’inondait de toutes parts, se sentant submergée et noyée dans l’abîme ineffable et immense de l’amour même. Elle passa toute la nuit dans ces divins embrasements, jouissant à loisir des caresses que son céleste Amant prenait plaisir de lui faire dans le plus secret centre de son cœur.

Le lendemain elle alla de grand matin, selon sa coutume, à l’église pour entendre [180] la messe et communier ; étant proche de recevoir la sainte hostie, Notre Seigneur lui dit amoureusement ces paroles : Ma fille, regarde comme je t’obéis, et me fais le semblable. À quoi elle lui répartit, avec une ferveur extrême : « Oh oui, mon Seigneur et mon Tout, je le ferai de tout mon cœur, et pour jamais ; et s’il m’était permis, j’en ferais dès à présent le vœu ; mais puisque je n’en ai pas la permission, recevez ma bonne volonté. Vous savez, ô mon Amour, le désir que j’en ai, mais votre même amour me retient de le faire. » Achevant de proférer ces paroles, elle reçut la sainte communion. De dire avec quels sentiments d’amour, de joie et de reconnaissance, c’est ce qui excède toute parole, c’est pourquoi je m’en tais, pour dire deux admirables effets que cette si grande grâce opéra en elle.

Le premier fut que cette plénitude de Dieu qu’elle ressentait auparavant s’augmenta incomparablement plus qu’auparavant ; et de là lui naissait un si grand éloignement de son action extérieure d’avec l’esprit intérieur, qu’elle ne savait si c’était [181] elle qui agissait ou non, et que le plus souvent la besogne était faite sans savoir par qui, ni si elle y avait mis la main ; de plus son âme fut réduite à un si grand calme et tranquillité qu’il lui semblait que rien du monde n’eût été capable de l’en faire déchoir, ni la troubler.

Le second effet fut que, depuis cette divine faveur, son esprit fut si souple aux touches de Dieu qu’elle se trouvait portée à faire ses mouvements aussi facilement qu’une personne sensuelle suit les inclinations de sa nature dépravée, Dieu, par sa grande bonté, lui donnant par ce moyen la grâce d’accomplir parfaitement ce à quoi elle s’était engagée avec tant d’amour : je dis engagée, car encore bien qu’elle n’eût pas proféré les paroles, néanmoins Dieu lui fit clairement connaître qu’il avait accepté sa volonté, comme l’effet ; pour preuve de quoi, depuis ce temps-là, il lui ôta entièrement le désir de prononcer de bouche son vœu, comme l’estimant déjà fait.

Néanmoins elle fit savoir à son Père directeur tout ce qui était arrivé, lequel lui donna toute liberté de faire ce à quoi elle était portée ; c’est pourquoi, le [182] jour de l’Assomption de la très Sainte Vierge (pour accomplir ce qu’elle avait prédit), elle proféra son vœu d’obéissance, avec toute la dévotion, la ferveur et l’amour qu’une âme si prévenue de bénédictions que la sienne pouvait faire, et l’a toujours depuis observé avec une très grande fidélité et perfection.

Depuis ce temps jusque vers la Toussaint, il ne se fit aucune nouvelle opération, son esprit comme étant toujours dans l’état que nous l’avons fait voir, d’un calme paisible et profond qui la tenait resserrée au-dedans, sans qu’elle eût pu se mouvoir au-dehors par l’action de ses puissances, tant elles étaient perdues et absorbées.

Cet état si nu et si abstrait lui donna quelque doute que son divin Amour l’eût délaissée et comme mise dans l’oubli, car ce n’était pas son ordinaire d’être si longtemps sans recevoir des marques assurées de sa sainte présence ; ce n’était toutefois que des pensées passagères, qui ne faisaient pas grand effet sur son esprit ; mais ce qui l’eût mise plus en peine, c’est que la nature n’ayant plus aucune aide de la part de l’esprit, qui était tout retiré et occupé en Dieu, se voyant délaissée et abandonnée [183] sans secours d’en-haut, elle cherchait du rafraîchissement et du soulagement dans quelques petites satisfactions ; mais quoique ce fût dans des choses si légères qu’elles eussent semblé innocentes, ou du moins indifférentes, en d’autres personnes, pour la bonne Armelle, qui avait la vue fort claire et épurée en ces matières, elle ne pouvait souffrir que sa nature eût d’autres sentiments que ceux de l’esprit.

Environ la fête de la Toussaint, son cher Époux, qui avait paru comme absent depuis la fête de l’Assomption, se manifesta à elle en ce temps avec tant d’ abondance d’amour et de joie divine que son cœur en était tout abîmé ; et dans ces grands excès Notre Seigneur lui dit, au plus intime d’elle-même, une parole capable, à ce qu’elle disait, de lui ôter mille vies si elle les eût eues et s’il ne l’eût fortifiée de sa grâce et toute-puissance pour en supporter les amoureux efforts : Ma fille, lui dit ce divin Sauveur, tu es la fille de l’Amour. « Oui, répartit-elle, Ô mon Seigneur, il est vrai, et c’est par votre grâce et grande miséricorde. » Cette faveur la laissa si comblée et si remplie de joie et de douceur qu’elle en était toute hors d’elle-même ; et depuis elle [184] fut si vivement imprimée dans son cœur tout le reste de ses jours qu’elle n’en perdait presque jamais la mémoire, de sorte qu’elle s’appelait communément « la fille de l’Amour » ; et quand les personnes qui traitaient familièrement avec elle la voulaient réjouir, ils la nommaient fille de l’Amour ; à quoi elle répondait, avec un sentiment plein de reconnaissance et d’assurance très grande : « Oui, sans doute, vous avez raison de m’appeler fille de l’Amour, et ce n’est pas sans sujet, mais le tout se fait par grâce et grande miséricorde. »

Après avoir joui quelques jours de ces ineffables douceurs et caresses, son esprit fut resserré, comme devant, dans la forte et simple attention à Dieu, sans savoir ni connaître aucune chose de lui ; et la nature, de son côté, tirait aussi (quoique sans délectation) aux choses qui lui étaient propres, ce qui importunait fort l’esprit ; néanmoins il prenait le tout en patience, se contentant de tenir la bride ferme, de peur que cette même nature ne reçût la moindre petite satisfaction, ou plutôt c’était Dieu qui faisait cela en elle, car de sa part elle était sans action en toutes choses. [185]

Or il est à remarquer, pour l’intelligence de ce qui suit, que nonobstant toutes les grâces et singulières faveurs dont Notre Seigneur avait pris plaisir d’orner et d’enrichir l’âme de sa fidèle épouse, et le parfait assujettissement auquel il avait réduit toutes ses passions, la puissance absolue qu’il lui avait donnée sur les démons et sur tous leurs artifices, dont elle se riait et en faisait moins d’état que d’une mouche, et l’entière mort et assoupissement de tous ses désirs et affections en ce qui ne regardait point son divin service, avec tout cela, dis-je, il lui laissa, l’espace de plus de vingt-quatre ans, un Philistin dans ses terres pour exercer sa vertu, je veux dire une nature toujours portée et encline à la recherche de ses petites commodités et satisfactions ; et quoique le plus souvent l’esprit lui fît souffrir mille maux en ce en quoi elle croyait se délecter, elle ne cédait point pour cela et tâchait d’attraper toujours, comme à la dérobée, quelque chose pour soi ; mais quand, par surprise ou quelque apparent prétexte, l’esprit s’était un peu relâché et que par après il s’en apercevait, il lui en imposait une si sévère pénitence qu’il lui eût été beaucoup plus doux de se priver [186] de toute vaine recherche.

Cette guerre continua tout le temps que nous avons dit, sans qu’elle y pût apporter aucun remède, ce qui lui était un très grand exercice de patience, et fort contraire à cet amour fort et impétueux qui l’avait toujours animée, et qui eut voulu tout d’un coup brûler et détruire tout ce qui se serait pu opposer à ses flammes, et qui en effet avait tout détruit, excepté ce petit ennemi domestique qui était plus importun que nuisible.

Depuis que Dieu lui eut donné entrée en cette divine vie dont nous traitons, il n’avait osé paraître ; mais depuis que l’esprit fut réduit à cette si grande abstraction et nudité dont nous parlons, et qu’il l’éloignait si fort d’elle-même et de toutes choses qu’elle ne pouvait vaquer avec attention à aucune, alors cet ennemi, sentant son adversaire comme absent et occupé en d’autres choses, revint de nouveau ; mais il était si faible que toutes ses forces consistaient seulement à se faire ressentir, et rien de plus, ce qu’il avait fait depuis la fête de l’Assomption jusqu’au jour de la Présentation de la Sainte Vierge.

Ce jour donc, cette bonne âme ayant la [187] liberté de penser à soi, une crainte filiale et amoureuse la saisit à la vue de ce qui s’était passé, appréhendant qu’en cela il n’y eût quelque chose de déplaisant aux yeux de Sa divine Majesté, pour à quoi remédier elle délibéra de se confesser depuis ce temps-là jusqu’à l’heure présente ; mais son confesseur ne jugea pas qu’il y eût de nécessité de le faire puisqu’en effet il n’y avait aucune faute, et ainsi elle n’effectua pas son dessein.

Mais ayant reçu la sainte communion, elle s’adressa avec toute confiance à son cher Époux et lui dit : « Oh ! mon Amour et mon Tout, il y a si longtemps que je désire de ne rien avoir en moi qui s’oppose à la pureté de mon amour ; et cependant je souffre toujours l’importunité de ma nature. Mon Seigneur, vous m’en pouvez délivrer si vous voulez ; toutefois n’ayez pas égard à ma demande, faites-en ce qu’il vous plaira. »

Elle n’eut pas plus tôt achevé ces paroles qu’elle reçut une assurance certaine que Dieu l’avait exaucée, ce qu’elle reconnut être très vrai à la suite du temps ; car depuis, sa nature demeura si assujettie, par cette grâce, qu’on l’eût plutôt jugée morte que mortifiée. [188]

Tout ce que j’ai dit se passa en elle (au moins pour la plus grande partie) en l’année 1650, qu’on peut vraiment appeler l’an de grâce et de jubilé pour elle, puisque Notre Seigneur, l’ayant par sa miséricorde fait mourir d’une manière mystique à toutes les choses d’ici-bas et à ses propres opérations, s’était voulu lui-même, en ce temps, rendre comme l’âme de son âme et la vie de sa vie, s’il m’est permis de parler ainsi ; c’est pourquoi je me suis rendue plus exacte à spécifier en détail ce qui lui est arrivé depuis cette année jusqu’à celle de son heureux trépas. [189]

.Chapitre 17. Continuation de la même matière.

Nous avons remarqué au dernier chapitre que depuis le moment que Notre Seigneur dit ces amoureuses paroles au cœur de sa fidèle épouse : Ma fille, cède et quitte-moi699 la place, elles opérèrent très efficacement leur effet, par la libre et volontaire démission qu’elle fit d’elle-même entre les mains de son Dieu ; de sorte que, dès lors, tout ce qui se passa entre lui et elle, jusqu’à sa mort, je ne le considère plus que comme opérations saintes et divines, et où Dieu agissait plus que la créature. C’est pourquoi j’ai tâché de les observer avec le plus d’exactitude qu’il m’a été possible, afin que des choses si admirables et amoureuses ne demeurassent point ensevelies dans le tombeau de l’oubli ; et pour me conformer davantage à l’ordre que Dieu a tenu à les lui communiquer, je les rapporterai tout de suite, comme elles lui sont arrivées de temps en temps, sans y observer aucune méthode , et afin aussi de faire voir avec plus de clarté les conduites du [190] saint Amour dans la direction de cette belle âme.

Donc, pour reprendre le discours commencé (et que nous poursuivons en ce chapitre), depuis que Notre Seigneur l’eut délivrée de l’importunité de ses recherches et des ses appétits naturels, elle en demeura fort libre et exempte, de sorte que l’amour, la paix et le repos intérieur s’accrurent beaucoup en elle, avec une si douce et si intime union de Dieu et de son esprit, qu’il lui semblait être devenue une même chose avec lui.

Elle ressentit toujours cette actuelle union, depuis la fête de la Présentation de la Sainte Vierge, que cette grâce lui fut donnée, jusqu’au jeudi devant le carnaval ensuivant, que son esprit se trouva tout changé et accablé d’une si grande tristesse et d’un si profond regret de voir la bonté de Dieu si méprisée et offensée de ses créatures qui en ce temps donnent une liberté à toutes sortes de vices, que cette pauvre fille ne savait que faire pour en détourner le cours. Elle disait amoureusement à Notre Seigneur : « Oh ! mon Amour et mon Tout, je vois que tous les cœurs des hommes vous ferment l’entrée et que vous [191] êtes rebuté et chassé de tous et ne savez en quel lieu faire votre demeure, je m’offre à vous, afin que vous trouviez votre repos et votre retraite en moi. » Et cela dit, il lui sembla qu’au même temps Notre Seigneur acceptait son offre, et en effet il se communiqua si abondamment à elle qu’elle ne put nullement douter de son actuelle présence ; car il lui fit des caresses si tendres et si amoureuses qu’elle disait, racontant ceci, qu’il semblait que Dieu n’avait qu’elle seule à caresser en ce monde, tant il le faisait avec un amour excessif. Pour exprimer plus naïvement ceci, elle se servait de cette comparaison, disant que Dieu se comportait en son endroit à la manière d’une personne qui, recherchant l’amitié de quelques autres, serait rebutée de toutes, à la réserve d’une qui, étant trouvée fidèle, recevrait seule tous les témoignages de bienveillance et d’amitié de cette personne. Elle était tout de même au regard de Dieu, de qui elle ne manquait jamais d’expérimenter des caresses extraordinaires, en ces misérables temps où les hommes le mettent quasi en oubli pour n’avoir d’autre Dieu que leur sensualité. Mais en cette année 1651 dont nous traitons, elle en reçut de plus grandes [192] que les autres ; et l’amour étant plus enflammé, le regret aussi de tant d’offenses qui se commettaient contre cette adorable Majesté était plus vif et plus pénétrant, de sorte que, pour en détourner le cours et pour empêcher tant de maux, elle s’offrait à son divin Amour, le suppliant affectueusement de décharger sur elle toutes les peines qu’il lui plairait, afin d’empêcher qu’il ne fût point offensé.

Chose admirable, elle n’eut pas plutôt fait son offre à Dieu qu’incontinent il fit paraître par effet qu’elle lui était agréable ; car au même instant elle se sentit si accablée de maux et de douleurs qu’il n’y avait partie en son corps qui n’eût son tourment particulier, qu’elle fut contrainte de se mettre au lit depuis le vendredi jusqu’au mercredi ou jeudi ensuivant, sans aucune relâche de la violence de ses maux, à la réserve d’autant de temps qu’il lui en fallait pour aller, sur les six heures du matin, à la prochaine église pour y entendre une messe et recevoir la sainte communion ; après quoi elle se couchait, ne pouvant aucunement se soutenir.

Le premier jeudi de Carême, ses douleurs redoublèrent de telle sorte sur l’après-dîner [193] qu’elle croyait en devoir mourir ; c’est pourquoi, se tournant amoureusement vers son unique Amour, elle lui dit : « Mon Seigneur, si vous voulez que je meure, continuez et augmentez mes maux ; mais si vous voulez que je vive encore, donnez-leur un peu de relâche, car je n’en puis plus. » Dès l’instant qu’elle eut fait sa prière, elle se trouva entièrement guérie et si disposée qu’il ne lui semblait pas avoir eu le moindre mal ; et pour preuve de cela, elle se leva dès lors et alla travailler à son ménage, comme si rien ne se fût passé.

De ceci on peut juger combien Notre Seigneur était prompt à exaucer les prières de sa fidèle servante ; et pour n’en chercher des preuves ailleurs qu’au sujet dont nous traitons, il parut que ses prières et ses souffrances détournèrent le cours de plusieurs péchés et débauches ; car depuis beaucoup d’années il ne s’était point passé de carnaval où il se fît moins d’excès et de libertinages qu’en celui-ci, dont un chacun dans la ville était étonné et se disaient le uns aux autres qu’ils ne savaient d’où venait que tout le monde paraissait si retiré et resserré, et qu’on ne [194] voyait point les récréations et divertissements ordinaires en ce temps. Je ne fais point de doute d’en attribuer la cause aux souffrances de cette servante de Dieu, à qui il semble que sa bonté prenait plaisir d’octroyer tout ce qu’elle lui demandait, et quoique ce que j’avance ici ne soit qu’une pensée de mon esprit, néanmoins je l’estime assez probable, et je crois que quiconque considèrera les bénédictions dont Dieu l’avait prévenue n’aura pas de peine d’y donner croyance.

Environ huit ou quinze jours après qu’elle eut recouvré sa santé, elle se trouva tout soudain saisie d’un désir si ardent d’aimer l’Amour qu’elle demeura toute interdite et en perdit l’usage des sens ; et comme elle se vit dans l’impuissance de satisfaire à son désir, à cause de sa grande faiblesse, elle en était dans une incroyable détresse. Alors Notre Seigneur lui dit au plus profond d’elle-même : Je te donne mon amour : aime-moi tant que tu voudras. Au même instant qu’elle entendit ces paroles, son cœur fut épris et embrasé d’un si ardent feu d’amour, qui lui paraissait si divin et si pénétrant, que celui qu’elle avait eu jusqu’alors n’était rien en comparaison [195] de cet autre-ci ; et il lui semblait, à ce qu’elle me disait, qu’elle ne faisait que commencer de ce moment à aimer comme il faut.

Elle fut quelques jours dans ce grand et actuel amour, qui l’absorbait et la comblait de délices divines, sans que rien l’en pût divertir. Après que cette forte opération eut cessé, son corps demeura si froissé et si rompu qu’à peine se pouvait-elle soutenir ; et elle passa le reste du Carême de la sorte, sans pourtant que cela l’empêchât d’agir en tout ce qui était dans le ménage.

Le samedi de Pâques, Notre Seigneur se fit sentir intimement présent à son âme, de sorte que toute cette journée elle fut prévenue d’un grand amour, qui lui était causé par cette divine présence ; et m’étant venue voir, elle me dit, parlant de ceci : « Il semble que mon Amour et mon Tout n’a pu attendre jusqu’à demain à ressusciter et à se faire sentir en mon cœur, auquel il est plus présent que si je le voyais de mes yeux sortir glorieux du sépulcre. » Et parlant elle-même à son amour, elle lui disait : « Oh ! mon Amour, vous n’avez pu attendre jusqu’à [196] demain, tant votre bonté vous presse de me faire du bien. » Elle passa le reste du jour et de la nuit à s’entretenir ainsi amoureusement avec Notre Seigneur.

Le lendemain, qui était le jour de Pâques, elle trouva son cœur tout changé, ressentant une certaine amertume et un chagrin qui voulait, ce semble, la porter à l’inquiétude.

Cette disposition l’étonna fort, car depuis plusieurs années rien de semblable ne lui était arrivé, et spécialement depuis la fête de saint Thomas, dont nous avons parlé ci-dessus ; et le soir, s’étant retirée dans une chambre, elle pensait en soi-même d’où lui pouvait arriver cela, et n’en trouvait aucune cause que la permission de Dieu, afin de lui faire connaître ses faiblesses, de quoi elle était fort paisible et contente, pourvu que Sa divine Majesté n’y fût point offensée ; car, hors cela, toutes sortes de dispositions lui étaient indifférentes.

Comme elle était dans ces pensées, une lumière intérieure l’investit en un moment, qui lui fit voir clairement et distinctement ce qui s’était passé en elle ce jour-là, à savoir le combat du corps et de tout ce qui est sensuel et terrestre avec l’esprit et [197] ce qui est céleste ; ce qui lui fut représenté, à ce qu’elle me disait, sous la figure de deux personnes, dont l’une tâchait avec toutes ses forces de tirer en haut, et l’autre employait toutes les siennes pour descendre en bas. Ce combat dura environ une demi-heure ; et parfois il semblait que le corps, signifié par celui qui était en bas, tenait ferme à terre et ne se voulait laisser tirer en haut ; et lui fut donné à connaître que cela représentait les inquiétudes qu’elle avait ressenties en ce jour ; d’autre fois l’esprit remportait le dessus et tirait tout à soi, et peu à peu le corps retournait vers son centre tout doucement, et comme sans y penser ; enfin l’esprit, fortifié de la grâce, tira tant qu’il fit que lui et le corps se rangèrent en un même lieu et demeurèrent d’accord ; et ainsi le tout disparut et cessa.

Les effets que ceci opéra demeurèrent toujours, car depuis, le corps et ses sentiments furent si souples à l’esprit qu’ils ne l’empêchaient plus en ses opérations, ou pour mieux dire, ne résistèrent plus à celles de Dieu en cette âme sainte. Ce n’est pas qu’auparavant il y eût d’autre résistance que de la part de la faiblesse de la nature qui, n’étant pas assez forte pour supporter les [198] opérations simples et spirituelles de l’esprit, ressentait de grands maux et des brisements universels par tous ses membres quand il lui en arrivait quelques-unes plus extraordinaires ; mais depuis que l’esprit eut remporté une entière victoire sur le corps et l’eut, pour ainsi dire, rendu spirituel, elle ne se ressentait plus de cela ; au lieu de quoi elle se voyait miner et consommer tous les jours tout doucement, sans aucune plainte ni résistance. Et bien que ci-dessus nous ayons dit que quelque chose de semblable lui était arrivé, lorsque, traitant de la cessation des opérations internes et du repos et silence où Dieu l’établit dès le commencement de cet état où nous disions qu’elle souffrait les choses divines sans résistance, néanmoins il y avait très grande différence entre l’un et l’autre, car au premier il n’y avait que les puissances accoisées700, et dans ce second le corps et tous ses sentiments l’étaient pareillement ; et ce fut un long temps après avoir reçu cette grâce qu’il lui semblait être devenue comme dans l’état d’innocence, de sorte que, quand bien elle aurait lâché la bride à tous ses appétits naturels, ils n’auraient recherché autre chose que Dieu, vers qui ils se portaient d’eux-mêmes [199] comme ils faisaient naturellement auparavant vers les choses de ce monde.

On ne peut pas dire les trésors de grâces et richesses spirituelles que lui apporta cet état, non plus que le repos divin où il l’établit, qui était tel qu’elle s’étonnait comme une créature humaine le pouvait supporter ; et me disait souvent que si Dieu ne l’eût conservée surnaturellement, il lui eût été impossible de vivre ; car ce repos, pour être si divin et spirituel qu’il approchait en quelque façon de celui des bienheureux, était plus capable de séparer l’âme d’avec le corps que tous les tourments du monde.

Ce grand repos lui était causé par la sujétion du corps à l’esprit et l’admirable union de son même esprit avec Dieu, qui était si grande qu’un jour, m’entretenant de cette matière, elle me dit ces paroles : « Quand bien même tous les hommes s’emploieraient à décrire l’intime union que je ressens avec mon divin Amour, ils n’arriveraient jamais à en dire la moindre partie ; elle est si grande, oui, elle est si grande, que les anges même en sont en admiration, et encore ne savent-ils pas ce qui en est : il n’y a que mon [200] Dieu qui le puisse dire. »

Et à ce propos des anges et des bienheureux, depuis qu'elle eut reçu cette dernière grâce, Notre Seigneur lui faisait quelquefois connaître qu'elle n'était plus pour ce monde, et que tout le ciel la désirait, s'il faut ainsi dire, et parfois il lui semblait que tous les saints la conviaient d'aller jouir de leur céleste demeure ; et elle leur disait : « Vous avez beau me montrer vos délices, je n'ai point envie d'en jouir qu'au moment que mon Amour voudra que j'en jouisse : mon paradis, c'est d'accomplir ses adorables volontés. »

Néanmoins, encore bien qu'elle fût dans cette si parfaite conformité qu'elle n'eût pas voulu avancer ou retarder d'une minute l'heure de son trépas, toutefois elle ne s'envisageait plus comme une personne de ce monde et disait souvent : « Qu'ai-je plus à faire ici-bas ? Rien ne m'y retient, ni ne m'y arrête, que la volonté de mon Dieu ; car de ma part, j'y ai fait ce pourquoi il m'y avait mise ; je suis toute prête d'en sortir, ainsi que ferait un serviteur que son maître aurait envoyé en quelque pays étranger, lequel s'étant acquitté de ce dont il l'aurait chargé, n'attendrait plus [201] que le commandement de son maître pour retourner en sa patrie. J'en suis tout de même au regard de mon Seigneur : il ne m'avait envoyé en ce monde que pour l'aimer, et par sa grande miséricorde je l'ai tant fait que je ne le puis plus faire à la façon des mortels, il faut que j'aille à lui afin de le faire à la manière des bienheureux. »

D'autres fois elle disait encore : « Entre Dieu et moi, il n'y a plus que la fragilité de ce pauvre corps, qui est devenu si miné à force d'aimer qu'il ne faut plus qu'un petit souffle pour le casser et le rompre tout à fait. »

Voilà les propos qu'elle tenait d'ordinaire depuis que Dieu l'eut réduite dans l'état que nous venons de décrire, dans lequel elle demeura longtemps ; et quand il plaisait à Sa Majesté de lui faire quelque grâce et nouvelle faveur, elle ne passait point pour cela d'un état à un autre, mais demeurait stable et arrêté en celui-ci ; et alors elle jouissait plus distinctement et plus actuellement des grandeurs de son Bien-Aimé, par des recueillements très profonds et des touches très délicates, qu'il faisait au centre de son âme, qui pour être si spirituels et si divins, [202] lui ôtaient tout moyen de les déclarer ; seulement disait-elle, qu'une seule de ses touches et de ses recueillements surpassait de beaucoup tout ce qu'elle avait eu jusques alors.

Or, encore qu’elle fût parvenue à un si haut degré de perfection, le diable néanmoins ne s’estima pas tout à fait vaincu et fit en ce temps un nouvel effort pour voir s’il pourrait, en quelque façon, troubler la paix et le repos de cette âme. C’est pourquoi il tâcha de l’effrayer par de vaines craintes, afin de la détourner au moins tant soit peu de ce grand calme dont elle jouissait ; mais ses efforts furent inutiles et ne servirent que pour faire connaître à cette heureuse fille que tout ainsi que Dieu lui avait donné un pouvoir entier sur les recherches et les sensualités de la nature, lorsque par une grâce spéciale il l’affranchit de ses importunités, ainsi que nous avons dit, et que de plus il avait parfaitement assujetti le corps à l’esprit, le rendant à sa façon comme participant des qualités de ce même esprit ; outre cela, il la voulait encore rendre victorieuse de ce dernier ennemi qui depuis plusieurs années n’avait osé paraître, ce qui se passa en la manière que je [203] va[i]s déduire ci-après.

Un jour, vers la fête de l’Assomption de la très sainte Vierge, s’étant retirée pour prendre son repos, elle eut une forte idée des tendres et amoureuses caresses qu’elle faisait autrefois à son Bien-Aimé, lorsqu’il était en son pouvoir de lui faire connaître l’excès de son amour, et réciproquement les faveurs qu’elle recevait de lui ; et de quelle façon elle avait franchi et surmonté tant d’embûches de ses ennemis en son nom et par sa vertu. Comme elle était en ces pensées, un léger sommeil la saisit, dans lequel il lui sembla qu’elle était renfermée dans une chambre, tenant entre ses bras un petit enfant qu’elle embrassait et chérissait avec de grandes tendresses ; au fort de ses caresses, deux hommes se présentèrent devant elle, avec des habits extrêmement sales et des contenances701 horribles, qui la voulaient outrager et qui firent tous leurs efforts pour l’obliger de quitter cet enfant et de les regarder en face ; mais il ne fut pas dans leur pouvoir de faire ni l’un ni l’autre ; de quoi ils témoignèrent une extrême rage, particulièrement de ce qu’elle ne daignait lever la vue pour les regarder. Ayant passé un assez large espace de temps dans ces [204] poursuites, il lui sembla que, s’en ennuyant, elle se leva et sortit de cette chambre pour éviter leurs importunités. A la sortie, elle ne sut ce que devint l’enfant qu’elle tenait, mais il lui sembla avoir reçu de lui une telle force d’esprit qu’elle eût surmonté l’enfer s’il se fût présenté. Continuant son chemin, elle se trouva dans une grande plaine où ces deux hommes la poursuivirent toujours, faisant mille singeries autour d’elle, et même lui donnaient des coups pour l’inquiéter s’ils eussent pu ; mais elle, n’en faisait non plus d’état que s’ils ne lui eussent rien fait. Enfin l’un d’eux, ennuyé de voir tous ses efforts inutiles, disait à l’autre : « Laissons-la ; ne voyons-nous pas que toutes nos peines sont perdues, et que nous n’y gagnerons rien, et qu’il vaut mieux nous en déporter ? » Mais l’autre, plus obstiné que jamais, continuait toujours, sans pourtant avoir plus le pouvoir de la toucher ; il tâchait seulement de la faire détourner en arrière pour le considérer ; elle, voyant qu’il ne désistait point et se sentant fortifiée d’une vigueur extraordinaire, se tourne vers lui, et l’empoignant par le col, le renverse par terre, sans toutefois aucune émotion ; et animée d’un courage tout divin, elle le foula aux [205] pieds et, après l’avoir bien grevé de coups, elle le jeta dans une eau croupissante qui était proche de là, où étant, il témoignait encore se vouloir relever ; mais au même instant elle trouva un couteau à terre, dont elle lui donna plusieurs coups, jusques à tant qu’il ne parût plus ; et ainsi le tout disparut. Elle s’éveilla ensuite le cœur si rempli d’amour et de gloire divine qu’il lui semblait déjà être dans le paradis.

Or, encore bien que ceci se soit passé en songe, on ne doit pas toutefois croire que ce soit une chose purement naturelle, d’autant que si cela fût provenu de la pure fantaisie, elle n’aurait pas opéré les effets merveilleux qui s’ensuivirent après. C’est pourquoi je ne fais point de doute de croire que ce fut une spéciale disposition de la divine Providence pour lui faire connaître que par la force de son amour il lui avait fait remporter une glorieuse victoire sur le diable, aussi bien qu’elle avait déjà fait sur ses deux autres ennemis, le monde et la chair ; outre que plusieurs fois Dieu s’est communiqué à elle en pareille manière, ainsi que je déduirai ci-après.

Et qui examinera la chose de près [206] trouvera que tout ce qu’elle vit en songe était la naïve représentation de ce qui s’était passé durant le cours de sa vie, ainsi qu’elle me l’a confessé plusieurs fois ; car cet amour si tendre qu’elle avait pour cet enfant n’était autre que l’amour très ardent qu’elle avait toujours eu pour Notre Seigneur Jésus-Christ, ayant sa sainte Humanité si présente dans les commencements qu’elle ne la perdait presque jamais de vue, ce qui sans doute lui donnait des forces pour surmonter facilement tous les pièges de Satan. Et lorsque s’avançant au chemin de la perfection, elle perdit cette expérience sensible de l’Humanité sainte du Fils de Dieu, il lui en communiqua une autre de sa Divinité bien plus intime et spirituelle, de sorte que le diable ne pouvait en approcher que de loin, toutes les avenues de son cœur lui étant entièrement bouchées. Et en ce qu’elle ne regarda point en face ces deux hommes qui se présentèrent à elle, c’est la vraie et fidèle pratique qu’elle observa toute sa vie au regard des suggestions et des tentations de l’ennemi, qu’elle ne considérait jamais pour les examiner ni éplucher, mais les méprisait toutes, sans même les vouloir écouter, son [207] esprit étant si occupé à aimer qu’il ne pouvait s’arrêter à autre chose.

Enfin, quand Dieu l’eut conduite à ce haut degré de perfection que nous venons de décrire, le diable fut entièrement vaincu et terrassé par la force divine et victorieuse de son amour, ce qui parut évidemment en ce que depuis il n’osa plus l’inquiéter, la troubler, ni même en approcher le reste de ses jours.

Voilà comme la représentation de ce songe se vérifie, avec la vérité de ce qui lui est arrivé au regard de sa vie.

. Chapitre 18. Comme, ayant vaincu et surmonté ses ennemis, elle demeura paisible en la jouissance de ses biens.

Après que cette sainte fille eut remporté les signalées victoires sur ses ennemis, Dieu l’établit dans la jouissance et la possession de ses biens, c’est-à-dire qu’il lui fit connaître les grands trésors de grâces et de richesses divines qu’elle [208] avait acquises, ayant soutenu et surmonté tant d’assauts pour son amour. Elle se voyait donc si abondante en biens et en délices qu’elle s’y reposait, tout ainsi que ferait une personne qui, ayant bien peiné et sué plusieurs années, et souffert des travaux sans nombre, aurait enfin acquis tant de richesses qu’elle se trouverait en l’état de n’avoir plus besoin de rien, et serait devenue si puissante qu’elle ne redouterait plus l’approche d’aucun ennemi. Elle en était tout de même, et se servait de ces propres termes pour déclarer son état : « Tout mon bien, disait-elle, c’est Dieu seul, et maintenant que par sa grande miséricorde et bonté il est tout à moi, comme je suis toute à lui, et que tout ce qu’il a m’appartient, étant si riche, ai-je donc à faire de travailler pour acquérir de nouvelles choses ? Nenni sans doute, je n’ai plus qu’à me reposer dans ses biens ; et comme lui se repose en moi, aussi je me repose en lui, étant toute renfermée et anéantie en lui ; là je ne me trouve plus moi-même ; et quand je dis que je jouis, que j’aime et que je possède, ce n’est plus moi qui reçois cela, c’est son amour qui est mon amour ; ses richesses sont mes richesses, sa paix est [209] mon repos, ses joies sont mes délices, et ainsi du reste de ses divines perfections. Et maintenant, que me reste-t-il plus à désirer ? Rien du tout, non, rien du tout, car je suis toute regorgeante de biens, mais biens que je n’ai plus crainte de perdre car ils sont purement à mon Amour et à mon Tout ; et de ma part je ne les possède plus avec propriété, de sorte qu’ils n’ont garde de m’être ôtés. » Voilà les hauts et admirables discours qu’elle tenait en ces temps, ou plutôt ceux que la force et la vérité de son amour lui faisaient dire, car sans cela elle n’en aurait déclaré aucun ; mais Notre Seigneur, qui voulait que ces trésors de grâces fussent manifestés, permettait qu’elle les énonçât de la sorte, afin qu’on en fît les remarques.

En ces mêmes temps, il lui arriva un jour de dire, par surprise, une parole un peu divertissante, pour récréer ceux avec qui elle était ; au même temps elle en fut reprise intérieurement ; et son amour lui fit connaître que désormais la langue était une langue bénite et consacrée à Sa divine Majesté, qui ne devait plus avoir d’autre emploi que celui qu’ont les Bienheureux dans le Ciel, le louant incessamment, que [210] sa vie devait être pure comme celle des Anges, et son amour grand et embrasé comme celui des Séraphins. Et comme le vouloir et le faire, c’est la même chose à Dieu, au même instant elle expérimenta en soi les effets de ses divines volontés, et spécialement en ce qui est de l’amour, dont une si grande et si divine flamme s’épandait en son cœur qu’elle disait : « Désormais rien ne se ressent plus dans ce cœur qu’une flamme vive et céleste, qui ne s’alentit point et qui me consomme sans me détruire, à la manière que les Séraphins dans le paradis sont consommés par la douce violence de leur amour. »

Et comme à quelques jours de là elle s’alla confesser d’avoir dit cette parole de vaine récréation (qui était la plus grande faute qu’elle eût commise depuis longtemps tant son cœur était pur), son confesseur lui dit après sa confession les mêmes paroles que Notre Seigneur lui avait dites au sujet dont nous traitons, et que l’emploi de la langue ne devait plus être que pour bénir et glorifier Dieu, à l’exemple des Bienheureux. Elle en conçut une grande joie et lui dit : « Mon Père, vous ne faites que me confirmer dans la vérité [211] des lumières que Dieu m’a données sur cette matière. » Et alors elle lui raconta tout ce qui lui était arrivé, tirant de là un nouveau foyer de louange et d’amour envers son Dieu, pour tant de soins et de bontés qu’il avait pour elle.

Il lui en donna encore une preuve bien signalée qui lui arriva dans l’octave de la Nativité de la très sainte Vierge, en la même année 1651. Car étant un matin à l’église pour entendre la sainte messe, son esprit fut en un instant emporté dans la considération de toutes les nations de la terre : elle en voyait les unes privées de la connaissance du vrai Dieu, ce qui lui causait un regret extrême, d’autres où plusieurs personnes de sainte vie tâchaient, au prix de leur sang, de porter la lumière de la foi parmi ces pauvres aveugles, ce qui lui donnait une grande joie ; d’autres enfin parmi le christianisme dont les uns vivent bien et dans l’observance des commandements de Dieu, et les autres les méprisent et n’en font aucun état. Toutes ces connaissances, dis-je, se présentèrent à son esprit et produisirent dans son cœur les effets conformes à leur objet, les uns de joie et les autres de tristesse ; et elle ressentait pour [212] tous également un amour très grand qui la portait à les recommander tous, tant les uns que les autres, à son divin Amour, afin qu’il plût à sa bonté de confirmer dans le bien ceux qui y étaient déjà et retirer du mal ceux qui y étaient plongés.

Comme elle était au plus fort de sa prière, elle perdit en un moment toutes ces vues et les connaissances qu’elle avait eues sur ce sujet, tout ainsi que si on eût tiré un rideau devant ses yeux pour l’empêcher de voir ; et au même temps Notre Seigneur se faisant sentir présent au plus intime de son âme, en sa manière accoutumée, lui dit, comme s’il eût été jaloux de l’amour de sa Bien-Aimée : Ma fille, aime-moi tout seul. Alors elle lui répondit avec une ardeur très grande : « Oh oui, mon Amour, je le veux, oui, je le veux, je le veux ! » Et elle ne put s’empêcher, tout le long de la messe, de proférer au fond d’elle-même ces paroles : « Je le veux, je le veux ! », mais avec un amour et un feu qui n’est pas explicable.

Elle alla recevoir la sainte communion, proférant encore ses paroles, qui furent alors changées en ces autres-ci : « Enfin l’Amour est enclos et renfermé, enfin l’Amour est renfermé et enclos », et ne put jamais avoir [213] autre chose au cœur que ces paroles qu’elle proférait toujours, ainsi qu’elle avait fait les précédentes ; jusqu’à ce qu’après la messe, et étant sortie pour s’en aller, ces paroles cessèrent à mi-chemin ; et en même temps Notre Seigneur fit une opération si douce et si amoureuse dans l’intime de son âme que c’est merveille qu’elle ne demeura sur la place. Il lui fit donc voir que, tout ainsi que lui-même, qui est l’amour essentiel et infini, s’était renfermé et enclos en elle, de même qu’il la voulait faire passer, transformer et incorporer dans lui ; et dans ce moment elle se trouva comme morte et trépassée dans l’amour immense de la Divinité. De dire maintenant ce qu’elle expérimenta alors, c’est ce qui ne se peut ; elle-même ne savait qu’en dire, sinon qu’on n’en pouvait rien dire du tout.

Elle s’en retourna à la maison, où tout ce qu’elle put faire, ce fut de se mettre sur un lit, et elle fut l’espace de trois jours dans cette admirable opération ; après quoi elle eut le moyen d’aller et de venir à ce qui était nécessaire pour l’extérieur ; car pour l’esprit il était toujours dans le même lieu. Et comme sa vie et sa demeure étaient Dieu même, aussi participait-elle, en sa manière, [214] aux qualités de la Divinité ; car depuis qu’elle eut reçu cette faveur, les choses qui auparavant lui eussent pu donner de la joie ou de la tristesse ne produisaient plus leurs effets à la manière accoutumée. Comme, par exemple, avant qu’elle eût reçu cette grâce, quand elle voyait Dieu offensé, ce lui était une chose insupportable, et elle en recevait un si grand déplaisir que souvent elle en tombait malade, comme, au contraire, elle le voyait aimé et obéi, elle en recevait un indicible contentement. Mais depuis cette dernière grâce, elle ne ressentait plus ces choses de cette façon, parce que les sentiments naturels et les passions étaient parfaitement éteints. Elle voyait donc le mal et l’avait en horreur, en ressentant un éloignement entier, mais c’était sans tristesse et sans peine ; de même, tout ce qui tournait à la gloire de son Bien-Aimé lui donnait de la joie, sans tressaillement, sans émotion ni aucune démonstration : joie parfaite et divine, qui ne pouvait recevoir de diminution ou d’altération pour aucune chose d’ici-bas, joie enfin qui avait sa source en la vraie et essentielle joie, qui est Dieu même. Pour le regard des autres passions, il en allait tout de même [215] que de ces deux précédentes.

La Fête de tous les Saints ensuivant, son divin Amour lui voulut donner quelque connaissance de la gloire et de la félicité dont ces Âmes glorieuses jouissent dans le ciel, lui faisant voir, par une lumière surnaturelle qu’il lui communiqua le matin en entendant la messe, comme ces bienheureux Esprits ne se départent jamais de l’amour ni de la préférence de leur Objet béatifique. Et comme elle admirait leur bonheur en cela, en l’assurance qu’ils ont de ne déchoir jamais, au même temps son esprit fut porté à déplorer la misère de tous ceux qui vivent ici-bas dans les dangers et les hasards continuels de tomber et de déchoir de l’état de grâce, pour haute et relevée qu’ils la puissent posséder. Et comme il semblait que ces vues la portassent à une espèce de compassion et d’appréhension de la perte de tant d’âmes, qui se précipitent dans le péché sans même se mettre en peine de s’en retirer, Notre Seigneur lui fit connaître comme, de sa part, il était tout prêt de les aider à sortir d’un tel malheur ; et il lui semblait de le voir qui, avec un amour infini, présentait ses divines mains à tous, tant à ceux qui étaient en bon état [216] afin de les y maintenir, qu’à ceux qui n’y étaient pas pour les y rétablir ; et elle vit qu’il n’y a que ceux qui prêtaient les mains à celles de ce divin Sauveur et qui s’y tenaient fermement attachés qui pussent éviter les écueils et les dangers qui nous talonnent et nous environnent de toutes parts dans cette vie mortelle : ce qui lui fit naître dans l’âme un désir fort tendre de ne quitter jamais cette main divine, et de suivre sa conduite en toute chose, dont son divin Amour lui donna une assurance en lui faisant connaître que, pour elle, il n’y avait rien à craindre, d’autant que sa miséricorde ne la délaisserait jamais. Et pour preuve de ce qu’il lui disait, il lui présenta sa bénite main, qu’elle serra et embrassa étroitement, joignant avec elle une des siennes, et elle fut l’espace de trois ou quatre jours qu’il lui semblait qu’effectivement sa main était collée et unie avec celle de son Bien-Aimé ; et parfois elle était forcée et contrainte de porter sa main à sa bouche pour baiser et adorer celle de Jésus, qui était jointe à la sienne.

Ce ne fut pas ici la seule faveur qu’elle reçut : son cher Amour, qui lui avait fait voir un échantillon de la gloire des Bienheureux, [217] voulut aussi l’en rendre participante, en sa façon et en sa manière, de sorte que, comme ce qu’elle avait admiré le plus dans la félicité des Saints était ce grand amour et cette vision continuelle qu’ils ont de la Divinité, qui fait l’essence de leur béatitude, de même aussi Notre Seigneur lui conféra cette grâce que de lui faire contempler en elle-même sa gloire et ses divins attributs, et surtout son amour infini, avec tant de jour et de clarté qu’à la façon des Saints, elle en devenait toute déifiée et transformée dans lui ; et il lui semblait être devenue une même chose avec lui. C’est ce qui lui faisait tenir ces discours si admirables et profonds : « Maintenant Dieu est tout, et moi je ne suis plus ; je suis, par sa miséricorde, retournée d’où j’étais sortie ; lui seul vit et règne en moi, et non plus moi ; car je ne suis plus en moi mais dans lui, où je ne me trouve plus et où je me suis perdue ; c’est lui seul qui s’aime, car je ne vois plus rien qui ne soit lui-même. » Voilà, mot pour mot, ses propres termes, que j’ai appris de sa bouche même, non une, mais plusieurs fois, par lesquels il est aisé de juger jusqu’où était parvenue cette heureuse créature. [218]

Et pour encore en donner une plus claire connaissance, je veux rapporter ici ce qui lui arriva dans ces mêmes temps avec une certaine personne avec laquelle elle avait depuis peu contracté une sainte hantise702, reconnaissant en elle un grand zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes. Cette personne, dis-je, s’entretenant un jour avec elle, lui témoigna le désir qu’elle avait de savoir les voies et les conduites que Dieu avait tenues sur elle pour l’acheminer à la perfection de son divin Amour, afin qu’elle s’en pût prévaloir, pour le bien des âmes, l’assurant au reste de lui garder tout le secret et la fidélité qu’elle eût pu exiger d’elle en semblable matière. Elle, qui n’avait d’autre désir que de coopérer en quelque manière que ce fût à la gloire de son Bien-Aimé, lui promit qu’elle le ferait en tout ce qui lui serait possible ; et dès l’heure elle lui dit tout ce que la mémoire lui put fournir. Mais comme cette si continuelle attention à la vue et à la présence de Dieu, qui lui avait été communiquée, à l’exemple de celles des Bienheureux, était si forte et si douce qu’elle l’occupait entièrement, ou plutôt l’avait toute réduite en Dieu même, elle ne pouvait en aucune façon retourner [219] à penser et à réfléchir à ce qu’il avait autrefois daigné opérer en elle. Néanmoins le désir qu’elle avait d’obéir et satisfaire à cette personne (croyant que telle était la volonté de Dieu) faisait qu’elle s’efforçait de se ressouvenir de quelque chose ; mais c’était en vain, car son esprit était si fort occupé vers son divin Objet qu’il ne s’en pouvait divertir. Enfin, quelques jours après, étant un matin à la Messe, avant laquelle elle avait encore tâché de rappeler sa mémoire, Notre Seigneur lui donna ces connaissances, et lui dit au fond du cœur ces paroles : On aurait beau tirer par la robe les Saints qui sont dans le ciel à contempler ma divine Essence, ou leur frapper sur l’épaule devant que de les en faire détourner, de même aussi apprends à leur exemple à ne point regarder derrière toi, mais à t’arrêter à ce qui est devant toi. Ayant ouï ces paroles, elle ne se mit plus en peine de rien et dit à cette personne ce qui lui était arrivé, la priant de ne la presser plus sur ce sujet ; ce qu’elle fit bien volontiers, comme étant très vertueuse et raisonnable. Tout ce que j’ai rapporté ici ne fait que confirmer ce que j’ai avancé, à savoir qu’il semblait que Dieu voulait rendre sa bien-aimée semblable [220] dès ce monde en quelque façon à l’état des Bienheureux.

Le jour de saint André, Dieu, continuant toujours de lui faire de nouvelles faveurs, lui fit ressentir un amour si pur, si suave et si divin qu’il lui semblait qu’elle n’en avait point encore expérimenté de semblable. D’où vient qu’elle disait à Dieu ces paroles : « Je ne sais, mon Amour et mon Tout, pourquoi vous me faites tant de grâces ; car il semble que tous les jours vous trouvez de nouveaux moyens de me caresser et de me faire connaître que vous m’aimez ; si quelqu’un savait ce que votre bonté me fait ressentir, il dirait que vous n’avez que moi à soigner, et que vous êtes idolâtre de votre pauvre et chétive créature. »

Certes c’était avec très grande raison qu’elle parlait de la sorte, car, à la vérité, Dieu lui faisait des miséricordes et des caresses inconcevables. Il lui semblait que dans ce temps elle entendait toujours la voix de son Bien-Aimé qui lui disait : Tu n’es plus dans l’hiver, l’hiver est passé pour toi, et il ne reviendra plus. Et cette voix se fit entendre au fond de son cœur depuis la fête de saint André jusqu’à la veille de la Conception [221] de la très sacrée Vierge, auquel elle se trouva accablée de grandes douleurs dans tous les membres, qui pourtant ne donnèrent aucune atteinte à son esprit.

Un jour ou deux auparavant, elle avait entretenu le Révérend Père Recteur du Collège de la Compagnie de Jésus703, avec lequel elle communiquait depuis le départ de son directeur, et comme elle lui racontait tout ce qui était arrivé depuis qu’elle ne lui avait parlé, elle lui dit entre autres choses que souvent elle avait ouï ces paroles qu’il n’y avait plus d’hiver pour elle et que déjà il était passé ; à quoi ce bon Père répartit en souriant : « Ne croyez pas cela, ma Fille, non l’hiver n’est pas encore passé ; vous êtes à présent dans le printemps et au temps des fleurs, mais l’hiver reviendra derechef, et vous le sentirez encore. » Elle écouta ces paroles sans y faire aucune réflexion, non plus qu’à une chose dite par forme d’entretien, et n’en conserva aucune idée jusqu’au jour de la sainte Vierge qu’elle fut réveillée dès les trois ou quatre heures du matin ; et se trouvant éprise d’un grand amour, elle ouït ces paroles que Notre Seigneur lui fit entendre distinctement dans l’intime de son âme : Non, ma fille, tu n’es [222] plus à présent au temps des fleurs, car les fleurs sont trop frêles et inconstantes, il ne faut qu’une gelée ou une grêle pour les abattre, ou que trop de chaleur ou de vent pour les flétrir ; tu n’es plus comme cela, tu es un fruit mûr. Et tout ainsi que le fruit étant mûr est cueilli et ramassé dans un lieu retiré, de même tout ce que tu as fait en ta vie est ramassé dans le Ciel. Mais quand le fruit a été cueilli, il faut prendre garde de temps en temps qu’il ne se tache ou ne se gâte point, car s’il vient une fois à se pourrir, il est jeté dehors comme étant inutile. Ainsi toi, prends garde de demeurer toujours fidèle et soumise à mes volontés ; et ne crains pas pourtant que ce malheur t’arrive jamais de déchoir, car je te conserverai toujours par ma miséricorde, comme un fruit que j’ai cueilli et réservé pour moi seul. Ce sont les paroles que Notre Seigneur lui dit, qui sont autant amoureuses que pleines d’instruction. Aussi en retira-t-elle d’admirables, surtout de la fidélité qu’on doit aux grâces, et comme on ne doit jamais s’assurer en ce monde que sur la bonté et la miséricorde de Dieu, à quelque haut point de perfection où sa grâce nous ait élevés. Et pour ce qui est de l’amour, elle en reçut de si vives atteintes qu’elles sont ineffables : elles s’épandirent même jusqu’à son [223] corps qui en cet instant fut délivré des douleurs qu’il souffrait auparavant, se trouvant si resserrée et renfermée au-dedans que tout ce qui était à l’extérieur ne se faisait plus ressentir. Elle demeura ainsi jusqu’au samedi qui précède la dernière semaine des Avents704.

Ce jour donc, il se présenta diverses occupations qui requéraient qu’elle les fît avec attention d’esprit ; c’est pourquoi au même temps cette forte application où l’amour l’avait retenue cessa, de sorte qu’elle eut le pouvoir d’agir en tout ce qui était nécessaire sans que rien l’en empêchât. Elle fut en cette liberté jusqu’au mardi ensuivant, que ses affaires extraordinaires cessèrent. Et étant allée du matin entendre la messe, comme elle fut prête de recevoir le sainte Communion, Notre Seigneur lui fit connaître qu’elle était semblable à ces prisonniers auxquels on permet de sortir de fois à autres pour vaquer à leurs affaires, lesquelles étant achevées, il faut qu’ils retournent en leur première demeure ; que de même aussi il voulait derechef la resserrer et la renfermer dans la prison de sa Divinité, ce qui fut suivi de l’effet, car au même instant elle se trouva enclose et [224] renfermée en Dieu, d’une manière qui surpasse tout ce qu’on en peut dire. L’amour et la suavité ineffable que lui causa cette divine faveur lui tirèrent du plus profond du cœur ces amoureuses paroles qu’elle adressa à Notre Seigneur : « Ô mon Amour et mon Tout, vous êtes donc le Geôlier de mon cœur, qui le rend captif et prisonnier ! » Ce qu’ayant dit, elle demeura en silence, jouissant à loisir des admirables délices de son aimable prison.

Le lendemain, il se présenta quelque légère occasion qui la divertit un peu de cette profonde paix où elle était plongée, encore que la chose fût si légère qu’elle ne s’en aperçut presque pas, ce qui ne lui arriva que pour donner jour à la faveur que Dieu lui voulait faire. Car aussitôt que ce petit mouvement vint attaquer son cœur, son divin Amour qui y reposait, ou plutôt qui l’avait renfermé en lui-même, lui dit ces paroles : Ma fille, quand une personne est retirée dans sa maison avec son intime Ami, avec lequel elle s’entretient familièrement, si quelque importun vient frapper à la porte, elle ne fait pas semblant de l’ouïr705, ou bien fait dire qu’elle est empêchée, et ainsi il se retire ; de même en dois-tu faire de tout ce qui se présentera, [225] car tu n’es plus pour rien de ce monde, mais pour moi seul. A quoi elle répartit : « Ô mon Amour, hier je vous appelais mon Geôlier, mais aujourd’hui je vous appellerai mon Portier, le Gardien de mon cœur et la Lumière de mon âme, car, sans doute, c’est vous qui faites tous ces offices à mon endroit, et vous m’éclairez et m’instruisez par des voies et par des moyens auxquels je n’aurais jamais pensé. »

C’était avec très juste raison qu’elle parlait de la sorte, car tous les jours Dieu lui donnait de nouvelles connaissances, qui allumaient si fort le feu du divin Amour dans son âme qu’elle disait d’ordinaire en ces temps : « S’il y avait la moindre partie de moi-même qui subsistât par moi-même, il y aurait longtemps que la véhémence de cet Amour l’aurait détruite ; mais comme je ne le vois point en moi, mais qu’il est tout en Dieu, duquel il ne sort plus pour se communiquer à moi, d’autant que je suis perdue et abîmée dans lui, je subsiste en lui, et roule ma vie par la force qu’il me donne, jusqu’à ce qu’il lui plaise d’en trancher le cours, qui sera au moment qu’il lui plaira ; car de ma part il n’y a plus rien, par sa grande miséricorde, qui [226] m’arrête davantage en ce monde. »

Le jeudi ensuivant, que l’on gardait la fête de saint Thomas Apôtre, Notre Seigneur lui fit encore une signalée faveur, et qui semblait surpasser les deux dernières, d’autant que la comparaison dont il se servit pour la lui conférer exprimait davantage l’union inséparable qui était entre lui et elle. Ce jour donc, après avoir reçu la sainte Communion, il lui fit entendre qu’il voulait qu’elle fût semblable à ces petits limaçons qui, en quelque part qu’ils aillent, portent toujours leur maison et leur demeure avec eux, et n’en sortent jamais ; que sitôt que quelque chose les heurte ou les attaque, ils se cachent et se retirent de telle sorte dedans qu’on ne voit rien que leur coque, eux ne paraissant plus du tout. Qu’ainsi il voulait lui-même être sa demeure, sa maison et son lieu de retraite d’où elle ne sortirait plus, qu’en tous lieux et en toutes rencontres il la cacherait et la renfermerait au-dedans de lui-même, afin que rien d’elle ne parût plus, mais lui seul. A la même heure, elle se trouva plus que jamais renfermée en cette divine demeure, avec une connaissance si claire et si certaine de la grandeur, de l’excellence et de la beauté du [227] lieu où elle était qu’elle s’écria de l’intime d’elle-même : « Ô mon cher Amour, il y a aujourd’hui deux ans que, par votre grande miséricorde, vous m’aviez donné entrée en votre maison, d’où vous n’avez jamais permis que j’aie sorti, non pas même d’un moment. Et voici qu’il me semble que je ne fais que d’y entrer, tant j’y vois et connais de choses que je n’avais point encore connues ni aperçues. » Ce qu’elle disait à cause des admirables connaissances que Dieu lui manifestait de ses divines perfections, que jusqu’alors elle n’avait point encore découvertes.

Dieu s’était comporté en son endroit comme un bon père, qui tient son enfant en sa maison et lui témoigne mille traits de tendresse et d’amitié en toutes rencontres, mais qui néanmoins ne lui découvre pas ses trésors ni ses richesses, jusqu’à ce qu’il soit parvenu en âge d’en pouvoir faire une véritable estime, selon leur prix et leur valeur. Ainsi cette sainte âme, quoique depuis un si long espace de temps elle eût eu sa demeure dans le cœur de Dieu, s’il faut ainsi dire, et qu’elle y fût logée comme dans sa propre maison, toutefois l’amour la retenait si fortement occupée qu’elle ne pouvait [228] faire autre chose qu’aimer ; mais depuis que Dieu lui eut fait cette dernière grâce, il ne se passait guère de jours qu’il ne lui donnât de nouvelles lumières pour lui faire comprendre les merveilles du lieu de sa demeure : ce qui ne la détournait point de son amour, mais l’y enflammait encore de plus en plus, de sorte qu’elle en était si comblée que toute cette semaine elle fut presque obligée de garder le lit, après avoir reçu la sainte Communion, ou bien de se retirer en quelque coin où elle demeurait si faible qu’à peine se pouvait-elle remuer, encore qu’elle ne ressentît aucune douleur, mais seulement un amour ineffable qui la convertissait toute en lui.

Le jour de Noël, entendant la sainte messe, il lui vint un désir intime et pénétrant que son Bien-Aimé prît naissance dans les cœurs de tous les hommes ; et pour cet effet l’en conjurait avec une affection si profonde qu’il lui semblait que le Saint-Esprit était l’auteur de sa prière, et qu’il lui fournissait des raisons et des motifs pour fléchir la divine Clémence à leur faire cette miséricorde, encore qu’elle connût très bien que Dieu de son côté était tout prêt de le faire, [229] mais que de leur part il s’en trouvait très peu qui fussent disposés à la recevoir, d’autant que par leurs péchés et par leurs attaches aux choses de ce monde ils lui fermaient la porte de leurs cœurs et lui refusaient l’entrée.

Comme ces choses occupaient son esprit, elle alla recevoir la sainte hostie sans presque qu’elle s’en aperçût et sans aussi que son Amour lui fît ressentir les délices ordinaires ; seulement elle continuait toujours sa même prière. Et comme elle fut hors de l’Eglise pour retourner à la maison, il lui vint en l’esprit qu’elle avait communié de la façon que je viens de dire, et s’étonnant comme cela s’était pu faire, elle dit à Notre Seigneur : « Ô mon divin Amour, vous êtes venu aujourd’hui en moi en secret et comme à la dérobée, sans vous faire connaître ; mais vous avez beau vous cacher, je sais toujours bien que je vous ai reçu. » Ce qu’elle ne disait pas pour avoir regret qu’il en eût usé de la sorte, car elle était si indifférente à tout cela qu’elle ne pensait pas si Dieu la caressait ou non, étant si possédée de lui qu’elle ne considérait jamais ce qu’il faisait en elle, si lui-même ne l’y faisait réfléchir. Ce qu’il ne faisait que [230] pour donner entrée à de nouvelles grâces, comme il parut en cette rencontre. Car elle ne fut pas sitôt arrivée à la maison que Dieu se fit sentir à son âme d’une manière si pleine de suavité qu’elle ne savait si ce jour ne serait point le dernier de sa vie, car il lui semblait que toute sa nature allait se dissoudre, de sorte qu’il fallut qu’on lui aidât à se déshabiller pour se mettre au lit, où elle demeura tout le reste de la journée, ne se pouvant relever à cause de sa grande faiblesse et débilité.

Elle passa dans ces divins embrasements tous les jours qui restaient de l’année, avec cette grâce bien remarquable, à savoir que depuis elle fut l’espace de trois ou quatre mois que toutes les fois qu’elle communiait, elle ressentait au-dedans d’elle-même les Espèces sacrées plus de deux ou trois heures sans se consommer, dont elle retirait des fruits et des avantages merveilleux qui se verront au chapitre suivant, finissant celui-ci avec l’année qu’on peut encore, à plus juste titre que la précédente, appeler année de grâce et de miséricorde pour cette vertueuse et heureuse fille. [231]

.Chapitre 19. Comme Notre Seigneur lui imprima son saint Nom, et de plusieurs autres grâces qu’il lui fit.

La bonté de notre Dieu était si grande et si libérale envers sa fidèle servante qu’il n’avait point de temps ni de lieu spécial ni particulier pour se communiquer à elle et pour répandre la profusion de ses grâces dans ce cœur qui, de sa part, était toujours prêt et disposé de les recevoir. Néanmoins il semble que sa divine Majesté prenait plaisir en certains temps de faire encore avec plus d’abondance éclater en elle les trésors de ses grâces, aux jours que la sainte Église nous représente les mystères de sa sainte vie et de sa sainte Passion : ce que je pourrais prouver par mille exemples, mais pour le présent je me contenterai de dire une faveur toute spéciale qu’il lui fit le premier jour de l’an mille six cent cinquante deux, après laquelle suivirent un grand nombre d’autres que je rapporterai à la suite de ce discours, comme elles lui sont arrivées en cette même année. [232]

Dès la pointe du jour qui faisait le premier de cette année, son cœur se trouva saisi à son réveil d’une vive flamme d’amour qui semblait la mettre toute en feu, joint à un certain pressentiment intérieur qu’elle avait que sans doute son Bien-Aimé lui voulait donner ses étrennes en ce jour, sans pourtant savoir en quelle façon ni en quelle manière ce pourrait être, car son cœur se trouvait si plein qu’il ne lui semblait pas qu’il fût capable d’en contenir davantage ; néanmoins elle avait une forte idée qu’il lui réservait encore quelque signalée faveur, et parfois, sans y penser, elle lui disait : « Mon Amour, je crois que vous voulez ce matin me donner mes étrennes. »

Etant à la sainte messe, il lui fut donné une claire connaissance des grandeurs et des perfections que contient en soi le très saint Nom de Jésus, et du désir très ardent que Dieu a qu’il ait son effet en tous les hommes, les sauvant et délivrant de la misérable servitude du péché. Pour à quoi contribuer de sa part, elle s’efforçait de tout son pouvoir, par un amour très fervent, d’inciter la divine bonté de donner à tous les fidèles, mais très spécialement à ceux qui pour lors étaient assistants à la Messe, la grâce de [233] participer aux fruits et mérites de ce très saint Nom, et qu’il eût en eux son plein effet.

Plus elle approchait du temps de la sainte Communion, et plus les mystères de cet auguste Nom lui étaient manifestés et découverts ; et l’amour de ce Nom s’allumait si fortement dans son âme qu’elle avait bien de la peine à se contenir. Mais après avoir communié, ce furent bien d’autres flammes, car Notre Seigneur se fit intimement sentir à elle, lui faisant voir des yeux de l’âme, plus clairement qu’elle n’eût fait de ceux du corps, qu’il gravait de sa main divine et imprimait dans le fond de son cœur son très adorable Nom de Jésus, qui lui demeura depuis toujours empreint d’une façon si admirable et incompréhensible que, comme elle affirmait depuis, il n’y avait que celui seul qui l’avait gravé, qui pût dire l’excellence de cette grâce, qui la combla de tant d’amour que tout ce jour et les suivants elle ne parlait que des grandeurs de ce divin Nom ; car, à tous ceux à qui elle pouvait parler, elle leur disait d’un accent tout séraphique : « Donnez, donnez vos cœurs à Jésus, afin qu’il y imprime son saint Nom, il ne demande que cela ; il est [234] tout prêt de le faire à tous ceux qui voudront s’abandonner à lui. Oui, donnez-les lui afin qu’il fasse tout ce qu’il lui plaira. » Elle proférait ces paroles avec tant de zèle que tous ceux de la maison en étaient étonnés, car ce n’était pas son ordinaire de faire paraître au-dehors ce qui se passait au-dedans ; et se disaient les uns aux autres que sans doute Armelle avait reçu quelque grâce particulière en ce jour, et qu’il semblait que Jésus était dans son cœur et en sa bouche.

Certes ce n’était pas sans raison qu’ils parlaient de la sorte, car de vrai il y était bien empreint. C’est ce qui lui faisait dire ces paroles si amoureuses qu’elle lui adressait ; « Ô mon Amour et mon Tout, sans doute vous m’avez bien donné mes étrennes, et vous n’avez pu vous empêcher de me caresser dès le premier jour de cette année. Il semble que vous n’avez de délices que quand vous me faites du bien, et que vous ne sauriez passer un seul jour sans me faire de nouvelles grâces. » Elle continua près de quinze jours dans ces excès d’amour et de gratitude que cette faveur lui avait causés.

Au bout de ce temps, Notre Seigneur, qui voulait faire du bien à une âme par son [235] moyen, lui donna un si grand désir de son salut que jour et nuit elle ne pouvait avoir d’autre pensée que de lui recommander cette personne ; de sorte qu’elle lui disait quelquefois : « Je crois, mon Amour, que vous voulez que je m’oublie de vous et de moi pour n’avoir d’autre soin que de cette âme ; et il me semble que ma vie et ma pensée ne dépendent que de cela. » Or, ce qui la faisait parler de la sorte était que, depuis que Dieu lui eut donné ce fort mouvement, la nature demeura si faible qu’à peine se pouvait-elle supporter, s’étant fait un si violent effort pour procurer le salut de cette âme et de plusieurs autres, qu’on crut qu’elle se rompit une veine dans le corps. Quoi qu’il en soit, elle fut l’espace de trois semaines entières qu’elle perdit beaucoup de sang, de sorte qu’elle croyait que la fin de sa vie approchait. Ceux qui la gouvernaient, voyant qu’elle défaillait de jour en jour, lui firent user de quelques remèdes qu’ils croyaient propres à la soulager ; mais ce fut en vain, car sitôt que ces efforts d’amour la saisissaient, son mal redoublait davantage.

En ce même temps, elle sentit quelque légère appréhension de la mort qu’elle avait [236] autrefois tant souhaitée ; de quoi s’étonnant et en cherchant la cause, elle trouva que c’était qu’elle se verrait par là délivrée de ses maux, et qu’elle ne pourrait plus souffrir pour son Amour. Voici les propres paroles avec lesquelles elle déclara son sentiment sur ce sujet : « Je m’étonne, me disait-elle, de ce que je craignais la mort, vu que mon Amour m’est témoin que, par sa grande miséricorde, je n’ai plus aucune volonté, et que la sienne me tient lieu de la mienne ; et que, d’ailleurs, je ne craignais point d’être jugée de lui, ni je n’appréhendais point les Enfers, où je suis aussi prête d’aller que dans le Ciel, si telle était sa divine volonté. Je ne craignais point aussi le feu de Purgatoire, car, encore bien que je ne mérite que celui d’Enfer, je sais bien toutefois que mon Amour aurait peine de m’y laisser longtemps brûler, car il ne se peut séparer de moi, non plus que moi de lui. Tout ce qui me faisait donc craindre la mort, c’est qu’elle m’ôtait le moyen de pâtir et de souffrir pour mon divin Amour, pour lequel je voudrais, si telle était sa volonté, souffrir jusqu’au jour du Jugement. Et d’ailleurs, me disait-elle, ce m’était un regret de me [237] voir mourir d’une mort si douce, ayant toujours demandé à mon Amour de mourir dans la Croix et dans les douleurs, comme lui-même y est expiré. »

Le sujet qui lui faisait parler ainsi de sa mort, c’est qu’en effet elle ne croyait pas pouvoir subsister longtemps, à cause de la grande débilité que cette perte de sang lui avait causée ; et de vrai, si elle eût tant soit peu continué davantage, il semble que cela l’eût emportée. Mais son divin Amour, qui la voulait encore en ce monde, lui donna la santé, s’étant aussi servi de quelques remèdes qu’on lui avait ordonnés pour cet effet.

Elle ne fut pas sitôt délivrée de ce mal que son Amour ne la put laisser en repos. C’était vers les jours de carnaval, où elle avait toujours coutume de ressentir vivement les offenses qui se commettent contre Dieu, avec plus de liberté en ce misérable temps qu’en un autre. Et comme elle croissait tous les jours en amour, aussi la peine de voir son Bien-Aimé offensé était plus grande, de sorte qu’elle eût voulu souffrir tous les tourments des Enfers pour empêcher telles offenses ; et pour cet effet elle s’offrait à Dieu avec un amour très grand, pour porter en [238] sa personne toutes les peines des injures qui se faisaient contre Sa divine Majesté, et lui disait : « Ô mon cher Amour et mon Tout, si je pouvais moi seule recevoir tous les coups, tous les mépris et toutes les injures que les pécheurs vous font, que je serais heureuse et que de bon cœur je m’offre à vous pour cela. Faites-moi souffrir tout ce que vous voudrez, pourvu que vous ne soyez point si méprisé de vos créatures. »

Notre Seigneur, qui ne rejetait jamais les désirs puisqu’il en était et le principe et la fin, l’exauça en partie, permettant que tous ces temps elle ressentit de très grandes douleurs et très violentes, qu’elle supportait avec une joie non pareille ; et dans le même temps elle avait au cœur une douleur inexplicable de ce que son Dieu était offensé.

Voici comme elle en parlait : « J’étais, me disait-elle, semblable à une personne de laquelle l’intime ami est entre les mains de ses plus cruels ennemis, qui l’outragent à l’envie l’un de l’autre et lui font du pire qu’ils peuvent ; je vous laisse à penser en quelles angoisses et détresses serait le pauvre cœur de cette personne ; sans doute qu’elle serait [239] très grande. J’en suis tout de même, et encore davantage, car jamais ami n’a été si intime à son ami, ni époux à son épouse, que me l’est mon Amour et mon Tout. Aussi quand je vois les ivrognes, quand j’entends les blasphémateurs, et que je vois que tout le monde ne songe qu’à ses plaisirs, à ses délices et à ses débauches, j’ai le cœur si outré et si transpercé de douleur que je ne sais où me mettre. Et je dis en moi-même : Ô mon Amour et mon Tout, que c’est une chose cruelle à celle qui vous aime de vous voir ainsi outragé et méprisé. Tous les affronts que vous recevez, je les ressens plus vivement que si on me coupait le corps en pièces ; et tous les coups qu’on vous donne retombent sur moi, plus sans comparaison que si ils n’étaient donnés qu’à moi seule. Je ne m’étonne plus de ce qu’on dit des douleurs que ressentit votre très sainte Mère au pied de la Croix ; car moi, chétive et misérable que je suis, qui ne mérite pas de vous aimer, j’en ai toutefois de si grandes qu’elles seraient capables de m’arracher l’âme du corps si votre Toute puissance ne la retenait.” »

Voilà une partie de ses paroles et de ses [240] sentiments durant ce temps où la plupart du monde ne songe qu’à offenser leur Sauveur. Il est à noter que la peine et la tristesse qu’elle ressentait ne procédaient d’aucunes passions, qui étaient entièrement amorties en elle ; aussi ne la ressentait-elle point dans la partie sensitive de l’âme : c’était dans la plus intime et dans la partie supérieure, qui ne communiquait rien de ceci aux sens ; et partant, elle lui était, comme elle disait, incomparablement plus vive et plus pénétrante que si les sens y eussent eu part ; et cette tristesse ne diminuait en rien de la joie et des contentements dont elle jouissait avec son céleste Époux.

Le Mercredi des Cendres, il l’invita d’aller avec lui au désert. Tout le jour elle ne put avoir d’autre pensée, sinon que son Amour était là pour l’attendre ; et le soir étant venu, elle fut fortement portée à se retirer en un coin de grenier, au haut de la maison, comme dans le désert où son Bien-Aimé l’attendait. Etant là, il se communiqua à elle d’une façon si nouvelle et si divine, et avec un amour si extrême qu’il lui était impossible de durer en place, de sorte qu’elle fut contrainte de sortir de ce lieu, après y avoir demeuré seulement une demi-heure, [241] et se vint coucher, ne pouvant se soutenir à cause des excès d’amour qui embrasaient sa poitrine. Le jeudi, vendredi et samedi suivants se passèrent de la sorte, étant tous ces jours contrainte de se retirer à la manière susdite, pour tenir compagnie à son Sauveur dans la solitude. Mais plus elle allait en avant, plus aussi les flammes de ce divin feu croissaient, de sorte que le samedi au soir elle dit à Notre Seigneur : « Ô mon cher Amour, je n’irai plus avec vous dans le désert, car je ne vous puis plus du tout supporter, et il m’est impossible de vivre avec un si grand amour que celui que vous me donnez là ; et vous me contraignez de fuir et de m’éloigner de vous. » Ce qu’elle ne disait pas pour ce qu’en effet elle eût voulu s’éloigner de celui sans lequel il lui eût été impossible de vivre ; mais l’Amour lui faisait proférer ces paroles afin de nous découvrir ce qu’il opérait dans ce cœur qui était tout à lui.

Le dimanche suivant, ce Dieu d’amour lui fit encore paraître un plus grand trait de bonté ; car étant à la sainte messe, il lui fit entendre que, de vrai, elle n’avait plus que faire de l’aller chercher dans le Désert, puisque le saint Sacrement était le lieu de sa [242] demeure et son désert en ce monde, jusqu’à la consommation des siècles ; que là il se voulait découvrir et se manifester à elle. Et dans cet instant il lui donna une si claire connaissance de sa présence dans ce divin sacrement, qu’il lui semblait qu’elle était plutôt dans le ciel que sur la terre, ce qui la fit s’écrier du plus profond de son cœur : « Ô Amour et Bonté infinie, je ne puis plus m’enfuir de vous ; vous me devancez partout, et partout je vous trouve. Je ne vous vois plus à présent à travers des nuages, je vous vois tout en clair et à découvert sans voile et sans rideau ; il n’y a plus d’entre-deux entre vous et moi. Que voulez-vous que je fasse, et comment pourrai-je désormais vivre sur la Terre avec ces clartés et ce feu divin qui me consume ? Jamais je ne m’étais trouvée en tel état, mes excès sont par-dessus tous excès et je ne sais plus où me mettre et que dire, sinon que l’Amour m’emporte et me surmonte partout. »

Parmi tous ces excès et ces lumières, la peine de voir Dieu si offensé croissait tous les jours ; et cette douleur la préoccupait si fortement qu’elle disait à Dieu que s’il ne la modérait, il fallait que son âme se séparât [243] de son corps, car il lui était impossible de vivre et de le voir si peu aimé et connu. A quelques jours de là, son divin Amour ne manqua pas de lui donner le soulagement qu’elle désirait ; car l’ouverture du Jubilé s’étant faite, la dévotion et le concours du peuple à s’approcher des saints sacrements et à entendre la parole de Dieu était si grand que les églises avaient peine de les contenir ; et les confesseurs ne pouvaient suffire à entendre ceux qui se présentaient pour recevoir l’absolution de leurs péchés : ce qui lui servait d’une salutaire médecine et d’un remède puissant à ses maux.

Elle me vint voir en ce temps, et m’informant de sa santé, elle me dit qu’elle se trouvait bien mieux qu’à l’ordinaire parce qu’elle voyait qu’un chacun tâchait de se mettre bien avec Notre Seigneur, et que cela lui apportait autant de soulagement que ferait un excellent remède à une personne extrêmement malade ; que néanmoins son entière guérison n’arriverait jamais en ce monde, car toujours son divin Amour y était beaucoup offensé : « C’est ce qui m’a fait lui dire plusieurs fois depuis quinze jours, me disait-elle, que s’il voulait que je ne fusse plus malade, qu’il fît en sorte que tout le monde l’aimât, le reconnût et le [244] servît, et qu’alors je serais en bonne santé, et aussi contente qu’une personne qui verrait son intime ami triompher de tous ses sujets, qui se seraient rebellés contre lui. » « Il semble, me disait-elle encore, que mon divin Amour ne me laisse plus en ce monde que pour être la procureuse de son honneur, et que je n’ai autre chose à faire qu’à voir si sa gloire est accrue et augmentée : c’est là tout mon emploi et mon office, et je n’y travaille point comme ferait un serviteur dans le bien de son maître, mais comme une épouse dans celui de son époux, qu’elle regarde comme chose qui est autant à elle qu’à lui, n’y ayant rien de partagé entre eux. Cette comparaison est encore peu, car, pour dire le vrai, je ne me regarde point moi-même en cela, mais Dieu seul, dans lequel je suis si perdue et abîmée que, la plupart du temps, je crois n’avoir plus d’âme, de vie, d’esprit, mais qu’ils se sont tout fondus et perdus en lui, qui seul me tient lieu de tout cela. Et ainsi son honneur est mon honneur, sa gloire est ma gloire, ses mépris sont mes mépris, tout ce qui le touche me touche, enfin il est tout mien comme je suis toute sienne. » [244]

Jusqu’ici sont ses paroles que je lui ai entendu proférer, non une fois seulement, mais un très grand nombre de fois. Et en effet il lui eût été presque impossible de parler d’autre chose, car c’était ici sa vraie vie, et ce qu’elle expérimentait tous les jours avec tant de clarté qu’il semblait que Dieu la voulait rendre bienheureuse dès ce monde. Ce qui suit confirmera encore ce que je viens de dire.

S’étant levée de grand matin le troisième dimanche de Carême, et voyant que tous ceux de la maison prenaient encore leur repos, elle dit en elle-même qu’elle allait aussi prendre le sien avec son cher Amour ; et s’étant mise à genoux proche de son lit, elle adora la très sainte Trinité en récitant à son honneur trois Pater et trois Ave, selon l’habitude qu’elle avait de le faire tous les matins. Elle ne les eut pas sitôt finis que la très sainte Trinité se manifesta à elle d’une manière incompréhensible. Et ce que ces trois adorables Personnes lui firent davantage connaître de leurs divines perfections, ce fut l’Amour. Là le Père Eternel lui fit voir que l’amour infini qu’il portait aux hommes l’avait mû à leur donner son Fils pour leur rachat ; le Fils lui fit connaître [246] que l’amour qu’il leur portait l’avait pressé et forcé, s’il faut ainsi dire, de se faire homme et de souffrir tous les tourments de sa vie et de sa Passion. Le Saint-Esprit lui fit entendre que lui, qui est l’Amour infini et personnel, s’était donné à eux par ce même amour et qu’il s’y donnerait jusqu’à la fin du monde pour attirer tout leur amour. Après, elles lui firent voir que toutes trois n’étaient qu’un en Essence, et qu’elles se donnaient aux hommes pour les rendre tous un, comme elles n’étaient qu’un, et qu’elles n’étaient plus qu’un avec eux. Voilà la grâce et la faveur qu’elle reçut en ce jour, sur quoi je n’ai rien à dire sinon ce peu de paroles qu’elle en disait, à savoir que si la puissante main de Dieu ne fortifiait beaucoup une âme, il lui serait impossible de vivre après de telles connaissances et souffrant un amour pareil à celui qui l’enflamme ensuite. Aussi disait-elle à Notre Seigneur : « Ô mon cher Amour, que vous avez allumé un grand brasier pour me brûler ! Je ne sais si à huit jours d’ici je ne le ressentirai pas encore. » Ce qu’elle disait, entendant parler de cette grâce, d’autant que quand elle en recevait ainsi de particulières, elle était toujours quelque temps que la chose [247] lui était aussi présente, et l’Amour aussi enflammé que lorsqu’elle lui était arrivée.

.Chapitre 20. Continuation du même sujet.

Le dimanche des Rameaux, à son premier réveil, son cœur fut saisi d’une puissante douleur, accompagnée d’un grand amour. Envisageant que le triomphe et la réception si magnifique qui à pareil jour avait été faite à son Sauveur n’avait été que pour servir d’opprobre et de plus grands ignominie à la mort qu’il souffrit peu de jours après, et désirant porter en son corps aussi bien qu’en son esprit les douleurs de son unique Amour, elle lui demanda d’y participer. Ce qu’elle obtint incontinent, ressentant par tous ses membres de très grandes douleurs, et au cœur une flamme si vive et si pénétrante qu’elle fut obligée de garder le lit ce jour et les deux suivants.

Le mardi, cette flamme qu’elle avait au cœur s’épandit par tout son corps, de sorte qu’il lui semblait que son lit, et tout ce qu’elle touchait et voyait, était un feu ardent qui [248] la consommait jusqu’à la moëlle des os ; et au même temps Dieu lui fit connaître qu’il voulait que son corps, aussi bien que son esprit, fût le sacrifice et la victime de l’Amour, pour être brûlé de ses flammes. Alors, s’écriant de toutes ses forces, elle lui dit : « Ô mon Amour et mon Tout, vous savez que par votre grande miséricorde je veux tout ce que vous voulez, et qu’il n’y a rien en moi qui ne soit vôtre ; et si je savais que la plus petite partie de ma chair ou le plus petit des os de mon corps s’opposât à vos saintes volontés, tout à cette heure je les couperais et arracherais de moi, et je les jetterais aux corbeaux ou sur un fumier. » Elle n’eut pas plutôt fini ces paroles que ce grand feu se retira et se ramassa tout au cœur, comme auparavant, et laissa le corps plus soulagé et rafraîchi. « Il semblait, me disait-elle, que Dieu ne demandait de moi que cette soumission à ses divines volontés pour me donner soulagement ; et encore qu’il sût bien que par sa grâce je n’y contredirais pas, il voulait néanmoins comme m’obliger par là à l’en assurer encore, et me faire davantage reconnaître les obligations que j’ai [249] à sa bonté, voyant que tout lui était soumis et assujetti en moi. »

Le mercredi et jeudi de cette même semaine, elle se trouva un peu plus forte que les jours précédents ; et la cause fut qu’elle trouva une occasion d’assister des pauvres malades dénués et abandonnés de tout secours, qui périssaient de misère et nécessité. Car ayant eu la permission de sa maîtresse, elle les visita et les secourut de bons vivres, leur procura l’assistance des saints sacrements et l’aide de quelques personnes pieuses et charitables. Ce rencontre, dis-je, l’avait toute fortifiée et rendue vigoureuse, ainsi qu’elle me le confessa ; mais ce ne fut pas pour longtemps, car dès la nuit du Jeudi au Vendredi Saint, les flammes de l’Amour divin redoublèrent plus qu’auparavant ; et tous les tourments de son Sauveur lui furent si vivement représentés qu’il n’y en eut aucun auquel elle n’assistât en esprit, comme si elle eût été présente sur les lieux au temps où il les endurait ; et la douleur qu’elle en conçut était si véhémente qu’elle assura depuis que par trois diverses fois en ce matin elle s’était vue au point d’expirer et de rendre l’âme. Et [250] l’interrogeant si alors elle n’avait point désiré l’assistance de quelque personne, ou de recevoir les sacrements, elle me dit que, se trouvant entre les bras de l’Amour et entièrement abîmée et absorbée en lui, elle n’avait eu d’autre mouvement que de le laisser faire tout qu’il lui plairait, étant aussi disposée à la mort qu’à la vie.

Environ le midi, son divin Amour retira son esprit de la vue de ses tourments sur la terre pour les lui faire envisager dans le Ciel, en la manière que les contemplent les Bienheureux. Car il lui semblait qu’elle voyait toute la Cour céleste remplie de joie et d’allégresse à l’occasion de la grande victoire que Dieu avait remportée en ce saint jour sur leurs ennemis, et comme en la sacrée et divine Personne de son Fils, ils avaient tous triomphé d’eux. Elle voyait aussi Jésus-Christ qui, tout couvert de sang et de blessures, se montrait à eux en cet état, et était revêtu de ses plaies comme d’un vêtement de gloire et d’honneur, qui donnait un merveilleux éclat à son divin visage, et un contentement indicible à tous les Bienheureux. Et en même temps son [251] aimable Sauveur l’invitait à le considérer aussi en cette sorte, et à prendre part à la joie commune de tout le Ciel. Elle passa ainsi tout le reste de la journée, éprise d’un très puissant et pénétrant feu d’amour.

Après toutes ces vues et ces ardentes flammes, son corps se trouva beaucoup fatigué et malade ; et ayant besoin d’un peu de repos pour se fortifier, Dieu lui fit paraître en ce rencontre, aussi bien qu’en tous les autres, le soin qu’il avait d’elle et de ce qui la concernait ; car il arrêta pour quelques jours l’ardeur de ses vives flammes, qui la consommaient et qui détruisaient son corps, et la laissa, dès le Samedi Saint et les Fêtes de Pâques, en un état tout conforme à son indisposition, sans qu’il se passât en son esprit aucune chose qui la pût tant soit peu altérer. Et comme je m’étonnais de la voir ainsi indifférente, et comme le cœur vide de cet extraordinaire amour qu’elle avait coutume d’expérimenter en ces saintes solennités, elle me dit que je ne m’en étonnasse point, que la cause n’était autre, sinon qu’elle avait besoin de cela pour fortifier un peu son corps pour après brûler davantage, et que ce n’était pas la première fois qu’elle avait reconnu que son divin Amour avait soin non seulement [252] de son âme, mais encore de son corps, dont il semblait que lui-même voulût être le Médecin, et qu’elle avait remarqué que, depuis que, pour lui plaire, elle s’était défaite de tous les gages et de tout ce qu’elle avait, n’ayant plus le moyen de payer ni médecins ni remèdes, il s’était chargé de ce soin. Et de là, entrant en admiration des bontés de son Amour en son endroit, elle s’écriait de la sorte : « Voyez quel excès de bonté ! Qu’un Dieu daigne ainsi prendre le soin de sa chétive créature ; et le moyen après cela de ne pas mourir et consumer d’amour. Car plus je suis chétive et misérable en moi, voir néanmoins que Dieu en prenne le soin, voire jusques aux moindres petites choses qui me concernent, c’est ce qui est capable de ravir mon esprit en admiration. Oh ! disait-elle encore, qu’il fait bon de s’abandonner et de se délaisser entre les bras de l’Amour ; et qui est-ce qui sait et qui connaît les soins qu’il a de ceux qui le font de tout leur cœur ? Oh ! sans doute il n’y a que lui et eux, car le monde n’est pas capable de concevoir de si grands excès d’amour et de bonté. » Sitôt qu’elle se fut un peu fortifiée, l’Amour se fit ressentir plus suave, plus doux et plus fort que jamais, et cela [253] sans qu’elle fît aucune chose pour en allumer les flammes, ni aussi que son esprit fût prévenu d’aucune considération qui l’excitât, non ! Dieu qui résidait au fond de son âme l’embrasait lui-même et par lui-même, sans l’entremise que de lui seul.

A quelques jours de là, étant allée voir son directeur et communiquer avec lui, son cœur et son esprit se trouvèrent si occupés et plongés en l’amour qu’elle n’avait mot à dire ; et pensant en soi-même ce qu’elle pourrait dire à son directeur quand il serait venu, car elle était dans l’église du Collège à l’attendre, et se trouvant un peu en peine sur ce sujet, Notre Seigneur, qui observait toutes ses pensées, lui donna bientôt une lumière sur cela, et lui fit entendre très clairement ces deux paroles dans la substance de l’âme : Ma fille, je suis ta parole et ton silence. Ayant ouï ces mots, dits si à point pour son besoin, et admirant la bonté excessive de Dieu en son endroit, son cœur fut épris d’un si étrange amour qu’elle en tomba presque en défaillance, de sorte qu’elle fut contrainte de s’appuyer contre une muraille pour se soutenir. Son directeur arriva quand ce grand excès fut un peu passé, à qui elle dit les paroles que Notre Seigneur [254] lui avait fait entendre, qui servirent d’entrée à un discours tout céleste et divin. A la vérité ces paroles étaient si amoureuses et si pleines de mystères qu’elles étaient capable de lui fendre le cœur ; car, comme elle disait parlant de ceci : « Qui est-ce qui pourrait, s’il n’était soutenu de Dieu, supporter sans mourir de telles faveurs, qu’un Dieu dise à sa créature : Je suis ta parole et ton silence” ? »

Or ce que ces paroles opérèrent en son cœur, outre ce grand amour, ce fut que par après elle ne se mit plus en peine ni de ses paroles ni de son silence, puisque Dieu, par l’excès de sa bonté, lui voulait être l’un et l’autre. Et dès lors elle commença d’en ressentir les effets, car son âme fut dans un continuel silence depuis jusque vers la Fête-Dieu, sans qu’il fût interrompu pour quoi que ce soit, ni de la part de Dieu ni de la sienne. Seulement de temps en temps ce grand amour qui brûlait au fond de son âme jetait des flammes plus vives et plus pénétrantes que de coutume, mais cela s’opérait toujours dans le silence de part et d’autre, et elle demeura ainsi jusqu’au mardi d’après la Fête de la Sainte Trinité.

Ce jour donc, étant avec une personne à [255] qui elle parlait avec franchise des choses les plus secrètes de son âme, cette personne la jeta à dessein sur les grandes miséricordes dont Dieu l’avait prévenue ; et après un assez long entretien sur cette matière, cette bonne fille se retira à la maison, l’esprit tout rempli des bienfaits que Dieu lui avait si abondamment départis ; à quoi se joignit encore celui de la sainte Eucharistie, dont la fête se devait bientôt solenniser.

Ces considérations allumèrent un puissant feu dans son âme, « capable, disait-elle, d’embraser des cœurs de glace ou de marbre. Et comme il est impossible, poursuivait-elle, que l’âme qui aime véritablement, se voyant prévenue de tant de grâces, et qu’un Dieu veuille faire tant de choses pour elle, n’ait aussi de son côté un désir extrême de faire quelque chose pour lui, et de s’employer et se consumer toute en amour, je me trouvai aussi en ces dispositions en ces moments-là. Et m’adressant à mon Dieu, je lui disais du plus profond de mon âme : « Ô mon divin Amour, n’y aurait-il point encore quelque chose à faire, ou à détruire, pour vous plaire ? Et ne pourrai-je point en quelque façon vous montrer l'amour que je vous [256] porte ? Y a-t-il encore quelque chose à faire ? Dites-le moi et je l'accomplirai, quand j’en devrais perdre mille vies. » Comme je proférais ces paroles, celles-ci me furent dites avec une vertu si efficace que je ne pus du tout douter que ce fût Notre Seigneur qui me les dit : Rien du tout. Et répéta encore : Rien, rien du tout, sinon t’abandonner et me laisser faire. À ces mots tout s’apaisa et fut calme dans mon âme, et je ne pus faire autre chose que de demeurer accablée sous le joug et le doux faix de l’amour, et de mourir et consumer de ses flammes. » Je n’ajoute rien à ces paroles, car ce sont les mêmes avec lesquelles elle me déclara cette faveur que Notre Seigneur lui avait faite.

Or avant que de passer outre, il faut, pour l’intelligence de ce qui suit, déclarer une disposition générale et ordinaire de son esprit, dans laquelle Dieu l’avait mise depuis longtemps, mais qui s’était extraordinairement accrue depuis l’ouverture du jubilé, qui se fit le vingt-cinquième de février de l’an mille six cent cinquante-deux. Cette disposition était une vue continuelle des offenses et des injures qui se commettent à tout moment contre la souveraine Majesté de Dieu ; d’où [257] résultait un si sensible et pénétrant regret dans son âme qu’elle assurait souvent que la mort lui eût été mille fois plus douce à supporter que de voir ainsi son divin Amour outragé par le pécheurs ; et d’autre part elle leur portait tant de compassion qu’incessamment elle réclamait la divine miséricorde pour eux, la priant qu’elle leur éclairât les yeux de l’âme afin qu’ils connussent le précipice et le malheur qui les attendait.

Dieu lui donnait sur cela des connaissances admirables, qui lui faisaient proférer des paroles toutes enflammées, tant sur la bonté infinie de Dieu à supporter les pécheurs que sur l’infinie malice du pécheur, et l’aveuglement et stupidité de ceux qui se laissent emporter et qui n’ont autre plaisir qu’en offensant un Amour infini, qui leur fait incessamment ressentir les effets de ses libéralités et de ses miséricordes. Son esprit, parmi toutes ces lumières, fut mis dans l’état que je vais dire, et qui lui continua depuis le commencement du Jubilé jusqu’à ce que Dieu la mît en un autre que nous dirons ci-après, celui-ci ayant servi de préparation à l’autre, que Dieu lui donna comme une récompense du premier. [258]

Cette disposition donc fut que, durant tout ce temps, elle avait une continuelle présence de la grandeur, de la majesté et de l’amour infini de Dieu, et en même temps une vue très claire et arrêtée de tous les pécheurs et de leur extrême ingratitude ; et il lui semblait que Dieu l’avait constituée entre lui et eux, afin qu’elle obtînt leur paix et leur réconciliation avec la divine Majesté, à quoi elle s’employait d’une façon si haute et si relevée, et d’une compassion si pénétrante et si amoureuse pour les pauvres pécheurs, qu’il lui semblait qu’elle ressentait véritablement en elle une partie des peines et des angoisses que le Fils de Dieu ressentait étant en ce monde à la vue des péchés ; et à son exemple elle tâchait d’en obtenir le pardon et d’apaiser la divine Justice, se servant à ce sujet de prières et de supplications si touchantes et si vives qu’il paraissait assez qu’elle n’avait d’autre principe que le Saint-Esprit qui la mouvait à cela. Entre autres mots, elle usait communément de ceux-ci : « Mon cher Amour et mon Tout, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » À ceux-ci en étaient joints un grand nombre d’autres, qui se disaient, non de bouche, mais qu’une voix et qu’une affection intérieure [259] proféraient incessamment dans le plus profond centre de son âme, laquelle, comme nous avons dit, était établie en état de médiatrice entre Dieu et les pécheurs, ressentant vivement les intérêts de l’un et de l’autre parti ; mais ceux de Dieu l’emportaient de beaucoup au-dessus de ceux des hommes : c’est pourquoi elle eût voulu de tout son cœur détruire le péché, et faire qu’il ne se commît plus au monde. Et comme un jour, dans l’excès de son amour, elle faisait des prières et des instances au Père Eternel, à ce que, par les mérites de son Fils, il détruisît et anéantît le péché, attirant et forçant toutes les âmes à son Amour et à sa connaissance par quelque manière que ce fût, pourvu qu’il ne fût plus offensé, au plus fort de sa prière elle ouït la voix de Dieu qui lui dit ces paroles : Que c’était un arrêt donné au Tribunal de sa divine Sagesse, que les hommes demeurassent en leur franc et libre arbitre pour le servir ou l’offenser, et que devant cet arrêt il ne pouvait les forcer ni violenter leur liberté, mais qu’il les attirait à lui par les chaînes de son Amour.

Depuis qu’elle eut ouï ces paroles, l’Amour infini que Dieu porte aux âmes lui fut encore plus manifesté ; et elle ne cessait [260] de le conjurer incessamment de les attirer à lui par les chaînes de son divin Amour, de sorte qu’elle commença à entrer en une si grande communication avec Dieu qu’il lui semblait que toutes les offenses qui se commettaient contre lui étaient faites à elle-même ; tout son désir était de les ressentir seule, sans qu’elle atteignissent tant soit peu Sa divine Majesté ; et pour ce il lui semblait que de son âme et de son corps, et enfin de tout elle-même, elle voulût faire comme un rempart et un corps de garde à Dieu, afin que les coups et les blessures que les pécheurs décochent contre lui ne fussent reçus que sur sa propre personne. Ceci se passait en son âme, sans qu’elle y contribuât rien de sa part : c’était des inventions de son amour, qui se contentait en voulant l’impossible, et qui furent toutefois si agréables aux yeux de Sa divine Majesté qu’elle l’en récompensa d’une manière ineffable, comme nous le dirons ci-après.

C’était vers la fête de la Visitation de la très sainte Vierge que ceci se passait. La nuit qui la devançait, Notre Seigneur lui fit connaître, par un songe tout mystérieux, le mépris que les pécheurs font de son précieux Sang : ce qui l’enflamma plus que jamais [261] dans son Amour, et dans le désir de le cacher et resserrer en elle-même, s’il lui eût été possible. Plusieurs saintes affections de cette nature se passèrent dans son âme ; et le jour de sainte Madeleine Notre Seigneur lui fit la grâce de retirer du péché une pauvre créature qui menait une vie infâme.

La nuit d’auparavant elle avait vu en songe qu’elle était mise en garde d’un grand troupeau, et qu’un loup ravissant et affamé rôdait tout autour pour dévorer quelqu’une de ses brebis, mais qu’il en fut empêché par ses soins et ses veilles, en sorte que ce loup se jeta de furie sur elle pour l’outrager ; de quoi sans s’étonner, elle ne fit que paisiblement le repousser de la main ; et s’éveillant, le tout disparut, lui laissant néanmoins une forte impression que ce loup ravissant ne signifiait autre chose que le diable qui tâchait d’attraper les âmes ; et là-dessus elle se leva, et trouva moyen, sans qu’on s’en aperçût, d’aller conduire cette pauvre créature, dont nous avons parlé, à un Père de la Compagnie de Jésus, à qui elle fit une confession générale, y ayant été disposée quelques jours auparavant par les soins de cette vertueuse Fille : ce qui ne donna pas peu de joie à ce cœur amoureux et passionné [262] de la gloire de son Bien-Aimé et du salut des âmes.

Le jour de saint Jacques ensuivant, la bonté infinie de notre Dieu, qui ne se laisse jamais vaincre par ses créatures, voulut récompenser d’une manière admirable et divine les grands désirs que son heureuse servante avait eu de le cacher et resserrer au-dedans d’elle-même, ainsi que nous disions naguère, afin que les offenses et injures faites à Sa divine Majesté ne fussent point parvenues jusqu’à lui, s’il eût été possible. Il lui fit à elle-même ce qu’elle voulait faire à Dieu ; car ce matin, après la sainte Communion, Notre Seigneur lui fit sentir sa divine Présence d’une manière toute extraordinaire ; et elle vit au-devant d’elle comme une personne qui voulait cacher et défendre un autre ; et au même temps il lui donna une forte impression, par laquelle il lui fit connaître que désormais il se tiendrait toujours entre elle et tous les malheurs qui eussent pu lui arriver, afin d’empêcher qu’aucun n’approchât d’elle. Et dès lors, elle se trouva si entourée et enfermée par la protection divine qu’il lui semblait, disait-elle, que Jésus et son saint Amour s’étaient faits comme de fortes murailles pour la garder et [263] défendre, et qu’elle était enfermée en Dieu comme dans une tour ou une forteresse imprenable, où rien du tout ne pouvait trouver d’accès ni d’entrée pour parvenir jusqu’à elle ; et, de vrai tout ce qui depuis eût été capable de la toucher ou attaquer était, à ce qu’elle voyait, reçu de Dieu même, sans qu’elle s’en ressentît non plus que si elle eût perdu l’être. Et s’étonnant de cela, elle se disait souvent à elle-même : « Ô pauvre Armelle, où es-tu ? Puisque le monde, le diable ni le péché ne te peuvent plus trouver ni atteindre. » A quoi l’impression divine lui faisait réponse : Tu n’es plus. Tu es plus perdue dans l’Océan de ma Divinité que le poisson ne l’est dans la mer.

Cette manière de présence de Dieu et resserrement dans la Divinité lui continua jusqu’à la fête de l’Assomption de la sainte Vierge. Dans ce jour et les huit suivants, son esprit fut élevé au Ciel pour y voir et adorer, avec les Bienheureux, l’entrée et la gloire de leur Reine. Là elle eut une connaissance claire et distincte des honneurs que toute la Sainte Trinité fit à tel jour à la sainte Vierge, et du pouvoir absolu qu’elle lui avait donné sur toutes les créatures, et de toutes les autres [264] grandeurs et excellences de cette très digne Mère de Dieu. Elle les vit et contempla avec une foi si vive et épurée qu’elle disait à Notre Seigneur : « Hé quoi, mon Amour et mon Tout, voulez-vous dès ce monde me faire jouir de la gloire du paradis ? Il semble que quelque part où j’aille, je le vois toujours ouvert, et qu’il n’y a plus rien qui m’en empêche la vue, et que j’y demeure plus qu’ici-bas. » Après ces huit jours, son esprit revint à son état ordinaire, qui était d’une entière transformation en Dieu, avec une douce et pleine jouissance de sa divine Majesté, ne respirant que sa seule gloire ; et elle le possédait avec tant de plénitude que toutes ses puissances et ses sentiments en étaient entièrement remplis et satisfaits.

Le premier jour d’octobre ensuivant, Dieu lui fit une signalée faveur, qu’elle attribuait aux mérites des saints Anges : cette grâce fut une fermeté et établissement tout nouveau de son être en Dieu ; car il lui sembla que du trône de la Divinité il sortait un rayon de l’Être divin, qui vint fondre et pénétrer son âme d’une manière si ineffable qu’elle ne le pouvait donner à connaître de paroles. Ce rayon l’unissait si étroitement à Dieu, [265] par une stabilité si permanente et arrêtée, qu’elle assurait qu’il n’y avait rien au ciel ni en la terre qui l’eût pu tant soit peu séparer de Dieu, parce que lui et elle n’étaient plus qu’une même chose, par l’union que ce rayon divin avait faite d’eux deux. « Je me sens, disait-elle depuis, si fermement et fortement arrêtée et établie en Dieu, que vous diriez qu’il n’y a plus aucun lieu d’être ébranlée ni retirée de là, et que c’est le lieu de ma vraie et de ma naturelle demeure pour le temps et pour l’éternité. »

À quelques jours de là, Notre Seigneur lui voulut faire connaître à quel point de pureté et de netteté son amour l’avait conduite, car il se fit voir à elle en la manière suivante, à savoir comme une personne qui cherche avec un flambeau allumé, par tous les coins et recoins d’une maison, s’il ne trouvera rien qui ne lui appartienne, ou qui lui déplaise. Notre Seigneur en fit de même dans son âme qui, pour lors, était constituée dans un grand vide où il n’y avait que lui seul à y habiter, et qu’il n’avait rien trouvé dans son âme qui ne fût à lui : ce qui pensa la faire défaillir sur l’heure d’amour et de reconnaissance envers Sa divine Majesté, qui [266] opérait en elle tant de merveilles.

L’ayant entretenue quelques jours après la Fête de la Conception de la très sainte Vierge, elle me dit les paroles suivantes : « Depuis la fête de ma sainte Mère, j’ai vu mon âme comme détachée de toutes choses, si pure, si seule et si dégagée qu’il ne semble pas qu’elle habite dans mon corps, lequel, à ce qu’il m’est avis, ne fait plus autre chose que la suivre insensiblement. Je n’ai plus aucune pensée, ni rien qui m’arrête, ni m’occupe comme de coutume ; il y a un seul objet, qui est l’être et l’immensité de Dieu, qui pénètre et consume mon âme d’une manière inconcevable, et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en puis plus savoir les bornes. Autrefois je voulais tout faire et tout embrasser, mais maintenant il n’en va pas ainsi, car rien n’approche plus de moi. Je comprends tout et ne suis comprise de rien ; mon âme est seule, simple et pure ; et quand je la vois ainsi, c’est comme une merveille que je ne meure à chaque moment ; et si cela continue encore quelque temps en moi, je crois qu’il en faudra mourir. Je vais et j’agis à mon ordinaire, pour le [267] dehors, sans que je perde cette vue, mais mon Dieu me l’ôte parfois, permettant qu’il passe quelques pensées par mon esprit qui m’en détournent ; autrement je serais déjà morte. L’amour qui me consume ne se peut exprimer ni concevoir, il est comme infini et tous les jours il croît davantage. » Jusqu’ici sont ses propres termes.

Elle passa de cette sorte tous les Avents706 voyant toujours son âme fort éloignée et séparée de son corps, et son corps qui la suivait comme un valet suit son maître, avec une si grande docilité qu’il n’avait de mouvement que pour cela seul ; et son âme se voyait conduite par l’Esprit de Dieu, d’une manière si claire et si évidente qu’elle disait : « L’Esprit de Dieu anime mon âme et lui donne toute la vie et le mouvement qu’elle a. Sa vie est ma vie, son cœur est mon cœur, c’est par lui que je respire et que je vis. » Quand elle s’approchait de la sainte communion en ce temps, son âme s’y sentait attirée d’une manière ineffable par la force de l’Amour divin qui réside essentiellement en ce saint Sacrement, qui l’attirait si puissamment pour l’unir à soi qu’elle lui disait : « Ô mon divin Amour, ce n’est plus [268] moi qui vous vas recevoir, c’est vous-même qui vous recevez en moi, c’est vous qui m’attirez pour m’unir et me transformer toute en vous ; et non seulement je sens que vous tirez à vous mon âme et mon esprit, mais encore mon corps qui va vers vous comme à son vrai trésor et au lieu de son parfait repos. »

Le jour de la Nativité de Notre Seigneur et les fêtes suivantes, il plut à Sa Majesté réunir ces deux parties qui étaient comme séparées, je veux dire son corps et son âme, qui furent tout le temps plongés l’un et l’autre dans un amour si ardent, profond et intime qu’il lui semblait être dans une fournaise de feu, mais qui était si douce et si suave qu’elle ne lui causait aucune peine. Et ainsi elle finit l’année, pour recommencer de nouveau à aimer une Bonté tant aimable, qui versait si abondamment la profusion de ses divines faveurs dans ce cœur si capable de les recevoir. Nous en continuerons le discours au chapitre suivant. [269]

.Chapitre 21. Dans lequel on continue le discours des grâces que Dieu lui fit, depuis le commencement de l’an 1653 jusqu’au dernier jour de la même année.

En ce premier jour de l’an 1653, elle ne manqua pas, suivant son ordinaire, de prier son divin Amour de lui donner ses étrennes, et s’adressant à Notre Seigneur, elle lui dit ces paroles, suivant la déclaration qu’elle m’en fit depuis : « Ô mon Amour et mon Tout, vous savez que c’est l’ordinaire entre les amis de se donner et se demander les uns aux autres leurs étrennes. Je m’adresse à vous, comme à mon unique et parfait ami, et je vous prie de me donner pour mes étrennes une grande et vive foi et une présence continuelle de vous, dans la manière que les Saints, à peu près, vous voient dans le Ciel ; pour moi, mon Amour, je ne vous puis rien donner, car j’ai beau chercher et dedans et dehors de moi, je ne trouve rien qui ne soit déjà tout vôtre : vous m’avez tout [270] ôté, et n’avez pas laissé la plus petite partie de moi que vous ne l’ayez prise et changée en Vous, et ainsi je n’ai plus rien pour vous donner ni offrir ; mais pour Vous, donnez-moi, je vous prie, ce que je vous ai demandé. » Ces paroles se formaient en son esprit sans qu’elle eût aucune application à les ordonner de la sorte, ni qu’elle se pût empêcher de les proférer ; car, comme nous avons souvent remarqué, quand Dieu voulait lui faire quelque grâce signalée, d’ordinaire il lui inspirait auparavant et la poussait vivement à lui en faire la demande : ce qu’elle expérimenta en mille rencontres, mais spécialement en celle dont nous parlons. Car dès le moment que sa prière fut achevée, Dieu lui répandit dans l’âme une si grande lumière, et une présence de sa Majesté si certaine et si assurée qu’il lui semblait qu’elle le voyait comme les Saints dans le Ciel, ce qui ne se peut mieux donner à entendre que par ses paroles qui sont les suivantes :

« Je fus, dit-elle, les huit ou dix premiers jours de l’année dans une grande assurance que mon Amour et mon Tout m’avait accordé ce que je lui avais demandé, car il m’est impossible de donner à connaître [271] la clarté de la foi qu’il me donna de sa divine présence : je le voyais clairement en mon âme, et toutes les opérations que son divin Amour y faisait. Pour moi j’étais immobile, sans mouvement et sans presque pouvoir respirer et je n’avais pas même de pouls ; enfin, j’étais morte à la nature et vivais de la vie de Dieu, attentive à le voir et à brûler d’un amour doux et délectable, comme les Saints en brûlent dans le Ciel. Je n’avais aucune pensée de quoi que ce soit, car Dieu était celui qui pensait et faisait tout. Enfin je ne puis dire ce que j’étais, ni comment, sinon en disant : Dieu tout seul faisait et opérait, et moi je le voyais clairement et demeurais là attentive et embrasée d’un amour très grand, avec une lumière qui me semblait surpasser celle de la foi, car elle était évidente, et qui s’accrut encore davantage le jour des Rois, ce qui me fit croire que c’était par leurs mérites que Notre Seigneur me faisait cette grâce. Dans tout ce temps, j’étais si faible que je ne me pouvais presque remuer ; j’avais bien de la peine à prendre d’autre nourriture que la sainte communion, non que j’eusse aucun dégoût, mais c’est que j’étais si pleine [272] en l’âme et au corps que cela seul était plus que suffisant pour me sustenter. A l’abord que cela m’arriva, j’étais travaillée de grandes douleurs, mais elles se dissipèrent toutes ; et ainsi je disais en moi-même : Oh ! qu’il est bien vrai que l’Amour est plus fort que toutes choses, car il absorbe et engloutit tout, et fait qu’on ne sent ni ne respire que lui seul.” »

Etant allée en cet état voir son Père directeur, elle lui dit, après quelques discours des miséricordes dont Dieu usait en son endroit : « Oh ! Mon Père, que volontiers je ferais le passage de cette vie en l’autre, car il me semble qu’il n’y a pas un demi pas que je n’y sois. » A quelque temps de là, Notre Seigneur lui fit connaître que ce passage était déjà fait et qu’elle n’était plus de ce monde, et lui donna à entendre que si elle en eût encore été, il eût été impossible qu’elle eût vécu avec l’amour, la pureté et l’innocence dans laquelle elle vivait, et qu’elle voyait clairement par la vue continuelle qu’elle avait de Dieu qu’il n’y avait plus de rien entre eux deux ; ce qui lui fit prononcer ces paroles, avec une reconnaissance entière, de tout son cœur : « Il est vrai, mon Seigneur, car vous me traitez comme [273] vous traitez vos anges et vos saints qui vous voient incessamment. Que votre saint Nom en soit à jamais béni ! » Tout ceci ne servait qu’à la confirmer dans la certitude qu’elle avait que Dieu lui avait accordé la prière qu’elle lui avait faite, au commencement de l’année, d’être toujours en sa divine présence.

Or cette vue de Dieu était en elle non seulement par intervalle et passagère, mais elle y était par habitude : c’était un état ferme et arrêté, où il semblait qu’elle était confirmée et établie ; aussi disait-elle à ce propos : « Rien du monde ne peut plus détourner ma vue de là ; on empêcherait plutôt le flux et le reflux de la mer que de me faire porter ma vue ailleurs. »

Ce qui lui arriva la nuit qui précédait le jour de saint Sébastien confirme encore ce que dessus. Pendant son sommeil, il lui vint en pensée qu’elle était absente de la ville pour quelque temps, ce qui l’affligea un peu, croyant que par là elle serait empêchée de recevoir tous les jours la sainte Communion, quoi que de tout son cœur elle s’y soumît si telle était la volonté de son divin Amour. Dans le même instant que ceci se passait dans sa pensée, elle sentit en son cœur une [274] touche divine et délicate, comme si Sa divine Majesté se fût unie et appliquée à son cœur ; ce qui en effet était de la sorte car à son réveil elle se trouva dans une union si étroite et resserrée avec Dieu qu’elle ne put, disait-elle, se donner à entendre ; et il lui donna à connaître qu’en quelque lieu qu’elle fût, soit aux champs, soit à la ville, il la saurait toujours bien trouver pour l’unir à soi et se donner et communiquer à elle. Elle ressentit toujours actuellement cette union divine, jusqu’à la veille de la Purification de la sainte Vierge, que son cœur se trouva dans une autre situation, qui fut la suivante.

Il y avait déjà longtemps, ainsi que nous avons dit ci-devant, que Notre Seigneur lui avait ouvert la porte de son Cœur divin pour la loger dedans et être le lieu de sa demeure ; mais la veille de la Présentation de Notre Seigneur au Temple, il voulut lui faire connaître, d’une façon toute nouvelle, qu’il l’avait logée et introduite dans le temple sacré de son divin Cœur, et que là elle était dans sa propre maison. Voici comment elle déclara son état, se servant des paroles suivantes :

« Je me trouvai logée et renfermée dans le [275] Cœur sacré de JÉSUS avec tant d’amour, de gloire et de liberté que je ne le pouvais comprendre ; je m’y trouvais au large et à mon aise ; rien ne me resserrait ni oppressait ; je voyais ce divin Cœur d’une si grande étendue que mille mondes entiers n’eussent pas été suffisants pour le remplir ; je voyais de plus que tous ceux qui se logent dedans par amour jouissent de la vraie et entière liberté, et d’une paix admirable ; mais d’autre part je voyais que la porte pour y entrer était si petite et si étroite que très peu y trouvaient entrée ; et m’émerveillant de cela, je disais : Ô mon Amour et mon Tout, d’où vient que votre cœur est si grand et si spacieux, et qu’on soit si au large quand on est dedans, et cependant que la porte pour y entrer soit si petite et si étroite ?” Lors Notre Seigneur me fit connaître que c’était parce qu’il ne voulait pas que d’autres que les petits, les nus et les seuls y pussent trouver entrée. Les petits sont ceux qui de tout leur cœur s’abaissent et s’humilient pour l’amour de lui : ceux-là y peuvent entrer, les autres point du tout ; car comment est-ce qu’une personne grosse et enflée de l’estime et opinion d’elle-même pourrait passer [276] par une si petite porte ? Les nus sont ceux qui détachent leur cœur de la convoitise des richesses et commodités de cette vie ; pour les autres, qui sont chargés de grands fardeaux d’or et d’argent, ou autres choses, il est impossible qu’ils puissent passer par un lieu si étroit, si ce n’est qu’auparavant ils s’en déchargent. Les seuls sont ceux qui détachent leur amour de toutes les créatures ; car l’amour lie, colle et attache le cœur à la chose aimée ; or deux personnes liées et attachées ensemble ne sauraient entrer ensemble et à la fois par un lieu où il n’y a d’espace que pour une seule, et encore bien petite. » Voilà les connaissances admirables qui lui furent données en ce saint lieu, et ce qu’elle racontait par après, mais avec des termes tout divins et enflammés.

Sa demeure étant ainsi dans le principe et la source du divin Amour, je laisse à penser combien il la rendait participante ; certes c’est ce qu’on ne saurait décrire, car elle-même ne le pouvait dire par aucune parole. Les jours des débauches du carnaval venant à approcher, elle se sentait encore plus enflammée ; de quoi elle ne s’étonnait nullement, car c’était toujours son ordinaire d’être de la sorte en ces misérables temps où la plupart mettent Dieu en oubli. Et comme elle se trouvait comblée et chargée de grâces qu’elle n’en pouvait presque plus, elle disait à Notre Seigneur : « Oh ! mon divin Amour, c’est bien la raison que vous vous teniez avec vos amis puisque tout le monde vous rebute, et qu’ils vous aident à porter votre Croix et le faix des péchés qui se commettent. Vous en usez de la sorte en mon endroit, que votre Amour a rendue votre amie et votre épouse. Vous me chargez de deux grands fardeaux : l’un est de l’affliction et de la peine extrême que j’ai de vous voir tant offensé ; mais l’autre m’accable tout à fait, qui est l’abondance de vos grâces. Il semble que tout ce que le monde refuse, vous le versez et répandez en moi, puisque, par votre grande miséricorde, vous m’avez fait un cœur capable de tout ce que vous voulez. Votre saint Nom soit à jamais béni ! »

Dans ces mêmes jours de carnaval, étant occupée de la sorte avec son divin Amour, elle se trouva un jour le cœur si attendri qu’elle ne faisait que pleurer, et ne savait pourquoi, d’autant que l’ardeur de l’amour qui l’occupait pour lors était si grande qu’elle lui avait ôté la vue et le souvenir [278] des offenses de Dieu et de tout le reste. Et après qu’elle eut bien pleuré, étant un peu revenue à soi, et en recherchant la cause, elle trouva que c’était son divin Amour qui lui faisait répandre ses larmes pour les pécheurs, puisqu’il n’était plus en état de le faire lui-même, ce qui fait bien voir l’union admirable qu’elle avait avec Jésus-Christ.

Les premiers jours de Carême, il lui vint un grand désir de souffrir quelque chose pour son divin Amour. Son désir fut accompli, mais non en la manière ordinaire ; car Dieu ne lui envoya pas des souffrances au corps, mais il permit qu’ayant quelque affaire à démêler avec une personne en chose qui la touchait de fort près, son esprit s’arrêta insensiblement u jour entier à penser d’une fois à l’autre à ce qui lui était arrivé ; de quoi s’apercevant, elle en conçut un très vif déplaisir de voir que son entendement se fût tant soit peu détourné de l’actuel envisagement de Dieu ; de sorte qu’elle disait que cette peine lui avait été insupportable, que si Dieu n’y eût bientôt apporté remède, elle n’eût pu vivre de la sorte. Or ce remède ne tarda guère à venir de la part de Notre Seigneur ; car la nuit suivante elle se vit en esprit introduite en la présence de la très sainte [279] Trinité, comme si elle eût été parmi les chœurs des Anges ; et la vue qu’elle avait eue de Dieu auparavant lui fut encore plus claire que jamais, ce qui faisait qu’elle disait à Notre Seigneur : « Ô mon cher Amour, il semble qu’on avait voulu tirer un rideau entre vous et moi pour m’empêcher de vous voir et de vous contempler ; mais votre amour n’a pu le souffrir, vous l’avez bientôt ôté pour vous faire voir encore plus à clair que je n’avais fait par le passé. » Et comme après elle pensait en elle-même si rien n’eût été capable de détourner plus sa vue d’un si aimable Objet et qu’elle se résolvait d’éviter à l’avenir l’occasion qui eût pu lui causer ce mal, disant du plus profond de son cœur : « Oh ! jamais, mon Amour, non jamais je ne me trouverai avec personne qui me pusse faire penser en autre qu’en vous, car je ne puis du tout passer un moment autre part. » Comme elle était en ces saintes affections, Notre Seigneur lui fit entendre qu’elle était attachée au tronc de l’Arbre de Vie, et que cet arbre était Dieu ; que, quoi qui arrivât, rien ne l’en pourrait jamais détacher. Ces dernières paroles firent une très grande opération dans son cœur par l’amour excessif qu’elles y allumèrent, et [280] fut plusieurs jours qu’il lui semblait ouïr toujours la voix de son Bien-Aimé qui lui disait la même chose. Sur quoi il lui vint le désir de faire la demande qui suit : « Pourquoi, mon Amour et mon Tout, me dites-vous que je suis attachée au tronc de l’Arbre de Vie plutôt qu’aux branches ? » Parce, ma Fille, lui répondit Notre Seigneur, que tu es attachée à moi seul, qui suis le tronc et la souche de vie éternelle, et non à mes dons et à mes faveurs qui n’en sont que les branches, qui peuvent être coupées et séparées, avec ceux qui s’y attachent. Mais ceux qui comme toi se joignent au tronc, ne voulant que moi seul, n’en seront jamais séparés. Ces paroles méritent bien que ceux entre les mains de qui il plaira à Dieu que cet écrit tombe, y fassent réflexion. Il semble que Notre Seigneur ne lui fit entendre ces paroles que pour la disposer à l’état dans lequel il la mit peu de jours après, pour lui faire connaître, et à ceux qui gouvernaient sa conscience, que véritablement elle n’était attachée qu’à Dieu seul, et non à ses grâces et à ses faveurs extraordinaires qu’il avait coutume de lui conférer à tous moments ; car après avoir joui quelque temps d’un amour ineffable qu’elle puisait dans l’Être divin, dans lequel Dieu lui faisait [281] connaître et sentir qu’elle était entièrement transformée, il retira tout à coup son esprit de la vue des opérations que Dieu faisait en son âme, et la laissa comme nue et dépouillée de toutes choses, mais d’une manière néanmoins si admirable qu’elle mérite bien d’être déclarée plus au long par ses propres paroles, qui sont les suivantes :

« Je me trouvai, dit-elle, au regard de mon divin Amour, comme une personne qui, après avoir hanté707 et conversé avec son intime ami, vu et entendu tous ses secrets et joui pleinement de la délectation de son amour, s’aperçoit que son ami veut faire quelque chose pour son bien, dont par un plus grand excès de bonté il ne veut pas lui donner la connaissance, jusqu’à ce que son dessein soit accompli, et ainsi lui tient secret tout ce qu’il fait : voilà comment je me trouvai à l’abord de cet état. Je savais bien que mon unique Amour était renfermé dans l’intime de mon âme, et qu’il y opérait pour sa gloire et mon bien ; mais je ne savais ce qu’il y faisait, mon esprit était à la porte de ce sanctuaire, sans oser ni vouloir entrer dedans. Je fus ainsi les fêtes de Pâques et les huit jours suivants, après [282] lesquels je me trouvai si pauvre et si dénuée de tout que jamais je n’avais été en si grande disette ; rien n’occupait plus mon esprit ni au-dedans, ni au-dehors ; il me semblait que je n’avais plus ni de foi, ni d’amour, ni d’attention à mon Dieu, que de fois à autre assez rarement ; je fus un peu surprise de cet état si nouveau, sans toutefois vouloir autre chose, n’ayant par la miséricorde de mon Dieu autre volonté que la sienne.

« Après huit ou dix jours, allant recevoir la sainte Communion, mon divin Amour me fit entendre qu’il m’avait ôté tout ce que j’avais, comme on fait aux personnes que l’on déclare prodigues et à qui on ôte la liberté d’user de leurs biens ; et alors je lui dis : Je ne m’étonne pas, ô mon Amour, si vous vous cachiez de moi ; car quand on veut déclarer une personne prodigue, on ne lui en dit rien qu’après que tout est fait ; ainsi en avez-vous fait en mon endroit, en me rendant pauvre et en me dépouillant de tout. Que votre saint Nom en soit à jamais béni !” Après ces paroles je demeurai comme j’étais auparavant, et rendant compte de mon état à mon directeur, il me dit que jamais je n’avais été [283] mieux qu’alors, parce que tout ce qu’on peut voir, recevoir ou expérimenter de Dieu en ce monde n’est pas purement Dieu, et qu’il voulait faire encore une nouvelle approche dans mon âme par cette nudité et pauvreté qui était telle que je voyais mon néant tout à découvert. Mon esprit était fort libre, et rien ne l’occupait, demeurant ainsi jusqu’au jour de l’Ascension.

« Or en ce jour je ressentis en moi deux volontés : l’une était celle que, par la miséricorde de mon Amour, j’ai toujours eue, à savoir d’être très contente de l’état dans lequel je me trouvai, ne voulant autre chose ni du Ciel ni de la terre que ce que j’ai de moment en moment ; mais avec cette volonté j’en ressentais une autre qui attendait et désirait quelque chose de nouveau, dont je tâchai de me défaire autant qu’il me fut possible, craignant d’offenser mon divin Amour ; mais plus je m’y efforçais et plus cette volonté augmentait, ce qui me fit croire que c’était sans doute le Saint-Esprit qui formait en moi ce désir. Et ainsi je passai tout le jour sans qu’il m’arrivât autre chose que la pensée que l’Amour me voulait faire quelque nouvelle grâce. [284]

« Le lendemain, à mon réveil, mon esprit fut élevé à contempler comme à découvert la gloire dont mon Sauveur jouissait dans le Ciel par sa glorieuse Ascension ; et je vis que de son divin cœur sortait une corde d’amour et de charité qui vint lier et serrer si étroitement le mien que le cœur de JÉSUS et le mien ne se pouvaient plus séparer. Je ne saurais expliquer l’amour que je ressentais pour lors : ce n’était point un amour humain, ou qui fût produit de moi, mais c’était la charité de Dieu même qui était regorgeante en moi. Je communiai en cet état, sans penser à ce que je faisais, ma vue étant toujours occupée dans le Ciel, et je continuai de la sorte jusqu’au dimanche suivant, qu’allant recevoir la sainte communion, je vis que cette corde qui tenait mon cœur attaché, se ramassait et resserrait dans le divin Cœur de JÉSUS, et que par ce moyen elle unissait et approchait le sien du mien d’une manière que je ne puis donner à connaître. Et ainsi je perdis la vue de mon Amour dans le Ciel, pour ne le voir plus que dans le saint Sacrement, dans lequel j’étais toute abîmée. Et pensant en moi-même à la grande grâce que Dieu m’avait faite par les mérites de sa [285] sainte Ascension, il me fut donné à entendre que mon divin Amour m’avait traitée comme il avait fait ses saints Apôtres, desquels il s’était éloigné de présence corporelle que pour leur donner plus grande abondance de grâces et consolations célestes. Et considérant comme mon cœur était ainsi lié avec celui de JÉSUS, ô que je souhaitais et désirais ardemment que tous les cœurs des hommes fussent ainsi liés et attachés avec cette divine corde afin qu’ils ne se pussent jamais séparer de lui. Je passai plusieurs jours dans ces vues et affections ; après quoi je retournai à mon premier état, ne ressentant qu’une flamme sainte et divine qui n’est autre que le pur amour de mon Dieu qui s’aime et se complaît en moi, et en s’aimant de la sorte me détruit et me consume, et me réduit toute en lui, et fait que ma vie est plus qu’humaine. »

Vers la fin de l’octave de l’Assomption de la très sainte Vierge, Notre Seigneur, suivant sa coutume, voulut gratifier sa fidèle servante de quelque signalée faveur ; et comme son âme était lors parvenue à un éminent degré de transformation en lui, ainsi que nous l’avons fait voir, de même Sa divine [286] Majesté prenait plaisir de le lui donner à entendre en mille manières et façons pleines d’amour et de mystères, qui lui exprimaient naïvement son état, l’effet desquels était toujours d’accroître et d’augmenter cet amour transformant et déifique qui brûlait dans son âme.

Quelques jours après la fête de la sainte Vierge, Dieu se fit voir et sentir à l’intime de son âme à la façon d’une grande mer, l’immensité de laquelle n’avait aucunes bornes, et elle comme un poisson qui se délectait et prenait ses plaisirs et sa nourriture dans cet océan infini de la Divinité : ce sont ses propres mots, que je poursuis en ce qui suit :

« Etant là, disait-elle, mon Amour me donnait à connaître que tout ainsi que le poisson ne peut vivre ni subsister hors de l’eau, de même je ne pouvais plus vivre un moment hors de lui ; et que de quelque côté que le poisson se tourne il trouve toujours l’eau, aussi moi en quelque part ou manière que je puisse être je le trouverai toujours. Je fus près d’un mois avec cette vue et cette expérience, au bout duquel je perdis l’idée et de la mer et du poisson, pour n’avoir que celle de Dieu [287] seul, qui se fit sentir comme renfermé dans le secret de mon âme en qualité de son conducteur et de son Conseiller, en sorte qu’en tout ce qui se présentait à faire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, j’étais invitée d’entrer en ce cabinet secret pour prendre ordre et conseil de tout ce que j’avais à faire ou à dire, m’étant là donnée une lumière certaine et assurée pour toutes choses. »

Comme toute ces choses se passaient en son âme, son corps était grandement affaibli par les excès de l’amour divin ; mais ayant été envoyée dans les champs, où plusieurs occupations se présentèrent, ayant pour s’en acquitter besoin de forces et de santé, Notre Seigneur la lui donna l’espace de deux mois que dura le travail.

Durant ce temps il lui arriva de se relâcher un peu de la grande abstinence qu’elle observait au vivre, prenant quelque rafraîchissement outre les repas ordinaires, sous prétexte de son continuel travail et de sa fatigue ; la nature se satisfit quelque peu en ceci, ce qui déplut incontinent à l’Amour, qui sembla s’absenter un peu ; à quoi d’abord elle ne fit pas réflexion, croyant qu’il lui donnait trêve, ainsi qu’il avait de coutume [288] lorsqu’elle avait beaucoup de travail.

Mais ces occupations étant passées, et ne ressentant plus la présence continuelle de son divin Amour, et d’ailleurs la nature plus vigoureuse à l’encontre de l’esprit, quoique ce ne fût que dans les simples premiers mouvements, cela ne laissa pas néanmoins de la mettre en peine et lui fit faire une sérieuse recherche de toutes ses actions, pour voir en quoi elle pouvait avoir offensé son Amour. Elle fut quelque temps sans pouvoir rien découvrir, et ne faisait que languir après le retour de son divin Amour, de la part duquel elle disait recevoir incessamment des messagers, et elle réciproquement lui en envoyait. « Nous étions, disait-elle, comme deux intimes amis un peu éloignés l’un de l’autre, qui néanmoins ne peuvent durer sans se faire souvent savoir de leurs nouvelles. L’Amour me décochait des traits si subtils qu’ils me pénétraient l’âme, et mon âme lui rendait des affections si ardentes et si amoureuses qu’il semblait qu’elle s’envolait après lui ; et ainsi je disais en moi-même que les messagers de l’amour étaient souvent par pays ; mais pour cela le cœur n’était pas entièrement satisfait. » [289]

Enfin, vers la Présentation de la sainte Vierge, il lui vint en l’esprit que ces petites libertés données à la nature avaient déplu à Dieu ; et dès lors elle alla trouver son directeur à qui elle raconta tout ce qui s’était passé, et se confessa de ceci avec une contrition et des larmes qui ne se peuvent exprimer ; et au même temps Notre Seigneur lui découvrit sa divine présence avec tant d’ardeur et de caresses qu’elle ne se pouvait contenir, ce qui fit qu’elle se résolut de se tenir plus que jamais sur ses gardes, pour ne se laisser surprendre à la nature sous quelque prétexte que ce fût.

Tous les Avents s’étant passés en la jouissance et familiarité de Notre Seigneur, ainsi que de coutume, le jour de la Nativité il voulut lui faire la grâce d’adorer en esprit, avec la sainte Vierge et les Anges, le divin enfant JÉSUS ; et après il lui fit entendre qu’il voulait que son cœur fût la crèche de son divin Amour ; et cela dit, il l’en embrasa si puissamment que ce jour et tous les suivants du reste de l’année, elle en fut si malade qu’elle ne se pouvait lever que pour aller à la messe et communier. [290]

.Chapitre 22. Comme Notre Seigneur l’appliqua plus particulièrement à procurer le salut des âmes, et à ressentir leurs péchés.

L’état déifique et transformant dans lequel les opérations admirables du saint Amour avaient élevé cette âme bienheureuse était parvenu à un si éminent degré qu’il ne semblait pas que la terre dût davantage conserver un si précieux trésor ; néanmoins la Miséricorde de Dieu, qui surpasse toujours les œuvres de sa Justice, voulut la laisser encore en ce monde, pour le bien de plusieurs, afin qu’elle apaisât, par ses larmes et par ses prières, la juste colère irritée par les péchés, tant publics que particuliers, qui se commettent dans le pays. Ce fut le sentiment qu’il lui imprima dans l’âme le premier jour de l’année 1654, et qu’il lui continua tout le cours de l’année, ainsi qu’il sera déclaré ci-après.

Donc pour donner entrée et commencement à un si précieux emploi, il lui fit sentir les premiers jours de cette année un désir [291] si ardent et enflammé des peines et souffrances qu’il lui semblait ne pouvoir plus vivre en ce monde si son divin Amour ne lui donnait de quoi rassasier la soif qu’il avait allumée dans son cœur ; c’est pourquoi elle se plaignait incessamment à lui avec des paroles tendres et amoureuses, lui disant qu’il n’était pas juste qu’il la comblât de tant de grâces et de faveurs, et qu’elle ne fît que recevoir de lui, sans rien lui donner ; qu’à tout le moins il la fît souffrir quelque chose, ou bien qu’il la retirât de ce monde. Notre Seigneur, pour la satisfaire, lui fit entendre que cette année serait pour elle une année de souffrances et de peines ; et ainsi ne lui ayant point autrement déclaré ses volontés, le désir des travaux s’augmentant de jour en jour, elle crut qu’elle devait elle-même mettre les mains à l’œuvre, et affliger son corps par des pénitences et des austérités, et eût voulu en faire d’excessives si on les lui eût permises.

Dans ce sentiment, elle en conféra avec son directeur qui, approuvant son désir, ne lui en permit pas toutefois l’effet, ne trouvant pas à propos de détruire ce temple que la Sapience éternelle s’était bâtie pour en faire le séjour de ses délices, par des austérités qui, [292] pour lors, n’étaient pas nécessaires. Néanmoins afin de contenter et rassasier un peu cette ardeur pour les souffrances, ce bon Père lui en permit quelques-unes, qu’elle exécuta et accomplit avec grande ferveur ; mais comme souffrir et pâtir pour son divin Amour étaient les plus chères délices, ces pénitences, au lieu de lui être pénibles, lui servaient de rafraîchissement ; et ainsi elle ne savait à quoi se terminerait cette impression divine qui lui faisait concevoir tant de peines.

Elle n’avança guère dans l’année que son divin Amour ne lui en découvrît la source, qui n’était autre que celle qui a été capable d’affliger un Dieu et de lui ravir la vie, à savoir les péchés des hommes et la perte de leurs âmes. Et comme elle était parvenue à une si étroite union avec Dieu qu’elle était comme toute revêtue de ces divines qualités, ne pouvant aimer que ce qu’il aimait ni se réjouir qu’en ce qui le délectait, ainsi n’était-elle plus en état de s’attrister que de ce qui l’affligerait, s’il était à présent susceptible de ces sentiments.

Ce fut approchant le Carême que son Bien-Aimé, rempli de miséricorde et de compassion pour la perte de tant d’âmes rachetées [293] de son précieux Sang, lui fit connaître par une divine impression qu’il voulait qu’elle s’employât toute à retirer ces pauvres misérables pécheurs du bourbier infâme du péché, lui disant dans l’intime de l’âme : Ma Bien-Aimée, tu es si acquise à l’Amour que je ne te laisse plus en ce monde que pour y attirer tes frères qui s’éloignent de moi par leurs péchés. Et dans ce moment il lui donna un si vif ressentiment de voir son Dieu si méprisé de ses créatures, et un regret si pénétrant de leur perte, qu’elle ne pouvait plus douter de quelles souffrances Notre Seigneur voulait affliger son cœur, lorsqu’il les lui faisait désirer si ardemment au commencement de l’année ; et comme un malade ou un affligé exprime mieux sa douleur ou sa peine que nul autre, aussi me veux-je servir de ses propres paroles pour déclarer quelque chose de ce qu’elle expérimentait :

« Lors, me disait-elle, que mon âme était plus abîmée de la reconnaissance des miséricordes de mon Dieu en mon endroit et mon cœur plus embrasé, ou plutôt consumé, de son divin Amour, désirant d’une véhémence très grande que toutes les créatures l’aimassent et le louassent, ce fut [294] alors que je connus plus clairement que jamais leur ingratitude envers une Bonté si aimable et l’aveuglement des pauvres âmes qui se détournent de leur souverain bien pour se précipiter dans un infini malheur : oh ! que les angoisses et détresses de mon âme ont été grandes et amères par ces vues qui allaient tous les jours croissant, et avec un tel excès que j’en perdais toute force et vigueur. J’eusse voulu me mettre en pièces pour réparer les injures faites à l’Amour. Tout ce que j’entendais redoublait ma douleur, car il me faisait connaître qu’il n’y a presque personne qui L’aime et recherche purement, même parmi ceux qui font profession de la vertu, un chacun ayant ses fins et ses prétentions au mépris de ses divines volontés. Et pour ceux qui s’abandonnent au vice, bon Dieu, quelle connaissance m’en a-t-il donné ? Le plus souvent il est arrivé que des personnes avec qui je n’avais nulle conversation m’abordaient pour me déclarer des péchés énormes et horribles qui se commettaient, et qui étaient si secrets que j’étais surprise et effrayée comment ces choses se pouvaient savoir ; et on me les disait avec toutes leurs circonstances, ce qui me pénétrait [295] le cœur d’une si extrême douleur que, si on m’eût percée d’un glaive tranchant, je n’en eusse pas ressenti de pareilles. Je me plaignais à l’Amour pourquoi il permettait que je susse toutes ces choses ; mais il me faisait entendre que ses biens étant miens, ses maux me le devaient être aussi : ce qui ne faisait encore que me tourmenter davantage et accroître la douleur de mes souffrances. »

Voilà une petite expression de ses sentiments qui lui durèrent presque toute l’année et redoublaient à mesure que Dieu lui donnait la connaissance des péchés de chaque personne en particulier, pour qui il voulait qu’elle s’appliquât davantage à procurer l’amendement.

C’était à la vérité une chose digne d’admiration de voir le zèle de cette sainte fille à procurer la gloire de son Dieu en empêchant par ses prières et par ses industries qu’il ne fût offensé ; toutes ses pensées, prières et actions ne visaient à autre but ; elle s’était comme oubliée d’elle-même pour ne penser qu’au salut de son prochain ; on eût dit, à l’entendre, qu’elle devait rendre compte à Dieu d’un chacun. Elle connaissait en ce temps des personnes dont elle n’avait pas [296] même entendu parler auparavant, elle priait et faisait prier pour le salut de leurs âmes, et ne pouvait avoir de repos qu’elle n’eût tâché d’apporter quelque remède à leurs désordres, et plaignait leurs malheurs avec des termes si pénétrants qu’elle eût attendri les cœurs les plus durs.

Une fois une personne inconnue l’aborda pour lui dire des actions infâmes qui se commettaient dans une maison et qui étaient si secrètes qu’à la réserve de ceux qui les commettaient, aucun n’en avait la connaissance. Or c’étaient des personnes de telle qualité qu’il était difficile de remédier à ces désordres ; et d’ailleurs sa condition de servante la retenait beaucoup. Mais l’amour de Dieu et le zèle du salut de ces personnes fi[ren]t en sorte qu’elle trouva jour pour les retirer de leurs ténèbres et leur faire quitter le péché.

Il était facile à ceux qui la connaissaient particulièrement de juger quand elle avait appris de semblables nouvelles, car elle était si extraordinairement abattue qu’il semblait que c’était fait de sa vie. Je l’ai souvent interrogée, la voyant en cet état, et toujours il se trouvait que quelque nouvelle offense avait blessé son cœur ; et lui demandant qui [297] lui avait dit cela, « Je ne sais, me disait-elle, mais il semble que l’Amour me veut faire ressentir toutes ses blessures, et que chacun est gagé pour me les dire. »

Un jour s’entretenant des angoisses de son cœur avec un fort grand serviteur de Dieu touché de même sentiment, l’ennui de le voir tant offensé le porta à lâcher ces paroles : « Quittons, quittons la terre, qui n’est que péchés et ordures, et nous envolons au Ciel, où Dieu n’est plus offensé. » Mais elle lui répartit d’un accent plein de zèle : « Hé quoi, mon Père, est-ce ainsi que vous aimez vos pauvres frères ? Les voulez-vous laisser embourbés, et périr dans leurs misères, et aller à votre aise jouir de Dieu ? Non, non, il n’en sera pas ainsi : il faut être en ce monde, et les aider à parvenir au Ciel, afin que tous ensemble nous puissions louer et bénir l’Amour. » C’était véritablement son unique emploi, et où elle passait les jours et les nuits. Mais de dire maintenant ce qui se passait entre Dieu et elle, c’est ce qui n’est pas en ma puissance ; car quoiqu’elle fût toujours dans l’amertume des péchés de ses prochains, cela n’empêchait aucunement les joies ineffables qu’elle recevait de la douce union de son âme avec son Bien-Aimé, [298] dont elle jouissait à souhait, dans un calme et une tranquillité si admirable qu’on l’eût plutôt prise pour être le crayon d’une âme bienheureuse que d’une âme revêtue de chair mortelle ; ou pour mieux dire, son Sauveur l’avait en ce point rendue semblable à lui, lorsqu’il vivait ici-bas en terre, portant en son âme une douleur infinie de voir son Père offensé, et jouissant en même temps des délices immenses de son union avec la Divinité. Cet état fut celui qu’elle porta presque toute l’année, lui survenant néanmoins de temps en temps quelques opérations, dans lesquelles son divin Amour lui donnait toujours de nouvelles preuves de son amitié, et du soin que sa sage Providence avait de sa conduite : les remarques en sont autant amoureuses que profitables. [299]

.Chapitre 23. Continuation de la même matière.

Quelque temps après Pâques, comme elle continuait dans ce grand zèle de la gloire de Dieu, et qu’elle tâchait de tout son pouvoir d’empêcher les offenses qui se commettent contre Sa divine Majesté, il arriva qu’un enfant de la maison où elle était, détenu depuis plusieurs années au lit, et auquel elle avait rendu des assistances fort assidues, se laissa, par l’ennui et par la longueur de sa maladie, tellement emporter au chagrin et à l’impatience que tout lui était insupportable ; et rien ne pouvant se faire à son gré, surtout ce qui se faisait par cette bonne fille, il le rapportait de l’air que son esprit lui faisait concevoir ; il voulait être obéi à point nommé, et que rien ne contredît à ses inclinations. Cette charitable fille, le voyant en cette humeur, lui portait grande compassion et l’avertissait souvent qu’il offensait Notre Seigneur agissant de la sorte. Mais il ne fit pas son profit pour lors de ses charitables remontrances ; ce que voyant, elle [300] commença de se rendre un peu moins serviable en son endroit, afin, pensait-elle, de l’obliger par cette voie de rentrer en lui-même, et de se corriger de ces petits défauts.

Mais l’Amour divin, infiniment jaloux de son bien, n’approuva pas ce procédé et lui fit aussitôt découvrir l’artifice de la nature, qui se couvrirait de ce beau prétexte pour éviter la sujétion fâcheuse en ces rencontres ; c’est pourquoi, ayant aperçu cette ruse, elle alla aussitôt s’en accuser à son directeur, mais avec des ressentiments de douleur et de contrition si pénétrants qu’on eût dit qu’elle eût commis le plus grand crime du monde. Cet homme, aussi ennemi de la nature qu’amoureux de Dieu, lui dit qu’elle avait manqué en ce point, et qu’il voulait qu’à l’avenir elle fût si sujette et si soumise à tous, et particulièrement à ce malade, qu’elle fît absolument ce qu’il lui dirait : à quoi elle était déjà toute résolue ; et ajouta pour pénitence de sa faute qu’elle fît une bonne discipline ; et en même temps l’un et l’autre eurent la pensée, sans se le communiquer, que l’Amour en ferait lui-même la satisfaction. Etant de retour au logis, elle trouva son malade qui lui donna bien sujet d’effectuer sa résolution, la faisant aller et venir, faire [301] et défaire, se taire et parler, tout ainsi que son humeur le lui disait, à quoi elle se soumettait comme à Dieu même.

Le soir, voulant accomplir sa pénitence, elle se sentit en un instant si travaillée par tout le corps par des douleurs si sensibles qu’il lui fut impossible de l’accomplir ; tout ce qu’elle put faire, fut de se mettre au lit, où les douleurs continuèrent de telle sorte qu’elle était contrainte de crier et de se plaindre, tout ainsi qu’un enfant qu’on corrige, et lui eut été comme impossible de s’empêcher de se plaindre de la sorte, quoique cela lui fût extraordinaire et qu’elle n’eût aucune idée d’où cela pouvait provenir. Elle fut dans cet état un jour entier, et la nuit suivante les douleurs cessèrent tout à coup ; et lors Notre Seigneur, la comblant de grâces et de caresses, lui fit entendre qu’il ne voulait pas qu’autre que lui la châtiât de ses défauts, ainsi que fait un père amoureux envers son enfant qu’il aime tendrement. Alors, connaissant les bontés et les miséricordes de Dieu en son endroit, elle pensa pâmer d’amour ; et raconta le tout à son Père directeur afin qu’il l’en remerciât, lequel lui dit le sentiment que Dieu lui avait donné, semblable à celui qu’elle-même avait eu, [302] par lequel Notre Seigneur lui donnait à connaître que cette âme lui était tellement chère qu’il voulait lui-même lui servir de toutes choses, et qu’autre que lui n’eût la gloire de lui faire du bien.

Le jour de la Fête-Dieu, Notre Seigneur lui fit ressentir de si douces communications de sa Divinité que, la nature ne les pouvant supporter, elle demeura presque toute l’octave malade ; et comme un jour elle se plaignait à son Amour de ce qu’elle ne pouvait, comme tant d’autres, l’aller visiter au saint Sacrement, Notre Seigneur lui dit ces amoureuses paroles : Ma Fille, les autres me viennent visiter aux églises, et moi je te viens visiter en ta propre maison. Ces paroles la remplirent de tant d’amour et la comblèrent de si grande joie qu’il lui semblait être déjà au nombre des Bienheureux. Dans ces excès elle s’écriait : « Ô mon Amour et mon Tout, ôtez-moi toutes ces grâces sensibles et ces faveurs extraordinaires, et les donnez à ceux qui ne vous connaissent pas, afin de les attirer par ce moyen à votre amour ; car vous savez bien que, par votre miséricorde, je suis déjà toute acquise, et que vous et moi ne faisons plus qu’une chose. » Mais hélas, disait-elle, plus je fuyais [303] ces grâces et plus l’amour m’en donnait. Et certes il semble qu’il était bien juste que Dieu lui en donnât avec abondance, puisqu’elle les lui rapportait si fidèlement que jamais elle ne s’en est attribué la moindre, tâchant de les employer toutes pour le bien de son prochain. Dieu lui fournit à peu de temps de là une occasion de le faire en la personne d’un sien frère, où elle fit paraître les traits d’une vertu admirable et héroïque, et où véritablement elle reconnut que ce n’était pas sans cause qu’elle avait eu de si fortes idées que cette année lui serait une année de peine et d’affliction.

Nous avons montré au commencement de ce chapitre la disposition de son esprit au regard des péchés des hommes en général, et la douleur qu’elle en concevait ; voici un sujet qui, pour la toucher de plus près, nous en donnera encore une plus claire connaissance : ce fut qu’un sien frère se laissa par malheur emporter à une action aussi scandaleuse que criminelle, où il n’y allait de rien moins que de la perte de sa vie et de tout ce qu’il avait de biens.

Cette funeste nouvelle fut apportée à cette sainte fille le propre jour de l’Assomption de la sainte Vierge, où elle avait coutume de [304] recevoir tant de grâces et de faveurs de sa bonne Mère, qui en ce jour furent toutes changées en amertumes et en regrets si cuisants qu’elle assura n’en avoir jamais ressenti de pareilles. Il faut l’entendre elle-même pour en concevoir quelque chose : voici comme elle m’en parla, m’étant venue voir huit jours après.

D’abord que je l’envisageai, je fus surprise de la voir si abattue et toute trempée de larmes. Je lui en demandai la cause, qu’elle ne me put dire que par des paroles entrecoupées de sanglots et de soupirs : « Ah, mon Dieu ! Que je suis outrée de douleur de ce que l’Amour a tant été offensé, et par mon propre frère qui est un autre moi-même. Ah, mon Dieu ! Faut-il que mon sang vous ait ainsi offensé et méprisé vos divins Commandements ! » Elle fut près d’une demi-heure sans pouvoir faire autre chose que répéter de temps en temps de semblables paroles.

Après avoir un peu apaisé ses larmes, elle me dit plus au long le sujet de son affliction, et les amoureux reproches qu’elle faisait à Notre Seigneur : « Ah ! mon Amour et mon Tout, disait-elle, pourquoi avez-vous permis que mon frère vous ait offensé ? Vous pouviez l’empêcher si vous eussiez [305] voulu avec une seule grâce, et vos ne l’avez pas fait. Pourquoi m’en donnez-vous tant, et que vous ne lui donnez celle de ne vous point offenser de la sorte ? Oh ! sans doute vous m’avez voulu toucher en ce qui m’était le plus sensible ; vous saviez bien, mon Amour, que ni tourment, ni mort, ni infamie ne m’aurait causé tant d’affliction que de vous voir offensé par mon sang, vous qui m’avez fait tant de grâces. » Elle poursuivit longtemps ces amoureux reproches que l’excès de la douleur et de l’amour lui arrachaient du cœur.

Elle n’en faisait pas de moindres à la sainte Vierge, son aimable Mère. Je ne les rapporte pas, crainte de redites ; seulement dirai-je que lui ayant demandé si elle ne craignait point le déshonneur qui pouvait arriver à son frère, s’il était appréhendé par la justice, elle me fit cette belle réponse : « Je ne crains plus aucun malheur qui lui puisse arriver, puisqu’il a déshonoré mon Dieu ; et de bon cœur je le verrais attaché au gibet de Vannes si Dieu en était tant soit peu glorifié et la justice satisfaite. Toute la prière que je fais pour lui est que, s’il doit encore l’offenser, qu’il ne permette pas qu’il en réchappe ; sinon, qu’il en ait pitié. Enfin il [306] me semble que j’ai tout dit quand je dis à l’Amour que c’est mon frère ; après cela, j’ai tant de confiance en sa miséricorde que je ne doute point qu’il en ait pitié, et ne puis plus m’en mettre en peine. »

A la vérité son espérance ne fut pas vaine, car en peu de temps il fut délivré, et d’une façon si avantageuse que ceux qui en eurent la connaissance s’en étonnèrent, ignorant la cause d’où cela provenait, qui n’était autre que l’amour que Notre Seigneur portait à sa vertueuse sœur, qui fit encore voir en cette rencontre combien les intérêts de Dieu l’emportaient au-dessus de ceux du sang et de la nature ; car, ayant appris cette prompte délivrance, elle entra en appréhension que les lois de Dieu et de la justice n’y fussent offensées, et ne put avoir de repos que je n’eusse écrit en son nom pour savoir si les parties étaient satisfaites, et si tout s’était traité selon Dieu et le salut de son frère : ce qui, par la bonté de notre Dieu, se trouva être véritable, encore que toutefois cela ne fut pas capable d’ôter l’épine poignante qu’elle portait au cœur de cette offense, et de celles de ses autres proches.

Enfin il plut à Notre Seigneur de la soulager un peu. Il lui donna la connaissance de [307] quatre Pères de la Compagnie de Jésus arrivés à Vannes au mois d’août, à dessein de s’embarquer pour le Portugal, et de là passer aux Indes, afin d’y prêcher l’Évangile. Il ne peut se dire la joie qu’elle conçut, apprenant leur sainte entreprise, et le zèle qu’elle avait pour son heureux succès. « Au moins, disait-elle, mon Amour sera connu, et s’il est offensé des uns, il sera aimé et honoré des autres. » Elle souhaitait mille bénédictions à ces saintes personnes et leur parlait si hautement de l’excellence de leur entreprise, et avec tant de zèle pour son Bien-Aimé, qu’ils étaient très satisfaits de l’entendre, et louaient Dieu de leur avoir donné la connaissance de cette sainte fille ; et de sa part, la joie de son cœur ne se peut exprimer. « J’étais, disait-elle, réduite à l’extrémité, je mourais et je languissais tous les jours de voir mon divin Amour tant offensé ; mais il m’a donné une médecine qui m’a bien soulagée, car, de guérir tout à fait, ce ne sera que dans le Ciel, où il ne sera plus offensé : cette médecine n’est autre que de voir ces bons Pères qui ont dessein de le faire connaître et aimer. J’en reçois plus de soulagement que ne ferait un pauvre malade réduit à [308] l’extrémité, si on lui donnait un remède qui lui rendrait la vie. »

Quand on lui disait qu’elle priât pour leur heureux voyage, « Ne craignez pas, disait-elle, que je m’en puisse empêcher ; il suffit qu’ils soient les ambassadeurs de l’Amour, et qu’ils vont procurer sa gloire, pour les faire toujours demeurer dans ma mémoire. »

Dans le mois d’octobre, il lui arriva une chose qui semblera d’abord plus digne de censure que d‘approbation, et particulièrement en une servante, et même qui pourrait être blâmée dans toute autre personne, quoique vertueuse, qui ne serait pas parvenue à l’état de sainteté, de simplicité et de soumission auquel était cette fille. C’est que l’estime que plusieurs personnes de vertu et de mérite avaient conçue de sa sainteté fit qu’elles souhaitèrent fort d’avoir son portrait tiré au naïf, qui était la vraie image de la modestie. On parla pour cet effet à un peintre, qui dit qu’il ne le pouvait faire sans qu’elle en eût la connaissance et qu’elle se tînt dans la situation requise à cela. Son directeur craignit d’abord de lui faire cette proposition, se doutant qu’elle y aurait une grande difficulté ; mais comme on ne pouvait faire autrement, il lui en parla ; à quoi [309] elle ne fit aucune réponse, sinon que lui dire : « Mon Père, si vous croyez que Dieu en soit glorifié, je suis prête de faire tout ce qu’il vous plaira. » Ce qui agréa tant à ce bon Père qu’il demeura tout ravi d’une si grande soumission, sachant d’ailleurs la répugnance qu’elle avait à cette action.

Le peintre s’étant mis en devoir de faire son tableau, la Sagesse éternelle commença d’en faire un autre au plus intime de son âme, d’une admirable façon, que je rapporterai dans ses propres termes :

« Étant, dit-elle, retirée au dedans de moi-même, Notre Seigneur me fit voir la beauté dont mon âme était ornée lorsqu’elle fut régénérée par les eaux du baptême, pure, belle, sans tache ni aucune souillure, étant comme une belle image faite à la ressemblance de la Divinité. Après, il me fit voir tous mes péchés qui, comme autant de taches avaient gâté, souillé et effacé cette belle image, en sorte qu‘il n’y paraissait plus aucune marque de sa première beauté ; ce que voyant, je conçus un tel regret de mes offenses que je ne savais que devenir, ni quelle contenance faire. Les larmes me gagnèrent si abondamment que je fus contrainte de me retirer, [310] disant au peintre que je me trouvais mal.

« Cette vue m’occupa tout le jour, et le lendemain, le peintre voulant achever son tableau, Notre Seigneur se présenta à mon âme et me fit voir que de toute éternité il se l’était réservée pour y peindre les perfections infinies de sa Divinité, et que, pour effacer les taches que j’y avais faites, il avait versé tout son précieux Sang, qu’il s’en était servi comme de vives couleurs pour l’embellir, qu’elle était un fond sur lequel l’Amour divin, comme un pinceau conduit par la main de sa Sagesse, n’avait cessé de travailler, et qu’enfin il l’avait rendue si belle et si parfaite qu’elle était semblable à lui, et beaucoup plus qu’elle n’était avant que je l’eusse gâtée par mes péchés. Oh Dieu ! quel amour et quels regrets ressentait lors mon pauvre cœur ! Il était tel que, si Dieu ne m’eût soutenue, j’en serais morte sur la place. »

Or, comme ces admirables opérations se faisaient en son esprit, le peintre était fort empêché d’achever son ouvrage, et n’en pouvait venir à bout à raison des divers changements qu’il remarquait dans son visage ; car il m’assura qu’il ne l’envisageait fors qu’il ne la vît de différente façon : tantôt elle [311] était enflammée comme un Séraphin, et à peu de temps pâle comme une morte, les yeux à tous moments baignés de larmes, avec une façon si abîmée et si absorbée et une modestie si divine qu’il lui fut impossible, quelque peine qu’il y prît, d’exprimer avec son pinceau ce que la main de Dieu avait empreint sur son visage ; et ainsi son travail fut assez inutile. Et comme il ignorait la cause de ces divers changements, il l’attribua facilement à la honte et à la pudeur qu’elle avait d’être envisagée avec tant d’attention ; de sorte que, pour ne lui augmenter sa honte, il n’osait la regarder qu’à demi. Il resta si ravi et si édifié de sa modestie qu’il me dit qu’il s’estimerait à jamais heureux d’avoir vu cette sainte Fille, et que de sa vie il n’avait rien vu qui marquât une si grande sainteté.

Quant à elle, son âme demeura plus de quinze jours occupée à contempler son divin Amour se plaire et se délecter en la beauté de son ouvrage, s’y complaisant avec des délices ineffables, la voyant si pure, si claire et si nette qu’elle représentait, comme en un beau miroir, les divines perfections. Durant que Notre Seigneur lui faisait montre de ses grandeurs, et de l’excellence où [312] son saint Amour l’avait conduite, elle était abîmée dans un si profond sentiment d’humilité et d’anéantissement d’elle-même, avec une si haute estime de Dieu et de ses miséricordes à son endroit, que c’était une chose digne d’admiration de voir, en un même sujet et dans le même temps, des opérations si différentes. Elle disait aussi des merveilles sur la disposition que les âmes doivent avoir afin que Dieu peigne et représente en elles ses divines perfections, se tenant stables, fermes et arrêtées aux ordres de sa sainte Providence, ainsi qu’une toile sous les traits du pinceau. Elle s’accusait et se reprenait elle-même de s’être souvent remuée et d’avoir gâté ce bel ouvrage que Dieu, son divin Peintre, faisait en elle ; mais qu’enfin il l’avait si fortement clouée et attachée à lui-même qu’elle ne se pouvait plus remuer ni mouvoir que par ses ordres.

Voilà un petit échantillon des merveilles que Dieu opéra dans son âme à l’occasion de ce portrait ; d’où l’on voit, ainsi que de tout ce qui a été dit ci-devant, l’amoureuse providence que notre Dieu avait pour cette heureuse fille, ne laissant passer ni écouler aucune occasion, tant petite fût-elle, qu’il [313] ne lui donnât des preuves de son amour.

En voici encore une qui confirme cette vérité. Etant allée un peu après la Toussaint dans les champs, elle y eut un grand travail qui lui occasionna beaucoup d’indisposition l’espace de plus de cinq semaines ; d’où il lui arriva de se relâcher quelque peu de cette grande rigueur qu’elle gardait envers son corps, lui permettant quelque chose en des rencontres qui lui semblaient très justes et innocentes, et qui même paraissaient nécessaires pour le recouvrement de sa santé. Mais cet œil divin qui la contemplait toujours, et qui ne pouvait souffrir la moindre tache en ce beau portrait, ne tarda guère de lui faire voir que ces petites libertés ne lui agréaient point, lui retirant pour un peu sa présence, la laissant plus à elle-même et moins unie à Sa Majesté.

Ce que reconnaissant, elle alla aussitôt se jeter aux pieds de son confesseur, et avec des regrets et des larmes très amères elle s’accusa de ses légères fautes, comme le plus grand criminel, touché d’une vive contrition, aurait fait les siennes ; ou plutôt, pour me servir des termes de ce grand Serviteur de Dieu, le Révérend Père de Lesseau708, à qui elle parlait en toute confiance de ce [314] qui se passait dans son âme : « Elle s’accusait, disait-il, comme ferait un Saint du Paradis, avec des motifs de contrition si parfaits et si relevés, qu’une âme déjà jouissante de la gloire n’eût pas pu en avoir de plus assurés. » Cela toutefois ne donna pas le calme à son esprit, qui se trouva comme chargé et appesanti d’un lourd fardeau, jusqu’au retour de son Père directeur qui pour lors était absent.

Sitôt qu’il fut de retour, qui fut plus tôt qu’il n’avait projeté, elle alla pour lui parler, et étant en sa présence, son esprit fut comme chassé hors d’elle-même et celui de Dieu la remplit, « en sorte, disait-elle, qu’il me semblait que j’étais retiré à côté, comme un pauvre enfant honteux d’avoir offensé son père, qui, n’ayant ni parole ni sentiment, n’ose même lever les yeux pour le regarder. J’étais tout de même devant mon divin Amour qui, me regardant d’un œil plein d’amoureux reproches, m’accusait lui-même par moi-même à mon directeur de toutes les fautes que j’avais commises, ainsi que je l’avais prié un peu auparavant, lui disant : Oh ! mon, divin Amour, accusez-moi vous-même à celui qui me tient votre place de tous les défauts [315] que j’ai commis contre votre divine Majesté”, ce qu’il accomplit de point en point, car véritablement ce n’était pas moi qui le faisait, mais lui le faisant par moi. Et après l’absolution reçue, il s’unit si étroitement à moi, avec des tendresses et des caresses si ineffables, que j’étais contrainte de le prier de les modérer, car je ne les pouvais plus supporter. Et il me fit entendre qu’il avait pour ma seule considération fait revenir ce Père, afin qu’il fît la paix entre lui et moi ; et de vrai dès le lendemain il fut obligé de se retourner pour quelques jours au lieu d’où il était venu. »

Si Notre Seigneur était si soigneux et si exact à ôter de sa chère épouse les moindres défauts qui eussent pu ternir la beauté de son âme, il ne l’était pas moins pour l’enrichir et pour l’orner de tous les dons et de toutes les vertus qui pouvaient la rendre semblable à lui, et agréable à ses yeux divins ; et comme une de celles qu’il a plus pratiquée et recommandée de paroles et d’exemples, étant en ce monde, a été la sainte pauvreté, il voulut aussi que cette bien-aimée la pratiquât de la plus excellente manière qu’elle le put être, se dépouillant non seulement [316] de l’attache et de l’affection aux biens de la terre, se privant de ses gages et servant pour l’amour de lui seul, ainsi qu’il sera dit dans la seconde partie, où il sera traité, Dieu aidant, de cette matière à fond ; mais il voulut encore qu’elle lui en fît le vœu, ne lui restant plus que celui-ci qu’elle n’eût fait les trois vœux essentiels de religion, ayant ci-devant fait celui de chasteté et d’obéissance ; et certes il était bien juste, puisqu’elle le pratiquait si parfaitement, que le mérite du vœu fût joint aux actes qu’elle en exerçait, afin d’en rehausser le mérite et l’éclat.

Pour cet effet, Notre Seigneur lui donna vers la fête de Noël de si hautes idées de cette admirable vertu, et un désir si puissant de l’exercer de la plus éminente manière qu’elle pouvait être exercée, qu’elle brûlait d’envie de s’y obliger par vœu. Il est vrai qu’il y avait plusieurs années qu’elle avait ce désir, mais on ne lui en avait pas permis l’effet, et en ce temps il était plus ardent que jamais ; et Notre Seigneur, pour l’obliger d’en poursuivre l’exécution, se fit voir en elle en la manière suivante.

Il lui sembla qu’elle était dans un grand château, orné et enrichi de toutes parts, et [317] qu’elle se trouva seule dans une basse salle, sans voir ni rencontrer personne ; et, jetant les yeux en haut, elle aperçut une chambre belle et richement parée, où il lui semblait qu’elle voyait Notre Seigneur et sa sainte Mère qui la conviaient de les venir retrouver, lui montrant pour cet effet un degré qui conduisait au lieu où ils étaient ; et on lui fit entendre au même temps que ce degré était la fidélité ; et pensant en quoi elle pourrait pratiquer cette fidélité, elle crut que ce serait en faisant le vœu de pauvreté, pour lequel elle avait de si pressants désirs, et que c’était cette fidélité que son divin Époux requérait d’elle.

À cet effet elle redoubla ses instantes prières à ses Pères directeurs qui, ayant enfin mûrement pensé à cette affaire, reçurent de Notre Seigneur le mouvement de lui octroyer sa demande, dont elle reçut plus de contentement qu’un ambitieux n’en recevrait si on lui faisait présent d’un royaume tout entier ; mais comme cette action fut la première qu’elle pratiqua au commencement de l’année suivante, je remets au même lieu à en décrire toutes les amoureuses circonstances. [318]

.Chapitre 24. Comme elle fit vœu de pauvreté, et ce qui lui arriva depuis.

Devant que de parler de la manière avec laquelle elle fit ce vœu, il est à propos de déclarer à quoi elle prétendait s’engager par icelui ; et je ne le puis faire avec plus de jour qu’en faisant éclater les vives flammes de son amour pour cette sainte vertu, qui se découvrent manifestement par les paroles qu’elle dit sur ce sujet au Révérend Père de Lesseau, recteur du Collège, qui pour lors lui servait de directeur, le sien étant absent.

Ce Père, la voyant si divinement éprise des excellences de cette vertu évangélique, lui demanda à quoi elle prétendait s’engager et quelle sorte de pauvreté elle voulait suivre. Lui en déduisant de plusieurs manières : « Je prétends et désire de tout mon cœur, lui dit-elle, mon Père, de m’astreindre à la plus parfaite et rigoureuse qui se puisse pratiquer en l’Église, en sorte que, s”il vous plaît de me le permettre, j’aille le reste de mes jours mendier mon pain, et encore, que je [319] n’en puisse prendre le nécessaire que par votre permission. » Voilà jusqu’où la portait la ferveur de ses désirs pour cette divine vertu, mais qui furent modérés par la prudence de ce Père, qui se contenta qu’elle se démît, entre les mains de la Mère Supérieure de cette maison, du peu que jusqu’alors elle avait eu pour son usage, n’en pouvant plus disposer, ni prendre ni donner quoi que ce fût sans la licence expresse de notre dite Mère et de celles qui lui succéderaient dans la charge de Supérieure.

Le jour assigné pour faire ce vœu de pauvreté fut le premier de l’an 1655, et le lieu où il se devait prononcer était en notre maison où le susdit Révérend Père se devait trouver ; mais lui étant survenu quelques affaires, il remit celle-ci à un autre jour.

Mais cette vertueuse fille, qui brûlait d’un ardent désir de contenter son amour, ne put différer davantage ; et ayant passé toute la nuit dans des délices ineffables et des connaissances admirables des grandeurs de son pauvre Roi JÉSUS (ainsi appelait-elle en ce temps Notre Seigneur), elle ne peut se contenir plus longtemps, de sorte que, prenant avec elle quelque peu d’argent qui lui [320] restait, elle sort dès la pointe du jour, et va à porte ouvrante trouver le susdit Révérend Père recteur du Collège.

Sitôt qu’elle le vit, elle se jeta à ses pieds, et avec un amour plus que séraphique elle lui dit ces paroles : « Mon Père, je ne puis plus vivre ayant à ma disposition autre chose que le pur Amour. Tenez : voilà tout le peu que j’ai. Oh ! que si j’avais dix mille mondes, que je les quitterais de bon cœur pour plaire à mon divin Amour ! » Ce bon Père reçut, comme un précieux dépôt, ce qu’elle lui bailla, puis le mit entre les mains de notre Révérende Mère Supérieure, le jour que cette vertueuse fille fit son vœu avec plus de cérémonie.

Les diverses occupations des uns et des autres firent qu’il fut rejeté jusque vers la Purification de la sainte Vierge ; ou plutôt ce fut par une secrète dispensation de cette Mère de bonté, qui voulait à cette sienne fête contenter le désir de sa fidèle servante, ainsi qu’elle l’en avait souvent priée.

L’avant-veille de cette Fête, le Révérend Père recteur et cette bonne fille se rendirent l’après-dîner en notre parloir, le Père ayant célébré le matin la messe, et elle fait la sainte communion à cette intention ; et [321] là, en présence de la Mère Supérieure, accompagnée de deux autres religieuses dont j’étais une, ayant invoqué l’assistance du Saint-Esprit par l’hymne Veni Creator et récité quelques autres prières, durant lesquelles cette sainte fille était si abîmée en Dieu qu’elle excitait à dévotion ceux qui la voyaient, et dans ce sentiment elle proféra son vœu en ces termes :

« Au nom de la très sainte Trinité et de mon Sauveur JÉSUS-CHRIST, mon unique Amour, et de sa très sainte Mère, je fais vœu de la plus étroite pauvreté que je puisse observer, et me démets entièrement de l’usage et propriété de tout ce que j’ai eu jusqu’à présent, n’en voulant qu’autant qu’il vous plaira, ma Mère (s’adressant à la Mère Supérieure) m’en permettre l’usage et m’en donner par aumône, comme à un pauvre pour l’amour de Dieu. » Notre Révérende Mère lui dit qu’au nom de Notre Seigneur elle acceptait son vœu, et que pour l’amour de lui elle lui donnait en aumône ses habits et autres hardes, qu’elle avait apportées avec elle afin de s’en démettre entre ses mains, qu’elle prît désormais sa nourriture et se servît de ses vêtements comme de choses qui [322] lui étaient aumônées pour l’amour de Dieu, comme à la plus pauvre gueuse de tout le monde. Ainsi se passa cette sainte action ; après quoi on récita le Te Deum en action de grâces.

Pour l’argent qu’elle avait donné le premier jour de l’an au Révérend Père recteur, qui ne consistait qu’en trois écus, la Mère Supérieure les garda comme un gage sacré, pour servir de mémoire perpétuelle de cette sainte action, ne voulant pas qu’ils fussent employés en quoi que ce fût, ayant d’ailleurs le dessein de pourvoir aux menues nécessités de cette pauvre et sainte fille ; mais son divin Amour le faisait lui-même si suffisamment que rien ne lui manquait, ainsi qu’il paraîtra clairement en la seconde partie, où il sera traité amplement de cette matière.

Il reste maintenant de faire connaître les trésors de grâces et de mérites qu’elle acquit par cette très riche pauvreté, et combien Dieu récompensa abondamment cette action qui avait été faite avec tant d’amour de la part de sa fidèle servante. Pour en découvrir quelque chose, il ne faut que l’entendre parler de la disposition de son âme après qu’elle eut prononcé son vœu. Voici ce qu’elle m’en déclara quelque temps après [323] : « Je n’eusse jamais cru, dit-elle, qu’il y eût eu tant de biens renfermés dans le vœu de pauvreté, comme mon divin Amour m’en a fait connaître ; et quoique par sa grâce je n’eusse attache à aucune chose, je ne puis néanmoins expliquer la liberté et le dégagement où je me trouve : n’ayant plus rien à présent que le pur Amour, je suis en état de n’espérer plus rien que de lui seul ; et depuis qu’il m’a dépouillée de tout, il s’est tout donné en échange. Vous eussiez dit qu’il n’attendait que cela de moi pour me faire entrer en participation de sa divine plénitude. Tout ce qu’il m’avait donné jusqu’à présent ne me paraît rien à l’égard de la profusion avec laquelle il se communique maintenant à mon âme. Il me semble que mon divin Amour, depuis le vœu que je lui ai fait, s’est lancé et jeté, s’il faut ainsi dire, dans le plus intime de mon âme et dans toutes mes puissances, qu’il remplit si abondamment de lui-même qu’il me semble que je suis déjà dans la gloire. » Voilà une partie de son entretien, omettant plusieurs autres choses, surtout des éloges admirables qu’elle donnait à la sainte pauvreté ; elle n’en pouvait parler qu’avec des termes si élevés au-dessus de ce [324] qui s’en dit communément qu’il paraissait assez que le principe de ses paroles n’était autre que le divin Esprit.

Elle fut en cette disposition de plénitude de Dieu plus d’un mois après son vœu, où il lui semblait, comme nous venons de dire, que tous les trésors de la Divinité étaient répandus dans son âme, autant qu’une pure créature en peut être capable ; après quoi il plut à son divin Amour la mettre dans une disposition toute opposée à celle-ci, la réduisant dans un état de pauvreté spirituelle si grande et si profonde qu’elle ne le pouvait donner à entendre ni comprendre ; ce n’était pas un délaissement, ni une sécheresse, non, son état était si élevé au-dessus de tout cela qu’elle n’y faisait aucune réflexion ; et l’union à laquelle elle était parvenue ne lui permettait pas de faire distinction de la présence ou absence de son Bien-Aimé.

La pauvreté donc où elle fut réduite, étant d’une nature toute différente de ce qui se conçoit ordinairement sous ces termes, se doit plutôt appeler une abondance de richesses divines qu’un défaut d’icelles, ce qui se peut facilement prouver par les mots dont elle se servait en ce temps pour déclarer son état :

« Je me trouve maintenant, par la grâce de mon Dieu, disait-elle, aussi pauvre intérieurement qu’extérieurement ; mon divin Amour m’a dépouillé de tout, et il ne s’y communique ni répand plus dans mon âme, ni dans aucune de mes puissances ; elles sont toutes libres dans leurs fonctions, et je puis m’appliquer avec facilité à tout ce qui se présente à faire, sans aucun empêchement ; mais il est retiré au centre de mon âme, où il me gouverne et agit en moi d’une manière que je ne puis donner à comprendre. »

Voilà l’état le plus ordinaire de son âme depuis qu’elle eut fait son vœu, excepté le premier mois. Il est vrai que, de temps en temps, il se passait quelque chose de distinct, mais très rarement. Il me souvient seulement que l’ayant vue vers la fête de l’Ascension, la trouvant extraordinairement éprise de son Amour, je lui en demandai la cause ; à quoi elle me répondit qu’il y avait quelques jours que son esprit, étant pénétré de douleurs des péchés des hommes et fort épris du désir de rendre à Dieu, selon son pouvoir, l’honneur que les pécheurs lui ôtaient par leurs péchés, et ayant pour se calmer versé beaucoup de larmes, elle s’endormit [326] d’un sommeil tout mystique, dans lequel il lui sembla voir une personne, qui lui paraissait voilée comme une Religieuse, qui lui témoigna être infiniment outrée de douleur des offenses commises contre Dieu, et l’excitait à les ressentir et à prier pour les pécheurs ; et pour réparer les injures qu’ils font à Dieu, elle lui répéta plusieurs fois ce mot : « Aimons, aimons. » « Cette personne, me disait-elle, me paraissait si éprise du divin Amour qu’il me semblait n’être que de glace auprès d’elle. Et après qu’elle m’eut dit beaucoup de fois ce mot : Aimons”, m’unissant et me joignant à elle pour aimer, elle me dit : Je te fais part de mon amour.” Et au même moment je ressentis un amour si vif, si pénétrant et surpassant si fort celui que j’avais auparavant, que je pensai mourir. Elle disparut au même temps, et me fut donnée une intime persuasion que c’était la sainte Vierge qui m’avait fait cette grâce. Etant revenue à mon sommeil, je ne me connaissais plus, tant le feu du divin Amour était ardent et pénétrant. Et j’ai toujours été depuis dans l’état où vous me voyez maintenant. »

Or, pour confirmer que c’était la sainte Vierge qui lui avait fait part de son amour [327] et du regret des offenses commises contre Dieu, joint à un désir très ardent de secourir les pauvres pécheurs, il lui resta depuis cette vue un grand désir qu’une image de Notre-Dame, qui était à la Congrégation des artisans de cette ville, fût exposée en vue à tout le monde dans l’église du collège des Pères jésuites, croyant assurément que ce serait un moyen très efficace pour attirer les bénédictions du ciel sur toute la ville.

Elle s’adressa pour cet effet à la sainte Vierge, la priant d’inspirer aux Pères d’exposer son image. Sa demande ne tarda guère à être accomplie ; car sans en avoir rien témoigné aux Pères, un jour, comme elle entrait dans leur église, elle vit qu’ils faisaient accommoder un lieu propre pour placer cette image ; dont elle reçut une si grande joie qu’elle ne se pouvait lasser de bénir la sacrée Vierge d’avoir si promptement exaucé ses prières ; puis elle raconta au Père qui s’entremettait de cette affaire tout ce qui lui était arrivé, de quoi il reçut beaucoup de consolation ; elle l’assura de plus que la sainte Vierge serait fort honorée dans ce lieu, et qu’elle y communiquerait beaucoup de grâces à plusieurs personnes : ce qui en effet se [328] trouva véritable, car il y en a beaucoup qui vont tous les jours honorer la sainte Mère de Dieu dans son image, non seulement les fêtes et dimanches, mais aussi aux jours ouvrables ; et il ne faut pas douter que cette Mère de bonté et de miséricorde ne récompensât abondamment les services qu’on lui rendait. Cela accrut notablement sa dévotion, tant dans les personnes de condition que du commun peuple de la ville.

Notre Seigneur voulant appeler à soi la maîtresse de notre bonne Armelle, il lui envoya une très longue et fâcheuse maladie, dans laquelle cette fidèle servante lui rendit tous les services et assistances qui lui furent possibles, et ce avec tant d’assiduité qu’elle ne la quittait ni jour ni nuit, que pour des choses précisément nécessaires. Cela fut cause qu’en près de dix-huit mois que dura sa maladie, elle ne me vint voir que très rarement, et très peu à chaque fois. C’est pourquoi je ne puis faire aucun rapport de ce qui se passa dans son âme jusqu’au décès de sa bonne maîtresse, qui arriva au mois d’octobre 1656.

L’ayant vue quelque temps après, et m’informant des particularités de son âme, elle me dit qu’elle n’en avait aucune idée, n’en [329] pouvant conserver que celle du pur Amour qui la réduisait le plus ordinairement dans l’état de pureté et de pauvreté que j’ai décrit ci-devant.

Je lui demandai si durant tout le cours de la maladie de sa maîtresse et des autres de la maison, qui la plupart avaient été malades, il ne lui était point survenu quelque ennui ou impatience, vu qu’ils avaient tous recours à ses soins, et que souvent elle était presque aussi abattue que ceux à qui elle rendait service, elle me fit cette belle réponse : « Point du tout, me dit-elle, par la miséricorde de mon Dieu ; car sa bonté envers la chétive créature est si grande qu’il ne me laisse échapper en quoi que ce soit qui soit contraire à ses volontés. Il tient tout assujetti à son empire, et rien ne remue en moi que par ses ordres. »

Ce qui suit fera encore voir son excellente pureté, et avec quelle perfection elle s’acquittait du vœu de pauvreté qu’elle avait fait à son divin Époux. Vers la fête de Noël de la même année, elle fit un recueil de confession, avec toutes les dispositions que l’on peut présumer de son abondante vertu. Et comme elle me témoignait de la joie d’avoir fait cette revue de son intérieur, qui [330] en avait, disait-elle, grand besoin pour les fautes qu’elle avait commises, je lui demandai quelles fautes lui pesaient plus sur le cœur, depuis un an qu’elle avait fait un autre recueil. Elle me dit, avec sa candeur et simplicité ordinaire, qu’elle en avait fait deux contre son vœu : la première était que lorsqu’on levait son habit709, pour le deuil de sa maîtresse, il se trouva une personne qui lui dit que si l’on prenait d’une telle étoffe elle serait meilleure et plus de durée que celle qu’on prétendait lui lever ; à quoi, sans autre réflexion, elle avait dit qu’il était vrai, ce qui fut cause qu’on lui en bailla. L’autre faute était qu’au décès de sa maîtresse, Monsieur son mari voulant récompenser en quelque chose les services que cette bonne fille lui avait rendus depuis tant d’années, lui dit qu’elle prît du linge et des autres hardes de sa femme, qui seraient à son usage ; mais elle ne voulut user de ce pouvoir que par l’ordre de la fille aînée de la maison, à laquelle, rendant le compte des hardes de Madame sa mère, elle lui en montra quelque peu des plus chétives et grossières, lui disant que si elle voulait les lui donner [331] pour l’amour de Dieu, qu’elle en eût été bien aise, que toutefois elle n’en fît que ce qu’il lui plairait. La demoiselle les lui accorda bien volontiers. Or voilà les deux grands sujetsde sa confession, et ce qui lui causa tant de douleur et de larmes : « Car, me disait-elle, je n’ai pas gardé en cela la fidélité que j’ai promise à mon divin Amour ; car si j’étais vraiment pauvre, je n’eusse pas consenti d’avoir un habit meilleur que celui qu’on me destinait ; et pour les hardes de ma maîtresse, je ne devais point me partager, car quoique ce fussent des moindres, possible m’en eût-on moins donné que ce que j’avais choisi, et ainsi ce n’était pas agir avec le parfait esprit de pauvreté que je devais. » Il ne se peut dire combien elle ressentit vivement ces légers défauts, non par un esprit de crainte ou scrupuleux, mais par les vues admirables de la pureté et sainteté du divin Amour, qui se découvrait d’autant plus clairement à son âme qu’elle se rendait plus facile à suivre ses lumières.

Or, devant que de finir ce chapitre, je ne puis m’empêcher d’admirer les bontés de notre Dieu envers cette âme, de l’avoir élevée à une telle sainteté qu’en l’espace d’un an, et [332] parmi les embarras d’un grand ménage, joint à une longue et fâcheuse maladie de sa maîtresse, et qui requérait des soins et assistances continuelles, il l’ait néanmoins maintenue dans une telle pureté de cœur et si grande exemption de fautes que les deux ci-dessus, qui à vrai dire ne l’étaient pas, fissent le principal de sa confession. Et ce qui est à remarquer, c’est que durant tout ce temps il semblait que Dieu l’avait comme délaissée à elle-même et dans le libre usage de ses puissances, cet état lui étant très nécessaire pour s’acquitter de ses devoirs envers sa bonne Maîtresse : ce qui marque bien plus sa fidélité à Dieu que s’il se fût manifesté plus sensiblement à son âme.

Aussi le Père qui l’entendit de confession cette fois, son confesseur ordinaire étant absent, fut si surpris d’une si prodigieuse pureté qu’il disait depuis à ses familiers que si un ange eût été capable de confession, il se fût confessé comme la bonne Armelle, et qu’il estimait à une singulière faveur, quand Notre Seigneur permettait qu’elle s’adressât à lui lorsque son confesseur n’était pas à la maison. Ce sentiment lui était commun avec tous ceux qui avaient le bien de connaître cette admirable fille. [333]

.Chapitre 25. Continuation des opérations du divin Amour, arrivées en l’an 1657.

Nous avons dit, sur la fin du chapitre précédent, que presque tout le temps de la maladie de la maîtresse de notre admirable servante, Notre Seigneur avait laissé à son âme le libre usage de ses facultés, ne lui communiquant presque aucune grâce extraordinaire qui la pût empêcher de s'acquitter de tous les services qu'elle était obligée de rendre à sa bonne maîtresse : c'était la coutume ordinaire de notre Dieu en son endroit, ainsi qu'il s'est vu en plusieurs lieux de cet écrit, et qui paraît bien davantage en cette occasion, comme ayant été plus longue que nulle autre ; en sorte qu’elle croyait que le reste de sa vie se passerait en cet état, dont elle était très contente puisqu’elle y trouvait la volonté de son Bien-Aimé. Mais elle ne tarda guère, après le décès de sa maîtresse, à ressentir le torrent impétueux des divines communications qui, comme un fleuve rapide, se déborda dans son âme avec d’autant plus d’impétuosité [334] qu’il semblait avoir été comme retenu et arrêté par l’occasion dont nous venons de parler.

Ce fut à l’approche de la sainte Nativité du Fils de Dieu que les flammes du divin Amour parurent naître tout de nouveau dans son âme qui en fut si puissamment embrasée que tout son intérieur en fut renouvelé, pour être plus digne de recevoir la participation des attributs divins sous lesquels Notre Seigneur se communiqua à son âme.

Il lui découvrit donc, par un rayon de sa céleste lumière, l’abîme profond de sa bonté, de sa douceur, de sa paix et de sa tranquillité infinie ; il les lui découvrit, dis-je, comme résidentes au milieu de son cœur, et lui fit voir qu’elle possédait tous les trésors dans le plus profond de son âme ; et au même temps il lui fit ressentir, autant qu’elle en était capable, les mêmes qualités qu’il lui découvrit être en lui, de sorte qu’il lui semblait être devenue toute bonté, toute paix, toute douceur et tranquillité ; aucune autre pensée n’entrait dans son esprit, et ne pouvait même proférer autre parole que celle-ci : « Bonté de mon Dieu, douceur de mon Dieu, paix de mon Dieu » ; elle eût passé des jours entiers à répéter ces paroles sans se lasser, et la nuit, en [335] dormant, elle ne pensait à autre chose dans ses songes ; le matin à son premier réveil, elle trouvait que ses saintes paroles sortaient de sa bouche sans aucune application, et son cœur était comme noyé et abîmé dans la douceur et dans la bonté immense de son Dieu.

Durant cette forte application, qui fut près de l’espace d’un mois, elle se sentait si forte et si vigoureuse qu’il lui semblait être dans une parfaite santé : « Je me trouvais, disait-elle, si vigoureuse que je ne me connaissais plus ; mais c’était une force qui m’était donnée pour désirer ardemment que mon Amour fût aimé et servi de toutes les créatures. Oh ! il me semble que s’il m’était permis de jeter la moindre petite bluette710 du feu du saint Amour que je ressens en mon cœur dans les cœurs des hommes, elle serait capable de les embraser tous, fussent-ils de glace. » « Oh ! bonté infinie de mon Dieu, s’écriait-elle, pourquoi êtes-vous si grande en mon endroit ? Et que ne vous communiquez-vous aux autres aussi bien qu’à moi, afin qu’ils soient tous consumés de votre Amour ? Oh ! douceur de mon Dieu, qui vous pourrait donner à comprendre ? Qui pourrait concevoir l’étroite [336] union que vous avez faite avec votre chétive créature ? »

Elle ne fut pas plus d’un mois à ressentir cette force et vigueur, après laquelle elle revint dans son état le plus ordinaire, qui était de faiblesse et de langueur, mais l’un et l’autre causés par l’opération divine. Notre Seigneur, après lui avoir découvert ses divins trésors qu’elle renfermait au milieu de son sein, il lui fit voir ce qu’elle ferait durant toute l’éternité ; voici comme elle raconta cette faveur : « Je fus, me dit-elle, plusieurs jours qu’il me semblait voir partout où j’allais un feu grand et enflammé ; et dans ce feu un tison ardent que ce feu consumait incessamment, mais qui ne subsistait pas moins ; or, comme je ne savais ce que cela signifiait, Notre Seigneur me fit connaître que ce feu n’était autre que celui de son Amour, et que le tison était moi-même. »

Comme elle me racontait cette insigne faveur, elle était dans un état si élevé, si rempli d’amour et de reconnaissance des bontés de notre Dieu en son endroit, qu’il semblait que son cœur éclatait en pièces ; et elle jetait des gémissements si profonds et pénétrants qu’on eût dit que son âme allait [337] se séparer de son corps. Elle me tint des discours si sublimes et si relevés qu’il n’est pas en mon pouvoir de le raconter. En voici seulement quelque chose de plus commun et intelligible : « Ô bonté infinie de mon Dieu, disait-elle, que votre amour est grand envers votre chétive créature ! Oh, quelle union avez-vous faite d’un ver de terre avec votre divine Majesté, union qui ne s’interrompt jamais, union qui m’a rendue semblable à vous ! Car mon amour, qui est le lien de cette union, est une participation de votre Amour infini envers vos créatures, et la sainteté qui me sanctifie est une participation de la vôtre. Oh, qu’il y a longtemps qu’il n’y a plus de trouble ni de guerre dans ce pauvre cœur parce que vous, Paix éternelle, le gouvernez. Enfin, mon Dieu, je ne suis plus, mais vous seul vous vivez en moi. »

Un cahier entier ne suffirait pas pour rapporter ce qu’elle dit dans cet entretien : ce peu suffira pour faire concevoir quelque chose de cette grande âme. Je ne puis néanmoins omettre ce mot qu’elle me dit encore, à savoir que depuis les fêtes de Noël elle voyait, d’une manière qu’elle ne pouvait donner à entendre, que les yeux de [338] son divin Amour étaient incessamment arrêtés sur elle, qui réciproquement attiraient ceux de son âme, et qu’en ce regard mutuel ils recevaient tous deux une complaisance admirable, « ou plutôt, me disait-elle, ce n’est qu’un seul regard de mon cher Amour qui est dedans moi et hors de moi ; car je ne puis plus dire que ce soit par aucune inclination naturelle que j’agisse en aucune chose ».

Ce fut dans ce regard mutuel et divin qu’elle passa presque toute cette année, demeurant là invariablement attachée, sans que la diversité des Mystères proposés par la sainte Eglise changeasse la disposition de son esprit pour l’appliquer, ainsi qu’elle avait de coutume, aux solennités qui arrivent au cours de l’année. Son âme était si perdue et abîmée dans ce divin regard qu’elle ne se comprenait pas elle-même ; et nonobstant cela elle était aussi libre pour agir au-dehors, comme si rien ne se fût passé au-dedans ; et même elle avait la santé assez bonne pour s’acquitter de tout ce qui était nécessaire dans le ménage.

Elle passa de cette sorte jusque vers le mois d’octobre de la même année, que l’envisagement perpétuel des bontés et des [339] perfections de son Bien-Aimé allumèrent enfin un si grand feu au plus intime de son âme que ses forces naturelles en furent extraordinairement diminuées ; et en moins de quinze jours elle fut réduite à une telle faiblesse qu’elle ne se pouvait porter ; elle ressentait comme une plénitude de biens et richesses divines si abondante qu’on ne la pouvait donner à comprendre. Elle était pleine, regorgeante et rassasiée des biens de Dieu qu’elle avait acquis par ce divin regard ; et de là il lui provenait un si grand dégoût pour toutes les choses du monde qu’elle ne pouvait, quelque effort qu’elle se fît, prendre aucune nourriture, excepté quelques gouttes de bouillon. Trois semaines ou un mois se passèrent de cette sorte, sur la fin desquels elle eut un fort mouvement d’aller visiter le tombeau de saint Vincent Ferrier, Protecteur de cette ville, à qui elle portait une singulière dévotion.

Elle sentit, étant là, un effort du divin Amour si puissant, et ses forces tellement affaiblies, qu’elle crut que sa dernière heure était arrivée ; et s’étant appuyée comme elle put contre la muraille, elle dit à Notre Seigneur : « Mon Amour, si c’était votre volonté, je serais bien aise de mourir en ce [340] lieu, le lui nommant ; que si aussi ce n’est pas votre bon plaisir, achevez ce qui est si avancé. » Chose admirable de la bonté de notre Dieu vers sa fidèle servante, elle n’eut pas plutôt fini sa prière qu’elle se sentit aussi forte, saine et dispose que jamais, et l’appétit aussi bon qu’en sa plus vigoureuse santé. Ce qui lui fut un nouveau sujet d’aimer son divin Bienfaiteur, et de croire qu’il la voulait encore laisser dans ce monde brûler et consumer de son Amour.

Quelque temps après, il lui arriva de commettre une faute, qui interrompit tant soit peu ce regard fixe et arrêté sur son Dieu : je la vais rapporter, pour faire concevoir la pureté de cette âme angélique, et aussi pour servir d’instruction à celles qui aspirent à la sainteté, voyant par là combien Notre Seigneur est jaloux de notre perfection.

Nous avons dit ailleurs avec quelle exactitude elle obéissait aux volontés et inclinations du fils aîné de la maison, devenu depuis longtemps d’une fâcheuse maladie qui lui fournissait, plus souvent que chaque jour, de bons exercices de patience, Dieu le permettant ainsi pour augmenter les mérites de sa fidèle servante. Or il lui arriva un jour de faire quelque chose qui désagréa711 fort à ce [341] malade, non à dessein de le mécontenter, mais seulement pour ce qu’elle la croyait juste et raisonnable. Il lui en fit plusieurs fois paraître son mécontentement, mais comme la chose était de très peu de conséquence, elle tâcha de l’apaiser par de douces paroles, poursuivant ce qu’elle avait commencé, croyant avoir raison en cela. Mais Notre Seigneur ne tarda guère à lui faire connaître sa faute en la manière suivante : s’étant mise le soir au lit, l’esprit un peu occupé de ce qui s’était passé, elle fut saisie d’un léger sommeil dans lequel il lui sembla voir une glace plus fine que le cristal, dans laquelle il ne paraissait aucune tache ; et comme elle admirait la beauté de cette glace, elle vit soudain sortir du milieu d’icelle la forme d’une bête monstrueuse qui semblait se vouloir jeter sur elle pour la dévorer, ce qui lui causa tant de frayeur qu’elle en jeta un grand cri ; et soudain le tout disparut, et elle s’éveilla, bien étonnée de ce qu’elle avait vu, n’en sachant pas l’intelligence. Mais incontinent elle en reçut l’éclaircissement, car au même temps Notre Seigneur lui fit entendre, dans l’intime de l’âme, que cette glace était la figure de son âme, que son divin Amour avait rendue pure, sans [342] tache, et que cette bête sortant du milieu d’icelle représentait l’arrêt qu’elle avait eu à son propre jugement, que par là le diable l’avait voulu décevoir712 ; puis lui dit ces paroles : Ce mal t’est arrivé parce que tu t’es regardée toi-même. Passe infiniment au-delà de toi pour ne regarder que moi.

Voilà ce qui lui arriva au sujet de cette légère faute. Mais de dire les amoureux transports de son âme, et les reconnaissances que cette faveur lui causa, c’est ce qui ne se peut, non plus que les regrets et les larmes qu’elle répandit pour effacer cette petite tache. A celle-ci j’en va[i]s ajouter une autre, qu’elle me raconta avec non moins de sanglots et de douleur que la première, et qui servira de preuve de l’estime qu’elle faisait de la sainte pauvreté, puis qu’elle regrettait si fort les moindres défauts qu’elle croyait avoir commis à l’encontre d’icelle.

Il lui arriva donc un jour qu’ayant besoin de quelque petite chose pour son entretien, et n’ayant rien pour la payer, elle le dit en la présence de son Maître qui ne lui fit aucune réponse, de quoi elle se sentit un peu touchée ; et dans ce sentiment elle dit à une sienne compagne de service : « De quoi est-ce que Monsieur croit que je m’entretienne [343] depuis le temps que je n’ai plus de gages ? » Elle n’eut pas plus tôt proféré ces paroles que Notre Seigneur l’en reprit intérieurement, dont elle conçut tant de douleur et de regret de cette légère faute qu’elle ne put être en repos qu’après s’en être confessée et avoir fait plusieurs pénitences pour satisfaire à cette légère infidélité, qui fut, avec cette autre que nous avons rapportée, les plus grièves713 qu’elle commit en toute cette année mille six cent cinquante sept.

.Chapitre 26. Suite de sa disposition intérieure.

Après que cette âme séraphique eut bien pleuré et gémi aux pieds de son divin Amour pour obtenir le pardon de ses deux petits défauts714, elle retourna à son état ordinaire de la présence de Dieu, ainsi que nous l’avons décrit ci-dessus. Et comme Dieu possédait parfaitement tout son intérieur, et que d’elle-même elle ne se portait à aucune chose qu’à ce qu’il la mouvait par son divin Esprit, il la laissa dans cette attention jusqu’au Jeudi Saint de l’an 1658. [344]

Dans ce jour donc il lui fit connaître d’une manière toute particulière l’extrême amour qu’il avait porté aux hommes et qui l’avait mû à leur donner son saint Corps pour être la nourriture de leurs âmes, et son précieux Sang pour en être le breuvage. Cette considération occupa son esprit jusque vers la Fête de l’Ascension ensuivant ; et elle en était si pénétrée qu’elle ne pouvait s’appliquer à autre chose qu’à louer et admirer cette ineffable bonté de Notre Seigneur envers les hommes et vers elle en particulier. Ce n’est pas que plusieurs fois auparavant elle n’eût réfléchi sur ces divins Mystères, puisque c’était son occupation plus ordinaire, mais ce n’était pas en la manière qu’elle le fit en ce temps. Or, comme son cœur était ainsi absorbé dans ces grands excès d’amour, Notre Seigneur lui fit entendre ces admirables paroles : Vois-tu, ma Fille, comme je me donne à toi pour servir de nourriture ? Je veux aussi de ma part me nourrir et me repaître de toi. Ces paroles la jetèrent dans un si profond anéantissement d’elle-même et lui causèrent un si pénétrant feu d’amour qu’elle ne se comprenait pas, et disait dans ces excès des paroles si tendres et amoureuses à Notre Seigneur qu’elles ne se peuvent décrire ; et surtout, elle le conjurait de [345] communiquer les mêmes faveurs à tant d’autres pauvres âmes qui ne l’aiment point, faute de connaître ses divines Bontés.

Elle fut en partie exaucée sur cette dernière demande qu’elle avait faite plusieurs fois en sa vie. Car, depuis cette dernière grâce, elle passa presque ainsi le reste de ses jours sans qu’il lui en communiquât qui se puissent décrire. Je dis : qui se puissent décrire, car Dieu ne l’avait pas délaissée pour cela ; au contraire c’est que ce qu’il opérait au plus intime de son âme était si divin et relevé qu’elle-même ne le comprenait pas, et partant ne le pouvait donner à connaître. Voici néanmoins ce qu’elle dit un jour à son Père directeur et à moi en plusieurs rencontres où je me suis informée sur l’état de sa disposition intérieure. Je ne ferai de tout cela qu’un discours, qui la donnera à connaître autant qu’elle le peut être :

« Mon Père, lui dit-elle (parlant à son directeur), je crois que mon Amour et mon Tout a enfin exaucé la prière que je lui ai si souvent faite, à savoir qu’il me privât de toutes ses grâces et faveurs afin de les donner à ceux qui ne le connaissent point, à ce qu’ils soient par ce moyen portés à l’aimer de tout leur cœur. Oh, que j’en ai de [346] joie, et que volontiers je me priverais de tout bien pour que mon Dieu fût aimé d’une seule âme ! Il sait que je n’ai jamais désiré que lui seul, et maintenant il se donne à moi en cette sorte : il est renfermé au-dedans de ce pauvre cœur qu’il régit et gouverne en Dieu ; je suis bien assurée qu’il y est, mais c’est tout. Oh, quelle paix et quelle tranquillité y règnent ! Non, il n’y a plus rien dans ce pauvre cœur que Dieu tout seul. Aussi est-il, dans sa grande miséricorde, dans un banquet et rassasiement continuel, et qui ressent la vie éternelle. Mais rassasié de quoi, hélas ! sinon de son Dieu ? »

Puis s’adressant à son divin Amour, elle lui disait : « Ô mon Amour et mon Tout, qui eût jamais pensé voir ce cœur dans l’état qu’il est ? Ô Amour, quoique vous soyez toujours le même, que vous êtes différent en vos opérations, et que vous savez bien vous accommoder à nos faiblesses ! Où est le temps, ô divin Amour, que vous agissiez dans ce cœur en conquérant et en vainqueur armé de feux et de flammes, brûlant, embrasant et consumant tout ce qui s’opposait à vos divines volontés, le pénétrant de vos dards et de vos flèches, en sorte que je croyais chaque jour en [347] devoir mourir, et ne l’avez jamais laissé en repos jusqu’à tant que vous ayez tout vaincu, et triomphé de lui ? Après, ô divin Amour, vous y avez régné en Roi puissant et paisible, en Père très doux et miséricordieux, et en Époux très amoureux et libéral, lui départant vos grâces et faveurs avec les excès que vous seul savez, ô divin Amour ! Et maintenant vous y régnez en Dieu. Oui, mon Dieu, vous y êtes tout tel que vous êtes, incompréhensible et inaccessible, dans ce pauvre cœur que vous gardez de telle sorte que rien n’en approche que vous seul. »

De ces paroles, on peut juger de l’état intérieur de cette grande âme en ses dernières années, durant lesquelles Dieu s’est communiqué en la manière susdite, c’est à dire en Dieu. Ce n’est pas que parfois il ne lui fît ressentir les flammes de son divin Amour, bien plus vives et pénétrantes en un temps qu’en un autre ; mais comme ce n’était point par l’entremise d’aucun objet, elle ne pouvait pas le donner à comprendre. Elle avait aussi toujours cette présence de Dieu en la façon que nous l’avons dit. Et pour son extérieur, tout y était à l’ordinaire, ne marquant autre chose qu’une éminente sainteté en toutes [348] ses actions : sa santé assez bonne, la liberté et la présence de son esprit pour s’acquitter des devoirs de sa condition, jusqu’à ce qu’il plût à Notre Seigneur la lui ôter, par l’accident qui suit.

.Chapitre 27. Suite de sa disposition intérieure ; et comme elle eut une jambe rompue.

Dieu s’étant ainsi renfermé dans le plus intime de l’âme de cette sainte fille, comme nous venons de dire, ou plutôt l’ayant toute transformée, et la tenant dans un parfait assouvissement de tous ses désirs, elle vivait contente et satisfaite dans la jouissance de son unique Amour, sans désirer rien du ciel ni de la terre, si lui-même ne l’y excitait. Et de fois à autre Notre Seigneur lui donnait d’ardents désirs de souffrir pour son Amour, qu’elle exprimait par ces paroles : « Quoique par la grâce de mon Amour et mon Tout je ne ressente plus aucune volonté pour quoi que ce soit d’ici-bas ni de là-haut, parlant du ciel, il y a pourtant un instinct gravé au plus intime de mon âme qui me fait tant aimer [349] les souffrances, et désirer de passer aucun jour de ma vie sans souffrir. »

D’autres fois elle me disait encore que la vie lui serait pénible et ennuyeuse si elle ne pouvait plus souffrir : aussi appelait-elle les souffrances ses chères et aimables délices. Ce qui lui faisait dire souvent à Notre Seigneur dans ses dernières années : « Mon Amour et mon Tout, si c’était votre bon plaisir de me faire souffrir, jusqu’à la fin de ma vie, quelque chose pour votre amour, oh, que j’en serais aise et que je vous en prie de tout mon cœur ! »

Voilà à peu près la disposition de cette grande âme dans ses dernières années ; et comme Notre Seigneur était l’auteur de ses désirs, il lui donna abondamment de quoi se satisfaire par l’accident qui lui arriva dans l’octave de la Fête-Dieu de l’an mille six cent soixante et six.

Il plut à Notre Seigneur exaucer l’ardent désir qu’elle avait de souffrir, permettant que dans l’octave de la Fête-Dieu de la susdite année, un jour, passant dans une rue proche d’un cheval, il lui donna un coup de pied qui la jeta à terre, et lui cassa une jambe. Cet accident ne la surprit point ; au contraire, [350] tout incontinent elle remercia et bénit Notre Seigneur de cette grâce ; et quoiqu’elle souffrît de très grandes douleurs, qui lui continuèrent jusqu’à la mort, et que les chirurgiens lui tirassent des os en la pansant, jamais elle ne fit paraître aucun signe ni mouvement d’impatience, ni d’inquiétude pour la longueur du mal : ce qui causait de l’admiration à tous ceux qui la voyaient souffrir, avec tant de joie, des douleurs si sensibles. Et à ce propos il me souvient de ce que me dit un jour un Père de la Compagnie de Jésus, venu depuis peu en cette ville, où il avait connu autrefois cette vertueuse fille ; l’étant allé voir, il me dit en retour : « Si un ange avait un corps et qu’il eût la jambe rompue, il ne souffrirait pas de meilleure grâce que la bonne Armelle. » Il n’était pas le seul en ce sentiment : il était général en tous ceux qui la voyaient, qu’elle priait toujours de remercier Dieu de l’état où il l’avait réduite.

Elle fut plus de quinze mois entiers sans pouvoir faire aucune démarche. Il s’était jeté une fluxion sur l’autre jambe, qui lui interdisait de marcher et lui faisait presque autant de douleur que celle qui était rompue. Elle fut durant tout ce temps toujours [351] sur le lit, ou assise dans une chaise, et on la portait à la messe les fêtes et dimanches seulement ; le reste du temps elle demeurait dans un petit coin de la cuisine à donner ordre au ménage et à faire quelque activité pour l’utilité de la maison, n’étant jamais oisive. Plusieurs personnes de toutes conditions l’allaient voir pour se consoler avec elle et jouir de la douceur de son entretien et de ses bons conseils ; et elle les satisfaisait tous, tant par ses saints discours que par la patience avec laquelle elle souffrait ses maux, dont il plut à Dieu la soulager, en lui donnant la liberté du marcher, en la manière que nous allons dire.

Il y avait donc plus de quinze mois qu’elle était dans cet état lorsque Notre Seigneur lui donna le mouvement de lui demander, par l’intercession de la sainte Vierge, la grâce de pouvoir marcher avec des annilles715, sans pourtant lui ôter ses douleurs ; elle promit de jeûner tous les samedis, de dire tous les jours durant un an un chapelet pour le repos des âmes du purgatoire, ce qu’elle accomplit ; et au bout de l’an, à la Fête de la Nativité de la sainte Vierge, elle commença de marcher facilement, avec des anilles, par la maison, ainsi qu’elle l’avait souhaité ; de [352] quoi elle avait une très grande reconnaissance envers Notre Seigneur et sa très sainte Mère.

Mais elle s’accrut bien davantage par ce qui lui arriva à la Fête-Dieu, qui fut au mois de juin de 1669, trois ans après sa chute. Ce jour donc, comme on l’eut portée à la paroisse au bourg d’Arradon716 pour entendre la Messe, tout le monde étant sorti de l’église pour accompagner le saint Sacrement qu’on portait en procession, elle demeura seule dans sa chaise devant le grand autel. Alors il lui arriva ce qu’elle-même vous va dire :

« Me trouvant ainsi seule, je commençai à jeter les yeux sur l’autel de la sainte Vierge, qui était au bout de l’église vis à vis de moi ; et alors j’eus un fort mouvement de lui dire ces mots : « Oh, sainte Vierge! Si vous vouliez j’irais bien à vous. Oh, sainte Vierge ! Faites-m’en s’il vous plaît la grâce, si telle est la volonté de votre cher Fils, pourvu que vous ne m’ôtiez point mes douleurs. » Disant cela, j’étais si éprise d’amour et de confiance que je ne savais ce que je disais. Je me levai, et toute transportée je m’en courus sans aucune peine me jeter aux pieds de la sacrée Vierge. Etant [353] là, je ne me contenais pas, et ne savais que dire ni que faire pour lui témoigner ma reconnaissance. Il arriva à peu de temps de là un jeune homme dans l’église ; je m’écriai à lui en lui disant : « Venez, venez m’aider à remercier ma bonne Mère. » Je pleurais chaudement et eusse voulu que tout le monde m’eût aidée à bénir Notre Seigneur et sa sainte Mère. Au retour de la procession on fut bien étonné de me voir marcher sans anilles ; et je racontais à un chacun ce qui m’était arrivé pour qu’ils m’aidassent à aimer et bénir ma Bienfaitrice. »

Voilà comment elle recouvra miraculeusement l’usage de marcher, allant avec facilité dans la maison et par les rues, à l’aide d’un petit bâton, tout le reste de ses jours.

Quand elle fut de retour en cette ville, elle nous vint voir et ne pouvait se lasser de nous raconter cette merveille, et nous convier à lui aider à en bénir et remercier Notre Seigneur et sa Sainte Mère. Surtout, disait-elle, de ce qu’ils lui avaient laissé ses douleurs ; et elle me disait, avec son cœur enflammé et plein d’amour pour ses souffrances : « Oh ! que je suis aise de ce que mon Amour et mon Tout m’a ainsi exaucée et qu’il [354] m’a fait la grâce de pouvoir souffrir et marcher tout ensemble ; car s’il m’eût tout à fait guérie, mon cœur n’eut pas été content. Oh ! remerciez l’en bien pour moi, car j’ai autant et plus de mal qu’auparavant, mais c’est mon vrai bien et ma joie de demeurer ainsi jusqu’à la mort, je l’en prie de tout mon cœur. » Voilà ses propres termes et ses ardents désirs, qui furent entièrement exaucés, ses douleurs l’accompagnant jusqu’à la mort, dont il est temps que nous parlions après avoir dit un mot de sa soumission et conformité à la volonté de Dieu.

.Chapitre 28. De sa parfaite conformité à la volonté de Dieu. Et de son heureux trépas.

Il semble qu’il soit superflu de traiter de la soumission que cette sainte âme avait aux ordres de la divine volonté de son unique Amour, après ce que nous avons dit ci-devant, qui en sont des preuves si évidentes qu’il n’y a nul sujet d’en douter. Toutefois je me sens mue et portée à conclure la vie de cette heureuse [355] fille par ce qui fait en terre le comble de la sanctification des âmes, et au Ciel la consommation de la béatitude des Bienheureux, qui est d’être si conformes à leur divin Objet qu’ils ne peuvent vouloir en toutes choses que ce qui plaît aux yeux de Sa divine Majesté.

Cela supposé, voyons un peu les sentiments sublimes qu’elle avait de cette divine vertu les dernières années de sa vie, et que je rapporterai en peu de mots, ne l’ayant vue que fort rarement depuis sa chute, à cause de la difficulté de se faire apporter céans ; et depuis qu’elle marcha, elle fut la plupart du temps à la campagne. Voici néanmoins quelques paroles des derniers entretiens que nous avons eus ensemble. M’informant717 donc de sa disposition, elle me dit : « Je ne sais plus que vous dire sinon que les bontés et les miséricordes de mon Amour et mon Tout sont infinies envers sa chétive créature : il est enfermé dans ce pauvre cœur et y fait tout ce qu’il lui plaît ; il s’y aime lui-même et possède en paix ce qui lui appartient ; je ne sens aucune volonté que la sienne, et je passe ainsi les jours et les nuits, s’il ne m’applique à quelque objet particulier. Souvent il me fait ressentir les offenses que les pauvres pécheurs commettent contre Sa [356] divine Majesté, et me fait demander miséricorde pour eux. D’autres fois il me fait le prier pour les âmes du purgatoire, et me donne une grande compassion des tourments qu’elles endurent. Tout cela se fait en moi, comme il lui plaît d’en ordonner ; je ne ressens pas la plus petite volonté pour quoi que ce soit s’il ne me la donne ; il l’a si fort consumée et détruite que ma propre volonté ne se trouve plus, par sa grande miséricorde. »

Je lui demandai une autre fois si elle n’avait point eu de peine de se voir si longtemps privée de la sainte Communion durant qu’elle avait eu la jambe rompue, et qu’on ne la portait à l’église que les fêtes et dimanches, vu qu’elle avait accoutumé de la faire tous les jours auparavant. Elle me fit cette belle répartie : « Souffrir pour l’Amour vaut mieux que jouir de l’Amour. » Puis ajouta : « Oh, que Dieu sait bien se donner en tout temps et en tout lieu au cœur qui ne veut que lui ! Autrefois il me semblait qu’il m’eût été impossible de vivre sans recevoir mon divin Amour dans la sainte Communion, tant j’en étais affamée ; mais à présent je suis toujours, par sa grâce et sa grande miséricorde, dans une union perpétuelle. » [357]

Une autre fois, un Père de la Compagnie de Jésus l’interrogeant sur le même sujet, elle lui dit : « Mon Père, j’aime la volonté de Dieu comme Dieu même. »

Voilà à peu près les hautes dispositions de cette grande âme. Voyons maintenant comment Dieu voulut la retirer de ce monde, pour la faire boire à longs traits à la source de son divin Amour, pour lequel elle avait tant soupiré dans les commencements qu’il lui en décocha les premières flèches, si ardemment aimé depuis qu’elle l’eut rencontré, et enfin s’y était si heureusement perdue et anéantie que, ne se trouvant plus elle-même en ce monde ni en aucune chose d’ici-bas, il était bien juste qu’elle retournât dans le sein de l’Amour, d’où elle était sortie, pour y brûler à toute éternité par les douces ardeurs de ses divines flammes.

À cet effet Notre Seigneur lui envoya, vers le quatre ou cinquième du mois d’août de cette année 1671, une violente fièvre double-tierce718, qui en peu de temps se tourna en continue, de sorte qu’elle l’eut un mois de suite sans relâche, et on croyait qu’elle en mourait. La fille du gentilhomme chez qui elle demeurait, damoiselle fort sage et vertueuse, disant un jour qu’elle appréhendait que [358] cette maladie ne l’emportât tant elle était mal, elle lui dit fort assurément que non, et que l’œuvre n’était pas encore achevée, mais qu’elle avait encore bien à souffrir, de quoi elle se réjouissait beaucoup.

Au bout d’un mois elle se trouva fort soulagée, sans toutefois être quitte de la fièvre qu’elle avait toutes les nuits, ce qui obligea Monsieur son maître de revenir plus tôt de la campagne où il était, espérant que le changement d’air aiderait à sa bonne servante à se rétablir. Elle revint donc à Vannes sur la fin du mois de septembre, et la fièvre lui continua toutes les nuits à son ordinaire, ce qui lui causa une si grande faiblesse qu’elle fut contrainte de s’aliter tout à fait. Or quoique son mal ne parût aucunement dangereux, elle crut assurément qu’elle n’en relèverait point ; et pour ce sujet elle donna connaissance à cette damoiselle de toutes les affaires de la maison, et de quelques autres qui la regardaient en particulier. Mais elle se riait d’elle, disant qu’il n’y avait rien à craindre en son mal, et qu’elle n’avait garde d’être si malade que la dernière fois. Néanmoins elle lui dit positivement qu’elle en mourrait et n’en relèverait jamais.

A peu de jours de là, sa fièvre devint continue, [359] avec une inflammation de gorge qui l’empêchait de prendre aucune nourriture, ni même de rien avaler sans une extrême douleur, qu’elle souffrait avec sa patience ordinaire, et priant tous ceux qui l’allaient voir de remercier Notre Seigneur des grâces qu’il lui faisait. Un Père de la Compagnie de Jésus qui faisait grande estime de sa vertu, l’étant allé voir, lui dit qu’il ne croyait pas qu’elle mourût encore ; à quoi elle lui repartit de bonne grâce : « Dieu soit béni, mon Père ; j’aurai plus de temps de souffrir pour l’Amour. »

Son mal augmentant toujours, son médecin le crut dangereux, surtout depuis que la léthargie se fut jointe à la fièvre et à l’inflammation de gorge ; et elle, sentant ses forces diminuer, demanda le samedi à se confesser, ce qu’elle fit avec ses larmes et sa contrition ordinaire, et reçut la sainte communion. Le mardi vingtième d’octobre, elle fut derechef communiée ; et le lendemain, jour de notre glorieuse patronne sainte Ursule, à qui elle avait beaucoup de dévotion, elle reçut le matin l’absolution générale de son directeur ; et sur le midi du même jour on lui donna l’extrême-onction, qu’elle reçut avec grande présence d’esprit, produisant tous les [360] actes conformes à son état que son Père directeur, qui était présent, lui suggérait, quoiqu’elle eût grand peine à parler. Peu de temps après elle sembla entrer en agonie, et on ne croyait pas qu’elle passât ce jour-là. Elle proféra pour la dernière fois le saint Nom de JÉSUS, et depuis elle ne parla plus.

Sitôt qu’on sut dans la ville l’état où elle était, plusieurs personnes de toutes conditions abordèrent dans la maison, pour voir cette vertueuse fille de qui tout le monde avait une telle estime qu’on ne la regardait que comme une sainte ; et c’est une chose assez digne de remarque, et qui fait bien concevoir jusqu’à quel point sa vertu avait fait impression dans les cœurs, puisque durant toute sa vie, ni même dans sa maladie de mort, il n’y parut rien d’extraordinaire ni d’éclatant qui eût pu, ainsi qu’il arrive souvent aux autres saintes âmes, attirer la vénération des peuples ; et cependant on en avait une si grande pour celle-ci que, durant trois nuits et deux jours qu’elle fut agonisante, la chambre où elle était fut toujours remplie de monde ; et même, quelques personnes de mérites et de vertu y restèrent les nuits.

Enfin le samedi, vingt-quatrième octobre [361] de cette même année, entre midi et une heure, elle rendit son âme à son Créateur, comme on en faisait la recommandation. Elle expira si paisiblement que l’on ne s’en aperçut que par les pâleurs de la mort qui couvrirent son visage. Ainsi cette heureuse créature finit la course de cette vie mortelle, où elle avait tant aimé son Créateur, pour commencer à l’aimer dans une vie qui n’aura d’autres bornes que l’éternité, comme on peut justement croire de la bonté de son divin Amour.

.Chapitre 29. Des honneurs qu’elle reçut après sa mort ; et comme elle fut enterrée dans notre Chapelle.

Sitôt qu’on sut dans la ville qu’elle était expirée, il y eut un si grand concours de toute sorte de personnes pour vénérer son corps qu’on avait peine d’en approcher. Chacun désirait d’avoir quelque chose qui lui eût servi ; et la plupart de ses pauvres hardes furent emportées par ceux qui les pouvaient attraper. Chacun disait hautement ses louanges, surtout Monsieur son maître, qui était aussi touché [362] que s’il eût perdu un de ses enfants.

Il ordonna qu’on lui fît tout l’honneur, pour la tente, qu’on eût fait à sa propre fille. Elle fut donc ensevelie et mise sur un lit de repos tendu de blanc, et des cierges autour du corps. Il ordonna qu’on ne lui couvrît point les pieds, et alla tête nue s’y jeter à genoux les lui baiser, fondant en larmes ; tout le reste de sa famille en fit autant, et plusieurs autres à son exemple.

Quelques-uns des Messieurs du Chapitre719 lui demandèrent le corps, pour l’enterrer à leurs frais dans la cathédrale ; et Monsieur le Recteur de sa paroisse l’eût aussi bien désiré ; mais il y avait déjà quelque temps qu’il s’était engagé de parole de nous le donner, suivant le désir qu’elle avait eu durant sa vie.

Les Révérends Pères de la Compagnie de Jésus du Collège de cette ville désirèrent d’avoir son cœur, et il leur fut accordé, comme à ceux de qui, après Dieu, elle avait reçu plus d’assistance pour s’avancer dans les voies du divin Amour. Pour cet effet on lui ouvrit la poitrine vers les sept heures du soir, et on lui tira ce cœur qui avait si ardemment aimé celui qui l’avait créé pour sa gloire ; il fut enchâssé dans un cœur de [363] plomb, et mis entre les mains de ces Révérends Pères. Les chirurgiens lui ôtèrent quelques parties de ses côtes, qui furent données à des personnes de qualité, de mérite et de piété, qui les en avaient requis. Son corps ne jeta aucune mauvaise odeur, et ceux qui en firent l’ouverture et qui l’ensevelirent en furent surpris, vu que la gangrène s’y était mise en plusieurs endroits sans qu’on s’en fût aperçu. On reconnut aussi une incommodité fort notable, qu’elle avait portée avec beaucoup de patience l’espace de plus de trente ans, sans s’en plaindre ni en rien faire paraître à ceux de la maison. Son visage, après sa mort, parut avec je ne sais quelle douce gravité et modestie, qui ne ressentait rien d’affreux ; au contraire, on eut dit qu’elle était dans une profonde oraison, et causait du respect et de la vénération à ceux qui l’envisageaient.

Le dimanche vingt-cinquième du mois, son corps fut apporté dans notre chapelle, accompagné des quatre paroisses de la ville, et d’un si grand concours de peuple qu’on eût dit que c’était une procession générale. Monsieur le Doux, chanoine de la cathédrale, dit la grande messe, en qualité de recteur de la paroisse de Saint-Paterne, dans [364] laquelle nous sommes ; et Monsieur le Gallois, aussi chanoine et théologal, fit l’office et la sépulture, comme vicaire de la paroisse de Sainte-Croix, où elle était décédée.

Elle fut enterrée dans le balustre, proche de la grille du chœur, au pied du maître-autel et de celui de la sainte Vierge.

Le lendemain nous fîmes un service solennel pour le repos de son âme, où il se trouva grand monde, aussi bien qu’à celui de l’octave ; et on lui a rendu les mêmes devoirs à peu près qu’on fait au décès de chacun de nous.

Et de plus, pour mémoire à la postérité, nous avons fait mettre une grande pierre sur son sépulcre, et cet épitaphe auprès, écrit en gros caractère, composé par un Révérend Père de la Compagnie de Jésus, fort affectionné à cette sainte fille : « Ci-gît le corps d’ARMELLE NICOLAS, de naissance champêtre et servante de condition, appelée [365] communément « La bonne Armelle », et dans la communication ineffable qu’elle avait avec Dieu, « La fille de l’Amour ». Elle mourut en terre, pour vivre dans le Ciel, le 24 d’octobre 1671. Âgée de soixante et cinq ans : priez Dieu pour son Âme, et marchez sur ses pas en aimant Dieu comme elle. Requiescat in pace. Amen. »

Il serait difficile d’exprimer la joie et la consolation de toute notre communauté de posséder ce précieux dépôt, ni les confiances que chacune a dans ses mérites, dont plusieurs expérimentent de bon effets ; et toutes, en général, se sentent, par la miséricorde de Notre Seigneur, excitées de plus en plus à s’avancer dans les voies du saint Amour ; à quoi ne contribue pas peu la lecture des grâces et des faveurs que ce même Amour a si libéralement départies à cette sienne fidèle servante, dont on avait ignoré les particularités jusqu’après son heureux trépas. Je supplie de tout mon cœur sa divine Bonté qu’elle opère les mêmes effets dans tous ceux qui les liront, et qu’ils m’obtiennent miséricorde.

La dévotion qu’on a aux intercessions de cette heureuse fille n’est pas renfermée dans notre seule maison ; quantité de personnes [366] de piété et de mérites, non seulement dans la ville, mais en divers endroits de la Province et ailleurs, qui ont ouï faire récit de ses vertus, en ont une haute estime, et dès qu’elle vivait ici-bas, se recommandaient à ses prières, et continuent de le faire encore à présent qu’on la croit jouissante de la Gloire. Plusieurs viennent visiter son tombeau pour obtenir des grâces, d’autres pour la remercier de celles qu’ils ont déjà obtenues par son intercession ; entre lesquels il y en a qui ont recouvré leur santé, par l’application du linge trempé dans son sang, ou autre chose qui lui avait appartenu.



.Seconde partie, dans laquelle il est traité des vertus héroïques et admirables de cette grande servante de Dieu.

.Avant-propos.

Nous avons fait voir dans la première partie de cette vie, les commencements, les progrès et l'heureuse fin de cette grande servante de Dieu dans les voies du saint Amour, qui l'a conduite à un très haut comble de perfection en ce monde ; et comme ses premières démarches y furent si élevées qu'elles auraient pu suffire pour la dernière consommation de plusieurs âmes très parfaites, ne peut-on pas dire, avec vérité, qu'après tant d'années passées dans ce noble exercice, s'avançant à grands pas comme l'aube du jour, elle est enfin parvenue jusqu'à de très claires lumières des rayons de la Divinité, qui semblait la rendre toute lumière, s'accomplissant parfaitement à son égard la prière que fit Notre Seigneur en la dernière Cène pour tous les fidèles, qu'ils fussent un avec lui, comme il était un avec son Père. C'est ce qui se voit si manifestement dans toute cette première partie, qu'il n'y a nul lieu d'en douter ; et il semble qu'après ce qu'elle contient, il soit inutile, voire même difficile, d'y en ajouter une seconde.

C'est ce que pourtant je prétends faire, avec le secours de la grâce ; la vie de cette heureuse fille étant toute fondée dans la charité, dont les productions n'ont point de bornes, me fournit abondamment de quoi en faire une seconde, sans laquelle j'ose dire que la première serait imparfaite et défectueuse ; car quoique tout ce qu'elle contient soient des effets, autant admirables qu'amoureux, des bontés de Notre Seigneur en son endroit, on n'y voit pas néanmoins à fond ce qu'elle a fait de son côté pour y correspondre et se rendre digne de si grandes faveurs. On y voit bien ce que Dieu a opéré en elle, mais on a vu que comme en passant ce qu'elle a fait pour Dieu ; et on l'a omis à dessein, afin de n'interrompre pas la suite d'une si belle et amoureuse conduite. Or à présent j'espère le faire voir ; et pour y procéder avec méthode et avec plus de jour, nous traiterons de chaque vertu en particulier, et ferons voir de quelle manière elle les pratique dans son commencement, dans son progrès et dans sa consommation ; et à cet effet nous repasserons en chaque vertu sur ces trois états de sa vie, ce qui se fera le plus brièvement qu'il sera possible, afin de n'user de redites et ne pas ennuyer. On aura, je m'assure, sujet d'admirer en cette seconde partie, aussi bien qu'en la première, la profusion des grâces que le Saint-Esprit avait départies à sa chère disciple et écolière (ainsi s'appelait-elle souvent), puisque n'étant qu'une pauvre ignorante fille et chétive servante, qui n'avait jamais étudié à autre école qu'à celle de l'Amour ; cependant ses vertus sont si éclatantes et relevées qu'elles peuvent servir de modèles aux âmes les plus avancées dans la perfection, de quelque état ou qualité qu'elles puissent être. C'est ce qu'avec l'assistance de ce divin Esprit nous tâchons de faire voir dans cette seconde partie, que je va[i]s commencer par la première vertu théologale, qui est la foi ; et poursuivrai les autres, selon qu'il lui plaira me communiquer des lumières sur ces matières.

.De sa foi. Chapitre premier.

Encore qu'on ne puisse pas douter qu'une âme si pleinement possédée de Dieu et si prévenue des bénédictions de sa Miséricorde, qui est celle dont nous avons traité jusqu'à présent, ne soit ornée et enrichie de toutes sortes de vertus, vu que là où Dieu est, tout bien y abonde ; et que la charité ayant établi son trône et sa demeure dans ce cœur, il faut par une conséquence infaillible et nécessaire qu'elle soit suivie et accompagnée de toutes les autres vertus, puisqu'elle les renferme et comprend toutes en soi, leur donnant à chacune leur prix, leur beauté et leur valeur, [2] néanmoins, afin que rien ne manque pour faire concevoir une haute idée et estime des éminentes perfections de cette sainte fille, nous traiterons ici de quelques-unes de ses vertus en détail, rapportant divers exemples de chacune en particulier.

Nous commencerons par la foi, comme étant le principe et le fondement de toute perfection chrétienne, laquelle a excellemment relui en toute la vie et les actions de cette élue et bien-aimée du Seigneur.

On peut dire d'elle, et à juste raison, que sa vie, ainsi que celle du juste, a été une vie de foi ; car dès le commencement que Dieu la tira à son saint service, il lui communiqua ce don en si grande abondance qu'elle disait dès lors qu'elle croyait avec plus de fermeté la vérité de nos mystères que si elle les eût vus de ses yeux. Et comme tous les jours elle s'avançait à grands pas au chemin de la perfection, ainsi faisait-elle d'admirables progrès en cette divine vertu, qui lui servait de guide et de flambeau pour la conduire à Dieu, mais avec tant de clarté et de lumière qu'elle disait souvent : « Quand tous les hommes du monde changeraient de croyance et de religion, et qu'ils emploieraient toute leur science et industrie [3] pour me faire tant soit peu chanceler en la fermeté de la foi, ils n'en viendraient pas à bout ; et il me semble que je serais capable de les convaincre tous par la force de la même foi, qui est si enracinée dans mon cœur que tout l'enfer ne serait pas capable de l'ébranler tant soit peu. »

Cela n'empêcha pas que les démons ne fissent tous leurs efforts dans le commencement pour arracher de son cœur cet arbre divin que son Bien-Aimé y avait planté, permettant qu'elle fut agitée, troublée, tentée et tourmentée de mille sortes de sujétions et tentations diaboliques ; et ce avec tant d'effort et d'artifice, que parfois elle se voyait comme perdue et terrassée, tant les assauts étaient virulents et continuels dans l'espace de six ou huit mois, ainsi que nous avons dit au commencement de la première partie ; mais tout cela ne servit que pour affermir et enraciner davantage la fermeté de sa croyance. Cela parut évidemment en ce que la vérité où les diables l'avaient plus travaillée pour lui en faire perdre la croyance, ce furent celles où, par après, elle eut tout le reste de ses jours plus de foi et d'amour : comme à la vérité d'un Dieu, à l'amour que la créature est obligée de lui porter, à croire la réalité [4] du saint Sacrement de l'Autel, et plusieurs autres Mystères que le diable avait tâché plus expressément de combattre ; aussi souvent depuis se riait-elle des diables et de leurs artifices, et disait : « Ces pauvres démons croyaient, à force de coups et d'assauts, me vaincre ; et ils ne voyaient pas que plus ils m'en donnaient, et plus ils m'enfonçaient et gravaient au cœur ce qu'ils pensaient en arracher : ils m'ont donné des armes pour les combattre, qu'ils redoutent tant qu'ils n'osent plus venir au combat, encore que je les aie souvent défiés ; mais ils sont si lâches et honteux qu'ils n'osent paraître. »

De sa part elle leur en bouchait toutes les avenues, ne se conduisant en aucune façon par ses sens ni par la vue de son esprit, mais par la lumière et les maximes de la foi ; et ainsi ils ne savaient par où ils la devaient attaquer, n'ayant point d'entrée par les sens ni par les puissances sensitives de l'âme ; tout était clos et fermé pour eux ; de là venait qu'elle disait souvent : « Le diable est vaincu et surmonté quand nous ne nous amusons point à disputer et contester avec lui, et que nous ne réfléchissons point sur ce qui se passe en notre tête ni [5] dans notre imagination, ni que nous ne nous arrêtons point à nos propres lumières ; mais que nous marchons par celles de la foi qui dure toujours, et qui n'est point sujette au changement ni à l'inconstance de nos sentiments ; alors il perd tout espoir de vaincre, et nous laisse en repos, ne sachant par où nous troubler et surprendre. »

Cette grande et admirable foi qu'elle avait de la vérité de nos Mystères, faisait qu'elle fuyait comme la mort toutes expériences et raisonnements humains, même toute vision ou révélation. Et une des choses qu'elle demandait à Dieu avec plus d'insistance dans ses commencements, c'était de ne la conduire point par ces voies-là, mais par la seule lumière de la foi. Elle s'étonnait beaucoup, et ne pouvait comprendre comme il y avait des personnes spirituelles qui désiraient voir Notre Seigneur, la Sainte Vierge, ou quelque autre chose de l'autre monde, et qu'elle n'avait jamais rien souhaité de semblable : au contraire, elle disait souvent que si ces choses lui fussent arrivées, elle n'en eût pas fait état, et eût eu peur que le diable ne l'eût déçue par cette voie ; et que la foi seule l'assurait plus que toutes les [6] visions du monde.

De là venait qu'étant instruite par son amour, jamais elle ne s'arrêtait aux grands et admirables sentiments que Dieu lui communiquait, encore que pour être si divins et spirituels comme ils étaient, elle ne pût aucunement douter qu'ils ne procédassent de Sa divine Majesté, en étant même assurée par ses confesseurs, nonobstant cela elle ne s'y arrêtait point ; et par la force de son esprit, elle passait par-dessus tout cela, se portant de toutes ses forces à ce qu'elle ne savait ni ne connaissait. « Parce, disait-elle, que tout ce que nous concevons ou expérimentons, pour haut et relevé qu'il puisse être, n'est pas Dieu, et partant nous devons passer outre et ne nous y arrêter, de crainte de nous attacher à autre chose qu'à Dieu. » C'est ce qui lui faisait souvent proférer ces paroles dans l'abondance des lumières et des communications que Dieu répandait en son âme avec tant d'effusion et de plénitude : « Mon Dieu, vous savez que je ne cherche point cela, mais c'est vous tout seul ; oui, c'est vous seul que mon cœur désire, et après qui je cours incessamment. Gardez ces caresses pour ceux qui ne vous connaissent pas, afin de les attirer à vous ; pour [7] moi, mon Amour, il me suffit de savoir que vous êtes mon Dieu, pour que je vous aime et brûle de votre amour. »

Elle disait encore, parlant des lumières et des sentiments qui sont communiqués aux âmes, qu'elles ne s'y doivent jamais arrêter ni attacher, pour deux autres raisons qu'elle n'avait apprises qu'en l'école de son Amour : la première était d'autant que cela émoussait et affaiblissait la vigueur et la force de la foi, et faisait que nos actions n'étaient pas si méritoires devant Dieu, étant mélangées de ces goûts et sentiments. La seconde était, et qui est excellente pour éviter les tromperies de Satan, que si les communications étaient de Dieu, elles ne manqueraient pas d'avoir leur effet, encore qu'on ne fît rien pour ce sujet ; qu'au contraire, si elles procédaient du diable, on n'en pourrait par cette voie recevoir aucun dommage ; et ainsi l'âme se mettrait à couvert de tous ses pièges. De là on peut juger combien elle avait l'esprit éclairé en ces matières, et comme son amour l'instruisait en toutes choses.

De cette grande foi provenait la constance inébranlable qu'elle avait en tout temps au service de Dieu ; car soit qu'il la caressât ou non, elle allait toujours son train ordinaire [8] au service de Sa divine Majesté, les envisageant ni considérant soi-même, ni ses propres intérêts, ni les difficultés et répugnances de la partie inférieure à marcher dans le chemin de la perfection ; mais par la lumière de cette divine vertu, elle avançait toujours sans jamais reculer en arrière, pour quoi qui lui pût arriver ; car toutes ses actions n'avaient d'autre fin ni principe, que la foi et l'amour : c'était les deux pieds et les deux ailes qui la faisaient courir et voler avec tant d'impétuosité vers son Bien-Aimé, et qui enfin l'y rendirent si heureusement qu'elle semblait n'être qu'une même chose avec lui. C'est ce qui lui faisait si souvent dire ces paroles : « La foi est le chemin sûr et seul sans danger, qui nous conduit à Dieu, et qui fait que nous en jouissons, autant que la créature en est capable en ce monde. »

Parfois elle disait, pour exprimer les grands sentiments qu'elle avait de cette divine vertu : « La foi que mon Amour et mon Tout m'a donnée est si grande, oui, elle est si grande qu'il ne me semble pas croire, mais voir des yeux de mon esprit tous les mystères que la sainte Église nous propose ; aussi il ne faut pas s'étonner si après cela je brûle et consume de son amour ; il faudrait que je fusse [9] plus malheureuse que les démons pour faire autrement ; et si mon cœur était de fer ou de bronze, il se réduirait en poudre, plutôt que de manquer d'aimer, après toutes les vues que la lumière de la foi produit dans mon cœur. »

Aussi attribuait-elle toutes les offenses et péchés que les mondains commettent, et les manquements et infidélités des personnes spirituelles, au défaut de leur foi. C'est ce qui lui faisait dire à Notre Seigneur : « Ô mon Amour et mon Tout, d'où vient que vous êtes si peu aimé et servi, sinon de ce qu'on ne vous connaît pas. Si on savait, ô mon Amour, combien vous êtes bon et aimable, miséricordieux et désireux de bien faire à vos créatures, prompt à nous secourir, et ainsi du reste de vos divines perfections, ah ! il n'y aurait cœur qui ne quittât et ne délaissât tout pour brûler et consumer de votre divin Amour ; mais hélas ! on ne vous connaît point, et on ne sait qui vous êtes, parce qu'on ne fait pas valoir ce riche talent ni ce précieux trésor de la foi, que vous avez renfermé dans nos cœurs, et qui y demeure quasi inutile, faute de l'exercer. » De là venait qu'une des choses qu'elle demandait avec plus d'instance à Dieu, c'était [10] qu'il se fît connaître : « Pourvu, mon Amour, que vous soyez connu, lui disait-elle, je ne doute point que vous ne soyez aimé et servi. »

Cette même foi faisait qu'elle portait un très grand respect à tout ce qui concernait le culte divin, mais spécialement aux prêtres, devant lesquels elle s'abaissait et humiliait comme elle eût fait en la présence des Anges, et en quelque façon davantage, à raison de leur haut ministère ; mais de ceci il en sera parlé autre part. Pour le regard des autres choses bénites ou sacrées, elle les tenait en très grande vénération, comme croix, images, Agnus Dei ; mais surtout l'eau bénite, dont elle assurait avoir souvent expérimenté des effets très notables, spécialement à l'endroit des démons, quand ils la travaillaient le plus. Elle était aussi très soigneuse de gagner les indulgences et pardons concédés aux fidèles, et n'eut pas voulu manquer de gagner toutes celles qui étaient en son pouvoir, qu'elle offrait à son divin Amour, afin qu'il les distribuât selon son adorable volonté, ne s'en réservant aucune pour elle, que celles qu'il lui plairait lui conférer.

Mais où sa foi se faisait paraître admirable, c'était à l'endroit du très saint Sacrement [11] de l'autel ; c'était là où vraiment on pouvait remarquer ce qu'opère dans une âme la foi vive et pénétrante de ce divin Mystère de notre foi. Mais de ceci il y a des exemples si notables, qu'ils méritent bien un chapitre particulier pour en déduire les plus considérables ; c'est pourquoi nous n'en dirons rien en celui-ci, que nous conclurons par où nous l'avons commencé, à savoir que véritablement on peut dire que toute la vie de cette heureuse fille a été une vie de foi, mais foi vive, foi pénétrante, foi agissante et effective, qui ne se contentait de croire et connaître, mais qui opérait selon sa lumière et connaissance, foi enfin qui l'a conduite à un si haut et éminent degré de cette divine vertu que, quelques années devant sa mort, il lui semblait l'avoir presque perdue, c'est-à-dire qu'elle avait les yeux de l'âme si éclairés et épurés qu'il lui semblait voir ce qu'auparavant elle ne faisait que croire. Aussi elle disait que tous les jours son divin Amour la gravait et burinait de plus en plus dans le centre de son âme ; et que là il peignait avec le pinceau de son adorable Sagesse la vérité de ses admirables perfections, et les autres secrets de la foi, avec tant de jour et de clarté qu'elle [12] les voyait plutôt qu'elle ne les croyait.

De là venait qu'elle répétait si souvent ces paroles : « Que le cœur du juste était vraiment un paradis, le trône et la demeure de Dieu, où on jouissait de lui en une façon bien approchante de celles des Bienheureux, qui à la vérité le voient plus clairement ; mais que le juste en ayant autant qu'il est capable d'en porter en cette vie, approchait en sa manière du contentement et de la félicité des Anges et des Saints. »

Ce qu'elle disait sous le nom de juste en général, était la vraie et naïve description de ce qui se passait en elle-même, car elle ne parlait d'aucune chose qu'après l'avoir apprise par sa propre expérience ; et de vrai son cœur était ce trône et cette demeure de Dieu, où Sa Majesté prenait plaisir d'exercer continuellement les admirables effets de son divin Amour, et où la foi le découvrait et le faisait connaître d'une manière qui ne peut s'exprimer.

D'où il advint que sur les dernières années de sa vie, elle ne ressentait plus ce grand désir de se voir délivrée de la captivité de ce corps mortel, pour aller jouir de son Bien-Aimé, ainsi qu'elle l'avait eu par plusieurs années ; et même dans les commencements [13] son désir était si excessif qu'elle en avait pensé perdre la vie, ainsi qu'il a été remarqué en la première partie ; et s'étonnant quelquefois elle-même de se voir en une si grande indifférence pour ce regard, elle disait à son divin Époux : « D'où vient, mon Amour et mon Tout, qu'étant si éprise et embrasée de votre divin amour, comme par votre miséricorde je le suis, cependant je ne souhaite plus vous voir avec les ardeurs que j'ai eues autrefois ? » Et se considérant elle-même, elle en trouvait plusieurs raisons ; mais celle qui fait plus à mon propos, est la même que j'ai déjà alléguée, savoir que la foi le lui avait découvert si pleinement qu'après cela elle ne pouvait plus rien souhaiter. « Car, disait-elle, une âme qui voit et jouit continuellement de son Dieu, qui a retiré son affection de toutes les choses de ce monde, et même de celles du paradis, pour ne les loger qu'en lui seul, comment pourrait-elle désirer autre chose ? Il lui serait impossible, car Dieu la remplit, la satisfait, et la contente de telle sorte qu'il lui semble que tous les délices du paradis sont venus fondre et se répandre dans le plus intime d'elle-même, puisqu'elle y possède et renferme celui en qui ils sont tous [14] compris et resserrés ; et voilà par la grande miséricorde de mon Amour, où j'en suis ; c'est pourquoi je ne m'étonne plus de ce que je me vois dénuée et défaite de tout désir pour quoi que ce puisse être, car la lumière de la foi m'a appris et enseigné que j'avais déjà celui où mes prétentions et mes désirs doivent aboutir. Oh ! qu'heureuse est l'âme, disait-elle encore, qui se laisse mener et conduire par le flambeau de la foi, et qui se fie pas à ses sens ni à ses raisonnements ; et quelles obligations n'ai-je point à Dieu de m'avoir toujours conduite par ce chemin ? »

.Chapitre 2. De sa ferme espérance et confiance en Dieu.

La foi étant, selon l'apôtre, la substance des choses qu'on espère, il ne faut point douter que cette première vertu théologale, ayant jeté de si fortes racines dedans l'âme de cette fidèle servante de Dieu, n'ait été suivie en un éminent degré de la seconde, puisque la grandeur de l'une est l'étendue de l'autre ; et qu'à mesure que la lumière de la foi éclaire [15] l'âme d'une clarté divine et surnaturelle, l'espérance à proportion s'accroît et s'affermit. C'est ce qu'on pourra remarquer en ce chapitre, où nous traiterons en quel haut et excellent degré elle possédait cette divine vertu.

Pour donner ouverture à tout ce discours, il est nécessaire de déclarer quelle en fut la source, la cause et le principe, qui ne fut autre qu'une assurance certaine et infaillible que Dieu lui donna, dès le commencement qu'il la tira à son service, qu'il voulait être son Père ; ce qui lui fut inculqué dans l'esprit par ces paroles : « Notre Père qui es ès cieux », qui firent une si forte impression, un jour qu'elle les proférait, qu'il lui sembla qu'on les lui gravait au fond du cœur avec des caractères si visibles et sensibles que jamais depuis ils ne purent être effacés. Et comme c'est le propre de la bonté de notre Dieu de donner les dispositions convenables à ce qu'il veut opérer en nous, au même temps qu'il eut répandu cette lumière dans l'âme de cette bénie créature, il lui donna un cœur vraiment filial et amoureux au regard de Sa divine Majesté ; de sorte que depuis elle ne le considéra plus que comme son vrai Père, mais Père très aimable, tout [16] puissant, bon, miséricordieux, et désireux de lui bien faire, et porté à la secourir en tous ses besoins. De cette connaissance, comme d'une source inépuisable de tous biens, prit naissance cette grande et admirable vertu de confiance, qui était accrue et fomentée720 par les expériences journalières des bontés de son divin Père en son endroit, qui étaient si grandes qu'il lui semblait, selon qu'elle confessait elle-même, que Dieu n'avait autre chose à faire qu'à pourvoir à ses nécessités.

Car pour le regard des choses qui concernent le corps, quoiqu'elle n'eût ni rente ni revenu, et que le peu de gages qu'elle recevait de ses services, elle l'employât en œuvres pieuses, ainsi qu'il sera déclaré ailleurs, jamais pourtant elle n'a eu faute ni besoin d'aucune chose, et voyait toujours apertement721 que Dieu lui pourvoyait de tout ce qui lui était nécessaire, sans qu'elle s'en mît en peine, conservant, comme par une merveille continuelle, ce peu de hardes qu'elle avait, à ce qu'elles ne se rompissent ou gâtassent, nonobstant son travail ordinaire, qui était assez capable d'user beaucoup d'habits ; et pour preuve de cela, depuis plus de trente ans que je l'ai connue, jamais je ne lui ai [17] presque vu que les mêmes, et toujours aussi honnêtes et propres, que le premier jour que je les lui vis. Et comme une fois m'entretenant avec elle, je lui dis par forme de divertissement, que je croyais qu'elle n'usait rien, car je lui voyais toujours les mêmes choses, elle se mit à sourire, et me dit qu'à la vérité il en était ainsi, et que son Amour savait bien qu'il l'avait dépouillée de toute chose, et qu'ainsi lui-même la revêtait en conservant ce qu'il lui avait donné, afin qu'il ne s'usât ; et puis entrant en admiration de ses bontés, elle ajouta : « Voyez si je n'ai pas un bon Père ? Et s'il n'a pas grand soin de moi ? Et si aussi je n'ai pas grand sujet de me confier en lui ? »

Quand quelque personne, même spirituelle et vertueuse, lui conseillait d'avoir un peu plus d'égard à amasser quelque chose pour se pourvoir en cas de maladie ou autres accidents, cela lui était si à contrecœur qu'elle ne pouvait s'empêcher de faire paraître combien ces prévoyances étaient éloignées de la confiance qu'elle avait en Dieu ; et disait pour toute réponse à ceux qui lui donnaient ces avis : « Il ne faudrait pas que j'eusse affaire avec un Père si bon et si miséricordieux comme est mon Dieu, pour entrer en [18] défiance que rien me manque ; il me fait trop connaître les soins amoureux qu'il a de moi, pour que jamais je puisse douter qu'il m'abandonne. »

Une fois qu'une personne l'avait fort pressée sur ce sujet, lui alléguant plusieurs raisons pour l'induire à avoir un peu d'égard à l'avenir, et qu'elle était pour tomber en de grandes infirmités, et qu'alors si elle n'avait de quoi se subvenir, que sans doute elle serait rebutée et rejetée d'un chacun, et que c'était comme tenter Dieu de croire que dans ces occasions il ferait des miracles pour nous aider, qu'il fait bon espérer en lui, mais qu'il faut faire de notre côté ce que nous pouvons, et non pas attendre que tout vienne de lui sans y contribuer de notre part, et plusieurs autres choses de pareille nature, que cette personne lui dit pour l'inciter à ce qu'elle prétendait ; mais il ne fut pas en son pouvoir : au contraire, cette bonne fille en conçut un si grand déplaisir que les larmes lui en vinrent aux yeux ; et lui dit, avec une ferveur si enflammée qu'elle semblait être toute de feu : « Comment, voudriez-vous bien m'ôter la confiance que j'ai en mon Dieu ? Et me faire défier de sa bonté ? Non, c'est ce qu'il ne m'adviendra jamais ; et sachez [19] que quand tout le monde me rejetterait, je ne serais non plus en peine que je suis à présent ; au contraire, ce me serait une satisfaction, car alors je ne serais assistée que de mon unique Amour, qui est le seul qui n'abandonne jamais ; et si j'étais seule au milieu des bois, environnée de toutes les bêtes les plus cruelles, je ne tremblerais pas, car je sais bien que quelque part où je sois, mon Père aura soin de moi. »

Voilà les propres termes avec lesquelles elle répondit à ce qu'on lui avait allégué, et qui ne servit que pour la confirmer davantage en sa confiance ; car elle fut plus d'un mois après, qu'elle en avait de si grands sentiments qu'elle ne pouvait parler d'autre chose, et avait toujours ces paroles en bouche : « Ah ! mon Amour et mon Tout, que ceux-là qui ne connaissent pas vos bontés se défient de vous ; car pour moi c'est ce que je ne saurais jamais faire. »

Et à ce propos elle disait encore : « Ne serait-il pas beau voir le fils d'un grand seigneur ou d'un puissant roi, se mettre en peine si chaque jour son père donnait ordre qu'il fût nourri et entretenu de ce qui lui serait nécessaire ? À la vérité, il ferait bien paraître n'avoir guère de confiance en [20] l'amour que son père aurait pour lui, et ne l'obligerait pas à croire qu'il l'aimât, et passerait au jugement de tout le monde pour une personne de peu d'esprit ; à combien donc plus forte raison doivent être tels ceux qui se défient de Dieu, qui est un Père si puissant, si bon et si miséricordieux qu'il n'y a père qui aie jamais aimé si tendrement un enfant unique, comme il nous aime ; et que moi qui, par sa grande miséricorde, sais et connais cela, je me pourrais défier de lui, et mettre ma confiance en autre que lui, oh ! c'est ce que je n'ai garde de faire ; quand tout l'enfer serait bandé contre moi pour m'ôter l'espérance que j'ai en mon Dieu, jamais il n'en viendrait à bout ; et si j'étais au milieu de ses flammes, je me confierais et espérerais toujours en lui. »

Cette grande et admirable confiance qu'elle avait que Dieu était son Père, faisait qu'en toute rencontre elle recourait à lui avec un amour si plein d'assurance qu'il est au-delà de ce qu'on en peut penser ; et ce n'était point une chose qui fût en elle par accident, et seulement quand Dieu la caressait ou lui faisait quelque faveur : c'était en tout temps et en toute occurrence, [21] en sorte qu'il lui semblait qu'elle n'eût pas plus s'empêcher d'en user ainsi, car elle lui était si naturelle, qu’il lui était avis qu'elle fût gravée au plus intime de sa substance, et que c'était une partie d'elle-même, tant elle était empreinte dans son âme.

De là venait que lorsqu'elle avait besoin de quelque chose, elle la lui demandait avec autant de simplicité et candeur qu'un enfant aurait fait à son père ; et la bonté de Dieu était si grande en son endroit qu'au même instant il lui octroyait ce dont elle l'avait requis. On a pu en faire plusieurs remarques en ce qui en a déjà été dit ; mais où cela lui arrivait très souvent, c'était au sujet de sa santé et de ses forces ; car quand la violence de l'Amour les lui avait toutes ravies, ou les maladies, ou autres causes, et qu'il se présentait des occasions où elle en avait besoin, alors elle lui disait tout simplement : « Mon Amour, si vous voulez que je fasse telle ou telle chose, donnez-moi s'il vous plaît des forces et de la santé » ; et sitôt qu'elle en avait fait la demande, Dieu la fortifiait de telle sorte qu'elle était capable de tout faire et de tout endurer. Et elle m'a souvent assuré ne lui avoir guère demandé de choses qu'il ne lui ait accordées ; de quoi [22] je ne m'étonne pas beaucoup, vu la sainte franchise avec laquelle elle y procédait, qui faisait que la divine bonté ne lui pouvait presque rien refuser, ayant en elle toutes les qualités requises pour être exaucée, et surtout cette grande foi et confiance, qui faisait qu'elle traitait avec Dieu comme si elle l'eût vu personnellement.

Elle avait un cœur si grand et capable que rien du monde, pour difficile et fâcheux qu'il fût, n'eût été suffisant de lui donner des bornes, sa confiance l'ayant rendu tel qu'il n'y avait que Dieu seul qui fût assez puissant pour le contenter. Aussi disait-elle qu'il était d'une étendue infinie, et que jamais il ne se resserrait, pour aucun accident qui pût arriver, soit à elle, soit à autrui ; et de vrai, jamais on ne l'a vue hésiter ni craindre en divers rencontres, où les plus assurés tremblaient pour elle : elle était toujours la même, sachant bien que son Amour tirerait sa gloire de toutes choses. Elle disait souvent : « Quand le ciel et la terre se bouleverseraient l'un l'autre, je ne craindrais pas. Et si tous les hommes et tous les démons avaient conjuré ma ruine, je n'aurai pas peur de tous leurs efforts ; parce que je sais que j'ai un Dieu qui est [23] plus puissant qu'eux tous, qui me défendra et gardera sous les ailes de sa divine Providence ; et je suis assurée de sa bonté qu'il ne m'adviendra rien dont il ne soit glorifié, qui est la seule chose que je prétends en ce monde et en l'autre. »

Elle disait encore que « se défier de Dieu est faire injure à Sa divine Majesté ; comme au contraire, se confier en lui et espérer en sa bonté était l'honorer de la plus noble façon que nous saurions faire ; qu'il n'y a rien à quoi il se plaise tant, que de voir cette sainte et fidèle confiance dans le cœur de ses enfants ; que c'est le vrai et unique moyen d'arriver bientôt à la perfection ; et que le défaut de cette vertu était un des plus grands retardements qu'aient les âmes, parce que le chemin de la vertu étant de soi fâcheux et difficile, et notre nature faible et corrompue, il est nécessaire qu'elle soit fortifiée de cette divine confiance, qui donne des forces, et fait que rien ne paraît difficile ni impossible ; et qu'il n'y a rien que le diable tâche tant de nous arracher du cœur que cette vertu, parce qu'il sait bien que tant que nous l'aurons, il ne pourra rien gagner sur nous ; qu'il en retient les uns, sous prétexte [24] d'humilité, et les autres à cause de leurs péchés, ce qui est un grand abus et tromperie, car la vraie et parfaite humilité ne se pratique point plus solidement que lorsque, connaissant notre faiblesse et notre néant, nous nous confions en celui qui est la vraie force ; et que, quant à nos péchés, le vrai moyen de n'y plus retomber, c'était de recourir à Dieu avec confiance, confessant et avouant franchement sa faute, lui en demandant pardon, et espérant de sa bonté qu'il nous le donnera ; et du reste, agir comme si rien ne nous était arrivé. »

Elle ne disait rien en ceci qu'elle ne pratiquât admirablement ; car lorsqu'il arrivait que par surprise elle s'était laissée emporter à quelques défauts, au même instant elle recourait à Dieu, tout ainsi qu'un enfant aurait fait vers son père ; et là, avec un regret, un amour et une confiance très grande, elle lui confessait simplement sa faute, lui en demandant pardon avec tant de tendresse que Dieu se laissait incontinent fléchir à miséricorde, sa divine bonté ne la renvoyant jamais sans consolation, et une assurance comme certaine qu'il lui avait pardonné ; de quoi elle était si assurée qu'elle n'y pensait plus du tout, si ce n'était aux pieds du [25] confesseur, si la chose était matière de confession ; et semblait que sa faute ne lui avait servi que pour accroître davantage son amour et sa confiance vers une bonté si aimable.

Quand elle parlait de Dieu, ce n'était jamais que sous les titres de bon, de miséricordieux, d'aimable, de Père doux et débonnaire à ses enfants ; et sa bonté, qui voulait en faire un miracle d'amour, ne se manifestait point à elle sous d'autres qualités que celles qui produisent d'elles-mêmes l'amour et la confiance. Jamais elle ne l’envisagea comme juge sévère, ni Père rigoureux, ni Dieu de vengeance ; ce n'est pas qu'elle ignorât qu'il ne fût aussi bien Dieu, et aussi grand et aimable en sa perfection de Justice qu'en celle d'Amour ; mais ce n'était pas à son égard, pour lui en faire ressentir les effets. Et quand elle savait qu'il y avait des âmes qui avaient des appréhensions terribles de la Justice de Dieu et de la sévérité de ses jugements, elle disait que ces personnes étaient bien dignes de compassion, parce que Dieu les conduisait par un chemin fort épineux et pénible, quoique conforme au dessein qu'il avait sur elle ; et que, connaissant la force et la faiblesse [26] d'un chacun, il s'accommodait à leurs dispositions, et toujours en la manière la plus avantageuse à leur perfection ; que pour elle qui était faible, Notre Seigneur ne lui avait fait paraître qu'amour et douceur, et qu'aussi il ne fallait pas s'étonner si après cela elle brûlait d'amour pour une si grande bonté, et si elle avait fondé en elle toutes ses espérances.

Elle les y avait de vrai si bien fondées et établies, qu'elle n'attendait ni espérait aucun bien de la part des créatures. Et lors qu'il arrivait qu'elles lui en faisaient, elle ne le recevait pas comme venant d'elles, mais comme étant poussées et inspirées de son aimable Père à lui faire ce bien ; et ainsi, tout ce qui lui arrivait du côté des créatures n'était point reçu que comme effets de la bonté de Dieu en son endroit, ce qui donnait toujours de nouveaux motifs de confiance et d'amour à son cœur.

Et à ce propos d'espérer tout de Dieu et non point des hommes, elle se servait de cette comparaison bien naïve pour exprimer ce qu'elle ressentait, disant : « Si le roi de France était mon père, sans doute que je n'irais pas mendier l'assistance de ses valets, ni n'espérerais mon bonheur de [27] ses sujets ; mais plutôt je le fonderais sur la puissance et la volonté qu'il aurait de me bien faire. À combien donc plus forte raison dois-je espérer tout de mon Dieu, qui a bien daigné, par tant de preuves, me faire connaître qu'il m'avait adoptée au nombre de ses enfants, lui qui est infiniment plus riche et plus puissant que tous les rois de la terre ; c'est pourquoi, en quelque lieu que je sois, je ne crains point que rien me manque, car tous les pays lui appartiennent ; et ainsi, partout où je me trouve, je suis toujours dans les biens de mon Père, qui saura bien m'en fournir autant qu'il m'en sera nécessaire pour arriver à ma vraie demeure, qui est le Ciel. Avec cette seule confiance que j'ai en sa bonté, j'irai d'un bout du monde à l'autre, si telle était sa volonté. »

Elle disait quelquefois, en se divertissant, qu’il lui semblait être comme ces fols qui s'imaginent qu'en quelque lieu qu'ils soient, ils sont sur leurs terres, et que tout ce qu'ils voient leur appartient ; qu’aussi, sachant bien que tout appartenait à son Père, il lui était avis être comme dame et maîtresse de toutes choses, et les posséder toutes, en possédant celui de qui elles dépendent et [28] qui leur donne l'être.

Ce n'était pas principalement pour les choses basses et périssables de ce monde, qui ne servent qu'à la conservation de la moindre partie de nous, que son espérance s'étendait ; elle éclatait plus particulièrement en ce qui regardait le bien de son âme, car elle se promettait de la divine bonté les aides et grâces nécessaires pour arriver au comble de perfection, où elle voyait que son amour la faisait prétendre, sans que la difficulté d'y arriver ne lui donnât jamais le moindre découragement : au contraire, se sentant fortifiée de cette sainte espérance, elle n'était jamais plus forte et courageuse que lorsqu'elle se voyait plus faible et infirme. Aussi, depuis que Dieu l'eût appelée à son service, elle ne sut jamais ce que c'était de retourner en arrière ; mais elle avança toujours le pas avec tant de vitesse que, comme elle disait elle-même, il ne lui semblait pas y marcher, mais y voler, tant la confiance et l'amour lui donnaient de force, sans que jamais la crainte trouvât entrée en son cœur pour lui donner la moindre appréhension de reculer ; et elle avait cette vérité si bien imprimée que Dieu ne la délaisserait jamais, qu'elle n'entrait point en défiance de ce côté-là. Et [29] quand quelquefois il se rencontrait des personnes qui lui conseillaient, vu les grands trésors de grâces qu'ils reconnaissaient en elle, de se tenir toujours en crainte, de peur de déchoir d'un si haut état, elle les écoutait avec grande humilité, si c'étaient personnes à qui elle n'avait pas pleine liberté de découvrir ses sentiments ; mais lors qu'il arrivait que c'était de ceux à qui elle parlait avec franchise, elle leur disait : « Je sais bien que si mon Amour et mon Tout me délaissait tant soit peu, je tomberais dans une infinité de maux et de péchés ; mais je sais bien aussi que sa bonté ne permettra jamais que ce malheur m'arrive ; j'en suis si certaine, par sa grande miséricorde, que je ne me puis mettre en peine de cela. » D'autres fois elle leur disait : « Ne doutez pas que Dieu ne parachève en moi son ouvrage, et n'accomplisse ce qu'il a commencé ; je suis à lui, et il n'y a rien en moi qui ne vienne de lui et ne retourne à lui ; c'est pourquoi sa bonté aura soin de moi, comme d'une chose qui est entièrement sienne. Il est si bon qu'il n'abandonne jamais le premier ; et si, dans le temps que je le mettais en oubli, il m'a si miséricordieusement attirée à lui, pensez-vous qu'à présent [30] que je n'ai d'autre amour que pour lui plaire, il me délaisse ? Nenni, nenni, c'est ce que sa bonté ne fera jamais. »

C'était Dieu qui lui faisait tenir ces discours et lui imprimait ces sentiments ; car toutes les fois qu'elle eût voulu entrer en quelque crainte ou appréhension de déchoir de sa grâce, soit que cela vînt d'elle, ou que par soumission d'esprit elle eût voulu se revêtir des sentiments de ceux qui lui donnaient ces conseils, au même temps son divin Amour lui faisait connaître par quelques caresses secrètes et intimes, ou par quelque autre voie, que telles choses étaient contre sa volonté, et que l'amour et la confiance était ce qu'il demandait d'elle, et non autre chose. Vous eussiez dit que Dieu avait peur, s'il est loisible de parler ainsi, qu'elle entrât en quelque défiance de sa bonté, tant il était soigneux d'éloigner d'elle tout ce qui lui aurait pu causer ces appréhensions. Cela n'empêchait pas qu'elle n'eût gravé bien avant au cœur cette crainte filiale et amoureuse d'offenser Sa divine Majesté, qui la portait à fuir la moindre petite imperfection, crainte de lui déplaire ; mais le tout se faisait avec tant d'amour et de tendresse qu'on peut plus justement l'attribuer à un effet du même [31] amour, que non pas à celui de la crainte.

Lorsqu'elle voyait quelques personnes travaillées de tentations, inquiétées de scrupules, ou tourmentées de quelque autre manière, qui lui découvraient avec franchise leurs peines, elle les encourageait et fortifiait, mais avec des paroles si efficaces et énergiques, fondées sur la bonté de notre Dieu, et sur la confiance que nous devons avoir en lui, qu'il eût été impossible de l'entendre sans en recevoir un notable secours ; et pour prouver ce qu'elle disait, elle se donnait toujours pour exemple, racontant les grandes miséricordes dont son divin Époux avait usé en son endroit, spécialement quand c'étaient personnes à qui elle pouvait déclarer librement ses sentiments. Elle leur disait : « Voyez, si moi, qui ne suis qu'une pauvre chambrière, une villageoise ignorante, qui n'avais rien en moi qui obligeât la bonté divine à me faire tant de grâces, il m'a néanmoins, par sa grande miséricorde, délivrée de tant de périls, préservée au milieu de tant de dangers, et fortifiée pour soutenir tant d'assauts que les démons m'ont livrés, voyez, dis-je, si après cela vous ne devez pas mettre toute votre confiance en lui, et espérer qu'il vous assistera [32] et fortifiera, pour sortir victorieux de vos peines ? » ; et Dieu donnait tant de bénédictions à ses paroles que plusieurs personnes en ont retiré de grands secours et avantages. Elle disait de plus, que si le monde eût su la plus petite partie des grâces et assistances que Dieu lui avait données, et les grands périls dont il l'avait délivrée, il n'y aurait personne, pour misérable et désespéré qu'il fût, qui ne prît cœur et ne mît toute son espérance en une si grande bonté. Et ce n'était pas sans raison qu'elle parlait de la sorte, car en effet Dieu l'avait maintenue puissamment parmi de furieuses et étranges attaques ; aussi elle disait qu'après cela il ne se fallait pas étonner si elle était en état de tout croire et de tout espérer, et si sa confiance était quasi infinie. Elle était parfois si préoccupée de ses sentiments qu'elle ne pouvait dire autre chose que ces mots : « Confiance, confiance infinie en une bonté infinie, qui ne délaisse et n'abandonne jamais ceux qui espèrent en elle. »

Enfin, lorsqu'elle fut parvenue à ce haut et sublime état d'union avec Dieu dont nous avons traité dans la première partie, il sembla que son espérance fut changée en vraie et réelle possession, autant qu'elle se peut [33] avoir en cette vie. C'était chose merveilleuse de voir et entendre cette bénite créature, qui tenait des discours si hauts et relevés de cette vertu que véritablement on l'eût jugée déjà jouissante de la gloire et confirmée en grâce ; et plus elle avançait proche de son heureux trépas, plus cela se remarquait avec évidence. Elle était à proprement parler comme une épouse qui est entrée en la possession des biens de son époux, et ne considère plus que comme sien tout ce qui lui appartient : elle en était tout de même au regard de Dieu, le chaste Époux de son âme, qui lui donnait de sa part des assurances si infaillibles de cette vérité qu'elles surpassaient tout ce que la capacité humaine en pourrait dire, et seraient estimées incroyables à tout esprit qui ne considérerait pas combien la bonté de Dieu est excessive envers ceux qui, ayant retiré tout leur amour et espérance des créatures, l'ont fondé en lui seul, ainsi qu'avait si parfaitement fait cette vertueuse fille, que le même amour avait réduite à cet état qu'il ne lui restait plus à espérer ni prétendre que la gloire et la vision béatifique de son aimable Époux, de quoi elle se tenait aussi assurée que si déjà elle en eût joui, puisque, comme elle disait elle-même : « La [34] fille ni l'épouse ne doivent point avoir d'autre demeure que celle de leur père ou de leur cher époux. » Voilà les admirables fruits qu'a produits en son âme la parfaite confiance qu'elle a toujours eue en Dieu.

.Chapitre 3. De son ardent amour et charité envers Dieu.

Nous avons montré ci-devant comme Dieu avait orné et enrichi l'âme de sa bien-aimée épouse des deux premières vertus théologales, la foi et l'espérance. Il reste maintenant de faire voir combien il l'avait hautement privilégiée de la troisième, à savoir de la charité ; laquelle étant celle qui donne la valeur à toutes les autres vertus, a aussi excellemment paru en toute la vie et les actions de cette heureuse fille, qui à vrai dire n'a été qu'une vie d'amour, la charité étant comme l'âme de son âme, qui donnait vie et mouvement à toutes ses opérations. C'est ce que nous tâcherons de faire connaître à la suite ce chapitre, où nous traiterons des admirables effets que la charité a opéré en elle. Encore que tout ce qui s'est dit jusqu'à [35] présent soit une preuve suffisante pour faire juger du grand empire qu'elle exerçait dans ce cœur, qui semblait n'être créé que pour être le théâtre et le trophée de l'amour, toutefois cette matière est si ample et abondante que, quoi qu'on en puisse dire, il en reste beaucoup plus à déclarer ; et d'ailleurs le sujet est si agréable et utile, qu'on n'en saurait jamais trop parler.

Mais pour fondement de tout ce que nous dirons, il faut présupposer une vérité, que les suites ont rendue comme infaillible, à savoir que Dieu, de toute éternité, avait destiné cette heureuse fille pour faire éclater en elle les trésors de sa grâce et de son amour en un très éminent degré. Pour ce sujet, il ne se servit point d'autres voies ni moyens que du même amour, qu'il lui communiqua dès le commencement qu'il l'attira à soi, d'une manière si extraordinaire et embrasée que dès lors on l'eût plutôt jugée être à la fin qu'au commencement de sa course.

Cela donc présupposé, je dis maintenant : si ces premières démarches ont été si excellentes en l'amour, que pourra-t-on espérer d'elle, lorsqu'elle sera parvenue au bout de sa carrière ? Sans doute qu'il n'y a que celui seul qui l'a rendue telle, qui le puisse dire ; car pour tout ce que [36] j'en pourrai déclarer, [ce] ne sera que de petites étincelles de ce grand brasier qui la consumait toute, et lesquelles j'ai recueillies des discours et entretiens que j'ai eus avec elle, et que je rapporterai fidèlement, ainsi que je les ai appris de sa propre bouche.

Elle disait donc « que la première touche et le premier mouvement par lequel elle se porta vers Dieu ne fut autre qu'un feu violent et subit qui s'embrasa au milieu de sa poitrine, lorsqu'elle eut ouï raconter les tourments que Jésus-Christ avait endurés pour son amour, mais avec tant de véhémence et d'ardeur qu'il lui semblait être toute de feu : tout ce qu'elle touchait, voyait ou rencontrait, ne lui paraissait être autre chose que feu et flammes ; et il lui fut avis que dans ce moment toute sa substance, la moëlle de ses os et le sang de ses veines furent changées et converties en amour ; de sorte que depuis elle n'eut plus d'autre objet que l'Amour, d'autre sentiment que d'amour, d'autre volonté que pour plaire à l'Amour, d'autre désir que pour s'unir à lui, ni enfin d'autre cœur que pour être consumée de ses divines flammes. » Voilà quel fut son commencement, et de quelle façon l'Amour s'empara et se rendit maître de cette place ; et comme [37] il n'est jamais oisif, aussi opéra-t-il admirablement, et ne cessa, ainsi qu'elle le confessait elle-même, jusques à tant qu'il eût tout détruit et consumé ce qu'il y avait d'humain et de terrestre en elle, afin de la faire semblable à lui et la rendre comme divine ; et à cet effet il la fit passer par tous les degrés d'amour qui se trouvent décrits dans les Pères de la vie spirituelle.

Et à ce propos il me souvient qu'elle me raconta qu'un jour une personne de ses familiers lui lut dans la vie de sainte Catherine de Gênes les chapitres qui traitent de son grand amour ; et qu'entendant cette lecture, il lui semblait que ce même amour avait parfaitement accompli en elle ce qu'autrefois il avait exercé dans le cœur de cette grande sainte ; d'où elle entra dans un si grand sentiment de reconnaissance et d'amour qu'elle fut contrainte de prier de cesser cette lecture, de crainte que le feu qui était renfermé au-dedans n'éclatât au-dehors ; et au même instant Dieu lui fit connaître que de vrai les mêmes choses qui s'étaient passées dans cette âme séraphique, étaient les mêmes qu'il avait jusqu'alors opérées en elle ; d'où l'on peut recueillir quel fut l'amour de cette heureuse fille, puisque Dieu la compara à [38] cette grande sainte.

Pour retourner donc à ce premier trait que l'amour décocha dans son cœur, il n'est pas possible de dire combien il la navra et enflamma d'amour pour Dieu, duquel elle n'avait encore aucune connaissance. L'on dit communément qu'il faut connaître avant que d'aimer ; mais en elle ce fut tout le contraire, car elle aimait une Bonté dont elle n'avait quasi jamais ouï parler, et l'amour devança de beaucoup la connaissance ; d'où vint qu'en ses premières années elle avait toujours ces paroles en bouche, et encore plus au cœur : « Ô mon Dieu, qu'il faut bien qu'en vous il y ait quelque chose de bien aimable, puisque ne vous connaissant point, et ne sachant qui vous êtes, toutefois je brûle et je languis d'amour pour vous. » D'autres fois elle lui disait encore, pour exprimer la grandeur de son amour : « Ô mon Amour et mon Tout, s'il se trouvait qu'un puissant roi ou quelque grand prince pensât en moi, s'enquît de mes nouvelles et m'envoyât de ses biens, combien serai-je obligée de l'aimer et aurais-je de désir de le connaître et de le servir, encore que je ne l'eusse jamais vu ? Néanmoins, mon Dieu, tout l'amour que j'aurais pour cette personne, quoi [39] qu'excessif, ne serait rien en comparaison de celui que j'ai pour vous ; car cet amour-là ne serait que par accident et hors de moi, mais celui que je ressens pour vous est empreint au plus intime de moi, et ne puis m'empêcher que je ne vous aime ; et je sais, par un je ne sais quoi que je ressens en moi, que vous êtes infiniment aimable. » Voilà comment l'amour la faisait parler dans son commencement ; et comme c'est son propre effet de désirer de jouir de la chose aimée, on sait par ce qui a été dit en la première partie, quels furent les transports et les agitations de ce pauvre cœur à la recherche et à la poursuite de Celui qui l'avait blessé.

Que si l'amour était si fort et violent lorsqu'elle ne connaissait pas encore la bonté ni la beauté de celui après qui son cœur haletait si continuellement, quel il fut lorsque par une grâce spéciale il se découvrit et manifesta à elle, ce jour du Vendredi Saint duquel nous avons parlé ! Sans doute ce sont choses qui surpassent tout ce qu'on en saurait dire. Ce fut alors qu'elle reconnut que ce n'était pas sans raison qu'elle avait tant couru et parcouru pour chercher et trouver un Dieu si bon et si aimable ; et [40] lorsque la connaissance de ses divines perfections se joignit avec l'amour, il se fit dans son cœur de si étranges opérations d'amour que c'était comme un miracle continuel de la toute-puissance qu'elle ne mourait à chaque moment.

Cet amour ne s'alentit jamais, mais alla toujours croissant comme l'aube du jour, jusqu'à ce qu'il fût parvenu en son plein midi ; et quoique par l'espace de deux ans il semblât mort et éteint par la violence des tentations, ce ne fut toutefois que pour se rallumer par après, avec bien plus d'impétuosité qu'auparavant ; parce que ce cœur ayant été purifié par les étranges peines qu'elle endura pendant ce temps, il fut par après rendu plus capable de recevoir et supporter les divines opérations que l'Amour exerça en icelui. Aussi, dès lors, il prit une nouvelle forme, et Jésus-Christ commença de vivre en elle tout d'une autre manière, faisant bien plus ressentir sa présence divine et agissant avec plus d'empire qu'il n'avait encore fait ; et l'amour, par conséquent, s'accrut en telle sorte qu'il lui semblait n'être plus qu'un composé et un abrégé d'amour, tant pour le corps que pour l'esprit ; car de là en avant, elle n'eut plus d'yeux que [41] pour contempler son Amour, plus d'oreilles que pour entendre sa voix, plus de langue que pour le bénir et raconter ses louanges, plus de bras que pour travailler pour lui, plus de pieds que pour marcher en la voie de ses divins conseils, plus de corps que pour l'emporter toute à son service, plus de désirs que pour accroître sa gloire, plus de volonté que pour lui obéir, enfin plus de cœur que pour être consumée de ses flammes. Voilà les propres termes avec lesquels elle m'a déclaré ce qui se passa en elle, après qu'elle fut délivrée de la cruelle guerre que le diable lui livra, et ce furent aussi les mêmes que Dieu lui déclara intérieurement, lui faisant connaître que désormais il voulait qu'elle vécût de la sorte.

Et en effet ses yeux ne purent plus voir avec délectation que ce qui pouvait accroître son amour : quand c'eût été les choses les plus admirables du monde, elle n'eût pas jeté un regard pour les voir, si elle ne croyait qu'elles eussent servi à l'amour. Si elle considérait quelque objet, tout incontinent il se convertissait en amour. Il n'y avait si petite fleur, arbre, ou quelque autre créature que ce fût, qui ne la portât à l'amour, [42] et desquels elle ne tirât de nouveaux motifs d'aimer ; de sorte que souvent elle fermait les yeux, ne pouvant supporter des grands excès d'amour que la vue des créatures lui impressionnait722 ; mais quand elle fuyait de voir ces petites étincelles, elle rencontrait au-dedans d'elle-même ce grand brasier qui la consumait toute.

Ses oreilles demeurèrent aussi fermées à toutes les vaines curiosités, et à tous les discours qui n'étaient pas de Dieu. Quand elle se rencontrait avec des personnes qui parlaient d'autre chose, elle se tenait si recueillie au-dedans d'elle-même qu'on voyait bien qu'elle n'avait aucune attention à ce qu'elles disaient ; et souvent après un long discours, elle n'eût pas pu dire un seul mot de ce dont on avait parlé. Mais quand il était question d'entendre la voix de Dieu ou sa divine louange, elle était toute oreille, et il semblait qu'elle goûtait avec un plaisir non pareil tout ce qui se disait de lui, mais surtout quand on traitait de sa bonté et de son amour, car alors elle se baignait et délectait de joie ; souvent aussi elle ne pouvait entendre tels discours, et était contrainte de quitter, parce que son cœur s'embrasait si fort qu'elle ne pouvait durer. Et si c'étaient [43] personnes familières, elle leur disait : « Je vous prie, n'en dites pas davantage, car vous me blessez et me faites mourir. » Et son visage devenait si ardent qu'on l'eût jugée être dans une grosse fièvre ; de sorte que ceux qui la connaissaient n'osaient parfois traiter de ces matières.

Sa langue, de même que ses autres sens, n'avait point d'autre emploi que de bénir son Dieu ; elle était muette à tout le reste : tous ses discours n'étaient que de Dieu, duquel elle parlait si admirablement qu'on l'eût plutôt prise pour un ange que pour une créature humaine. Mais ceci paraissait spécialement quand elle parlait de l'amour et de la bonté de Dieu en son endroit ; elle le faisait d'une façon si divine qu'elle eût causé de l'étonnement aux plus habiles docteurs du monde. Et lorsque ses directeurs, qui ont toujours été personnes très doctes et savantes, l'entendaient parler si hautement de Dieu et de ces divines perfections, ils étaient tout étonnés et avouaient qu'il ne se pouvait rien ouïr de pareil, et qu'il était impossible de l'entendre sans être touché intérieurement ; car ses paroles étaient comme autant d'étincelles de l'amour, qui embrasait les cœurs de ceux qui [44] l'écoutaient, disant des mots si significatifs et propres à exprimer ce qu'elle voulait dire, qu'il paraissait assez que Dieu en était l'auteur.

Jamais, en tous ses discours, il ne parut aucune recherche ni affectations ; au contraire, il s'y remarquait une certaine candeur et naïveté, accompagnée d'une prudence, sainteté et modestie si grandes qu'on voyait apertement que cette âme était toute remplie et possédée de Dieu. Si quelquefois il lui échappait par surprise de dire quelque parole inutile, son amour leur reprenait tout incontinent, lui faisant entendre que sa langue était bénie et consacrée à son service, et qu'ainsi elle ne devait point avoir d'autre usage. D'autres fois aussi, s'il s'agissait des discours de soi indifférents, elle se disait à soi-même : « Aimer vaut mieux que parler » ; et ainsi elle se taisait à toutes choses, hors à son amour, qu'elle entretenait continuellement au plus secret de son âme. Et si quelquefois elle voulait prendre un peu de divertissement, elle venait voir quelque religieuse de cette maison pour s'entretenir de son amour ; car elle n'avait pas d'habitude pour le faire ailleurs, excepté avec ses confesseurs, de quoi elle se plaignait parfois, [45] disant que c'était être bien captive, de ne pouvoir parler librement d'une bonté si aimable ; et disait souvent à Notre Seigneur : « Au moins, mon Amour, si je pouvais parler ouvertement de vous et raconter vos divines louanges, ce me serait une grande consolation ; mais non, il faut brûler et consumer d'amour, et encore ne s'en oser plaindre et n'en dire mot qu'à très peu de personnes. »

Il lui venait souvent des désirs si violents de publier les perfections de son Bien-Aimé qu'il fallait qu'elle se fît une violence extrême pour s'en empêcher ; et disait que si Dieu ne l'eût retenue, elle aurait couru les rues comme une folle et insensée, afin de déclarer à toutes les créatures combien Dieu est aimable et digne d'être servi. Je l'ai vu plusieurs fois tomber malade de douleur, de ne pouvoir dire à tout le monde ce qu'elle connaissait des perfections divines ; et elle fut très longtemps qu'elle répétait à tout moment ces paroles : « Oh, si je pouvais me faire entendre aux quatre coins de la terre, et que j'eusse une voix assez forte pour être ouïe d'un bout du monde à l'autre, je crierais incessamment : « Ô mon Amour, que vous êtes bon et aimable, et que les [46] cœurs qui ne vous aiment pas sont misérables et dignes de compassion ! » Elle disait ces paroles d'une façon si pénétrante et enflammée qu'il semblait que chaque mot fût une étincelle de feu.

Tout le reste de son corps, aussi bien que ses autres sens, n'avaient d'autre emploi que pour servir à l'Amour. S'il était question de travailler, c'était pour faire l'œuvre que l'Amour lui commandait ; et en cette considération elle s'y portait avec tant de force et de ferveur qu'elle dévorait de la besogne autant que quatre autres, et cela d'une façon si agile et vigoureuse que, quelque travail qu'elle fît, elle était toujours disposée à de nouveaux, comme si elle n'eût rien fait, encore que depuis le matin jusqu'au soir, elle n'eût eu trêve ni relâche. Si, lorsqu'il n'y avait rien à faire, elle se reposait, ce n'était que pour jouir plus à loisir de son Amour, se plaire en lui, le bénir et caresser. Si elle prenait son repas, ce n'était que pour fortifier son corps pour être la victime de l'Amour et avoir plus de vigueur pour le servir. La nuit, lorsqu'elle prenait son repos, elle s'endormait sur la sacrée poitrine de son divin Amour ; et à son réveil, qui était toujours fort prompt, elle se trouvait en la même [47] situation, je veux dire entre les bras de son Bien-Aimé, qui ne la quittait ni jour ni nuit ; car le plus souvent lorsqu'actuellement son corps reposait, son cœur s'entretenait en des divins colloques avec son céleste Époux, qui ne la laissait pas longtemps sommeiller, car d'ordinaire la force de son amour la réveillait, quoiqu'elle ne fît encore que s'endormir ; et alors il ne fallait plus espérer qu'elle reprît son sommeil : l'Amour l'en empêchait, passant ainsi la plupart des nuits à s'entretenir avec son Dieu et son Tout ; et ceci lui arrivait si souvent qu'elle m'a assuré qu'en plusieurs années elle n'avait pas reposé l'espace d’une heure chaque nuit ; ce qui toutefois ne l'empêchait pas d'être le matin la première sur pied pour recommencer de nouveau à s'employer pour son Amour, qui était toute sa plus grande délectation, tant que le même Amour lui laissa des forces ; car lorsqu'il les lui eut toutes consumées, elle changea aussi de façon d'agir.

.Section unique.

Après avoir fait voir comme l'Amour divin s'était rendu maître de son corps et de tous ses sens, il reste maintenant de [48] montrer qu'il en avait fait de même de son âme et de toutes ses puissances, afin qu'en elle fût parfaitement accompli ce grand et premier commandement d'aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances ; ce qui s'est entièrement effectué en elle, comme il sera facile de colliger723 par ce qui suit.

Car pour ce qui était de son entendement, il était si rempli et éclairé des lumières de la foi que, comme nous avons déjà dit, il ne lui semblait pas croire, mais voir et toucher aux doigts la vérité de nos Mystères, spécialement ceux qui regardent de plus près l'Amour ; car comme c'était la vie et l'aliment de son âme, aussi elle ne se repaissait d'autre chose, ayant toujours empreint dans son entendement l'image de cette bonté infinie qui lui enflammait le cœur de ses divins brasiers, sans que jamais elle se pût arrêter ni occuper d'autre chose, ni même sans pouvoir réfléchir sur elle-même ni sur ce qui la concernait, ayant bien un autre objet qui l'arrêtait, lui étant toujours avis que le temps était trop bref pour l'employer à autre chose qu'à contempler ses divines perfections ; ce qu'elle ne faisait point par voie de discours ni de spéculation, ni par d'autre voie que de celle [49] de l'amour, ni sans qu'elle eût aussi besoin de travailler à se recueillir ni rentrer en elle-même, pour rechercher quelque lieu à l'écart pour s'occuper avec son Dieu ; tout cela ne lui était point nécessaire car au milieu des rues, en plein marché, dans l'embarras d'un grand ménage, elle était aussi attentive à contempler les perfections de son Bien-Aimé que si elle eût été dans un désert ; d'autant que partout où elle allait, elle portait toujours son feu et son amour au-dedans de soi, et ainsi quelque part qu'elle fût, elle en recevait la lumière et la chaleur.

Sa mémoire ne lui fournissait point d'autres images ni représentations que de son même Amour : la nuit, même en dormant, ce qui se représentait à son imagination ne tendait à d'autre fin qu'à celle-là, tant l'habitude en était fortement enracinée. Tout ce qui n'était de Dieu ou pour avancer sa gloire, en était si éloigné qu'elle m'a souvent avoué n'avoir presque jamais de pensées inutiles. Sa mémoire était si éloignée des choses basses et terrestres qu'il ne lui semblait pas y vivre ; et néanmoins en tout ce qui était nécessaire pour satisfaire à sa condition de servante, elle le faisait si à point et avec tant de prévoyance qu'on eût facilement cru qu'elle ne [50] s’appliquait qu'à cela, quoique ses occupations fussent fort diverses, ayant seule le soin principal de pourvoir à toute la maison, tant pour la nourriture que pour l'entretien de tous ceux qui y étaient, car son maître et sa maîtresse avait une telle confiance en elle qu'ils s'en étaient entièrement remis à ses soins ; et pour cela, elle ne manquait à rien, son Amour lui fournissant si à propos le souvenir des choses qu'il fallait, dans le temps qu'il les fallait accomplir, qu'elle ne s'en pouvait aucunement mettre en peine, lui laissant tout ce soin, afin de se pouvoir toute employer à l'aimer. Et encore qu'elle ne laissât pour cela rien à faire de tout ce qui était nécessaire, elle agissait néanmoins d'une manière si simple et désintéressée que sitôt que les choses étaient accomplies, elle en perdait l'idée, et souvent les choses étaient faites sans qu'elle eût su dire par qui ni comment. Elle disait qu'il lui était avis que Dieu faisait tout en elle et par elle, afin que de sa part elle ne fît autre chose que l'aimer, comme si sa bonté eût été jalouse qu'elle eût eu d'autre emploi ; aussi disait-elle : « Il ne faut pas s'étonner si après cela je brûle et consume de son Amour ; je m'étonne bien plus que je ne meure à chaque moment, ressentant ce qui se passe [51] dans moi. » C'était là son refrain ordinaire, toutes les fois qu'elle parlait des bontés de Dieu en son endroit, disant toujours à la fin de chaque discours : « Le moyen après cela de ne pas aimer, de ne pas consumer et mourir d'amour, il serait impossible, il faudrait être pire que les bêtes et que les démons pour s'en empêcher. Il en faut passer par là, et l'Amour ne fera point de reste de moi jusqu'à ce qu'il m'ait toute consumée, réduite en lui-même ; il est le maître et je suis son esclave, il fera de moi tout ce qu'il lui plaira, car par sa grande miséricorde il n'y a rien en moi qui lui résiste. »

Pour ce qui était de sa volonté, il ne faut pas douter qu'elle ne fût tout embrasée et ardente de charité, puisque étant le siège de l'Amour, c'était aussi où il avait placé son trône, et de là se répandait dans toutes ses autres puissances, qui lui était entièrement soumises, lui obéissant comme des sujets à leur roi. Qui fut la même comparaison dont Notre Seigneur se servit, lorsque, l'introduisant dans cette nouvelle vie, dont nous avons parlé au chapitre quatorze de la première partie, il lui dit ces paroles : « Ma fille, que je veux que toutes les puissances servent et obéissent à l'Amour comme des sujets font à leur roi » ; ce [52] qui se fit au même instant, ressentant une telle soumission et accroissement en icelles qu'elles n'eussent pas osé se remuer sans l'ordre et le consentement de l'Amour ; mais comme cette grâce ne lui fut faite que plus de vingt ans après que l'Amour eut pris entrée en son cœur, et qu'elle ne lui fut donnée que pour faire cesser l'opération active de ses puissances, qui auparavant s'étaient continuellement exercées dans toutes sortes d'actes d'amour, je parlerai à présent de ce qu'elle faisait alors, réservant vers la fin de ce chapitre traiter de cette autre voie, où Dieu la fit par après entrer.

Sa volonté s'étant dès ses plus jeunes années portée vers Dieu et consacrée à son service, l'Amour la traita aussi toujours comme sienne, et comme une chose sur laquelle il avait un absolu pouvoir, la maniant et agitant en toutes les façons et manières que bon lui semblait, sans que de sa part elle y apportât aucune résistance. D'où venait que quand elle considérait les différentes opérations qu'il exerçait en elle, elle disait en riant : « Il me semble que je sois le jouet de l'Amour, car il me mène et manie comme il veut, me faisant faire mille sortes de personnages, comme si j'étais folle et hors de sens ; mais [53] il est le Maître de moi-même, il en peut user comme bon lui semble ; et si je savais qu'en moi il y eût la moindre résistance, j'aimerais mieux être réduite en poudre que de la souffrir. » Cela n'empêchait pas qu'elle ne se plaignît souvent à lui-même des excès qu'il lui faisait souffrir, quand la violence de ce feu intérieur la mettait si hors de soi qu'elle ne savait que devenir ; alors elle disait à Dieu : « Ô mon Amour, que vous me faites souffrir et languir, et que deviendrais-je? Car je ne puis vivre sans vous, et aussi je ne vous puis supporter ; votre amour m'accable et me détruit toute : je ne sais où aller, car partout je vous rencontre, et vos bontés me font mourir ; et si aussi j'étais un moment privée de vous, cela me serait une cruelle mort. Il semble que je vous fuie de peur de voir vos divines perfections parce que je ne les puis assez aimer, et que vous au contraire me poursuivez incessamment pour me les faire connaître, afin que votre amour m'embrase encore davantage. » D'autres fois, dans ses grands excès, il lui arrivait de dire que l'Amour était un cruel, un tyran, qui ne se contentait jamais de tourmenter ceux qui se sont livrés à sa merci ; que tout son plaisir était de brûler et détruire le cœur [54] qui lui a donné entrée chez lui ; et lorsque, après que ses saillies d'amour était un peu modérées, elle revenait à soi, se souvenant de ce qu'elle avait dit, elle en concevait de grands regrets, et en demandait pardon à Dieu avec autant de douleur que si elle eût commis quelque grande faute. Elle lui disait : « Ô mon Amour et Tout, si cela vous offense, ne permettez pas que jamais telles paroles sortent de la bouche, retenez-moi, car vous savez qu'il m'est impossible de ne les pas dire. » Et encore qu'elle fût certaine, par l'assurance intérieure que Dieu lui donnait, que cela ne provenait que de son grand amour, et que même ses confesseurs l'en assurassent, elle appréhendait néanmoins que cela lui arrivât, et se retenait le plus qu'elle pouvait ; mais elle avait beau faire, l'Amour était toujours le maître, et lui faisait dire et faire tout ce qu'il voulait, quand c'était son bon plaisir.

Sa volonté était si souple aux lois de l'Amour qu'en tout ce qu'elle connaissait lui être agréable, elle s'y portait de toute l'étendue de ses forces ; mais lorsqu'il arrivait qu'elle doutât si ce qui se rencontrait à faire, lui plaisait ou non, elle s'arrêtait sans reculer ni avancer d'un pas, jusqu'à ce qu'elle [55] eût été certifiée, soit par lui ou par ses directeurs, de ce qu'elle avait à faire, et alors elle s'en déportait ou s'y portait selon qu'il lui avait été signifié.

Or comme sa volonté était entièrement maîtrisée par l'Amour, de même aussi toutes ses patiences et appétits, et toutes les facultés internes et externes de son âme étaient emportés par ce torrent impétueux, vers lequel ils se dégorgeaient tous comme dans le vrai centre et le lieu de leur repos ; de sorte que tout son amour était employé à aimer Dieu et les choses qui concernaient son divin service. Sa joie n'avait point d'autre objet que de se délecter dans les perfections de son Bien-Aimé ; ses désirs ne se portaient qu'à amplifier sa gloire, mais avec tant d'excès que souvent elle en demeurait malade. Son espérance était toute fondée en lui, sa crainte était toute employée dans la seule appréhension de commettre la moindre offense contre Son adorable Majesté ; sa tristesse n'était autre que de voir une bonté si aimable être tant offensée et si peu aimée de ses créatures, ce qui la faisait souvent jeter de si profonds gémissements, et répandre tant de larmes qu'on eût dit qu'elle se devait abîmer de tristesse. [56]

Si elle avait de la hardiesse et de la force, c'était pour entreprendre les choses grandes et difficiles pour son Amour, avec un courage indomptable qu'elle exerçait spécialement contre elle-même, ne pouvant pas supporter le moindre défaut sans travailler à le détruire et anéantir tout aussitôt qu'il était découvert ; et elle disait que l'Amour les lui cachait et ne les découvrait que peu à peu ; parce que si elle les eût vus tous ensemble, ils lui eussent été insupportables, et [elle] n'aurait pu demeurer en repos jusqu'à ce qu'elle les ait eu tous détruits ; ce que ne pouvant faire tout d'un coup, Dieu avait la bonté de les lui tenir couverts, et lui-même les détruisait, et par après les lui faisait connaître, ce qui augmentait de plus en plus son amour, voyant le soin que Dieu avait d'ôter d'elle tout ce qui lui était contraire.

Enfin on peut dire qu'il n'y avait partie en elle, soit au corps ou en l'âme, qui ne fût à l'Amour, et qui n'exerçât en sa manière le métier d'aimer ; et comme elle était toute à l'Amour, aussi ce même Amour lui était toute chose ; c'est ce qui lui faisait si souvent répéter ces paroles : « Mon Amour et mon Tout ! », et ce n'était pas sans raison, car en lui elle trouvait tout ce que son cœur désirait. En [57] lui consistait toute sa joie, sa consolation, son soulas724 dans ses travaux, son rafraîchissement dans sa langueur, ses richesses dans sa pauvreté ; en lui elle trouvait un aimable Père, un Ami fidèle, un Frère unique, un Époux parfait, enfin un Dieu très miséricordieux qui lui était tout en toutes choses. Ce sont là les noms et les épithètes dont elle qualifiait son divin Amour.

Or comme la charité n'est jamais seule, est toujours accompagnée de toutes les vertus qu'elle fait exercer en l'âme qu'elle possède, elle en usait de même en celle-ci qui lui était si acquise ; car il ne se peut imaginer aucune sorte de vertu dont elle n'eût l'habitude et n'en exerçât les actes en un très haut point de perfection, et toujours par le motif de l'amour : elle n'en connaissait point d'autre, de sorte que si elle s'humiliait, ce n'était pas pour être humble, non plus qu'elle n'obéissait pas pour être obéissante, ni n'endurait pas pour acquérir la patience ; non, elle n'avait aucunes de ces vues ni prétentions dans l'exercice de toutes ses actions : c'était le seul Amour qu'elle envisageait, et c'était lui qui la rendait humble, douce, patiente, charitable, et qui enfin lui faisait opérer toutes sortes de biens par son unique motif. [58]

L'on peut reconnaître par tout ce qui a été dit, que véritablement l'Amour s'était rendu maître de ce cœur, et que j'ai eu raison de donner pour titre à ce petit traité Le Triomphe de l'Amour ; car c'était bien sa riche conquête, et il en était si jaloux que même les autres vertus n'y avaient entrée que sous son nom et son autorité : aussi disait-elle quelquefois en se divertissant que « l'amour est un vrai avare qui veut tout avoir pour soi, et que depuis qu'une fois il a entrée libre dans un cœur, il en ferme si bien la porte que nul autre n'y peut trouver d'ouverture » ; c'est pourquoi, quand il se présentait quelque chose qui voulait s'introduire dans son cœur, elle n'y résistait point autrement qu'en disant ces paroles : « Si l’Amour veut que telle chose y entre, à la bonne heure, soit ; pour moi, je n'ai qu'y voir, c'est lui qui en est le maître et en a les clés pour ouvrir et fermer comme bon lui semble. » Et si la chose qui se présentait n'était pas bonne, tout au même instant qu'elle avait dit ces paroles en elle-même, cela se dissipait comme fumée. Elle fut un long espace de temps qu'elle ne pouvait s'empêcher d'agir de la sorte pour tout ce qui se présentait, de quoi il ne faut pas s'étonner : car enfin elle n'était plus à elle, et ne dépendait plus d'elle [59] mais de l'Amour, à qui elle appartenait toute, qui, comme elle disait, avait ôté, mis, ruiné et édifié en elle tout ce qui lui avait plu.

Tant de rares vertus, tant de faveurs et de si grands avantages n'était pas suffisants pour contenter l'Amour : il voulait encore mettre la dernière main pour donner l'entier accomplissement à son ouvrage ; il y avait déjà plus de vingt ans qu'il travaillait après, et qu'il avait mis en œuvre toutes les puissances et facultés de cette heureuse fille, tant celles de son âme que celles de son corps, et ce avec tant de continuité que dans tout ce temps, à la réserve de celui de ces deux ans d'épreuves, jamais elle n'avait été l'espace d'un quart d'heure sans être en action au regard de l'Amour ; ce qui est une chose aussi digne de remarque et d'admiration, que possible aucune autre qui ait paru dans la vie des personnes spécialement chéries de Dieu. Car de dire qu'un esprit fut tellement prévenu des bénédictions de la divine Miséricorde que, vivant dans un corps mortel et parmi un si grand embarras d'occupations, fut néanmoins si fortement uni et attaché à Dieu que jamais il n'en perdit la vue ni ne s'éloigna de sa divine présence : aussi ne craignait-elle point d'avouer franchement, et à la plus grande [60] gloire de Dieu, que sans doute sa miséricorde avait opéré de grandes merveilles en elle, et se réjouissait de ce que dans le Ciel il en serait béni à jamais ; et quand elle disait cela, ce qui était très rare, et à ses plus intimes, ce n'était qu'afin que, dès ce monde, ils aidassent à remercier son bienfaiteur, et cela lui donnait tant d'amour que souvent elle en était malade.

Mais pour retourner à notre propos, l'Amour ayant donc ainsi mis en usage toutes les puissances de son âme, elles furent enfin réduites à telles extrémités qu'elles n'en pouvaient plus, ayant épuisé toutes leurs forces en aimant, de manière qu'elle fut réduite en une si grande faiblesse et défaillance, qu’il lui semblait à chaque moment devoir expirer, se sentant défaillir de toutes parts. Elle jetait ces plaintes pour se soulager : « Ah ! Amour, je n'en puis plus, je meurs et languis d'amour pour vous. » Elle fut plus de huit ans dans ces langueurs d'amour, qui allaient toujours augmentant par la vue et les effets des bontés de Dieu en son endroit, jusqu'à ce qu'étant parvenue en une extrémité si grande qu'elle n'en pouvait plus, étant toute usée et consumée par la douce violence de l'Amour, qui était ce qu'il prétendait725, alors il commença à opérer et agir tout seul en une manière toute [61] divine et surnaturelle : jusqu'alors, lui et elle avaient travaillé ensemble par l'étroit lien de la charité ; mais depuis que Dieu lui eût dit cette heureuse parole : Ma fille, cède-moi la place, alors il n'y eut plus que lui à paraître ; tout le reste, et elle la première, disparut ; tout s'apaisa, se tint coi et ne remua plus. Il ne se vit plus de désirs, plus d'amours forts et violents, plus de plaintes, plus de soupirs ni de gémissements, plus d'affections, quoique saintes et louables. Tout cela, dis-je, fut détruit, toute la multiplicité fut réduite dans l'unité ; tout ce qu'il y avait encore d'humain et terrestre fut changé en divin et céleste ; la créature devint participante en sa manière des qualités du Créateur ; là fut parfaitement accomplie cette parole qui dit que « quiconque adhère à Dieu, est fait un même esprit avec lui »726 ; et elle pouvait bien véritablement dire qu'« elle ne vivait plus, mais que Jésus-Christ vivait en elle » 727, et que « sa vie était cachée avec le même Jésus-Christ en Dieu » 728, lequel la mouvait et régissait en toutes choses, sans qu'elle pût faire la moindre action que par la conduite de son divin Esprit.

Mais comme j'ai parlé bien au long dans la première partie des effets admirables que Dieu opéra en elle [62] après l'avoir introduite dans cette divine vie, je n'en dirai pas ici davantage, finissant ce chapitre, pour recommencer de nouveau à traiter en celui qui suit, de la source et de la cause de son amour, qui a été le très saint Sacrement de l'autel.

.Chapitre 4. De son admirable union et transformation en Dieu par le moyen du très saint Sacrement de l'autel, et de sa grande dévotion vers ce divin Mystère.

Pour traiter dignement de la hauteur et sublimité de cette matière, il serait besoin, je ne dis pas d'une excellente plume, mais bien d'une langue angélique pour exprimer les grands et admirables effets que ce Pain des anges a opérés dans l'âme de cette heureuse fille, et réciproquement les amours et les ardeurs célestes qu'elle a ressenties pour cet auguste Mystère, qui sont tout à fait ineffables ; puis le même cœur qui les expérimentait, était muet et sans parole pour les pouvoir déclarer, ainsi qu'elle le faisait assez souvent paraître par son silence plein d'admiration, lorsqu'il [63] était question de parler de cet adorable Sacrement, qu'on peut véritablement appeler sa vie, ses délices, son trésor et son tout, puisqu'en lui était compris et renfermé l'Objet unique de toutes ses affections et qu'en ce Mystère plus qu'en tout autre, son divin Amour faisait paraître et éclater davantage les rayons de son ardente charité envers les hommes.

Mais avant que de passer outre et nous engager plus avant dans cette matière, il est important de déclarer quel fut le motif et la cause qui darda de si vives flammes d'amour dans le cœur de cette sainte fille au regard de ce divin Mystère, qui ne fut autre, ainsi que je l'ai appris de sa propre bouche, que le commandement et l'ordre exprès qu'elle en reçut de son aimable Sauveur, qui, d'abord qu'il l'eut blessée du feu sacré de son amour, lui donna au même temps un instinct et un désir fort et violent de rencontrer celui qui lui avait décoché ses flèches, mais le rencontrer, dis-je, dans le lieu où il faisait davantage paraître son amour ; de sorte qu'elle fut un long espace de temps qu'à l'imitation de la sainte épouse des Cantiques, elle ne faisait que conjurer son divin Époux de lui dire le lieu où il faisait sa demeure sur le midi de son plus ardent amour729, afin que là elle le trouvât et [64] pût jouir de lui selon ses grands désirs. Ce sont là les propres termes dont elle se servait dans ses premières années ; d'où il est facile de juger que le Saint-Esprit les lui enseignait, aussi bien que les autres dont nous avons déjà parlé autre part, car jamais elle n'avait ouï faire mention de la chaste épouse des Cantiques. Après que Notre Seigneur l'eut laissée quelque temps dans ces recherches et poursuites, après même s'être manifesté à elle ce jour du Vendredi saint dont il a été souvent parlé, il lui fit enfin connaître, par une lumière forte et pénétrante qu'il lui communiqua, que si elle voulait le trouver dans son midi et dans ses plus grands excès d'amour, qu'elle ne le cherchât point ailleurs que sur la Croix et au saint Sacrement de l'autel, mais spécialement en ce dernier Mystère qui était comme l'abrégé et la consommation de toute sa charité et dilection envers les hommes, s'étant là renfermé pour être avec eux jusqu'à la fin des siècles, à dessein de les nourrir de lui-même et leur communiquer abondamment les fruits de sa vie et de ses travaux ; que là elle le cherchât, et qu'elle l'y trouverait toujours prêt à l'écouter, à la recevoir et caresser ; que là il se donnerait à elle, et enfin l'unirait et transformerait en lui, la faisant semblable [65] à lui, autant que la créature le peut être en ce monde.

Ces lumières et connaissances lui ayant été fortement imprimées dans l'esprit, il ne faut pas s'étonner si après elles ont opéré en une très haute manière les admirables effets qui ont suivi et accompagné tout le cours de sa vie : je tâcherai d'en rapporter quelques-uns, qui ne seront que des moindres puisque les principaux et plus essentiels ne sont connus que de Dieu seul.

L'usage de la raison ne commença pas sitôt à paraître qu'elle ressentit de très grandes tendresses d'amour pour ce divin Sacrement, duquel elle tâchait de s'approcher le plus souvent qu'elle pouvait, quoique, comme nous avons dit, elle ne connût pas encore les grands trésors qui y étaient renfermés ; mais seulement elle s'y sentait portée et incitée par une vertu secrète et occulte, que Dieu avait empreinte au fond de son âme, qui était comme le germe et la racine de ce grand amour qu'elle expérimenta depuis, lorsque, par une grâce spéciale, Dieu l'eut plus particulièrement attirée à son service, et lui eut fait connaître les grands biens qui sont renfermés dans cet auguste Mystère. Ce fut alors que véritablement le feu de son amour s'embrasa [66] si fortement dedans son cœur qu’il lui semblait ne pouvoir vivre que par la force qu'elle recevait de cette viande qui était tout le soutien de son âme.

Et bien que le diable, comme ennemi juré des serviteurs de Dieu, fît tout son possible pour amoindrir ce grand amour qu'il prévoyait être sa ruine, il ne fut pas pourtant dans son pouvoir d'en venir à bout : au contraire, dans les plus furieux assauts qu'il lui livra, Dieu ne voulut pas qu'elle fût aidée et secourue d'autres armes que de ce vin qui produit les vierges, quoique pour lors elle ne s'en aperçût pas ; mais par après elle le reconnut fort bien, et quand par son moyen elle se vit miséricordieusement délivrée de toutes les bourrasques qui lui avait été suscitées, il ne se peut dire les excès et transports d'amour qu'elle ressentait pour ce divin Sacrement.

Ces désirs pour le recevoir étaient si extrêmes que souvent elle en était presque jusqu'au mourir quand elle s'en voyait privée, ce qui arrivait lorsque ses confesseurs voulaient éprouver sa vertu, car, reconnaissant une si grande ardeur, ils voulaient examiner et en voir la cause, crainte qu'elle ne procédât d'amour-propre ; et à ce dessein, ce [67] Père de la Compagnie de Jésus — que nous nommons toujours son confesseur et qui fut celui duquel elle fit rencontre à Vannes après avoir été délivrée de ses peines — fut celui qui l'exerça le plus en ceci, la laissant souvent huit jours sans lui permettre de communier, et quand l'heure de le faire était proche, il lui mandait de s'en abstenir ; ce qui lui était une si cruelle peine qu'il n'y en avait point de sensible dans la nature qu'elle n'eût subie plus volontiers que celle-ci ; et toutefois elle était toujours constante730 et résignée ; et lorsque son confesseur l'interrogeait de ses sentiments sur ces refus, elle lui disait avec sa simplicité et ferveur ordinaire : « Mon Père, si vous saviez la peine que vous me causez en me privant de mon seul et unique bien, je ne crois pas que vous eussiez le cœur de le faire, car la mort me serait plus douce ; mais néanmoins je suis si soumise à tout ce qu'il vous plaira, que si vous me le commandiez d'être six mois ou davantage sans communier, j'aimerais mieux mourir que de le faire contre vos ordres, ni dire une parole pour vous faire changer de volonté. » Elle n'avançait point sa réponse par dissimulation ou exagération : c'était la pure et simple vérité qui la faisait parler de la sorte ; car [68] étant bien instruite par son divin Amour, elle n'ignorait pas que la vraie et solide perfection ne consiste que dans la parfaite et sincère soumission de nos volontés à ceux qui nous gouvernent et nous tiennent la place de Dieu en terre. Il était facile d'en juger de ceci, car quoiqu'elle ressentît beaucoup ces privations, elle demeurait toujours aussi soumise et contente que si ces désirs eussent eu leur entière satisfaction. Ce que son Père confesseur ayant reconnu après plusieurs épreuves, il la laissa jouir pleinement de la licence qu'il lui avait donnée, qui était deux fois la semaine outre les fêtes et dimanches ; mais après plusieurs années écoulées de la sorte, cette licence fut élargie pour tous les jours, ainsi qu'il se dira plus bas.

Il serait comme impossible de dire les dispositions qu'elle apportait pour s'approcher de ce divin Sacrement. La nuit qui précédait le bienheureux jour qu'elle le devait recevoir, se passait toute en joie, en désirs, en amours et en ardeurs célestes. Il lui semblait que chaque moment fût un jour, tant il lui tardait que l'heure n'était venue, que son cœur désirait tant ; sitôt que le jour commençait à paraître, elle se mettait en chemin, lorsqu'elle était à la campagne où son maître [69] faisait son plus ordinaire séjour dans une de ses maisons, distante de la ville d'une lieue ; elle se mettait, dis-je, en chemin lorsqu'il lui était permis ; mais ce n'était pas pour y marcher comme à son ordinaire, mais il lui semblait voler, et que l'amour lui fournissait des ailes : quelque temps qu'il fît, soit d'hiver ou d'été, de pluie ou de tempête, rien n'était capable de l'empêcher d'avancer le pas, avec une telle vitesse que, comme elle me l'a confessé, elle se trouvait aux portes de la ville, qu'humainement parlant, elle n'aurait pas dû être à mi-chemin, sans qu'elle se ressentît non plus du travail du marcher que si elle n'eût fait que se reposer.

A l'approche des églises, tous ses sens étaient si émus que souvent le sang lui sortait du nez avec une telle véhémence qu'elle avait bien de la peine à l'étancher ; et ceci il lui arrivait dès lors même qu'elle était à Ploërmel ; et quoique avec le temps ceci se passât, il lui resta néanmoins tout le temps de sa vie cette grâce qu'à l'approche des églises où reposait le très saint Sacrement, encore qu'elles n'en sût rien et ne s'en aperçût pas, la correspondance intérieure qu'elle avait avec ce divin aliment faisait que son cœur tressaillait de joie et ressentait une certaine allégresse qui lui [70] faisait découvrir que son Bien-Aimé était proche, ainsi que le fer se meut à l'approche de l'aimant, et alors envisageant autour de soi, elle ne manquait point d'apercevoir quelque église, où elle entrait toujours pour adorer et remercier son aimable Sauveur de tant de faveurs qu'il lui faisait.

Mais retournons à la réception réelle d'iceluy ; étant à l'église, elle se retirait en quelque coin à l'écart pour se disposer davantage ; elle entendait la sainte messe avec un désir et une ferveur toute embrasée : elle attendait l'heureux moment qu'elle recevrait son trésor et son unique bien. Il n'y avait sortes d'amour ni actes de vertu qu'elle n'exerçât pour disposer et embellir le lieu où son Roi devrait faire son entrée. Quand elle se présentait à la sainte table, on eut plutôt dit voir un Séraphin qu'une créature humaine, tant elle était embrasée et éprise d'amour. C'était une chose agréable de la voir et considérer dans cet état où elle paraissait si éprise et enflammée qu'on eût dit qu'elle était toute en feu ; et souvent dans ses premières années, il eut été difficile de l'envisager de près, tant son visage et ses mains étaient vermeils et ardents. Il y a autant de témoins de ceci qu'il y a eu de personnes à la voir communier. Mais où [71] les remarques en étaient plus fréquentes, c'était lorsqu'elle était céans731, où véritablement nous l'avons vue si souvent dans ces ardeurs d'amour que ce nous était un grand sujet d'étonnement et d'admiration tout ensemble.

Après qu'elle avait logé son Dieu et son Amour dans sa poitrine, son cœur ressentait de si grands excès de joie que, ne les pouvant souvent supporter, elle était contrainte de sortir promptement de l'église ou se tenir ferme aux barreaux du balustre, crainte que son corps, suivant les mouvements, de son esprit n'eût tombé en pâmoison et n'eût fait paraître quelque chose d'extraordinaire ; ce qu'elle appréhendait fort, et tâchait d'y obvier par ses promptes sorties.

Son cœur était si plein et regorgeant de grâce que ne, pouvant les contenir, elle était contrainte de se décharger ou demeurait accablée sous le faix de tant de faveurs. C'est pourquoi étant à la campagne, elle allait courant comme une insensée par les bois, donnant mille louanges à son Bienfaiteur, racontant ses divines perfections, et ainsi donnait air à son pauvre cœur et lui apportait quelque soulagement.

Comme elle était céans, après s'être [72] acquittée de ses occupations, sa coutume était d'aller au jardin dans un lieu à l'écart où d'ordinaire je lui faisais compagnie, et là, donnant pleine liberté à son cœur de se décharger, elle racontait des choses si hautes et admirables de cet auguste Sacrement et de l'amour que Dieu y fait paraître aux hommes, que véritablement tout ce que j'ai jamais lu ou ouï touchant cette matière n'est rien en comparaison de ce qu'elle en disait, et son amour s'embrasait avec tel excès qu'il me semblait qu'à chaque moment elle dût tomber dans l'extase. Voilà où elle était réduite toutes les fois qu'elle communiait.

Nonobstant toutes ses grandes ardeurs et divins transports, si ses occupations de ménage lui ôtaient le temps de prendre ce soulagement, elle demeurerait aussi paisible que si rien ne se fût passé, priant à cet effet son divin Hôte de les modérer un peu ; ce qu'il lui octroyait au même instant, de sorte qu'au lieu de ces grands excès, elle se trouvait dans une paix si profonde que rien ne l'empêchait d'agir. Et son action aussi ne la détournait point de la douce jouissance de son divin Époux ; et ainsi elle passait le jour auquel elle avait eu le bonheur de le recevoir, encore qu'il fût tout employé dans l'embarras d'un grand [73] ménage et dans des occupations sans relâche : il lui semblait qu'au-dedans d'elle-même il y avait un lieu secret et retiré, où créature ni chose du monde n'avaient entrée que Dieu seul, duquel elle jouissait aussi paisiblement que si elle eût été renfermée dans un cachot, et disait encore pour exprimer ce que je dis : « Dans ce temps-là, j'avais deux yeux et deux oreilles, mais il n'y avait que la gauche pour mon ménage : la droite et tout le cœur étaient attentifs à voir, écouter et aimer qui m'avait bien daigné visiter ; et ayant celuy [sic] mon Dieu avec moi, je croyais avoir aussi tout le paradis, de manière que je me réjouissais de la compagnie des bienheureux esprits comme si j'eusse déjà été dans le Ciel, me persuadant qu'ils étaient tous autour de mon cœur, pour faire honneur à leur Roi et au mien qui y prenait son repos. Dans cette ferme croyance, je les conjurais de m'aider à le louer, l'aimer et le remercier de tant de biens que sa bonté me départait732 à chaque moment. » Voilà ses propres termes, que j'ai voulu rapporter aussi bien que les suivants :

« Je fus plusieurs années, disait-elle, avec une faim et soif si ardente de ce divin Sacrement que, quand on m'eût donné tous [74] les biens du paradis, ils n'auraient pas été capables de me contenter ; j'étais comme une pauvre affamée et altérée, qui avait toujours la bouche ouverte après ma céleste nourriture733 ; et plus je la recevais, et plus ma faim augmentait ; et j'eusse voulu incessamment la manger sans jamais me pouvoir rassasier ; j'étais seulement contente tant que les espèces sacramentales duraient dans moi ; mais sitôt qu'elles étaient consumées, ma faim commençait avec plus d'ardeur qu'auparavant, et me tardait infiniment que le jour n'était venu, auquel je pourrais encore me rassasier pour un moment ; et s'il m'eût fallu souffrir tous les tourments du monde pour jouir de ce bien, je les eusse tous estimés petits au regard du grand bien que je possédais quand j'avais reçu mon Dieu et mon unique amour ; et si pour chaque communion, il m'eût fallu donner mon sang et ma vie, oh que de bon cœur je les eusse donnés pour jouir d'un si grand trésor ! J'allais regardant d'un côté et d'autre, comme ces pauvres faméliques qui cherchent de quoi manger ; et n'en trouvant, j'étais toujours affamée, toujours altérée, et toujours dans la recherche de quoi me nourrir et désaltérer ; mais avec [75] cette différence que ces pauvres affamés ne savent où prendre de quoi se rassasier ; mais moi, hélas ! je savais bien où était mon pain et ma nourriture, et où la fontaine qui devait étancher ma soif, qui n'était autre que le très saint Sacrement. C'est pourquoi mon cœur y était incessamment jour et nuit attaché sans en bouger jamais, et, s'il eût pu quitter mon corps, on l'eut trouvé collé au pied d'un ciboire : il était là comme les pauvres chiens sous la table de leurs maîtres, qu'ils regardent fixement, afin de les inciter à leur jeter quelque morceau de pain pour apaiser leur faim. Je comptais tous les jours et tous les moments d'une communion à l'autre ; et il me semblait que je n'en verrais jamais la fin, tant ils me paraissaient longs et ennuyeux. Oh ! combien de fois me suis-je écriée à mon Amour qu'il me faisait mourir et languir de faim, et que je n'en pouvais plus, s'il ne se donnait à moi ! Combien de fois, hélas ! me suis-je vue malade, mais d'un mal qui ne provenait d'ailleurs que de l'ardent désir que j'avais de recevoir mon Dieu et mon seul amour ; et combien de fois aussi me suis-je trouvée accablée sous le faix d'une multitude de maux et de douleurs, qui pourtant me quittaient toutes au [76] temps que je devais communier ; et je n'étais pas sitôt de retour à la maison qu'ils revenaient tout ainsi qu'auparavant, et mon Amour me faisait connaître qu'il ne m'avait donné des forces que pour le recevoir. Ce qui m'embrasait si fort de son amour que la plupart du temps j'en étais presque jusqu'au mourir, et cela l'espace de plus de dix ans ; de sorte que la vie n'était pas une vie, mais une continuelle mort. »

Et comme un jour elle s'entretenait avec une personne de connaissance, qui était dans l'estime d'être fort spirituelle, celle-ci lui conseillait de modérer un peu ses grandes ardeurs, et qu'il ne fallait pas qu'elle s'y laissât ainsi emporter : « Oh ! plût à Dieu que vous expérimentassiez la moindre partie de ce que je ressens, et alors vous verriez s'il serait en votre pouvoir de vous empêcher de consumer d'amour ; sachez qu'il me serait plus facile de toucher le feu sans me brûler, que de m'empêcher d'aimer et de désirer de me rassasier de mon Dieu. Dites tout ce que vous voudrez à un pauvre famélique, vous n'apaiserez pas sa faim, au contraire vous l'irritez davantage. J'en suis tout de même : rien ne peut contenter mon cœur que Dieu, qui est sa seule [77] vie et l'aliment de mon âme. » De ceci l'on pourra juger combien était grand en elle le désir de recevoir ce Sacrement d'amour.

.Chapitre 5. Continuation du même sujet.

Que si son ardeur pour se nourrir et substanter de cette céleste viande était tel que nous l'avons dit, celui de Dieu à se communiquer à elle était infiniment plus grand ; ce qui [qu’il] lui faisait paraître par des effets si sensibles, qu'il semblait que Sa divine Majesté n'avait autres délices qu'à répandre profusément l'abondance de ses grâces et bénédictions dans ce cœur, qui était comme le blanc734 et la visée de son amour. Ce qui lui faisait adresser ces paroles, spécialement après avoir communié : « Ô mon Amour et mon Tout ! Arrêtez, je vous supplie, le torrent de vos grâces et consolations, car je n'en puis plus, il n'est pas possible que j'en supporte davantage ; il me semble que mon cœur est prêt de crever et de se fendre tant il est regorgeant ; je n'en puis plus, mon Dieu, je n'en puis plus. » [78]

Tout le temps que cette faim et soif dont nous avons parlé lui dura, Notre Seigneur avait cette bonté pour elle, qu'ès jours qu'il lui était permis de communier et qu'elle ne le pouvait pas faire, soit pour être à la campagne, ou que ses occupations lui ôtassent la commodité, il avait, dis-je, cette bonté de se communiquer aussi sensiblement et amoureusement à elle que si en effet elle l'eût reçu sacramentalement, et ce à la même heure qu'elle avait coutume de communier ; et cela lui était si connu et ordinaire qu'encore qu'elle prévît bien ne pouvoir communier, elle s'y préparait toutefois comme si elle eût été assurée de le faire ; et le grand nombre de ses occupations n'empêchait point qu'elle ne jouît à son aise de son saint Hôte. Elle lui disait avec grand amour : « Ô mon Dieu et mon Tout ! Je vois bien que partout vous savez faire du bien à vos créatures, et que ce n'est point seulement la communion qui nous unit à vous, mais c'est l'amour et la fidélité. » « Je vous laisse à penser, disait-elle lorsqu'elle racontait ceci, ce que ce pauvre cœur ressentait alors : véritablement ce n'était plus un cœur de chair, mais un brasier de feu et de flammes ; et le moyen qu'il n'eût été ainsi, voyant tant [79] d'effets de bonté et miséricorde d'un Dieu vers sa chétive créature. »

Lorsqu'en ces mêmes jours elle ne ressentait point cette faveur à l'heure accoutumée, ce lui était une marque certaine qu'elle aurait le bonheur de communier, ce qui ne manquait point de lui arriver, car Dieu inspirait quelque prêtre de la paroisse ou d'ailleurs, quelque religieux passant, d'aller dire la messe dans la chapelle de la maison ; et par ce moyen son céleste Époux lui fournissait l'occasion de recevoir et s'unir à lui. Il lui faisait si clairement connaître que le seul amour qu'il lui portait et le désir qu'il avait de se communiquer à elle, avait ému sa bonté à envoyer ce prêtre exprès pour lui en fournir le moyen ; aussi quand elle en voyait arriver quelqu'un, elle se disait à soi-même : « Voici l'ambassadeur et le messager de mon divin Amour, qui me vient inviter au banquet de l'Agneau sans macule735 » ; et alors son cœur se sentait épris d'une si ardente flamme d'amour que c'était merveille comment elle la pouvait supporter.

Depuis que la permission de communier souvent lui eût été donnée, jamais, pour quelque indisposition, fatigues ou travail qu'elle eût, elle ne prenait aucune [80] nourriture avant midi, afin que s'il arrivait quelque prêtre, elle pût communier ; et ainsi elle se tenait toujours prête, comme les sages vierges de l'Évangile, afin d'aller au-devant de son céleste Époux. Plusieurs fois elle se croyait privée de ce bien pour être fort proche de midi ; et lorsqu'il ne restait plus que le temps nécessaire pour pouvoir célébrer, il se rencontrait un prêtre qui s'offrait de dire la messe, en laquelle elle se repaissait de sa chère nourriture ; et afin que le défaut des hosties ne la privât de ce bonheur, elle en avait toujours une bonne provision, qui lui était fournie par notre sacristine, qui lui avait donné une boîte propre à cet effet, qu'elle chérissait comme un précieux trésor, et ne la touchait qu'avec un grand respect, parce qu'en icelle était renfermée la matière qui devait être consacrée aux Corps et Sang de son Bien-Aimé.

Si ses occupations ne lui donnaient pas le loisir d'aller à l'église, elle tâchait au moins de trouver un moment pour aller soir et matin au jardin ou dans le bois, d'où elle voyait l'église de sa paroisse ; et là, avec un esprit tout plein de foi, elle se prosternait la face contre terre pour adorer son Dieu, [81] tout ainsi qu'elle eût fait si elle l'eût vu de ses yeux, croyant fermement qu'il écoutait ses gémissements et soupirs. Et lorsqu'elle était malade, ne pouvant rendre ces devoirs à son Amour, elle tâchait au moins de le faire en la manière qui lui était possible, étant jour et nuit tournée et couchée du côté de la plus proche église, n'ayant point de plus grand remède à ses maux que celui-là. Et quand, dans cette grande maladie de huit mois qu'elle eut après que Dieu l'eût délivrée de ses peines, son confesseur, la visitant souvent, la trouvait toujours dans la même posture, et lui ayant demandé la cause, elle lui dit : « Mon Père, ne vous étonnez pas si le corps se tourne du côté où est son cœur, et toutes ses affections. Vous savez que toute la consolation d'un pauvre malade est de voir souvent son médecin : aussi toute la mienne consiste à me tenir de cœur et d'esprit là où je sais quelle est toute ma vie et ma santé ; tous les maux que je souffre me sont doux, quand je pense que je suis en la présence de mon Amour et de mon Tout ; ce qui me fortifie de telle sorte que je voudrais souffrir mille fois plus que je ne fais, si telle était sa volonté. » [82]

Ce n'est pas sans sujet qu'elle nommait la sainte Eucharistie sa vie et sa santé ; car souvent elle était comme l'aliment qui lui conservait la vie, n'en pouvant prendre d'autre qu'avec peine les jours qu'elle avait pris ce pain céleste ; et pour ce qui est de sa santé, elle s'est vue plusieurs fois guérie miraculeusement à l'approche de cette sainte Table, se sentant parfois si forte et robuste qu'il lui semblait n'avoir eu aucun mal. Et puisque nous parlons de la force, je rapporterai à ce propos ses propres termes : « Quand je sortais, disait-elle, de la sainte Table, je sentais une force accompagnée d'un si grand courage que j'eusse moi seule combattu et terrassé tout l'enfer ; rien ne me semblait difficile ni impossible ; j'étais comme un lion indomptable ; et il m'était avis que d'un seul regard je donnais la chasse aux démons, et à tout ce qui eût voulu s'opposer à la pureté de mon amour. »

Cette force et vigueur ne lui dura pas toujours, au moins pour ce qui est de la sensibilité ; ce ne fut que pour quelques années, après lesquelles son divin Amour la voulant disposer à quelque chose de plus parfait, il consumait peu à peu ses forces naturelles pour la réduire à une si grande faiblesse [83] qu'elle ne pouvait vivre ni subsister que par la force de son même amour ; et où elle expérimentait plus ses faiblesses, c'était à la sainte Communion, de sorte que souvent après, elle était contrainte de se jeter sur un lit ou quelque part, sans se pouvoir remuer ni soutenir. Et quand elle était dans ces grands excès d'amour qui la réduisaient à deux doigts de la mort, ses directeurs lui conseillaient en ces temps-là de n'entrer pas dans l'église comme à l'ordinaire : d'autant qu'elle approchait du Saint-Sacrement, le feu qui la consumait déjà prenait de tels accroissements qu'il lui eût été très difficile d'y demeurer sans que cet excès ne parût ; et quand cela la saisissait dans l'église, il fallait qu'elle en sortît promptement.

Ce feu divin qui lui causait une si grande altération qu'elle en avait les lèvres et la bouche toutes sèches et crevassées, avec une soif si étrange que, quoiqu'elle fît, elle ne pouvait se désaltérer. La sainte Communion était seule capable de le faire ; car au même temps qu'elle avait l'hostie sur les lèvres, elle ressentait comme si on l'eût arrosée d'une rosée céleste, qui lui causait un si grand rafraîchissement tout le temps que les espèces duraient, qu'elle ne ressentait plus [84] sa soif ordinaire ; après quoi elle revenait comme auparavant, et ceci lui dura encore quelque temps après que Dieu eût fait cesser l'opération de ses puissances.

Entre les Pères qui ont eu la direction de son âme, il s'en rencontra un qui, admirant la singulière dévotion qu'elle avait aux saints Sacrements, et prenant plaisir de l'exciter à la faire paraître, avait coutume, quand il lui ordonnait ou défendait quelque chose, de lui dire : « Si vous ne faites cela, vous ne communierez point, et si vous l'accomplissez, je vous permettrai de le faire. » Ce qu'il ne disait pas, doutant de son obéissance, mais seulement il le faisait, comme j'ai dit, pour faire paraître sa grande dévotion vers cet adorable Mystère ; en quoi il avait bien sujet de se satisfaire car lorsqu'il lui faisait ces promesses ou menaces, elle lui répondait en souriant modestement : « Oh ! mon Père, que vous savez bien par où il me faut prendre, car il n'y a rien, pour difficile qu'il puisse être, que je n'embrasse de tout mon cœur, plutôt que d'être privée d'un si grand bien ; et s'il me fallait brûler toute vive, et qu'après vous me donnassiez permission d'en jouir, je me jetterai dès ce moment en un brasier ardent, pourvu que mon Dieu [85] n'en fût point offensé ». Ce sont les paroles avec lesquelles elle répondait à ce bon Père, qui ne s'attendait pas à moins, sachant bien, par la claire connaissance qu'il avait de son âme, qu'elle n'avançait rien qui ne fût véritable.

Enfin, Notre Seigneur, qui a promis de rassasier ceux qui ont faim et soif de la justice, voulut contenter le désir de cette sienne bien-aimée, en lui permettant de se repaître tous les jours de ce pain divin ; ce qui lui fut octroyé en cette sorte. Un jour, comme elle s'entretenait avec ce Père de qui nous avons dit qu'elle a toujours plus expressément suivi la conduite, il lui dit pour l'éprouver : « Ma fille, jusqu'ici on vous a permis de communier plusieurs fois la semaine ; mais maintenant je ne veux plus que vous le fassiez que les dimanches ; n'en êtes-vous pas contente ? » « Oui, mon Père, répartit-elle, je ferai tout ce qu'il vous plaira. » Et alors il s'embrasa au-dedans d'elle-même un désir si violent de cette divine viande qu'elle devint toute en feu, lui semblant être dans une fournaise ardente, qui répandait ses flammes jusqu'au dehors ; de quoi ce Père s'apercevant, lui demanda derechef si elle n'était pas contente de la défense qu'il lui avait [86] faite. « Oui, mon Père, lui dit-elle, et de tout mon cœur je veux ce que vous voulez, parce que, si je faisais autrement, je croirais déplaire à mon divin Amour ; je préférerai toujours sa volonté à toute autre chose. » Alors ce bon Père lui dit : « Allez, ma fille, et non seulement communiez comme à l'ordinaire, mais faites-le tous les jours tant qu'il vous sera possible, et n'y manquez pas tout le reste de votre vie. »

Si on lui eût donné tous les trésors du monde et toutes les délices du paradis, son cœur n'eût pas ressenti une plus grande joie que celle que lui causa cette licence, et après qu'elle lui eût été donnée, elle déclara au Père le désir violent qui avait saisi son cœur, lorsqu'il se pensait voir frustrée de son plus précieux trésor.

Elle fit si bon usage de cette permission que, depuis ce jour là, elle n’en passa aucun, étant dans la ville, sans communier, jusqu'à ce qu'elle eût la jambe rompue, car, n'ayant pas la commodité de se transporter à l'église, elle ne le fit pas si souvent.

Il ne se peut dire les grands avantages qu'elle retira de l'usage si fréquent de cette céleste viande, et combien Dieu lui fit des faveurs par son moyen : elle était comme la [87] source et le canal duquel il se servait pour faire découler en son âme l'abondance de ses bénédictions ; et pour preuve de cela, toutes les fois qu'il lui voulait communiquer quelque nouvelle grâce, c'était toujours au moment de la sainte Communion. On a pu en faire la remarque en tout ce qui a été dit, je ne les représenterai point ici, je dirai seulement que celle que j'estime la plus grande de toutes, selon mon petit jugement, est la cessation de son opération pour donner lieu à celle de Dieu, qui lui fut donnée par le moyen de la sainte Communion ; car bien longtemps auparavant qu'elle fut établie dans ce silence divin au regard de toutes ses actions, elle l'était pour celle-ci, après laquelle elle ressentait un si grand calme et une paix si profonde dans toutes ses puissances que pas une n'osait se remuer, crainte, disait-elle, d'interrompre le repos de son Bien-Aimé, qui était là renfermé comme dans son lieu de délices. Par ce moyen, Dieu l'allait disposant aux grandes et merveilleuses opérations qu'il voulait accomplir en elle ; car quoique que tout ce que nous avons dit jusqu'à présent soit très digne de remarque, ce qui suivit par après l'est beaucoup davantage. [88]

Certainement on peut dire, et sans crainte d'errer, que toutes les promesses que Notre Seigneur a faites dans son Évangile à ceux qui prendront dignement son précieux Corps et Sang, ont leur plein et entier effet dans l'âme de cette heureuse fille ; mais surtout cette union et cette vie divine, que l'âme fidèle contracte avec Jésus-Christ dans cet auguste Sacrement. Pour celle dont nous parlons, elle l'avait en un si éminent degré qu'il ne semble pas qu'une créature humaine puisse passer outre ; car sa vie n'était autre que celle de Jésus-Christ, qui donnait le branle et le mouvement à toutes ses actions et opérations tant internes qu'externes, ne vivant et n'agissant que par la conduite de son divin Esprit, d'où s'ensuivait une si étroite union qu'elle osait bien avancer avec toute confiance ces paroles : « Qu'est-ce qu'il y a au ciel ni sur terre, qui me pourrait jamais séparer des mon Amour et mon Tout ? Il n'y a rien, non, il n'y a rien qui soit assez puissant pour le faire ; car, par sa grande miséricorde, il a détruit en moi tout ce qui lui déplaisait ; et maintenant il n'y a plus que lui qui vit et règne en moi, tout ainsi que bon lui semble, sans que je veuille aucunement résister à ses volontés. » Ce sont [89] là les discours les plus ordinaires qu'elle tenait après qu'il lui eut fait cette grâce si signalée de laquelle nous avons souvent parlé, lorsqu'il l'établit dans cette admirable vie qui la fit mourir à toutes choses pour ne vivre qu'en lui et par lui.

Que si, dès l'entrée d'icelle, elle expérimenta de tels effets, je laisse à penser ce que fut ensuite. Il se passa des choses si ineffables en elle que lorsqu'elle en voulait parler, elle était contrainte de se taire, ne pouvant trouver de termes approchant de ce qu'elle ressentait ; car cette divine union ne se devait plus appeler union : c'était une totale transformation d'elle-même en Dieu, une entière perte et anéantissement de son être dans la Divinité, où elle ne se trouvait et n'y envisageait plus elle-même ni rien qui lui appartînt, mais Dieu seul sans autre chose. C'est ce qui lui faisait si souvent proférer ces paroles : « Ô pauvre Armelle, pauvre chambrière, chétive villageoise, où es-tu maintenant, et où est-ce que l'Amour t'a réduite ? Tu n'es plus, tu es perdue, maintenant tu es en quelque façon changée, transformée en Dieu par sa grande miséricorde. » Ce sont là ses propres paroles, avec lesquelles je finis, ne pouvant passer outre non plus qu'elle, [90] mais seulement demeurer à son exemple dans l'admiration des bontés de Dieu en son endroit ; car lorsqu'elle avait proféré ces paroles, elle demeurait en un profond silence, et sa façon témoignait assez qu'il y avait bien d'autre chose à dire que ce qu'elle énonçait, mais leur excellence lui fermait la bouche.

De même, je confesse qu'encore que ce chapitre soit un peu long et qu'il y ait des choses assez considérables, je n'ai toutefois mis qu'une partie de ce qui se passait en elle, ni même tout ce qui est venu à ma connaissance ; si j'en voulais faire un entier récit, une main de papier ne suffirait pas ; ce peu est assez pour faire connaître combien grande était sa dévotion vers le très saint Sacrement, et les grâces et les faveurs que Notre Seigneur lui a conférées par son moyen.

Or avant que de finir, je dirai encore un mot, qui est que depuis qu'elle fut arrivée à ce sublime degré de perfection dont nous traitons présentement, cette faim et cette soif qu'elle avait ressentie avec tant d'ardeur pour cette céleste viande, fut pleinement contente et assouvie, de sorte qu'elle était dans une continuelle satiété, et dans un banquet perpétuel de délices ; de plus, toutes ses grandes ardeurs et transports d'amour [91] furent changés dans un calme si profond, qui se faisait au plus intime de son âme lorsqu'elle avait communié, qu'elle eût dit être déjà dans le Ciel.

Ses dispositions et actions de grâces ne se faisaient point d'autre manière que dans ce silence tout divin et paisible, dans lequel il n'y avait que Dieu à se faire entendre, la créature étant comme déchue de son être. Voilà les avantages merveilleux qu'elle a recueillis de la réception fréquente et ordinaire de ce Pain des anges.

.Chapitre 6. De sa continuelle présence de Dieu, et comme elle était instruite et gouvernée de Dieu même.

Marcher en la présence de Dieu et être parfait, sont deux choses inséparables, au témoignage de Dieu même. Or, comme son éternelle Providence avait avant les siècles destiné cette heureuse créature pour parvenir à ce suprême degré de perfection où nous l'avons vue, sa bonté ne voulant pas qu'elle manquât d'un si excellent moyen qu'est celui-ci, [92] elle le posséda avec tant d'habitude et continuité, que certainement on pourrait dire qu'en sa manière, elle était semblable à ces esprits bienheureux qui contemplent et voient toujours la face de leur Père céleste ; et ce serait dire et comprendre en un mot ce qui ne se peut assez suffisamment déclarer en plusieurs ; mais comme cette sainte personne, aussi bien que toutes les autres choses qui se sont passées en elle, a eu ses principes, ses progrès et ses heureuses issues, et qu'en ses divers états il se rencontre des choses très considérables, pleines d'instructions très solides, nous tâcherons d'en rapporter quelques-unes dans ce chapitre, où observant la méthode des précédents, nous commencerons par les choses les plus sensibles et palpables, pour finir par les plus simples et spirituelles ; et comme cette divine présence a toujours été accompagnée de l'exercice de toutes les vertus que ce grand Maître et Guide de son âme lui apprenait au plus secret de son cœur, nous ferons voir aussi, avec l'aide de sa grâce, les avantages admirables qu'elle a recueillis dans une si sainte école.

Pour commencer à traiter de cette matière, il nous faut aller puiser jusque dans sa source, et reprendre à cet effet les premières [93] années que Dieu l'attira à son service, où d'abord il lui fit cette grâce de lui graver profondément dans l'esprit la continuelle et vive représentation des douleurs et travaux de sa sainte Passion, lesquels ayant amorcé et pris ce cœur de la manière qui a été déduite dans son propre lieu, lui laissèrent ce désir violent de posséder pleinement ce Dieu de bonté, qui avait eu tant d'amour que de vouloir souffrir la mort pour la délivrer de celle qu'elle avait méritée par le malheur commun à tous les hommes ; et ce désir et cette soif ne fut point étanchée que ce jour du Vendredi Saint dans lequel Dieu se manifesta à ce cœur tout languissant et desséché dans la recherche de son amour ; de sorte que tout le temps qui avait précédé cet heureux jour, on ne pouvait pas dire qu'elle jouît de la présence de Dieu, puisqu'elle le cherchait avec tant de sollicitude et d'anxiété ; encore que chercher Dieu soit déjà le posséder en partie, elle ne s'estimait pas néanmoins satisfaite de cela. Mais depuis que la lumière de la foi lui eut fait découvrir et reconnaître que celui après qui elle avait tant soupiré habitait au plus intime de son âme, jamais depuis elle ne le perdit de vue, et rappelant tous ses esprits et toutes [94] ses puissances au-dedans d'elle-même, elle demeurait là, à voir et contempler, écouter et aimer l'unique Objet de toutes ses affections, qui se faisait ressentir dans ces commencements avec tant d'abondance et de plénitude que parfois il lui semblait en avoir le corps comme plein et enflé, spécialement tout autour du cœur, où il lui eût été impossible d'appuyer ni souffrir rien dessus qui l'eût tant soit peu pressée ; car cette plénitude était si exubérante et sensible qu'elle ne savait si à chaque moment sa peau allait crever, et était contrainte de lâcher tous ses habits, pour donner plus d'espace et de liberté à son cœur.

La présence de Dieu, qu'elle avait dès son commencement, n'était point imaginaire, ni sous aucune figure ni représentation : c'était la seule lumière de la foi qui lui découvrait, et faisait qu'elle le croyait être au-dedans d'elle-même, avec plus de certitude que si elle l'eût vu de ses propres yeux ; en quoi elle était tous les jours davantage confirmée par les expériences qu'elle en avait, et par cette grande plénitude qu'elle ressentait. Ce fut toujours là sa manière de présence de Dieu plus commune et ordinaire ; il est vrai qu’en diverses rencontres, elle l'avait autrement, [95] mais celle-ci revenait toujours comme la plus stable, solide, et moins sujette à l'illusion et tromperie.

Or comme Notre Seigneur n'avait établi sa demeure dans ce cœur que pour y régner en souverain, il voulut aussi, par une grâce très spéciale de sa bonté et de son amour envers cette fille, être comme le guide et le directeur spécial de son âme, la conduisant, l'instruisant, la gouvernant et régissant tout ainsi qu'un père bien-aimé ferait envers son fils unique, ou un maître soigneux et vigilant ferait envers son disciple, qu’il veut rendre parfait et accompli en toutes choses.

À cet effet, il lui donna à ce commencement pour modèle et exemple de toutes ses actions la vive représentation des siennes, afin que, les contemplant jour et nuit, elle se rendît une parfaite copie de ce divin exemplaire. Et crainte que l'oubliance lui fît négliger quelque chose, en toutes sortes de rencontres et d'occasions, il se présentait à elle dans la même action dont il s'agissait pour lors, et lui semblait entendre au fond de son cœur ces paroles : « Regarde comme je fais et fais le semblable. » Je laisse à penser quels effets cela opérait dans son âme. Nous ne saurions mieux la déclarer que [96] par ses propres paroles : « Jamais, disait-elle, je n'avais rien tant demandé à mon divin Amour comme cette ardente prière que je lui faisais tous les jours, à savoir qu'il plût à sa divine miséricorde me mettre du nombre de ses disciples, et me donner entrée dans son école, me faire domestique dans sa sainte Maison, et me recevoir dans sa compagnie ainsi qu'il avait fait ses Apôtres et disciples. Hélas, quand je faisais ces prières avec tant de ferveur que souvent j'en étais toute hors de moi, je ne savais ni n'entendais en aucune façon ce que je disais. Mais, ô mon Dieu ! que par après j'ai bien entendu le sens de mes paroles, et que vous avez bien accompli mes demandes ; car, par votre grande miséricorde, vous m'avez reçue dans votre école et m'avez admise dans votre compagnie, où moi, pauvre ignorante que je suis, ai plus appris dans un jour que tous les hommes ensemble ne m'eussent su apprendre en toute ma vie.

« Depuis que Dieu m'eut fait cette grâce de me faire sentir sa divine présence, et qu'il se voulait bien charger de ma conduite, je m'abandonnai entièrement à lui ; de sorte que je ne me considérai plus que comme la [97] disciple de Dieu, et l'écolière du Saint-Esprit : j'étais toujours attentive en moi-même à l'aimer et considérer ce qu'il me commandait, pour l'exécuter ; et quand il se présentait quelque chose à faire, je m'y portais tout de même qu'un serviteur ou disciple fait envers ce que son maître lui a ordonné ; le faisant, j'avais toujours la vue attentive sur lui, pour imiter la même chose qu'il avait faite en ce monde, me la remettant lui-même devant les yeux, afin que je l'eusse contre-tirée736 ; que si c'était chose qu'il n'avait point faite, il m'enseignait la manière de l'accomplir en la façon qui lui était la plus agréable, et ainsi en toutes choses grandes et petites il m'instruisait. Et non seulement il m'instruisait, mais lui-même par un excès de bonté me gouvernait ; et parfois il me faisait entendre que j'étais semblable à ces petits écoliers qui commencent d'apprendre à écrire, à qui le maître ne se contente pas de donner un exemple et modèle, mais encore prend la main de l'apprenti et la conduit, afin de lui apprendre ainsi à former ses lettres. J'étais tout de même au regard de mon Dieu, et fort souvent je sentais comme une autre main [98] qui conduisait la mienne. Je vous laisse à penser quelle bonté c'était là, et combien j'étais embrasée de son Amour. Sans doute la moindre de sa grâce était plus que suffisante de me fendre le cœur, et me faire mourir d'amour s'il ne m'eût soutenue ; car ceci ne se passait point par imagination ou fantaisie : c'était la vraie et pure vérité, que je voyais plus clairement que le jour en plein midi.

« Et non seulement il m'instruisait et me gouvernait, mais de plus me reprenait de tous mes défauts ; vous eussiez dit qu'il était jaloux de mon bien et de ma perfection ; de sorte que je n'eusse pas osé remuer la main, faire un geste, ou dire même une seule parole inutile, ou jeter un regard, m'excuser, ou faire autres choses semblables, que tout au même instant j'en étais reprise, mais avec tant d'exactitude que rien n'échappait à ses yeux divins. C'est pourquoi, ayant reconnu cela, je me tenais si droite, et j'avais si grande peur de lui déplaire, que je n'osais avancer ni reculer que par ses ordres ; et cela ne se faisait point par une contrainte qui m'eût gêné le cœur : au contraire, c'était par un excès d'amour, m'étant avis qu'il était comme [99] ces pères qui aiment si tendrement leurs enfants qu'ils ne peuvent souffrir en eux rien qui leur déplaise. Il m'arrivait parfois de me laisser emporter à quelque mouvement de promptitude, de chagrin, ou autre telle passion moins réglée, ce qui n'arrivait jamais que par une grande surprise ; au même temps j'étais retenue et arrêtée tout court, de façon que la parole que j'avais avancée demeurait à demi dite, comme si on m'eût lié la langue ; et l'action demeurait à faire jusqu'à tant que j'eusse apaisé ces mouvements ; quand il n'eût été question que de reprendre ou corriger un enfant, ou avertir de quelques défauts, il en fallait demeurer là, et ne point passer outre. Et pourquoi cela, sinon parce que j'étais toujours dans la présence de mon Dieu, qui considérait et voyait toutes mes actions ? Et comme je me disais à moi-même, faire de telles actions à la vue et à la présence de ton Amour qui te regarde et envisage toujours, oh ! c'est de quoi il me faut bien donner de garde. »

Voilà un petit échantillon des discours qu'elle tenait, lorsqu'elle parlait de la façon que Dieu s'était comporté envers elle dans ses commencements ; par où il est facile de [100] juger quel soin il avait d'elle, et que véritablement il s'était voulu charger de sa conduite, et être lui-même le seul maître et directeur de son âme. Je dis le seul maître, car encore bien que presque toujours elle ait eu des directeurs à qui elle rendait une parfaite obéissance, ainsi que nous le ferons voir dans son lieu, eux néanmoins ne lui servaient que pour approuver ce que Dieu opérait dans son âme ; d'autant qu'elle était si prévenue des bénédictions du Ciel qu'il n'était point nécessaire de lui rien enseigner : son Amour l'instruisait assez, et la poussait de lui-même à toute la plus haute perfection qu'on eût su désirer.

Après que ce divin Maître eût fait sentir sa présence au cœur de sa bien-aimée disciple, il voulut encore se faire connaître et manifester à elle dans toutes les créatures, où autrefois elle l'avait tant cherché sans l'y pouvoir trouver ; mais quand le temps en fut venu, il se découvrit lui-même, qui fut presque incontinent après qu'il l’eut délivrée de la grande persécution que le diable lui fit après son arrivée à Vannes. C'est une chose merveilleuse de voir et considérer les admirables reconnaissances qu'elle retirait des perfections divines par la vue des créatures, [101] dont il n'y avait si petite et chétive qui ne lui fût comme un grand miroir où elle voyait et contemplait les excellences de son Bien-Aimé, et qui ne lui fût comme un livre ouvert où elle apprenait des choses si hautes et relevées, et si conformes à ce qui est écrit dans la Sainte Écriture, que certainement il paraît assez que le même Esprit qui les avait fait coucher sur le papier, était le même qui les lui imprimait dans le cœur. Car quel autre que lui eût appris à une pauvre chambrière ignorante, toujours nourrie dans les champs, au moins pour la plupart du temps privée de l'entretien et conversation de toutes sortes de personnes doctes et capables (car en ces temps elle n'avait presque point encore de connaissance avec ses directeurs), toujours dans l'embarras et tracassement d'un grand ménage, qui ne savait pas les premières lettres de l'alphabet, qui, dis-je, lui aurait pu apprendre à tirer des conclusions et raisonnements qu'elle faisait par la vue de toutes les créatures ? Sans doute que ce ne pouvait être autre que celui qui instruit en silence et sans bruit de paroles les âmes qui s'abandonnent à sa conduite, comme avait fait celle-ci. Et pour prouver ce que je dis, je rapporterai les mêmes mots [102] qu'elle disait, quand elle parlait de cette façon de trouver Dieu en toutes choses :

« Il n'y avait si petite créature, dit-elle, qui ne me portât à Dieu, et ne m'apprît en sa façon à l'aimer ; de sorte que je m'écriais souvent à lui, et lui disais : « Ô mon Amour et mon Tout ! Quand il n'y aurait homme au monde qui me dît qu'il vous faut aimer, les bêtes et les autres créatures me l'apprennent assez ; et si vous-même vous vous cachiez de moi, elles m'enseigneraient à vous servir et trouver. »

« Quand je voyais, disait-elle, un pauvre chien qui ne quitte jamais son maître, qui est si fidèle à le suivre, qui pour un morceau de pain lui fait mille caresses, bon Dieu, que ce m'était une puissante leçon pour faire le semblable envers mon Dieu, qui par tant de biens m'avait liée et attachée à son service ! Quand je considérais dans les champs ces petits agneaux si doux et paisibles, qui se laissent tondre et tuer sans crier ni bêler, je me représentais mon Sauveur qui s'était ainsi laissé conduire à la boucherie et à la mort sans mot dire ; et qu'est-ce que cela m'apprenait ? Sinon à l'imiter et me rendre semblable à lui dans les rencontres fâcheuses et difficiles à la [103] nature. Si je voyais des petits poussins s'enfuir sous les ailes de leurs mères, tout au même instant il m'était mis dans l'esprit que mon Jésus s'était comparé à cet animal, afin de me donner confiance en lui et m'apprendre à me tenir cachée et couverte sous les ailes de sa divine Providence, pour éviter les griffes du milan d'enfer. Considérant la beauté des prairies et des champs couverts de verdure et de fleurs, je disais en moi-même : « Mon Bien-Aimé est la fleur des champs et le lys des vallées, c'est la rose sans épines, desquelles pourtant mon Amour a voulu être couvert et couronné » ; je l'invitais à faire de mon âme le jardin et le parterre de ses délices, et le conjurais de le tenir si bien clos et scellé qu'autre que lui n'y eût entrée. Quand je voyais les arbres se plier au gré des vents, la mer qui n'outrepassait jamais ses bornes : « Ô Dieu, disais-je, que ne suis-je aussi pliable et maniable aux mouvements et inspirations de votre divin Esprit, et que jamais je ne puisse outrepasser les bornes de vos adorables volontés ! » Les poissons qui nageaient et se délectaient dans la mer m'enseignaient à me noyer et délecter toujours dans mon divin Amour. [104] Le matin, quand d'une petite bluette de feu j'allumai un grand brasier, je disais : « Ô mon Amour ! Que si on vous laissait faire dans les âmes, que vous auriez bientôt fait le semblable ! » Quand je coupais des chairs mortes et apprêtais à manger, il me semblait ouïr la voix de mon Bien-Aimé qui me disait que, pour me nourrir et substanter, il avait voulu souffrir la mort pour être l'aliment de mon âme.

« Si je voyais cultiver et ensemencer la terre, il m'était avis voir mon Sauveur, qui avait tout le cours de sa vie tant sué, peiné et travaillé pour cultiver nos âmes et y répandre la semence de sa céleste doctrine et de son divin Amour, et que toutefois il y avait si peu de terre qui portât de bon fruit, ce qui me causait des regrets indicibles. Au temps des récoltes que je voyais le bon grain séparé de la paille, il m'était enseigné qu'autant en serait fait au jour du Jugement des bons et des mauvais. Bref, il n'y avait créature au monde qui vînt à ma connaissance, qui ne me servît d'instruction et ne m'apprît toujours chose nouvelle. C'est pourquoi je disais souvent à Dieu : « Ô mon Amour ! Que vous avez bien su suppléer à mon ignorance ! [105] Car ne sachant ni lire ni écrire, vous m'avez donné de si gros caractères pour m'instruire qu'il ne faut que les voir pour apprendre combien vous êtes aimable ; et souvent je voudrais ne les point voir car ils me brûlent si fort de votre amour que je ne sais que devenir.

« Non seulement, disait-elle encore, les créatures me servaient d'instruction, mais de plus je voyais que Dieu, par une bonté infinie, les avaient toutes créées pour mon service et qu'il concourait avec elles pour me faire du bien, de sorte qu'en toutes les assistances que je recevais d'elles, je voyais clairement que c'était lui qui me les faisait par elles. C'est pourquoi je rapportais tout à lui, me disant en moi-même : si ma maîtresse m'envoyait faire de sa part un présent à quelqu'un, ce ne serait pas à moi à qui il en aurait obligation ni à qui il ferait ses remerciements, ce serait à elle qui le lui a envoyé ; de même tout ce que les hommes et les autres choses me font de bien, ne vient pas d'eux, c'est mon amour qui me le fait par eux. De manière qu'il ne se passait moment dans le jour que je ne trouvasse de nouveaux motifs d'aimer et de m’unir davantage à [106] celui qui était intimement présent à mon âme, et qui me donnait toutes ces vues et connaissances sans que je les procurasse, et [elles] m'étaient communiquées avec tant d'abondance que si on avait pu les écrire, j'en aurais fourni de quoi faire plusieurs livres. Et toutes ces choses ici ne me détournaient point de mon ordinaire présence de Dieu : au contraire, elles m'y liaient tous les jours de plus en plus, ce qui m'obligeait parfois de faire ces plaintes à mon Amour, qui ne se contentait pas d'avoir allumé un grand brasier au milieu de ma poitrine, qui me dévorait, mais encore il y ajoutait tous les jours du bois et de la matière pour me brûler davantage. » Voilà les propres termes desquels elle se servait quand elle parlait du temps que Dieu l'instruisait ainsi par le moyen des créatures, qui fut à peu près d'environ un an ou deux, après quoi Dieu la conduisit à d'autres choses.

Les justes sont comme la lumière du jour qui va toujours croissant jusqu'à ce qu'elle soit parvenue en son plein midi ; de même cette sainte fille, que nous pouvons hardiment appeler juste, allait croissant et s'avançant de jour en autre en la voie de la perfection, par les douces et amoureuses [107] conduites que son divin Amour lui fournissait ; lequel après lui avoir donné les actions de sa vie pour exemple, et qu'elle eût taché de les imiter de tout son pouvoir, et l'avoir enseignée par le moyen des créatures comme il a été dit, il la fit changer d'état, lui proposant les perfections de sa divinité, afin qu'elle les imitât dans la manière la plus sublime et relevée que la personne de sa sorte eût su faire. Et l'endroit où il les lui découvrit le plus clairement, ce fut au très saint Sacrement de l'autel, où, comme nous disions au dernier chapitre, son cœur se trouva si collé et attaché que jour et nuit il n'en bougeait, et avait une telle foi et croyance dans cet adorable Mystère qu'elle disait que, quand tous les anges, les hommes et démons lui eussent dit que Dieu n'y était pas, ils n'eussent pas ébranlé d'un seul point la certitude qu'elle avait du contraire ; car Dieu lui découvrit là si clairement toutes ses divines perfections qu'elle ne les croyait pas, mais les voyait et touchait au doigt, s'il faut ainsi dire.

Ce fut donc ici le miroir sans tache que Dieu lui présenta pour y considérer les grandeurs et les excellences de ses divins attributs, et en les considérant et admirant, former ses actions à ce modèle qui lui était montré : [108] là, elle y découvrait une infinie bonté et charité envers les hommes, une patience et une douceur admirable à les supporter dans leurs défauts, faisant incessamment du bien à ceux qui continuellement l'offensent, une humilité admirable, une obéissance prodigieuse, une libéralité démesurée, et ainsi du reste de toutes ses autres perfections divines, qu'elle tâchait de représenter au vif dans sa personne et dans toutes ses actions, autant que la faiblesse de la nature prévenue de la grâce le peut permettre, en quoi elle était admirablement aidée par une grâce très spéciale que Dieu lui fit en ces mêmes temps, à savoir qu'en tout ce qu'elle faisait ou opérait, il lui semblait voir son divin Amour qui le faisait avec elle, de sorte que quelque action basse qu'elle eût su faire, jamais la compagnie de son Dieu ne la quittait. Ce n'était pas qu'elle vît rien des yeux du corps ; cela se faisait par une impression forte et pénétrante que Dieu opérait dans son esprit, par laquelle lui était montré que véritablement Dieu concourait de telle manière en tout ce qu'elle faisait, qu'il lui semblait que lui et elle était comme deux personnes si étroitement jointes et unies ensemble que ce [109] que l'une fait, l'autre le fait avec elle : quand l'une se repose, l'autre se repose, quand une agit, l'autre le fait aussi, et ainsi du reste. Cette sorte de présence de Dieu si intime lui dura longtemps, et parfois elle se faisait sentir avec tant de certitude que l'excès d'amour qui en provenait la faisait languir et défaillir.

Il me souvient qu'une fois entre les autres, étant encore dans notre maison, et étant occupée à boulanger, ce Dieu d'amour se manifesta si clairement à elle dans la manière susdite qu'elle pensa tomber en défaillance, tant elle se sentit vivement pénétrée d'amour ; et ne sachant plus quelle contenance tenir, elle fut contrainte de sortir les mains toutes pâteuses, et s'aller cacher en quelque coin, pour se plaindre et soupirer à son aise, qui était le remède ordinaire avec lequel elle modérait l'ardeur de ses flammes, après quoi elle revint achever son travail. Je dis ce seul exemple entre mille que je pourrais produire sur un pareil sujet, parce que la matière est si abondante que je ne fais qu'effleurer chaque chose pour passer à d'autres encore plus hautes et relevées qui suivent immédiatement celle-ci, à savoir que peu après, perdant la vue d'elle-même et de toutes ses opérations, elle ne s'envisageait [110] plus comme agissante en aucune chose, mais seulement pâtissant et souffrant l'opération que Dieu faisait en elle et par elle ; de sorte qu'il lui semblait bien avoir un corps, mais ce n'était que pour être mue et gouvernée par l'Esprit de Dieu.

Ce fut dans cet état qu'elle entra, lorsque Dieu lui eut fait ce commandement si absolu de lui céder la place, et même dès auparavant elle y avait de grandes dispositions, dont l'une des principales était qu'elle ne voyait plus rien en elle qui lui appartînt, ni de quoi elle pût faire présent à Notre Seigneur selon sa coutume ; car elle voyait que tout ce qui était en elle lui était déjà très parfaitement acquis.

Quand elle considérait son corps ou son esprit, elle ne disait plus « mon corps », « mes mains », « mes bras », non plus que « mon cœur », « mon esprit », ni telles autres parties d'elle-même. Ce mot de « mon » était entièrement banni d'elle, et disait que tout était à Dieu, et que ses membres, son cœur et tout le reste étaient à Jésus-Christ.

Certes ce n'était pas sans raison qu'elle parlait de la sorte ; car à vrai dire, Dieu était en elle comme un roi dans son trône royal, qui commande et défend ce qui lui [111] plaît, et est obéi sans qu'aucun ose contredire. Et à propos de cette comparaison, il me souvient de lui avoir ouï dire que du commencement que Dieu se fût rendu si absolument maître d'elle-même, qu'elle s'en vit chassée aussi bien qu'autrefois elle avait chassé les autres choses. Elle fut un assez long espace de temps qu'il lui était avis que son esprit se voyant ainsi chassé, et qu'il ne lui était plus permis de voir ni connaître ce que Dieu opérait dans l'intime de son âme, ni y mêler son opération comme de coutume, il lui semblait, dis-je, qu'il se tenait tout recueilli et ramassé à la porte de ce centre où Dieu avait libre entrée, et là, comme un laquais ou un valet, il attendait les ordres et les commandements de son maître afin de les exécuter au plus tôt ; et ne se trouvait pas seule dans cette posture : ainsi il lui semblait parfois qu’une infinité d'anges lui tenait compagnie, demeurant tout autour de ce trône et de cette demeure de Dieu, de peur que rien n'y entrât, ou même n'en approchât qui fût indigne de la majesté de celui qui y résidait. Et les effets de cette divine garde lui furent si visibles qu'elle n'en pouvait douter ; car ce fut en ce même temps que non seulement elle ne consentait pas à [112] aucune imperfection, mais même n'en avait pas les premiers mouvements tant que cette grâce extraordinaire lui dura, lesquels jusqu'alors elle ne laissait pas de ressentir de fois à autre, quoique rarement.

Dieu qui s'était renfermé dans l'intime de son âme comme dans un cabinet secret et retiré, y opérait à sa mode et façon des choses merveilleuses, et achevait de donner les derniers linéaments à ce portrait si bien ébauché, de quoi il voulut donner quelque connaissance à cette fille d'amour par une faveur aussi digne de remarque que pleine d'instruction pour les âmes qui aspirent à une haute sainteté.

Un matin, lorsqu'elle était dans cette voie, il lui sembla à son réveil voir la personne sacrée du Fils de Dieu, non pas corporellement, mais intellectuellement à sa façon ordinaire, qui, se tenant debout devant elle, semblait vouloir comme avec un pinceau peindre quelque chose au profond de son âme. Elle, voyant cela et ne sachant ce qu'il signifiait, fut comme surprise d'étonnement ; mais au même temps il lui fut mis dans la mémoire ce que plusieurs fois son Père directeur lui avait dit, à savoir que l'âme se doit tenir devant Dieu comme [113] une toile ferme et immobile, afin de recevoir les traits de son divin pinceau ; et dans ce moment elle se trouva être dans cette situation, lui étant avis que son âme était droite, ferme et attachée sans se remuer de part ni d'autre, ni se mouvoir en aucune façon, envisageant fixement la présence de Notre Seigneur, qui par l'espace de trois jours se fit continuellement voir de la sorte, et son âme demeura toujours dans la même posture ; après quoi elle retourna à son premier état, mais avec cette assurance certaine que Dieu avait opéré de grandes choses en elle, sans pourtant savoir rien de distinct.

Lorsqu'elle ressentait un amour si suave et une paix si profonde qu'elle ne savait où elle en était, c'était dans ces temps qu'elle se plaignait si amoureusement à Dieu, lui disant qu'elle l'avait toujours supplié de la faire vivre et mourir dans la peine et souffrance, et que toutefois il la voulait faire mourir par l'excès de la paix qu'elle ressentait dans son âme. Tandis que ce divin peintre opérait de la sorte en son âme, tout ce qu'il faisait était si secret et caché à son esprit qu'il n'en apercevait rien du tout, et n'osait pas même s'en enquérir, se contentant de laisser faire ce qu'il lui plairait [114] sans s'en mettre en peine. Et [elle] se servait à ce propos d'une bonne comparaison pour exprimer naïvement ceci, disant : « Mon esprit est semblable à un serviteur, qui, sachant que son maître est retiré dans son cabinet pour y traiter d’affaires sérieuses et d'importance, n’ose entrer dedans pour s'informer de ce qu'il fait, ni remuer ou faire du bruit, crainte de l'interrompre, afin de demeurer en paix et en silence, attendant que son maître l'appelle : voilà comme j'ai été quelque temps, mais il ne fut pas long ; car après que mon divin Amour eut accompli son œuvre, il me la découvrit peu à peu, me faisant parfois voir si clairement la perfection de sa divinité peinte dans mon âme qu'il me semblait qu'elle fût comme un miroir qui me les représentait ; et de là en avant, je ne les pouvais voir ni trouver si bien en aucune chose comme dans le centre de mon âme, qui me paraissait être comme sa vraie image, autant qu'une chétive créature comme moi le peut être. »

D'abord que Dieu lui eut fait cette grâce que de lui découvrir ainsi sa divine présence en la manière susdite, ce ne fut que de fois à autre, et par intervalle ; et ceci l'affaiblit [115] de telle sorte et minait si fort sa santé que jamais cela ne lui arrivait qu'elle ne fût malade. Je l'ai vue souvent me dire qu'elle se portait bien, et à peu de temps de là me dire qu'elle n'en pouvait plus, étant contrainte de s'appuyer la tête contre la grille ou autre part ; et lui demandant la cause d'un si subit changement, elle me répondait d’ordinaire que c'était une si grande présence de Dieu qui se faisait voir si clairement au fond de son âme qu'elle n'était pas capable de soutenir une si forte lumière ; et son corps ressentait de grands maux et des brisements universels par tous les membres.

Néanmoins, comme elle allait tous les jours se perfectionnant davantage, et que l'esprit devenait plus fort par tant de faveurs, son corps aussi en recevait moins d'incommodité ; de sorte qu'elle ne tarda guère que cette présence de Dieu si sublime et relevée ne fût habituelle, de manière qu'elle ne se détournait presque jamais. En quelque lieu qu'elle fût, aussi bien en plein marché, au milieu des rues, travaillant ou conversant avec les personnes qui étaient nécessaires, ou en quelque part qu'elle allât, jamais elle ne départait de ce divin Objet ; ou si parfois elle s'en détournait tant soit [116] peu, au même instant elle était rappelée à son premier état. Sur quoi je veux rapporter une réponse qu'elle fit un jour à un de ses directeurs, qui s'étonnant comme cela se pouvait faire, qu'elle contemplât toujours ainsi la présence de son Dieu parmi tant de diverses occupations, il lui demanda comment cela se pouvait faire pour satisfaire à cela. Il lui fut mis au même instant dans l'esprit cette similitude, et ces paroles : « Mon Père, lui dit-elle, si à présent que je suis à parler avec vous, il venait quelqu'un pour me dire quelque chose, je ne vous tournerais pas le dos, et ne vous quitterais pas là pour aller à cette personne ; tout ce que je ferais, ce serait de tourner un peu la tête pour l'entendre, et au même temps je la détournerais pour continuer le discours que vous ou moi aurions commencé, et ne serait point de besoin de réflexion ou de raisonnement pour me faire détourner ; ce me serait assez de savoir que vous êtes là pour que je le fisse naturellement et sans y penser. Ainsi l'habitude que j'ai contractée à envisager continuellement mon Dieu est si grande, qu'elle m'est passée comme en nature, et j'y suis même sans y penser. » Voilà la [117] réponse qu'elle fit à ce bon Père, de quoi il demeurera très satisfait et édifié.

Or avant que Dieu lui eût fait cette grâce que de l'envisager toujours en cette manière, et lorsqu'il tenait son âme dans le vide, et qu'il ne se manifestait que de fois à autre, comme nous disions présentement, il lui fit une faveur fort signalée que j'ai omise à dessein de rapporter dans la première partie, la réservant exprès pour ce chapitre, d'autant qu'elle y est toute convenable, et comprend en peu de mots les grands avantages que toute âme peut recueillir marchant par cet exercice de la présence de Dieu. Il lui arriva donc qu'en l'an 1651, entre les fêtes de Pentecôte et du Sacre737, son cœur se trouvant dans un grand vide et dénuement de toutes choses, elle entra en quelque appréhension de son état, doutant si en faisant effort pour agir de ses puissances, elle ne ferait point mieux. C'était le diable qui tâchait de lui suggérer ces pensées, afin de troubler au moins ce grand calme et cette tranquillité dont son âme jouissait, puisqu'il ne lui pouvait pas faire autre chose ; mais que par après elle reconnut au moyen de ce songe que nous avons rapporté au seizième chapitre de la [118] première partie. Le jour et toute l'octave du saint Sacrement, dans laquelle Dieu avait coutume de lui communiquer toujours quelque faveur extraordinaire, s'écoulèrent en la manière susdite ; et ce qui l'étonna davantage, ce fut qu'en ce même temps elle fut abordée d'une personne religieuse, avec qui elle n'avait jamais eu d'entretien que celui-ci, qui fut tout fondé sur les abus où les âmes peuvent tomber, par des façons nouvelles et particulières de se conduire vers Dieu, dont quelques personnes traitent maintenant, et que cela ne sert que pour tromper les âmes : qu'il faut agir et opérer, et non point demeurer oisif et inutile. Elle écouta paisiblement tout ce que cette personne lui dit, sans faire paraître son sentiment de part ni d'autre, et s'étant retirée, tout ce qu'elle avait ouï joint aux pensées précédentes, se présentèrent fortement à son esprit et semblaient la vouloir jeter en quelque défiance de son état, et surtout elle avait craint de ne pas aimer, de ne pas suivre et de ne pas servir son Dieu dans la façon et manière qu'il désirait d'elle.

Le reste du jour et la nuit se passa dans ces agitations ; mais Dieu, qui ne les avait permises que pour donner plus d'éclat à la [119] grâce qu'il voulait lui conférer, la tira bientôt de doute. Car le lendemain, qui était le jeudi de l'octave du Sacre, entendant la messe dans l'église des Pères carmes déchaussés de cette ville, et s'étant approché de la sainte Table pour communier, Notre Seigneur lui dit intérieurement ces quatre paroles : Ma fille, tant que tu me regarderas, tu m'aimeras ; tant que tu me regarderas, tu me serviras ; tant que tu me regarderas, tu me suivras ; et quand tu ne me regarderas point, tu ne me suivras point. Et dans ce moment une lumière divine lui pénétra l'âme, par laquelle elle reconnut que véritablement c'était dans ce seul regard et envisagement de son Dieu que consistait toute sa perfection et sainteté. Ce qui lui fit avec grand amour et sentiment proférer ces paroles : « Oui, sans doute, ô mon Seigneur, il est vrai que quiconque vous regardera ne pourra jamais s'empêcher de vous aimer, de vous servir et de vous suivre ; car il serait plus facile d'empêcher le feu de brûler, qu'une âme qui vous a présent de ne vous pas aimer ni commettre la moindre chose qui vous déplaise. » Cette lumière, ayant ainsi éclairé son esprit, chassa et dissipa toutes les craintes et appréhensions [120] et lui donna tant de connaissance des avantages et grands biens qui sont enfermés dans ce divin exercice de la présence de Dieu, que c'était une chose merveilleuse de l'entendre ou discourir, et fut plus d'un mois après qu'elle ne pouvait parler d'autre chose, mais avec des termes qui surpassent beaucoup tout ce que j'en pourrais décrire.

Ce fut depuis avoir entendu ces paroles de la bouche de Notre Seigneur, si pleines d'instructions et rapportantes aux pensées qui agitaient son esprit, qu'elle commença de jouir si assidûment la présence de Dieu, d'une façon si sublime et relevée que, comme elle confessait elle-même, elle était quasi approchant de celle des Bienheureux, tant pour sa continuité que pour la paix et les délices ineffables dont son âme était remplie. Elle se voyait tous les jours de plus en plus perdue et abîmée dans Dieu, comme nous disions ci-dessus ; et non seulement elle s'y voyait perdue, mais encore toutes les choses créées — qu'elle ne pouvait plus voir comme auparavant elle faisait — dans cette essence infinie qui leur a donné l'être, ains738 elle ne voyait plus que Dieu seul sans autre chose. Ce furent ici les fruits [121] qu'elle retira des paroles que Notre Seigneur lui eut dit ; car encore bien que, comme nous avons fait voir dans tout ce discours, elle eût toujours joui de la présence de Dieu depuis qu'une fois il eut fait sa demeure dans son cœur, c'était néanmoins avec grande différence, comme il s'est pu remarquer. Et est à noter que lorsqu'après que Notre Seigneur lui eut enseigné, par les paroles que nous avons alléguées, que dans cette seule et unique vue de sa divine présence était enclose et renfermée toute sa perfection, il ajouta cette parole : quand elle ne le regarderait pas, elle ne le suivrait pas. Par où elle apprit que de vrai, dans ce peu de temps qu'elle s'était amusée à réfléchir et considérer si elle était dans l'état qui agréait à Dieu, elle avait manqué de le suivre et aimer de toute la force et l'étendue de son âme, puisqu'elle en avait employé une partie dans cet envisagement, et que tant qu'elle se considérait elle-même, elle avait perdu de vue son Bien-Aimé.

Aussi avait-elle coutume de dire depuis que si une âme pouvait une fois s'habituer à rejeter toutes les vues qu'elle peut avoir de soi et des autres choses, pour ne voir que Dieu seul, qu'en très peu de [122] temps elle arriverait à une haute perfection, d'autant, disait-elle, qu'il n'y a rien qui nous encourage et fortifie tant que cette divine présence ; c'est elle qui nous rend fidèles, qui nous fait marcher par la voie des solides vertus et des divins conseils, c'est elle qui nous enflamme et brûle d'amour, et qui fait fondre et liquéfier nos cœurs aux rayons de ce soleil d'amour et de bonté ; c'est elle enfin qui nous cause tant de biens, qui nous délivre de tout mal, et qui fait que dès cette misérable vie nous commençons d'expérimenter la félicité et le bonheur de l'autre. [123]

.Chapitre 7. Des grandes caresses qu'elle recevait de son divin Époux ; et comme le Saint- Esprit par trois diverses fois descendit sensiblement en elle.

Si la Sapience éternelle a dit que ses délices sont de converser avec les enfants des hommes, parmi lesquels Sa Majesté se plaît d'habiter et faire en eux sa demeure, certainement cela s'est vérifié avec tant d'évidence au sujet dont nous traitons, qu'il semble que sa divine bonté ait voulu de nos jours nous donner un témoignage sensible et visible de cette vérité en la personne de cette heureuse fille, qui semblait n'être née que pour être le but et blanc des caresses de Dieu. Et que réciproquement elle n'avait de vie ni de mouvement que pour plaire et agréer aux yeux de cette divine Majesté, avec laquelle elle conversait aussi familièrement qu'un ami intime pourrait faire avec son fidèle ami. Ainsi qu'il s'est vu, et qu'il se connaîtra encore avec plus de jour par ce qui suit, où nous tâcherons, avec l'aide de [124] Dieu, de rapporter succinctement une partie de ce qu'elle a déclaré elle-même.

Dieu, qui mène toutes choses à leur fin par des voies conformes aux desseins qu'il a sur elles, voulant faire de ce cœur une fournaise d'amour, se servit en sa conduite de toutes les choses qui pouvaient contribuer à en allumer les flammes ; et comme les caresses sont de fortes chaînes qui nous lient à la chose aimée, il lui en fit tant paraître en tout le cours de sa vie qu'il serait quasi incroyable si les effets qui s'en ensuivaient n'eussent confirmé ce qui en était. Ce n'est pas que de sa part elle aimât cette sorte de conduite : au contraire, elle y avait des répugnances extrêmes, spécialement dans les commencements que l'abondance des grâces et consolations étaient si exubérantes que souvent elle en paraissait toute hors d'elle et faisait tout son possible pour les empêcher, n'osant presque penser en Dieu ni en aucun de nos mystères, de crainte que cela ne lui arrivât, mais toutes ses diligences étaient en vain. Car comme elle disait : « Plus je les fuyais, et plus je les avais ; et plus de mille fois en ma vie je ne suis prosternée aux pieds de mon Amour, le suppliant et conjurant à chaudes larmes [125] de ne me conduire point par cette voie-là, mais par les croix et les souffrances, comme étant celle que j'estimais la plus sûre et la plus conforme à celle qu'il a tenue en tout le cours de sa vie, à quoi je sentais un si grand désir de me rendre semblable que tout ce qui était doux et délicieux m'était insupportable ; ce qui provenait de ce désir et de l'amour fort et vigoureux que je ressentais, qui eût voulu tout faire et tout souffrir sans recevoir aucun aide ni consolation de la part de Dieu ni des créatures, que le simple concours de sa grâce ; c'est ce qui me faisait souvent lui dire : « Mon Dieu, quand sera-ce que je vous servirai et aimerai seul, sans tant de caresses de votre part ? Gardez-les pour d'autres qui ne vous connaissent point, et qui en ont besoin pour vous aimer, car pour moi je ne les suis rien tant que d'en être entièrement privée. »

Outre cette raison que je viens d'alléguer, elle en avait une autre qui la tint en grande anxiété les premières années que Dieu commença à la traiter de la sorte, qui était la crainte d'être déçue par cette voie, et que le diable ne fût l'auteur de tout ce qui se passait en elle, son [126] confesseur d'ailleurs ne lui donnant aucune assurance certaine que ce fût l'œuvre de Dieu, ce qui la mettait en grande appréhension. Et comme elle était au plus fort de sa peine, il arriva qu'un jour de la Nativité de Notre Seigneur, étant encore à Ploërmel, entendant la sainte messe, elle fut saisie d'un profond recueillement où toutes ses puissances se ramassèrent au plus intime d'elle-même ; et alors elle sentit subitement comme le vol d'un oiseau pénétrer au plus profond de son cœur, avec un battement d'aile qui dura l'espace d'un demi quart d'heure, qui lui causait une suavité indicible. Et l'excès de la douceur intérieure fut si grande qu'elle en perdit l'usage des sens, fors celui de l'ouïe ; car un prêtre de fort sainte vie qui célébrait alors, s'étant approché pour la communier, la trouvant immobile comme une statue, connut bien d’où cela provenait, et l'appelant, lui dit que Jésus était là, et si elle ne voulait pas le recevoir ; à ces paroles, elle entrouvrit la bouche et reçut la sainte hostie, et revint peu à peu à elle, mais avec une assurance si certaine et infaillible que ce qu'elle avait ressenti était un effet de la descente du Saint-Esprit dans son âme, [127] qu'elle n'en pouvait nullement douter ; et une lumière intérieure qui lui fut communiquée lors, lui fit connaître que cela lui était advenu pour confirmation que tout ce qui se passait en elle était de Dieu, et non d'aucune autre cause, ainsi qu'elle appréhendait. Cette faveur lui pénétra si vivement le cœur du feu de son amour qu'elle en demeura un long espace de temps toute hors d'elle et si aliénée des choses de la terre qu'il ne lui semblait pas y être ; et toute la crainte cessa par la seule assurance qu'elle en reçut lors, qui était si grande que, si tous les hommes du monde lui eussent dit qu'elle était déçue739, elle ne les eût pas cru, selon le témoignage intérieur qu'elle avait du contraire.

Trois ou quatre ans s'écoulèrent après cette grâce reçue parmi les continuelles caresses, assistances et communications de Dieu en elle ; et de sa part dans une fidélité parfaite et dans une patience inébranlable à souffrir toutes les contradictions qui lui étaient suscitées de sa bonne maîtresse — comme il s'est vu en son propre lieu —, qui, quoique fâcheuses et pénibles à tout autre, lui servaient à elle de délices, puisqu'en les endurant elle témoignait à Dieu son amour. [128] Mais quand par après elle vint à changer d'état, et qu'il lui fallut subir cette rude épreuve de deux ans dont il a été si souvent parlé, et que par la miséricorde de Dieu elle en fut miraculeusement délivrée, le torrent des grâces et consolations commencèrent plus que jamais à découler en son âme, avec tant d'abondance qu'il lui semblait que ce fût un déluge qui la voulait submerger. Et alors sa première crainte la saisit derechef, ne se pouvant persuader que tant d'abominables fantômes740 qui s'étaient passés en elle, eussent servi d'acheminement à tant de grâces. Et comme un jour de l'Assomption de la très Sainte Vierge, elle pensait avec grande amertume de cœur aux choses susdites, craignant beaucoup d'y avoir offensé son divin Amour, la même grâce que nous avons dit lui arriva, et en la même façon, sentant comme une douce véhémence, qui s'empara de son cœur avec le même voltigement et battement d'ailes qu'elle autrefois, et une assurance certaine que le Saint-Esprit était là, pour témoigner que toute cette tempête ne lui avait été suscitée que par une permission particulière de sa Providence : ce qui lui fut encore depuis confirmé par ce Père de [129] la Compagnie de Jésus qui lui servait de confesseur. Je laisse maintenant à penser quels effets d'amour produisit en elle une si excessive bonté, qui prit encore d'extrêmes accroissements par une troisième descente que le Saint-Esprit fit en elle quelques années après, qui fut un jour de Pentecôte où, s'entretenant en la grande grâce qu'il avait faite aux Apôtres à pareil jour, et désirant y participer en sa façon et manière, elle fut au même instant rempli d'une si vive flamme d'amour qu'elle se croyait être toute en feu, et ressentit ce même battement d'ailes qui lui semblait en allumer encore davantage l'ardeur. De dire l'état où cela la réduisit, c'est ce qui n'est pas en mon pouvoir ; seulement je dirai qu'après que Dieu l'eut ainsi assurée et confirmée par tant de voies et manières qu'il opérait en elle, elle se rendit et s'abandonna à sa divine conduite, pour être chérie ou rebutée, tout ainsi que bon lui semblerait, s'accusant et se blâmant de ce qu'elle y avait tant résisté, comme si Dieu, disait-elle, n'eût pas su mieux que moi ce qui m'était utile et convenable. Elle disait aussi que c'était ici un des plus grands retardements qu'une âme puisse apporter à sa perfection, que de [130] vouloir autre chose que ce que Dieu lui donne ; car il s'en trouve peu qui se contentent de ce qu'ils ont : les uns veulent des consolations, et les autres les fuient ; les autres demandent des croix, et lorsqu'ils en ont, ils ne les peuvent supporter ; que le vrai moyen de ne point faillir, c'est de se délaisser soi-même à la merci de Dieu, qui donnera à l'âme qui fait ainsi ce qui lui sera le plus profitable et utile. Elle tenait tels et semblables discours à propos de la résistance qu'elle avait apportée à recevoir les caresses de son cher Époux.

Or comme son divin Amour voulait la mener par cette voie et se communiquer si familièrement à elle, il lui donna un préservatif741 contre l'amour-propre et ses recherches, de crainte que tant de faveurs n'eussent énervé la vigueur de son amour, qui fut que jamais pour quelques caresses, tant grandes fussent-elles, qu'elle recevait de lui, elle n'y réfléchissait point, mais les laissait passer avec autant d'indifférence que si rien ne lui fût arrivé ; seulement en retirait-elle les effets pour lesquels Dieu les lui faisait, mais surtout un amour très ardent ; et disait à ses directeurs ce qui lui était arrivé, après quoi elle n'y pensait plus [131] du tout, ne s'arrêtant point à ce qu'il venait de Dieu, mais à lui tout seul, vers lequel elle se portait de toute l'étendue de ses forces, s'élevant par-dessus toutes choses sensibles et spirituelles, quelques intimes qu'elles fussent, pour se reposer en Dieu seul au-delà de toutes choses. Et comme du commencement ses confesseurs, n'étant pas bien certifiés de cette vérité, craignaient que de fois à autre il y eût quelque attache de la part de l'esprit, lui disaient qu'elle y prît bien garde, elle leur répondait : « Mes Pères, ne craignez point : par la miséricorde de mon Amour, je suis si libre et dégagée de tout ce qui vient de lui, et lui seul m'occupe et me remplit si pleinement de lui-même, que je ne pense point s'il me console ou non, et si j'avais mille cœurs pour l'aimer, je croirais encore en avoir trop peu pour les employer en autres choses qu'en cela seul. »

Ses confesseurs étant bien certifiés, à la suite du temps, de cette vérité, par les expériences qu'ils en voyaient eux-mêmes, n'en conçurent plus aucun doute ; seulement ils lui conseillaient de se divertir tout doucement l'esprit à quelque autre chose de crainte qu'à la fin tant d'excès ne lui eussent [132] abrégé la vie, ce qu'elle faisait, mais le plus souvent en vain, car plus elle tâchait de les fuir, et plus elle les avait, et était contrainte de s'adresser à son Amour pour l'obtenir.

Tant de preuves de l'amour de Dieu en son endroit engendrèrent en son âme une si grande franchise et familiarité avec Sa divine Majesté, que jamais, comme elle disait, ami intime et cordial n'en a eu de pareil pour son ami, voici comme elle en parle : « En toute rencontre et en toute occurrence, j'avais recours à mon Dieu, avec plus de liberté qu'un enfant unique et tendrement aimé n'a recours à son père dont il est idolâtre ; là je m'entretenais confidemment avec lui, je lui racontais toutes mes peines, tous mes besoins et nécessités, je me consolais avec lui, je me réjouissais de ses divines perfections, je lui demandais ce qui m'était nécessaire et à mon prochain que je regardais comme mes propres frères. Et jamais, non jamais sa divine bonté ne m'a rebutée ; au contraire je le trouvais toujours prêt à me recevoir, à m'écouter, à me consoler, et à me défendre contre mes ennemis, à m'encourager et fortifier dans mes travaux, enfin à m'être tout en toutes choses, et à s'accommoder [133] à toutes mes inclinations. Si je voulais traiter avec lui comme avec mon ami intime, il m'écoutait, et en cette qualité me traitait, me communiquant ses secrets, comme deux amis font l'un à l'autre ; si je voulais qu'il fût mon frère, sa bonté me faisait voir qu'il soignait mon bien et tout ce qui me concernait, ainsi que les aînés ont coutume de faire vers leurs cadets qu'ils aiment tendrement ; si je m'adressais à lui comme une pauvre disciple grossière et ignorante, il m'instruisait en mes doutes, m'éclaircissait en mes obscurités, m'encourageait en mes faiblesses, me corrigeait et reprenait avec amour et sévérité en mes défauts, m'enseignant lui-même la façon et la manière avec laquelle je devais faire mes actions, et éviter les recherches et les tromperies des démons, me faisant en toutes choses connaître ce qui était le meilleur pour le suivre, et ce qui était de mauvais pour l'éviter. Si mon amour me portait à le considérer comme mon époux, c'était ici où il me faisait paraître ses plus grands excès de bontés, et qui sont telles qu'ils passeraient pour incroyables à tout esprit qui ne les aurait expérimentés : là il se donnait tout à moi, ainsi que je me [134] livrais toute à lui ; là il me faisait connaître et sentir qu'il était tout à moi ; là il me caressait, m'unissait et me transformait, et cela à toute heure et à tout moment sans que rien du monde fût capable de me séparer de lui, me caressant si tendrement que j'étais forcée de lui dire à tous moments que je n'en pouvais plus, et que s'il continuait, il me ferait bientôt mourir ; d'autres fois je lui disais qu'il semblait qu'il n'avait autre chose à faire qu'à me caresser et consoler ; et quelquefois la force de ce même amour me tirait ces paroles de la bouche : « Ah ! Mon cher Amour, si le monde connaissait la tendresse qu'à tout moment vous me faites ressentir, il dirait que l'amour que vous me portez est excessif, et si j'osais, je le dirais moi-même. » Je n'aurais jamais fait [sic] si je voulais poursuivre cette matière ; ce peu que j'ai rapporté, suffira, ce me semble, pour faire connaître jusqu'à quel point de sainte franchise l'amour l'avait réduite.

Cet entretien et douce familiarité qu'elle avait avec son divin Époux faisait que toute sorte de divertissement et passe-temps qu'elle eût su prendre, lui était à dégoût et déplaisant ; et lorsque sa maîtresse lui disait les fêtes et dimanches d'aller promener [135] quelque part, elle la remerciait avec beaucoup d'honnêteté ; et se tournant vers son divin Amour, elle lui disait : « Ô mon cher Amour, quelle récréation pourrais-je trouver sans vous ? Vous êtes ma promenade, mon jardin des délices, l'ombre qui me rafraîchissez, la viande qui me nourrissez, la campagne où je me plais et où je trouve tout ce qu’il me faut ; et qu'après cela je vous quittasse pour aller chercher cela ailleurs ? C'est ce que je n'ai garde de faire. » Et ainsi elle se tenait seule à la maison tandis que tout le reste allait prendre ses divertissements ; et quand elle se trouvait seule, c'était alors, disait-elle, qu'elle allait faire sa visite et sa récréation avec son Bien-Aimé, ce qu'elle ne disait pas sans fondement ; car la bonté de Notre Seigneur était si grande en son endroit que c'était là l'heure qu'il la caressait plus amoureusement, et qu'il se communiquait plus abondamment à elle ; et c'était le temps qu'elle avait plus de loisir et de liberté de le suivre et se livrer toute à lui, et s'exposer à l'ardeur de ses divines flammes ; aussi d'ordinaire quand elle en sentait de vives atteintes, lorsqu'elle était au milieu de ses occupations de ménage, elle lui [136] disait avec toute confiance : « Mon Amour, attendez à tantôt ; car puisque vous voulez que je vous serve, il faut me laisser pour cette heure vous servir, et quand j'aurai fait mon travail, nous irons tous deux ensemble en lieu où on ne pourra s'apercevoir de ce que votre bonté communique à sa chétive créature. » Ce qu'elle disait s'effectuait tout ainsi que si Dieu eût pris lois de ses volontés ; et le soir, après que tout son ménage était ramassé, sa coutume était de se retirer en quelque chambre ou grenier, où il semblait que Sa divine Majesté était là exprès pour l'attendre, et là il se passait des choses si admirables et délicieuses entre Dieu et elle qu'elle-même ne les pouvait exprimer.

À vrai dire, si la foi et l'expérience de tant de saintes âmes ne nous apprenaient combien Dieu est bon à ceux qui le servent, et combien il se plaît de converser avec les cœurs purs et nets, on aurait peine de concevoir qu'une si haute Majesté daignât s'ajuster et obéir, s'il faut ainsi dire, aux volontés de ses créatures ; aussi l'expérience que tous les jours cette sainte fille en faisait, la réduisait en tel excès d'amour qu'elle osait bien dire et assurer qu'autant de moments de vie qu'elle avait, étaient autant de [137] miracles d'amour de Dieu en son endroit, et de la toute-puissance de ce même Dieu de la conserver en vie parmi tant de flammes ; car comme elle disait : « Qui ne mourrait mille fois par jour de voir une bonté si adorable s'accommoder et se rendre ainsi sujette aux volontés d'un chétif ver de terre, d'une pauvre chambrière qui ne mérite que l'enfer ? Et se voir traiter de la sorte, et ne pas mourir d'amour ? C'est ce qui est impossible, si Dieu par sa vertu ne retenait l'âme dans le corps. »

C'était spécialement dans ce lieu secret et retiré que Dieu se communiquait plus abondamment à elle, encore qu'en tout temps et à toute heure elle ressentait sa divine présence opérer ou se reposer au fond de son cœur, toutefois il le faisait avec beaucoup plus de plénitude lorsqu'elle était seule et que son travail était fini ; aussi quand elle se voyait en repos, elle pensait en soi-même : « Voici l'heure que mon Amour s'est réservée pour lui. » Et parfois son inclination naturelle l'eût bien voulu éviter car les divines opérations étaient si fortes et pénétrantes que sa faiblesse ne les pouvait supporter, et était contrainte de se plaindre, soupirer et jeter [138] de hauts cris pour se soulager ; mais la force de l'esprit l'emportait toujours, la tirant du milieu des personnes quand elle tardait à s'y rendre elle-même, pour la mener en la solitude et là parler à son cœur.

De même, lorsqu’il lui arrivait quelque affliction de la part des créatures ou d'ailleurs, tout incontinent il lui semblait voir la divine bonté de son Dieu, qui comme une amoureuse mère lui tendait les bras de son amour pour la recevoir, entre lesquels elle se jetait tout ainsi, disait-elle, que ce serait un enfant entre ceux de sa bonne mère ; et alors, disait-elle, « je me sentais chérie et caressée avec des tendresses non pareilles ; vous eussiez dit que Dieu avait peur que j'eusse aucun déplaisir, tant il était soigneux de me consoler en tous mes travaux et fatigues ; le plus souvent aussi il me montrait son Sacré Cœur ouvert, afin que je m'y cachasse, et me trouvais au même instant renfermé dans icelui avec une si grande assurance que tous les efforts de l'enfer me semblaient de vraies faiblesses ; et je fus un long espace de temps que je ne me pouvais voir ni trouver autre part que dans ce Cœur sacré ; de sorte que je disais à mes amis :  Si vous [139] voulez me trouver, ne cherchez point ailleurs que dans le Cœur de mon divin Amour car je n'en bouge ni jour ni nuit : c'est là où je fais ma demeure, c'est mon asile et mon lieu de refuge contre tous mes ennemis.” »

Entre toutes les grâces et faveurs qu'elle recevait de la libéralité divine, une des plus admirables était le soin et la providence paternelle que Dieu prenait de tout ce qui la concernait ; il semblait que toutes choses tournaient à son utilité et avantage, et que tout ne se faisait que pour sa seule considération, tant les choses venaient à propos selon ses besoins ; de sorte que, voyant cela, elle disait à Dieu : « Il semble, ô mon cher Amour, que vous n'avez que moi à pourvoir et soigner, moi qui ne suis qu'une pauvre chambrière, il semble toutefois que toutes choses ne se font que pour moi seule. »

Si je voulais par le menu prouver cette vérité, il faudrait faire état de rapporter tout ce qui lui est arrivé, car il n'y a aucune action dans tout le cours de sa vie, qui n'en soit un témoignage évident ; mais comme en toutes les rencontres qui se sont présentées j'en ai touché quelque chose, et le pourrais encore faire à la suite, je me contenterai de dire ici en un mot, que [140] Dieu avait un tel soin de tout ce qui la concernait, que véritablement il semblait que Sa divine Majesté avait mis ses délices à pourvoir à tout ce qui était nécessaire à sa fidèle servante, et à accomplir tous ses désirs, même en choses qui d’elles-mêmes étaient de peu d'importance, ainsi que j'espère, avec son aide, faire voir ci-après ; pour le présent, je dirai que ceux qui la connaissaient particulièrement, lorsqu'ils voulaient lui donner un nom convenable, c'était de l'appeler « la fille de l'Amour et de la Providence » ; et en effet toute sa vie n'a été composée que de ces deux pièces, et elle avouait elle-même qu'il en était ainsi.

Elle disait de plus, parlant des caresses que Dieu lui faisait et des grâces qu'il versait dans son âme, qu'il semblait, et que de vrai il était ainsi, qu'entre lui et elle il y avait un combat et un défi d'amour à qui plus en ferait, à qui plus l'emporterait en matière de souffrances, de caresses et d'amour. « Mais hélas, disait-elle, j'étais toujours vaincue et surmontée, et plus j'en faisais, et moins il me semblait en faire ; car une seule des caresses et douceurs de mon Amour surpassait infiniment tout ce que j'eusse pu faire et souffrir pour lui. » [141]

.Chapitre 8. De sa grande pureté de cœur.

Il ne se présente rien plus à propos à mon esprit, après avoir parlé des caresses et familiarités que cette vertueuse fille avait avec son cher Époux, que de traiter de la pureté de son cœur, qui était le sacré cabinet où il prenait ses divines délices ; et comme il ne fait point sa demeure dans un lieu infecté du péché, on peut croire que ce cœur qui était le séjour ordinaire de Sa divine Majesté était extrêmement épuré et dégagé des choses terrestres ; c'est ce qui se verra clairement dans ce chapitre.

« Bienheureux sont ceux qui ont le cœur pur et net, car ils verront Dieu »742 : ces paroles de Notre Seigneur n'ont pas été vides et sans effet dans l'âme de cette sienne fidèle servante ; au contraire elles y ont eu leur accomplissement en un si haut point qu'on pouvait légitimement l'appeler bienheureuse dès ce monde, puisqu'elle [142] y jouissait des avant-goûts de l'immortalité par la continuelle présence de son Dieu, qui par ce moyen rendait son âme claire et nette pour recevoir les rayons de sa divine splendeur, qui lui faisait découvrir jusqu'aux moindres atomes des péchés et défauts, pour les détruire et ruiner jusque dans leurs sources ; en effet, il semble que Dieu avait fait naître avec elle l'aversion au péché, tant elle était soigneuse de l'éviter, même dès auparavant que Dieu l'eût si particulièrement attirée à son service. Voici comme elle parle :

« Je ne sache jamais avoir été un moment en ma vie, que je n'aie eu une grande crainte d'offenser Dieu, et une appréhension extrême de commettre le moindre péché volontairement ; je ne connaissais point encore mon Amour et ne savais qui il était, et néanmoins j'avais une si forte crainte de l'offenser que j'eusse mieux aimé mourir que de commettre un seul péché de volonté délibérée, pour petit qu'il fût ; et lorsque je m'en apercevais, j'eusse plutôt demeuré dans le feu que d'y continuer. » Voilà ses propres termes qui font assez juger de la pureté de son âme, lors même qu'elle ne menait [143] qu'une vie commune et ordinaire.

Que si dès ces temps elle avait une telle aversion au péché, que peut-on penser que ce fut lorsque Dieu l'eut miséricordieusement appelée à lui, et lui eut fait connaître ses divines perfections, et surtout la haine infinie qu'il porte au péché ? Il me souvient de quelques discours que je l'ai entendue faire sur cette matière, par lesquels on pourra juger de ce sentiment sur ce sujet :

« Quand Dieu, disait-elle, par sa miséricorde m’eut ouvert les yeux de l'âme pour me faire connaître l'horreur qu'il porte au péché, et comme, pour le détruire, il a voulu que son Fils mourût dans l'excès des tourments, si l'on m'eût mise en pièce, je n'eusse pas tant souffert de douleurs que mon corps et mon âme souffraient par cette vue, qui me portait dans de tels excès, que de bon cœur je me fusse précipitée dans les enfers plutôt que d'avoir ces vues et que de commettre la moindre imperfection. Et en disant ceci, il me semble ne rien dire au regard de ce que je ressentais lors dans mon âme : si l'on m'eût donné les trésors et tous les délices du Ciel [144] et de la terre, pour dire seulement une parole inutile avec vue, je les eusse rejetées avec une horreur extrême. La crainte que Dieu m'avait toujours donnée de l'offenser, prit alors bien d'autres accroissements. Ô mon Amour et mon Tout ! Combien de fois me suis-je vue trempée dans mes larmes et mourir quasi de regrets à la vue de mes offenses ? Car Dieu me faisait voir que pour moi seule il avait livré son Fils à la mort, et que, quand il n’y eût eu que moi au monde, il aurait autant souffert qu'il a fait ; je vous laisse à penser si après cela j'eusse eu le cœur d'offenser une si grande bonté : non, non, j'aurais plutôt souffert mille enfers que de commettre le plus petit péché avec une volonté délibérée ; et par sa miséricorde il m'a toujours fait cette grâce que, tout le temps de la vie, je ne sache point m'y être laissée emporter. »

De ces dernières paroles que je lui ai ouï dire plusieurs fois avec reconnaissance, on peut juger de la grande pureté de cette âme, qui serait comme incroyable si l'on ne savait que la bonté de Dieu est excessive envers ceux qui se délaissent entièrement à sa conduite : car de voir une [145] pauvre fille dans les embarras d'un grand ménage vivre cependant avec tant de pureté que de ne faire aucun péché avec vue, c'est une assistance toute extraordinaire de la grâce.

« Dieu avait tant de bonté pour sa chétive créature, disait-elle, que jamais il ne m'abandonnait, et en quelque lieu que je fusse, il me faisait toujours connaître qu'il considérait jusqu'à la moindre de mes pensées ; et moi de ma part j'avais toujours le cœur et les yeux tournés vers lui, de sorte que cela me retenait si puissamment qu'à moins d'être plus ingrate et malheureuse que les démons, je n'eusse pas pu consentir au moindre défaut. Et lorsque par fragilité ou surprise je m'y étais laissée emporter, il me [sic] représentait743 lui-même si amoureusement que ma chute m'était un nouveau motif de l'aimer, et aussi pour me tenir plus sur mes gardes pour éviter les surprises de Satan. »

Quoique ses fautes, comme nous avons dit, ne fussent que de pure fragilité, elle les pleurait toutefois avec de si vifs sentiments de contrition que le plus grand pénitent eût su faire les péchés énormes de sa vie : la cause était qu'elle ne voyait rien [146] de petit, lorsqu'elle considérait la Majesté infinie de Celui contre lequel se commet l’offense ; et d'ailleurs les grandes miséricordes desquelles il l'avait prévenue par-dessus tant d'autres, c'est ce qui lui faisait dire si souvent ces paroles devant Dieu :

« Il n'y a rien de petit ; tout ce qui s'adresse à lui, nous le devons estimer grand. Eh ! N'est-ce pas une grande chose, ce qui peut nous rendre moins agréable aux yeux de Sa divine Majesté ? Aussi Dieu m'a fait cette grâce de n'envisager jamais mes défauts comme chose de peu d'importance, il me les a toujours fait voir comme il les estime lui-même ; et qu'après cela je ne les eusse pas fuis et évités, et n'eusse pas regretté de les avoir commis ? Ah ! Il eût été impossible, il eût fallu un cœur de marbre pour faire autrement : quoique ce ne fût qu'une parole inutile, j'en avais de tels regrets que je m'étonne que je n'en suis morte, tant ils étaient pénétrants ; et l'amour de mon Dieu était si grand en mon endroit qu'au lieu de m'en punir, sa bonté me faisait toujours quelque nouvelle grâce, se comportant en mon endroit comme une amoureuse mère fait envers son enfant qu'elle voit pleurer : [147] elle le serre dans son sein, le caresse et lui promet qu'elle n'est plus fâchée avec lui. Dieu me traitait tout de la même manière ; et puis après cela de ne pas brûler d'amour, et retomber encore dans l'offense ? C'est ce qui eût été impossible. »

Cette assistance si continuelle de Notre Seigneur en son endroit, faisait que d'ordinaire elle ne pouvait trouver aucune matière de confession ; et lorsque, après s'être soigneusement examinée, elle ne trouvait point de fautes, elle ne se présentait pas moins au confessionnal pour recevoir le mérite de ce sacrement ; et alors elle disait à son confesseur : « Mon Père, Jésus et l'Amour ont été gardiens de mon cœur, je n'ai rien à dire depuis la dernière confession », et elle s'accusait des péchés de sa vie passée et recevait l'absolution ; son confesseur, qui connaissait parfaitement la pureté de son âme, ne la pressait point là-dessus, sachant bien d'ailleurs que l'amour la rendait si clairvoyante en ces matières qu'elle découvrait jusqu'aux moindres atomes des imperfections, desquelles elle ne manquait de s'accuser quand elle s'apercevait s'y être laissée emporter.

Pour faire connaître davantage la [148] grande pureté de cette âme toute séraphique, je rapporterai la reddition de comptes qu'elle fit à son directeur, qui pour lors était le révérend Père recteur du collège de la Compagnie de Jésus de cette ville : il avait prêché le Carême de l'année 1651, pendant lequel il n’avait eu le loisir de l'entretenir. Après qu'il fut fini, à la première entrevue qu'ils eurent ensemble, il lui demanda si pendant le Carême il ne lui était point arrivé de commettre quelque défaut744. Elle lui dit qu'elle en avait commis deux, dont l'un était que, lui ayant été ordonné d'aller aux champs, elle y avait ressenti quelque difficulté à cause de sa grande débilité745, qui était telle qu'à peine se pouvait-elle porter ; mais que néanmoins sitôt qu'elle s'était aperçue de cette répugnance, elle s'était mise en chemin et y était allée ; l'autre était qu'elle avait fait paraître un sentiment contraire à celui de sa maîtresse, afin de couvrir la faute de quelque personne, aimant mieux paraître elle-même avoir peu de soumission que de découvrir la faute de son prochain, ce qui était un grand trait de charité : voilà en quoi consistaient tous les défauts qu'elle avait commis durant tout le Carême ; d'où [149] il est facile de juger et de la netteté de son cœur et de sa grande lumière à découvrir la moindre apparence de défauts, vu que ces deux choses passeraient plutôt pour vertus que pour manquements.

.Chapitre 9. De sa fidélité à suivre les mouvements de la grâce.

Quoiqu'elle eût toujours été très souple et pliable aux aspirations divines, elle le fut encore incomparablement davantage depuis une grâce que Notre Seigneur lui fit lorsqu'elle était au service de cette maison, qui lui arriva en cette sorte : le jour de la Conversion de saint Paul, en l'an 1643, étant au lit, sur les trois heures du matin, elle ouït une voix qui l'appelait d'un ton fort haut et intelligible, qui la réveilla de son sommeil ; elle croyant que ce fût une sienne compagne qui dormait dans la même chambre, lui demanda ce qu'elle voulait ; mais celle-ci assura ne l'avoir point appelée ni ouïe appeler, et que si l'on l'avait fait, que [150] sans doute c'était Jésus qui l'appelait comme un autre saint Paul, dont nous avons ce jour la fête ; ce qu'elle lui dit par forme de divertissement. Mais la bonne Armelle ne le prit pas ainsi, croyant qu'en effet il y avait là-dessous quelque mystère caché qu'elle ne comprenait pas, bien qu'elle fît tout son pouvoir pour chasser cette pensée, se persuadant s'être elle-même trompée ; mais néanmoins elle ne le pouvait croire, tant cette voix s'était fortement imprimée dans son esprit. Au bout de huit jours, pensant en elle-même ce qu'elle pouvait signifier, il lui fut dit intérieurement que par elle Dieu l'appelait à une entière fidélité. Alors elle demanda : « Qu'est-ce que fidélité ? » Il lui fut répondu : C'est faire parfaitement aussi bien les choses petites que les grandes, parce que la fidélité est celle qui unit l'âme à Dieu, et l'infidélité nous en désunit.

Il ne se peut dire les fruits admirables qu'elle retira de cette grâce, ni combien cette vertu de fidélité demeura empreinte dans son esprit à tout propos ; et à toutes sortes de personnes elle la recommandait, ayant, l'espace de six à sept ans après, toujours cette parole en la bouche : « Soyons fidèles, soyons fidèles à Dieu, car la fidélité [151] est ce qui nous unit à lui, et l'infidélité nous en sépare. » Et lorsque quelque personne lui demandait le moyen de servir Dieu, elle répondait toujours : « Il n'y en a point d'autre que la fidélité, mais fidélité qui s'étende sur toutes choses, grandes et petites, sans rien excepter. » Souvent, en un seul entretien, elle répétait plus de cent fois : « Soyons fidèles à Dieu, oui, soyons lui fidèles. » Et si quelquefois ses amis lui disaient qu'elle n'avait autre chose à dire, elle leur répondait : « Ne vous en étonnez pas, et si je vivais mille ans, je ne pourrai vous en dire d'autre ; car en elle seule est comprise toute la perfection. » D'autres fois, elle ne pouvait proférer que ce seul mot de fidélité, après quoi elle demeurait muette, comme ayant dit tout ce qu'elle croyait nécessaire pour arriver à la perfection.

Si elle était soigneuse d'y animer les autres, elle était bien plus de la pratiquer elle-même : il serait difficile de dire combien elle y était exacte, spécialement depuis que Dieu lui eût ainsi fait connaître que ce serait le moyen par lequel elle s'unirait à Sa divine Majesté. Voici comment souvent elle m'en a parlé : « Depuis que mon Amour [152] m'eut fait entendre qu'il voulait que je lui fusse fidèle en toutes choses, je n'ai point su par sa miséricorde ce que c'était que faire le contraire ; et me suis portée avec une vigilance non pareille à tout ce que j'ai reconnu être de sa sainte volonté, quelque peine ou répugnance que ressente en moi, je ne le pouvais différer d'un moment à les accomplir, quoique souvent j'eusse bien voulu remettre à un autre temps sous prétexte de maladie ou de travail, ou de mille autres raisons que me produisait l'amour-propre pour s'exempter de ce grand assujettissement à toutes choses, tant grandes que petites ; mais tout cela ne servait que pour me faire faire les choses avec plus d'exactitude que je n'eusse fait, si je n'eusse point eu toutes ces vues. Et quand je venais à penser que si j'eusse fait autrement, j'aurais été infidèle à mon Amour, ah ! alors, quand il eût fallu souffrir tous les tourments, ou me priver de tout le mécontentement du monde, je l'eusse fait de tout mon cœur plutôt que de commettre la moindre lâcheté. Que si quelquefois j'adhérais tant soit peu aux sentiments naturels qui se couvraient d'une nécessité [153] apparente, j'en étais sur le champ reprise de mon Amour : vous eussiez dit, et il était ainsi, qu'il se comportait en mon endroit comme un maître soigneux de l'avancement de son disciple, qui a toujours les yeux attentifs sur toutes ses actions, afin de ne le laisser s'amuser à rien qui le pourrait divertir de ses études, et qui corrige toutes ses fautes, pour petites qu'elles soient ; Dieu ne faisait que toute la même chose, me tenant si resserrée que je ne pouvais lui échapper d'un moment qu'il ne me rappelât à mon devoir, mais avec tant d'amour qu'il eût fallu avoir un cœur de bronze pour n'en être pas brisé ; car lorsqu'il me faisait ainsi voir le soin que Sa divine Majesté daignait prendre de sa chétive créature, et me faire connaître la tromperie et artifice de mes ennemis, cela me causait un tel amour qu'il me semblait en devoir mourir. Et qui eût été le cœur qui eût pu s'en empêcher ? Oh, sans doute, ce n'était pas celui de la pauvre Armelle. »

Pour preuve de la grande fidélité avec laquelle Dieu voulait qu'elle eût obéi à ses inspirations, je rapporterai ce qui lui [154] arriva une fois qu'elle y avait tant soit peu manqué, qui fut l'unique de sa vie, du moins avec quelque vue. Il lui arriva donc qu'un jour, s'entretenant avec quelques personnes, elle se laissa emporter à des discours d'eux-mêmes indifférents, mais qui n'étaient pas convenables à la perfection d'une âme que Dieu favorisait comme la sienne, de quoi elle eut quelque vue et remords ; toutefois elle ne laissa pas de continuer, se persuadant qu'il n'y avait pas grand mal à cela ; mais il n'en fallut pas davantage pour faire que Dieu, jaloux de son bien, lui retirât sa présence ordinaire, et la délaissât l'espace de huit jours en de telles angoisses qu'elles ne se peuvent dire :

« J'étais, disait-elle, comme une personne rejetée et abandonnée de son plus intime ami, dans lequel est logé tout son bien et ses espérances, qui ne peut plus trouver d'accès chez lui ni jouir de sa présence et de son entretien familier, et qui ne peut et ne veut trouver repos et consolation qu'en lui seul : ce fut là mon état pendant l'absence de mon Amour. Je pleurais jour et nuit pour le retrouver, et disais en moi-même : Oh, si une fois je le puis recouvrer, je ne le quitterai [155] jamais. Il n'y avait sorte de maux que je n'eusse souffert de bon cœur pour rentrer en son amitié. Je lui disais : Amour, faites-moi souffrir tout ce que vous voudrez, pourvu que vous ne soyez point courroucé. Jamais je ne retournerai plus à telle faute, pardonnez-moi et puis me punissez tant qu'il vous plaira.” Après que l'Amour m'eut bien fait crier après lui, il plut enfin à sa bonté me montrer sa douce présence ; et alors je me sentis si éprise de joie et d'amour que j'en étais comme hors de moi et lui disais, me jetant entre ses bras : Ô mon cher Amour, comment avez-vous pu me laisser si longtemps languir, et combien ai-je souffert en votre absence !” Je lui racontais toutes mes peines comme s'il ne les eût pas sues, et m'unissant étroitement à lui, je disais : Oh, qu'à présent je vous ai retrouvé, je n'aurai garde de vous laisser aller, je vous tiendrai de telle sorte que vous ne pourrez plus vous enfuir.” Je ne savais quelles caresses lui faire, j'étais comme une personne à qui l'amour avait dérobé la raison, et ne savais ce que je disais. Mais après être revenue à moi, je conçus une si grande appréhension de la moindre [156] infidélité que j'eusse très volontiers passé au travers des flammes pour en éviter la moindre approche. Dieu m'a toujours depuis fait cette miséricorde que de m'en garantir, et ne m'a jamais privée de sa divine présence que l'espace de ces huit jours, qui me furent plus ennuyeux746 que tous ceux de ma vie.

« Il arriva néanmoins encore une autre fois d'être un peu privée de la vue de mon divin Amour parce que, mes parents m'étant venus voir, je me laissai emporter à quelque vaine joie et satisfaction en leur entretien, qui m'avait tant soit peu détournée de l'attention de mon cher Amour ; et il me sembla que lui-même se retirait, comme pour me donner plus de liberté ; et après avoir pris congé de mes parents, je me trouvais seule : j'en ressentis une grande affliction, ne trouvant pas celui que j'aimais plus que mon âme ; et continuant mon chemin, je rentrai dans la maison, où je n'eus pas plutôt mis le pied que mon cœur se sentit épris d'un puissant amour, qui me fit connaître que j'avais retrouvé celui sans lequel je ne pouvais vivre ; alors il m'unit intimement à lui, et me fit entendre qu'il était là exprès pour [157] attendre mon retour, afin de se communiquer à moi ; je vous laisse à penser quel amour je ressentais alors ! Je lui disais d'un cœur plein de reconnaissance : Ô mon Amour et mon Tout, quel excès de bonté que d'attendre ainsi votre pauvre créature, et qu'au lieu de me punir de vous avoir mis en oubli, vous fussiez ici à m'attendre pour me caresser à mon retour ! Ô mon cher Amour, c'est vous qui êtes mon parent et mon tout, et désormais je renonce à tous ceux que vous m'avez donnés pour n'aimer que vous seul.” Depuis ce temps-là, me disait-elle, je n'ai pu avoir d'amour pour aucun de mes parents que pour procurer leur salut en tout ce que je pouvais : hors de là, ils étaient aussi indifférents que si je ne les eusse pas connus, quoique auparavant je ressentisse un grand amour pour eux. Voilà comme mon Amour faisait tout réussir à mon bien, voire jusqu'à mes propres défauts. »

Le désir qu'elle avait de plaire en toutes choses à son Bien-Aimé, faisait qu'elle était si prompte à l'exécution de toute sa volonté qu'elle ne les avait pas sitôt connues qu'elle s'y portait de toutes ses forces en quoi que ce pût être, ne considérant jamais [158] si la chose était facile ou non, utile ou dommageable à sa santé : elle avait aucune de ces vues, ni encore moins de son intérêt ou profit particulier, ni de son avancement en la perfection ; elle n'avait point d'autre prétention que de contenter son amour : en cela étaient sa joie et ses délices. Elle me disait souvent :

« Je n'ai autre fin en mes actions que de plaire à mon Amour, et ne désire que l'accroissement de sa gloire. Et quand il m'eût assurée d'être du nombre des damnés, je n'aurais pas voulu désister d'un moment de le servir et aimer, et n'eusse non plus voulu faire la moindre action pour la gloire de paradis : je n'y pensais pas même ; mon paradis et ma gloire étaient de lui plaire et accomplir sa volonté, et après cela il me semblait n'avoir plus rien à espérer ni prétendre. Je n'ai jamais su ce que c'était que de penser à mon profit particulier, parce que l'amour me possédait si pleinement et m'élevait si fort au-dessus de moi-même et de toutes les choses de ce monde, qu’il ne me restait rien pour moi ni pour elles toutes deux. Tout était employé en lui et pour lui, et si j'eusse eu mille cœurs et autant d'âmes et de vies, c'eût encore été trop peu pour satisfaire [159] mon Amour qui voulait tout pour soi et rien pour autrui. Et moins je pensais en moi, et plus je voyais que Dieu en avait de soin : il semble qu'il y avait un combat entre lui et moi à ne penser qu'à le contenter et procurer sa gloire, et lui n'avoir autre égard qu'à pourvoir à tous mes besoins, tant du corps que de l'âme. »

L'une des choses où elle faisait encore paraître la fidélité qu'elle avait aux semonces du divin Esprit, c'était qu'elle ne retardait jamais l'exécution de ce qu'il lui faisait connaître être de ses volontés, si c'était chose qui ne se pût faire sur le champ, s'étonnant beaucoup de la procédure de plusieurs, qui remettent en un autre temps ce qu'ils peuvent faire à l'heure présente, disant que « c'était un grand artifice du diable, que de faire ainsi différer l'accomplissement de ce que Dieu fait connaître vouloir d'une âme ; car, disait-elle, il arrive souvent que la grâce qui était alors présentée pour aider à exécuter ce dont il s'agissait, est déniée en un autre temps ; et d’ailleurs on n’est point assurée de sa vie, et quoiqu'on le fût, il ne faudrait pas pour cela remettre à un autre jour ce qui se peut faire en celui-ci, cela étant une marque de peu [160] d'amour ; car quand il est grand, il ne peut demeurer en repos tandis qu'il sait que l'aimé veut une chose qu'il n'a pas encore accomplie ; et je crois que le retardement de plusieurs âmes à la perfection vient de ceci : elles ne manquent pas de connaître ce que Dieu demande d'elles, mais la crainte qu'elles ont de se faire un peu d'effort, fait qu'elles remettent toujours à un autre temps, et disent : « Demain, demain, nous le ferons », et jamais ce demain ne vient ; d'autant que plus elles se fomentent en leurs habitudes, moins ont-elles de force pour y résister, et Dieu voyant leur infidélité les laisse et abandonne » ; d'où elle concluait toujours qu'il faut être fidèle en toutes choses, et sans différer d'un moment l'exécution de ce que Dieu veut de nous.

Aux grandes faveurs que son divin Amour lui fit lorsqu'il commença de l'animer lui-même et être comme l'âme de son âme, s'il m'est permis d'user de ces termes, que je ne dis qu'après les lui avoir ouï proférer un très grand nombre de fois, après, dis-je, qu'il se fut rendu maître de tous ses sentiments, et que lui seul les mouvait comme bon lui semblait, alors elle n'eut plus [161] d'égard ni à pureté de cœur, ni à fidélité, ni à quoi que ce soit qui la concernât ; d'autant qu'elle savait bien que celui qui daignait la régir et la gouverner, ferait tout cela sans qu'elle s'en mît en peine, et ainsi tout son soin était de s'abandonner à sa conduite ; à propos de quoi, elle m'a souvent dit les paroles suivantes :

« Quelque soin et vigilance que l'âme apporte pour se purifier, il lui reste toujours beaucoup de taches et de défauts desquels elle ne peut même s'apercevoir jusqu'à tant que Dieu lui-même les lui ôte, et puis après il les lui fait connaître ; car il a tant de bonté qu'il les fait connaître qu'après les avoir détruits, d'autant qu'il sait bien qu'à l'âme qu'il aime véritablement, ce lui serait un cruel enfer de savoir qu'il y eût en elle quelque chose déplaisant aux yeux de son Bien-Aimé. Et comme ces défauts sont si subtils et enracinés dans l'âme, il n'y a aussi que lui seul qui les puisse détruire : c'est ce que, par sa miséricorde, il a fait en moi, sa chétive créature, m'ayant réduit à tel point que rien de moi ne se retrouve plus, ni désir, ni attache à quoi que ce soit ; tout cela est si banni et éloigné de moi que je n'en [162] ressens pas même les premiers mouvements, vivant en ce monde comme si je n'y étais déjà plus, mon esprit n'envisageant autre chose que Dieu.

.Chapitre 10. De sa profonde humilité.

« Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur », dit Notre Seigneur dans son Évangile747 ; si ce divin Maître a voulu donner cette leçon généralement à tous les hommes, combien doit-on penser qu'il l'ait fortement imprimée dans le cœur de cette sienne fidèle disciple, de laquelle il avait un soin tout particulier ? Il n'aurait pas élevé si haut en elle la cime de la perfection, s'il ne lui avait fait jeter de profondes racines de cette vertu, qui est la base et fondement de toute la doctrine céleste qu'il est venu enseigner en ce monde ; et de sa part elle n'aurait pas été bonne disciple d'un si excellent Maître, si elle ne l'avait parfaitement apprise et pratiquée : c'est ce que, par sa miséricorde, elle a fait en un haut point tout le temps de sa vie, ainsi qu'il se verra ci-après [163] par ce qui suit.

Pour donner ouverture à tout ce discours, il faut commencer par ce qui lui a servi de fondement solide et inébranlable à cette vertu d'humilité, qui n'a été autre que la grande connaissance et l'amour ardent qu'elle avait pour les perfections de son Bien-Aimé, qui l'élevaient si fort au-dessus d'elle-même et de toutes les choses d'ici-bas que jamais elle ne s'arrêtait un moment à se considérer ni envisager elle-même ; de sorte qu'elle n'avait garde de se complaire en elle ni en rien qui la concernât, ayant le cœur et l'esprit tellement aliéné de tout ce qui est créé qu'elle n'y pensait en aucune façon ; d'ailleurs la grande connaissance qu'elle avait que tout bien vient de Dieu et qu'il y retourne, la tenait dans un si bas sentiment d'elle-même qu'elle ne s'attribuait rien du tout, rapportant jusqu'à la moindre grâce à la source dont elle était partie ; ce qui faisait que continuellement elle avait le cœur et la bouche pleine de reconnaissance et de louange envers une si grande bonté. L'amour et l'action de grâces était le soutien et l'aliment de sa vie, et n'eût pu non plus s’empêcher d'aimer et de remercier que de respirer ; aussi [164] disait-elle « qu'il était bien raisonnable qu'elle le fît de la sorte ; car autant de moments que je vis, sont autant de nouvelles faveurs que je reçois de mon Amour et de mon Tout, et le nombre de ses grâces ne se doit compter que par là ; et quel moyen après cela de ne le pas reconnaître et ne le pas aimer ? Il serait impossible. »

De ces deux lumières d'amour et de reconnaissance envers Dieu, prirent leur source les vrais sentiments et solides principes de cette vertu d'humilité qu'elle a toute sa vie pratiquée en un si éminent degré, que jamais la moindre attaque de vanité ou d'estime d'elle-même ne s'est trouvée dans son esprit ; c'est ce qu'elle m'a assuré plusieurs fois, me disant : « Jamais, par la grande miséricorde de mon Amour et mon Tout, je n'ai su ce que c'était que vanité ; et quand quelquefois mes confesseurs me disaient de m'en donner de garde, j'en étais étonnée, m'étant avis qu'à moins de perdre l'esprit, je ne pouvais entrer en aucune estime de moi ; car je voyais si clairement que tout ce qui était en moi venait de Dieu, que, quand tous les anges et les hommes m'eussent dit le contraire, je ne les aurais pas crus, tant j'étais convaincue de [165] cette vérité ; et par ainsi je n'avais garde d'entrer en vanité, étant d'ailleurs si pleine de Dieu qu'il n'y avait rien de vide où la superbe748 eût pu se loger ; et je n'ai jamais trouvé matière d'accusation en ce vice parce que Dieu m’en a toujours préservée par sa grande bonté, ne pouvant pas même concevoir comme l'on y peut tomber. »

Ces seules paroles proférées de sa propre bouche, et confirmées par le témoignage de ses confesseurs, suffiraient pour prouver combien elle a excellé en cette vertu d'humilité, puisque jamais elle n'est tombée dans le vice contraire ; toutefois elle en a exercé des actes si héroïques que je ne puis m'empêcher de les rapporter ici, commençant par les moindres, qui sont les extérieurs, pour finir par les intérieurs et plus relevés.

Sa naissance, étant basse et champêtre, lui servait de continuel motif d'amour et d'action de grâces à Dieu de l'avoir fait naître de la sorte, et bien plus encore de ce qu'il avait permis qu'elle demeurât toute sa vie en condition de servante, ce qu'elle estimait à un bonheur non pareil, pour les raisons qu'elle rapportait en cette sorte, et qu'elle répétait fort souvent avec [166] un cœur plus reconnaissant que si Dieu l'eût faite reine de tout le monde : « Quand je considère, disait-elle, le bonheur de la condition et des grands avantages qui s'y retrouvent, je ne puis jamais me lasser de bénir mon divin Amour de m'y avoir attachée ; et je n'en trouve point au monde de plus aimable ni qui soit plus à estimer et chérir que celle-là ; car c'est un lieu où l'on est pour vivre continuellement méprisé et délaissé de tout le monde, car qui pourrait faire état d'une pauvre servante ? Tout le monde a le pouvoir de la reprendre et mépriser, et trouver à redire sur tout ce qu'elle fait ou dit. Hé ! Cela n'est-il pas aimable ? Cela n'apprend-il pas bien à se tenir en humilité, à mettre tout son appui et sa confiance en Dieu, et ne chercher qu'à plaire à lui seul ? Si, sans doute. Où est la condition qu'on puisse mieux apprendre cela qu'en celle de servante ? Donc n'est-elle pas bien aimable et digne d'être chérie et estimée de celles qui la possèdent ? Aussi beaucoup de fois je me suis étonnée quand je voyais de pauvres filles se plaindre et s'affliger de ce qui les devait réjouir et consoler : Ô pauvres créatures, [167] disais-je en moi-même, si vous connaissiez le grand bien qu'il y a à être méprisées et reprises et maltraitées, que vous auriez de joie au lieu de la tristesse qui vous ronge, et que vous béniriez le jour et la personne qui vous font ce bien que vous estimez mal !” Mais hélas ! Mon Dieu, il y en a bien peu qui sachent connaît le bonheur qu'il y a de souffrir avec vous, et d'être rebutée et méprisée comme vous. »

Cette haute estime qu'elle avait de sa basse condition fit que jamais elle ne la voulut quitter, quelque instance que lui en fissent plusieurs personnes, mêmes des plus spirituelles, qui lui conseillaient de se retirer afin d'avoir plus de moyen de s'adonner à la contemplation et jouir des faveurs que Dieu lui départait abondamment, lui alléguant plusieurs raisons pour l'obliger à ce faire, et surtout son peu de santé et de loisir qu'elle avait, et l'exemple d'autres filles de sa sorte qui avaient fait le semblable ; à tout quoi elle répondait que quand il y eût eu des millions de mondes à gagner, elle n'eût pas voulu changer de condition, à moins que de connaître manifestement que Dieu le voulait, et qu'elle [168] estimait plus les rebuts et les mépris de son état de servante que les prières et le repos dont elle eût pu jouir, si elle eût été seule ; qu'au reste son travail et son occupation ne l'empêchaient point de jouir de Dieu ; qu'au contraire elle avait toujours remarqué que plus elle travaillait et s'employait pour son Amour en tous les embarras de son ménage, et plus il se communiquait à elle ; qu'elle eût cru commettre une grande infidélité de quitter son travail pour chercher le repos, et que Dieu sait partout trouver les âmes, pourvu qu'on ne lui ferme point l'entrée du cœur. Voilà les raisons qu'elle alléguait quand on lui faisait ces propositions, par où elle faisait bien voir l'estime qu'elle faisait des humiliations et de la bassesse.

Car ce n'était point la nécessité qui l'obligeait à garder cette condition : elle avait suffisamment de quoi se pourvoir sans icelle, c'était le seul amour qu'elle avait pour les mépris, qu'elle aimait parce que Jésus-Christ les a aimés. Aussi lui ai-je ouï dire un grand nombre de fois ces paroles : « Ô mon cher Amour, vous savez qu'il n'y a que votre seul amour qui me retient, et qu'en votre considération je me suis assujettie et captivée à servir, et saine [169] et malade ; mais par cette captivité vous m'avez, par votre miséricorde, donné la vraie liberté de vos enfants ; et si je suis esclave de condition, je suis bien libre par votre amour. »

Ce même esprit d'humilité faisait que non seulement elle aimait les humiliations, mais bien plus les personnes qui les lui procuraient ; voici ses sentiments sur ce sujet : « Quand quelqu'un me rebute, je ressens une si grande joie et un si grand amour pour cette personne que j'ai souvent peine à m'empêcher de lui témoigner cette grande joie, et quelquefois je baise la terre par où elle passe par amour et respect, et il faut que je me fasse violence pour ne me pas jeter à ses pieds pour la remercier du bien qu'elle me fait. Je vous laisse à penser, si on portait un grand trésor à un avare, quelle joie il en aurait, et combien il s'estimerait obligé à la personne qui lui ferait ce don ! Oh ! sans doute qu'il la tiendrait au nombre de ses premiers amis ; j'en fais tout de même pour ceux qui me méprisent ou qui me font du pis qu'ils peuvent : ce sont là mes vrais amis, et ceux qui me donnent de quoi payer mon amour ; ce sont eux enfin [170] qui m'ouvrent le Ciel ; et après cela, je ne les aimerais pas et ne les chérirais pas ? Oh, sans doute il me serait impossible de m'en empêcher : jamais père ni mère ne m'ont été si chers qu'eux. »

Et non seulement elle les aimait, mais de plus leur faisait tout le bien qu'elle pouvait ; ce que cette même humilité lui faisait encore cacher, le faisant avec tant d'adresse qu'on n'eût pu juger quels motifs la portaient à cela, afin de n'être pas estimée humble ; mais entre Dieu et elle, ce n'était que prières et demandes de faveurs pour ceux qui la traitaient le plus indignement qu'ils pouvaient, qui étaient souvent en assez grand nombre ; mais ce n'était rien au regard de son désir, car je lui ai ouï dire plus de cent fois qu'elle fut un grand temps qu'elle était si transportée du désir des souffrances et des mépris et humiliations, qu'elle eût voulu que tout le monde l'eût bafouée, méprisée et déchirée avec horreur ; ce lui eût été un contentement non pareil de se voir traiter de la sorte, et le demandait à Dieu avec de très grandes ardeurs ; et quand quelque échantillon de cela lui arrivait, elle l'en remerciait comme un signalé bienfait, et ne pouvait souvent s'empêcher [171] de témoigner au-dehors la joie qu'elle ressentait au-dedans.

Pendant cette maladie de huit mois qu'elle eut à la sortie de ses deux ans d'épreuve, sa maîtresse lui disait quelquefois que plusieurs personnes lui conseillaient de la chasser hors de sa maison, comme une oisive et inutile qui ne faisait qu'occuper la place d'une bonne servante, mais que pour elle, ce n'était pas son dessein de la renvoyer ; qu'au contraire elle la garderait tant qu'elle aurait volonté d'y demeurer. À quoi cette bonne fille répartait749, après l'avoir remerciée, que de vrai elle était inutile dans la maison, et qu'elle ferait fort bien de la chasser et la jeter sur le pavé, qu'aussi bien ne servait-elle de rien qu'à donner de la peine et de l'incommodité. Ce qu'elle disait avec un si grand désir que ce bonheur lui arrivât qu'elle en était toute hors d'elle, et disait à Notre Seigneur : « Ô mon Amour et mon Tout, qui me donnera que je me voie rebutée et abandonnée de tout le monde, et jetée en quelque coin d'étable ou buisson, sans aide ni assistance que de vous seul ? »

« Je crois, me disait-elle, que si cela me fût arrivé, la joie que j'en aurais eue aurait été suffisante de me guérir ; car j'étais [172] réduite à tel état par l'excès de cet amour fort et vigoureux qui m'embrase, que je ne pouvais vivre que dans les souffrances, mépris et opprobres, qui me servaient comme d'autant de médecines à mes maux et de rafraîchissements à mes peines.

« Quand j'étais en santé, disait-elle encore, tout mon contentement était de m'occuper à tout ce qu'il y avait de plus vil et bas dans la maison ; il n'y avait rien pénible, de honteux et ravalé que je n'embrassasse avec une grande ardeur ; parce que l'amour qui me transportait me faisait faire tout cela avec joie et plaisir. »

Ce même esprit d'amour et d'humilité faisait que quand elle était reprise, accusée ou blâmée de choses dont elle était très innocente, jamais elle ne s'excusait ou ne disait rien pour sa défense ou justification ; ce qu'elle observait en toutes rencontres et envers toutes sortes de personnes : que si elle voyait qu'il fût nécessaire d'alléguer quelque raison pour apaiser la colère des personnes qui étaient courroucées contre elle, elle le faisait en cette seule considération, et ce avec tant de douceur et d'humilité qu'il paraissait assez que la seule crainte que Dieu ne fût offensé lui tirait les paroles de la bouche, [173] plutôt que le désir de se justifier ; d'autres fois, sans alléguer aucune excuse ni raison, elle se mettait à genoux et demandait pardon de la chose dont on la reprenait, bien qu'elle ne l'eût pas faite. Souvent aussi, quand elle recommandait aux autres serviteurs de la maison de faire quelque chose qu'elle voyait être bonne à faire, elle leur disait toujours que si l'on y trouvait à redire, qu'ils missent toute la faute sur elle, disant qu'Armelle avait dit faire telle chose ; et ainsi elle ne rejetait jamais la faute sur autrui, qu'au contraire en tout ce qu'elle pouvait, elle se chargeait de toutes celles des autres serviteurs ; « parce, me disait-elle, que Dieu m'a toujours donné ce désir de couvrir et satisfaire pour les fautes des autres en tout ce qui me serait possible ; et d'ailleurs il m'a fait cette miséricorde, que tout ce qu'on me saurait faire ou dire ne me donne point de peine, au contraire, ce m'est une consolation, et ainsi il vaut mieux que moi seule porte le blâme de tous, que pas un le porte pour moi ».

Quoique sa maîtresse lui eût laissé tout le soin de son ménage avec plein pouvoir et autorité, tant pour l'éducation des enfants que pour avoir égard aux actions des autres [174] serviteurs, jamais pourtant il ne s'est vu en elle aucune action hautaine ni qui ressentît la moindre vanité ; au contraire, en toutes on y voyait reluire l'humilité et la soumission, cédant volontiers aux sentiments et inclinations des autres, pourvu que ce ne fût en chose où Dieu fût offensé ; que s'il lui semblait que la chose dont il s'agissait se dût faire autrement, elle en disait simplement sa pensée ; que si elle n'était pas bien reçue, elle demeurait en repos et faisait comme on lui disait. Et encore qu'elle fût beaucoup entendue à la conduite des affaires d'un ménage, Dieu lui ayant donné un très bon jugement et beaucoup de prudence naturelle, néanmoins, en quelque rencontre750 que ce pût être, elle n'en découvrait rien, si ce n'était en ce qui concernait son devoir, ou bien qu'on l'interrogeât. De même si dans la maison il y avait quelque chose que tous les autres rejetassent et eussent à mépris, c'était toujours ce qu'elle choisissait pour soi, tant pour le travail et l'entretien que pour la nourriture, se réjouissant d'avoir le pire et de laisser le meilleur aux autres. Quand elle parlait avec qui que ce fût, c'était toujours avec tant de respect et d'humilité qu'il semblait [175] qu'elle s'estimait indigne de converser avec personne ; mais surtout cela paraissait alors qu'elle était avec les personnes consacrées à Dieu, soit prêtres, religieux ou religieuses ; et quand on traitait en sa présence ces quelques points de spiritualité, elle se tenait en aussi grand silence que si elle n'eût rien su de ces matières, encore qu'elle y fût si versée qu'elle en eût fait la leçon aux plus habiles.

Elle fuyait les louanges avec une horreur extrême, encore qu'à la suite des temps elle y devint insensible, comme nous dirons un peu plus bas ; mais elle fut longtemps qu'elles lui étaient insupportables, et ne pouvait du tout souffrir que personne eût bonne estime ou opinion d'elle. Et quand elle rendait compte de conscience à ses directeurs, elle avait toujours égard que ce fût en lieu où elle ne fût ouïe de personne, de crainte qu'entendant quelques paroles de ses sentiments, qui étaient comme autant de bluettes751 de ce feu sacré qui l'embrasait toute, ils ne vinssent à concevoir quelque estime d'elle ; de plus elle avait une adresse merveilleuse à couvrir les grandes grâces et faveurs que Dieu lui faisait sous le prétexte de ses maladies et [176] défaillances ordinaires, desquelles elle se prévalait pour cacher les violents efforts de l'amour, qui pour la plupart du temps la mettait à n'en pouvoir plus et était l'unique cause de ses maladies ; aussi me disait-elle souvent que Dieu lui avait fait une grande grâce de permettre qu'elle ressentît toujours quelques douleurs au corps, afin de se couvrir de cela quand la véhémence de l'amour la rendait malade, et que par ce moyen il lui avait donné une bonne couverture pour cacher ce qu'il opérait dans son âme.

Ce fut aussi cet esprit d'humilité qui lui faisait demander avec tant d'insistance à son divin Amour qu'il la tînt close et cachée au-dedans de lui-même, et que jamais créature n'eût connaissance de ce qui se passait entre lui et elle, fors ce qui était pour en glorifier son saint nom ; et par ainsi qu'il ne lui donnât rien de grand ni d'éclatant aux yeux des hommes, comme extases et ravissements, mais que lui seul la connût ; et quand quelquefois des excès du divin amour voulaient entraîner le corps après l'esprit, elle se serrait promptement à quelque chose, ou bien sortait vite de l'église quand cela lui arrivait lors [177] qu'elle y était ; et ainsi Dieu lui fit toujours cette grâce que rien de cette nature ne lui arrivât, ce qu'elle n'estimait pas à une petite faveur.

Les sentiments de bassesse et de respect avec lesquels elle se tenait en la présence de Dieu sont si grands, qu’encore que sa divine bonté l’eût toujours traitée avec un amour et des caresses très particulières, cela ne diminuait pourtant en rien du sentiment de sa bassesse et de sa propre abjection. Et elle avait coutume de dire que plus l'âme reçoit de grâce de la main libérale de Dieu, et plus a-t-elle de bas sentiments d'elle-même, et qu'il serait impossible de connaître la grandeur de ses infinies perfections qu'à même temps on n'eût une claire connaissance de son néant et de sa misère ; que c'est ce qui toute sa vie l'avait préservée du moindre sentiment de vanité, parce que Dieu lui avait toujours fait voir si clairement ce qu'il était et ce qu'elle était, qu'il eût été impossible, quand même elle eût été assez malheureuse pour le vouloir, d'entrer en la plus petite pensée d'estime de soi-même. « Et le moyen, disait-elle, qu'une chétive chambrière, une pauvre villageoise, un ver de terre comme moi [178] s'enorgueillisse ? Il faudrait être folle pour en venir là, ou bien ne pas savoir ce que je sais : si Dieu a eu pitié de moi, s'il a daigné prendre lui-même le soin de m'instruire et m'enseigner, me donner des lumières et des connaissances que de pauvres paysannes comme moi n'ont pas coutume d'avoir ; s'il m'a prévenue de sa grâce, brûlée et consommée de son divin amour, ça été sa seule bonté et miséricorde qui a fait tout cela, et non pas moi ni aucun de mes mérites, car si Dieu me traitait selon iceux, il ne me donnerait point d'autre place dans les enfers que sous les pieds de Lucifer ; car c'est le lieu que j'ai mérité de moi en tant que moi, encore que sa grande miséricorde me fasse espérer qu'il ne me traitera pas selon mes œuvres, mais selon sa bonté. »

Elle avait ce sentiment de bassesse et d'abjection si bien enraciné dans l'âme qu'elle disait que « si un ange ou un saint descendu du ciel lui eût dit qu'en elle il y avait quelque chose de bon provenant d'elle, elle ne l'aurait pas cru ; parce, disait-elle, dès là que la chose viendrait de moi et m'appartiendrait, elle ne vaudrait rien et serait mauvaise, et ma plus [179] grande gloire, c'est de voir que je n'ai rien et que tout ce que je puis avoir, est à mon divin Amour : aussi l'y laisserais-je retourner purement sans m'en rien approprier ; que si par sa miséricorde je n'ai pas commis de grand et énorme péché, c'est qu'il m'en a préservée ; et je sais que s'il me laissait un moment, j'en ferais de plus grand qu'aucune personne ait jamais commis ; et ainsi je n'ai point de peine à croire que je ne mérite que l'enfer, et que je serais la plus grande pécheresse du monde si mon divin Amour me délaissait. »

Pour les faveurs et les grâces que Dieu lui faisait, elle les recevait dans un esprit de reconnaissance et d'humilité si profonde qu'elle ne savait souvent où se mettre, et sans que l'amour l'animât fortement, elle n'eût osé souvent lever les yeux au ciel, tant qu'elle était confuse de tant de grâces. Voici comme elle en parle : « Plus mon divin Amour me faisait de caresses, et plus voyais-je mon néant et ma bassesse ; de sorte que je demeurais souvent comme étonnée et hors de moi de ce qu’une si haute Majesté se voulait ainsi communiquer à une pauvre chambrière, et disais quelquefois en moi-même : « Sans que je [180] sais bien que mon Amour voit et sait tout, je croirais qu'il ne voit pas ma misère. » Souvent aussi ces vues m'étaient ôtées, car la force de l'amour m'élevait au-dessus de moi et m'empêchait de m'arrêter à moi ni à rien qui me concernât, et les grandes grâces qu'il me faisait, quand je les avais dites à mes confesseurs, j'en perdais le souvenir ; car l'amour m'occupait si fort que rien ne demeurait en moi que lui seul. »

Voilà à peu près un échantillon de cette vertu d'humilité qu'elle a possédée si hautement depuis le moment que Dieu l'eût si miséricordieusement appelée à son service ; mais après qu'il l’eut introduite dans cette vie divine dont nous avons si souvent parlé et parlerons encore, son humilité fut toute autre qu'elle n'avait été auparavant, d'autant que la lumière divine illuminait plus clairement son âme pour lui faire reconnaître à fond son néant et son impuissance et dépendance totale de Dieu ; de sorte qu'elle voyait Sa divine Majesté opérer et agir en elle comme une personne ferait une autre qu'elle regarderait semer ou bâtir en un champ qu'elle aurait retiré de l'injuste usurpation et possession de celui à qui il [181] n'appartenait pas. Voilà comme elle considérait tout ce que Dieu mettait en elle ou en ôtait, sans qu'elle y prétendît plus aucune chose ; de cette vraie, claire et admirable humilité et connaissance de sa pauvreté originelle et fondamentale, sortirent plusieurs grands effets qui lui donnèrent une telle force d'esprit, qu'elle pouvait voir et envisager tout ce que Dieu opérait en elle sans en recevoir la moindre complaisance ; de même ouïr les paroles d'estime que plusieurs personnes disaient d'elle lorsqu'elle allait ou venait par les rues, sans en être touchée non plus que si on lui parlait d'un autre : les uns l'appelait la Sainte, d'autres disaient qu'elle était la bénédiction du pays ; d'autres disaient que s’ils eussent eu souhait à faire, c'était d'être semblables à cette fille-là.

Plusieurs personnes qu'elle n'avait jamais vues ni connues venaient la conjurer à jointes mains de les recommander à Notre Seigneur, ou quelques affaires d'importance, et puis à quelque temps de là ils lui venaient dire que par le moyen de ces prières, ils en avaient eu bonne issue, et plusieurs autres choses de cette nature, qu'elle écoutait avec autant d'indifférence comme si on ne lui eût [182] rien dit ; seulement recommandait-elle à Notre Seigneur tout simplement les personnes ou les choses pourquoi on l'avait priée, quand elle s'en pouvait souvenir. Et un jour lui demandant par quel esprit elle le faisait : « Je le fais, me dit-elle, parce que je crois que mon Amour le veut, et qu'ils en ont affaire752. » Et lui disant que si autrefois on lui en eût dit autant, que cela lui aurait été bien à peine, elle me répondit que « si on lui eût dit cela alors, qu'elle eût mieux aimé s'enfuir dans les déserts et parmi les bêtes sauvages, que de le souffrir ; mais que pour à présent, par la miséricorde de son Amour, cela lui était indifférent, parce qu'elle connaissait si bien ce qu'elle était qu'elle ne craignait point les louanges qui n'étaient pas données à elle, que tout ce qui était d'elle était tellement perdu et abîmé, consommé et oublié, qu'elle n’était plus du tout ; que Dieu seul était celui qui était et à qui tout se référait ; et partant, la créature n'avait plus de lieu, et ne subsistait plus que dans son principe ; et ainsi ne s'attribuait rien et ne se touchait de rien ni des louanges, qui ne l'attristaient plus, parce qu'elle n’était plus. » Voilà la réponse qu'elle m'a faite non une, mais [183] plusieurs fois, depuis que Dieu l'eut mise dans cet état.

Jusqu'alors aussi elle avait toujours eu crainte que les dons de Dieu et les grâces qu'il lui faisait n'eussent été connues et manifestées aux hommes ; c'est pourquoi, comme nous disions un peu plus haut, elle demandait à Dieu avec tant d'insistance qu'il la cachât sous les ailes de sa Providence comme un poussin sous celle de la poule ; et que jamais il n'y eût que lui et ses directeurs à savoir les grâces qu'il lui faisait et qu'elle avait toujours cachées tant qu'elle avait pu ; mais depuis que Dieu lui donnait cette claire connaissance de son néant, elle perdit cette inclination, aussi bien que toutes les autres.

De tout ce que dessus on peut facilement juger en quel éminent degré elle possédait cette riche vertu d'humilité, qui approchait de bien près de celle des âmes déjà séparées de la matière et jouissantes de Dieu, qui voient et reconnaissent le bien qui est en eux et dont ils sont possesseurs, mais qui savent bien aussi le référer à celui qui en est la source et principe. [184]

.Chapitre 11. De sa parfaite pauvreté.

« Bienheureux les pauvres d'esprit, car à eux appartient le Royaume des cieux »753. Cette riche perle de l'Évangile, si recommandée de Notre Seigneur, tant aimée et pratiquée par ses vrais disciples et imitateurs, et si louée et prisée de tous ceux qui font profession de la vertu, a toujours aussi été le riche trésor et le précieux héritage de cette sainte fille de laquelle nous parlons, avec quoi elle a acheté le Royaume de Dieu, qu'elle possédait avec tant de plénitude qu'il semblait, comme elle disait elle-même, que tout fût venu fondre dans son âme, et que Dieu faisait de son cœur le séjour ordinaire de sa Majesté et le paradis de ses délices ; c'est ce qu’avec son aide, nous espérons faire voir dans ce chapitre, montrant comme, par la vraie pauvreté, elle a acquis la vraie richesse et Dieu même, source et fontaine de tout bien ; et suivant le style ordinaire, nous commencerons par le détachement qu'elle a eu pour les choses extérieures, et finirons par celui des intérieures. [185]

Quant au premier, le mépris et l'entier détachement qu'elle avait pour toutes les choses de la terre était si grand et universel qu'il ne semblait pas qu'elle fût sujette comme les autres aux nécessités de la vie, tant qu'elle se mettait peu en peine d'amasser de quoi y pouvoir et y subvenir. Son plus grand contentement eût été de se voir dépouillée de toutes choses, afin que, n'ayant rien du tout, elle pût avec plus de liberté mettre toute sa confiance en son seul Amour et attendre de lui tout ce qui lui était nécessaire ; à cet effet elle pria ses directeurs et leur fit plusieurs fois instance de lui permettre de donner tout ce qu'elle avait de gages aux pauvres, afin de se faire elle-même plus pauvre qu'eux ; mais ils ne lui voulurent pas permettre dans les premières années ; seulement lui permirent-ils de distribuer le tiers de ce qu'elle gagnait par chaque année, et réserver les deux autres tiers pour son entretien ; ce qu'elle pratiqua fidèlement jusqu'à l'année 1651, qu'enfin elle se défit de tout par l'occasion que nous dirons un peu plus bas.

Outre le tiers de ses gages, elle donnait encore toutes les pratiques qu'elle pouvait avoir d'ailleurs, ne s'en réservant pas la [186] moindre partie, et elle me disait d’ordinaire que son plus grand contentement était de donner, et qu'elle avait bien de l'obligation à son Amour de ce qu'étant pauvre, il lui donnait néanmoins le moyen d'assister en quelque chose les pauvres, qui sont ses membres ; que s'il lui eût été permis, elle eût tout donné, jusqu'à ses propres habits, et que, sans que l'obéissance le voulait [sic], ce lui eût été une grande peine de se réserver rien ; que tout son plus grand contentement aurait été d'aller mendier son pain de porte en porte et demander l'aumône, afin de la faire par après aux autres pauvres, à qui elle portait un tel respect que si elle se fût crue, elle se fût jetée à leurs pieds pour honorer en leur personne celle de son divin Amour, que l'amour avait rendu pauvre et mendiant, s'étant dépouillé de tout jusqu'à sa propre vie ; que rien ne lui donnait tant de joie que de converser avec les pauvres, qu'elle aimait comme ses propres frères, à cause qu'ils lui représentaient l'image de son Bien-Aimé. « Que souvent, me disait-elle encore, j'ai envié leur bonheur ! Et que je trouve leur condition heureuse ! Pourvu qu'ils en fassent leur profit. »

Elle avait une proche parente que le mauvais [187] ménage de son mari avait réduite à la mendicité ; à cette occasion elle me disait quelquefois qu'il lui semblait n'avoir point au monde de plus proche que cette femme, à cause qu'elle était pauvre ; et pour cela elle l'aimait par-dessus tous les autres parents ; mais néanmoins elle n’eût pas osé lui donner la moindre chose de la maison plus qu'aux autres mendiants ; et quand elle ne pouvait subvenir à sa nécessité, elle lui conseillait de venir demander l'aumône céans, et lui enchargeait de se dire toujours la cousine de la pauvre Armelle, se glorifiant plus de ce qu'elle lui appartenait754 à cause de sa pauvreté, qu'un ambitieux ne ferait d'être allié à quelque grand seigneur.

En ses habits et en tout ce qui concernait son entretien, on y voyait reluire et paraître l'amour qu'elle portait à la sainte pauvreté, se contentant du simple nécessaire, sans vouloir avoir la moindre chose superflue ; et quand quelques personnes qui l'affectionnaient lui voulaient donner quelque chose dont elle se pouvait absolument passer, elle les remerciait, les assurant qu'elle n'avait besoin de rien ; et parfois elle leur disait en riant qu'elle avait à faire avec un Dieu qui ne lui laissait avoir nécessité [188] de chose aucune, que pour n'avoir rien, elle n'avait toutefois jamais manqué d'aucune chose. Et quand on lui conseillait d'amasser quelque chose pour l'avenir, elle répondait que son Amour lui réservait un grand trésor dont elle n'avait point crainte de voir la fin ; que tous ses biens et ses richesses étaient au Ciel, que c'était là son héritage et le lieu où elle faisait son trésor, que son Amour lui ayant donné espérance d’en jouir un jour, elle n'avait garde de penser à amasser en ce monde ni d'attacher son cœur aux biens de la terre ; qu'au contraire, si on lui eût voulu donner toutes les richesses qu'elle contient, elle n'eût pas voulu seulement faire un pas pour en jouir ni les envisager un moment. Et à ce propos, elle disait encore de fort bonne grâce qu'un enfant qui a un père fort riche ne se met pas en peine d'acquérir des richesses, mais se repose en celles qu'il espère de son père ; que de même, ayant Dieu pour Père, elle n'avait garde de se mettre en soin de rien amasser ni croire que rien lui manquât.

Ce même amour qu'elle avait à cette riche vertu de pauvreté la porta à désirer ardemment d'en faire un vœu perpétuel, se [189] dépouillant de tout, et n'avoir la possession d'aucune chose ; mais ses Pères directeurs ne le lui voulurent permettre, pour quelques justes raisons, lui disant que devant Dieu elle aurait le mérite de son vœu, puisque l'obéissance l'empêchait de le faire, et que d'ailleurs elle n’avait le cœur attaché à rien ; à quoi elle répondait que de vrai, par la miséricorde de son Amour, elle n'avait d'attache à aucune chose créée, dont elle se sentait aussi libre que si elle n'eût pas été en ce monde.

La licence de faire ce vœu lui ayant été déniée pour un temps, elle ne laissa pas pourtant de vivre avec le même détachement que si en effet elle s'y fût obligée, ne donnant, ne recevant ni disposant en aucune façon de ce qui lui pouvait appartenir, sans l'ordre exprès de ses directeurs, qu'elle leur demandait dans les occasions qui se présentaient et qu'elle suivait avec pareille exactitude qu'une personne religieuse aurait pu faire, se faisant ainsi volontairement pauvre en s'ôtant la propriété de disposer de ce qu’il lui appartenait.

Il semble, par ce que nous venons de dire, qu'elle ne pouvait pas vivre dans un plus grand dégagement des choses de la terre [190] que celui auquel elle était réduite, s'ôtant le libre usage de ce peu qu'elle avait. Toutefois l'Amour divin, qui voulait avoir ce cœur tout à soi et pourvoir lui-même à tous ses besoins, lui donna de forts mouvements, vers l'année 1650, de servir le reste de ses jours sans prétendre aucuns gages ni récompense de sa maîtresse, afin de se dépouiller de tout et n'avoir plus d'autre appui que dans la seule confiance de son Dieu. Elle communiqua ce dessein à ses directeurs, qui ne jugèrent pas à propos qu'elle l'exécutât, lui ordonnant de continuer comme elle avait fait jusqu'alors ; à quoi elle acquiesça avec sa soumission ordinaire, encore que dans le fond de son âme elle portât toujours le désir de se voir déchargée de tout ; et me disait quelquefois qu’il il lui semblait que jamais elle ne serait entièrement contente jusqu'à ce qu'elle se vît dépouillée de toutes choses et n'avoir plus rien, et qu'elle espérait que Dieu lui ferait cette grâce devant que de mourir.

En effet elle ne se trompa point, car son cher Amour, qui ne lui pouvait rien refuser, ne tarda guère à accomplir son désir, se servant à ce dessein de l'occasion suivante, qui fut que dans le commencement de [191] l'année 1651, le feu divin qui l'embrasait s'alluma si fort qu'il semblait qu'elle en dût mourir, et ses assauts, étant fort fréquents, la réduisirent à une si grande faiblesse qu'à peine se pouvait-elle porter ; de sorte qu'il lui était comme impossible de s'acquitter de ses occupations ordinaires, qui s'accrurent encore par la maladie d'un des enfants de la maison, qui requérait l'assistance presque continuelle d'une personne. Elle, se voyant ainsi surchargée de travail et diminuée de forces, crut être obligée de représenter à sa maîtresse son impuissance et la nécessité d'une autre servante pour lui aider ; mais avant que le faire, elle en voulut avoir l'avis de ses Pères directeurs, qui lui mandèrent qu'il était très à propos qu'elle le fît, et que même elle y était obligée ; là-dessus elle en parla à sa maîtresse, qui approuva ses raisons ; mais elle ne se pressa pas de les mettre en effet pour quelques autres qu'elle pouvait avoir. Ce que voyant, la bonne Armelle, et que d'ailleurs l'état où elle était réduite lui faisait juger que si elle continuait quelque peu de temps en icelui, elle deviendrait tout à fait incapable de rendre les services accoutumés à la maison, se servit de cette occasion si conforme au désir qu'elle avait [192] de servir sans gages ; et après en avoir eu le consentement de ses directeurs, elle pria derechef sa dame de prendre une autre servante et lui donner ses propres gages ; que pour elle, si elle avait agréable de la retenir à son service, elle se contenterait de sa seule nourriture, ne voulant plus aucun salaire ; qu'aussi bien ses forces étaient beaucoup diminuées, qu'elle les emploierait néanmoins toutes comme auparavant, autant que sa santé le lui permettrait.

Cette bonne dame, qui déférait fort à ses sentiments, accepta son offre et prit une autre servante, l'assurant au reste que, quoiqu'elle ne voulût plus de gages, que toutefois elle eût à l'avertir quand elle aurait besoin de quelques choses : elle l'en fournirait, soit sur ce peu qu'elle lui devait encore ou du sien propre.

L'affaire s'étant passée de la sorte, et se voyant parvenue à l'effet de ses désirs, elle en conçut une aussi grande joie qu'aurait conçue un homme qui aurait longtemps poursuivi la conquête d'un riche royaume, dont il se verrait enfin le paisible possesseur. Voici comme elle déclarait les sentiments de son cœur sur ce sujet :

« Enfin je me vois, par la miséricorde de [193] mon Amour et de mon Tout, libre et dégagée de toutes choses. Et à présent je pourrais bien dire que je sers pour l'amour de lui seul. Ce n'est pas que, par sa grâce, je le fisse auparavant pour d'autres prétentions ; mais toutefois il semble que la nature avait encore quelque petit appui et espérance en ses gages ; mais maintenant rien ne me retient, j'ai le cœur libre, et il me semble que jamais je n'ai travaillé avec tant d'affection que je fais. » Ce fut ici la réponse qu'elle fit au révérend Père de Lesseau, recteur du collège de la Compagnie de Jésus, qui lui demanda quelques jours après que ceci fut arrivé, si à présent elle ne trouvait point qu'elle eût voulu moins travailler qu'auparavant, n'y étant pas même si obligée ; à quoi elle lui répartit en ces termes : « Mon Père, lui dit-elle, jamais je ne m'étais trouvée avoir un si grand courage pour le travail, je voudrais seule tout faire s'il était possible ; et à présent que je ne le fais plus que pour mon unique Amour, je me trouve toute fortifiée : avant, à peine pouvais-je faire la moindre chose, qu'il me fallait mettre plus de temps à me délasser que je n'avais été à travailler ; mais à cette heure je ne ressens plus [194] toutes ces faiblesses. Sans doute cela fait bien voir que mon Amour ne me les donnait que pour me faire venir au point où, par sa grâce, je suis ; et je le crois aussi fermement que s'il me l'avait dit lui-même. Oh quelle bonté de m'avoir ainsi déchargée de tout, pour m'être lui-même toutes choses ! Et qu'après cela, je m'épargnasse pour le travail ? Non, non je le ferai de meilleur cœur que jamais je n'ai fait, et m'y emploierai tant qu'il me donnera des forces pour ce sujet. »

Elle avait cette vérité si avant imprimée dans l'esprit, que Dieu ne lui avait envoyé ces langueurs que pour lui donner ouverture à se voir dépouillée du peu qu'elle avait, aussi bien longtemps après je ne la voyais fois755 qu'elle ne me parlât de cette grâce comme l'une de celles qu'elle estimait davantage, me disant : « Voyez si mon Amour n'a pas bien de la bonté pour moi de m'avoir ainsi affaiblie, afin d'obliger et de forcer, s'il faut ainsi dire, ceux qui me gouvernent de venir au point que je souhaitais tant ; ce que ces bons Pères n'eussent peut-être jamais fait, si Dieu ne m'avait réduite à cet état-là ; et pour preuve de sa volonté en ceci, c'est que sitôt que je [195] n'eus plus de gages, je commençai à me mieux porter et ai été quelque temps avec une meilleure santé que je n'avais eue depuis quelques années. Voilà comme, par sa grande miséricorde, il a soin de moi, sa chétive servante, et comme il m'a dépouillée de tout. Et pourquoi ? Sinon pour se donner tout à moi. Et après cela, qui ne brûlerait d'amour pour lui ? » C'était ses paroles ordinaires, après que Dieu l'eut réduite à n'avoir plus rien : elle avait très grand sujet de les proférer, car Dieu l'avait dépouillée de tout, non seulement pour l'extérieur, comme nous venons de faire voir, mais encore pour l'intérieur, ainsi que nous allons dire ; mais au même temps aussi il la revêtit de lui-même, ce que je ne saurais mieux faire connaître que par ses propres termes. Elle disait donc :

« Quelle bonté et quelle miséricorde de Dieu en mon endroit, de m'avoir retirée du milieu de mes parents, et de m'avoir ôté l'amour et l'inclination que je leur portais afin de la mettre toute en lui, me faisant connaître plusieurs fois que c'était le seul sujet qui avait mû sa bonté à le faire, d'autant qu'il voulait être lui-même mon père, mon frère, mon parent, mon [196] ami et mon tout ; et combien de fois ai-je en effet expérimenté qu'il me servait de tout cela ? De plus, il m'a ôté l'affection et l'attache aux choses de la terre et à toutes les commodités de la vie, dont je fais moins estime que de la boue ; et s'est lui-même donné à moi pour être mes vraies richesses, et ne m'a point laissée en repos jusqu'à ce que j'eusse quitté tous les appuis qui m'eussent pu empêcher de mettre ma confiance qu'en lui seul ; et depuis que j'en suis venue là, jamais, par sa grâce, je n'ai eu faute de rien. Il ne s'est pas encore contenté de cela, mais il m'a dépouillée de toutes les inclinations que j'eusse pu avoir pour quelque créature que ce puisse être, ne permettant pas que jamais mon cœur aimât personne qu'en lui et pour l'amour de lui, non pas même mes directeurs ; et encore qu'ils eussent bien de la bonté pour moi, il me faisait toutefois la grâce de ne m'y point attacher. En sorte que je demeurais aussi contente de leur absence que de leur présence, car il me faisait toujours connaître que c'était lui qui les mouvait à me faire tout le bien que je recevais d'eux, et qu'il ne me manquerait pas en leur défaut, parce qu'il ne m'abandonnerait jamais. Il [197] m'a de plus délivrée de la violence des passions, de l'ardeur des affections et de l'inquiétude de mes désirs, me trouvant, par sa grande miséricorde, défaite de tout cela ; ou si parfois il s'en élève quelques mouvements, ils font si peu d'efforts qu'il ne semble pas que cela se passe en moi, comme n'osant paraître dans un lieu où Dieu fait sa demeure, qui est tout à lui, et où rien de la créature n'a plus de part. Il m'a liée et captivée des chaînes de son amour. Oh ! qu'il faut être dépouillé de soi et de tout ce qui peut provenir de soi pour ressentir cet amour ! Jamais je ne l'eusse pensé qu'après que j'en ai l'expérience.

« Oh ! qu'heureux sont ceux qui quittent tout, car ils trouveront tout ; mais il se faut quitter jusqu'à la moindre petite partie de nous-mêmes, non seulement en ce que nous voyons être mal, mais encore en ce que nous croyons être bien ; car jamais Dieu ne régnera en nous, que quand nous nous délaisserons entièrement à lui, et le laisserons faire tout ce que bon lui semble, et sans que nous nous mettions en peine de ce qu'il fera ou laissera à faire. Aussi, depuis qu'il me l'a fait connaître si clairement comme je le connais, je le laisse faire [198] tout ce qu'il lui plaît : s'il se fait voir et sentir à moi, je le laisse faire ; s'il se tient caché et couvert, je ne demande point de le voir. Enfin, il est le maître et le roi de mon cœur : il y a établi son règne, et y est si absolu que je lui dis quelquefois qu'il me semble que dans le Ciel il ne le sera pas davantage. »

Jusqu'ici sont ses propres paroles, que je lui ai ouï dire plusieurs fois et à diverses rencontres, n'y ayant rien ajouté que le simple ordre à les écrire, en ayant même retranché la plus grande partie ; car si j'eusse fait rapport de tout ce qu'elle disait sur ce sujet, un cahier entier ne me suffirait pas.

Je ne puis toutefois m'empêcher d'écrire encore ce peu de paroles qu'elle avait très souvent en bouche après que Dieu l'eut si entièrement dénuée et dépouillée de toutes choses, comme nous venons de dire ; à savoir que, quand son divin Amour lui faisait voir et connaître clairement que son cœur était dépris et dégagé de toutes choses, et qu'il ne tenait plus qu'à lui seul, elle s'étonnait qu'à chaque fois elle ne rendait l'âme, et qu'il n'y avait que la seule volonté de Dieu qui la retînt dans son corps, car de sa part, rien ne s'opposait ni ne l'empêchait [199] plus de se rendre à lui ; que souvent après ces vues, il lui semblait que Dieu emportait son cœur, et qu'elle demeurait longtemps comme si elle n'en eût point eu, parce qu'il lui cachait dans lui-même et l'absorbait tout dans l'abîme infini de son amour, d'où il ne sortait presque plus que quand il revenait à soi : c'était pour ressentir un amour si excessif qu'un moment en cet état suffisait pour la mettre à n'en pouvoir plus ; car, disait-elle :

« Qui est-ce qui pourrait subsister, voyant son cœur vide et détaché de tout ce qui est créé et être plein et rempli de l'amour de Dieu, sans que la moindre chose s'y retrouve que cela seul ? Sans doute, que vivre en ce monde, et être en cet état sans mourir, c'est un perpétuel miracle et qui surpasse toute la capacité de la nature humaine. Et voilà pourtant où, par sa grande miséricorde, l'Amour m'a réduite : il m'a tout ôté, et en ôtant tout, il s'est donné lui-même ; et l'ayant, je m'estime plus riche que si je possédais toutes les richesses du ciel et la terre. Je ne suis qu'une pauvre villageoise, et en ma pauvreté je possède tout bien, toute paix, toute joie, tout contentement et rassasiement de tous mes désirs, [200] parce que j'ai mon Dieu qui m'est tout ; et en le possédant, tout ce qui est à lui est à moi, comme tout ce qui était de moi, est maintenant, par sa grâce, tout sien. » Heureuse pauvreté qui a acquis tant de richesses à cette pauvre fille, et qui la rend dès ce monde jouissante du Royaume qu'elle promet à ceux qui délaissent tout pour l'amour d'elle.

Voilà les biens et les richesses divines dont elle jouissait dès le temps même qu'elle n'avait pas encore fait le vœu de pauvreté, qui lui fut enfin permis de faire en l'an 1655, ainsi qu'il est rapporté au long dans la première partie, ce que je ne répéterai point ici : seulement dirai-je qu'elle le pratiqua parfaitement tout le reste de ses jours, aussi bien que les deux autres de chasteté et d'obéissance qu'elle avait déjà faits. Nous allons faire voir au chapitre suivant comme elle s'acquitta de celui d'obéissance. [201]

.Chapitre 12. De son obéissance.

L'obéissance est, selon le sentiment de tous les Pères de la vie spirituelle, un caractère si sensible de la demeure et présence de Dieu dans une âme qu'elle seule suffit pour faire juger et connaître la qualité et la propriété de l'esprit qui l'anime et conduit. Dieu, qui avait enrichi sa fidèle servante de tant de dons et signalées faveurs, voulut mettre comme un sceau et un cachet qui les fît reconnaître toutes provenantes de lui, qui ne fut autre que l'obéissance entière et parfaite qu'il lui donna, et qui la rendit non seulement soumise et docile à ses divines semonces, mais encore à la voix et aux volontés de ceux qui l’avait commis à leur conduite, et généralement à toutes créatures pour son Amour, auquelles elle obéissait en tout ce qu'il lui était possible, ainsi qu'il sera dit à la suite de ce discours.

Dès ses plus tendres les années, on remarqua en elle ce qui devait l'accompagner jusques [202] au tombeau, je veux dire un esprit souple et pliable tout ce qu'on voulait d'elle, ne trouvant ni apportant jamais la moindre répugnance ou contrariété de volonté à tous les petits emplois où ses parents la voulait appliquer ; ce qui était cause qu'ils la chérissaient plus que toutes les autres enfants ; et cette docilité croissait en elle avec l'âge, Dieu disposant et ordonnant ainsi son naturel conformément au dessein qu'il avait sur la conduite de sa vie ; car cette soumission qu'elle avait n'était autre chose qu'un effet de la bonté de son naturel, n'ayant jusqu'alors aucune lumière qui la fît agir par d'autres principes que ceux de la simple raison et inclination naturelle.

Mais depuis que Dieu l'eut si puissamment attirée à lui et embrasée du feu de son divin Amour, la première impression qu'il lui donna, ce fut de ne faire ni de suivre jamais sa propre volonté ni son jugement en quoi que ce fût, spécialement en ce qui concernait la conduite de sa vie, ayant toujours cette forte idée dans l'esprit que nous avons rapportée ailleurs : que, pourvu qu'elle ne suivît point sa volonté, qu'il n'y avait rien à craindre pour elle ; mais que si une fois elle venait à la suivre, elle était perdue. Ce [203] qui lui donna un fort mouvement de se mettre sous la conduite et direction de quelque personne dont elle pût recevoir et suivre entièrement les avis et conseils : Dieu lui en fournit un, et depuis ce temps-là jusqu'à sa mort, fors ses deux ans d'épreuve, jamais elle n'a été sans directeur, auquel elle rendait une telle obéissance qu'il n'est pas possible de l'exprimer. Nous rapporterons néanmoins quelques siennes paroles, par lesquelles on pourra à peu près juger d'une partie de ce qui en est.

« J'avais, disait-elle, cette croyance si certaine dans mon esprit, que mes directeurs me tenaient la place de Dieu en terre, que je n'en pouvais aucunement douter ; et cette pensée me saisit dès le premier moment que Dieu me donna le mouvement de me laisser conduire, et jamais depuis ne m’a quittée ; ce qui faisait qu’en toutes choses je m'adressais à eux comme j'eusse fait à Dieu même, ne faisant aucune distinction entre ce qu'ils me commandaient et ce que Dieu m'eût dit de sa propre bouche. Aussi, quand je leur parlais, il ne me semblait pas parler à des hommes, mais à Dieu, et me trouvais retenue en un très profond respect et soumission, et si j'eusse été [204] intérieurement inspirée de faire une chose, et qu'eux me témoignassent ne la pas approuver, toute à la même heure je désistais, et eusse cru commettre un grand péché d'avoir le moindre sentiment ou volonté contraire au leur. Alors je disais à mon divin Amour que s'il voulait que je fisse quelque autre chose, qu'il en donnât le sentiment à mon directeur ; qu'autrement, il savait bien que je n'en ferais rien, car lui-même voulait que je lui obéisse en toutes choses ; et il avait tant de bonté qu'il ne manquait presque jamais de le faire ; de sorte que souvent, après que mon confesseur m'avait refusé de faire ce que je lui avais proposé, il me renvoyait quérir pour me dire que je le fisse.

« C'était l'Amour qui m'instruisait et qui me faisait connaître qu'en suivant ce qu'ils disaient, je ne pouvais manquer, et qui me donnait envers eux une si grande simplicité et franchise que je ne leur pouvais rien celer, soit le bien, soit le mal, que je leur disais indifféremment l'un comme l'autre, afin qu'ils me redressassent et me conduisissent en toutes choses. Quand je ne pouvais me défaire de quelque mauvaise habitude ou inclination, mon unique et ordinaire refuge était de le dire à mes [205] directeurs et les prier de me défendre de ne faire plus telle chose, ce qui était si puissant que par après je n'y retombais plus : quand j'eusse eu les plus grands désirs d'une chose, ou répugnance à d'autre de quelque façon que ce pût être, sitôt qu'ils me la commandaient ou défendaient, je m'y portais sans aucune contrariété ou difficulté, parce que l'Amour qui me régissait me le faisait faire et m'ôtait toutes les vues et raisonnements que j'eusse pu avoir du contraire ; il voulait que je suivisse à l'aveugle tout ce qui m'était commandé, et ainsi je n'avais jamais de réplique, ne s’en formant aucune dans mon esprit ni avant ni après que les choses s'étaient passées, m'étant avis que tout ce que j'avais à faire, était d'obéir sans me mettre en soin d'autre chose. »

Elle fut un long espace de temps qu'elle avait une soif et un désir si ardents de faire de grandes et excessives pénitences qu'il lui semblait que jamais elle ne pouvait se satisfaire en cette matière ; ce qui la saisissait spécialement lorsque les tourments de la mort et Passion de son Sauveur se présentaient à son esprit, ce qui lui causait un si ardent amour qu'elle ne savait comment y correspondre [206], qu'en se déchirant aussi de coups et se rendre ainsi semblable à lui. Mais nonobstant tous ces grands désirs, elle n’eût pas voulu faire la moindre austérité ni macération que ce qui lui était précisément ordonné, non pas même donner un seul coup de discipline outre ce qui lui était dit, ce qui était pour elle un grand effet d'obéissance ; car si elle se fût crue, elle se fut mise en pièces, et son unique remède et rafraîchissement était de se voir déchirer et son sang couler, ce qui arrivait toutes les fois qu'elle se servait de disciplines ; mais toutefois, sitôt que le temps limité pour cela était échu, elle s'arrêtait sans passer outre, ce qui, comme j'ai dit, était une aussi grande marque de soumission qu'en aucun autre sujet qui se fût présenté, car si elle eût suivi ses mouvements, les trois ni quatre heures par jour en cet exercice n'eussent pas suffi pour les contenter. Là où son obéissance paraissait aussi admirable, c'était au sujet de la réception de la sainte communion, dont, comme nous avons dit ailleurs, elle avait un désir très grand ; et néanmoins quand ses confesseurs l'en privaient, elle demeurait si soumise et contente qu'elle disait que, si un ange lui eût ce jour-là apporté la sainte hostie pour la communier, elle n'eût [207] osé la recevoir sans la licence de ses Pères spirituels ; ce qui marque bien l'obéissance et le respect qu'elle rendait aux choses de moindre conséquence, puisqu'elle l'eût fait en celle-ci, qui lui était la plus importante qu'elle eût pu avoir.

Elle disait d'ordinaire que l'obéissance était le vrai et unique chemin qu'il fallait tenir pour ne point faillir, et qu'ayant toujours été par la bonté et miséricorde de son Amour instruite par lui-même, la première et principale leçon qu'il lui avait apprise avait été d'obéir et se soumettre, et découvrir entièrement à ses directeurs ce qu'il opérait en elle : « Une marque bien certaine de cela, disait-elle, c'est que, lorsque j'étais à leur parler, tout ce qui s'était passé en moi se disait par moi sans que j'y pensasse, et le plus souvent quand j'y allais, je ne savais pourquoi ; car il me semblait que je n'avais rien à dire, n'ayant aucune idée ni souvenir de quoi que ce fût, car l'amour m'occupait si puissamment et m'élevait si fort par-dessus tout ce qui se faisait en moi, que je ne le pouvais retenir ni y faire aucune réflexion ; et toutefois j'étais portée à aller trouver mes directeurs, et quand je me voyais ainsi vide de toutes [208] conceptions, je disais à mon Amour qu'il se servît de la langue pour dire tout ce que sa bonté avait opéré en moi, et tout ce qu'il voulait qu'ils sussent ; car pour moi, je n'avais rien à dire. Et ainsi j'allais les trouver, et quand j'étais avec eux, il se présentait une si grande quantité de choses à mon esprit à leur dire que j'avais peine à finir ; et tout ce qui s'était passé en moi se disait mieux, sans comparaison, que si je l'eusse fait écrire dans le temps pour leur raconter par après ; et presque toutes les fois que je leur parlais, cela m'arrivait, et après que je leur avais dit les choses, j'en perdais la mémoire comme auparavant. »

Il se trouva quelques personnes de ses amis qui lui témoignèrent plusieurs fois qu'elle ne faisait pas bien de dire ainsi à ses directeurs tout ce qui se passait en elle, et que les dons de Dieu demandaient d'être couverts et cachés : à quoi elle répondit que chacun était obligé de suivre le mouvement de Dieu dans la conduite de sa vie, et que pour elle, il ne lui avait jamais donné celui de rien celer à ceux qui le lui représentaient en terre, et que toute son assurance était de ne leur rien cacher, soit le [209] bien, soit le mal ; qu'elle avait toujours trouvé de grands avantages d'agir avec eux de la sorte, et ainsi elle ferma la bouche à ceux qui lui donnaient de si mauvais conseils.

Ses directeurs, qui ont toujours été personnes très éclairées dans la conduite de Dieu sur les âmes, la voyant et reconnaissant que Sa divine Majesté daignait prendre un soin tout particulier de la direction de celle-ci, et qu'il lui faisait surpasser de beaucoup tout ce qu'ils eussent pu exiger d'elle, ne lui donnèrent jamais aucune pratique pour la faire avancer en la vertu ; parce que, comme ils m'ont dit eux-mêmes, elle était au-dessus de tout cela, et au-delà de tout ce qu'on eût pu lui enjoindre : c'est pourquoi ils la laissaient entre les mains d'un si bon maître, et ne faisaient qu'ouïr et approuver ce qu'il opérait en elle, sans la vouloir faire avancer ni reculer d'un seul pas ; seulement lui enjoignaient-ils, dans ces années que le feu de l'Amour divin était si ardent, de se modérer le plus qu'il lui serait possible, et prendre quelque divertissement ; ce qu'elle faisait pour obéir, encore qu'elle sût bien que d'ordinaire cela lui était inutile, et que plus elle tâchait de s'enfuir de [210 ] l'Amour et éviter ses caresses, et plus elle les expérimentait : aussi, après une longue expérience de ceci, ses confesseurs lui dirent de s'abandonner aux volontés et au bon plaisir de l'Amour.

C'était le seul et unique avis conforme et nécessaire à la disposition de son esprit ; car quoiqu'elle fût obéissante en tel point qu'elle eût bien voulu suivre tout ceux qu'on lui eût pu donner, si est-ce qu'il756 lui était impossible d'en pratiquer aucun, que ceux auxquels l'Amour la portait de lui-même ; de sorte que c'eût été en vain d'entreprendre de lui faire vouloir faire tenir un autre chemin que celui par où il la conduisait, ni la faire avancer avant le temps à des états plus parfaits que ceux où elle était présentement ; et quand on lui en parlait, l'envie d'y parvenir ne lui venait point, mais bien celui de laisser faire l'Amour tout ce qu'il lui plairait, qui ne voulait pas qu'autre que lui mît la main à cet excellent ouvrage ; et pour preuve de cela, c'est que tout ce qu'elle pouvait entendre de dehors, soit sermons ou admonitions ou entretiens sur les Mystères de notre foi, tout cela, dis-je, lui était au même instant ôté de l'esprit ; en sorte que quelque effort qu'elle eût su faire pour le retenir, il lui eût été [211] impossible ; et au même temps l'Amour lui donnait d'autres entretiens et des touches de son feu divin beaucoup plus excellentes et relevées que toutes celles que les hommes ni les anges lui eussent pu suggérer. De même il arrivait que, quand ses confesseurs, soit que d'abord ils n'eussent pas une entière connaissance de son état ou autrement, lui donnaient quelques avis ou conseils qui n'étaient pas conformes à ce que Dieu opérait au-dedans, elle en perdait la mémoire ; ce qu'elle leur disait, après quoi ils n'insistaient pas davantage, voyant bien que là où Dieu agit, l'homme n'a rien à faire.

Il arrivait néanmoins que quand Notre Seigneur la voulait faire passer en quelque état plus parfait que celui où elle était, il lui en donnait tout de loin la connaissance par le moyen de ses directeurs, ce qui parut spécialement lorsque Dieu la fit arriver à l'entière mort et détachement d'elle-même, pour n'être plus mue ni régie que de lui seul ; avant, dis-je, qu'il lui fît cette grâce, il l'y avait disposée par le moyen de son Père spirituel, qui était très expérimenté en cette voie, et de fois à autre lui en disait les avantages, qu'elle écoutait volontiers, sans pourtant que jamais elle eût le mouvement [212] que lorsque Dieu l'y introduisit lui-même, et lui fit connaître que tout ce qu'on lui en avait dit depuis deux ou trois ans était pour servir de disposition au chemin qu'elle devait désormais suivre.

De tout ce que dessus il est facile de colliger que cette heureuse fille était plutôt conduite et gouvernée de Dieu que des hommes ; aussi jamais ne se qualifiait-elle d'autre titre que de disciple du Saint-Esprit, créature et écolière de l'Amour, duquel elle disait avoir plus appris en un moment, que tous les hommes ensemble ne lui eussent pu enseigner en tout le cours de sa vie ; ce qui n'empêchait pas, comme nous avons dit, qu'elle ne leur rendît une très prompte et parfaite obéissance : au contraire, c'était en cette divine école qu'elle apprenait à les respecter et leur obéir comme à Dieu lui-même en tout ce qui dépendait de son pouvoir.

Elle disait d'ordinaire qu'une des plus grandes grâces que Dieu lui eût fait, c'était de l'avoir toujours mise entre les mains de ses vrais et fidèles serviteurs, qui ne s'étaient jamais opposés à ce qu'il voulait d'elle, ce qu'elle estimait à une très grande faveur, comme en effet elle est bien à chérir ; et de plus il permettait que ces bons Pères eussent [213] tant d'amour et de bonté pour tout ce qui la concernait, qu'il n'est pas croyable ; et il eût été bien difficile de n'en pas avoir pour ceux qui aimaient Dieu, car on le voyait et découvrait si manifestement en elle qu'on ne pouvait douter aucunement qu'il n'y fût et n'y fît sa spéciale demeure. Et comme un jour elle se plaignait à un de ses directeurs, le révérend Père Rigoleuc, du trop grand soin qu'il avait d'elle, il lui fit cette réponse : « Ma fille, pourquoi n'en prendrions-nous pas ? Puisque Dieu daigne bien en prendre. » Ce qui la jeta dans un si grand amour et reconnaissance qu'elle ne savait où se mettre ; car comme nous avons déjà dit autre part, tous les biens qu'elle recevait des créatures lui servaient d'autant de nouveaux motifs pour l'embraser de l'amour du Créateur, à qui elle rapportait tout comme à sa vraie source.

En tout ce qui concernait la conduite de sa vie et de ses actions, elle suivait toujours l'ordre de l'obéissance, tant aux grandes choses comme aux petites ; de sorte qu'elle ne fût allée ni venue, n'eût pris ni laissé chose aucune, si ses directeurs ne lui eussent permis. Si quelques personnes désiraient la voir pour s'entretenir de quelque chose [214] spirituelle, elle en demandait avant licence : une fois, étant conviée de la part d'une très honnête personne de la ville de l'aller voir à cause qu'elle était malade, elle fit difficulté d'y aller jusqu'à ce qu'elle eût demandé la permission. Si on la priait de quelque chose, elle disait toujours qu'elle ferait tout ce qu'elle pourrait pour satisfaire à ce qu'on lui demandait : elle entendait par là qu'elle ferait tout ce qui lui serait permis ; car elle ne pouvait passer outre, et quand elle avait obtenu la licence, elle s'y portait avec très grande charité et affection.

Elle disait encore qu'elle avait toujours remarqué que Dieu avait béni tout ce qu'elle avait fait par obéissance, et à ce propos rapportait plusieurs actions, mais spécialement celle qu'elle fit de s'en revenir à Vannes au temps qu'elle était si étrangement tourmentée de l'esprit malin, à l'occasion des grandes tentations dont il a été tant parlé, ce qu'elle fit dans la simple vue d'obéir à son confesseur, qui le lui commanda ainsi, passant par-dessus toutes les difficultés qu'elle y ressentait, et qui en apparence et selon toute raison étaient très justes et considérables, vu l'état où elle se retrouvait ; et nonobstant tout cela, elle revint, lui [215] étant avis se venir perdre et jeter dans l'abîme de tout malheur ; mais ce fut bien tout le contraire, ce qu'elle attribuait, après à la bonté de Notre Seigneur, à la vertu de la sainte obéissance, qui lui avait plus coûté en ce rencontre qu'en nul autre de sa vie.

Ce n'était pas seulement à ses Pères directeurs qu'elle se rendait ainsi souple et obéissante : elle l'était et par devoir et par vertu à ses maîtres et maîtresses, auxquels il ne lui arriva jamais de contredire en quoi que ce fût, ainsi que je l'ai appris de leur propre bouche, se soumettant entièrement à tout ce qu'ils voulaient d'elle ; que si parfois, à cause de la grande expérience qu'elle avait à la conduite d'un ménage, elle leur alléguait quelque raison contraire aux leurs, c'était toujours avec tant de soumission et de déférence qu'on voyait assez que le seul désir de l'utilité de la maison les lui tirait de la bouche, plutôt que tout autre chose ; que si elle n'était pas bien reçue, elle s'en déportait sur l'heure, et suivait ce qu'on lui disait. Et encore que sa maîtresse lui eût donné un plein pouvoir sur tout son ménage et d'y agir comme bon lui semblerait, si est-ce pourtant qu'elle ne l'eût pas voulu faire ni [216] entreprendre la moindre chose sans lui demander son avis, ni aller ni venir en aucun endroit, non pas même voir ses directeurs, sans sa permission, et lui demander l'espace de temps qu'il lui plairait qu'elle s'absentât de la maison ; et se rendait si soigneuse de ne l'outrepasser, que sitôt qu'il était expiré, elle quittait tout et s'en retournait au logis, encore que souvent elle sût bien n'avoir rien à faire pour l'heure. Ce n'est pas que cette bonne dame exigeât d'elle une telle exactitude ; au contraire, elle lui disait toujours d'aller où bon lui semblerait sans lui en rien dire, sachant très bien qu'elle ne ferait jamais rien mal à propos ; mais pour elle, ce lui était un plus grand contentement d'obéir en toutes choses que de faire sa volonté en aucune.

Si parfois Dieu permettait, pour son épreuve, qu'on ne fût pas satisfait de ses services et qu'on le lui témoignât de paroles, elle ne disait chose du monde pour son excuse, écoutant paisiblement toutes les répréhensions757 qui lui étaient faites, portant un respect à sa maîtresse comme à Dieu même. Aussi lui ai-je ouï dire souvent à ce propos que jamais elle ne se souvenait de les avoir servis comme des hommes, mais [217] comme elle eût fait Dieu même, si elle l'eût vu présent ; de là on peut juger avec quel respect, amour et diligence elle faisait, s'accommodant et s'ajustant à tout ce qu'elle savait leur être agréable, les servant en santé et maladie avec une assiduité et vigilance merveilleuses, et le tout pour plaire à l'Amour, qui le voulait ainsi ; car en tout ce qu'elle faisait, elle n'avait point d'autres vues ni prétentions.

S'ils voulaient qu'elle demeurât dans les champs, elle y demeurait ; si dans la ville, tout de même ; s'ils voulaient qu'elle s'appliquât à une chose plutôt qu'à l'autre, elle le faisait sans murmure ni plainte aucune, n'ayant de volonté ni d'affection qu'à ce qui lui était enjoint, étant toujours égale et indifférente à tout ce qu'on voulait d'elle, aussi bien dans la maladie qu'en la santé.

Cette même soumission se remarquait encore à l'endroit de ceux auxquels elle n'avait aucun devoir qui l'y obligeât, comme envers les autres serviteurs de la maison, sur lesquels sa maîtresse lui avait donné toute autorité ; mais elle n'en faisait aucun usage : au contraire, elle se soumettait au moindre des valets, pourvu toutefois que l'honneur de Dieu et le bien de la maison n'y fût point [218] offensé, car en ces cas elle était inflexible ; mais hors de là, c'était toute sa joie de se voir assujettie et soumise au-dessous de tous : « Que souvent, me disait-elle quelquefois, me suis-je vue comblée de joie et de contentement quand je voyais les autres remporter le dessus, et moi méprisée et vilipendée des moindres serviteurs de la maison ! Et que ce m'était un grand plaisir de me soumettre à leurs sentiments et inclinations, et que ces rencontres sont aimables à un cœur amoureux ! Il n'y avait pas même jusqu'aux enfants auxquels l'Amour ne me fît quelquefois obéir et me soumettre, et tout cela était doux et agréable à l'esprit, parce qu'il agréait à l'Amour, encore que parfois la nature y ressentît bien de la difficulté ; mais c'était à l'heure que je le faisais avec plus de joie et de plaisir, voyant que mon Bien-Aimé en recevait par de telles actions. Il n'y avait si petite et chétive créature au monde à laquelle, en cette considération, je ne me fusse aussi volontiers soumise qu'aux plus grands saints du paradis, car jamais je n'envisageais la personne à qui j'obéissais, mais celui pour l'amour duquel je le faisais. » [219]

Après avoir montré comme elle obéissait aux créatures, voyons maintenant comme elle le faisait envers Dieu ; certainement, pour le faire dignement il serait nécessaire que lui-même le déclarât, car il n'y a que lui seul qui sache tout ce qu'il lui commandait au-dedans d'elle-même, où il avait établi son règne et son empire, et où il gouvernait et était obéi en souverain et sans opposition aucune. Et pour preuve certaine, j'ai ouï dire plusieurs fois à cette sainte fille une parole qui est bien digne d'admiration, à savoir que, par la grande miséricorde de son divin Amour, depuis qu'il lui avait fait la grâce de lui vouer une parfaite obéissance, qui fut vingt et un ans avant sa mort, jamais il ne lui était arrivé d'y contrevenir d'un seul point. Voilà la plus suffisante preuve que nous saurions avoir de son obéissance ; car son vœu était de très grande étendue, embrassant indifféremment tout ce que Dieu lui ferait connaître être de sa sainte volonté ; et de dire qu'elle n'y avait depuis jamais manqué, c'est dire en un seul mot tout ce qu'on en pourrait dire en plusieurs. Comme une fois un de ses confesseurs, s'étonnant de ceci, lui eût demandé comment cela se pouvait faire, vu qu'il [220] est comme impossible à la créature, vivant en ce monde, de s'y maintenir avec tant de pureté, elle lui répondit que de vrai cela surpassait la capacité de la créature, mais non pas celle de l'Amour, qui étant une fois rendu maître absolu d'un cœur, en chasse tout ce qu'il y a d'humain, et que lui y demeure seul, et y étant seul, il ne peut être contraire à lui-même. Voilà la réponse qu'elle fit à ce bon Père, qui en demeura autant satisfait qu'édifié, et vit bien qu'en effet cela se passait en elle de la sorte.

Et de fait Dieu ne lui eût pas donné de si puissants mouvements de lui faire un vœu de telle conséquence que celui qu'elle fit à Sa divine Majesté, si lui-même ne lui eût donné la grâce de l'accomplir en toute la perfection, ce qui sans doute lui eût été impossible, s'il n'avait comme détruit en elle la nature et ne l'eût animée de son divin Esprit, donnant à lui seul le mouvement à toutes ses actions, tant intérieures qu'extérieures. De là venaient ces paroles que depuis elle avait si souvent en bouche, que par la grande miséricorde de Dieu, l'Amour avait tout consommé en elle ce qui était d'elle ; que sa volonté était comme perdue en celle de Dieu ; que Dieu [221] faisait en elle et par elle tout ce qu'il voulait, car il n'y avait plus rien qui lui résistât, que tout était soumis à sa puissance, que tout était captif de l'Amour, et que rien ne remuait que par ses ordres, ni au-dedans ni au-dehors, qu'il était obéi et respecté comme un roi à qui toutes choses étaient entièrement sujettes et obéissantes, que tous les tourments d'enfer lui eussent été plus supportables que de savoir qu'en elle il y eût eu la moindre petite résistance à Dieu ; que toute sa gloire, son bonheur et sa félicité étaient dans l'entier et parfait accomplissement de ses divines volontés.

.Chapitre 13. Du grand amour qu'elle avait pour les croix et les souffrances, et de sa patience à les souffrir.

Je ne puis me servir, pour l'ouverture de ce discours, de termes plus à propos et plus convenables au sujet que d'user des paroles que cette vraie amatrice des souffrances avait d'ordinaire en [222] bouche, à savoir qu'aimer Dieu et vouloir souffrir pour son amour jusqu'à l'infini sont choses inséparables ; que les marques du vrai amour sont les véritables souffrances ; et que fuir la Croix, c'est s'éloigner de la source et du principe de tous biens, puisque Dieu y est attaché, et que c'est là seulement où il se trouve. Voyons maintenant comme, par sa grande miséricorde, elle l'y a heureusement trouvé, elle s'y est fortement attachée, et enfin comme elle en a fait tout son trésor, sa joie et les délices de son cœur.

Dieu, qui voulait faire en elle un portrait accompli de toute perfection et la rendre forte et généreuse pour tout faire et tout souffrir, ne lui donna point, dès le commencement de son entière conversion, d'autre patron ni exemplaire de toutes ses actions que les travaux et les tourments de la Passion de son Sauveur, qui s'imprimèrent si vivement en elle-même qu'elle n'en perdait jamais l'idée et le souvenir, comme il a déjà été dit en la première partie. De là prit naissance le grand et insatiable désir des souffrances qui l'accompagna jusqu'à la mort, et qui ne lui faisait chérir la vie ni redouter la mort, qu'à cause que l'une lui donnait occasion de souffrir et l'autre l'en privait, préférant les [223] souffrances de cette vie à la gloire et aux délices de l'autre ; mais avant que de m'engager davantage là-dedans, montrons comme elle fut instruite de son divin Amour à aimer la croix et à désirer d'y être attachée et clouée avec lui.

Pour ce faire, je rapporterai distinctement et mot à mot les paroles que Dieu même lui apprit et enseigna de dire pour en obtenir la grâce, dès les premières années qu'il lui fit connaître les grands biens qui sont enfermés dans la Croix, et qu'elle récita pendant un long espace de temps, mais avec une ferveur si démesurée, me disait-elle, « qu'il semblait que mon cœur se fendait en pièces, et que les paroles qui sortaient de ma bouche, étaient autant de flammes de feu, et il m'eût été impossible de m'empêcher de les dire quand je l'eusse voulu, y étant si fortement poussée qu'on eût dit qu'il y avait en moi un autre esprit que le mien, qui me faisait adresser ses demandes à Dieu. »

Elle lui disait donc : « Ô Amour crucifié, qui vous a ému à endurer et à souffrir une mort si cruelle pour moi dans la Croix ? Ô mon Jésus, faites-moi la grâce de détacher mon âme de moi-même et de l'attacher avec vous dans cette Croix ! Ô mon [224] Jésus, que mes mains soient clouées avec les vôtres ; que mon cœur soit navré du coup de lance comme le vôtre ; que mes pieds soient cloués comme les vôtres ! O mon Jésus, que mon sang bouillonne avec le vôtre ! Soyez en moi, et que je sois en vous, et que je meure dans cette sacrée Croix avec vous ! Ô mon Jésus, faites-moi la grâce de languir et de mourir de votre saint amour et du regret de vous avoir offensé ! »

Voilà la prière qu'elle fit plusieurs années à Notre Seigneur, qui doit être d'autant plus considérée que nul autre que lui ne lui avait apprise, et encore plus de ce qu'elle en obtint l'entier et parfait accomplissement ; et en ce peu de mots était compris et ramassé tout le cours et la suite de sa vie, qui à vrai dire n'a été qu'une mort et séparation continuelle d'elle-même, pour vivre en Dieu et attachée à la Croix. Cette mort ne lui était causée que par l'excès de son amour, et du regret d'avoir offensé Sa divine Majesté, ce qui la faisait languir et se consommer sans cesse. De plus, elle m'assurait que lorsqu'elle demandait à Dieu que son sang bouillonne avec le sien, il lui semblait qu'effectivement le sang de son Sauveur se mêlait [225] et se coulait avec le sien ; d'autres fois elle eût dit y avoir plutôt du feu que du sang, tant l'ardeur était grande ; enfin Dieu fut de telle sorte en elle, et elle en lui, qu'elle devint une même chose avec lui, ainsi qu'il s'est pu remarquer en divers endroits de cet écrit.

Nous avons dit autre part que Dieu lui fit connaître qu'elle n'eût point à le chercher ailleurs que sur la Croix ou au très saint Sacrement de l'autel, et avons montré sa fidélité à s'attacher au second ; elle n'a pas été moindre pour le premier, qu'elle disait même être de plus grande étendue et plus universel que l'autre, d'autant que toutes sortes de personnes, toutes les occasions, tous les jours et toutes les heures, sont propres pour nous conduire à la Croix, et par conséquent à Dieu ; et au saint Sacrement, ce n'est pas de même, il n'y a que les seuls prêtres qui nous le puissent donner, et encore avec beaucoup de limitation, ne le pouvant recevoir au plus qu'une fois chaque jour ; mais la Croix se trouve partout, et à chaque moment il s'en présente à ceux qui la recherchent avec amour et en font leur trésor et leurs délices ; elle disait de plus que le saint Sacrement était la nourriture de notre âme, et que la Croix était l'exemplaire [226] et le modèle de notre vie, et que l'un nous était donné pour nous fortifier, afin de nous faire travailler à l'imiter et rendre notre vie semblable et conforme à ce qui nous était montré en l'autre ; et qu'en vain recevions-nous la sainte communion, si nos actions et notre vie ne se conformaient à Jésus-Christ crucifié. Voilà comme l'Amour l'avait instruite à le trouver parfaitement en ces deux lieux qu'elle avait réduits en un, puisque sa vie n'était qu'une union continuelle avec Dieu, et ses actions une vraie imitation de son Amour crucifié.

Et pour en venir à ce point, il est très constant que la vertu qui y est plus expressément requise, c'est la patience qui fait que l'âme se possède en paix au milieu des peines et travaux qu'il faut endurer pour se rendre semblable à Jésus-Christ ; ce fut aussi la seule et unique vertu que jamais elle demanda à Dieu. « Je fus, disait-elle, un grand temps que je ne faisais demande ni prière à Notre Seigneur, qu'afin d'obtenir de sa bonté la vertu de patience, et je ne savais presque ce que c'était que je lui demandais avec de si grandes instances ; j'avais un tel désir de la pratiquer dans toute sa plus grande perfection, qu'en mes premières [227] années je n'avais d'autre attention qu'à aimer et à devenir patiente ; pour toutes les autres vertus, je n'y pensais nullement, et l'Amour me les faisait pratiquer dans les rencontres : il m'en avait donné l'habitude avant même que j'en susse le nom, mais pour la patience je la lui demandai continuellement et chérissais si fort les personnes et les occasions qui me donnaient sujet de l'exercer, qu'il me semblait que c'était des messagers exprès envoyés de mon divin Amour, pour me donner de sa part ce que je lui avais si ardemment demandé. »

Certainement, c'était avec très grand sujet qu'elle désirait si ardemment cette vertu de patience, car elle lui fut très nécessaire pour supporter les peines qui l'accueillirent, en tant de rencontres qui se présentèrent en tout le cours de sa vie ; car sans parler des tentations furieuses que les diables lui livrèrent, ni des mauvais traitements qu'elle reçut dans Ploërmel de sa maîtresse, au temps qu'elle prenait sa vertu pour les extravagances d'un cerveau démonté, sans, dis-je, parler de cela, elle m'a assuré de n'avoir passé jour de sa vie sans souffrir, soit d'une façon ou d'autre, ce qu'elle estimait une faveur et une grâce si spéciale de Sa divine Majesté qu'elle la [228] mettait au nombre des plus grandes qui lui eussent été faites :

« C'était, disait-elle, une des marques plus assurées du soin qu'il avait de moi, et ce qui m'embrasait davantage de son amour, de voir qu'il me donnait toujours quelque sujet de pâtir pour lui ; et dès le moment que je me voyais sans souffrances, c'était assez pour me faire souffrir davantage que lorsqu'actuellement j'y étais ; les désirs que j'avais de souffrir, m'étaient plus pénibles, quand ils n'étaient pas exaucés, que tous les plus rudes tourments que j'eusse su endurer, et ma plus grande peine était de me voir sans peine : ce qui faisait que plus de mille fois en ma vie, je disais à mon Amour et à mon Tout que s'il voulait ne me pas voir mourir, qu'il me fît beaucoup souffrir, et que la fin de mes peines serait le commencement de ma mort. Il m'eût été autant possible, disait-elle encore, de m'empêcher d'aimer et de souffrir que d'être dans le feu sans me brûler ; toute ma joie, toutes mes délices, toute ma vie et mon soutien était dans la Croix et dans l'Amour ; quand je me voyais là attachée avec mon Sauveur, c'était alors que j'étais à mon aise, c'était pour lors que je me trouvais forte et si courageuse [229] que tout l'enfer ne me paraissait rien : j'étais dans mon élément et dans ma forteresse. »

Or pour revenir à ses souffrances, laissant à part celles dont il a été parlé dans la première partie, je dirais qu'elle en eut d'autres en grand nombre, tant de la part du divin Amour que du côté des créatures, qui lui fournissaient souvent des sujets de patience ; et c'était d'ordinaire les autres serviteurs de la maison, surtout dans les premières années, qui, ne pouvant supporter cette grande vertu qui condamnait leurs vices, tâchaient de tout leur pouvoir de la calomnier et rendre odieuse à ses maîtres et maîtresses, et lui faisaient souvent mille pièces, injures et moqueries au sujet de sa dévotion, l'appelant bigote, hypocrite, fainéante, qui faisait la malade de peur de travailler, qui voulait se faire passer pour une sainte, quoiqu'au reste on savait bien qu'elle ne valait rien et ne servait que pour donner de la peine aux autres, et quantité de pareilles injures qui, pour n'être pas en soi de grande importance, ne laissent pas néanmoins d'être souvent plus capables de faire entrer en impatience, à cause qu'elles sont ordinaires et fréquentes, que celles qui sont plus cuisantes [230] mais qui n'arrivaient pas si souvent, et spécialement quand elles sont faites par des personnes de néant et sur lesquels on a droit et autorité de se venger, comme il arrivait ici ; car pour l'ordinaire, c'était quelque chétif valet ou servante de la maison qui lui jouaient tous ces tours, et qui prenaient plaisir de faire tout au rebours de ce qu'elle leur disait afin de l'impatienter ; mais leur malice était toujours sans effet, et ne lui servait à elle que de sujet de joie et d'occasion de leur faire davantage de bien, ainsi qu'il sera prouvé quand nous traiterons de la charité qu'elle avait pour ses ennemis.

Plusieurs fois elle fut soupçonnée en son honneur, et il ne manquait pas de personnes qui volontiers l'eussent fait passer pour une fille de mauvaise vie, et ne fissent tout leur possible pour la faire croire telle, ce qui d'abord lui était bien sensible ; « mais dès que je venais, disait-elle, à envisager que mon Amour et mon Tout le voulait de la sorte, tout m'était aimable, et ne disais mot pour me justifier ; mais il savait bien prendre ma cause en main, après qu'il m'avait laissée dans l'opprobre autant qu'il le jugeait à propos ».

Il s'en trouvait d'autres qui, pour être [231] domestiques plus considérables de la maison, comme femme de chambre, etc., ne pouvaient supporter qu'elle y eût plus de crédit qu'elles, ni que sa maîtresse se fiât tant en elle et lui laissât les clefs de tout son ménage ; et en suite de cette haine et jalousie, ils lui faisaient du pis qu'ils pouvaient, et tâchaient de la mettre en mauvaise estime auprès de ceux de sa connaissance, jusqu'à ses confesseurs mêmes ; mais ils connaissaient trop bien sa vertu pour que cela pût trouver croyance dans leurs esprits ; encore que, pour en faire preuve, il y en avait un qui témoignait quelquefois de le croire et lui en faisait de bonnes réprimandes, qu'elle recevait avec plus de joie qu'un ambitieux ne ferait la gloire et les louanges ; et au regard de ces personnes, elle tâchait de les satisfaire en toutes choses, et si sa dame l'eût voulu croire, elle leur eût donné tout le crédit dans le ménage, et souvent l'en priait, quoiqu'elle n'y voulût jamais entendre.

Je passe sous silence plusieurs autres sujets de patience qui se présentaient souvent et qui seraient trop longs à déduire, pour dire en un mot que, quoi qu'elle endurât, ce n'était jamais rien au regard de ce qu'elle désirait souffrir. En matière d'amour, disait-elle, [232] « j'ai souvent dit à mon Dieu que je n'en pouvais plus et qu'il ne m'en donnât pas davantage ; mais en matière de croix et souffrances, jamais je n'ai dit : « C'est assez. » Au contraire, je me suis toujours plainte à mon divin Amour qu'il m'avait exaucée en tout ce que je lui avais demandé, fors en fait de souffrir pour son amour ; j'étais souvent si transportée de ce désir de souffrir, que j'en étais comme folle ; et si je me fusse crue, j'aurais prié un chacun de me faire tout le mal qu'il eût pu, et ç'eut été pour moi le plus grand bien du monde. Quand je pensais au bonheur des martyrs, je brûlais d'envie de les imiter, il m'était avis qu'aucun n'avait tant souffert que je ne l'eusse voulu surpasser : tout me paraissait petit et comme rien ; en matière de souffrances, il n'y avait que celles de mon Sauveur qui me paraissaient grandes ; et c'est ce qui me faisait languir, de ce qu'à son exemple, je ne souffrais aussi de grandes choses pour son amour. Ainsi les personnes qui me faisaient du pis qu'ils pouvaient, ô certes, c'étaient là mes vrais amis, et que je chérissais et aimais plus tendrement que père et mère ni tout ce que j'avais au monde de plus proche ; car [233] il n'y avait qu'eux à me donner ce que seul je voulais et après quoi mon cœur soupirait de toutes ses forces. Plus j'en voyais de bandés contre moi, plus je me voyais méprisée et délaissée, ô c'était à l'heure que j'étais plus contente, c'était à l'heure que je tressaillais de joie, et que je disais à mon Amour : « Encore davantage, mon Dieu, encore plus, retenez vos caresses pour les autres, et pour moi, ne me donnez que votre Croix : je ne veux que cela seul, avec elle je suis riche et contente, et sans elle je ne puis vivre en repos. »

Si elle était si amatrice des croix qui lui étaient procurées de la part des autres, elle ne l'était pas moins de celles qui provenaient d'elle-même, comme maladies, fatigues, langueurs et autres indispositions, qui lui étaient si ordinaires que depuis que l'Amour divin eût échauffé son cœur, elle ne passa jour de sa vie en entière santé, quoique auparavant elle l'eût si bonne et parfaite qu'elle ne savait ce que c'était que de mal ; mais depuis, son expérience le lui apprit, car outre les grandes maladies qui souvent l'accueillaient, elle était presque toujours en fièvre causée par le feu de son amour, avec des brisements d'os si universels qu'il n'y [234] avait membre de son corps où elle ne ressentît de fortes douleurs et presque continuelles ; que si parfois elle ne les ressentait si vives, c'était lors que l'amour lui ôtait toutes ses forces, d'où lui provenait une si grande faiblesse qu'à peine pouvait-elle parler ; et quand le travail ne pressait pas, elle se jetait sur un lit ou en quelque coin de chambre, pour respirer et soupirer à son aise après l'unique Amour de son cœur.

Elle avait une affection toute particulière à une douleur qui lui était toutefois bien pénible et qui ne la quittait point : c'était une douleur qui occupait toute l'épine du dos, et lui était si sensible qu'à peine se pouvait-elle plier ni baisser sans ressentir de grandes douleurs, et néanmoins elle la chérissait par-dessus toutes les autres « parce, disait-elle, que mon Amour avait ressenti en ce même endroit de terribles douleurs quand il porta sa croix, dont ce mal me sert de continuelle mémoire. »

Elle était de plus sujette à de violentes coliques qui la réduisaient quelquefois jusqu'à l'extrémité, et au fort de ses plus cuisantes douleurs, elle n'avait d'autre parole en bouche, sinon « Vive Jésus et ses douleurs ! », et au cœur d'autre désir que celui [235] qu'elles continuassent et redoublassent davantage.

Le seul amour de la Croix lui faisait aimer cette vie, et encore qu'elle fût toujours prête à chaque heure et à tout moment de la quitter si telle était la volonté de Dieu, si est-ce pourtant qu'elle disait d'ordinaire que si elle eût eu désir à former, c'eût été de vivre plusieurs années, pourvu qu'elle les eût passées dans les travaux, fatigues, maladies, calomnies et persécutions, disant que la vie n'était aimable que pour cela seul, et que dès le moment qu'elle ne souffrait plus, elle lui paraissait ennuyeuse et insupportable : « C'est en cela, disait-elle, que notre condition est en quelque manière plus aimable que celle des saints qui sont au Ciel, parce qu'ils ne peuvent plus souffrir pour Dieu, et nous, nous le pouvons à chaque moment. »

Nous avons dit, dans le chapitre 19 de la première partie, que se voyant extraordinairement affaiblie par ce flux de sang, elle crut que sa fin approchait, et se trouvant animée de l'esprit de la Croix et des souffrances, elle se plaignit amoureusement à Notre Seigneur lui disant : « Ô mon Amour et mon Tout, ce n'est pas cela que je vous avais [236] toujours demandé, que vous savez que vous m'avez fait vous prier instamment et que je n'ai jamais eu d'autre désir, sinon de mourir attachée avec vous en la Croix, ressentant de fortes douleurs par tout mon corps ainsi que le vôtre sacré ressentit, et maintenant, voilà que je me vois mourir doucement et sans peine ni douleur aucune. »

Elle m'a assuré qu'elle n'eut pas plutôt fait sa prière à son divin Amour que tout au même moment, ce débordement, qui était très fort, s'arrêta, et dès lors tout son corps fut accueilli de tant de douleurs qu'il n'y avait si petit membre qui n'en ressentît, et lui continuèrent un assez long temps, ce qu'elle tenait à une faveur si grande qu'elle n'en pouvait parler qu'avec des sentiments de joie toute extraordinaire. Cette même joie se remarquait encore lorsqu'il lui était arrivé quelque accident, qui eût semblé fâcheux et pénible à tout autre esprit que celui qui a mis tout son contentement dans la Croix, comme quand il arrivait qu'elle était accusée à tort, qu'elle était reprise de sa maîtresse, blâmée et méprisée pour les choses où elle avait cru devoir davantage satisfaire, et plusieurs autres telles choses qui arrivent [237] assez ordinairement dans un grand ménage ; quand cela, dis-je, lui était advenu, elle en concevait une telle joie qu'encore qu'elle fût morte et insensible à toutes choses, néanmoins en ces rencontres elle ne pouvait s'empêcher de ressentir ces mouvements, qui même paraissaient sur son visage ; et quand elle parlait à des personnes de confiance, elle les invitait toujours à bénir et remercier son divin Amour de ce qu'il lui donnait quelque peu de ce qu'elle désirait beaucoup ; et toute embrasée de l'amour de la Croix, elle disait : « Oh, que ces rencontres sont aimables ! Oh, que la Croix est bonne et désirable ! Oh, il la faut sans doute aimer et chérir par-dessus toutes choses ! Je ne vois rien en ce monde digne d'amour que la seule Croix : c'est là où mon cœur est attaché, et ce que je ne veux jamais quitter, jusqu'à ce qu'à force de l'aimer, de la chérir et de la porter, elle me sépare l'âme d'avec le corps. »

Elle disait d’ordinaire que l'amour de Dieu et l'amour de la Croix étaient les deux soutiens de la vie, et qu'elle espérait aussi de la divine Miséricorde qu'ils seraient les deux exécuteurs de sa mort.

Si Dieu permettait que parfois, dans les premières années, elle ressentît les combats [238] et les rébellions de la chair contre l'esprit, elle les supportait avec patience et douceur, sans pourtant leur obéir en aucune chose, mais aussi sans s'en troubler et inquiéter, disant d'ordinaire qu'il n'y a point d'occasion où nous devions tant exercer la patience au sujet de nous-mêmes et de nos mauvaises habitudes, et que moins nous nous aigrissons contre elles, et plus tôt en vient-on à bout ; que l'unique moyen de s'en défaire est de se délaisser entre les mains de Dieu et prendre patience. Cette vertu de patience lui était si familière, qu'en tout ce qui arrivait de contraire, soit à elle ou aux autres, elle n'avait d'autres paroles en bouche, sinon : « Dieu soit béni, il faut avoir patience. » C'était là toujours la fin où aboutissaient tous ses discours.

Nous avons dit ci-devant que ses souffrances n'avaient pas été seulement de la part des hommes, mais encore bien plus de la part du divin Amour. Il reste maintenant à déduire quelles sortes de souffrances et de quel genre elles étaient. Sur quoi il faut remarquer que ses peines n'étaient pas de celles qu'ont accoutumé de ressentir les âmes lorsque Dieu les purifie de leurs plus secrètes et occultes imperfections, et fait épreuve [239] de leur fidélité par des dégoûts, sécheresses, délaissements et abandons, qui souvent sont si terribles et insupportables que la mort serait plus douce que la peine qu'elles causent. Ce ne fut non plus les craintes de la divine Justice, les doutes de son salut ni les horreurs du péché de l'enfer qui lui causèrent ces peines, ainsi qu'il arrive à plusieurs âmes très parfaites et fort élevées : ce fut le seul excès des bontés et miséricordes de Dieu en son endroit et l'ardeur enflammée du divin Amour qui lui causèrent toutes ces peines ; ce fut dans ce purgatoire d'amour que toute la rouille de ses péchés et plus petites imperfections furent détruites, consommées et anéanties ; ce fut là-dedans qu'elle prit une forme nouvelle et semblable en quelque façon à celui qu'elle aimait par-dessus toutes choses ; ce fut enfin par ce moyen qu'elle entra en participation des dispositions de l'esprit de Jésus-Christ, et qu'elle mourut à soi-même pour ne vivre qu'en lui et n'être animée que de lui.

Donc, ce qui la faisait languir et mourir chaque jour, c'était de voir et connaître un Dieu si bon et si aimable être néanmoins si peu aimé et servi de sa créature ; de voir la plupart des hommes dans un oubli [240] général de Dieu et de leur salut ; de voir les péchés qui se commettent continuellement contre Son adorable Majesté ; ce qui lui était si pénible qu'elle osait assurer que tous les tourments de l'enfer lui eussent été doux, au regard de cette peine de voir une si grande Bonté méprisée par de chétifs vers de terre. C'était en ce sujet où elle disait avoir besoin d'une patience non commune et ordinaire, mais d'une en quelque façon approchante de la divine : « Tout ce que j'ai jamais souffert, disait-elle, m'a toujours été un sujet de consolation, et il ne peut être autre chose à l'âme qui aime véritablement ; mais de voir Dieu mourir pour le péché, et qu'il se commette encore, c'est ce qui est insupportable, et qui seul mérite le nom de peines et de souffrances, mais souffrances telles que leur moindre effort serait capable de faire perdre mille vies, si Dieu ne fortifiait l'âme par-dessus les forces de la nature. »

L'autre sujet de ses peines, et qui ne cédait rien à celui-ci, c'était l'excès des grâces et des faveurs que Dieu répandait dans son âme ; c'étaient les efforts doux et violents du divin Amour ; c'étaient les flèches et étincelles de feu qu'il décochait dans son cœur ; c'étaient les grandes caresses et tendresses [241] amoureuses qu'il exerçait continuellement en son endroit ; c'étaient les soins et la providence qu'il avait de tout ce qui la concernait ; tout cela, dis-je, était les matières de ses souffrances ; car « quand je venais, disait-elle, à voir une pauvre misérable et chétive créature comme moi traitée de la sorte, caressée et chérie d'un Dieu qui semblait faire de moi l'objet de ses complaisances et le blanc758 de ses faveurs, oh, sans doute, c'était à l'heure qu'il fallait périr et mourir par excès d'amour ; c'était à l'heure que le cœur se fendait et brisait du regret de ne pouvoir assez aimer ; c'était à l'heure que toutes les forces défaillaient et se consommaient à force d'aimer ; c'était à l'heure que je me trouvais au bout de la patience et que je n'en pouvais plus, ce qui me contraignait de crier à l'Amour qu'il eût pitié de moi, qu'il prenait plaisir à me faire languir et mourir à chaque moment, et mille autres paroles que l'excès d'amour et de douleur m'arrachaient de la bouche et que je ne pouvais retenir, car je n'étais pas à moi. C'était où véritablement j'expérimentais que ceux qui s'abandonnent à Dieu, n'ont qu'à se disposer aux souffrances et à la mort ; et que les tourments [242] que les hommes ont fait endurer aux martyrs sont bien plus supportables que ce que l'Amour fait ressentir aux âmes qu'il manie à son gré ; et qu'il est beaucoup plus facile de souffrir pour Dieu que de voir qu'on ne le peut aimer autant qu'on le voudrait, et qu'il est aimable : « Oh, disait-elle souvent, que le martyre de l'amour est étrange et pénible à ceux qui en ont fait l'expérience. »

Quand, parlant à ses directeurs, elle leur disait les grâces et les miséricordes dont Dieu usait en son endroit, et comme il opérait dans son cœur tout ce qu'il plaisait à Sa divine Majesté, elle avait toujours coutume de dire : « Il faut avoir patience, et le laisser faire tout ce que bon lui semblera. » Et quand ses confesseurs lui disaient qu'il était bien facile avoir patience dans un si aimable sujet, elle leur disait : « Mes Pères, il est plus nécessaire d'en avoir en ces occasions qu'en toutes les plus fâcheuses qui puissent arriver en ce monde ; car de voir les grands biens que Dieu fait à l'âme, et combien il mérite d'être aimé, et qu'elle ne le peut faire autant qu'elle voudrait, c'est ce qui surpasse toute peine ; souffrir pour Dieu sont des délices, mais ne le [243] pouvoir assez aimer, ce sont de grands tourments. »

Or encore bien, comme nous venons de dire, que l'excès de l'amour la fît beaucoup endurer, si est-ce pourtant que759 par après que Dieu l'eut entièrement absorbée en lui et anéantie en elle-même, cet amour ne lui fut plus pénible de la façon760 ; d'autant qu'il la rendait comme participante de son propre et divin amour ; mais ce lui était une autre espèce de mort et de vie tout ensemble, de ressentir une si grande pureté et de si divines opérations, qui convenaient mieux à une âme déjà séparée de la matière qu'à une encore enveloppée dans un corps mortel.

Et pour conclusion de tout ce chapitre, je dirais que, quelque désir qu'elle eût des souffrances qui lui venaient de dehors, ou quelque peine qu'elle ressentît par celle que lui causait l'Amour au-dedans, elle était toujours conforme et résignée à tout ce que Dieu voulait, n'en désirant ni plus ni moins, ni d'autre façon que ce qu'elle avait de moment en moment ; ce qui lui arriva spécialement depuis que sa volonté fut totalement conformée à la sienne : encore que, par plusieurs années, elle fût, comme nous avons dit, insatiable des croix et souffrances, [244] c'était des dispositions qui lui étaient données de Dieu, et qui étaient nécessaires pour l'acheminer à l'état de perfection où par après il voulait l'élever, ses ardents désirs de souffrir y servant beaucoup. Et quoique par après ces excessives ardeurs se modérassent avec tout le reste où il pouvait encore y avoir quelque chose d'humain, si est-ce que l'amour de la Croix demeurait toujours fortement empreint dans son âme, ne s'en éloignant ni séparant non plus que de Dieu et de l'unique repos de son esprit, se remettant du reste à la porter en la manière et façon qu'il plairait au divin Amour d'en ordonner.

.Chapitre 14. De sa parfaite mortification et mort à toutes choses.

« Quiconque veut venir après moi, nous dit Notre Seigneur, qu'il renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix et me suive. »761. Nous venons de montrer au dernier chapitre comme cette vraie disciple du Calvaire avait déjà accompli une partie de cette sentence. Il reste maintenant de faire voir sa fidélité [245] en l'accomplissement de l'autre, par l'entier renoncement de soi-même pour suivre son Bien-Aimé, qui l'attirait incessamment à lui par la suavité de son divin amour ; et comme, par le moyen d'une véritable mort, elle a entré dans la vraie vie et s'y est heureusement perdue, c'est ce qu'avec l'aide de Dieu nous avons dessein de faire voir dans ce chapitre.

C'est une vérité très constante, et que l'expérience nous confirme tous les jours, qu'il est impossible que Dieu et la nature règnent dans un même temps dans nos cœurs : il faut de nécessité que l'un cède à l'autre, et que les mouvements et la vie de l'un soit la destruction et la mort de son contraire ; les premiers traits que Dieu décoche dans un cœur où il fait son entrée tendent à la ruine de la nature, et où il n'y a point de mortification, il n'y a point de véritable vertu. Ce fut ici la leçon que ce divin Maître apprit dès le commencement à celle qu'il avait choisie pour sa spéciale disciple, lui imprimant une si grande haine et aversion d'elle-même et de tous ses sentiments qu'elle ne cessa jamais jusqu'à ce qu'elle les eût entièrement terrassés et abattus aux pieds de Jésus-Christ, pour servir de triomphe à la [246] gloire de son Amour : « C'est en cela, disait-elle, que nous devons en quelque façon être bien aises d'avoir un ennemi chez nous, que nous pouvons assujettir à Dieu. » Et « de vrai, jamais, disait-elle encore, je ne me portais avec tant d'ardeur à combattre mes mauvaises inclinations que lorsqu'elles s'élevaient avec plus de violence ; car alors toute la force de mon âme se bandait contre elles et les détruisait en moins de rien ; car la ferveur de l'amour qui m'animait ne demandait qu'à combattre et terrasser tout ce qui s'opposait à lui. Je craignais davantage le corps quand il était plus paisible et que, sous des prétextes de nécessité ou d'infirmité, il me venait surprendre, car en donnant moins de garde, il me faisait plus facilement condescendre à ses désirs ; mais aussi quand par après l'Amour me faisait découvrir ses pièges, il était retenu de si court qu'il eût mieux valu mille fois ne s'être point satisfait. »

Il est vrai que le naturel que Dieu lui avait donné, joint à l'efficace de la grâce de sa conversion, la délivrèrent d'une grande partie de la peine que les autres ont à se vaincre et se surmonter pour assujettir leurs inclinations à la raison et à la grâce, [247] d'autant que, dès le moment de sa conversion, elle fut totalement changée, et l'habitude des vertus lui fut donnée avant même qu'elle en eût exercé les actes, lui ayant été infuse dans l'âme avec l'Amour divin. Néanmoins cela n'empêcha pas qu'à la suite des temps, elle ne ressentît les difficultés et oppositions de la part de la nature, qui de soi tend toujours à sa conservation et ne peut souffrir sa mort qu'en faisant tout ce qu'elle peut pour se conserver la vie, et c'est pourtant où il en fallait venir :

« J’avais, disait-elle, cette vérité si empreinte dans l'âme, que jamais je n'aurais la vraie vie qu'après la véritable mort de moi-même, que j'étais toujours en la recherche des moyens d'avancer cette mort, et il me semblait n'entendre autre chose à mes oreilles que cette parole : Il faut mourir”, ce qui m'arriva spécialement après que Dieu m'eut fait clairement entendre, un jour de la conversion de saint Paul, qu'il voulait que je lui fusse fidèle en toutes choses, tant grandes que petites ; car je connus alors parfaitement que je n'en pouvais venir à ce point que par l'entière mort de moi-même et de tous mes sentiments, et à tous moments j'en recherchais les occasions, et ne [248] pouvais en ce temps parler d'autres choses, sinon de la fidélité qu'on doit à Dieu, et de l'obligation que nous avons de mourir à nous-mêmes.

« De là venait que toutes les forces de mon âme, et bien plus celle de l'Amour, étaient bandées et employées à conspirer et avancer la mort de la nature, qui de sa part se fortifiait tant qu'elle pouvait ; ce qui m'était une peine fort dure, non point pour la perte que j'en recevais, car c'est à quoi jamais mon esprit ne se détournait, mais seulement de ce qu'en moi il y avait quelque chose qui s'opposait à l'Amour. C'était ce seul motif qui m'animait contre moi-même, qui était si puissant et si fort que je m'eusse entièrement déchirée en pièces, s'il eût été permis. Quand je ressentais en moi ces révoltes, j'étais semblable à une personne qui a deux ennemis jurés chez soi, et qui ne peut être en repos jusqu'à ce qu'on ait détruit l'autre : j'en étais tout de même, car en effet je ressentais en moi ce combat et cette agitation continuelle de moi-même en moi-même, et il ne fallait point parler de paix ni de réconciliation jusqu'à ce que le corps eût entièrement cédé à l'esprit, et [249] que l'amour eût tout assujetti à sa puissance. »

Pour cet effet, Dieu lui donna dès le commencement un grand désir des pénitences ; et si elles eussent été permises, elle en eût fait d'inouïes ; mais ses confesseurs ne consentirent jamais qu'elle usât d'autres macérations que de la discipline, et encore à la suite du temps ils lui défendirent tout à fait, d'autant qu'ils s'aperçurent que cela intéressait beaucoup la disposition de son corps, qu'il fallait qu'elle conservât pour s'acquitter de son devoir de servante ; parce que lorsqu'elle prenait sa discipline, elle faisait d'une manière si étrange que toute sa chair était écorchée et le pavé arrosé de son sang ; et il lui eût été comme impossible de se modérer en ceci, à cause de cette ferveur enflammée et du désir ardent qu'elle avait de ressentir en soi les douleurs de son Sauveur, et assujettir à sa puissance son corps et tous ses sentiments : « C'était toute ma joie, disait-elle, de ne faire aucun reste de moi et de voir mon sang couler, c'était le plus grand soulagement que je pouvais recevoir, et si l'on m'eût laissée faire, je me serais portée en des excès étranges en matière de pénitence ; mais comme elles me furent [250] toutes interdites, l'Amour m'en ôta aussi l'idée, et fit tourner ma vue et toute la force qu'il me donnait, pour ruiner et détruire tous les mouvements de l'amour-propre. Ce fut où il m'attacha davantage, et où je travaillais sans relâche : il me montrait toutes mes mauvaises inclinations, les unes après les autres, et il me donnait à tâche de les détruire, comme aurait fait un maître qui commanderait à un de ses disciples de travailler à un ouvrage : j'en étais tout de même ; il me montrait au même temps l'action de sa vie ou sa vertu opposée à mon défaut, et il me montrait, comme au doigt, que c'était là le patron que je devais contre-tirer en ma personne. Je vous laisse à penser comme je m'y rendais attentive, toutes les forces de mon âme s'étaient bandées à cela, et je ne détournais ma vue ni de côté ni de l'autre, et n'avais aucune trêve jusques à tant que je fusse venue à bout de ma tâche, et que j'eusse détruit le vice ou inclination qui s'opposait à la vertu qui m'était proposée.

« Après que celle-là était détruite, il m'en montrait encore une autre à quoi je travaillais comme la première, et ainsi [251] consécutivement de suite, jusques à tant que j'eusse tout détruit ce qui s'opposait en moi à l'Amour ; ce qui, par sa grande miséricorde, ne fut pas long à faire, car il m'aidait si puissamment que le défaut n'était presque pas plutôt aperçu qu'il était vaincu. Et rarement je retombais deux fois dans la même imperfection parce que le feu qui me consommait au-dedans, brûlait tout jusqu'à la racine : c'était un feu dévorant et consommant, qui n'épargnait que ce qu'il ne pouvait rencontrer, et c'est en cela que je reconnus qu'il avait daigné accomplir la demande que je lui faisais dans les commencements avec tant d'ardeur, le conjurant et le suppliant à chaudes larmes qu'il ne coupât, ni ôtât, ni arrachât ce qui lui était contraire en moi, mais qu'il brûlât et consommât tout au feu de son divin Amour, sans rien épargner, jusqu'à la plus petite racine ; et c'est ce que, par sa grande bonté, il a fait en moi, sa chétive créature. »

Or, avant que d'en revenir à ce dernier point, qui est un don si rare et spécial de la divine bonté, de ne pas presque ressentir les premiers mouvements des imperfections, il y eut bien du temps passé, et encore que, comme nous [252] venons de dire, en moins de rien elle eût surmonté ses passions et les eût entièrement assujetties à l'Amour, si est-ce pourtant qu'elle ne laissait pas de ressentir encore les premières attaques, n'étant pas au pouvoir de l'homme de les empêcher, mais si bien de les suivre ; et c'est en ce point où elle faisait paraître sa fidélité, car si parfois elle était attaquée de quelque mouvements de promptitude, étant incessamment dans un grand ménage, qui de soi est suffisant d'en fournir beaucoup d'occasions, tout incontinent, dis-je, qu'elle sentait s'élever quelque mouvement qui eût voulu troubler la paix de son âme, tout à l'instant elle l'étouffait, le terrassait et détruisait, se tenant ferme et arrêtée, sans permettre à la passion d'agir, ni de parole ni d'action. Si, étant dans l'entretien de quelques personnes, elle reconnaissait y avoir quelque pente, elle quittait tout à l'heure, si elle le pouvait honnêtement faire, ou bien se taisait et ne disait plus mot : elle disait qu'en ceci le naturel était étrangement contraint, parce que l'esprit et tout le dedans d'elle-même étant occupés à aimer, tout se retirait là, et qu'alors elle eût bien voulu prendre quelque consolation parmi les choses qui lui [253] étaient conformes, mais il ne lui était pas permis par l'Amour, et ainsi il fallait qu'elle se vît mourir sans même oser se plaindre tant, en ce sujet qu'en tout autre.

Ce ne fut pas néanmoins ici le plus rude combat qu'elle eut contre elle-même, car en peu de temps tout cela fut vaincu ; mais ce qui l'importuna et lui dura davantage, ce fut les appétits naturels touchant le vivre, qui, comme nous avons dit dans la première partie, l'importunèrent l'espace de vingt-quatre ans, et quoiqu'elle fît tout son possible pour les surmonter, elle ressentait toujours les premières attaques, qu'elle supportait comme une épreuve bien rude à la force et grandeur de son amour762, qui, ayant subjugué et vaincu toutes les autres choses plus difficiles et de plus grande conséquence, se voyait néanmoins souvent attaqué d'un si chétif et vil ennemi ; ce lui était un exercice continuel de patience et de recours à Notre Seigneur. Ce n'est pas que ses appétits se portassent à aucun excès ni chose déréglée ou de soi mauvaise : au contraire, c'était en des choses de si peu de conséquence que peu d'autres qu'elle en eussent fait état ; même ses confesseurs lui disaient qu'il n'y avait aucun défaut, et qu'elle pouvait librement donner [254] à ses inclinations le peu qu'elles demandaient ; mais elle leur disait qu'elle avait remarqué par expérience que si un jour elle leur accordait peu de choses, le lendemain il leur en fallait davantage, et ainsi peu à peu elles devenaient difficiles et insolentes ; qu'elle les suppliait de lui permettre de ne leur rien accorder de ce qu'elles demandaient jusques à tant qu'elle fût morte à cela comme à tout le reste, et ainsi ils la laissaient faire, sachant bien qu'elle était gouvernée par un bon Maître.

Elle prenait précisément de nourriture ce qu'il fallait pour vivre ; mais non pas aux heures763 qu'elle l’eût désiré pour sa satisfaction, comme fruits, laitages et autre choses rafraîchissantes, car, étant au-dedans toute brûlée et consommée, le corps recherchait toujours de quoi se soulager ; mais c'est ce qu'elle ne lui accordait pas, se passant764 pour l'ordinaire d'un seul potage ou d'un morceau de pain et de beurre pour tout son vivre ; et encore la plupart du temps y mettait-elle de la suie et de la cendre pour en ôter le goût. Cela donnait quelquefois de la peine à sa dame, qui ne sachant pas au vrai d'où il provenait, la blâmait souvent de se nourrir si mal ; et je lui ai entendu dire à elle-même que le plus ordinaire sujet [255] de prise qu'elle avait avec son Armelle, était de ce qu'elle prenait toujours le pire pour elle, et donnait le meilleur aux autres serviteurs. Il se voit peu de maîtresses qui aient sujet de former ces plaintes à l'endroit de leurs servantes.

Après que Dieu l'eut délivrée de l'importunité de cet ennemi domestique en la manière qu'il a été dit autre part, son naturel devint si mort et insensible à cela qu'elle n'eut plus de besoin de le surmonter ; car elle était entièrement soumise à l'Esprit et rendue comme spirituelle et participante de ses qualités, ne se ressentant presque pas d'avoir ou d'être privée des choses nécessaires à sa conservation ; et néanmoins l'Amour veillait à cela, et lui fournissait ses besoins mieux que lorsqu'elle les recherchait elle-même. « C'est en cela, disait cette vertueuse fille, qu'on reconnaît et qu'on expérimente qu'on ne perd rien en se soumettant et s'assujettissant à l'Amour : au contraire, plus on le laisse faire et qu'il est le maître, et plus il donne, tant au corps qu'à l'esprit, ce qui leur convient pour passer cette vie. »

Il ne se peut dire combien ces attaques de la chair contre l'esprit l'avaient rendue habile à découvrir ses ruses et artifices ; aussi disait-elle : « Comme le diable tâche de nous [256] surprendre par son moyen, nous préparant mille prétextes de nécessité, d’infirmité, de fatigues et autres raisons qu’il nous fournit, afin de nous faire tomber dans ses pièges et nous surprendre finement, si l'on n'est extrêmement sur ses gardes, il est très facile de s'y laisser envelopper ; ces rencontres sont beaucoup plus dangereuses que d'autres qui d'elles-mêmes paraissent plus périlleuses, parce qu'on y apporte plus de précaution à les éviter ; mais celles qui sont jointes avec la conservation de la santé et de la vie, oh, sans doute, il faut être bien éclairée pour les apercevoir, et bien courageuse pour ne s'en laisser vaincre, car elles sont bien subtiles et déliées ; et si l'Amour ne me les avait découvertes, jamais je ne m'en serais défiée ; mais il me les montrait si clairement que je n'en pouvais nullement douter ; et en toute rencontre, il me faisait presque toujours distinguer ce qui venait de la grâce ou ce qui provenait de la nature, et me donnait force pour suivre l'une et vaincre l'autre. »

Elle avait fort souvent ces paroles en bouche, qu'il n'y a rien de si petit et misérable en ce monde que le cœur qui s'assujettit à ses passions et qui suit les sentiments de la chair, que jamais il n’y a de paix ni de vrai [257] repos jusqu'à tant que tout soit soumis et obéissant à Dieu ; qu'il vaudrait autant être esclave des démons que de l'être de soi-même ; que toutes les personnes qui se plaignent et se disent être misérables ne le sont que parce qu'ils le veulent être, d'autant qu'ils redoutent la peine qu'il y a de se vaincre, qui est néanmoins infiniment moindre que celle qu'il y a de se contenter, que plus on recule et on diffère de le faire, et plus il paraît fâcheux et difficile ; d'autant que la nature se fortifie davantage, et l'esprit s'affaiblit et perd ses forces ; que pour en venir à bout, il faut la traiter sans rémission et sans lui rien pardonner ni donner la moindre petite prise sur nous ; que dès l'heure que nous lui accordons ce qu'elle demande, elle devient si fière que par après on a plus de peine à lui ôter qu'on aurait eue à lui refuser ; qu'enfin si on veut jouir de la vraie vie, il faut incessamment lui donner la mort, sans l'épargner ni la plaindre ; mais aussi quand on en est venu à bout, l'on s'est acquis un royaume de paix et de bonheur inconcevable.

Cette paix qu'elle ressentit en soi après l'entière mort de la nature était si grande que souvent elle m'assurait qu'elle suffisait [258] pour causer la séparation de l'âme d'avec le corps, car c'était la paix de Dieu même, que l'état de cette vie ne pouvait supporter sans miracle ; mais elle ne la ressentit de cette façon qu'après que Dieu l'eut fait mourir, la faisant arriver à la quiétude et au repos de l'âme. Et cette seconde mort fut la perfection et l'entier accomplissement de la première, et qui lui eût bien plus coûté, si au même temps son divin Amour ne lui eût fait connaître qu'il ne la faisait mourir de la sorte que pour prendre lui-même la place de sa vie, et devenir comme l'âme de son âme, lui tenant lieu de tout, et elle demeurant morte et ensevelie en lui, n'ayant de vie ni d'action que ce qu'il lui en communiquait par son divin Esprit.

Ce fut en ce même temps aussi que pour preuve de cette mort, elle commença de ne plus ressentir ces premiers mouvements qui surprennent d'abord, et se ressentent toujours de la source d'où ils partent, qui est l'état corrompu de notre être ; et quant aux opérations des puissances, elle y était aussi morte au sentiment de la nature, lui étant impossible de produire aucun acte pour se porter vers Dieu, que ceux qui lui étaient mis dans l'esprit, qu'elle exerçait, ou plutôt [259] que Dieu exerçait en elle et par elle d'une manière toute divine et surnaturelle ; de là venait que, quand il faisait le silence en elle, jamais elle ne l'interrompait ; s'il y agissait, elle le laissait faire, sans pouvoir ni vouloir mêler son action basse et naturelle, et ainsi de tout le reste ; c'est pourquoi depuis qu'elle fut parvenue à cet état, qui est des plus relevés où une âme de grâce puisse parvenir, elle ne formait plus aucun dessein pour quoi que ce fût, ni ne se considérait plus comme ayant aucun droit ni sur son corps, qu'elle respectait comme membre vivant et animé de Jésus-Christ, ni sur son âme, qui était le temple de Sa divine Majesté, ni sur son esprit, qu'il avait rendu un instrument capable de tout ce qu’il lui plaisait en faire, ni sur aucune autre chose.

Et quand quelque personne se recommandait à ses prières ou quelques autres affaires, si Dieu ne lui donnait mouvement de le faire, il lui eût été impossible d'en venir à bout ; et au contraire, souvent elle se sentait pressée et vivement poussée de prier pour le salut de quelques âmes, à quoi elle n'avait jamais pensé, ou pour les affaires publiques des états et royaumes, ou pour d'autres particulières qu'elle ne savait point. Et [260] quand ces mouvements la saisissaient, il fallait que sur l'heure elle les accomplît, aussi bien en plein marché, au milieu d'une rue ou de son ménage, que dans l'église ou tout autre lieu retiré ; car tous les endroits lui étaient propres à la prière, puisque elle-même était le temple animé où Dieu et son divin Esprit faisaient leur demeure ; et quand, comme nous venons de dire, on requérait l'assistance de ses prières, si c'étaient des personnes à qui elle eût une entière confiance, elle leur disait : « Adressez-vous à Dieu et le priez qu'il le fasse lui-même, car, par sa grande bonté, rien ne se fait en sa pauvre servante que par son inspiration et ses ordres. »

Dieu ne la fit seulement pas mourir à soi-même, comme nous venons de dire, mais bien davantage, il lui fit goûter dès ce monde les admirables délices des morts, qui ont leur vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu, et qui ont entré avec lui en commun[au]té et la participation des biens qu'il nous a acquis par sa mort et Résurrection glorieuse. Ce fut ici l'état de son âme depuis que, par la grande miséricorde du divin Amour, elle fut dépouillée par lui de tout ce qui lui restait d'humain et terrestre. Je dis par lui, car, comme elle disait elle-même : « Il est impossible [261] à une âme, quelque effort qu'elle se fasse, de parvenir en cette vie à un si heureux état ; il faut que Dieu même, par une faveur spéciale de sa divine bonté, l'y admette et introduise ; et quand elle y est parvenue, les choses qui se passent en elle sont si admirables qu'il n'y a cœur humain qui les puisse concevoir. Et il faut une force divine pour les pouvoir supporter, car Dieu est si uni à l'âme que lui et elle (aux termes des Pères) ne semblent qu'une même chose, et il serait autant impossible à l'âme de se séparer de lui ou de jeter ses vues sur autre objet que lui, que de faire vivre un corps sans âme ; c'est une union qui est si continuelle qu'elle est devenue comme naturelle : il n'y a plus de conjonction ni d'union, il n'y a plus rien que simple unité, ou, pour parler plus clairement, il y a plus que Dieu seul ; tout le reste est dissipé par sa présence, sa seule gloire et son seul amour y règnent uniquement ; cette âme est une vraie image du paradis, et elle y jouit déjà des avant-goûts de l'immortalité. »

« Oh qu'heureuse est la mort, disait-elle encore, qui cause une telle vie ! Et qu'heureuses sont les âmes qui s'abandonnent à l'Amour ! Voyez ce qu'il a fait en une [262] pauvre et chétive chambrière comme moi ? Voyez comme il a tout détruit en moi, comme il a fait mourir la nature, comme il a consommé mes méchantes inclinations, comme il a réformé les puissances de mon âme, comme il a imprimé et gravé au centre d'icelle l'image de sa divinité, que j'avais effacée par mes offenses, comme il s'est tellement assujetti toutes choses qu'elles se portent à lui de toutes leurs forces ! Et enfin il m'a tellement spiritualisée et élevée de la terre qu'il ne m'est pas avis y habiter ; je suis en ce monde sans y être, et je ne reconnais plus de patrie que le Ciel, que je porte renfermé en mon sein, où toute la Sainte Trinité habite. » Ce sont ici les termes véritables de celle qui était vraiment morte au monde et à toutes ses convoitises, avec lesquelles je mets fin à ce chapitre. [263]

.Chapitre 15. De son ardente charité envers le prochain.

Celui qui aime Dieu par-dessus toutes choses et le prochain comme soi-même, est parfait765 ; puisque Jésus-Christ a renfermé en ces deux préceptes l'entier accomplissement de la Loi. Or, après avoir montré par tout ce qui a été dit ci-devant comme cette âme fidèle avait parfaitement accompli cette première partie de la Loi et de la Justice, se consommant et brûlant de l'amour de son Dieu, il reste maintenant de faire voir qu'elle n'a pas été moins exacte en l'observance de l'autre, aimant son prochain du même amour qu'elle aimait Dieu ; ce qui produisit et engendra en son âme les effets admirables et divins qui seront ci-après remarqués, que nous réduirons à deux chefs, à savoir au zèle qu'elle avait pour le salut des âmes, et au soulagement qu'elle procurait pour les corps, ce qui s'étendait non seulement envers [264] toutes les personnes en général, mais spécialement pour celles qui se déclaraient ouvertement ses ennemis, et qui lui faisaient du pis qui leur était possible.

Mais avant que de déclarer ces effets, je crois qu'il est à propos de montrer en passant quel fut le principe et la cause qui les produisit, d'autant que plus elle sera noble et divine, et plus ses fruits seront excellents ; donc ce qui alluma en elle ce grand feu de l'amour du prochain, ne fut autre que celui qui la consommait de l'amour de son Dieu, qui la rendit semblable à lui et la revêtit de ses qualités divines, et comme il aime infiniment les hommes pour l'amour qu'il se porte à soi-même, ainsi les aimait-elle pour l'amour de lui seul, sans penser à leur intérêt ni à leur salut, qu'en tant que Dieu le voulait et désirait ainsi pour sa propre et seule gloire ; d'où venaient ces paroles que je lui ai entendu dire plusieurs fois, que si Dieu pouvait n'aimer point les âmes, jamais l'idée d'aucune n'aurait trouvé place dans son esprit, parce que son Amour la remplissait si pleinement qu'il n'y avait rien de vide où chose aucune eût pu se loger ; mais que ces deux amours étant inséparables, ils entraient de compagnie, et plus elle croissait en l'un [265] et plus l'autre s'avançait, de sorte que tout ce qu'elle faisait et endurait pour le prochain ne doit point être considéré que comme purs effets de l'amour qu'elle portait à Dieu, qu'elle aimait en eux et eux en lui. Ce qui étant ainsi présupposé, cela donnera un grand lustre et éclat à tout ce qu'elle a fait pour leur salut et assistance en leurs besoins.

Quand au premier chef, le désir qu'elle avait de leur salut, était si grand et insatiable que de bon cœur elle eût donné mille vies, si elle les eût eues, pour le salut d'une seule ; elle les considérait toutes comme ouvrage sorti de la main de Dieu, racheté de son sang précieux, pour qui il avait un amour infini, qui cherchait tous les moyens possibles pour les faire parvenir à leur salut éternel. Pour seconder cet amour, elle usait de toutes les inventions que ce même amour lui pouvait suggérer, afin d'y contribuer, s'affligeant fort de leurs péchés, priant pour leur en obtenir le pardon et ressentant leur perte comme les siennes propres, et surtout, se consommant et desséchant de douleur et de regret quand elle les voyait s'endurcir et s'obstiner dans l'offense de Dieu.

Ce qui parut même auparavant que Dieu [266] lui eût si pleinement découvert sa grandeur, et lorsqu'elle menait encore une vie commune et ordinaire ; car il arriva en ce temps-là, ainsi qu'elle me l'a raconté, que deux de ses plus proches parents se déclarèrent ouvertement impies et méchants, dont l'un était prêtre et menait une vie infâme et débordée, l'autre se rendit voleur et assassin sur les grands chemins, dont elle conçut un si grand déplaisir à cause de l'offense de Dieu et de la perte de leurs âmes, qu'elle m'a assuré avoir été plus d'un an entier sans passer ni jour ni nuit qu'elle ne versât une grande abondance de larmes afin de les retirer de ce malheureux état. Et sur ces entrefaites, Dieu décocha dans son cœur les traits de son divin Amour, et lui fit connaître ses bontés et ses infinies perfections, et la haine qu'il porte au péché ; et voyant que ces deux siens parents continuaient toujours à le commettre, elle en conçut un si grand déplaisir qu'elle en pensa mourir ; et après avoir usé de tous les remèdes possibles, tant par elle que par autrui, pour les retirer de ce malheureux état, et que néanmoins ils y persistaient de plus en plus, elle supplia et conjura son divin Amour de les retirer de ce monde, s'il [267] prévoyait qu'ils dussent continuer dans leurs vices, afin au moins que par leur mort il ne fût plus offensé ; ce qui arriva ainsi qu'elle avait demandé, car ce pauvre misérable prêtre se rompit le col par une chute, et l'autre fut pris et exécuté par la justice ; ce qu'ayant appris, elle conçut une grande douleur de leur perte, mais d'autre part elle remercia Dieu, à cause qu'ils ne pouvaient plus augmenter la mesure de leurs iniquités, et qu'il ne serait plus offensé par ses proches ; car encore qu'elle ressentît les péchés de tous en général, néanmoins ceux qui se commettaient par ses parents lui étaient encore plus cuisants et insupportables, à cause que tout son désir était de les voir aimer et servir Dieu et vivre dans l'observance de ses commandements.

Cette première action que je viens de raconter, ne fut que le commencement d'un très grand nombre d'autres d'une pareille nature, qu'elle exerça tout le temps de sa vie, ce que je ne puis mieux faire connaître qu'en rapportant les termes dont elle usait quand elle parlait de cette matière :

« Le désir et la soif ardente que Dieu m'avait donnée pour le salut des âmes était inconcevable et presque infinie. Toute mon [268] attention était de le procurer766 envers mon divin Amour : je lui offrais mon sang et ma vie pour cela, et j'eusse, de bon cœur, souffert tous les tourments les plus cruels pour en sauver une ; voire tous ceux de l'enfer m'eussent été doux, et plus de mille fois j'ai désiré d'être au-dessous de Lucifer et de tous les démons, pourvu que l'Amour ne fût plus offensé ni les âmes perdues. Je pleurais leurs fautes avec des larmes continuelles, et avais le cœur si plein de tendresse et de compassion pour eux que je ressentais plus leurs maux que les miens propres. L'amour me fournissait mille inventions pour les exécuter auprès de Dieu : je criais incessamment miséricorde pour eux, jour et nuit je me jetais à ses sacrés pieds pour obtenir leur pardon ; je lui disais que c'étaient ses enfants, qu'ils avaient coûté le sang de son Fils, et que pour son amour il les fallait sauver, que c'étaient de pauvres aveugles qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient ; que s'ils l'eussent connu, jamais ils ne l'eussent offensé ; qu'enfin c'étaient mes frères, dont je ne pouvais souffrir la perte, que je ressentais comme la mienne propre ; et la bonté de mon Dieu, ajoutait-elle, était si grande en [269] mon endroit qu'il me faisait connaître qu’à cause qu'ils étaient mes frères, il aurait pitié d'eux. Quel excès de bonté ! Aussi, depuis, je ne leur donnais guère d'autre nom que celui de mes frères ; il semble que quand je lui avais dit : « Mon Amour et mon Tout, ce sont mes frères, pardonnez-leur, faites-leur miséricorde », je n'avais plus rien à dire pour les rendre recommandables, et faire qu'il eût pitié d'eux, tant son amour était excessif envers sa pauvre servante. »

Sa charité s'étendait envers toutes sortes de personnes, elle n'était point bornée ni limitée, parce qu'en Dieu elle les voyait et embrassait toutes sans exception d'aucune, ne faisant distinction de grands ni de petits, toutes étant faites à la ressemblance de Dieu ; et enfants d'un même Père [elles] trouvaient place dans son cœur, que l'amour avait étendu et dilaté comme à l'infini. Néanmoins, ceux pour qui elle avait une spéciale application dans ses prières étaient les pauvres âmes tombées dans le péché mortel, les agonisants et les âmes du purgatoire, pour qui tout le temps de sa vie elle eut une particulière dévotion. À ces trois fins elle rapportait toutes les intentions de ses communions et autres bonnes œuvres, ce qu'elle [270] pratiqua toujours jusqu'à ce que Dieu l'eût mise dans l'état d'un entier détachement ; ce qui ne refroidit pas néanmoins sa charité envers ses sujets : au contraire, il l'augmenta beaucoup davantage ; mais ce fut par des voies plus divines et surnaturelles, les dirigeant lui-même aux choses qui étaient plus convenables à sa gloire.

Sa dévotion la portait encore à recommander à Notre Seigneur toutes les personnes affligées, travaillées de misères et nécessités, qui sont sans secours ni assistance aucune, celles qui sont tourmentées de tentations violentes, que le diable tâche de surprendre et faire tomber en ses filets, qui ressentent des contradictions étranges pour résister au péché et se maintenir en grâce : c'était pour ces personnes qu'elle avait des tendresses et des compassions plus grandes, et desquelles elle parlait avec des sentiments qui ne se peuvent dire, sachant par sa propre expérience combien on souffre en ces états, et le besoin qu'on a de l'aide et spéciale assistance de Dieu, pour pouvoir résister aux furieux assauts que l'enfer livre en ces conjonctures aux pauvres âmes qu'il essaye de terrasser.

Mais ce qu'elle ressentait par-dessus tout, [271] c'était la perte des âmes ; certainement, c'est en ce sujet aussi bien qu'en celui de son Amour, où tout ce qu'on peut dire n'est rien en comparaison de ce qui est, quand elle venait à considérer l'aveuglement des pauvres humains et comme, pour les biens et les délices périssables de ce monde, ils méprisaient les richesses et la gloire de l'autre [monde] et Dieu lui-même, qui la leur promet, et les peines où ils s'engagent pour une éternité ; quand, dis-je, elle envisageait ces misères, et que Dieu les lui remettait devant les yeux, elle en demeurait comme pâmée et hors d'elle d'étonnement et de compassion pour ces pauvres âmes : je l'ai vue un nombre de fois que je ne puis dire verser des larmes en si grande abondance, jeter des sanglots et des gémissements si profonds qu'il semblait que son cœur s'allait fendre en pièces, ou qu'elle dût expirer sur la place. Écoutons-là parler elle-même sur ce sujet :

« J'avais, disait-elle, le cœur si serré d'angoisses, et l'âme si outrée de douleur, voyant la perte de mes frères (ainsi appelait-elle tous les chrétiens), qu’à toute heure j'en étais au mourir, et ma vie n'était qu'une mort continuelle. Et le moyen de s'en empêcher ? Il eût été impossible, les [272] aimant comme je les aimais, et voyant les grands malheurs qui les attendaient, mais surtout envisageant les mépris qu'ils faisaient de Dieu ! Oh, sans doute, il n'eût pas fallu l'aimer et le connaître, comme, par sa grande miséricorde, je faisais, pour ne languir de douleur et de regret de le voir ainsi offensé ! Aussi, si je me fusse crue, j'eusse crié à haute voix par les rues et places publiques contre l'aveuglement des hommes, contre le vice et le péché, contre l'ingratitude du cœur humain, contre sa dureté et l'obstination de ne pas aimer une si grande bonté, et l'offenser si outrageusement. Ô mon Amour et mon Tout !, dis-je à Dieu, donnez-moi une voix si forte que je puisse être entendue de toute la terre, et que je crie à tout le monde qu'ils quittent le péché et commencent à vous aimer. Oh, que si je pouvais avoir toutes les cœurs en ma disposition, que vous seriez aimé, obéi et servi ! Je n'en ferais de tous qu'une masse, que je jetterais en la fournaise de votre Amour ! Ô mon divin Amour, ou ôtez-moi de ce monde, ou en ôtez le péché ; car vous savez que je ne puis vivre tant que je vous verrai offensé : ma joie et ma vie consistent à vous voir aimé ; et ma maladie, [273] mes douleurs et mes angoisses viennent de vous voir inconnu et méprisé.” »

Ces désirs enflammés que Dieu lui donnait du salut des âmes ne pouvant, à cause de son sexe et de sa basse condition, avoir par eux-mêmes leur plein effet, elle tâchait de le communiquer et répandre dans toutes les personnes de sa connaissance qui y pouvaient en quelque façon contribuer. Et sachant que les missions qui se font dans les paroisses de la campagne sont de merveilleux fruits pour retirer les âmes du vice, elle faisait tout son possible pour les procurer, offrant à cet effet le peu d'argent qu'elle avait à ses Pères confesseurs, qui étaient d'excellents missionnaires, afin qu'il servît pour l'entretien de ceux qui seraient employés à procurer le salut des âmes ; et quand ces bons Pères acceptaient son offre, ce que néanmoins ils faisaient rarement, et plus pour satisfaire à sa dévotion qu'autrement, elle en concevait une si grande joie que de bon cœur elle eût donné son sang et sa vie pour un si noble emploi ; et quand, après que la dévotion des peuples avait pourvu abondamment à la nourriture des missionnaires, ces bons Pères lui voulaient rendre ce qu'elle avait avancé pour ce sujet, [274] et qu'ils lui commandaient de le reprendre, c'était toujours à condition qu'à la première nécessité il serait derechef employé pour le bien des âmes, et disait d'ordinaire : « Si mon sang pouvait servir à cela, je le tirerai tout jusqu'à la dernière goutte, si l'Amour n'y était point offensé. »

Elle avait un désir extrême que quelques personnes pieuses eussent fondé au collège de quoi entretenir des missionnaires, disant que c'était l'œuvre la plus agréable à Dieu et utile aux âmes que la charité chrétienne eût pu faire. Les Recteurs des paroisses avec lesquels elle avait quelque connaissance ne manquaient point d'être induits par elle à procurer ce grand bien à leur peuple. Ce qu'elle faisait encore envers quelques personnes de qualité de qui elle avait la conversation, et surtout auprès de son maître et sa maîtresse, qui à sa persuasion défrayèrent une fois grand nombre de missionnaires dans leur paroisse, et par l'espace de plusieurs jours. En cette occasion, elle eut la charge d'apprêter à ces ouvriers de l'Évangile ce qui était nécessaire pour leur nourriture et autres choses dont ils avaient besoin : il serait impossible de dire avec quel amour et charité elle s'y employait. Elle [275] était ravie de joie, lui semblant servir Jésus-Christ même et ses Apôtres, et encore que pour lors elle eût une main fort malade et incommodée, l'Amour la transportait si fort qu'elle n'y prenait pas garde et travaillait comme si elle n'eût eu aucun mal. J'ai entendu dire à des prêtres qui étaient en cette mission que, quelque fatigue ou travail qu'ils eussent, son seul regard et maintien, qui portait je ne sais quoi de divin, était capable de les soulager et encourager à poursuivre leurs saintes entreprises ; d'autres disaient qu'en la voyant, il leur semblait plutôt voir un Séraphin en terre qu'une créature humaine, tant elle paraissait embrasée d'amour et de charité.

En sa mission, qu'elle appelait son temps précieux et de récolte pour le ciel, elle employait toute l'ardeur de son zèle à prier et demander à son divin Amour qu'elle réussisse à sa gloire et au bien des âmes ; tant qu'elles duraient, c'était toute son occupation auprès de Dieu. Elle avertissait aussi adroitement les Pères qui s'y employaient, des péchés tant publics que particuliers, afin qu'ils y apportassent les remèdes convenables ; de plus, elle tâchait d'insinuer dans l'esprit des personnes de sa [276] connaissance la grande estime qu'ils devaient faire d'une si bonne occasion, les conseillant et encourageant à faire des confessions générales et à se remettre bien avec Dieu et leur prochain. Enfin, elle n'obtenait rien auprès de Dieu ni des hommes de ce qu'elle pensait devoir servir à ce qu'une si sainte action eût son plein effet ; et ainsi, encore qu'elle ne fût qu'une pauvre et simple servante, elle avait néanmoins très bonne part à tous les biens qui se faisaient en ces rencontres, et non seulement pour le regard des missions, mais encore toutes les autres bonnes œuvres qui se faisaient pour l'utilité des âmes elle y avait part ; et souvent elle les avançait et acheminait auprès de Dieu, avant même que les hommes y eussent pensé, ni que ceux qui les devaient effectuer en eussent la connaissance, Dieu la mouvant à le prier pour des personnes et des affaires des états et royaumes tous entiers, dont elle ne savait pas même le nom, pour des traités de paix entre des princes et grands seigneurs, pour l'union des peuples, pour l'heureux succès des états et autres telles affaires, desquelles, si Dieu ne lui eût donné une particulière connaissance, elle n'eût pas même su qu'elles se passaient dans le [277] monde.

Mais où sa charité s'étendait davantage, c'était à la conversion des âmes. C'était là son unique et spécial emploi, disant que le Fils de Dieu n'en avait point eu d'autre en ce monde, et que s'il n'y avait point eu d'âmes à sauver, jamais il n'y serait venu ; que c'est là où aboutissent toutes ses grâces et tous ses sacrements ; et par ainsi, que l'âme qui brûle de son Amour n'a rien de si précieux, et qu'il lui semblait n'être plus sur la terre que pour ce seul sujet ; et par ainsi, elle s'intéressait en tout ce qui concernait cette unique affaire, recommandant à son divin Amour ceux qui s'emploient à l'avancer, soit au pays des fidèles ou en celui des infidèles ; et qui voulait bien la réjouir, c'était de lui dire que la foi se plantait parmi les païens, et que plusieurs se convertissaient.

Dieu se servait d'elle comme d'un instrument propre à tout ce qu'il voulait, pour par son moyen faire de grands coups de grâce et la conversion de certaines âmes obstinées dans le péché ; et parfois il lui donnait de si forts mouvements de prier pour ces âmes qu'elle ne pouvait faire autre chose ; et souvent elle lui disait qu'il [278] semblait qu'elle le mettait comme en oubli pour ne penser plus qu'à lui gagner des âmes et à procurer le salut de ses frères ; et Dieu, pour confirmer sa pensée, lui faisait en effet connaître très souvent, spécialement les dernières années de sa vie, que de vrai il ne la laissait en ce monde que pour ce seul sujet ; il montrait que son amour l'avait enrichi de tant de biens et de richesses divines qu'il voulait qu'elle contribuât aussi à enrichir les autres et les attirer à son saint Amour ; et c'est aussi ce qu'elle faisait de toute l'étendue de ses forces, ne laissant passer aucune occasion, sans que de paroles, de prières ou d'exemple, elles n'avançât cette affaire.

« Il me semble, disait-elle, parfois que je suis comme ces personnes qui, après un grand voyage où ils ont couru un nombre de périls et hasards, sont enfin heureusement arrivés au port, et y sont en assurance, tandis que leurs frères et plus proches amis sont au milieu des tempêtes et des orages de la mer ; je vous laisse à penser si, quoiqu'ils soient arrivés, ils ne sont pas néanmoins en soin de procurer que les autres arrivent aussi à bon port ? Hélas ! J'en suis tout de même et beaucoup davantage, [279] pour le désir du salut des pauvres âmes ; et plus je me vois, par sa grande bonté, prévenue de ses grâces et miséricordes, et plus désirai-je aussi que les autres en soient participants ; et de bon cœur, je me dépouillerais de toutes, fors de sa grâce, pour la donner et communiquer aux autres, afin que tous aimassent l'Amour, le connussent et le servissent. »

.Chapitre 16. Des aides et secours que Dieu a donnés à plusieurs personnes par son moyen.

Notre Seigneur, ayant par sa libérale bonté rempli le cœur de sa fidèle servante de charité et de dilection envers ses proches, s'est encore voulu servir de sa langue et de son esprit comme d'un canal pour faire couler en l'âme de plusieurs beaucoup de grâces et de bénédictions, desquelles je ferai le rapport, selon qu'elles sont venues à ma connaissance, en partie même par ceux qui les ont reçues, et en partie par d'autres voies.

Il ne s'est guère trouvé de personnes qui, [280] ayant eu une particulière communication avec elle, qui n'aient avoué franchement qu'elles avaient reçu de grandes assistances par son moyen, pour la consolation de leurs âmes, et des lumières très particulières, tant pour leur conduite que pour celle des autres. Voici comme m'en a souvent parlé une personne de grande science et autorité, avec qui elle traitait de fois à autre : « Il faut avouer, disait-il, que jamais je n'entretiens cette bonne fille, que je ne demeure tout admiré des grâces que Dieu répand dans son âme ; et il serait comme impossible que le cœur ne fût comme échauffé de l'amour et du désir d'être tout à Dieu ; lorsqu'on l'entend, il semble que sa plénitude est si grande qu'elle se répand et se communique à ceux qui l'entendent. » Cette même personne faisait tant d'estime de son entretien, qu'encore qu'il fût très occupé en des actions fort sérieuses et importantes, il les laissait néanmoins lorsqu'il le pouvait pour jouir du bien de l'entendre toutes les fois qu'elle le demandait.

Une autre personne religieuse et fort vertueuse disait qu'il eût volontiers quitté tous les entretiens les plus charmants de la terre pour jouir un quart d'heure du [281] sien, et qu'il n'y avait rien en ce monde qui l'animât tant à la poursuite du bien, que les discours qu'elle lui tenait ; qu'il ne sortait jamais d'avec elle que tout changé et renouvelé ; et que Dieu ne lui communiquait guère de grâces que par son entremise ; qu'il s'estimait heureux d'être dans le pays puisque, sans y penser, il y avait fait rencontre d'un si riche trésor.

Je sais un très grand nombre d'autres personnes qui, se trouvant travaillées de diverses sortes de peines d'esprit, trouvaient beaucoup de soulagement en les lui communiquant ; et les paroles qui dans ces rencontres sortaient de sa bouche était si efficaces et dites si à propos, qu'elle soulageait les esprits les plus affligés ; surtout elle avait une merveilleuse énergie pour détacher les cœurs de la terre et les élever et enflammer en l'amour de Dieu et en la confiance de sa divine miséricorde : il semble qu'elle avait un talent particulier pour cela ; aussi les âmes gênées et tourmentées de scrupule ou d'appréhension des jugements de Dieu et de sa Justice trouvaient en elle un refuge et un remède assuré à toutes leurs peines. Je rapporterai à ce propos ce qui lui arriva avec une personne de considération dans la ville, [282] et qui confirmera d'autant plus ce que j'ai dit, qu'elle ne lui avait jamais parlé que lorsqu'elle l'envoya quérir pour lui déclarer le sujet de ses peines.

C'était un homme qui s'était vu fort riche et bien accommodé des biens de fortune, mais les procès et plusieurs autres accidents lui étant survenus l'avaient réduit à une forte petite médiocrité ; ce qui lui causa tant d'affliction qu’il en tomba grièvement malade et fut abandonné des médecins, qui ne crurent pas qu'il dût passer vingt-quatre heures ; lui, se voyant en cet état, fut saisi d'une si grande appréhension des jugements de Dieu qu'il n'y avait personne qui le pût consoler ni lui apporter le moindre repos d'esprit ; une nuit, comme il était au plus fort de ses peines, il lui vint un fort mouvement de voir et parler avec cette bonne fille, que pourtant il ne connaissait que de vue, et la demanda avec tant d'instance qu'il n'avait aucun repos, et lui tardait que le jour fût venu afin de la voir. Le matin, les serviteurs la vinrent prier de la part de leur maître de le venir trouver ; ce qui d'abord l'étonna, et fut en doute si elle y devait aller sans la licence son directeur ; mais ils la pressèrent si fort, et étant d'ailleurs inspirée de [283] Dieu de le faire, qu'elle s'y en alla, au point que le malade venait de recevoir ses sacrements : d'abord qu'il la vit, il changea tout de visage, qui parut tout gai, et l'ayant fait seoir près de son lit, lui parla avec grande franchise de tout ce qui gênait son âme, et l'excès de peine où il était réduit dans l'appréhension des jugements de Dieu, à cause de sa vie passée et de plusieurs autres choses qui le tourmentaient étrangement.

Après l'avoir ouï, elle commença de l'encourager à avoir une très grande confiance en Dieu, mais avec des termes si saints et relevés, un cœur si embrasé d'amour et des paroles si efficaces que cet homme en demeura tout ravi, et tellement changé et consolé qu'il lui dit qu'il était tout près d'aller devant Dieu, recevoir de lui telle sentence qu'il lui plairait, et qu'il sentait son cœur si plein de confiance fondée sur les mérites de Jésus-Christ, qu'elle les lui avait fait voir si puissants, qu'il lui tardait déjà que l'heure ne fût venue pour se voir en sa présence. En quoi elle lui répartit : « Non, Monsieur, vous ne mourrez pas encore pour cette fois, et vous relèverez de cette maladie », ce qui en effet se trouva véritable, car à peu de jours il se leva et vit encore à présent [284] que j'écris ceci. Après qu'elle l’eut entretenu environ une heure, elle se retira, le laissant si consolé qu'il assura depuis à son confesseur que jamais en sa vie il n'avait reçu tant de satisfaction qu'en l'entretien de cette sainte fille, et qu'il croyait que Dieu avait parlé par sa bouche, pour le retirer par son moyen de l'abîme du désespoir où il était prêt de tomber.

Et ce qui est digne de remarque en ceci, c'est que depuis cette première fois qu'elle lui eut parlé, jamais à l'avenir elle ne lui dit aucune chose ; et quand elle le rencontrait par la rue, tout ce qu'elle faisait était de le saluer modestement, passer son chemin, et lui la respectait si fort qu'il n'osait presque l'aborder ; et comme un jour une personne lui demanda pourquoi elle agissait de la sorte, vu ce qui s'était passé en ces rencontres, elle lui fit cette répartie, qui montre bien qu'elle n'allait aux choses que par le mouvement de l'Esprit de Dieu et non par le sien propre : « Quand, lui dit-elle, Dieu nous mène, il faut obéir et marcher, mais hors de là, il se faut tenir close et couverte, et il ne siérait pas à une pauvre chambrière comme moi de s'entretenir avec des personnes de cette sorte. » Voilà sa réponse, qui [285] mérite bien d'être considérée, et dont la pratique est excellente.

Ce qui se passa entre elle et une autre personne est encore bien plus remarquable que ce que je viens de dire, d'autant qu'il s'y voit que non seulement elle assurait l'avenir comme le présent, mais de plus elle eut par plusieurs fois une connaissance claire et certaine des choses les plus secrètes de son âme, ainsi qu'il me l'a assuré lui-même par diverses fois, et de plus l'a écrit de sa propre main. Je rapporterai distinctement comme la chose se passa, ce que je ne pourrais faire qu'avec un peu de longueur, d'autant qu'il y a tant de circonstances remarquables que je ne les puis omettre sans faire tort à la vérité de l'histoire ; j'en passerai néanmoins plusieurs sous silence, ne m'arrêtant qu'à celles qui regardent directement les connaissances extraordinaires que Dieu communiquait à son esprit pour le bien et soulagement de cette âme.

C'était une personne fort estimée pour la réputation qu'elle s'était acquise, tant à cause de sa vertu que du zèle qu'elle avait pour le salut des âmes, en plusieurs desquels elle faisait beaucoup de fruits, tant par la confession que par d'autres voies ; ayant [286] de fois à autre vu la bonne Armelle, elle conçut une haute idée de sa vertu, et ensuite témoigna à son Père directeur le désir qu'elle avait de lui parler avec confiance ; ce que ce Père approuva, et enjoignit à cette fille de le faire en franchise et simplicité, comme à lui-même ; à quoi elle obéit, et passèrent ainsi quelque temps ; ce qui n'arriva pas sans une spéciale providence de Dieu, ainsi qu'il se verra à la suite.

Or, comme Notre Seigneur prend plaisir à éprouver ses amis afin de les purifier davantage, il permit qu'il arrivât à cet homme une terrible secousse ; mais auparavant il voulut la faire connaître à celle qui devait être son seul et unique refuge parmi les grandes afflictions qu'il endura, tant de la part de Dieu et des hommes que des démons eux-mêmes, qui se mirent aussi de la partie ; car il advint qu'un jour, comme elle entendait la sainte messe en notre chapelle, il fut tout soudain représenté à son esprit comme une espèce d'altercation et différend qu'il y avait entre Dieu et les démons, pareil à celui qu'aurait un homme à qui son ennemi aurait ravi ce qu'il a de plus cher, et qu'il veut ravoir à quelque prix que ce soit, et non content d'y travailler [287] lui-même, donne commission à ses serviteurs d'y veiller et avoir soin de cette affaire. Dieu était celui qui avait perdu le plus cher objet de son amour à l'égard des pures créatures, à savoir les âmes que les démons lui ravissent tous les jours, et elle vit que pour les recouvrer, il commettait cette personne dont nous parlons, et qu'au même instant les diables, pour se venger de lui, ne pouvant s'attaquer à Dieu, résolurent de le renverser de fond en comble, et décharger sur lui toute la fureur de leur rage. Ceci se passa en un moment, et [elle] connut très clairement que dans peu il lui arriverait quelque puissante batterie767 ; mais elle ne connut point par quelle voie, ni ce que ce pourrait être. À l'issue de la messe, elle dit à son confesseur ce qui lui était arrivé, et lui demanda s'il était d'avis qu'elle en dît quelque chose à celui qui y était intéressé, afin qu'il se tînt sur ses gardes et se disposât à soutenir courageusement tout ce qui lui pourrait survenir ; ce que le Père jugea à propos d'être fait, et ainsi elle l'avertit tout de loin de ce qui se préparait à l'encontre de lui ; mais il n'y fit pas beaucoup de réflexion, et ne pensait à rien moins qu'à ce qu'il lui advint environ deux ou trois mois après.

[288] Car en moins de rien, il s'éleva une si furieuse bourrasque contre lui et sa réputation qu'il serait difficile d'en décrire toutes les parties : il suffira de dire qu'elle peut être mise au nombre des plus fâcheuses et insupportables qu'un homme d'honneur et de mérite puisse endurer, et qu'autant qu'il avait eu d'estime et de réputation dans la ville, autant ou plus fut-il dans le blâme et l'opprobre universel de tout le monde, tant auprès de ses amis que des autres, qui le fuyaient comme une chose qu'on a en abomination.

Il n'y eut que la bonne Armelle qui lui tînt bon en cette triste conjoncture, et qui l'animât et encourageât à souffrir sa peine, quoique d'abord il tâchât de la couvrir, ne lui en parlant qu'en tierce personne. Mais par après il se vit bien obligé de le faire ouvertement ; car un jour, comme elle était devant le très saint Sacrement à prier avec grande ferveur la divine bonté de son unique Amour, à ce qu'il ne permît pas qu'il succombât sous le pesant fardeau de sa personne, Notre Seigneur lui fit connaître clairement l'état de son âme, et lui dit de certaines paroles qu'il lui commanda de lui dire de sa part ; à quoi elle ressentit une [289] extrême répugnance, et tâcha de s'en excuser768 tant qu'elle put ; mais le mouvement du Saint-Esprit la pressa si fort qu'il lui fallut sur l'heure l'aller trouver ; et lui dit d'abord qu'elle le suppliait de ne trouver mauvais ce qu'elle avait à lui dire, que ce n'était pas elle, mais de la part de Notre Seigneur qu'elle lui parlait, qui lui avait expressément recommandé de lui dire telle chose qu'elle lui déclara sur l'heure ; ce qu'ayant entendu il demeura tellement surpris et étonné qu'il ne se contenait pas, et fondant tout en larmes de reconnaissance envers la bonté de Dieu, il lui avoua que de vrai la chose était ainsi qu'elle lui avait dit. Et dès lors il changea tellement, qu'encore qu'auparavant il fût fort vertueux, il commença néanmoins à vivre tout d'un autre air que de coutume, se retirant de toutes les choses visibles et créées, pour s'attacher uniquement à Dieu dans l'oubli de toutes créatures, rompant avec tout ce qui eût pu l’en détourner.

Et comme il reconnut que Dieu s'était servi de cette fille pour lui communiquer cette grâce, il ne se peut dire combien il la respectait, et la franchise avec laquelle il lui découvrait les choses les plus secrètes de son âme, retirant de sa [290] communication des forces et des secours très grands. Aussi, certes, lui était-il bien nécessaire d'avoir une telle personne, pour lui aider à soutenir les furieux combats qu'il endura après cette première attaque ; car Dieu, qui le voulait beaucoup purifier, et les démons qui enrageaient de le voir se disposer à soutenir tous leurs efforts, lui en livrèrent de si étranges, qu'à moins d'une grâce extraordinaire, que Dieu lui communiquait par le moyen de cette fille, il lui eût été impossible de les supporter. Car les peines d'esprit vinrent à un tel excès qu'il semblait que tout l'enfer fût déchaîné pour le tourmenter ; la tristesse et la mélancolie le saisit de telle manière qu'il était insupportable à lui-même, et d'ailleurs la médisance et calomnie s'augmentaient tous les jours contre lui ; et pour comble de tout, il était en un si grand abandon de la part de Dieu qu'il se croyait entièrement perdu et réprouvé, ne recevant aucune aide perceptible de lui ; au contraire, il lui semblait que tous les jours il le délaissait et rebutait davantage, de sorte que souvent il se voyait à deux doigts du désespoir et de sa ruine totale.

En ce triste état, et qui fut d'assez longue [291] durée, il n'avait d'autre soutien ni renfort que celui qu'il recevait des avis et discours de cette sainte fille : aussi lui parlait-elle d'un accent si enflammé, et avec des paroles si propres à ses besoins, qu'il a assuré depuis que ce n'était point elle qui parlait, mais Dieu même, ainsi qu'elle lui disait souvent, le conjurant de ne pas prendre ce qu'elle disait comme venant d'elle, parce qu'il n'y avait rien du sien, et que si elle eût pu s'en empêcher, elle ne lui eût pas dit la moindre partie des choses qu'elle disait ; et souvent elle avait grande confusion de parler de la sorte, mais qu'il n'était pas en son pouvoir de s'en empêcher ; aussi le reconnaissait-il très bien et prenait tout ce qu'elle lui disait comme autant d'oracles qui lui déclaraient la volonté de Dieu.

Elle, de sa part, avait tant de tendresse et de compassion pour lui qu'il n'est pas croyable, et Dieu lui donnait un si puissant désir qu'il sortît victorieux de la mêlée, que jour et nuit elle n'avait autre soin que celui-là : je lui ai entendu dire que plus de cent fois chaque jour et autant la nuit, elle se prosternait en esprit au pied de son divin Amour, pour le conjurer à chaudes larmes de lui donner force et courage pour [292] surmonter ses ennemis, et que toutes choses lui avaient été ôtées de l'esprit pour ne penser qu'à lui seul et avoir soin qu'il ne succombât. Dieu, de sa part, ne laissait jamais de lui faire connaître lorsqu'il était le plus pressé et tourmenté de ses ennemis, et au point de s'en voir terrassé. Une fois entre les autres, elle alla le trouver en grande hâte, et lui dit d'abord qu'assurément il y avait quelque chose qui n'allait pas bien, et qu'il se donnât de garde de se laisser surprendre et se faire la risée des démons. « Voudriez-vous bien, lui dit-elle, mettre bas les armes aux pieds de votre ennemi, et vous laisser vaincre ? Oh ! qu'il faut bien vous en donner de garde. » Alors il lui avoua que de vrai il était en dessein de quitter les confessions, pour quelques raisons qui lui semblaient assez considérables, jointes à une aversion extrême qu'il ressentait depuis peu à cette occupation ; mais elle lui remontra si vivement le tort qu'il se ferait, et l'avantage que le diable en tirerait, qu'il se résolut à les poursuivre comme auparavant.

Une autre fois, étant éloignée de lui de plus d'une lieue, un soir elle sentit son esprit fort agité et en grande anxiété pour son sujet, et après avoir passé beaucoup de temps [293] à prier pour lui, elle s'endormit et en songe elle fut avertie par une espèce de vision des peines qu'il souffrait, et entre autres choses, ces paroles lui furent dites : [Il souffre maintenant comme une âme damnée.]769 Cela l'effraya merveilleusement, et lui fit bien redoubler ses prières pour lui, et le lendemain elle communia à même dessein. A quelques jours de là, l'étant allée voir et lui demandant de ses nouvelles, il lui dit qu'une telle nuit, qui était la même que dessus, il avait été tourmenté si horriblement qu'il lui semblait endurer la peine d'enfer, et que peu s'en était fallu qu'il ne se fût défait soi-même, et qu'il avait été en cet état jusque sur les neuf heures du matin, que tout d'un coup sa peine s'était dissipée sans savoir comment, et son esprit était demeuré en repos ; c'était justement au point qu'elle avait fait la sainte communion pour lui ; alors elle lui raconta ce qui lui était aussi arrivé pour son regard, n'ayant voulu lui en rien dire, afin de connaître si l'un était conforme à l'autre, ce qui se trouva être de tous points très véritable.

Ce qui lui arriva en une autre occasion n'est pas moins merveilleux. L'excès des peines [294] et des calomnies que cet homme endurait le fit résoudre à quelque dessein qu'il croyait assez juste et raisonnable, mais qui néanmoins n'était selon toute l'étendue de la perfection que Dieu exigeait de lui. Ce dessein était si caché qu'il n'y avait créature qui pût en avoir connaissance ; mais il fut découvert et manifesté à cette bonne fille, car le même soir qu'il l'avait conçu, comme elle priait pour lui à son ordinaire, Notre Seigneur lui dit clairement et distinctement ces paroles : [Dis-lui de ma part qu'il ne fasse telle chose], qui était ce qu'il s'était proposé ; mais néanmoins ces paroles furent dites en sorte que, quoiqu'elles signifiassent ce que c'était, elle n'en pouvait découvrir le sens et ne savait ce qu'elles voulaient dire, mais elle se sentait si pressée de les annoncer qu'il lui tardait que le jour ne fût venu pour le trouver, encore qu'elle fût bien en peine quel prétexte prendre pour obtenir permission de venir en ville, car pour lors elle était aux champs. Mais Notre Seigneur y pourvut, ainsi qu'elle en avait prié, car le lendemain, de bon matin, son maître lui commanda d'aller en ville, pour quelque sienne affaire. Elle se met donc en chemin, et avec une telle vitesse, [295] qu’encore qu'elle fût extrêmement faible et abattue, elle m'assura qu'elle ne sentit nullement l'incommodité du chemin, et qu'elle se trouva aux portes de la demeure de cet homme avant qu'elle eût pensé d'avoir été à moitié chemin.

L'ayant abordé, elle lui dit tout net les paroles que Notre Seigneur lui avait mises en bouche, que, comme j'ai dit, elle ne concevait pas, mais pour lui les entendit fort bien, et demeura tellement surpris et étonné de voir que la chose la plus secrète de son âme lui fût ainsi découverte, qu'il ne se pouvait contenter de bénir Dieu des miséricordes dont il usait en son endroit par le moyen de cette sainte âme, à qui il dit tout ce que c'était et protesta à Dieu en sa présence que, quoi qu'il pût lui arriver, jamais il n'effectuerait ce dessein, puisqu'il ne lui agréait pas ; et lui dit qu'il ne l'avait projeté que pour éviter le plus grand malheur qu'il craignait en ce monde ; à quoi elle répartit : « Ce que vous prétendiez faire pour l’éviter aurait justement servi à vous y précipiter ; mettez toute votre confiance en Dieu, et croyez très assurément que cela ne vous arrivera pas, encore que vous vous en verrez bien proche, et qu'en apparence toutes choses [296] y conspireront ; mais assurez-vous toutefois qu'il n'en sera rien. » Ce qui en effet s'est trouvé si véritable que cela a causé de l'étonnement à tous ceux qui en ont eu connaissance.

Pour conclure ce long narré770, je rapporterai encore ce qui lui arriva au sujet de cette même personne, pour qui, comme nous avons dit, Dieu lui avait donné des soins extrêmes, et il semblait que Sa Majesté l'avait expressément chargée de son salut et de son acheminement à la perfection ; et à dire le vrai, tout ce qui se passa entre lui et elle le démontre clairement ; ce qu'il reconnaissait avec tant de certitude, qu'il avouait franchement qu'il lui était extrêmement redevable de tout ce qu'il était, et qu'il espérait d'elle beaucoup à l'avenir. Or il arriva qu'après avoir soutenu assez longtemps l'effort de ces rudes épreuves, il s'absenta du pays ; et comme cette vertueuse fille n'était plus en lieu de lui aider que par le moyen de ses prières, il semble aussi que Notre Seigneur voulut comme la décharger des charitables soins que l'amour lui avait fait prendre de lui, lorsqu'il y pouvait être utile ; car environ huit jours après son départ, son esprit étant en grande anxiété de ce qui lui pourrait [297] arriver, et le recommandant à Notre Seigneur avec sa ferveur accoutumée, étant au fort de ses prières, ces paroles lui furent dites avec grande énergie : Puisque je l'ai choisi, je l'éprouverai en toutes façons, s'il le faut ainsi dire, mais le tout se fait par l’Amour. Il ne se peut dire combien ces dernières paroles firent de puissantes impressions sur son esprit, et les flammes qu'elles allumèrent en son cœur, où elles demeurèrent si gravées que jamais depuis elles ne s'effacèrent, et ne pouvait s'empêcher de les proférer souvent et à diverses rencontres. Et quant au motif principal pour lequel elles lui furent dites, qui était pour faire trouver repos à son esprit pour le regard de cette personne, il en reçut un si grand que jamais depuis il n'eut la moindre agitation pour lui, en perdant si fort l'idée et le souvenir, dans la ferme assurance qu'il était entre les mains de l'Amour, qu'elle n'en pouvait plus avoir aucun souci, sinon de le recommander de fois à autre en ses prières, ainsi qu'elle lui avait promis, conservant au reste une affection très sincère et cordiale pour lui tout le reste de ses jours ; mais sans gêne ni anxiété d'esprit, comme elle faisait auparavant que Dieu lui eut dit [298] ces dernières paroles.

Il s'est trouvé plusieurs autres personnes qui ont ressenti les effets de ses prières, et qui ont éprouvé combien elles étaient puissantes auprès de Dieu, encore qu'ils ne la connussent pas et ne fussent connus d'elle ; c'était assez qu'elle sût qu'une âme avait envie de se donner à Dieu, pour qu'elle contribuât de toutes ses forces à faire réussir son dessein, sans pourtant la voir ni lui parler ; et ceci pour toutes sortes de personnes, sans en excepter aucune. Il est bien vrai qu'il s'en trouvait pour qui Notre Seigneur lui donnait de bien plus puissantes inclinations que pour les autres, selon que plus ou moins il voulait qu'elle contribuât à leur salut. Ceci parut spécialement au temps que certaine personne de grande considération fit un changement de vie très notable, délaissant le vice et le libertinage pour mener une vie vertueuse et chrétienne ; car sitôt qu'elle eût appris ces heureuses nouvelles, son cœur se trouva porté d'un grand désir de lui aider par ses prières à obtenir la persévérance d'un si bon dessein, et à cet effet traitait souvent avec Notre Seigneur dans sa confiance ordinaire ; et lui disait : « Ô mon Amour et mon Tout, vous l'avez par votre grande [299] miséricorde et bonté vaincu, et il a mis les armes bas devant Votre divine Majesté ; mais prenez garde qu'il ne les reprenne. Vous l'avez blessé de votre amour, faites que jamais il n'en guérisse, car c'est la guérison qui serait ma mort, et à présent qu'il commence les quitter les délices de la vanité, faites-lui goûter celle de la vérité. Vous connaissez, mon Dieu, sa délicatesse : caressez-le aussi, de crainte que, ne trouvant pas des plaisirs auprès de vous, il ne retourne à ceux de la sensualité, et ne vous quitte. »

J'ai rapporté exprès ces paroles parce qu'il semble en effet que Dieu s'en servait comme de règle pour la conduite de cette personne, ceux qui avaient la direction de sa conscience avouant que, de vrai, Dieu le gouvernait de la même manière que cette vertueuse fille le requérait. Elle avait une telle crainte qu'il ne retournât à son premier état de vie qu'on eût dit à l'entendre que son salut était attaché au sien, et lui semblait que s'il quittait le parti de Dieu, c'eût été assez pour la faire mourir, tant sa charité était excessive en son endroit ; aussi ne peut-on pas douter qu'en sa considération, Dieu ne lui fît beaucoup de grâce, encore que pour lui il n'en connût pas la [300] source ni celle qui les lui procurait.

Ses prières ne furent pas moins efficaces à obtenir de Dieu le changement de vie d'une autre personne de qualité : c'était un jeune cavalier riche et de naissance, mais tellement vicieux que ses parents, ne pouvant supporter ses débauches et lui ayant plusieurs fois inutilement remontré son devoir là-dessus, et lui n'étant pas dans le dessein de s'amender ni de leur donner ce contentement, et pour éviter qu'on lui en parle davantage, il sortit de leur maison et entretenait, dans une qui lui appartenait, un commerce infâme et scandaleux à tout le pays, sans que rien du monde fût capable de l'en dégager ; et il persista quelques années, menant une vie d'athée et de vrai désespéré.

Il avait une parente fort sage et vertueuse, qui portait avec un regret extrême le misérable état de son parent et le recommandait fort souvent à Dieu. Elle eut un jour un pressant désir de prier la bonne Armelle de faire plusieurs communions pour sa conversion, et quelques visites à Notre-Dame du Maine ; ce qu'elle lui promit et l'effectua. Et incontinent après on en vit l'effet, car sa neuvaine n'était pas encore finie [301] qu'il arriva que ce gentilhomme entra un jour comme par hasard dans l'église de saint Méen, évêché de Saint-Malo, occupée par les révérends Pères de la mission ; lorsqu'on disait à la messe l'Évangile de l'enfant prodigue, Dieu lui toucha tellement le cœur et l'éclaira d'une lumière si pénétrante qu'il reconnut son misérable état en celui de cet enfant prodigue ; il eut bien de la peine à se contenir le reste de la messe, après laquelle il demanda de parler à quelqu'un des Pères pour se confesser ; ce qu'il fit avec beaucoup de regret et de contrition, après avoir fait quelques jours de retraite en ces mêmes lieux pour s'y mieux disposer. Et ce qui est digne de remarque, et qui fait bien voir la conduite de Dieu pour son salut, c'est qu'au même moment qu'il fut en ce lieu, une maladie violente saisit la créature dont il avait abusé et qui était encore chez lui, et l'emporta dans peu de jours, après s'être reconnue771 et fait paraître à sa mort toutes les marques d'une véritable conversion. Il ne se peut pas dire la joie de toute la famille, surtout de sa bonne parente, qui ne pouvait se lasser de bénir Dieu et remercier sa chère Armelle, aux prières de laquelle [302] elle attribuait l'entière conversion de son parent, qui depuis a toujours vécu en très bon chrétien, fort porté aux exercices de piété, surtout à l'assistance des pauvres, et est enfin décédé fort chrétiennement.

Devant que mettre fin à ce chapitre, je rapporterai encore ce qui lui arriva une fois qu'elle priait pour une certaine âme, dont la perfection lui était fort précieuse, à quoi ce qui lui fut dit dans son oraison servit de grand acheminement, et pourra possible être encore utile à ceux entre les mains de qui cet écrit tombera. Donc, comme un jour elle recommandait de grande affection à Notre Seigneur cette personne, ces paroles furent soudainement proférées au fond de son intérieur : Celui qui n'a d'amour que pour moi, je l'établirai en moi ; mais celui qui aime quelqu'un hors de moi, jamais je ne l'établirai en moi. Ce qui lui fit connaître que sans doute cette personne était trop attachée à quelque autre ; de quoi l'étant allée avertir en grande hâte, il lui confessa que de vrai il était ainsi, et dès l'heure brisa la chaîne et les liens qui l'empêchaient d'être à Dieu, et ainsi se disposa à recevoir de grandes grâces de la divine miséricorde. Et quant à la bonne Armelle, [303] Notre Seigneur lui fit entendre et connaître qu'ayant par sa grâce logé toutes ses affections en lui, il l'avait aussi si puissamment établie et enracinée en lui-même que jamais rien ne l'en séparerait : ce qui embrasa en son âme un si grand feu d'amour qu'elle en fut plusieurs jours bien malade, à cause de ces violents et suaves efforts.

Sa charité ne fut pas moins puissante à retirer de la débauche une personne ecclésiastique qu'elle l'avait été pour rompre les liens de cet autre, encore qu'elle y employât bien plus de temps. Voici comme la chose se passa : c'était un prêtre qui avait tous les talents requis pour faire un digne ouvrier du salut des âmes ; mais toutes ces belles qualités étaient obscurcies par un défaut auquel il se laissait souvent porter, spécialement depuis qu'il fut prêtre, car auparavant il se contenait davantage ; or cette bonne fille, à qui les offenses de Dieu était si sensibles, reçut un extrême déplaisir de voir la perte et le dommage de ce pauvre homme, et résolut, à quelque prix que ce fût, de le retirer de ce précipice ; et pour cela fait quantité de prières et de communions pour obtenir de Notre Seigneur la grâce de parvenir à ces fins. [304]

Un jour de la fête de saint Sébastien, après qu'elle eut communié à cette attention, il lui fut dit ces paroles au-dedans d'elle-même touchant ce prêtre : Il a maintenant chez lui un domestique dont il sera bientôt l'esclave s'il n'y met ordre. Ce qui s'entendait de ce vice qu'il souffrait régner en lui-même. Ces paroles ne firent qu'exciter davantage sa charité pour le retirer de cette infâme servitude ; et là-dessus le va trouver et lui dit ce qui lui adviendrait, s'il n'y mettait ordre de bonne heure, et que résolument il en fallait venir à bout, et ne lui donnerait aucun repos jusqu'à ce qu'il se fût changé ; et ensuite elle lui dit plusieurs autres choses, que le zèle de la gloire de Dieu et le salut de cette âme lui mettaient en bouche. Ce qui le toucha si fort qu'il résolut dès l'heure d'y travailler tout de bon, et la conjura de lui aider ; mais comme l'habitude était déjà forte et les compagnies dangereuses, il s'y laissait encore souvent emporter, ce qui lui causait beaucoup de peine, car outre l'offense de Dieu, il redoutait si fort la censure et la répréhension charitable que cette fille lui faisait, qu'il lui semblait que chacune de ses paroles fussent autant de carreaux772 de foudre lâchés contre lui : à la [305] vérité elles étaient si fortes et puissantes qu'à son dire, il n'y avait homme au monde, quelque éloquent qu'il fût, qui pût lui en dire de semblable ; aussi la craignait-il plus elle seule que toute autre personne de sa connaissance ; c'est pourquoi, quand il s'était laissé emporter à la débauche, il faisait tout son possible afin de lui celer ; mais elle avait tant d'adresse, et la charité lui fournissait en industrie, qu'elle le découvrait toujours, et ne manquait par après de lui remontrer efficacement son devoir, mais avec tant d'amour et de sainte liberté que cet homme en demeurait tout étonné et confus de son peu de courage ; sur quoi elle lui donnait des avis et des moyens si efficaces pour se retirer de ce vice, qu'enfin il en vint heureusement à bout.

Elle s'avisa entre autres choses de faire avec lui une paction773 que, toutes les fois qu'il y tomberait, s'il voulait lui-même l'en avertir, elle ferait autant de fois la sainte communion pour lui ; à quoi il acquiesça fort volontiers ; et [elle] faisait ceci exprès, afin de lui ôter la honte et peine qu'il avait quand elle découvrait ses excès ; et pour le faciliter encore davantage à le dire, elle lui demandait de fois à autre si elle ne lui [306] devait rien : c'était assez dire s'il s’était enivré ; à quoi il répondait franchement ce qui en était. Et une fois qu'il ne l'avait fait qu'à demi, il voulut lui celer ; mais Dieu lui avait déjà fait connaître ce qui en était ; et ainsi elle lui dit agréablement : « Monsieur, si ce que je vous dois se pouvait départir, je ne vous serai redevable que de la moitié ; car la faute n'a été qu'à demi », et continua disant : « Voyez, Monsieur, les bontés que Notre Seigneur a pour vous : vous croyez vous celer, et il m'a fait connaître votre faute, et la nuit avant le jour que vous l'avez commise ; ce sont des traits de miséricorde dans votre endroit, mais si vous n'y prenez garde, ils se changeront en justice, et vous serez grandement puni si vous ne vous rendez fidèle. »

Ces paroles et plusieurs autres étonnèrent si fort cet ecclésiastique, qu’il résolut plus que jamais de quitter ce vice, et s’adonner entièrement à la vertu et au salut des âmes, où il travaille maintenant avec beaucoup de fruit et d’édification, qui était ce que cette sainte fille prétendait par tous ces charitables soins, et qu’enfin elle obtint par la libérale bonté de son unique Amour, auquel soit à jamais honneur et gloire.

.Chapitre 17. Continuation du même sujet, et de son amour envers ses ennemis.

Dans les chapitres précédents, nous avons montré l'étendue de la charité de cette sainte âme dans le général ; et au regard de quelques personnes, nous descendrons en celui-ci à certaines actions plus particulières, qui nous la feront encore connaître davantage, entre lesquelles j'en choisirai des plus remarquables, laissant les autres pour éviter la trop grande longueur.

Quelque temps après que Dieu l'eut délivrée de sa captivité de deux ans, elle apprit que dans le voisinage il y avait une famille de huguenots, ce qui lui outra le cœur d'une extrême douleur, et se résolut de faire plusieurs prières et pénitences pour obtenir de Notre Seigneur la conversion de ces pauvres âmes, ou du moins qu'ils quittassent le pays, afin que d'autres ne puissent être infectés de leur erreur. Comme elle s'employait avec des larmes et gémissements à obtenir [308] de la bonté de son Amour l'effet de sa demande, il arriva qu'une nuit les diables, enragés de cela s'apparurent à elle et troublèrent son imagination par des représentations horribles et épouvantables, menaçant de la tuer si elle continuait de faire comme elle avait commencé ; ce que disant, ils déchargèrent de furieux coups sur son corps, qui la firent jeter de si hauts cris que ceux de la maison s'en éveillèrent et coururent à elle pour savoir ce qu'elle avait ; mais elle couvrit adroitement ce que c'était, disant qu'elle avait eu frayeur en dormant, ce qui l'avait ainsi fait crier ; en effet c'était la vérité, car lorsque les diables l'avaient traitée de la sorte, elle était d'abord entr'endormie et éveillée ; et ainsi personne ne sut ce qui s'était passé. Mais connaissant que ces prières faisaient dépit aux démons, elle les redoubla le lendemain, pleurant et soupirant après Notre Seigneur afin qu'il l'exauçât ; la nuit suivante, les diables ne manquèrent pas de la traiter comme la première fois et encore avec plus de rage ; et comme elle se trouvait beaucoup effrayée et en crainte, elle eut la pensée de changer de lit et de chambre, car elle était seule, afin qu'étant en compagnie d'autrui elle eût moins de peur ; [309] mais par après elle crut n'en devoir rien faire, et que ce serait comme donner prise aux diables. Et la troisième nuit, s'armant de force et de courage, elle commença à se moquer de lui, l'appeler et le défier au combat, lui disant qu'en dépit de lui, elle espérait obtenir l'effet de sa demande. Les démons, voyant son courage et sa résolution, n'osèrent jamais depuis paraître ni l'inquiéter de rien. Dieu lui fit connaître depuis que si, par crainte de leurs vains efforts, elle eût sorti du lieu où elle était, ils en eussent tiré grand avantage et lui eussent joué quelque mauvais tour. Quant à ces hérétiques pour qui étaient ces prières, ils sortirent d'eux-mêmes en peu de temps et quittèrent le pays, où depuis jamais ils n'ont retourné ; et ainsi elle obtint l'effet de ses prières.

Ce qui lui arriva en une autre occasion n'est pas moins considérable, à cause qu'elle nous découvre les traits de son ardente charité envers une personne qui lui avait fait tout le mal que sa rage avait pu inventer. C'était un pauvre garçon qui servait de valet en la maison où elle était servante, qui dès sa jeunesse s'adonna à beaucoup de vices et péchés. Et comme cette bonne fille tâchait par ses avis et remontrances à [310] l'en retirer, l'avertissant du malheur qui lui arriverait en ce monde et en l'autre s'il continuait de la sorte, lui, au lieu de reconnaître ses bienfaits, en conçut une si grande haine contre elle qu'il se déclara ouvertement son ennemi, et en toutes les rencontres et occasions où il pouvait lui nuire et l'offenser, il le faisait, jusque-là qu'il la fit passer pour une larronnesse, pour une perdue, une sorcière et endiablée, et mille autres calomnies qu'il dressa contre elle et son honneur. Elle, au contraire, tâcha par toutes sortes de voies de lui faire tout le bien qu'il lui serait possible, tant auprès de Dieu par ses prières, auprès de son maître et sa maîtresse et autres de la maison, l'excusant et tâchant d'amoindrir ses défauts, l'assistant et le servant en sa nécessité et en tous ses besoins comme elle eût fait son propre frère ; mais l'obstination et la dureté du cœur de ce pauvre infortuné était si grande que tout cela ne servait qu'à l'aigrir davantage ; enfin, ayant été surpris et convaincu de plusieurs petits vols et friponneries, il fut chassé hors de la maison, et ensuite, continuant sa méchanceté, il se rendit voleur de grands chemins ; après plusieurs années passées dans ce métier, il [311] fut pris et mené à Rennes, pour y recevoir la sentence de mort.

La bonne Armelle, sachant cela, conçut une très grande compassion de ce pauvre homme ; et avec prières, larmes et gémissements, conjura son divin Amour qu'il lui fît la grâce de se reconnaître et mourir en bon chrétien, et que, si cela se pouvait, qu'il n'eût point la honte de mourir à la potence, qu'elle en aurait été bien aise; de plus, non contente de s'employer ainsi envers Dieu, elle me vint supplier avec grande instance d'écrire à un de mes frères, qui était lors prieur du couvent des Pères carmes de Rennes, à ce qu'il envoyât assister et consoler ce pauvre garçon et se charger du soin de son salut. Ce qu'elle disait avec des termes si efficaces et un cœur si embrasé de charité qu'il semblait que chaque parole fût une étincelle de feu, tant elles étaient pleines d'amour et de tendresse pour cet homme ; ce que voyant, je lui demandai s'il était son parent, à quoi elle répartit que non, mais que c'était son plus grand ami et celui à qui elle avait plus d'obligation, à cause que ce pauvre garçon l'avait autrefois traitée le plus mal qu’il lui avait été possible ; et s'écriant, elle ajouta : « Ah ! ma Mère, ce sont ceux-là qui sont [312] nos véritables amis et que nous devons aimer : aussi ai-je une si grande tendresse pour lui que si je pouvais lui donner mon sang pour le soulager, je le ferais de tout mon cœur ; et la charité me presse si fort que je n'aurai point de repos jusqu'à ce que je sache qu'il soit mort en bon chrétien. »

Depuis ce temps-là, elle s'informait toujours de ses nouvelles, et fut sans cesse en action auprès de Dieu pour son regard774, jusqu'à ce qu'enfin elle fût exaucée, ce pauvre homme étant mort en la prison de mort naturelle, après avoir reçu ses sacrements et témoigné tous les signes d'une âme vraiment repentante, ayant été assisté jusqu'au dernier soupir par le charitable soin de ce Père à qui il avait été recommandé : cette bonne fille reçut une aussi grande joie de sa nouvelle que si c'eût été pour son propre père. Et non contente de ce qu'elle avait fait pendant sa vie, elle l'assista encore après sa mort, lui procurant plusieurs messes et autres prières de ses amis, jusque-là qu'elle le recommanda au Père prédicateur de la cathédrale (car c'était en Carême). Et ce Père, sans savoir pour qui c'était, fit prier publiquement pour lui par toute l'assemblée, qui était fort nombreuse. [313] Voilà de quelle façon elle se vengea des affronts qu'elle avait reçus de cet homme.

Sa charité se fit encore paraître à l'endroit d'une pauvre servante qui demeurait à la maison et qui, je crois, entra au même temps que ce garçon en sortit : il semblait que Dieu ne l'avait envoyée là que pour être un continuel exercice de patience à cette bonne fille, tant elle lui faisait de mal en tout où elle en pouvait trouver l'occasion ; et l'autre, au contraire, n'en laissait passer aucune sans lui faire tout le bien qui lui était possible. Enfin, la dame de la maison, ennuyée de la mauvaise humeur de cette fille, la congédia, au grand regret de la bonne Armelle, qui quelque temps après fit tant par ses prières et supplications qu'elle y retourna encore ; mais ce fut pour être pire sans comparaison qu'auparavant : il n'y avait sorte de mépris, calomnies, outrages et médisances qu'elle ne fît tous les jours contre sa bienfaitrice, qui de sa part était ravi de joie et eût désiré avoir toute sa vie cette fille auprès d'elle, à la réserve toutefois de l'offense de Dieu ; mais sa maîtresse ne trouva à propos de la retenir plus de six mois, après quoi elle la congédia pour la seconde fois.

[314] Une autre occasion où elle fit bien preuve de l'amour qu'elle avait pour ses ennemis, fut en la personne d'une qui était aussi domestique en la même maison, mais qui s'estimait bien plus relevée qu'elle, et ainsi avait peine de voir le crédit que sa maîtresse lui donnait dans son ménage ; ensuite de quoi, par plusieurs années, elle lui fournit grand nombre de sujets de patience, jusqu'à ce qu'enfin sa dame, ennuyée de son humeur bigeare [sic], elle la renvoya de sa maison ; après quoi cette pauvre fille tomba incontinent malade d'une fort étrange maladie, que ne sachant Armelle, elle demanda permission à sa maîtresse de la voir et la secourir en ce besoin ; l'ayant obtenu, elle s'y employa avec tant de soin et de charité qu'il n'est pas possible de l'exprimer, la visitant tous les jours, lui apprêtant ce qui lui était nécessaire, la servant en tous ses besoins, la consolant et soulageant en ses peines, que par compassion et tendresse elle ressentait comme propres, passant les nuits entières auprès de son lit sans dormir afin de lui apporter quelque soulagement, et ne la quittait que pour satisfaire à son ménage. Et comme quelques personnes qui avaient eu connaissance des mauvais traitements que lui avait faits [315] cette fille, s'étonnant de voir la charité qu'elle lui témoignait, lui en demandèrent la cause, elle leur répondit qu'elle ressentait en son âme un si grand amour pour elle que si elle se fût crue, elle ne l'eût quittée ni jour ni nuit ; et lorsqu'elle lui rendait quelque service, il ne lui semblait pas que ce fût elle qui le fît, mais la charité même qui l'avait rendue toute cœur et toute main pour la secourir, parce que Dieu s'était servi d'elle pour lui faire beaucoup de grâces, et qu'elle lui était plus chère que sa propre sœur. Aussi cette bonne fille devint après sa maladie si reconnaissante envers sa bienfaitrice, qu'elle publiait à tous ses louanges et les grands obligations qu'elle lui avait, attribuant à l'effet de sa charité et de ses prières le recouvrement de sa santé, et depuis l'eut en aussi grande estime que auparavant elle l'avait eue en haine et aversion.

Ces exemples ci-dessus rapportés suffiront pour faire connaître son ardente charité envers ceux qui lui faisaient du mal, me contentant de dire en général ce qu'elle-même disait souvent, à savoir qu'elle ne savait ce que c'était que d'avoir des ennemis, et que jamais elle n'en n'avait eu aucun ; que pour ceux [316] que le monde appelle ennemis, elle les estimait pour ses plus grands amis ; que la marque avec quoi elle les distinguait du commun des hommes, c'était par le grand amour qu'elle ressentait pour eux, et que dès lors qu'une personne lui avait fait du mal, ce lui était une porte pour trouver l'entrée en son cœur et place dans ses prières, ne pensant pas auparavant en elle [que] c'était celle qui lui avait fait quelque mauvais tour.

En effet, ce grand amour qu'elle ressentait pour ceux qui avaient de la haine et de l'aversion pour elle, l'a mise une fois en doute s'il n'y aurait point en cela quelque défaut, et en consulta son directeur à l'occasion de deux personnes qui lui fournissaient souvent beaucoup d'exercice, lui disant qu'elle craignait que le grand excès d'amour que son cœur ressentait pour eux ne fût blâmable, encore qu'elle ne pouvait s'empêcher de l'avoir ; mais son confesseur l'assura là-dessus, et elle demeura en repos. Quant à ces personnes, il ne se peut dire le respect et les honneurs qu'elle leur rendait, les servant et prévenant en toutes choses, encore qu'elle sût bien qu'ils interprétaient le tout en une autre manière.

Sa charité était ingénieuse à couvrir les [317] torts qu'on lui faisait, que si on s'en apercevait, elle excusait les personnes, rejetant la faute sur elle-même et son peu de capacité à satisfaire ceux avec qui elle avait affaire. Elle était toujours la première à prévenir ceux qui l'avaient offensée, se jetant à leurs pieds et leur demandant pardon à chaudes larmes du sujet qu'elle leur avait donné de se fâcher ; ce qu'elle faisait par un pur motif de charité, car elle savait fort bien qu'il n'y avait point de faute de sa part ; mais c'était afin de faire rentrer ces personnes en elles-mêmes et leur ôter du cœur toute l'aigreur et l'amertume que ces colères et impatiences laissent après elles, qui sont la source de beaucoup d'offenses faites à Dieu.

Elle avait de plus une adresse merveilleuse à détourner toutes sortes de médisances et discours qui tendaient au désavantage du prochain ; que si le mal était si visible qu'il ne pût être ignoré, elle le diminuait toujours tant qu'il lui était possible, disant que c'était faute de connaître le mal et le péché, qu'on s'y laisse emporter, et que le diable est bien fin pour surprendre une pauvre âme, si elle n'est continuellement sur ses gardes ; qu'elle en avait grande [318] compassion, et telles autres paroles qu'elle disait pour amoindrir le péché d'autrui.

Elle évitait surtout les soupçons et jugements téméraires du prochain, spécialement depuis que Notre Seigneur la reprit lui-même d'un qu'elle avait fait à l'occasion d'une personne qui faisait profession de la vie dévote, qui néanmoins se laissait emporter sans scrupule à beaucoup de petits défauts, dont on l'avait souvent avertie sans qu'il y eût de l'amendement ; ce qui fit croire à la bonne Armelle que sans doute cette dévotion était feinte ; alors ces paroles lui furent dites au-dedans d'elle-même : À moi appartient le jugement des cœurs. Ce qui lui fit connaître qu'elle avait failli, et s'en confessa avec grande douleur et contrition, et depuis, ces paroles lui demeurèrent fort imprimées dans l'esprit, et les redisait souvent.

Cela n'empêchait pas toutefois que quand elle voyait que quelqu'un tombait en faute, qu'elle ne l'en avertît en charité et amour ; c'étaient personnes à qui elle pouvait faire librement, mais elle en laissait le jugement à Dieu. Souvent, ces mêmes personnes trouvaient mauvais qu'elle leur remontrât ainsi leur devoir ; ce qui lui faisait prendre résolution de ne leur [319] dire plus ses pensées en pareilles occasions, crainte de les aigrir. Mais quand l'offense de Dieu se présentait, son honneur et sa gloire la touchaient si fort que toute sa résolution était inutile, spécialement depuis que Dieu l'eut élevée à ce haut comble de perfection où nous l'avons fait voir : toutes considérations humaines n'avaient plus d'ascendant sur son esprit, et dans l'occasion où il s'agissait de l'intérêt de Dieu et du bien des âmes, il fallait qu'elle dît sur l'heure ce qui lui venait dans l'esprit, parce que Dieu lui inspirait fortement de le faire. Les paroles qu'elle disait en ces occasions avaient toujours leur effet ; et encore que souvent sur l'heure elles ne fussent pas bien reçues de celles à qui elle s'adressait, si est-ce que par après elles avouaient qu'elles leur avaient été fort utiles, et la priaient de continuer à leur faire ce bien dans les rencontres.

Il s'en trouvait d'autres qui se fâchaient de ce qu'en les avertissant de leur devoir, elle le faisait avec tant de douceur et de retenue : ils eussent voulu, pour favoriser leur humeur, qu'elle eût parlé avec ardeur et chaleur comme eux, disant que cela eût été plus efficace ; mais ils se trompaient lourdement [320] et par après reconnaissaient bien leur erreur ; car quant à elle, il lui eût été (moralement parlant) impossible de dire une parole avec passion car, comme nous disions naguère, elle supportait avec tant d'amour et de patience les torts et affronts qu'elle recevait de ses ennemis, et qu'au lieu elle leur faisait tant de bien ; ce n'était pas sans y ressentir une extrême répugnance de la part de la nature ; mais la force de l'amour la domptait et réprimait avec tant d'efficace, la faisant sur l'heure passer par tout ce qu'elle appréhendait le plus, que c'était à elle de céder et se taire, jusqu'à ce qu'enfin, à force de l'assujettir et de la vaincre, elle devînt comme morte et insensible à cet être malin et sujet au péché, ne recevant plus de mouvement et n'agissant plus en ses actions que par l'esprit divin qui animait son âme ; et ce fut ici la digne récompense que Dieu lui donna dès ce monde pour s'être si généreusement vaincue et surmontée soi-même, pour le laisser régner lui seul. Mais reprenons notre discours, d'où nous nous sommes un peu écartés.

Cette même charité qui lui donnait zèle pour, avec douceur et prudence, avertir le prochain de ses défauts, la rendait aussi [321] clairvoyante afin d'éviter et tourner avec adresse toutes les occasions qui eussent pu être sujet d'offenser Dieu ou altérer la paix et l'union des uns avec les autres ; et pour ce, souvent elle différait de dire les choses qui lui eussent semblé nécessaires, afin de s'accommoder et s'ajuster davantage aux diverses dispositions des esprits, et par après elle prenait son temps pour y établir le règne de Dieu, lorsque celui de la nature était amoindri. Parfois aussi elle se sentait fortement inspirée d'avertir les confesseurs de certaines personnes des choses dont ils les devaient corriger, et leur en disait les moyens et de quelle façon il fallait procéder, ce qui réussissait toujours à de très bons effets. Elle aidait aussi de tout son possible à pourvoir et placer en service de pauvres filles qui, pour être délaissées, courent souvent le risque d'offenser Dieu. Et bref, elle ne laissait passer aucune occasion où elle pût avancer la gloire de Dieu et profiter aux âmes, qu'elle n'embrassât de tout son cœur, instruisant les pauvres gens des champs sur les mystères de notre foi, leur enseignant la manière de se bien confesser et communier, la façon de faire chrétiennement leurs actions, et surtout l'obligation qu'ils avaient d'aimer et [322] servir Dieu, d'avoir recours à lui dans leurs besoins et afflictions, et la confiance qu'il faut avoir en sa divine miséricorde, et mille autres choses, que l'amour qu'elle portait à Notre Seigneur lui faisait dire et faire pour procurer la gloire de son saint Nom.

Ce n'était pas seulement au salut des âmes que se bornait sa charité, elle s'étendait encore au soulagement des corps. Je ne parlerai point ici du soin et de la vigilance avec laquelle elle servait et assistait ceux de la maison : lorsqu'il s'en trouvait de malades, ce qui était assez ordinaire, la condition où elle était semblait l'y obliger assez. Quoique ce ne fût pas ce seul motif qui la portât à le faire, elle en avait un bien plus relevé que celui de la servitude, qui était celui de l'amour, qui rendait toutes ses actions, quoique basses et serviles, nobles et relevées, servant non point comme aux créatures, mais à Jésus-Christ, ainsi qu'elle assurait elle-même, confessant et avouant à ceux à qui elle avait une entière franchise que Dieu lui avait toujours fait cette grâce de n'envisager jamais la personne à qui elle rendait service, mais bien celle de Notre Seigneur, à qui seul elle servait en toutes sortes de personnes et d'occasions, [323] tant petites et méprisables puissent-elles être, et ainsi tout ce qu'elle faisait était grand, eu égard à l'objet et intention avec quoi elle le faisait.

Laissant donc à parler des malades de la maison, je dirai qu'en tout ce qui lui était possible, elle servait et assistait ceux du dehors, spécialement les pauvres honteux, qu'elle visitait souvent ; leur donnait des aumônes lorsqu'elle avait ses gages, et leur achetait de quoi leur subvenir en leurs besoins, quand ils ne pouvaient même le faire ; et depuis qu'elle n’eut plus de gages, elle demandait elle-même l'aumône à quelques personnes de sa connaissance, afin de les assister. Et disait d'ordinaire que si elle eût eu désir à former en ce monde, c'eût été de n'être lié à aucune condition, afin qu'étant libre, elle pût aller par la ville quêter de porte en porte pour assister ses pauvres frères, et le reste du jour l'employer à les visiter, secourir et servir de toute l'étendue des forces de la charité, qu'elle disait être comme infinie ; ce qui lui faisait dire quelquefois à Notre Seigneur dans une confiance toute pleine d'amour :

« Il semble, mon Dieu, que l'amour que j'ai pour vous est moindre que celui que vous me donnez pour mes [324] prochains ; car le vôtre ne fait que me faire languir et mourir à tout moment, et celui de mes frères me fortifie, m'anime et me donne des forces pour les servir ; mais il me semble que pour vous je ne puis plus rien faire, que je suis réduite au pur et simple néant. » C'était là une agréable plainte, et qui était bien reçue devant Notre Seigneur, et ce qui lui donnait occasion de la faire, c'était qu'en effet la chose se passait ainsi ; car ce même amour de la charité qui la réduisait à n'en pouvoir plus au regard de Dieu, la rendait forte et vigoureuse quand il s'agissait de le servir en ses membres, procurer sa gloire en quelqu’autre rencontre ; c'est ce qui lui faisait dire si souvent que l'amour était sa mort et sa vie tout ensemble, et que, lorsqu'il l'avait réduite à deux doigts de la mort, si le prochain avait besoin de son aide, il lui redonnait au même temps la vie. Nous en avons vu plusieurs exemples en tout ce traité, que nous ne répéterons point ici ; seulement me contenterai-je de rapporter encore quelques traits de sa charité envers les pauvres honteux.

Il y avait dans un faubourg de la ville un pauvre artisan travaillé depuis plusieurs [325] années d'une griève et dangereuse maladie, qui l'avait réduit en un si pitoyable état qu'il n'y avait personne qui eût le cœur d'en approcher, non pas même sa propre femme, de sorte qu'il passait la plupart des jours tout seul dans un coin de grenier, couché sur un peu de paille, mangé des vers et de pourriture qui jetait de son corps une odeur insupportable, étant tout écorché depuis les pieds jusqu'à la tête, et plusieurs de ses membres étaient percés à jour par la quantité d'ulcères qui y étaient ; enfin c'était un vrai spectacle de la misère humaine. La bonne Armelle, ayant su où il était, demanda la permission à son confesseur et à sa dame de l'aller voir et l'assister, ce qu'ayant obtenu, il ne se peut dire avec quel amour et tendresse elle s'en acquittait, ne laissant presque passer aucun jour sans y aller, lui apprêtant de bons vivres des aumônes qu'on lui donnait à ce sujet, pansant et nettoyant ses plaies, le consolant et l'enflammant au désir de pâtir pour Dieu, le traitant avec pareil respect et amour qu'elle eût fait Jésus-Christ si elle l'eût vu en personne, et ne l'abandonna point qu'après sa mort.

Aussi ce pauvre homme était si ravi de la charité et des soins que cette bonne [326] fille avait de lui, qu'il ne se pouvait contenir de joie, nonobstant ses grands maux, quand il la voyait ; et disait qu'elle l'avait retiré de l'abîme du désespoir où ses misères l'avaient comme précipité, louant et bénissant Dieu par après au milieu de ses plus grandes souffrances, ce qui était un effet des prières qu'elle avait fait pour lui. Souvent je l'ai vue sortant de le visiter, le cœur et le visage si enflammés d'amour qu'elle semblait toute de feu, et disait des paroles si ardentes de charité et de compassion pour ceux qui souffrent, et du bonheur qu'il y a dans les souffrances, quand elles [sic] sont portées pour l'amour de Dieu, qu'il faut que j'avoue n'avoir jamais rien ouï de pareil, et qu'on eût dit, à l'entendre, que la charité parlait plus par sa bouche qu'elle-même.

Elle exerçait encore ces mêmes actions envers plusieurs autres malades de la ville, et interposait l'autorité de quelques personnes de mérite et de vertu, afin d'en faire loger dans l'hôpital lorsqu'il se trouvait des places vides. Elle faisait le même aux pauvres gens de la campagne, quand elle y était, pansant et médicamentant leurs plaies des onguents qui [327] lui étaient donnés céans pour cet effet, les soulageant en leurs nécessités autant qu'il lui était possible, et surtout elle était soigneuse de leur faire recevoir les saints sacrements.

Enfin elle n'omettait rien pour le corps ni pour l'esprit, la charité l'ayant rendue tout œil, tout cœur et toute main pour subvenir au besoin de ses prochains ; et pour dire en un mot ce que c'était que la bonne Armelle, il faut dire que c'était un composé pur et sans mélange d'amour et de charité. [328]

Chapitre 18. En quelle disposition d'esprit elle agissait en toutes ses actions, et de ses pratiques journalières.

Quoique tout ce qui a été dit par ci-devant soit suffisant pour faire juger en quelle disposition d'esprit elle faisait toutes ses actions, je ferai néanmoins en ce chapitre comme un recueil des principales, et du cours de la journée, depuis le matin jusqu'au soir ; le tout selon que je l'ai appris de sa propre bouche en divers entretiens que je lui ai faits à ce dessein, nommément un, dont voici les véritables termes :

L'ayant donc un jour priée de me dire les moyens et pratiques dont elle s'était servie pour arriver au point où elle était, les motifs qui la mouvaient en toutes ses actions, l'objet principal qui l'occupait durant le cours de la journée, la situation de son esprit parmi ses occupations, les [329] mouvements que Dieu lui communiquait pour s'en acquitter, les dispositions avec laquelle elle recevait les sacrements, et ainsi du reste de ses actions, depuis que Dieu l'avait appelée à son service, jusques au temps qu'il prit cette si entière possession d'elle-même, comme il s'est vu en la première partie, chapitre quinze ;

À toutes ces demandes, elle me fit la même réponse que j'attendais d'elle, à savoir que pour dire ce qui en était, il fallait s'en enquérir de l'Amour ; car, par la grande miséricorde de Dieu, elle n'avait jamais su autre métier que celui d'aimer ; que toutes ses pratiques, tous ses motifs, toute ses fins et prétentions consistaient toutes à aimer et brûler tous les jours de plus en plus, et qu'en aimant, elle avait appris et s'était acquittée de tous ses devoirs, « car il semblait, disait-elle, que j'étais l'enfant de l'Amour, et que lui était mon Père et mon guide qui me conduisait, comme par la main, à tout ce qu'il fallait faire ; et moi je n'avais d'autre besoin que de l'envisager et de faire ce qu'il me commandait, sans jamais m'en départir. Il m'apprit à le regarder si continuellement que depuis le matin jusques [330] au soir, je n'avais d'autre objet en ma pensée ; et si parfois j'en étais tant soit peu divertie, tout incontinent je me remettais en sa divine présence, et là je travaillais pour plaire à lui seul : je m'entretenais avec lui durant mon travail, je l'aimais et me réjouissais en lui, je traitais avec lui comme avec mon ami intime. Et s'il se présentait des occupations qui requissent toute l'attention de mon esprit, j'avais toujours pourtant mon cœur tourné vers lui, et sitôt qu'elles étaient finies, je courais derechef à lui, tout ainsi que fait une personne qui, aimant passionnément une autre, quelques affaires qu'il ait, ne la quitte qu'à demi ; j'en étais tout de même avec mon Dieu, duquel il m'était comme impossible de me séparer, et je ne pouvais vivre qu'en sa présence ; car je savais bien, et lui-même me l'apprenait, que tant que je le regarderais, je ne pourrais l'offenser ni m'empêcher de l'aimer. Et plus je l'envisageais, plus je connaissais ses divines perfections et mon néant et ma misère, de sorte que je m'oubliais et me délaissais moi-même, comme une chose indigne de m'occuper, pour m'élever au-[331]dessus de moi et de toutes les choses créées, afin de m’unir et m'attacher incessamment à lui. Tout mon but était de lui plaire en ce que je faisais, et prendre garde de ne l'offenser : je ne pensais rien autre chose en toutes mes actions ; ce que je ne faisais pas pour l'utilité qui m'en pouvait arriver, ni pour éviter le mal qui s'en fût ensuivi si j'avais fait le contraire ; non, toutes ces vues et tous mes intérêts étaient si fort éloignés de mon esprit que je n'y pensais aucunement. Le seul Amour emportait tout pour lui : pourvu qu'il fût content, j'étais satisfaite ; hors de là, tout m'était insensible.

« Quant à mes pratiques journalières, elles étaient les mêmes que je viens de dire. Dès mon premier réveil, je me jetais entre les bras de mon divin Amour, comme un enfant fait entre ceux de son père : je me levais pour le servir et travailler pour lui plaire. Si j'avais du temps de le prier, je me tenais à genoux en sa divine présence, et lui parlais comme si je l'eusse vu de mes propres yeux ; là je m'offrais toute à lui, je le priais qu'en moi fussent accomplies toutes ses saintes volontés, et qu'il ne permît pas que je [332] l'offensasse en la moindre chose. De plus, je lui offrais toutes les messes qui devant ce jour se diraient par tout le christianisme, et le priais d'en appliquer les mérites pour le soulagement des âmes de purgatoire. Enfin je m'occupais en lui et en ses divines louanges autant de fois que mes occupations me le permettaient ; mais le plus souvent je n'avais pas le loisir de dire un Pater ou un Ave en toute la journée, mais je ne me mettais aucunement en peine : il m'était aussi à cœur de travailler pour lui que d'être à le prier, parce qu'il m'avait appris que tout ce qui est fait pour son amour est une vraie oraison.

« Je m'habillais en sa compagnie, et il me montrait que son amour me fournissait de quoi me vêtir. Quand j'allais à mon travail, hélas ! il ne me laissait pas, ni moi je ne le quittais point : il travaillait avec moi, et moi avec lui, et me trouvais aussi unie et attachée à lui que lorsque j'étais à la prière. Oh, que mes fatigues et toutes mes peines étaient douces et faciles à supporter en une si bonne compagnie ! Aussi j'en tirais tant de force et de courage que rien ne m'était difficile, et j'eusse voulu moi seule faire toute la besogne de la [333] maison. Je n'avais que le corps au travail, le cœur et tout moi-même brûlait d'amour dans la douce familiarité que j'avais avec lui.

« Si je prenais ma réfection, c'était en sa divine présence, aussi bien que tout le reste ; et il me semblait que chaque morceau était trempé en son précieux sang, et que lui-même me les donnait afin de me nourrir, pour me brûler encore davantage de son amour. Je laisse à penser quels effets cela opérait dans ma pauvre âme : oh, sans doute, ils sont inconcevables, et il n'y a que lui seul qui les puisse dire ; car pour moi, quand j'y emploierais toute ma vie, je n'en viendrais pas à bout.

« Si, dans le cours de la journée, parmi les tracas et les continuelles occupations, le corps ressentait de la peine et eût voulu se plaindre, murmurer, prendre ses aises ou son repos, se laisser emporter à la colère ou à quelque autre mouvement de passion déréglée, tout à l'heure l'amour m'éclairait et me montrait que je devais faire mourir ces rébellions de la nature, et ne les fomenter775 ni de paroles ni d'action : il se mettait comme un portier en ma bouche et une garde à mon cœur, afin [334] qu'aucun ne contribuât à nourrir ces mouvements déréglés ; et ainsi ils étaient contraints de mourir dès leur naissance.

« Que si parfois je n'étais pas assez sur mes gardes, et que je m'étais laissée emporter par surprise à quelque défaut, hélas, je n'en pouvais durer jusqu'à tant que je n'eusse obtenu mon pardon, et que la paix ne fût faite entre lui et moi : je pleurais à ses sacrés pieds, je lui disais ma faute comme s'il ne l'eût pas vue; je lui confessais ma faiblesse, et ne pouvais bouger de là jusqu'à tant qu'il ne m'eût pardonnée et que l'amitié ne fût devenue plus forte que jamais, ce qui arrivait par sa grande bonté et miséricorde, toutes les fois que je tombais en faute, qui ne servait qu'à me brûler encore plus de son divin Amour.

« Quand les hommes me persécutaient par leurs médisances et mauvais traitements, et les diables par leurs tentations et vains artifices, toute à la même heure je me tournais vers l'Amour, qui me tendait ses sacrés bras, et me montrait son cœur et ses plaies ouvertes pour me loger dedans et m'y tenir en assurance ; aussi je m'y fourrais comme dans ma vraie forteresse, et [335] là j'étais plus forte que tout l'enfer ensemble ; et quand toutes les créatures se fussent élevées contre moi, je n'en aurais eu non plus de crainte que d'une mouche, parce que j'étais en la protection et sauvegarde de l'Amour.

« Si parfois lui-même me délaissait et faisait semblant de se retirer, je lui disais : Oh ! n'importe, mon Amour, vous avez beau vous cacher, je ne vous servirai pas moins, car je sais que vous êtes mon Dieu.” Et alors je tâchais de me tenir plus sur mes gardes que jamais, et d'être plus fidèle, de crainte de déplaire à l'Amour car c'était là mon unique appréhension. En ces temps-là, je reconnaissais davantage ma misère et ma pauvreté, et me confiais de plus en plus à Notre Seigneur, étant contente d'être en cet état tout le reste de ma vie, si ainsi lui plaisait ; mais hélas, il ne m'y laissait guère, et si j'osais avancer cette parole, je dirais qu'il ne se pouvait empêcher de me caresser, non plus que je ne pouvais vivre sans lui ; car pour un moment d'absence, il me comblait à son retour de tant de grâces et de faveurs si tendres et divines que je ne les pouvais supporter ; et j'étais souvent [336] contrainte de crier que je n'en pouvais plus et qu'il se modérât, ou que je mourrais sous le faix de ses grâces ; et pour m'aider à les soutenir, il me fallait souvent tout quitter pour me cacher en quelque lieu retiré, afin de décharger mon cœur par mes larmes et par les louanges que je donnais à Sa divine Majesté : autrement il eût fallu mourir d'amour et d'excès de douceur. J'avais beau lui crier que ce n'étaient pas ses caresses et ses grâces que je demandais, mais lui seul sans autre chose, il fallait les souffrir et les supporter, puisque telle était sa sainte volonté.

« Pour ce qui est de la messe, quand je pouvais y assister, c'était tout mon contentement ; mais comme la plupart du temps j'étais dans les champs, je n'y allais pas souvent et demeurais aussi contente quand je n'y pouvais aller, que lorsqu'on m'y envoyait : l'Amour m'avait appris d'y assister d'esprit quand je n'y pouvais être de corps ; et ainsi il me semblait que tous les matins mon esprit était présent et participait à tous les saints sacrifices qui se disaient ce jour-là ; et quand j'y étais actuellement, je n'avais point d'autre pratique pour l'entendre, que d'aimer celui [337] que je voyais aussi clairement des yeux de la foi que si je l'eusse découvert de ceux du corps ; là, il communiquait à mon esprit mille lumières et mille connaissances pour enflammer encore plus l'ardeur que j'avais pour lui, et me faisait exercer toutes les inventions les plus tendres et délicates de l'amour, afin de lui témoigner celui que je lui portais ; il m'unissait et me joignait si étroitement à lui qu'il me semblait être une même chose avec lui ; il tenait mon esprit si occupé en ses divines perfections que quand tout eût été renversé de fond en comble, je ne sais si j'en aurais été détournée ni distraite un moment.

« Il m'enseignait à lui offrir ce saint sacrifice pour diverses fins, mais spécialement à ce qu'il fût utile à tous ceux qui lors y assistaient, pour lesquels je priais de grande affection que tous le connussent et l'aimassent ; je priais aussi fort pour les pauvres âmes du purgatoire, pour celles qui sont dans l'état misérable du péché mortel, et pour celles qui étaient sur le point de sortir de ce monde et d'être jugées, pour toutes lesquelles j'avais grande compassion, et voilà en quoi je m'occupais [338] durant la sainte messe. Que s'il m’était permis de communier, ô Dieu, c'étaient des désirs, des affections et des ardeurs inconcevables : je n'étais plus moi-même, il semblait que je n'étais que feu et amour ; il me serait impossible de dire maintenant ce qui se passait entre Dieu et moi. Jamais amoureux passionnés n'ont expérimenté de tels effets que ce qui s'opérait lors dans mon âme ; suffit de dire que tout ce qui s'en pourrait penser et dire, n'arrivera jamais à la moindre partie de ce qui en est ; c'étaient des excès qui surpassent tout entendement créé, l'Amour seul les comprend. Tout le jour que j'avais communié, il me semblait être dans un vrai paradis, ou plutôt que tout le paradis était descendu dans mon âme ; et plus Dieu se donnait à moi, et plus je me livrais à lui, de sorte que c'était comme un flux et reflux continuel de lui à moi et de moi en lui.

« Quant à la confession, hélas, quand je m'y présentais, je fondais toute en larmes d'amour et de contrition avec des ressentiments si tendres et des regrets si sensibles d'avoir offensé mon Dieu, que je ne savais que devenir ; et quoique, par sa [339] grande miséricorde, le plus souvent j'avais peine à trouver de quoi accuser, n'importe, c'était assez de savoir que j'avais [j’aurais] pu l'offenser, s'il ne m'avait empêché de le faire, pour me faire fendre le cœur de regret et de douleur ; les fautes qui eussent semblé les plus petites, je les voyais toujours très grandes, étant faites contre une Majesté infinie dont la bonté était extrême en mon endroit.

« Quand j'étais au pied du confesseur, il me semblait être à ceux de Dieu mon Père, et là, comme un pauvre enfant qui a failli, je m'accusais devant mon Père, et lui criais pardon et miséricorde ; mais avec un cœur si tendre et filial que jamais enfant aimant uniquement son père n'en a eu de plus grand, et ainsi je sortais du confessionnal moralement certaine de mon pardon, ce qui ne servait qu'à me brûler davantage de son amour ; si je remarquais quelque défaut ou mauvaise habitude, ô Dieu ! il fallait la rompre tout à l'heure, et prenais à tâche de m'en changer, en sorte qu'à ma première confession, je n'eusse plus de quoi m'accuser en ces matières-là, ce qui arrivait toujours par la grande bonté et miséricorde de l'Amour [340] qui m'assistait et me faisait la grâce de ne tomber jamais en ce que j'avais résolu de me changer.

« Les fêtes et dimanches, après que j'avais ouï une messe, je retournais à mon ménage, et n'en bougeais tout du long du jour, demeurant à la maison afin d'envoyer les autres serviteurs à Vêpres et aux prédications.

« Quand j'assistais au sermon, j'écoutais le prédicateur avec pareil respect et attention que j'eusse fait Dieu même si je l'eusse entendu parler, et demandais à Dieu de tout mon cœur que tous ceux qui y étaient présents eussent tiré fruit de sa sainte parole, et qu'aucun ne la reçût en vain ; je me sentais aussi fortement pressée de prier pour les prédicateurs, à ce que Dieu leur fît la grâce de toucher les cœurs et les attirer tous à son divin amour et service.

« Si dans ces jours l'on eût voulu me faire prendre quelque vain divertissement, je m'en excusais, aimant bien mieux, fuyant tous les autres, jouir de ceux que l'Amour me donnait, qui étaient si grands que souvent je ne pouvais durer ; en sorte qu'il me fallait parfois courir de chambre en [341] chambre et de lieu en autre, et faire mille autres actions pour modérer un peu les caresses que l'Amour me faisait, qui étaient d'autant plus fortes et délicieuses que plus j'étais seule et séquestrée776 de toute conversation ; et quand on s'étonnait de me voir toujours seule à la maison, je disais en moi-même : Oh, si vous saviez la bonne compagnie que j'ai ! Sans doute vous ne me croiriez pas seule. Je ne le suis jamais moins que lorsque je le parais davantage.”

« Ainsi se passaient mes jours, tant ceux des fêtes, où souvent je n'avais pas moins de travail qu'aux autres ; mais rien ne m'importait, tout était indifférent, aussi bien la besogne que le repos, les choses faciles que les pénibles, tout était une même chose, parce que je n'envisageais point ce que je faisais ; et son amour m'occupait si fort qu'il ne me donnait aucun loisir de me considérer, ni rien de ce qui était hors de lui. Que si j'avais failli ou fait quelque chose mal à propos, dès ce moment-là il m'en donnait une si grande douleur et contrition que tout à l'heure il m'en faisait espérer le pardon ; et ainsi [342] je n'y pensais plus, si ce n'était pour m'en confesser, si la chose était matière de confession, continuant toujours mon chemin, sans me détourner de côté ni d'autre, ni penser au passé ni à l'avenir, mais seulement à aimer du toute l'étendue de mes forces.

« Quand le soir était venu, qu'un chacun prenait son repos, hélas, le mien n'était point ailleurs qu'entre les bras de l'Amour divin ; je m'endormais sur sa sacrée poitrine, comme un enfant fait sur le sein de sa mère ; je m'endormais, dis-je, mais c'était en l'aimant et le louant jusqu'à ce que le sommeil me vînt saisir, et le plus souvent cette force d'amour me réveillait si fort tous les sens que je passais la plupart des nuits sans dormir, et les employais toutes à aimer une Bonté si aimable, qui ne me délaissait ni ne m'abandonnait jamais, et qui veillait et était toujours attentive à moi, sa chétive créature. Quand, la nuit, les diables me venaient attaquer pour me surprendre, ce qui arrivait assez souvent durant quelque temps, l'Amour me défendait et combattait pour moi, et me faisait cette grâce qu'encore que je fusse endormie (car ils [343] ne s'attaquaient guère à moi, étant éveillée), je leur résistais aussi courageusement que si je n'eusse point été dans le sommeil.

Voilà quelle a été la vie d'une pauvre paysanne et d'une chétive chambrière, depuis que l'Amour divin s'est bien voulu charger du soin de sa conduite. Voilà comme il m'a tirée de la misère de mes péchés et ignorances, pour me faire être ce que, par sa grande miséricorde, je suis. Voilà la vie que j'ai menée par l'espace de vingt ans, sans jamais sentir la moindre diminution de l'amour qu'il versa dans mon cœur dès le moment de mon entière conversion ; au contraire, tous les jours il s'augmentait de plus en plus, quoiqu'il me semblait que chaque jour je n'en pouvais supporter davantage que ce que je ressentais actuellement. C'est dans son amour infini que je me trouve rassasiée et satisfaite, et jusqu'à tant que j'en sois venue là, mon âme avait toujours faim, quoiqu'il me semblât n'en pouvoir avoir davantage que ce que j'avais à chaque moment ; or je n'en suis venue là que lorsque, par sa grande bonté, il lui plut m'introduire en sa maison. » (Elle entendait parler de cette grâce qui est rapportée au chapitre 15 [344] de la première partie.)

« Je l'avais, disait-elle, logé l'espace de vingt ans dans la mienne, menant la vie que je viens de dire ; mais après ce temps-là, il m'a fait entrer en la sienne, qui n'est autre que lui-même. Ce qui se passe depuis en moi est si relevé au-dessus de ce qui était auparavant, qu'il est impossible de le donner à comprendre : la créature semble y être entièrement perdue, l'esprit est si élevé au-dessus de la terre qu’il ne lui semble pas y être, la paix est si profonde et la joie si accomplie qu'il est avis à l'âme qu'elle est déjà entrée dans la paix et dans la joie de Dieu et comme transformée en Dieu.

« Auparavant cette si grande grâce, disait-elle encore, quoique, par la grande miséricorde de Dieu, je ne le perdisse jamais de vue et que mon cœur fût toujours uni à lui par amour, c'était toujours comme deux choses à la vérité bien jointes ensemble, mais qui néanmoins se pouvaient encore séparer. Mais maintenant, Dieu a caché la créature, et lui seul paraît : là, il m'a enrichie de ses divines perfections et m’a fait entrer en ses biens ; il est ma vie et mon tout. [345] Aussi, ne vous étonnez pas de me voir être ce que je suis, et si je ne fais plus que languir et mourir de son amour : il faudrait être pire que les démons pour faire le contraire après tant de grâces et miséricordes que j'ai reçues de Sa divine Majesté, et si j'y manquais, l'enfer ne serait point assez cruel pour me punir ; mais non, il ne permettra pas que jamais ce malheur m'arrive. »

Voilà les termes et les paroles avec quoi cette grande servante de Dieu satisfit aux demandes que je lui avais faites, par où il est aisé de juger de la hauteur et excellence de la perfection où l'Amour divin l'avait conduite ; puisque depuis le premier moment qu'il l’eut choisie pour en faire son ouvrage et sa bien-aimée, il ne la délaissa ni abandonna jamais, mais la conduisit lui-même, la faisant agir en la plus noble et excellente manière dont la créature est capable, qui était, comme il s'est vu, par le motif du pur Amour, qui dans son unité renferme et contient toutes les perfections des autres vertus et pratiques de piété, qui n'ont de mérites que ce qu'elles en empruntent de ce divin Amour. [346]

.Chapitre 19. De sa rare modestie et de son silence.

La modestie est un des plus riches ornements d'une âme, qui découvre et met au jour sa beauté et la communication qu'elle a avec Dieu, et le parfait empire qu'elle s'est acquis sur tous ses mouvements et passions déréglées ; c'est à cet entier assujettissement et à la demeure continuelle de Dieu dans l'âme de cette vertueuse fille, que nous rapporterons tout ce que nous dirons de la modestie toute singulière qui paraissait en ses actions, qui étaient toutes comme autant de clairs miroirs par où l'on apercevait la belle économie de son âme, et les riches et précieux trésors des vertus, dont il avait plu à Dieu l'enrichir.

J'ai dit ci-dessus que sa modestie était toute singulière, et ce n'a pas été sans raison ; car à vrai dire, son maintien et sa contenance marquaient je ne sais quoi de divin et de surnaturel, et il semblait que Dieu se donnait à connaître par tout ce qu'elle [347] faisait, et se découvrait au travers de tous ses mouvements ; de sorte que j'ai ouï dire à plusieurs personnes que, quand elles n'auraient point eu la croyance d'un Dieu, c'eût été assez d'envisager la bonne Armelle pour les convaincre et leur faire croire qu'il y en a un, tant il se manifestait en tous ses déportements777. D'autres disaient qu'elle n'avait si petit mouvement qui ne leur dît : « Dieu est ici. » A la vérité, il eût été difficile de la voir sans être ému et touché de vénération pour elle, à cause que tous ses gestes et déportements montraient clairement qu'elle était la demeure de Dieu et le temple du Saint-Esprit ; car la modestie qui s'y remarquai, n'était ni dissimulée ni recherchée ; ce qui lui donnait un air si saint qu'il était aisé de connaître que son âme ne se repaissait d'autre chose que de Dieu, qui imprimait je ne sais quel caractère de sa sainteté en elle ; en sorte que, quoiqu'elle ne fût qu'une pauvre servante, on y voyait néanmoins reluire une certaine majesté qui faisait juger que son âme participait avantageusement des divines perfections.

Tous ses mouvements étaient si compassés et ajustés que ceux qui l'ont plus ordinairement fréquentée, ont assuré ne lui [348] en avoir jamais vu faire aucun tant soit peu déréglé, ou qui ressentît quelque passion ; ce qui est bien digne d'admiration, et une preuve très évidente du grand empire qu'elle s'était acquis sur elle-même, vu sa condition de servante, qui de soi fournit souvent les occasions du contraire, particulièrement ayant à prendre garde à tout ce qui se passait en la maison et à veiller à ce que chacun s'acquittât de son devoir, et à qui tous s'adressaient pour avoir ce qui leur était nécessaire en leur besoin, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, à tous lesquels elle satisfaisait avec tant de douceur et de modestie qu'il n'est pas possible de s'en imaginer une plus parfaite.

Dans ses plus pressantes occupations, elle était aussi présente à elle-même et attentive à Dieu que si elle n'eût eu rien à faire ; et je lui ai ouï dire plusieurs fois qu'une des choses qu'elle tâchait le plus d'éviter, c'était l'empressement et le trouble parmi ses occupations ; et disait qu'en ceci Dieu l'avait grandement assistée, parce qu'encore que souvent elle en eût un si grand nombre et tant de diverses personnes à contenter à la fois, néanmoins il lui faisait toujours la grâce de se maintenir dans un état aussi [349] tranquille que lorsqu'elle n'avait rien à faire. « Je m'appliquais, disait-elle, à chaque chose, comme si c'eût été la seule qui me restait à faire sans empressement ni précipitation aucune, à cause que l'Amour m'en garantissait ; car à moins que cela, il m’eût été impossible de m'en exempter, vu les tracas continuels où j'étais ; et cependant il m'assistait en sorte que jamais rien ne manquait d'être fait à point nommé. »

Allant par les rues, elle marchait avec tant de modestie qu'elle causait de l'édification à tous ceux qui la regardaient, et chacun l'avait en estime de sainteté à cause de son maintien ; et ceux qui ne savaient pas le lieu de sa demeure jugeaient à la voir qu'elle était au service de quelque maison religieuse, ne se pouvant persuader que parmi des séculiers il se trouvât tant de modestie. En marchant, jamais elle ne tournait la tête de côté ni de l'autre, n'arrêtait sa vue sur personne ni ne parlait à aucune personne s'il n'était nécessaire, passant son chemin comme s'il n'y eût que Dieu et elle au monde ; et à ce propos je lui ai ouï dire souvent qu'allant au marché faire ses provisions dans les foires et assemblées, lorsqu'elle y avait à faire ou ailleurs, son cœur [350] était si élevé au-dessus des choses de la terre que souvent elle ne savait si elle était ou non, et que la plupart du temps, elle n'y connaissait personne, étant comme une étrangère au regard de tous les hommes ; et cependant, elle faisait ses marchés et traitait avec ceux qu'il était nécessaire comme si elle eût eu une entière liberté ; mais cela se faisait avec tant de modestie et de discrétion que jamais une parole plus haute ou précipitée l'une que l'autre ne lui sortait de la bouche, et contentait pleinement ceux qui avaient à traiter avec elle ; et quand après elle s'apercevait de ce qu'elle avait fait ou négocié, elle demeurait toute émerveillée, et dans sa reconnaissance ordinaire, elle disait à Notre Seigneur : « Sans doute, mon Amour et mon Tout, c'est vous à qui je suis redevable de cet achat, ou d'une telle chose. »

Son abord était si affable que personne n'en pouvait être rebuté ; mais il était aussi si saint et digne de vénération que quelque émotion ou courroux qu'on eût su avoir était dissipé et accoisé778 par sa seule présence ; et je sais des personnes qui m'ont assuré ne pouvoir l'envisager779 ni même être en sa compagnie, quand leur [351] conscience était chargée de quelques défauts qu'elles ne voulaient quitter, parce que sa seule façon leur causait des remords et des gênes insupportables ; d'autres m'ont dit avoir plusieurs fois expérimenté qu'étant agitées de quelque passion, elles n'avaient point de meilleur remède pour la surmonter que se figurer la contenance toute angélique de la bonne Armelle.

Son esprit était si égal que jamais on n'apercevait aucun changement en son visage : elle était toujours la même quoi qu'il lui arrivât, soit qu'elle fût en santé ou dans la maladie, dans le travail ou dans le repos, dans l'estime ou dans le blâme ; bref, elle ne changeait jamais pour les divers changements qui lui devraient arriver, parce qu'elle était bien trop élevée par-dessus tout cela. Si parfois on remarquait quelque petit changement en elle, il ne venait pas du côté de la terre, mais bien de celui de l'Amour, qui souvent allumait si fort ses flammes au-dedans qu'elles s'épanchaient jusqu'au dehors, qui paraissait tout en feu. D'autres fois aussi, son visage montrait une joie extraordinaire, quand elle était avec personnes de confiance ; mais c'était alors qu'il s'était fait quelque bonne œuvre [352] pour la gloire de Dieu ou pour le salut des âmes ; d'autres fois aussi, elle était grandement abattue et affligée quand elle voyait les offenses et mépris qui se commettent contre Sa divine Majesté ; mais tous ces différents effets de l'Amour ne lui causaient aucun changement au regard de ceux à qui elle conversait, étant toujours affable, douce et serviable en leur endroit, aussi bien en un temps comme en l'autre.

Cette modestie qui accompagnait toutes ses actions se remarquait encore en ses habits, qui, quoique pauvres et chétifs, étaient néanmoins si propres et honnêtes qu'ils ressentaient la pudeur et modestie. Son linge, après l'avoir porté quinze jours et trois semaines, paraissait presque aussi blanc que le premier jour qu'elle l'avait pris ; elle le portait d'une façon si modeste et éloignée de toute affectation qu'il était aisé de voir que son cœur était bien éloigné de toute vaine recherche, ainsi qu'elle le donna un jour à entendre à un de ses directeurs qui, remarquant en elle cette grande propreté et la blancheur de linge, lui demanda s'il n'y avait point en cela quelque recherche de l'amour-propre ; à quoi elle répondit que non, par la grande miséricorde [353] de Dieu, et que même elle ne prenait pas garde si son linge était blanc ou non, si ce n'était les jours qu'elle avait le bonheur de communier ; et se sentant toute enflammée d'amour, elle ajouta : « Ha ! mon Père, si je savais que mon cœur eût le plus petite attache à cette bagatelle, j'aimerais mieux jeter tout ce que j'ai de linges et d'habits au feu, et me couvrir de haillons ; mais non, par la grande bonté de l'Amour, il ne se ravale point à ces sottises et n'est point occupé de ces pensées, et ne sache jamais en avoir eu la moindre idée, comme vous le pouvez savoir par le moyen de la confession. » Ce fut ici la réponse qu'elle fit à ce bon Père, qui reconnut fort bien à la suite du temps qu'elle était très véritable, car alors il ne faisait encore que commencer de traiter avec elle.

Que si la modestie a relui en toutes ses actions, elle n'a pas moins paru en ses paroles, qui étaient si réglées et compassées qu'à peine lui en échappait-il une inutile dans toute la journée. Dès sa plus tendre jeunesse, elle aimait le silence et la retraite ; mais depuis que Notre Seigneur lui eut blessé le cœur de son amour, elle s'y [354] affectionna bien davantage. Voici ce qu'elle disait à ces propos : « Dès les premiers jours que je commençais d'aimer, je me trouvais si resserrée et occupée au-dedans que je n'avais aucune parole pour le dehors ; je ne parlais qu'avec peine et le plus brièvement qu'il m'était possible, dans les choses qui étaient absolument nécessaires, hors lesquelles je n'avais mot à dire ; je demeurais les journées entières dans un entier silence pour les créatures, afin de m'entretenir incessamment avec l'Amour ; ceux qui me voyaient ainsi recueillie et resserrée, s'en étonnaient fort, et attribuaient cela à stupidité ou bêtise, et m'en faisaient de grands reproches ; mais je ne m'en mettais guère en peine, et m’eût été impossible de faire autrement, car tout mon but était de plaire à l'Amour, sans pouvoir penser à d'autres choses.

« Parfois aussi il me venait de grands désirs de parler et me divertir avec les autres ; mais ces désirs étaient bientôt étouffés par la crainte de déplaire à l'Amour, qui me veillait de si près que je n'eusse pas dit une parole inutile sans répréhension, ce que reconnaissant, je m'y [355] rendis si exacte que souvent j'avais peine d'en trouver une seule depuis une confession jusqu'à l'autre. » Voilà sa propre déclaration, à laquelle il ne se peut rien ajouter davantage, sinon que l'attention qu'elle apporta dans les commencements à éviter toutes les paroles inutiles la rendit en peu de temps si parfaite dans la vertu du silence qu'elle en obtint l'entière habitude pour tout le reste de ses jours, n'ayant plus de besoin d'y veiller, parce que cela lui était passé comme en nature.

Elle avait fort souvent ces paroles au cœur, s'en servant dans ces commencements pour réprimer l'envie de parler, se disant à elle-même : « Aimer vaut mieux que parler », et ainsi elle s'employait toute en amour et se taisait aux créatures, pour parler au Créateur. Elle disait d'ordinaire que « tant qu'on parle beaucoup, il est impossible d'aimer beaucoup, parce que l'âme qui aime véritablement, n'a pas assez de toute sa force pour aimer ; et ainsi elle n'a garde d'en perdre une partie en discours ni s'étendre en paroles ; au contraire, elle se tient si ramassée au-dedans qu'elle voudrait que tout le dehors se changeât et se convertît en amour. » Elle disait de plus que [356] « l'âme blessée d'amour a grande peine à parler, si ce n'est l'excès d'amour qui la fasse parler : alors elle dégorge et ne se peut taire, et voudrait pouvoir rencontrer toutes les créatures du ciel et de la terre pour leur parler des perfections de l'Amour ; mais hors de là, elle se voudrait taire à toutes et n'en entretenir pas une, quand ce serait un ange du paradis. »

Or encore bien qu'elle fût si silencieuse, comme nous venons de dire, si est-ce pourtant que la charité qui était bien ordonnée en elle la faisait parler lorsqu'il était nécessaire, en quoi elle ne démontrait pas moins de vertus qu'en son même silence ; car elle le faisait avec tant de modestie et de douceur que jamais une parole brusque ni précipitée ne lui sortait de la bouche : le ton de sa voix était toujours modéré, sans être plus haut en une rencontre qu'en une autre, soit qu'elle reprît les enfants, ou avertît de leur devoir les autres serviteurs ; tout cela se faisait de la même façon que quand elle parlait de choses indifférentes, sa parole n'était non plus précipitée que son pas ni son action ; tout cela était mesuré et ajusté au compas de l'Amour, qui était celui qui donnait le branle à tout le reste. [357]

S'il était question de parler avec quelqu'un par forme d'entretien, tous ses discours étaient saints et divins ; et soit qu'on parlât de choses vaines ou indifférentes, ou de quelqu’autre encore pire, elle avait une adresse merveilleuse pour faire venir toutes choses à leurs fins, et ce avec tant de grâce et d'une façon si agréable qu'elle donnait satisfaction à tous ceux qui l'oyaient780. Elle fut un grand temps que tous les discours qui n'étaient point de Dieu ou de son saint Amour lui était insupportables, et ne pouvait les entendre qu'avec grande peine, ne pouvant se persuader comment des âmes qui ne sont créées que pour le Ciel, se pouvaient amuser aux entretiens de la terre ; mais en la suite du temps, quand elle se trouvait dans ces occasions, elle les oyait sans y prendre garde, s'occupant avec Dieu tant qu'ils duraient, et quand l'occasion se présentait, elle donnait adroitement le change781 ; et ainsi toujours là où elle était, tous les discours se tournaient au spirituel, et disait fort souvent que tous ceux qui ne l'étaient point lui semblaient une vraie perte de temps.

Elle conseillait beaucoup le silence et la retraite intérieure à ceux qui se voulaient [358] adonner à la vertu, disant que c'est par là qu'il faut commencer ; d'autant que par ce moyen l'âme oublie les choses de la terre et s'élève à celles du Ciel, perd l'entretien des créatures pour trouver celui de Dieu, dont un moment est plus capable de remplir l'âme que tous les entretiens les plus relevés de la nature.

La curiosité, et le désir de savoir les choses qui ne la concernaient point était si éloigné de son esprit que jamais il n'y trouva d'entrée, ainsi qu'elle le donna à entendre à une certaine personne qui, l'enquérant en un jour si elle n'avait point ouï parler d'une chose dont il y avait pour lors grand bruit dans la ville, elle lui répondit que non, et que par la grâce de Dieu, elle ne savait aucune nouvelle des choses de ce monde, et n'avait jamais pris plaisir d'en apprendre ; mais que pour celles de l'Amour et des bontés et miséricordes de Dieu, elle savait bien qu'en dire, que c'était là les nouvelles où elle se plaisait et qui occupaient sa pensée et contentaient son cœur, que parfois aussi elle « s'enquérait de celles du paradis ; parce, disait-elle, que c'est la coutume que, lorsqu'on prétend d'aller en un pays pour [359] y faire sa demeure, on s'enquiert des habitants et de ceux qui y sont déjà, comment on y fait, et par quel chemin il faut aller pour y parvenir ; de même aussi m'entretiens-je quelquefois avec les anges et les saints, que j'estime tous comme mes frères, comment ils font en la maison et dans le pays de mon Père, qui est le Ciel, où, par sa grande miséricorde, j'espère demeurer à toute éternité. Voilà de quelles nouvelles je m'enquiers, et encore n'est-ce pas souvent, car l'Amour ne permet guère de m'occuper en d'autres choses qu'en lui seul. »

En ce peu de paroles sorties de sa propre bouche est suffisamment déclarée son intime union avec Dieu, et combien elle a toujours aimé et pratiqué dans un haut point de perfection ces deux belles vertus de la modestie et du silence extérieur.

.Chapitre 20. De sa dévotion envers la très Sainte Vierge.

Je commencerai ce discours par les paroles que cette âme élue et choisie de Dieu avait d'ordinaire en bouche : à savoir que celui qui aime Dieu aime sa sainte Mère, et qui aime la Mère aime Jésus. Parole que la vérité même lui avait apprise, et que l'expérience confirma en elle tout le temps de sa vie, ainsi qu'avec l'aide du Saint-Esprit nous tâcherons de faire voir.

Il semble que la dévotion envers la Sainte Vierge prit naissance avec elle, et qu'elle la suça dès le berceau avec le lait de sa mère : dès son bas âge, elle était tendre en son amour et portée d'affection à s'acquitter de toutes les petites dévotions qu'elle savait lui être agréable. Dieu, qui l'avait destinée à un très haut degré de perfection, voulut que ces principes et commencements fussent [361] semblables à ceux des plus grandes âmes, dans lesquelles il se remarque une sincère et cordiale affection envers la Sainte Vierge dès leur plus tendre jeunesse : ainsi arriva-t-il à celle dont nous parlons. Ce que je ne puis mieux prouver qu'en me servant de ses propres paroles, qui sont les suivantes :

« Dans les premiers commencements que l'Amour m'eut blessé le cœur, disait-elle, je n'avais pas seulement la hardiesse de m'approcher de Dieu ni d'envisager sa divine présence ; je me tenais devant lui comme une pauvre criminelle qui n'osait lever les yeux en haut pour le regarder, à cause de la multitude des offenses que j'avais commises contre Sa divine Majesté. Étant ainsi, je m'adressai à la sacrée Vierge, la prenant pour ma mère et mon avocate, la priant et conjurant à chaudes larmes qu'elle me donnât à son Fils et ôtât de moi tout ce qui était contraire aux yeux de Sa divine Majesté. Je disais en moi-même : Pourvu que je gagne les bonnes grâces de la Mère, je suis assuré de celles du Fils”. Je me tenais donc auprès d'elle jour et nuit, considérant attentivement toutes ses actions, [362] l'envisageant d'ordinaire en son ménage de Nazareth, aimant et caressant son Fils, le respectant et le servant comme son Dieu, le serrant étroitement sur son sein et le portant entre ses bras ; et moi, à son exemple, je tâchais à faire de même, et disais : Encore que je sois indigne de faire comme vous, ô ma chère Mère, je ne ferai pas moins tout ce qui me sera possible afin de vous imiter.” Je m'approchais d'elle en esprit et prenais la hardiesse de faire à son divin Fils ce que je lui voyais faire : je considérais son ardent amour, sa profonde humilité, son respect, son obéissance et sa modestie, et ainsi de tout le reste de ses autres vertus, que je tâchais de tout mon pouvoir d'imiter ; il me semblait que la maison où j'étais était celle de la sacrée Vierge, et que j'étais sa servante et celle de son Fils, de sorte que tout ce que j'apprêtais dans mon ménage et ma cuisine, je le faisais comme si c'eût été pour leurs sacrées personnes ; je vous laisse à penser combien le travail m'était doux et facile ?

« Toutes ces choses ici et mille autres semblables m'étaient mises dans l'esprit, sans que j'y eusse jamais auparavant pensé ni [363] su ce que c'était. Quand j'allais par mon ménage balayer la place, apprêter la cuisine, faire les lits, nettoyer et accommoder toutes choses, il m'était avis voir devant moi la sacrée Vierge qui faisait le semblable, et comme elle faisait, je tâchais de l'imiter et me tenais toujours de pensée proche d'elle, sans jamais m'en éloigner ; et toute ma prétention en ceci était qu'elle me donnât à son Fils et me fit la grâce de l'aimer et brûler d'amour pour lui ; c'était là mon but et où mon cœur aspirait de toutes ses forces ; et disais en moi-même : comme il n'y a jamais eu personne que Dieu ait tant aimé que sa Sainte Mère, aussi ceux qui tâcheront de lui ressembler de plus près seront les mieux aimés de lui ; et ainsi je faisais tout ce que je pouvais pour l'imiter.

De plus, je la considérais comme fille du Père, mère du Fils et épouse du Saint-Esprit, et pensais que si je voulais les posséder, il fallait m'adresser à elle ; de sorte que je lui demandais la communication de ces trois divines Personnes avec des ardeurs fort grandes, particulièrement celle du Saint-Esprit, parce qu'il était l'amour du Père et du Fils. Et voilà [364] comme je passais quelque temps, jusqu'à ce que cette Mère de bonté et de miséricorde m'eût enfin exaucée, ce qu'elle ne tarda guère ; car en peu il s'alluma un si puissant brasier d'amour que j'oubliai toutes choses et elle-même aussi, s'il faut ainsi dire, parce que l'Amour m'occupa si fort de lui-même que je ne pouvais m'arrêter en autre chose qu'en lui seul. Jésus-Christ prit la place de sa Sainte Mère, et se donna à moi pour être l'exemplaire et le modèle de toutes mes actions, sans que d'autre objet se fût plus présenté à mes yeux. Et comme parfois il me venait en pensée que j'avais mis en oubli la sacrée Vierge, cela me donnait comme une espèce de peine : je lui en demandais pardon et excuse, la suppliant de s'en prendre à son Fils, qui avait tout pris pour soi. Mais cette peine ne dura guère, car tout incontinent sa bonté me fit reconnaître qu'aimer Jésus, c'est aimer sa Sainte Mère, et qu'elle prenait plus de plaisir de voir aimer son Fils qu'elle-même. Et ainsi je demeurais en repos, ayant toujours confiance et recours à sa bonté en toutes mes tentations et adversités, recourant à elle avec autant d'amour et [365] de tendresse qu'un enfant fait envers sa bonne mère, et jamais elle ne m'a délaissée ni abandonnée : au contraire, j'ai toujours expérimenté son aide et secours dans mes misères ; spécialement au temps que mon cœur fut si attaqué de l'amour de la créature, ce fut elle qui me soutint et préserva de tomber dans les pièges que Satan m'avait tendus pour me perdre. Enfin, c'est ma vraie mère et ma fidèle avocate, le refuge des pauvres pécheurs ; c'est elle à qui je dois, après Dieu, tout ce que je suis, et espère être à toute éternité. Aussi mon cœur est si épris de son amour que je donnerais volontiers mille vies, si je les avais, pour augmenter tant soit peu la gloire de son saint nom. »

Jusqu'ici sont ses propres paroles ; à quoi j'ajoute encore la suivante, tiré de sa propre déclaration, à savoir que Notre Seigneur lui avait conféré tant de grâces par le moyen de sa Sainte Mère que je ne les puis nombrer, et que depuis son entière conversion, elle ne savait point avoir passé de fêtes de la sacrée Vierge sans avoir reçu quelque faveur particulière, et que toujours Dieu attendait à ces jours-là à les lui communiquer, jusques au temps [366] qu'il l’eût admise en sa maison : pour lors la faveur n'avait plus de temps limité ; mais auparavant elles étaient d’ordinaire attachées aux fêtes de la sainte Vierge.

« Fort souvent, me disait-elle, je ne pensais point en elle ni en aucun de ses mystères, que je sentais tout à coup mon cœur pris d'un ardent amour, et mon âme noyée et toute liquéfiée dans les joies et délices de mon Dieu, ou bien une présence plus intime de Sa divine Majesté, ou une union plus étroite avec lui, quelque autre grâce pareille ; et quand je venais à rechercher d'où elles me pouvaient provenir, je trouvais d'ordinaire que c'était un effet de la bonté de la très sainte Vierge en mon endroit à l'occasion de quelqu'une de ses fêtes, à quoi je n'eusse pas pris garde, si elle-même ne m'en eût avertie par ses faveurs, qui le plus souvent m’arrivaient deux et trois jours avant les solennités, comme pour m'avertir de m'y bien disposer. D'autres fois aussi, c'était le propre jour des fêtes ou durant leur octave ; mais soit que ce fût devant ou après, toujours je ressentais l'attrait de ses miséricordes, et j'y étais si habituée, que lorsque je ressentais quelque nouvelle faveur, je pensais tout [367] incontinent si nous étions proches de quelqu'une de ses fêtes, et je ne manquais guère de trouver qu'il était ainsi. »

Une des choses qui la confirma beaucoup dans la croyance qu'elle avait toujours eue que ce serait la très sacrée Vierge qui lui servirait de médiatrice pour lui faire posséder son divin Fils, fut une grâce très signalée qu'elle reçut d'elle, une nuit qu'étant endormie d'un sommeil tout mystique et plein d'amour, il lui sembla voir la très sainte Vierge tenant son cher enfant entre ses bras, au pied duquel elle se jeta et, avec une ardeur toute séraphique, commença de le chérir et caresser de toute l'étendue de ses affections ; et non contente de cela, voyant que sa sainte Mère le lui présentait, elle le prit et le conduisit, ce lui semblait, par tous les lieux de la maison, afin de les sanctifier par son passage ; et après qu'elle l'eut gardé longtemps, elle le remit entre les bras de sa sainte Mère, qui disparut au même temps ; et s'étant éveillée là-dessus, elle se trouva l'esprit si changé et le cœur si plein d'amour qu'elle ne savait ce qu'elle était ; et depuis, toujours la mémoire de ce bienfait lui demeura si gravé dans l'âme que jamais elle ne put s'effacer, [368] et lui servit beaucoup pour s'avancer à la perfection et s'abandonner à la conduite de l'Amour. « Parce, disait-elle, que l'Amour se donnait à moi : j'ai eu Jésus entre mes bras, je l'ai mené et conduit partout où il m'a plu, sans qu'il y apportât aucune résistance. N'est-il pas bien raisonnable aussi que je m'abandonne entièrement à lui, et le laisse faire de moi tout ce qu'il lui plaira ? Oh ! sans doute, c'est ce qu'il me voulait apprendre quand il se mit entre les bras, et se laissa porter par sa chétive servante ; aussi maintenant par sa grande miséricorde, il fait de moi tout ce que bon lui semble. »

Cette grâce fut suivie de beaucoup d'autres, qui seraient trop longues à rapporter, en ayant déjà touché quelques-unes en divers lieux : seulement dirai-je que si la très sainte Vierge lui départait tant de faveurs, elle était aussi de son côté très soigneuse de procurer sa gloire et imprimer ses dévotions dans les cœurs des personnes avec qui elle conversait, parlant souvent de ses grandeurs et perfections, conseillant à un chacun d'avoir recours à elle en leurs besoins et nécessités, les assurant qu'elle ne les abandonnerait jamais si avec confiance ils [369] recouraient à ses bontés et miséricordes. Elle était aussi fort soigneuse d'imprimer ces sentiments de piété dans le cœur des petits enfants de la maison où elle servait, ayant elle seule soin de leur éducation en leur bas âge, les faisant s'acquitter avec dévotion et amour des prières qu'elle leur apprenait pour honorer la sainte Vierge, se servant pour cela des industries et adresses que son même Amour lui fournissait.

Et quant à elle, autant qu'il était en son pouvoir, elle récitait tous les jours son rosaire, ou du moins une partie d'iceluy, et sept fois Pater et Ave, pour s'acquitter des prières à quoi sont obligés ceux qui ont le petit Habit de la sainte Vierge782, lequel elle portait avec une grande dévotion, disant que cette sainte livrée de la Mère de Dieu lui avait servi de défense en beaucoup de périls où elle s'était rencontrée, nommément au temps de sa grande bataille de deux ans, assurant qu'après la crainte de l'offense de Dieu, elle n'avait point eu de plus fortes armes pour parer aux coups de l'ennemi, que de penser qu'elle avait sur soi l'habit et les marques de la Reine de la pureté et sainteté, et que cette seule [370] pensée était suffisante de lui fortifier l'esprit et l'empêcher de faire rien indigne d'un si grand honneur.

Or bien que, comme nous venons de dire, elle fut fort soigneuse de s'acquitter de ses dévotions envers sa sainte Mère, si est-ce pourtant que783 souvent elle était contrainte de les quitter, pour deux raisons : la première, à cause de ses grandes occupations qui lui ôtaient le loisir, et en ces occurrences elle demeurait aussi paisible et contente que si elle eût pleinement satisfait à ses dévotions, qu'elle avait toutes constituées dans le parfait accomplissement de la volonté de Dieu. L'autre cause qui était bien plus ordinaire que la première, venait de la part de l'Amour de Dieu, qui la possédait si pleinement qu'il lui eût été impossible le plus souvent de proférer une seule parole.

« Sitôt, disait-elle, que j'avais un peu de loisir, je me retirais en quelque lieu à l'écart pour dire mon chapelet ou autres prières ; mais je n'avais pas commencé le premier mot, que l’Amour de Dieu survenait avec véhémence et une douce impétuosité ravir mon cœur et toutes mes pensées ; de sorte que je ne pouvais avoir d'autre attention qu'à lui seul, et [371] fallait demeurer là, sans dire mot, brûlant et consommant de la divine charité, mettant tout le reste en oubli. Dans les commencements, je tâchais de me faire effort, afin de me divertir de si grandes ardeurs : ainsi je tâchais de dire et recommencer mon chapelet à plusieurs fois, mais tout mon travail m'était inutile, toujours le divin Amour emportait le dessus, et me fit bien connaître enfin qu'il n'y avait rien de meilleur pour moi que m'abandonner à sa conduite ; ce que je fis depuis sans aucune résistance, pour la crainte que j'avais de lui déplaire.

« Quand je n'avais pu, pour cette cause, m'acquitter de mes devoirs accoutumés envers la sacrée Vierge, je lui en faisais quelquefois excuse, lui disant que si je manquais de la prier, elle s'en prît à son cher Fils, qui prenait tout pour lui, sans me laisser un moment pour elle ; d'autres fois, je lui disais encore que je ne lui adressais mes prières que lorsque je n'avais guère de dévotion, voulant dire : quand le divin Amour ne me faisait pas si actuellement ressentir l'ardeur de ses flammes, ce qui en effet était ainsi, car quand j'avais la liberté de dire mes prières [372], c'était une marque certaine que Dieu ne paraissait pas si à découvert ; car lorsqu'il le faisait, il était impossible de m'arrêter à autre chose qu'à l'aimer et l'admirer, sans penser à aucun autre objet, qui tous s'effaçaient de mon esprit. Et quand il advenait que je faisais ces plaintes à la sacrée Vierge, ce n'était pas pour crainte de l'avoir offensée, ni que j'eusse voulu quitter lors l'un pour l'autre, mais c'était le divin Amour qui me donnait une sainte hardiesse auprès d'elle et la liberté d'agir avec elle, comme une fille tendrement aimée et chérie fait envers sa bonne mère ; ainsi traitais-je avec elle, à cause de la grande confiance que j'avais en sa bonté et miséricorde : je me voyais si aimée et caressée du Fils que je ne pouvais nullement douter que je ne le fusse aussi de la Mère ; car qui est aimé de l'un, se peut bien assurer de l'être de l'autre, parce qu'ils n'ont tous deux qu'un même amour. »

Ce même amour qui lui donnait confiance auprès d'elle la faisait entrer en participation de ses sentiments, spécialement au sujet de la douleur que cette sainte Mère endura au pied de la Croix, lorsqu'elle vit [373] son divin Fils y mourir par la violence des tourments qu'il y endura ; il ne se peut dire les tendresses et les compassions que cette sainte fille avait de cette Mère de douleurs, jugeant par ce qu'elle en ressentait, combien avaient été grandes et extrêmes les siennes.

« Car, disait-elle, si moi, qui ne suis qu'une pauvre et chétive créature, qui, au regard de la sacrée Vierge, n'ai pas une seule bluette d'amour, [je] ressens néanmoins de si grandes compassions et de si vives douleurs de celles de mon Sauveur, que s'il ne me soutenait, j'en mourrais sur la place, qu'est-ce que pouvait ressentir la très Sainte Vierge ? Et combien son cœur était-il outré et transpercé d'amertume ? Oh ! sans doute, c'est ce qui est inconcevable, et il n'y a que Dieu et elle qui puissent savoir ce qui en était ; car sa douleur était à l'égal de son amour, l'un et l'autre étaient comme infinis, et surpassent tout ce qui se peut penser. » Quand elle se mettait à discourir de cette matière, elle disait des choses si hautes et admirables de la Mère et du Fils, qu'il était facile de juger que l'un et l'autre l'avaient fait entrer en participation de leurs sentiments et douleurs.

Ce n'était pas seulement en ce sujet [374] qu'elle était en participation des sentiments de la très sainte Vierge, c'était en tout le reste de ses autres vertus qu'elle tâchait de lui être semblable, autant que la faiblesse humaine et la condition de cette vie aidée et prévenue d'une grâce extraordinaire le peut permettre. De quoi il ne faut pas s'étonner puisque Jésus-Christ même l'avait fait entrer si intimement en ses sentiments ; et bien qu'elle ne pensât pas à se rendre semblable à d'autres qu'au même Esprit qui l'animait, si est-ce pourtant que, acquérant l'un, elle s'avançait en l'autre ; aussi elle se trouva, comme sans y penser, semblable à la Mère aussi bien que au Fils, pour l'étroite liaison et union qui est entre eux, qui les rend une même chose ; d'où elle reconnut clairement qu'aimer et servir Jésus, c'est aimer et servir sa sainte Mère, ainsi que nous avons déjà dit au commencement de ce chapitre.

Entre toutes les perfections qu'elle aimait en la glorieuse Vierge, celle qui lui touchait le plus était celle de son amour. Cette seule pensée qu'elle avait plus aimé Dieu que toutes les autres créatures ensemble la mettait toute hors d'elle, et ne savait comment en ce sujet raconter ses louanges. [375] L'excès de sa charité envers Dieu la portait à désirer mille fois le jour d'avoir autant d'amour pour lui qu'en avait eu sa sainte Mère, et ne pouvait se lasser par un long temps de faire à Notre Seigneur cette prière :

« Je savais bien, disait-elle, quand je pensais à ma demande, qu'il n'était pas au pouvoir d'aucune créature d'y parvenir ; mais n'importe ; l'excès d'amour n'a point toutes ces considérations et voudrait aimer Dieu autant qu'il s'aime lui-même ; et ne faut pas penser l'arraisonner : il n'a aucune raison et passe par-dessus toutes, afin de se satisfaire au moins par les désirs, s'il ne peut en obtenir les effets. Voilà quelle a été ma vie, jusqu'à ce qu'enfin la miséricorde de Dieu a étanché tous mes désirs dans la jouissance de lui-même et de son divin amour beaucoup plus intime qu'auparavant. »

Entre tous les sujets qui la faisaient recourir avec plus de tendresse et d'amour à la sacrée Vierge, c'était pour obtenir de sa bonté pardon et miséricorde à tous ses frères les pauvres pécheurs. « J'avais, disait-elle, une si grande confiance en elle, et lui recommandais avec tant d'amour et de compassion les pauvres âmes qui [376] vivent dans le péché, qu'il me semblait avoir encore plus de liberté et de confiance en elle qu'en son Fils, à qui dans ce sujet je n'avais pas tant de hardiesse pour m'adresser ; mais à sa sainte Mère, oh ! je ne cessais ni jour ni nuit de lui demander son aide et assistance pour eux. Je voyais qu'elle était la dispensatrice des trésors des grâces, la mère et la nourrice d'un Dieu, qui ne pouvait lui refuser son sang précieux, puisqu'elle lui avait donné le sien, et ainsi mille autres titres qui me venaient dans l'esprit, par tous lesquels je la suppliais et conjurais avec abondance de larmes, qu'elle n'obtînt pardon et miséricorde à tous les pauvres pécheurs ses enfants, qu'elle fît que Jésus son cher Fils fût aimé et servi de toutes les créatures ; et ainsi je soulageais mon pauvre cœur dans la peine et les angoisses qu'il ressentait de voir son Dieu si offensé, espérant que sa sainte Mère aurait compassion de l'aveuglement des hommes, et leur ferait la grâce de les retirer de la misérable servitude du péché. »

À cet effet, elle fut plusieurs années à la supplier et conjurer avec abondance de larmes [377] d'inspirer à quelques personnes l'établissement des missions dans l'évêché de Vannes, sachant combien ce moyen est puissant et efficace pour le salut des âmes, et elle disait souvent qu'elle ne laisserait point la sainte Vierge en repos jusqu'à ce qu'elle lui eût octroyé sa demande, qu'elle vit enfin heureusement accomplie ; car en l'an 1646, on commença de faire des missions dans l'évêché, qui ont continué depuis avec un très grand succès et indicible consolation de cette sainte fille, qui disait depuis que, si l'amour et la confiance qu'elle avait auparavant en la sacrée Vierge étaient grandes, elles l'étaient beaucoup davantage depuis qu'elle avait fourni aux pauvres pécheurs un moyen si capable de les retirer du vice et les porter à l'amour de son bien-aimé Fils. [378]

.Chapitre 21. De la dévotion qu'elle avait à son bon Ange et autres saints.

Entre toutes les dévotions qui ont plus singulièrement paru en la vie de cette fidèle servante de Dieu, celle qu'elle avait à son bon Ange est une des principales ; il ne se peut dire l'amour et la confiance qu'elle avait en lui, ni le respect et l'obéissance qu'elle rendait à ses saintes semonces. Je rapporterai quelques discours que je lui ai ouï faire sur ce sujet, par lesquels il sera facile de juger des lumières et connaissances que Dieu lui donnait en cette matière.

« Quand à la foi et croyance, disait-elle, que Dieu m'a donnée, de la présence et garde de mon bon Ange, elle a toujours été si certaine et entière que, si je l'eusse vu des yeux du corps, je n'en eusse pas été plus assurée ; cela me donnait confiance de m'adresser à lui en [379] tous mes besoins et nécessités avec autant de familiarité et franchise qu'un ami fait avec un sien ami, ou un écolier à son maître ; je le priais de m'instruire et m'enseigner à aimer et servir Dieu, ainsi qu'il le servait et aimait lui-même ; de plus je le priais incessamment qu'il me voulût accompagner en toutes mes actions, me garder et réserver des surprises de l'Ennemi et de se mettre entre les démons et moi, afin que leurs efforts fussent sans effet à l'encontre [de] moi. Voilà les demandes plus ordinaires que je lui faisais dans mes commencements. Dans tous mes périls et dangers, je recourais à lui, et expérimentais toujours les effets de son secours et assistance ; quand je m'étais laissée surprendre à quelque défaut, je m'en accusais souvent à lui, quand je n'avais pas la hardiesse de le faire à l'Amour, et le conjurais à chaudes larmes de m'impétrer784 mon pardon ; enfin, en tous mes besoins et nécessités, c'était mon refuge, et tous mes maux m'était doux et supportables, quand je considérais que mon bon Ange me voyait et était prêt de me secourir ; je ressentais en moi une si grande crainte de faire quelque chose [380] indigne de sa présence que, quand je n'aurais pas eu la vue de Dieu, la sienne eût été plus que suffisante de me faire fuir la plus petite imperfection, de peur de lui déplaire et l'éloigner de ma compagnie. »

Elle était très soigneuse de le prier tous les soirs avant que se mettre au lit, afin que, tant que son corps prenait son repos, il aimât son divin Amour pour elle ; de même le matin, à son réveil, elle invoquait son secours, afin qu'il la détournât de tout ce qui pouvait déplaire à son Bien-Aimé ; de plus, elle avait été apprise intérieurement de le considérer présent comme s'il eût marché devant elle et qu'il l'eût induite à le suivre.

Quand elle entrait dans les églises, elle le priait d’adorer Jésus-Christ dans le saint Sacrement en son nom, et unissait ses respects et adorations avec ce que la lumière de la foi lui faisait découvrir, non seulement en son Ange gardien, mais encore en tous ceux des personnes qui pour lors étaient présents dans l'église, tous lesquels elle conjurait et suppliait d'aimer et adorer Notre Seigneur pour ceux qu'ils avaient en garde. Elle avait encore cet autre [381] dévotion : à savoir que, quand elle saluait les personnes ou leur rendait quelque autre respect, ce n'était pas à eux à qui elle le faisait, mais à leurs bons Anges ; c'est pourquoi son extérieur marquait toujours une si grande soumission et déférence qu'en effet on eût dit qu'elle eût été plutôt en la compagnie des Anges que des hommes.

Or toutes ces pratiques de dévotions lui étaient inspirées de Dieu, ainsi que tout le reste, sans que jamais personne lui en eût donné connaissance, et lui durèrent jusqu'à ce que son âme fût tout à fait changée par l'étroite union qu'elle acquit avec Dieu ; car pour lors toutes ces différentes pratiques prirent fin.

« Parce, disait-elle, depuis qu'on est arrivé au terme, les moyens cessent : Dieu est mon terme et ma bienheureuse fin, où, par sa grande miséricorde, je suis non seulement arrivée, mais je m'y suis de plus si fort perdue que je ne puis voir que lui, et rien hors de lui que pour lui. »

Ce sont ici ses propres mots ; néanmoins cela n'empêcha pas sa dévotion aux saints Anges, mais au contraire elle l'augmenta de beaucoup, quoique ce fût d'une autre manière bien plus simple, noble et relevée, [382] se voyant être comme la sœur et compagne de ces bienheureux esprits, avec lesquels elle trouvait que son âme avait tant de liaison et de rapport qu'il lui semblait être déjà de leur nombre ; et ce n'était pas sans sujet, car elle faisait en terre ce qu'ils font dans le Ciel ; depuis ce temps-là, dis-je, l'amour et la confiance, jointe à la familiarité, furent bien plus grandes qu'auparavant, et là où il allait de l'intérêt et de la gloire de Dieu et du bien des âmes, elle employait leurs crédits et leurs soins aussi librement que les siens propres.

Quand elle craignait d'oublier quelque chose qu'on lui avait recommandée ou qu'elle avait dessein de faire, elle la remettait au soin de son bon Ange, qui d'ordinaire ne manquait de lui en fournir la mémoire lorsqu'il était nécessaire ; et ceci lui était si familier que même, elle conseillait à ceux qui se plaignaient de leur peu de mémoire de s'en servir, disant qu'elle ne savait point de meilleur remède pour obvier à ce défaut, par la propre expérience qu'elle en avait fait plusieurs fois en sa vie.

Quand il arrivait quelque heureux succès dans les affaires de Dieu et qu'elle voyait [383] sa gloire augmentée, elle s'en réjouissait avec les saints Anges, tout ainsi que des serviteurs fidèles ont coutume de se réjouir du bien de leur maître ; et au contraire, quand elle le voyait offensé et méprisé par les pécheurs, elle s'en affligeait très sensiblement, s'adressant à l'Ange gardien d'un chacun d'eux, afin qu'ils éclairassent ces pauvres aveugles qu'ils avaient en garde, à ce que Dieu ne fût plus offensé par eux ; et généralement en toutes rencontres et occupations que le prochain avait besoin de quelque assistance ou secours, elle le demandait pour lui à son saint Gardien. Il serait très difficile de raconter combien grand elle estimait ce bénéfice de la garde et protection de ces esprits célestes, et avec quel sentiment de reconnaissance elle remerciait Notre Seigneu. Mais c'est assez parlé de ce sujet : disons maintenant un mot de la dévotion qu'elle avait à quelques saints et saintes en particulier.

La première de toutes vers qui le mouvement du Saint-Esprit la porta, ce fut à la glorieuse sainte Anne ; et le motif principal qui la poussait à cela, c'était à cause qu'elle était la mère de la très sainte Vierge et l'aïeule de Jésus. « Et comme je [384] sentais en moi, disait-elle, un désir insatiable de gagner les bonnes grâces de l'un et de l'autre, je fus fort inspirée de m'adresser à sainte Anne, comme à celle à qui la créature et la grâce donnaient plus de pouvoir auprès d'eux qu'à aucun autre saint ni sainte. Et ainsi je disais en moi-même, ou plutôt le Saint-Esprit me l'inspirait : Pourvu que cette grande sainte m'aime, sans doute qu'elle me donnera entrée auprès de sa sainte fille, et quand j'aurais accès auprès de l'une et de l'autre, je suis assurée de le trouver vers celui que j'aime, et sans lequel je ne puis vivre.” Ceci se passait dans mes premiers temps, que je n'avais pas encore fait rencontre de l'Amour, et que je brûlais d'un si grand désir de le posséder que j'en étais comme folle : je m'adressais à toutes choses afin qu'elles me l'enseignassent, mais surtout à cette grande sainte, lui disant souvent que je ne la laisserais jamais en repos jusqu'à ce qu'elle m'eût fait trouver celui que j'aimais. Et la plus ordinaire situation de mon esprit en ce temps-là était de me tenir entre sainte Anne et la sacrée Vierge, attendant qu'elles me donnassent leur béni Enfant, qu'il me semblait voir [385] au milieu d'elles ; mon esprit me fournissait mille prières et demandes à leur faire sur ce sujet, que je répétais incessamment dans le fond du cœur. »

Le diable, envieux de la grande dévotion qu'elle portait à sainte Anne et prévoyant l'utilité qui lui en reviendrait, tâcha beaucoup de fois de l'en détourner, par plusieurs dégoûts et aversions qu'il lui mettait dans l'esprit contre l'honneur de cette grande sainte ; ce qui se passa si avant qu'un jour, étant à réclamer son aide devant une de ses images, le diable la troubla si fort qu'elle pensa proférer des paroles de blasphème contre elle ; de quoi s'apercevant, elle en conçut un si sensible déplaisir qu'elle en était dans une extrême affliction ; mais son confesseur l'assura et lui fit voir qu'il n'y avait rien à craindre, puisque cela s'était fait contre sa volonté, qui en ce temps-là était étrangement agitée par les démons ; car ceci lui arriva durant la première bataille qu'ils lui livrèrent, qui fut de cinq mois entiers, comme il s'est vu au commencement de sa Vie.

Tous les efforts des diables ne servirent qu'à la rendre plus dévote et affectionnée au service de cette grande sainte, qu'elle [386] ne cessa de réclamer, jusqu'à ce qu'enfin, par ses mérites et intercessions, elle eût fait rencontre de l'Amour.

Or, une des premières choses qu'il mit dans son cœur après cet heureux rencontre, ce fut, comme nous avons dit autre part, la dévotion de sa chère amante sainte Madeleine, qui s'imprima pour quelque temps si fort au cœur de cette fidèle servante de Dieu « qu'il me semblait, disait-elle, que je l'avais incessamment devant les yeux, et qu'elle m'était donnée pour me servir d'exemple et de patron dans la fidélité que je devais à Notre Seigneur ; car il m'était mis dans l'esprit que depuis qu'une fois il l'eut touchée et appelée à lui, jamais elle ne lui tourna le dos et ne l'abandonna, mais demeura toujours éprise et fervente en son saint Amour et attentive à écouter sa divine parole, et que moi, à son exemple, je devais faire le semblable ; et tout ce qui m'était montré était aussitôt exécuté par la grande miséricorde de l'Amour ; de sorte que je demeurais ainsi quelque temps avec ces vues et connaissances de la fidélité de cette grande sainte ; et depuis il m'est toujours resté un grand respect et amour pour elle, [387] quoique je n'ai plus ces vues que j'avais en ces commencements.

« J'eus aussi dans ce même temps grande dévotion aux saints Apôtres, parce qu'ils étaient toujours en la compagnie de Notre Seigneur, à qui je demandais incessamment qu'il m'admît en sa sainte école et divine compagnie. De plus, je sentais en moi un grand amour pour tous les saints martyrs, à cause qu'ils avaient donnée leur vie et leur sang pour l'amour de mon unique Amour ; j'avais un si excessif désir de les imiter que parfois il me semblait mourir de regrets de ce que je ne pouvais comme eux mourir et répandre mon sang jusqu'à la dernière goutte ; et j'eusse voulu que c'eût été par tous les plus cruels tourments que tous les démons eussent pu inventer, qui m'eussent semblé peu de chose, voire même ceux de l'enfer, à cause du grand désir que j'avais de donner des preuves de mon amour par mes souffrances. »

Voilà une partie des principales dévotions que l'Amour divin lui imprima dans le cœur les premières années de son entière conversion ; et depuis que ce même Amour eut pris de plus grands accroissements dans [388] son âme, il lui imprima, outre ce que dessus, une haute estime des saints et saintes où il avait plus spécialement fait paraître les flammes de son divin feu, comme envers notre père saint Augustin, saint Dominique, saint François, les saintes Catherine de Sienne et de Gênes, sainte Thérèse et plusieurs autres qui ont singulièrement excellé en l'amour de Dieu ; et à toutes leurs fêtes, elle ne manquait presque jamais de ressentir quelque trait extraordinaire d'amour, et disait que c'était par ce moyen qu'elle reconnaissait leur secours et assistance et le soin qu'ils avaient d'elle. Une fois entre les autres, à un jour de saint François ou de sainte Thérèse, je ne me souviens pas bien lequel, la voyant dans un grand excès d'amour, je lui dis que c'était ainsi que le saint lui payait sa fête, à quoi elle me répartit que les saints, participant de la bonté de Dieu, prenaient plaisir à communiquer ce qu'ils avaient de plus cher, qui est l'amour qu'ils lui portent, et que comme Dieu se communiquait à son âme, qu'eux à son exemple s'y communiquaient aussi. Et que l'union et la liaison qu'elle ressentait avec eux était très intime et étroite.[389]

C’est ce qui lui faisait dire si souvent ces paroles : qu'il lui semblait n'être point de ce monde, et que tous ses parents et amis étaient dans le Ciel ; car autant d'âmes bienheureuses qui y sont, elle les réputait ses propres frères, et comme tels elle les aimait et respectait, conversant familièrement avec eux, comme enfants d'un même Père, et proférait souvent avec grand sentiment ces paroles : « Oh, que je suis bien plus de delà que de deçà ! » Entendant parler du Ciel, qu'elle envisageait comme sa vraie patrie et le lieu de sa demeure éternelle, il lui semblait souvent que les saints la conviaient d'en venir bientôt jouir, et qu'ils étaient prêts de la recevoir dans leur céleste compagnie ; mais la grande conformité et résignation qu'elle avait à la volonté divine faisait qu'elle attendait avec indifférence le bienheureux moment qu'il avait destiné de l'admettre, sans le vouloir tant soit peu avancer ou retarder.

Or il est à remarquer, devant que conclure cette matière, que l'amour et la dévotion qu'elle portait aux saints ne consistait pas à visiter leurs autels, ni à réciter nombre de prières en leur honneur, ou à faire telles autres actions de piété, qui, quoique [390] bonnes, ne sont pas néanmoins la solide et essentielle dévotion, mais bien en l'imitation sérieuse et solide de leurs vertus ; c'est en quoi elle avait logé toute sa plus importante dévotion, et se sentait parfois si éprise de ce désir de les imiter qu'elle eût voulu elle seule faire tout ce qu'eux ensemble avaient fait, afin de glorifier davantage son Bien-Aimé ; et lui-même lui proposait souvent l'exemple des saints pour la fortifier dans ses combats et l'animer dans ses peines. Depuis qu'elle fut à Vannes, elle demeura plusieurs années à la campagne, ce qui lui était une des plus sensibles mortifications qu'elle eût su avoir en ce temps-là, à cause que cela l'empêchait de communier aussi souvent qu'elle eût bien désiré, étant pour lors si enflammée de cette céleste viande785 qu'elle en défaillait en elle-même ; et quand elle se trouvait en cet état, Notre Seigneur, pour sa consolation, lui mettait incontinent devant les yeux de l'esprit la vie solitaire et retirée de quelques Pères des déserts, lui faisant connaître comme, pour accomplir avec plus de perfection sa divine volonté, ils s'étaient volontairement séquestrés de toutes les aides et assistances qu'ils eussent pu recevoir par la hantise786 et [391] fréquentation des saints sacrements et autres secours qui se retrouvent parmi la conversation des amis de Dieu ; et alors elle demeurait contente, et eût voulu passer tout le temps de sa vie en cet état, si tel eût été sa sainte volonté.

Une fois, entendant lire la vie de saint Thomas d'Aquin, elle remarqua qu'en sa jeunesse il était appelé de ses condisciples le « bœuf muet », à cause de son grand silence et taciturnité. Il ne se peut dire combien ce mot lui plut, et les grandes connaissances que Dieu lui donna là-dessus, et les desseins de l'imiter dans son silence et dans sa façon retirée, apprenant de ce seul mot à se taire à toutes les injures et calomnies qu'on lui imposerait, qui lors étaient très grandes, parce que c'était du temps que sa maîtresse l'avait en si grande aversion, comme il s'est vu en la première partie ; cette parole lui servit beaucoup par l'espace de plusieurs années, et toute sa vie elle eut dévotion à ce saint à cause de son grand silence, qui lui avait, disait-elle, appris à parler si haut qu'il avait été entendu de toute l'Eglise universelle.

Elle disait aussi avoir appris de son patron saint Armel la tempérance et la [392] sobriété, et la vie intérieure et retirée, à cause qu'en sa vie ces vertus avaient spécialement paru en lui. Saint Joseph était aussi un de ceux à qui elle avait une particulière dévotion, quoiqu'elle fût un assez long temps sans penser autrement à ses mérites, jusqu'à ce qu'un jour, étant céans, il lui échut pour patron en sa sentence du mois ; alors Notre Seigneur lui imprima dans l'esprit une haute idée de ses vertus et prérogatives, et [elle] resta si affectionnée à son service qu'elle eût bien voulu y amener et solliciter tous ceux avec qui elle conversait.

Enfin on peut dire qu'elle aimait tous les saints, tant en général qu'en particulier ; ce qu'elle ne faisait pas tant pour leurs grands mérites ni pour les secours qu'elle recevait, comme pour ce que Dieu les aimait et qu'ils étaient les membres vifs et sanctifiés du corps mystique de Jésus-Christ. Aussi sur les dernières années de sa vie elle ne pouvait plus les envisager en eux-mêmes ni leur propre perfection, mais en Dieu seul, dans lequel elle les envisageait comme dans leur vrai principe, hors duquel son esprit eût eu peine de s'arrêter à les considérer [393] autre part, ne trouvant rien de bon ni d'aimable que ce qu'elle trouvait en celui qui était toute la joie de son cœur et la vie de son âme. Elle ne pouvait non plus réclamer leur aide et secours, si ce n'était lorsque Dieu la mouvait de lui-même à cela, ce qui n'arrivait d'ordinaire que lorsqu'il était question du salut de quelque âme dévoyée du bon chemin : en ce rencontre, elle invoquait tout le Ciel, et n'avait de cesse jusqu'à ce qu'elle eût obtenu l'effet de sa demande. Mais pour son particulier, elle n'avait rien à requérir, Dieu la prévenant si abondamment de lui-même et par lui-même, qu'il semblait que lui seul voulait accomplir et perfectionner cet excellent ouvrage de son amour, et qu'à lui s'attribuât toute sa sanctification ; car encore que (comme nous venons de faire voir) les aides et exemples de la vie des saints y aient contribué quelque chose, c'était toujours peu au regard de ce que le Saint des saints y opérait, parce que Jésus-Christ et ses divines actions était toujours le premier et principal exemplaire sur quoi elle se moulait et perfectionnait ; et si parfois il lui proposait quelque autre objet, c'était pour peu de [394] temps et comme en passant, revenant toujours à porter les yeux de son âme sur ce divin patron, qui renferme en soi toute perfection et sainteté des autres. À lui seul en soit jamais rendu honneur et gloire, et de toutes les miséricordes qu'il a exercées envers cette sainte fille. Ainsi soit-il.

.Chapitre 22. Des témoignages d'estime que plusieurs personnes ont rendus à sa vertu.

Après avoir fait voir par tout cet écrit les grâces et les faveurs si continuelles que Dieu a faites à cette sainte âme, il est à propos que je finisse par les témoignages que plusieurs personnes de mérite, de science et d'autorité ont rendus à sa sainteté.

Mgr Charles de Rosmadec, archevêque de Tours, qui a été plus de vingt ans évêque de ce diocèse, avait une si haute idée de la vertu de cette bonne fille qu'il ne la rencontrait jamais qu'il ne la saluât avec respect, et ne se recommandât [395] avec affection à ses prières. Lorsqu'il allait chez le maître de cette vertueuse servante, une de ses premières demandes était de ses nouvelles, et l'entretenait avec une bonté et familiarité qui marquait assez l'estime qu'il en faisait. Toutes les fois qu'il parlait des âmes d'une sainteté extraordinaire, il la mettait toujours des premières ; et lorsque Monsieur l'évêque d'Heliopolis passa par cette ville pour son second voyage des Indes, il la lui fit voir comme une personne consommée en vertu : ce grand prélat fut si édifié de sa rare modestie qu'il voulut lui-même lui parler et recommander le bon succès de ses desseins à ses prières.

Quand Mondit Seigneur l'Archevêque sut son décès, il en écrivit à Monsieur son Grand Vicaire, pour lui en demander la particularité et quelque chose de sa vie : il lui en marqua seulement deux ou trois actions dont il lui manda par après en avoir été fort édifié ; il dit que c'était une perte pour la ville que la privation d'une bonne âme comme celle-là ; qu'il espérait qu'elle prierait Dieu pour lui dans le Ciel, et ajouta : « Quel bonheur de vivre et mourir de la sorte ! » [396]

Je ne répéterai point ici ce que j'ai déjà dit de l'estime que Messieurs du chapitre faisaient de son mérite, la voulant faire enterrer à leurs frais dans l'église cathédrale ; mais j'ajouterai que Monsieur le Grand Vicaire du diocèse, notre supérieur, en faisait tant d'état que, ne se contentant pas de l'avoir en vénération durant sa vie, il a voulu qu'elle fût connue après sa mort ; et à cet effet il a lu, examiné et approuvé ces écrits, et m'a obligée avec quelques autres personnes de mérite de la donner au public quoique ce ne fût nullement mon intention, lorsque je les écrivis ; mais l'obéissance que je leur dois, et le désir que Dieu en soit glorifié, m'y a fait soumettre.

Monsieur le recteur de Campénéac, ayant appris son décès, monta en chaire et fit une oraison funèbre à tout son peuple, à la louange de sa sainte paroissienne (ainsi appelait-il la bonne Armelle) ; et quoiqu'il y eût plus de quarante ans qu'elle avait quitté son pays, l'odeur de sa vertu s'y était tellement conservée qu'il m'écrivit et me manda avoir appris de ceux qui l'avaient connue en son jeune âge ce qui ensuit. Dès son enfance et sa jeunesse, elle donna des indices d'une vie au-delà du commun : [397] son fonds était une parfaite charité du prochain, ne pouvant souffrir que sa mère ni que ceux de la maison fissent aucune action pénible, les prévenant dans tout ce qu'il y avait de plus rigoureux travail ; et son père et sa mère ont toujours dit que, de six enfants dont elle était l'aînée, Armelle était la seule qui jamais ne leur avait désobéi. Sa dévotion était telle au saint sacrifice de la messe, que depuis l'âge de sept ans, elle n'y a manqué un seul jour, quoique assez éloignée du bourg ; elle donnait son déjeuner à ses compagnes pour garder son bétail pendant qu'elle l'allait entendre. Son silence continuel et sa retraite des divertissements de la jeunesse faisait juger de son occupation intérieure ; et cette égalité d'humeur, cette constance inébranlable faisait bien voir qu'elle était totalement possédée de Dieu, et n'en perdait jamais la présence. Voilà les propres termes de cette lettre.

À ces témoignages, j'y ajouterai ceux de révérends Pères de la Compagnie de Jésus, laissant à part celui de son Père directeur, puisqu'il est rapporté au commencement de cette vie, et l'estime [398] générale que tout leur collège de Vannes en a eu, voulant avoir son cœur après sa mort. Je commencerai par le feu Père Jean Rigoleuc si connu dans le pays pour sa rare vertu et le fruit qu'il y a fait : il avait une si haute estime de cette fille qu'il n'en parlait qu'avec admiration ; il l'appelait d’ordinaire un « charbon ardent du sanctuaire » ; il ne venait fois en cette ville qu'il ne la vît, et disait que plus il l'entretenait, et plus il se sentait excité à aimer et servir Dieu. Il me pressa fort d'écrire ce que j'en savais, disant que ce serait un jour autant de bluettes de feu pour embraser en amour de Dieu ceux qui les liraient ; et m'a dit plusieurs fois que si Dieu l'eût retirée de ce monde avant lui, qu'il eût fait ses efforts pour que son cœur eût été enterré près de son confessionnal, pour s'animer à la vue de ce sacré dépôt à l'amour de Notre Seigneur. Une fois, écrivant d'elle à une religieuse grande servante de Dieu, il lui en manda ces paroles : « Nous avons en cette ville une pauvre servante qui est si embrasée de l'amour divin qu'elle ressemble plutôt à un séraphin qu'à une créature humaine, et nous ne sommes que froideurs et glaces auprès de [399] son ardeur à aimer Dieu. »

Le révérend Père Simon de Lesseau qui, durant les trois ans qu'il fut recteur au collège de cette ville, lui servit de directeur, n'en parlait que comme d'une sainte, et la plus favorisée de Dieu. J'ai ses propres termes écrits de sa main : « Cette âme est un trésor que Dieu a tenu caché dans son Eglise, lequel s'il eût voulu manifester, je ne doute pas que l'on ne fût venu à Vannes de toutes parts pour y voir une si rare merveille, comme on allait autrefois à Paris des derniers confins de l'Orient pour y voir sainte Geneviève. On ne peut regarder cette fille qu'on ne soit persuadé que c'est une sainte, car la sainteté se manifeste même par son extérieur, ses gestes, son maintien et sa parole, n'ayant rien qui ne la publie ; mais son intérieur est si magnifiquement orné des plus rares et des plus explicites beautés du saint Amour, que tous ceux qui en auront la connaissance, jugeront que ce n'est pas sans raison que son Époux l'a qualifiée du titre de « fille de l'Amour », car elle en a ressenti des excès prodigieux et des plus nobles d'entre ceux que les mystiques écrivent dans leurs livres. C'est une âme [400] mobile aux mouvements de la grâce, une innocence consommée, des vertus dans leurs plus éminents et héroïques degrés ; et toutes ces vertus sont tellement illuminées de l'Amour que ce grand éclat d'Amour semble les éclipser et absorber toute en lui ; c'est ce divin Amour qui a divinement triomphé de cette épouse, malgré toutes les résistances du monde, du diable et de la chair ». « J'en puis parler avec certitude, dit-il autre part, car tout le temps que j'ai demeuré à Vannes, j'avais la direction de cette belle âme en l'absence de son directeur ordinaire, et [elle] ne me celait rien des opérations du saint Amour en elle ; et je puis dire avec vérité que je mets la connaissance de cette sainte fille au rang des plus grandes grâces que j'ai reçues de Dieu, pour les biens que mon âme en a reçus. » Jusqu'ici ce sont les paroles de ce Père, qui était très expérimenté dans la conduite de Dieu. À son départ de Vannes, il me pria de lui mander quelquefois des nouvelles de la bonne Armelle ; et pour réponse à une que je lui avais écrit sur ce sujet, il me mit entre autres ces mots : « Vous ne m'avez pas envoyé du papier écrit, mais du feu pour me brûler. » [401] Il en avait fait concevoir une si haute idée à plusieurs personnes de piété de sa connaissance, que je recevais souvent des lettres de leur part, afin que je les recommandasse aux prières de cette vertueuse fille, et non seulement de celles à qui ce Père en avait donné connaissance, mais de plusieurs autres, tant de la province que d'ailleurs, m'écrivaient à même dessein, tant la renommée de sa vertu s'étendait au loin.

Le Père Adrian Daran, de la même Compagnie, assez connu dans le pays pour le bien qu'il y a fait tout le temps qu'il y a demeuré, m'a laissé par écrit ces mots : « J'ai admiré plusieurs fois la grande faveur que Dieu communiquait à cette pauvre fille, que tout le monde considérait dans la ville comme une sainte ; j'ai eu connaissance de son intérieur l'espace de plusieurs années par l'ordre que son directeur lui en avait donné, et je me sens obligé de rendre ce témoignage à la vérité, et d'assurer que je n'y ai rien remarqué qui ne fût d'une éminente sainteté. Je ne doute point que tous ceux qui la connaissaient plus particulièrement, n'en portent le même témoignage ; et en vérité on peut dire sans exagération que sa vie a été un [402] continuel miracle aux yeux des anges et des hommes qui l'ont connue à fond : c'est mon sentiment. » Voilà ce qu'en a écrit et signé ce Père, qui est décédé ainsi que les autres susnommés, avant la bonne Armelle.

Voici ce qu'en a écrit un autre Père de la même Compagnie, nommé le Père F. Guilloré787, à la personne qui lui avait mandé sa mort : « Je vous suis obligé de la sainte nouvelle que vous m'apprenez ; car la bonne Armelle m'a été jusqu'ici d'une vénération toute extraordinaire, et maintenant je ne la puis regarder que comme une des grandes saintes du paradis, l'ayant été en la terre, et un spectacle du martyre d'amour des plus signalés que bien des siècles aient portés. Je suppose que celle-ci sera bientôt exposée au public : la nouveauté de cette vie dans sa voie et dans une servante pourra laisser dans les esprits de grands effets d'admiration et d'imitation ; j'aurais entre tous une joie bien particulière quand le public possédera ce bonheur ; mais elle serait pour moi bien exquise, si je savais qu'elle eût quelque souvenir de moi dans le Ciel, comme elle en a eu pendant la vie ; que sa [403] précieuse mort ne nous soit pas inutile, et entre toutes les choses qui ont été en elle inimitables, tâchant d'imiter la fidélité, qui a été un des rares traits de sa vie, etc. De Nantes, ce 15 novembre 1671. »

À ces témoignages des révérends Pères de la Compagnie de Jésus, j'en ajouterai de quelques révérends Pères carmes, le premier desquels sera celui du révérend Père René de Saint-Albert788, qui a été provincial de la province de Touraine, et il a depuis longtemps exercé les premières charges ; il avait de si hauts sentiments d'estime de cette fille qu'il ne passait fois en cette ville qu'il ne la voulût voir et entretenir, et lui donnait d'ordinaire la sainte communion, disant que ce lui était une singulière consolation d'administrer ces divins sacrements à cette âme séraphique, qui en faisait si bon usage.

Lorsqu'il sut que je faisais les remarques des grâces que Dieu opérait dans son âme, il m'encouragea fort de poursuivre, et en ayant vu quelque chose, il voulut en avoir copie ; et me manda après que ses écrits avaient opéré des effets très extraordinaires de sanctification à plusieurs âmes, et même à toute une communauté très considérable [404] à qui il en avait fait voir quelque chose ; et de vrai, on m'a souvent écrit de cette maison, qui est fort éloignée d'ici, pour se recommander aux prières de cette vertueuse fille.

Quand le susdit Père apprit les nouvelles de son heureux trépas, il m'en écrivit ces termes : « J'ai reçu avec joie ce que vous me mandez de la mort de la bonne Armelle ; car cette sainte servante de Dieu a pris son repos en Dieu avec tant de fidélité et de continuité pendant tout le cours de sa vie, que je ne puis douter qu'un seul moment ait pu retarder la plénitude de ce repos et de sa perte totale dans la Divinité, quand l'éternité se présentait à elle pour en jouir : c'était une âme toute divine dès ce monde. Et j'ai un très grand désir, aussi bien que beaucoup d'autres, que vous donniez au public sa Vie, que la grâce et l'obéissance que vous devez à vos supérieurs vous ont fait composer : elle sera capable de produire plusieurs fruits de sainteté dans ceux qui la liront, et si je puis y contribuer quelque chose pour cela, je m'y emploierai et mes amis de très bon cœur. » Voilà les termes de sa lettre.

Deux autres Pères fort anciens du même [405] ordre sont venus de Rennes789 exprès en cette ville pour avoir le bien de voir et conférer avec cette sainte fille, et en reçurent tant d'édification qu'ils me dirent que bien volontiers ils eussent fait souvent ce voyage, s'il leur eût été permis, pour jouir de sa sainte conversation ; et l'un d'eux ajouta que s'il eût vu cette bonne servante entre cent autres, qu'il l'eût incontinent reconnue, quoiqu'il ne l'eût jamais vue, et eût dit : « Voilà la sainte servante dont on m'a parlé », tant sa modestie la rendait connaissable parmi les autres.

À ces témoignages des personnes ecclésiastiques et religieuses, qui ont eu connaissance de ce qui se passait dans son intérieur, j'ajouterai celui de Monsieur son Maître, qui a bien voulu me le donner écrit de sa main, et fort amplement : je n'en dirai que la substance, pour ne pas prolonger ce chapitre, et on y doit d'autant plus déférer que sa probité est connue, et qu'il a été témoin tant d'années des actions de sa bonne servante.

Il dit donc ainsi : « Dieu, par une spéciale providence, nous donna cette fille dès le commencement de notre mariage pour gouverner notre ménage, ma femme n'ayant [406] pas été élevée à prendre ce soin, et d'ailleurs elle était toujours malade ; cette bonne fille la servait, consolait et aidait le plus doucement et charitablement du monde, ce qu'elle a fait tout le temps qu'elle a vécu ; elle faisait le même envers tous ceux de la maison, où il y avait souvent des malades, et entre autres mon fils aîné, qui le fut plusieurs années, et d'une maladie très fâcheuse : il ne se peut dire les soins et la charité qu'elle eut pour lui.

« Elle vaquait infatigablement à tous les ménages, soit en ville soit aux champs, et était si diligente à faire ses dévotions et ses provisions, quand elle venait en ville, qu'on ne s'apercevait presque pas qu'elle sortît de la maison. Elle avait une douceur et une patience admirables ; et quoique les autres serviteurs lui donnassent souvent de la peine, et que nous nous prenions à elle de tout, et que nous la querellions parfois rudement, jamais en trente-cinq ans qu'elle a été chez moi, je ne l'ai vue s'émouvoir ni se mettre en colère en aucune façon, ce que j'admirais quelquefois, et me faisait de la confusion, de voir que je me fâchais si facilement, et elle, qu'elle n'en témoignait aucun déplaisir, et ne s'excusait [407] jamais, et n'avait de crainte que de donner sujet d'offenser Dieu.

« Elle pourvoyait à toute la nécessité du ménage avec un grand et solide jugement, élevait nos enfants avec grand soin et charité, leur apprenait, sitôt qu'ils savaient parler, à donner leur cœur à Dieu et autres petites prières, et les aimait tendrement, et eux ne se pouvaient passer d'elle.

« Elle avait souvent des maladies que nous ne connaissions790 point ; cela la prenait tout soudainement, et c'était d'ordinaire vers les bonnes fêtes et à celles des martyrs, et était souvent quatre et cinq jours ainsi, et se sentait toute moulue et brisée, et n'entendait à rien, fors pour ce qui était nécessaire pour le ménage ; on la saignait de fois à autre pour la soulager ; et une fois Dieu permit qu'un chirurgien en eût mauvaise opinion, dont elle eut une grande joie. Elle ne se plaignait jamais dans ses maux, mais les souffrait avec une douceur d'ange, et n'avait compassion que pour ceux des autres.

« Elle avait un très grand respect pour les religieux et les prêtres, et quand ils venaient à ma maison, elle les servait comme si c'eussent été des anges.

« Elle avait soin de recommander toutes [408] mes affaires à Dieu, et durant un grand procès que j'eus, elle me consolait et fortifiait par ses bons discours, et j'en ai attribué, après Dieu, le bon succès à ses prières.

« Elle avait une si grande humilité qu'elle n'osait s'ingérer d'avertir personne de ses défauts par forme de correction, et si parfois elle était contrainte de reprendre les autres serviteurs, c'était avec beaucoup de douceur, et ne disait point des paroles inutiles.

« Sa modestie était admirable, et la faisait respecter même des personnes de qualité qui venaient chez moi ; que si parfois ils s'échappaient en quelques paroles trop libres en sa présence, ils lui en faisaient excuse, et la respectaient tant que souvent j'en étais surpris, et elle leur répondait d'une façon si affable et prudente qu'elle les gagnait à Dieu.

« Cette même humilité faisait qu'elle craignait d'être à charge aux autres ; et depuis qu'elle eut la jambe cassée, étant obligée de garder le lit quelques années, elle avait peur de m'être à charge, et m'en faisait tant d'excuses que je fus contraint de lui défendre de m'en parler [409] jamais ; étant en son lit, elle tâchait de soulager les autres serviteurs en tout ce qu'elle pouvait, continuant à prendre le soin du ménage, et faisait toujours quelque chose pour l'utilité de la maison.

« Enfin c'était une bonne et vertueuse fille, où je n'ai vu aucun défaut, et dont la dévotion n'était point incommode dans sa condition ; car elle réglait si bien le spirituel et temporel, et si judicieusement, que personne ne s'en pouvait plaindre avec raison. » Voilà le témoignage comme en a donné Monsieur son Maître, auquel on peut ajouter foi, vu sa vertu, sa sagesse et sa piété.

.Chapitre 23. Des assistances que plusieurs personnes ont reçues par son moyen depuis son décès.

Ce n'est pas mon intention dans ce chapitre de faire passer pour miracles les secours qu'elle a donnés, soit pour l'âme, soit pour le corps, aux personnes qui ont eu recours à ses prières depuis sa mort : je n'ai garde de m'y avancer, puisque les choses que je rapporterai n'ont pas été examinées de l'Ordinaire, et ne sont fondées que sur le récit que m'en ont fait ou écrit ceux et celles qui ont expérimenté son aide, que je crois pourtant très véritable ; je me contenterai de les dire simplement, comme je les ai apprises, laissant à chacun d'en porter tel jugement qu'il lui plaira.

Monsieur son Maître a été des premiers à ressentir les effets de ses prières ; voici comme il m'en a parlé : « Il y avait plus de quatre ans que j'étais travaillé de grandes douleurs dans les reins, causées par la gravelle [411], et ne pouvais me coucher sur un côté ni marcher qu'avec peine ; environ huit ou dix jours après la mort de cette bonne fille, étant un soir plus tourmenté qu'à l'ordinaire, j'ai pris un petit morceau d'une de ses côtes, qu'on lui avait ôté lorsqu'on l'ouvrit pour avoir son cœur, et me l'appliquai sur l'endroit de ma douleur, priant Notre Seigneur, par l'intercession de cette bonne fille, de me soulager, si telle était sa volonté ; au même instant, mes douleurs cessèrent, et me couchai sur ce même côté, et marchai sans aucune difficulté, et fut quinze jours sans en ressentir, au bout desquels j'en eus encore quelque légère atteinte ; mais depuis je n'en ai pas eu, et je crois apparemment que je suis entièrement guéri dans toutes les circonstances de mon mal. » Voilà ce qu'il m'en a dit et écrit ces derniers mots, le seizième janvier 1672, plus de deux mois après s'être appliqué ce petit os, et auparavant il n'était jour qu'il n'en fût travaillé.

Le même gentilhomme m'a donné une lettre d'une de ses belles-sœurs, fille de la maîtresse de la bonne Armelle, chez qui elle avait eu tant d'épreuves à Ploërmel. [412] Elle écrit en ces termes : « Ma mère a voulu avoir, par grande dévotion, de ce linge trempé dans le sang de cette sainte servante de Dieu, que vous m'avez envoyé, et en mit un peu sur son estomac, au fort de cette violente toux qui lui était ordinaire dans l'hiver, et se trouva incontinent soulagée de ces grandes douleurs d'estomac et d'oppression, ce qu'elle attribue aux mérites de cette sainte fille. »

Une religieuse de céans travaillée d'une extrême douleur de côté, ayant appliqué un petit os d'une de ses côtes, la douleur augmenta d'une telle sorte, l'espace d'un Miserere, qu'elle n'en pouvait, ce lui semblait, supporter une plus grande, et après elle lui cessa tout à coup, et ne lui est pas revenue depuis.

Deux filles demeurant en cette ville, dont une a deux sœurs religieuses céans : celle-ci était travaillée depuis quatre mois de diverses sortes de maladies en sorte qu'elle croyait n'en pouvoir échapper, et de plus, elle avait tous les jours une forte fièvre, et sa compagne l'avait aussi toutes les nuits ; un soir, comme le froid de la fièvre commença de les prendre, elles burent de l'eau où avait trempé le susdit os, et [413] incontinent la fièvre leur passa, et se sont bien portées depuis ; elles sont venues faire la neuvaine au tombeau de la bonne Armelle, en action de grâce de leur guérison.

Une demoiselle de Rennes demeurant à présent chez Mademoiselle Monteville, a dit à une de nos religieuses avoir été délivrée d'une forte douleur de tête qui la travaillait depuis longtemps avec un grand bruit dans les oreilles, après avoir fait une neuvaine à son tombeau.

Une demoiselle de cette ville, mariée à un avocat, ayant depuis longtemps une fâcheuse fièvre double-quarte, en a été délivrée ayant bu de l'eau où avait trempé un linge teint de son sang.

La fille de ce gentilhomme, chez qui la bonne Armelle demeurait, étant tourmentée d'une grande douleur de gorge, se recommandant à ses prières et appliquant de ce linge trempé dans son sang, sur l'endroit de sa douleur, elle s'en trouva incontinent délivrée, ainsi qu'elle a assuré.

Que si elle a été favorable pour les maladies du corps, elle ne l'a pas moins [414] été pour celles de l'âme. Je sais de science certaine qu'une personne combattue depuis plus de vingt-cinq ans d'une fâcheuse tentation sans pouvoir s'en défaire, quelques moyens dont elle usât pour la vaincre, ayant appris la mort de la bonne Armelle, elle fit quelque légère pénitence pour le repos de son âme si elle en avait besoin, et pour obtenir de Notre Seigneur la victoire de sa tentation, et depuis ce temps jusqu'à présent, elle n'en a ressenti aucune attaque ; ce qu'après Dieu, elle attribue aux mérites de cette sainte fille.

Toutes nos religieuses ont généralement recours à elle dans leur besoin, et plusieurs lui font des neuvaines à son tombeau, et ressentent de bons effets ; même il y en a qui m'ont assuré que son seul souvenir ou l'envisagement de son portrait, qui est dans notre chœur, est suffisant de calmer leurs esprits et donner la paix à leurs âmes.

Une religieuse de céans fort infirme ressentant de très grandes douleurs d'estomac, qui la réduisaient souvent à n'en pouvoir plus, ayant entendu lire le chapitre [415] qui traite de l'amour que cette sainte fille avait pour les souffrances, en fut si vivement touchée qu'elle lui fit une prière pour obtenir de Notre Seigneur non pas sa guérison, mais la grâce de souffrir son mal, et encore plus, si telle était la volonté de Dieu, mais de pouvoir avec icelui s'acquitter de son obédience, souffrant et agissant tout à la fois ; ce qu'elle a toujours fait depuis avec facilité, quoique son mal et son travail aient augmenté, faisant la plupart du temps ce que deux faisaient auparavant.

L'on a écrit d'une communauté fort célèbre de la province une lettre adressée à un gentilhomme de cette ville, où, parlant de la bonne Armelle, on lui dit : « Je ne vous puis dire la dévotion que toutes nos religieuses ont à cette grande servante de Dieu, ni les assistances qu'on reçoit par son moyen : chacune y a recours avec confiance dans ses besoins, et on fait plusieurs dévotions à son honneur. »

Depuis qu'elle est enterrée dans notre chapelle, il y a fort souvent des personnes à prier sur son tombeau, les unes [416] pour la remercier des grâces reçues par son moyen, les autres pour en obtenir, et quantité de personnes de toutes conditions font dire des messes à notre autel ; et généralement toutes les personnes de la ville et de plusieurs autres endroits font estime de ses mérites, et l'appellent communément la bonne Armelle, ou la sainte Servante. Fin.

[Après la Table, non paginés :]

.Approbation.

Nous soussignés Docteurs en Théologie, attestons avoir lu un livre intitulé Le triomphe de l'Amour divin dans la Vie de la bonne Armelle, dans lequel nous n'avons rien trouvé qui ne soit conforme aux vérités de la foi et aux bonnes mœurs. Fait ce 4 mai 1676. R.VEREL et I. LE NORMAND.

.Approbation de Monsieur de KERLIVIO, vicaire général de monseigneur l'Illustrissime Évêque de Vannes.

Louis EUDO prêtre, grand vicaire de monseigneur l'Illustrissime Évêque de Vannes : à ceux qui ces présentes verront, salut. Les effets de grâce que j'ai remarqués dans la Vie de la bonne ARMELLE, que j'ai lue avec attention, sont si grands, que j'ai été surpris d'admiration et des profusions de l'amour divin communiqué à cette bonne fille, et de la manière dont cette Vie a été écrite, et par une personne d'un sexe peu propre ce semble à de pareils ouvrages ; ce qui me donnant lieu d'espérer que cette Vie fera de très grands biens dans les âmes des personnes qui la liront avec un esprit bien disposé, j'ai cru être obligé de rendre témoignage de la vérité des choses qui y sont écrites, fondé, et sur ma propre connaissance, et sur ce qui m'a été assuré par des personnes de science et de vertus qui l'ont connue plus particulièrement, et qui ont eu la conduite de son âme. En en foi de quoi j'ai signé, à Vannes ce 15 janvier 1672.

L. EUDO, Vicaire général.

.Témoignage de son directeur.

Je m'estimerais coupable d'une omission très importante devant Dieu et devant le monde, si je ne donnais le témoignage public que l'on me demande de la vérité de cette Vie, ayant eu le bien de connaître et de servir environ trente ans l'excellente âme dont elle parle. C'était vraiment un Séraphin en terre, et les personnes habiles et judicieuses qui liront ce livre reconnaîtront aisément qu'outre qu'il n'y a rien de suspect, de dangereux, de sujet à illusion, la conduite et les opérations de la grâce et du divin Amour y sont admirables.

Ce qui nous doit donner grande consolation et grand courage, voyant d'un côté comme Dieu s'applique aussi bien à présent qu'au passé à sanctifier les âmes ; et comme aussi de l'autre il y a des âmes qui s'appliquent fidèlement à correspondre à sa grâce. Pourquoi n'en serions-nous pas ? Pourquoi ne dirions-nous, voyant la vie admirable de cette pauvre villageoise, ce que disait saint Augustin oyant parler de celle de saint Antoine : « Les ignorants se lèvent au ciel, et nous autre lâches de courage, avec toutes nos sciences nous nous laissons emporter aux vagues impétueuses de la chair et du sang.791 »

Dieu à la vérité ne fait plus tant de miracles pour la guérison des corps comme à la naissance de l'Église ; mais pour les merveilles de sa grâce dans les âmes, il en opère tous les jours. Il ne faut que lui être fidèle ; et comme les articles de la foi sont plus éclairés qu'ils ne furent jamais, aussi les voix intérieures et mystiques de l'esprit ne furent jamais ni si connues, ni si expliquées qu'elles le sont maintenant.

Ce qu'il faut faire pour y réussir est que, comme on s'adresse à des saints pour être guéri des maux corporels, dont ils ont été travaillés, on s'adresse de même à ces grandes âmes, pour obtenir par leur moyen les vertus dans lesquelles elles ont excellé ; et que chacun, en les imitant, se rende fidèle aux grâces qui lui sont offertes, comme elles l'ont été à celles qui leur ont été présentées.

Ce qu'il y a encore de plus avantageux en celle-ci est qu'elle a excellé d'une façon toute admirable dans la reine des vertus, qui est la charité et l'amour divin ; et cela même doit rendre cette lecture plus utile, tâchant d'imiter cette grande amante, afin d'avoir le divin Amour, avec lequel, dit saint Augustin après saint Paul, on a tout, tout bien et toutes grâces.

Nous avons d'autant plus sujet de croire que Dieu veut communiquer de grands biens et faire faire de grands progrès aux âmes dans son amour par la lecture de cette Vie, que nous voyons la façon extraordinaire et surprenante dont elle a été écrite par une religieuse fort occupée en divers emplois de la maison, qui requéraient grande vigilance et application d’esprit, qui n'apprenait ce qui se passait dans cette âme rare que comme à la dérobée et à la hâte, et qui ne les écrivait qu'après des intervalles qui les lui devaient faire oublier, qu'elle les aie pourtant eues si présentes à son esprit, et les aie décrites avec tant d'abondance et tant d'ordre ; et laquelle je connais depuis presque autant de temps que celle dont elle a écrit la vie, et qui ne l'a fait qu'après en avoir eu ordre de celui à qui elle s'adressait pour la conduite de son âme, et qui était le même qui servait la bonne Armelle , et qui a su les sentiments de l'une et vu les écrits de l'autre, et qui rend ce témoignage du véritable rapport des uns aux autres.

Plaise à Dieu que nous y ayons aussi quelque ressemblance par la fidélité aux grâces du Saint-Esprit ; ce qui arrivera sans doute, si nous lisons cette vie avec un esprit humble et docile, et après avoir fait quelque prière pour profiter de ce que nous lirons. À Vannes, ce 20 février 1672. VINCENT HUBY, D.L.C.D.J792.





On peut lire sur sa tombe cette épitaphe, composée par un Père jésuite :



Ci-gît le corps

d’ARMELLE NICOLAS

de naissance champêtre et servante de condition,

appelée communément

La bonne Armelle,

et dans la communication ineffable

qu’elle avait avec Dieu,

La fille de l’Amour.

Elle mourut en terre, pour vivre dans le Ciel,

le 24 d’Octobre 1671,

âgée de soixante-cinq ans.



Priez Dieu pour son Âme,

et marchez sur ses pas

en aimant Dieu comme elle.





.









.TABLE





Table des matières

. Marie des Vallées, Choix 7

. La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé suivis deConseils d’une grande servante de Dieu 72

. La Vie Admirable de Marie des Vallées 73

. et son Abrégé 73

. RÉDIGÉS par Jean Eudes 73

. suivis de 73

. Conseils d’une grande servante de Dieu 73

. Textes présentés et édités par 73

. Dominique Tronc & Joseph Racapé, cjm 73

. 73

. Marie des Vallées, possédée par Dieu 74

. Saint Jean Eudes, témoin fidèle 83

. Avertissement 87

. LA VIE ADMIRABLE DE MARIE DES VALLÉES, ET DES CHOSES PRODIGIEUSES QUI SE SONT PASSéES EN ELLE 88

.   88

. Livre 1. 89

. Contenant ce qui s’est passé en elle jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. 89

. Livre 2. Les désirs extrêmes qu’elle a eus de souffrir, et tout ce qui concerne l’enfer dans lequel elle a été. 107

. Livre 3. Qui contient ce qui concerne le mal de douze ans et qui fait voir comme elle a porté les péchés d’autrui et un grand nombre de diverses sortes de souffrances. 118

. Livre 4. Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre. 134

. Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’œuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie. 174

. Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession. 211

. Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante. 233

. Livre 8 contenant plusieurs choses contre le péché en général et plusieurs péchés en particulier. 247

. Livre 9. Qui contient des choses très excellentes touchant la grâce et plusieurs des principales vertus chrétiennes. 262

. Livre 10. Contenant beaucoup de choses très utiles touchant l’humilité et plusieurs autres vertus. De la perfection. Du don de prophétie et des miracles. 292

. ABRÉGÉ DE LA VIE ET ÉTAT DE MARIE DES VALLÉES. 315

. Conseils d’une grande Servante de Dieu appelée Sœur Marie des Vallées 357

. Bibliographie sommaire 367

. Préface 376

. DEUX CHAPITRES DU TRIOMPHE 430

. Note sur le présent ouvrage 443

. ARMELLE NICOLAS Témoin du Pur Amour 445

. LA BONNE ARMELLE, SERVANTE BRETONNE (1606-1671) 447

. Une biographie et son influence 455

. Remerciements 457

. LE TRIOMPHE DE L’AMOUR DIVIN DANS LA VIE D’UNE GRANDE SERVANTE DE DIEU NOMMÉE ARMELLE NICOLAS 458

. Première partie du Triomphe du Divin Amour, dans la conduite de la vie et des mœurs d’une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas. 465

. Seconde partie, dans laquelle il est traité des vertus héroïques et admirables de cette grande servante de Dieu. 556

. TABLE 661

. fin 662





.fin





























































































1 Julien Green, Oeuvres complètes, IV, Pléiade, 20, journal rédigé à la lecture d’Emile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées d'après des textes inédits, Paris, 1926.

2 Lettre au duc de Chevreuse du 16 mars 1693 (Madame Guyon, Correspondance II Années de Combat, Paris, Champion, 2003, pièce 35, 103).

3 J.-J. Surin, Correspondance, Desclée de B., 1966. Dans ses précieuses notices, M. de Certeau décrit comment Surin tente une approche humaine au milieu du théâtre fou de Loudun - et ce qui s’ensuivit. L’analyse comparée de deux figures si différentes (homme-femme ; intellectuel-servante), malades de la folie de leur époque, devrait permettre de trier le grain spirituel de l’ivraie d’origine psychologique.

4 Le Directeur mystique ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made Guion…, 4 vol., A Cologne [Amsterdam], 1726 : les « Conseils d’une grande servante de Dieu » figurent en annexe du vol. II., 407-430.

5 « Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre. » A rapprocher du dialogue soufi : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu - Et où s’en est-elle allée ? - Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… », (Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, 75).

6 Vie admirable, Livre 1, citations des chapitres 3 et 5.

7 DS 16.207, art. « Marie des Vallées » (Milcent). – Voir aussi : Gaston de Renty, Correspondance, Desclée de Brouwer, 1978, 926.

8 Le côté excessif des possessions et du désespoir a-t-il été exagéré dans les comptes-rendus de témoins crédules ? C’est notre hypothèse.

9 Vie admirable, Livre 2, Chap. 4.

10 Vie admirable, Livre 9, Chap. 6.

11 « La vie admirable de Marie des Vallées, et des choses prodigieuses qui se sont passées en elle », manuscrit conservé aux Archives Eudistes à Paris.

12 Livre 1, « Contenant ce qui s’est passé en elle jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans », Chapitre 3, « Ce qu’elle fit quand elle eut connaissance qu’elle était possédée des malins esprits. »

13 De par l’autorité de ses exorcistes ?

14 Chapitre 8, « L’état misérable des sorciers. »

15 tranchées : coliques (Trévoux).

16 Livre 2, « Les désirs extrêmes qu’elle a eus de souffrir, et tout ce qui concerne l’enfer dans lequel elle a été », Chapitre 2, « Elle désire ardemment et demande avec instance les tourments de l’enfer afin d’en garantir les sorciers : elle y descend et y est condamnée à souffrir les supplices qu’ils méritent ».



17 Le 4 juillet 1616. L’un d’entre eux était Pierre Le Potier, vicaire de la cathédrale de Coutances très proche de la sœur Marie.

18 Le 18 novembre 1616.

19 Comme dans l’Enfer de Dante.

20 Chapitre 3, «  Les peines de l’esprit. L’Ire de Dieu. »

21 Ps. 89, 11 : « Mais qui connaît assez l’effet de ta colère, / Ou qui l’appréhendant autant qu’elle est sévère / N’a peur de t’irriter ? » (Adaptation par le poète Desportes, 213) – Ce dernier était fort apprécié de la sœur Marie.

22 ordes bêtes : bêtes sauvages.

23 Sa grande période de purification.

24 Chapitre 5, « De plusieurs autres choses qui lui arrivèrent pendant qu’elle était en enfer ».



25 en temps : ici-bas.

26 Chapitre 6, « Description de l’enfer et comme la sœur Marie en sortit. »



27 Livre 3, Qui contient ce qui concerne le mal de douze ans et qui fait voir comme elle a porté les péchés d’autrui et un grand nombre de diverses sortes de souffrances. Chapitre 1, Figures et prédictions du mal de douze ans. Il est figuré par une coupe pleine de feu et de soufre. Elle est appelée à souffrir ce mal de douze ans. Section 1. Le mal de douze ans est figuré par une couche et une fournaise ardente.



28 quant et quant :

29 déparager :

30 Chapitre 3, « Son esprit a des désirs très ardents d’entrer dans le mal de douze ans… »

31 Psaume 2, 9 : « Tu les écraseras avec un sceptre de fer, et, comme un vase de potier tu les mettras en pièces. »

32 Chapitre 4.

33 Chapitre 7, « Elle est chargée des péchés de tout le monde. Elle en porte les sentiments, la malédiction et la punition : c’est l’Amour divin qui l’en a chargée, dont Notre Seigneur lui donnera l’absolution. »



34 mouron : « espèce de salamandre ou de lézard jaune tacheté, qui pique de sa queue. Il s’en trouve en Normandie. » (Trévoux)

35 Mt 26, 37 : … Il commença à ressentir tristesse et angoisse.

36 Chapitre 8, « Elle est privée de toute consolation et ne croit point aux choses qui se passent en elle, et n’en parle que par contrainte : les sens font des conférences. »



37 Section 1. « Le plus grand don que Notre Seigneur lui a fait est de lui avoir donné le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance. »

38 Livre 4, « Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre. » Chapitre 1, « De son innocence, de sa pureté virginale, de son martyre. »



39 Chapitre 2.

40 Chapitre 4. L’état de perfection où est arrivée la sœur Marie est le plus haut degré du dénuement intérieur. De sa conformité avec Notre Seigneur. Section I. Elle est attachée à la queue de cheval de Notre Seigneur qui est son amour divin, afin qu’elle le suive partout. Elle est crucifiée avec lui.

41 Chapitre 6. Notre Seigneur est toujours en son cœur et il y est régnant comme dans son palais royal.



42 Chapitre 8. Qu’elle est morte et anéantie et que Notre Seigneur est tout en elle. Deuxième paragraphe : Section 2. Comme son esprit, sa mémoire, son entendement, sa volonté, ses passions, ses sens et sa raison s’en sont allés au néant.



43 Section 4. Autre anéantissement qui s’appelle l’expiravit de l’esprit, lequel ensuite épouse la divine Volonté.



44 Section 5. L’expiravit des sens.



45 Chapitre 9. Son beau verset. Section 2. Son beau verset lui est représenté par une pierre précieuse enchâssée dans une bague. – Le « verset » : voir les sections « Le Chancelier d’or » et « Les excès ».



46 verset :

47 Chapitre 10. Plusieurs autres choses qui font voir son état. Le Fils de Dieu la demande en mariage. Section 2. Il y a un grand feu caché sous la cendre.



48 Chapitre 10, Section 5. Elle est représentée par un ver de terre.

49 Section 6. Trois oiseaux : un paon, un aigle et une colombe qui représentent le parfait usage qu’elle a fait des trois puissances de son âme.



50 Section 8. La sœur Marie est un bouquet composé de toutes sortes de maux. Elle est un chandelier d’or avec un encensoir.

51 « Voici que je fais toutes choses nouvelles » ; « La vérité du Seigneur demeure éternellement » ; « La volonté de Dieu fait tout ce qu’elle veut ».

52 Le pape élu le 15 septembre 1644.

53 Ps. 84, 11-12 : Desportes, 201.

54 Ps. 72, 7. Desportes, 170.



55 Section 9. Par trois encensoirs on fait voir comment elle est associée avec Notre Seigneur et la Sainte Vierge dans l’œuvre du salut des âmes.

56 Section 10. Ce qui se fait en elle est l’oeuvre de l’Amour divin et des excès de la Charité divine.

57 excès : le chemin direct des « épines, des ronces et des chardons ». Voir ci-dessous la section « Les excès ». 

58 Section 11. Abbaye de perfection et règles des excès de l’Amour divin qu’il a fait garder à la sœur Marie.



59 Section 12. Les grands chemins abondent en froment et les campagnes sont stériles. On lui donne et elle donne un grain de raisin. Dieu est tout en elle et n’est que son habit dont Il est revêtu.



60 Section 14. Son état est représenté par ces paroles : Terribilis est locus iste. Non est hic aliud nisi domus Dei et porta coeli [ch. 28, v. 17 de l’Introït de la messe de la Dédicace].

61 Ce lieu est redoutable, il n’est rien d’autre que la maison de Dieu et la porte du Ciel.

62 Section 17. La sœur Marie est une étable aux pourceaux, la maison du soleil, le château de Jésus et sa couche nuptiale, etc.



63 Section 18. Salle carrée qui est la figure de la sœur Marie et des fruits que Dieu en tirera.

64 Section 19. Belle description de la sœur Marie.

65 Voir plus haut, la section « Le chancelier d’or ».

66 Section 20. Elle voit Notre Seigneur crucifié et couvert de plaies, qui est le modèle de l’état où elle est. Elle n’a qu’un même cœur avec Notre Seigneur et Sa sainte mère.

67 Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’oeuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie. Chapitre 2. La vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Section 4. Les aveugles font le procès au soleil. Le procès d’entre les sens de la sœur Marie et quelques particuliers.

68 Chapitre 5. Abrégé des états principaux par lesquels la sœur Marie a passé.

69 comme s’il invitait à passer.

70 Chapitre 6. Ce qui se passe en elle sera manifesté en son temps. Section 5. Notre Seigneur lui promet de lui faire connaître la vérité et à tout le monde. Confirmation de la vérité.

71 Section 6. Elle est suspendue entre le ciel et la terre. Elle enfante la joie.

72 Chapitre 7. La fin de cet oeuvre. Le changement et la fin viendront quand elle y pensera le moins. Section 1. Elle va au-devant de son époux par la voie des excès. Il L’attend caché dans une sente pour la surprendre en passant.

73 Mon époux est fidèle et vrai dans toutes ses promesses.

74 Chapitre 8. La destruction des péchés est la fin de cet œuvre. La divine Volonté marchera à la tête de l’armée.

75 Section 2. Le feu de la haine du péché dont elle est embrasée pour l’anéantir. David a tué Goliath, Judith, Holopherne. Esther a délivré son peuple et Aman a été pendu.

76 Section 4. L’amour divin commande à toutes les vertus de lever chacune une armée pour combattre et pour tuer le péché.

77 Chapitre 10. La conversion générale. Vœux et prières pour la conversion générale. Section 2. Trois femmes dont l’une est morte, l’autre se tue, et la troisième est crucifiée.

78 pochette diminutif de poche ; on dit poche pour transporter des grains, pochette pour en marquer la contenance (Trevoux).

79 Section 9. Elle est une flèche empoisonnée. Elle fait un message aux éléments.

80 échapper : éviter

81 Section 12. Le Père, le Fils et le Saint Esprit sont disposés à faire miséricorde à toutes les âmes et la leur faire de grands dons.

82 faufiler : mettre un faux fil pour préparer une couture.

83 du verbe rager. Forme correcte au XVIIe siècle.

84 Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc. – Marie des Vallées estimait beaucoup Benoit de Canfield, auteur de La Règle de Perfection … réduite à ce seul point de la Volonté de Dieu.

85 Livre 6, Chap . 1, Sect. 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine Volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison.

86 Section 2. Deux manières de donner sa volonté à Dieu. Il donne la sienne à ceux qui lui donnent la leur comme il faut.

87 Section 4. Elle est animée de la divine Volonté. Estriveries [querelles] qui font voir que la divine Volonté est régnante en elle.

88 De même M. Bertot dira : « …mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. » (Directeur Mystique, t. 2, lettre 6, p. 26).

89 Chapitre 4. L’Amour divin est rigoureux et terrible.

90 Section 1. Le jardin de l’Amour divin.



91 Echalas : bâton de longueur variable auquel on attache un cep.

92 Section 2. La Charité divine fait une collation à la divine Justice, l’enivre de son vin, met des bondes à son torrent et lui arrache des mains son couteau, ses flèches et ses foudres.

93 Chapitre 6. De la divine Justice. Section 2. Son grand amour envers la divine Justice.

94 Chapitre 12. Du très Saint Sacrement de l’autel. Comme elle le salue. Elle y trouve tous les saints. Section 1. Le paradis terrestre qui est le Saint Sacrement de l’autel.

95 Doublier : grande nappe qu’on devait replier pour la mettre sur la table.

96 Section 2. Autre jardin du Saint Sacrement.

97 Bordage : ce qui borde une chose, ici bordure.

98 Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante. Chapitre 1. La dévotion que la sœur Marie a eue pour la Sainte Vierge et qu’elle est la main de Dieu. Section 3. Elle est la grande basse de la Sainte Vierge.

99 Basse : servante (dictionnaire normand). Grande basse : servante principale.

100 Essarter : débroussailler.

101 Allusion à Mt 8, 19 : « Maître, je vous suivrai où que vous alliez. »

102 Estocs :

103 Chapitre 4. Ce qu’il faut faire pour honorer les reliques des saints. Elle les va saluer au Ciel. Section I. Les saints viendront pour détruire le péché.

104 Chapitre 5. De quelques saints en particulier. De saint Joseph, saint Joachim, sainte Anne, saint Pierre, saint Paul, saint Étienne, sainte Catherine de Gênes, de Ste Thérèse et de sainte Gertrude.

105 Chapitre 6. De l’Église et de l’état où elle est.

106 Section III. Vœux pour l’Église et pour les prêtres. Elle sera saignée. On la fait baigner au fleuve du Jourdain.

107 Livre 8 contenant plusieurs choses contre le péché en général et plusieurs péchés en particulier. Chapitre 1. La laideur du péché et la haine que la sœur Marie lui porte, et la cause.

108 ? Mt 27, 50 : « Mais Jésus, jetant un grand cri […] rendit l’esprit. »

109Section 2. Désir extrême qu’elle a de la mort du péché. Les hommes attirent l’Ire de Dieu par leurs péchés. Le péché est notre frère aîné.

110 Chapitre 2. Contre l’orgueil. Exemples de quelques personnes orgueilleuses.

111Chapitre 4. Contre l’amour-propre, la propre excellence, la vanité et l’orgueil.

112 Chapitre 7. Contre l’envie, les contestations et les moqueries.

113 Chapitre 8. Contre la gourmandise, ivrognerie et friandise.

114 Chapitre 11. Contre le monde…



115 Livre 9. Qui contient des choses très excellentes touchant la grâce et plusieurs des principales vertus chrétiennes. Chapitre 3. De l’amour de Dieu. Colloque entre Notre Seigneur et la sœur Marie, qui fait voir le grand amour qu’elle lui porte. Section 1. Elle aime Dieu purement et ne veut point de récompense. Son amour déiforme au regard de Dieu.

116 Section 2. On ne peut rien faire pour l’amour de Dieu quand on n’a pas l’amour de Dieu en soi. Différence de ceux qui agissent par amour de Dieu et de ceux qui agissent par amour propre.

117 Chapitre 4. De la dévotion. En quoi elle consiste et quelle a été celle de Notre Seigneur sur la terre. Section 1. Différence des âmes qui sont dans la dévotion sensible d’avec celles qui sont dans les sécheresses. Le démon donne quelquefois des consolations. Trois maux dans la dévotion et leurs remèdes.



118 Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement aux plus hauts degrés de la contemplation.

119 Benoît de Canfield, Reigle de perfection…, 1609 ; 1982 (édition complète par Orcibal), P.U.F. ; 2009 (troisième partie seule, Arfuyen)

120 Section 1. La manière avec laquelle Notre Seigneur lui parle et comme elle connaît la vérité des choses qui lui sont proposées.

121 Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.

122 M. de Bernières, M. de Renty, M. Bertot, saint Jean Eudes et d’autres familiers de l’Ermitage.

123 Chapitre 7. Le jardin des contemplatifs.

124 Le 10 janvier 1645.

125 Cant. 2, 5 : Soutenez-moi avec des fleurs, parce que je languis d’amour.

126 Chapitre 9. Elle aime son prochain plus que soi-même. Combien la condescendance est agréable à Dieu. Un homme est sauvé pour approuver le bien. Une fille sauvée pour un acte de charité.

127 Chapitre 11. De sa charité vers les âmes et du zèle de leur salut. La sœur Marie voit la beauté des âmes et est embrasée de zèle pour leur salut.

128 Section 1. Son amour pur vers Dieu et son affection pour les âmes.

129 Section 2 : Elle trouve la couronne de Notre Seigneur qui sont les âmes, dans la mer, dans l’abîme et dans le néant.

130 Section 3. Sa charité vers les âmes. Elles sont son cœur et elle n’a que des excès d’amour vers elles.

131 Section 6. Elle a grande compassion des pécheurs…

132 Livre 10. Contenant beaucoup de choses très utiles touchant l’humilité et plusieurs autres vertus. De la perfection. Du don de prophétie et des miracles. Chapitre 1. De l’humilité de la sœur Marie. Section 1. Les trois partages des enfants d’Adam qui contiennent une belle instruction sur la connaissance de soi-même.

133 Section 7. Notre Seigneur cache dans son sein la petite violette qui est la sœur Marie.

134 Chapitre 2. De la haine extrême qu’elle a contre l’honneur.

135 Chapitre 3. De plusieurs autres choses qui montrent l’humilité, en quoi elle consiste et qu’elle a une infinité de degrés. Section 1. L’humilité comprend deux choses : la connaissance de Dieu et de soi-même - et c’est le plus court chemin pour arriver à la perfection. Qui a l’humilité a toutes les vertus.

136 Section 3. L’humilité et la crainte soutiennent la fragilité.

137 Chapitre 9. De la perfection. En quoi elle consiste. Son abrégé.



138 Section 1. Le plus court chemin de la perfection. La grande différence qu’il y a entre ceux qui marchent par ce chemin.

139 Chapitre 10. Communion, union, transformation et déification.

140 Section 1. La goutte de rosée qui demande de se perdre dans la mer de la Divinité.

141 Les « Conseils d’une grande Servante de Dieu » figurent à la fin du tome II du Directeur mystique, publié près d’Amsterdam en 1726 par le cercle de Pierre Poiret. Il s’agit de brèves notes rendant compte d’une visite à « sœur Marie » dont étaient coutumiers des membres de l’Ermitage.

142 Le pur miel mystique.

143 Julien Green, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 1975, p. 20. Il lit : Émile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées d’après des textes inédits, Paris, Plon-Nourry, 1926.

144 Les jésuites Pierre Coton (confesseur d’Henri IV, bon spirituel) et Jean-Baptiste Saint-Jure (directeur de Renty, par lequel Pascal a connu et apprécié ce dernier), la future Marie-Catherine de Saint-Augustin, (religieuse hospitalière, tourmentée – elle aussi – par des obsessions sataniques, qui vécut de 1648 à sa mort à l’hôtel-Dieu de Québec).

145 Lettre au duc de Chevreuse du 16 mars 1693 (Madame Guyon, Correspondance, t. II Années de Combat, Paris, Champion, 2003, pièce 35, p. 103).

146 J.-J. Surin, Correspondance, Paris, Desclée de Brouwer, 1966. Dans ses précieuses notices à cette édition, Michel de Certeau décrit comment le jésuite J.-J. Surin tente une approche humaine au milieu du théâtre fou de Loudun – et ce qui s’ensuivit. L’analyse comparée de deux figures si différentes (Surin et Marie des Vallées : homme et femme, intellectuel et servante), atteints de la folie de leur époque – on aurait brûlé en Europe sorcières et sorciers par milliers en quelques dizaines d’années –, devrait permettre de trier d’une manière sûre le grain spirituel de l’ivraie psychologique en analysant deux cas au lieu d’un seul (car Michel de Certeau généralise le cas posé par Surin dans sa période malheureuse à l’interprétation de la mystique dans son ensemble, comme auparavant Pierre Janet étendait ses concepts de psychologie religieuse exposés dans De l’Angoisse à l’Extase à partir de l’observation de la seule Madeleine de la Salpêtrière). Le présent dossier fournit la source féminine alternative contemporaine du jésuite Surin.

147 Le témoignage de fidélité que nous éditons ne figure pas dans les Œuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, introd. et notes de J. Dauphin et C. Lebrun, 12 vol., Vannes et Paris, 1905-1911.

148 Le Directeur mystique ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made Guion…, 4 vol., A Cologne [Amsterdam], 1726 : les « Conseils d’une grande servante de Dieu » figurent en annexe à la fin du vol. II., p. 407-430.

149 Comme l’indique une notice biographique attachée en note au début de notre édition des Conseils.

150 Passive, état d’une âme contemplative sous l’opération de Dieu, ne se confond pas avec la passivité prise au sens habituel d’inertie.

151 « Où est votre cœur ? – Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un – Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur – Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre. » (Vie admirable, dialogue entre Jésus-Christ et sœur Marie, f°166) ; témoignage mystique que l’on peut rapprocher du suivant : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu – Et où s’en est-elle allée ? – Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… » (Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, p. 75)

152 Vie admirable, livre 1, ch. 3 et ch. 5, désormais abrégé Vie 1.3 & 1.5 ; lorsqu’un chapitre est divisé en plusieurs sections, nous faisons figurer le numéro de la section contenant le texte référencé à la suite du numéro de chapitre (exemple : Vie 4.9.19 pour livre 4, chapitre 9, section 19).

153 De « forces inconscientes » disons-nous aujourd’hui. En substituant « inconscient » à « diable » on découvre souvent toute la pertinence de certaines interprétations de l’époque.

154 Paul Milcent, article « Marie des Vallées » du Dictionnaire de Spiritualité, Paris, Beauchesne, tome XVI, 1992, colonne 207 = DS 16.207, art. « Marie des Vallées » (Paul Milcent). Voir aussi : Gaston de Renty, Correspondance, Paris, Desclée de Brouwer, 1978, p. 926.

155 Les dates varient légèrement avec les auteurs. Nous retenons celles fournies par Dermenghem, chartiste qui a consulté les manuscrits qu’il cite.

156 « L’an 1653, le 29 de juillet », Vie 9.3.1.

157 Thomas Deschamps ( ?-1629) est l’auteur d’un traité complet de la vie spirituelle dans la ligne des écoles du Nord (Ruusbroec, Harphius…) : Le Jardin des Contemplatifs.

158 Memoriale beneficiorum Dei, n. 34.

159 Renty, Correspondance, (par R. Triboulet), Desclée de Brouwer, 1978, lettre 286, p. 670. - Envoi du même papier à Saint-Jure, lettre 305, p.706.

160 Du nom du baron Georg Wilhelm Von Hohendorf[f] (1670-1719), colonel au service de l’empereur d’Autriche et célèbre collectionneur de manuscrits.

161 L’annaliste observe qu’il y a là une erreur ; il y avait, en effet, près de 20 ans que Marie des Vallées était décédée. Sur quoi le bon P. Costil ajoute que la lettre qu’on lui avait envoyée n’était pas de la main du P. Eudes. Ce n’était sans doute qu’une copie, ce qui explique l’erreur commise.

162 Ave Maria, Filia Dei Patris, disent les Annales, dans une parenthèse explicative.

163 Les CL Psaumes de David, Mis en vers françois par Philippes Des Portes, abbé de Thiron, Rouen, Raphaël du Petival, 1603 – Philippe Desportes (1546-1606) fut un poète apprécié, qui sut mener sa barque intelligemment durant les troubles religieux. Sous Henri III il fut considéré l’égal de Ronsard. Devenu abbé de Tiron, il délaissa la poésie profane et travailla longtemps à sa traduction des Psaumes, voulant donner l’équivalent catholique de la traduction de Marot à l’usage des Réformés.





164 LA VIE ADMIRABLE de Marie des Vallées, et des choses prodigieuses qui se sont passées en elle, volume des archives eudistes relié sans titre, apostille au dos : « 46 ». Au dos de la reliure : « En provenance de Québec » ; en page de garde : « mss. donné au T. R. P. Ange Le Doré, avec l’assentiment du recteur de l’Université Laval Mgr Paquet et celle de S. G. Mgr Bégin, archevêque de Québec » ; au folio 1, en travers : « Séminaire de Québec » avec tampon de sa bibliothèque. – On sait que ce volume précieux accompagna au XVIIe siècle le départ de Mgr de Laval, le premier évêque de la Nouvelle France, ce qui souligne la grande valeur qui fut attribuée à son contenu. Par chance il nous est parvenu intact après deux traversées de l’océan séparées par deux siècles dormants, sur un bateau en bois puis sur un bateau en fer.

165 Marqué « 2 » (répété à droite car la numérotation adoptée sera celle des folios). En haut de page, au milieu, rappel « L 1. » (pour livre premier) ; ce rappel est répété aux pages suivantes.

166 Marie des Vallées.

167 Ps. 87, 16 : Je suis pauvre et dans la souffrance depuis ma jeunesse. (Jean Eudes utilise la Vulgate. Nous donnons généralement la traduction du latin (mais la belle traduction jansénisante de Port-Royal convient mal à Jean Eudes ; aussi nous avons souvent recours à la traduction catholique du Nouveau Testament revue par Amelote - alors signalée - sinon nous traduisons au plus près un latin souvent paraphrasé).

168 Noter la longue durée – près de trente années – de la « possession ».

169 De par l’autorité de ses exorcistes ?

170 Comme indiqué dans l’avertissement à notre édition, nous introduisons des paragraphes et des guillemets lorsque le biographe nous fait « entendre » la sœur Marie, ce qui sera souvent le cas. Jean Eudes s’efface alors devant son interlocutrice.

171 Rüe : plante médicinale d’un goût âcre et amer, à l’odeur très persistante, utilisée jusqu’au XVIIe siècle contre les sorcières et les ensorcellements.

172 Ainsi est-ce écrit dans le manuscrit, ce qui souligne la quantité !

173 Courage (et bon sens) de « sœur » Marie.

174 L’Ire de Dieu est une propriété impersonnelle de la Grandeur ou Puissance divine. Nous la retrouverons souvent évoquée par sœur Marie. Elle ne doit pas être perçue comme l’expression d’une correction arbitraire, on est loin ici de toute prédestination calviniste ou janséniste. Comme la foudre tombe sur l’imprudent, l’Ire de Dieu est provoquée par toute grave transgression de Sa Loi. On touche ici au domaine proprement mystique, bien au-de de toute cause psychologique telle que l’expression objectivée d’une tendance au masochisme.

175 Nous introduisons ainsi une partie « 1. » qui comprendra la plus grande part du chapitre de « Premièrement » à « Sixièmement ». Elle est suivie de courtes parties « 2. » à « 4. ».

176 Une prostituée.

177 Le ms. comporte le chiffre « 4. » prenant la suite de « troisièmement ». Nous remplaçons « 4. » par l’adverbe « quatrièmement » et de même jusqu’au sixième point. Puis on rencontrera « 2. » correspondant à une seconde partie faisant suite à la longue première partie en six points. Nous remplaçons de même « 2. » par « Deuxièmement »…

178 la tournure du ms. « avoir agréable », fréquente dans le texte, est modernisée en « lui être agréable », ce que nous signalons par l’usage de crochets.

179 Il s’agit probablement de la suite de toute la première partie du chapitre.

180 Ps. 67,2 : « Que l’Eternel se lève, et tous ses ennemis / Epars et dissipés en route seront mis ». (Desportes, op. cit. p.151).

181 Agnus : une partie du cierge de Pâques qui sert – entre autres usages – à chasser les démons. (Dict. de Trévoux, art. « Agnus Dei »).

182 Luc 1, 51 (Magnificat).

183 Le Vexilla est une séquence (chant méditatif) qui suit une lecture de l’Écriture sainte du jour des Rameaux.

184 Ps. 7, 7 traduit par Desportes, p. 12.

185 Plaiger (ou pléger) : cautionner, se porter garant.

186 Tranchées : coliques (Trévoux).

187 Coulpe : faute.

188 Citation très proche dans l’Abrégé sous le titre L’Intérieure occupation d’une âme dévote (1re éd. 1608) – Pierre Coton (1564-1626) ou Cotton (nous normalisons en « Coton »), jésuite, prédicateur et écrivain spirituel de renom, confesseur de Henri IV puis du jeune Louis XIII, obtint le retour de la Compagnie de Jésus en France (1603). Écarté de la cour en 1617, il devint recteur du collège de Bordeaux, supérieur de la province d’Aquitaine puis de la province de France. D’après l’Abrégé il a rencontré Marie des Vallées et lui fut favorable.

189 Insinuée : inscrite.

190 Que je m’approprie indûment.

191 Ains : mais.

192 forligner : dégénérer, ne pas suivre le bon exemple de ses ancêtres.

193 « de la susdite » est une forme correcte au XVIIe siècle utilisés ici et par la suite (cependant nous modernisons par égard à nos lecteurs « spirituels » modernes).

194 Il s’agit bien de Jean Eudes, dont les missions sont célèbres. Il prêcha à Coutances le Carême du 15 février au 5 avril 1644.

195 Le manuscrit comporte : « …se fit environ quinze jours ou environ ». Nous allégeons.

196 Sur « l’usage public » des possédées à fin de propagande religieuse, v. Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieuxen France…, tome V, « L’école du Père Lallemant et la tradition mystique dans la compagnie de Jésus », Paris, Bloud et Gay, 1920, chap.V, « Le Père Surin et Jeanne des Anges » (nouv. éd. vol.2, p.559-605) ; et surtout les notices par M. de Certeau à l’édition de sa Correspondance.

197 Dont vous vous êtes portée garante.

198 Le reste de la page est laissé vide ainsi que le 35e feuillet.

199 Ps. 107, 2. Desportes, op. cit. p. 261 : « Mon cœur est prêt, Seigneur, mon cœur est disposé ».

200 Philippiens 1, 23 : Je désire mourir et être avec Christ.

201 Cant. 8, 6 : l’amour est fort comme la mort, le zèle de l’amour est inflexible comme l’enfer.

202 Cant. 8,7 : Les grandes eaux n’ont pu éteindre la charité, et les fleuves n’auront pas la force de l’étouffer…

203 Dont le 4 juillet 1616, par M. Potier – Pierre Potier, l’un des six vicaires de la cathédrale de Coutances, chapelain de Notre-Dame de la Roquelle. La Sœur Marie chantait souvent auprès de lui le Gloria in excelsis et quand il la voulait envoyer à la messe, elle lui disait, « dans sa charité vraiment éclairée » : « Ma messe est de vous assister et de demeurer ici quand je n’aurai personne à mettre à ma place [de service] ». Un religieux étant venu le visiter et le flattant de sa bonne vie, la sœur Marie lui « cloua le bec » en lui disant « que notre partage était le néant et que nous ne devons nous rassurer que sur le sang du Fils de Dieu ». M. Potier mourut en 1648, âgé de 63 ans. Aussitôt après sa mort, la sœur Marie le vit entrer tout droit au ciel ; « Sans vous, il eût été damné », lui dit Notre Seigneur (fiches Lelièvre, arch. eudistes). Voir plus bas livre 9 [f° 372], l’hospitalité donnée à un autre prêtre et la prière de la sœur Marie.

204 Le 18 novembre 1616.

205 Ps. 89, 11 : « Mais qui connaît assez l’effet de ta colère, / Ou qui l’appréhendant autant qu’elle est sévère / N’a peur de t’irriter ? » (Desportes, op. cit. p. 213).

206 orde : sale, puant (Trévoux). ordes bêtes : bêtes sauvages.

207 quarteron : le quart d’une livre. (Trevoux).

208 En temps : ici-bas.

209 Pâques 1616, 15 avril ; Quasimodo, le dimanche qui suit Pâques, 22 avril.

210 27 décembre 1619. Les plaies restèrent encore deux ans.

211 Vie, 6.2.1.

212 Déparager : marier une fille à une personne de condition inégale (vient de « parage », égalité de naissance) (Trévoux).

213 Psaume 2, 9 : « Tu les écraseras avec un sceptre de fer, et, comme un vase de potier tu les mettras en pièces. »

214 Luc 1, 53-54 : « Il comble de biens les affamés ».

215 Gal. 3, 13 : Jésus-Christ a été fait malédiction pour nous.

216 II Cor. 5, 21 : Celui qui n’avait pas connu le péché a été fait péché pour nous.

217 Adaptation de Isaïe 53, 12 : il a porté lui-même mes péchés.

218 Ps. 68, 2. Desportes, op. cit. p. 155.

219 Mouron : « espèce de salamandre ou de lézard jaune tacheté, qui pique de sa queue. Il s’en trouve en Normandie. » (Trévoux).

220 Lam. 1, 12. « Il m’a vendangé au jour de sa fureur ».

221 Ps. 41, 8. Desportes, op. cit. p. 98-99.

222 Ps. 87. Desportes, op. cit. p. 206 (avant-dernier quatrain).

223 Jn 18, 11 : « Quoi, je ne boirais pas le calice que mon Père m’a donné ? »

224 Ps. 89, 11 : « Qui sait combien puissante est ta colère et qui connaît l’étendue de ton courroux ? »

225 II Cor. 5, 21 : Il a été fait péché pour nous (voir supra).

226 Troisième paragraphe de la Séquence qui suit l’épître de la messe du jour de Pâques : « La mort et la vie se sont heurtées dans un duel admirable. »

227 Ci-après livre 4, chap. 10, sect. 17 : « D’où venez-vous ? – Du Liban – Qu’en venez-vous de faire ? – Je viens d’un grand festin où mon époux et moi étions invités … – Où est maintenant votre époux ? – Il s’est aller coucher sur sa couche nuptiale – Quelle est sa couche nuptiale ? – C’est moi qui suis sa croix, car c’est lui qui souffre en moi. »

228 Nèle : nielle, maladie de l’épi du blé.

229 Apostume : abcès.

230 Ps. 115, 16-17. Desportes, op. cit. p. 276 :

Les chaînes qui pressaient ma vie

Tu rompis quant et quant,

Dont grâce je te sacrifie,

Ton saint nom invoquant.

231 Ps. 41, 4. Desportes, op. cit. p. 97 :

Jour et nuit je me repais,

De pleurs qui tombent épais,

Quand ils me disent sans cesse,

Ce Dieu, que si grand tu sais,

Où est-il qu’il te délaisse ? 

232 La numérotation ici défectueuse des folios a été corrigée (ajout « 77A »).

233 Mt 26, 37 : Il commença à ressentir tristesse et angoisse.

234 Col. 1, 24 : J’accomplis dans ma chair ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ.

235 Quant et toi : avec toi.

236 Sacerdotes : prêtres.

237 Ps. 131, 8-9.

238 Montre-toi notre mère.

239 Le ms. porte à la suite, d’une autre main : « Ce qui suit du troisième livre sera mis en abrégé faute de papier. » Suit le titre que nous reprenons du manuscrit : « section 2, etc. Les feuillets suivants, numérotés 86 à 91, sont vierges. Au feuillet 92, reprise par une autre main, beaucoup plus soignée et lisible : « Livre 4 … ».

240 En conformité avec la théologie mystique telle qu’elle est explicitée par Benoît de Canfield apprécié par sœur Marie (elle connaissait la Reigle de perfection).

241 Doublier : grande nappe qu’on devait replier pour la mettre sur la table.

242 Ps. 11, 7 : argent purifié par le feu.

243 Adaptation de Ps. 131, 8 : « Surge Domine in requiem tuam tu et arca sanctificationis tuae, Lève-toi, mon époux, toi et ton arche glorieuse, pour venir au lieu de ton repos. »

244 Ps. 17, 2 : Diligam te, Domine, fortitudo mea. Desportes, op. cit. p. 34 (les cinq versets se trouvent près de la fin de ce long psaume 17).

245 Ps. 96. Desportes, op. cit. p. 227. Sur le manuscrit, les commentaires introductifs des versets figurent en marge gauche.

246 Cant. 4, 7 : Tu es toute belle, ma bien-aimée, tu es sans défaut aucun.

247 Gal. 2, 20 : Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi.

248 « Fachez » dans l’édition Desportes 1603.

249 Ps. 22, 5. Desportes, op. cit. p. 48.

250 I Cor. 15, 22 : Comme tous meurent en Adam, ainsi en Jésus-Christ tous vivront.

251 Gal. 2, 20 : Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi.

252 Samedi saint, Nuit pascale, Liturgie de la lumière, L’annonce de Pâques précédant la Veillée pascale : O certe necessarium Adae peccatum, quod Christi morte deletum est ! O felix culpa, quae tale ac tantum meruit habere Redemptionem ! O péché d’Adam, péché vraiment nécessaire que la mort du Christ a détruit ! O faute bienheureuse qui nous a valu un tel et si grand Rédempteur !

253 « son esprit […] vint et dit : « J’ai béni le feu » puis il ajouta : « J’ai prié Dieu qu’Il vous donne repos et Il me l’a [110] accordé. Je vais vous guérir et me réunir à vous pour aller ensemble au repos de Dieu. » Elle lui dit, parlant en la personne de ses sens : « Je ne veux point d’autre esprit que le Fils de Dieu. Il m’a permis d’être mon esprit. »

254 Ps. 96, 2 : Son trône a pour appuis le justice et l’équité.

255 Je ne me changerai pas en toi, mais tu seras changé(e) en moi.

256 Le dimanche douze août 1646.

257 Exspiro, as, are,avi, atum : exhaler, mourir.

258 Mt 5, 8 & 6 : Bienheureux sont ceux qui ont le cœur pur : parce qu’ils verront Dieu & Bienheureux sont ceux qui ont faim et soif de la justice : car ils seront rassasiés.

259 Ps. 68, 10. Desportes, op. cit. p. 157 (11e quatrain).

260 Ps. 90, 13. Desportes, op. cit. p. 216.

261 Mt 5, 4 : Bienheureux les doux : car ils auront la terre en partage.

262 Mt 5, 5 : « Bienheureux sont ceux qui pleurent : car ils seront consolés », mais la fin du verset dit autre chose. Ps. 41, 8 déjà cité : abyssus ad : abyssum invocat, « les flot de l’abîme s’appellent l’un l’autre ».

263 Ps. 44, 8. Desportes, op. cit. p. 109.

264 Philippiens 2, 8 : Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix.

265 Ps. 71, 16. Desportes, op. cit. p. 168.

266 Participe passé de l’ancien verbe vertir, tourner, du latin vertere.

267 Du latin contumelia : honte.

268 Isaïe 63, 1 : Qui est celui-ci qui vient d’Edom, qui vient de Bosra, avec sa robe teinte de rouge, qui éclate dans la beauté de ses vêtements, et qui marche avec une force toute-puissante…

269 Répétition par erreur du numéro de folio « 135 ».

270 En 1614.

271 Cant. 1, 4.

272 J’entendais : Jean Eudes comprend que.

273 À ne pas confondre avec M. Potier (v. note attachée au livre 2, chapitre 2). Raoul Le Pileur (1652), ami fidèle de Jean Eudes, vicaire général à Coutances, deuxième directeur spirituel de Marie des Vallées.

274 Encastiller : enchâsser (mot d’artisan) (Trévoux).

275 Le 4 octobre.

276 « Voici que je fais toutes choses nouvelles » ; « La vérité du Seigneur demeure éternellement » ; « La volonté de Dieu fait tout ce qu’elle veut ».

277 Le pape Innocent X élu le 15 septembre 1644.

278 Ps. 84, 11-12 : Desportes, op. cit. p. 201.

279 Ps. 85, 11 : La bonté et la vérité s’y donnent rendez-vous, la justice et la paix s’y embrassent. (Traduction qui n’est pas indispensable puisque Desportes donne l’équivalent au-dessus de la sentence latine).

280 Ps. 72, 7 : En ses jours fleuriront la justice et une paix profonde, jusqu’à ce que la lune cesse de briller. Desportes, op. cit. p. 170.

281 Ps. 95, 13 : Il jugera le monde selon la justice et les peuples selon sa vérité.

282 Adaptation de Cant. 2, 5 « Soutenez-moi avec des fleurs, parce que je languis d’amour. » Jean Eudes met le singulier adaptant le verset à la sœur Marie.

283 En 1650.

284 Honteux.

285 Ps. 68, 2. Desportes, op. cit. p. 158.

286 Genèse 29, 17. « Ce lieu est redoutable, il n’est rien d’autre que la maison de Dieu et la porte du ciel. »

287 Les personnages sont nommés en marge.

288 Commentaires dorénavant mis en retrait.

289 Magnificat. Lc 1, 51 : Il est intervenu de toute la force de son bras.

290 Ps. 83, 1-2 : « Combien sont aimées tes demeures, Seigneur Tout-Puissant ! Je languis à rendre l’âme après les parvis du Seigneur. »

291 Changement de main : à partir du mot suivant l’écriture devient plus lisible.

292 Citation arrangée de Hébreux 10, 21 : Fidelis et verax est qui repromisit : il est fidèle et vrai celui qui a promis. Dans Regulae congregationis Jesu et Mariae (Œuvres complètes, t. IX, p.76).

293 Troisième main.

294 Jeanne de Jésus Séguier (1643-1668), plusieurs fois prieure du carmel de Pontoise.

295 Louis XIV naît en 1638. J. Eudes prêche la mission de Pontoise en mars-avril 1653.

296 Valence de Marillac (en religion Marie du Saint-Sacrement) meurt en 1642.

297 Coiffure paysanne qui couvre la nuque.

2981609 à 1614.

2991614 à 1623.

3001622 à 1634.

301 blessèrent.

302 Cant. 3, 2 : J’ai cherché celui que mon cœur aime et je ne l’ai pas trouvé.

303 Cant. 3, 3 : n’avez-vous pas vu celui qu’aime mon âme ?

304 Cant. 3, 1 : J’ai cherché celui qui aime mon âme et je ne l’ai pas trouvé.

305 Cant. 4, 8 : Venez du Liban, mon épouse, venez du Liban, venez, vous serez couronnée.

306 Traduction du Ps. 17 par Desportes, versets 36-37.

307 Comme s’il invitait à passer.

308 une petite touffe.

309 Ps. 106, 1-2 : « Louez le Seigneur toutes les Nations, louez-Le tous les peuples, parce que grande est Sa bonté pour nous, et que la vérité du Seigneur demeure à jamais. »

310 Cant. 4, 8.

311 Or sus : courage, exhortation à prendre courage.

312 Texte du manuscrit. Voir Desportes, « Hymne des saintes vierges et martyres, à l’imitation de Jesu corona virginum », op. cit. p. 358, qui présente quelques légères différences, parce que Jean Eudes adapte l’hymne de Desportes à la sœur Marie : du pluriel de l’original il passe au singulier, tout en gardant l’octosyllabe, ce qui l’oblige à des modifications mineures.



313 Sixième quatrain de la traduction par Desportes du Ps. VII.

314 Nous corrigeons le manuscrit, qui indique ici « 3 » au lieu de « 2 » ; de même pour la suite.

315 Ps. 39, 7-8. Desportes, 92.

316« Avec ire », avec colère. (Nicot, 1606).

317 Ps. 41, 8. Desportes, 99.

318 Ps. 87, 17-18. Desportes, 206.

319 Nous rétablissons entre crochets cette traduction du Ps. 119, 153-154 (Desportes, op. cit. p. 296), qui a été oubliée !

320 Ps. 124. Desportes, 304.

321 Ps. 145. Desportes, 340.

322 Mon époux est fidèle et vrai dans toutes ses promesses.

323 Ps. 91, 18. Il s’agit d’une invocation par Jean Eudes dans les litanies en l’honneur de la Sainte Trinité, quatrième partie du Manuel pour une communauté d’ecclésiastiques (voir Œuvres complètes, t. III, p. 408).

324 Ps. 90, 13, déjà cité supra ainsi que la phrase latine qui suit : Cupio dissolvi… (Philippiens 1, 23).

325 Lc 2, 29 (Cantique de Syméon) : Maintenant, Seigneur, tu peux rappeler ton serviteur.

326 Comme s’ils applaudissaient.

327 1er janvier 1645.

328 Couronne : petit chapelet dit en l’honneur de la Vierge.

329 Desportes, Ps. 44, 4e strophe.

330 Ps. 44, 2 : Mon cœur a produit une excellente parole.

331 Hymne de Laudes, pour la fête de la Pentecôte : « Bienheureuses joies pour nous… »

332 Prêtres et justiciés (que l’on rencontre plus loin).

333 En 1639.

334 Desportes, neuvième quatrain du Ps. 20.

335 Ps. 21, 28. « Tous les confins de la terre se convertiront au Seigneur. »

(Desportes, 46 : Les bouts de l’univers tous s’en ressouviendront,

Et se convertissant au Seigneur se rendront. »)

336 Ps. 129, 8. C’est par lui que de toute offense Israël sera racheté. »

337 Desportes, vingt-deuxième quatrain du Ps. 68.

338 Ps. 129, 7. Le Seigneur est plein de miséricorde, et on trouve en lui une rédemption abondante.

339 Ps. 116, 2. La vérité du Seigneur demeure éternellement.

340 Ps. 17, 38-39. Desportes, 35 :

Je poursuis mes haineux fuyant de place en place,

Léger je les atteins, et ne quitte ma chasse

Qu’ils ne soient déconfits, massacrés, traversés,

Les frappant sans bouger sous mes pieds renversés.

341 Ps. 21, 2 : Mon Dieu, mon Dieu, regarde-moi ; pourquoi m’as-tu abandonné ?

342 Ps. 50, 3 : Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta grande miséricorde. 

343 Ps. 116, 1 : Louez le Seigneur, tous les peuples.

344 Ps. 22, 1 : Le Seigneur me conduit, rien ne me manquera.

345 Ps. 129, 8 : C’est lui qui délivrera Israël de toutes ses iniquités.

346 Ps. 41,8 ; déjà cité supra, La vague appelle la vague.

347 Ps. 7, 7. Desportes, 12.

348 « Des peuples te ceindra la grand troupe amassée

Monte donc sur le trône où ta gloire est haussée :

Le voilà qui les juge, ô Seigneur tout clément

Selon mon équité donne ton jugement. »

349 « Donne que des pervers la mauvaiseté périsse :

Mais l’âme non coupable et qui fuit l’injustice,

En toute sûreté plaise-toi l’adresser,

Dieu qui sonde les cœurs et le fonds du penser. »

350 Ps. 41, 2. Desportes, 96 :

Le cerf longtemps pourchassé

Fuyant pantois et lassé

Si fort les eaux ne désire,

Que mon cœur d’ennuis pressé,

Seigneur, après toi soupire. 



Mon âme, ô Dieu tout-puissant,

Se fond toute en languissant

Après toi, fontaine vive :

à ma soif toujours croissant

Toute demeure est tardive.



Hélas ! quand viendra le jour

Que la douceur d’un retour

M’offre cette impatience ?

Quand viendrais-je en ton séjour,

Quand serais-je en ta présence ?

351 Desportes, 296 (Ps. 118, 153-154).

352 Le jour de Pâques.

353 Lc 1, 51 (Magnificat).

354 Pouchette, mot du dialiecte régional : diminutif de poche ; on dit poche pour transporter des grains, pochette pour en marquer la contenance (Trevoux).

355 Escales : écailles, certaines croûtes dures : escales de noix, la coque ou peau de noix (Trévoux).

356 Trévoux : « cidre ». Quelqus-uns écrivent sidre, et même sildre.

357 Le mal de douze ans : « …elle arrive à un grand étang dont l’eau était pleine de serpents, mourons, crapauds et toutes sortes de bêtes venimeuses… » (V5.5).

358 En marge : « Ceci a été exécuté auparavant même la mort de la sœur Marie, qu’elle fût délivrée [211v] des malins esprits. Par ces sorciers on n’entend pas les magiciens mais d’autres grands pécheurs qui furent possédés et tourmentés par les démons pour les contraindre de se convertir. »

359 Échapper avec complément d’objet direct : éviter (sa froidure…).

360 Job 10, 22 : Cette terre de misère et de ténèbres, où habite l’ombre de la mort, où tout est sans ordre et dans une éternelle horreur.

361 Ps. 84, 11-12 : Desportes, 201 (déjà cité plus haut, Vie 4.10.8) :

La Bonté, qui sans fard en simplesse chemine,

Accourt devant la Foi sa compagne divine,

La Paix d’autre côté

Tient Justice embrassée, et la baise et la serre,

La blanche Vérité germera de la terre,

Et Justice du Ciel épandra sa clarté. 

362 Ps. 84, 9. Desportes, 201.

363 Un abcès.

364 Sainte Marie, mère de Dieu et vierge, à qui a été donné tout pouvoir dans le ciel et sur la terre, aidez-nous. Jean Eudes s’inspire très probablement de saint Bernardin de Sienne dans ses sermons sur l’Immaculée Conception. Cf. par ex. Œuvres complètes, t.XI, p.296-297.

365 Faufiler : mettre un faux fil pour préparer une couture.

366 Du verbe rager : ceux qui enragent. Forme correcte au XVIIème siècle.

367 Bonnet porté par les prêtres.

368 Sa louange.

369 Desportes, 168-169.

370 Ps. 71, 9. Desportes, 167.

371 Lc 1, 71 : Un salut qui nous libère de nos ennemis et des mains de tous ceux qui nous haïssent.

372 Mc 5, 12 : envoyez-nous dans (la suite du texte dit : « afin que nous entrions en eux ») ces pourceaux.

373 Grumes : grains.

374 Estriver : quereller, se choquer ou se battre de paroles (Trévoux). Parler normand.

375 De même Bertot : « …mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. » (Directeur Mystique, t. 2, lettre 6, p. 26).

376 Les livres qu’elle possédait. Voir Trévoux : « écrits, au pluriel, se dit des livres imprimés ou non imprimés ». Ne veut pas dire qu’elle a écrit. En revanche, elle a appris à lire à Coutances en 1612, notamment la Reigle de perfection parue en 1609. Elle possède les psaumes de Desportes..

377 Recevez notre prière. Gloria de la messe.

378 Qu’il soit fait comme il est demandé.

379 Bâton de longueur variable auquel on attache un cep de vigne.

380 Sag. 1, 7 : l’esprit du Seigneur remplit l’univers.

381 Jean de Gassion (1609-1647), calviniste passé du service de Gustave-Adolphe de Suède à celui de la couronne de France, colonel du régiment de Gassion. Surnommé « la Guerre » par Richelieu, qui le chargea de réprimer la révolte dite des va-nu-pieds en Normandie. Maréchal de France en 1643.

382 Ps. 144, 9 : ses miséricordes s’étendent sur toutes ses œuvres.

383 Ps. 44, 9. Desportes, 105 :

« La justice te plaît, tu détestes l’outrage :

C’est pourquoi Dieu, ton Dieu qui bénin t’avantage,

Sur tous tes compagnons, comme plus à ton gré,

T’a d’huile de liesse abondamment sacré. »

384 Marie.

385 Ps. 129, 7 : On trouve en lui une rédemption abondante.

386 Livre sixième, infra ? – On pense plutôt au Livre des noms divins de Léonard Lessius (1554-1623), abrégé du De perfectionibus moribusque divinis paru en 1620 à Anvers. – La suite du texte concerne aussi Lessius.

387 Erreur de pagination (reprise du même folio).

388 Lc 23, 46 : Père, en tes mains, je remets mon esprit.

389 Gentilité selon la norme actuelle.

390 Prière du chemin de croix, très connue : « Adorons le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Louons-le et exaltons-le dans les siècles. Gloire au Père… - Nous t’adorons, ô Christ, et nous te bénissons, parce que par ta sainte croix tu as racheté le monde. Toi qui a souffert pour nous, bon Jésus, prends pitié de nous. »

391 Voir aussi chapitre 6 du livre 9, où il est indiqué que Le jardin des contemplatifs est le titre d’un traité de Thomas Deschamps, connu de Marie des Vallées. Sur cette auteur, voir notre introduction.

392 Doublier : grande nappe qu’on devait replier pour la mettre sur la table.

393 Ce qui borde une chose, ici bordure.

394 Devanteau : tablier (Trevoux).

395 Au XVIIe siècle on dit aussi bien chaire que chaise (encore au XXe siècle dans l’ouest de la France).

396 Pièces de métal jointes ensemble avec des charnières.

397 Il s’agit peut-être de conseils qu’elle fit écrire à tel ou tel.

398 Actes 5, 29.

399 Toute lâche, se sentant sans vigueur.

400 Basse : servante (terme normand). Grande basse : servante principale.

401 Débroussailler.

402 Escharter : nous unifions en essarter utilisé précédemment : arracher les bois, les racines… débroussailler.

403 Ecclésiastique 24, 31 : ceux qui m’annoncent auront la vie éternelle.

404 Joint que : outre que.

405 Improuver : désapprouver.

406 « Salutation au Très Saint Cœur de Jésus et de Marie », J. Eudes, Œuvres complètes, t. II, p. 365 [de préférence à la p. 268 ?].

407 « Salutation à la Très Sainte Vierge Marie Mère de Dieu », Œuvres complètes t. II, p. 358-359.

408 « La Vierge à qui a été donné tout pouvoir au ciel et sur la terre », sermon 1 sur la nativité de la Vierge, cité par Jean Eudes à plusieurs reprises, notamment Manuel de prières pour une communauté ecclésiastique (édition de 1922, p. 41).

409 Se conjouir : se réjouir.

410 Mt 5, 11-12 : vous serez bienheureux, lors qu’à mon sujet on vous aura fait des affronts, on vous aura persécutés, on aura dit faussement toute sorte de mal contre vous. Vous devez vous en réjouir, et en être ravis de joie ; parce qu’une grande récompense vous attend dans le ciel. (Amelote)

411 Lc 1, 53 : Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides.

412 Ps. 68. Desportes, 157.

413 Cant. 3, 4 : Je l’ai saisi, et je ne l’ai pas lâché.

414 Lc 1, 48 (Magnificat) : le Tout-puissant a fait en moi de grandes choses ; et son nom est saint. (Amelote).

415 Ps. 71, 19. Desportes, 169 :

« Soit béni éternellement

Le nom de sa gloire accompli

La terre universellement

Soit de ses louanges remplie… »

416 Ps. 90, 13. La Vie… a déjà cité ce verset, avec la paraphrase de Desportes (livre 4, chapitre 8, section 4).

417 Compagnon de M. Potier.

418 À l’instant.

419 L’une des deux paroisses de Coutances.

420 En 1639.

421 Seizième sizain du Ps. 34 selon Desportes.

422 Au sens étymologique : frappés par le tonnerre.

423 Ps. 86, 2-3 ; Ps. 44, 17-18 ; Ps. 17, 45. On a dit de vous des choses glorieuses, ô cité de Dieu. Je me souviendrai de Rahab et de Babylone qui me connaîtront. Puissent vos enfants prendre la place de vos pères, et vous les établirez princes sur toute la terre. Un peuple que je n’avais point connu m’a été assujetti ; il a obéi aussitôt qu’il a entendu ma voix.

424 Ma sœur est toutee petite (Cant. 8, 8). Mon bien-aimé est frais et vermeil (Cant. 5, 10). Ouvre-moi ma sœur, mon épouse, ouvre-moi (d’après Cant. 5,2).

425 Nous n’avons pas trouvé la source de cette formule …expressive sous le climat normand.

426 Au sens de « s’en préoccupa ».

427 Dans la marge est cité le verset du Ps. 45 : Tu aimes la justice et tu détestes le mal, c’est pourquoi Dieu t’a sacré avec l’huile de l’allégresse, entre tes frères.

428 Ps. 90, 13, déjà cité à trois reprises.

429 Brouit : brûle.

430 Fredon : roulade dans un chant.

431 Dartres (maladies de la peau).

432 Sans savoir (Trévoux ; très courant au XVIIe siècle).

433 Pleins (ou plains) : cuves où l’on a fait éteindre de la chaux vive pour dépouiller les peaux – par extension, le liquide que contient ces cuves.

434 Les ordres religieux.

435 Le fol est changeant comme la lune (Siracide 27, 11).

436 émier : réduire en petits morceaux (Trévoux).

437 Desportes, Ps. 94, première strophe. S’éjouir à : trouver de l’agrément, du plaisir dans.

438 saint Méen.

439 À se garder de

440 Hypocras, hipocras ou hippocras : vin sucré où l’on a fait infuser de la canelle, du girofle…

441 Les CL Psaumes de David, Rouen, 1603. [ital, titre d’œuvre]

442 Ps. 61, 1. Desportes, 140.

443 Ce verset du Nouveau Testament (Philippiens 1, 23), comme précédemment le verset du Ps. 90, 13 (Super aspidem, etc.), est l’une des citations bibliques préférées de la Vie…

444 Les trois strophes, 30, 41, 40, sont tirées de Jesu dulcis memoria, attribué à saint Bernard (Catholicisme « Jesu », col. 731). - Hymne de l’Office du Saint Nom de Jésus à Vêpres, de cinquante strophes environ, qui date de la fin du XIIe siècle : Jubilus rythmicus, De nomine Jesu (P. L. CLXXXIV, 1317-1320). En marge de ce quatrain on lit l’annotation suivante : « Ce sont des souffrances. »

445 Hymne de la Pentecôte, à Laudes, 5e strophe.

446 Séquence au Saint Esprit le jour de la Pentecôte : « Consolateur souverain, Hôte très doux de nos cœurs, adoucissante fraîcheur. »

447 Cf. supra.

448 Benoît de Canfield, Reigle de perfection, contenant un bref et lucide abrégé de toute la vie spirituelle réduite à ce seul point de la volonté de Dieu…, Paris, 1609.

449 Sur Thomas Deschamps ( ?-1629), voir notre introduction.

450 Venez ici.

451 Cant. 2, 5 : Soutenez moi avec des fleurs, parce que je languis d’amour.

452 en 1642.

453 Vie 6.12.1 : « Le paradis terrestre qui est le Saint Sacrement de l’autel. » [la note n’ajoute pas grand chose au texte, la remplacer sur épreuves par une indication des pages dans votre édition ? Cela peut valoir ailleurs, il faudrait alors prévoir des notes avec p. xxx]

454 Action de proférer : énonciation, (sens conforme à l’étymologie latine).

455 Vener : faire courir une bête pour en attendrir la chair.

456 Dieu, dont le propre est d’avoir toujours pitié (oraison de la messe des morts).

457 Ps. 41. Nous avons donné supra les trois premiers couplets de la version de Desportes, 97 :

« Le cerf longtemps pourchassé

Foyant pantois et lassé

Si fort les eaux ne désire,

Que mon cœur d’ennuis pressé,

Seigneur, après toi soupire.

Mon âme ô Dieu tout-puissant,

Se fond toute en languissant

Après toi, fontaine vive :

A ma soif toujours croissant

Toute demeure est tardive. »

458 Ps. 68,10 : Le zèle de ta maison me dévore, les insultes de tes détracteurs sont retombées sur moi. 

459 Litanie du chemin de croix très connue : Adorons le Père et le Fils avec le Saint Esprit : louons-le et exaltons-le dans les siècles. Nous t’adorons, ô Christ, et nous te bénissons, parce que par ta sainte croix tu as racheté le monde. Toi qui as souffert pour nous, Seigneur Jésus, prends pitié de nous.

460 Lc 1, 49 (Magnificat déjà rencontré : Vie, 7.6). – Et Hymne de la Pentecôte à laudes, 5e strophe, déjà cité.

461 Mathieu 7, 7 : « Demandez et vous recevrez, frappez et on vous ouvrira. »

462 Sanctus (reprise de Mt 21, 9).

463 Vraiment.

464 Cantique de la fin du XIIe siècle, utilisé à la fête du Saint Nom de Jésus, à vêpres, et cité plus haut (Vie 9.6.2) attribué à saint Bernard.

465 Adaptation de Cant. 2, 5 : Désormais je vois celui que j’ai cherché, je tiens celui que j’ai désiré. Je languis de l’amour de Jésus, et je brûle entièrement dans mon cœur. Soutiens-moi avec des fleurs, parce que je languis d’amour.

466 Dernier verset du Ps. 71 dans la version de Desportes.

467 Troisième occurrence de ce couplet du cantique pour la fête du Saint Nom de Jésus. Déjà rencontrée Vie 9.6.2.

468 Luc 1, 53.

469 Luc 1, 54 (Magnificat).

470 Luc 1, 54.

471 Ps. 62,3.

472 Job 10, 22 (Déjà rencontré : Vie 5.10.12) : Terre de misère et de ténèbres, où est assise l’ombre de la mort, terre de chaos, où l’horreur éternelle habite.

473 Lam. 4, 8.

474 méprisable (1re occurrence au f° 140).

475 Saline : cabane

476 Ps. 44, 14-15 : A l’intérieur elle est la beauté même, cette fille de roi, avec son vêtement de brocart d’or. On la mène au prince couverte d’étoffes aux multiples couleurs. Après elle, les vierges, ses compagnes, sont amenées vers toi.

477Le P. Jean-Baptiste Saint-Jure (1588-1657) prêche le Carême à Coutances en 1624.

478 Ps. 21, 7. Desportes, 48 : « Je ne suis pas un homme, ains un ver seulement. »

479 Cant. 4, 9 : Tu me ravis le cœur par une seule perle de ton collier.

480 Cant. 7, 1 : Que tes pieds sont beaux dans tes sandales, fille de prince !

481 I Pierre 5, 5 : Dieu s’oppose aux orgueilleux, mais aux humbles il accorde sa grâce.

482 Petites bêtes, insectes.

483 à la maraude : en volant ici et là.

484 Ps. 116, 1.

485 Cant. 4, 12 : …un jardin fermé et une fontaine scellée.

486 Saline : cabane. [le terme apparaît plus haut [f° 397].

487 1 Cor 6, 17 : Celui qui s’unit à Dieu est avec lui un seul esprit.

488 Points de suspension du manuscrit sur une ligne et demie (et il en est de même plus bas) : ce que nous signalons par quatre points « …. ». Le manuscrit de Québec omet des passages probablement secondaires.

489 Le Bény-Bocage, arrondissement de Vire et lieu de naissance de Renty. D’autres sources, et particulièrement le ms. Renty (voir bibliographie), permettent de reconstituer les événements auxquels il est fait allusion ici : M. de Juganville est guéri subitement d’une fracture de l’épaule provenue d’une chute de cheval ; au Bény, l’orage est soudainement arrêté.

490 Desportes, 48. Ce verset a déjà été cité au livre 4 chap. 8. « Malgré… Marris… » remplacent ici « Présens… Fachez… » de l’édition de 1603.

491 Nous ne donnons pas la suite – [434] Pensées sur les quatre chapitres de l’Apocalypse expliquées à la bonne âme ; [436v] Pensées sur quelques versets du Cantique des Cantique par Mr de Montagu, qui se terminent ainsi [448] : « Elle a souffert à la lettre tous les maux et tous les autres qui y sont désignés. Fin. »

492Texte établi sur le Manuscrit de la Bibliothèque d’État de Vienne, 6980 Hohendorff Q 33. Les quelques variantes venant du Manuscrit de Cherbourg 68, Abrégé de la vie et de l’état de Marie des Vallées, sont mentionnées en note.

493 En marge du départ du texte est écrit : « Copie page 1 de l’original ».

494 Ms. de Cherbourg porte « ne trouvaient ».

495 Pagination en annotation marginale sur la copie ; nous la plaçons donc approximativement (à quelques mots près et souvent en début de phrase).

496 Ms. de Cherbourg porte « dans le fond de son esprit ».

497 Ms. de Cherbourg porte « croire » à la place de « douter ».

498 La phrase entière : « le désir provenait... à Dieu » absente du ms. de Cherbourg.

499 Coton. Nous respectons ici comme dans ce qui suit la graphie.

500 Ms. de Cherbourg porte à la place : « Protestation I ».

501 Ce qui suit est absent de la « Protestation première » dans la version de la Vie.

502 Ms. de Cherbourg porte « excès du désir ».

503 Nous retenons la variante du ms. de Cherbourg ; le texte du ms. de Vienne porte « entre ».

504 Chiffre « 1 » ajouté selon ms. de Cherbourg ; manque dans le texte.

505 Cf. Ps. 87,17 ; Ps. 87,8 ; Lam 1,12. Ms. de Cherbourg porte transierunt, conturbaverunt ce qui est conforme à la Vulgate. – Ps 87,17 : Tes fureurs roulent au-dessus de ma tête ,je me sens broyé de tes épouvantes – Ps. 87, 8 : Ta fureur s’est appesantie sur ma tête, tu m’as étouffé sous tes flots – Lam 1,12 : Il m’a vendangé au jour de son ardente colère.

506 Cf. Ps 89,11.

507 Cf. 2 Co 5, 21.

508 Selon ms. de Cherbourg « de larmes de sang ».

509 Vienne porte « 1634 ». Cherbourg porte « 1653 ».

510 Correct au XVIIe siècle, cf. Trévoux : cesser.

511 Nous reprenons Cherbourg (Contemptibilia), qui corrige l’erreur de lecture de Vienne (Contemptilia).

512 Cf. 1 Co 1,28 ; Mt 11, 25-26 ; Ac 13,41. – 1 Co 1, 28 : Ce qui est méprisable, Dieu l’a choisi pour confondre les forts – Mt 11, 25-26 : Je te lour, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché ces choses aux sages et aux prudents […]

513 Méprisable (Trévoux).

514 Ajout d’après ms. de Cherbourg : « a été » manque dans le texte de Vienne.

515 Dans le texte de Vienne « comme » mais c’est parfois une abréviation pour « comment » ; « comment » dans le ms. de Cherbourg.

516 Addition selon ms. de Cherbourg : «, et de souffrir ».

517 Ms. de Cherbourg : « jamais me ».

518 Ms. de Cherbourg : « comme aussi pour en détruire ».

519 Cf. Mt 7, 17-18.

520 Ici, l’orthographe est correcte. [pourquoi cette note ? on a déjà rencontré ce nom, tel => la supprimer ?]

521 Cherbourg : « donné quelque occasion ».

522 Conduite (Trévoux).

523 Cf. Luc 24, 32.

524 Si est-ce que : néanmoins - Cherbourg porte : « Néanmoins il a coutume ».

525 Cherbourg porte : « et on lui met ».

526 Mt 7,7.

527 Manque « d’autres » dans le ms. de Cherbourg.

528 Joint que = outre que.

529 Lc 22, 53 : C’est votre heure, c’est le pouvoir des ténèbres.

530 Surius, Laurent Sauer, chartreux – Janu[ensis] : Antoine de Gênes, augustin.

531 Ms de Cherbourg porte « chasteté » qui doit être la bonne lecture.

532 « l’on » selon ms de Cherbourg ; ms de Vienne porte « Dieu », qui est une erreur de lecture.

533 Ms Cherbourg porte « possession ». Ms Vienne porte « passion » qui est une erreur de lecture.

534 Cf. 2 Co 3, 18.

535 2 P 1, 4.

536 Mt 6, 10.

537 Ga 2,20.

538 Ms. de Cherbourg porte « 1er livre ».



539 « Quarante », selon ms. de Cherbourg.

540 Thomas Cantipratensis (de Cantimpré), chanoine régulier de St-Augustin, puis dominicain à Louvain, auteur de vies de saints (1201-v.1263).

541 Jacques de Vitry, patriarche de Jérusalem (- v.1240).

542 Laurentius Surius (v. 1523-1578), De probatis Sanctorum historiis ab Al. Lipomano olim conscriptis nunc primum a Laur. Surio emendatis et auctis, 6 vol., Cologne 1570-1577.

543 Titre du ms. de Cherbourg : « En suite de cette échange la S[œur] M[arie] a été 33 ans ou environ sans pouvoir communier. »

544 « tenus », selon ms de Cherbourg ; absent du texte.

545 Cf. Ga 3, 13.

546 Le texte porte « que du depuis » (corrigé dans le ms. de Cherbourg).

547 Cf. 1 Co 4,4 : Ma conscience ne me reproche rien, mais ce n’est pas cela qui me justifie.

548 Dans le ms. de Vienne, « s’il veut » vient après la citation et suivi d’une virgule. Nous suivons le ms. de Cherbourg.

549 Le Moine, celui qu’attaque Arnauld (et Pascal dans la 1re des Provinciales) dans son Apologie pour les saints Pères (1651), qui livre VIII ch.X donne exactement cette citation, avec la même référence (merci Google Books) : « Que les justes peuvent, abolument parlant, éviter tous les péchés, tant mortels que véniels… » Voir le Jansénisme de Cognet, p.55-56 : il s’agit d’Alphonse Le Moyne, professeur de Sorbonne, protégé de Richelieu et chargé par lui de réfuter Jansénius, mais qui ne publia qu’assez tard, en 1647 et 1650 (De Dono orandi). Une telle citation semble donc un indice parmi d’autres de l’antijansénisme de Jean Eudes… Arnauld donne cette thèse comme condamnée par le concile de Trente.] Alphonse Le Moyne (1590-1659), docteur en Sorbonne, auteur d’une Disputatio de dono orandi (1650) et adversaire du janséniste La Lane.

550 Cf. Col 1, 24.

551 Ez 4, 4-5.

552 Cf. 1 S 2, 6 : Il fait descendre aux enfers, et en remonter.

553 Cf. Lam 2,13.

554 « Votre affliction est grande comme la mer » d’après le ms. de Cherbourg qui ne fait que traduire le passage.

555 Cf. Ex 32, 32.

556 En fait il s’agit de Rm 9, 3. « Romains 8 » est une note en marge du ms. de Vienne.

557 Jacobon, c’est-à-dire Jacopone da Todi (v. 1230-1306), membre du tiers-ordre franciscain. Blanc dans le texte à la place de « François » dans le ms. de Vienne ; « St Franc. » dans le ms. de Cherbourg.

558 Ces Conseils… au titre repris ici, précédé de l’indication « ADDITION », figurent à la fin du tome II du Directeur mystique, publié près d’Amsterdam en 1726 par le cercle de Pierre Poiret, p. 407 et suiv. On indique entre crochets les folios de cette édition. Les quatre tomes du Directeur mystique sont consacrés à l’édition de l’œuvre de Jacques Bertot, disciple de Jean de Bernières, à quelques très rares exceptions près : cette Addition, 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus (qui fut en rapport direct avec Madame Guyon), 21 lettres de Madame Guyon (elles concluent le tome IV et dernier, afin de faire apparaître Madame Guyon comme succédant à Monsieur Bertot dans la voie mystique). Ceci souligne l’importance exceptionnelle de Marie des Vallées aux yeux des maîtres successifs du cercle mystique normand.

559 Sous-titre de l’éd. Poiret. Il est précédé du paragraphe suivant : « Ces Conseils ont été donnés apparemment à Mr. de Bernières, (Voyez dans ses Œuvres spirituelles, II. Partie, Lettres XXX, Pour la vie Unitive,) ou à Mr. Bertot, (Voyez ci-dessus lettre XL, §2, et lettre LXIV, §6) ou à quelqu’un de leurs amis, qui avaient tous une grande estime pour cette fille, et l’allaient voir ordinairement une fois par an. » Une longue note attachée au titre livre quelques indications sur la servante de Dieu, extraites d’un Recueil curieux d’un grand nombre d’actions édifiantes..., rédigé par un chanoine de Liège, imprimé en cette même ville en 1696 : « C’était une pauvre fille païsane en Normandie, exercée au-dedans et au dehors par de grandes croix [suivent des indications sur « l’excès de charité » consistant à porter la peine de filles possédées, etc. ] […] M. de Renti […] fit un voyage de Paris en Normandie pour ce sujet […] Boudon Archidiacre d’Evreux, qui l’avait aussi visitée… » Dans la lettre signalée ci-dessus de Bernières à Bertot (voir au tome II de ses Œuvres spirituelles, Lettre 30 : à son ami intime, des opérations de Dieu en l’âme. Monsieur, Dieu seul, et rien plus…), il n’est pas fait allusion à Marie de Vallées mais le contenu est proche de celui des Conseils… Quant aux deux lettres de Bertot, voir notre choix de textes Jacques Bertot Directeur mystique, Toulouse, éd. du Carmel, 2005 – Lettre 2.40, §2 : « Soyez cruelle à vous-même, et j’espère de la bonté divine que jamais nous ne nous verrons sans un renouvellement spécial tant en vous qu’en N. car ne terminant point ce torrent impétueux des grâces divines que je vois venir sur vous autres, elles porteront grand effet pourvu que vos coeurs soit des vallées. Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme [sœur Marie des Vallées] très unie à Sa divine Majesté, savoir que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles. Heureuses et mille fois heureuses les âmes quand elles ont rencontré le trésor infini de la vérité, car elles sont en voie pour trouver les trésors des grâces infinies de Sa divine Majesté. Aimez donc en cette manière et ne cessez point d’aimer car jamais Dieu ne cessera de correspondre. Servez-vous de ce que votre chère âme expérimente pour voir la vérité de ce que je vous dis. » Lettre 2.64, §6 : « Quand une fois l’âme a trouvé le sentier de la divine Justice, elle ne marche plus, mais elle vole. Et sur ce sujet il faut que je vous dise ce que Dieu fit connaître à une personne qui est morte à présent, qui était un miracle de grâce, et qui avait pour partage la divine Justice dans un très grand degré de pureté dont les effets ont été surprenants en elle. Elle me disait que la Miséricorde allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent, mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargé de tout cela, marche d’un point si vite que c’est plutôt voler. »

560 Il faut être toujours en garde contre… (Trévoux, qui donne comme exemple : « Il faut se donner de garde des surprises des chicaneurs »).

561 Crochets de l’édition Poiret.

562 Note dans l’édition Poiret : Je dors et mon cœur veille, Cant. 5, 2.

563 M. de Noailles ?

564 Accord pluriel avec « mon état précédent … et les autres choses qui accompagnent tels états ».

565 Communication mystique.

566 M. de Bernières et Madame de Noailles.

567 Le Triomphe de l'Amour divin dans la vie d'une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas, 1676, deuxième partie, chapitre 3 : Tr. II, 3 ; voir en fin du présent volume la « Note sur le présent ouvrage ».

568 Tr. I, 5.

569 Tr. I, 9.

570 Nous pouvons apprécier les écrits de ce groupe mystique grâce à Pierre Champion, La Vie et la doctrine spirituelle du Père Louis Lallemant, Paris, 1694 ; Louis Lallemant, Doctrine spirituelle…, Desclée de Brouwer, coll. « Christus », 1959.

571 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, tome V, chap. I-III.

572 Tr. II, 12. Grâce que Mme Guyon et bien d’autres auraient appréciée.

573 Tr. I, 10.

574 Tr. II, 12.

575 Tr. I, 15.

576 Tr. I, 16.

577 Tr. I, 18.

578 Tr. I, 17 & 18.

579 Tr. I, 19.

580 Tr. I, 17.

581 Tr. I, 20.

582 Tr. I, 21.

583 Tr. I, 25.

584 Tr. I, 27.

585 Quelques éléments sur ces influences figurent dans la « Note sur le présent ouvrage » terminant ce volume.

586 « Il me souvient qu'elle me raconta qu'un jour une personne de ses familiers lui lut dans la vie de sainte Catherine de Gênes, les chapitres qui traitent de son grand amour ; et qu'entendant cette lecture, il lui semblait que ce même amour avait parfaitement accompli en elle, ce qu'autrefois il avait exercé dans le coeur de cette grande sainte ; d'où elle entra dans un si grand sentiment de reconnaissance et d'amour… » (Tr. II, 3).

587 contre-tirer : copier trait pour trait en calque.

588 fomenter : entretenir

589 séquestrée : isolée

590 Sœur Jeanne dirigea des retraites fondées au couvent en 1672 et fut deux fois supérieure des ursulines de Vannes (1666-1672, 1684-1690).

591 Poiret réédita les deux volumes de l’édition parisienne de 1683, regroupés en seul volume, sous le titre savoureux suivant : L’Ecole du pur Amour de Dieu ouverte aux savans et aux ignorans dans la vie merveilleuse d’une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas vulgairement dite la bonne Armelle décédée depuis peu en Bretagne, par une fille religieuse de sa connaissance, A Cologne, chez Jean de la Pierre [Amsterdam], 1704.

592 Espagnol passant de la Cour à la condition d’ermite au Mexique du XVIe siècle, dont les dits, rapportés par son ami Llosa, traduits en France par Arnauld d’Andilly, sont de grande profondeur, au-delà de leur charme exotique.

593 Nous avons disposé de l’édition de 1676 à Vannes, « chez Jean Galle près le séminaire », ici référencée Triomphe, partie. chapitre, page.

594 L’édition (expurgée) de 1552 de la Vie de Catherine de Gênes est traduite dès le début du XVIIe siècle et très lue.

595 Triomphe II. 3, 37.

596 Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux…, Tome V, 122-123.

597 « …la coutume dans cette maison était que tous les soirs, après le souper, on faisait la lecture de la vie des saints, ou autre livre spirituel qui traitait de même matière […] comme elle eut pris goût d’entendre les lectures, et que celles qu’on faisait le soir ne la satisfaisaient pas pleinement, elle pria une des filles de la maison, qui depuis a été religieuse chez les Ursulines de la même ville [Ploërmel], de lui lire quelque chose de fois à autre, ce que cette jeune demoiselle faisait fort volontiers ; et Dieu permit qu’un jour elle lui lût un livre qui traitait de la Passion de Notre Seigneur et des travaux qu’il avait soufferts…» (Triomphe… I. 3).

598 Henri Bremond cite pour les seules femmes : la Mère de Matel, Amice Picard, Catherine Daniélou, Mme du Houx… (Histoire littéraire …, t. V, chap. III, « Jean Rigoleuc et la Bretagne mystique »). On y ajoutera Anne-Toussainte de Volvire, plus tard Madeleine Morice… (André Moisan, Trois mystiques en Brocéliande, 2008, éd. Mine de Rien – Bretagne, Le Bois de la Roche, 56430 Néant-sur Yvel).

599 Il ne pourra pas suivre les exemples offerts par Jean de Brébeuf et d’Isaac Jogues : ce dernier parcourut la France, les oreilles coupées par les Indiens, témoignant des missionnaires martyrs, avant son retour au Canada où il fut (enfin ?) martyrisé. Et Rouen où Louis résida longtemps, n’est-elle pas la patrie de Corneille ?

600 Pierre Champion, La Vie et la doctrine spirituelle du Père Louis Lallemant, Paris, 1694 ; Introduction à la Doctrine spirituelle…, Desclée, « Christus », 1959, 9, 53, 141, 157.

601 Au milieu du siècle, outre quatre missionnaires à Quimper, Vannes est le port d’attache de Rigoleuc, Bernard, Thomas, Maunoir, Huby… Ils sont assistés par M. de Kerlivio, Catherine de Francheville, Marguerite de Kerderf…

602 Pierre Champion (1633-1701). D’origine normande, enseignant en Bretagne, en Normandie, etc., il participe à des missions navales… « De Nantes, son ministère appelait souvent le P. Champion en Bretagne. C’est là que semblait l’attendre pour lui passer le flambeau, un jésuite septuagénaire, le P. Vincent Huby, disciple et héritier du P. Jean Rigoleuc, qui l’avait été lui-même du P. Louis Lallemant. Cette généalogie mystique, cette « suite » si intéressante pour nous, est nettement marquée par le P. Champion » (Histoire littéraire…, Tome V, Chap. I La Doctrine Spirituelle de Louis Lallemant, 6). « L’Ecole du Père Lallemant… » : tel est le début du titre donné par Bremond à son tome V.

603 « Il faisait ses voyages à peu de frais, se traitant mal et vivant comme les pauvres … Il ne portait ordinairement point d’autre provision qu’un petit sac de farine … C’était un proverbe dans le pays pour exprimer la misère des serviteurs mal nourris, de dire qu’ils étaient traités comme le cheval du P. Rigoleuc » (Hist. littéraire…, V, 71).

604 Hist. Litt. V, Chap. I, 6 & Chap. II, 69 sv. ; Dict. Spir. 13.674/80.

605 Voir son témoignage à la fin du Triomphe : « Je m'estimerais coupable d'une omission très importante devant Dieu, et devant le monde, si je ne donnais le témoignage public que l'on me demande de la vérité de cette Vie, ayant eu le bien de connaître et de servir environ trente ans l'excellente âme dont elle parle… ».

606 André Moisan, Trois mystiques… op.cit., page 13, note 9 ; l’oubli d’Huby par Bremond est compensé par l’étude d’Henry Marsille : Dict. Spir., tome 7, col. 842-851.

607 Ce qui donne lieu à une littérature d’opuscules (« tracts », Dict. Spir., tome 7, col. 843 ; analysés en 54 entrées, col. 844-848).

608 Dict. Spir., tome 7, col. 843. – « Il suffit de ces mots : Dieu est celui qui est, après quoi l’âme doit se tenir dans un profond silence, accoisant [calmant] doucement et sans effort les saillies de l’imagination qui ne laisse pas au commencement de courir comme une folle… » (col. 851).

609 Dict. Spir., tome 8, col. 855.

610 Hippolyte Le Gouvello, Une mystique bretonne au XVIIe siècle, Armelle Nicolas, dite la Bonne Armelle, Servante des Hommes et Amante du Christ, 1606-1671, Paris, 1913, 1934 - le visage d’Armelle présenté en vignette de notre couverture provient du tableau de 1654 reproduit en frontispice - son texte reprend largement le Triomphe… ; H. Bremond, Hist. littér. du sentiment religieux, t. V, p. 120-138 – voir la note attachée à la p. 120 : « …texte mystique de tout premier ordre … la plupart de ses 713 pages [édition parisienne de 1683 utilisé par Bremond] ont été lues à l’héroïne elle-même et approuvées par elle » ; André Moisan, Trois mystiques…, op.cit. (Armelle couvre les pages 5-20).

611 On comparera ces craintes à celles de Marie des Vallées (1590-1656), de seize ans son aînée, qui demeura dans le Cotentin, dans un environnement assez comparable.

612 Triomphe I. 12, [118, 119].

613 Mme Guyon, Les Torrents, I 4.

614 Pierre Poiret réédita les deux volumes de l’édition parisienne de 1683, regroupés en seul volume, sous le titre savoureux suivant : L’École du pur Amour de Dieu ouverte aux savans et aux ignorans dans la vie merveilleuse d’une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas vulgairement dite la bonne Armelle décédée depuis peu en Bretagne, par une fille religieuse de sa connaissance, A Cologne, chez Jean de la Pierre 1704.

615 J.Orcibal, “Les spirituels Français et Espagnols”, in Études d’histoire et de littérature religieuses, Klincksieck, 1997, p. 207.

616 J. Byrom, disciple de P. Poiret, résume les dits de la bonne Armelle en vers [!] et en publie une traduction allemande faite par J. Chr. Jacobi (Jean Orcibal, Études…, op. cit., p. 208). 

617 Ce dernier était en relation avec des intellectuels (Wesley en tant que traducteur, J. Byrom, le docteur Cheyne, des membres du groupe d’Aberdeen, etc.) et des spirituels (consulter J. Orcibal, Études…, op. cit., index).

618 J. Wesley la considérait comme un « complément naturel de son adaptation de la Vie de Mme Guyon » ; et il loue l’une et l’autre au point de pouvoir être considéré comme leur disciple. (Malheureusement, il ne l’apprécia vraiment qu’à la fin de sa vie, donc trop tard pour influer fortement sur les méthodistes dont il est l’origine). Toutefois il met en garde contre l’insistance supposée des deux femmes sur la valeur de la souffrance (J. Orcibal, Études…, op.cit., p. 540 et p. 536 n. 12). – Paraît en 1754 à Germantown (Georgia) The daily conversations with God exemplify’d in the holy life of A. Nicolas (ibid., p. 208).

619 Espagnol cultivé dans sa jeunesse, passé de la Cour à la condition d’ermite dans le Mexique du XVIe siècle, et dont les dits, rapportés par son ami Llosa, traduits en France par Arnauld d’Andilly, sont de grande profondeur, au-delà du charme exotique.

620 LE TRIOMPHE DE L'AMOUR DIVIN DANS LA VIE D'UNE GRANDE SERVANTE DE DIEU NOMMÉE ARMELLE NICOLAS. Décédée l’An de Notre-Seigneur 1671. Fidèlement écrite par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vennes, de la Congrégation de Bordeaux, et divisée en deux parties. Première édition en 1672. Deuxième édition en 1676, Vannes, chez Jean Galle près le séminaire. Suivent des éditions à Paris en 1678, 1683, etc., ainsi que des traductions et adaptations en anglais et allemand.

621 Jeanne [Le Corvaisier Pelaine] de la Nativité.

622 Désormais rétabli en « Vannes ».

623 Les religieuses ursulines se consacrèrent tout particulièrement à l’éducation des filles.

624 Remarque : marque, objet remarquable (Godefroy, Lexique de l’Ancien français). Terme de marine. Points remarquables que l’on relève, pour se diriger (Littré, 3e sens).

625 Le P. Vincent Huby (1608-1693), rédacteur du Témoignage qui achève le présent volume.

626 Le P. Rigoleu ou Rigoleuc (1596-1658) est à Vannes comme missionnaire et directeur spirituel des Ursulines de 1640 à 1646 et de 1652 à 1658 ; il enseigne la théologie morale au collège. (Trois mystiques…, op. cit., 13 n. 9.)

627 Cette écriture dirigée par la grâce se rencontrera, décrite de façon identique, chez Mme Guyon.

628 Ploërmel est situé au centre de la Bretagne. Campénéac, à 7 km à l’ouest de Ploërmel, est un bourg proche de la forêt de Paimpont. Armelle est née au village de Quelneuc, situé au bord de la route de 4 km qui va de Campénéac à Augan, passant aujourd’hui au-dessus de l’autoroute N24. « En 1993 le chanoine E. Roudin, campénéacois, fit poser une plaque sur la maison natale… » (Trois mystiques…, op.cit. p. 12, note 6.)

629 Néant-sur-Yvel est situé à 8 km au nord de Campénéac.

630 Nous reproduisons la pagination de notre exemplaire (Vannes, 1676).

631 hantise : fréquentation

632 Marguillier chargé de l’administration des revenus et dépenses.

633 rencontre : opposition

634 colliger : dans le sens de conclure, induire

635 ains : mais (que nous substituons dorénavant).

636 à la campagne

637 réfections : repas

638 Un couvent des Grands Carmes se trouvait à Ploërmel — il résista à la réforme entreprise sous l’influence de Jean de Saint-Samson…

639 procura : s’efforça

640 déportements : comportements

641 procurât : recherchât

642 circonstance : particularité

643 oyait : entendait

644 Thème médiéval (le Graal).

645 récollection : recueillement

646 fors : sauf

647 d’iceux : de ceux-ci

648 compris : présent µ le synonyme manque d’exactitude. Renfermé, contenu ?

649 navré : blessé

650 Les colonnes, les piliers qui sont aux quatre coins de certains lits (Littré).

651 moyenner : procurer

652 Personne phrénétique (corrigé en frénétique) : personne égarée.

653 déduite : racontée

654 Il s’agit de Mme du Tertre, de la famille Charpentier du Tertre, un des fondateurs des Ursulines de Ploërmel. Elle avait une sœur carmélite à Ploërmel.

655 divertissement : plaisanterie

656 buirées : cruches

657 repartie : protestation

658 rencontre : occasion

659 rebuts : rebuffades

660 lourdise : lourdeur

661 Bien-facteur : Bienfaiteur.

662 Ce mari rendra un témoignage favorable, résumé à la fin du présent volume : « Dieu, par une spéciale providence, nous donna à cette fille dès le commencement de notre mariage, pour gouverner notre ménage, ma femme n'ayant pas été élevée à prendre ce soin, et d'ailleurs elle était toujours malade ; cette bonne fille la servait, consolait et aidait le plus doucement et charitablement du monde… » (Deuxième partie, chapitre 22).

663 déportements : comportements

664 Françoise Charpentier épousa en 1636 Gabriel du Bois de la Salle, châtelain de Roguédas en Arradon, près de Vannes. Armelle restera attachée à ses nouveaux maîtres durant trente-cinq années (Trois mystiques…, op.cit., 12).

665 Consumer 

666 Vincent Huby, confesseur et rédacteur du « Témoignage » placé en fin de ce volume (une note lui est consacrée, attachée à la « Préface en forme d’épître… »).

667 prévenir : rendre le premier un bon office.

668 Vincent Huby, en fidèle disciple de Louis Lallemant (1588-1635) déclare : « Il faut avoir le cœur vide de tout, hormis de Dieu, sous peine de perdre Dieu. »

669 hantise : fréquentation

670 griève : grave

671 navrât : transperçât

672 Soulagement, dans la mesure où  elles

673 feindre = hésiter, faire difficulté (Trévoux).

674 À sœur Jeanne de la Nativité.

675 Le P. Rigoleuc mourra tôt, dès 1658. Puis le P. Adrien Daran en 1670, le P. Guilloré en 1684. Le P. Huby vivra jusqu’en 1693.

676 Le P. Huby, à Quimper. La sœur Jeanne de la Nativité lui servira de relais lors de ce déplacement, comme elle l’explique dans sa « Préface en forme d’Epître… ».

677 recouvré

678 Tourière : « domestique [plutôt : sœur converse] de dehors, qui dans les monastères de filles, fait passer au tour [cylindre creux tournant] des choses qu’on y apporte » (Littré). – Cet emploi se prête à l’édification hors parloir des fidèles.

679 rencontre : occasion

680 toutes nos commissions

681 procuré : obtenu

682 d’une manière unique.

683 appliquée : occupée

684 déduirai : exposerai

685 à votre égard

686 démarches corrigé

687 Forte expression déjà utilisée dans la Préface.

688 consumait

689 déduits : exposés

690 La rédactrice déclare dans sa Préface : « …C'est de quoi toute la première partie de cette œuvre donne des preuves évidentes, spécialement depuis le quinzième chapitre, jusqu'à celui de son heureux décès. Tout ce qui a précédé ce dit chapitre, n'est qu'un simple récit historique de ce qui lui est arrivé depuis son enfance, et que Dieu l'eut particulièrement attirée à son saint service, jusqu'à ce qu'il l'élevât à cette vie surnaturelle, dont il est traité dans ce même chapitre ; et je ne considère tout ce qui est écrit auparavant que comme l'extérieur et le dehors de ce temple sacré, où Dieu faisait sa demeure… »

691 l’envisagea : le vit

692 butant : visant

693 animait : l’incitait

694 Italiques de soulignement dans l’original.

695 la chargea (sur cette transmission par intermédiaire, cf. Préface)

696 devant : avant

697 consommait : consumait

698 Les PP. Huby et Rigoleuc.

699 laisse-moi

700 accoisées : apaisées

701 contenances : manières

702 hantise : fréquentation (de la sœur rédactrice).

703 Simon de Lesseau.

704 de l’Avent.

705 elle fait semblant de ne pas l’ouïr.

706 tout l’Avent (et non tous les dimanches de l’avent, ce qui serait restrictif).

707 hanté : habité

708 Simon de Lessot, recteur du collège de Vannes.

709 lever un habit = prélever de quoi le faire dans une pièce de tissu.

710 bluette : petite étincelle (Littré, 1er sens).

711 désagréa : déplut

712 décevoir : tromper

713 grièves : graves

714 défauts : imperfections

715 anilles : béquilles (Godefroy).

716 Arradon : bourg situé sur le golfe du Morbihan, à 7 kms au S.O. de Vannes.

717 L’informant dans l’original corrigé en M’informant.

718 Symptôme fébrile qui se manifeste tous les trois jours.

719 Les chanoines.

720 fomentée : entretenue

721 apertement : ouvertement

722 impressionnait : procurait (imprimait)

723 colliger : conclure, induire

724 soulas : consolation, joie

725 prétendait : réclamait, exigeait comme un droit

726 I Co 6, 17.

727 Gal 2, 20.

728 Col 3, 3.

729 Cantique 1, 6 : Ô vous qui êtes le bien-aimé de mon âme, apprenez-moi […] où vous vous reposez à midi… (Sacy).

730 constante : qui a l’esprit ferme et inébranlable.

731 Au couvent des ursulines.

732 départait : accordait

733 Le style châtié de ce long paragraphe n'est sûrement pas de la bonne Armelle !

734 blanc : espace blanc de la cible

735 macule : tache.

736 contre-tirer : copier trait pour trait en calquant

737 Sacre : mot qui à l’époque pouvait désigner aussi la procession du Saint-Sacrement, ce qui situe l’événement à la Fête-Dieu. 

738ains : il ne s’agit pas du mot “ainsi” mais d’un mot de vieux français qui signifie “mais”, “au contraire”.

739 déçue : abusée.

740 fantômes : au sens moderne de phantasmes, d’imaginations effrayantes.

741 préservatif : ce qui préserve

742 Mt 5, 8.

743 représentait : se présentait de nouveau

744 commettre un défaut n’est attesté dans aucun dictionnaire, même de français ancien. On voit bien qu’ici cela signifie : commettre une faute, se laisser aller à un défaut, un travers.

745 débilité : manque de force

746 ennuyeux : pénibles (sens fort classique).

747 Mt 11, 29

748 superbe : orgueil

749 répartait : répliquait

750 rencontre : occasion

751 bluettes : petites étincelles

752 ils en ont affaire = cela les concerne.

753 Mt 5, 3

754 appartenait : était rattachée

755 je ne la voyais fois = je ne la voyais jamais, pas une fois.

756 si est-ce que : cependant

757 répréhensions : réprimandes

758 le blanc = le coeur de la cible.

759 si est-ce pourtant que : cependant

760 de la façon = de la même façon, de cette façon.

761 Mc 8, 34

762 son Amour dans l’original : ici paraît plutôt sa vertu à elle que le Seigneur (qu’elle appelle habituellement « mon divin Amour ») : pour éviter la confusion, nous mettons une minuscule.

763 Cette mention des heures est étonnante, on attendrait : « mais non pas le genre d’aliments qu’elle désirait pour sa satisfaction », etc.

764 se passant ne signifie pas ici se privant mais s’accordant.

765 Mc 12, 30 et 31

766 procurer : obtenir

767 batterie : querelle de gens qui se battent

768 s’excuser : se dispenser

769 Crochets de l’original.

770 narré : discours pour raconter une histoire

771 s’être reconnue : avoir connu qu’elle avait péché.

772 carreaux de foudre : substance solide qu’on croyait au XVIIe siècle lancée par la foudre et qui tuait ceux qu’elle frappait comme une flèche d’arbalète (Littré).

773 paction : pacte, convention

774 pour son regard : par rapport à lui

775 fomenter : entretenir

776 séquestrée : isolée

777 déportements : conduites

778 accoisé : calmé

779 l’envisager : tourner le regard vers elle

780 oyaient : entendaient

781 donnait le change : faisait illusion

782 Il s’agit du scapulaire de Notre-Dame du Mont Carmel.

783 si est-ce que pourtant que : cependant

784 m’impétrer : m’obtenir

785 viande : aliment qui maintient la vie

786 hantise : commerce familier

787 François Guilloré, 1615-1684, savant jésuite, profond et prudent spirituel. Il fut affecté trois ans au Collège deVannes (1648-1651). Armelle l’éclaira et le soutint quand il traversait une épreuve intérieure profonde, compliquée de calomnies dans la ville et de différents avec son Recteur. Ses Œuvres spirituelles (1684) mériteraient une réédition.

788 René de Saint-Albert, 1609-1691, carme qui connut Jean de Saint-Samson. Il fut auteur de L’Oraison, écrit repris par Bossuet, fondé sur « l’attitude mystique d’où sort la vie chrétienne ».

789 Ville où se trouvait un important couvent de la réforme des Grands Carmes dite de Touraine, où s’illustra le mystique Jean de Saint-Samson.

790 connaissions = reconnaissions.

791 Confessions, VIII, 8.

792 De la Compagnie de Jésus.



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